Carte Boisvert.jpg - CRMT en Limousin

De nombreux vestiges du passé entretenaient notre songe: les vieilles maisons chantées
par Toussaint et sa famille et retapées par des milliers de copains; l'artisanat dans tous les
domaines, juste pendant à Boulogne-Billancourt et à Lip, même si on allait y manifester; la
méfiance générale vis-à-vis des techniques: l'electricité souvent d'origine nucléaire ou
destructrice de la vallée de Naussac, l'industrie polluante, dévoreuse d'Eden, etc...L'écologie
quoi! Sous sa forme sommaire et idèale, invivable et splendide.
Un groupe social particulier nous semblait naturellement porteur de ces valeurs
marginales et essentielles: les vieux paysans (le terme agriculteur puait dejà la dérive
industrielle et le Crédit Agricole), en qui nous voyions les dépositaires de la distance, de
l'humour et de la rouerie du monde d'avant 1914, date présumée de la grande cassure dans les
traditions occidentales. Il fallait à tout prix recueillir leurs valeurs avant qu'elles ne s'éteignent
afin de léguer aux générations perdues qui nous succéderaient. Nous nous étions ainsi trouvé
une place dans l'Histoire: à la charnière entre deux mondes en décomposition. Nous nous
devions d'agir, le collectage s'imposait comme une mesure d'urgence.
Nous y voilà. c'était donc comme investi d'une mission culturelle, politique, sociale
que je partais à la recherche de vieux musiciens que je devinais pleins de finesse et de savoir,
rusés comme de vieux militants qui dans le secret de leur cuisine n'avaient jamais baissé les
bras. Je leur offrais humblement -humblement vraiment? - ma jeunesse et ma vigueur.
Je me souviens de la grande émotion ressentie chaque fois que je frappais à la porte
d'un musicien enfin localisé. J'allais consulter l'oracle, le druide, et celui qui allait m'ouvrir ne
pouvait manquer d'être un sage de qui j'allais encore apprendre tant de la vie. Car la musique,
aussi plaisante fût-elle, n'était qu'une des multiples expressions de cette sagesse ancestrale, un
message codé teinté de mélancolie, d'humour et de magie, loin de la rigueur glaciale des
traités politiques et universitaires. Je suis émerveillé par ma confiance et mon obstination
d'alors: je n'étais jamais déçu. Je ne veux pas dire que j'aurais dû l'être absolument, mais aprés
tout j'aurai pu l'être. J'appliquais systématiquement ma formule à toutes les situations, et alors
que j'étais parfois reçu par de vieux alcooliques hébétés, ou des imposteurs aigrillards qui
s'amusaient de mon attente et de mon exaltation, ceux-là n'en étaient que plus sages à mes
yeux.
Je mesure maintenant la distance qui nous séparaient. Deux cultures qui s'approchaient
sans se connaitre. Je m'imaginais en explorateur, certes très ethnocentique et bien conscient
qu'il était l'artisan de la reconnaissance d'une civilisation oubliée, mais avide de contacts
fructueux dont il allait pouvoir diffuser l'enseignement aussi précieux qu'exotique. Ce que
j'ignorais, c'est que le plus souvent, l'Indien c'était moi...
Je n'éprouve ni regrets ni nostalgie, mais de l'affection pour ces souvenirs qui sont
parmi les plus intenses. Je menais la vie simple d'un paisible illuminé: il n'y avait que la
musique. L'argent n'existait pas; les filles - je les aimais avec les pieds sales, ça tombait bien -
n'existaient que pour le plaisir. Chaque jour était drôle comme les premiers numéros de l'Echo
des Savanes, émouvant comme les accents mineurs des bourrées que je préférais, splendide
comme le soleil pâle des petits matins défoncés de St Laurent du Berry.
Aprés tout, on évalue souvent les mouvements de société aux destructions qu'ils ont
opérées, à la façon dont les inventeurs s'en sont bien tirés et dont les suiveurs ont souffert. Je
crois que dans ce domaine là nous n'avons pas grand-chose à nous reprocher. Ce mouvement
a évolué comme il a pu, j'en sais peu là-dessus, si ce n'est que je me suis éloigné lorsque la
spontanéité a commencé de s'organiser, de se structurer, sous la pression des spécialistes de
tous ordres qui n'ont pu s'empêcher de dresser des frontières entre les musiques, cajun pas
cajun, électrique ou pas électrique, de s'enfermer, j'en ai fait partie le temps de prendre peur.
Je ne crois pas que nous ayons fait beaucoup de mal aux gens dont nous avons collecté la
musique, nous leur avons certainement fait passer quelques bons moments. Je crois
maintenant que la plupart d'entre eux s'en foutaient dans le fond, ils ne connaissaient pas ou
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