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Carte Boisvert.jpg - CRMT en Limousin

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masse fumante une manivelle ou quelque bourdon de cornemuse; on racontait que tel copain<br />

vielleux y avait trouvé son instrum<strong>en</strong>t... Aux croisées des chemins les paysans me<br />

r<strong>en</strong>seignai<strong>en</strong>t, intrigués, sur les musici<strong>en</strong>s dont ils avai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du parler sans jamais les<br />

<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre. On m'indiqua le village d'Azerat, où je ne pourrais pas manquer de trouver un<br />

nommé Tavernier à la ferme du haut, qui avec un violon paraît-il, avait fait danser quelques<br />

anci<strong>en</strong>nes générations.<br />

La cour de la ferme était <strong>en</strong>combrée de carcasses de Dauphine et de R8 Gordini. Mon<br />

arrivée fit impression.Qu'est-ce-que cette jeune fille - jeune homme? Faites excuses! - avec un<br />

étui à mitraillette dans le dos pouvait bi<strong>en</strong> vouloir au vieux?<br />

Albert Tavernier était assis dans la cuisine, au bout de la table <strong>en</strong> formica rouge. A soixante<br />

dix ans passés, cet homme robuste et corpul<strong>en</strong>t travaillait <strong>en</strong>core aux champs. A quatre heures<br />

de l'aprés-midi, il se reposait devant un verre de vin rouge. Je me prés<strong>en</strong>tai, bredouillai mon<br />

histoire, sortis mon violon devant la famille au complet, perplexe et muette. Dans la torpeur<br />

de l'aprés-midi, je mis longtemps à franchir la distance qui nous séparait, à remonter le temps<br />

jusqu'à la jeunesse oubliée d'Albert Tavernier. Puis <strong>en</strong>fin, au détour d'une mélodie, les <strong>en</strong>fants<br />

de cet homme vir<strong>en</strong>t monter dans son regard comme une sympathie pour ce gamin aux<br />

cheveux vraim<strong>en</strong>t trés longs arborant une chaîne de montre sur un gilet et chaussé de guêtres,<br />

qui était probablem<strong>en</strong>t ce qu'ils avai<strong>en</strong>t jusqu'alors approché de plus étrange. Et l'arrivée de<br />

cet étranger révélait soudain chez le patriarche sans mystère une fraicheur, une joie de vivre,<br />

une connaissance et un tal<strong>en</strong>t que nul ne soupçonnait. Albert Tavernier avait cessé de jouer à<br />

vingt-deux ans, <strong>en</strong> 1928, <strong>en</strong> se mariant, reconnaissant comme beaucoup de musici<strong>en</strong>s<br />

traditionnels qu'un ménage honorable ne s'accommodait guère des nuits dans les cafés. Il<br />

n'avait jamais repris son violon cassé depuis longtemps. Tout le monde se dét<strong>en</strong>dit et s'installa<br />

comme au spectacle, la fête comm<strong>en</strong>çait. Je lui prêtai mon violon. Il crut d'abord qu'<strong>en</strong><br />

presque cinquante ans ses doigts aurai<strong>en</strong>t oublié, puis peu à peu, des grincem<strong>en</strong>ts qui faisai<strong>en</strong>t<br />

hurler de rire ses petits-<strong>en</strong>fants se détachér<strong>en</strong>t une trille, des fragm<strong>en</strong>ts, un rythme<br />

prometteurs. Le l<strong>en</strong>demain je revins avec un violon que je lui laissai. En quelques semaines, il<br />

avait retrouvé une grande aisance. Il négligea rapidem<strong>en</strong>t les bourrées et les marches réc<strong>en</strong>tes<br />

pour retrouver des airs que je n'avais jamais <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dus. Un jour j'eus la maladresse de lui<br />

confier que certains de mes amis publiai<strong>en</strong>t des disques avec des musici<strong>en</strong>s comme lui; il<br />

s'imagina rapidem<strong>en</strong>t sur un plateau de télévision avec Michel Drucker. J'essayais de le<br />

détromper mais sa famille semblait y t<strong>en</strong>ir beaucoup. L'année avait été mauvaise et il fallait<br />

faire feu de tout bois... Nous passions des aprés-midis à jouer <strong>en</strong>semble. L'automne me<br />

rappela à la fac. Je parlais de lui autour de moi, mais force était de constater que malgré sa<br />

vigueur et sa verve de conteur, Albert Tavernier ne faisait tout de même pas partie des grands<br />

musici<strong>en</strong>s au jeu trés anci<strong>en</strong> comme Péchadre ou Chabrier que j'avais <strong>en</strong>registré <strong>en</strong> 74, dans<br />

sa maison d'où partait une source; il était <strong>en</strong> effet trop jeune pour avoir pleinem<strong>en</strong>t hérité de la<br />

tradition d'avant la Guerre de 14/18. Je retournai à Azerat au début de l'hiver pour constater<br />

des changem<strong>en</strong>ts imprévus. Mr Tavernier semblait avoir épuisé son répertoire et il jouait avec<br />

moins de plaisir. Autour de lui on comm<strong>en</strong>çait à être lassé d'att<strong>en</strong>dre le succés: on<br />

reconnaissait que seul face à Michel Drucker c'était peut-être beaucoup espérer, mais ne<br />

pouvait-on pas au moins lui trouver une place dans l'orchestre de l'émission, à l'arrière, même<br />

pas devant? Je m'<strong>en</strong> voulais de ne savoir que répondre. Un beau jour, il finit par me r<strong>en</strong>dre<br />

mon violon, il avait l'impression d'avoir été escroqué, et surtout escroqué pour ri<strong>en</strong>, comme il<br />

disait. Il m'aimait bi<strong>en</strong> mais son amertume était la plus forte.<br />

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