Carte Boisvert.jpg - CRMT en Limousin
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Frédéric Dorel Nantes - 44 _____________________________________________________________________ COLLECTAGES "...C'est en 1976 que mes parents m'ont offert mon premier Vélosolex. Premier et dernier d'ailleurs. A 19 ans, tout de même... Il ne s'agissait certes pas d'une récompense longtemps désirée: ce n'était pas le genre de la famille et j'étais "naturellement" en deuxième année de fac. Mais j'avais grand besoin de pouvoir me déplacer facilement, légèrement, sur les départementales oubliées et fleuries des contreforts du Livradois. Depuis 1972, date de ma découverte des accords grinçants du violon d'Urbain Trincal, venu de Saugues (Hte-Loire) au festival de Vesdun, j'avais entrepris de jouer bien sûr, mais également de recueillir ce que nous considérions comme les derniers soupirs d'une société depuis longtemps condamnée. Je ne suis pas certain qu'Urbain Trincal était un grand violoneux. Ce petit vieillard moustachu, coiffé d'un chapeau rond, qui nous avait donné rendez-vous, à mes parents et à moi, au Bar du Gévaudan à Saugues, semblait plus marginal que musicien. Il nous expliqua par bribes sybillines qu'il avait toujours souhaité rompre avec ses attaches sans y parvenir. Fort d'un important héritage et son violon sous le bras, il avait plusieurs fois dans sa jeunesse suivi des cirques et des forains pour finalement revenir au café qui lui tenait lieu de famille. Un accident de chasse l'avait privé de deux doigts de la main droite et son jeu d'archet en avait acquis une raideur devenue légendaire. Il était au mieux un témoin pittoresque, mais finalement peu disert. En 1975 je devins un des musiciens du Galope-Chopine de Clermont-Fd, avec Jean Michel Renard à la vielle, la cabrette et la guitare, Jean-François Chassaing à l'accordéon diatonique et à la cornemuse Béchonnet, et Jérôme Lecadet au violon et à la guitare. Entre deux bals folks, nous marchions tels des cornemuseux militaires en tête des manifestations contre la présence de l'armée au Larzac et dansions des bourrées furieuses sous le regard affligé des CRS dans le parc de la mairie de Chamalières. En deux années nous avons enregistré Louis Gourdon, vielleux de Sauvagnat-Ste Marthe qui jouait en mineur, Jean Chabozy, Léon Martin et sa soeur, chanteurs de Tauves, ainsi que plusieurs violoneux de cette région. Mr Bapt, de Mézerat, nous accueillit dans un ferme battue par les vents. Aprés avoir un peu bu et beaucoup ri de nos mines compassées de babas timides, il m'emprunta mon violon pour nous jouer rageusement des airs récents et trés connus. Puis il nous renvoya, hilare et fort content de son aprés midi. A Latour-d'Auvergne, Henri Rochon chantait en jouant, d'une voix de castrat enroué qui s'accommodait mal des gemissements de son violon. De son côté Jean-François Chassaing enregistrait principalement des vielleux et des accordéonistes de la Montagne Bourbonnaise. Mais c'est avec mon Solex que je fis ma découverte. J'avais entrepris d'arpenter les collines du Livradois entre Brioude et Auzon, blanchies par le soleil implacable de l'été 76. A cette époque, les faucheuses ne tailladaient pas encore les talus le long des minces rubans d'asphalte des départementales. L'herbe y était haute et les couleuvres sereines. Je m'énivrais des bouffées soudaines de parfums des bois et des champs mêlées aux relents du mélange deux-temps. Je m'attardais longuement sur les décharges, espérant voir enfin dépasser de la 65
masse fumante une manivelle ou quelque bourdon de cornemuse; on racontait que tel copain vielleux y avait trouvé son instrument... Aux croisées des chemins les paysans me renseignaient, intrigués, sur les musiciens dont ils avaient entendu parler sans jamais les entendre. On m'indiqua le village d'Azerat, où je ne pourrais pas manquer de trouver un nommé Tavernier à la ferme du haut, qui avec un violon paraît-il, avait fait danser quelques anciennes générations. La cour de la ferme était encombrée de carcasses de Dauphine et de R8 Gordini. Mon arrivée fit impression.Qu'est-ce-que cette jeune fille - jeune homme? Faites excuses! - avec un étui à mitraillette dans le dos pouvait bien vouloir au vieux? Albert Tavernier était assis dans la cuisine, au bout de la table en formica rouge. A soixante dix ans passés, cet homme robuste et corpulent travaillait encore aux champs. A quatre heures de l'aprés-midi, il se reposait devant un verre de vin rouge. Je me présentai, bredouillai mon histoire, sortis mon violon devant la famille au complet, perplexe et muette. Dans la torpeur de l'aprés-midi, je mis longtemps à franchir la distance qui nous séparait, à remonter le temps jusqu'à la jeunesse oubliée d'Albert Tavernier. Puis enfin, au détour d'une mélodie, les enfants de cet homme virent monter dans son regard comme une sympathie pour ce gamin aux cheveux vraiment trés longs arborant une chaîne de montre sur un gilet et chaussé de guêtres, qui était probablement ce qu'ils avaient jusqu'alors approché de plus étrange. Et l'arrivée de cet étranger révélait soudain chez le patriarche sans mystère une fraicheur, une joie de vivre, une connaissance et un talent que nul ne soupçonnait. Albert Tavernier avait cessé de jouer à vingt-deux ans, en 1928, en se mariant, reconnaissant comme beaucoup de musiciens traditionnels qu'un ménage honorable ne s'accommodait guère des nuits dans les cafés. Il n'avait jamais repris son violon cassé depuis longtemps. Tout le monde se détendit et s'installa comme au spectacle, la fête commençait. Je lui prêtai mon violon. Il crut d'abord qu'en presque cinquante ans ses doigts auraient oublié, puis peu à peu, des grincements qui faisaient hurler de rire ses petits-enfants se détachérent une trille, des fragments, un rythme prometteurs. Le lendemain je revins avec un violon que je lui laissai. En quelques semaines, il avait retrouvé une grande aisance. Il négligea rapidement les bourrées et les marches récentes pour retrouver des airs que je n'avais jamais entendus. Un jour j'eus la maladresse de lui confier que certains de mes amis publiaient des disques avec des musiciens comme lui; il s'imagina rapidement sur un plateau de télévision avec Michel Drucker. J'essayais de le détromper mais sa famille semblait y tenir beaucoup. L'année avait été mauvaise et il fallait faire feu de tout bois... Nous passions des aprés-midis à jouer ensemble. L'automne me rappela à la fac. Je parlais de lui autour de moi, mais force était de constater que malgré sa vigueur et sa verve de conteur, Albert Tavernier ne faisait tout de même pas partie des grands musiciens au jeu trés ancien comme Péchadre ou Chabrier que j'avais enregistré en 74, dans sa maison d'où partait une source; il était en effet trop jeune pour avoir pleinement hérité de la tradition d'avant la Guerre de 14/18. Je retournai à Azerat au début de l'hiver pour constater des changements imprévus. Mr Tavernier semblait avoir épuisé son répertoire et il jouait avec moins de plaisir. Autour de lui on commençait à être lassé d'attendre le succés: on reconnaissait que seul face à Michel Drucker c'était peut-être beaucoup espérer, mais ne pouvait-on pas au moins lui trouver une place dans l'orchestre de l'émission, à l'arrière, même pas devant? Je m'en voulais de ne savoir que répondre. Un beau jour, il finit par me rendre mon violon, il avait l'impression d'avoir été escroqué, et surtout escroqué pour rien, comme il disait. Il m'aimait bien mais son amertume était la plus forte. 66
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Frédéric Dorel<br />
Nantes - 44<br />
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"...C'est <strong>en</strong> 1976 que mes par<strong>en</strong>ts m'ont offert mon premier Vélosolex. Premier et<br />
dernier d'ailleurs. A 19 ans, tout de même... Il ne s'agissait certes pas d'une récomp<strong>en</strong>se<br />
longtemps désirée: ce n'était pas le g<strong>en</strong>re de la famille et j'étais "naturellem<strong>en</strong>t" <strong>en</strong> deuxième<br />
année de fac. Mais j'avais grand besoin de pouvoir me déplacer facilem<strong>en</strong>t, légèrem<strong>en</strong>t, sur<br />
les départem<strong>en</strong>tales oubliées et fleuries des contreforts du Livradois.<br />
Depuis 1972, date de ma découverte des accords grinçants du violon d'Urbain Trincal,<br />
v<strong>en</strong>u de Saugues (Hte-Loire) au festival de Vesdun, j'avais <strong>en</strong>trepris de jouer bi<strong>en</strong> sûr, mais<br />
égalem<strong>en</strong>t de recueillir ce que nous considérions comme les derniers soupirs d'une société<br />
depuis longtemps condamnée. Je ne suis pas certain qu'Urbain Trincal était un grand<br />
violoneux. Ce petit vieillard moustachu, coiffé d'un chapeau rond, qui nous avait donné<br />
r<strong>en</strong>dez-vous, à mes par<strong>en</strong>ts et à moi, au Bar du Gévaudan à Saugues, semblait plus marginal<br />
que musici<strong>en</strong>. Il nous expliqua par bribes sybillines qu'il avait toujours souhaité rompre avec<br />
ses attaches sans y parv<strong>en</strong>ir. Fort d'un important héritage et son violon sous le bras, il avait<br />
plusieurs fois dans sa jeunesse suivi des cirques et des forains pour finalem<strong>en</strong>t rev<strong>en</strong>ir au café<br />
qui lui t<strong>en</strong>ait lieu de famille. Un accid<strong>en</strong>t de chasse l'avait privé de deux doigts de la main<br />
droite et son jeu d'archet <strong>en</strong> avait acquis une raideur dev<strong>en</strong>ue lég<strong>en</strong>daire. Il était au mieux un<br />
témoin pittoresque, mais finalem<strong>en</strong>t peu disert.<br />
En 1975 je devins un des musici<strong>en</strong>s du Galope-Chopine de Clermont-Fd, avec Jean<br />
Michel R<strong>en</strong>ard à la vielle, la cabrette et la guitare, Jean-François Chassaing à l'accordéon<br />
diatonique et à la cornemuse Béchonnet, et Jérôme Lecadet au violon et à la guitare. Entre<br />
deux bals folks, nous marchions tels des cornemuseux militaires <strong>en</strong> tête des manifestations<br />
contre la prés<strong>en</strong>ce de l'armée au Larzac et dansions des bourrées furieuses sous le regard<br />
affligé des CRS dans le parc de la mairie de Chamalières. En deux années nous avons<br />
<strong>en</strong>registré Louis Gourdon, vielleux de Sauvagnat-Ste Marthe qui jouait <strong>en</strong> mineur, Jean<br />
Chabozy, Léon Martin et sa soeur, chanteurs de Tauves, ainsi que plusieurs violoneux de cette<br />
région. Mr Bapt, de Mézerat, nous accueillit dans un ferme battue par les v<strong>en</strong>ts. Aprés avoir<br />
un peu bu et beaucoup ri de nos mines compassées de babas timides, il m'emprunta mon<br />
violon pour nous jouer rageusem<strong>en</strong>t des airs réc<strong>en</strong>ts et trés connus. Puis il nous r<strong>en</strong>voya,<br />
hilare et fort cont<strong>en</strong>t de son aprés midi. A Latour-d'Auvergne, H<strong>en</strong>ri Rochon chantait <strong>en</strong><br />
jouant, d'une voix de castrat <strong>en</strong>roué qui s'accommodait mal des gemissem<strong>en</strong>ts de son violon.<br />
De son côté Jean-François Chassaing <strong>en</strong>registrait principalem<strong>en</strong>t des vielleux et des<br />
accordéonistes de la Montagne Bourbonnaise.<br />
Mais c'est avec mon Solex que je fis ma découverte. J'avais <strong>en</strong>trepris d'arp<strong>en</strong>ter les<br />
collines du Livradois <strong>en</strong>tre Brioude et Auzon, blanchies par le soleil implacable de l'été 76. A<br />
cette époque, les faucheuses ne tailladai<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong>core les talus le long des minces rubans<br />
d'asphalte des départem<strong>en</strong>tales. L'herbe y était haute et les couleuvres sereines. Je m'énivrais<br />
des bouffées soudaines de parfums des bois et des champs mêlées aux rel<strong>en</strong>ts du mélange<br />
deux-temps. Je m'attardais longuem<strong>en</strong>t sur les décharges, espérant voir <strong>en</strong>fin dépasser de la<br />
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