Carte Boisvert.jpg - CRMT en Limousin

Carte Boisvert.jpg - CRMT en Limousin Carte Boisvert.jpg - CRMT en Limousin

24.06.2013 Views

Alain Ribardière 86 - Poitiers _____________________________________________________________________ Mythes et réalités J'ai entendu jouer le premier violoneux en Juillet 1967, à Chamberet (19), juste à la sortie du village, vers huit heures du soir. J'étais alors moniteur de colonie de vacances, et nous faisions avec une dizaine de gamins, "la sortie-veillée". Le son, diffusé par haut-parleurs, venait de je-ne-sais-où, et j'ai le souvenir très précis d'un véritable choc esthétique et émotionnel, comme au moment des grandes peurs, quand les poils se dressent sur les bras. Le subterfuge de la sonorisation ajoutait à cet aspect irréel, d'une musique inconnue, amplifiée, et totalement inattendue. Il s'agissait en fait de jeunes étudiants d'I.U.T. qui procédaient aux essais d'un matériel de leur fabrication. Michel Tournade, "violoneux" s'était obligeamment prêté pour la circonstance à "produire des sons". La présence inopinée de ce jeune public a constitué l'opportunité d'une belle audition. Le concert a duré une heure environ. Monsieur Tournade donnait l'apparence d'un homme âgé (75 à 80 ans) très digne et très alerte. Cet aspect était renforcé par une manière de s'exprimer très "urbaine". Il habitait, avec sa femme et une de ses filles âgée d'une trentaine d'années, une maison bourgeoise, et je crois me souvenir qu'il avait été longtemps le maire de sa commune. Je suis retourné lui rendre visite le lendemain, seul, équipé d'un petit magnétophone appartenant au centre de vacances et il a accepté que je l'enregistre. (A mon grand regret, et malgré mes recherches je n'ai jamais pu retrouver cette bande d'environ trente minutes). Toujours avec les mêmes précautions oratoires, il m'a expliqué que ses "vieilles bourrées" appartenaient à une sorte de sous-genre musical, mais qu'il y était néanmoins très attaché, et qu'il les rejouait souvent pour son propre plaisir. Il m'a dit également ce jour-là une phrase dont je n'ai compris le sens que bien plus tard: "Vous savez Monsieur, c'est moi qui ait appris le violon à Jean Ségurel, d'ailleurs je connais toutes ses bourrées, mais lui ne connaît pas les miennes". Il m'a parlé avec fierté de son violon (vernis orange vif) fabriqué selon lui par Vuillaume, et de son archet "signé et monté argent". Mr Tournade parlait avec une sorte de dérision de son répertoire et de sa pratique mais j'ai retenu qu'il avait en fait tout-à-fait conscience de la qualité de son jeu et de tout ce que cela pouvait représenter. Il se montrait très attentif aux remarques que je pouvais lui faire. Cette première et unique "enquête" est restée très superficielle et en fait je n'ai su que très peu de choses de cet homme. Je crois cependant pouvoir dire que je n'ai jamais entendu une seule autre fois l'équivalent: son répertoire était étonnamment homogène (bourrées "du pays"), son style très ornementé: trilles, appoggiatures, accords, doubles-cordes, pas ou peu de vibrato. Un son cependant ample, rond et chaud (les cordes étaient probablement sous-tendues). Son jeu, toujours en première position, était puissant (coup d'archets rapides et vigoureux), très sûr et très juste, et il ne fait aucun doute qu'il était entretenu par une pratique peut-être quotidienne. Ayant acheté l'année suivante mon propre matériel d'enregistrement, je suis retourné à Chamberet. Malheureusement, un drame familial s'était produit -le décés accidentel de leur fille-: Mr Tournade et son épouse étaient devenus pensionnaires à la maison de retraite municipale. Ils m'ont néanmoins accueilli avec beaucoup de chaleur, et nous sommes allé "voir le violon" qui était resté au domicile des intéressés. Mr Tournade a égrainé quelques notes tout en accordant l'instrument, mais la situation de deuil interdisait toute nouvelle 221

tentative d'enregistrement, et je n'ai pas su lui demander à cette époque les renseignements qui nous auraient été si précieux. Michel Tournade est décédé en 1970.Vingt cinq ans après, me remémorant cet épisode, je me dis que son jeu admirable était constamment tendu par l'émotion. Je nourris toujours le même regret que ce témoignage m'ait échappé et que je ne puisse en fournir la trace. A travers beaucoup d'autres violoneux, j'ai certainement cherché par la suite, plus ou moins consciemment d'autres Michel Tournade, ce que j'ai appelé par la suite "le mythe de l'Atlantide engloutie". Au vu de ce que l'on vient de dire, cet homme était-il exceptionnel ou marginal, musicien "demi-savant" ou bien au contraire représentatif -comme ultime résurgence- d'une tradition anciennement largement partagée? Je pense résolument pour la seconde hypothèse, considérant qu'un tel phénomène ne peut pas être l'affaire d'un génie isolé. Le répertoire, expurgé des stéréotypes, et le jeu, très "baroque" n'ont pas pu survivre sans l'appui de pratiques analogues, voires concurrentes. Les récits des musiciens de la dernière génération abondent en témoignages semblables, ce qui me paraît, au sein d'une pratique vivante et largement partagée par une population dense, assez ordinaire. Un travail de synthèse - qui reste à effectuer - permettrait sans doute d'y voir un peu plus clair. Il ne m'a pas été donné de rencontrer, sur l'Artense, de musicien qui m'ait fait une impression aussi forte. Joseph Perrier, par exemple, avait également un jeu très sûr, un répertoire étonnamment varié, mais il appartenait à la génération suivante, et il a été l'objet d'autres influences. J'ai le sentiment que "la couche primaire" du violon corrézien et cantalien nous aura en partie échappé, à moins que le recoupement de l'ensemble du travail effectué, ou que l'émergence miraculeuse d'enregistrements plus anciens en permette une meilleure connaissance. Aujourd'hui, que peut-on encore faire? Continuer sans aucun doute le travail de recherche, mais je m'autorise à dire par ailleurs qu'il appartient à quelques "jeunes" musiciens instruits sur le terrain, inspirés, de faire resurgir le continent englouti. C'est également l'urgence et l'argument le plus "audible" si j'ose dire. Sur ma pratique de l'enquête, je peux fournir quelques indications et quelques réflexions. J'ai "pris conscience" en 1967, suite à la lecture d'un livre "de bibliothèque" intitulé "Au village de France" de R.Lecotté. J'étais alors en terminale au lycée de Poitiers. Le Limousin, où j'effectuais durant l'été des "colos" s'est avéré être un terrain de prédilection (Chamberet, Hautefage, St Privat). j'ai cessé les enregistrements en 1982, après avoir sillonné les Haut et Bas-Berry, dans le cadre des "Thiaulins de Lignières", le Cantal, le Poitou, ou je suis retourné" vivre à partir de 1976 et la Vendée (Noirmoutier) où j'ai trouvé des "puits à chansons". La totalité de ma collecte, concernant le Limousin et le Cantal est aujourd'hui déposée à l'AMTA de Riom (63). Dans le microcosme des "collecteurs" on me prêtait je crois la réputation d'un trouveur, voire d'un franc-tireur, n'appartenant à aucune "armée régulière". Je réservais effectivement mes sources et prenais un certain plaisir à être là où l'on ne m'attendait pas. J'ai aussi beaucoup aimé me retrouver sur le terrain avec un ou deux autres "allumés", en toute complicité, pour partager les mêmes émotions. Il y avait de surcroît à cette époque un phénomène de "chasses gardées" lié aux sensibilités régionalistes, sur lesquelles il y aurait beaucoup à dire. 222

Alain Ribardière<br />

86 - Poitiers<br />

_____________________________________________________________________<br />

Mythes et réalités<br />

J'ai <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du jouer le premier violoneux <strong>en</strong> Juillet 1967, à Chamberet (19), juste à la sortie du<br />

village, vers huit heures du soir.<br />

J'étais alors moniteur de colonie de vacances, et nous faisions avec une dizaine de gamins, "la<br />

sortie-veillée". Le son, diffusé par haut-parleurs, v<strong>en</strong>ait de je-ne-sais-où, et j'ai le souv<strong>en</strong>ir très<br />

précis d'un véritable choc esthétique et émotionnel, comme au mom<strong>en</strong>t des grandes peurs,<br />

quand les poils se dress<strong>en</strong>t sur les bras. Le subterfuge de la sonorisation ajoutait à cet aspect<br />

irréel, d'une musique inconnue, amplifiée, et totalem<strong>en</strong>t inatt<strong>en</strong>due. Il s'agissait <strong>en</strong> fait de<br />

jeunes étudiants d'I.U.T. qui procédai<strong>en</strong>t aux essais d'un matériel de leur fabrication.<br />

Michel Tournade, "violoneux" s'était obligeamm<strong>en</strong>t prêté pour la circonstance à "produire des<br />

sons". La prés<strong>en</strong>ce inopinée de ce jeune public a constitué l'opportunité d'une belle audition.<br />

Le concert a duré une heure <strong>en</strong>viron. Monsieur Tournade donnait l'appar<strong>en</strong>ce d'un homme âgé<br />

(75 à 80 ans) très digne et très alerte. Cet aspect était r<strong>en</strong>forcé par une manière de s'exprimer<br />

très "urbaine". Il habitait, avec sa femme et une de ses filles âgée d'une tr<strong>en</strong>taine d'années, une<br />

maison bourgeoise, et je crois me souv<strong>en</strong>ir qu'il avait été longtemps le maire de sa commune.<br />

Je suis retourné lui r<strong>en</strong>dre visite le l<strong>en</strong>demain, seul, équipé d'un petit magnétophone<br />

appart<strong>en</strong>ant au c<strong>en</strong>tre de vacances et il a accepté que je l'<strong>en</strong>registre.<br />

(A mon grand regret, et malgré mes recherches je n'ai jamais pu retrouver cette bande<br />

d'<strong>en</strong>viron tr<strong>en</strong>te minutes). Toujours avec les mêmes précautions oratoires, il m'a expliqué que<br />

ses "vieilles bourrées" appart<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t à une sorte de sous-g<strong>en</strong>re musical, mais qu'il y était<br />

néanmoins très attaché, et qu'il les rejouait souv<strong>en</strong>t pour son propre plaisir. Il m'a dit<br />

égalem<strong>en</strong>t ce jour-là une phrase dont je n'ai compris le s<strong>en</strong>s que bi<strong>en</strong> plus tard: "Vous savez<br />

Monsieur, c'est moi qui ait appris le violon à Jean Ségurel, d'ailleurs je connais toutes ses<br />

bourrées, mais lui ne connaît pas les mi<strong>en</strong>nes". Il m'a parlé avec fierté de son violon (vernis<br />

orange vif) fabriqué selon lui par Vuillaume, et de son archet "signé et monté arg<strong>en</strong>t".<br />

Mr Tournade parlait avec une sorte de dérision de son répertoire et de sa pratique mais j'ai<br />

ret<strong>en</strong>u qu'il avait <strong>en</strong> fait tout-à-fait consci<strong>en</strong>ce de la qualité de son jeu et de tout ce que cela<br />

pouvait représ<strong>en</strong>ter. Il se montrait très att<strong>en</strong>tif aux remarques que je pouvais lui faire. Cette<br />

première et unique "<strong>en</strong>quête" est restée très superficielle et <strong>en</strong> fait je n'ai su que très peu de<br />

choses de cet homme. Je crois cep<strong>en</strong>dant pouvoir dire que je n'ai jamais <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du une seule<br />

autre fois l'équival<strong>en</strong>t: son répertoire était étonnamm<strong>en</strong>t homogène (bourrées "du pays"), son<br />

style très ornem<strong>en</strong>té: trilles, appoggiatures, accords, doubles-cordes, pas ou peu de vibrato.<br />

Un son cep<strong>en</strong>dant ample, rond et chaud (les cordes étai<strong>en</strong>t probablem<strong>en</strong>t sous-t<strong>en</strong>dues). Son<br />

jeu, toujours <strong>en</strong> première position, était puissant (coup d'archets rapides et vigoureux), très sûr<br />

et très juste, et il ne fait aucun doute qu'il était <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>u par une pratique peut-être<br />

quotidi<strong>en</strong>ne.<br />

Ayant acheté l'année suivante mon propre matériel d'<strong>en</strong>registrem<strong>en</strong>t, je suis retourné à<br />

Chamberet. Malheureusem<strong>en</strong>t, un drame familial s'était produit -le décés accid<strong>en</strong>tel de leur<br />

fille-: Mr Tournade et son épouse étai<strong>en</strong>t dev<strong>en</strong>us p<strong>en</strong>sionnaires à la maison de retraite<br />

municipale. Ils m'ont néanmoins accueilli avec beaucoup de chaleur, et nous sommes allé<br />

"voir le violon" qui était resté au domicile des intéressés. Mr Tournade a égrainé quelques<br />

notes tout <strong>en</strong> accordant l'instrum<strong>en</strong>t, mais la situation de deuil interdisait toute nouvelle<br />

221

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!