Bruxelles et le Brabant : histoire d'une réussite ... - Paul De Ridder

Bruxelles et le Brabant : histoire d’une réussite
Bruxelles en harmonie avec le Brabant
En 1565, Melchisedech van Hooren publia une gravure représentant l’Hôtel de Ville
de Bruxelles. Comme légende on y lit : « Den stadthuyse triumphant staet te
Bruessel in Brabant » (Cet Hôtel de Ville triomphant se trouve à Bruxelles au
Brabant). Cette formule n’exprime pas seulement la fierté des Bruxellois, mais aussi
leur attachement au Brabant. Un autre témoignage du lien indissoluble reliant
Bruxelles au Brabant se manifeste dans les fameuses tapisseries de Bruxelles qui
portent comme marque d’origine « BB », abréviation de « Bruxelles en Brabant ».
La gravure avec la légende: « Den stadthuyse triumphant staet te Bruessel in
Brabant ».

Bien entendu, le Brabant est bien plus étendu que ce qu’on entend par ce terme à
l’heure qu’il est. En font partie non seulement le Brabant Flamand (avec l’enclave de
Bruxelles), et le Brabant Wallon, mais également l’actuelle province d’Anvers ainsi
que la province de “Noord-Brabant” (Brabant Septentrional) aux Pays-Bas.
Sur ce territoire il y avait, outre les quatre villes capitales (Bruxelles, Louvain, Anvers
et Bois-le-Duc) encore un nombre de centres moins importants (Lierre, Turnhout,
Herentals, Tirlemont, Léau, Nivelles...). Il faut toutefois préciser que Malines
n’appartenait pas au Brabant, mais constituait une seigneurie distincte.
Pendant des siècles, les villes étaient les « porteurs d’état » du Brabant. Au début du
18 e siècle, les Etats du Brabant firent construire un nouveau bâtiment derrière l’Hôtel
de Ville de Bruxelles. Sur les murs de la salle de séances qu’on y installa se
trouvent, encore à l’heure actuelle, les représentations allégoriques de Bruxelles,
d’Anvers et de Louvain.
La quatrième capitale, Bois-le-Duc fait défaut, du fait que cette ville du Brabant
Septentrional ne faisait plus partie des Pays-Bas espagnols, mais bien des
« Provinces Unies » indépendantes, suite aux événements survenus aux Pays-Bas
dans la seconde moitié du 16 e siècle. Noblesse et bourgeois s’étaient insurgés
contre la gestion autocratique du roi Philippe II d’Espagne. Ils avaient secoué le joug,
mais entre 1579 et 1585, Alexandre Farnese réussit à reconquérir la partie
méridionale des Pays-Bas pour Philippe II. Les Pays-Bas septentrionaux ont tenté de
libérer le Sud, ce qu’ils ne réussirent à faire que partiellement. En 1629 le Brabant du
Nord et Bois-le-Duc furent reconquis par Frédéric-Willem de Nassau. Bruxelles,
Louvain et Anvers demeuraient sous la férule de l’Espagne.
Depuis le Traité de Westphalie, la quatrième capitale du Brabant, Bois-le-Duc,
appartenait de iure à un autre pays, à savoir les Provinces Unies. Il apparaît
cependant, comme en témoignent les archives, que les Bruxellois ont continué à
considérer Bois-le-Duc comme une ville brabançonne, même jusqu’à la fin du
18 e siècle. Par contre, les Malinois, appartenant à une seigneurie distincte depuis
des siècles, n’étaient pas considérés comme Brabançons.
Ce n’est pas seulement Bruxelles qui avait conscience d’appartenir à un espace
brabançon plus étendu, cette même conviction se note tout autant à Louvain et à
Anvers. Il ne s’agit pas d’une pure coïncidence quand les échevins anversois
décidèrent, au 16 e siècle, d’orner le frontispice de leur Hôtel de Ville d’un
monumental « Lion du Brabant ».
Toutes les villes brabançonnes comprirent qu’une collaboration concertée étaient
une condition essentielle de leur puissance et de leur prospérité. Les Bruxellois en
étaient pleinement conscients. Pour fiers qu’ils fussent de leur ville et quelque
ténacité qu’ils missent à défendre ses intérêts, ils n’ont jamais songé à se replier sur
eux-mêmes, à plus forte raison ils ne se sont jamais dressés contre le reste du
Brabant ! L’influence et l’opulence de leur ville étaient en bonne partie fonction de
son appartenance au grand espace brabançon. En outre, c’est le Brabant qui
assurait à Bruxelles comme aux autres villes brabançonnes une place de choix dans
la macrostructure des Pays-Bas, espace culturel privilégié en Europe.

La façade de l'hôtel de ville anversois montre gauchement de Justitia le lion de
Brabant
La façade de l'hôtel de ville anversois détaillée.

CROISSANCE D’UNE PRINCIPAUTE
Alors que la Flandre (Flandre française, Flandre occidentale, Flandre orientale et
Flandre zélandaise) appartenait presque entièrement à la France, le Brabant complet
faisait partie intégrante de l’Empire Germanique (le “Saint Empire Romain”) dans
lequel il jouissait d’un statut de grande indépendance. Dès le début du 11 e siècle, le
Brabant s’était développé de l’union des comtés de Louvain et de Bruxelles. En
1085, le comte de Louvain acquit la seigneurie du Brabant. Ce domaine s’agrandit
progressivement. Au Reichstag de Schwabisch-Hall (1106), Godefroid I obtint non
seulement le titre de duc de Basse-Lotharingie mais également le marquisat étendu
d’Anvers. En 1184 le comte Godefroid III de Louvain accorda les droits de ville à
Bois-le-Duc, une colonie urbaine au confluent de l’Aa et de la Dommel.
A partir de cette date, le Brabant s’étendit depuis la ville abbatiale brabançonne de
Nivelles jusqu’aux confins du comté de Hollande, qui faisait également partie de
l’Empire Germanique.
Le commerce et l’industrie fournissaient une opulence toujours plus grande aux
bourgeois des villes brabançonnes. Avant, les ducs du Brabant ne devaient tenir
compte que de la noblesse assez ambitieuse. A l’avenir, les bourgeois de Bruxelles,
de Louvain, d’Anvers, de Bois-le-Duc, de Lierre, de Tirlemont, de Léau devinrent, eux
aussi, des joueurs importants. C’est auprès d’eux que les ducs allaient chercher un
soutien (financier) pour leur politique ambitieuse.
Dès le 12 e siècle, les villes brabançonnes se portaient garantes de l’observation des
traités que les ducs concluaient avec d’autres souverains européens. Bien vite, les
villes cessèrent d’agir séparément : pour renforcer leur position dans les
négociations, les villes de Bruxelles, Louvain, Bois-le-Duc, Lierre, Tirlemont et Léau
se liguaient. Les Ligues de 1261-1262,1313,1355,1372 et 1428 sont les plus
connues.
Au moyen de ces ligues, les villes essayaient, d’un commun accord, non seulement
de préserver leurs intérêts économiques, mais aussi d’avoir prise sur la gestion du
pays, ce qui n’était d’ailleurs pas un luxe superflu. Les objectifs du souverain ne
coïncidaient pas toujours avec ceux des bourgeois. Les citadins mettaient l’accent
surtout sur l’ordre et la sécurité, conditions requises pour garantir l’épanouissement
de l’industrie et du commerce qui étaient les sources mêmes de leur prospérité. Les
bourgeois n’appréciaient guère la politique ambitieuse, pour ne pas dire
mégalomane, des ducs de Brabant.
AMBITIONS PRINCIERES
Les ducs de Brabant se prévalaient d’être des « Reichsfürsten » (Princes de
l’Empire). Contrairement à l’opinion avancée plus tard par Henri Pirenne (1862-
1935), ils n’envisageaient pas le moins du monde de se détacher du Saint Empire
Romain, bien au contraire ! Les ducs n’ont cessé d’y faire valoir leur autorité. En tant
que descendants de Charlemagne, ils se sont présentés comme ducs de la
Lotharingie. Ce domaine englobe également Aix-la-Chapelle, l’ancien centre du
pouvoir du Carolingien légendaire.
En Lotharingie, il y avait encore d’autres souverains qui avaient, eux aussi,
l’intention d’étendre leur autorité. C’était notamment le cas des archevêques de
Cologne. Un conflit entre le duc de Brabant et le prélat de Cologne s’avéra inévitable.
Ce différend fut vidé le 5 juin à Woeringen, un village près de Cologne. Le duc Jean I
de Brabant (1267-1294) y écrasa une coalition formée par l’archevêque de Cologne
et les comtes de Gueldre et de Luxembourg. Jean I avait l’appui des bourgeois de
Cologne qui étaient en conflit permanent avec leur archevêque. Les faits et gestes

du duc et des Brabançons ont été consignés peu de temps après la bataille dans la
fameuse Chronique rimée sur la bataille de Woeringen de la main de Jan van Heelu.
Cette épopée, rédigée en moyen néerlandais est conservée parce que les échevins
bruxellois l’ont fait recopier dans un magnifique manuscrit illuminé vers 1440. Une
preuve de plus du degré d’attachement que les Bruxellois ont toujours eu avec le
Brabant.
Après la Bataille de Woeringen (12188) le prestige du duc de Brabant était
considérable dans le Saint Empire.
LE BRABANT N’EST PAS LA FLANDRE
Voilà qui prouve que le Brabant – contrairement au cas de la Flandre – était
fortement orienté sur l’Empire Germanique. Ce ne sont pas seulement des facteurs
politiques qui ont incité cet intérêt, mais aussi l’évidente réalité géographique. Le
Brabant est relié à Aix-la-Chapelle via Maastricht, ville était par ailleurs cogérée par
les ducs de Brabant. A peine plus loin se trouve Cologne. Les Brabançons
entretenaient depuis toujours des contacts commerciaux avec la métropole rhénane.
Il est d’ailleurs clair que les villes brabançonnes devaient, si non leur création, du
moins leur prospérité à la route commerciale reliant Cologne à Londres. Soit dit en
passant, l’espace brabançon est, encore aujourd’hui, le passage vers l’Allemagne.
Les liens du Brabant avec l’Empire Germanique n’étaient pas seulement politiques
et socio-économiques. Une même intrication se manifestait sur le plan culturel.
D’abord d’un point de vue linguistique : à l’exception du « Roman Païs de Brabant »
tout l’espace brabançon (de Bruxelles et Louvain jusqu’à Bois-le-Duc et Bergen-op-
Zoom) fait partie du domaine néerlandophone. La langue qu’on y parlait, le « Neder-
Duytsch » ressemblait assez au (haut-)allemand.
Les philologues, tel le professeur Jozef Janssens, concluent à l’existence d’une
« grande province littéraire brabançonne et rhénane ». Ce n’est pas par hasard que
le duc Jean I de Brabant trouva une place dans le fameux manuscrit du 14 e siècle
connu comme le « Liederhandschrift des Deutschen Minnesangs ». Le duc
brabançon y côtoie des poètes comme Walter von der Vogelweide, Wolfram von
Eschenbach et Gottfried von Strassburg…
On remarque une même orientation sur l’Empire Germanique dans l’architecture
romane du Brabant. Ainsi l’ancienne église romane dédiée à Sainte Gudule
présentait de fortes ressemblances avec la cathédrale de Worms sur le Rhin. Il en va
de même pour la collégiale romane de Sainte Gertrude, toujours conservée. Elle
présente quelques similitudes avec l’abbatiale de Maria Laach.
En bref : l’histoire du Brabant diffère fondamentalement de celle de la Flandre.
ET LA FLANDRE ?
La Flandre, elle, était orientée sur la France, non seulement sur le plan politique,
mais également dans le domaine culturel. Ici aussi la géographie joue un rôle
important.
Aujourd’hui encore les Flamands de Courtrai et d’Ypres entrent directement en
France. Certains parlent d’une « communauté urbaine » reliant Courtrai et Lille. Pour
les Brabançons il en va tout différemment. S’ils veulent aller en France, force leur est
de traverser toute la Wallonie.
Les comtes de Flandre étaient des vassaux du roi de France. Ce n’est que pour la
Flandre Impériale (surtout la région d’Alost) qu’ils rendaient hommage à l’empereur

allemand. Alors que les ducs de Brabant avaient un haut degré d’autonomie, les
comtes de Flandre avaient à tenir dûment compte de leur suzerain français. Cela
menait régulièrement à des conflits entre les comtes de Flandre et les villes
flamandes. Tout le monde sait ce qu’était la bataille des Eperons d’Or (11 juillet
1302).
Et voilà une autre différence marquée entre la Flandre et le Brabant. Quand la
Flandre se trouve attaquée, elle se défend. La « bataille des Eperons d’Or » (1302)
se livre au Groeningerkouter près de Courtrai. Le Brabant, lui, mène une politique
offensive, à la limite de l’impérialisme. La bataille de Woeringen ne se livre pas au
Brabant, mais … près de Cologne.
Le 19 e siècle romantique a prôné la bataille des Eperons d’Or comme le symbole de
l’aspiration flamande à la souveraineté. Ce qui n’empêche que pendant des siècles
la Flandre a subi une importante influence culturelle française. Contrairement aux
Brabançons, les bâtisseurs de Flandre appliquent l’architecture romane des
Français. Même linguistiquement la Flandre était tributaire de la France. Bien
entendu, les larges couches de la population de ce comté utilisait des dialectes
flamands. En revanche, le français n’était pas seulement la langue des comtes de
Flandre et de leur administration, mais aussi celle des classes supérieures de la
bourgeoisie urbaine (appelés « leliaerts »). Certains ne seront pas heureux de
l’apprendre, mais un examen des listes des chartes de Bruges, de Gand et d’Ypres
révèle que de 30 à 60% de ces actes étaient rédigés en français.
C’est donc de la Flandre qu’émanaient des influences françaises. Cela se manifesta
clairement en 1356. C’est l’année où Louis de Male, comte de Flandre s’empara de
grandes parties du Brabant. Les Bruxellois, dirigés par Evrard Tserclaes (l’homme
dont maint touriste frotte le bras) réussirent à chasser les Flamands. Louvain fut
également libéré. En revanche, la ville d’Anvers, brabançonne elle aussi, restait sous
la domination de la Flandre. Or, c’est à partir de cette date que la métropole
commence à utiliser le français à côté du néerlandais. Il faut d’ailleurs remarquer
qu’au 15 e siècle les ducs de Bourgogne octroyaient plus de chartes en français aux
… Anversois qu’aux Bruxellois.
Depuis le Moyen Âge le français était la langue de la cour et de la noblesse dans de
grandes parties de l’Europe. C’était le cas de l’Angleterre, terre conquise par les
Normands suite à la bataille de Hastings (1066). Même en Italie de nombreux
bourgeois admiraient le français. Le poète florentin Dante Alighieri (°1265) se
formalisait de voir des Italiens mépriser leur langue maternelle.
UTILISATION PRÉCOCE DU NÉERLANDAIS À BRUXELLES
Même au Brabant le français se propageait dans certaines familles nobles.
Cependant, le néerlandais y est resté la langue administrative et culturelle par
excellence et ce, jusqu’à la fin du 18 e siècle. Ce n’est que dans la zone du Brabant
Wallon autour de Nivelles que – comme de juste – le français était de mise. En
Brabant - contrairement à la pratique en Flandre - c’est la langue du peuple qui était
respectée par les autorités.
Vers 1280, les Brabançons remplacèrent petit à petit le latin par la langue vulgaire
dans les actes officiels. A Nivelles, c’était le français, à Bruxelles, par contre, c’était le
néerlandais.
A Bruxelles, le passage du latin au « duutsch » ou « duytsch » se fait quelque peu
plus tôt que dans les autres villes brabançonnes. Dès 1244, la ville de Bruxelles
disposait d’un sceau communal portant comme légende :

« INGESIGELE DER PORTERS VAN BRUSLE »
En juin 1289 Jean I octroya un privilège aux marchands de poisson de la ville sur la
Senne. La charte originale – conservée ! – par laquelle Jean I octroya une banque de
poisson au Bruxellois Henrike Vriendekine « onsen cnape » (notre serviteur) est
rédigée en thiois.
Au cours des années 1290-1291 le duc Jean I accorda aux villes brabançonnes un
nombre de privilèges en échange du soutien financier qu’elles lui avaient accordé.
Ces villes s’étaient concertées afin de lui extorquer ensuite un nombre de
concessions concrètes. Les villes firent consigner ces concessions dans un nombre
de privilèges scellés par le duc. Or, les chartes de Louvain, d’Anvers, de Lierre et de
Tirlemont étaient encore en latin. Seule la ville de Bruxelles obtint une charte en
« Duytsch » (thiois).
Ce fait s’inscrit dans un cadre plus ample. La puissance croissante de la bourgeoisie
bruxelloise causa un succès croissant de l’usage de la langue vernaculaire. A la fin
du 13 e siècle, la charte urbaine en latin, octroyée à Bruxelles par le duc Henri I en
1229, fut traduite en néerlandais.
De 1294 à 1312, le chapitre de Saint-Michel et Sainte-Gudule avait un procès avec
les héritiers du doyen Jan Vander Hellen. Or il se fait que tant la plainte (1308) du
chapitre que le plaidoyer (1309) du parti Vander Hellen sont rédigés en thiois. Ces
documents sont considérés comme les exemples les plus anciens du genre rédigé
en langue vernaculaire de tout le domaine néerlandophone. Ces plaintes et ripostes
en moyen néerlandais ne viennent pas de Bruges ou de Gand, pas d’Utrecht ou de
la Haye; elles sont … bruxelloises !
Dans d’autres domaines aussi Bruxelles a joué le rôle de pionnier. Dès 1424, on voit
promulguer à Bruxelles un règlement pour l’organisation de la médecine. C’est la
première ville qui possédait un tel règlement, et qui le consigna dans un acte en
néerlandais. Au 15 e siècle, la famille van Wezel (en latin Vesalius) émigra de Clève
(en Allemagne) vers Bruxelles. En l’an 1514 naquit de cette famille Andreas Vesalius,
le fondateur de l’anatomie moderne.
Jusqu’au début du 16 e siècle les échevins notaient encore souvent les transactions
de biens en latin. En revanche, les règlements, les statuts et les arrêtés qui
organisaient la vie de tous les jours dans la ville, les échevins les consignaient en
langue vernaculaire, en néerlandais. C’était tout à fait logique : il fallait que les
Bruxellois comprissent ces textes sans aucun problème.
L’examen systématique (tous les documents antérieurs à 1500 ont été étudiés !) a
démontré qu’au Moyen Âge le français était peu utilisé à Bruxelles. Les Bruxellois
manifestaient même une certaine « sensibilité linguistique ». En 1488, le chroniqueur
bourguignon Jean Molinet écrit expressément que les Bruxellois ont toujours haï
Wallons et Français … pour leur langue.
Depuis le quatorzième siècle, la ville de Bruxelles fit recopier ses privilèges
(« cartae »), ses réglements et ses arrêtés. Toutes sortes de documents de quelque
importance ont été recopiés dans des cartulaires ou « privilegieboeken » (livres de
privilèges). Les échevins firent entreposer en lieu sûr les pièces originelles scellées
- et dès lors valables juridiquement. Les clercs de la ville n’utilisaient pratiquement
que les copies dans leurs activités quotidiennes. La confection de ces copies s’avéra
d’une grande utilité. En effet ! Du 13 au 15 août 1695, le roi français Louis XIV fit
bombarder la ville de Bruxelles par son maréchal de Villeroi. Le quartier de la Grand-
Place fut mué en une fournaise ardente. Ce bombardement fit perdre pratiquement
toutes les chartes scellées originelles octroyées à la ville de Bruxelles.

Heureusement les clercs avaient recopié une grande part de ces textes dans des
livres de privilèges. Aujourd’hui, Bruxelles possède la collection de cartulaires
urbains la plus riche de l’ensemble des Pays-Bas. Non moins de vingt livres de
privilèges témoignent de cette tradition administrative séculaire.
CENTRE LE PLUS IMPORTANT DE LA LITTERATURE EN NEERLANDAIS
La ville de Bruxelles jouait un rôle tout aussi important dans le domaine de la
littérature néerlandaise. Il existe d’ailleurs un lien plus étroit que ce qu’on croit entre
la tradition administrative et la littérature Un exemple pris dans le comté de Flandre :
Jacob van Maerlant « ce père des poètes flamands réunis » était clerc de la ville de
Damme. Le chroniqueur brabançon Jan van Boendale (Boendaal étant un hameau
d’Uccle) gagnait sa vie comme clerc de la ville d’Anvers.
Le professeur Jozef Janssens est convaincu que pas pal de textes littéraires
brabançons du 13 e siècle émanent de la cour ducale à Bruxelles. De même les
échevins bruxellois manifestaient un vif intérêt pour leur propre littérature
brabançonne. Ainsi la Chronique rimée que Jan van Heelu consacra à la bataille de
Woeringen nous est restée grâce à la copie qu’en firent faire les échevins bruxellois
vers 1440.
A la même époque le fameux copiste Hendrik vanden Damme acheva une copie
complète des « Brabantsche Yeesten »(gestes des brabançons) de Jan van
Boendale. Cette initiative émana également des échevins bruxellois. Soit dit en
passant qu’une telle historiographie « nationale » n’existe pas en Flandre. Un détail
quelque peu vexant : pour un rapport en langue néerlandaise de la Bataille des
Eperons d’Or, force nous est de nous en reporter à … l’historien brabançon Lodewijk
van Velthem (°ca 1260/1275).
Jan van Ruusbroec (1293-1381), le mystique le plus important des Pays-Bas, est
originaire de Bruxelles. Il écrivit ses premiers traités comme simple prêtre de l’église
de Sainte-Gudule. Plus tard, il continua son œuvre à Groenendaal (Hoeilaert).
En l’an 1362, un nombre de Bruxellois fondèrent dans la paroisse de Sainte-Gudule
une confrérie vouée à Notre-Dame. Cette compagnie ne stimulait pas seulement le
culte de Marie, mais elle encourageait également la vie artistique et littéraire. Ce
n’est pas vraiment un hasard que, au cours du XIVe siècle fut rimée une des plus
belles légendes sur la Vierge, à savoir « Beatrijs ». Le romaniste Robert Guiette dit à
ce sujet : « il m’était apparu que la version en vers moyen néerlandais était à la fois
l’une des plus parfaites et des plus singulières parmi celles qui nous sont parvenues
de toutes les régions de la Chrétienté …».
Dans le courant de ce même 14 e siècle Bruxelles donne à la littérature néerlandaise
le fameux « manuscrit de Hulthem »qui contient entre autres les célèbres « abele
spelen » (pièces sérieuses).
L’essor de la littérature néerlandaise continue également au 15 e siècle. Le docteur
Willem Van Eeghem a rappelé que sous le règne des Bourguignons, Bruxelles a
donné à la littérature néerlandaise les chefs-d’œuvre suivants :
les plus beaux mystères, comme les « Seven Bliscappen van Maria » (les sept joies
de la Vierge)
le premier drame bourgeois, à savoir le « Spiegel der Minnen » (miroir des amours)
et même le premier « presentspel » de la littérature en moyen néerlandais, à savoir
l’œuvre d’actualité que Collijn Cailleu consacre à la naissance de Marguerite
d’Autriche (1480).

Dans toutes ces œuvres, l’affection pour et l’appréciation de la ville de Bruxelles et
du Brabant donnent le ton.
En 1401 fut fondée la première chambre de rhétorique des Pays-Bas, du nom de
« Den Boec » (alias «De Tytelooskens ». Pendant le quinzième siècle bourguignon,
Bruxelles hébergeait non moins de quatre chambres de rhétorique, à savoir « Den
Boec », « de Violette », « de Lelie » et « de Corenblomme ».
A l’occasion de la naissance du futur empereur Charles Quint, le « stadsrhetorisijn »
(poète communal) Jan de Baertmaker (appelé Smeken) compose un poème de
circonstance. Il n’y chante pas que la dynastie bourguignonne, mais aussi Bruxelles,
sa ville bien aimée, qu’il compare à l’antique Troie : « Dit Ylion van Troeyen, dat es
Bruessel binnen Brabant gelegen » (Cette Ilion de Troie, c’est Bruxelles, située au
Brabant) » A son tour, ce poète insiste sur les liens solides qui unissent le Brabant et
Bruxelles.
LES BEAUX ARTS
L’apport exceptionnel de Bruxelles – toujours de concert avec le Brabant – ne s’est
pas limité à la littérature en moyen néerlandais : il en est de même pour l’architecture
et les beaux arts. Cette ville brabançonne est aussi à la base du gothique brabançon.
C’est à Bruxelles que – sous l’influence de Claus Sluter – se développa un nouveau
style robuste et réaliste qui ne s’exprime pas seulement dans de statues
monumentales en pierre, mais également dans des retables en bois.
De même, les tapisseries tissées à Bruxelles témoignent d’un artisanat de haut
niveau. Ce textile haut en couleurs était très apprécié dans toute l’Europe. Les
tapisseries bruxelloises constituent aujourd’hui encore les pièces maîtresses dans
les cathédrales, les châteaux et les musées du monde entier. Vers 1435, Roger de la
Pasture, originaire de Tournai, ville française, est nommé peintre communal de
Bruxelles. Il y néerlandise son nom en Rogier van der Weyden. Cet artiste génial
développa à Bruxelles un style particulier, dramatique et ému.
Bref : la collaboration avec les autres villes brabançonnes a fait que les 14 e et
15 e siècles étaient pour Bruxelles des siècles de splendeur tant sur le plan
économique que ‘au niveau culturel.
LA TRADITION CONSTITUTIONELLE DU BRABANT
Mais il y a bien plus ! De concert avec les autres villes brabançonnes, Bruxelles nous
a légué un héritage politique et institutionnel, à savoir le constitutionalisme
brabançon. Ces idées ont été reçues favorablement non seulement dans d’autres
régions de Pays-Bas, et un peu partout en Europe, mais même aux Etats-Unis
d’Amérique (la Déclaration d’Indépendance de 1776). C’est que la bourgeoisie
urbaine a obtenu que le Brabant disposait – dès le moyen âge, remarquons-le –
d’une constitution écrite.
L’obtention de telles garanties juridiques n’avait été rendue possible que par la
concertation intense des villes brabançonnes. Les bourgeois opulents de ces centres
de pouvoir ont tout fait pour ne pas être victimes de la politique risquée, offensive,
voire impérialiste des ducs brabançons.
Une telle visée mégalomane demandait évidemment des capitaux considérables. Les
seuls revenus générés par les domaines ducaux (champs, prés, bois, étangs, droits
variés) ne suffisaient pas pour mener une telle politique. Voilà pourquoi les princes
étaient forcés de faire appel au soutien financier de leurs sujets, donc du clergé, de

la noblesse et des villes.
Dès avant la bataille de Woeringen(1288), les villes de Bruxelles, de Louvain,
d’Anvers et de Bois-le-Duc s’étaient concertées quand le duc leur adressait une telle
« bede » (aide, demande). Ces demandes (en clair ces contributions) ne
constituaient en rien des automatismes que les princes pouvaient faire valoir sans
plus. Bien au contraire ! Les sujets étaient libres d’accorder ou non ces
« demandes » En outre, ils étaient en mesure de mettre des conditions très
concrètes à ces contributions.
Il fut un temps où les souverains exigeaient tout simplement que leurs sujets
fournissent de l’argent. Ils régnaient soi-disant par la « grâce de Dieu ». Aucun
problème, tant que les sujets étaient disposés à le croire. Mais progressivement les
bourgeois cessaient d’accepter de tels dogmes. Ils se rendaient compte que leur
argent n’avait d’autre destination que de sauvegarder les prétentions illicites du duc.
Au Brabant, l’époque de la crédulité fut vite dépassée. Maintenant, les sujets
mettaient des conditions à leur “aide”. Bien mieux encore ! Ils exigeaient des
compensations. Quand les villes brabançonnes accordaient un soutien financier au
duc, cela se faisait généralement en groupe. Ni Bruxelles, ni d’ailleurs Louvain,
Anvers, Lierre ou Bois-le-Duc ne s’adressaient en général seuls au prince. Les villes
se concertaient. Unies, elles étaient bien plus puissantes dans les pourparlers. Les
différends mutuels – et il y en avait ! – cédaient le pas à l’intérêt général.
LA PUISSANCE PRINCIERE JUGULEE .
A la fin du 13 e et pendant tout le 14 e siècle les ducs de Brabant étaient régulièrement
réduits au soutien financier de leurs sujets. Force leur était dès lors de tenir compte
des exigences de la bourgeoisie urbaine.
Chaque fois que les souverains s’adressaient à leurs sujets pour de l’argent ou pour
un soutien matériel, les Brabançons exigeaient des contreparties. De cette façon, les
pouvoirs des princes étaient de plus en plus restreints. Par là même les droits des
bourgeois étaient circonscrits plus précisément.
Les villes faisaient noter les concessions dans des actes : « scripta manent ». Cela
se faisait parfois dans de privilèges concrets par ville. Or, les Brabançons obtinrent
également des privilèges valables pour le pays entier. Ainsi le testament de Henri II
(1248) , de même que celui de Henri III (1261), stipulèrent un nombre de garanties
générales concernant la sécurité juridique et la liberté.
Il ne suffisait cependant pas d’avoir des droits couchés sur le papier, ou plutôt sur le
parchemin. Il fallait un contrôle ! Aussi les villes allèrent-elles un pas plus loin. Elles
exigeaient des garanties sur la bonne gestion, par le prince, de l’argent qui lui serait
attribué. Cela demandait un contrôle des sommes fournies. Ainsi, par exemple, le
duc se voyait obligé de payer en priorité les dettes contractées avec des créditeurs
étrangers. De cette façon, les Brabançons pouvaient éviter que leurs commerçants
devaient écoper pour la mauvaise gestion financière de leur duc. Ce n’était que
pratique commune que des marchands de Bruxelles, de Louvain, de Bois-le-Duc se
voyaient arrêtés en France, en Angleterre ou en Italie et n’étaient libérés qu’après
avoir payé les dettes de leur duc.
L’obtention de telles garanties de la part du duc amenèrent les villes à grouper leurs
intérêts. Ce genre de pourparlers entre souverain et sujets causaient régulièrement
d’importantes frictions, ce qui n’empêchait que les deux partis cherchaient
constamment le compromis entre leurs intérêts divergents.
C’est ainsi que les relations entre le prince et ses sujets se délimitaient

progressivement au cours des ans. Après les testaments d’Henri ii (1248) et d’Henri
III (1261) il y eut d’autres chartes encore. Entre 1290 et 1293 Jean I concéda toute
une série de privilèges, non seulement aux villes mais également à plusieurs
abbayes et aux nobles de son duché. Tous ces « états en gestation »
commencèrent à exiger une voix au chapitre dans la gestion du pays.
En 1312, le duc Jean II se vit obligé de décréter la fameuse Charte de
Kortenberg. Une commission fut créée qui devait veiller à ce que fussent respectés
les privilèges financiers, judiciaires et urbains. Les villes brabançonnes formèrent à
nouveau une ligue en 1313 afin de sauvegarder leurs intérêts. En 1314 Jean III
(1312-1355) fut obligé d’accorder, après une entremise de la part de son beau-père,
le roi de France, les dites « Chartes Wallonnes » qui concédaient aux villes du
Brabant une puissance de grande importance. Non seulement elles réglaient les
dettes du duc, mais elles géraient également la trésorerie ducale. En fait, la gestion
politique du duché fut laissée aux villes.
Après la mort de Jean III se créa une nouvelle ligue des villes (1355). Très vite,
Jeanne, la fille du duc Jean III et son époux Wenceslas de Bohème se virent obligés
de donner la « Joyeuse Entrée » où le souverain devait promettre de maintenir le
territoire du Brabant indivis. En outre, il lui était impossible de mener une guerre ou
de lever des impôts sans le consentement de ses sujets. Les sujets obtinrent le droit
de s’opposer à un prince qui ne tiendrait pas ses engagements.
Le maintien de ces privilèges régionaux dépendait, par la force des choses, du
pouvoir effectif dont disposaient les villes. La Joyeuse Entrée n’a du reste eu qu’une
validité juridique restreinte dans le temps. C’est que les ducs essayaient sans cesse
de résilier après coup les concessions qu’ils avaient dû faire dans des situations de
crise.
Il n’empêche qu’au Moyen Âge, le Brabant a le plus souvent échappé aux
affrontements violents entre le prince et les sujets. Il s’y est développé une tradition
et une culture politiques particulières, basées sur la concertation rationnelle. A la fin
du 13 e siècle on trouve déjà au Brabant un « sentiment national » conditionné par
une affectivité dynastique.
Tout comme l’Angleterre – berceau de la démocratie moderne - , le Brabant disposait
déjà d’une propre constitution écrite dès le Moyen Âge. Ce sont surtout les 14 e et
15 e siècles qui sont importants pour le développement du constitutionalisme
brabançon.
Les chartes les plus importantes sont, outre la « Joyeuse Entrée » (1356),
le privilège du « Ruwaert » (Privilegie van den Ruwaert, 4 mai 1421) et le « Nouveau
Regiment » du 12 mai 1422. En 1422 le Brabant avait acquis une structure
administrative qui commençait à ressembler à un régime parlementaire. Des
précurseurs de ce qui ressemblait à des « ministres » devaient répondre d’un
nombre de choses devant une « représentation nationale ».
Bien mieux encore ! Longtemps avant la Révolution Française (1789), les
Brabançons avaient acquis le droit de déposer un souverain qui ne respecterait pas
ses engagements. Les combattants de l’indépendance américaine (1776) se sont
inspirés sur les traditions centenaires du Brabant.
PUISSANCE DU BRABANT BRISEE PAR BOURGUIGNONS ET HABSBOURG
Malheureusement, cette évolution fut interrompue après la reprise du pouvoir par une
dynastie étrangère. Quand, en 1406, s’éteignit la maison autochtone de Louvain, le
Brabant fut intégré petit à petit dans l’empire bourguignon.

Contrairement aux ducs de Brabant, les Bourguignons disposaient d’un patrimoine
propre de grande dimension. Ces revenus rendaient les ducs bourguignons bien
moins dépendants du soutien financier de leurs sujets. En d’autres mots, les villes
brabançonnes n’avaient plus la position de force qui était la leur pendant le
14 e siècle. Le prince, assisté par un nombre de grands nobles et par des
technocrates, avait dès lors une plus grande prise sur ses sujets.
Ce procès ne faisait que continuer de plus en plus sous la domination des
Habsbourg qui régnèrent sur le Pays-Bas depuis 1482.
Sous le gouvernement de l’empereur Charles-Quint (1515-1555) Bruxelles n’était pas
seulement « la capitale princière du Pays-Bas » (Princelijcke Hoofdstadt van ‘t
Nederland), mais également le centre administratif d’un règne immense qui
comprenait également l’Espagne, l’Allemagne et des parties de l’Italie.
Au début du 16 e siècle la Réforme pénétra les Pays-Bas depuis l’Allemagne (Luther)
et la France (Calvin). Charles Quint et surtout son fis Philippe II (1555-1598), éduqué
en Espagne, réagirent brutalement à la nouvelle doctrine. Cette intolérance envers
les hétérodoxes suscita une grande acrimonie qui s’aggravait encore quand les
Espagnols levèrent de lourds impôts. Qui plus est, des nobles espagnols évinçaient
les nobles locaux des Pays-Bas.
Ce mécontentement généralisé finit par se réaliser en une révolte en bonne et due
forme contre Philippe II. Alors, non seulement les Brabançons, mais également les
Hollandais et même les Flamands se prévalaient des privilèges… brabançons ! Le 23
septembre 1577 ; Guillaume d’Orange-Nassau « le père de la patrie », fit une entrée
solennelle à Bruxelles. C’est là aussi, sur le flanc du Coudenberg, que se dressa le
palais monumental de sa dynastie.
Le 26 juillet 1581 les nobles des Pays-Bas résilièrent leur serment de fidélité au roi.
Ils le déclarèrent déchu, Le trône était « vacant », de là le nom de « plakkaet van
verlatinghe » (placard de l’abandon). Le souverain espagnol avait enfreint l’accord
avec ses sujets en ne respectant plus leurs libertés (et plus spécifiquement la liberté
de conscience). Les Espagnols furent chassés.
Bien sûr, ils firent tout le possible pour reconquérir les Pays-Bas. En 1585, les plus
importantes des villes brabançonnes, à savoir Bruxelles et Anvers, se rendirent à la
suprématie espagnole. Les provinces septentrionales (Hollande, Zélande, Gueldre et
Frise), en partie protégées pas les grandes rivières, n’ont pu être reprises par les
Espagnols : elles restèrent indépendantes.
Une ligne de démarcation militaire totalement arbitraire devint – après le traité de
Münster (1648) – la frontière entre les Pays-Bas Septentrionaux (protestants) et les
Pays-Bas Méridionaux (catholiques). Le Brabant fut divisé en deux. A partir de là, les
habitants de Turnhout se trouvaient dans un autre pays que ceux de Breda.
Les Pays-Bas Septentrionaux restés indépendants se développèrent bientôt jusqu’à
devenir « Les Provinces Unies ». Cet état construisit un empire colonial en Asie. Son
essor était en bonne partie dû aux partisans de la Réforme en provenance des Pays-
Bas Méridionaux qui avaient fui au Nord pour pouvoir mettre en œuvre leurs talents
d’entrepreneur ou d’artiste.
Les Pays-Bas Septentrionaux ont connu encore un modeste élan sous les Archiducs
Albert et Isabelle (15898-1633). Ces princes ont tout fait pour éradiquer les dernières
traces de la Réforme. Ce fut le triomphe de la Contre-réforme romaine et catholique.
Les Pays-Bas Méridionaux qui avaient vu émigrer vers le Nord une grande partie de
leurs intellectuels, commerçants et entrepreneurs, sombrèrent progressivement dans

le déclin. Les conséquences en furent désastreuses, particulièrement aussi sur le
plan linguistique.
La rupture avec la Hollande, la Zélande, Gueldre et la Frise laissaient le Brabant, la
Flandre et Looz (le Limbourg) dans un état où les régions francophones telles que
Namur, le Hainaut et une partie du Luxembourg avaient acquis plus de poids que
l’importance qu’elles avaient eue quand les Pays-Bas éraient encore unifiés. Cela se
passa précisément à une époque où le français avait un important rayonnement
dans toute l’Europe.
Sous la domination des Habsbourg espagnols (1482-1713) le français était
(à côté de l’espagnol) la langue véhiculaire des administrations centrales des Pays-
Bas Méridionaux.
Dans le courant du 17 e siècle ces régions ont fréquemment été victime de conflits
armés. C’est que la France a continuellement essayé d’annexer les Pays-Bas
Méridionaux. Au mois d’août 1695, le roi de France Louis XIV fit bombarder la ville de
Bruxelles de la façon la plus barbare. De grandes parties de la « Capitale
Princière »furent rasées et réduites en cendres. D’innombrables œuvres d’art – dont
un cycle monumental de peintures par Roger de la Pasture – furent détruites.
Heureusement Bruxelles pouvait une fois de plus compter sur la solidarité des autres
villes brabançonnes. Anvers et Louvain la pourvoyaient de pain. L’argent requis pour
la reconstruction de la ville fut avancée par des financiers anversois. En outre, des
artisans venus de Louvain, d’Anvers, de Nivelles et même de Malines aidèrent à
repaver les rues. Une belle preuve de la solidarité brabançonne ! Après 1695 la
Grand-Place se releva de ses cendres dans toute sa splendeur.
A partir de 1713, c’est la branche autrichienne des Habsbourg qui régnait sur les
Pays-Bas Méridionaux. Les décisions étaient prises à Vienne et communiquées aux
gouverneurs et aux ministres plénipotentiaires. Comme sous les Habsbourg
espagnols, le français restait la langue véhiculaire des administrations centrales.
Auteurs et poètes se plaignaient de la dégradation de la langue maternelle. Le plus
connu est certes l’avocat bruxellois Jean Baptiste Verlooy qui publia, en 1788, sa
« Verhandeling op d’onacht der Moederlijke Tael in de Nederlanden » (Dissertation
sur le mépris de la langue maternelle aux Pays-Bas). Dans ce texte, cet adepte des
idées des « Lumières » plaide en faveur du relèvement spirituel du peuple appauvri
et illettré. L’idée de base de Verlooy est la suivante : l’homme ne peut pleinement
participer dans la gestion du pays, ne peut se donner sans réserve pour la société
que s’il peut le faire sans problème dans son propre idiome. En d’autres mots : la
revalorisation de la langue vernaculaire, la culture et l’identité nationale constituent la
« condition sine qua non » d’une démocratisation de la société.
Verlooy, très bien informé des idées illuminées des philosophes du 18 e siècle, se
basait en même temps sur les traditions propres au Brabant depuis des siècles.
Pendant la Révolution brabançonne, J.B.C. Verlooy sera une des forces motrices
des démocrates progressifs. Il y a de fortes indications qu’il était Franc Maçon.
LE BRABANT COMME EXEMPLE EDIFIANT
Tant les Bourguignons Philippe le Bon (1430-1467) que Charles le Téméraire (1467-
1476) que, après eux, les Habsbourg Charles Quint (1515-1555) et Philippe II (1555-

1598) ont fortement restreint les privilèges brabançons. Il n’empêche que des siècles
durant, le Brabant a servi d’exemple politique édifiant aux autres régions des Pays-
Bas.
Cela devint très clair quand les habitants des Pays-Bas se révoltèrent contre le
despotisme du roi d’Espagne Philippe II. A cette occasion ce n’étaient pas seulement
les Brabançons mais aussi bien les Hollandais et les Flamands qui en appelèrent au
fameux « Privilegium Brabantinum ».
C’est aussi ce que fit Guillaume de Nassau. Ce prince d’Orange appartenait à la
grande noblesse du duché de Brabant. Le « Père de la Patrie » en appela
expressément aux « contracten des hertoochdoms van Brabant » (contracts du
duché de Brabant) qui stipulaient qu’un souverain ne devait être obéi que dans la
mesure où il respecterait la loi et le droit.
Or, Philippe II y avait manqué. Le roi d’Espagne n’avait pas tenu ses accords avec
ses sujets, bien au contraire ! n’avait-il pas foulé aux pieds leurs droits et leurs
libertés – plus exactement la liberté de conviction - ? C’est cela qui, en 1568,
amena Orange – et bien d’autres – à ne plus se sentir liés par leur serment de féauté
au souverain. Le prince de Nassau ne voulait revenir sur sa décision que quand
Philippe II aurait réinstauré les libertés stipulées dans la Joyeuse Entrée.
En 1580, Guillaume d’Orange justifiait une fois encore sa position dans sa fameuse
« Apologie ». Il y rappelait « dat wy ter causen van onse baroneyen ende
heerlikheden, een van de voornaemste leden zijn van Brabant » ( qu’à cause de nos
baronnies et seigneuries nous sommes parmi les plus importants membres du
Brabant). C’est pourquoi il en appela aux privilèges brabançons.
En 1581 les habitants des Pays-Bas refusèrent l’obédience au roi dEspagne parce
que le souverain n’avait pas respecté leurs libertés.
Le « Plakkaet van Verlatinghe » (proclamation d’abandon) révèle l’assurance des
Néerlandais. Ce texte se rallie au plus près aux grands privilèges nationaux que
Bruxelles et les autres villes brabançonnes avaient, de concert, extorqués pendant
les 14 e et 15 e siècles.
Dans la « Verlatinghe » on trouve littéralement : “De onderzaten en zijn niet van Godt
gheschapen tot behoef van den Prince om hem in alles wat hij beveelt –weder het
goddelick oft ongoddelick, recht oft onrtecht is – onderdanich te wesen ende als
slaven te dienene, maer den Prince om d’onderzaten wille sonder dewelcke hij
egeen Prince en is – om derzelver met rechte en redene te regeren” (Les sujets ne
sont pas créés par Dieu à l’usage du Prince pour lui être serviles dans tout ce qu’il
leur commande – que ce soit divin ou non, droit ou injustice – et le servir comme des
esclaves, mais le Prince [est] créé pour les sujets – sans qui il n’est pas Prince – afin
de les gouverner selon le droit et la raison).
En clair : les sujets ne doivent pas servir les autorités comme des esclaves. Le prince
est là pour les sujets, c’est à eux qu’il doit ses pouvoirs. En plus, les détenteurs du
pouvoir doivent gouverner les gens selon les principes du droit et de la Raison.

LA REVOLUTION BRABANÇONNE
Autant qu’au 16 e siècle, les Brabançons de la fin du 18 e siècle revendiquèrent du
respect pour leurs privilèges. C’est surtout la Joyeuse Entrée qui servait d’arme dans
la lutte contre le despotisme de l’empereur Joseph II d’Autriche. Autant que les
‘étatistes’, les ‘démocrates’ se référaient alors à cette constitution.
Dans la tendance progressiste, nous retrouvons J.B.C. Verlooy dont il a déjà été
question. Ce Brabançon, né au village de Hulshout en Campine, était avocat auprès
du Conseil du Brabant à Bruxelles. Le bâtiment du 18 e siècle où siégeait ce Conseil,
existe toujours. A l’heure actuelle il est le siège du Parlement Fédéral.
Verlooy connaissait les institutions et les traditions du Brabant mieux que personne.
Dès 1781, il avait publié un « Codex Brabantius » où il rappelle fièrement, comme il
le fera dans la « Verhandeling op d’onacht der moederlyke Tael in de Nederlanden »
(1788), l’énorme importance culturelle et historique du Brabant :
« Maer eventwel daer is genoeg om te doen sien dat het Nederland of zelfs Braband
alleen, meer goeds en nutte uytvonden aan de wereld heeft gegeven als alle
d’andere hedendaegsche natiën samen » ( Mais cependant il y a suffisamment [de
preuves] pour montrer que les Pays-Bas, ou même le seul Brabant, ont donné au
monde plus de bien et d’inventions utiles que toutes les autres nations
contemporaines )
A cette époque, les Bruxellois tenaient encore très fort à leur identité brabançonne
et à leurs traditions. Cela se manifeste dans plusieurs « mémoires » qui reposent
jusqu’à maintenant dans les archives de métiers, de nations et de serments
bruxellois.
Un exemple typique se trouve dans le « Tractaet van vereeninghe ende opregtinge
van ‘t Souvereyn Congres der Vereenigde Nederlandse staeten » (1790). Le texte
rappelle que « de volckeren dewelcke tegenwoordich uytmaken de Vereenigde
Staeten der Nederlanden » avaient, à la mort de Marie-Thérèse (1780), reconnu son
fils Joseph II comme son successeur.
Ils l’avaient cependant reconnu sous quelques conditions nettement spécifiées, dont
le maintien des libertés constitutionnelles telles qu’elles étaient définies dans la
Joyeuse Entrée. Joseph II avait, tout comme ses prédécesseurs promis sous
serment de respecter cette alliance entre le prince et ses sujets. Or l’empereur-
sacristain avait manifestement manqué à cette promesse.
Les Bruxellois se formalisèrent surtout de ce que Joseph II avait, par toutes ses
réformes, violé la liberté personnelle – que les Néerlandais prônaient
scrupuleusement (« den persoonlyke vrydom, van de welcken de Nederlanders van
alle tijden soo niedieverig geweest sijn en waeren niet meer gedekt tegens de
grondweth-strydige ondernemingen » (la liberté personnelle à laquelle les
Néerlandais ont de tout temps été et son encore jalousement attachés n’est plus
assurée à cause des mesures contraires à la constitution).
Mais il y a plus ! A la fin du 18 e siècle, les Bruxellois rappelèrent à plusieurs reprises
que les sujets doivent décider eux-mêmes de ce qui sera fait de leur argent
péniblement gagné. En 1791 les brasseurs bruxellois déclarèrent que l’un des
privilèges les plus importants d’un peuple libre consiste en ce qu’il ne peut être
imposé sans son accord exprès. « een van de besonderste voorrechten zynde van

een vry volck met geenen last hoegenaemt beswaert te connen worden sonder syne
toestemminge ».
Aujourd’hui encore ce principe est l’un des moyens de pression les plus importants
pour s’assurer de ses droits et pour l’exercice du pouvoir politique.
CONCLUSION
1° Bruxelles n’a jamais eu l’ambition d’exister repliée sur elle-même. Bien au
contraire ! Des siècles durant, la ville a cherché à se concerter de façon intense
avec les autres villes brabançonnes : Louvain, Anvers, Bois-le-Duc … En outre,
Bruxelles vivait en harmonie avec ses environs. Bruxelles se considérait part d’un
ensemble brabançon bien plus grand. Les Bruxellois étaient conscients que leur
bien-être et leur prospérité dépendaient d’une collaboration constructive avec
d’autres centres. Il est par ailleurs clair que l’essor que la ville a connu n’aurait
jamais pu se réaliser sans cette connexion avec le Brabant.
2° Bruxelles et le Brabant ont toujours respecté la langue du peuple. Jusqu’à
l’occupation Française la langue véhiculaire du Brabant entier était le « Neder-
Duytsch » (le bas-allemand). En 1788, la ville de Bruxelles comptait 95% de
néerlandophones. Ce n’est que dans « le roman pays de Brabant » qu’on se servait
du français. Ce respect de la langue vernaculaire a contribué puissamment à la
collaboration intense avec les différentes villes du Brabant et à la prospérité qu’elle
générait.
3° Avec les autres Brabançons , les Bruxellois étaient conscients qu’ils disposaient
du droit inaliénable de décider eux-mêmes de l’usage qui serait fait des moyens
qu’ils avaient gagnés. Pendant des siècles, ils ont utilisé cette arma financière pour
faire respecter leurs droits et pour renforcer leur position de force. Ils n’ont donc
jamais songé à donner aux autorités de l’argent « par solidarité ». Bien au contraire !
A chaque reprise, c’était chaque fois sous des conditions précises. Seuls les serfs
paient et triment sans poser des conditions. Or, au Brabant la servitude a été abolie
en 1247.
Paul de Ridder
N-VA Député du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale
Publié dans « Het Poelaertplein » (Société des avocats néerlandophones auprès du
barreau de Bruxelles) 18 e année, n°2, novembre-décembre 2011, p. 10 -18.