en ligne - Université Paris 8
en ligne - Université Paris 8 en ligne - Université Paris 8
Remi HESS Henri Lefebvre, une pensée du possible Théorie des moments et construction de la personne 2008 1
- Page 2 and 3: Sommaire Remerciements Préface : S
- Page 4 and 5: Préface Sociologie et histoire par
- Page 6 and 7: Parmi les chantiers théoriques de
- Page 8 and 9: même temps, il tente une synthèse
- Page 10 and 11: la boue nauséeuse 18 que constitue
- Page 12 and 13: Introduction : "Les propositions po
- Page 14 and 15: qui veulent construire une unité,
- Page 16 and 17: Pour définir le moment dans l’hi
- Page 18 and 19: PREMIERE PARTIE SUR LE MOMENT Chapi
- Page 20 and 21: d’homogénéité, le second, plus
- Page 22 and 23: constituent et s’inscrivent. Comm
- Page 24 and 25: mouvement est cyclique. Il recommen
- Page 26 and 27: tout, ils ne se jettent pourtant pa
- Page 28 and 29: Chapitre 3 : La dynamique du moment
- Page 30 and 31: histoire. Tel est son sens. Telle e
- Page 32 and 33: particulier, “ la déterminité d
- Page 34 and 35: pas les conditions et le caractère
- Page 36 and 37: dynamiques, supposant cette théori
- Page 38 and 39: Chapitre 4 : Lectures de l'histoire
- Page 40 and 41: Marx montre que l'adulte permet de
- Page 42 and 43: Chapitre 5 : Le bon moment Dès 197
- Page 44 and 45: s’autoriser à l’interprétatio
- Page 46 and 47: Tous les auteurs qui se sont intér
- Page 48 and 49: F. Lesourd rejoint les recherches q
- Page 50 and 51: INTERLUDE 1 L’Année Lefebvre 14
Remi HESS<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre,<br />
une p<strong>en</strong>sée du possible<br />
Théorie des mom<strong>en</strong>ts et construction de la personne<br />
2008<br />
1
Sommaire<br />
Remerciem<strong>en</strong>ts<br />
Préface : Sociologie et histoire, par Gabriele Weigand<br />
Introduction<br />
PREMIERE PARTIE : SUR LE MOMENT<br />
Chapitre 1 : Des mom<strong>en</strong>ts et du temps, selon Jacques Ardoino<br />
Chapitre 2. Le mom<strong>en</strong>t : une singularisation anthropologique du sujet<br />
Chapitre 3 : La dynamique du mom<strong>en</strong>t, concept de la logique dialectique<br />
Chapitre 4 : Lectures de l'histoire<br />
Chapitre 5 : Le bon mom<strong>en</strong>t<br />
Interlude 1 : L'année Lefebvre<br />
DEUXIEME PARTIE : LA THEORIE DES MOMENTS DANS L’ŒUVRE<br />
D'H. LEFEBVRE<br />
Prélude à la seconde partie : H<strong>en</strong>ri Lefebvre, une vie bi<strong>en</strong> remplie<br />
Chapitre 6 D'une philosophie de la consci<strong>en</strong>ce à l'expéri<strong>en</strong>ce de l'exclusion<br />
Chapitre 7 : La somme et le reste<br />
Chapitre 8 : La critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne<br />
Chapitre 9 : Le mom<strong>en</strong>t de l'œuvre et l'activité créatrice<br />
Chapitre 10 : Les mom<strong>en</strong>ts de l'amour et de la p<strong>en</strong>sée<br />
Interlude 2 : Journal du non -mom<strong>en</strong>t<br />
TROISIEME PARTIE : CONSTRUIRE LES MOMENTS PAR<br />
L'ECRITURE DU JOURNAL<br />
Chapitre 11 : Mom<strong>en</strong>t du journal et journal des mom<strong>en</strong>ts<br />
Chapitre 12 : L'<strong>en</strong>trée dans un mom<strong>en</strong>t : Le journal d'un artiste<br />
Chapitre 13 : La conception : le mom<strong>en</strong>t conçu<br />
Bibliographie<br />
2
Remerciem<strong>en</strong>ts<br />
De nombreuses personnes m'ont aidé dans ma recherche sur la théorie des mom<strong>en</strong>ts. Tout<br />
d'abord, H<strong>en</strong>ri Lefebvre (1901-1991) lui-même, qui a su me former à la p<strong>en</strong>sée critique. Il a dirigé ma<br />
première thèse (1973) et m'a <strong>en</strong>couragé à le suivre dans la construction de cette théorie des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Ensuite, R<strong>en</strong>é Lourau (1933-2000) a rêvé d'écrire ce livre avec moi. Cette coopération ne s'est pas<br />
concrétisée, mais durant quinze ans, R. Lourau, qui avait dirigé ma thèse d'état, a suivi l'avancée de<br />
cette recherche. Michel Trebitsch, décédé durant l'hiver 2003-2004, m'a aidé sur quelques points<br />
décisifs.<br />
Ensuite, je dois remercier :<br />
Georges Lapassade (<strong>Paris</strong> 8), qui, par son opposition à cette théorie, m'a contraint à l'affirmer<br />
sans cesse davantage.<br />
Lucette Colin (Experice, psychanalyse) m'a aidé pour la rédaction du chapitre sur le "bon<br />
mom<strong>en</strong>t". Ce livre lui doit <strong>en</strong>core beaucoup, dans la mesure où elle <strong>en</strong> a suivi les mouvem<strong>en</strong>ts.<br />
G. Weigand (Würzburg/Karlsruhe), a suivi l'écriture de ce livre depuis vingt ans. Ses<br />
recherches sur l'horizon des mots, et le mom<strong>en</strong>t de la personne (1983-2004) lui permett<strong>en</strong>t, mieux que<br />
tout autre, d'<strong>en</strong>trer dans mon rapport au monde.<br />
Christophe Wulf (Institut d'anthropologie historique, Berlin) m'a fait pr<strong>en</strong>dre consci<strong>en</strong>ce de<br />
l'importance de la p<strong>en</strong>sée d'H. Lefebvre pour p<strong>en</strong>ser l'anthropologie historique.<br />
Christine Delory-Momberger (Experice, <strong>Paris</strong> 13) m'a fait <strong>en</strong>trer dans le monde des histoires<br />
de vie ; Jean-Louis Le Grand m'a invité à exposer mes idées dans son séminaire ; Liz Claire a organisé<br />
à la New York University une confér<strong>en</strong>ce décisive, où je fus invité à parler et à discuter avec des<br />
collègues américains. R<strong>en</strong>é Barbier me souti<strong>en</strong>t intellectuellem<strong>en</strong>t depuis 1994. Jacques Ardoino m'a<br />
apporté ses questions sur la relation "mom<strong>en</strong>t et temps".<br />
Véronique Dupont et Bernadette Bellagnech m'ont secondé dans la dim<strong>en</strong>sion technique de la<br />
production de ce livre. Leur travail de secrétariat s'est toujours doublé d'une <strong>en</strong>trée dans la discussion<br />
de ma problématique. Sophie Amar, B<strong>en</strong>younès et Kare<strong>en</strong> Illiade m'ont aidé dans l'organisation de nos<br />
colloques H. Lefebvre, de <strong>Paris</strong> 8. Ces r<strong>en</strong>contres aidèr<strong>en</strong>t à clarifier beaucoup de choses.<br />
Armand Ajz<strong>en</strong>berg, Arnaud Spire, et tous les camarades d'Espace-Marx et de la Fondation<br />
Gabriel Péri m'ont souv<strong>en</strong>t invité à prés<strong>en</strong>ter l'avancée de mes travaux. Ils m'ont associé à leurs<br />
propres recherches.<br />
J<strong>en</strong>ny Gabriel a été une interlocutrice ess<strong>en</strong>tielle à la fin de cette recherche, puisque sa thèse<br />
s'est inscrite au cœur de mon chantier. Le livre qu'elle tire de cette thèse, sera un "mom<strong>en</strong>t" de cette<br />
recherche qui nous lie.<br />
Alcira Bixio (Arg<strong>en</strong>tine), Sergio Borba (Brésil), Liz Claire (Etats-Unis), Zh<strong>en</strong> Hui Hui<br />
(Chine), Maja Nemere (Allemagne), Vito d'Arm<strong>en</strong>to et Fulvio Palesa (Italie) et El<strong>en</strong>a Theodoropoulou<br />
(Grèce), mes fidèles traducteurs, m'ont aussi apporté leur souti<strong>en</strong> <strong>en</strong> m'<strong>en</strong>courageant à terminer ce<br />
livre, me promettant de faire connaître la théorie des mom<strong>en</strong>ts dans leurs pays.<br />
Je remercie tout particulièrem<strong>en</strong>t B<strong>en</strong>younès Bellagnech, qui m’a accompagné depuis 1999<br />
sur le terrain de l’articulation <strong>en</strong>tre la théorie des mom<strong>en</strong>ts et la pratique du journal. La parution de son<br />
livre Dialectique et pédagogie du possible (2 vol., 830 p.), <strong>en</strong> février 2008, est un complém<strong>en</strong>t de ce<br />
travail.<br />
3
Préface<br />
Sociologie et histoire<br />
par G. Weigand<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts s'inscrit dans le mom<strong>en</strong>t lefebvri<strong>en</strong> de Remi Hess. L'ouvrage<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre et la p<strong>en</strong>sée du possible montre comm<strong>en</strong>t H. Lefebvre indique une voie pour<br />
se tourner vers le possible, que cette voie est actuelle, et qu'<strong>en</strong> prolongeant H. Lefebvre, Remi<br />
Hess propose une théorie de l'espérance qui nous <strong>en</strong>gage à regarder l'horizon, plutôt que de<br />
rester tournés vers le passé ou <strong>en</strong>gloutis dans un prés<strong>en</strong>t sans perspective. Ce livre est aussi,<br />
pour nous, le premier mom<strong>en</strong>t d'un programme plus vaste, la confrontation théorique et<br />
pratique de deux postures, de deux id<strong>en</strong>tités épistémiques, que nous voudrions articuler du<br />
point de vue de l'anthropologie philosophique : la sociologie et l'histoire. Ce fut le projet<br />
théorique de H. Lefebvre.<br />
Une recherche lefebvri<strong>en</strong>ne<br />
Au mom<strong>en</strong>t où je préparais ma thèse sur La pédagogie institutionnelle <strong>en</strong> France, à<br />
l'université de Wurzburg 1 , j'ai découvert l'oeuvre de R. Hess, à côté de celles de H. Lefebvre,<br />
G. Lapassade, M. Lobrot, R. Lourau. Dès 1979, j'ai donc lu les quatre premiers livres de R.<br />
Hess. A partir de 1985, nous avons été conduits à travailler <strong>en</strong>semble, tant sur le terrain de la<br />
recherche-action éducative et interculturelle 2 , que dans un effort commun de publications <strong>en</strong><br />
Allemagne ou <strong>en</strong> France sur l'analyse institutionnelle 3 . Je puis donc témoigner ici de la<br />
fidélité de R. Hess à la théorie des mom<strong>en</strong>ts.<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts est une perspective de recherche que R. Hess doit à sa<br />
r<strong>en</strong>contre avec la personne, et avec l’œuvre d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre (1901-1991). La p<strong>en</strong>sée de H.<br />
Lefebvre fait vivre R. Hess depuis 1967, année où il a r<strong>en</strong>contré ce philosophe pour la<br />
première fois, dans l'amphi B de l'université de Nanterre où H. Lefebvre assurait le cours<br />
d'introduction à la sociologie, pour les étudiants de première année de philosophie, sociologie<br />
et psychologie. À cette époque, R. Hess était étudiant, un étudiant d'H. Lefebvre, parmi<br />
beaucoup d’autres. Et il découvrait ses livres au rythme où H. Lefebvre les publiait (<strong>en</strong>tre 2 et<br />
4 par an à l’époque). Et, <strong>en</strong> même temps, il arrivait à R. Hess de découvrir un ouvrage<br />
antérieur qu'il s'empressait de lire. À cette époque, R. Hess avait 20 ans et H. Lefebvre <strong>en</strong><br />
avait 67 ! Le philosophe avait déjà publié plus de 30 livres… Dans le même départem<strong>en</strong>t de<br />
sociologie de Nanterre où <strong>en</strong>seignait H. Lefebvre, se trouvai<strong>en</strong>t plusieurs personnages dont R.<br />
Hess suivait aussi les <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts, et qui jouèr<strong>en</strong>t un rôle important dans sa formation :<br />
Jean Baudrillard (né <strong>en</strong> 1929), R<strong>en</strong>é Lourau (1933-2000)… Tout doucem<strong>en</strong>t, H<strong>en</strong>ri Lefebvre<br />
est dev<strong>en</strong>u le maître de R. Hess ; il a été son directeur de thèse de sociologie (Nanterre, 1973).<br />
En 1978, R. Hess publie C<strong>en</strong>tre et périphérie qui s’inspire fortem<strong>en</strong>t de De l’État 4 de<br />
H. Lefebvre. Régulièrem<strong>en</strong>t depuis 1980, <strong>en</strong> alternance avec des phases où il développait la<br />
1 Gabriele Weigand, Erziehung trotz Institution<strong>en</strong> ? Die pédagogie institutionnelle in Frankreich, Wurzburg,<br />
Königshaus<strong>en</strong> + Neumann, 1983, 207 pages.<br />
2 Dans le cadre de programmes financés par L'Office franco-allemand pour la Jeunesse.<br />
3 Parmi la vingtaine de productions communes : Institutionnelle analyse, Francfort, Ath<strong>en</strong>aum, 1988 ; La<br />
relation pédagogique, <strong>Paris</strong>, Armand Colin, 1994, Cours d'analyse institutionnelle (Cours de la lic<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> <strong>ligne</strong>,<br />
<strong>Paris</strong> 8, 2005).<br />
4 H. Lefebvre, De l’État, 4 volumes, 10/18, 1976-77. Le volume 4 est dédié à R. Hess et R. Lourau.<br />
4
sociologie d'interv<strong>en</strong>tion, l'analyse institutionnelle, l'exploration interculturelle, la pédagogie,<br />
les sci<strong>en</strong>ces de l'éducation, l'histoire des danses sociales, R. Hess est passé par des périodes où<br />
il s'est replongé dans l'œuvre de H. Lefebvre. Au départ, il s’agissait souv<strong>en</strong>t pour lui d’écrire<br />
des articles qui lui étai<strong>en</strong>t demandés, <strong>en</strong> tant que proche de H. Lefebvre. Ainsi, il est l'auteur<br />
de la notice H<strong>en</strong>ri Lefebvre, dans le Dictionnaire des philosophes 5 . En 1988, R. Hess publie<br />
le premier livre français consacré au philosophe : H<strong>en</strong>ri Lefebvre et l’av<strong>en</strong>ture du siècle.<br />
Ses recherches sur la vie et l’œuvre de H. Lefebvre le conduis<strong>en</strong>t alors à découvrir<br />
plusieurs ouvrages virtuels que son maître aurai<strong>en</strong>t pu écrire, <strong>en</strong> repr<strong>en</strong>ant des thèmes<br />
récurr<strong>en</strong>ts dans son itinéraire, mais pas suffisamm<strong>en</strong>t dégagés ou autonomisés (la théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts, la méthode régressive progressive, la théorie des résidus, la théorie des possibles...).<br />
Si leur différ<strong>en</strong>ce d’âge n’avait pas été si grande (47 ans), si son statut d’éditeur<br />
d'aujourd’hui, R. Hess l’avait eu 25 ans plus tôt, il est probable qu'il aurait commandé à H.<br />
Lefebvre ces ouvrages, mais le maître est mort sans qu’il ait été possible de lui proposer ces<br />
synthèses. Aussi, après la mort de H. Lefebvre, R. Hess s'est décidé à donner plus<br />
d'importance à son mom<strong>en</strong>t lefebvri<strong>en</strong>, pour se consacrer à cette recherche. Ce mom<strong>en</strong>t de<br />
travail l’a d’ailleurs stimulé à approfondir sa connaissance de l’œuvre de son maître.<br />
Ainsi, dans les années 2000-2002, au mom<strong>en</strong>t du c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire de H. Lefebvre, il a<br />
acc<strong>en</strong>tué son effort d'édition de la partie introuvable de l'œuvre 6 . Editer un auteur suppose<br />
qu’on le lise et relise, et ce d’autant plus qu’on souhaite introduire les ouvrages, les <strong>en</strong>richir<br />
de notes, d’index. Tout ce travail, parfois fastidieux, conduit à des découvertes, à des<br />
perceptions nouvelles de l’œuvre. Pour écrire une préface, on s’intéresse à des auteurs<br />
contemporains de l’œuvre que l’on redécouvre. Cela permet la construction de li<strong>en</strong>s, la mise<br />
au jour de contradictions.<br />
Pour élargir son mom<strong>en</strong>t lefebvri<strong>en</strong>, R. Hess a organisé deux colloques internationaux.<br />
Le premier eut lieu à la fin juin 2001, à l'occasion du c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire de la naissance d'H. Lefebvre<br />
; à cette occasion, R. Hess a mis sur pied cinq jours de r<strong>en</strong>contre à <strong>Paris</strong> 8. C<strong>en</strong>t cinquante<br />
personnes participèr<strong>en</strong>t à ces journées. Le 8 décembre 2005, il a <strong>en</strong>core organisé un colloque,<br />
<strong>en</strong> collaboration avec Espace-Marx, sur "De la découverte du quotidi<strong>en</strong> à l'inv<strong>en</strong>tion de sa<br />
critique, autour de l'œuvre d'H. Lefebvre". Là <strong>en</strong>core deux c<strong>en</strong>ts personnes participèr<strong>en</strong>t ! Ces<br />
colloques r<strong>en</strong>contrèr<strong>en</strong>t un vrai succès, au s<strong>en</strong>s où ils mir<strong>en</strong>t <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce de vieux<br />
Lefebvri<strong>en</strong>s, des militants, et des étudiants découvrant l'œuvre d'H. Lefebvre. Ces r<strong>en</strong>contres<br />
fur<strong>en</strong>t des mom<strong>en</strong>ts d'int<strong>en</strong>sité, par rapport à la perspective de durée de l'implication de<br />
recherche que je t<strong>en</strong>te de décrire. R. Hess n'hésite pas à voyager pour diffuser la p<strong>en</strong>sée d'H.<br />
Lefebvre, ainsi <strong>en</strong> septembre 2006, il participait à une r<strong>en</strong>contre sur H. Lefebvre à Rio Grande<br />
(Brésil).<br />
5<br />
R. Hess, "H. Lefebvre", in Dictionnaire des philosophes, sous la direction de D<strong>en</strong>is Huisman, <strong>Paris</strong>, PUF,<br />
1984, pp. 1542-1546.<br />
6<br />
Liste des livres d'H. Lefebvre édités dans des collections dirigées par R. Hess (la plupart du temps, ces livres<br />
font l’objet de préfaces, prés<strong>en</strong>tations, postfaces de sa part) : (1988), 2° éd. de : Le nationalisme contre les<br />
nations, Méridi<strong>en</strong>s-Klincksieck, coll. “ Analyse institutionnelle ”. (1989), 3° éd. de La somme et le reste,<br />
Méridi<strong>en</strong>s-Klincksieck, coll. “ Analyse institutionnelle ”. (2000), 4° éd. de La production de l’espace, <strong>Paris</strong>,<br />
Anthropos, précédé de “ H<strong>en</strong>ri Lefebvre et la p<strong>en</strong>sée de l’espace ”, avant-propos à la quatrième édition de p. V à<br />
XXVIII. (2000), Seconde édition d’Espace et politique, <strong>Paris</strong>, Anthropos, précédé de “ H<strong>en</strong>ri Lefebvre et<br />
l’urbain ”, préface, p. 1 à 6. (2001), 3° édition de Du rural à l’urbain, <strong>Paris</strong>, Anthropos, prés<strong>en</strong>tation de la p. V à<br />
XXVI. (2001), Seconde édition de L’exist<strong>en</strong>tialisme, <strong>Paris</strong>, Anthropos, précédé de “ H<strong>en</strong>ri Lefebvre<br />
philosophe ”, préface, p. VI à XLVIII. (2001), 2° édition de La fin de l’histoire, <strong>Paris</strong>, Anthropos, précédé de<br />
Note de l’éditeur. (2001), Seconde édition du Rabelais, <strong>Paris</strong>, Anthropos, précédé d’une préface. (2001),<br />
Contribution à l’esthétique, 2° édition, <strong>Paris</strong>, Anthropos, précédé de “ H<strong>en</strong>ri Lefebvre et l’activité créatrice ”,<br />
pp. V à LXXIII. (2002), Méthodologie des sci<strong>en</strong>ces, inédit de H. Lefebvre, <strong>Paris</strong>, Anthropos. précédé de “ H<strong>en</strong>ri<br />
Lefebvre et le projet avorté du Traité de matérialisme dialectique ”. (2002), 3° éd. de La survie du capitalisme,<br />
la reproduction des rapports de production, <strong>Paris</strong>, Anthropos, suivi de “ La place d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre dans le<br />
collège invisible, d’une critique des superstructures à l’analyse institutionnelle ”, postface.<br />
D'autres livres sont <strong>en</strong> préparation, notamm<strong>en</strong>t une réédition de La somme et le reste.<br />
5
Parmi les chantiers théoriques de R. Hess développés ainsi à partir de l’œuvre d’H.<br />
Lefebvre, je voudrais <strong>en</strong> signaler trois.<br />
L’un est consacré à la théorie des résidus qu’H. Lefebvre a fortem<strong>en</strong>t développé dans<br />
Métaphilosophie. Pour H. Lefebvre, la philosophie vise le systématique, mais faire système a<br />
un coût : écarter des résidus. Par exemple, le philosophe a t<strong>en</strong>dance à pr<strong>en</strong>dre ses distances<br />
par rapport au quotidi<strong>en</strong>. Or, ce résidu est précieux. Le résidu peut dev<strong>en</strong>ir un irréductible. On<br />
peut partir de lui pour critiquer le système. Sur ce terrain, avec ses étudiants, R. Hess a créé<br />
une revue : Les irrAIductibles 7 qui se donne pour objet de repérer et de fédérer les résidus du<br />
monde actuel pour <strong>en</strong> faire des irréductibles.<br />
Un autre chantier concerne la méthode de H. Lefebvre : la démarche régressive<br />
progressive qui a eu un certain écho, puisque Sartre l’a reprise, et développée dans Questions<br />
de méthode, dans La critique de la raison dialectique, puis dans son Flaubert… Je travaille<br />
avec R. Hess à la rédaction d’un ouvrage de méthode, que H. Lefebvre a probablem<strong>en</strong>t eu<br />
<strong>en</strong>vie d’écrire, si l’on <strong>en</strong> juge par son projet de Traité de matérialisme historique qui n’eut<br />
que deux volumes : le premier étant publié de son vivant et l’autre, bi<strong>en</strong> qu’écrit <strong>en</strong> 1947, ne<br />
fut édité que de manière posthume 8 .<br />
Une autre synthèse était indisp<strong>en</strong>sable. R. Hess s'y consacre depuis 1988. Elle<br />
concerne la théorie des mom<strong>en</strong>ts. Le thème est prés<strong>en</strong>t dans l’œuvre de H. Lefebvre comme<br />
titre de chapitres, mais la problématique des mom<strong>en</strong>ts est très prés<strong>en</strong>te (on pourrait dire :<br />
omniprés<strong>en</strong>te), dans l’<strong>en</strong>semble de l’œuvre de H. Lefebvre, de 1924 jusqu’à ses derniers<br />
écrits philosophiques (Philosophie de la consci<strong>en</strong>ce, La somme et le reste, La critique de la<br />
vie quotidi<strong>en</strong>ne, La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce, Qu’est-ce que p<strong>en</strong>ser ?). Cette théorie est<br />
construite <strong>en</strong> 1924, solidifiée <strong>en</strong> 1959, prés<strong>en</strong>te <strong>en</strong> 1962, toujours vivante <strong>en</strong> 1980… Bref, le<br />
terme de mom<strong>en</strong>t est constamm<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>t dans l’œuvre d'H. Lefebvre. Il y est élaboré sur le<br />
plan théorique et longuem<strong>en</strong>t développé à plusieurs reprises.<br />
H. Lefebvre n’est pas le premier à s’intéresser à ce concept de mom<strong>en</strong>t. Hegel lui<br />
donne une place importante dans son œuvre. Dans la p<strong>en</strong>sée philosophique allemande, cette<br />
conceptualisation est d'ailleurs constamm<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>te, même si R. Hess montre qu'elle reste<br />
implicite 9 .<br />
Chez Hegel, le concept a d’ailleurs plusieurs significations. R. Hess a trouvé un<br />
emploi complexe de ce terme chez les auteurs contemporains de Hegel, par exemple dans Les<br />
écrits pédagogiques de Schleiermacher (1826), mais <strong>en</strong> même temps, à cette époque, la<br />
théorie des mom<strong>en</strong>ts, bi<strong>en</strong> que prés<strong>en</strong>te, n’est pas dégagée.<br />
En droit, être l’inv<strong>en</strong>teur d’un trésor, c’est le trouver ou, <strong>en</strong> philosophie, le retrouver,<br />
et lui donner de nouvelles dim<strong>en</strong>sions. Dans ce s<strong>en</strong>s, on peut dire que H. Lefebvre a trouvé ce<br />
terme, qu’il a rêvé à plusieurs reprises d’<strong>en</strong> faire un concept. Il l’a préféré à beaucoup d’autres<br />
pour p<strong>en</strong>ser la complexité des objets du social, qu’il s’était donné : le quotidi<strong>en</strong>, la<br />
philosophie, l’urbain, la prés<strong>en</strong>ce et l'abs<strong>en</strong>ce, etc. Il me semble qu’il <strong>en</strong> a fait un bon usage.<br />
C’est la perspective que R. Hess dégage ici, même s'il élargit sa recherche aux questions<br />
actuelles qui sont les nôtres aujourd’hui. R. Hess est fidèle à la p<strong>en</strong>sée de H. Lefebvre, dans<br />
7 Crée <strong>en</strong> 2002 (après le vote Le P<strong>en</strong>), les irrAIductibles ont déjà publié 10 numéros, représ<strong>en</strong>tant 4000 pages.<br />
8 H. Lefebvre, Méthodologie des sci<strong>en</strong>ces, précédé de "H. Lefebvre et le projet avorté du Traité de matérialisme<br />
dialectique", par R. Hess, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2002, XXVI + 228 p.<br />
9 R. Hess me faisait remarquer que mon livre Schule der Person, Zur anthropologisch<strong>en</strong> Grundlegung einer<br />
Theorie der Schule, (Wurzburg, Ergon, 2004, 430 p.) était une illustration de la théorie des mom<strong>en</strong>ts historiques<br />
et philosophiques. J'y dégage les grands mom<strong>en</strong>ts de la pédagogie de la personne, depuis l'époque de<br />
Charlemagne.<br />
6
plusieurs chapitres où il restitue l'apport du maître. Sans vouloir faire de plagiat, il cherche<br />
alors à coller à ses mots.<br />
Dans d'autres chapitres, R. Hess explore le concept avant H. Lefebvre (Hegel,<br />
Schleiermacher). Ce travail éclaire un contexte philosophique que H. Lefebvre s'est<br />
approprié, et qui modifie forcém<strong>en</strong>t la première théorie des mom<strong>en</strong>ts, celle de 1924, qui<br />
ignorait Hegel, Marx, etc. Enfin, R. Hess se réfère à des concepts produits par G. Lapassade,<br />
R. Lourau, F. Guattari, tels que dissociation, transduction, transversalité que H. Lefebvre<br />
n’emploie pas ou peu 10 .<br />
En 1994, il est apparu à R. Hess que le concept de "mom<strong>en</strong>t", très vivant dans l’œuvre<br />
de H. Lefebvre avait plus de force que celui de situation qui dominait les débats intellectuels,<br />
auxquels il participait alors. Avec lui, je me lançais dans la rédaction d’un ouvrage sur<br />
Situations et mom<strong>en</strong>ts, mais une mauvaise manipulation d’ordinateur <strong>en</strong>g<strong>en</strong>dra la destruction<br />
de notre texte. Les quelques morceaux qui survécur<strong>en</strong>t fur<strong>en</strong>t recyclés dans La relation<br />
pédagogique que je terminais avec R. Hess. Nous fûmes assez malheureux de cette<br />
mésav<strong>en</strong>ture, mais nous n'avons pas abandonné ce projet.<br />
En 1996, R. Hess inscrivait ce projet de La théorie des mom<strong>en</strong>ts, à côté de celui de La<br />
méthode régressive progressive, parmi les premiers titres à produire dans la collection<br />
"Ethnosociologie" qu'il lancait. Ces livres sont toujours <strong>en</strong> chantier. Bi<strong>en</strong> que ce discours sur<br />
les mom<strong>en</strong>ts comm<strong>en</strong>ce à se faire connaître, notamm<strong>en</strong>t par la transmission orale (les cours<br />
de R. Hess font un emploi perman<strong>en</strong>t de ce terme, il a dirigé des thèses illustrant ce concept),<br />
cette théorie des mom<strong>en</strong>ts restait à l'état de projet, de perspective. Car, même si R. Hess a<br />
utilisé ce terme dans certains de ses titres d'ouvrages 11 , il existe une différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre les écrits<br />
analytiques (illustratifs d’un point de vue) comme les journaux, la correspondance (ess<strong>en</strong>tiels<br />
pour les Institutionnalistes), etc. et les écrits synthétiques ou théoriques. Dans les années<br />
1996-2004, R. Hess a donné priorité aux textes biographiques, car il t<strong>en</strong>tait une synthèse sur<br />
les méthodes biographiques, et il ne voulait pas écrire sur la technique du journal, par<br />
exemple, sans pratiquer cette forme d’<strong>en</strong>quête… Cette forte implication dans ce projet diariste<br />
ou autobiographique l’a obligé à remettre le mom<strong>en</strong>t théorique à plus tard…<br />
Dans la biographie d’un auteur, d’un chercheur, il est parfois des thèmes qui sont<br />
prés<strong>en</strong>ts constamm<strong>en</strong>t, mais qui ne parvi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas à s'expliciter de manière synthétique. Ces<br />
termes devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t alors obsessionnels. H<strong>en</strong>ri Lefebvre lui-même, bloqué pour des raisons<br />
techniques (il ne frappait pas ses textes lui-même), a réécrit plusieurs versions de livres qui lui<br />
t<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t particulièrem<strong>en</strong>t à cœur, à la fin de sa vie, sur la rythmanalyse, le secret, etc.<br />
Lorsque nous travaillons à une construction théorique, nous t<strong>en</strong>tons de clarifier des<br />
aspects confus de la problématique, de surmonter des contradictions internes, de résoudre des<br />
conflits <strong>en</strong>tre plusieurs s<strong>en</strong>s possibles d’un mot qui peuv<strong>en</strong>t <strong>en</strong>traîner des emplois<br />
contradictoires ; nous t<strong>en</strong>tons de résoudre des objections qui peuv<strong>en</strong>t être soulevées, etc. Nous<br />
construisons une cohér<strong>en</strong>ce plus grande ; bref, le travail théorique formalise. On donne à lire<br />
un texte écrit de manière plus élaborée, et cette élaboration nous permet d’aller plus loin, de<br />
regarder l’horizon réflexif autrem<strong>en</strong>t. Au mom<strong>en</strong>t où il se lance dans l’écriture de ce livre, R.<br />
Hess a consci<strong>en</strong>ce qu’il y a un chemin à parcourir, un travail à accomplir pour faire passer la<br />
notion de mom<strong>en</strong>t au statut de concept. Il le fait <strong>en</strong> rec<strong>en</strong>sant tout d’abord les morceaux<br />
théoriques cont<strong>en</strong>us dans l’œuvre de H. Lefebvre, <strong>en</strong> y articulant les emplois du terme. En<br />
10 Concernant la transduction chez H. Lefebvre, voir R. Hess et G. Weigand, De la dissociation à l'autre<br />
logique, préface au Mythe de l'id<strong>en</strong>tité, éloge de la dissociation, de Patrick Boumard, Georges Lapassade,<br />
Michel Lobrot, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2006.<br />
11 Remi Hess, Le mom<strong>en</strong>t tango, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 1997, 320 pages ; R. Hess et Hubert de Luze, Le mom<strong>en</strong>t de<br />
la création, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2001, 358 pages ; Remi Hess, Produire son œuvre, le mom<strong>en</strong>t de la thèse, <strong>Paris</strong>,<br />
Téraèdre, 2003, etc.<br />
7
même temps, il t<strong>en</strong>te une synthèse. Enfin, il t<strong>en</strong>te d’appliquer la théorie à l’analyse d’objets<br />
actuels que H. Lefebvre n’a pas explorés. De ce point de vue, R. Hess <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t à H. Lefebvre<br />
le rapport que ce dernier voulait <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ir à K. Marx : repr<strong>en</strong>dre sa méthode, pour porter plus<br />
loin la théorie et la pratique. La théorie des mom<strong>en</strong>ts est un premier essai de formalisation. R.<br />
Hess a trouvé une forme qui articule les fragm<strong>en</strong>ts d'une recherche, conduite depuis vingt ans.<br />
Il n'est pas inconcevable que cet ouvrage ait une suite, ou soit refondu par l'auteur à l'occasion<br />
d'une édition ultérieure.<br />
Sociologie et histoire : un programme<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts est le premier volume d'une série "Sociologie et histoire" que<br />
nous <strong>en</strong>visageons de produire <strong>en</strong>semble, év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t avec l'aide d'autres collaborateurs.<br />
Nous travaillons, R. Hess et moi-même, certaines problématiques depuis 1985. Lors de nos<br />
premiers terrains communs, R. Hess, sociologue fortem<strong>en</strong>t influ<strong>en</strong>cé par G. Lapassade, avait<br />
une t<strong>en</strong>dance à travailler sur "l'ici et maint<strong>en</strong>ant". Il privilégiait la "structure" sur la g<strong>en</strong>èse. Il<br />
avait un parti-pris pour l'ethnographie. Ma formation de philosophe et d'histori<strong>en</strong>ne me<br />
poussait à explorer l'horizon des mots. Ainsi, même lorsqu'ils employai<strong>en</strong>t des mots<br />
id<strong>en</strong>tiques (pédagogie, éducation, famille, élève), les instituteurs allemands et français des<br />
r<strong>en</strong>contres de classes que nous observions, ne mettai<strong>en</strong>t pas la même réalité derrière ces mots.<br />
Aussi, lors de ces terrains faits avec R. Hess, dans des échanges de classes franco-allemandes<br />
(nous avons passé 200 jours <strong>en</strong>semble dans des écoles allemandes ou française <strong>en</strong>tre 1985 et<br />
1997 12 ), nous passions de longues heures à discuter nos perceptions des situations que nous<br />
étions c<strong>en</strong>sées observer. La prop<strong>en</strong>sion sociologique ou anthropologique de R. Hess se ress<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong>core dans Le s<strong>en</strong>s de l'histoire (2001).<br />
C'est lors de son séjour <strong>en</strong> Californie (Stanford et Berkeley) <strong>en</strong> 2005, que R. Hess a<br />
t<strong>en</strong>u un journal "Suis-je un histori<strong>en</strong> ?" où il réfléchit à son rapport à l'histoire 13 . C'est dans ce<br />
contexte de recherche où il était invité par des histori<strong>en</strong>s américains, qu'il pr<strong>en</strong>d consci<strong>en</strong>ce de<br />
la dim<strong>en</strong>sion historique de certaines de ses recherches (histoire de la danse, histoire de la<br />
famille, histoire de l'analyse institutionnelle, histoire de l'écriture diaire, forte implication<br />
dans le mouvem<strong>en</strong>t des histoires de vie). Il projette alors la concrétisation d'un chantier avec<br />
moi pour repr<strong>en</strong>dre les questions que nous nous sommes posées depuis vingt ans. Ce chantier<br />
imaginé dès les années 1980, devi<strong>en</strong>t <strong>en</strong>visageable, car j'ai accédé <strong>en</strong> 2004 au statut de<br />
professeur d'université. Jusqu'alors, excepté 5 années où j'ai été maître de confér<strong>en</strong>ce à<br />
l'université de Würzburg (dans les années 1980), j'avais fait le choix d'être <strong>en</strong>seignante du<br />
secondaire. Cette position me semblait congru<strong>en</strong>te avec mon domaine de recherche : les<br />
sci<strong>en</strong>ces de l'éducation. Dans cette discipline, trop d'universitaires ignor<strong>en</strong>t la réalité du<br />
terrain. La relation <strong>en</strong>tre théorie et pratique est, pour R. Hess et moi-même, une composante<br />
ess<strong>en</strong>tielle de notre paradigme de recherche. Cep<strong>en</strong>dant, il est un mom<strong>en</strong>t, dans une<br />
biographie, où la mise <strong>en</strong> forme des résultats de la recherche demande un investissem<strong>en</strong>t à<br />
plein temps. Quand je vois le travail réalisé par H<strong>en</strong>ri Lefebvre <strong>en</strong> collaboration avec Norbert<br />
Guterman 14 , il me semble que R. Hess inscrit notre relation dans ce continuum.<br />
Histoire et Sociologie se fera donc <strong>en</strong> plusieurs volumes ; tout d'abord : La théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts, La méthode régressive-progressive. Ces deux volumes correspond<strong>en</strong>t à des<br />
urg<strong>en</strong>ces. Nous avons <strong>en</strong>core le projet de Théorie et pratique, (sur la pédagogie, sur la<br />
recherche-action, notamm<strong>en</strong>t), La construction de l’expéri<strong>en</strong>ce, (à partir d'une relecture de<br />
Dilthey, on y explorera biographie, auto-biographie et histoire), L’horizon des mots, (sur<br />
12<br />
R. Hess, G. Weigand, L'observation participante dans les situations interculturelles, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2006,<br />
278 pages.<br />
13<br />
Remi Hess, Suis-je histori<strong>en</strong> ?, colloques <strong>en</strong> Californie (16-26 mars 2005), 90 pages.<br />
14<br />
H. Lefebvre, La somme et le reste, pp. 45-46.<br />
8
l’herméneutique depuis Schleiermacher), Théorie critique et analyse institutionnelle(dans le<br />
mouvem<strong>en</strong>t institutionnaliste, personne n'a <strong>en</strong>core pris le temps d'inscrire l'analyse<br />
institutionnelle dans la théorie critique), Le chercheur et son objet (sur l'implication),<br />
L’écriture impliquée, P<strong>en</strong>ser le mondial, Théorie des résidus, Continuum et rupture… On<br />
voit clairem<strong>en</strong>t l'inscription de ce programme dans le continuum lefebvri<strong>en</strong>.<br />
H. Lefebvre est s<strong>en</strong>sible à l'approche du temps et des mom<strong>en</strong>ts de Gurvitch. Dans La<br />
fin de l’histoire, il sou<strong>ligne</strong> l'extrême perspicacité du rapport au temps de Gurvitch. Pour ce<br />
sociologue, le temps n'est jamais contemporain à soi-même, mais toujours <strong>en</strong> avance vers le<br />
possible, ou <strong>en</strong> retard sur le possible, scandé par des opérations et des actes distincts selon les<br />
niveaux, tel niveau dominant à tel mom<strong>en</strong>t (révolutionnaire, effervesc<strong>en</strong>t, ou bi<strong>en</strong> au<br />
contraire, régularisé et freiné). Pour Gurvitch, comme pour H. Lefebvre, il n'y a donc pas<br />
seulem<strong>en</strong>t un temps social, un temps m<strong>en</strong>tal, un temps physique ou biologique, mais chaque<br />
temporalité <strong>en</strong> proie à la différ<strong>en</strong>ce diffère d'elle-même. Georges Gurvitch établit un li<strong>en</strong><br />
dialectique <strong>en</strong>tre l'histoire et la sociologie : une lutte dans l'unité. À l'histoire, apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
les continuités dans le temps, la sociologie préférant les discontinuités et les établissant avec<br />
force ainsi que leurs conséqu<strong>en</strong>ces (périodes, typologies). Chez Gurvitch, le phénomène total<br />
(la totalité) relève du social et de la sociologie, non de l'histoire et de l'historicité. Ainsi, "la<br />
théorie du temps devi<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>tielle, comme celle de l'espace et par conséqu<strong>en</strong>t de<br />
l'espace-temps et/ou du temps-espace. Ce n'est pas seulem<strong>en</strong>t que le temps et l'espace se différ<strong>en</strong>ci<strong>en</strong>t<br />
passivem<strong>en</strong>t (pour et devant la p<strong>en</strong>sée). Ils se conçoiv<strong>en</strong>t et se perçoiv<strong>en</strong>t comme<br />
capacités de différer : temps et mom<strong>en</strong>ts multiples – topies diversifiées, contrastées. Le<br />
champ de la consci<strong>en</strong>ce (réflexion-action) se diversifie et devi<strong>en</strong>t effectivem<strong>en</strong>t un champ,<br />
multiplicité de parcours et de s<strong>en</strong>s 15 ". Cette problématique du rapport à l'histoire a opposé<br />
violemm<strong>en</strong>t H. Lefebvre à L. Althusser. Il existe des g<strong>en</strong>s qui voi<strong>en</strong>t les ruptures temporelles<br />
ou structurelles, d'autres qui reconnaiss<strong>en</strong>t plus volontiers les continuités. Ce débat n'est donc<br />
pas clos. Comm<strong>en</strong>cer notre chantier "histoire et sociologie" par la théorie des mom<strong>en</strong>ts est un<br />
moy<strong>en</strong> de donner, d'<strong>en</strong>trée, une réponse, notre réponse, au chantier que nous ouvrons.<br />
Certains critiques p<strong>en</strong>seront que notre programme est présomptueux. Je dois dire qu'il<br />
y a chez R. Hess une certaine audace qui s'éloigne de la modestie que les Stalini<strong>en</strong>s<br />
demandai<strong>en</strong>t à H. Lefebvre dans les années 1950. Mais pour sa déf<strong>en</strong>se, je dirai que le<br />
reproche que Luci<strong>en</strong> Sève, dans La différ<strong>en</strong>ce (1960) 16 , faisait à La somme et le reste, d'H.<br />
Lefebvre, livre de 777 pages, dans lequel H. Lefebvre décrivait son programme<br />
philosophique, ne s'est pas justifié. Luci<strong>en</strong> Sève se questionnait alors sur cette philosophie<br />
imaginative de H. Lefebvre, osant mettre le philosophe <strong>en</strong> avant. Il y voit un travers petitbourgeois,<br />
le contraire de l'esprit de parti ! C'est ainsi qu'il justifie l'exclusion de H. Lefebvre<br />
du Parti communiste ! Il pronostique la décrépitude du "r<strong>en</strong>égat". Il se moque de son emploi<br />
du futur : "Un linguiste s'amuserait à étudier dans les derniers chapitres de La somme et le<br />
reste, la subtilité des modes de l'affirmation verbale … Dans la nouvelle philosophie de H.<br />
Lefebvre, on ne montre ri<strong>en</strong> : on montrera. Mieux <strong>en</strong>core : on pourrait montrer. La grande<br />
formule, le grand mot magique découvert, c'est le programmatisme 17 …".<br />
Avec le recul, cep<strong>en</strong>dant, on peut dire que l'histoire a jugé le sociologue. Entre 1959 et<br />
1989, les quarante années qui ont suivies son exclusion du Parti, H. Lefebvre a réalisé le<br />
programme, tiré de ce bilan et cette "critique" de 1959. Durant ces années, il a publié 40<br />
livres, s'inscrivant parfaitem<strong>en</strong>t dans le programme conçu dans La somme et le reste. Ces<br />
livres ont été traduits <strong>en</strong> tr<strong>en</strong>te langues ! Quand on relit Luci<strong>en</strong> Sève, on mesure mieux<br />
l'énergie qui se dégage de l'auto-évaluation que H. Lefebvre fait de son rapport au marxisme.<br />
Luci<strong>en</strong> Sève écrivait : "Le prétexte de La somme et le reste, c'est la prét<strong>en</strong>due infécondité de<br />
15<br />
H. Lefebvre, La fin de l'histoire, 2° éd., p. 164.<br />
16<br />
Luci<strong>en</strong> Sève, La différ<strong>en</strong>ce, Les essais de la Nouvelles Critique, n°7, 1960, 222 pages.<br />
17<br />
L. Sève, La différ<strong>en</strong>ce, p. 215.<br />
9
la boue nauséeuse 18 que constituerai<strong>en</strong>t le marxisme dogmatique et le communisme stalinisé.<br />
Par un juste retour des choses, nous nous permettons de mettre <strong>en</strong> question la fécondité de<br />
l'attitude à laquelle H. Lefebvre aboutit." L'histoire a jugé le sociologue, mais aussi son<br />
critique. H. Lefebvre a eu raison de se dégager du stalinisme. Quelle aurait été sa "fécondité"<br />
s'il était resté <strong>en</strong>travé par les dogmatiques ? Sa leçon est actuelle. Aujourd'hui <strong>en</strong>core, le<br />
monde est peuplé de dogmatismes. H. Lefebvre nous montre qu'il est possible de s'<strong>en</strong> dégager.<br />
R. Hess partage avec H. Lefebvre l'idée qu'il faut affirmer haut et fort son projet<br />
id<strong>en</strong>tificatoire. Oser jouer la singularité maximum, telle est l'<strong>en</strong>jeu de la théorie des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Pour R. Hess, on se construit <strong>en</strong> affirmant ses projets, <strong>en</strong> n'hésitant pas à faire des pas de côté,<br />
<strong>en</strong> construisant ses mom<strong>en</strong>ts ! La sortie de La théorie des mom<strong>en</strong>ts est donc le premier jalon<br />
d'un programme <strong>en</strong> cours. Je m'y s<strong>en</strong>s fortem<strong>en</strong>t impliquée ! Peut-être d'autres, avec nous, se<br />
reconnaîtront-ils dans ce programme ? Notre désir de confronter sociologie et histoire ne sera<br />
pas seulem<strong>en</strong>t théorique, mais aussi pratique. Il s'inscrira dans un effort de compr<strong>en</strong>dre les<br />
contradictions de l'époque d'aujourd'hui, et les limites des disciplines académiques<br />
fragm<strong>en</strong>tées les analyser. Ce fur<strong>en</strong>t des dim<strong>en</strong>sions ess<strong>en</strong>tielles de l'œuvre de H. Lefebvre.<br />
Parmi les apports plus spécifiques de R. Hess, je voudrais signaler les chapitres du<br />
prés<strong>en</strong>t livre sur le mom<strong>en</strong>t du journal et le journal des mom<strong>en</strong>ts. H. Lefebvre ne laisse que<br />
peu d'informations sur ses pratiques de recueil de données, lorsqu'il faisait du terrain. R. Hess<br />
conçoit le journal comme un outil ethno-sociologique qui permet de capter le quotidi<strong>en</strong> pour<br />
<strong>en</strong> faire la critique 19 . La critique du quotidi<strong>en</strong> a été posée philosophiquem<strong>en</strong>t par H. Lefebvre.<br />
L'intérêt de l'apport de R. Hess, c'est de donner un outil pour <strong>en</strong>trer dans cette critique. On<br />
voit ainsi que, par rapport à son maître H. Lefebvre, le travail de R. Hess n'est pas seulem<strong>en</strong>t<br />
restitution. Il est aussi prospection. La construction d'outils est un élém<strong>en</strong>t de la pratique, de la<br />
praxis. C'est une médiation <strong>en</strong>tre théorie et pratique.<br />
Je voudrais terminer cette prés<strong>en</strong>tation <strong>en</strong> disant que la publication du livre de Remi<br />
Hess s’inscrit dans un <strong>en</strong>semble de textes et d’ouvrages qui s’inscriv<strong>en</strong>t dans une perspective<br />
d’<strong>en</strong>semble, dans laquelle se mêl<strong>en</strong>t la question politique, le soucis pédagogique 20 , et un<br />
effort constant pour développer une critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Notre relation à H<strong>en</strong>ri<br />
Lefebvre, c’est une reconnaissance de la nécessité d’interv<strong>en</strong>ir dans le camp social pour le<br />
transformer ; c’est aussi notre intérêt pour une analyse institutionnelle sur les lieux de nos<br />
pratiques 21 .<br />
En 2007 a eu lieu un colloque sur l’œuvre de Remi Hess à l’occasion de son 60°<br />
anniversaire. Le thème de la r<strong>en</strong>contre, L’homme total, le fait qu’elle rassemblait des<br />
participants v<strong>en</strong>ant d’une vingtaine de pays, montre l’ancrage de la p<strong>en</strong>sée de R. Hess au<br />
niveau mondial. De ce point de vue, il est bi<strong>en</strong> le disciple d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre 22 .<br />
Gabriele Weigand<br />
Professeur d'université à Karlsruhe (Pädagogische Hochschule),<br />
<strong>en</strong> philosophie et histoire de l'éducation,<br />
18<br />
H. Lefebvre, La somme et le reste, p. 725.<br />
19<br />
R. Hess, La pratique du journal, l'<strong>en</strong>quête au quotidi<strong>en</strong>, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 1998.<br />
20<br />
Gabriele Weigand, La passion pédagogique, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2007. G. Weigand, R. Hess, La relation<br />
pédagogique, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2007.<br />
21<br />
Gabriele Weigand, Remi Hess, Analyse institutionnelle et pédagogie, fragm<strong>en</strong>ts pour une nouvelle théorie,<br />
préface de Mohamed Daoud, Dar El-Houda, Ain M’Lila, Algérie, 2008, 239 p.<br />
22<br />
Mohamed Daoud, Gabriele Weigand, Quelle éducation pour l’homme total ? Remi Hess et la théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts, Dar Et-Houda, Ain M’Lila, 2007, 428 p.<br />
10
Doy<strong>en</strong>ne de la faculté de philosophie et pédagogie.<br />
Würzburg/<strong>Paris</strong>, le 25 février 2008.<br />
11
Introduction :<br />
"Les propositions portant sur le possible s'examin<strong>en</strong>t, se confront<strong>en</strong>t,<br />
se discut<strong>en</strong>t. La confrontation des projets avec le "réel" (la pratique) exige la<br />
participation des intéressés".<br />
H. Lefebvre, Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne 2 (1961), p. 120.<br />
"La totalité ? Dialectiquem<strong>en</strong>t parlant, elle est là, ici et maint<strong>en</strong>ant. Et<br />
elle n'y est pas. Dans tout acte, et peut-être selon certains dans la nature , il y a<br />
tous les mom<strong>en</strong>ts : travail et jeu, connaissance et repos, effort et jouissance,<br />
joie et douleur. Mais ces mom<strong>en</strong>ts exig<strong>en</strong>t d'une part une objectivation dans la<br />
réalité et dans la société ; ils att<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t une mise <strong>en</strong> forme qui les<br />
élucide et les propose. Proche <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s, la totalité est donc aussi lointaine :<br />
immédiateté vécue et horizon".<br />
H. Lefebvre, Du rural à l’urbain, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 3° éd., p. 265<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre est le théorici<strong>en</strong> du "Possible". Il y a quarante ans, dans Position :<br />
contre les technocrates, <strong>en</strong> finir avec l'humanité-fiction, il nous propose les "fragm<strong>en</strong>ts d'un<br />
manifeste du Possible". Il écrit : "Par rapport aux possibilités, les plans, projets et<br />
programmes représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t à peu près ce qu'est un briquet par rapport au dispositif de mise à<br />
feu d'une fusée. Ni les matériaux, ni les procédés d'utilisation, n'ont la moindre proportion<br />
avec ce que permettrai<strong>en</strong>t les techniques. On ne peut même pas affirmer qu'ils sont <strong>en</strong> retard,<br />
qu'il y a un décalage. C'est d'un abîme qu'il faut parler (p. 15)." Alors que l'on <strong>en</strong>voie des<br />
fusées dans la lune, on est incapable de produire des logem<strong>en</strong>ts aux cloisons insonorisées !<br />
Nous nous trouvons face à la loi d'inégal développem<strong>en</strong>t.<br />
En quarante ans, les choses n'ont pas changé. La p<strong>en</strong>sée de H. Lefebvre reste<br />
d'actualité. La technocratie a toujours le "fétichisme de la cohér<strong>en</strong>ce, de la forme et de la<br />
structure (p. 17)". H. Lefebvre montre que c'est dans le quotidi<strong>en</strong>, "bi<strong>en</strong> instauré dans le creux<br />
<strong>en</strong>tre le passé folklorique et les virtualités de la technique (p. 26)", qu'il faut introduire<br />
l'exploration du possible. C'est dans le quotidi<strong>en</strong> que les progrès de la technique doiv<strong>en</strong>t<br />
pénétrer. Utopie ? "Dès lors qu'il y a mouvem<strong>en</strong>t, il y a utopie. Comm<strong>en</strong>t un mouvem<strong>en</strong>t réel,<br />
social et politique ne proposerait-il pas, sur la voie qui mène au possible, ses représ<strong>en</strong>tations<br />
du possible et de l'impossible ? L'unité et le conflit dialectique du possible et de l'impossible<br />
font partie du mouvem<strong>en</strong>t réel. Dans la mesure même où les "révolutionnaires" ont condamné<br />
l'utopie, ils ont avoué et <strong>en</strong>tériné leur stagnation (p. 54)." L'utopie de gauche, pour H.<br />
Lefebvre, est celle qui imagine un saut immédiat de la vie quotidi<strong>en</strong>ne dans la fête…<br />
Le combat pour s'inv<strong>en</strong>ter dans le s<strong>en</strong>s du possible, c'est s'affronter à la montée du<br />
cybernathrope, technique pour la technique. Dans cet ouvrage, H. Lefebvre analyse ce combat<br />
que l'homme doit m<strong>en</strong>er contre le développem<strong>en</strong>t de la technique pour elle-même. Et contre le<br />
cybernanthrope, il nous propose l'homme, "l'anthrope" :<br />
"L'anthrope devra savoir qu'il ne représ<strong>en</strong>te ri<strong>en</strong> et qu'il prescrit une manière de vivre<br />
plus qu'une théorie philosophico-sci<strong>en</strong>tifique. Il devra perpétuellem<strong>en</strong>t inv<strong>en</strong>ter, s'inv<strong>en</strong>ter, se<br />
réinv<strong>en</strong>ter, créer sans crier à la création, brouiller les pistes et les cartes du cybernanthrope, le<br />
décevoir et le surpr<strong>en</strong>dre. Pour vaincre et même <strong>en</strong>gager la bataille, il ne peut d'abord que<br />
valoriser ses imperfections : déséquilibre, troubles, oublis, lacunes, excès et défaut de<br />
consci<strong>en</strong>ce, dérèglem<strong>en</strong>ts, désirs, passion, ironie. Il le sait déjà. Il sera toujours battu sur le<br />
plan de la logique, de la perfection technique, de la rigueur formelle, des fonctions et des<br />
12
structures. Autour des rocs de l'équilibre, il sera le flot, l'air, l'élém<strong>en</strong>t qui ronge et qui<br />
recouvre.<br />
Il mènera le combat du rétiaire contre le myrmidon, le filet contre l'armure.<br />
Il vaincra par le style (p. 230)."<br />
Ce livre participe à la construction d'une théorie du possible. Il vise à trouver une<br />
perspective de dépassem<strong>en</strong>t des contradictions, dissociations, dilemmes, différ<strong>en</strong>ts de la<br />
société post-moderne, produits par la montée du système, de la bureaucratie qui, trop souv<strong>en</strong>t,<br />
tourm<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t la personne. Accompagnant un mouvem<strong>en</strong>t politique qui veut fédérer les résidus<br />
des systèmes, nous voudrions montrer qu'un effort de l'individu est possible pour développer<br />
les germes qu'il porte <strong>en</strong> lui, pour les développer et se tourner systématiquem<strong>en</strong>t vers une<br />
création de la personne comme oeuvre.<br />
Alors que la société moderne, celle du XIX° siècle, avait cru pouvoir construire une<br />
id<strong>en</strong>tité unifiée du sujet, la post-modernité fait le constat d'une dissociation du sujet, et plus<br />
généralem<strong>en</strong>t de la société tout <strong>en</strong>tière. Peut-on sortir des impasses (traumatisantes) des<br />
dissociations imposées par le monde d'aujourd'hui ?<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts voudrait se proposer pour p<strong>en</strong>ser la dissociation, pour<br />
transformer <strong>en</strong> ressource ce que l'homme d'aujourd'hui vit comme dispersion, fragm<strong>en</strong>tation.<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts est un effort pour articuler continuité et discontinuité, unité et<br />
diversité, forme et fragm<strong>en</strong>ts, thème déjà réfléchi, au niveau de l'œuvre, par les Romantiques<br />
allemands (1799-1800), dans leur revue, l'Ath<strong>en</strong>aum. Cette théorie peut donc s'inscrire dans<br />
un continuum de p<strong>en</strong>sée. Elle a sa place dans une histoire de la philosophie de la consci<strong>en</strong>ce.<br />
Qu’est-ce qu’une théorie ?<br />
Une théorie est "un <strong>en</strong>semble organisé de principe, de règles, de lois sci<strong>en</strong>tifiques,<br />
visant à décrire et à expliquer un <strong>en</strong>semble de faits 23 ." On trouve aussi cette autre définition :<br />
"Ensemble des principes, des concepts qui fond<strong>en</strong>t une activité, un art, qui <strong>en</strong> fixe la<br />
pratique"… Et <strong>en</strong> effet, <strong>en</strong> matière de théorie des mom<strong>en</strong>ts, il y a une relation étroite <strong>en</strong>tre<br />
théorie et pratique. P<strong>en</strong>ser sa vie <strong>en</strong> termes de mom<strong>en</strong>ts, implique une mise <strong>en</strong> pratique des<br />
mom<strong>en</strong>ts. Ici, la théorie et la pratique sont dans un rapport d'interaction. La théorie résulte de<br />
la pratique et à son tour exerce son influ<strong>en</strong>ce sur la pratique.<br />
A qui s’adresse cette théorie ?<br />
Ce livre voudrait t<strong>en</strong>ter de p<strong>en</strong>ser un niveau de la réalité, une forme de la prés<strong>en</strong>ce et<br />
de l'abs<strong>en</strong>ce, du continuum et de la rupture, le mom<strong>en</strong>t, terme <strong>en</strong>core assez flou, bi<strong>en</strong> qu’il ait<br />
le mérite d’accéder à un niveau complexe de la vie. Cherchant à construire une forme de<br />
prés<strong>en</strong>ce articulant vécu, conçu et perçu, ce terme a l’avantage de ses inconvéni<strong>en</strong>ts. Ce terme<br />
de mom<strong>en</strong>t n’<strong>en</strong>ferme pas autant que d’autres (situation, instant, structure, fonction…), la<br />
complexité caractéristique du vécu humain. Cette recherche relève donc quelque part de la<br />
philosophie, mais voudrait jouer un jeu différ<strong>en</strong>t de celui de la philosophie. Il se frayera un<br />
chemin <strong>en</strong>tre le sérieux et le jeu, l’errance et la demeure. La posture philosophique qui sera la<br />
nôtre se trouve à l'intersection de la sociologie (ou anthropologie), de la dialectique et de<br />
l'histoire.<br />
Construire une théorie des mom<strong>en</strong>ts constitue un <strong>en</strong>jeu déterminé : apporter des outils<br />
à ceux qui veul<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>ser leur vie au-delà de l’année scolaire, comptable ou fiscale, à ceux<br />
23 Grand dictionnaire <strong>en</strong>cyclopédique Larousse, <strong>en</strong> 10 volumes, 1985, p. 10193.<br />
13
qui veul<strong>en</strong>t construire une unité, une cohér<strong>en</strong>ce, une totalité dans l’œuvre de leur vie, sans la<br />
réduire à une seule de ses dim<strong>en</strong>sions. Le mom<strong>en</strong>t, c'est l'effort pour donner de la consistance<br />
aux germes que nous portons. C'est une méthode qui, partant que quotidi<strong>en</strong>, t<strong>en</strong>te de nos faire<br />
<strong>en</strong>trer dans le possible.<br />
Les pratiques obligées (l’école pour l’<strong>en</strong>fant et l’adolesc<strong>en</strong>t, la fac ou la recherche du<br />
premier emploi pour le jeune adulte, le métier ou l'abs<strong>en</strong>ce de travail pour l’adulte) nous<br />
objectiv<strong>en</strong>t. Elles nous <strong>en</strong>glu<strong>en</strong>t dans un prés<strong>en</strong>t. En conséqu<strong>en</strong>ce, l’élève a t<strong>en</strong>dance à vivre<br />
sa vie d’élève sur le mode du jour le jour, sur le mode du métier. Il faut répondre aux<br />
sollicitations externes, le moins mal possible, mais sans projet d’<strong>en</strong>semble. Plus tard, les<br />
pratiques professionnelles ont t<strong>en</strong>dances à simplifier les représ<strong>en</strong>tations à ce qui peut être<br />
efficace. Les pratiques du quotidi<strong>en</strong> accept<strong>en</strong>t davantage la complexité, mais elles sont peu<br />
l’objet d’une méditation systématique et d’une réflexion. Ainsi, très souv<strong>en</strong>t, le quotidi<strong>en</strong> est<br />
tellem<strong>en</strong>t absorbant qu’il est vécu sur le mode de la passivité ou de l’extro-détermination. Ce<br />
sont les sollicitations externes qui construis<strong>en</strong>t votre quotidi<strong>en</strong> (les exig<strong>en</strong>ces des par<strong>en</strong>ts pour<br />
les <strong>en</strong>fants, les exig<strong>en</strong>ces des <strong>en</strong>fants pour les par<strong>en</strong>ts, celles des ag<strong>en</strong>ts de l’eau ou de<br />
l’électricité, du contrôleur des impôts, les factures à payer, les abonnem<strong>en</strong>ts à r<strong>en</strong>ouveler, les<br />
fins de mois à boucler, etc). Ainsi, le quotidi<strong>en</strong> nous objective… On cherche à le fuir dans des<br />
conduites passives (on s’installe devant la télévision, etc.), ou dans la production de ruptures<br />
(fêtes)…<br />
Pourtant, derrière tout ce flux héraclité<strong>en</strong> du quotidi<strong>en</strong> qui pourrait nous submerger, il<br />
y a, parfois chez nous, une force de subjectivation qui transforme les obligations. Je ress<strong>en</strong>s<br />
un fort désir de dev<strong>en</strong>ir sujet. Je travaille à être sujet de mes déterminations. J'y mets de la<br />
volonté. Ainsi, il y a des mom<strong>en</strong>ts où le quotidi<strong>en</strong> se transforme. Je pr<strong>en</strong>ds du temps pour<br />
moi. Je fais le projet de dev<strong>en</strong>ir moi. Je veux me p<strong>en</strong>ser comme une personne qui, au-delà de<br />
ses dissociations, construit son unité dans la diversité. Concrètem<strong>en</strong>t, je fais des projets,<br />
auxquels je m'id<strong>en</strong>tifie. Je décide de lire, de passer du temps à une activité, que j'ai décidée :<br />
le jeu avec les <strong>en</strong>fants ou petits-<strong>en</strong>fants, la pratique sportive, l’amour, le repos… Ou des amis<br />
survi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. Je suis heureux de les revoir. Je les reçois. Je sors une nappe. Je prépare un<br />
repas. J'expérim<strong>en</strong>te un mom<strong>en</strong>t d’humanisation dans lequel je me s<strong>en</strong>s totalem<strong>en</strong>t sujet…<br />
Ces mom<strong>en</strong>ts ne sont pas les mêmes pour tous, mais les observer met au jour qu’ils nous<br />
constitu<strong>en</strong>t une id<strong>en</strong>tité, notre id<strong>en</strong>tité. Comm<strong>en</strong>t s’est façonné notre art de manger, de boire,<br />
d’étudier, peut-être de faire notre jardin, de recevoir nos amis ou mille autres choses ?<br />
Comm<strong>en</strong>t ces modes de prés<strong>en</strong>ce peuv<strong>en</strong>t se créer des horizons ? Comm<strong>en</strong>t constituons-nous<br />
nos mom<strong>en</strong>ts ? Quelle est la part qui relève de l’héritage du passé, quelle est la part de notre<br />
volonté, de notre interv<strong>en</strong>tion ? Quelle ouverture sur le possible ?<br />
Si La théorie des mom<strong>en</strong>ts s’adresse quelque part aux philosophes et plus<br />
généralem<strong>en</strong>t aux théorici<strong>en</strong>s, qui croi<strong>en</strong>t qu’une avancée conceptuelle peut aider à p<strong>en</strong>ser le<br />
monde, cette théorie s’adresse surtout à tous ceux qui p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t qu’<strong>en</strong> une part d’eux-mêmes,<br />
sommeille le mom<strong>en</strong>t philosophique, le mom<strong>en</strong>t théorique. Ce mom<strong>en</strong>t est celui de la<br />
distanciation, de la prise de distance, de l'effort pour objectiver, analyser et critiquer le<br />
quotidi<strong>en</strong>, pour <strong>en</strong> dépasser l'aliénation. Objectiver ce qui nous objective, tel est l'<strong>en</strong>jeu d'une<br />
théorie des mom<strong>en</strong>ts, conçue comme critique du quotidi<strong>en</strong>, et comme p<strong>en</strong>sée anticipative.<br />
Ainsi, cet ouvrage se veut théorie de l'effort de mise <strong>en</strong> contexte du vécu, à la fois<br />
anthropologique et historique. L'inscription disciplinaire de cette théorie, plutôt que purem<strong>en</strong>t<br />
philosophique, sera donc davantage du côté d’une anthropologie historique et philosophique.<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts a sa place dans une posture, celle qu’a t<strong>en</strong>té de dégager H<strong>en</strong>ri<br />
Lefebvre, dans sa Métaphilosophie 24 .<br />
24 H. Lefebvre, Métaphilosophie (1965), 2° édition, <strong>Paris</strong>, Syllepse, 2001.<br />
14
Le terme de mom<strong>en</strong>t est fort répandu. Il est polysémique. Il convi<strong>en</strong>dra donc<br />
progressivem<strong>en</strong>t d’<strong>en</strong> dégager les cont<strong>en</strong>us. Pour aider à avancer, nous allons t<strong>en</strong>ter une<br />
première définition.<br />
Définition du mom<strong>en</strong>t<br />
Le terme de mom<strong>en</strong>t est polysémique. On peut cep<strong>en</strong>dant id<strong>en</strong>tifier trois<br />
principales instances de ce terme : le mom<strong>en</strong>t logique, le mom<strong>en</strong>t historique, <strong>en</strong>fin le<br />
mom<strong>en</strong>t comme singularisation anthropologique d’un sujet ou d’une société.<br />
Pour <strong>en</strong>trer dans cette distinction, on peut remarquer que la langue allemande<br />
distingue deux g<strong>en</strong>res au terme de "mom<strong>en</strong>t". D’abord, le neutre : Das Mom<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>voie au<br />
latin mom<strong>en</strong>tum (poids) proche par<strong>en</strong>t de movim<strong>en</strong>tum (mouvem<strong>en</strong>t), c’est-à-dire facteur<br />
déterminant dans une dynamique. Par contre, au masculin, der Mom<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>voie à une durée<br />
temporelle à confronter à la notion d’instant. Le mom<strong>en</strong>t est alors un espace-temps d’une<br />
certaine durée, d’une certaine épaisseur. Le mom<strong>en</strong>t historique est id<strong>en</strong>tifiable dans une<br />
dynamique temporelle. Le mom<strong>en</strong>t anthropologique sera davantage dans la spacialisation. Il<br />
apparaît alors comme le conçu d’une forme que l’on donne à un vécu qui se produit et se<br />
reproduit dans un même cadre psychique et/ou matériel.<br />
I).- Le mom<strong>en</strong>t logique dans la dialectique<br />
Dans son acception dynamique, on peut trouver au concept de mom<strong>en</strong>t des origines<br />
“ mécaniques ”. Le mom<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre dans une dynamique. Entre 1725 et 1803, plusieurs<br />
théorici<strong>en</strong>s, s’intéressant au mouvem<strong>en</strong>t, ou <strong>en</strong> statique ou <strong>en</strong> dynamique, utilis<strong>en</strong>t le concept<br />
de mom<strong>en</strong>t. Ainsi, dans son traité La Nouvelle mécanique (1725), Pierre Varignon énonce,<br />
pour la première fois, la règle de composition des forces concourantes. C’est dans ce livre que<br />
se trouve développée la première théorie des mom<strong>en</strong>ts. Leonhard Euler, mathématici<strong>en</strong>, dans<br />
son Traité complet de mécanique (1736) fait <strong>en</strong>trer le terme de mom<strong>en</strong>t dans une analyse et<br />
une sci<strong>en</strong>ce du mouvem<strong>en</strong>t. En 1803, Louis Poinsot, mathématici<strong>en</strong> français repr<strong>en</strong>d ce terme<br />
dans l’étude mécanique du couple et développe une théorie importante sur la rotation d’un<br />
corps (Sylvester et Foucault repr<strong>en</strong>dront cette théorie).<br />
Ce contexte sémantique n’échappe pas à Hegel lorsqu’il conçoit sa logique<br />
dialectique. Dans son Introduction à la critique de la philosophie du droit, Hegel élabore le<br />
modèle d’une dialectique organisée <strong>en</strong> trois mom<strong>en</strong>ts. La dialectique hégéli<strong>en</strong>ne distingue<br />
l’universalité, la particularité et la singularité. Comme le sou<strong>ligne</strong> l’étymologie des mots,<br />
l’UNiversalité r<strong>en</strong>voie à l’unité positive, la PARTicularité r<strong>en</strong>voie à la partie, élém<strong>en</strong>t du<br />
tout, et la SINgularité r<strong>en</strong>voie au principe de conjonction (sun <strong>en</strong> grec, ce pourrait être la<br />
conjonction <strong>en</strong>tre le tout et ses parties).<br />
Les propriétés des trois mom<strong>en</strong>ts hégéli<strong>en</strong>s sont les suivantes : chaque mom<strong>en</strong>t est<br />
négation des deux autres, chaque mom<strong>en</strong>t est affirmation des deux autres ; ils sont<br />
indissociables ; ils sont à la fois <strong>en</strong> relation négative et <strong>en</strong> relation positive avec chacun des<br />
deux autres 25 .<br />
II).- Le mom<strong>en</strong>t historique<br />
25 Voir à ce sujet la thèse de Patrice Ville, Une socianalyse institutionnelle, G<strong>en</strong>s d’école et g<strong>en</strong>s du tas, <strong>Paris</strong> 8,<br />
thèse d’état, 12 septembre 2001, p. 45 à 57.<br />
15
Pour définir le mom<strong>en</strong>t dans l’histoire, nous devons tout d’abord le distinguer de<br />
l’instant, temps très bref, instantané. L’instant se pose comme la “ révélation ”, sorte<br />
d’ “ insight ”. Le “ c’est ça ” est une forme de cette révélation. L’instant est éphémère<br />
(Kierkegaard). Il ne dure qu’un instant. Il n’a lieu qu’une fois. Par opposition le mom<strong>en</strong>t a<br />
une consistance temporelle.<br />
Par exemple, dans l’histoire de la philosophie, on pourra définir Socrate ou Platon,<br />
Saint Augustin, Descartes, etc (et donc avec eux leurs œuvres) comme des “ mom<strong>en</strong>ts ” de la<br />
p<strong>en</strong>sée systématique. Dans l’histoire de l’économie, K. Marx repr<strong>en</strong>dra ce concept <strong>en</strong><br />
distinguant des phases, des stades dans l’histoire humaine qui sont les mom<strong>en</strong>ts de cette<br />
histoire. K. Marx distingue les principaux modes de production : l’esclavage, le servage, le<br />
salariat, le communisme. Dans le même mouvem<strong>en</strong>t, il distingue des phases ou des mom<strong>en</strong>ts<br />
dans le dev<strong>en</strong>ir de l’homme : la conception, la naissance, l’<strong>en</strong>fance, l’âge adulte. Ces<br />
différ<strong>en</strong>ts mom<strong>en</strong>ts s’interpénètr<strong>en</strong>t logiquem<strong>en</strong>t dans la dynamique de vie d’un sujet comme,<br />
à une certaine date historique, un mode de production dominant peut voir survivre d’autres<br />
mom<strong>en</strong>ts du travail : il y aura déjà un espace pour le salariat dans une société à dominante<br />
féodale, par exemple.<br />
Dans ce contexte historique, chez Hegel ou Marx, le mom<strong>en</strong>t garde quelque chose du<br />
s<strong>en</strong>s logique. L’histoire de l’humanité se développe selon une logique, celle du s<strong>en</strong>s de<br />
l’histoire.<br />
Mais, dans la g<strong>en</strong>èse historique, on utilisera aussi le terme de mom<strong>en</strong>t dans un s<strong>en</strong>s<br />
plus limité, <strong>en</strong> parlant de “ mom<strong>en</strong>t décisif ”, par exemple. H. Lefebvre parle de la bataille de<br />
Varsovie (1917) comme d’un tel mom<strong>en</strong>t. Si Trotski avait gagné cette bataille, le dev<strong>en</strong>ir de<br />
l’Europe, et du communisme, aurait été autre. Le “ mom<strong>en</strong>t décisif ” est une int<strong>en</strong>sité<br />
stratégique dans la vie d’une société.<br />
En éducation, dans ses écrits pédagogiques, Friedrich Schleiermacher montre que la<br />
difficulté de l’école est de mobiliser l’<strong>en</strong>fant qui vit dans le prés<strong>en</strong>t pour travailler à se<br />
préparer un av<strong>en</strong>ir. Le mom<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>t lutte contre le mom<strong>en</strong>t à v<strong>en</strong>ir : “ Dans chaque<br />
mom<strong>en</strong>t pédagogique, on produira donc toujours quelque chose que l'<strong>en</strong>fant ne veut pas.<br />
Chaque mom<strong>en</strong>t précisém<strong>en</strong>t pédagogique s'avère ainsi comme un mom<strong>en</strong>t inhibant. La<br />
consci<strong>en</strong>ce immédiate est égale à zéro. ” Et plus loin : “ Chaque influ<strong>en</strong>ce pédagogique se<br />
prés<strong>en</strong>te comme le sacrifice d'un mom<strong>en</strong>t précis pour un mom<strong>en</strong>t futur. On se demande donc<br />
si on a le droit d'effecteur de tels sacrifices [p. 46]. ”<br />
Dans l’histoire du sujet, Francis Lesourd parle de “ mom<strong>en</strong>t privilégié ”, dans lequel le<br />
sujet adulte refonde ses projets et ses perspectives de formation. Il s’agit d’int<strong>en</strong>sité dans la<br />
vie du sujet. Sigmund Freud parlera, quant à lui du “ bon mom<strong>en</strong>t de l’interprétation ”.<br />
III). Le mom<strong>en</strong>t comme singularisation anthropologique d’un sujet ou d’une<br />
société<br />
Pour définir cette acception, nous devons distinguer le mom<strong>en</strong>t de la situation.<br />
La situation pose les différ<strong>en</strong>ts évènem<strong>en</strong>ts qui, matériellem<strong>en</strong>t parlant, ont permis un<br />
avènem<strong>en</strong>t. Ces événem<strong>en</strong>ts s’organis<strong>en</strong>t par “ Tâtonnem<strong>en</strong>t expérim<strong>en</strong>tal ” (C. Freinet) et<br />
cré<strong>en</strong>t un contexte dont l’origine (pourquoi tel mom<strong>en</strong>t, telle personne etc.) nous échappe <strong>en</strong><br />
grande partie, et que nous ne pouvons que constater. La situation est donc la résultante d’une<br />
série de conditions qui advi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, émerg<strong>en</strong>t, se mett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> place d’elles-mêmes, conditions<br />
dont l’origine, le pourquoi et le futur nous échapp<strong>en</strong>t.<br />
16
C’est la “ sédim<strong>en</strong>tation ” de cette série de situations qui, comme au carrefour de<br />
<strong>ligne</strong>s de fuite, cré<strong>en</strong>t le mom<strong>en</strong>t anthropologique. La prise de consci<strong>en</strong>ce d’un déjà vécu,<br />
dans une situation aux conditions similaires, permet de dénommer et de structurer le mom<strong>en</strong>t<br />
(mom<strong>en</strong>t du travail, mom<strong>en</strong>t de la création) et de pouvoir à nouveau l’id<strong>en</strong>tifier, à partir de<br />
ses critères connus, liés aux élém<strong>en</strong>ts constituant sa situation. En pr<strong>en</strong>ant consci<strong>en</strong>ce du<br />
mom<strong>en</strong>t, on pr<strong>en</strong>d égalem<strong>en</strong>t consci<strong>en</strong>ce de son épaisseur à la fois dans l’espace (situation) et<br />
dans le temps ouvert (le retour du mom<strong>en</strong>t sous une forme comparable). Dans le déroulem<strong>en</strong>t<br />
du temps, on va pouvoir distinguer différ<strong>en</strong>ts mom<strong>en</strong>ts anthropologiques (le mom<strong>en</strong>t du<br />
repas, le mom<strong>en</strong>t de l’amour, le mom<strong>en</strong>t du travail, le mom<strong>en</strong>t philosophique, le mom<strong>en</strong>t de<br />
la formation, etc).<br />
Le mom<strong>en</strong>t, comme “ singularisation anthropologie d’un sujet ou d’un groupe social ”,<br />
existe déjà chez Hegel, qui distingue dans la société le mom<strong>en</strong>t de la famille, le mom<strong>en</strong>t du<br />
travail et le mom<strong>en</strong>t de l’Etat. En 1808, Marc-Antoine Julli<strong>en</strong> propose de distinguer le<br />
mom<strong>en</strong>t du corps et de la santé, le mom<strong>en</strong>t de la r<strong>en</strong>contre avec les autres, et le mom<strong>en</strong>t du<br />
travail intellectuel. Mais c’est surtout à H<strong>en</strong>ri Lefebvre que l’on doit un développem<strong>en</strong>t et une<br />
diversification de cette théorisation du mom<strong>en</strong>t anthropologique.<br />
Nous n’avons pas de prise sur l’instant, ni sur les situations (imprévisibles), sinon <strong>en</strong><br />
développant un s<strong>en</strong>s de l’improvisation permettant de faire face à cet imprévu. Par contre, à<br />
condition d’être “ consci<strong>en</strong>tisé, réfléchi, voulu ”, le mom<strong>en</strong>t, parce qu’il revi<strong>en</strong>t, parce qu’il se<br />
connaît de mieux <strong>en</strong> mieux, finit par “ s’instituer ”, se laisse redéployer, déplisser dans une<br />
histoire personnelle ou collective. Son auteur lui donne forme, et lui-même donne forme à son<br />
auteur. Se former, c’est donner forme et signification à ses mom<strong>en</strong>ts. C'est aussi une<br />
possibilité pour concevoir l'adv<strong>en</strong>ir.<br />
La r<strong>en</strong>contre avec l’autre, la r<strong>en</strong>contre interculturelle, peut se développer au niveau<br />
d’un mom<strong>en</strong>t (dim<strong>en</strong>sion ethnographique) : on compare par exemple notre mom<strong>en</strong>t du repas<br />
ou notre mom<strong>en</strong>t de l’école, <strong>en</strong> France et <strong>en</strong> Allemagne. Mais la r<strong>en</strong>contre peut aussi se<br />
donner comme objet le principe de production et de reproduction des mom<strong>en</strong>ts de deux<br />
sociétés (dim<strong>en</strong>sion ethnologique). En situant ces comparaisons culturelles dans un <strong>en</strong>semble<br />
plus vaste, ou sur le plan historique ou sur le plan géographique, on accède à un niveau <strong>en</strong>core<br />
plus distancé (dim<strong>en</strong>sion anthropologique).<br />
Avec Christine Delory-Momberger, j'ai pu ori<strong>en</strong>ter la pratique des histoires de vie <strong>en</strong><br />
formation, vers une anthropologie des mom<strong>en</strong>ts du sujet. Dans ce type de chantier, on voit<br />
bi<strong>en</strong> comm<strong>en</strong>t les différ<strong>en</strong>tes instances du concept de mom<strong>en</strong>t se ploi<strong>en</strong>t et se déploi<strong>en</strong>t, dans<br />
une constante interaction avec les autres instances. Le mom<strong>en</strong>t est le lieu où jou<strong>en</strong>t, dans un<br />
mouvem<strong>en</strong>t d’<strong>en</strong>semble donnant un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d’improvisation, la logique, l’histoire et<br />
l’anthropologie, t<strong>en</strong>dant vers, mais refusant l’absolu 26 .<br />
26<br />
R. Hess, Ch. Delory-Momberger, Le s<strong>en</strong>s de l'histoire, mom<strong>en</strong>ts d'une biographie, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2001,<br />
414 pages.<br />
17
PREMIERE PARTIE<br />
SUR LE MOMENT<br />
Chapitre 1 : Des mom<strong>en</strong>ts et du temps, selon Jacques Ardoino<br />
Chapitre 2. Le mom<strong>en</strong>t : une singularisation anthropologique du sujet<br />
Chapitre 3 : La dynamique du mom<strong>en</strong>t, concept de la logique dialectique<br />
Chapitre 4 : Lectures de l'histoire<br />
Chapitre 5 : Le bon mom<strong>en</strong>t<br />
Chapitre 1 :<br />
Des mom<strong>en</strong>ts et du temps,<br />
selon Jacques Ardoino<br />
En juillet 2001, au l<strong>en</strong>demain du colloque du c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire d'H. Lefebvre, pour lequel il<br />
avait participé au conseil sci<strong>en</strong>tifique, j'ai demandé à Jacques Ardoino de me dire, lui qui a<br />
tellem<strong>en</strong>t réfléchi sur le temps, mais qui n'avait pas <strong>en</strong> mémoire les théories de H. Lefebvre<br />
concernant la théorie des mom<strong>en</strong>ts, de me dire la manière dont il se représ<strong>en</strong>tait la relation<br />
<strong>en</strong>tre mom<strong>en</strong>t et temps. La suite de ce chapitre est la réponse qu'il m'a faite. Je la publie<br />
intégralem<strong>en</strong>t, (avec son aimable autorisation), comme réponse à mon questionnaire, dans la<br />
mesure où, par contraste, cette réponse pourra aider à mieux saisir, dans les chapitres<br />
suivants, l'apport d'H. Lefebvre.<br />
Dans les échanges langagiers qui n’ont pas <strong>en</strong>core fait l’objet d’une critique<br />
linguistique et sémantique appropriée, les rapports <strong>en</strong>tre temps et mom<strong>en</strong>ts sont finalem<strong>en</strong>t<br />
beaucoup plus complexes qu’il n’y paraissait plus superficiellem<strong>en</strong>t. Pour repr<strong>en</strong>dre, ici, une<br />
expression dev<strong>en</strong>ue familière lorsque nous ânonnions nos “ humanités ” et exercions<br />
l’appr<strong>en</strong>tissage des langues étrangères, le mom<strong>en</strong>t est, littéralem<strong>en</strong>t, un “ faux ami ” du<br />
temps 27 dans la mesure où il affecte celui-ci d’un nouveau paradigme incontestablem<strong>en</strong>t<br />
réducteur. Essayons de voir comm<strong>en</strong>t s’opèr<strong>en</strong>t ces transformations.<br />
Le “ mom<strong>en</strong>t ” est ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t un “ intervalle ” de temps (court espace par rapport<br />
à une durée totale, <strong>en</strong> insistant sur la brièveté du vécu de cette durée). Sont aussi à rapprocher<br />
d’un tel concept, l’instant (relativem<strong>en</strong>t plus bref <strong>en</strong>core que le mom<strong>en</strong>t), l’hic et nunc<br />
(c<strong>en</strong>tration sur l’ici et maint<strong>en</strong>ant) et le temps (logique ou grammatical - passé, prés<strong>en</strong>t, futur-,<br />
temps décomposés par l’analyse d’une séqu<strong>en</strong>ce historique ou chronologique, temps, ou<br />
mom<strong>en</strong>ts, de la dialectique hégéli<strong>en</strong>ne). Prov<strong>en</strong>ant du latin mom<strong>en</strong>tum (XII ème siècle), luimême<br />
contraction de movim<strong>en</strong>tum (mouvem<strong>en</strong>t), il atteste ainsi son ancrage résolum<strong>en</strong>t<br />
spatial ou ét<strong>en</strong>du. Même s’il peut s’accommoder d’acceptions plus vagues (je vais travailler<br />
un mom<strong>en</strong>t, plus indéfini ; de mom<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> mom<strong>en</strong>ts ; à tout mom<strong>en</strong>t ; par mom<strong>en</strong>ts ; d’un<br />
mom<strong>en</strong>t à l’autre…), il est assez précisém<strong>en</strong>t défini dans la plupart de ses usages, notamm<strong>en</strong>t<br />
à travers ses nombreux emplois sci<strong>en</strong>tifiques (ce seront, <strong>en</strong> mathématiques, <strong>en</strong> physique, <strong>en</strong><br />
mécanique, <strong>en</strong> électro-magnétique, les mom<strong>en</strong>ts : cinétique, dipolaire, d’inertie, statistique :<br />
“ mom<strong>en</strong>t d’un vecteur ” par rapport à un point ; “ mom<strong>en</strong>t magnétique ”, “ mom<strong>en</strong>t d’un<br />
couple ”, d’une force…) 28 . Ce sera la coïncid<strong>en</strong>ce dans le temps, voire dans la durée, pouvant<br />
27 Cf. Jacques Ardoino, “ Le temps dénié dans (et par) l’école ” in Le temps <strong>en</strong> éducation et <strong>en</strong> formation, Actes<br />
du colloque de l’AFIRSE 1992, AFIRSE, Lyon, 1993<br />
28 Par exemple, le mom<strong>en</strong>t d’un couple est le “ produit de la distance des deux forces du couple par leur int<strong>en</strong>sité<br />
commune ”. Dans la plupart de ces emplois, nous avons affaire à des nombres. E. B. Uvarov et D. R. Chapman,<br />
Dictionnaire des sci<strong>en</strong>ces, PUF, <strong>Paris</strong>, 1956<br />
18
constituer le point de départ d’une nouvelle séqu<strong>en</strong>ce, désormais seule prise <strong>en</strong> considération<br />
(au mom<strong>en</strong>t où, à ce mom<strong>en</strong>t, à partir de ce mom<strong>en</strong>t…), qui va prédominer. Nous sommes<br />
plutôt, alors, dans le temps logique et abstrait d’un raisonnem<strong>en</strong>t, d’un <strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>t de<br />
propositions et d’argum<strong>en</strong>ts rationnels, juridiques, mathématiques, débouchant au mieux sur<br />
une chronologie. La mesure de l’ét<strong>en</strong>due, avec ses fonctions de repérage, va ainsi tout<br />
naturellem<strong>en</strong>t s’associer à l’espace, à la faveur des “ mom<strong>en</strong>ts ”. À la brièveté s’ajoutera<br />
parfois l’int<strong>en</strong>sité. Ce seront, de la sorte, les mom<strong>en</strong>ts de l’illumination, de la jouissance, de<br />
l’extase, du sacré. Du point du vue psychologique, le mom<strong>en</strong>t semblerait correspondre à un<br />
vécu plus émotionnel, tandis que les s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts s’éprouverai<strong>en</strong>t plus pleinem<strong>en</strong>t dans la<br />
durée. Dans la langue allemande, justem<strong>en</strong>t, le vocable “ mom<strong>en</strong>t ” pr<strong>en</strong>d surtout le s<strong>en</strong>s<br />
psychologique de décisif, crucial, à la fois qualitatif et logico-rationnel.<br />
Les philosophes (André Lalande 29 ) distingu<strong>en</strong>t, de même, <strong>en</strong>tre plusieurs acceptions :<br />
puissance de mouvoir et cause de mouvem<strong>en</strong>t (A, subdivisé <strong>en</strong> “ physique ” et “ m<strong>en</strong>tal ”) ;<br />
courte durée, instant (B) ; chacune des phases qu’on peut assigner dans un développem<strong>en</strong>t<br />
quelconque (transformation matérielle, processus psychiques ou social, dialectique (C).<br />
L’Encyclopédie philosophique universelle 30 analyse ainsi ce concept sous les angles de la<br />
philosophie générale et de l’esthétique, cette dernière à partir de l’exemple musical. Dans son<br />
s<strong>en</strong>s le plus général, le terme y désigne : “ … un aspect - partie, phase ou étape – au sein d’un<br />
processus global ”. Il reti<strong>en</strong>t donc les significations courantes d’instant, de laps de temps très<br />
court, mais il constitue <strong>en</strong> même temps un mouvem<strong>en</strong>t ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t transitif “ … qui met<br />
<strong>en</strong> lumière la connotation suivante : le mom<strong>en</strong>t est toujours une réalité relative et, comme tel,<br />
il est à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre et à replacer au sein d’une relation et d’un système ”. Mais lorsque l’int<strong>en</strong>sité<br />
du mom<strong>en</strong>t prédomine, ce peut être au détrim<strong>en</strong>t de cette relation à un tout. C’est alors le<br />
mom<strong>en</strong>t qui devi<strong>en</strong>t totalité <strong>en</strong> estompant tout le reste. La notion de “ mom<strong>en</strong>t ”, <strong>en</strong> musique,<br />
r<strong>en</strong>voie, pour sa part, au problème fondam<strong>en</strong>tal de l’exist<strong>en</strong>ce d’un temps musical, autonome<br />
ou non, par rapport au temps philosophique. La composition musicale, elle-même, est<br />
évidemm<strong>en</strong>t temporelle et suppose que son exécution, son écoute par l’auditoire, r<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t à<br />
des vécus singuliers et ou collectifs, groupaux, interactifs, culturels, jou<strong>en</strong>t inter<br />
subjectivem<strong>en</strong>t avec des mémoires. L’évolution des conceptions du temps dans l’histoire<br />
influera donc sur les g<strong>en</strong>res et les conceptions de la musique supposant toujours l’intellig<strong>en</strong>ce<br />
des dialectiques du continu et du discontinu, du particulier et de l’universel. L’avènem<strong>en</strong>t<br />
d’une musique électronique, d’un son numérique, avec leurs possibilités de conservation et<br />
leurs combinatoires propres, faciliteront l’émerg<strong>en</strong>ce de formes musicales modernes,<br />
transgressant la dualité continuité-discontinuité, favorisant une conc<strong>en</strong>tration sur l’ici et<br />
maint<strong>en</strong>ant, au mépris d’une rhétorique plus traditionnelle, faisant du mom<strong>en</strong>t une sorte<br />
d’<strong>en</strong>tité temporelle, d’où serai<strong>en</strong>t évacuées toutes connotations philosophiques et<br />
métaphysiques.<br />
Tout à fait indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t du “ temps qu’il fait ” (climat, météorologie), le temps<br />
qui s’égrène, s’écoule, passe, se compte ou se conte, se spécifie, dans nos usages, <strong>en</strong> temps<br />
universel, objectif, physique, homogène (donc susceptible de mesure), ou <strong>en</strong> temps-durée<br />
(temporalité), vécu, intersubjectif, hétérogène, fait de mémoire et d’implications, beaucoup<br />
plus explicitem<strong>en</strong>t particularisé ou singularisé. Tandis que le premier, chronique,<br />
chronologique ou chronométrique, se place sous les signes de Chronos, voire de Kayros 31 , et<br />
se décompte principalem<strong>en</strong>t dans la modernité de façon quantitative <strong>en</strong> unités de mesure du<br />
temps (nano-secondes, tierces, secondes, minutes, heures, jours, mois ans, déc<strong>en</strong>nies, siècles,<br />
millénaires, millions ou milliards d’années-lumière…), évidemm<strong>en</strong>t référées à un idéal<br />
29<br />
Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, <strong>Paris</strong>, 1947.<br />
30<br />
Les notions philosophiques – dictionnaire, (respectivem<strong>en</strong>t, articles de P-J. Labarrière et D. Bosseur), PUF,<br />
<strong>Paris</strong>, 1992.<br />
31<br />
Kayros est une divinité heureuse du panthéon grec, accompagnant le succès, la prouesse, la victoire (donc<br />
conservant un parfum d’éphémère). N’y aurait-il pas dans cette représ<strong>en</strong>tation apollini<strong>en</strong>ne, quant on l’oppose à<br />
Chronos un soupçon de la dialectique des pulsions de mort et de vie ?<br />
19
d’homogénéité, le second, plus qualitatif, et, de ce fait, plus hétérogène, affirme sa<br />
complexité. Celle-ci n’est pas, comme nous avons t<strong>en</strong>té de le montrer par ailleurs 32 , une<br />
propriété spécifique, réelle, de l’objet étudié, mais bi<strong>en</strong> plutôt une hypothèse de travail et de<br />
lecture de cet objet étudié, quand les <strong>en</strong>treprises d’intelligibilité t<strong>en</strong>ant à tel ou tel parti-pris<br />
épistémologique (cartési<strong>en</strong>, notamm<strong>en</strong>t), plus classique, s’avèr<strong>en</strong>t impuissantes. Complexité<br />
et complication doiv<strong>en</strong>t alors être soigneusem<strong>en</strong>t distinguées, pour ne pas s’abîmer dans la<br />
confusion, ce qui n’empêchera pas de vouloir les articuler <strong>en</strong>suite 33 . La “ durée ” p<strong>en</strong>sée par<br />
H<strong>en</strong>ri Bergson, elle-même caractéristique d’un élan vital, partiellem<strong>en</strong>t biologique et<br />
évolutionniste et, surtout, d’une philosophie de la continuité, est déjà d’une toute autre nature<br />
que le temps astro-physique cal<strong>en</strong>daire. Bergson n’échappe pas tout à fait à l’emprise<br />
phénoménologique de son temps. Le choix d’une rupture avec les dualismes traditionnels,<br />
avec les côtés <strong>en</strong>combrants de la nature, avec les curiosités empiriques, autrem<strong>en</strong>t dit avec les<br />
philosophies de la représ<strong>en</strong>tation, si répandues par ailleurs, pour ne s’intéresser qu’aux<br />
données immédiates d’une consci<strong>en</strong>ce et d’une subjectivité (elle même inscrite dans une vie<br />
psychique inconsci<strong>en</strong>te quand il s’agira de la psychanalyse) n’<strong>en</strong> conti<strong>en</strong>t pas moins ses<br />
<strong>en</strong>fermem<strong>en</strong>ts, aussi int<strong>en</strong>tionnels et délibérés qu’ils se veuill<strong>en</strong>t. Le prix à payer est<br />
notamm<strong>en</strong>t le naufrage d’un “ autre ” qui, <strong>en</strong>fin, ne se réduirait plus au même. Une fois<br />
<strong>en</strong>fermé dans l’epoche, le sujet se cogne <strong>en</strong> vain la tête contre ses murs, pour retrouver cet<br />
autre qui lui opposerait justem<strong>en</strong>t des limites, conduisant peut être au deuil nécessaire de la<br />
toute puissance (dont la r<strong>en</strong>contre avec la nature était sans doute la première expéri<strong>en</strong>ce<br />
réellem<strong>en</strong>t éprouvée). À son tour, de ce point de vue, l’anecdotisme chronique de “ loft<br />
story ” 34 , ne peut-il être regardé comme une dégénéresc<strong>en</strong>ce médiatique d’une<br />
phénoménologie très mal comprise ? La subjectivité, ainsi conçue, risque de dev<strong>en</strong>ir<br />
l’impasse de l’intersubjectivité. La durée bergsoni<strong>en</strong>ne <strong>en</strong> garde <strong>en</strong>core elle même des traces.<br />
Elle ne se partage pas facilem<strong>en</strong>t. Notons qu’avec ces questions, nous sommes au cœur de<br />
toute problématique philosophique : le continu et le discontinu, l’un et le multiple, l’universel<br />
et le particulier, le temps et l’espace, l’homogène et l’hétérogène… Comme au monde, la<br />
relation à l’autre (aussi bi<strong>en</strong> dans ses formes individuelles que collectives, groupales ou<br />
sociales) y reste fondam<strong>en</strong>tale. Quand la durée rejoindra la temporalité (Jean-Paul Sartre) et<br />
l’historicité (H<strong>en</strong>ri Lefebvre), elles s’ouvriront nécessairem<strong>en</strong>t davantage, les unes comme les<br />
autres, à l’intersubjectivité. Celle-ci nous semble dev<strong>en</strong>ir alors la trame ultime de la<br />
complexité. Complicité et complexité sont intimem<strong>en</strong>t liées, et mériterai<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> ce s<strong>en</strong>s, une<br />
analyse plus approfondie. Au niveau des pratiques sociales, on retrouvera facilem<strong>en</strong>t trace de<br />
ces hétérogénéités avec l’alternance de langages tantôt d’inspiration résolum<strong>en</strong>t mécanique<br />
privilégiant les métaphores de la machine pour conforter l’ambition de maîtrise et de<br />
transpar<strong>en</strong>ce, tantôt biologique, conservant l’idée et l’intellig<strong>en</strong>ce du vivant et de sa<br />
complexité propre, plus accessible à l’incertitude et à la vanité de l’att<strong>en</strong>te d’une maîtrise<br />
totale. Les balancem<strong>en</strong>ts de l’histoire des idées feront peut-être du structuralisme, plus c<strong>en</strong>tré<br />
sur les ag<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>ts, une ré-interrogation critique des excès de la phénoménologie (Claude<br />
Lévi-Strauss, Jacques Lacan), mais des éclectismes, des complém<strong>en</strong>tarismes (Charles<br />
Devereux, Cornelius Castoriadis, Edgar Morin) ou des multiréfér<strong>en</strong>tialités (Jacques Ardoino,<br />
Guy Berger, R<strong>en</strong>é Barbier, Michel Bataille…), se feront aussi jour pour reconnaître aux<br />
hétérogénéités les vertus de leurs spécificités respectives.<br />
32<br />
Cf. Jacques Ardoino, “ La complexité ” in Edgar Morin (dir.) Relier les connaissances, le défi du XX<br />
ème<br />
siècle, Seuil, <strong>Paris</strong>, 1999.<br />
33<br />
Cf. Jacques Ardoino et André de Peretti, P<strong>en</strong>ser l’hétérogène, Desclée de Brouwer, <strong>Paris</strong>, 1998<br />
34<br />
Nous nous y retrouvons immergés, voire submergés, dans l’océan d’un feuilleton inhabité, totalem<strong>en</strong>t<br />
construit, manipulé, factice, “ reconstruction narrative de la réalité ” ou “ narrato-cratie ” (Christian Salmon,<br />
écrivain, in Libération du 6 juillet 2001), s’achevant <strong>en</strong> manteau d’Arlequin. Les “ mom<strong>en</strong>ts ” juxtaposés s’y<br />
succèd<strong>en</strong>t sans aucune référ<strong>en</strong>ce à une durée. Le temps est aboli. Nous retrouvons, ici, la distinction plus<br />
radicale <strong>en</strong>tre fiction et facticité que nous avions introduite, dès 1969, in “ Réflexions sur le psychodrame <strong>en</strong> tant<br />
que situation cruciale ”, Bulletin de psychologie, numéro spécial 285, 1969-70, <strong>Paris</strong>.<br />
20
Dans le sillage, justem<strong>en</strong>t, de Bergson (et de Minkowski), le psychiatre et sociologue<br />
marxiste de la connaissance, Joseph Gabel, a excellemm<strong>en</strong>t mis <strong>en</strong> lumière, avec le<br />
phénomène de fausse consci<strong>en</strong>ce 35 , le processus de réification (Luckacs 36 ) caractérisant la<br />
modernité. La spatialisation outrancière du temps (plus sécurisante <strong>en</strong> regard des att<strong>en</strong>tes de<br />
stabilité épistémologique et sci<strong>en</strong>tifique, de la régulation néo-libérale homéostasique des<br />
marchés, de l’évitem<strong>en</strong>t des conflits, surtout dans leurs formes radicales) <strong>en</strong>traîne la<br />
déchéance de la temporalité. À vrai dire, celle-ci est effective dès qu’une c<strong>en</strong>tration excessive<br />
(réification) sur l’un des trois temps (ou mom<strong>en</strong>ts) du temps (passé avec ses cultes<br />
commémoratifs, prés<strong>en</strong>t : ici et maint<strong>en</strong>ant, ou futur - de la vie de “ l’au-delà ” aux<br />
“ l<strong>en</strong>demains qui chant<strong>en</strong>t ”), le “ substantialisant ” littéralem<strong>en</strong>t estompe les deux autres.<br />
Dans les usages gestionnaires les plus répandus, le temps cal<strong>en</strong>daire se transforme facilem<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> espace ou <strong>en</strong> ét<strong>en</strong>due 37 (les “ emplois du temps ”, les échéanciers, les programmes et les<br />
plans, avec leurs exig<strong>en</strong>ces de m<strong>en</strong>suration et de quantification, d’évaluation, les rapports<br />
coûts-efficacité…) ; ils se dévitalis<strong>en</strong>t, se déréalis<strong>en</strong>t et se déshumanis<strong>en</strong>t à partir d’une<br />
rupture dialectique avec la praxis (celle-ci soigneusem<strong>en</strong>t distinguée des pratiques 38 plus<br />
routinières). Une homogénéisation galopante que tout contribue aujourd’hui à r<strong>en</strong>forcer<br />
(politique-spectacle, recherche de conformisation, “ politiquem<strong>en</strong>t correct ”, mondialisationglobalisation,<br />
concertation au lieu de négociation…) <strong>en</strong> résulte <strong>en</strong>courageant une sorte de<br />
médiocratisation généralisée. Retrouvant la “ p<strong>en</strong>sée unidim<strong>en</strong>sionnelle ” dénoncée par<br />
Herbert Marcuse 39 , la gestion manageriale des conflits les digère littéralem<strong>en</strong>t, pour mieux<br />
les contrôler et les maîtriser 40 . Mais, évidemm<strong>en</strong>t, de façon, cette fois, toute dialectique, une<br />
telle “ anesthésie sociale ” aboutit à faire de ce cimetière de conflits, inconsidérém<strong>en</strong>t réduits<br />
et “ traités ”, le lit d’une viol<strong>en</strong>ce beaucoup plus dangereuse, parce que “ déniant ” la réalité<br />
de l’autre <strong>en</strong> désaccord, et n’<strong>en</strong>trevoyant plus comme issue que l’éradication pure et simple<br />
des “ obstacles ”. Ici <strong>en</strong>core, si la coupure est trop radicale <strong>en</strong>tre le sujet et ses autres 41 ,<br />
inscrits dans différ<strong>en</strong>ts contextes, le rétablissem<strong>en</strong>t salutaire de la liaison <strong>en</strong>tre haine des<br />
autres et haine de soi devi<strong>en</strong>dra tout à fait impossible. Nous devons donc compr<strong>en</strong>dre, à partir<br />
d’une telle approche critique, que non seulem<strong>en</strong>t il y à des temps, voire des temporalités,<br />
quantitativem<strong>en</strong>t très différ<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> fonction de leurs échelles respectives, <strong>en</strong> physique, <strong>en</strong><br />
astrophysique, <strong>en</strong> biologie, <strong>en</strong> psychologie, <strong>en</strong> sociologie, mais aussi des temps parfaitem<strong>en</strong>t<br />
hétérogènes : la durée vécue intersubjective et le temps sidéral. Ces “ allant de soi ”<br />
épistémologiques, parfois héritiers clandestins d’une théologie réman<strong>en</strong>te, de toute façon<br />
constituant toujours, plus ou moins, des fragm<strong>en</strong>ts de “ visions du monde ”, doiv<strong>en</strong>t être mis<br />
au jour <strong>en</strong> vue d’une communication moins babeli<strong>en</strong>ne. La prise <strong>en</strong> considération de la façon<br />
même <strong>en</strong> fonction de laquelle se constitu<strong>en</strong>t et se développ<strong>en</strong>t nos structures m<strong>en</strong>tales, nos<br />
organisations conceptuelles, nos modes de connaissances, au fil même de nos expéri<strong>en</strong>ces de<br />
vie, <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant égalem<strong>en</strong>t compte des apports disciplinaires scolaires et universitaires, des<br />
acquis professionnels, nous permettra peut-être de repérer (notamm<strong>en</strong>t à travers les langages<br />
et les métaphores naturellem<strong>en</strong>t privilégiés) <strong>en</strong>suite chez nos différ<strong>en</strong>ts interlocuteurs des<br />
formes d’intellig<strong>en</strong>ces plus spatiales, ou plus temporelles, qui influeront, bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du, sur<br />
leurs formes de représ<strong>en</strong>tation. On ne saurait donc, non plus, vouloir établir sérieusem<strong>en</strong>t des<br />
correspondances <strong>en</strong>tre des “ mom<strong>en</strong>ts ” référés à un “ <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t ”, voulu plus universel,<br />
fruits d’une imagination et d’une postulation théoriques, tels qu’<strong>en</strong> physique, l’hypothèse<br />
indémontrable d’un “ big bang ” initial, et des “ mom<strong>en</strong>ts ” explicitem<strong>en</strong>t psychiques ou<br />
m<strong>en</strong>taux, vécus, toujours plus ou moins relatifs à une durée, au cœur de laquelle ils se<br />
35 La fausse consci<strong>en</strong>ce, Editions de Minuit, <strong>Paris</strong>, 1962.<br />
36 Georges Luckacs, Histoire et consci<strong>en</strong>ce de classe, Editions de Minuit, 1960.<br />
37 Cf. De Chal<strong>en</strong>dar, J., L’aménagem<strong>en</strong>t du temps ; Desclée de Brouwer, <strong>Paris</strong>, 1971.<br />
38 Cf. Francis Imbert, Pour une Praxis pédagogique, Matrice, Pi, <strong>Paris</strong>, 1985.<br />
39 Cf. Herbert Marcuse, Eros et civilisation – contribution à Freud, Editions de Minuit, <strong>Paris</strong>, 1963 et L’homme<br />
unidim<strong>en</strong>sionnel, Editions de Minuit, <strong>Paris</strong>, 1964<br />
40 Cf. Jean-Pierre Le Goff, Le mythe de l’<strong>en</strong>treprise, La Découverte/essais, <strong>Paris</strong>, 1992.<br />
41 Cf. Jacques Ardoino, “ D’un sujet, l’autre ”, in Les avatars de l’éducation, PUF, Collection Education et<br />
formation, pédagogie théorique et critique, <strong>Paris</strong>, 2000.<br />
21
constitu<strong>en</strong>t et s’inscriv<strong>en</strong>t. Comme le disait très bi<strong>en</strong> H<strong>en</strong>ri Lefebvre : “ Jusqu’à l’époque<br />
moderne, on attribuait avec générosité l’espace à l ‘espèce humaine et le temps au seigneur.<br />
Cette séparation est <strong>en</strong> voie d’être comblée, <strong>en</strong>core qu’il reste plus d’une lacune. L’histoire du<br />
temps et le temps de l’histoire gard<strong>en</strong>t plus d’une énigme ” 42 .<br />
42 Elém<strong>en</strong>ts de rythmanalyse, introduction à la connaissance des rythmes, collection “ Explorations et<br />
découvertes <strong>en</strong> terres humaines ”, éditions Syllepse, <strong>Paris</strong>, 1992.<br />
22
Chapitre 2<br />
Le mom<strong>en</strong>t :<br />
Une singularisation anthropologique du sujet<br />
"Rhapsodique et discontinu par tempéram<strong>en</strong>t, par méthode et par inspiration,<br />
par extrême individualisation des mom<strong>en</strong>ts de sa vie, Nietzsche devait nécessairem<strong>en</strong>t<br />
se proposer ce qu’il avait de plus difficile pour lui : l’organisation systématique."<br />
H. Lefebvre, Nietzsche, Editions sociales internationales, <strong>Paris</strong>, 1939,<br />
p. 69.<br />
Dans cette citation tirée du Nietzsche d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre, on trouve une bonne<br />
utilisation de ce qu’est le concept de "mom<strong>en</strong>t" pour H<strong>en</strong>ri Lefebvre, tel qu’il le développera<br />
dans "la théorie des mom<strong>en</strong>ts" qu’il prés<strong>en</strong>te de manière consistante dans La somme et le<br />
reste (1959), Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne II (1962) et La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce (1980). Mais<br />
ce concept fait partie de sa philosophie avant même sa lecture de Hegel qui date de sa<br />
r<strong>en</strong>contre avec André Breton (1925 ; il avait 24 ans). H. Lefebvre conçoit sa notion du<br />
mom<strong>en</strong>t, probablem<strong>en</strong>t à partir de sa lecture de Nietzsche, qu’il <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d dès l’âge de<br />
quinze ans et qu’il repr<strong>en</strong>dra, comme il l’explique, à chaque fois qu’il se s<strong>en</strong>t dépressif. Elle<br />
lui donne une piqûre d’orgueil.<br />
Le mom<strong>en</strong>t, forme produite de l’éternel retour<br />
Le “ mom<strong>en</strong>t ” a quelque chose à voir avec “ l’éternel retour ” de Nietzsche. Pour ce<br />
dernier, la puissance n’est pas infinie. C’est même la thèse c<strong>en</strong>trale du nietzschéisme, selon<br />
H. Lefebvre. “ Le monde est un infini fini. Son aspect infini, c’est le temps. Les énergies et<br />
les possibles, les actes, les mom<strong>en</strong>ts sont finis, c’est-à-dire à la fois déterminés, discontinus,<br />
non épuisables ” 43 . Et H. Lefebvre poursuit son raisonnem<strong>en</strong>t : “ Un instant quelconque<br />
réapparaît inéluctablem<strong>en</strong>t dans le dev<strong>en</strong>ir lorsque toutes les possibilités ont été épuisées.<br />
Tout est périodique et cyclique dans la nature. “ Un trouble, un regard, une nostalgie ou une<br />
sérénité, une couleur du ciel ou de la mer pass<strong>en</strong>t <strong>en</strong> nous comme des instants ” 44 . Ce que<br />
produit Nietzsche, c’est une transformation de ces instants furtifs qui se répèt<strong>en</strong>t <strong>en</strong> mom<strong>en</strong>ts.<br />
“ Le mom<strong>en</strong>t peut s’approfondir, donner un poème, un thème, une œuvre, un style et même le<br />
s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de la vie – une certaine éternité. Dans les poèmes de Nietzsche, ces mom<strong>en</strong>ts<br />
cherch<strong>en</strong>t à se précipiter, à s’unir. Il veut exprimer et ret<strong>en</strong>ir ces ess<strong>en</strong>ces, ces possibles<br />
éternels, ces tumultes ou ces grands calmes de l’exist<strong>en</strong>ce ” 45 .<br />
"Les mom<strong>en</strong>ts ne sont pas inépuisables et ne sont pas <strong>en</strong> nombre illimité. Et c’est<br />
précisém<strong>en</strong>t pourquoi le néant nous m<strong>en</strong>ace, mais aussi pourquoi l’homme devi<strong>en</strong>t consci<strong>en</strong>t<br />
du tout et doit dev<strong>en</strong>ir tout 46 ". H. Lefebvre montre que Nietzsche cherche à nous <strong>en</strong>fermer<br />
dans un dilemme. Il y a l’être et le connaître, la nature et l’esprit. On ne peut, comme le<br />
propose la métaphysique idéaliste, réduire l’être au connaître, ni les considérer comme<br />
extérieurs, l’un à l’autre. En fait, l’esprit surgit de la nature, et le connaître de l’être. Ce<br />
43<br />
H. Lefebvre, Nietzsche, Editions sociales internationales, <strong>Paris</strong>, 1939, p. 83. Ce livre a été réédité <strong>en</strong> 2003<br />
chez Syllepse (<strong>Paris</strong>).<br />
44<br />
Ibid., p. 83.<br />
45<br />
Ibid., p. 83.<br />
46<br />
Ibid., p. 84.<br />
23
mouvem<strong>en</strong>t est cyclique. Il recomm<strong>en</strong>ce toujours. L’esprit naît, se développe, meurt et surgit<br />
à nouveau 47 .<br />
Pour Nietzsche, la puissance, finie, se crée et se recrée elle-même dans le dev<strong>en</strong>ir, <strong>en</strong><br />
surmontant ses formes successives. En nous, elle se reconnaît. L’idée du retour, de l’éternel<br />
retour, est l’acte dans lequel notre puissance devi<strong>en</strong>t volonté et se veut à travers le monde<br />
(rapport à l’espace), et le passé (rapport à la temporalité), le vouloir cessant d’être un vouloir<br />
aliéné, un vouloir du divin (faux infini) ou du néant. L’hypothèse du retour résout la<br />
contradiction <strong>en</strong>tre l’infini et le fini, le fini du possible dans l’infini du temps, la durée dans<br />
l’éternité. “ Et puisque les mom<strong>en</strong>ts, les ess<strong>en</strong>ces et les êtres géniaux ne sont pas <strong>en</strong> nombre<br />
illimité, ils doiv<strong>en</strong>t rev<strong>en</strong>ir dans cette infinité du temps bi<strong>en</strong> plus effrayante que celle des<br />
espaces qui déjà épouvantait Pascal 48 ". Suivant le mouvem<strong>en</strong>t de l’œuvre de Nietzsche, H.<br />
Lefebvre montre qu’à partir du mom<strong>en</strong>t où l’homme agit sous l’empire de la vision du retour,<br />
il crée pour l’éternité : “ Loin de trouver l’exist<strong>en</strong>ce vaine parce qu’elle ressuscite et<br />
recomm<strong>en</strong>ce, il échappe par cette vision au déroulem<strong>en</strong>t mécanique et monotone des instants,<br />
au bonheur doucereux comme à la douleur qui souhaite la mort 49 ".<br />
Le mom<strong>en</strong>t tel que le formule ici H. Lefebvre est donc quelque chose qui revi<strong>en</strong>t, une<br />
forme que l’homme donne à ce qui revi<strong>en</strong>t. C’est une forme, une Bildung 50 , terme qu’il<br />
emploie, dans le même ouvrage, à propos du travail que Marx et Engels avai<strong>en</strong>t opéré par<br />
rapport à l’œuvre de Hegel : “ Marx et Engels avai<strong>en</strong>t donné une forme – une Bildung –<br />
europé<strong>en</strong>ne au s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t germanique et hégéli<strong>en</strong> du dev<strong>en</strong>ir. Le mom<strong>en</strong>t où il avait été<br />
possible de concevoir cette grande synthèse, où ses élém<strong>en</strong>ts s’étai<strong>en</strong>t, comme spontaném<strong>en</strong>t,<br />
prés<strong>en</strong>tés à la méditation, était passé 51 ".<br />
Il y a, dans le mom<strong>en</strong>t, un effort de l’individu de constituer une synthèse à la fois<br />
temporelle et d’un cont<strong>en</strong>u. Ainsi, lorsqu’il prés<strong>en</strong>te le style de Nietzsche qui est pour lui<br />
élém<strong>en</strong>t ess<strong>en</strong>tiel de son œuvre, H. Lefebvre montre que le poète-philosophe t<strong>en</strong>te une<br />
synthèse de ce que fur<strong>en</strong>t les philosophes et les poètes. “ La mort même recule devant<br />
l’alliance de la poésie et de la philosophie. L’impossible n’est pas nietzsché<strong>en</strong> ; mais<br />
l’impati<strong>en</strong>ce est nietzsché<strong>en</strong>ne. Le possible s’ouvre devant cette impati<strong>en</strong>ce, et le passé<br />
ressuscite. Anticipant ou ravivant les mom<strong>en</strong>ts suprêmes de tout ce qui fut et de tout ce qui<br />
sera, nous pouvons être dès maint<strong>en</strong>ant, – hic et nunc –, tout ce que fur<strong>en</strong>t les êtres, bêtes et<br />
homme, à condition que nous le voulions dans un effort héroïque. Le néant, comme la<br />
maladie, doit être utilisé 52 . ”<br />
L’auteur de Zarathoustra montre qu’il faut dire non à tout instant limité et <strong>en</strong> proie au<br />
néant et dire oui à l’accomplissem<strong>en</strong>t. "La volonté nietzsché<strong>en</strong>ne est une inflexible volonté de<br />
totalité immédiate et pour l’individu. Les mystiques voulai<strong>en</strong>t dev<strong>en</strong>ir divins. Ce n’est plus <strong>en</strong><br />
un dieu que Nietzsche veut tout posséder, mais <strong>en</strong> la nature, <strong>en</strong> Dionysos. L’impati<strong>en</strong>ce est<br />
une vertu ess<strong>en</strong>tielle : je puis être tout – et tout de suite –, à condition de le vouloir ! 53 ".<br />
Quand il écrit son Nietzsche, H. Lefebvre a probablem<strong>en</strong>t lu le Nietzsche de Stefan<br />
Zweig, traduit <strong>en</strong> français <strong>en</strong> 1930 54 . Il peut reconnaître la richesse de cette lecture, même si<br />
47<br />
Nietzsche, La volonté de puissance, I, livre 2, § 317.<br />
48<br />
H. Lefebvre, Nietzsche, 1939, p. 85-86.<br />
49<br />
Ibid., p. 87.<br />
50<br />
Dans ce contexte, G. Weigand préfère le mot allemand Form au mot Bildung. C'est le mot qu'utilise<br />
Humboldt.<br />
51<br />
Ibid., p. 26.<br />
52<br />
Ibid., p. 97.<br />
53<br />
Ibid., p. 97.<br />
54<br />
Stefan Zweig, Nietzsche, <strong>Paris</strong>, Stock, nouvelle édition, coll. "La cosmopolite", 2004.<br />
24
la manière dont Nietzsche apparaît dans ce portrait ne donne pas vraim<strong>en</strong>t la clé de la théorie<br />
des mom<strong>en</strong>ts, qui sera celle de H. Lefebvre. Stefan Zweig oppose le style de Nietzsche à celui<br />
des philosophes allemands qui l'ont précédé <strong>en</strong> suggérant que si Emmanuel Kant, et après lui<br />
Schelling, Fichte, Hegel et Schop<strong>en</strong>hauer ont <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>u un rapport à la connaissance qui peut<br />
être comparé au modèle conjugal, Nietzsche est comparable à un don Juan de la<br />
connaissance, pour qui "ce qui importe, c'est l'éternelle vivacité et non la vie éternelle". Pour<br />
Zweig, Kant et les autres ont l'amour de la vérité, "un amour honnête, durable, tout à fait<br />
fidèle. Mais cet amour est complètem<strong>en</strong>t dépourvu d'érotisme, du désir flamboyant de<br />
consumer et de se consumer soi-même ; ils voi<strong>en</strong>t dans la vérité, dans leur vérité, une épouse<br />
et un bi<strong>en</strong> assuré, dont ils ne se sépar<strong>en</strong>t jamais qu'à l'heure de la mort et à qui ils ne sont<br />
jamais infidèles 55 ." Le rapport de Kant à la vérité est de certitude conjugale. Cela rappelle le<br />
ménage, les choses domestiques. Kant et les philosophes allemands qui ont suivi ont construit<br />
leur maison ; ils y ont installé leur fiancée. Ils travaill<strong>en</strong>t de main de maître à la valorisation<br />
du terrain qui <strong>en</strong>toure la maison.<br />
Par opposition, Nietzsche est d'un autre tempéram<strong>en</strong>t. Chez lui, le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t du<br />
connaître se situe aux antipodes du conjugal. Son attitude par rapport à la vérité est<br />
démoniaque. C'est une passion tremblante, "à l'haleine brûlante, avide et nerveuse, qui ne se<br />
satisfait et ne s'épuise jamais, qui ne s'arrête à aucun résultat et poursuit au-delà de toute<br />
réponse son questionnem<strong>en</strong>t impati<strong>en</strong>t et rétif 56 ". Jamais, Nietzsche ne s'installe dans une<br />
connaissance de manière durable. Il ne prête jamais de serm<strong>en</strong>t de fidélité vis-à-vis de<br />
quelque système ou doctrine. Toutes les doctrines l'excit<strong>en</strong>t. Mais aucune ne le reti<strong>en</strong>t : "Dès<br />
qu'un problème a perdu sa virginité, le charme et le secret de la pudeur, il l'abandonne sans<br />
pitié et sans jalousie aux autres après lui, tout comme don Juan - son propre frère <strong>en</strong> instinct -<br />
fait pour ses mille e tre, sans plus se soucier d'elles 57 ."<br />
Nietzsche cherche à travers toutes les connaissances, la connaissance, une<br />
connaissance éternellem<strong>en</strong>t irréelle et jamais complètem<strong>en</strong>t accessible. C'est le mouvem<strong>en</strong>t de<br />
conquête qui excite Nietzsche. Il ne cherche pas à posséder. Son amour est incertitude. C'est<br />
un vrai chercheur impliqué. Comme don Juan, il aime non pas la durée du s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t mais les<br />
"mom<strong>en</strong>ts de grandeur et de ravissem<strong>en</strong>t 58 ." Nietzsche interroge uniquem<strong>en</strong>t pour interroger :<br />
"Pour don Juan, le secret est dans toute et dans aucune, dans chacune pour une nuit et dans<br />
aucune pour toujours : c'est exactem<strong>en</strong>t ainsi que, pour le psychologue, la vérité n'existe, dans<br />
tous les problèmes, que pour un mom<strong>en</strong>t et il n'y <strong>en</strong> a pas où elle existe pour toujours 59 ."<br />
Alors que chez les autres philosophes allemands, l'exist<strong>en</strong>ce s'écoule avec une tranquillité<br />
épique, l'av<strong>en</strong>ture intellectuelle de Nietzsche pr<strong>en</strong>d une forme tout à fait dramatique. C'est une<br />
succession d'épisodes dangereux, surpr<strong>en</strong>ants. Il n'y a pas d'arrêt. On est dans des transports<br />
perman<strong>en</strong>ts. Nietzsche ne connaît pas le repos dans la recherche. Il est soumis à une constante<br />
obligation de p<strong>en</strong>ser. Il est contraint d'aller de l'avant. Sa vie a la forme d'une œuvre d'art.<br />
C'est aussi une souffrance de ne pouvoir s'arrêter.<br />
Ce n'est pas du côté des philosophes allemands que l'on peut trouver cette tragique<br />
exaltation qui pousse à toujours se tourner vers le nouveau. Stefan Zweig ne voit une telle<br />
ardeur que du côté des mystiques du Moy<strong>en</strong> Age, les hérétiques, les saints de l'âge gothique 60 .<br />
Chez Pascal, aussi, plongé dans le purgatoire du doute 61 . Mais on ne trouve pas cette quête<br />
chez Leibniz, Kant, Hegel ou Schop<strong>en</strong>hauer. "Car, pour aussi loyales que soi<strong>en</strong>t leurs natures<br />
sci<strong>en</strong>tifiques, pour aussi courageuse et résolue que nous apparaisse leur conc<strong>en</strong>tration vers le<br />
55 S. Zweig, op. cit., p. 45-46.<br />
56 Ibid., pp 46-47.<br />
57 Ibid., p. 47.<br />
58 Ibid., p. 48.<br />
59 Ibid., p. 50.<br />
60 H<strong>en</strong>ri Lefebvre se passionnera pour Joaquim de Flore et ses lecteurs hérétiques.<br />
61 Lefebvre écrira un Pascal <strong>en</strong> deux volumes.<br />
25
tout, ils ne se jett<strong>en</strong>t pourtant pas de cette manière, avec tout leur être, sans partage, cœur et<br />
<strong>en</strong>trailles, nerfs et chair, avec tout leur destin, dans le jeu héroïque de la connaissance. Ils ne<br />
brûl<strong>en</strong>t jamais qu'à la manière des bougies, c'est-à-dire seulem<strong>en</strong>t par le haut, par la tête, par<br />
l'esprit. Une partie de leur exist<strong>en</strong>ce, la partie temporelle, privée et par conséqu<strong>en</strong>t, aussi la<br />
plus personnelle, reste toujours à l'abri du destin, tandis que Nietzsche se risque<br />
complètem<strong>en</strong>t et <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t 62 …"<br />
Mais, laissons un mom<strong>en</strong>t Stefan Zweig, et rev<strong>en</strong>ons à la lecture de ce Nietzsche d'H.<br />
Lefebvre. Il constate que les instants ne sont pas d’égale d<strong>en</strong>sité. Certains acquièr<strong>en</strong>t une<br />
certaine épaisseur. Ils s’<strong>en</strong>racin<strong>en</strong>t profondém<strong>en</strong>t dans la vie. Ils conc<strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t, grâce à<br />
l’activité du sujet, une plus grande part d’exist<strong>en</strong>ce. Ainsi les idées qui <strong>en</strong>velopp<strong>en</strong>t toutes les<br />
démarches de p<strong>en</strong>sée qui ont permis leur émerg<strong>en</strong>ce. Il y a aussi des paroles plus expressives<br />
que d’autres. Certains actes se distingu<strong>en</strong>t dans la masse des émotions et des instants, comme<br />
s’ils éclairai<strong>en</strong>t un long cheminem<strong>en</strong>t du temps. L’œuvre d’art, dans sa prés<strong>en</strong>ce, suinte d’une<br />
d<strong>en</strong>sité de prés<strong>en</strong>t, de passé et de futur. “ A ces instants, le temps se transforme ; il cesse de se<br />
dérouler au niveau de l’activité banale. La durée de notre vie semble s’approfondir. La <strong>ligne</strong><br />
du temps semble dev<strong>en</strong>ir une spirale, une vivante volute, une involution de tout le passé. Le<br />
cont<strong>en</strong>u de la consci<strong>en</strong>ce s’élargit. Nous saisissons notre être avec une sorte de force<br />
rétroactive qui éclaire le passé, le conc<strong>en</strong>tre et le porte au niveau du prés<strong>en</strong>t. 63 ”<br />
H. Lefebvre montre que toute philosophie, et celle de Nietzsche tout particulièrem<strong>en</strong>t,<br />
a pour projet d’approfondir ces mom<strong>en</strong>ts trop rares qui sont comme la générosité de la vie :<br />
"Toute philosophie a cherché (dans la magie, ou la prière, ou la contemplation, ou la poésie,<br />
ou la rigueur logique), à obt<strong>en</strong>ir le retour (la répétition de ces mom<strong>en</strong>ts, et aussi leur<br />
int<strong>en</strong>sification et leur union <strong>en</strong> un mom<strong>en</strong>t absolu 64 ". Les philosophes analys<strong>en</strong>t des cont<strong>en</strong>us<br />
ess<strong>en</strong>tiels de l’esprit et ils veul<strong>en</strong>t agir sur eux. Ils veul<strong>en</strong>t saisir dans l’obscurité de la<br />
consci<strong>en</strong>ce les lois du surgissem<strong>en</strong>t, du départ et du retour de ces mom<strong>en</strong>ts exceptionnels. En<br />
même temps, ils cherch<strong>en</strong>t à ét<strong>en</strong>dre l’influ<strong>en</strong>ce de ces mom<strong>en</strong>ts à toute la consci<strong>en</strong>ce, de<br />
façon à élever la consci<strong>en</strong>ce, toute <strong>en</strong>tière, au niveau de ces instants les plus précieux, au<br />
niveau de ce qu’ils nommai<strong>en</strong>t l’absolu. "Le problème spirituel des mom<strong>en</strong>ts de la consci<strong>en</strong>ce<br />
dev<strong>en</strong>ait ainsi le problème philosophique du mom<strong>en</strong>t éternel. Le mom<strong>en</strong>t éternel selon<br />
Nietzsche se trouve dans la vision du retour : la vie éternelle, éternellem<strong>en</strong>t elle-même dans le<br />
dev<strong>en</strong>ir, se reconnaît et se saisit dans cet instant 65 ".<br />
Nous verrons ultérieurem<strong>en</strong>t que cette idée du mom<strong>en</strong>t qui veut s’ériger <strong>en</strong> absolu sera<br />
reprise par H. Lefebvre dans sa définition du mom<strong>en</strong>t, bi<strong>en</strong> qu’il p<strong>en</strong>se que cette<br />
rev<strong>en</strong>dication puisse conduire à la folie. Cette théorie nietzsché<strong>en</strong>ne résulte d’une<br />
confrontation <strong>en</strong>tre l’esprit <strong>en</strong> tant que réalité supérieure, et la nature dont on reconnaît la<br />
réalité énorme. "Il faut compr<strong>en</strong>dre comm<strong>en</strong>t l’un peut sortir de l’autre… 66 ". Et plus loin :<br />
"Nietzsche a admirablem<strong>en</strong>t saisi dans tous ses aspects (philosophique, sci<strong>en</strong>tifique, poétique,<br />
humain) le caractère déterminé, donc fini, du monde à travers l’infini du temps. L’univers ne<br />
peut être ni absolum<strong>en</strong>t infini, ni limité au s<strong>en</strong>s où l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>d ce mot. Il est donc à<br />
la fois infini et déterminé. C’est un infini-fini 67 ".<br />
Il faut sou<strong>ligne</strong>r la dim<strong>en</strong>sion stable du mom<strong>en</strong>t qui cumule, qui accumule les vécus<br />
instantanés et les organise dans des formes qui ont à la fois une dim<strong>en</strong>sion temporelle (le<br />
retour) et une dim<strong>en</strong>sion d’épaisseur quasi-spatiale qui structure la consci<strong>en</strong>ce de la prés<strong>en</strong>ce<br />
dans une singularisation anthropologique de l’humain. L’individu est actif dans la<br />
62<br />
Stefan Zweig, Nietzsche, p. 54.<br />
63<br />
H. Lefebvre, Nietzsche, op. cit., p. 125-126.<br />
64<br />
Ibid., p. 126.<br />
65<br />
Ibid., p. 126.<br />
66<br />
Ibid., p. 127.<br />
67<br />
Ibid., p. 128.<br />
26
construction de ses mom<strong>en</strong>ts. Le questionnem<strong>en</strong>t de H. Lefebvre à propos des mom<strong>en</strong>ts, que<br />
l'on découvre ici dans sa lecture de Nietzsche, est constant dans l’<strong>en</strong>semble de son œuvre.<br />
27
Chapitre 3 :<br />
La dynamique du mom<strong>en</strong>t, concept de la logique dialectique<br />
"Ce mom<strong>en</strong>t à la fois synthétique et analytique du jugem<strong>en</strong>t par<br />
lequel l'universel du début se détermine de lui-même comme l'autre de luimême,<br />
nous l'appellerons le mom<strong>en</strong>t dialectique."<br />
G. W. F. Hegel, Sci<strong>en</strong>ce de la logique, dernier chapitre, livre III 68 .<br />
Il y a chez Hegel, une utilisation constante du concept de mom<strong>en</strong>t. Pourtant, nous<br />
l’avons vu, ce terme n’a pas toujours la même acception. Ou plutôt, il pr<strong>en</strong>d une inflexion<br />
différ<strong>en</strong>te suivant le contexte dans lequel il est employé. Nous voudrions, dans ce chapitre,<br />
d’abord prés<strong>en</strong>ter le concept de mom<strong>en</strong>t comme élém<strong>en</strong>t constitutif de la dialectique<br />
hégéli<strong>en</strong>ne qui sera intégralem<strong>en</strong>t, dans sa forme logique et méthodologique, reprise par K.<br />
Marx dans sa prés<strong>en</strong>tation du capitalisme. H. Lefebvre utilise assez fréquemm<strong>en</strong>t le mot dans<br />
les s<strong>en</strong>s hégéli<strong>en</strong>s, même s'il se déf<strong>en</strong>d d'avoir déduit sa théorie des mom<strong>en</strong>ts de sa lecture de<br />
Hegel. H. Lefebvre conçoit la théorie des mom<strong>en</strong>ts avant sa lecture de Hegel, mais <strong>en</strong> même<br />
temps celle-ci l'influ<strong>en</strong>ce. L'écriture de La somme et le reste <strong>en</strong> témoigne. Plus récemm<strong>en</strong>t,<br />
R<strong>en</strong>é Lourau (dans son effort pour dialectiser le concept d’institution 69 ) ou Jean-Marie<br />
Brohm (pour p<strong>en</strong>ser la dialectique 70 ) recour<strong>en</strong>t à ce concept, <strong>en</strong> <strong>en</strong> repr<strong>en</strong>ant les acceptions<br />
hégéli<strong>en</strong>nes ou marxi<strong>en</strong>nes.<br />
Le mom<strong>en</strong>t, comme instance logique<br />
Hegel distingue à propos du concept 71 , du jugem<strong>en</strong>t 72 et du syllogisme 73 , trois<br />
mom<strong>en</strong>ts logiques ess<strong>en</strong>tiels : l'universel, le particulier et le singulier (ou l'individuel).<br />
Précisons que la théorie hégéli<strong>en</strong>ne du jugem<strong>en</strong>t ne s’attache pas au jugem<strong>en</strong>t, comme forme<br />
de la p<strong>en</strong>sée ou de la connaissance, par suite év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t comme construction logique,<br />
mais comme à un phénomène fondam<strong>en</strong>tal de l’Etre-même, phénomène que l’on ne fait que<br />
découvrir et que mettre <strong>en</strong> œuvre dans les jugem<strong>en</strong>ts humains. La théorie hégéli<strong>en</strong>ne du<br />
jugem<strong>en</strong>t s’attache à la dé-cision de l’Etre dans la Différ<strong>en</strong>ce absolue de l’être-<strong>en</strong>-soi et de<br />
l’être-là, du Concept et de l’Etre. Le phénomène fondam<strong>en</strong>tal de la dé-cision originaire est<br />
inscrite dès l’un premier écrit de Hegel (Différ<strong>en</strong>ce ses systèmes philosophiques de Fichte et<br />
Schelling) 74 . Dans ce texte, Hegel montre que tout étant s’impose d’abord à nous dans une<br />
68<br />
G. W. F. Hegel, Morceaux choisis, par H<strong>en</strong>ri Lefebvre et Norbert Guterman, <strong>Paris</strong>, idées, Gallimard, vol. 1, p.<br />
294.<br />
69<br />
R. Lourau, L'analyse institutionnelle, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1969.<br />
70<br />
Jean-Marie Brohm, Contre Althusser, pour Marx, <strong>Paris</strong>, Les Éditions de la Passion, 1999.<br />
71<br />
G. W. F. Hegel, Enzyclopädie der philosophisch<strong>en</strong> Wiss<strong>en</strong>schaft<strong>en</strong> I, Die Wiss<strong>en</strong>schaft der Logik, 3° partie :<br />
Die Lehre vom Begriff, A, a, Der Begriff als solcher § 163-165, Werke 8, Suhrkamp, p. 311-316 et G. W. F.<br />
Hegel, Wiss<strong>en</strong>schaft der Logik, 2° partie : Die subjektive Logik oder der Lehre vom Begrif, I, Der Begriff,<br />
Werke 6, Suhrkamp, pp. 272-301.<br />
72<br />
Sur le jugem<strong>en</strong>t : G. W. F. Hegel, Enzyclopädie der philosophisch<strong>en</strong> Wiss<strong>en</strong>schaft<strong>en</strong> I, Die Wiss<strong>en</strong>schaft der<br />
Logik, 3° partie : Die Lehre vom Begriff, A, b, Das Urteil, § 166-180, Werke 8, Suhrkamp, p. 316-331 ; et G.<br />
W. F. Hegel, Wiss<strong>en</strong>schaft der Logik, 2° partie : Die subjektive Logik oder der Lehre vom Begrif, I, Das Urteil,<br />
Werke 6, Suhrkamp, pp. 301-351.<br />
73<br />
G. W. F. Hegel, Enzyclopädie der philosophisch<strong>en</strong> Wiss<strong>en</strong>schaft<strong>en</strong> I, Die Wiss<strong>en</strong>schaft der Logik, 3° partie :<br />
Die Lehre vom Begriff, A, b, Der Schluss, § 181-193, Werke 8, Suhrkamp, p. 316-331 ; et G. W. F. Hegel,<br />
Wiss<strong>en</strong>schaft der Logik, 2° partie : Die subjektive Logik oder der Lehre vom Begrif, I, Der Schluss, Werke 6,<br />
Suhrkamp, pp. 351-401.<br />
74<br />
G. W. F. Hegel, Differ<strong>en</strong>z des Fichtsch<strong>en</strong> und Schelingsch<strong>en</strong> Systems der Philosoiphie (1801), Werke 2,<br />
Suhrkamp, p. 9-138, trad. fr. de Marcel Méry, 2° éd., Ophrys, Gap, 1964.<br />
28
déterminité claire et univoque, comme point fixe au sein de la diversité du monde et parmi<br />
elle pour ainsi dire, avec des limites sûres, comme un “ mom<strong>en</strong>t limité du prés<strong>en</strong>t ”, ici et<br />
maint<strong>en</strong>ant. Dès l’origine, la p<strong>en</strong>sée de Hegel s’organise donc dans une opposition : à la<br />
prés<strong>en</strong>ce, mom<strong>en</strong>t de l’ici et maint<strong>en</strong>ant, s’oppose l’abs<strong>en</strong>ce, ce qui est ailleurs et/ou dans un<br />
autre temps. La prés<strong>en</strong>ce, mom<strong>en</strong>t positif, ne se saisit que dans sa confrontation à son négatif :<br />
l’abs<strong>en</strong>t de l’Etre-là.<br />
Les relations <strong>en</strong>tre les étants singuliers apparaiss<strong>en</strong>t avec la même fixité et la même<br />
univocité : cet étant-ci est cela, il est cela et pas autre chose, il est le positif déterminé de telle<br />
et telle manière et il exclut de soi, <strong>en</strong> tant que négatif, ce qu’à chaque fois il n’est pas. Mais,<br />
Hegel y regarde de plus près, et il constate que ce monde fixe et univoque se trouve ébranlé.<br />
Tout étant est un positif, c’est-à-dire un posé ; <strong>en</strong> même temps qu’il est posé comme tel et<br />
comme étant, se trouve simultaném<strong>en</strong>t posé un étant qui l’<strong>en</strong>vironne et que lui n’est pas, de<br />
telle sorte que ceci “ qu’il n’est pas ”, le négatif apparti<strong>en</strong>t à l’être même du positif et est son<br />
négatif qui seul le r<strong>en</strong>d possible comme tel et tel étant, comme positif <strong>en</strong> général. Hegel<br />
montre par exemple que la prairie n’est prairie que dans son opposition à la forêt ou aux<br />
champs cultivés. Du fait qu’il est posé, chaque être est un opposé, un conditionné qui<br />
conditionne. Dans son être-saisi, il r<strong>en</strong>voie par delà lui-même. Il a besoin d’être complété. Il<br />
n’est pas autonome.<br />
L’exemple de la prairie est spatial, mais l’être-là de l’ici est maint<strong>en</strong>ant s’oppose<br />
aussi, dans le développem<strong>en</strong>t du temps, à d’autres singularisations. La plante <strong>en</strong> fleur que je<br />
puis observer comme être-là est un être-dev<strong>en</strong>u et dev<strong>en</strong>ir d’un autre être. La fleur a été<br />
précédé du germe, lui-même précédé de la graine. Le dev<strong>en</strong>ir de la fleur sera à son tour le<br />
fruit, etc. Dès les premiers textes de Hegel, on voir que l’étant-, hic et nunc, n’existe que dans<br />
une t<strong>en</strong>sion avec sa négation ou spatiale ou temporelle. La négativité est donc au cœur de<br />
cette p<strong>en</strong>sée hégéli<strong>en</strong>ne et de cette t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre le posé, positif, et l’abs<strong>en</strong>ce, négation de ce<br />
positif, se dégage un mouvem<strong>en</strong>t. L’Etre hégéli<strong>en</strong> est une mobilité, un mouvem<strong>en</strong>t, une<br />
dynamique. L’Etre-<strong>en</strong>-soi n’existera que dans des singularisations multiples, à la fois<br />
spatiales et temporelles, et dans le travail de dépassem<strong>en</strong>t, d’intégration des oppositions, des<br />
contradictions, des t<strong>en</strong>sions dans le Concept. Chaque mom<strong>en</strong>t spatial ou historique sera<br />
conservé dans ce dépassem<strong>en</strong>t-élévation (Aufhebung, notion que nous repr<strong>en</strong>ons<br />
ultérieurem<strong>en</strong>t).<br />
Pour donner un autre exemple de ce mouvem<strong>en</strong>t dialectique, on pourrait citer le<br />
mom<strong>en</strong>t du désir qu’explore Hegel. H. Lefebvre dans La fin de l’histoire note <strong>en</strong> effet que la<br />
(double) catégorie de “ signification ” et “ s<strong>en</strong>s ”, très élaborée chez Hegel qui la transmet à<br />
ses successeurs, désigne une ambiguïté, mais subordonnée à la vérité, c'est-à-dire conçue<br />
selon un rapport vrai à la totalité 75 . "Le plaisir v<strong>en</strong>u à la jouissance a bi<strong>en</strong> la signification<br />
positive d'être dev<strong>en</strong>u certitude de soi, mais comme consci<strong>en</strong>ce de soi objective ; mais il a<br />
aussi une signification négative, celle de s'être supprimé soi-même 76 ". La double<br />
signification fait le s<strong>en</strong>s, qui a sa place dans la vérité, sans qu'il puisse y avoir conflit<br />
insoluble <strong>en</strong>tre ces termes. Comme l’explique H. Lefebvre, le s<strong>en</strong>s, chez Hegel, ne m<strong>en</strong>ace<br />
pas la vérité : "Le désir veut et se veut. Il devi<strong>en</strong>t désir de ceci et de cela, sans pour autant<br />
cesser d'être désir : désir de désirer, désir d'être désiré. Il se change <strong>en</strong> besoin d'un objet, <strong>en</strong><br />
proie à cet objet, obstacle, distance, résistance. C'est à travers l'objet désiré qu'il est et se<br />
connaît et se reconnaît désir. Il veut s'accomplir. En tant que désir double et redoublé, il se fait<br />
besoin, langage, action. Que veut-il ? Jouir de l'objet, le t<strong>en</strong>ir, le consommer. Ainsi agissant,<br />
le désir veut sa fin. Il se supprime <strong>en</strong> s'accomplissant dans la jouissance. Ainsi se termine son<br />
75 Voir par exemple Phénoménologie, 1, 263, sur l'ambiguïté de la signification et du signe, par rapport à la<br />
consci<strong>en</strong>ce et par rapport à l'être, par rapport au cont<strong>en</strong>u et à la forme : expression par rapport à l'être et au<br />
cont<strong>en</strong>u, signification par rapport à la consci<strong>en</strong>ce, à la forme, à la connaissance.<br />
76 . Id, p. 299.<br />
29
histoire. Tel est son s<strong>en</strong>s. Telle est sa vérité : totalité partielle dans la Totalité (totale).<br />
Conflictuellem<strong>en</strong>t. La signification est actuelle, le s<strong>en</strong>s se révèle après coup. Y compris le<br />
s<strong>en</strong>s du temps et de l'histoire (de la totalité historique). Pourtant, <strong>en</strong> chaque acte, il y a le<br />
mom<strong>en</strong>t du Désir. Mais le Désir n'est jamais qu'un mom<strong>en</strong>t, qui se supprime <strong>en</strong> jouissant pour<br />
laisser apparaître la vérité de la consci<strong>en</strong>ce, de la réflexion, du concept. À la fin, le Sujet<br />
reconnaît et la vérité de chaque mom<strong>en</strong>t, de chaque désir, de chaque plaisir, et la vérité de<br />
l'<strong>en</strong>semble. Il unit la signification des mom<strong>en</strong>ts, y compris le désir et la jouissance, avec le<br />
s<strong>en</strong>s, c'est-à-dire la vérité totale 77 ".<br />
Les trois mom<strong>en</strong>ts (l'universel, le particulier et le singulier) produis<strong>en</strong>t la dialectique.<br />
Toute analyse concrète d'une situation concrète se doit de repérer l’articulation des différ<strong>en</strong>ts<br />
mom<strong>en</strong>ts, et le niveau ou le statut de la contradiction <strong>en</strong>tre les différ<strong>en</strong>ts mom<strong>en</strong>ts. “ La<br />
définition, écrit Hegel, conti<strong>en</strong>t <strong>en</strong> elle-même les trois mom<strong>en</strong>ts du concept : l'universel,<br />
comme le g<strong>en</strong>re prochain (g<strong>en</strong>us proximum), le particulier comme la déterminité du g<strong>en</strong>re<br />
(qualitas specifica), et le singulier, comme l'objet défini lui-même 78 ".<br />
Ainsi, le concept de chi<strong>en</strong> est universel <strong>en</strong> ceci qu'il compr<strong>en</strong>d dans son ext<strong>en</strong>sion la<br />
totalité des chi<strong>en</strong>s (canis familiaris). Mais ce concept se particularise dans la mesure où le<br />
chi<strong>en</strong> <strong>en</strong> général est une abstraction qui n'existe pas comme telle. En effet, seuls n’exist<strong>en</strong>t<br />
que des races particulières : fox, berger allemand, teckel, doberman, etc. Celles-ci se<br />
singularis<strong>en</strong>t dans leur diversité par un pullulem<strong>en</strong>t d'exist<strong>en</strong>ces individuelles de chi<strong>en</strong>s<br />
singuliers : le chi<strong>en</strong> de Jean-Marie Brohm, par exemple, qui s'appelait Voutsy ne ressemblait<br />
à aucun autre : “ il était singulier, c'est-à-dire que sa compréh<strong>en</strong>sion (nombre de caractères<br />
distinctifs) était maximale ” 79 . Comm<strong>en</strong>tant cet exemple du chi<strong>en</strong>, J.-M. Brohm montre que la<br />
dialectique doit être comprise comme une série d'unités des contraires. L'universel est l'unité<br />
de l'universel et du particulier dans la mesure où tout universel n'est jamais que le particulier<br />
d'un autre universel, plus universel <strong>en</strong>core. “ Ainsi, le chi<strong>en</strong> comme universel n'est qu'un cas<br />
particulier de l'universel <strong>en</strong>globant canis qui compr<strong>en</strong>d à la fois les canis familiaris (chi<strong>en</strong>),<br />
les canis lupus (loup), les canis aureus (chacal), les canis vulpes (r<strong>en</strong>ard), etc.<br />
De même, le particulier est l'unité de l'universel et du particulier, parce que le<br />
particulier ne peut se compr<strong>en</strong>dre que par le rapport différ<strong>en</strong>tiel avec d'autres particuliers,<br />
donc dans un rapport avec l'universel, <strong>en</strong> tant que totalité des particuliers. “ Ainsi le racisme,<br />
ajoute J.-M. Brohm, <strong>en</strong> tant que p<strong>en</strong>sée rigide de la différ<strong>en</strong>ce et de la prét<strong>en</strong>due supériorité<br />
d'une “ race ” sur une autre (ou toutes les autres) oublie que les différ<strong>en</strong>ces particulières <strong>en</strong>tre<br />
les humains ne peuv<strong>en</strong>t se compr<strong>en</strong>dre qu'<strong>en</strong> référ<strong>en</strong>ce à l'universalité du g<strong>en</strong>re humain. Bi<strong>en</strong><br />
que noirs, jaunes, blancs ou multicolores (métissés), les êtres humains manifest<strong>en</strong>t leur<br />
77 H. Lefebvre, La fin de l’histoire, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2° éd., 2001, p. 24-25.<br />
78 “ Der Begriff als solcher <strong>en</strong>thält die Mom<strong>en</strong>te des Allgemeinheit, als freier Gleichheit mit sich selbst in ihrer<br />
Bestimmtheit, - der Besonderheit, der Bestimmtheit, in welcher das Allgemeine ungetrübt sich selbst gleich<br />
bleibt, und der Einzelheit, als der Reflexion-in-sich der Bestimmtheit<strong>en</strong> der Allgemeinheit und Besonderheit,<br />
welche negative Einheit mit sich das an und für sich Bestimmte und zugleich mit sich Id<strong>en</strong>tische oder<br />
Allgemeine ist.“, G. W. F. Hegel, Enzyclopädie der philosophisch<strong>en</strong> Wiss<strong>en</strong>schaft<strong>en</strong> I, Die Wiss<strong>en</strong>schaft der<br />
Logik, 3° partie : Die Lehre vom Begriff, § 163, Werke 8, Suhrkamp, p. 311 (“ Le concept comme tel compr<strong>en</strong>d<br />
les mom<strong>en</strong>ts suivants : l'universalité (Allgemeinheit) comme égalité libre avec elle-même dans sa détermination<br />
concrète (Bestimmtheit) ; la particularité (Besonderheit), la détermination concrète, où l'universel demeure, sans<br />
altération, égal à lui-même ; et la singularité (Einzelheit) <strong>en</strong> tant que réflexion sur soi des déterminations<br />
concrètes de l'universalité et de la particularité ”. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sci<strong>en</strong>ces philosophiques. I.<br />
La sci<strong>en</strong>ce de la logique, <strong>Paris</strong>, Vrin, 1986, p. 619. Voir aussi G. W. F. Hegel, Précis de l'<strong>en</strong>cyclopédie des<br />
sci<strong>en</strong>ces philosophiques. La logique, la philosophie de la nature, la philosophie de l'esprit, <strong>Paris</strong>, Vrin, 1978, p.<br />
108.<br />
79 Jean-Marie Brohm, “ Au sujet d'une sainte trinité dialectique : l'universel, le particulier, le singulier ”, in Les<br />
IrrAIductibles, revue interculturelle et planétaire d’analyse institutionnelle n°1, juin-juillet 2002, p 242. Ce<br />
texte est une excell<strong>en</strong>te prés<strong>en</strong>tation didactique de la dialectique. J’<strong>en</strong> repr<strong>en</strong>ds ici le mouvem<strong>en</strong>t.<br />
30
appart<strong>en</strong>ance à l'humanité comme universel concret, qui n'est concret que par la totalité<br />
concrète des différ<strong>en</strong>ces 80 ".<br />
Cette dialectique <strong>en</strong>tre universel et singularité est ainsi comm<strong>en</strong>tée par Herbert<br />
Marcuse : “ Le Concept est <strong>en</strong> tant que tel un mode de l’Etre, l’universalité du concept est un<br />
mode de mainti<strong>en</strong>, et donc un étant ; être un étant, c’est toujours une singularisation de<br />
l’universalité : c’est le singulier. Mais quand l’étant est une singularité effectivem<strong>en</strong>t réelle,<br />
étant <strong>en</strong> soi et pour soi, il ne déti<strong>en</strong>t cette réalité effective que grâce à quelque chose qui se<br />
mainti<strong>en</strong>t comme soi dans chacune des singularités données à un certain mom<strong>en</strong>t, dans<br />
chaque hic et nunc : elle lui vi<strong>en</strong>t de sa nature universelle, telle qu’elle est conçue dans le<br />
Concept de cet étant. (…) Le Concept, nature universelle de l’étant, désigne son Etre<br />
véritable, c’est-à-dire ce par quoi il est ce qu’il est à un mom<strong>en</strong>t donné, ce qui reste<br />
constamm<strong>en</strong>t le même et sert de fondem<strong>en</strong>t (subjectum) à chacune de ses singularités, et qui,<br />
<strong>en</strong> tant que fondem<strong>en</strong>t, est quelque chose qui se mainti<strong>en</strong>t (le Sujet comme Moi) 81 ".<br />
Les mom<strong>en</strong>ts de l'universalité, de la particularité et de la singularité représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t par<br />
conséqu<strong>en</strong>t des contraires qui se médiatis<strong>en</strong>t réciproquem<strong>en</strong>t. L'universel est le mom<strong>en</strong>t de la<br />
détermination la plus simple, absolue égalité à soi, id<strong>en</strong>tité à soi qui embrasse toutes les<br />
particularités cont<strong>en</strong>ues <strong>en</strong> lui et les résume ou médiatise. L'universel est toujours dans le<br />
particulier, il reste tranquillem<strong>en</strong>t lui-même dans son autre, le particulier. Hegel précise :<br />
"L'universel, même s'il se pose dans une détermination [particulière], demeure là ce qu'il est.<br />
Il est l'âme du concret auquel il est imman<strong>en</strong>t, sans obstacle et égal à soi-même dans la variété<br />
et la diversité de ce concret. Il ne se trouve pas emporté dans le dev<strong>en</strong>ir, mais se continue<br />
inaltéré au travers de ce même dev<strong>en</strong>ir, et a la force d'une auto-conservation invariable,<br />
immortelle 82 ".<br />
J.-M. Brohm remarque que l'empirisme et le positivisme refus<strong>en</strong>t de considérer<br />
l'exist<strong>en</strong>ce de l'universel et s'<strong>en</strong> ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t aux “ faits ” id<strong>en</strong>tifiés à des données particulières,<br />
mais ce faisant ils oubli<strong>en</strong>t que “ le particulier est l'universel lui-même ” 83 , comme le note<br />
Hegel dans une formule paradoxale, ou, exprimé plus simplem<strong>en</strong>t, l'universel particularisé.<br />
“ Le particulier, écrit <strong>en</strong> effet Hegel, conti<strong>en</strong>t l'universalité, qui constitue sa substance ; le<br />
g<strong>en</strong>re est inchangé dans ses espèces ; les espèces ne sont pas diverses par rapport à<br />
l'universel, mais seulem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> regard les unes des autres. Le particulier a une seule et même<br />
universalité avec les autres particuliers auxquels il se rapporte. En même temps, la diversité<br />
de ces mêmes particuliers, <strong>en</strong> raison de leur id<strong>en</strong>tité avec l'universel, est <strong>en</strong> tant que telle<br />
universelle ; elle est totalité. Le particulier ne conti<strong>en</strong>t donc pas seulem<strong>en</strong>t l'universel, mais<br />
prés<strong>en</strong>te aussi ce même universel par sa déterminité 84 ". L’idéalisme ne jure que par<br />
l'universel abstrait oubliant que les concepts généraux n'exist<strong>en</strong>t pas au même titre que les<br />
êtres singuliers. Ainsi, le concept de chi<strong>en</strong> n'aboie pas et les universaux n'ont d'exist<strong>en</strong>ce que<br />
conceptuelle, c'est-à-dire idéelle. "Les concepts se doiv<strong>en</strong>t donc d'être étayés sur des réalités<br />
empiriques effectivem<strong>en</strong>t existantes, sinon ils risqu<strong>en</strong>t de ne représ<strong>en</strong>ter que de pures fictions.<br />
L'écart <strong>en</strong>tre la réalité et le concept est certes toujours plus ou moins béant, mais il doit<br />
pouvoir être <strong>en</strong> principe réduit. Autrem<strong>en</strong>t dit, l'universel doit toujours être spécifié par des<br />
particularités. Et la précision doit elle-même être précisée jusqu'à l'individualité ou la<br />
singularité. Ici aussi le singulier est la négation de la négation (la négation du particulier,<br />
lequel est la négation de l'universel) 85 ". Le singulier est alors la particularisation du<br />
80<br />
Jean-Marie Brohm, op. cit., p. 242.<br />
81<br />
Marcuse (Herbert), L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, 1932, trad. de l’allemand par G. Raulet<br />
et H. A. Baatsch, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1972, pp. 124-125.<br />
82<br />
G. W. F. Hegel, Sci<strong>en</strong>ce de la logique. Deuxième tome : La logique subjective ou doctrine du concept, <strong>Paris</strong>,<br />
Aubier, 1981, p. 71<br />
83<br />
Ibid., p. 76.<br />
84<br />
Ibid., p. 75.<br />
85<br />
Jean-Marie Brohm, op. cit., p. 244.<br />
31
particulier, “ la déterminité déterminée 86 ". Dire par exemple d'une chose qu'elle est singulière,<br />
c'est dire qu'elle est unique, un pur ceci, un immédiat cela. “ Ainsi le singulier est-il un Un ou<br />
un ceci qualitatifs 87 ". Mais <strong>en</strong> même temps désigner un singulier, c'est le désigner comme<br />
singulier d'une particularité, laquelle n'est que particularité d'une universalité.<br />
Les trois mom<strong>en</strong>ts dialectiques du concept sont intimem<strong>en</strong>t liés. "De soi, il saute aux<br />
yeux que chaque détermination qui s'est trouvée faite jusqu'à maint<strong>en</strong>ant dans l'exposition du<br />
concept s'est dissoute immédiatem<strong>en</strong>t et s'est perdue dans son autre. Chaque différ<strong>en</strong>ciation se<br />
confond dans la considération qui doit l'isoler et la maint<strong>en</strong>ir-fermem<strong>en</strong>t. Seule la simple<br />
représ<strong>en</strong>tation, pour laquelle l'acte-d'abstraire les a isolés, se permet de maint<strong>en</strong>ir-fermem<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> dehors les uns des autres l'universel, le particulier et le singulier 88 ".<br />
J.-M. Brohm note que peu de marxistes, à l'exception notable de Roman Rosdolsky 89 ,<br />
se sont r<strong>en</strong>dus compte que cette trinité dialectique avait été intégralem<strong>en</strong>t reprise par Marx<br />
dans son analyse du capital 90 . Il aurait pu ajouter H<strong>en</strong>ri Lefebvre. Marx retrouve <strong>en</strong> effet dans<br />
la totalité concrète du capitalisme concret les trois mom<strong>en</strong>ts, contradictoirem<strong>en</strong>t unis, que<br />
sont l'universalité, la particularité et la singularité du capital. Le capital comme rapport et<br />
différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre valeur et arg<strong>en</strong>t est le capital <strong>en</strong> général, "c'est-à-dire la quintess<strong>en</strong>ce des<br />
déterminations qui différ<strong>en</strong>ci<strong>en</strong>t la valeur comme capital d'elle-même comme simple valeur<br />
ou arg<strong>en</strong>t. Valeur, arg<strong>en</strong>t, circulation, etc., prix, etc., sont présupposés, tout comme le travail,<br />
etc. Mais nous n'avons affaire ni à une forme particulière du capital ni au capital individuel<br />
<strong>en</strong> ce qu'il se distingue d'autres capitaux individuels, etc. Nous assistons au procès de sa<br />
formation. Ce procès dialectique de formation n'est que l'expression idéale du mouvem<strong>en</strong>t réel<br />
au cours duquel le capital devi<strong>en</strong>t capital. Ses relations ultérieures doiv<strong>en</strong>t être considérées<br />
comme un développem<strong>en</strong>t à partir de ce noyau 91 ".<br />
Autrem<strong>en</strong>t dit, le dev<strong>en</strong>ir universel est un procès, une g<strong>en</strong>èse qui transc<strong>en</strong>de les<br />
particularités, c'est le dev<strong>en</strong>ir-réalité d'une abstraction. “ Le capital <strong>en</strong> général, écrit Marx, à<br />
la différ<strong>en</strong>ce des capitaux particuliers, apparaît, certes, 1) seulem<strong>en</strong>t comme une abstraction ;<br />
non pas une abstraction arbitraire, mais une abstraction qui porte <strong>en</strong> elle la differ<strong>en</strong>tia<br />
specifica du capital, par opposition à toutes les autres formes de la richesse – ou aux modes de<br />
développem<strong>en</strong>t de la production (sociale). Ce sont des déterminations communes à chaque<br />
capital <strong>en</strong> tant que tel, ou qui, de chaque somme de valeurs déterminée, font un capital. Et les<br />
différ<strong>en</strong>ces à l'intérieur de cette abstraction sont des particularités tout aussi abstraites,<br />
caractérisant chaque type de capital qui constitue, lui, soit leur affirmation positive, soit leur<br />
négation (par exemple, capital fixe ou capital circulant). Mais 2) le capital <strong>en</strong> général, par<br />
opposition aux capitaux particuliers réels, est lui-même une exist<strong>en</strong>ce réelle [...]. Si l'universel<br />
n'est donc, d'une part, qu'une differ<strong>en</strong>tia specifica seulem<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>sée, il est <strong>en</strong> même temps une<br />
forme réelle particulière, à côté de la forme du particulier et du singulier 92 ".<br />
Même si le capital n'apparaît que dans la pluralité concurr<strong>en</strong>tielle des capitaux<br />
particuliers, “ considérer le capital <strong>en</strong> général n'est pas une pure abstraction. Si je considère le<br />
capital global d'une nation, par exemple, par opposition au travail salarié global (ou <strong>en</strong>core à<br />
la propriété foncière), ou si je considère le capital comme la base générale économique d'une<br />
classe par opposition à une autre classe, je le considère d'une façon générale. Comme quand je<br />
considère l'homme, par exemple, d'un point de vue physiologique par opposition à l'animal 93 ".<br />
86<br />
G. W. F. Hegel, op. cit., p. 95.<br />
87<br />
Ibid., pp. 95 et 96.<br />
88<br />
Ibid., p. 94.<br />
89<br />
Roman Rosdolsky, La G<strong>en</strong>èse du“ Capital ” chez Karl Marx, <strong>Paris</strong>, Maspero, 1976.<br />
90<br />
Jean-Marie Brohm, op. cit., pp. 244-245.<br />
91<br />
Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (“ Grundrisse ”), <strong>Paris</strong>, Éditions sociales, 1980, tome I, p. 249.<br />
92<br />
Ibid., pp. 388 et 389.<br />
93<br />
Ibid., tome II, p. 345.<br />
32
J.-M. Brohm montre que ces réflexions peuv<strong>en</strong>t et doiv<strong>en</strong>t évidemm<strong>en</strong>t s'appliquer à<br />
l'analyse des contradictions dans les institutions. L'analyse dialectique concrète se doit <strong>en</strong><br />
effet de repérer le mom<strong>en</strong>t de l'universalité, de la particularité et de la singularité dans la<br />
contradiction. Il montre que la contradiction <strong>en</strong>tre la bourgeoisie et le prolétariat par exemple<br />
est certes une contradiction universelle dans tous les pays, soumis à la dictature du capital.<br />
Mais cette contradiction générale est toujours particularisée : contradiction <strong>en</strong>tre bourgeoisie<br />
industrielle et prolétariat industriel, contradiction <strong>en</strong>tre capital commercial et salariés<br />
commerciaux, contradictions <strong>en</strong>tre capital financier et employés de banque. Et d'autre part,<br />
explique J.-M. Brohm, les contradictions particulières sont elles-mêmes singulières : "Il ne<br />
s'agit pas par exemple de la banque <strong>en</strong> général, mais du Crédit agricole, de la BNP, de la<br />
Société générale, avec leurs ag<strong>en</strong>ces singulières, etc. Les chaînes de contradictions<br />
comport<strong>en</strong>t un <strong>en</strong>chevêtrem<strong>en</strong>t de contradictions générales, particulières et singulières et il est<br />
ess<strong>en</strong>tiel de repérer leur importance relative dans la totalité contradictoire". Ainsi, dans la<br />
lutte des classes, il s'agit de déterminer la spécificité de la contradiction.<br />
Dans une <strong>en</strong>treprise <strong>en</strong> grève, il est juste de rappeler que le conflit social n'est <strong>en</strong><br />
dernière instance que la réfraction dialectique de la contradiction générale <strong>en</strong>tre le salariat et<br />
le capital, comme il est juste de rattacher le conflit <strong>en</strong> cours à tous les conflits similaires<br />
propres à cette contradiction particulière-là (par exemple propre à toute la branche de<br />
l'industrie automobile <strong>en</strong> cas de “ restructuration ” massive). Mais il est surtout décisif de ne<br />
pas noyer la contradiction singulière, spécifique, individuelle, concrète, <strong>en</strong> ce lieu et <strong>en</strong> ce<br />
mom<strong>en</strong>t – ici et maint<strong>en</strong>ant – dans la contradiction particulière ou dans la contradiction<br />
générale. "Au contraire, il est nécessaire d'articuler concrètem<strong>en</strong>t les mom<strong>en</strong>ts de<br />
l'universalité, de la particularité et de la singularité. Il serait par exemple irréaliste de vouloir<br />
mobiliser sur une grève générale à propos d'un conflit spécifique localisé à une <strong>en</strong>treprise sans<br />
avoir auparavant exacerbé le conflit sur le point précis, singulier, du conflit. Ainsi, chaque<br />
contradiction, selon son degré de généralité ou de particularité, a une forme propre de<br />
résolution. Et J.-M. Brohm de poursuivre : “ On ne résout pas un conflit conjugal singulier par<br />
une proposition de loi de réforme générale du divorce, pas plus qu'on ne résout la question du<br />
dopage et de la viol<strong>en</strong>ce particulière à tel sport sans résoudre la question du dopage et de la<br />
viol<strong>en</strong>ce sportive <strong>en</strong> général. En somme la compréh<strong>en</strong>sion de la nature exacte de la<br />
contradiction, et notamm<strong>en</strong>t de son degré d'universalité dans le temps (sa durée) et dans<br />
l'espace (son ext<strong>en</strong>sion), est au cœur de la méthode dialectique 94 ".<br />
Mao TséToung, remarque <strong>en</strong>core J.-M. Brohm, a produit une synthèse de cet aspect<br />
des choses à propos de la guerre des classes <strong>en</strong> Chine. "Les lois de la guerre sont un problème<br />
que doit étudier et résoudre quiconque dirige une guerre. Les lois de la guerre révolutionnaire<br />
sont un problème que doit étudier et résoudre quiconque dirige une guerre révolutionnaire.<br />
Les lois de la guerre révolutionnaire <strong>en</strong> Chine sont un problème que doit étudier et résoudre<br />
quiconque dirige une guerre révolutionnaire <strong>en</strong> Chine [...]. C'est pourquoi nous devons étudier<br />
non seulem<strong>en</strong>t les lois de la guerre <strong>en</strong> général, mais égalem<strong>en</strong>t les lois spécifiques de la guerre<br />
révolutionnaire et les lois spécifiques particulières de la guerre révolutionnaire <strong>en</strong> Chine [...].<br />
La guerre qui a comm<strong>en</strong>cé avec l'apparition de la propriété privée et des classes est la forme<br />
suprême de lutte pour résoudre, à une étape déterminée de leur développem<strong>en</strong>t, les<br />
contradictions <strong>en</strong>tre classes, <strong>en</strong>tre nations, <strong>en</strong>tre États ou blocs politiques. Si l'on ne compr<strong>en</strong>d<br />
pas les conditions de la guerre, son caractère, ses rapports avec les autres phénomènes, on<br />
ignore les lois de la guerre, on ne sait comm<strong>en</strong>t la conduire, on est incapable de vaincre. La<br />
guerre révolutionnaire, qu'elle soit une guerre révolutionnaire de classe ou une guerre<br />
révolutionnaire nationale, outre les conditions et le caractère propres à la guerre <strong>en</strong> général, a<br />
ses conditions et son caractère particuliers, et c'est pourquoi elle est soumise non seulem<strong>en</strong>t<br />
aux lois de la guerre <strong>en</strong> général, mais égalem<strong>en</strong>t à des lois spécifiques. Si l'on ne compr<strong>en</strong>d<br />
94 Jean-Marie Brohm, op. cit., pp. 246-247.<br />
33
pas les conditions et le caractère particuliers de cette guerre, si l'on <strong>en</strong> ignore les lois<br />
spécifiques, on ne peut diriger une guerre révolutionnaire, on ne peut y remporter la victoire.<br />
La guerre révolutionnaire <strong>en</strong> Chine, qu'il s'agisse d'une guerre civile ou d'une guerre<br />
nationale, se déroule dans les conditions propres à la Chine et se distingue de la guerre <strong>en</strong><br />
général ou de la guerre révolutionnaire <strong>en</strong> général, par ses conditions et son caractère<br />
particuliers. C'est pourquoi elle a, outre les lois de la guerre <strong>en</strong> général et les lois de la guerre<br />
révolutionnaire <strong>en</strong> général, des lois qui lui sont propres. Si l'on ne connaît pas toutes ces lois,<br />
on ne peut remporter la victoire dans une guerre révolutionnaire <strong>en</strong> Chine 95 ".<br />
On voit que la dialectique marxiste s'efforce d'articuler ces différ<strong>en</strong>tes contradictions<br />
et surtout de ne pas les confondre. Les dogmatiques s’attach<strong>en</strong>t toujours à la pure généralité,<br />
c'est-à-dire à l'abstraction vide, <strong>en</strong> répétant que toutes les contradictions particulières sont<br />
id<strong>en</strong>tiques, et que seule importe la contradiction générale qui est semblable à elle-même dans<br />
le temps. Cette attitude revi<strong>en</strong>t à nier la loi ess<strong>en</strong>tielle de la dialectique : ri<strong>en</strong> ne reste égal à<br />
soi-même, tout se métamorphose, tout se transforme <strong>en</strong> son contraire : "Les dogmatiques sont<br />
incapables de repérer ce qui est nouveau, inédit, mais surtout de compr<strong>en</strong>dre la spécificité<br />
concrète (les maoïstes français, par exemple, qui après 1968 répétai<strong>en</strong>t mécaniquem<strong>en</strong>t les<br />
mots d'ordre de la révolution culturelle chinoise ou les militants de Lutte Ouvrière qui<br />
scand<strong>en</strong>t invariablem<strong>en</strong>t les mêmes slogans). Les opportunistes et empiristes, au contraire,<br />
s'<strong>en</strong> ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t aux conditions concrètes et récus<strong>en</strong>t l'idée même de contradiction générale <strong>en</strong><br />
invoquant les faits particuliers. Ainsi les bavures, déviations et excès du sport sont-ils<br />
toujours pris pour des cas isolés, certes regrettables, mais jamais analysés comme les effets<br />
particuliers d'une pratique sportive institutionnelle, l'expression particulière d'un problème<br />
général : la viol<strong>en</strong>ce de la compétition de tous contre tous 96 ".<br />
L'analyse dialectique combine le singulier et l'universel par la médiation du particulier<br />
et cela de double manière : synchroniquem<strong>en</strong>t et diachroniquem<strong>en</strong>t. Avec Marx, on peut<br />
considérer que la totalité sociale constitue à un mom<strong>en</strong>t donné une articulation complexe de<br />
contradictions. Le capital, par exemple, est la totalité des capitaux industriels, financiers,<br />
commerciaux, donc la totalité des capitaux particuliers. De même, chaque capital particulier<br />
est la somme des capitaux individuels et c'est cette totalité contradictoire qui constitue le<br />
capital social total. Le mouvem<strong>en</strong>t du capital à un mom<strong>en</strong>t donné est donc "non seulem<strong>en</strong>t<br />
une forme de mouvem<strong>en</strong>t commune à tous les capitaux industriels individuels, mais <strong>en</strong> même<br />
temps la forme de mouvem<strong>en</strong>t de la somme des capitaux individuels. C'est donc la forme de<br />
mouvem<strong>en</strong>t du capital collectif de la classe capitaliste, un mouvem<strong>en</strong>t tel que celui de chaque<br />
capital industriel individuel apparaît dans son sein seulem<strong>en</strong>t comme mouvem<strong>en</strong>t partiel,<br />
<strong>en</strong>tremêlé à l'autre et conditionné par lui [...]. Le fait que le capital social est la somme des<br />
capitaux individuels (y compris les capitaux par actions et le capital d'État, dans la mesure où<br />
les gouvernem<strong>en</strong>ts emploi<strong>en</strong>t le travail salarié productif dans les mines, les chemins de fer,<br />
etc., et fonctionn<strong>en</strong>t comme des capitalistes individuels) et que le mouvem<strong>en</strong>t total du capital<br />
social est égal à la somme algébrique des mouvem<strong>en</strong>ts des capitaux individuels, n'empêche<br />
nullem<strong>en</strong>t ce mouvem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> tant que mouvem<strong>en</strong>t d'un capital individuel isolé, de prés<strong>en</strong>ter<br />
d'autres phénomènes que le même mouvem<strong>en</strong>t étudié comme partie du mouvem<strong>en</strong>t total du<br />
capital social, donc <strong>en</strong> connexion avec les mouvem<strong>en</strong>ts des autres parties 97 ".<br />
95<br />
Mao Tsé Toung, Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire <strong>en</strong> Chine, in Œuvres choisies, Pékin,<br />
Éditions <strong>en</strong> langues étrangères, 1967, tome I, pp. 199 et 200. Voir aussi ibid., p. 202 : “ Si l'on parle du facteur<br />
temps, on voit qu'avec le temps évolu<strong>en</strong>t et la guerre et les lois de la conduite d'une guerre ; chaque étape<br />
historique prés<strong>en</strong>te ses particularités, il s'<strong>en</strong>suit que les lois de la guerre ont leurs particularités à chaque étape, et<br />
qu'il ne faut pas transposer ces lois mécaniquem<strong>en</strong>t d'une étape à l'autre ” (cité par Jean-Marie Brohm, op. cit.,<br />
pp. 247-248).<br />
96<br />
Jean-Marie Brohm, op. cit., pp. 248-249. Sur le dogmatisme, voir <strong>en</strong>core H. Lefebvre, La somme et le reste,<br />
première partie.<br />
97<br />
Karl Marx, Le Capital, Livre Deuxième, <strong>Paris</strong>, Éditions sociales, 1974, tome I, pp. 90 et 91.<br />
34
À un mom<strong>en</strong>t donné, il s'agit donc de repérer la place de telle ou telle contradiction<br />
dans la totalité sociale et de lui assigner son degré d'universalité ou de particularité, <strong>en</strong><br />
l'étudiant soit comme aspect particulier d'une contradiction universelle (la particularisation de<br />
l'universel), soit comme aspect universel d'une contradiction particulière (l'universalisation du<br />
particulier). On peut par exemple examiner un événem<strong>en</strong>t particulier soit comme répétition du<br />
même et donc comme particularité, parmi d'autres, d'un processus général, autrem<strong>en</strong>t dit<br />
comme événem<strong>en</strong>t banal, ordinaire, routinier, coutumier, soit comme événem<strong>en</strong>t singulier,<br />
exceptionnel, inédit. Un accid<strong>en</strong>t de la route, par exemple, est à la fois un événem<strong>en</strong>t<br />
extraordinaire pour ceux qui le subiss<strong>en</strong>t douloureusem<strong>en</strong>t et un cas parmi de milliers d'autres<br />
pour les services de sécurité routière qui établiss<strong>en</strong>t des statistiques.<br />
Dans un cas, c'est un drame individuel unique, dans l'autre un élém<strong>en</strong>t d'un <strong>en</strong>semble<br />
ou d'un échantillon. Vladimir Jankélévich a rappelé de ce point de vue que l'on pouvait p<strong>en</strong>ser<br />
la mort sous les trois modalités dialectiques : la mort universelle (la mort <strong>en</strong> troisième<br />
personne, anonyme, abstraite, statistique), la mort particulière (la mort <strong>en</strong> deuxième personne,<br />
la mort d'un proche, d'un être cher) et la mort singulière (la mort <strong>en</strong> première personne, ma<br />
mort) 98 .<br />
La méthode dialectique consiste donc à saisir l'universel dans le particulier et le<br />
particulier dans l'universel, c’est-à-dire à viser le singulier <strong>en</strong> tant que combinaison<br />
dialectique originale et unique de l'universel et du particulier. Ces considérations théoriques<br />
peuv<strong>en</strong>t être appliquées à des situations très concrètes et actuelles. Ainsi, au sujet de la notion<br />
d'élève, J.-M. Brohm remarque que l’on ne sait pas distinguer les trois mom<strong>en</strong>ts du concept :<br />
“ Quel élève ? Un élém<strong>en</strong>t abstrait d'un <strong>en</strong>semble statistique (le “ stock ” cher à certains<br />
socialistes ?) ; un type particulier d'élève : l'élève <strong>en</strong> difficulté, l'élève doué, l'élève<br />
récalcitrant ; ou tel élève singulier avec son histoire individuelle ? Quand les microcéphales<br />
socialistes clam<strong>en</strong>t extasiés : “ il faut mettre l'élève au c<strong>en</strong>tre du processus éducatif ”, de quel<br />
élève parl<strong>en</strong>t-ils donc ? ” 99 . J.-M. Brohm poursuit <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant l’exemple de la lutte contre la<br />
bureaucratie dans l'université. Il écrit : "Abstraitem<strong>en</strong>t, dans l'opposition universelle à la<br />
bureaucratie <strong>en</strong> général, il y a cons<strong>en</strong>sus universel : tout le monde est contre la bureaucratie.<br />
Mais dans le cas particulier de l'université française, ou mieux <strong>en</strong>core de telle ou telle<br />
université particulière, les universitaires concernés r<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t toujours à d'autres cas<br />
particuliers, alibi commode pour ne ri<strong>en</strong> faire : ailleurs ce n'est guère différ<strong>en</strong>t, c'est même<br />
pire le plus souv<strong>en</strong>t. Autrem<strong>en</strong>t dit, on nage dans l'impuissance de l'universel abstrait et l'on<br />
accepte résigné le labyrinthe administratif avec ses paperasseries ubuesques, ses tracasseries<br />
et ses mesquineries. Et quand on <strong>en</strong>visage sa propre pratique professionnelle, singulière,<br />
concrète, individuelle, alors là, évidemm<strong>en</strong>t, le bureaucrate, c'est toujours l'autre :<br />
l'universalité de la bureaucratie ne saurait corrompre ma pureté ou mon innoc<strong>en</strong>ce<br />
singulières : l'unique et sa propriété 100 "...<br />
La dialectique hégéli<strong>en</strong>ne, prise dans son s<strong>en</strong>s logique, a été développée dans le<br />
mouvem<strong>en</strong>t de l’analyse institutionnelle, par R<strong>en</strong>é Lourau, dans L’Analyse institutionnelle 101 .<br />
Il repr<strong>en</strong>d les trois mom<strong>en</strong>ts hégéli<strong>en</strong>s d’universalité, particularité et singularité. En tant que<br />
théorie, l’analyse institutionnelle est fondée par R<strong>en</strong>é Lourau dans cet effort pour redéployer<br />
les mom<strong>en</strong>ts de la logique hégéli<strong>en</strong>ne pour p<strong>en</strong>ser l’institution. En effet, avant cette<br />
inscription théorique dans la dialectique, le paradigme de l’analyse institutionnelle n’était pas<br />
vraim<strong>en</strong>t constitué théoriquem<strong>en</strong>t, même si pragmatiquem<strong>en</strong>t des concepts et des pratiques<br />
98<br />
Vladimir Jankélévitch, La Mort, <strong>Paris</strong>, Flammarion, 1977.<br />
99<br />
Jean-Marie Brohm, op. cit., p. 251.<br />
100<br />
Ibid., p. 251-252.<br />
101<br />
R<strong>en</strong>é Lourau, L’Analyse institutionnelle, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1970, p.<br />
35
dynamiques, supposant cette théorie, avai<strong>en</strong>t déjà été posés, notamm<strong>en</strong>t inv<strong>en</strong>tés par Georges<br />
Lapassade et Félix Guattari.<br />
Patrice Ville rappelle que les propriétés des trois mom<strong>en</strong>ts hégéli<strong>en</strong>s sont les<br />
suivantes : chaque mom<strong>en</strong>t est négation des deux autres, chaque mom<strong>en</strong>t est affirmation des<br />
deux autres, ils sont indissociables, ils sont à la fois <strong>en</strong> relation négative et <strong>en</strong> relation positive<br />
avec chacun des deux autres 102 .<br />
Il explore la spécificité de la lecture institutionnaliste de la dialectique chez<br />
R<strong>en</strong>é Lourau 103 . Ce dernier emprunte, et complète diverses notions à différ<strong>en</strong>ts courants de<br />
p<strong>en</strong>sée, notions qu’il réorganise dialectiquem<strong>en</strong>t. Cela donne : l’institué, l’instituant,<br />
l’institutionnalisation qui ont les mêmes propriétés que les notions hégéli<strong>en</strong>nes. Semblables<br />
aux trois mom<strong>en</strong>ts hégéli<strong>en</strong>s, ces trois termes sont <strong>en</strong> étroite relation. Mais ils ne sont pas<br />
synonymes des trois mom<strong>en</strong>ts hégéli<strong>en</strong>s. Enfin, à partir de réflexions sur les situations<br />
socianalytiques et les divers types de déviance qu’il a pu y r<strong>en</strong>contrer, R<strong>en</strong>é Lourau propose<br />
une dernière "triplette dialectique" : le mom<strong>en</strong>t idéologique, le mom<strong>en</strong>t libidinal, le mom<strong>en</strong>t<br />
organisationnel<br />
Patrice Ville précise : "Entre les trois "triplettes", il existe des combinaisons : des<br />
élém<strong>en</strong>ts qui vont <strong>en</strong>semble et peuv<strong>en</strong>t être id<strong>en</strong>tifiés comme proches. Au point que ces mots<br />
peuv<strong>en</strong>t sembler redondants, ce qui pourtant est inexact. En fait, la pratique montre qu’il est<br />
intéressant de considérer ces trois dialectiques, comme distinctes.<br />
Dans les situations sociales, il existe des combinaisons de ces dialectiques et non pas des<br />
équival<strong>en</strong>ces. L’institué t<strong>en</strong>d à être universel. On peut avoir de l’idéologique institué<br />
universel. Mais l’idéologique peut très bi<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ir lieu de singularité, ou être instituant et<br />
particularité par rapport à un autre universel. L’instituant, c’est-à-dire le caractère novateur de<br />
quelque chose, est <strong>en</strong> général tout à fait associé à de la particularité, à des phénomènes<br />
marginaux, à des idées non standardisées, à des émerg<strong>en</strong>ces particulières. Mais pas<br />
forcém<strong>en</strong>t, ni systématiquem<strong>en</strong>t. L’institutionnalisation r<strong>en</strong>voie à la nécessité de<br />
reconnaissance, donc aux systèmes d’échanges, de conjonction, d’organisation. Mais<br />
paradoxalem<strong>en</strong>t il y a de l’institutionnalisation dans certaines formes de non-reconnaissance,<br />
donc dans des particularités etc.<br />
Dans le même chapitre de sa thèse, Patrice Ville note <strong>en</strong>core : "L’idéologique t<strong>en</strong>d à se<br />
faire reconnaître comme universel. Le libidinal t<strong>en</strong>d à s’id<strong>en</strong>tifier à la pulsion, au désir, au<br />
non maîtrisé. L’organisation t<strong>en</strong>d au contrôle. Mais ce ne sont que des t<strong>en</strong>dances. Certes pour<br />
l’Analyse Institutionnelle l’Institution est une forme ou une structure fondam<strong>en</strong>tale, mais<br />
cette forme est à la fois résultante et <strong>en</strong>jeu de la dialectique institutionnelle telle qu’elle est<br />
décrite par ces trois triades. La forme triadique n’est pas innoc<strong>en</strong>te et souti<strong>en</strong>t une int<strong>en</strong>tion<br />
politique : l’éthique du li<strong>en</strong>, selon Paul Ricoeur 104 . Le tiers ne dicte pas le li<strong>en</strong>, mais il le fait<br />
travailler, il est “ le pôle “ il ” pour qu’<strong>en</strong>tre “ je ” et “ tu ” se glisse un référ<strong>en</strong>t commun ”. Ce<br />
qui caractérise l’interv<strong>en</strong>tion est la valorisation de la triade, selon Gilles Herreros 105 . La triade<br />
est définie par ce chercheur comme “ la construction permettant à la fois de p<strong>en</strong>ser et de vivre<br />
102<br />
Patrice Ville, Une socianalyse institutionnelle, G<strong>en</strong>s d’école et g<strong>en</strong>s du tas, <strong>Paris</strong> 8, thèse d’état, 12<br />
septembre 2001, p. 45 à 57.<br />
103<br />
Lourau (R<strong>en</strong>é), L’analyse institutionnelle, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1970.<br />
104<br />
Ricoeur (Paul), Le conflit des interprétations, <strong>Paris</strong>, Seuil, 1970.<br />
105<br />
Herreros (Gilles), Revisiter l’interv<strong>en</strong>tion sociologique, in “ Gérer et compr<strong>en</strong>dre ”, revue de l’Ecole des<br />
Mines, <strong>Paris</strong>, EKSA, 1997.<br />
36
le li<strong>en</strong> social ”. Pour G. Simmel 106 (1992), "la triade est la figure de l’étranger" : pont, porte,<br />
intrus, gêneur, juste, impartial 107 .<br />
Le mom<strong>en</strong>t dialectique<br />
Le dernier chapitre de La sci<strong>en</strong>ce de la logique, de Hegel, est intitulé : l’idée absolue.<br />
En fait, il est une reprise très explicite de la méthode dialectique de Hegel, que l’auteur situe<br />
dans l’histoire de la p<strong>en</strong>sée. On y trouve une réflexion sur l’articulation des mom<strong>en</strong>ts dans la<br />
dialectique. Je r<strong>en</strong>voie ici à ce chapitre.<br />
106<br />
Simmel (Georges), Le conflit , <strong>Paris</strong>, Circé, 1992.<br />
107<br />
Patrice Ville, Une socianalyse institutionnelle, G<strong>en</strong>s d’école et g<strong>en</strong>s du tas, <strong>Paris</strong> 8, thèse d’état, 12<br />
septembre 2001, p. 45 à 57.<br />
37
Chapitre 4 :<br />
Lectures de l'histoire<br />
Dans La fin de l'histoire, H. Lefebvre repr<strong>en</strong>d sa lecture de Nietzsche, Hegel et Marx,<br />
concernant l'histoire. Dans cet ouvrage, l'auteur nous montre sa bonne connaissance du<br />
"mom<strong>en</strong>t historique" chez Hegel, notamm<strong>en</strong>t. Il nous semble utile ici, de repr<strong>en</strong>dre quelques<br />
passages de cette lecture.<br />
Le mom<strong>en</strong>t du savoir absolu : l'histoire et le système chez Hegel<br />
La relation <strong>en</strong>tre l'histoire et le système chez Hegel a été soulignée par Alexandre Kojève,<br />
dans son Introduction à la lecture de Hegel. Pour Hegel, le lieu de cette r<strong>en</strong>contre se découvre<br />
dans la finitude, et par conséqu<strong>en</strong>t dans la mort (y compris celle de l'histoire, le système<br />
régnant sur le désert de l'ess<strong>en</strong>ce). H. Lefebvre comm<strong>en</strong>te :<br />
"Si c'est l'esclave qui devi<strong>en</strong>t l'homme historique <strong>en</strong> travaillant et luttant, <strong>en</strong> r<strong>en</strong>versant le<br />
Maître, si l'Esclave devi<strong>en</strong>t “ l'homme ” délivré et satisfait (befriedigt), s'il donne lieu à<br />
“ l'homme ” porteur du vrai accompli – le Philosophe –, cela met fin à l'histoire. S'il est vrai<br />
que la connaissance est dans son fond re-connaissance, elle achève le dev<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> le<br />
compr<strong>en</strong>ant, <strong>en</strong> le concevant. Si la nature se transforme (par le travail et par la lutte) <strong>en</strong><br />
monde historique, la fin souhaitable de ces luttes sanglantes supprime le dev<strong>en</strong>ir historique. Si<br />
la philosophie systématique résume et conti<strong>en</strong>t les philosophies antérieures, le mom<strong>en</strong>t<br />
capital est celui où toutes les attitudes philosophiques ont été formulées et réalisées. C'est le<br />
mom<strong>en</strong>t de la philosophie totale, donc vraie, conservant et abolissant toutes les philosophies,<br />
les réalisant. C'est le mom<strong>en</strong>t du savoir absolu108". Ainsi, à travers l'histoire et les luttes historiques, la philosophie est dev<strong>en</strong>ue pratique,<br />
politique. Le système philosophique et le système politique ne font plus qu'un : nous sommes<br />
face à une totalité à double aspect. D'abord dissociés l'un de l'autre (aliénés), le réel s'élève au<br />
rationnel, le rationnel s'incarne dans le réel. La rationalité (la philosophie) coïncide avec la<br />
réalité (l'État). La philosophie est réalisée et l'histoire achevée. Ce thème de la réalisation de<br />
la philosophie est, pour H. Lefebvre, un thème récurr<strong>en</strong>t 109 .<br />
Le mom<strong>en</strong>t de la praxis<br />
H. Lefebvre reconnaît à Hegel un mérite : avoir dégagé la notion de praxis 110. Tout naît<br />
chez Hegel de la praxis, tout est produit par la pratique théorique, tous les mom<strong>en</strong>ts de la<br />
société civile et politique. L'histoire aussi est production et produite. Pour Hegel, la<br />
connaissance théorique est l'élém<strong>en</strong>t dominant de la pratique, c'est précisém<strong>en</strong>t ainsi qu'il<br />
définit le concept de “ pratique théorique ”. Cette notion est-elle un concept ? H. Lefebvre <strong>en</strong><br />
doute. Mais c'est à Hegel qu'il faudrait attribuer ce concept s'il se vérifiait que c'<strong>en</strong> est bi<strong>en</strong> un.<br />
Le mom<strong>en</strong>t s’acquiert dans une lutte réelle<br />
108 H. Lefebvre, La fin de l'histoire, pp. 18-19.<br />
109 Voir les 50 premières pages de La somme et le reste.<br />
110 H. Lefebvre, La fin de l'histoire, p. 21.<br />
38
Chez Hegel, il y a un nombre fini des figures, des mom<strong>en</strong>ts inhér<strong>en</strong>ts au dev<strong>en</strong>ir. On peut<br />
les dénombrer. Leur rapport, leur re-connaissance, leur <strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>t permett<strong>en</strong>t ce récit<br />
global que Hegel nomme “ histoire ”. Hegel ré-écrit ainsi le temps sans le moindre obstacle :<br />
"La philosophie fournit le paradigme (tableau systématique et fermé des oppositions) ainsi<br />
que le syntagme (liaison, <strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>t) du processus (chaîne vécue sans consci<strong>en</strong>ce de<br />
l'<strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>t). De quelle histoire s'agit-il ? De l'histoire de l'esprit (idéelle et/ou idéale)<br />
coïncidant par hypothèse avec l'histoire réelle. Les figures, mom<strong>en</strong>ts, élém<strong>en</strong>ts, peut-on les<br />
combiner par la seule p<strong>en</strong>sée ? Non. Dans la réflexion hégéli<strong>en</strong>ne, une p<strong>en</strong>sée combinatoire<br />
ne peut v<strong>en</strong>ir que tardivem<strong>en</strong>t, comme mise <strong>en</strong> forme ultime. Les mom<strong>en</strong>ts et leurs<br />
connexions (opposition et <strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>t), il a fallu les parcourir dans une lutte réelle.<br />
L'homme, ou plutôt l'esprit, passe par les épreuves qui le mèn<strong>en</strong>t de l'originel à la<br />
connaissance. Tel est le destin et l'ordre ; tour à tour l'esprit fut le désir et l'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t, le<br />
maître et l'esclave, le travailleur et le désabusé. Cette contrainte, cette exig<strong>en</strong>ce, cette<br />
nécessité se rattach<strong>en</strong>t-elles selon Hegel à une naturalité originelle et originaire ? Non. L'exig<strong>en</strong>ce<br />
de la lutte à mort ne vi<strong>en</strong>t pas d'une nature mais de l'esprit lui-même : de la finitude <strong>en</strong><br />
laquelle se réalise l'esprit absolu111". De ces remarques, H. Lefebvre déduit la fin de l'histoire. Il montre que la logique<br />
imman<strong>en</strong>te à l'histoire n'empêche <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> qu'il faille parcourir (et re-parcourir) l'histoire sans<br />
sauter du comm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t à la fin : "La connaissance philosophique elle-même ne peut abolir<br />
le temps et substituer le tableau achevé à l'inachèvem<strong>en</strong>t phénoménologique. Et cep<strong>en</strong>dant,<br />
qu'il y ait logique et vérité de l'histoire, unité réglée de figures dans le mouvem<strong>en</strong>t, cela<br />
n'annonce-t-il pas la possibilité du tableau (de la synchronisation terminale) ? Oui. La<br />
formulation de la Logique coïncide avec la fin : vieillesse, sagesse, crépuscule, nuit. Morte<br />
l'histoire, finie, terminée, car on ne peut qu'imaginer (non pas concevoir et non pas faire) un<br />
temps non historique112". La succession des mom<strong>en</strong>ts de la révolution<br />
Chez Marx, aussi, H. Lefebvre retrouve la fin de l'histoire : "Ce que nous appelons<br />
l'histoire se termine par une révolution totale (même si les phases et les “ mom<strong>en</strong>ts ” de cette<br />
révolution se succèd<strong>en</strong>t dans le temps). L'histoire apparaît alors, dans cette perspective,<br />
comme préhistoire. Mais peut-être cette “ pré-histoire ” devrait-elle s'appeler “ histoire<br />
naturelle de l'humanité ”, <strong>en</strong> désignant ainsi la période p<strong>en</strong>dant laquelle l'être générique,<br />
“ l'homme ”, lutte contre la nature <strong>en</strong> son sein, sans se détacher d'elle, sans maîtriser la<br />
matière ? L'histoire proprem<strong>en</strong>t dite serait alors celle de “ l'humain ”, croissance et<br />
développem<strong>en</strong>t social) ce double aspect définissant l'historicité. Cette histoire finit-elle ? Oui,<br />
pour autant qu'elle se déroule à l'aveuglette, que “ l'homme ” tâtonne, <strong>en</strong> proie à des<br />
déterminismes qu'il ne connaît et ne domine pas. Mais alors, la post-histoire ? Elle peut se<br />
donner pour historicité accomplie. Le fonds opaque de l'être humain, sa naturalité, se voi<strong>en</strong>t<br />
dominés, appropriés. Le temps de l'appropriation remplace le temps de l'aveuglem<strong>en</strong>t dans<br />
lequel l'<strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>t des effets et des causes (y compris les volontés et les idées) échappait à<br />
la connaissance, à la raison, à la prévision 113".<br />
Pour Marx, l’<strong>en</strong>fant est un “ mom<strong>en</strong>t ” de l’homme<br />
111 Ibid., p. 25.<br />
112 Ibid., p. 25.<br />
113 La fin de l’histoire, p. 45<br />
39
Marx montre que l'adulte permet de compr<strong>en</strong>dre l'<strong>en</strong>fant, et l'homme de connaître le<br />
singe. Non l'inverse, comme le suppose la démarche génétique. Car l'adulte sort de l'<strong>en</strong>fant et<br />
l'homme du singe : "Le problème est de savoir comm<strong>en</strong>t l'<strong>en</strong>fant mène à l'adulte, <strong>en</strong> conti<strong>en</strong>t<br />
la possibilité tout <strong>en</strong> étant <strong>en</strong>fant - et comm<strong>en</strong>t le singe a été un mom<strong>en</strong>t de l'homme <strong>en</strong><br />
formation dans la nature. Ni l'<strong>en</strong>fant, ni le singe, ne peuv<strong>en</strong>t s'isoler du dev<strong>en</strong>ir global dont ils<br />
sont des mom<strong>en</strong>ts : de l'histoire (naturelle, sociale, psychique). D'ailleurs, il reste <strong>en</strong> l'adulte<br />
assez de l'<strong>en</strong>fant, assez du singe <strong>en</strong> l'homme, pour que cette marche puisse rev<strong>en</strong>ir vers<br />
l'actuel, <strong>en</strong>fin saisi dans ses différ<strong>en</strong>ces : dans sa g<strong>en</strong>èse concrète 114 ".<br />
Le dev<strong>en</strong>ir<br />
Pour Hegel et pour Marx, l'histoire se définit comme maturation (de l'espèce, de la<br />
société, de la p<strong>en</strong>sée), et marche vers l'achèvem<strong>en</strong>t. Pour eux, l'histoire se définit par sa fin :<br />
l'état adulte de l'homme générique, c'est-à-dire de l'espèce humaine, de la p<strong>en</strong>sée, de la<br />
société, etc. Aucun doute <strong>en</strong> ce qui concerne la maturité et sa valeur suprême, malgré le<br />
caractère ambigu (à la fois naturaliste et historisant) de ce concept. La relation <strong>en</strong>tre le temps<br />
individuel et le temps historique doit s'élever au concept. Les fondateurs de la p<strong>en</strong>sée historique<br />
ne les séparai<strong>en</strong>t pas. Ils concevai<strong>en</strong>t l'un <strong>en</strong> l'autre, l'un par l'autre, dans une harmonie<br />
préétablie ; l'espèce, la société, la p<strong>en</strong>sée, l'État (pour Hegel) vont comme l'individu vers le<br />
mom<strong>en</strong>t supérieur : la maturité, l'état adulte, l'achèvem<strong>en</strong>t.<br />
Or, nous dit H. Lefebvre, "aujourd'hui, une réponse inverse vi<strong>en</strong>t aux lèvres. Spontaném<strong>en</strong>t,<br />
c'est-à-dire comme une expression d'une spontanéité. L'histoire et l'historicité, ce<br />
serait l'inachèvem<strong>en</strong>t. Comm<strong>en</strong>t pourrait-il y avoir histoire s'il y a achèvem<strong>en</strong>t ? Qu'est-ce que<br />
l'achèvem<strong>en</strong>t sinon la fin de l'être, qui a eu son histoire, qui l'a terminée, qui est fini ?"<br />
D'où vi<strong>en</strong>t cette idée ? De Nietzsche qui a eu le courage de déclarer l'inachèvem<strong>en</strong>t de<br />
“ l'homme ”, de la société, de la culture. Nietzsche proclame qu'il <strong>en</strong> est bi<strong>en</strong> ainsi : "Avec<br />
l'hypothèse : peut-être l'espèce humaine est-elle ratée, irrémédiablem<strong>en</strong>t. Dès lors, il faut la<br />
dépasser, la surpasser, la précipiter dans le passé (Uberwind<strong>en</strong> et non pas Aufheb<strong>en</strong>).<br />
L'hypothèse nietzsché<strong>en</strong>ne a été reprise avec audace par la littérature (Witold Gombrovitz),<br />
par la théorie dite “ néo-ténique ” (Bolk), par la psycho-sociologie (Georges Lapassade et<br />
R<strong>en</strong>é Lourau)". Toutefois, H. Lefebvre fait rebondir la problématique. Il s'interroge : "Inachèvem<strong>en</strong>t<br />
de qui ? L'<strong>en</strong>fance, l'adolesc<strong>en</strong>ce, devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t-elles modèles ? En admettant que<br />
l'achèvem<strong>en</strong>t de l'adulte ne soit qu'un mythe, il se profile cep<strong>en</strong>dant un achèvem<strong>en</strong>t sans<br />
réplique : la mort. La représ<strong>en</strong>tation de l'inachèvem<strong>en</strong>t se dédouble – devoir-être sans fin et<br />
sans terme, av<strong>en</strong>ir illimité, tâche infinie – fin mortelle. Un vieux problème philosophique<br />
va-t-il ressusciter : “ Soll<strong>en</strong> oder Sein ? ” Oui, si l'on <strong>en</strong> reste là. Non, si l'on trouve un autre<br />
s<strong>en</strong>s <strong>en</strong> évitant de ressusciter une idéologie 115 ".<br />
Le dev<strong>en</strong>ir historique et ses mom<strong>en</strong>ts<br />
Le dev<strong>en</strong>ir, l'histoire, possèd<strong>en</strong>t chez Hegel un caractère implacable : "Le dev<strong>en</strong>ir<br />
universel dépasse tous les mom<strong>en</strong>ts limités, les broie, les emporte dans son torr<strong>en</strong>t destructeur<br />
et créateur. Impossible de demander des comptes à l'Idée, à l'Histoire ! – Les hommes,<br />
instrum<strong>en</strong>ts de l'Idée, sont <strong>en</strong> définitive irresponsables ; l'idée de responsabilité – qui apparaît<br />
spéculativem<strong>en</strong>t dans le système hégéli<strong>en</strong> – n'est alors qu'une appar<strong>en</strong>ce, une sorte d'illusion<br />
de la consci<strong>en</strong>ce malheureuse à un certain niveau 116 ".<br />
114 La fin de l’histoire, p. 79<br />
115 La fin de l’histoire, p. 101<br />
116 H<strong>en</strong>ri Lefebvre, L’exist<strong>en</strong>tialisme (1946), 2° éd., <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2001, p. 102.<br />
40
Le mom<strong>en</strong>t déterminé<br />
Chez Hegel, nous avons vu qu’est posé un rapport particulier à l’hic et nunc qu’il faut<br />
saisir, logiquem<strong>en</strong>t, avec sa négation : l’ailleurs et dans un autre temps. Dès ses premiers<br />
écrits, Hegel part donc de ce mom<strong>en</strong>t déterminé du prés<strong>en</strong>t. Lorsqu’il rec<strong>en</strong>se tous les travaux<br />
de Descartes <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces <strong>en</strong>tre 1618 et 1648, H<strong>en</strong>ri Lefebvre montre bi<strong>en</strong> l’ét<strong>en</strong>due des<br />
domaines étudiés et son apport à chaque question : "La simple lecture de cette série montre le<br />
caractère <strong>en</strong>cyclopédique du génie cartési<strong>en</strong>. Comme tout savant, il pr<strong>en</strong>d la sci<strong>en</strong>ce acquise,<br />
et la continue ; il trouve des problèmes posés, et il cherche à les résoudre. Il pr<strong>en</strong>d place à un<br />
mom<strong>en</strong>t déterminé, à un niveau dans le développem<strong>en</strong>t de la connaissance. Le propre du génie<br />
cartési<strong>en</strong>, sa puissance, son originalité, c’est d’abord qu’il s’empare de l’acquis, et cela dans<br />
les domaines les plus différ<strong>en</strong>ts, allant des mathématiques à la physiologie et à la médecine ;<br />
dans chaque domaine, à partir des travaux de ses prédécesseurs, il va plus loin ; il <strong>en</strong> tire ce<br />
que ces prédécesseurs n’avai<strong>en</strong>t pas aperçu : une loi, une hypothèse, une généralisation".<br />
Mais, surtout, cette exploration tous azimuts, explique H. Lefebvre, débouche sur la<br />
découverte d’une forme et d’un instrum<strong>en</strong>t de connaissance : la méthode.<br />
41
Chapitre 5 :<br />
Le bon mom<strong>en</strong>t<br />
Dès 1978, dans C<strong>en</strong>tre et périphérie 117 , une introduction à l’analyse institutionnelle,<br />
j'introduis la notion de mom<strong>en</strong>t socianalytique. La socianalyse, c’est l’interv<strong>en</strong>tion de<br />
sociologues institutionnalistes dans un groupe, une organisation ou une institution. Dans la<br />
dynamique d’une institution, pour aider les acteurs à analyser la crise qui les traverse, l’appel<br />
à des personnes extérieures permet de construire une distance. Cette interv<strong>en</strong>tion n’est<br />
concevable que lorsqu’une analyse interne a déjà été faite qui a conduit le collectif cli<strong>en</strong>t à<br />
formuler ce constat : “ nous avons besoin de quelqu’un d’extérieur pour nous aider à<br />
compr<strong>en</strong>dre nos difficultés. ” Ce qui est valable pour un groupe ou une institution vaut<br />
égalem<strong>en</strong>t pour la personne. L’<strong>en</strong>trée <strong>en</strong> psychanalyse survi<strong>en</strong>t à un mom<strong>en</strong>t particulier de la<br />
vie du sujet, lorsqu’il formule pour lui-même l’idée que le dispositif de la cure lui serait utile<br />
pour sortir des difficultés qu’il traverse. Toute <strong>en</strong>trée <strong>en</strong> thérapie (psychologique, mais aussi<br />
somatique), correspond à un mom<strong>en</strong>t de prise de consci<strong>en</strong>ce, à une demande.<br />
Les socianalystes ont montré le cheminem<strong>en</strong>t qui s’opère <strong>en</strong>tre le mom<strong>en</strong>t de la<br />
demande consci<strong>en</strong>tisée, et la commande. L’analyse, c’est justem<strong>en</strong>t l’analyse des chemins<br />
conduisant d’une demande à une commande. L’<strong>en</strong>trée dans le dispositif est le mom<strong>en</strong>t du<br />
passage de la demande qui s’est formulée à l’intérieur, <strong>en</strong> commande vis-à-vis d’un tiers, et<br />
de ses outils de travail. La commande est le passage à l’acte qui conduit le demandeur à<br />
choisir un dispositif de traitem<strong>en</strong>t de sa demande. La notion d’urg<strong>en</strong>ce n’est pas abs<strong>en</strong>te,<br />
notamm<strong>en</strong>t lorsqu’il s’agit d’une interv<strong>en</strong>tion chirurgicale qui permet d’éviter des<br />
complications de santé. Mais l’adéquation temporelle <strong>en</strong>tre la dynamique interne du sujet<br />
(individuel ou collectif), et le recours à une forme de dispositif d’analyse ou d’interv<strong>en</strong>tion<br />
fait émerger la notion de "bon mom<strong>en</strong>t". C’est le bon mom<strong>en</strong>t pour s’analyser, pour se<br />
former, pour se soigner, pour raconter son histoire de vie, pour changer son mode<br />
d’organisation domestique ou politique 118 , etc. Dans la gestion d’une maison, le bon mom<strong>en</strong>t<br />
de refaire son toit peut être la surv<strong>en</strong>ance d’une tempête qui a soulevé le toit… En politique,<br />
le bon mom<strong>en</strong>t d’une réforme suppose une prise de consci<strong>en</strong>ce d’un collectif assez large sur la<br />
nécessité d’un changem<strong>en</strong>t. Ce collectif va appuyer la réforme auprès de ceux qui ne veul<strong>en</strong>t<br />
pas changer.<br />
La notion de bon mom<strong>en</strong>t existe déjà dans la philosophie grecque, c’est la notion de<br />
kairos, notamm<strong>en</strong>t chez Aristote chez qui la notion s’inscrit dans sa recherche de l’équilibre,<br />
et plus particulièrem<strong>en</strong>t de sa recherche du juste milieu, que l’on retrouvera d’une certaine<br />
manière, dans la notion de tact que développera, à la suite de Herbart, F. Schleiermacher,<br />
lorsqu’il développera les qualités requises par le pédagogue 119 . Le kairos est à la fois une<br />
recherche du juste milieu, dans l’espace et dans le temps. Chez les Grecs, il y a un bon<br />
mom<strong>en</strong>t de la r<strong>en</strong>contre, du plaisir, du travail, du débat, etc. Michel Foucault l’a souligné dans<br />
L’usage des plaisirs 120 .<br />
117<br />
R. Hess, C<strong>en</strong>tre et périphérie, une introduction à l’analyse institutionnelle (1978, 2° éd. <strong>Paris</strong>, Anthropos,<br />
2001).<br />
118<br />
Christine Delory-Momberger, Remi Hess, Le s<strong>en</strong>s de l’histoire, mom<strong>en</strong>ts d’une biographie, <strong>Paris</strong>, Anthropos,<br />
2001, 414 pages.<br />
119<br />
Herbart, Allgemeine Pädagogik (1806) ; F.E.D. Schleiermacher, Ausgewählte pädagogische Schrift<strong>en</strong>,<br />
Paderborn, Ferdinad Schöningh, 4° éd., 1994, 311 p.<br />
120<br />
Michel Foucault, L’usage des plaisirs, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1984.<br />
42
Dans sa prés<strong>en</strong>tation à sa traduction de L’homme de génie et la mélancolie,<br />
d’Aristote 121 , Jackie Pigeaud, propose une définition du kairos comme "mom<strong>en</strong>t où le<br />
technici<strong>en</strong> (à l’évid<strong>en</strong>ce c’est de l’homme de l’art – tékhnè – qu’il est là question et qui<br />
s’oppose au pratici<strong>en</strong> de la sci<strong>en</strong>ce – epistémè), qu’il soit médecin, orateur, général, doit<br />
interv<strong>en</strong>ir."<br />
Comme l’indique J. Pigeaud, le kairos est lié au temps, par l’urg<strong>en</strong>ce que nécessite<br />
l’état des choses. Du point de vue du temps, le kairos est donc un instant quasim<strong>en</strong>t<br />
intemporel, sans durée. Le kairos est donc davantage dans l’insight de l’instant, que dans<br />
l’épaisseur du mom<strong>en</strong>t, au s<strong>en</strong>s où nous employons ici ce mot. Si l’on traduit kairos par bon<br />
mom<strong>en</strong>t, le mom<strong>en</strong>t est pris ici dans le s<strong>en</strong>s du der Mom<strong>en</strong>t allemand (par opposition à das<br />
Mom<strong>en</strong>t). Et à la limite, on pourrait le traduire par instant adéquat ou temps propice, ou<br />
<strong>en</strong>core temps opportun.<br />
Dans sa réflexion à partir du Malaise dans la culture, de Freud, Michel Plon montre<br />
que cette question du bon mom<strong>en</strong>t est un problème c<strong>en</strong>tral pour les trois métiers impossibles<br />
selon Freud : gouverner, soigner, éduquer (Regier<strong>en</strong>, Analysier<strong>en</strong>, Erzieh<strong>en</strong>) 122 . Dans ces<br />
métiers, la question est toujours de choisir le "bon mom<strong>en</strong>t pour interv<strong>en</strong>ir". Dans le "bon<br />
mom<strong>en</strong>t", le juste milieu, le tact concerne non seulem<strong>en</strong>t le mom<strong>en</strong>t de l’interv<strong>en</strong>tion, mais<br />
aussi la gestion du rapport au temps dans le travail lui-même. On touche à la question de<br />
l’analyse herméneutique du contexte, et la qualité que le professionnel, le pratici<strong>en</strong> dans sa<br />
manière de porter un diagnostic, et de décider du mom<strong>en</strong>t opportun pour optimiser son<br />
interv<strong>en</strong>tion. Ce qui différ<strong>en</strong>cie le bon professionnel du mauvais, c’est justem<strong>en</strong>t cette<br />
maîtrise du "bon mom<strong>en</strong>t", et qui correspond à un bon redéploiem<strong>en</strong>t de son expéri<strong>en</strong>ce<br />
clinique.<br />
Sigmund Freud connaît bi<strong>en</strong> la démarche herméneutique de F. Schleiermacher. S’il le<br />
cite explicitem<strong>en</strong>t dans Die Traumdeutung, über d<strong>en</strong> Traum, et dans Der Witz und seine<br />
Beziehung zum Unbewusst<strong>en</strong>, on peut dire que toute sa théorie de l’interprétation est<br />
redevable à la posture herméneutique de F. Scheiermacher. Tous les deux ont id<strong>en</strong>tifié la<br />
notion de mom<strong>en</strong>t, comme importante dans le travail pédagogique ou analytique. F.<br />
Schleiermacher constate qu’il y a un conflit, <strong>en</strong>tre le mom<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>t, dans lequel vit l’<strong>en</strong>fant,<br />
et le mom<strong>en</strong>t de l’av<strong>en</strong>ir de l’élève auquel p<strong>en</strong>se le pédagogue lorsqu’il lui propose des<br />
appr<strong>en</strong>tissages. L’<strong>en</strong>fant veut éviter de p<strong>en</strong>ser à son futur, et donc, selon F. Schleiermacher, la<br />
pédagogie est un combat <strong>en</strong>tre les deux mom<strong>en</strong>ts, dans lesquels sont installés le jeune et<br />
l’adulte. Ils ont du mal à se r<strong>en</strong>contrer. Chez Freud, la qualité du clinici<strong>en</strong>, c’est d’accepter de<br />
ne pas brusquer les choses, et d’être capable d’att<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> espérant parv<strong>en</strong>ir à r<strong>en</strong>contrer un<br />
jour le mom<strong>en</strong>t adéquat d’une parole : le bon mom<strong>en</strong>t de l’interprétation.<br />
Selon lui, ri<strong>en</strong> ne sert de forcer l’autre, même quand on a raison, qu’on déti<strong>en</strong>t le<br />
savoir sur lui. Il faut att<strong>en</strong>dre le "bon mom<strong>en</strong>t", c’est-à-dire ce temps propice, cet instant<br />
adéquat, où l’autre est capable d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre ce qu’on veut lui dire. Sans cette att<strong>en</strong>te,<br />
l’interprétation brutale, et immédiate dès qu’elle survi<strong>en</strong>t dans la tête de l’analyste, est<br />
incongrue. Le pati<strong>en</strong>t lui répondra : "Tu dois savoir que je n’ai ri<strong>en</strong> à appr<strong>en</strong>dre de toi !". Le<br />
bon mom<strong>en</strong>t de parler, de dire, c’est le mom<strong>en</strong>t où l’autre a quelque chose à att<strong>en</strong>dre de vous,<br />
se trouve être <strong>en</strong> demande, bref vous écoute dans ce que vous p<strong>en</strong>sez pouvoir lui dire de lui.<br />
Il est important qu’il y ait demande (de distanciation), dans la vie du sujet ou du<br />
collectif, pour qu’il y ait confrontation à un dispositif de soin, de formation, de réforme. Mais<br />
à l’intérieur du dispositif lui-même, il faut à nouveau att<strong>en</strong>dre le "bon mom<strong>en</strong>t" pour<br />
121<br />
Aristote, L’homme de génie et la mélancolie, traduit et prés<strong>en</strong>té par Jackie Pigeaud, <strong>Paris</strong>, Petite Bibliothèque<br />
Rivages, 1988.<br />
122<br />
Michel Plon “ De la politique dans le Malaise au malaise de la politique ”, in Jacques Le Rider, Michel Plon,<br />
Gérard Raulet, H<strong>en</strong>ri Rey-Flaud, Autour de Malaise dans la culture de Freud, <strong>Paris</strong>, PUF, 1998, 154 pages.<br />
43
s’autoriser à l’interprétation. Selon Freud, le "métier" du pédagogue, de thérapeute ou du<br />
politique, serait dans leur capacité à att<strong>en</strong>dre le "bon mom<strong>en</strong>t" avant d’interv<strong>en</strong>ir.<br />
En politique, c’est le "mom<strong>en</strong>t décisif" selon H. Lefebvre. Quand Lacan, évoquant<br />
Socrate, dit que "si Thémistocle et Périclès ont été de grands hommes, c’est qu’ils étai<strong>en</strong>t bon<br />
psychanalystes", il veut sou<strong>ligne</strong>r que chez le psychanalyste, comme chez l’homme politique,<br />
l’art est de choisir le bon mom<strong>en</strong>t de conclure. L’art consiste à "répondre ce qu’il faut à un<br />
événem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tant qu’il est significatif, qu’il est fonction d’un échange symbolique <strong>en</strong>tre les<br />
êtres humains – ce peut être, précise Lacan, l’ordre donné à la flotte de sortir du Pirée". Faire<br />
la bonne analyse de la situation, au mom<strong>en</strong>t opportun, est un <strong>en</strong>jeu stratégique considérable.<br />
"Faire la bonne interprétation au mom<strong>en</strong>t où il faut, c’est être bon psychanalyste", ajoute J.<br />
Lacan 123 .<br />
Le rapprochem<strong>en</strong>t qu’a fait Freud <strong>en</strong>tre le gouvernem<strong>en</strong>t, le soin et l’éducation,<br />
comme métier "impossibles", vi<strong>en</strong>t du fait que ces arts repos<strong>en</strong>t <strong>en</strong> définitive sur la maîtrise<br />
du tact, de l’intuition, du tal<strong>en</strong>t, ou pour parler comme Machiavel de la virtu, qui relève d’un<br />
domaine difficile à contrôler qui est la subjectivité. Cet art de l’adéquation, <strong>en</strong>tre la situation<br />
et la posture, n’est pas infaillible. Le maître, comme le médecin ou le politique peuv<strong>en</strong>t<br />
toujours se tromper. On se trouve dans un univers qui échappe au contrôle : on se trouve dans<br />
l’inachèvem<strong>en</strong>t, dans une sorte d’idéal de perfection, impossible à atteindre. Celui qui réussit<br />
fascine, mais l’échec est à l’horizon, dans l’analyse, comme dans l’éducation ou la politique.<br />
Celui qui sera perçu comme "mauvais professionnel", c’est celui qui, au mom<strong>en</strong>t<br />
décisif, se trompe dans son choix. Ainsi, H. Lefebvre évoque Léon Trotski, lecteur de<br />
Clausewitz, qui fait le choix, mauvais, lors de la bataille de Varsovie <strong>en</strong> 1917, d’<strong>en</strong>voyer ses<br />
fantassins, avant d’utiliser les canons. Cette décision, inadéquate par rapport à l’évolution des<br />
batailles, depuis l’époque napoléoni<strong>en</strong>ne, lui fait perdre la bataille, et d’une certaine manière<br />
la guerre. Si son choix avait été inverse, le sort de l’Europe aurait été changé : le<br />
communisme aurait gagné toute l’Europe. L. Trotski croit maîtriser le savoir stratégique, mais<br />
il ne pr<strong>en</strong>d pas <strong>en</strong> compte, depuis l’époque de Clausewitz, la nouvelle portée des canons.<br />
Dans cette exploration du "bon mom<strong>en</strong>t" <strong>en</strong> politique, Michel Plon explore le travail<br />
de clinici<strong>en</strong> du politique qu’opère Machiavel qui, lui aussi, découvre que la réussite de la<br />
praxis politique est liée à la capacité de saisir l’occasion lorsque celle-ci se prés<strong>en</strong>te.<br />
Machiavel n’est pas un philosophe, mais un pratici<strong>en</strong>. Il est au service du pouvoir flor<strong>en</strong>tin,<br />
<strong>en</strong>tre 1498 et 1512. Et il observe. Il écrit des textes <strong>en</strong> relation directe avec sa pratique. Son<br />
journal pr<strong>en</strong>d la forme de lettres qu’il <strong>en</strong>voie ici ou là. Dans ces courriers, Machiavel<br />
reproche aux dirigeants d’hésiter constamm<strong>en</strong>t, de ne jamais poser d’acte, de manquer les<br />
occasions d’agir. Il réfléchit sur les différ<strong>en</strong>ces <strong>en</strong>tre les personnes. Ces lettres et rapports de<br />
mission confid<strong>en</strong>tiels lui serviront d’ébauche pour l’œuvre à v<strong>en</strong>ir. Plus qu’une théorie du<br />
politique, Machiavel fonde une clinique de l’expéri<strong>en</strong>ce. Dans cette clinique du politique, il<br />
médite tout particulièrem<strong>en</strong>t sur le rapport au temps.<br />
Rappelons que pour lui, la vraie différ<strong>en</strong>ce ne vi<strong>en</strong>t pas de la naissance, mais de<br />
l’éducation. "Il est très important qu’un <strong>en</strong>fant comm<strong>en</strong>ce dès son jeune âge à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre dire<br />
du bi<strong>en</strong> ou du mal d’une chose, car cela l’impressionne nécessairem<strong>en</strong>t et il détermine ainsi<br />
son comportem<strong>en</strong>t sa vie durant 124 ."<br />
Et concernant sa conception des rapports <strong>en</strong>tre les hommes, on sait qu’elle anticipe la<br />
conception selon laquelle "l’homme est un loup pour l’homme" (Hobbes). Cette conception<br />
123<br />
Jacques Lacan, Le séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la<br />
psychanalyse (1954-1955), <strong>Paris</strong>, Seuil, 1978.<br />
124<br />
Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, in Œuvres, trad. et prés<strong>en</strong>tation par Christian Bec,<br />
<strong>Paris</strong>, Laffont, 1996, p. 458.<br />
44
implique un certain rapport au politique : l’action politique efficace doit pr<strong>en</strong>dre les hommes<br />
tels qu’ils sont. Son projet n’est pas de décrire l’idée que l’on se fait des choses, mais la vérité<br />
effective des choses. Il écrit : "Laissant de côté les choses que l’on a imaginées, à propos d’un<br />
prince et discourant de celles qui sont vraies, je dis que tous les hommes, lorsqu’on <strong>en</strong> parle,<br />
et surtout les princes, parce qu’ils sont plus haut placés, sont jugés <strong>en</strong> fonction des qualités<br />
qui leur apport<strong>en</strong>t blâme ou louange 125 ."<br />
Dans la vérité des choses, la dim<strong>en</strong>sion du temps apparaît ess<strong>en</strong>tielle. C’est la matière<br />
première de l’action politique. C’est la substance d’où l’on va tirer les occasions de l’action.<br />
Le politique est celui qui sait saisir l’occasion, lorsqu’elle se prés<strong>en</strong>te. Machiavel observe<br />
César Borgia, qu’il accompagne lors d’une opération que celui-ci mène, <strong>en</strong>tre octobre 1502 et<br />
janvier 1503, pour agrandir ses territoires. Ce vécu à proximité d’un prince, fonctionne<br />
comme une Erlebnis (expéri<strong>en</strong>ce vécue), qui lui permet de découvrir l’exercice du pouvoir. Il<br />
décrit la dim<strong>en</strong>sion psychique dans la matérialité du rapport au temps, du prince. Celle-ci est<br />
fragile, fugace, quasi impossible. Lors d’un complot qui se fom<strong>en</strong>te contre lui, Machiavel<br />
observe comm<strong>en</strong>t le Prince <strong>en</strong>tre dans ce temps, où ses paroles et ses gestes se fond<strong>en</strong>t<br />
totalem<strong>en</strong>t dans la temporalité de la m<strong>en</strong>ace. Alors que le prince dit calmem<strong>en</strong>t qu’il jugera<br />
les Seigneurs de Flor<strong>en</strong>ce sur leurs actes, il glisse une petite phrase que Machiavel note<br />
aussitôt, comme significative : "Je temporise, je t<strong>en</strong>ds l’oreille à tous les bruits, et j’att<strong>en</strong>ds<br />
mon heure 126 ."<br />
Quelques jours plus tard, le complot échoue d’un ri<strong>en</strong> : le duc s’<strong>en</strong> sort, car il s’est<br />
totalem<strong>en</strong>t inscrit dans la réalité. Il s’était préparé, <strong>en</strong> comptant sur les hommes du Roi, et<br />
l’arg<strong>en</strong>t du pape. La fascination de Machiavel vi<strong>en</strong>t du rapport au temps que le prince a<br />
construit : il est à la fois dans et hors du mom<strong>en</strong>t de l’adversaire ; il a su jouer sur les l<strong>en</strong>teurs<br />
des adversaires à l’affronter.<br />
Dans la stratégie, le côté décisionnel du kairos suppose un temps préalable, durant<br />
lequel on a pris soin de construire un dispositif. Le rapport de l’autre au temps est un élém<strong>en</strong>t<br />
ess<strong>en</strong>tiel de l’analyse stratégique, et il déterminera le choix tactique d’interv<strong>en</strong>ir ou pas.<br />
Comme le remarque Michel Plon 127 , l’évolution du rapport de force et son dev<strong>en</strong>ir, se<br />
définiss<strong>en</strong>t du fait que le temps pour l’un inclut le temps, différ<strong>en</strong>t, de l’autre. De cet<br />
<strong>en</strong>chevêtrem<strong>en</strong>t des temps d’avant le "bon mom<strong>en</strong>t", on peut proposer une théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts qui soit dialectique. Il nous faudra t<strong>en</strong>ter de la dégager, tant dans la temporalité que<br />
dans son ét<strong>en</strong>due. On verra que cette dialectique a été p<strong>en</strong>sée dès le mom<strong>en</strong>t grec de la<br />
philosophie.<br />
Machiavel constate que la bonne maîtrise de la temporalité est liée au fait que le<br />
prince ne rêve pas, mais fait du terrain. Il construit des leurres, <strong>en</strong> donnant une dim<strong>en</strong>sion<br />
ost<strong>en</strong>tatoire à ses préparatifs de guerre. Il fait beaucoup de bruits autour de la préparation<br />
d’une campagne : l’art du politique est cette maîtrise du concret. Machiavel s’étonne que,<br />
derrière ce vacarme, les autres n’ai<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> soupçonné de ce qui se préparait !<br />
La ponctuation de cette histoire sera l’élimination des traîtres qui aura lieue le jour de<br />
la Saint Sylvestre 1502. Machiavel est stupéfait de la manière, dont procède le prince. En<br />
dehors de lui, personne ne connaît le lieu de l’att<strong>en</strong>tat qu’il organise : "Ce Seigneur est le plus<br />
secret des hommes… Ses secrétaires m’ont, plus d’une fois, attesté qu’il ne publie chose<br />
aucune qu’au mom<strong>en</strong>t même de l’exécuter, et qu’il ne l’exécute que quand la nécessité le<br />
talonne, quand les faits sont là et pas autrem<strong>en</strong>t, d’où il s’<strong>en</strong>suit que l’on doit l’excuser et non<br />
pas le taxer de néglig<strong>en</strong>ce 128 ."<br />
125 Machiavel, Le prince, in Œuvres, 1996, p. 148.<br />
126 Toutes les lettres de Machiavel, 2 vol., <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1955, vol. 1, p. 221.<br />
127 Michel Plon, op. cit., p. 142.<br />
128 Toutes les lettres de Machiavel, p. 285.<br />
45
Tous les auteurs qui se sont intéressés à la théorie du "bon mom<strong>en</strong>t", développe une<br />
temporalité qui dialectise, à la manière hégéli<strong>en</strong>ne, trois mom<strong>en</strong>ts : le perçu, le conçu, l’action<br />
(H. Lefebvre), voir, juger, agir (formulation des militants de l’action catholique dans les<br />
années 1930), ce que J. Lacan reformule dans son célèbre sophisme du temps logique et de la<br />
certitude anticipée : l’instant de voir, le temps pour compr<strong>en</strong>dre, le mom<strong>en</strong>t de conclure. On<br />
sait que, dans une première période de sa vie, Lacan s’est beaucoup intéressé à Hegel !<br />
Ces trois mom<strong>en</strong>ts sont bi<strong>en</strong> antérieurs à Hegel : ils sont déjà prés<strong>en</strong>ts chez<br />
Hippocrate. Le médecin grec inscrit sa théorie du bon mom<strong>en</strong>t dans une trilogie du même<br />
type :<br />
-Hippocrate dégage d’abord le mom<strong>en</strong>t de l’<strong>en</strong>quête. C’est le recueil des données : le<br />
pratici<strong>en</strong> examine le cas, tel qu’il se prés<strong>en</strong>te sous ses yeux. Il décrit la situation <strong>en</strong> dégageant<br />
les caractéristiques, les spécificités de cette situation singulière qui n’a pas d’équival<strong>en</strong>t. Ce<br />
travail d’<strong>en</strong>quête demande du temps. Aujourd’hui, dans telle ou telle situation, on va<br />
demander des analyses (de sang, d’urine, etc). Peut-être ce mom<strong>en</strong>t existait-il déjà, sous une<br />
forme ou sous une autre, à l’époque d’Hippocrate ? Toujours est-il que l’<strong>en</strong>quête demande un<br />
temps de travail, qui suppose une organisation.<br />
-Le second mom<strong>en</strong>t est celui du diagnostic. On fait des prévisions. On élabore un<br />
pronostic. C’est le stade de la stratégie. Il faut t<strong>en</strong>ir compte de l’adversaire, qui ti<strong>en</strong>t une<br />
position antagoniste à l’interv<strong>en</strong>ant, dans un mouvem<strong>en</strong>t propre et autonome. Il faut<br />
reconnaître cette position puisqu’on veut la modifier ou la vaincre. Ce mom<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong><br />
compte à la fois le temps et l’espace : on mesure la surface de l’autre, ses forces, ses moy<strong>en</strong>s.<br />
On évalue nos propres moy<strong>en</strong>s et nos chances de victoire possible.<br />
-Le troisième mom<strong>en</strong>t est celui de l’interv<strong>en</strong>tion. Cet acte est définitif par rapport à la<br />
situation singulière. Si je manque mon coup, l’autre ne me manquera pas. Comme le dit le<br />
proverbe : "Le lion ne bondit qu’une fois !". Le temps d’un éclair, la situation se dénoue.<br />
Soulignons la dialectique, lors des trois mom<strong>en</strong>ts, <strong>en</strong>tre l’universel, le particulier et le<br />
singulier. La situation est particulière, on l’étudie <strong>en</strong> tant que telle. Elle a des particularités. Et<br />
cette dynamique se développe dans un contexte, qui s’ét<strong>en</strong>d jusqu’à l’universel. Dans toute<br />
situation d’analyse, de politique ou d’éducation, le pratici<strong>en</strong> doit aller jusqu’au boût, de ces<br />
trois étapes, de ces trois mom<strong>en</strong>ts, de ces trois temporalités.<br />
Percevoir, compr<strong>en</strong>dre et juger, interv<strong>en</strong>ir pour conclure sont donc les trois mom<strong>en</strong>ts<br />
de ce processus qui ouvre sur le "bon mom<strong>en</strong>t". La pratique impose donc une prise <strong>en</strong> compte<br />
perman<strong>en</strong>te de l’ét<strong>en</strong>due et de la durée.<br />
Dans la socianalyse, telle que nous l’avons pratiquée avec Georges Lapassade et R<strong>en</strong>é<br />
Lourau, le dispositif que propose l’interv<strong>en</strong>ant est une assemblée générale, la plus large<br />
possible, permettant l’accès aux élém<strong>en</strong>ts transversaux les plus divers (transversalité) de<br />
l’établissem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> analyse 129 . Mais sur le plan de la durée, le temps de l’interv<strong>en</strong>tion est<br />
limité (trois à cinq jours). Chez les Van Bockstaele, les règles sont s<strong>en</strong>siblem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>tes.<br />
Les séances sont plus courtes, mais p<strong>en</strong>sées dans la succession, comme dans la<br />
psychanalyse 130 .<br />
Les discussions concernant la construction du dispositif ont été très vives, au sein du<br />
mouvem<strong>en</strong>t psychanalytique, tant sur la durée des séances, que sur la longueur de la cure.<br />
Celle-ci a pu être courte au début, puis s’est allongée. Mais Freud avait consci<strong>en</strong>ce de s’être<br />
trompé dans le cas de "l’homme au loup". Aussi, refusa-t-il de fixer à l’avance le terme d’une<br />
129<br />
Une première description des règles de la socianalyse est donnée dans G. Lapassade, R. Lourau, Clefs pour la<br />
sociologie, <strong>Paris</strong>, Seghers, 1971.<br />
130<br />
Jacques et Maria Van Bockstaele, La socianalyse, Imaginer –coopter, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2004, 224 pages.<br />
Voir égalem<strong>en</strong>t des mêmes auteurs “ Le dispositif de la socianalyse ”, in Les irrAIductibles n°6, Dispositifs I,<br />
<strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong> 8, octobre 2004, p. 15 à 26.<br />
46
cure ! Cep<strong>en</strong>dant, avec son concept de "bon mom<strong>en</strong>t", il voit la possibilité d’accélérer les<br />
choses.<br />
Dans la socianalyse, un moy<strong>en</strong> d’accélérer certains processus est la mise <strong>en</strong> place<br />
d’analyseurs construits 131 . Ceux-ci doiv<strong>en</strong>t susciter l’appropriation par le collectif cli<strong>en</strong>t d’un<br />
problème resté implicite. La psychanalyste fragm<strong>en</strong>te aussi le temps, <strong>en</strong> montrant que toutes<br />
les séances ne sont pas vécues avec la même int<strong>en</strong>sité. Certains mom<strong>en</strong>ts compt<strong>en</strong>t davantage<br />
que d’autres. Chez Freud, il y a un li<strong>en</strong>, qui s’établit <strong>en</strong>tre l’interprétation et le bon mom<strong>en</strong>t :<br />
“Quand vous avez trouvé les interprétations justes, une nouvelle tâche se prés<strong>en</strong>te à<br />
vous. Il vous faut att<strong>en</strong>dre le mom<strong>en</strong>t opportun pour communiquer votre interprétation au<br />
pati<strong>en</strong>t avec quelque chance de succès. À quoi reconnaît-on chaque fois le mom<strong>en</strong>t opportun ?<br />
C’est l’affaire d’un tact, qui peut être considérablem<strong>en</strong>t affiné par l’expéri<strong>en</strong>ce. Vous<br />
commettez une faute grave si, par exemple, dans votre souci d’abréger l’analyse, vous jetez<br />
vos interprétations à la tête du pati<strong>en</strong>t dès que vous les avez trouvées 132 . ”<br />
On retrouve ce point de vue dans l’Abrégé de psychanalyse : "Evitons de lui faire<br />
immédiatem<strong>en</strong>t part de ce que nous avons deviné".<br />
L’att<strong>en</strong>te des bons mom<strong>en</strong>ts : le plaisir du spectacle sportif<br />
Il <strong>en</strong> est de même pour moi, par rapport au sport. Je puis être ailleurs ou être dedans,<br />
mais, selon que je suis dedans ou dehors, je n’ai plus le même rapport au monde. Le foot<br />
m’absorbe : il me capte. Je ne peux pas dire que lorsque je regarde une émission sur le Tour<br />
du Dauphiné ou sur le Grand prix de formule 1 du Canada, je sois "mobilisé" à 100%. Je<br />
regarde cela de loin, <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant à autre chose ; je fais plusieurs choses à la fois (d’où le fait<br />
que je vive mal de devoir écouter les comm<strong>en</strong>taires techniques des coups de pied arrêtés de<br />
David Beeckam, par mon épouse). Pour moi, l’analyse des gestes techniques se fait quasim<strong>en</strong>t<br />
instantaném<strong>en</strong>t sans grande mobilisation. J’expérim<strong>en</strong>te une sorte de veille, mais cette veille<br />
peut décl<strong>en</strong>cher une mobilisation psychique totale, lorsque l’évaluation du jeu l’implique. Je<br />
regarde ce type de spectacle <strong>en</strong> étant ailleurs, mais avec une demande de ne pas être dérangé<br />
au cas où, par hasard, survi<strong>en</strong>drait un mom<strong>en</strong>t décisif du jeu qui ferait basculer la<br />
prés<strong>en</strong>tation 133 . La représ<strong>en</strong>tation, <strong>en</strong> football, au mom<strong>en</strong>t des informations générales, n’étant<br />
que le montage télévisuel de mom<strong>en</strong>ts décisifs (les buts marqués, par exemple).<br />
Bon mom<strong>en</strong>t et formation<br />
Dans sa thèse sur Les mom<strong>en</strong>ts privilégiés <strong>en</strong> formation exist<strong>en</strong>tielle 134 , Francis<br />
Lesourd se donne pour objet, les mom<strong>en</strong>ts privilégiés. Ce travail veut apporter une<br />
intelligibilité nouvelle à la problématique des transformations du sujet adulte. En<br />
l’occurr<strong>en</strong>ce, les mom<strong>en</strong>ts privilégiés désign<strong>en</strong>t les discontinuités qui, dans un parcours de<br />
vie, apparaiss<strong>en</strong>t moins comme des aménagem<strong>en</strong>ts que comme des altérations radicales des<br />
représ<strong>en</strong>tations que se donne le sujet de ce qu’il a été, de ce qu’il est, et de ce qu’il souhaite<br />
dev<strong>en</strong>ir. Ces mom<strong>en</strong>ts peuv<strong>en</strong>t être heureux, mais ne le sont pas nécessairem<strong>en</strong>t; leur<br />
caractère privilégié réside dans le pot<strong>en</strong>tiel de naissance à soi-même dont ils sont porteurs. En<br />
tant qu'interrogation de discontinuités créatrices, dans le cheminem<strong>en</strong>t du sujet, ce travail de<br />
131<br />
G. Lapassade, L’analyseur et l’analyste, Gauthier-Villars, 1971.<br />
132<br />
S. Freud, “ La question de l’analyse profane, ” in Résultats, idées, problèmes, vol. II, <strong>Paris</strong>, PUF, 1985, p. 89.<br />
133<br />
Husserl, Ecrit sur la consci<strong>en</strong>ce phénoménologique de la consci<strong>en</strong>ce intime du temps, 1905, trad. fr. <strong>Paris</strong>,<br />
PUF, 3° éd. 1991, 204 p.<br />
134<br />
Lesourd, Francis, Les mom<strong>en</strong>ts privilégiés <strong>en</strong> formation exist<strong>en</strong>tielle, Contribution multiréfér<strong>en</strong>tielle à la<br />
recherche sur les temporalités éducatives chez les adultes <strong>en</strong> transformation dans les situations liminaires, thèse<br />
de sci<strong>en</strong>ces de l’éducation, sous la direction de Jean-Louis Le Grand, LAMCEEP, sout<strong>en</strong>ue à <strong>Paris</strong> 8, 29 octobre<br />
2004.<br />
47
F. Lesourd rejoint les recherches qui, <strong>en</strong> formation des adultes, interrog<strong>en</strong>t les mom<strong>en</strong>ts-clés<br />
d’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t dans un processus de formation institué, les turning points mis au travail dans<br />
les pratiques d’histoires de vie, l’accompagnem<strong>en</strong>t des sujets <strong>en</strong> situations liminaires et, de<br />
façon plus générale, les transformations de perspective (Mezirow) et l’émerg<strong>en</strong>ce des quêtes<br />
de s<strong>en</strong>s de l’adulte.<br />
Le questionnem<strong>en</strong>t des mom<strong>en</strong>ts privilégiés se fonde sur trois prises de position.<br />
La première, épistémologique, ti<strong>en</strong>t au choix d’une approche multiréfér<strong>en</strong>tielle qui,<br />
d’emblée, implique le r<strong>en</strong>oncem<strong>en</strong>t à un point de vue totalisant et achevé. Le choix de cette<br />
approche ne se justifie certes pas de la complexité intrinsèque de l’objet ; il relève d’un pari<br />
selon quoi l’inter-questionnem<strong>en</strong>t d’une pluralité de référ<strong>en</strong>ces (psychanalytiques,<br />
psychologiques, sociologiques, anthropologiques, éducatives) favorise l’émerg<strong>en</strong>ce d’une<br />
intelligibilité de l’objet autre que celle à quoi un regard monodisciplinaire aurait pu conduire.<br />
La seconde prise de position, axiologique, consiste à aborder le sujet adulte comme<br />
co-auteur de ses propres transformations exist<strong>en</strong>tielles. Cette notion de co-auteur suggère<br />
que, au cours de ces transformations, le sujet n’est ni tout-puissant ni tout-impuissant. Par<br />
voie de conséqu<strong>en</strong>ce, ce choix axiologique conduit à questionner tout particulièrem<strong>en</strong>t<br />
l’action – matérielle ou m<strong>en</strong>tale – effectuée par le sujet à l’occasion de ses mom<strong>en</strong>ts<br />
privilégiés.<br />
La troisième prise de position, théorique, s’appuie sur un questionnem<strong>en</strong>t des<br />
mom<strong>en</strong>ts privilégiés du point de vue des temps qu’ils mobilis<strong>en</strong>t. En l’occurr<strong>en</strong>ce, ce travail<br />
se réclame d’un pluralisme temporel (Bachelard) selon quoi, loin d’être donné au monde, le<br />
temps <strong>en</strong> provi<strong>en</strong>t ; il est produit par les phénomènes, les actes, les œuvres et les vies. Dans<br />
cette perspective, on peut ainsi considérer une multiplicité de temporalités à la fois<br />
synchroniques et diachroniques : les temporalités co-prés<strong>en</strong>tes sociétales, institutionnelles,<br />
interpersonnelles, intrapsychiques se prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t comme un “ système ” complexe <strong>en</strong><br />
interaction perman<strong>en</strong>te ; les temps successifs d’une vie apparaiss<strong>en</strong>t éclairés, oblitérés ou<br />
reconstruits après-coup <strong>en</strong> fonction des réori<strong>en</strong>tations des projets du sujet.<br />
F. Lesourd propose de considérer que cette multiplicité de temps constitue, pour<br />
chaque sujet, une infrastructure temporelle personnelle, spécifique, sur quoi s’étaye sa<br />
cohésion id<strong>en</strong>titaire. C’est cette infrastructure temporelle qui se transforme au cours des<br />
mom<strong>en</strong>ts privilégiés. Parmi les chantiers de recherche qu’a ouvert, <strong>en</strong> Sci<strong>en</strong>ces de<br />
l’éducation, la prise <strong>en</strong> compte d’une multiplicité des temps, cette thèse se situe plus<br />
particulièrem<strong>en</strong>t dans la filiation des recherches de Gaston Pineau relatives à une chronoformation.<br />
La chrono-formation est définie comme formation de temps formateurs ; elle<br />
sou<strong>ligne</strong> l’importance de l’action du sujet qui, pour se former dans des temps est conduit à<br />
former ses temps.<br />
Au cours des mom<strong>en</strong>ts privilégiés, l’action du sujet adulte se porte sur sa propre<br />
infrastructure temporelle, l’altère profondém<strong>en</strong>t et, partant, fait émerger ce qui lui apparaît<br />
après-coup comme une transformation exist<strong>en</strong>tielle. En d’autres termes, l’infrastructure<br />
temporelle personnelle constitue la matière première sur quoi et avec quoi le sujet travaille<br />
lorsque, de façon semi-délibérée, il participe, <strong>en</strong> tant que co-auteur, à la production et au<br />
guidage du processus par quoi il se transforme.<br />
En outre, les actes effectués à ce mom<strong>en</strong>t par le sujet, <strong>en</strong> particulier ses actes<br />
m<strong>en</strong>taux, sont tout particulièrem<strong>en</strong>t questionnés. En tant qu’ils favoris<strong>en</strong>t le guidage des<br />
transformations personnelles, ces actes m<strong>en</strong>taux r<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t à une forme particulière de savoir<br />
d’action, nommée savoir-passer <strong>en</strong> référ<strong>en</strong>ce au caractère liminaire du processus.<br />
L’hypothèse de l'auteur est qu'actes m<strong>en</strong>taux et savoir-passer sont appris par l’expéri<strong>en</strong>ce<br />
mais peuv<strong>en</strong>t être ultérieurem<strong>en</strong>t consci<strong>en</strong>tisés. De ce point de vue, il est possible d’<strong>en</strong>visager<br />
le guidage pour le sujet lui-même de ses transformations exist<strong>en</strong>tielles comme objet de<br />
recherche <strong>en</strong> formation. Cette hypothèse est mise à l’épreuve de vécus rapportés par une<br />
48
<strong>en</strong>quête. Le mode d’observation s’appuie sur des histoires de vie <strong>en</strong> formation et des<br />
<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s. L’explicitation biographique constitue un mode d’observation rétrospective de la<br />
mise <strong>en</strong> œuvre concrète des savoir-passer. Ce mode d’observation des savoir-passer constitue<br />
égalem<strong>en</strong>t, pour le sujet, un mode d’accompagnem<strong>en</strong>t de leur consci<strong>en</strong>tisation.<br />
Le repérage de certaines conditions de consci<strong>en</strong>tisation et d’appr<strong>en</strong>tissage des savoirpasser<br />
contribue à <strong>en</strong>richir le fonds commun des ressources transitionnelles <strong>en</strong> éducation et <strong>en</strong><br />
formation des adultes. Il favorise la mobilisation de ses ressources par le sujet <strong>en</strong> situations et<br />
leur compréh<strong>en</strong>sion par ceux qui les accompagn<strong>en</strong>t.<br />
49
INTERLUDE 1<br />
L’Année Lefebvre<br />
14 septembre 1999 (Extrait d’une lettre de R.H. à Hubert de Luze)<br />
“ Et le travail éditorial a donc repris, int<strong>en</strong>sém<strong>en</strong>t. Il y a un an, j’avais proposé de<br />
rééditer La production de l’espace, d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre : ce livre avait eu 3 éditions chez<br />
Anthropos. Je m’étais occupé de demander les droits à la veuve d’H<strong>en</strong>ri. Celle-ci avait<br />
accepté à condition, de recevoir une avance. J’avais transmis le dossier à Anthropos, mais<br />
n’avais pas eu d’écho à cette demande. Or, depuis quelque temps, le C<strong>en</strong>tre national des<br />
lettres a décidé d’avoir une politique incitative sur le terrain de l’architecture, et ils ont fait la<br />
liste des ouvrages urg<strong>en</strong>ts à rééditer : le livre de Lefebvre était sur la liste. J’avais emm<strong>en</strong>é le<br />
dossier à Jean ; celui-ci, <strong>en</strong> fouillant dans les archives, découvrit que le contrat avait été signé<br />
et l’avance versée. Le livre pouvait donc être <strong>en</strong>voyé au CNL, mais il fallait une préface.<br />
Lundi après midi, je me suis mis à écrire ce texte, terminé le l<strong>en</strong>demain matin très tôt. Huit<br />
pages. Hier après midi, l’<strong>en</strong>semble du dossier était au CNL. Cela va permettre de sortir ce<br />
livre à un prix excessivem<strong>en</strong>t raisonnable (le même qu’<strong>en</strong> 1986 : 140 fr pour 500 pages).”<br />
Jeudi 18 mai 2000, 9 heures,<br />
Val<strong>en</strong>ce est déjà passé : la vitesse est formidable, si, <strong>en</strong> plus, on parvi<strong>en</strong>t à se<br />
conc<strong>en</strong>trer sur quelque chose. De la pourriture, de Jean-François Raguet, est un livre<br />
fort : j'ai téléphoné à l'auteur pour le féliciter. Certes, il m'égratigne injustem<strong>en</strong>t<br />
comme beaucoup d'autres, mais globalem<strong>en</strong>t l'idée c<strong>en</strong>trale est juste : la réédition du<br />
Dictionnaire des philosophes correspondait à une <strong>en</strong>treprise de liquidation de la<br />
p<strong>en</strong>sée des auteurs influ<strong>en</strong>cés par le mouvem<strong>en</strong>t de mai 1968. R<strong>en</strong>é Lourau aurait<br />
beaucoup aimé ce livre. Avec Lapassade, Lobrot, Lefebvre, Lefort, Brohm… il voit<br />
sa rubrique terriblem<strong>en</strong>t réduite. Et ce que l'on <strong>en</strong>lève est justem<strong>en</strong>t ce qui fait<br />
politiquem<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>s. Lundi dernier, j'ai eu, à la maison, la réunion du groupe de travail<br />
sur le colloque H. Lefebvre. Armand Azj<strong>en</strong>berg (qui a beaucoup travaillé avec R<strong>en</strong>é<br />
Lourau <strong>en</strong> 1985 et 1993) a mis sur le net des textes de R<strong>en</strong>é. On <strong>en</strong> a parlé avec Dan<br />
Ferrand-Bechman, mardi midi à table, car elle est inscrite à ce colloque (Patrice aussi<br />
d'ailleurs) qui aura lieu <strong>en</strong> novembre prochain. J'ai affiché des informations sur ce<br />
colloque dans la salle de l'AI.<br />
Mercredi 20 septembre 2000, Square Clignancourt<br />
Hier, j'ai trouvé une lettre de Jean Pavlevski me demandant de préfacer la<br />
réédition d'Espace et politique, d'H. Lefebvre : grande responsabilité. Il faut le faire<br />
vite et bi<strong>en</strong>. Comme le livre ne fait que 170 pages, je peux facilem<strong>en</strong>t faire 20 pages ;<br />
il me faut faire une préface vraim<strong>en</strong>t originale, différ<strong>en</strong>te de la préface de la<br />
Production de l'espace. Il faut aller plus loin, p<strong>en</strong>ser moi-même l'espace. Qu'est-ce<br />
que l'espace aujourd'hui ?<br />
Aujourd'hui, au courrier, un très beau livre d'un anci<strong>en</strong> thésard de R<strong>en</strong>é<br />
Lourau. Je n'ai pas eu le temps de me plonger dedans (seulem<strong>en</strong>t dans la lettre<br />
d'accompagnem<strong>en</strong>t) : je suis avec Romain, et il est difficile de suivre mes propres<br />
projets quand je suis avec lui. Le fait d'avoir ce carnet dans ma poche est une chance<br />
50
pour moi, maint<strong>en</strong>ant. Il joue avec des amis ; il a l'air heureux : une occasion de<br />
pr<strong>en</strong>dre le soleil, (qui vi<strong>en</strong>t de se lever et qui est très beau), et d'écrire.<br />
J'ai relu Espace et politique hier soir : une lecture rapide, mais nécessaire<br />
pour que le travail comm<strong>en</strong>ce à s'élaborer <strong>en</strong> moi… Pourquoi est-ce que je donne<br />
priorité psychique à ce projet, alors qu'il me faudrait terminer le numéro de Pratiques<br />
de formation sur R<strong>en</strong>é Lourau qui dort dans un coin ? Jacques Ardoino me presse de<br />
coups de fil, mais la mort de Raymond Fonvieille m'a un peu déstabilisé. Il faut que<br />
je repr<strong>en</strong>ne à bras le corps ce chantier, un <strong>en</strong>jeu important, mais l'idée de publier un<br />
texte sur H. Lefebvre m'importe, notamm<strong>en</strong>t sur "espace et politique".… Je sais que<br />
j'aurai au moins une lectrice : Corinne Jaquand, et dans le contexte des municipales,<br />
le texte que je conçois pourrait avoir un impact. Je p<strong>en</strong>se à Alain Lipietz. Ma préface<br />
doit être le texte de mon interv<strong>en</strong>tion au colloque H. Lefebvre de novembre. Je vis<br />
actuellem<strong>en</strong>t un bouleversem<strong>en</strong>t organisationnel : j'ai Internet chez moi depuis 3<br />
mois. Je suis r<strong>en</strong>tré dedans totalem<strong>en</strong>t. Cela modifie fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t mon rapport<br />
à l'espace et au temps.<br />
Je vis des relations suivies avec Ahmed Lamihi. Il est à Tétouan. Je ne sais<br />
pas tout de ses activités, mais concernant la préparation des Dossiers pédagogiques,<br />
je suis la progression du cahier sur Raymond. Il me demande conseil et je lui<br />
réponds. Ce mode de travail est vraim<strong>en</strong>t rapide, efficace et permet de vivre l'espace<br />
autrem<strong>en</strong>t : j'ai des contacts aussi avec Sonia Altoé au Brésil, avec Driss à la<br />
Réunion, avec M.-J. Siméoni à Mayotte, avec un prof arg<strong>en</strong>tin sur le tango, etc avec<br />
Gaby Weigand à Würzburg, avec les Verts de Munich, etc. Comm<strong>en</strong>t concevoir<br />
l'espace maint<strong>en</strong>ant ? Cette inscription sur le mail r<strong>en</strong>d aussi plus proches, des g<strong>en</strong>s<br />
de quartiers voisins. Bernard Wattez, par exemple, ou Christine Delory-Momberger.<br />
C'est important, cette proximité, y compris avec ses voisins. Dans le découpage de<br />
l'espace virtuel, il y a donc un clivage <strong>en</strong>tre ceux qui dispos<strong>en</strong>t d'un mail et les<br />
autres… Mais il y a des clivages aussi, <strong>en</strong>tre ceux dont on a les adresses et ceux dont<br />
on ignore que l'on peut les toucher…<br />
La théorie "c<strong>en</strong>tre et périphérie" fonctionne donc très fort. Par exemple,<br />
Jacky Anding n'a pas de mail : il vit par procuration. Bernard l'a et c'est autre chose.<br />
Une partie des Verts qui ont un mail dans le 18e ne m'ont pas donné leur adresse, je<br />
ne peux pas les joindre. Il y a donc un cloisonnem<strong>en</strong>t technique qui structure les<br />
clivages. Peut-être Antoine Lagneau dispose-t-il des adresses électroniques des g<strong>en</strong>s<br />
des deux clans ? Il faudrait que je le questionne à ce propos. Vert-horizon est un<br />
<strong>en</strong>jeu. Il faut donner les adresses électroniques de chaque adhér<strong>en</strong>t mailé. H<strong>en</strong>ri<br />
Lefebvre, R<strong>en</strong>é Lourau et Raymond Fonvieille sont morts, avant d'avoir eu le temps<br />
de découvrir ce monde du virtuel. Cet espace virtuel se superpose à l'espace<br />
institutionnel et à l'espace tout court.<br />
Samedi 25 novembre 2000, 10 h, "Espace Marx" (64 rue Blanqui, <strong>Paris</strong>), Colloque<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre<br />
Georges Labica ouvre les r<strong>en</strong>contres. Il r<strong>en</strong>d hommage à R<strong>en</strong>é Lourau "qui aurait été<br />
là, s'il n'était pas mort <strong>en</strong> janvier". Dans le public d'une quarantaine de personnes, dont Nicole<br />
Beaurain, Pierre Lantz, et beaucoup de g<strong>en</strong>s qui connaiss<strong>en</strong>t H. Lefebvre. Un professeur de<br />
<strong>Paris</strong> VIII (dont je ne connais pas <strong>en</strong>core le nom) avait avec lui le Rabelais, livre que je ne<br />
connaissais pas <strong>en</strong>core : il accepte de me le prêter. Je lui r<strong>en</strong>drais demain.<br />
Georges Labica parle de l'éclipse d'H<strong>en</strong>ri Lefebvre <strong>en</strong> France, qui contraste avec<br />
l'accueil qu'il a <strong>en</strong>core dans un certain nombre de pays. H. Lefebvre est victime de la<br />
51
elégation des auteurs qui ont refusé le système ; il contestait la cathédrale de concepts, à la<br />
manière de Hegel. H. Lefebvre acceptait de se contredire, à l'intérieur même d'un ouvrage ; il<br />
est un ouvreur de chemins ; il a ouvert des voies. Il a introduit Marx <strong>en</strong> France, la sociologie<br />
agraire, la ville, la théorie du chaos, la théorie de l'information : sa p<strong>en</strong>sée apparaît comme un<br />
jaillissem<strong>en</strong>t perman<strong>en</strong>t. Pas d'achèvem<strong>en</strong>t dans les voies ouvertes : cet inachèvem<strong>en</strong>t est<br />
insupportable pour l'intellectuel fermé ; cette exaspération contre la p<strong>en</strong>sée ouverte trouve des<br />
raisons dans l'éclectisme des référ<strong>en</strong>ces : Sylvie Vartan côtoie Hegel !<br />
-Althusser mesure 25 c<strong>en</strong>timètres dans ma bibliothèque, dit G. Labica, H<strong>en</strong>ri<br />
Lefebvre 2 mètres. Pourtant il n'était pas un polygraphe : H. Lefebvre n'ignorait pas L.<br />
Althusser, mais L. Althusser ignorait H. Lefebvre. Mai 1968 n'a pas donné à H. Lefebvre<br />
l'importance d'Althusser.<br />
Ce point fait l'objet d'une contestation, au fond de la salle, de la part d’Anne Querri<strong>en</strong><br />
(du CERFI). Je partage son s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t, puisqu’à Nanterre (où j’étais étudiant), H. Lefebvre<br />
avait 2000 étudiants dans son amphi !<br />
Makan Rafatdjou, membre de l’équipe d’animation, va être le modérateur de la<br />
séance suivante sur le thème de la matinée : "Ville, urbain, espace et territoire".<br />
Je note la sortie d'Espace et politique (2e édition) que j’ai préfacé : j'<strong>en</strong> ai apporté<br />
vingt-quatre exemplaires et huit exemplaires de La production de l'espace... Chez Anthropos,<br />
j'ai appris que 560 exemplaires de La production de l'espace avai<strong>en</strong>t été v<strong>en</strong>dus depuis<br />
janvier, un très bon chiffre : Jean Pavlevski a donc voulu nous offrir le champagne à Lucette<br />
et à moi, pour fêter la sortie d'Espace et Politique. Peut-être me faudrait-il travailler à la<br />
réédition de nouveaux ouvrages... Jean semble ouvert à cette possibilité.<br />
Sylvia Ostrowetsky fait l'éloge du Droit à la ville, livre important. Elle parle de<br />
l'influ<strong>en</strong>ce de ce livre sur la technocratie (Delouvrier, par exemple). Robert Joly rappelle le<br />
succès de H. Lefebvre, dans les milieux de l'urbanisme et de l'architecture. Les étudiants qui<br />
avai<strong>en</strong>t fait mai 1968 dans une optique de changer les choses <strong>en</strong> profondeur considérai<strong>en</strong>t H.<br />
Lefebvre comme leur référ<strong>en</strong>ce. Anne Querri<strong>en</strong>, responsable des Annales urbaines, vi<strong>en</strong>t de<br />
faire un texte pour étudier l'influ<strong>en</strong>ce des Français sur la p<strong>en</strong>sée de l'urbanisme mondial :<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre y est très prés<strong>en</strong>t. Elle a fait une sortie contre Normale Supérieure, qui a<br />
méconnu et méconnaît la p<strong>en</strong>sée vivante. Jean-Pierre Lefebvre évoque le "post-modernisme".<br />
Le débat part très vite. Jean-Pierre Garnier intervi<strong>en</strong>t fortem<strong>en</strong>t. Il cite Brossat pour critiquer<br />
la notion de citoy<strong>en</strong>neté, galvaudée aujourd'hui : cette idée est partagée par B. Charlot. Je suis<br />
d'accord.<br />
Repr<strong>en</strong>ant la balle au bond d'une interv<strong>en</strong>tion de Makan, j'insiste sur l'importance de<br />
la temporalité chez H. Lefebvre : La production de l'espace est un éloge de la méthode<br />
régressive-progressive. Robert Joly insiste sur la critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne, mais il s'égare<br />
dans une sorte de confér<strong>en</strong>ce. Je me retourne et regarde le public, qui décroche. J'aperçois<br />
B<strong>en</strong>younes Bellagnech, Clém<strong>en</strong>tine Dujon. En moi-même, je me dis qu'il y a ici même un<br />
constat : la faillite du politique, de la p<strong>en</strong>sée aussi. La vie institutionnelle se développe, selon<br />
une logique de falsification. Les Verts proclam<strong>en</strong>t la proportionnelle comme exig<strong>en</strong>ce, mais<br />
ne l'appliqu<strong>en</strong>t pas dans le XVIIIe. <strong>Paris</strong> VIII prét<strong>en</strong>d être une université ouverte aux<br />
travailleurs et aux étrangers ; et <strong>en</strong> même temps le CA refuse la conv<strong>en</strong>tion avec Mayotte.<br />
L'exig<strong>en</strong>ce de la théorie. Le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t du professeur qui vit le chahut dans sa classe,<br />
et qui croit que ce vécu est particulier, que les autres ne viv<strong>en</strong>t pas cela. Nécessité de décrire<br />
et d'accepter ce quotidi<strong>en</strong> singulier et de t<strong>en</strong>ter de le compr<strong>en</strong>dre. L'AI doit être confrontée<br />
aux grands thèmes lefebvri<strong>en</strong>s.<br />
Qu'est ce que p<strong>en</strong>ser ? est évoqué par un <strong>en</strong>seignant de Saint D<strong>en</strong>is (militant<br />
GFEN) : Pascal Diard (diardmp@wanadoo.fr). La dialectique <strong>en</strong>tre la théorie et la pratique lui<br />
semble être au cœur de ce livre. Nicole Beaurain fait appel à La proclamation de la commune,<br />
52
comme fondem<strong>en</strong>t de la p<strong>en</strong>sée de H. Lefebvre, <strong>en</strong> matière politique. Laur<strong>en</strong>t Devisme<br />
(laur<strong>en</strong>t.devisme@wanadoo.fr) fait une magnifique interv<strong>en</strong>tion sur la transduction chez<br />
Lefebvre : j'évoque R<strong>en</strong>é Lourau et Implication et transduction. Anne Querri<strong>en</strong> me répond, <strong>en</strong><br />
disant qu'effectivem<strong>en</strong>t H. Lefebvre était le dernier intellectuel, un homme passant d'un<br />
domaine à un autre, à une époque où l'on dit (Foucault, par exemple) qu'il n'est plus possible<br />
d'être un honnête homme. Pierre Lantz a relu La prés<strong>en</strong>ce et l'abs<strong>en</strong>ce. Il sou<strong>ligne</strong> la t<strong>en</strong>sion,<br />
chez H<strong>en</strong>ri Lefebvre, <strong>en</strong>tre nostalgie du passé et vision de l'av<strong>en</strong>ir, la p<strong>en</strong>sée du c<strong>en</strong>tre et celle<br />
de la périphérie. Sylvain Sangla inscrit dans Nietzsche l'intérêt de H. Lefebvre pour la<br />
différ<strong>en</strong>ce (il a raison !) : différ<strong>en</strong>ce et égalité doiv<strong>en</strong>t être t<strong>en</strong>ues <strong>en</strong>semble. Georges Labica :<br />
chez H. Lefebvre, les concepts form<strong>en</strong>t des constellations ; il ne s'agit pas d'une p<strong>en</strong>sée<br />
éclatée, mais ouverte qui s'<strong>en</strong>racine dans le quotidi<strong>en</strong>.<br />
Samedi 25 novembre 2000, 15 heures<br />
Georges Labica parle du mondial : je le relaie <strong>en</strong> me situant ; je dis que je suis chez<br />
les Verts, et j’explique pourquoi H. Lefebvre a du s<strong>en</strong>s pour moi, etc. La question de<br />
l'émancipation, la question de l'autogestion sont des thèmes qui intéressai<strong>en</strong>t H. Lefebvre ; il<br />
<strong>en</strong> parlait avec des militants de base (syndicalistes). À quoi ça sert l'auto-émancipation? De<br />
quoi veut-on s'émanciper ? L'expéri<strong>en</strong>ce de Lip est évoquée. Comm<strong>en</strong>t les acteurs voyai<strong>en</strong>t-ils<br />
cette utopie réalisée ? Les ouvriers voulai<strong>en</strong>t garder leur emploi, mais Piaget projetait autre<br />
chose. H<strong>en</strong>ri Lefebvre p<strong>en</strong>se profondém<strong>en</strong>t que l'État est suspect. Il faut viser à son<br />
dépérissem<strong>en</strong>t. Son analyse (De l'État, quatre tomes) est fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t anarchiste. Pour<br />
lui, le peuple qui se croit <strong>en</strong> démocratie fait de la figuration.<br />
Pierre Lantz : “ H<strong>en</strong>ri Lefebvre a été quelque chose d'important : le suivre était un<br />
moy<strong>en</strong> d'<strong>en</strong>trer dans le marxisme, mais pas dans le stalinisme. Il a fait du bi<strong>en</strong> au marxisme ;<br />
il a donné de l'air. Au parti, c'était confiné ; j'ai connu la cellule de l'ENS de Saint Cloud... ”.<br />
Ayant été à Besançon, Pierre raconte Lip <strong>en</strong> 1973 : l'assemblée générale journalière ; on<br />
fabrique, on v<strong>en</strong>d, on se sert. Relation au mouvem<strong>en</strong>t étudiant : les Lip n'étai<strong>en</strong>t pas candidats<br />
à gérer leur propre <strong>en</strong>treprise. Tr<strong>en</strong>te six personnes prés<strong>en</strong>tes à ce mom<strong>en</strong>t de la discussion…<br />
Jean-Pierre Garnier évoque L'analyseur Lip, de R<strong>en</strong>é Lourau qu’il critique : "mythe de la<br />
lutte", une "avancée pour l'émancipation". Le paradoxe du texte de R<strong>en</strong>é Lourau : il a<br />
transsubstantié un vécu qu'il n'a pas connu de l'intérieur ; il <strong>en</strong> a fait une œuvre émancipative.<br />
- Lourau a été à Besançon, dit B<strong>en</strong>younès.<br />
Pierre Lantz n'est pas d'accord : R<strong>en</strong>é Lourau a exagéré <strong>en</strong> tournant la réalité à ce<br />
point : de <strong>Paris</strong>, on ne peut pas produire un discours sur une pratique qui se développe dans<br />
les profondeurs de la province. Boltanski et Capello distingu<strong>en</strong>t "critique artiste" et "critique<br />
sociale" (Gallimard). Cette distinction ne se retrouve pas dans toutes les luttes sociales. Le<br />
mouvem<strong>en</strong>t des Lip a été un mouvem<strong>en</strong>t au-delà des Lip.<br />
Qu'est-ce qu'il y a comme constante dans la p<strong>en</strong>sée d'H<strong>en</strong>ri Lefebvre ?<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre cherche à p<strong>en</strong>ser les transformations d'une société, et à peser sur<br />
elles. Une p<strong>en</strong>sée dev<strong>en</strong>ue monde est un titre pragmatique et problématique. La cohabitation<br />
des anci<strong>en</strong>s rapports sociaux dans les nouveaux. La question de la temporalité est c<strong>en</strong>trale<br />
aujourd'hui. Avant, la tradition utopiste permettait de se représ<strong>en</strong>ter un futur différ<strong>en</strong>t<br />
d'aujourd'hui : le prés<strong>en</strong>tisme, le mouvem<strong>en</strong>tisme : différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre une élite délocalisée et<br />
une population "assignée à résid<strong>en</strong>ce". La bourgeoisie n'est plus prisonnière de l'espace. Le<br />
temps devi<strong>en</strong>t le facteur majeur de la différ<strong>en</strong>ciation : privilège et vitesse (Salmon) : ce n'est<br />
pas la vitesse <strong>en</strong> soi, mais l'accélération des processus qui est à pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte. Le capital<br />
n'est pas évanesc<strong>en</strong>t, mais les c<strong>en</strong>tres de diffusion devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t diffus : le local peut être<br />
rep<strong>en</strong>sé, mais sans être idolâtré.<br />
53
Daniel B<strong>en</strong>saïd raconte qu'il a fait une maîtrise sur Lénine avec H<strong>en</strong>ri Lefebvre <strong>en</strong><br />
1967 : “À cette époque, on pouvait <strong>en</strong>core lire Lénine !”. Georges Labica dit que, chez<br />
Lefebvre, l'autogestion est un processus, un outil de lutte pr<strong>en</strong>ant sa place, dans la lutte des<br />
classes. Une élue locale pose la question de l'État : étouffe-t-il ou, au contraire, manque-t-il<br />
dans la vie de quartier ? Le long terme devi<strong>en</strong>t de plus <strong>en</strong> plus court : les personnes peuv<strong>en</strong>t<br />
être victimes de décisions prises de leur vivant.<br />
En relisant ces <strong>ligne</strong>s le lundi 27 novembre, je regrette que ces notes ne soi<strong>en</strong>t pas<br />
suffisamm<strong>en</strong>t explicites, pour quelqu'un qui n'a pas vécu la r<strong>en</strong>contre : on s'aperçoit, pourtant,<br />
de la richesse des discussions, des ouvertures multiples proposées par les uns et les autres :<br />
ces échanges m'ont stimulé. Beaucoup continu<strong>en</strong>t à lire l'œuvre d'H<strong>en</strong>ri, de p<strong>en</strong>ser à partir de<br />
lui, et pas seulem<strong>en</strong>t des intellectuels. Je regrette de ne pas avoir restituer tous les noms des<br />
personnes qui sont interv<strong>en</strong>ues, et nombreux sont ceux qui sont restés sil<strong>en</strong>cieux ! Notamm<strong>en</strong>t<br />
ses trois traducteurs anglais ou américains prés<strong>en</strong>ts, Kurt Meyer, de Lausanne, auteur du<br />
livre : H<strong>en</strong>ri Lefebvre Ein Romantischer Revolutionnär 135 , et un Chinois traducteur de H.<br />
Lefebvre et que je n'ai pas eu le temps de r<strong>en</strong>contrer.<br />
Dimanche 26 novembre, 10 heures<br />
Thème de la journée : la transformation sociale et l'alternative politique.<br />
Séance animée par David Bénichou et Sylvain Sangla. Le manifeste différ<strong>en</strong>tialiste est, au<br />
départ, un livre qui devait s'appeler Le droit à la différ<strong>en</strong>ce (H<strong>en</strong>ri Lefebvre le prés<strong>en</strong>te ainsi,<br />
comme livre à paraître, dans l'avant-propos d'Espace et politique).<br />
La discussion d'hier sur le concept de "transduction" a eu un effet : j'ai v<strong>en</strong>du les huit<br />
exemplaires d'Implication et transduction, de R<strong>en</strong>é Lourau, que j'avais dans mon coffre de<br />
voiture. Parmi les acheteurs : Armand, Kurt Meyer.<br />
Arnaud Spire me dit que mon livre sur H. Lefebvre est remarquable ; il regrette<br />
rétrospectivem<strong>en</strong>t, ne pas <strong>en</strong> avoir r<strong>en</strong>du compte dans L'humanité ; si on sort quelque chose<br />
de nouveau, et si L'humanité survit, il est prêt à faire un texte !<br />
On parle du droit à la ville comme d'un socle théorique, intégrant l'utopie et l'appel<br />
au mouvem<strong>en</strong>t, cela fait s<strong>en</strong>s, mais le s<strong>en</strong>s ne se donne pas ; le s<strong>en</strong>s se construit. Le juridisme,<br />
l'accumulation des textes réglem<strong>en</strong>taires va souv<strong>en</strong>t contre le droit : cela me fait p<strong>en</strong>ser au<br />
Droit à l'université. L'affaire de Mayotte pose la question d'un nouveau droit : le droit à<br />
l'université, s'inscrivant dans un droit à la formation, au développem<strong>en</strong>t durable, au droit à la<br />
c<strong>en</strong>tralité, bref, au droit à la ville. Les professeurs (de première classe) sont les nouveaux<br />
prolétaires de l'université : ils boss<strong>en</strong>t au jour le jour, produis<strong>en</strong>t la valeur pédagogique,<br />
produis<strong>en</strong>t et reproduis<strong>en</strong>t le savoir, et leur activité productive est aliénée par la classe des<br />
technocrates ; on pourrait même dire que leur travail est empêché par la classe des buveurs de<br />
sang, des "criminels de paix 136 " , des fascistes ordinaires que sont des g<strong>en</strong>s comme Jeanne<br />
Chaos et Martin Bouffon-Poussière.<br />
Fin de la matinée. Avec Armand, on s'est décidé à poser les questions<br />
organisationnelles ; on veut aller plus loin <strong>en</strong>semble dans trois directions : forum Internet,<br />
réédition d'ouvrages d'H<strong>en</strong>ri Lefebvre (Pierre Lantz a proposé La fin de l'histoire), création<br />
d'une revue. Plusieurs interv<strong>en</strong>tions vont dans ce s<strong>en</strong>s : on est cont<strong>en</strong>t d'avoir participé à ce<br />
forum interdisciplinaire autogéré, qui a innové par les échanges électroniques qui ont précédé<br />
ces r<strong>en</strong>contres.<br />
135 Kurt Meyer, H<strong>en</strong>ri Lefebvre Ein Romantischer Revolutionnär, Wi<strong>en</strong>, Europaverlag, 1973.<br />
136 L'expression se retrouve chez F. Basaglia et R. Lourau.<br />
54
Lundi 27 novembre 2000, 7 h 30<br />
Ma sœur Odile est <strong>en</strong>core dans sa chambre, je fais passer le café. Aujourd’hui est un<br />
nouveau jour : je vais avoir à la maison une secrétaire pour m'aider dans mon travail. À la<br />
sortie du colloque hier, j'ai r<strong>en</strong>contré Jean-Sébasti<strong>en</strong> et Véronique : Véro, ma nièce, ne<br />
parvi<strong>en</strong>t pas à trouver du boulot ; cela inquiète Odile, sa mère. Lucette, partie <strong>en</strong> Alsace pour<br />
une semaine : j'<strong>en</strong> profite pour me lancer dans une opération "rangem<strong>en</strong>t général". Je veux<br />
remonter le courant : faire les livres que j'ai à faire, un par un. Voilà le chantier : Véro va être<br />
ma secrétaire de direction.<br />
La v<strong>en</strong>te de neuf exemplaires d'Implication et transduction de R<strong>en</strong>é Lourau aux<br />
Lefebvri<strong>en</strong>s est le signe de quelque chose. J'étais le seul institutionnaliste "historique" (car il y<br />
avait Clém<strong>en</strong>tine et B<strong>en</strong>younès qui sont de vrais institutionnalistes, mais ils sont jeunes) à être<br />
prés<strong>en</strong>t à cette r<strong>en</strong>contre est le signe de quelque chose : je suis celui qui peut maint<strong>en</strong>ir le li<strong>en</strong><br />
que R<strong>en</strong>é Lourau avait construit <strong>en</strong>tre H<strong>en</strong>ri Lefebvre et la p<strong>en</strong>sée institutionnaliste. Pour le<br />
mom<strong>en</strong>t, et <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant mieux, il me faut, dans l'ordre, rééditer : Du rural à l'urbain, La fin<br />
de l'histoire, Rabelais, L'exist<strong>en</strong>tialisme... Repr<strong>en</strong>dre contact avec Catherine devi<strong>en</strong>t urg<strong>en</strong>t.<br />
Dans la même collection, il faudrait repr<strong>en</strong>dre L'analyse institutionnelle de R<strong>en</strong>é Lourau,<br />
mais je dois m'assurer d'abord qu'il n'est plus disponible.<br />
Je n'ai pas noté que B<strong>en</strong>younès a lu rapidem<strong>en</strong>t ce carnet lundi : “Il faut le publier<br />
rapidem<strong>en</strong>t”, a-t-il dit. En r<strong>en</strong>trant de la fac, j'ai trouvé à la maison : Odile, Véronique, Hélène<br />
et Nolw<strong>en</strong>n ; quelle chance d'être <strong>en</strong>touré par des femmes aussi charmantes ! P<strong>en</strong>dant<br />
qu'Odile préparait une salade, j'ai appelé Jean Pavlevski : je lui ai fait un compte-r<strong>en</strong>du du<br />
colloque H. Lefebvre. Je lui ai parlé de mes propositions de rééditions : il est d'accord. Je vais<br />
me mettre à la préparation des textes dès aujourd'hui. Idée de créer une nouvelle collection :<br />
"Anthropologie historique", qui correspondrait mieux aux titres que j'ai <strong>en</strong>vie de sortir.<br />
Mercredi 29 novembre 2000,<br />
Réfléchir à l'écriture des autres bouquins <strong>en</strong> cours : au téléphone, Armand Ajz<strong>en</strong>berg<br />
me disait hier, qu'il lui semblait important que je sorte La théorie des mom<strong>en</strong>ts : il a raison. Ce<br />
doit être ma priorité intellectuelle, mais avant, il faut refondre La relation pédagogique, après<br />
avoir terminé C<strong>en</strong>tre et périphérie 2 rapidem<strong>en</strong>t, puis p<strong>en</strong>dant les vacances de Noël : La<br />
théorie des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Jeudi 30 novembre, Saint André, 7 heures,<br />
Long appel d'Anne Querri<strong>en</strong>, qui me pr<strong>en</strong>ait pour A. S., p<strong>en</strong>sant que j'avais fait un<br />
livre sur Le Play avec Bernard Kalaora, qu'elle avait réécrit, etc. Je lui ai dit que nous étions<br />
deux personnes distinctes : je lui ai parlé de mon itinéraire. Anne a deux ans de plus que moi,<br />
mais elle était <strong>en</strong> avance à l’école, et moi <strong>en</strong> retard. Du coup, j'étais <strong>en</strong> première année de<br />
sociologie, alors qu'elle était déjà <strong>en</strong> troisième cycle avec H. Lefebvre, pour écrire une thèse<br />
qu'elle n'a jamais terminée : nous avons évoqué notre rapport à H<strong>en</strong>ri. Elle a lu La somme et le<br />
reste à quinze ans ; ce livre se trouvait dans la bibliothèque de son père, haut fonctionnaire ; à<br />
quelle époque a-t-elle r<strong>en</strong>contré Félix Guattari ? Elle parle de plusieurs générations<br />
d'étudiants, ayant deux ou trois ans de plus qu'elle, et qu'elle considérait comme des anci<strong>en</strong>s<br />
(Murard, Liane Mozère, etc). Anne m'explique ses li<strong>en</strong>s avec F. Guattari. Je lui dis mon<br />
intérêt pour Psychanalyse et transversalité, et mon désir de le rééditer. Elle me parle du<br />
CERFI, de Chimère, m'invite à la prochaine réunion. Je lui explique que les 9 et 10 décembre,<br />
55
j'anime la réunion de la commission "Éducation, <strong>en</strong>fance, formation" des Verts. Elle me parle<br />
des Verts dans le XIVe : Danielle Auffray, l'ami d'Alain Guillerm est seconde de liste. Je ne le<br />
savais pas, même si je r<strong>en</strong>contre ces deux vieux Lefebvri<strong>en</strong>s, dans les r<strong>en</strong>contres des Verts.<br />
Je lui parle de R<strong>en</strong>é Lourau, de mes projets éditoriaux, de l'état du mouvem<strong>en</strong>t chez<br />
nous ; elle m'explique alors sa brouille avec Félix, sa dépression, son hospitalisation suite à la<br />
rupture. On aurait pu parler toute la nuit : Anne aurait voulu passer un texte sur la liste<br />
Lefebvre, pour dire que H. Lefebvre avait été exclu du PC et que l'on n’a pas évoqué ce point<br />
dans le colloque. Elle va m'<strong>en</strong>voyer ce texte. Armand n'a pas jugé devoir le diffuser. J'ai dit à<br />
Anne que je p<strong>en</strong>sais qu'il nous fallait faire un groupe de travail institutionnaliste dans cette<br />
mouvance, mais aussi garder contact avec les g<strong>en</strong>s du PC : <strong>en</strong>semble, on peut aider à une<br />
remise à l'ordre du jour de H. Lefebvre, et c'est cela l'important. Après réflexion, je ne p<strong>en</strong>se<br />
pas que la susp<strong>en</strong>sion de H. Lefebvre par le PC soit oubliée : elle est intégrée ; on est<br />
seulem<strong>en</strong>t au-delà. En même temps, c'est un thème à travailler ; j'<strong>en</strong> parlerai avec Armand.<br />
Samedi 9 décembre, 11 heures 45<br />
Hier soir, j’étais invité à parler au séminaire de DEA par Flor<strong>en</strong>ce Giust-Desprairies<br />
et J-Y. Rochex ; le thème : l’interculturel. J’ai choisi de parler de Mayotte, <strong>en</strong> montrant mon<br />
accès au terrain, ma t<strong>en</strong>ue du journal, puis l’élaboration que j’<strong>en</strong>visage de faire <strong>en</strong> utilisant la<br />
méthode régressive-progressive ; mon livre sur Mayotte doit être une illustration de cette<br />
méthode. H. Lefebvre est très prés<strong>en</strong>t dans ma vie : je veux travailler le li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre H. Lefebvre<br />
et R. Lourau, par le biais de la relation <strong>en</strong>tre théories des mom<strong>en</strong>ts et transduction. Je suis<br />
absorbé par la lecture de Kurt Meyer : sa prés<strong>en</strong>tation de H. Lefebvre, comme romantique<br />
révolutionnaire ou plutôt comme révolutionnaire romantique, est tout à fait passionnante.<br />
Mercredi 13 décembre, 9 heures<br />
Hier midi, déjeuner avec Pascal Dibie, Lucette, Christine<br />
Delory et Véronique. Pascal annonce qu’il contribue à un ouvrage<br />
de Jean Malory, qui va paraître chez Economica.<br />
Le soir, dîner avec Jean Pavlevski qui m’annonce qu’il a<br />
r<strong>en</strong>contré Jean Malory :<br />
Tu connais Malory ?<br />
-Oui, et je peux même te dire que tu vas publier un livre de<br />
lui, chez Economica. En fait je trouve que ce serait mieux de<br />
l’éditer dans une collection Anthropologie historique chez<br />
Anthropos.<br />
Jean est soufflé :<br />
-Comm<strong>en</strong>t sais-tu tout cela ?<br />
Jean accepte une nouvelle collection "Anthropologie" où<br />
l’on pourra placer Christoph Wulf, H<strong>en</strong>ri Lefebvre et Jean<br />
Malory. Le projet reste à <strong>en</strong>gager, mais il est accepté sur le<br />
principe.<br />
Hier, <strong>en</strong> lisant Kurt Meyer, je p<strong>en</strong>sais, que le travail de H. Lefebvre à l’intérieur du<br />
Parti Communiste <strong>en</strong>tre 1928 et 1958 a souv<strong>en</strong>t pris la forme d’une analyse interne : c’est ce<br />
56
que je dégage de ma lecture des chapitres sur le stalinisme. Kurt Meyer ne compr<strong>en</strong>d pas que<br />
Lefebvre n’ait pas quitté le Parti <strong>en</strong> 1938, <strong>en</strong> 1945, etc. Pourquoi a-t-il att<strong>en</strong>du d’être<br />
susp<strong>en</strong>du pour partir ? La logique de H. Lefebvre a été le combat de l’intérieur contre le<br />
dogmatisme, contre le stalinisme. Ainsi, pour faire paraître Contribution à l’esthétique (refusé<br />
par la c<strong>en</strong>sure), il a mis <strong>en</strong> exergue une phrase de Janov (le c<strong>en</strong>seur stalini<strong>en</strong>) d’une banalité<br />
totale, et <strong>en</strong> même temps une phrase de Karl Marx qu’il avait totalem<strong>en</strong>t inv<strong>en</strong>té : “L’art est la<br />
plus belle joie que l’homme se donne à lui-même”. C'est un type d'action qui ressemble<br />
beaucoup au dispositif que j’ai construit avec Les cahiers de l’implication.<br />
L’exclusion de H. Lefebvre du Parti a une cause proche : le rapport Khrouchtchev<br />
que H. Lefebvre avait lu à Berlin, et que les Communistes français considérai<strong>en</strong>t comme un<br />
faux, mais cette histoire de fabrication d’une phrase de Marx, qui ridiculisait totalem<strong>en</strong>t la<br />
c<strong>en</strong>sure soviétique a aussi joué. Lefebvre montrait qu’il suffisait d’écrire deux phrases <strong>en</strong><br />
exergue, pour faire passer un texte refusé quatre ans durant : qu’est-ce qu’un comité de<br />
lecture ? comm<strong>en</strong>t fonctionne la c<strong>en</strong>sure ? etc. qu’est-ce que le pouvoir des c<strong>en</strong>seurs ?<br />
V<strong>en</strong>dredi 15 décembre,<br />
J’ai lu les passages de K. Meyer sur la conception de<br />
l’œuvre, que construit H. Lefebvre (pp. 112-115) : faire ces<br />
lectures, <strong>en</strong> pratiquant le rassemblem<strong>en</strong>t de pièces, qui peuv<strong>en</strong>t<br />
s’ag<strong>en</strong>cer dans un livre, une autobiographie, est tout à fait<br />
important.<br />
Samedi 16 décembre, midi<br />
Hier soir vers 23 h 30, à la fête donnée <strong>en</strong> l’honneur de Jean-<br />
Marie Brohm, à l’occasion de ses soixante ans, j’ai eu une<br />
discussion longue et prolongée avec Marc Perelman, professeur<br />
d’université, qui a un Institut universitaire professionnel sur les<br />
métiers du livre à Saint Cloud ; il dirige les Éditions de la passion.<br />
Tout naturellem<strong>en</strong>t, la discussion est v<strong>en</strong>ue sur H. Lefebvre et R.<br />
Lourau : les Éditions de la passion serai<strong>en</strong>t intéressées de rééditer<br />
L’analyse institutionnelle. Ils voulai<strong>en</strong>t aussi refaire La production<br />
et l’espace : j’ai eu de la chance de passer avant. Cette discussion<br />
sera prolongée : on s’est promis de se revoir.<br />
Le climat de la soirée était “marxiste”. Boris Fra<strong>en</strong>kel, malgré ses 80 ans, n’a pu<br />
s’empêcher de me dire : “Pourquoi t’intéresses-tu à Lefebvre ? Tu n’es pas marxiste !” Boris<br />
m’a fait raconter ma relation avec H. Lefebvre ; il ne savait pas que j’ai fait un livre sur lui. Je<br />
lui ai dit : “Actuellem<strong>en</strong>t, je trouve que cela manque d’intellectuels capables de rep<strong>en</strong>ser<br />
politiquem<strong>en</strong>t le monde actuel. J’ai <strong>en</strong>vie de me replonger dans le marxisme.” Il était<br />
dubitatif. On a dû se séparer, car il devait être une heure du matin, et il avait trouvé une<br />
voiture pour r<strong>en</strong>trer à Montreuil, où il habite. Pour moi, Boris c’est celui qu’avec Lapassade,<br />
Patrice et Antoine, on a fait <strong>en</strong>trer à l’université de <strong>Paris</strong> 8, au départem<strong>en</strong>t des sci<strong>en</strong>ces de<br />
l’éducation <strong>en</strong> 1974, et qui, quatre mois après son élection, proposait l’exclusion de notre<br />
groupe, recevant alors l’appui de tous les stalini<strong>en</strong>s du départem<strong>en</strong>t ! Boris est trop vieux,<br />
57
pour saisir le li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre K. Marx et R. Lourau ; lorsque mes livres paraîtront sur cette<br />
question, il risque de ne plus être <strong>en</strong> mesure de changer sa Weltanschauung ! J’ai eu le temps<br />
de lui parler de Kurt Meyer et Ulrich Müller-Schöll : p<strong>en</strong>dant ce temps, Lucette parlait avec<br />
Jacques Ardoino.<br />
Dimanche 17 décembre, 8 heures<br />
En relisant le compte-r<strong>en</strong>du du séminaire d’AI d’hier, je<br />
ress<strong>en</strong>s le besoin de prolonger ma réflexion. J’ai été conduit à<br />
parler de H. Lefebvre, lors de mes interv<strong>en</strong>tions. Régine Angel<br />
m’a dit, à la sortie, que, dans son séminaire, R. Lourau n’avait<br />
jamais évoqué H. Lefebvre : voulait-elle dire par là que H.<br />
Lefebvre ne comptait pas pour R. Lourau ? Je ne p<strong>en</strong>se pas. La<br />
fixation de l’étudiant, sur le discours du professeur (son mot à<br />
mot), oublie de contextualiser une réflexion : j’aurais voulu parler<br />
d’herméneutique (terme employé par Jean-Louis Le Grand) ;<br />
c’est dans cette direction qu’il faut aller. Il y a, chez Dominique<br />
Samson et Régine Angel, une c<strong>en</strong>tration sur "les mots" de R.<br />
Lourau, mais le manque de contextualisation de sa p<strong>en</strong>sée, le<br />
manque de mise <strong>en</strong> perspective laisse sur sa faim.<br />
Mercredi 20 décembre,<br />
Lorsqu’il r<strong>en</strong>contre Georges Lapassade, R<strong>en</strong>é Lourau est attiré par une thèse<br />
littéraire sur le surréalisme : il a écrit à H<strong>en</strong>ri Lefebvre, s’est lié avec lui. Leur r<strong>en</strong>contre est<br />
aussi importante pour lui, que la r<strong>en</strong>contre ultérieure avec Georges Lapassade. H. Lefebvre a<br />
accepté une thèse sur le surréalisme ; G. Lapassade détourne R. Lourau de ce projet : il l’initie<br />
à l’AI, <strong>en</strong> lui faisant visiter la clinique de La Borde, <strong>en</strong> lui faisant lire les textes de la<br />
psychothérapie institutionnelle ; il lui fait r<strong>en</strong>contrer J. Oury, F. Guattari. En 1964, lorsque<br />
naît le Groupe de pédagogie institutionnelle (GPI), R<strong>en</strong>é Lourau voit ce qu’il peut faire : il<br />
s’implique dans sa classe pour mettre <strong>en</strong> place l’autogestion pédagogique. Très vite, Georges<br />
Lapassade donne à R<strong>en</strong>é le choix des textes, fait par Gilles Deleuze sur le thème Instinct et<br />
institution (Hachette, 1953) ; il y a là des textes d’Hauriou, de G. Tarde.<br />
-Si tu repr<strong>en</strong>ds ces textes, lui explique G. Lapassade, tu peux expliquer le concept<br />
d’institution. Fais ta thèse à partir de ça.<br />
R<strong>en</strong>é Lourau abandonne l’idée de travailler sur le surréalisme, et il dépose un sujet<br />
sur l’analyse institutionnelle, déjà pratiquem<strong>en</strong>t composé : il suffit de repr<strong>en</strong>dre les textes<br />
choisis par G. Deleuze, et de rajouter une partie pratique (psychothérapie institutionnelle,<br />
pédagogie institutionnelle, socianalyse) qui, dans un premier mom<strong>en</strong>t, devait constituer le<br />
corps de la thèse. Quand R. Lourau souti<strong>en</strong>t sa thèse, je partage déjà le paradigme : j’anime le<br />
séminaire d’AI de Reims (1969-70), dont le bilan paraît <strong>en</strong> 1970 ; je lis la thèse de R. Lourau,<br />
avant même qu’elle ne soit publiée ; je fais alors ma maîtrise avec H. Lefebvre.<br />
Une lettre de Catherine Lefebvre m’autorise à rééditer L’exist<strong>en</strong>tialisme, le Rabelais,<br />
Du rural à l’urbain… La fin de l’histoire ! On est sur la bonne voie. J’ai téléphoné à<br />
Economica ! Voici pas mal de travail, pour les prochaines vacances !<br />
58
Mercredi 20 décembre,<br />
Qu’est-ce que Georges rassemble <strong>en</strong> 1962 ? Sartre, la néotomie, et quoi d’autre dans<br />
la psychologie ? Quand, <strong>en</strong> 1973, au nom de l’AI, je me battais contre la psychosociologie, je<br />
ne voyais pas que les psychologues de l’ARIP que j’affrontais, étai<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>ts à la fondation<br />
de l’AI. Quand l’adolesc<strong>en</strong>t dénonce ses par<strong>en</strong>ts, il oublie que ce sont eux qui l’on fait :<br />
refonder l’AI passe, pour moi, par un travail d’exploration des origines ; remonter dans le<br />
passé pour dégager les virtualités du prés<strong>en</strong>t. Pourquoi G. Lapassade est-il contre H.<br />
Lefebvre ? N’est-ce pas parce que Sartre doit quelque chose à H. Lefebvre ? Pourquoi H.<br />
Lefebvre, que j’ai vécu comme un libérateur, comme l’auteur de théories m’aidant à dépasser<br />
mes aliénations personnelles (tant psychologiques que politiques), est-il <strong>en</strong>core aujourd’hui<br />
vécu, par Georges, comme un stalini<strong>en</strong> ? Il faut que je parvi<strong>en</strong>ne à parler de ces choses avec<br />
lui, à moins qu’H. Lefebvre ne soit une ombre <strong>en</strong>tre Georges et R<strong>en</strong>é, <strong>en</strong>tre Georges et moi ?<br />
Ma condition d’exister passe par la conciliation de plusieurs héritages.<br />
Suzy Guth, qui travaille sur les "Post-modernes" américains, m’a dit qu’H. Lefebvre<br />
était dans toutes les bibliographies américaines : il apparaît comme l’inspirateur du postmodernisme,<br />
ou mieux, de la post-modernité, thème à développer dans la préface à<br />
L’exist<strong>en</strong>tialisme.<br />
V<strong>en</strong>dredi 22 décembre, 23 heures,<br />
Hier, à la fac, deux sout<strong>en</strong>ances de DEA avec Patrice Ville (et Daniel Lind<strong>en</strong>berg,<br />
pour la première) : beaucoup d’étudiants prés<strong>en</strong>ts. Exode a eu la m<strong>en</strong>tion assez bi<strong>en</strong>, Isabelle<br />
Nicolas (sur l’espéranto) a eu la m<strong>en</strong>tion très bi<strong>en</strong>. Ensuite, un séminaire improvisé a<br />
regroupé 10 personnes dans la salle A 428 : on a signé un manifeste pour créer un site<br />
“analyse institutionnelle” sur Internet.<br />
Lucette et Charlotte vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de pr<strong>en</strong>dre la route de Charleville ; Véronique a rangé<br />
toute la journée : les choses avanc<strong>en</strong>t vite et bi<strong>en</strong>. De mon côté, je suis allé chez Anthropos ;<br />
j’ai déposé L’exist<strong>en</strong>tialisme qui devrait être scanné. P<strong>en</strong>dant ce temps, je vais m’occuper de<br />
la prés<strong>en</strong>tation de Du rural à l’urbain, que j’ai à Sainte Gemme. Annie Bouffet ne p<strong>en</strong>sait pas<br />
que le livre fût sorti chez Anthropos : elle l’a retrouvé comme “annoncé” dans un catalogue,<br />
mais elle p<strong>en</strong>sait qu’il n’était jamais paru ! Ma connaissance de la maison Anthropos des<br />
origines, est précieuse pour cette maison : il me faut trouver un exemplaire du Rabelais.<br />
Jean accepte le principe de rééditer L’analyse institutionnelle de R<strong>en</strong>é Lourau,<br />
L’instituant contre l’institué ; par contre, il est rétic<strong>en</strong>t pour un livre sur R<strong>en</strong>é Lourau ; il<br />
préférerait un livre sur Le mouvem<strong>en</strong>t institutionnaliste. De plus, il accepte que l’on remette<br />
sur le chantier Itinéraire de Georges Lapassade, à condition que l’on trouve un autre titre. Le<br />
mouvem<strong>en</strong>t institutionnaliste sera la version française, du Manuel d’analyse institutionnelle,<br />
demandé par Christoph Wulf.<br />
J’ai écrit ce matin la préface à la seconde édition de C<strong>en</strong>tre et périphérie (r<strong>en</strong>du ce<br />
matin). Je suis très actif <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t : j’ai une sorte d’hyper vision de ce que je veux faire.<br />
Tout comm<strong>en</strong>ce à s’ag<strong>en</strong>cer, à s’articuler : il ne me reste plus qu’à trouver un éditeur pour Le<br />
droit à l’université, et tout se déroulera comme une mécanique bi<strong>en</strong> huilée. Je suis <strong>en</strong>tré dans<br />
“le mom<strong>en</strong>t créateur”, ou mieux, dans le “mom<strong>en</strong>t de la création” : j’ai connu cette transe<br />
chez G. Lapassade et R. Lourau, lorsqu’ils composai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>semble Les clés pour la sociologie<br />
(1971) qui eut un beau succès. Ce livre serait à rééditer : il est quelque part dans la veine<br />
“marxiste”.<br />
59
Lundi 25 décembre, Charleville, 19 heures,<br />
Hier matin, j’ai bi<strong>en</strong> avancé la relecture de ma correspondance avec de Luze : j’ai<br />
décidé de supprimer les lettres concernant les conflits à la fac, manière de régler le problème<br />
d’attaques év<strong>en</strong>tuelles, de la part des personnes concernées, mais surtout un moy<strong>en</strong> de c<strong>en</strong>trer<br />
l’ouvrage sur le thème du Mom<strong>en</strong>t de la création. Dès que j’aurai terminé cette relecture, je<br />
me mettrai à la rédaction de l’introduction, sur le mom<strong>en</strong>t de l’œuvre, à partir de ma lecture<br />
de La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce.<br />
Départ pour Charleville à 13 heures avec Miguel. On fait halte à Sainte Gemme où je<br />
pr<strong>en</strong>ds plusieurs ouvrages de H. Lefebvre, dont Du rural à l’urbain. Ce matin, vers 7 heures,<br />
je comm<strong>en</strong>ce ma relecture de Qu’est-ce que p<strong>en</strong>ser ?, un ouvrage important que j’aime<br />
particulièrem<strong>en</strong>t, puis après le petit-déjeuner, je me mets à Du rural à l’urbain, que je termine<br />
vers 14 heures 30. Mon introduction doit signaler le texte de 1953, sur la méthode régressiveprogressive,<br />
les trois pages de développem<strong>en</strong>t sur la transduction (p. 155-157). Mais il y a de<br />
très bons passages sur des thèmes variés : livre important, sorti <strong>en</strong> 1970, et réédité <strong>en</strong> 1973.<br />
Mon édition sera donc la troisième.<br />
Après ce livre, je me suis mis à une lecture systématique du livre de Laur<strong>en</strong>t<br />
Chollet : L’insurrection situationniste (Dagorno, 2000), un cadeau de Charlotte et Miguel, est<br />
un livre très complet ; il intègre à la bibliographie : tout F. Guattari, tout H. Lefebvre (67<br />
référ<strong>en</strong>ces), deux livres de Jacques Guigou. Dans la bibliographie sur l’IS, mon livre sur H.<br />
Lefebvre ; de plus, dans le texte, l’auteur fait l’éloge de mon livre sur les Maos ; par contre,<br />
aucune référ<strong>en</strong>ce à G. Lapassade et R. Lourau. Cet ouvrage récupère H. Lefebvre comme “de<br />
l’intérieur” ? Le ton de l’ouvrage est juste, il réfléchit sur des aspects peu explorés jusqu’à<br />
maint<strong>en</strong>ant.<br />
À Sainte Gemme, j’ai trouvé deux éditions différ<strong>en</strong>tes de La survie du capitalisme,<br />
sorties à six mois d’intervalle <strong>en</strong> 1973, mais sur papier différ<strong>en</strong>t.<br />
Ce soir, Lucette a choisi de boire un Graves 1994 : un Château L. de la Louvière 137 :<br />
Noël se termine de façon très studieuse ; lire à côté de la cheminée est fort agréable.<br />
Mardi 26 décembre, Charleville, 11 heures,<br />
Dans Introduction à la modernité 138 , je relis les pages sur la construction des<br />
situations (p. 328 et 338), sur la théorie des mom<strong>en</strong>ts (p. 338) : beaucoup de chose dans ce<br />
livre. Les développem<strong>en</strong>ts sur le classicisme et le romantisme recoup<strong>en</strong>t la philosophie qui se<br />
trouve derrière ma Valse. Je suis <strong>en</strong> phase, 5 sur 5, avec la s<strong>en</strong>sibilité de H. Lefebvre,<br />
concernant l’institué et l’instituant social depuis le moy<strong>en</strong> âge : sa lecture de St<strong>en</strong>dhal serait<br />
autonomisable (12 e prélude).<br />
Dans Qu’est-ce que p<strong>en</strong>ser ? je relis att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t les pages 16 et suivantes, sur<br />
“savoir et connaître” : fondam<strong>en</strong>tales pour une critique de l’équipe Charlot (Rapport au<br />
savoir).<br />
15 heures,<br />
Dans Introduction à la modernité, j’ai vu apparaître Simondon ; la transduction<br />
apparait dans mes lectures du jour.<br />
137 R. Lourau habitait rue de la Louvière !<br />
138 H. Lefebvre, Introduction à la modernité, <strong>Paris</strong>, éd. de Minuit, avril 1962.<br />
60
77).<br />
Je vi<strong>en</strong>s de terminer La survie du capitalisme : bonne critique sur l’AI de 1971 (p.<br />
Mercredi 27 décembre, 12 heures,<br />
Je me replonge dans Qu’est-ce que p<strong>en</strong>ser ? Parallèlem<strong>en</strong>t, je comm<strong>en</strong>ce une<br />
indexation des thèmes à repr<strong>en</strong>dre ; je ne domine pas Le manifeste différ<strong>en</strong>tialiste (à relire de<br />
toute urg<strong>en</strong>ce). Relisant H. Lefebvre, je p<strong>en</strong>se à Lourau : a-t-il p<strong>en</strong>sé ? Que p<strong>en</strong>sait-il ? Quel<br />
était son objet ? Qu’est-ce que p<strong>en</strong>ser ? (p. 145) : Lefebvre invite à rassembler les textes de<br />
Philosophies (1925), Esprit… : un nouveau livre à faire, dont il propose le mode d’emploi.<br />
Jeudi 28 décembre, 11 heures 15<br />
Ce matin, j’ai comm<strong>en</strong>cé ma journée par la lecture de 20 pages de Das System und<br />
der Rest : j’y trouve une idée pour construire mon livre sur R<strong>en</strong>é Lourau. Ulrich Müller-<br />
Schöll consacre un passage, à survoler l’œuvre de H. Lefebvre, <strong>en</strong> t<strong>en</strong>tant une<br />
systématisation. Ce travail peut avoir sa place dans le livre sur R. Lourau, moy<strong>en</strong> de<br />
redéployer le chapitre du Dictionnaire des philosophes <strong>en</strong> le réactualisant.<br />
Hier soir, long mom<strong>en</strong>t avec Philippe L<strong>en</strong>ice, tête de liste des Verts à Charleville :<br />
Philippe a une lic<strong>en</strong>ce de philosophie, et il est inscrit avec moi <strong>en</strong> maîtrise sur “Formation au<br />
développem<strong>en</strong>t durable” : je lui ai expliqué que je m’étais mis à p<strong>en</strong>ser, et que je voulais<br />
proposer une issue au mouvem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> dehors des tribulations bureaucratiques du Parti. Relire<br />
H. Lefebvre et R. Lourau permet de dégager des pistes : Philippe a été stimulé. On a p<strong>en</strong>sé<br />
son travail intellectuel :<br />
-P<strong>en</strong>ses-tu qu’être adjoint au maire de Charleville est conciliable avec l’activité<br />
intellectuelle ?, m’a-t-il demandé.<br />
-Pourquoi pas. Il faut s’organiser pour dégager du temps. P<strong>en</strong>ser demande une<br />
organisation de vie, mais plusieurs mom<strong>en</strong>ts différ<strong>en</strong>ts, que l’on développe parallèlem<strong>en</strong>t,<br />
peuv<strong>en</strong>t s’<strong>en</strong>richir mutuellem<strong>en</strong>t.<br />
En marchant avec lui, j’ai s<strong>en</strong>ti qu’il me fallait p<strong>en</strong>ser l’<strong>Université</strong> de Charleville<br />
(voir L’Ard<strong>en</strong>nais du 27 décembre 2000) dans Le droit à l’université. Philippe a besoin d’une<br />
théorie sur les Ard<strong>en</strong>nes.<br />
-Il faut qu’un intellectuel s’attèle aux Ard<strong>en</strong>nes, m’a-t-il dit.<br />
-Il faut que tu nous écrive un projet de développem<strong>en</strong>t durable, a-t-il continué.<br />
Je rep<strong>en</strong>se à mon article “La sociologie périphérique dans les Ard<strong>en</strong>nes”, paru dans<br />
Les temps modernes vers 1976. Je voulais alors p<strong>en</strong>ser les Ard<strong>en</strong>nes, comme H. Lefebvre a<br />
p<strong>en</strong>sé Campan, Navarr<strong>en</strong>x, les Pyrénées.<br />
Pépé p<strong>en</strong>se que j’ai raison de m’ori<strong>en</strong>ter dans cette voie. Lucette me donne des coups<br />
de g<strong>en</strong>oux sous la table : réinvestir sur les Ard<strong>en</strong>nes n’a pas de s<strong>en</strong>s pour elle. L’exemplaire<br />
de Du rural à l’urbain (1973), que je souhaitais rééditer était dédicacé à A. qui partageait<br />
avec moi cet intérêt pour l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t théorique à la périphérie.<br />
V<strong>en</strong>dredi 29 décembre, Sainte Gemme, 13 heures<br />
Dans Le manifeste différ<strong>en</strong>tialiste, de très beaux passages : ce qui est dit de la<br />
religion catholique est proche de ce qui devi<strong>en</strong>dra Éloge du péché.<br />
Dans le livre d’or de Sainte Gemme, je vi<strong>en</strong>s de relire les pages concernant le 10 juin<br />
1995, où nous nous retrouvions : Antoine Savoye, Patrice Ville, R<strong>en</strong>é Lourau Dominique<br />
61
Hocquard, Yves Eti<strong>en</strong>ne, Gilles Monceau et moi-même. R<strong>en</strong>é avait écrit ce jour-là :<br />
“Actualiser le pot<strong>en</strong>tiel, <strong>en</strong> sachant que l’actuel se pot<strong>en</strong>tialise, bref : l’av<strong>en</strong>ir existe, je l’ai<br />
r<strong>en</strong>contré à Sainte Gemme”. Patrice : “Une journée d’exploration des possibles à la lueur des<br />
éclairs du passé dans une maison propice, et un excell<strong>en</strong>t accueil du maître de céans”. Je n’ai<br />
pas le temps de noter les autres comm<strong>en</strong>taires. Gancho est r<strong>en</strong>tré du jardin, et nous allons<br />
repr<strong>en</strong>dre la route de <strong>Paris</strong>. J’ai chargé deux gros cartons de livres : ma bibliothèque<br />
“Lefebvre”, les numéros de revues (1966 à 1980), où ont écrit G. Lapassade, R. Lourau, H.<br />
Lefebvre.<br />
Samedi 30 décembre, 9 heures,<br />
Hier, au retour de Saint Gemme, long mail de Gaby Weigand, comm<strong>en</strong>tant ce journal<br />
: pour mon livre sur R. Lourau, Gaby p<strong>en</strong>se que développer une partie sur les relations <strong>en</strong>tre<br />
H. Lefebvre et R. Lourau sera important. Selon elle, personne ne peut faire cela mieux que<br />
moi : Gaby est vraim<strong>en</strong>t quelqu’un qui m’<strong>en</strong>courage. Je travaille sur H. Lefebvre, plus<br />
précisém<strong>en</strong>t sur ma prés<strong>en</strong>tation de Du rural à l’urbain.<br />
Je vais écrire une lettre à Catherine Lefebvre pour lui demander de m’accorder les<br />
droits de : La survie du capitalisme, Contribution à l’esthétique, Le droit à la ville, Qu’est-ce<br />
que p<strong>en</strong>ser ? Si j’arrivais à republier ces livres cette année, ce serait bi<strong>en</strong>. C’est mon chantier<br />
du c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire ! Je vais ouvrir un nouveau journal sur H. Lefebvre, pour dissocier mes études<br />
lefebvri<strong>en</strong>nes de mes études louraldi<strong>en</strong>nes.<br />
Dimanche 31 décembre, 15 heures,<br />
G. Lapassade vi<strong>en</strong>t d’appeler : il r<strong>en</strong>tre des Pyrénées. Je dois aller le chercher, à 19<br />
heures 30, pour se joindre à R. Barbier, Christine Delory et une dizaine d’autres convives,<br />
dont G. Gromer et les Anding qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t dîner.<br />
Je travaille depuis deux jours à la préface de Du rural à l’urbain. J’<strong>en</strong> suis à 13<br />
pages. Mais je veux aller jusqu’à 20 : cela me demande plus de travail que je ne l’imaginais.<br />
Je veux vérifier toutes mes sources ; je suis am<strong>en</strong>é à relire mon livre sur H. Lefebvre : R.<br />
Lourau m’avait bi<strong>en</strong> aidé pour ce livre, <strong>en</strong> me donnant trois <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s faits avec H<strong>en</strong>ri.<br />
Dans La somme et le reste, j’ai relu avec plaisir la prés<strong>en</strong>tation de la troisième<br />
édition : brillante et éclairante, sur le rapport de R<strong>en</strong>é à H<strong>en</strong>ri. La collection AI, que j’ai<br />
développée avec Antoine, était vraim<strong>en</strong>t une réussite, il y a dix ans ; dommage que je sois<br />
parti à Reims : cet exode est sans aucun doute à l’origine de ma marginalisation de l’équipe<br />
parisi<strong>en</strong>ne. Il <strong>en</strong> est de même pour R. Lourau, lorsqu’il est parti à Poitiers : il perd sa place<br />
(c<strong>en</strong>trale) à Autogestion ; c’est s<strong>en</strong>sible à la relecture du numéro bilan, où il n’est même plus<br />
prés<strong>en</strong>t (1978).<br />
Pour H. Lefebvre, F. Le Play est vraim<strong>en</strong>t réactionnaire et non sci<strong>en</strong>tifique (1 er<br />
chapitre de Du rural à l’urbain) : pourquoi A. S. s’est-il embourbé dans l’école le<br />
playsi<strong>en</strong>ne ?<br />
Lundi 1 er janvier 2001,<br />
J’ai reconduit G. Lapassade, chez lui, vers 4 heures 30. La soirée a été riche. On a<br />
parlé de mon projet de livre sur R. Lourau.<br />
-Il faut être rigoureux, a dit Georges. Il faut tout dire.<br />
62
Je lui ai demandé de mon donner son texte sur la secte.<br />
-Tu l’as déjà mille fois.<br />
-Je voudrais la disquette, pour travailler plus vite…<br />
Christine m’a apporté, ce 31, de nombreuses pages du S<strong>en</strong>s de l’histoire : je passe<br />
l’après-midi dedans ; je relis sa première partie : parfaite ; puis les chapitres sur le jardin,<br />
l’interculturel : cela marche, le livre ti<strong>en</strong>t la route. Le soir, je rédige dix pages pour la<br />
troisième partie ; c’est fatigant d’écrire dix pages le 1 er janvier, mais je m’impose ce rythme<br />
pour l’année de mes 54 ans. Je veux t<strong>en</strong>ter une expéri<strong>en</strong>ce d’écriture totale : j’<strong>en</strong>voie ces<br />
pages à Christine par mail, mais elle est partie à Francfort.<br />
Mardi 2 janvier 2001,<br />
Lorsque Véro arrive, j’ai bi<strong>en</strong> avancé la bibliographie d’H. Lefebvre qui doit<br />
compléter Du rural à l’urbain : elle me relaie dans cette tache. Je veux aller porter ce livre<br />
terminé aujourd’hui, pour <strong>en</strong> être débarrassé ; <strong>en</strong>suite, je me consacrerai à la relecture (2 e<br />
partie) de ma correspondance avec de H. de Luze, puis à la rédaction de mon introduction sur<br />
le mom<strong>en</strong>t de l’œuvre. Et si je parv<strong>en</strong>ais à écrire un ou deux rapports de thèse, pour ne pas<br />
laisser <strong>en</strong> rade mes tâches administratives !<br />
Il me faut l'accord de Jean, pour la réédition de La survie du capitalisme. Ce livre est<br />
<strong>en</strong> contrat chez Anthropos : on peut le rééditer, mais il faut faire la préface ; ce nouveau<br />
chantier est urg<strong>en</strong>t.<br />
Mercredi 3 janvier 2001,<br />
Travail avec Madame B<strong>en</strong>souiki, de Constantine, sur sa thèse. Je continue à écrire Le<br />
s<strong>en</strong>s de l’histoire.<br />
Jeudi 4 janvier 2001,<br />
Hier soir, j’ai trouvé le message suivant, <strong>en</strong>voyé par Jean-François Marchat :<br />
-R<strong>en</strong>é Lourau a pris la clé des champs, quelque part <strong>en</strong>tre Rambouillet et <strong>Paris</strong> 8, le 11<br />
janvier 2000. Un an après, le jeudi 11 janvier 2001, ceux qui ont été <strong>en</strong>richis de sa prés<strong>en</strong>ce se<br />
retrouveront au Restaurant Violas, 38/44 av. de Stalingrad à Saint-D<strong>en</strong>is, à partir de 18h30.<br />
Chacun est invité à apporter l'extrait d'une œuvre de R<strong>en</strong>é ou <strong>en</strong>core d'un texte qu'il aimait à<br />
citer, une musique, un dessin, une photo autrefois partagés avec lui. Merci de prév<strong>en</strong>ir les<br />
amis de R<strong>en</strong>é qui ne figur<strong>en</strong>t pas sur la liste des destinataires de ce message : tous sont<br />
att<strong>en</strong>dus. Merci d'annoncer votre participation <strong>en</strong> réponse à ce courriel et, si vous ne pouvez<br />
vous joindre à cette réunion, d'<strong>en</strong>voyer le docum<strong>en</strong>t que vous auriez apporté : ce sera aussi<br />
une façon d'être <strong>en</strong>semble. À bi<strong>en</strong>tôt.<br />
J’y ai répondu immédiatem<strong>en</strong>t, pour dire que je serai là. Ce matin, j’ai laissé un<br />
message à Pierre Lourau, pour lui demander de me procurer la réédition de Pyrénées, de H.<br />
Lefebvre, avec sa postface et la préface de R. Lourau.<br />
Message (de Francfort) de Christine : elle a lu la première ébauche de mon texte, et<br />
le trouve très fort : je suis sur la bonne voie.<br />
Hier, relecture de mon livre sur H. Lefebvre, très fort : j’ai fait un courrier à Anne-<br />
Marie Métailié, pour lui <strong>en</strong> proposer un abrégé pour sa collection de poche.<br />
63
J’ai lu égalem<strong>en</strong>t Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires de Michael<br />
Lowy 139 . Ce livre, daté mais passionnant sur G. Lukacs : pas mal de chose sur Max Weber et<br />
la p<strong>en</strong>sée allemande du début du XXe siècle. R. Lourau <strong>en</strong> cite une édition de 1978, dans Le<br />
lapsus des intellectuels (bibliographie), mais il ne semble pas l’utiliser. Ce livre ne m<strong>en</strong>tionne<br />
que deux fois le nom de H. Lefebvre, ignorant le r<strong>en</strong>contre de H. Lefebvre avec G. Lukacs. Le<br />
Lapsus était dédié par R<strong>en</strong>é à H<strong>en</strong>ri Lefebvre, Georges Lapassade, ses par<strong>en</strong>ts et Françoise ;<br />
au téléphone, Armand me dit qu’il connaît M. Lowy.<br />
V<strong>en</strong>dredi 5 janvier,<br />
J’écris aux éditions Casterman, Gallimard et aux Presses universitaires de France,<br />
pour leur parler du C<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre. J’écris une lettre à Catherine Lefebvre, pour<br />
lui demander de m’accorder les droits de : La survie du capitalisme, Contribution à<br />
l’esthétique, Le droit à la ville. En effet, j’ai appris que Publisud n’a pas épuisé la première<br />
édition de Qu’est-ce que p<strong>en</strong>ser ?<br />
Toute la journée, je travaille sur Le s<strong>en</strong>s de l’histoire, tout <strong>en</strong> rangeant la maison<br />
avec Véronique : je téléphone à Pierre Lourau ; il s’est procuré Pyrénées qu’il m’<strong>en</strong>voie<br />
demain matin <strong>en</strong> colissimo. Il m’invite à desc<strong>en</strong>dre chez lui, pour parler : il se réjouit que ce<br />
livre sur R<strong>en</strong>é paraisse ; il me demand pourquoi je n’ai pas <strong>en</strong>core édité les inédits de R<strong>en</strong>é.<br />
Charlotte m’apporte son texte "De la notation à l’interprétation <strong>en</strong> danse<br />
contemporaine", que je lis immédiatem<strong>en</strong>t et que je trouve bon ; nous <strong>en</strong>visageons <strong>en</strong>semble<br />
quelques développem<strong>en</strong>ts possibles. Elle me donne aussi "L’anamnèse du visible", de J. F.<br />
Lyotard, qui doit m’aider à élaborer mon texte pour Le s<strong>en</strong>s de l’histoire : cette réflexion est<br />
<strong>en</strong> phase avec mon travail. En échange, je lui fais lire “L’œuvre”, chapitre de La prés<strong>en</strong>ce et<br />
l’abs<strong>en</strong>ce, de H. Lefebvre. Elle aime le style d’H<strong>en</strong>ri, qu’elle a connu, alors qu’elle n’avait<br />
que 10 ans.<br />
Samedi 6 et Dimanche 7 janvier 2001,<br />
Je passe tout le week-<strong>en</strong>d à écrire mon “retour” sur Le s<strong>en</strong>s de l’histoire : j’ai déjà fait<br />
42 pages. Pour d<strong>en</strong>sifier, j’utilise Âme et compét<strong>en</strong>ces, livre important, mais difficile à<br />
prés<strong>en</strong>ter à un large public : les auteurs élèv<strong>en</strong>t à un très haut niveau de réflexion, une<br />
question pratique assez banale.<br />
Lundi 8 janvier, 23 h. 30,<br />
Je termine la lecture de la seconde édition de Pyrénées, d'H. Lefebvre, trouvée ce<br />
soir, vers 19 heures, <strong>en</strong> r<strong>en</strong>trant d’une négociation d’interv<strong>en</strong>tion d’analyse institutionnelle à<br />
Créteil. J’avais beaucoup aimé la première édition, mais je trouve celle-ci <strong>en</strong>core plus<br />
émouvante avec une préface de R<strong>en</strong>é, parue <strong>en</strong> février 2000, un mois après sa mort, où il y a<br />
un paragraphe génial sur Du rural à l’urbain. Il faudrait publier <strong>en</strong> ouvrage autonome, les<br />
préfaces de R<strong>en</strong>é aux livres d’H<strong>en</strong>ri.<br />
La postface de Pierre Lourau donne un certain nombre d’informations erronées (lieu<br />
de la sout<strong>en</strong>ance de thèse, directeur de thèse, disparition d’une thèse déjà écrite sur le<br />
surréalisme…), qui me font pr<strong>en</strong>dre avec précaution des anecdotes attrayantes, que le<br />
139 Michael Lowy, Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires, <strong>Paris</strong>, PUF, 1976.<br />
64
iographe a <strong>en</strong>vie de s’approprier ! Mais il dit quelque chose de lui qui est émouvant. G.<br />
Lapassade, s’étonne que Pierre consacre la postface à son frère, plutôt qu’à H. Lefebvre :<br />
chance d’avoir ce témoignage de ce que la famille de R<strong>en</strong>é a ret<strong>en</strong>u de lui. Mon frère parlerat-il,<br />
ainsi de moi ? et mes filles ? et mon fils ?<br />
Mardi 9 janvier, 16 heures,<br />
Ce matin, rangem<strong>en</strong>t me permettant de remettre la main sur des docum<strong>en</strong>ts, ayant<br />
une certaine importance par rapport à mon projet de livre sur R<strong>en</strong>é ; je reçois un pli apporté<br />
par coursier : les épreuves de mes préfaces de Du rural à l'urbain et de C<strong>en</strong>tre et périphérie.<br />
Je mets au propre ma bibliographie pour C<strong>en</strong>tre et périphérie, avant d'aller reporter le tout<br />
chez Anthropos. Je me suis mis à la correction d'épreuves immédiatem<strong>en</strong>t ; j'ai aussi<br />
découvert la belle bibliographie faite des ouvrages d'H<strong>en</strong>ri : j'ai rajouté la nouvelle édition de<br />
Pyrénées.<br />
Appel de Pascal Dibie. Je lui dis mon idée, de publier chez Anne-Marie Métailié un<br />
petit livre de poche sur H. Lefebvre : il est <strong>en</strong>thousiaste ; il veut le voir c<strong>en</strong>tré sur le mondial.<br />
Il me propose de lui donner la Théorie des mom<strong>en</strong>ts, <strong>en</strong> 200 pages.<br />
Invité ce soir à la cérémonie des vœux du Ministère de l'éducation : j'aurais eu <strong>en</strong>vie<br />
d'écrire, mais je ne veux pas manquer l'occasion de r<strong>en</strong>contrer Jack Lang et Jean-Luc<br />
Mélanchon.<br />
Mercredi 10 janvier 2001,<br />
Nous sommes arrivés à l’heure, avec Romain, pour le mini-t<strong>en</strong>nis. Ce matin, levé<br />
très tôt pour terminer mon texte sur Le s<strong>en</strong>s de l’histoire, je r<strong>en</strong>tre dans mon bureau, avec mon<br />
café à la main sans allumer la lumière. Et je r<strong>en</strong>verse mon café sur le clavier de l’IMAC qui,<br />
du coup, ne fonctionne plus. J’étais bi<strong>en</strong> parti pourtant hier soir dans la relecture de ce texte,<br />
que j’ai susp<strong>en</strong>du à 18 heures 45, pour aller 110, rue de Gr<strong>en</strong>elle.<br />
Le mom<strong>en</strong>t mondain a succédé au mom<strong>en</strong>t d’écriture sans transition : je n’ai pas eu<br />
le temps de me changer, ce qui me donnait un look “différ<strong>en</strong>t” des recteurs, inspecteurs<br />
généraux invités au Ministère, mais j’étais là pour les Verts, et c’est normal d’être différ<strong>en</strong>t,<br />
quand on représ<strong>en</strong>te les écolos ! Beaucoup de g<strong>en</strong>s, dont un certain nombre de connaissances<br />
: j’ai pu échanger quelques mots avec Jacques Lang qui était heureux d’appr<strong>en</strong>dre qu’un<br />
étudiant de Reims (il y <strong>en</strong>seignait quand je faisais ma lic<strong>en</strong>ce de droit) était dev<strong>en</strong>u prof de<br />
fac, mais c’est surtout avec Jean-Luc Mélanchon, secrétaire d’état à l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t<br />
professionnel, que j’ai pu parler de notre commission éducation : si nous l’invitions, il est prêt<br />
à participer à l’une de nos réunions.<br />
Échanges avec R<strong>en</strong>aud Fabre : il voudrait que je passe le voir à la présid<strong>en</strong>ce de<br />
<strong>Paris</strong> VIII ; avec lui, j’ai évoqué le c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire de H. Lefebvre. Il a lu Logique formelle et<br />
logique dialectique (2 e édition chez Anthropos) : il trouve bonne, l’idée de rééditer l’œuvre<br />
d’H<strong>en</strong>ri. J’ai égalem<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>contré Noëlle Châtelet, qui fut l’épouse de François, le philosophe,<br />
de 1964 à 1985 ; elle est l’auteur de onze romans chez Stock, Gallimard. J’ai salué Francine<br />
Demichel. J’ai discuté avec D<strong>en</strong>is Huisman qui m’a proposé d’écrire un chapitre sur “Le<br />
marxisme français <strong>en</strong> philosophie”, pour un ouvrage collectif qu’il coordonne chez Plon sur<br />
L’histoire de la philosophie française. Il m’a raconté tous les potins <strong>en</strong>tourant l’av<strong>en</strong>ture du<br />
65
Dictionnaire des philosophes : on a parlé des effets du livre de Jean-François Raguet 140 sur<br />
les PUF. J’ai retrouvé quelques amis ayant des fonctions au ministère, dont Thierry Talon<br />
(qui fut chargé de cours à <strong>Paris</strong> VIII, à la grande époque de Georges Lapassade). On a parlé<br />
de H. Lefebvre : il a suivi ses cours à l’école pratique <strong>en</strong> 1968-1969 ! Je n’ai pas pu voir E.<br />
Morin, qui était là. Bref, trois heures de contacts riches, et cinq ou six coupes d’un excell<strong>en</strong>t<br />
champagne : le buffet était magnifique.<br />
Chaque jour, je parvi<strong>en</strong>s à lire de l’allemand. J’ai abandonné U. Müller-Schöll pour<br />
Paragrana, la revue internationale d’anthropologie historique, très importante dont je veux<br />
connaître à fond l’<strong>en</strong>semble des numéros : je repère les <strong>ligne</strong>s réflexives d’auteurs comme<br />
Alois Hahn, dont je partage les perspectives.<br />
Il y a deux mom<strong>en</strong>ts dans l’écriture d’un livre : celui où l’on façonne les briques,<br />
celui où l’on élève les murs pour construire l’œuvre. La deuxième phase est celle où les<br />
choses s’ag<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t : on écrit des transitions. La logique du plan apparaît alors<br />
progressivem<strong>en</strong>t, et conduit à refaire des morceaux nécessaires, pour l’harmonie de<br />
l’<strong>en</strong>semble. La relecture est longue : elle est multiple et plurielle. À ce mom<strong>en</strong>t-là, on<br />
introduit des notes, des r<strong>en</strong>vois qui valoris<strong>en</strong>t le texte, et il faut savoir finir. Dans le journal, la<br />
construction est une <strong>ligne</strong> de production de briques : on escamote la seconde phase du travail.<br />
En direct du Violas, 18 h 30.<br />
Prés<strong>en</strong>ts à la cérémonie d’hommage à R<strong>en</strong>é Lourau, organisé par J.F. Marchat au<br />
restaurant Violas, le 11 janvier 2001 : Remi Hess, Ourega K., Exode Daplex, Mostafa<br />
Bellagnech, Bernard Jabin, Régine Angel, Bernard Lathuillère, Anne-Laure Eme, Tani<br />
Dupeyron, Petit Roland, Christine Delory-Monberger, Jean-François Marchat, Alain<br />
Grassaud, Dominique Samson. On a décidé de lire un passage de R<strong>en</strong>é, que nous aimons<br />
particulièrem<strong>en</strong>t : je choisis le passage de la préface de Lourau à Pyrénées, d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre,<br />
sur la méthode régressive-progressive.<br />
Samedi 13 janvier, 7 h 30<br />
Réveil à 7 heures, <strong>en</strong> pleine forme : je p<strong>en</strong>sais comm<strong>en</strong>cer mon livre sur R. Lourau,<br />
mais sur l’écran de mon ordinateur, j’avais la bibliographie secondaire concernant les travaux<br />
écrits sur H. Lefebvre. Nous avons fait ce texte, avec Véronique, à partir de plusieurs<br />
bibliographies : celles d’Ulrich Schöll-Müller dans Das System und der Rest, de mon livre sur<br />
H. Lefebvre, la préface de Georges Labica à Métaphilosophie qui signale 3 textes que<br />
j’ignorais, ainsi que tous les travaux réc<strong>en</strong>ts que j’ai pu archiver. J’ai donc travaillé cette<br />
bibliographie, relue et corrigée, comme premier exercice matinal.<br />
Hier, Véronique a <strong>en</strong>core tapé mon article sur H<strong>en</strong>ri Lefebvre, dans le Dictionnaire<br />
des philosophe : je n’<strong>en</strong> disposais pas de version numérisée.<br />
Je comm<strong>en</strong>ce mon journal L’année Lefebvre ; jusqu’à aujourd’hui, je n’avais pas<br />
ouvert de nouveau cahier : je continuais à écrire sur H. Lefebvre dans mon journal d’AI,<br />
mélangeant les notations sur R. Lourau et celles sur H. Lefebvre. Maint<strong>en</strong>ant, il y a deux<br />
supports distincts. Pour moi, L’année Lefebvre a comm<strong>en</strong>cé avant le 1 er janvier : je relirai<br />
140 Jean-François Raguet, De la pourriture, compariason des deux éditions, 1984 et 1993, du Dictionnaire des<br />
philosophes, L’insomniaque, 2000, 262 pages.<br />
66
donc mon journal d’AI, pour repr<strong>en</strong>dre tout ce qui concerne H. Lefebvre et je le rapporterai<br />
ici devant.<br />
Hier à midi, j’ai reçu Métaphilosophie, accompagné d’un petit mot d’Armand :<br />
Aussitôt, je me suis mis à la lecture de ce livre, que je découvre. Peut-être l’avais-je lu ? Il me<br />
dit quelque chose, mais il y a très longtemps, et de manière superficielle. Pour m’obliger à<br />
une lecture att<strong>en</strong>tive, j’ai construit un index matière. Ce livre est difficile. J'ai lu des extraits à<br />
Charlotte, v<strong>en</strong>ue à la maison le soir : elle adore ce texte. J’ai promis à Charlotte de lui donner<br />
un exemplaire de ce livre (j’ai souscrit à 20 exemplaires). À 23 heures, je n’<strong>en</strong> étais qu’à la<br />
page 140 (il y <strong>en</strong> a 300). Je vais donc continuer aujourd’hui.<br />
Relecture de Conversation avec H<strong>en</strong>ri Lefebvre, le texte de Patricia Latour et Francis<br />
Combes, paru chez Messidor.<br />
En même temps, je veux me mettre à l’écriture du livre sur R. Lourau.<br />
Lundi 15 janvier 2001, 8 h 30.<br />
Je vi<strong>en</strong>s de terminer les 4° de couverture de Du rural à l’urbain et C<strong>en</strong>tre et<br />
périphérie, que je vi<strong>en</strong>s d’<strong>en</strong>voyer par mail à Caroline Hugo, pour permettre aux livres de<br />
sortir <strong>en</strong> février.<br />
Samedi et dimanche, journées de travail autour du livre sur R. Lourau : La mort d’un<br />
maître. À cette occasion-là, je relis l’<strong>en</strong>semble de mon journal 2000, et je trie ce qui concerne<br />
H. Lefebvre pour l’intégrer au début de ce journal : je fais le même tri <strong>en</strong> ce qui concerne<br />
Mayotte. Ainsi, je dispose de réflexions, mieux c<strong>en</strong>trées sur des objets.<br />
À l’occasion de ce travail, j’ai découvert un début d’indexicalisation, comm<strong>en</strong>cée à<br />
Charleville : <strong>en</strong> lisant les pp. 140 à 225 de Métaphilosophie, j’ai donc continué à <strong>en</strong> faire un<br />
index minutieux, qui va me permettre d’avoir accès immédiatem<strong>en</strong>t aux idées que je cherche.<br />
Je décide d’élargir ce chantier : tous mes livres de H. Lefebvre devront être relus dans cette<br />
perspective. Ce gros travail permettra une efficacité ultérieure.<br />
moi.<br />
Hier, j’ai survolé Contribution à l’esthétique : la préface sera difficile à faire pour<br />
Mercredi 17 janvier 2001, 9 heures<br />
Relecture de l’<strong>en</strong>semble de mon journal d’AI : j’ai dégagé de ce journal, c<strong>en</strong>tré sur<br />
mes rapports avec R. Lourau, les parties concernant H. Lefebvre. Hier, j’ai relu mes lettres à<br />
Hubert de Luze (février 1999-février 2000) : là <strong>en</strong>core, j’ai recopié les passages concernant H.<br />
Lefebvre. Ainsi, on peut voir les prémices de ce qui va dev<strong>en</strong>ir cette année : une recherche<br />
systématique.<br />
Depuis que je le connais, H. Lefebvre est prés<strong>en</strong>t dans ma vie, un signe : depuis<br />
1990-92, j’avais transporté ma bibliothèque H. Lefebvre à Sainte Gemme, mais<br />
inconsciemm<strong>en</strong>t, j’ai reconstitué à <strong>Paris</strong> un rayonnage de livres de H. Lefebvre : j’achetais ses<br />
dernières rééditions <strong>en</strong> deux exemplaires, pour avoir ses livres constamm<strong>en</strong>t disponibles. Ce<br />
fut assez intuitif, non réfléchi : depuis longtemps, j’avais l’idée de rééditer La production de<br />
l’espace, mais les choses se sont faites sur une longue durée.<br />
67
La théorie des mom<strong>en</strong>ts est un autre projet que je traîne depuis dix ans : j'y p<strong>en</strong>se, je<br />
l’<strong>en</strong>seigne, mais sans pr<strong>en</strong>dre le temps de l’écrire vraim<strong>en</strong>t. Une raison qui explique cette<br />
résistance : depuis toujours, je savais que Métaphilosophie cont<strong>en</strong>ait des développem<strong>en</strong>ts<br />
importants sur les mom<strong>en</strong>ts, et l’exemplaire de la première édition que j’ai feuilleté, peut-être<br />
lu il y a longtemps (à l’époque de la rédaction d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre et l’av<strong>en</strong>ture du siècle), a<br />
disparu : comme depuis quatre ans la réédition du livre était annoncée par Syllepse,<br />
j’att<strong>en</strong>dais ce livre pour m’y mettre.<br />
Sylvain Sangla m’a dit qu’un exemplaire de la première édition était disponible place<br />
de la Sorbonne (chez Vrin), mais je n’ai pas fait les bouquinistes systématiquem<strong>en</strong>t ;<br />
d’ailleurs, lorsque j’ai cherché H. Lefebvre chez les bouquinistes, je ne l’ai pas trouvé : quand<br />
on possède des livres de H. Lefebvre, on se les garde.<br />
Métaphilosophie : j’<strong>en</strong> suis à la page 282. Je termine un index matières, qui aurait dû<br />
être fait par Syllepse : cet outil est ess<strong>en</strong>tiel. Que me révèle ce travail d’élaboration d’un<br />
index ? Le “mom<strong>en</strong>t” est l’occurr<strong>en</strong>ce qui revi<strong>en</strong>t le plus fréquemm<strong>en</strong>t. J’avais donc raison<br />
d’att<strong>en</strong>dre la sortie de l’ouvrage, pour faire de ma Théorie des mom<strong>en</strong>ts, totalisation de la<br />
p<strong>en</strong>sée de H. Lefebvre sur cette question; faire référ<strong>en</strong>ce aux pages de la seconde édition sera<br />
une manière de saluer le travail accompli par Syllepse, et permettre à mes étudiants d’<strong>en</strong>trer<br />
dans cette lecture avec des outils. Une autre occurr<strong>en</strong>ce importante dans l’ouvrage, c’est la<br />
notion de résidu, d’irréductible : Ulrich Müller-Schöll a développé son dernier livre (1999),<br />
Das System und der Rest, autour de ce concept. Le reste, de La somme et le reste, est un<br />
résidu : une théorie du résidu, de l’irréductible peut être dégagé de l’œuvre de H. Lefebvre.<br />
Puis-je confrontater ce terme avec celui d’analyseur (révélateur), dans la théorie de<br />
l’analyse institutionnelle ? L’irréductible est toujours l’analyseur de la théorie ou du système ;<br />
l’irréductible révèle les limites de validité d’un système théorique. Dans Métaphilosophie, les<br />
cibles sont la philosophie, le structuralisme et la robotique (partie sur la mimesis). Le résidu<br />
n'est pas seulem<strong>en</strong>t l’analyseur. Chez H. Lefebvre, l’analyseur ayant fait son chemin, il<br />
semble qu’il faille se mettre <strong>en</strong> route pour s’<strong>en</strong>gager dans une praxis : cette pratique part des<br />
analyseurs, des irréductibles, mais <strong>en</strong>gage dans une pratique d’interv<strong>en</strong>tion sociale, de lutte<br />
politique. Ainsi, dans le contexte de la gauche d’aujourd’hui, l’un des résidus, l’un des<br />
problèmes non p<strong>en</strong>sé, non intégrable : la question des Sans Papiers, non p<strong>en</strong>sable par la<br />
Gauche, qui accepte finalem<strong>en</strong>t de voir ce problème rester <strong>en</strong> plan, non traité, mal traité<br />
administrativem<strong>en</strong>t, politiquem<strong>en</strong>t. Toute mon implication, tous mes <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts dans cette<br />
direction me révèl<strong>en</strong>t l’impossibilité, pour la France de la gauche plurielle de pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong><br />
compte cette question.<br />
L’édition du Mandarin et du clandestin, livre traduit de l’itali<strong>en</strong> par moi, et que je<br />
n’ai pas édité, faute d’une préface à la hauteur de ce texte, s'impose. Ce texte était court ; pour<br />
l’éditer, il me fallait faire cinquante pages de préface, mais je ne me s<strong>en</strong>tais pas le souffle. Je<br />
ne s<strong>en</strong>tais pas l’inspiration d’un tel texte : tout ce que j’avais sur le sujet était “résiduel” : je<br />
ne parv<strong>en</strong>ais pas à trouver un point de vue qui organise tout cela. Les pratiques parcellaires,<br />
éclatées, que j’ai pu avoir sur ce terrain n’étai<strong>en</strong>t pas satisfaisantes : elles ne constituai<strong>en</strong>t pas<br />
une praxis. La praxis conti<strong>en</strong>t un projet, une perspective, pas seulem<strong>en</strong>t une subversion, mais<br />
aussi une perspective révolutionnaire. Il m’est possible de réintégrer dans ce texte ce que j’ai<br />
trouvé : sur le terrain de Mayotte, de la lutte des Sans Papiers, dans le travail de la<br />
commission pédagogique, et plus généralem<strong>en</strong>t sur l’interculturel. L’étranger qui n’a pas de<br />
papiers est aliéné : il faut décrire la pathologie que développe Miguel ; son désir d’avoir une<br />
carte de séjour, sa demande à notre <strong>en</strong>droit de faire un “miracle”. Hier, Charlotte m’a révélé<br />
un fait important : Miguel n’aime pas le statut d’étudiant : il veut un statut d’artiste.<br />
Pourquoi ? En Arg<strong>en</strong>tine, pour vivre, les g<strong>en</strong>s doiv<strong>en</strong>t faire trois ou quatre métiers, ils sont<br />
dissociés, éclatés : lorsqu’ils parvi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à vivre d’une seule activité, ils ont l’impression<br />
68
d’avoir réussi. Miguel “réussit” : sa danse est appréciée, reconnue, <strong>en</strong> France, <strong>en</strong> Belgique, <strong>en</strong><br />
Italie, <strong>en</strong> Espagne. Il gagne de l’arg<strong>en</strong>t, s’est acheté son appartem<strong>en</strong>t ; or, pour lui permettre<br />
d’avoir une carte de séjour, je lui suggère de continuer la fac, de faire une maîtrise : ce<br />
diplôme n’a pas de s<strong>en</strong>s pour lui, qui veut réaliser son mom<strong>en</strong>t d’artiste. Or, pour lui donner<br />
une carte de séjour, Madame ? exige qu’il ait une “lic<strong>en</strong>ce d’<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>eur de spectacle” ! Il y<br />
a un an, on a dû créer une association pour le salarier : cette forme institutionnelle <strong>en</strong>traîne<br />
des coûts importants. Une partie de ses rev<strong>en</strong>us part<strong>en</strong>t <strong>en</strong> charge, une bureaucratie pas<br />
possible ! Voilà un exemple d’aliénation, pas seulem<strong>en</strong>t pour lui, mais aussi pour moi, pour<br />
Lucette. Pour permettre à Miguel d’avoir des papiers, il nous faut créer une <strong>en</strong>treprise de<br />
spectacle : il y aurait bi<strong>en</strong> le mariage avec Charlotte, mais celle-ci n’<strong>en</strong> veut pas !<br />
La question des Sans Papiers ronge mon quotidi<strong>en</strong> au niveau du domestique, au<br />
niveau de ma pratique professionnelle (fac), etc : elle est partout dans ma vie. C’est elle qui<br />
m’empêche d’avancer dans le travail théorique, c’est elle qui me vole tout mon temps.<br />
Comm<strong>en</strong>t résister à ces Marocains, Africains que je connais, avec qui je travaille<br />
pédagogiquem<strong>en</strong>t, et qui me demand<strong>en</strong>t une lettre pour retarder leur reconduite à la frontière,<br />
peut-être leur obt<strong>en</strong>tion de papiers ?<br />
12 heures,<br />
J’ai oublié de noter qu’étant chez Anthropos, hier, pour porter mon livre Le mom<strong>en</strong>t<br />
de la création, j’ai trouvé Actualité de Fourier, paru <strong>en</strong> 1975, et diriger par H. Lefebvre : son<br />
texte est excell<strong>en</strong>t. Qui lit Fourier ? se demande-t-il, et comm<strong>en</strong>t ? Pourquoi ? au niveau de<br />
son mouvem<strong>en</strong>t, ce petit texte pourrait être repris pour être appliqué à d’autres auteurs :<br />
Lourau, Lefebvre lui-même. Voir aussi la distinction d'H. L. <strong>en</strong>tre subversion et révolution.<br />
Cette lecture révèle que toute l'œuvre de H. Lefebvre est passionnante : tout texte de lui<br />
r<strong>en</strong>voie à un mouvem<strong>en</strong>t. Idée d’écrire à Desclée de Brouwer, pour leur proposer un livre<br />
dans leur collection “Témoins d’humanité 141 ”.<br />
14 heures,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de terminer Métaphilosophie et son index.<br />
Jeudi 18 janvier, 10 heures 30,<br />
Je ai prés<strong>en</strong>té aujourd’hui à mes étudiants de lic<strong>en</strong>ce Métaphilosophie : je leur ai<br />
montré le travail d’index que j’ai fait sur ce livre. Je leur ai fait passer mon exemplaire du<br />
livre avec l’index, et je suis parti sans repr<strong>en</strong>dre l’ouvrage. J’espère que l’étudiant qui l’a<br />
<strong>en</strong>tre les mains, se r<strong>en</strong>dra compte du travail accompli, et me r<strong>en</strong>dra le livre et les trois pages<br />
d’index, dont je n’ai pas de double, au moins pour le dernier tiers de l’index ! Tant que je<br />
n’aurais pas récupéré ce travail, je ne serais pas tranquille.<br />
Cet index dégage les grands thèmes de cet ouvrage : huit sort<strong>en</strong>t. En comparant cet<br />
index avec la préface de Georges Labica, relue au retour d’une sortie de théâtre (Les Bacantes<br />
d’Euripide), je me suis aperçu que, si celui-ci traite bi<strong>en</strong> sept des dix principaux thèmes, trois<br />
ne sont pas vraim<strong>en</strong>t abordés : la théorie des mom<strong>en</strong>ts, par exemple. L’intérêt de l’index est<br />
de ne laisser aucun thème, de côté : on évite ainsi les résidus.<br />
141 Cf. chez cet éditeur : P<strong>en</strong>ser l’hétérogène, d’Ardoino et de Peretti.<br />
69
Quels sont les livres les plus importants de H. Lefebvre ? Pour Georges Labica, ce<br />
pourrait être Métaphilosophie, mais d’autres donn<strong>en</strong>t d’autres titres ; quinze peuv<strong>en</strong>t être<br />
cités 142 : cette question est abordée à la fin du cours.<br />
V<strong>en</strong>dredi 19 janvier, 9 heures<br />
Avant de partir à Lyon, pour une sout<strong>en</strong>ance de thèse, je note qu’<strong>en</strong> r<strong>en</strong>trant hier, j’ai<br />
trouvé les épreuves de L’exist<strong>en</strong>tialisme, que je vais corriger dans le train : je ferais la préface<br />
ce week-<strong>en</strong>d, et je porterais le tout lundi. Ce gros chantier : il faut réussir à le boucler, vite et<br />
bi<strong>en</strong> ; je p<strong>en</strong>se proposer un index des noms cités et un index des matières.<br />
15 heures,<br />
J’ai parlé brièvem<strong>en</strong>t, mais personnellem<strong>en</strong>t, comme l’a souligné R. Raymond, <strong>en</strong><br />
tant que rapporteur de la thèse de Philippe Da Costa, sur les Scouts de France : nous sommes<br />
six dans le jury. J’ai parlé le premier : me voici donc libre. Oserai-je corriger les épreuves de<br />
L’exist<strong>en</strong>tialisme, travail comm<strong>en</strong>cé dans le train <strong>en</strong>tre <strong>Paris</strong> et Lyon ? Je ne sais.<br />
À l’occasion du repas de midi, j’ai pu formuler quelques questions à R<strong>en</strong>é Raymond,<br />
à propos de H. Lefebvre :<br />
-J’ai apprécié l’œuvre, mais l’homme me déplaisait totalem<strong>en</strong>t, m’a-t-il dit.<br />
Il évoque l’attitude subversive de H. Lefebvre, soufflant sur le feu <strong>en</strong> 1967-68 à<br />
Nanterre.<br />
-Il refusait d’assumer toute responsabilité.<br />
À propos des “ listes noires ” (des étudiants qui aurai<strong>en</strong>t été inscrits sur une liste pour<br />
leurs activités subversives), et qui “n’existai<strong>en</strong>t pas”, au lieu d’être clair, H. Lefebvre laissait<br />
accroire qu’elles existai<strong>en</strong>t.<br />
-Pour dépasser les t<strong>en</strong>sions <strong>en</strong>tre nous, la femme d’H<strong>en</strong>ri Raymond qui était mon<br />
étudiante, a voulu organiser un repas <strong>en</strong>tre nous. Mais cela s’est très mal passé. Le premier<br />
contact <strong>en</strong>tre H. L. et moi datait de 1959 ou 1960.<br />
R<strong>en</strong>é Raymond avait invité H<strong>en</strong>ri Lefebvre, après la sortie de La somme et le reste,<br />
pour participer à un colloque à Sci<strong>en</strong>ces Politiques, sur les intellectuels français. H<strong>en</strong>ri<br />
Lefebvre n’avait pas fait de vague ; <strong>en</strong>suite, il a revu H.L. lorsque celui-ci, <strong>en</strong> poste à<br />
Strasbourg, “vint faire sa cours à <strong>Paris</strong> X”, pour obt<strong>en</strong>ir le poste de prof de socio. L’argum<strong>en</strong>t<br />
lancé par Lefebvre : “J’<strong>en</strong> ai marre de faire <strong>Paris</strong>-Strasbourg <strong>en</strong> train. Je connais tous les<br />
arbres du parcours.”<br />
J’ai expliqué à Guy Avanzini mon travail sur H.L. Il trouve cela très intéressant. De<br />
même que mon livre sur Lourau. “Tu l’as bi<strong>en</strong> connu. C’était quelqu’un de complexe,<br />
compliqué. C’est intéressant de t<strong>en</strong>ter de démêler cette complexité”, m’a-t-il dit.<br />
Que dire sur L’exist<strong>en</strong>tialisme ? J’ai relu le premier chapitre. J’avance l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t (du<br />
fait de la relecture technique), mais cela m’oblige à aller au fond des choses : ce chapitre est<br />
une autobiographie de groupe, intéressante <strong>en</strong> soi. Dans le développem<strong>en</strong>t de l’œuvre de H.L.,<br />
il est important de voir que ce vécu et cette description seront repris dans La Somme et le<br />
Reste. Comm<strong>en</strong>t ? Tel quel ou retravaillé ? à revoir ! Sur l’exist<strong>en</strong>tialisme lui-même, réflexion<br />
philosophique intéressante : on ne peut pas critiquer la production de cette p<strong>en</strong>sée qui se<br />
déploie…<br />
142 Cf. Colloque de Lefebvre de novembre 2000.<br />
70
Métaphilosophie est déjà prés<strong>en</strong>t dans cet ouvrage : H.L. montre que J.P. Sartre ne<br />
fait que redonner aux lecteurs des questions déjà explorées <strong>en</strong> 1928-29. Les rapports sont<br />
complexes <strong>en</strong>tre H.L. et Sartre. H.L. suit un fil, dans sa biographie, qui démontre, qui dit des<br />
choses, s’inscrivant dans une logique de construction d’un point de vue sur le monde ; par<br />
exemple, il déf<strong>en</strong>d l’idée que la philosophie ne peut pas se faire, dans les postes de la fonction<br />
publique. La philo se fait aux marges ; lui est manœuvre puis chauffeur de taxi : cette<br />
expéri<strong>en</strong>ce est riche pour se confronter à la ville.<br />
Samedi 20 janvier 2001,<br />
Relecture des épreuves de L’exist<strong>en</strong>tialisme. Durant l’été à Sainte-Gemme, j'ai<br />
décidé de rééditer ce livre, dont je disposais depuis 1992 : je l'ai reçu <strong>en</strong> cadeau d’un ami,<br />
Pascal Nicolas-Le Strat, que je n’ai jamais assez remercié. J’avais déjà lu ce livre, à la<br />
Bibliothèque nationale de France, <strong>en</strong> 1987 : à l’époque j’écrivais mon Lefebvre et l'av<strong>en</strong>ture<br />
du siècle. J'<strong>en</strong> ai parlé avec H<strong>en</strong>ri : “Pourquoi n’avez-vous jamais réédité ce livre?” Lefebvre<br />
avait haussé les épaules, <strong>en</strong> me laissant <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre que répondre à cette question serait vraim<strong>en</strong>t<br />
trop long et difficile. J’avais compris qu’H<strong>en</strong>ri avait été violemm<strong>en</strong>t attaqué par les Sartri<strong>en</strong>s,<br />
pour avoir employé des termes “orduriers” contre leur maître, et qu’il avait laissé les choses<br />
<strong>en</strong> l’état, repr<strong>en</strong>ant telle ou telle p<strong>en</strong>sée ou développem<strong>en</strong>t dans d’autres ouvrages.<br />
Après lecture, j’ai décidé de faire un index auteurs, puis j’ai relu la bibliographie de<br />
H. Lefebvre (livres) : j’ai comm<strong>en</strong>cé à relire les articles.<br />
Dimanche 21 janvier 2001,<br />
Après avoir t<strong>en</strong>u mes journaux, je repr<strong>en</strong>ds la relecture des<br />
articles de H. Lefebvre : je comm<strong>en</strong>ce à p<strong>en</strong>ser à la préface.<br />
Pourquoi ne pas l’intituler : “De la beauté d’avoir des <strong>en</strong>nemis” ?<br />
Hier, je p<strong>en</strong>sais davantage à “Le mom<strong>en</strong>t philosophique d’HL”.<br />
Ensuite, je me lancerai dans l’index des matières : ce sera un<br />
travail subtil, il me faudra être terriblem<strong>en</strong>t conc<strong>en</strong>tré ; je dois le<br />
faire d’un trait, sans pause.<br />
Lundi 22 janvier 2001, 5 h 30<br />
Réveil trop tôt, mais je me suis couché de bonne heure, hier, épuisé que j’étais par la<br />
production de l’index-matières de L’exist<strong>en</strong>tialisme. J’ai terminé la bibliographie vers 11 h<br />
45, hier, et aussitôt, je me suis mis à l’index matières : je n’ai terminé que vers 22 heures. Cet<br />
exercice est totalem<strong>en</strong>t fou : dans de nombreux passages, le texte est difficile à compr<strong>en</strong>dre ;<br />
relire plusieurs fois le texte permet de décider du terme que l’on va appeler. Pour<br />
Métaphilosophie, ce travail ne m’avait pas demandé la même énergie, mais je l’avais fait, sur<br />
une durée plus longue : faire ce travail <strong>en</strong> une fois, permet de coller davantage au texte, et de<br />
ne pas laisser échapper un thème mineur. Mon index valorise ce texte.<br />
En me réveillant, idée de donner comme “annexe” à L’exist<strong>en</strong>tialisme, l’index de<br />
Métaphilosophie, pour permettre ainsi au lecteur de comparer les thèmes abordés : dans la<br />
préface, que je n’ai pas <strong>en</strong>core comm<strong>en</strong>cée, j’ai l’int<strong>en</strong>tion comparer les deux ouvrages ;<br />
beaucoup de thèmes de Métaphilosophie sont déjà dans L’exist<strong>en</strong>tialisme… Pour r<strong>en</strong>voyer au<br />
71
texte de L’exist<strong>en</strong>tialisme, il me faut avoir la pagination définitive. Je vais donc donner à<br />
Anthropos le travail déjà accompli, et att<strong>en</strong>dre le retour du prochain jeu d’épreuves pour<br />
r<strong>en</strong>dre ma préface.<br />
Dès que j’aurai lu, et répondu aux mails qui ont dû<br />
s’<strong>en</strong>tasser, je me mettrai à la préface, telle que je l’ai dans la tête<br />
<strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t : son écriture amènera forcém<strong>en</strong>t des<br />
développem<strong>en</strong>ts, dont je n’ai pas <strong>en</strong>core l’idée.<br />
Mardi 23 janvier 2001, 5 heures,<br />
J’avance la préface de L’exist<strong>en</strong>tialisme dont j’ai été reporter les épreuves hier. Mais<br />
Caroline m’a rappelé pour me dire que l’idée de publier l’index de Métaphilosophie, comme<br />
annexe de ce livre n’est pas une bonne idée.<br />
Mercredi 24 janvier, 9 heures,<br />
Hier, avec Véro, constitution d'une bibliographie de R. Lourau ; au cours de ce travail,<br />
l'idée de faire un mail collectif à toute ma liste d'AI, <strong>en</strong> donnant la bibliographie dans l'état, et<br />
<strong>en</strong> proposant aux destinataires de me faire parv<strong>en</strong>ir des textes que je ne connais pas. Au cours<br />
de la journée, nous avons retrouvé plusieurs listes d'articles de R<strong>en</strong>é : Véro les a <strong>en</strong>trées <strong>en</strong><br />
mémoire. Ce matin, <strong>en</strong> regardant mon courrier électronique, plusieurs messages de<br />
participants au concours : Jacques Guigou et Bernard Lathuillière me donn<strong>en</strong>t quatre<br />
nouvelles référ<strong>en</strong>ces chacun. Dans la biblio de Gaby Weigand (1984), on trouve douze<br />
référ<strong>en</strong>ces nouvelles, etc : ce matin, je puis annoncer la première liste de gagnants, et lancer<br />
une liste de publication trois fois plus longue qu'hier. Le même travail coopératif est à faire<br />
pour G. Lapassade, et surtout H. Lefebvre ; à Saint Gemme je dois retrouver mes propres<br />
listes de publications : je ne dispose pas de mise au net de mes propres textes !<br />
Hier, travail sur ma préface à L'exist<strong>en</strong>tialisme : j'ai regroupé des textes (briques,)<br />
pouvant trouver leur place dans cette préface, ess<strong>en</strong>tielle car le texte que je donne à lire n'est<br />
pas facile à compr<strong>en</strong>dre, sans explication.<br />
Le travail de gestion d'archives, fait avec Véro, me conduit à retrouver des textes<br />
importants dans cette perspective : “Le marxisme et la p<strong>en</strong>sée française” (1956), publié <strong>en</strong><br />
1957 dans Les temps modernes, ainsi que la partie (pas seulem<strong>en</strong>t le chapitre) concernant la<br />
contextualisation de L'exist<strong>en</strong>tialisme dans La somme et le reste. Ces textes m'aid<strong>en</strong>t à<br />
contextualiser le débat. Le texte de Michel Contat, relu hier et avant-hier, sur "Sartre"<br />
(Dictionnaire des philosophes de 1984) est une autre ressource. Dans La somme et le reste,<br />
j'ai trouvé cette expression d’H. Lefebvre concernant son livre : "J'aurais pu lui donner<br />
comme sous-titre : l'art de se faire des <strong>en</strong>nemis", titre à donner à ma prés<strong>en</strong>tation.<br />
Maïté Clavel m'a téléphoné hier ; nous avons parlé d’H. Lefebvre. Elle m'a dit<br />
qu'H<strong>en</strong>ri avait toujours eu un côté mondain : il ne parlait que de son dernier livre et d'oubliait<br />
tout ce qui a pu le précéder. Nous nous sommes promis de nous revoir : Maïté Clavel, qui<br />
admire mon efficacité, m'a dit aussi que La production de l'espace était très bi<strong>en</strong> acceptée par<br />
les étudiants d'aujourd'hui. Elle p<strong>en</strong>se donc que Du rural à l'urbain va marcher, je le crois<br />
aussi. Le prix de v<strong>en</strong>te est à 149 francs : j'aurais préféré 140, mais on n'<strong>en</strong> a pas parlé avec<br />
Jean. J'ai corrigé hier les épreuves des couvertures de Du rural à l'urbain et de C<strong>en</strong>tre et<br />
périphérie : ces livres seront <strong>en</strong> librairie <strong>en</strong> février. J'aurais des services de presse, à <strong>en</strong>voyer<br />
aux Lefebvri<strong>en</strong>s, plus qu'aux Institutionnalistes, qui le connaiss<strong>en</strong>t déjà.<br />
72
Thierry Paquot m'annonce l'<strong>en</strong>voi du Rabelais, chance pour moi, de retrouver Th.<br />
Paquot : comm<strong>en</strong>t arriver à échanger avec lui ? comm<strong>en</strong>t l'aider à s'impliquer dans le<br />
c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire d’H. Lefebvre ?<br />
Chez Anthropos, ils sont saturés : ils n'<strong>en</strong> peuv<strong>en</strong>t plus. Dois-je donner d'abord le<br />
Rabelais, ou dois-je faire passer avant La survie du capitalisme ? Il y a moins de travail<br />
dessus... Il faut que j'<strong>en</strong> parle avec Jean. Mon but est de t<strong>en</strong>ir le rythme : un livre par mois !<br />
L'index de Métaphilosophie ayant été écarté de la réédition de L'exist<strong>en</strong>tialisme,<br />
j'établis la relation thématique des deux livres... La somme et le reste représ<strong>en</strong>te un<br />
déplacem<strong>en</strong>t, une avancée sur plusieurs points. Dans ce travail, je vis la superposition des<br />
temps, des époques. Dans L'exist<strong>en</strong>tialisme (B), <strong>en</strong> 1943, il relit ses textes de 1924-28 (A) ;<br />
dans La somme et le reste, il relit A+B et quelques autres. Dans Le temps des méprises<br />
(1975), il réévalue le tout ; avec moi, lors de nos <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s, <strong>en</strong>core une fois : dans le texte de<br />
1958, il parle de l'<strong>en</strong>nui du communisme, thème qu'il repr<strong>en</strong>dra dans un article de 1990, dont<br />
j'ai perdu les référ<strong>en</strong>ces : chez H<strong>en</strong>ri Lefebvre, suivi et évolution des thèmes sont des<br />
questions c<strong>en</strong>trales : éternel retour ? à plusieurs <strong>en</strong>droits, il développe l’idée de continuum.<br />
Dans La somme et le reste, H<strong>en</strong>ri dit que, pour lui, les meilleurs chapitres de<br />
L'exist<strong>en</strong>tialisme sont ceux sur Kierkegaard et Nietzsche ; je suis d'accord, mais les autres<br />
aussi sont excell<strong>en</strong>ts. En relisant La somme et le reste, j'ai découvert qu'il oublie le Rabelais :<br />
cela ne va pas r<strong>en</strong>dre facile la préface : autant je vais pouvoir trouver beaucoup de choses à<br />
dire sur L'exist<strong>en</strong>tialisme, autant pour le Rabelais je risque de devoir rester dans le général :<br />
comm<strong>en</strong>t faire autant de préfaces sans se répéter ? véritable défi, d'autant plus que ces textes<br />
devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de plus <strong>en</strong> plus longs.<br />
Hier, j'ai écrit à Suzy Guth, professeur de sociologie à Strasbourg, pour lui demander<br />
des sources post-modernes sur H<strong>en</strong>ri Lefebvre : je ne sais pas si elle se s<strong>en</strong>tira motivée pour<br />
faire ce travail, mais les référ<strong>en</strong>ces anglaises ou américaines manqu<strong>en</strong>t dans mes travaux : je<br />
suis trop c<strong>en</strong>tré sur l'Allemagne, même si les Allemands ont énormém<strong>en</strong>t travaillé sur H.<br />
Lefebvre.<br />
Ce qui me fait plaisir, c'est que la fille qui est prof d'urbanisme à Lille (son nom<br />
m'échappe) et à qui j'ai donné Espace et politique m'a dit ne pas connaître vraim<strong>en</strong>t H.<br />
Lefebvre, mais avoir <strong>en</strong>vie de le lire : elle est jeune, signe <strong>en</strong>courageant. Nous faisons du<br />
tango <strong>en</strong>semble, et c'est amusant de pouvoir ainsi échanger sur son boulot : Corinne Jaquand<br />
ne me donne pas signe de vie ; elle aussi <strong>en</strong>seigne <strong>en</strong> urbanisme ; p<strong>en</strong>ser à la mettre sur les<br />
services de presse.<br />
Véro a comm<strong>en</strong>cé à faire des listes de service de presse, pour Du rural à l'urbain et<br />
C<strong>en</strong>tre et périphérie. Il faut p<strong>en</strong>ser à L'exist<strong>en</strong>tialisme aussi. Réussir ces services de presse<br />
aidera à la dynamique. Véro fait avancer les choses de façon remarquable. Les philosophes<br />
jouiss<strong>en</strong>t de travailler sur un mode artisanal, et moi, je suis <strong>en</strong> train d'inv<strong>en</strong>ter une philosophie<br />
industrielle. Comm<strong>en</strong>t H<strong>en</strong>ri Lefebvre a-t-il fait pour produire autant ? cette question qui<br />
m'est souv<strong>en</strong>t posée.<br />
La productivité est liée à un <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t, et à la construction d'ethnométhodes<br />
particulièrem<strong>en</strong>t efficaces, par exemple : ses "programmes". Lefebvre se donne des<br />
programmes, comme des Traités, <strong>en</strong> huit volumes, dont il fait le plan. Il ne les réalise pas<br />
toujours, mais deux livres peuv<strong>en</strong>t sortir d'un tel projet. Pour la littérature, le chantier va plus<br />
loin. Avec Lucette, hier, on parlait de la saturation d'Anthropos que je provoque, par ma<br />
surimplication : pour desserrer l'étreinte, il me faut rapidem<strong>en</strong>t me mettre à mon livre sur R.<br />
Lourau, puis à celui sur Les mom<strong>en</strong>ts qu'Anne-Marie Métailié veut publier. Ce livre sera<br />
fantastique : je trouve chaque jour de nouvelles idées et de nouvelles sources.<br />
73
Samedi 27 janvier 2001, 14 h 35<br />
Je vi<strong>en</strong>s d’<strong>en</strong>voyer les messages suivant à T. Paquot et<br />
Armand Ajz<strong>en</strong>berg :<br />
“Cher Thierry, J'ai bi<strong>en</strong> reçu le Rabelais. Je vous <strong>en</strong> remercie. Je termine ma préface à<br />
L'exist<strong>en</strong>tialisme qui sortira <strong>en</strong> mars ; <strong>en</strong> février, sortira chez Anthropos Du rural à l'urbain.<br />
Je ne sais pas <strong>en</strong>core si le Rabelais sera pour avril ou mai : cela dép<strong>en</strong>d de La fin de l'histoire<br />
; Pierre Lantz doit le préfacer, et je ne connais pas sa vitesse d'écriture. Vous voyez que le<br />
c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire d'H<strong>en</strong>ri Lefebvre ne passera pas inaperçu dans notre maison d'édition : je suis très<br />
heureux que ce soit vous qui m'aidiez pour le Rabelais. J'ai relu cette semaine vos <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s<br />
avec H. Lefebvre <strong>en</strong> 1982 (Le Monde et Autogestions) : je rêve de vous trouver une place<br />
pour la célébration du c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire. Laquelle ? je voudrais susciter <strong>en</strong> juin (H<strong>en</strong>ri est né le 16<br />
juin) une pluie d'articles ou de dossiers, dans les revues ou la presse. L'École émancipée a<br />
ret<strong>en</strong>u 8 pages, d'autres journaux aussi ; après une période d'éclipse, H. Lefebvre bénéficie<br />
d'une conjoncture favorable <strong>en</strong> Allemagne et aux États-Unis (qui projett<strong>en</strong>t l'édition de De<br />
l'état). Syllepse vi<strong>en</strong>t de sortir Métaphilosophie. Mon ouvrage sur H. Lefebvre va sortir <strong>en</strong><br />
poche chez Métailié, qui publiera égalem<strong>en</strong>t ma Théorie des mom<strong>en</strong>ts, inspirée de H.<br />
Lefebvre. Avez-vous la première édition de L’exist<strong>en</strong>tialisme ? sinon, je serais heureux de<br />
vous faire parv<strong>en</strong>ir la seconde. Encore merci.”<br />
“Mon Cher Armand, merci beaucoup de ta visite de jeudi : elle est porteuse de<br />
possibles ! J'ai oublié de te donner l'index-matières de Métaphilosophie. Je suis parti<br />
précipitamm<strong>en</strong>t aux PUF, où j'ai vu Prig<strong>en</strong>t, très occupé, qui m'a seulem<strong>en</strong>t dit qu'il allait<br />
m'écrire <strong>en</strong> réponse à mon courrier (il fait la recherche docum<strong>en</strong>taire, que je lui avais<br />
demandée). On n'a pas pu parler "Que sais-je ?" et autre. Pour La fin de l'histoire, pour sa<br />
préface, Pierre Lantz aurait besoin d'une photocopie du Nietzsche (La fin de l'histoire est<br />
marquée par ce livre sur Nietzsche) : peux-tu me procurer cette photo ? S'il y a un coût, je<br />
puis payer ; il est important d'annoncer ce livre, comme à paraître. De mon côté, je lui donne<br />
les épreuves de L'exist<strong>en</strong>tialisme, où il y a un chapitre sur Nietzsche, dont H. Lefebvre se dit<br />
cont<strong>en</strong>t dans La somme et le reste. Je te confirme mon véritable intérêt pour les disquettes de<br />
La consci<strong>en</strong>ce et Méta. Bi<strong>en</strong> à toi. ”<br />
Dimanche 28 janvier,<br />
Armand me téléphone ce matin : Jacques Rouge a noté des articles d’H<strong>en</strong>ri, qui ne<br />
sont pas dans ma biblio. Je pr<strong>en</strong>ds contact avec lui : il va m’<strong>en</strong> faire des photos.<br />
Ulrich m’écrit : “Cher Remi, je suis très impressionné de ton courage de lire mon<br />
livre <strong>en</strong> allemand, merci beaucoup (dans la dernière lettre, tu m'as tutoyé, comme quand nous<br />
nous sommes r<strong>en</strong>contrés à <strong>Paris</strong> ; je continue donc de la sorte). En effet, Métaphilosophie est,<br />
<strong>en</strong> un certain s<strong>en</strong>s, le livre plus important de Lefebvre, au moins d'un point de vue<br />
philosophique. Malheureusem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> Allemagne, les livres de Lefebvre n'ont pas la chance de<br />
reparaître <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t. Je lis les travaux de Christoph Wulf sur l'anthropologie historique ;<br />
bi<strong>en</strong> qu'il ne cite pas H. Lefebvre, je trouve que ce courant de p<strong>en</strong>sée est très proche de lui.<br />
Qu'<strong>en</strong> p<strong>en</strong>ses-tu ? Je me souvi<strong>en</strong>s que vous avez parlé de Christoph Wulf, mais ces derniers<br />
temps je n'ai ri<strong>en</strong> lu de lui. Je vais m'<strong>en</strong> occuper ! Récemm<strong>en</strong>t, j'ai écrit un article sur Lefebvre<br />
et le problème de l'état, qui va paraître <strong>en</strong> mai, dans un livre dédié à Eberhard Braun. J'aurais<br />
dû faire une confér<strong>en</strong>ce sur Lefebvre et l'espace à Dubrovnik, qui n'a pas eu lieu à cause de la<br />
74
situation politique au Balkan : je saisis toujours les occasions de travailler sur Lefebvre. N'astu<br />
pas parlé d'un truc web sur Lefebvre ? Comme je l'ai déjà écrit, je suis très intéressé de<br />
recevoir toute information possible, sur les activités autour de Lefebvre ! Herzlichste Grüße.<br />
Uli Müller-Schöll ”.<br />
Lundi 29 janvier 2001,<br />
Jacques Guigou m’<strong>en</strong>voie le message suivant : “Cher Rémi, ta dernière lettre prés<strong>en</strong>te<br />
une ori<strong>en</strong>tation et un plan de travail intéressant pour l'histoire de l’A.I. L’université, <strong>en</strong> effet,<br />
n’est pas le lieu idéal pour réaliser des activités qui nécessit<strong>en</strong>t une indép<strong>en</strong>dance vis-à-vis du<br />
capital, de l’État et de leurs représ<strong>en</strong>tations, et la contre-dép<strong>en</strong>dance à ces puissances n’est<br />
pas non plus très créative. R<strong>en</strong>é Lourau et ses disciples se sont trop souv<strong>en</strong>t stérilisés, dans<br />
cette contre-dép<strong>en</strong>dance à l’université, au sein des universités modernistes. L'int<strong>en</strong>tion de<br />
r<strong>en</strong>ouer des fils (ce qui ne signifie pas commémorer, ni relégitimer) avec le passé politique de<br />
notre génération (les années 55/75), a été un des fondem<strong>en</strong>ts de notre revue Temps critiques.<br />
Comm<strong>en</strong>t et pourquoi le capitalisme a-t-il “survécu” ? (La survie du capitalisme de Lefebvre<br />
avait déjà bi<strong>en</strong> amorcé cette analyse, mais il reste trop productiviste, et trop peu att<strong>en</strong>tif à la<br />
suppression du travail productif réalisé par le capital lui-même). C’est ce qui me fait<br />
actuellem<strong>en</strong>t écrire une critique de l’institution imaginaire de la société de Castoriadis ; tu as<br />
bi<strong>en</strong> fait de faire rééditer L’exist<strong>en</strong>tialisme. En 1991, <strong>en</strong> arrivant à Montpellier, pour pr<strong>en</strong>dre<br />
mon poste à l'IUFM et à l'UPV, j’ai trouvé ce livre <strong>en</strong> bon état chez un bouquiniste (l’achevé<br />
d’imprimer est du 7 novembre 1946). Bi<strong>en</strong> sûr qu’il comporte des r<strong>en</strong>gaines stalini<strong>en</strong>nes,<br />
mais il porte une critique politique des métaphysiques (Heidegger), des phénoménologies<br />
(Husserl) et des philosophies de la subjectivité (Kierkegaard, Nietzsche), qui vont être le<br />
socle idéologique de la domination social-moderniste après la Seconde Guerre mondiale. Làdessus,<br />
il est proche des Minima Moralia d’Adorno, tout <strong>en</strong> s’<strong>en</strong> séparant sur le plan<br />
stratégique puisque ce dernier avait finalem<strong>en</strong>t choisi le camp du despotisme étasuni<strong>en</strong>. Bon<br />
v<strong>en</strong>t Rémi, et à plus tard. Jacques”.<br />
Je lui réponds : “Cher Jacques, Je te remercie de ton message. Cela compte pour moi<br />
d'avoir cet avis. Je pr<strong>en</strong>ds consci<strong>en</strong>ce que je ne t'ai pas vraim<strong>en</strong>t lu ces dernières années : je<br />
veux rattraper mon retard. C'est fou ce que j'ai lu depuis trois mois ! Dans le mouvem<strong>en</strong>t de<br />
réédition d'H<strong>en</strong>ri, je sollicite des préfaces des uns et des autres, parmi les animateurs du<br />
mouvem<strong>en</strong>t de r<strong>en</strong>ouveau. J'étais intéressé de rééditer La survie du capitalisme que tu<br />
évoques : étant donné que j'ai déjà préfacé la série : Production de l'espace, Espace et<br />
politique, Du Rural à l'urbain, sans compter L'exist<strong>en</strong>tialisme, que je travaille<br />
particulièrem<strong>en</strong>t, je cherche des personnes susceptibles de faire des préfaces nouvelles. Pierre<br />
Lantz va préfacer La fin de l'histoire. Je cherche quelqu'un pour le Rabelais. On <strong>en</strong>visage de<br />
demander à G. Labica de préfacer le vol 2 du Traité de matérialisme dialectique qui avait été<br />
mis de côté (il est déjà le préfacier de la réédition chez Syllepse de Métaphilosophie qui vi<strong>en</strong>t<br />
de sortir), détruit, alors qu'il sortait des presses, par décision de la c<strong>en</strong>sure stalini<strong>en</strong>ne.<br />
Armand Ajz<strong>en</strong>berg p<strong>en</strong>se qu'il faut demander aux éditions sociales de le rééditer (pour les<br />
punir), mais je préférerais faire cela chez Anthropos, car comme c'est un livre faible, s'il est<br />
aux éditions sociales, il n'aura aucun lecteur tandis que s'il participe à un paquet, il peut être<br />
découvert, et comm<strong>en</strong>té. On <strong>en</strong> discute dans notre groupe de travail, mais toi, qui a des idées<br />
sur La survie du capitalisme, te s<strong>en</strong>tirais-tu l'<strong>en</strong>vie de faire la préface à ce livre. R. Lourau a<br />
préfacé 5 livres différ<strong>en</strong>ts de Lefebvre de La somme et le reste jusqu'à Pyrénées : j'estime<br />
important que l'AI continue à être prés<strong>en</strong>te dans ce mouvem<strong>en</strong>t, dans toutes ses s<strong>en</strong>sibilités.<br />
Toutes les t<strong>en</strong>dances idéologiques et politiques qui ont lu Lefebvre, ont leur place dans ces<br />
rééditions ; on fait du "Lefebvre pluriel". Tu représ<strong>en</strong>tes une s<strong>en</strong>sibilité qui a participé à<br />
l'Anthropos de la période Lefebvre, et mon désir est d'am<strong>en</strong>er les anci<strong>en</strong>s auteurs à retrouver<br />
une place dans cette maison. Au départ, Jean n'était pas contre, mais maint<strong>en</strong>ant, il est<br />
vraim<strong>en</strong>t pour : je ne me souvi<strong>en</strong>s plus si je t'ai dit que L'insurrection situationniste, <strong>en</strong> dehors<br />
75
de te citer, m<strong>en</strong>tionne 67 référ<strong>en</strong>ces à Lefebvre. Il est classé comme auteur du mouvem<strong>en</strong>t,<br />
comme toi, d'ailleurs, alors que je n'apparais que dans les auteurs ayant écrit sur le<br />
mouvem<strong>en</strong>t. C'est donc, d'une certaine manière, pour Lefebvre aussi, une réhabilitation, un<br />
dépassem<strong>en</strong>t de vieilles histoires qui, après la mort de G. Debord, se narr<strong>en</strong>t maint<strong>en</strong>ant<br />
autrem<strong>en</strong>t !<br />
Si tu es d'accord pour préfacer La survie du capitalisme, dis-le moi. À ce mom<strong>en</strong>t-là,<br />
avant de te passer la commande officielle, je ferai le nécessaire pour qu'un contrat soit fait<br />
pour nous autoriser à rééditer ce livre (actuellem<strong>en</strong>t Catherine a les droits de son mari : elle<br />
accepte toutes mes propositions). Elle m'a même invité chez elle pour l'aider à régler une<br />
traduction américaine de De l'état, livre introuvable <strong>en</strong> français d'ailleurs. Il me manque le<br />
tome 4. Je vais te faire parv<strong>en</strong>ir un exemplaire du Rural à l'urbain à sa sortie (nouvelle<br />
édition). Cela te donnera l'état de la biblio que l'on <strong>en</strong>richit au fur et à mesure, comme pour R.<br />
Lourau : il y a aussi ma préface qui explique le contexte du travail actuel. À quelle adresse<br />
dois-je te faire parv<strong>en</strong>ir ce livre ? espérant que tu accepteras l'idée de préfacer La survie du<br />
capitalisme. Lis-tu l'allemand ? plusieurs livres importants sur Lefebvre sont sortis ces<br />
dernières années dans cette langue. Je suis dans la lecture de Das System und der Rest, de<br />
Müller-Schöll, sorti <strong>en</strong> 1999 : c'est vraim<strong>en</strong>t très fort. À très bi<strong>en</strong>tôt. Remi.”<br />
Mardi 30 janvier 2001,<br />
Hier, j’ai pris contact pour des articles év<strong>en</strong>tuels avec<br />
Cultures <strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t, Sci<strong>en</strong>ces humaines et L’homme et la<br />
société. Le soir, j’ai eu les réponses d’Armand Touati et Nicole<br />
Beaurain.<br />
Armand Touati : “Cher Rémi, Merci pour ta suggestion.<br />
Cette œuvre, l'actualité éditoriale, ce colloque le justifi<strong>en</strong>t<br />
largem<strong>en</strong>t. Compte t<strong>en</strong>u du planning assez chargé de Cultures <strong>en</strong><br />
mouvem<strong>en</strong>t, je te propose de rédiger un article rappelant le travail<br />
théorique et la trajectoire d'H<strong>en</strong>ri Lefebvre, dans la rubrique "<br />
idées-histoire du prés<strong>en</strong>t". Ce texte devrait introduire à l'œuvre<br />
des lecteurs qui ne la connaiss<strong>en</strong>t pas ou peu, avant d'aborder ta<br />
lecture, et la conceptualisation qui <strong>en</strong> a découlé dans ton travail.<br />
D'un volume de 15 000 signes y compris un <strong>en</strong>cadré sur les<br />
publications et le colloque de juin. Qu'<strong>en</strong> p<strong>en</strong>se-tu ? Je p<strong>en</strong>se<br />
pouvoir le publier dans le numéro de mai (parution fin avril, texte<br />
à nous <strong>en</strong>voyer avant le 5 mars). Amitiés, Armand Touati.”<br />
Nicole Beaurain : “Cher Rémi, bonjour ! Pour R<strong>en</strong>é, je vais regarder dans les tables de<br />
la revue, et te préciserai ultérieurem<strong>en</strong>t s'il manque un article (mais seulem<strong>en</strong>t à partir de 1987<br />
car malheureusem<strong>en</strong>t je n'ai pas la collection <strong>en</strong>tière). Pour un compte r<strong>en</strong>du sur HL et<br />
Métaphilosophie : Pierre Lantz s'est chargé de faire une longue note critique, sur la réédition<br />
de ses œuvres. Armelle : sa boîte à lettres étant moins que sûre, le mieux est que tu lui écrives<br />
ici (31, rue des Messiers 93100 Montreuil). À bi<strong>en</strong>tôt. Amitiés de Nicole Beaurain.”<br />
76
Hier après-midi, j’ai travaillé sur mes archives d’AI : G. Lapassade m’a téléphoné. Il<br />
était rassuré que je travaille sur ce livre ; il n’apprécie pas que je travaille sur H. Lefebvre. Je<br />
réfléchis à m<strong>en</strong>er de front tous ces projets : mon travail sur Lefebvre n’est pas, pour moi,<br />
contradictoire avec le travail sur l’AI, mais complém<strong>en</strong>taire… Mais, évidemm<strong>en</strong>t, cela fait<br />
des chantiers chargés à gérer <strong>en</strong> même temps. Véronique m’aide merveilleusem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong>. Pour<br />
Lucette, mon livre important, cette année : la Théorie des mom<strong>en</strong>ts ; elle a raison, mais ce<br />
livre passe par d’autres détours…<br />
Mercredi 31 janvier 2001, Championnet,<br />
Cette semaine, j’ai comm<strong>en</strong>cé à relire les archives de l’AI, et à sélectionner quelques<br />
textes à faire taper à Véro. Georges suit par téléphone l’avancée du projet… Christine était à<br />
Berlin. Elle va repartir faire une tournée, et elle me demande la fin de mon livre : je ne<br />
parvi<strong>en</strong>s pas à me remettre dedans. Je suis trop capté par le chantier R. Lourau et le chantier<br />
H. Lefebvre. Je me suis replongé dans Das System und der Rest de Müller-Schöll : tous les<br />
jours, j’avance un peu dans sa lecture de Métaphilosophie. Ce livre situe la p<strong>en</strong>sée de<br />
Lefebvre par rapport aux p<strong>en</strong>sées de Bloch, Marcuse, etc. Armand m’a demandé si ce livre<br />
méritait d’être traduit ; aujourd’hui je réponds : oui. Ce livre mérite d’être traduit, mais je me<br />
vois mal traduire 350 pages. Je compr<strong>en</strong>ds le mouvem<strong>en</strong>t de ce livre, mais combi<strong>en</strong> de jours,<br />
d’heures de travail cela me demanderait-il ? Il faudrait le faire à deux, mais quel Allemand<br />
serait assez motivé, pour me dicter une traduction approximative que je mettrais <strong>en</strong> bon<br />
français <strong>en</strong> tapant le texte à la vitesse de l’énonciation ?<br />
Avec Véronique, nous sommes sur la bonne voie. Je travaille souv<strong>en</strong>t le matin très<br />
tôt ; lorsque Véro est là, je traverse des phases de fatigue. Mon rythme biologique doit être<br />
réfléchi ; il me faudrait faire une sieste après le repas de midi. Je crois qu’alors, je<br />
retrouverais une certaine efficacité dans l’après-midi. Véronique a formidablem<strong>en</strong>t avancé les<br />
bibliographies de Lefebvre et Lourau : elles sont pratiquem<strong>en</strong>t parfaites. On va lancer le<br />
chantier Lapassade, puis les chantiers Lobrot, Guattari, car cette année, je t<strong>en</strong>te de travailler<br />
parallèlem<strong>en</strong>t l’AI et Lefebvre.<br />
L’an prochain, je s<strong>en</strong>s l’importance de lancer un chantier Interculturel et éducation.<br />
Il faut refaire La relation pédagogique, un ouvrage sur l’éducation nouvelle, notre livre sur<br />
L’école, l’<strong>en</strong>fant et l’étranger. D’autres choses surgiront alors d’elles-mêmes : traduction de<br />
Schleiermacher, etc. Ce chantier sera conduit avec Lucette ; Christine, par sa réflexion sur<br />
l’herméneutique, pourrait y participer.<br />
Lors d'un petit échange avec Lucette hier (nos relations sont trop dispersées du fait<br />
des charges administratives qui pès<strong>en</strong>t sur elle), j’ai essayé de lui dire que ma relecture de<br />
l’œuvre d’H<strong>en</strong>ri me donne une clé pour aborder l’éducation nouvelle. H. Lefebvre analyse<br />
l’histoire de la philosophie, comme la résolution de questions parcellaires qui, d’un auteur à<br />
l’autre, d’un système à un autre, permet la progression de la p<strong>en</strong>sée 143 . En même temps, il<br />
dépasse la philosophie dans une métaphilosophie : aujourd’hui ne, ne faut-il pas refaire<br />
l’histoire des grandes étapes de la p<strong>en</strong>sée pédagogique, <strong>en</strong> <strong>en</strong> proposant un dépassem<strong>en</strong>t ?<br />
Mais quel changem<strong>en</strong>t proposer aujourd’hui du système éducatif : il y a une t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre<br />
pédagogues et fonctionnaires du savoir. Comm<strong>en</strong>t dépasser cela ? J’ai lu dans le Monde hier<br />
que les choses bougeai<strong>en</strong>t à la FSU ; il n’y a plus d’hostilité <strong>en</strong>tre les différ<strong>en</strong>ts discours. On<br />
pr<strong>en</strong>d consci<strong>en</strong>ce, chez les syndicalistes qu’il y a une cause pédagogique à certains problèmes<br />
: ce qu’il faut rep<strong>en</strong>ser, c’est la pédagogie institutionnelle et la posture de l’autogestion<br />
pédagogique ; il faudrait refaire un vrai livre sur ces questions.<br />
143 Métaphilosophie, mais aussi L’exist<strong>en</strong>tialisme.<br />
77
J’ai relu le dossier du conflit de 1980 (chercheurs et pratici<strong>en</strong>s) : très dur. Ce dossier<br />
doit permettre de p<strong>en</strong>ser tous les problèmes actuels de l’AI. Les t<strong>en</strong>sions <strong>en</strong>tre moi et<br />
Georges, sont celles que viv<strong>en</strong>t maint<strong>en</strong>ant les étudiants avec moi ; R<strong>en</strong>é Lourau, qui était <strong>en</strong><br />
réserve, récolte une partie de la mise.<br />
Pour Lefebvre, ma préface pour L’exist<strong>en</strong>tialisme me demande du temps… Le week<strong>en</strong>d<br />
est le mom<strong>en</strong>t le plus adapté pour moi pour me lancer dans un travail solide, de longue<br />
durée. Un texte de tr<strong>en</strong>te pages suppose une vue d’<strong>en</strong>semble, je dois faire cela bi<strong>en</strong>tôt, car les<br />
épreuves vont arriver, et le week-<strong>en</strong>d prochain va être bouffé par les Verts : c’est la réunion<br />
de la commission Éducation. Actuellem<strong>en</strong>t il me faut terminer d’urg<strong>en</strong>ce mon texte sur<br />
Mayotte pour Gaby : elle a besoin d’un délai pour traduire ; c’est le plus urg<strong>en</strong>t, mais il y a<br />
aussi le texte pour Christine. Si je ne parvi<strong>en</strong>s pas à conclure certains chantiers, lorsque les<br />
épreuves de tel ou tel livre vont arriver, je vais être <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t noyé.<br />
Comm<strong>en</strong>t faire pour avoir du temps devant soi, être calme et garder une vue globale<br />
d’un chantier ? Ai-je eu raison d’interrompre ma troisième partie du S<strong>en</strong>s de l’histoire, alors<br />
que je n’avais besoin que de trois heures pour la conclure définitivem<strong>en</strong>t ? La version<br />
provisoire, mais presque terminée, a permis à Christine de la relire et de la comm<strong>en</strong>ter.<br />
Comm<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> vivre avec Romain, tout <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant mon cap ? vraie question ! Il y a<br />
aussi le chantier “interv<strong>en</strong>tions” que je n’aurais pas dû accepter pour l’académie de Créteil :<br />
huit jours, c’est énorme ! En même temps, c’est l’occasion de former Véro à la réalité du<br />
terrain, et cela est très important. Globalem<strong>en</strong>t, je suis assez lucide sur ce qu’il faut faire et je<br />
le fais.<br />
L’organisation du colloque Lefebvre a beaucoup avancé hier, lors d’une discussion<br />
matinale avec Lucette. Le fait que Christian Dubar passe la soirée d’hier à la maison me fait<br />
me demander : ne faudrait-il pas faire un come-back <strong>en</strong> danse <strong>en</strong> 2003 ? Il faudrait repr<strong>en</strong>dre<br />
des initiatives sur ce terrain aussi. Nous avons tellem<strong>en</strong>t d’avance sur les autres. J’ai rêvé que<br />
Charlotte acceptait de signer avec moi Les trois temps de la valse. Le fait que Romain se<br />
mette au tango, avec le même sérieux que le t<strong>en</strong>nis me fait certainem<strong>en</strong>t quelque chose au<br />
plus profond de moi.<br />
Jeudi 1er février 2001,<br />
Je travaille à un élargissem<strong>en</strong>t du comité d’organisation du colloque Lefebvre.<br />
J’invite de nombreuses personnes à s’y associer. J’écris à Ulrich : “Cher ami, merci de te<br />
joindre à notre comité. As-tu les coordonnées d'autres Allemands susceptibles d'être intéressés<br />
(Heinz Sünker, par exemple) ? Merci”. Il me répond :<br />
“Cher Remi, voilà des adresses d'autres Allemands : Heinz Sünker, Eberhard Braun,<br />
prof de philo à Tübing<strong>en</strong> (il a fait une confér<strong>en</strong>ce sur Lefebvre), Correl Wex (il a écrit sur<br />
Lefebvre et l'état), Christian Schmidt, un Suisse qui est <strong>en</strong> train de préparer un "doctorat" sur<br />
Lefebvre ; Wolf Dietrich Schmied-Kowarzik, prof à Kassel, (qui est le plus intéressé <strong>en</strong> ce qui<br />
concerne le marxisme non-dogmatique <strong>en</strong> Allemagne <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t) ; informer aussi :<br />
Helmut Fahr<strong>en</strong>bach, Paul-Löffler-Weg 7, 72076 Tübing<strong>en</strong> (c'est sous sa direction que j'ai<br />
écrit ma thèse sur Lefebvre (il n'a pas de e-mail). Puisqu'il y a beaucoup de points communs<br />
<strong>en</strong>tre H. Lefebvre et Ernst Bloch, voir aussi la Ernst-Bloch-Assoziazion (page web :<br />
www.ernst-bloch.net), qui a organisé un colloque sur l'état. Dans ce contexte, il y avait des<br />
confér<strong>en</strong>ces sur Lefebvre : l'organisatrice s'appelle Doris Zeilinger. Voilà tout pour le<br />
mom<strong>en</strong>t... Salut, Ulrich ”<br />
Le soir, j’<strong>en</strong>voie un rapport du travail de la journée à Armand Ajz<strong>en</strong>berg :<br />
78
“Cher Armand, j'ai dû faire une faute <strong>en</strong> recopiant l'adresse électronique d'Élisabeth<br />
Lucas. Peux-tu me la donner, s'il te plait ? Réponses favorables d'Ahmed Lamihi, L. Bonnafé,<br />
P. Ville, J. Guigou, A. Coulon, D. Bechman, D. B<strong>en</strong>saïd. Refus de Th. Paquot, qui vi<strong>en</strong>dra,<br />
mais est trop chargé, etc. M. Authier ne peut pas v<strong>en</strong>ir. Très long mail de Müller-Schöll, qui<br />
me donne les adresses de 6 Allemands branchés sur Lefebvre. Je les contacte.”<br />
Ensuite, arrive l’acceptation d’Arnaud Spire ; à la fac, j’ai distribué l’annonce du<br />
colloque à mes étudiants, peu nombreux du fait de la grève, comme je l’avais fait la veille<br />
auprès des membres du conseil d’UFR : le colloque Lefebvre est sur orbite. J’<strong>en</strong>voie à Gaby<br />
le mail suivant : “Chère Gaby, Ulrich Müller-Schöll hat mir 6 Adress<strong>en</strong> von<br />
Lefebvresdeutsch<strong>en</strong>autor<strong>en</strong> gegeb<strong>en</strong>. Kann Ich dieser klein Texte Schick<strong>en</strong> ? Kannst Du<br />
meine Fehler korigier<strong>en</strong> ? Danke. Bist Du einverstrand<strong>en</strong> in unsere Komite zu sein ? Remi. ”<br />
Colloque " C<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre "<br />
<strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong> 8, du mardi 26 juin au jeudi 28 juin 2001.<br />
Né le 16 juin 1901, H<strong>en</strong>ri Lefebvre est décédé <strong>en</strong> juin 1991. Auteur de 68 livres, traduit <strong>en</strong> tr<strong>en</strong>te<br />
langues, son œuvre bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt autant aux États-Unis qu’<strong>en</strong> France. En<br />
témoign<strong>en</strong>t le nombre impressionnant de rééditions de ses livres depuis deux ans. Marxiste ayant refusé le<br />
dogmatisme, il a p<strong>en</strong>sé de nouveaux objets. Sa p<strong>en</strong>sée nous invite à l’inv<strong>en</strong>tion, à la lutte pour un monde plus<br />
humain et à l’ouverture.<br />
Comité sci<strong>en</strong>tifique et d’organisation <strong>en</strong> cours de constitution :<br />
Armand Ajz<strong>en</strong>berg, Dan Bechmann, Daniel B<strong>en</strong>saïd, B<strong>en</strong>younes Bellagnech, Nicole Beaurain, David B<strong>en</strong>ichou,<br />
Luci<strong>en</strong> Bonnafé, Maïté Clavel, Lucette Colin, Alain Coulon, Christine Delory-Momberger, Laur<strong>en</strong>t Devisme,<br />
Clém<strong>en</strong>tine Dujon, Jacques Guigou, Remi Hess, Robert Joly, Georges Labica, Ahmed Lamihi (Maroc), Pierre<br />
Lantz, Elisabeth Lebas (Grande-Bretagne), Jean-Pierre Lefebvre, Kurt Meyer (Suisse), Ulrich Müller-Schöll<br />
(Berlin), Anne Querri<strong>en</strong>, Makan Rafatdjou, Sylvain Sangla, Christian Schmid (Suisse), Arnaud Spire, Patrice<br />
Ville, ZENG Zhish<strong>en</strong>g (Chine).<br />
Mardi 26 juin : Lefebvre, p<strong>en</strong>seur du quotidi<strong>en</strong> et du mondial (matin : la critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne<br />
aujourd’hui ; après midi : être sujet des processus de mondialisation, du local - la ville - au global).<br />
Mercredi 27 juin : Lefebvre métaphilosophe (matin : son travail pour dépasser la philosophie après-midi :<br />
théorie des mom<strong>en</strong>ts et méthode régressive-progressive).<br />
Jeudi 28 juin : Lefebvre pédagogue (le matin : son art de l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t, de la pédagogie, de l’explication et de<br />
l’explicitation, son travail de vulgarisation ; l’après-midi : s’inscrire dans le prolongem<strong>en</strong>t de l’œuvre d’H<strong>en</strong>ri :<br />
l’œuvre de R<strong>en</strong>é Lourau (1933-2000), et d’autres chercheurs, vivants, qui vi<strong>en</strong>dront témoigner).<br />
Le présid<strong>en</strong>t de l’université de <strong>Paris</strong> 8, R<strong>en</strong>aud Fabre, accepte de présider cette r<strong>en</strong>contre.<br />
Pour tout contact : Remi HESS remihess@noos.fr<br />
V<strong>en</strong>dredi 1 février 2001,<br />
Corrigé de ma lettre par Gaby :<br />
“Liebe Leser von H<strong>en</strong>ri Lefebvre in Deutschland, H<strong>en</strong>ri Lefebvre ist im Juni 1901 gebor<strong>en</strong>. Zu Ehr<strong>en</strong><br />
seines 100. Geburtstags werd<strong>en</strong> wir vom 26. bis 28. Juni 2001 eine kleine Tagung an der Universität <strong>Paris</strong> 8<br />
(Saint-D<strong>en</strong>is) veranstalt<strong>en</strong>. Dazu möcht<strong>en</strong> wir Sie herzlich einlad<strong>en</strong>.<br />
Zahlreiche Werke von Lefebvre sind ins Deutsche übersetzt, und wir würd<strong>en</strong> uns gerade deshalb auch<br />
sehr freu<strong>en</strong>, w<strong>en</strong>n möglichst viele deutschsprachige leser von Lefebvre zu der Tagung komm<strong>en</strong> könnt<strong>en</strong>.<br />
Das Treff<strong>en</strong> wird eher informell<strong>en</strong> Charakter hab<strong>en</strong>. Es sind keine lang<strong>en</strong> Vortäge geplant, sondern eher<br />
kurze Beiträge zu unterschiedlich<strong>en</strong> Them<strong>en</strong>. Wichtig erscheint uns vor allem der interindividuelle Austausch.<br />
79
Falls Sie Interesse an unserem Treff<strong>en</strong> hätt<strong>en</strong>, würd<strong>en</strong> wir uns sehr freu<strong>en</strong> und möcht<strong>en</strong> Sie bitt<strong>en</strong>, uns in d<strong>en</strong><br />
nächst<strong>en</strong> Woch<strong>en</strong> eine kurze Antwort zukomm<strong>en</strong> zu lass<strong>en</strong>. Mit best<strong>en</strong> Grüß<strong>en</strong>. Remi Hess”.<br />
Samedi 3 février 2001,<br />
Ce matin, alors que j’avançais La mort d’un maître, j’ai reçu un appel d’Armand<br />
Ajz<strong>en</strong>berg, que j'informe du travail accompli par Nicole Beaurain : il a fait la moue par<br />
rapport à certains noms, proposés par Nicole. Establet ? Pas de place, selon lui, dans ce<br />
colloque pour les Althusséri<strong>en</strong>s ; pareil pour Jean Baudrillard et quelques autres. J’avais la<br />
tête ailleurs, je n’ai pas trop réagi ; mais, il est clair que nous buttons là sur un clivage<br />
concernant ouverture et fermeture. “ Si on l’invitait, Cohn-B<strong>en</strong>dit, a dit Armand, ne serait pas<br />
capable de ne pas être la vedette de la r<strong>en</strong>contre.”<br />
Dimanche 4 février,<br />
Ce matin, lecture à 7 heures, puis gestion du courrier. J’<strong>en</strong>voie l’annonce du colloque<br />
Lefebvre à ma liste allemande. Gaby m’a fait deux brouillons de lettres. Il me faut faire la<br />
même chose <strong>en</strong> anglais, espagnol, itali<strong>en</strong>… Je passe la journée à la Commission éducation. Le<br />
soir, échanges téléphoniques avec Madeleine Grawitz, Michel Trebitsch, Sylvia Ostrowetsky,<br />
Victoria Man, François Dosse, Gérard Althabe, Alain Bihr, Eugène Enriquez. Je n’ai pas<br />
<strong>en</strong>core noté qu’Alain Guillerm et Jean-Marie Vinc<strong>en</strong>t ont accepté d’<strong>en</strong>trer dans le comité<br />
sci<strong>en</strong>tifique.<br />
Lundi 5 février 2001,<br />
Lever à 5 h 30, lecture de U. Müller-Schöll sur Lefebvre ; génial : j’ai passé la page<br />
200. Je vais travailler toute la journée à Montreuil. Je m’aperçois que depuis quelques temps,<br />
je n’ai pas écrit ; je suis absorbé par l’organisation du comité sci<strong>en</strong>tifique du colloque<br />
Lefebvre. Je téléphone à la liste d’adresses <strong>en</strong>voyées par Nicole Beaurain. Hier soir, j’ai été<br />
susp<strong>en</strong>du dans mon travail par une affaire de Sans Papiers (interv<strong>en</strong>tion des CRS à la chapelle<br />
Saint-Bernard où s’étai<strong>en</strong>t regroupés 200 Sans Papiers).<br />
Mercredi 7 février 2001,<br />
Aujourd’hui, je voudrais faire le point sur ma transversalité. Ma priorité quotidi<strong>en</strong>ne<br />
reste actuellem<strong>en</strong>t la mise <strong>en</strong> place du comité sci<strong>en</strong>tifique du colloque H.Lefebvre : nombre<br />
de personnalités sont heureuses de donner leur nom (hier : A. Lipietz, H. Sünker, C. Wulf).<br />
Les trois jours que j’ai prévus pour cette r<strong>en</strong>contre ne seront pas de trop, pour permettre tous<br />
les échanges possibles. Dans le texte de prés<strong>en</strong>tation du colloque, il me faut expliquer<br />
comm<strong>en</strong>t on va travailler ; ceux qui veul<strong>en</strong>t faire une communication doiv<strong>en</strong>t passer leur texte<br />
sur le forum de discussion. Les r<strong>en</strong>contres elles-mêmes ne seront pas des mom<strong>en</strong>ts d’exposé,<br />
mais des mom<strong>en</strong>ts d’échanges, sur des communications déjà connues : pour le mom<strong>en</strong>t, ce<br />
n’est pas dit. Il faut faire traduire un texte de prés<strong>en</strong>tation générale.<br />
Sur le plan des autres élém<strong>en</strong>ts de ma transversalité, Lucette me fait pr<strong>en</strong>dre<br />
consci<strong>en</strong>ce de la nécessité de sortir d’urg<strong>en</strong>ce ma Théorie des mom<strong>en</strong>ts. Depuis le temps que<br />
j’<strong>en</strong> parle, elle s’étonne que personne n’ait <strong>en</strong>core pris ma place sur cette question : il est<br />
étonnant que le grand nombre d’ouvrages sur H. Lefebvre n’ait pas dégagé ce sujet. Lucette<br />
p<strong>en</strong>se que je devrais faire ce livre avant le Lourau, mais pour moi, ce n’est pas possible. Le<br />
Lourau est une exploration concrète de la méthode régressive progressive : il est nécessaire<br />
80
d’explorer cette méthode concrètem<strong>en</strong>t, pour pouvoir écrire dessus <strong>en</strong>suite. De même que j’ai<br />
pas mal travaillé sur la notion de mom<strong>en</strong>t, avant d’écrire la théorie des mom<strong>en</strong>ts, de même je<br />
dois expérim<strong>en</strong>ter la méthode régressive progressive, avant d’écrire un livre théorique dessus.<br />
Or, pour cette année du c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire, je dois être capable de sortir mes deux livres théoriques :<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts et La méthode régressive-progressive, mais, auparavant je dois sortir<br />
La mort d’un maître.<br />
Hier, Christoph Wulf m’a confirmé sa commande d’un livre sur Le mouvem<strong>en</strong>t<br />
institutionnaliste (avec Gaby Weigand), <strong>en</strong> message mail. Ce livre ne sera écrit que durant<br />
l’été : il n’est pas urg<strong>en</strong>t ; il peut repr<strong>en</strong>dre ce que je vais trouver dans mon <strong>en</strong>quête sur R<strong>en</strong>é<br />
Lourau. Véronique sera d’une aide précieuse, pour repr<strong>en</strong>dre un certain nombre de textes déjà<br />
écrits.<br />
Au cours de l’interv<strong>en</strong>tion faite avec Véro à Montreuil, une autre idée : un livre qui<br />
s’intitule Le mom<strong>en</strong>t socianalytique (Le temps des médiateurs 2). Ce livre doit se composer<br />
de trois textes : La socianalyse (réécrit), L’institution sur le divan, L’interv<strong>en</strong>tion actuelle<br />
auprès des AS de l’académie de Créteil.<br />
La notion de mom<strong>en</strong>t socianalytique est prés<strong>en</strong>te dans C<strong>en</strong>tre et périphérie : monter<br />
comm<strong>en</strong>t ce mom<strong>en</strong>t survi<strong>en</strong>t dans la vie d’un groupe, d’une organisation, d’une institution.<br />
Ce chantier d’écriture est ral<strong>en</strong>ti par des tâches urg<strong>en</strong>tes quotidi<strong>en</strong>nes qu’il me faut tout de<br />
même assurer :<br />
-ce matin, j’ai écrit le compte r<strong>en</strong>du de la réunion des Verts de samedi dimanche sur<br />
l’éducation : un petit texte, important sur le plan politique, que je devais absolum<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>dre<br />
rapidem<strong>en</strong>t.<br />
-Un autre chantier urg<strong>en</strong>t : le texte sur Mayotte que Christoph att<strong>en</strong>d avec impati<strong>en</strong>ce. Je<br />
dois le terminer <strong>en</strong> corrigeant <strong>en</strong> même temps les épreuves de la transcription de ma<br />
confér<strong>en</strong>ce de Toulouse, que Philippe L<strong>en</strong>ice a fait décrypter, un texte précieux, aussi pour le<br />
texte allemand. Ce travail ne me demanderait que trois heures de conc<strong>en</strong>tration, mais quand<br />
les trouver ?<br />
Cette semaine, deux nouvelles demandes de texte : une émanant d’une revue<br />
allemande : 15 000 signes sur l’anthropologie de la danse ; la demande vi<strong>en</strong>t d’une anci<strong>en</strong>ne<br />
étudiante, Kolle. Sur la danse, <strong>en</strong>core, un texte pour le groupe de recherche “art et<br />
cognitique”. Si je ne m’oblige pas à faire ces choses vite, je risque de perdre pied, et quitter<br />
l’état de grâce, dans lequel je me trouve actuellem<strong>en</strong>t.<br />
Courrier <strong>en</strong>courageant reçu hier de Gérard Chalut-Natal , <strong>en</strong> phase avec mon texte de<br />
conclusion de La S<strong>en</strong>s de l’histoire (60 pages). Il développe sur quatre pages les points<br />
d’accord avec ma théorie des mom<strong>en</strong>ts : ces échanges sont une vraie recherche sci<strong>en</strong>tifique.<br />
Bonheur d’avoir un tel interlocuteur !<br />
Sur l’éducation, je suis pour sortir un texte dans Le Monde sur les IUFM, lorsque Jack<br />
Lang sortira ses mesures pour la formation des <strong>en</strong>seignants.<br />
V<strong>en</strong>dredi 9 février 2001, 9 heures<br />
Hier, au séminaire, je parle de Métaphilosophie : j’<strong>en</strong> v<strong>en</strong>ds 5 exemplaires (Philippe<br />
L<strong>en</strong>ice, B<strong>en</strong>younès, son frère et deux étudiants inconnus).<br />
Ce matin, je lis le journal de B<strong>en</strong>younès dans lequel je veux recopier un passage (daté<br />
du 6 février 2001) :<br />
81
“Après le café, nous montons au quatrième étage salle 428, nous parlons beaucoup de la<br />
situation actuelle de l’AI, Patrice dit qu’il reçoit beaucoup d’e-mails <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t, il juge la situation<br />
très critique, je suis d’accord avec lui. Mostafa a assisté à la r<strong>en</strong>contre du 11 janvier <strong>en</strong> hommage à<br />
R<strong>en</strong>é Lourau, nous lui avons demandé de nous raconter ce qui s’est passé. J’ai l’impression qu’il n’est<br />
pas dans le coup, même s’il connaît l’AI depuis 10 ans. Je reti<strong>en</strong>s une chose de tout ce qu’il a dit :<br />
Remi a pris des notes lors de cette r<strong>en</strong>contre d’hommage. C’est pour moi le plus important, car Remi<br />
écrit beaucoup, et donne à lire ce qu’il écrit, avant même que ce ne soit publié. Ainsi il est <strong>en</strong> train<br />
d’introduire quelque chose de nouveau à l’université : le maître se donne à lire à chaud, et l’écriture<br />
pr<strong>en</strong>d une grande place, dans les échanges <strong>en</strong>tre les acteurs de l’université et de la recherche. Patrice<br />
explique que le fait de ne pas consulter Remi, après la mort de R<strong>en</strong>é, sur le dev<strong>en</strong>ir du labo et du<br />
courant de l’AI, est une grave erreur de la part de Gilles Monceau et d’Antoine Savoye. Je suis tout à<br />
fait d’accord avec lui ; un jour, j’ai dit à R<strong>en</strong>é que je considère Remi comme faisant partie du courant<br />
de l’AI. En effet R<strong>en</strong>é, d’après Patrice, n’a jamais contesté cette évid<strong>en</strong>ce, et le fait de donner ses<br />
derniers livres à Remi, pour les publier ne peut être qu’une consécration et une reconnaissance d’un<br />
long parcours commun d’une tr<strong>en</strong>taine d’années. En 1999, je faisais le va et vi<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre le séminaire de<br />
R<strong>en</strong>é, et celui de Remi, je me s<strong>en</strong>tais aussi à l’aise dans l’un que dans l’autre. Il m’est arrivé de parler<br />
à l’un ou à l’autre de leurs séminaires respectifs, et je n’ai pas s<strong>en</strong>ti de distance <strong>en</strong>tre eux. Avec Remi,<br />
le li<strong>en</strong> s’est r<strong>en</strong>forcé et la confiance s’est installée une fois pour toute, lors de la lutte contre les<br />
invalideurs et les sci<strong>en</strong>tistes de l’institution universitaire : l'institutionnaliste est principalem<strong>en</strong>t<br />
critique vis-à-vis des institutions. En voulant institutionnaliser le labo, Gilles Monceau <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d une<br />
manœuvre anti-institutionnaliste. C’est ce que j’ai compris lors de la dernière réunion à laquelle j’ai<br />
assisté <strong>en</strong> juin 2000. J’étais assis à côté de Raymond Fontvieille. J’ai quitté cette réunion, <strong>en</strong> me disant<br />
que je ne me reconnaissais pas dans ce groupe, et ce n’est pas l’esprit de l’AI. Aujourd’hui, ce mardi,<br />
je redis cela et je le confirme dans ce séminaire.”<br />
19 h. 30,<br />
Aujourd’hui, journée int<strong>en</strong>se de travail. J’ai comm<strong>en</strong>cé à 4 heures, et je n’ai fait<br />
qu’une demi-heure de pause à midi : Véro met à jour les bibliographies de Lefebvre,<br />
Lapassade et Lourau ; elle frappe mon journal de mercredi, elle fait une photo d’un livre<br />
introuvable de H. L. que veut lire Kurt Meyer : il faut que je lui demande son adresse pour lui<br />
expédier. Elle relit et corrige le journal de Georges.<br />
De mon côté, j’avance à grands pas le livre de Müller. Quel boulot que de lire ce livre<br />
<strong>en</strong> allemand ! J’<strong>en</strong> suis aux rapports avec Sartre. Cette lecture me conduit à relire mon livre<br />
sur Lefebvre, important : je ne savais plus que j’avais noté tant de choses. J’ai lu l’article de<br />
Michel Trebitsch sur la correspondance d’H<strong>en</strong>ri avec Norbert Guterman, avec un très beau<br />
passage sur Sartre que je ne connaissais pas. Il me faut le repr<strong>en</strong>dre dans ma préface pour<br />
L’exist<strong>en</strong>tialisme. Celle-ci a beaucoup avancé aujourd’hui (dans ma tête). Je me suis replongé<br />
dans Nizan, Sartre : Müller dit que leurs relations sont difficiles à expliquer. Pour moi,<br />
aujourd’hui, pas trop. J’avance dans l’éclairage des choses. Dans l’article Sartre de Michel<br />
Contat, dans le Dictionnaire des philosophes, aucune allusion à H. Lefebvre : c’est une erreur<br />
de ne pas citer L’exist<strong>en</strong>tialisme. Sartre n’a pas pu ne pas être marqué par ce livre. Le livre de<br />
G. Lukacz n’arrive qu’après…<br />
Lundi 12 février 2001, 9 heures,<br />
V<strong>en</strong>dredi soir, j’ai lu une lettre circulaire du directeur de ma formation doctorale qui<br />
me labellisait, <strong>en</strong>core, comme mauvais élève. J’ai passé une nuit blanche. Samedi, j’étais un<br />
véritable zombie. Nuit très courte <strong>en</strong>core de samedi à dimanche. Mais j’ai eu assez de force<br />
hier pour écrire une lettre de huit pages (ironiques) pour déf<strong>en</strong>dre Patrice qui était <strong>en</strong>core<br />
davantage attaqué que moi.<br />
Charlotte, ma fille, est v<strong>en</strong>ue préparer une chorégraphie chez nous. Je regardais d’un<br />
œil, tout <strong>en</strong> terminant le livre de Müller-Schöll : agréable de suivre l’analyse comparative de<br />
82
la notion de praxis chez Sartre et Lefebvre, tout <strong>en</strong> regardant Charlotte pratiquer, se “réaliser”<br />
(Verwichlichung) !<br />
Monique Coornaert m’a téléphoné longuem<strong>en</strong>t : elle ne veut pas faire partie du comité<br />
du colloque Lefebvre, tout <strong>en</strong> disant qu’elle veut m’aider. Elle a coordonné le n° d’Espace et<br />
société sur H. Lefebvre, avec Jean-Pierre Garnier. Je ne connais pas ce numéro de revue ; elle<br />
va me l’<strong>en</strong>voyer, mais j’ai <strong>en</strong>vie d’<strong>en</strong> commander un autre exemplaire aujourd’hui.<br />
Lundi 19 février 2001, 6 heures,<br />
Mardi dernier (14/02), j’ai passé sept heures avec Maïté Clavel, v<strong>en</strong>ue apporter son<br />
manuscrit sur La sociologie de l’urbain. On a parlé d’H. Lefebvre sans discontinuer ; elle a<br />
vraim<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> connu H<strong>en</strong>ri, depuis Strasbourg jusqu’à la fin. Entre 1962 (elle a assisté à la<br />
première r<strong>en</strong>contre de R. Lourau avec H. Lefebvre) et 1975, elle a été pratiquem<strong>en</strong>t chaque<br />
année à Navarr<strong>en</strong>x chez Lefebvre, passer des vacances.<br />
Pourquoi ne suis-je pas parv<strong>en</strong>u à écrire ce journal alors que je travaille beaucoup sur<br />
H<strong>en</strong>ri <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t ? Il y a eu l’affaire de <strong>Paris</strong> 8 (volonté de Dany Dufour d’organiser le<br />
chaos dans la formation doctorale) qui a pesé sur la qualité de ma prés<strong>en</strong>ce à moi-même :<br />
cep<strong>en</strong>dant, je suis parv<strong>en</strong>u à me mettre à la correction des épreuves de L’exist<strong>en</strong>tialisme. Ce<br />
travail m’a pris jusqu’à mercredi. Ensuite, j’ai essayé d’avancer dans la préface, mais, celle-ci<br />
apparaît plus compliquée à écrire que je ne me l’imaginais. Cela suppose de relire pas mal de<br />
choses…<br />
Christine m’a apporté des chapitres du S<strong>en</strong>s de l’histoire à relire… Et comme Véro<br />
manque de travail pour la semaine qui vi<strong>en</strong>t, il m’a fallu relire ma Théorie des mom<strong>en</strong>ts, pour<br />
voir ce qu’elle pourrait faire sur ce terrain. J’ai relu le volume 2 de La critique de la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne (dernier chapitre, ainsi que le passage sur la transduction). Le dernier week-<strong>en</strong>d,<br />
je me suis retapé La somme et le reste, <strong>en</strong> essayant de dégager les passages que je veux<br />
repr<strong>en</strong>dre dans La théorie des mom<strong>en</strong>ts. J’ai donc interrompu l’écriture de ma préface.<br />
Normalem<strong>en</strong>t, je vais t<strong>en</strong>ter de m’y mettre aujourd’hui. Je n’irai chercher Romain que<br />
demain. Gérard vi<strong>en</strong>dra le conduire à Sainte-Gemme. Je crois que je vais alors pr<strong>en</strong>dre<br />
quelques jours de congé pour me refaire une santé. Je me cont<strong>en</strong>terai de lire et d’écrire ce<br />
journal, quand il dormira…<br />
Aujourd’hui, dès que Véro arrive, je lui montre ce qu’elle a à faire dans les 4 jours qui<br />
vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, et je t<strong>en</strong>te de boucler la préface…<br />
<strong>Paris</strong> le 28 février 2001,<br />
Cela fait longtemps que je n’ai pas écrit mon journal. Cela vi<strong>en</strong>t du fait que depuis que<br />
j’ai reçu ma préface à l’Exist<strong>en</strong>tialisme, le chantier H. Lefebvre est passé au second plan.<br />
Deux ou trois choses urg<strong>en</strong>tes sont v<strong>en</strong>ues le recouvrir. J’ai dû m’occuper de Romain quatre<br />
jours, et le S<strong>en</strong>s de l’histoire avance à grands pas : Christine a fini de sortir l’<strong>en</strong>semble des 18<br />
chapitres de la seconde partie. Lundi et mardi, j’ai passé deux fois douze heures, à relire ce<br />
bouquin dont je dois revoir et réécrire la troisième partie, <strong>en</strong> fonction de la relecture de la<br />
seconde partie. À midi, Christine est v<strong>en</strong>ue déjeuner. C’était la Saint Romain. Romain n’a<br />
ri<strong>en</strong> mangé. Véro était v<strong>en</strong>ue, pour avancer un texte, <strong>en</strong>trepris la semaine passée à Sainte<br />
Gemme, sur une expéri<strong>en</strong>ce de tango que je vis avec une Allemande débarquée à <strong>Paris</strong>, il y a<br />
dix jours… Nous avons dansé 10 heures <strong>en</strong>semble et c’est une expéri<strong>en</strong>ce nouvelle pour moi<br />
que d’avoir une part<strong>en</strong>aire attitrée. Bi<strong>en</strong> qu’elle soit débutante, je pr<strong>en</strong>ds beaucoup de plaisir à<br />
danser avec elle…<br />
83
Hajo Schimdt m’a <strong>en</strong>voyé son livre sur H<strong>en</strong>ri Lefebvre (1990), que je vais comm<strong>en</strong>cer<br />
à lire très bi<strong>en</strong>tôt.<br />
Je suis dans le métro. Je vais chez A.M. Métailié. Cela fait très longtemps que l’on ne<br />
s’est pas vu. Il faut que je décroche un contrat. Mais sur quoi ? L’idée de lui donner La<br />
théorie des mom<strong>en</strong>ts n’est pas bonne. J’ai déjà un contrat chez Anthropos. Il faut trouver un<br />
autre thème. Chez Anthropos, hier, Jean a accepté que je fasse passer le S<strong>en</strong>s de l’histoire de<br />
260 à 320 pages. De plus, il accepte 8 pages de photos. Ce sera vraim<strong>en</strong>t un beau livre. Avec<br />
Christine, le temps manquait, pour que nous puissions nous dire tout ce qu’il restait à faire.<br />
Mais on a comm<strong>en</strong>cé à regarder les photos ram<strong>en</strong>ées de Sainte Gemme. Véro m’a<br />
accompagné hier chez Anthropos : cela lui a permis de découvrir la maison. On a fait les<br />
services de presse de Du rural à l’urbain et de C<strong>en</strong>tre et périphérie. Jean nous a offert le<br />
champagne, pour mon anniversaire !<br />
***<br />
Je sors de chez Anne-Marie. J’avais oublié de prév<strong>en</strong>ir Pascal. Nous étions donc deux.<br />
L’échange a été bref, mais productif. Anne-Marie a accepté un ouvrage P<strong>en</strong>ser le mondial :<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre. Je dois le r<strong>en</strong>dre le 12 juin. Il sera sorti le 15 septembre et <strong>en</strong> librairie le 4<br />
octobre. Il aura 160 pages (320 000 signes). Plan : La mondialisation aujourd’hui, description<br />
de cette réalité, des contradictions du mondial, et <strong>en</strong> même temps difficultés de le p<strong>en</strong>ser.<br />
D’où le recours à la p<strong>en</strong>sée d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre. Enquête sur le mondial chez Lefebvre. Cette<br />
solution a un triple avantage : un nouveau livre d’introduction à la p<strong>en</strong>sée de H<strong>en</strong>ri, plus<br />
philosophique que le précéd<strong>en</strong>t, mais aussi plus branché sur l’actuel.<br />
Jeudi 1 er mars,<br />
Coup de fil de Sylvain Sangla, Armand… Ils ont reçu les services de presse de Du<br />
rural à l’urbain et sont heureux de ma préface.<br />
Mercredi 4 avril, 9 heures,<br />
Long mom<strong>en</strong>t sans t<strong>en</strong>ir mon journal “Lefebvre” : je suis mobilisé par d’autres textes :<br />
relecture des épreuves du Mom<strong>en</strong>t de la création, et surtout avancée du Printemps du tango,<br />
le récit d’une av<strong>en</strong>ture, où je t<strong>en</strong>te d’explorer le mom<strong>en</strong>t du r<strong>en</strong>ouveau et le r<strong>en</strong>ouveau des<br />
mom<strong>en</strong>ts. Je ne puis pas dire que j’oublie H<strong>en</strong>ri. Je travaille à la préparation du colloque, et<br />
Véro me seconde merveilleusem<strong>en</strong>t. Nous avons fait une brochure de 12 pages cont<strong>en</strong>ant une<br />
bibliographie complète de Lefebvre. Cette brochure a été distribuée dans l’université, <strong>en</strong>voyé<br />
aux inscrits du colloque de novembre. De plus, je p<strong>en</strong>se la distribuer largem<strong>en</strong>t aux étudiants<br />
de <strong>Paris</strong> 8. Mais pour le mom<strong>en</strong>t, son tirage a été limité à 200 exemplaires. J’<strong>en</strong> att<strong>en</strong>ds 600<br />
supplém<strong>en</strong>taires.<br />
J’ai terminé L’exist<strong>en</strong>tialisme ; ce chantier s’est terminé par la couverture : j’ai fait un<br />
beau dessin, il plaît à tous ceux qui l’ont vu. Je p<strong>en</strong>se que cela crée un nouveau style pour la<br />
collection “anthropologie” qui existe maint<strong>en</strong>ant (un contrat m’a été fait par Jean).<br />
26-28 juin,<br />
84
Colloque H. Lefebvre à <strong>Paris</strong> 8. L’école émancipée sort un dossier de 8 belles pages<br />
(articles de Philippe G<strong>en</strong>este, R. Hess, Maïté Clavel, Sylvain Sangla). Beaucoup de traces. Je<br />
n’ai pas le temps d’écrire. Une seule remarque de Christoph Wulf :<br />
-Remi, H. Lefebvre était un grand auteur. Tu es <strong>en</strong> train d’<strong>en</strong> faire un classique.<br />
9 juillet,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de lire l’article d’Arnaud Spire, r<strong>en</strong>dant compte du colloque "C<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire<br />
d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre" et publié dans L’Humanité du lundi 9 juillet 2001. Je le recopie :<br />
“ H<strong>en</strong>ri Lefebvre, le retour<br />
Il aurait eu c<strong>en</strong>t ans <strong>en</strong> juin. Dix ans après sa mort, se sont t<strong>en</strong>us trois jours de colloque<br />
à l'<strong>Université</strong> <strong>Paris</strong> VIII (Saint-D<strong>en</strong>is). Sans doute davantage pour le continuer que pour le<br />
célébrer.<br />
Cette r<strong>en</strong>contre ne consistait pas à ressasser le passé, mais à le dépasser afin d'intégrer<br />
la vie, l'œuvre et la p<strong>en</strong>sée d'H<strong>en</strong>ri Lefebvre dans la compréh<strong>en</strong>sion du mom<strong>en</strong>t actuel. En<br />
somme, une initiative <strong>en</strong> forme de manifestation ! De nombreux participants sont sortis<br />
spontaném<strong>en</strong>t de leur réserve. H<strong>en</strong>ri Lefebvre savait faire parler ses interlocuteurs. Mieux. Il<br />
savait les écouter. Beaucoup de personnalités illustres se sont <strong>en</strong>orgueillies de l'avoir<br />
fréqu<strong>en</strong>té de son vivant. Privilège de l'âge et signe des temps. Beaucoup de jeunes étudiants<br />
ont suivi assidûm<strong>en</strong>t les travaux, subjugués qu'ils étai<strong>en</strong>t par la mise à jour d'un trésor <strong>en</strong>foui<br />
sous l'œuvre. Soixante-huit livres traduits <strong>en</strong> tr<strong>en</strong>te langues. Beaucoup de simples lecteurs ont<br />
été surpris par la verdeur et l'actualité du propos. Certains v<strong>en</strong>us d'Italie, d'Allemagne, de<br />
Grande-Bretagne, des États-Unis, du Brésil, du Maroc, etc. Une moy<strong>en</strong>ne de c<strong>en</strong>t cinquante<br />
sièges occupés <strong>en</strong> perman<strong>en</strong>ce. Un succès qui semble avoir été au-delà des prévisions des<br />
organisateurs. Tant est vert l'arbre de la vie et aussi celui de la théorie lorsqu'elle l'épouse.<br />
Saluons à cet égard l'émancipante directivité de Remi Hess, d'Armand Ajz<strong>en</strong>berg, et<br />
de quelques autres g<strong>en</strong>tils organisateurs.<br />
La partie électronique du colloque avait comm<strong>en</strong>cé dans le sillage de la r<strong>en</strong>contre<br />
"H<strong>en</strong>ri Lefebvre" qui a eu lieu <strong>en</strong> novembre 2000 dans les locaux d'Espaces Marx. De<br />
nombreuses communications v<strong>en</strong>ues des quatre coins du monde, des témoignages, des<br />
réflexions, de nouvelles lectures. La partie orale du colloque s'est située au-delà, sur le mode<br />
de la conversation informée. Point d'interv<strong>en</strong>tions interminables et rédigées à l'avance. Un<br />
vrai dialogue, comme le maître les affectionnait. La première matinée, consacrée à "la critique<br />
de la vie quotidi<strong>en</strong>ne aujourd'hui", fut introduite par Georges Lapassade, auteur d'une réc<strong>en</strong>te<br />
Microsociologie de la vie scolaire : comm<strong>en</strong>t crédibiliser un discours sur l'autogestion,<br />
paradoxalem<strong>en</strong>t destiné à des autogestionnaires ! L'après-midi fut occupée à savoir qui peut<br />
"être le sujet des processus de mondialisation, du local - la ville - au global". On évoqua<br />
l'urbanisme, le dev<strong>en</strong>ir-monde du local, et la proximité du global, via le quotidi<strong>en</strong>. Georges<br />
Labica insista sur le fait qu'H<strong>en</strong>ri Lefebvre, philosophe, dépassait l'opposition <strong>en</strong>tre les<br />
spécialistes qui se méfi<strong>en</strong>t de la critique philosophique et le s<strong>en</strong>s commun qui rejette<br />
volontiers les généralités abstraites. Robert Joly objecta qu'aujourd'hui la généralisation avait<br />
été portée à un point de paroxysme par la publicité et les médias. Christoph Wulf, de<br />
l'université de Berlin, mit <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce l'idée d'une "critique préalable" quasi systématique tout<br />
à fait primordiale pour H<strong>en</strong>ri Lefebvre. Un long débat s'<strong>en</strong> suivit sur la question de<br />
l'aliénation. Remi Hess soutint qu'il s'agissait, pour le philosophe, d'un "mom<strong>en</strong>t de l'homme<br />
total <strong>en</strong> dev<strong>en</strong>ir". Sylvia Ostrowetsky déplora que la Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne ne<br />
consacre pas une <strong>ligne</strong> au partage des rôles <strong>en</strong>tre femmes et hommes. Anne Querri<strong>en</strong> montra<br />
comm<strong>en</strong>t la conception lefebvri<strong>en</strong>ne du monde est marquée par l'irruption de la viol<strong>en</strong>ce dans<br />
85
la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Makan Rafatdjou mit <strong>en</strong> avant la notion d' "urbain-monde" qui concerne la<br />
quasi totalité de la population de la planète. Le dev<strong>en</strong>ir-monde, vécu comme une aspiration,<br />
pose la question de la mobilité, que cette dernière soit choisie ou imposée. Georges Labica fit<br />
remarquer que la mondialité chez Lefebvre n'est pas le processus de mondialisation mais une<br />
consci<strong>en</strong>ce historique commune marquée par l'optimisme. La discussion s'ét<strong>en</strong>dit <strong>en</strong>suite à<br />
l'articulation du concept lefebvri<strong>en</strong> d'espace avec celui de temps.<br />
La seconde journée, consacrée à la métaphilosophie, s'ouvrit par un exposé de Georges<br />
Labica sur la manière dont la onzième thèse de Marx sur Feuerbach a travaillé l'itinéraire de<br />
Lefebvre : "Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversem<strong>en</strong>t le monde, il s'agit de le<br />
transformer". Ce que la philosophie n'avait jamais p<strong>en</strong>sé avant Lefebvre, c'est le quotidi<strong>en</strong>. Le<br />
concept de quotidi<strong>en</strong>neté r<strong>en</strong>voie au concept de résidu qui est une véritable transgression de la<br />
tradition philosophique. Après avoir insisté sur le mom<strong>en</strong>t de la praxis - c'est-à-dire de la<br />
pratique investissant la théorie -, le mom<strong>en</strong>t de la mimesis où l'imitation l'emporte sur la<br />
créativité, et <strong>en</strong>fin le mom<strong>en</strong>t de la poièsis qui contredit le précéd<strong>en</strong>t <strong>en</strong> lui substituant une<br />
franche innovation, Georges Labica montre comm<strong>en</strong>t l'éclatem<strong>en</strong>t de la philosophie va, chez<br />
Lefebvre, de pair avec la construction d'une nouvelle unité philosophique (la<br />
métaphilosophie). Ulrich Müller-Schöll et d'autres ont évoqué la polysémie du préfixe "meta"<br />
qui signifie à la fois "après", "au-delà", "théorie qui réfléchit sur sa propre validité". Méfionsnous,<br />
a dit Pierre Lantz, des effets apologétiques du dépassem<strong>en</strong>t (Aufhebung), qu'il s'agisse<br />
de Hegel, de Marx ou d'H<strong>en</strong>ri Lefebvre. Remi Hess a, cette fois-ci <strong>en</strong>core, fait profiter de sa<br />
connaissance quasi <strong>en</strong>cyclopédique de l'œuvre <strong>en</strong> r<strong>en</strong>voyant aux petits préfixes - meta, para,<br />
auto - de Qu'est-ce que p<strong>en</strong>ser ?. R<strong>en</strong>é Schérer, qui vi<strong>en</strong>t de publier une Ecosophie de<br />
Charles Fourier, a insisté sur le fait que son li<strong>en</strong> avec H<strong>en</strong>ri Lefebvre devait tout autant à son<br />
apport créateur sur la p<strong>en</strong>sée de Marx qu'à celle de Charles Fourier. Un participant ayant<br />
souligné la façon dont Lefebvre a été attaché toute sa vie à la dialectique d'Hegel et à ses<br />
préliminaires chez Héraclite, s'est loué de la volonté constante d'H<strong>en</strong>ri Lefebvre de faire sortir<br />
l'opinion française de son incompréh<strong>en</strong>sion vis-à-vis de la dialectique. L'attaque d'Althusser<br />
contre le concept d'aliénation a contribué à limiter, dans les années 60-70, le marxisme à sa<br />
base économique. Un échange sur l'abs<strong>en</strong>ce de r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre H<strong>en</strong>ri Lefebvre et Althusser a<br />
eu lieu dans la plus grande sérénité. Puis, après que Georges Labica ait situé l'év<strong>en</strong>tuelle<br />
résurrection de la philosophie dans le domaine de l'utopie, Remi Hess a mis l'acc<strong>en</strong>t sur<br />
"H<strong>en</strong>ri Lefebvre anthropologue" qui a construit avec ténacité, avec pati<strong>en</strong>ce historique, et d'un<br />
point de vue philosophique "sa" discipline.<br />
La troisième journée a permis de tracer le portrait d'un "H<strong>en</strong>ri Lefebvre pédagogue",<br />
moins connu que les deux précéd<strong>en</strong>ts : le p<strong>en</strong>seur du quotidi<strong>en</strong>, de l'urbain, et le philosophe.<br />
Pascal Diard, <strong>en</strong>seignant <strong>en</strong> histoire, a expliqué comm<strong>en</strong>t lui-même fondait sa pédagogie de<br />
projet sur le dépassem<strong>en</strong>t de toute pédagogie, laissant la place à l'imprévu, faisant de<br />
l'<strong>en</strong>seignant un artisan "débrouillard", avec un regard <strong>en</strong> positif. Remi Hess, professeur <strong>en</strong><br />
sci<strong>en</strong>ces de l'éducation, n'a pas hésité à prés<strong>en</strong>ter H<strong>en</strong>ri Lefebvre comme fondateur de la<br />
pédagogie nouvelle, même si cet épithète relève un peu - dans ce cas - du "grand écart". Le<br />
maître préférait "p<strong>en</strong>ser à chaud" <strong>en</strong> public plutôt que d'<strong>en</strong>seigner la p<strong>en</strong>sée de façon<br />
méthodologique. Un autre participant a même affirmé qu'H<strong>en</strong>ri Lefebvre avait horreur du<br />
"tout fait" et qu'il préférait, de loin, le "se faisant". Quant à l'après-midi, elle fut remplie par<br />
différ<strong>en</strong>tes réponses à l'interrogation : "qu'est-ce qu'être lefebvri<strong>en</strong> aujourd'hui ?". Armand<br />
Ajz<strong>en</strong>berg, qui a personnellem<strong>en</strong>t connu Lefebvre dans le cadre du groupe de Navarr<strong>en</strong>x, a<br />
remarqué qu'il pr<strong>en</strong>ait autant de plaisir à écouter qu'à parler. Trois questions ouvertes ont<br />
finalem<strong>en</strong>t été ret<strong>en</strong>ues : celle de la critique, celle de la relation <strong>en</strong>tre l'espace et le temps, et<br />
celle de la quotidi<strong>en</strong>neté. Christoph Wulf y a rajouté la question du possible : il s'agit de<br />
savoir si le futur est ouvert ou prédéterminé par le passé. À suivre...<br />
Encadré : Rééditions <strong>en</strong> cours. En France, Syllepse a réédité La consci<strong>en</strong>ce mystifiée,<br />
écrit <strong>en</strong> collaboration avec Norbert Guterman (1999), Métaphilosophie (2001). Cette maison<br />
86
prépare la réédition du Nietzsche. En 2000, Cairn a réédité Pyrénées avec une préface du<br />
défunt R<strong>en</strong>é Lourau, et les éditions Anthropos ont sorti la quatrième édition de la Production<br />
de l'espace, la seconde édition d'Espace et politique ; <strong>en</strong> 2001, elles sort<strong>en</strong>t Du rural à<br />
l'urbain (3e édition), L'exist<strong>en</strong>tialisme (2e édition), puis Rabelais, La fin de l'histoire et La<br />
survie du capitalisme. ”<br />
V<strong>en</strong>dredi 14 septembre, 16 h.<br />
Le 11 septembre, j’ai terminé et <strong>en</strong>voyé mon introduction à Contribution à<br />
l’esthétique, puis j’ai <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du dans la cuisine Lucette dire qu’il se passait quelque chose à<br />
New York (elle r<strong>en</strong>trait de la fac). Nous avons mis la télé. Mom<strong>en</strong>t de la sidération (3 heures<br />
durant, sans aucune autre possibilité que d’être là stupéfaits, nous avons regardé les mêmes<br />
images), mom<strong>en</strong>t de la compassion (volonté de dire à notre voisin américain notre amitié),<br />
puis mom<strong>en</strong>t de l’analyse. J’ai très vite décidé d’écrire un livre sur ce qui se passe. Une<br />
analyse institutionnelle généralisée au niveau mondial se développe. Organisation d’un réseau<br />
d’informations (qui sollicite mes amis, mes étudiants)… Contact avec Anne-Marie Métailié.<br />
Pour lui proposer de lui r<strong>en</strong>dre le livre fin septembre. Elle est d’accord pour La lutte à mort,<br />
p<strong>en</strong>ser le mondial. Depuis mardi, je lis la presse mondiale. Je construis mon plan.<br />
La lutte à mort, p<strong>en</strong>ser le mondial<br />
La mondialisation est à l’ordre du jour. On <strong>en</strong> parle tous les jours. On est pour, on est contre :<br />
mais se passe-t-il quelque chose d’important à Seattle, Gène, etc ?<br />
I).- L’éclatem<strong>en</strong>t de l’institué symbolique<br />
New-York, 11 septembre 2001, événem<strong>en</strong>t analyseur, qui s’impose comme un mom<strong>en</strong>t<br />
historique dans l’histoire de la mondialisation. Exposé descriptif des faits et les comm<strong>en</strong>taires à travers<br />
la presse ; ma problématique : depuis la chute du mur de Berlin, le mondial se p<strong>en</strong>sait comme spatial ;<br />
on avait oublié l’histoire et la lutte à mort : l’histoire revi<strong>en</strong>t.<br />
II).- Philosophie de l’histoire et histoire de la philosophie politique<br />
Depuis Héraclite, la philosophie se construit comme logos, et se conçoit comme p<strong>en</strong>sée du<br />
monde ; qu’<strong>en</strong> reste-t-il ? (repr<strong>en</strong>dre ici les pages sur l’histoire de la philo dans Métaphilosophie).<br />
Introduire le mom<strong>en</strong>t du sublime chez Kant complété par l’introduction de Déotte et Brossat (lus, cette<br />
nuit, suite à un appel de Charlotte du Brésil), la lutte à mort chez Hegel, Marx et la lutte des classes,<br />
De l’état de H. Lefebvre et la construction de la problématique mondiale, et R. Lourau au niveau de<br />
l’AI et de L’État inconsci<strong>en</strong>t…<br />
III).- La lutte à mort peut-elle être dépassée ?<br />
1914. Première guerre mondiale. Le 19 septembre, symbole de l’inc<strong>en</strong>die de la Cathédrale de<br />
Reims : le franco-allemand comme lutte à mort ; aux origines : L’humiliation de Goethe, puis de<br />
Herder et Fichte à 1870, 1914, 1945, 1962. L’ofaj. La construction europé<strong>en</strong>ne.<br />
Conclusion. L’av<strong>en</strong>ir : vers un nouveau travail interculturel.<br />
Parallèlem<strong>en</strong>t, r<strong>en</strong>contre d’étudiants : Nathalie Amice, Virginie Vigne, Lucia Ozorio,<br />
André Vachet… Ahmed Lamihi appelle de Tétouan. Véro me seconde magnifiquem<strong>en</strong>t.<br />
Lundi 8 octobre 2001,<br />
J’ouvre, par hasard, ce journal, interrompu au mom<strong>en</strong>t de mon “accid<strong>en</strong>t”, le 11 juillet<br />
: j’ai passé sept semaines allongé ; j’ai été opéré du ménisque le 29 août, puis j’ai suivi une<br />
rééducation. P<strong>en</strong>dant tout ce temps, je n’ai pratiquem<strong>en</strong>t pas écrit de journal, mais je n’ai pas<br />
87
arrêté de lire : Hegel, Marcuse, Lukacs, Gabel, Lefebvre, Lourau, Morin, Axelos… Je me suis<br />
replongé dans les auteurs que fréqu<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t H. Lefebvre.<br />
Sur le terrain lefevri<strong>en</strong>, mille choses : cet été, j’ai l’idée de relire De l’état ; j’avais<br />
récupéré le vol. 4, qui me manquait : lecture du lexique. J'y découvre l’importance de la<br />
prés<strong>en</strong>ce de R. Lourau. Je fais l'index minutieux du volume 3 : tout le passage sur le principe<br />
d’équival<strong>en</strong>ce, mis <strong>en</strong> perspective avec L’État inconsci<strong>en</strong>t de R. Lourau. Je me lance dans la<br />
relecture de plusieurs livres d’H<strong>en</strong>ri, tout <strong>en</strong> écrivant sur R. Lourau dont je relis la moitié de<br />
l’œuvre pour avancer La mort d’un maître.<br />
Mise au point du Rabelais, dont je fais la prés<strong>en</strong>tation avec Christine Delory-<br />
Momberger, et de La fin de l’histoire dont j’ai fait les index. Opportunité de rééditer<br />
Contribution à l’esthétique (Tamara peut y travailler) : je lance les choses <strong>en</strong> juillet. Index,<br />
puis je me lance dans une introduction qui devi<strong>en</strong>t un long texte (70 pages) : H<strong>en</strong>ri Lefebvre<br />
et l’activité créatrice, que je termine le 11 septembre, juste avant l’attaque des tours du Word<br />
Trade C<strong>en</strong>ter.<br />
En septembre, sort<strong>en</strong>t le Rabelais et La fin de l’histoire (préface de Pierre Lantz).<br />
Parallèlem<strong>en</strong>t sort<strong>en</strong>t : Le mom<strong>en</strong>t de la création et Le s<strong>en</strong>s de l’histoire.<br />
La survie du capitalisme est bloquée par la préface de J. Guigou qui n’arrive pas.<br />
Fin juillet, idée de ressortir De l’État ( Jean Pavlevski est d’accord, mais compte t<strong>en</strong>u<br />
du volume : 1700 pages, ress<strong>en</strong>t le nécessité de constituer un dossier CNL ; Syllepse voudrait<br />
s’associer à cette réédition).<br />
Méthodologie des sci<strong>en</strong>ces est partie <strong>en</strong> fabrication.<br />
Je retrouve une version manuscrite de La rythmanalyse, donnée par H<strong>en</strong>ri <strong>en</strong> 1989 :<br />
idée de le faire saisir par Véronique qui travaille merveilleusem<strong>en</strong>t pour moi 144 .<br />
Aujourd’hui, profitant de l’abs<strong>en</strong>ce de Lucia Ozorio qui devait v<strong>en</strong>ir travailler sa thèse<br />
à la maison, rep<strong>en</strong>sant à la demande de Vito d’Arm<strong>en</strong>to (Lecce, Italie) d’un texte de 50 pages<br />
de moi sur H<strong>en</strong>ri, pour servir à d’introduction à des morceaux choisis, je me mets au travail.<br />
Je suis stimulé, car j’ai eu la même demande au Brésil et <strong>en</strong> Iran (Monadi) : j’ai passé la<br />
journée sur ce dossier. Lucette p<strong>en</strong>se que je devrais donner priorité au dossier La lutte à<br />
mort : p<strong>en</strong>ser le mondial. C’est la forme qu’a le livre pour Anne-Marie Métailié depuis le 11<br />
septembre. J’ai déjà écrit 4 chapitres !<br />
Je n’ai pas pu animer, fin septembre, au colloque Marx 3 à Nanterre l’atelier H.<br />
Lefebvre, avec Georges Labica, car R<strong>en</strong>é Barbier m’a frappé sur la jambe (sans le faire<br />
exprès) et mon g<strong>en</strong>ou a regonflé.<br />
Ce bilan, malgré trois mois d’abs<strong>en</strong>ce à mon journal, montre que beaucoup de choses<br />
avanc<strong>en</strong>t.<br />
Mardi 9 octobre, 5 h 30,<br />
Je me réveille tôt, excité par les idées qui se précipit<strong>en</strong>t dans ma tête. Cette nuit, j’ai<br />
rêvé. Mon rêve : Je devais déménager. Climat d’évacuation (ce doit être le contexte de la<br />
guerre qui a débuté dimanche <strong>en</strong> Afghanistan !). Il y a des c<strong>en</strong>taines de bagages, ici ou là dans<br />
un grand hall, une sorte de gare routière, type Tétouan ; c’est la désorganisation : des g<strong>en</strong>s<br />
recherch<strong>en</strong>t leurs valises. J’<strong>en</strong> ai quatre remplies de livres ; mes bagages ne sont pas<br />
144<br />
Je r<strong>en</strong>oncerai à ce projet, <strong>en</strong> découvrant que c’est la même version que celle éditée par Syllepse <strong>en</strong> 1992,<br />
après la mort de Lefebvre<br />
88
egroupés. Je parvi<strong>en</strong>s à repérer trois colis, mais le quatrième, une grosse valise plutôt banche,<br />
est introuvable. Je la cherche, et j’essaie de rec<strong>en</strong>ser, dans ma tête, les livres qui sont à<br />
l’intérieur : ces livres manquants seront-ils un handicap pour sauver ma mémoire<br />
intellectuelle. Pourrais-je continuer mon œuvre, sans ces livres ? Ce rêve a un rapport avec<br />
l’idée d'hier soir de faire des morceaux choisis de Lefebvre, qui supposerait que je pr<strong>en</strong>ne des<br />
textes chez d’autres éditeurs qu’Anthropos : beaucoup de livres ont été publiés chez<br />
Gallimard, PUF, Casterman. Cela demanderait un vrai boulot de gestion : pour l’édition<br />
française, ma petite introduction ne serait-elle pas suffisante ? Mon objectif de départ est de<br />
faire une introduction, qui puisse être traduite dans différ<strong>en</strong>ts pays : ce sont les autres qui<br />
p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t à un recueil de textes.<br />
La lecture n’a jamais autant compté pour moi que ces derniers mois ; avant, je lisais<br />
mes livres globalem<strong>en</strong>t ; aujourd’hui, je r<strong>en</strong>tre dans le détail des raisonnem<strong>en</strong>ts : j’appr<strong>en</strong>ds<br />
des passages par cœur, à force de les relire, de les retravailler. Je suis étonné du travail<br />
accompli sur La fin de l’histoire, que je continue à relire de façon thématique à partir de<br />
l’index : il <strong>en</strong> est de même pour d’autres ouvrages.<br />
Dimanche soir, dîner chez Hélène. J’ai demandé à Yves de me retrouver le Pascal, le<br />
Descartes, comme il m’a retrouvé le 4° volume de De l’État : les rééditer aurait vraim<strong>en</strong>t du<br />
s<strong>en</strong>s ; faut-il faire une réédition du Pascal <strong>en</strong> deux volumes ?<br />
Alors que je relis ce journal, appel d’Arnaud Spire qui m’invite à interv<strong>en</strong>ir au Café<br />
philosophique organisé au Croissant, rue Montmartre, le 7 février 2002 à 18 h 30. Thème :<br />
mon travail de réédition d’H. Lefebvre. Il me faut écrire dix <strong>ligne</strong>s :<br />
“H<strong>en</strong>ri Lefebvre (1901-1991) a publié une œuvre philosophique, sociologique considérable. À<br />
l’occasion de son c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire, R. Hess s’est lancé dans une réédition méthodique d’ouvrages épuisés,<br />
dans les deux collections qu’il anime chez Anthropos. Il a réédité <strong>en</strong> 2000 : La production de l’espace<br />
et Espace et politique, et <strong>en</strong> 2001 : Du rural à l’urbain, L’exist<strong>en</strong>tialisme, Rabelais, La fin de<br />
l’histoire, Contribution à l’esthétique. Il poursuivra son effort <strong>en</strong> 2002 avec La survie du capitalisme,<br />
Méthodologie des sci<strong>en</strong>ces, etc. Chaque ouvrage fait l’objet d’une prés<strong>en</strong>tation, mais aussi de<br />
rédaction d’index, bibliographie, etc.<br />
Remi Hess, anci<strong>en</strong> étudiant de H. Lefebvre, professeur à l’université de <strong>Paris</strong> 8, est l’auteur de<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre et l’av<strong>en</strong>ture du siècle, Métailié, 1988. Il avait déjà réédité chez Méridi<strong>en</strong>s<br />
Klincksieck : Le nationalisme contre les nations (1988) et La somme et le reste (1989). À partir de<br />
l’œuvre d’H. Lefebvre, il prépare plusieurs ouvrages pour p<strong>en</strong>ser les contradictions du mondial<br />
d’aujourd’hui.”<br />
10 h 20,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de relire et corriger ce journal, qui met <strong>en</strong> relief mes retards dans mon<br />
programme lefebvri<strong>en</strong>. Il me faudrait écrire à plein temps, pour me sortir de l’ornière, mais<br />
des étudiants occup<strong>en</strong>t mon temps de travail : la thèse de Lucia m’a pris plusieurs semaines<br />
cet été, et elle n’est pas finie.<br />
Mail de Sao Paulo (Brésil), où je suis invité pour une confér<strong>en</strong>ce le 17 octobre, sur<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre : je dois décider aujourd’hui si j’y vais ou non ; j’y réfléchirai p<strong>en</strong>dant la<br />
sout<strong>en</strong>ance de thèse de <strong>Paris</strong> 7 (à 13 h).<br />
Mercredi 10 octobre 2001, 7 h. 30<br />
Hier, j’ai appris que Paulo, l’étudiant brésili<strong>en</strong> que j’héberge dans ma maison de<br />
Sainte-Gemme a eu un accid<strong>en</strong>t de vélo, et qu’il est hospitalisé à Épernay. Je dois modifier<br />
mes projets, et partir ce matin m’occuper de lui : Paulo a fait son DEA avec R. Lourau <strong>en</strong><br />
1984 et, lorsque je suis allé au Brésil <strong>en</strong> mai, je lui ai mis dans la tête de faire sa thèse : il a<br />
89
tout quitté à Rio pour v<strong>en</strong>ir, sans arg<strong>en</strong>t, sans statut, à <strong>Paris</strong>. Il voulait déposer son sujet ces<br />
jours-ci : L’évolution du vocabulaire de l’AI, de la pédagogie institutionnelle et de<br />
l’autogestion pédagogique, 1962-2002 : le mouvem<strong>en</strong>t de la dialectique éducation et<br />
politique.<br />
Cette annonce, vers 17 h, m’a perturbé ; jusqu’à cette heure, j’avais bi<strong>en</strong> travaillé.<br />
Relecture des 120 premières pages de La vie quotidi<strong>en</strong>ne dans le monde moderne, intitulées :<br />
prés<strong>en</strong>tation d’une recherche, puis lecture att<strong>en</strong>tive de Le langage et la société, ce livre que<br />
Jean-R<strong>en</strong>é Ladmiral trouve le plus fort de Lefebvre.<br />
Le soir, appel de Christine Delory-Momberger : elle a lu La fin de l’histoire ; elle<br />
compr<strong>en</strong>d ma logique de réédition des œuvres de Lefebvre. Elle veut faire un long papier, sur<br />
ce chantier pour Cultures <strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t ; elle a r<strong>en</strong>contré à Francfort des lecteurs de<br />
Lefebvre.<br />
V<strong>en</strong>dredi 12 octobre,<br />
Longue discussion avec Michel Cornaton qui me raconte H. Lefebvre chez Vaillant<br />
dans les années 1960 ; discussions avec Gaby, J. Demorgon aussi, et quelques autres : on est<br />
tous d’accord que H<strong>en</strong>ri Lefebvre peut être relu.<br />
Dimanche 14 octobre 2001,<br />
Avec Lucette, ce matin, évocation des passages d’H<strong>en</strong>ri sur l’interculturel, dans Le<br />
langage et la société et dans Le manifeste différ<strong>en</strong>cialiste : il faut ouvrir un dossier là-dessus.<br />
C’est plus fort que ce qu’écrit Michel Wiedworka, dans La différ<strong>en</strong>ce, lue ce matin, où il n’y<br />
a aucune référ<strong>en</strong>ce à la philo de la différ<strong>en</strong>ce.<br />
Dimanche 21 octobre 2001,<br />
Contribution à l’esthétique doit être paru : je ne l’ai pas <strong>en</strong>core vu. J’ai hâte de le voir<br />
; c’est pour moi un nouveau mom<strong>en</strong>t qui s’ouvre : je voudrais continuer à travailler sur<br />
l’esthétique.<br />
Mardi 23 octobre 2001,<br />
Vers 8 h, Robert Joly me téléphone pour me demander de v<strong>en</strong>ir ce soir à Espace-Marx,<br />
pour faire une confér<strong>en</strong>ce devant le groupe de recherche : Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne (qui<br />
rassemble 12 Lefebvri<strong>en</strong>s). J’accepte : je dois aller faire les services de presse de<br />
Contribution à l’esthétique, et je serai cont<strong>en</strong>t de prés<strong>en</strong>ter ce nouveau livre à mes amis, dès<br />
sa sortie. Je dois parler sur les méthodes pour décrire et critiquer le quotidi<strong>en</strong> : j’ai <strong>en</strong>vie de<br />
parler du S<strong>en</strong>s de l’histoire et de la théorie des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Chez Anthropos, Jean Pavlevski n’est pas chaud pour un livre de morceaux choisis<br />
d’H<strong>en</strong>ri : il vaut mieux que les lecteurs lis<strong>en</strong>t les textes intégraux, me dit-il. Il a raison. “Mais<br />
pour l’étranger, écris ton texte de 60 pages sur Lefebvre, car pour eux les morceaux choisis<br />
ont du s<strong>en</strong>s…”. Jean me fait parler longuem<strong>en</strong>t de mon analyse du politique depuis le 12<br />
septembre ; on <strong>en</strong> conclut qu’il faut travailler à des analyses politiques profondes, qui doiv<strong>en</strong>t<br />
s’<strong>en</strong>raciner dans la philosophie.<br />
90
Projets d’écriture : peut-être mettre <strong>en</strong> forme un texte théorique sur la vie et l’œuvre<br />
de Lefebvre, et le compléter par l’édition de ce journal ? En r<strong>en</strong>trant chez moi, je me plonge<br />
dans Contribution à l’esthétique : ma préface, solide, indique une voie ; je vais continuer dans<br />
ce s<strong>en</strong>s.<br />
Mercredi 24 octobre 2001,<br />
Relecture de Contribution à l’esthétique. Dans les travaux sur H. Lefebvre, je n’ai pas<br />
<strong>en</strong>tré les publications Espace et société, numéro spécial sur Lefebvre, le dossier Urbanisme de<br />
juillet, ni le dossier École émancipée.<br />
J'actualiserai cette bibliographie ; Maïté Clavel a reçu son contrat pour Sociologie<br />
urbaine : ce livre sort.<br />
Hier, à Espace-Marx : j’ai exposé longuem<strong>en</strong>t la théorie des mom<strong>en</strong>ts, comme outil<br />
pour analyser et critiquer la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Mon exposé a été <strong>en</strong>registré : la discussion est<br />
partie des questions de Chantal, Armand, Arnaud et un architecte de Saint-D<strong>en</strong>is, dont j’ai<br />
oublié de noter le nom.<br />
Samedi 27 octobre 2001,<br />
Armand p<strong>en</strong>se que j’ai tort de quitter les Verts : H. Lefebvre écrivait des livres, me<br />
dit-il, mais il était aussi à l’intérieur du Parti, à l’intérieur de la pratique sociale. Oui,<br />
d’accord, mais je ne me s<strong>en</strong>s pas exclu des pratiques : j’ai seulem<strong>en</strong>t l’impression que la vie<br />
de Parti n’est pas vraim<strong>en</strong>t une pratique sociale ; elle m'apparaît comme une pratique<br />
bureaucratique, coupée du social. Lorsqu’il s’est trouvé à l’extérieur du Parti, H<strong>en</strong>ri a été<br />
beaucoup plus productif qu’à l’intérieur. Les personnes autonomes n'ont pas besoin de cette<br />
prothése.<br />
Mardi 8 octobre 2002,<br />
Message de Brigitte : “J'ai écouté, ce matin, de 11h 30 à midi, sur France Culture, un<br />
<strong>en</strong>treti<strong>en</strong> d'un journaliste avec H<strong>en</strong>ri Lefebvre (<strong>en</strong>treti<strong>en</strong> <strong>en</strong>registré <strong>en</strong> 1970). La suite a lieu<br />
tous les jours de la semaine dans le même créneau horaire ! ”<br />
Dimanche 3 novembre 2002,<br />
J’ouvre par hasard ce journal. Je ne l’ai pas t<strong>en</strong>u durant cette année 2002. Pourtant, j’ai<br />
travaillé sur Lefebvre. J’ai travaillé à l’édition de Méthodologie des sci<strong>en</strong>ces, ouvrage sorti au<br />
premier semestre, et à La survie du capitalisme, ouvrage sorti <strong>en</strong> octobre. De plus, j’ai passé<br />
du temps cet été à lire le Descartes, le Nietzsche et le Pascal qui me fur<strong>en</strong>t aimablem<strong>en</strong>t<br />
photocopiés, à partir des exemplaires d’Arnaud Spire, qui est toujours très g<strong>en</strong>til avec moi.<br />
Il y a quinze jours, j’appr<strong>en</strong>ds les chiffres des v<strong>en</strong>tes des ouvrages publiés depuis deux<br />
ans. Les v<strong>en</strong>tes sont inégales, suivant les titres. Il faudrait que je réfléchisse à la manière de<br />
faire connaître ces parutions.<br />
Je pr<strong>en</strong>ds consci<strong>en</strong>ce qu’il faut que je me relise pour pouvoir avancer.<br />
Cet été, j’ai vraim<strong>en</strong>t travaillé à La théorie des mom<strong>en</strong>ts. Pour faire avancer mon<br />
travail sur Lefebvre, il faut que je termine cet ouvrage, un très gros chantier. Il y a <strong>en</strong>core pas<br />
mal de choses à faire. Je vais ouvrir un journal spécifique sur La théorie des mom<strong>en</strong>ts.<br />
91
Lundi 9 novembre 2002,<br />
Espace Marx. Réunion du comité de rédaction de La Somme et le Reste. On regarde le<br />
numéro 1. Il est beau. Makan n’est pas là. Mais, il y a Armand et Sylvain Sangla. Pierre Lantz<br />
est excusé. Armand parle d’un livre brésili<strong>en</strong>, qui utilise l’œuvre de Lefebvre : il voudrait le<br />
faire éditer chez Syllepse. On parle d'un colloque de La Sorbonne, qui doit avoir lieu début<br />
2003. On parle du livre sur R. Lourau (chez Syllepse) qui ne dit ri<strong>en</strong> sur les rapports de R<strong>en</strong>é<br />
à Lefebvre.<br />
La Somme et le Reste est une revue qui doit paraître 4 fois par an. Il faut refonder<br />
l’association : quels sommaires pour l’av<strong>en</strong>ir ? L’urbain pourrait rassembler pas mal de<br />
contributions.<br />
Pascal Dibie m’a écrit la préface de Voyage à Rio.<br />
Mardi 24 décembre 2002, 8 h 55,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de relire la première moitié de ce journal. J’ai ress<strong>en</strong>ti le besoin de le relire,<br />
car il me semble que je lambine concernant l’écriture de plusieurs textes (Lefebvre, Lourau).<br />
Le travail de relecture peut aider à évaluer le travail accumulé, à trouver une énergie pour<br />
développer les virtualités qu’il conti<strong>en</strong>t. J’ai l’idée que ce texte serait à publier, pour les<br />
étudiants qui voudrai<strong>en</strong>t s’inspirer de ma méthode de recherche. Je p<strong>en</strong>se tout<br />
particulièrem<strong>en</strong>t à Nayakava, qui cherche à se construire une méthodologie de recherche.<br />
C’est curieux comme c’est toujours aux <strong>en</strong>virons de Noël que je réinvestis sur Lefebvre !<br />
Jeudi 26 décembre 2002, 9 h 30,<br />
J’ai terminé la relecture de ce journal, ainsi que le petit bout écrit sur La théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts. Ce matin, au réveil, je me disais qu’il me fallait faire un numéro des irrAIductibles<br />
sur Lefebvre et Lourau. C’est une idée que je vais creuser <strong>en</strong> relisant mon journal sur R.<br />
Lourau.<br />
Constat, à la relecture de ce texte : j’ai eu trop de projets ces dernières années, et,<br />
même si j’<strong>en</strong> ai conduit plusieurs à terme, un certain nombre de chantiers importants rest<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> plan. Ces dernières années, j’ai eu l’intuition de devoir écrire un livre sur Lefebvre et le<br />
mondial, avant même le 11 septembre 2001 ! Cela explique que j’ai écrit aussitôt après le 11<br />
septembre. Malheureusem<strong>en</strong>t, cette écriture a été interrompue. Se relire apparaît aujourd’hui<br />
comme l’urg<strong>en</strong>ce. La composition de mes livres peut sortir de cette relecture.<br />
V<strong>en</strong>dredi 17 janvier 2003, 9 h 30<br />
Hier, j’ai porté ma Valse 2 à Anne-Marie Métaillié. Longues discussions sympathiques<br />
: je décide avec elle d’une postface, et d’un avertissem<strong>en</strong>t pour justifier cet inédit. Anne-<br />
Marie me propose 1500 euros d’avance. Je refuse les droits d’auteur pour l’édition française<br />
de ce livre. Par contre, <strong>en</strong> échange, je demande des exemplaires pour distribuer aux amis…<br />
Anne-Marie est étonnée : elle me dit qu’elle va bi<strong>en</strong> v<strong>en</strong>dre ce livre. Je lui explique que ma<br />
carrière universitaire a changé de rythme lorsque j’ai eu mon triomphe médiatique, grâce à La<br />
valse.<br />
92
H<strong>en</strong>ri Lefebvre et l’av<strong>en</strong>ture du siècle, aussi, m’a permis d’avoir une légitimité pour<br />
rééditer cet auteur, <strong>en</strong> faire “ un classique ” (Wulf). Je lui dis que j’ai <strong>en</strong>vie de publier un<br />
Lefebvre, un inédit, dans sa collection de poche “Suite”. Je lui explique que, depuis 1988, j’ai<br />
beaucoup amélioré ma lecture de cet auteur, et que, dans de très nombreux pays, on me<br />
demande un texte bref sur cet auteur qui puisse être traduit. Anne-Marie <strong>en</strong> accepte le<br />
principe.<br />
Nous évoquons les bons mom<strong>en</strong>ts, vécus avec H<strong>en</strong>ri. Elle se souvi<strong>en</strong>t du repas qu’elle<br />
avait organisé avec Lefebvre et Haudricourt. Celui-ci avait dit à H<strong>en</strong>ri : “Si vous aviez passé<br />
moins de temps avec les femmes, vous auriez produit une œuvre plus abondante !”. H<strong>en</strong>ri,<br />
auteur de 68 livres, n’était absolum<strong>en</strong>t pas d’accord. Il avait alors 87 ans. Prétextant une<br />
grande fatigue, il avait demandé à être raccompagné <strong>en</strong> voiture. J., l’attachée de presse de la<br />
maison se proposa. Trois heures plus tard, celle-ci n’était pas r<strong>en</strong>trée. Anne-Marie s’était<br />
inquiétée. J. finit par arriver, tout ébouriffée. Elle dit seulem<strong>en</strong>t : “Ce monsieur a des mains<br />
partout !”.<br />
V<strong>en</strong>dredi 13 juin 2003,<br />
Appel de Robert Joly (Espace Marx). Un colloque serait <strong>en</strong> préparation pour mars<br />
2004 à la Sorbonne sur “Ontologie et pratique des marxistes du 20° siècle”. Une demi-journée<br />
serait consacrée à H<strong>en</strong>ri. On me propose de traiter la théorie des mom<strong>en</strong>ts. Cela me motive<br />
pour m’y remettre cet été.<br />
Lundi 19 janvier 2004,<br />
Armand Ajz<strong>en</strong>berg m’<strong>en</strong>voie l’article de Robert Maggiori paru dans LIBÉRATION du<br />
jeudi 15 janvier 2004, à propos d'H<strong>en</strong>ri Lefebvre et de la réédition de son NIETZSCHE :<br />
Philosophie<br />
Lefebvre l'éternel retour<br />
Ecrit <strong>en</strong> 1939, pilonné <strong>en</strong> 1940 et jamais réédité, le Nietzsche d'H<strong>en</strong>ri<br />
Lefebvre, père putatif de Mai 68, a vieilli comme un grand cru.<br />
Par Robert MAGGIORI<br />
Un Nietzsche arraché au fascisme.<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre, Nietzsche, Préface de Michel Trebitsch. Syllepse, 208 pp., 22 Euros.<br />
Personne n'aurait aujourd'hui l'idée de parler de Carlos Marx ou de Ludovic<br />
Wittg<strong>en</strong>stein, mais à une époque, il était loisible de dire R<strong>en</strong>ato Cartesio ou<br />
B<strong>en</strong>oît Spinoza. Quand un ouvrage sur l'un de ces philosophes date un peu, on le voit à ce<br />
détail. C'est le cas de celui d'H<strong>en</strong>ri Lefebvre, sur "la destinée spirituelle de Frédéric<br />
Nietzsche”. Mais, plutôt que par péremption <strong>en</strong> gâter la t<strong>en</strong>eur, être daté lui donne tout son<br />
intérêt - comme à une bouteille de vin. Ce vieux Nietzsche est <strong>en</strong> effet un livre neuf, qu'hors<br />
quelques proches, nul n'a pu lire. Achevé d'imprimer le 18 mai 1939, il n'a guère eu le temps<br />
de vivre : dès l'automne, sa diffusion est bloquée par les mesures prises à l'<strong>en</strong>contre du Parti<br />
communiste, et, début 1940, quand le gouvernem<strong>en</strong>t Daladier s'attaque aux maisons d'édition<br />
du PC, il est saisi et mis au pilon. Il n'a jamais, depuis, été réédité. S'il est néanmoins cité par<br />
les histori<strong>en</strong>s des idées qui s'intéress<strong>en</strong>t à la “réception” de Nietzsche <strong>en</strong> France, c'est qu'il est<br />
93
paru justem<strong>en</strong>t à l'heure où le philosophe allemand faisait l'objet des plus âpres luttes<br />
d'appropriation, philosophique et surtout politique. Nietzsche est donc comme une carte<br />
postale qui, parv<strong>en</strong>ue avec plus d'un demi-siècle de retard, d'un côté réévoquerait la figure<br />
quelque peu estompée d'H<strong>en</strong>ri Lefebvre, et, de l'autre, illustrerait ce mom<strong>en</strong>t, autour du Front<br />
populaire, où une part de la p<strong>en</strong>sée marxiste française - <strong>en</strong> consonance avec certains courants<br />
allemands, marxistes ou non, représ<strong>en</strong>tés par des intellectuels exilés, par Karl Jaspers ou Karl<br />
Löwith - t<strong>en</strong>te “d'arracher Nietzsche au fascisme”.<br />
Dès la publication <strong>en</strong> 1936 de la Consci<strong>en</strong>ce mystifiée (avec Norbert Guterman) et,<br />
surtout, de la Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne <strong>en</strong> 1947 (1), H<strong>en</strong>ri Lefebvre a été l'un des<br />
philosophes et sociologues les plus connus <strong>en</strong> France (sait-on qu'on lui doit le terme de<br />
“société de consommation” ?). Généralem<strong>en</strong>t, on <strong>en</strong> fait le “père putatif” de Mai 68, par son<br />
projet de “changer la vie”, l'idée de la révolution comme fête et de l'insurrection esthétique<br />
contre le quotidi<strong>en</strong>. Mais Lefebvre, “de façon nietzsché<strong>en</strong>ne”, se voyait lui-même comme un<br />
“chaos subjectif”, “bi<strong>en</strong> plus et bi<strong>en</strong> pire qu'un <strong>en</strong>chevêtrem<strong>en</strong>t de flux”. Né <strong>en</strong> 1901 à<br />
Hagetmau (Landes), fils d'une “bigote” et d'un “libertin”, élève de Maurice Blondel, membre<br />
du PCF dès 1928, révoqué par Vichy <strong>en</strong> mars 1941, capitaine FFI à Toulouse, très tôt attaqué<br />
pour son idéalisme hégéli<strong>en</strong>, accusé de “révisionnisme”, expulsé de la Nouvelle Critique <strong>en</strong><br />
1957, “susp<strong>en</strong>du” par le Parti <strong>en</strong> 1958, proche des surréalistes, décisif dans l'élaboration des<br />
manifestes situationnistes (c'est lui qui fait connaître Raoul Vaneigem à Guy Debord et<br />
Michèle Bernstein), longtemps professeur de collège (Montargis) avant d'<strong>en</strong>trer au CNRS<br />
puis d'<strong>en</strong>seigner la sociologie aux universités de Strasbourg et de Nanterre (où il a pour<br />
assistants Jean Baudrillard, H<strong>en</strong>ri Raymond et R<strong>en</strong>é Lourau), altermondialiste avant l'heure, il<br />
eût pu être prêtre, homme de théâtre (le Maître et la servante a été joué aux Mathurins), poète,<br />
paysan, peut-être peintre, urbaniste ou architecte. Il aura été un hérétique, un homme des<br />
frontières, ou un explorateur qui, une fois ouverts de nouveaux chemins, laisse passer tous<br />
ceux qui suiv<strong>en</strong>t.<br />
La réflexion marxiste, il l'a approfondie <strong>en</strong> rep<strong>en</strong>sant le noeud Marx-Hegel -<br />
qu'Althusser s'escrimera à délier - et <strong>en</strong> mettant l'acc<strong>en</strong>t sur les concepts de consci<strong>en</strong>ce,<br />
mystification, aliénation. Il quittera toute orthodoxie, à laquelle il était rebelle, lorsqu'il<br />
élaborera la critique de la quotidi<strong>en</strong>neté, dont il voulait qu'elle pût s'affranchir du rôle qu'elle<br />
a sous le capitalisme, qui est de reproduire les caractères imposés à la vie collective par la<br />
classe dominante, de constituer une sorte de dépôt chimique où se sédim<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t les<br />
conv<strong>en</strong>tions, les m<strong>en</strong>songes et les trafics idéologiques du pouvoir, et, ainsi, d'empêcher que<br />
l'imagination, la créativité, la liberté trouv<strong>en</strong>t des voies d'expression autonomes. Quant à la<br />
définition de la modernité - on laisse de côté ses autres travaux, sur la sociologie rurale, la<br />
ville, la mondialité, etc. -,<br />
Lefebvre la bâtit <strong>en</strong> “mixant”, si on peut dire, des p<strong>en</strong>sées qui sembl<strong>en</strong>t “incompatibles” :<br />
celles de Hegel (Etat), de Marx (société) et de Nietzsche<br />
(civilisation). Hegel, Marx, Nietzsche ou le royaume des ombres paraît <strong>en</strong> 1975.<br />
L'interprétation lefebvri<strong>en</strong>ne de Nietzsche apparaît de la façon la plus claire dans cet ouvragelà,<br />
comme elle était apparue dans la Fin de l'histoire (1971) ou apparaîtra dans la Prés<strong>en</strong>ce et<br />
l'abs<strong>en</strong>ce (1980). Mais sa passion pour l'auteur du Zarathoustra est bi<strong>en</strong> antérieure, et date de<br />
l'époque où, jeune philosophe, il suivait les cours de Blondel à Aix-<strong>en</strong>-Prov<strong>en</strong>ce et, une fois à<br />
<strong>Paris</strong>, participait, avec les autres membres du groupe Philosophies (Pierre Morhange, Norbert<br />
Guterman, Georges Politzer...), aux expéri<strong>en</strong>ces avant-gardistes des années 1920.<br />
Son Nietzsche de 1939 n'est donc pas une improvisation. Mais il introduit à une<br />
“dialectique tragique”, à un nietzschéisme s'intégrant “naturellem<strong>en</strong>t dans la conception<br />
marxiste de l'homme”, à un Nietzsche qu'aujourd'hui, après le travail d'édition critique de<br />
Giorgio Colli et Mazzino Montinari, après les lectures de Nietzsche effectuées par Jaspers,<br />
Heidegger, Cacciari, Foucault, Vattimo, Lyotard, Derrida, et évidemm<strong>en</strong>t Deleuze, on ne<br />
reconnaît presque plus. Aussi, indép<strong>en</strong>damm<strong>en</strong>t de l'opération politique décisive qu'il traduit -<br />
94
consistant à montrer tout ce qui chez Nietzsche ne pouvait pas être récupéré par la p<strong>en</strong>sée<br />
d'extrême droite ou “l'idéologie hitléri<strong>en</strong>ne” -, le livre dit-il davantage de Lefebvre lui-même,<br />
qui, à l'époque, plaçant les premières balises de son cheminem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong>tre Nietzsche et Marx,<br />
saint Augustin et Pascal, savait peut-être qu'il chercherait toujours à concilier “le conçu et le<br />
vécu”. Il est un mot de Nietzsche, “quelque chose d'infinim<strong>en</strong>t saluble”, qu'il continuera à<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre toute sa vie : “Refusez les consolations !”<br />
(1) Les éditions Syllepse, depuis 1999, réédit<strong>en</strong>t tout Lefebvre. Sont<br />
disponibles : la Consci<strong>en</strong>ce mystifiée, Métaphilosophie, Elém<strong>en</strong>ts de rythmanalyse, Du<br />
contrat de citoy<strong>en</strong>neté, Mai 68, l'irruption... Parmi les autres livres de<br />
Lefebvre, on citera : le Marxisme (Que sais-je ?), Introduction à la modernité<br />
(Minuit, 1962), Marx (PUF, 1964), Sociologie de Marx (PUF, 1966), le Langage et<br />
la société (Gallimard, 1966), le Droit à la ville (Anthropos, 1968),<br />
l'Irruption de Nanterre au sommet (Anthropos, 1968), Du rural à l'urbain (Anthropos, 1969),<br />
Manifeste différ<strong>en</strong>tialiste (Gallimard, 1970), la Somme et le reste<br />
(Bélibaste, 1970), la Fin de l'histoire (Minuit, 1970), Hegel, Marx, Nietzsche<br />
(Castermann, 1975), le Temps des méprises (Stock, 1975), De l'Etat (4 vol., 10/18,<br />
1975-78), Une p<strong>en</strong>sée dev<strong>en</strong>ue monde (Fayard, 1980), Qu'est-ce que p<strong>en</strong>ser ?<br />
(Publisud, 1985)...<br />
Je réagis <strong>en</strong> <strong>en</strong>voyant à R. Maggiori le courrier suivant :<br />
Cher Robert MAGGIORI,<br />
à Robert MAGGIORI<br />
Libération,<br />
<strong>Paris</strong>, le 19 janvier 2004,<br />
J’ai lu avec un vif intérêt votre article Un Nietzsche arraché au fascisme sur la<br />
réédition du Nietzsche d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre par les éditions Syllepse. Il est très tonique. Et je<br />
vous <strong>en</strong> remercie au nom de tous les Lefebvri<strong>en</strong>s.<br />
Un seul élém<strong>en</strong>t nous a un tout petit peu fait frêmir : “Les éditions Syllepse, depuis<br />
1999, réédit<strong>en</strong>t tout Lefebvre. Sont disponibles : la Consci<strong>en</strong>ce mystifiée, Métaphilosophie,<br />
Elém<strong>en</strong>ts de rythmanalyse, Du contrat de citoy<strong>en</strong>neté, Mai 68, l'irruption...”. A notre<br />
connaissance, malgré les points de susp<strong>en</strong>sion qui sembl<strong>en</strong>t indiquer d’autres rééditions, il n’y<br />
a pas d’autre ouvrage d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre publiés chez Syllepse.<br />
Par contre, depuis 2000, les collections que je dirige aux éditions Anthropos ont édité<br />
un inédit d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre : Méthodologie des sci<strong>en</strong>ces, et ont réédités des livres introuvables<br />
comme Contribution à l’esthétique (première éd. 1946), L’exist<strong>en</strong>tialisme (première édition<br />
1946), mais aussi La survie du capitalisme, La fin de l’histoire, que vous signalez chez<br />
Minuit, mais qui a été abandonné par cet éditeur, Production de l’espace (4° édition), Du<br />
rural à l’urbain, Espace et politique. Tous ces ouvrages sont indexicalisés, préfacés, annotés,<br />
etc. Nous prévoyons d’autres rééditions. Il y a donc au moins deux maisons qui s’intéress<strong>en</strong>t à<br />
rééditer Lefebvre !<br />
J’ai égalem<strong>en</strong>t réédité La somme et le reste chez Méridi<strong>en</strong>s Klincksieck <strong>en</strong> version<br />
intégrale <strong>en</strong> 1989 (l’édition Bélibaste que vous signalez était allégée). Dans cette maison, j’ai<br />
publié égalem<strong>en</strong>t Le nationalisme contre les nations (1988).<br />
95
J’ai organisé un colloque de 5 jours <strong>en</strong> juin 2001 pour célébrer le 100° anniversaire<br />
d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre. Cette r<strong>en</strong>contre a réuni 200 personnes à l’<strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong> 8. Les<br />
interv<strong>en</strong>ants et participants sont v<strong>en</strong>us du monde <strong>en</strong>tier.<br />
J’admire le travail des éditions Syllepse, cep<strong>en</strong>dant le “tout” de votre note me semble<br />
superflu. De grands journaux français et étrangers ont suivi ce travail éditorial qui semble<br />
vous avoir échappé, ainsi qu’à Libé. Dommage ! Vous aviez r<strong>en</strong>du compte de façon<br />
élogieuse, <strong>en</strong> son temps, de mon H<strong>en</strong>ri Lefebvre et l’av<strong>en</strong>ture du siècle !<br />
Bi<strong>en</strong> amicalem<strong>en</strong>t,<br />
Mardi 19 septembre 2005,<br />
Remi HESS<br />
Je n’ai pas noté la visite, la semaine passée, d’Arnaud Spire, v<strong>en</strong>u me proposer<br />
d’organiser un colloque le 8 décembre 2005, dans le cadre de notre master, sur La critique de<br />
la vie quotidi<strong>en</strong>ne d’H. Lefebvre. Le prétexte : la thèse, à Poitiers, d’une Itali<strong>en</strong>ne :<br />
Alessandra Dall’Ara, H<strong>en</strong>ri Lefebvre. La vie quotidi<strong>en</strong>ne, “mère-terre” de la société<br />
moderne. Ce travail a été préparé sous la direction de Jean-Claude Bourdin. Nous avons<br />
accepté, Lucette et moi, cette proposition.<br />
96
DEUXIEME PARTIE<br />
LA THEORIE DES MOMENTS<br />
DANS L’ŒUVRE DE H. LEFEBVRE<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts est un thème récurr<strong>en</strong>t dans toute l’œuvre de H. Lefebvre. On<br />
trouve le thème comme titre de chapitres dans plusieurs ouvrages. Et la problématique des<br />
mom<strong>en</strong>ts est omniprés<strong>en</strong>te dans l’<strong>en</strong>semble de l’œuvre de H. Lefebvre, de 1924 jusqu’à ses<br />
derniers écrits philosophiques.<br />
De la Philosophie de la consci<strong>en</strong>ce, à La somme et le reste, à La critique de la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne, à La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce, ou à Qu’est-ce que p<strong>en</strong>ser ?, cette théorie apparaît<br />
construite <strong>en</strong> 1924, mais elle évolue fortem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> 1959, lors de la rupture du Parti avec H.<br />
Lefebvre. Celui-ci médite alors à son aliénation politique. La théorie des mom<strong>en</strong>ts l'aide à<br />
p<strong>en</strong>ser sa traversée du dogmatisme stalini<strong>en</strong>. En 1962, H. Lefebvre fait <strong>en</strong>core évoluer cette<br />
théorie. On constate qu'elle est toujours vivante <strong>en</strong> 1980, dans La prés<strong>en</strong>ce et l'abs<strong>en</strong>ce…<br />
Bref, le terme de mom<strong>en</strong>t est constamm<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>t dans l’œuvre de H. Lefebvre. Il y<br />
est élaboré sur le plan théorique et longuem<strong>en</strong>t développé à plusieurs reprises. Essayons de<br />
revisiter les grandes étapes de ce travail. Je distinguerai 5 mom<strong>en</strong>ts ess<strong>en</strong>tiels qui se<br />
structureront chronologiquem<strong>en</strong>t : le chapitre 6 (De philosophie de la consci<strong>en</strong>ce à<br />
l'expéri<strong>en</strong>ce de l'exclusion) étudiera cette théorie <strong>en</strong>tre 1924 et 1955. Ensuite, le chapitre 7<br />
sera une relecture de La somme et le reste, le chapitre 8, une relecture de La critique de la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne. Quant aux chapitre 9 et 10 (Le mom<strong>en</strong>t de l'œuvre et l'activité créatrice et La<br />
prés<strong>en</strong>ce et l'abs<strong>en</strong>ce), ils seront la lecture du livre La prés<strong>en</strong>ce et l'abs<strong>en</strong>ce.<br />
Avant d'<strong>en</strong>trer dans cette théorie, permettons-nous un pas de côté <strong>en</strong> nous autorisant à<br />
un survol de la vie et de l'œuvre d'H. Lefebvre, qui a eu, c'est le moins qu'on puisse dire, une<br />
vie bi<strong>en</strong> remplie.<br />
97
Prélude à la seconde partie<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre, Une vie bi<strong>en</strong> remplie<br />
Philosophe français, né <strong>en</strong> 1901 à Hagetmau, dans les Pyrénées, H<strong>en</strong>ri Lefebvre va se<br />
trouver mêlé à tous les grands débats philosophiques du "monde moderne". C'est ce qui<br />
explique, peut-être, qu'il apparaisse aujourd'hui Outre-Atlantique, comme le concepteur de la<br />
post-modernité.<br />
Il lit Nietzsche et Spinoza à quinze ans. Mais, à ce mom<strong>en</strong>t, il se préparait à une<br />
carrière d’ingénieur. C’est une pleurésie assez grave qui l’oblige à interrompre sa préparation<br />
à l’École polytechnique, au lycée Louis-le-Grand, et à partir à Aix-<strong>en</strong>-Prov<strong>en</strong>ce pour faire du<br />
droit et de la philosophie. H. Lefebvre gardera de sa première ori<strong>en</strong>tation vers les<br />
mathématiques une empreinte certaine. Sans cette année de mathématiques spéciales, se<br />
serait-il autant intéressé à la logique, à la technique ? Probablem<strong>en</strong>t pas… Toujours est-il qu’à<br />
Aix son contact avec Maurice Blondel va le déterminer à se donner à fond dans la<br />
philosophie.<br />
De cet <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t de Maurice Blondel, H. Lefebvre tire une bonne connaissance de<br />
la philosophie catholique, notamm<strong>en</strong>t de Saint Augustin. Mais sa relation à cette philosophie,<br />
dans laquelle il se s<strong>en</strong>t impliqué, est complexe. Il trouve que Blondel, pour un hérétique, ne<br />
va pas assez loin. M. Blondel se veut orthodoxe. H. Lefebvre le désirerait vraim<strong>en</strong>t hérétique.<br />
Une amitié lie le professeur à son étudiant qui vit aussi sur le mode paradoxal son contact<br />
avec le thomisme. De l’étude d’Augustin, H. Lefebvre garde une viol<strong>en</strong>te antipathie pour la<br />
tradition aristotélici<strong>en</strong>ne et pour le Logos véhiculé par elle à travers les âges. Il lit aussi des<br />
théologi<strong>en</strong>s déviants. Il se référera souv<strong>en</strong>t à Joaquim de Flore.<br />
À vingt ans, il arrive à <strong>Paris</strong> où il r<strong>en</strong>contre Pierre Morhange, Norbert Guterman,<br />
Georges Politzer et Georges Friedmann avec lesquels il fonde un groupe de philosophes qui<br />
va publier la revue Philosophies. Ce groupe se forme <strong>en</strong> compétition avec le groupe des<br />
Surréalistes. Ce qu’ont <strong>en</strong> commun les “ philosophes ”, c’est qu’ils refus<strong>en</strong>t l’idéologie<br />
dominante (bergsoni<strong>en</strong>ne) <strong>en</strong> Sorbonne et la philosophie intellectualiste de Léon Brunschvicg<br />
et d’Alain. Ce groupe cherche donc sa voie de façon autonome. H. Lefebvre lit Schop<strong>en</strong>hauer<br />
et Schelling.<br />
Relue aujourd’hui, la revue Philosophie apparaît comme un carrefour de ce qui allait<br />
dev<strong>en</strong>ir "exist<strong>en</strong>tialisme", "phénoménologie", "psychanalyse" et "ontologie".<br />
L’exist<strong>en</strong>tialisme, dans son premier chapitre, nous donne à lire une évaluation de cette<br />
période, de cette recherche du groupe des Philosophes ! C’est une dim<strong>en</strong>sion<br />
autobiographique du livre, passionnante, qui sera reprise et développée <strong>en</strong> 1959 dans La<br />
somme et le reste.<br />
La r<strong>en</strong>contre, <strong>en</strong>tre le groupe des philosophes et celui des surréalistes, est difficile :<br />
conflits, incompréh<strong>en</strong>sions. H. Lefebvre se lie pourtant à Tristan Tzara, suite à un article qu’il<br />
a écrit sur Dada <strong>en</strong> 1924. H. Lefebvre r<strong>en</strong>contre égalem<strong>en</strong>t Max Jacob avec qui il se brouille<br />
quand il décide d’adhérer au Parti communiste. Car à cette époque, H. Lefebvre découvre F.<br />
Hegel puis K. Marx. Il faut dire que dans les années 1920 l’<strong>Université</strong> ne s’intéressait pas<br />
<strong>en</strong>core à ces auteurs. Si André Breton fait découvrir la Logique de Hegel à H. Lefebvre, Léon<br />
Brunschvicg lui déconseille de faire une thèse de philosophie sur ce p<strong>en</strong>seur ! L’évolution de<br />
98
H. Lefebvre ne s’arrêtera pas là puisque, dans le prolongem<strong>en</strong>t de sa lecture de Hegel, il<br />
découvre Marx.<br />
H. Lefebvre va être marqué par cette r<strong>en</strong>contre théorique. En effet, ce n’est pas par la<br />
pratique de la lutte politique qu’il est am<strong>en</strong>é à lire K. Marx, mais par la théorie. C’est <strong>en</strong><br />
philosophe. H. Lefebvre adopte le marxisme sur le plan doctrinal au nom d’une thèse qui a<br />
<strong>en</strong>suite été annihilée par Staline et le stalinisme, à savoir la théorie du dépérissem<strong>en</strong>t de<br />
l’État. Dès sa première lecture de K. Marx, de F. Engels et de Lénine, H. Lefebvre découvre<br />
une critique radicale de l’État. C’est donc une coupure politique (et non philosophique ou<br />
épistémologique) qui apparaît à H. Lefebvre <strong>en</strong>tre K. Marx et ses prédécesseurs. Pour H.<br />
Lefebvre, <strong>en</strong>tre K. Marx et Bakounine, il n’y a pas de désaccord fondam<strong>en</strong>tal. Il n’y a que<br />
quelques mal<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dus au sujet de la fameuse période de transition.<br />
Cette découverte intellectuelle de la p<strong>en</strong>sée marxiste conduit H. Lefebvre à adhérer au<br />
Parti communiste <strong>en</strong> 1928, avec ses camarades du groupe Philosophie, et parallèlem<strong>en</strong>t à la<br />
réflexion du groupe surréaliste… 1928, le communisme est <strong>en</strong>core un mouvem<strong>en</strong>t. Il n’est pas<br />
institutionnalisé : "L’appareil est <strong>en</strong>core faible, travaillé par toutes sortes de contradictions"…<br />
H. Lefebvre y adhère donc <strong>en</strong> voyant dans K. Marx un adversaire du socialisme d’État. H.<br />
Lefebvre croit à la force des "soviets" <strong>en</strong> Russie. C’est cette ignorance sur ce qui se passe<br />
réellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Russie à l’époque, qui va permettre le quiproquo <strong>en</strong>tre le PC et H. Lefebvre qui<br />
va durer tr<strong>en</strong>te ans. H. Lefebvre expliquera plus tard que "le mouvem<strong>en</strong>t communiste naissant<br />
ne se recruta pas parmi les personnalités autoritaires, mais parmi les anarchisants" 145 . Si<br />
beaucoup se transform<strong>en</strong>t <strong>en</strong> intégristes, <strong>en</strong> dogmatiques, H. Lefebvre reste fidèle à luimême<br />
; ce qui va l’am<strong>en</strong>er assez souv<strong>en</strong>t dans l’opposition à la direction. D’ailleurs, sa simple<br />
lecture de K. Marx le conduit à rappeler continuellem<strong>en</strong>t la "prophétie" du mouvem<strong>en</strong>t (il ne<br />
faut pas appliquer des principes figés, mais repr<strong>en</strong>dre la méthode de K. Marx pour p<strong>en</strong>ser des<br />
objets nouveaux) le r<strong>en</strong>d suspect, auprès des militants de base qui sont surtout des empiristes.<br />
Les premières difficultés apparaiss<strong>en</strong>t à l’occasion de la Revue marxiste, qui sera<br />
supprimée <strong>en</strong> 1928-1929. Le groupe des philosophes avait déjà publié deux revues,<br />
Philosophies et L’esprit. L’adhésion au Parti le conduisit à créer la Revue marxiste qui se<br />
voulait une nouvelle étape dans la démarche du groupe. P. Morhange, N. Guterman, G.<br />
Friedmann, G. Politzer puis P. Nizan participèr<strong>en</strong>t à cette initiative. En fait, cette revue se<br />
voulait très ouverte. La plupart des collaborateurs refusai<strong>en</strong>t l’économisme qui traversait déjà<br />
la p<strong>en</strong>sée marxiste. Cette revue fonctionna comme un analyseur du fait qu’à cette époque déjà<br />
une telle initiative qui partait d’un autre lieu que la direction du mouvem<strong>en</strong>t communiste était<br />
intolérable.<br />
La "moindre déviation idéologique se mit à passer pour une opération policière" (H.<br />
Lefebvre). Finalem<strong>en</strong>t, l’arg<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>ant à manquer, la revue disparut. La direction du Parti ne<br />
fut pas étrangère à la faillite de la Revue 146 … À la suite de cette av<strong>en</strong>ture, le groupe des<br />
philosophes éclata. N. Guterman quitta la France pour les États-Unis ; P. Morhange partit <strong>en</strong><br />
province… Quant à H. Lefebvre, il est professeur de philosophie à Privas !<br />
En même temps qu’il milite à la base, H. Lefebvre écrit. Il comm<strong>en</strong>ce à publier <strong>en</strong><br />
collaboration avec N. Guterman les œuvres de jeunesse de Marx, dans la revue Avant-Poste.<br />
C’est dans cette revue que paraiss<strong>en</strong>t égalem<strong>en</strong>t les premiers chapitres de La consci<strong>en</strong>ce<br />
mystifiée 147 . Quelle est la thèse c<strong>en</strong>trale de ce livre ? Ni la consci<strong>en</strong>ce individuelle, ni la<br />
consci<strong>en</strong>ce collective ne peuv<strong>en</strong>t passer pour critère de la vérité. Les formes de la consci<strong>en</strong>ce<br />
sont manipulées. La société moderne tout <strong>en</strong>tière s’est construite sur la méconnaissance de ce<br />
145 Le temps des méprises, p. 65.<br />
146 Sur le contexte de cette affaire, voir R. Hess, H<strong>en</strong>ri Lefebvre et l’av<strong>en</strong>ture du siècle, op. cit. p. 75 et s.<br />
147 Ce livre a été réédité <strong>en</strong> 1999 chez Syllepse.<br />
99
qui la fonde, c’est-à-dire le mécanisme de la plus-value. La classe ouvrière elle-même ne<br />
connaît pas le mécanisme de sa propre exploitation. Elle le vit sur le mode de la<br />
méconnaissance, de l’humiliation. Ri<strong>en</strong> de plus difficile que de faire <strong>en</strong>trer cette connaissance<br />
dans la classe ouvrière elle-même. C’est ce qui permet au fascisme d’imposer des<br />
représ<strong>en</strong>tations inverses de la réalité. Le fascisme peut se faire passer pour socialisme puisque<br />
l’inversion des rapports est possible. Ils n’impliqu<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong> eux-mêmes, dans la pratique,<br />
leur propre connaissance mais au contraire leur propre méconnaissance.<br />
Ce livre est mal accueilli dans le mouvem<strong>en</strong>t communiste. La c<strong>en</strong>sure soviétique<br />
refuse les services de presse. Politzer écrit un article viol<strong>en</strong>t contre H. Lefebvre que Maurice<br />
Thorez juge lui-même dogmatique et sectaire. En fait, le livre de H. Lefebvre et N. Guterman<br />
pose des problèmes que ne se posait pas le Parti. À l’époque (1936), les communistes ne<br />
voi<strong>en</strong>t dans la montée du nazisme qu’un épisode qui ne pouvait durer. La consci<strong>en</strong>ce<br />
mystifiée, écrite <strong>en</strong>tre 1933 et 1935 (<strong>en</strong> partie à New York), fut un livre maudit. Rejeté par les<br />
communistes, il fut proscrit et détruit quelques années plus tard par les Nazis.<br />
Dans ces années, même G. Politzer estime que la politique n’est pas du ressort des<br />
militants : "Seul le dirigeant politique, le chef a le droit à la parole sur ces questions." C’est le<br />
mom<strong>en</strong>t où lui-même abandonne ses ambitions sci<strong>en</strong>tifiques, son projet de psychologie<br />
concrète, et plus <strong>en</strong>core sa position psychanalytique des débuts.<br />
C’est une période de suspicion <strong>en</strong>tre les militants. H. Lefebvre découvre que P. Nizan<br />
lui subtilise sa correspondance pour la montrer <strong>en</strong> haut lieu… Ce climat n’empêche pas H.<br />
Lefebvre de rester au Parti. Il y trouve un appui : "Je p<strong>en</strong>se que j’ai évité plus d’une fois une<br />
crise personnelle à cause du militantisme", écrit-il. Il t<strong>en</strong>te de mettre au point un contre<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t<br />
de la philosophie, dans son lycée de Privas. Avec d’autres, il publie des Cahiers<br />
du contre-<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t.<br />
La seconde partie des années 1930 correspond à une énorme activité de traduction<br />
(avec Norbert Guterman) et de prés<strong>en</strong>tation des œuvres de F. Hegel, K. Marx et Lénine. Ce<br />
travail sera complété par de nombreux textes de prés<strong>en</strong>tations du marxisme (Le matérialisme<br />
dialectique 1939, puis Marx et la liberté 1947, Le marxisme 1948, Pour connaître la p<strong>en</strong>sée<br />
de K. Marx 1948, etc.).<br />
H. Lefebvre est donc resté au Parti durant la guerre : cela l’a conduit à être susp<strong>en</strong>du<br />
de ses fonctions d’<strong>en</strong>seignant par Vichy, et à être recherché. Il se cache dans les Pyrénées où,<br />
dans un gr<strong>en</strong>ier, il explore les archives de la vallée de Campan. À partir de ce travail, il<br />
s’intéressera à la sociologie rurale, thème de sa thèse sout<strong>en</strong>ue plus tard.<br />
Dans l’immédiat après-guerre, H. Lefebvre retrouve l’opportunité de publier : il écrit<br />
presque simultaném<strong>en</strong>t L’exist<strong>en</strong>tialisme et le premier tome de La critique de la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne, thématique qui aura, pour lui, un bel av<strong>en</strong>ir théorique. Nous revi<strong>en</strong>drons sur ce<br />
contexte.<br />
Dans les années 1950, H. Lefebvre reste <strong>en</strong>core au Parti communiste parce que la lutte<br />
interne contre le stalinisme est <strong>en</strong>gagée. Lutte idéologique, théorique et politique. C’est la<br />
période où H. Lefebvre <strong>en</strong>gage une polémique contre l’idée dominante dans le Parti de<br />
"sci<strong>en</strong>ces prolétari<strong>en</strong>ne". Le nœud du conflit va être la logique. Il écrit un Traité de logique,<br />
dont un premier volume, publié aux éditions du Parti, est retiré de la circulation avant même<br />
sa sortie 148 . Un autre ouvrage consacré à la méthodologie des mathématiques et des sci<strong>en</strong>ces<br />
(qui devait être le second volume du Traité de matérialisme dialectique), déjà imprimé, ne fut<br />
jamais distribué… Époque difficile pour H. Lefebvre qui n’arrivait pas à faire admettre au<br />
148 H. Lefebvre, Méthodologie des sci<strong>en</strong>ces, édité pour la première fois, chez Anthropos, <strong>en</strong> 2002.<br />
100
sein du Parti qu’un plus un égale deux est aussi vrai ou aussi faux à Moscou qu’à <strong>Paris</strong>…<br />
"Les relations d’inclusion ou d’exclusion ne sont pas fausses ici et vrai là-bas." H. Lefebvre<br />
se bat contre l’idée d’une logique de classe. Aucune conclusion pratique n’est tirée de la<br />
publication de l’essai de Staline sur la linguistique. C’est ainsi que pr<strong>en</strong>d forme l’activité<br />
oppositionnelle de H. Lefebvre qui se r<strong>en</strong>forcera à partir de 1953, date de la mort de Staline.<br />
Depuis 1948, il travaille au CNRS. Il écrit la version définitive de sa thèse, à partir de<br />
recherches m<strong>en</strong>ées p<strong>en</strong>dant la guerre lorsqu’il se cachait dans les Pyrénées. Cette thèse de<br />
sociologie rurale porte sur La vallée de Campan (parue au PUF, rééditée <strong>en</strong> 1990, dans la très<br />
belle collection Dito). Sur les Pyrénées, il publie <strong>en</strong>core un ouvrage méditatif et impliqué 149 .<br />
Dans les années 1947-1955, il écrit une série d’ouvrages consacrés à de grands<br />
écrivains français (Descartes, Diderot, Pascal, Musset, Rabelais) pour construire le<br />
mouvem<strong>en</strong>t de la p<strong>en</strong>sée de libération de l’homme. Il veut montrer que l’on ne peut pas<br />
rejeter ces auteurs comme des p<strong>en</strong>seurs "bourgeois", mais qu’il faut voir comm<strong>en</strong>t les idées se<br />
form<strong>en</strong>t, comm<strong>en</strong>t le matérialisme dialectique puise dans ces œuvres les conditions de son<br />
émerg<strong>en</strong>ce.<br />
H. Lefebvre écrit des articles préconisant l’introduction dans le marxisme des<br />
développem<strong>en</strong>ts modernes de la logique, de l’informatique et de la cybernétique, ce dont ne<br />
voulai<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre parler ni les philosophes russes ni les p<strong>en</strong>seurs plus ou moins officiels<br />
du Parti français comme Roger Garaudy. Dans Voies nouvelles, il produit quelques idées<br />
neuves, qui feront leur chemin vingt années plus tard (notamm<strong>en</strong>t l’idée de la nécessité de<br />
définir un programme avant la prise de pouvoir). Le Parti ne les reti<strong>en</strong>t pas. Pour lui, quelques<br />
mots d’ordre simplistes suffis<strong>en</strong>t. Ensuite, tout se précipite. Les révélations du rapport<br />
Khrouchtchev vont bi<strong>en</strong> plus loin que ce que ne pouvai<strong>en</strong>t imaginer les oppositionnels. C’est<br />
l’époque des exclusions du Parti (Morin, etc.). H. Lefebvre est susp<strong>en</strong>du <strong>en</strong> 1958. Il choisit de<br />
partir et de pr<strong>en</strong>dre du large. En tant que philosophe, il s’autorise alors une <strong>en</strong>tière autonomie<br />
de p<strong>en</strong>sée.<br />
Après La somme et le reste, livre ess<strong>en</strong>tiel (780 pages), écrit <strong>en</strong>tre juin et octobre 1958<br />
(dans un contexte politique très particulier, <strong>en</strong> France), dans lequel il fait le bilan de sa vie<br />
philosophique et de son av<strong>en</strong>ture dans le Parti (nous y revi<strong>en</strong>drons), il va se lancer dans la<br />
rédaction d’ouvrages importants. Il participe à la définition de la base théorique de ce qui va<br />
dev<strong>en</strong>ir l’Internationale situationniste 150 de Guy Debord, avec lequel il s’est lié d’amitié.<br />
Cette amitié ne dure pas. Il y a rupture viol<strong>en</strong>te 151 .<br />
Cette confrontation avec les situationnistes va stimuler sa grande productivité de<br />
l’époque. Sa critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne, amorcée dès la fin de la guerre, est reprise,<br />
reformulée. Une nouvelle version de L’introduction à la critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne est<br />
rééditée <strong>en</strong> 1958. Le volume 2, sur Les fondem<strong>en</strong>ts d’une sociologie de la quotidi<strong>en</strong>neté,<br />
paraît <strong>en</strong> 1961.<br />
Cette année-là, H. Lefebvre <strong>en</strong>tre dans l’<strong>Université</strong>. Il devi<strong>en</strong>t professeur à Strasbourg.<br />
À partir de 1965, il <strong>en</strong>tre à Nanterre. H. Lefebvre a att<strong>en</strong>du d’avoir plus de soixante ans, pour<br />
se lancer dans l’av<strong>en</strong>ture de l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t universitaire. Jusqu’<strong>en</strong> 1958, sa réputation de<br />
militant communiste, malgré l’aspect déjà monum<strong>en</strong>tal de son œuvre, lui <strong>en</strong> avait interdit<br />
l’accès. Cela explique peut-être pourquoi il est <strong>en</strong>tré dans cette nouvelle expéri<strong>en</strong>ce avec tant<br />
149<br />
H. Lefebvre, Pyrénées, réédité <strong>en</strong> 2000 (avec une préface de R. Lourau).<br />
150<br />
Laur<strong>en</strong>t Chollet, L’insurrection situationniste, <strong>Paris</strong>, Dagorno, 2000. Dans ce livre, H. Lefebvre qui avait été<br />
dénoncé par les Situs dans les années 1960, comme un "Versaillais de la culture" se trouve <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t<br />
réhabilité, puisque ses œuvres complètes sont inscrites comme "publications du mouvem<strong>en</strong>t".<br />
151<br />
Sur le contexte de cette rupture, voir R. Hess, H<strong>en</strong>ri Lefebvre et l’av<strong>en</strong>ture du siècle, op. cit. p. 214 et<br />
suivantes.<br />
101
de fougue. Tant à Strasbourg qu’à Nanterre, son influ<strong>en</strong>ce sur les étudiants va être<br />
extraordinaire. Rarem<strong>en</strong>t un professeur d’<strong>Université</strong> aura eu autant d’influ<strong>en</strong>ce sur les<br />
étudiants qu’H<strong>en</strong>ri Lefebvre.<br />
Simultaném<strong>en</strong>t, H. Lefebvre <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>d La proclamation de la commune. Ce livre ne<br />
paraîtra qu’<strong>en</strong> 1965. Il rédige aussi Introduction à la modernité (1962) et Métaphilosophie<br />
(1965). Ce dernier livre aura et a toujours une influ<strong>en</strong>ce considérable <strong>en</strong> Allemagne 152 . Il fait<br />
apparaître H. Lefebvre comme un théorici<strong>en</strong> proche des auteurs de l’École de Francfort. Ces<br />
livres seront lus par certains des étudiants, qui feront 1968. C’est l’époque de l’émerg<strong>en</strong>ce<br />
d’Althusser à l’École normale supérieure. Pour Marx et Lire le capital sont parus <strong>en</strong> 1965,<br />
aussi. Althusser et sa théorie de la "coupure épistémologique" chez Marx seront l’occasion de<br />
nouvelles confrontations.<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre refuse tout système. H. Lefebvre attaque le monde bourgeois, le<br />
capitalisme de la marchandise, le monde de l’arg<strong>en</strong>t, du profit. Tout <strong>en</strong> s’affrontant aux<br />
partisans du sci<strong>en</strong>tisme, du positivisme, du structuralisme, il élabore le soubassem<strong>en</strong>t<br />
théorique du mouvem<strong>en</strong>t de contestation, qui va se former dans le départem<strong>en</strong>t de sociologie<br />
de Nanterre qu’il dirige. Rapidem<strong>en</strong>t, la majorité des étudiants adhère à l’analyse<br />
contestatrice du vécu, de la sexualité, de la vie quotidi<strong>en</strong>ne, des conditions concrètes de la<br />
société existante que développe H. Lefebvre. H. Lefebvre laisse ses assistants développer<br />
leurs propres recherches. Il les <strong>en</strong>courage à <strong>en</strong>seigner leur propre p<strong>en</strong>sée, ce qui n’était pas<br />
fréqu<strong>en</strong>t avant Mai 1968, où l’assistant était le répétiteur des idées du professeur. C’est ainsi<br />
qu’aux <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts de H. Lefebvre se surajout<strong>en</strong>t ceux d’Eugène Enriquez, Jean<br />
Baudrillard, R<strong>en</strong>é Lourau et H<strong>en</strong>ri Raymond, Maïté Clavel…<br />
L’attitude de H. Lefebvre lors du surgissem<strong>en</strong>t des évènem<strong>en</strong>ts de Mai, c’est celle du<br />
philosophe qui voit se réaliser socialem<strong>en</strong>t, au niveau du mouvem<strong>en</strong>t social, les intuitions et<br />
les concepts qu’ils t<strong>en</strong>tai<strong>en</strong>t de formuler, depuis de très nombreuses années. On lui donne la<br />
paternité des évènem<strong>en</strong>ts de Mai 153 .<br />
H. Lefebvre n’<strong>en</strong> reste pas là. Il continue à travailler. Il publie un très grand nombre de<br />
livres <strong>en</strong>tre 1968 et 1980, qui lui permett<strong>en</strong>t de préciser sa théorie du politique. Le manifeste<br />
différ<strong>en</strong>tialiste (1970) élabore la notion de différ<strong>en</strong>ce. Ce livre t<strong>en</strong>d à indiquer la voie qu’il<br />
faut suivre si l’on veut échapper à la standardisation généralisée qui m<strong>en</strong>ace la "société<br />
bureaucratique de consommation dirigée", dans laquelle viv<strong>en</strong>t les pays développés. La fin de<br />
l’histoire r<strong>en</strong>oue avec la lecture de Nietzsche, Au-delà du structuralisme (1971) regroupe tous<br />
les articles écrits dans la période antérieure contre Althusser. Plusieurs ouvrages sur l’espace<br />
et la ville : Le droit à la ville (1968), Du Rural à l’urbain (1970), La p<strong>en</strong>sée marxiste et la<br />
ville (1972), Espace et politique (1973) et surtout La production de l’espace (1974). Après<br />
Hegel, Nietzsche, Marx ou le royaume des ombres, H. Lefebvre se lance dans une synthèse<br />
sur la question de l’État : De l’État aura quatre tomes.<br />
152 Voir Ulrich Müller-Schöll, Das System und der Rest, 1999.<br />
153 A l’occasion d’un jury de thèse à Lyon (janvier 2001), j’ai partagé un repas avec R<strong>en</strong>é Raymond,<br />
académici<strong>en</strong>, histori<strong>en</strong> nanterrois, auquel j’ai posé quelques questions à propos de H. Lefebvre : “ J’ai apprécié<br />
l’œuvre, mais l’homme me déplaisait totalem<strong>en</strong>t. Le premier contact <strong>en</strong>tre H. L. et moi datait de 1959 ou 1960. ”<br />
R<strong>en</strong>é Raymond avait invité H. Lefebvre, après la sortie de La somme et le reste, pour participer à un colloque à<br />
Sci<strong>en</strong>ces Politiques sur les intellectuels français. H. Lefebvre n’avait pas fait de vague. Ensuite R. R. a revu H.<br />
L. lorsque celui-ci, <strong>en</strong> poste à Strasbourg, est v<strong>en</strong>u à <strong>Paris</strong> X pour poser sa candidature sur un poste de<br />
professeur de sociologie. L’argum<strong>en</strong>t lancé par H. Lefebvre : “ J’<strong>en</strong> ai marre de faire <strong>Paris</strong>-Strasbourg <strong>en</strong> train.<br />
Je connais tous les arbres du parcours. ” Mais R<strong>en</strong>é Raymond évoque surtout l’attitude subversive de H. L.<br />
soufflant sur le feu <strong>en</strong> 1967-68 à Nanterre. “ Il refusait d’assumer toute responsabilité ”. On parlait de “ listes<br />
noires ” sur lesquelles des étudiants aurai<strong>en</strong>t été inscrits pour leurs activités subversives et qui “ n’existai<strong>en</strong>t<br />
pas ”. Au lieu d’être clair, H. Lefebvre laissait accroire qu’elles existai<strong>en</strong>t. "Pour dépasser les t<strong>en</strong>sions, la femme<br />
d’H<strong>en</strong>ri Raymond qui était mon étudiante a voulu organiser un repas <strong>en</strong>tre nous. Mais cela s’est très mal passé".<br />
102
Entre-temps, H. Lefebvre a pris sa retraite. Il n’<strong>en</strong>seigne plus à Nanterre, mais il<br />
voyage beaucoup. Il fait des confér<strong>en</strong>ces dans le monde <strong>en</strong>tier. Il écrit chaque matin. Il lit<br />
beaucoup. À partir de 1978, il revi<strong>en</strong>t plus systématiquem<strong>en</strong>t à la philosophie. Il relit les<br />
tragiques grecs. Il lui semble que la clé de la philosophie, la clé du monde, soit à chercher de<br />
ce côté. H. Lefebvre ne p<strong>en</strong>se pas que l’on puisse tirer quelques choses des mythes. C’est<br />
dans le tragique qu’il faut chercher. H. Lefebvre voit la solution davantage du côté de<br />
Prométhée que du côté de Dionysos. Prométhée ! Image terrible, prodigieuse. Attaché au<br />
rocher par le pouvoir et par la force, il porte <strong>en</strong> lui que la libération vi<strong>en</strong>dra de la mort des<br />
dieux. Zeus perdra le pouvoir. Mais Prométhée lui-même peut mourir ! H. Lefebvre se trouve<br />
davantage dans la tragédie que dans le drame, car dans la tragédie, il y a victoire sur le temps<br />
et la mort. La tragédie ressuscite le héros tragique qui réapparaît et revit sa mort. C’est de là<br />
qu’on peut tirer une philosophie. Cette démarche peut sembler très loin du marxisme. Mais<br />
pas si loin qu’on ne le croit. Marx ne dit-il pas lui-même qu’il a incarné Prométhée ? Ces<br />
thèmes seront repris dans Qu’est-ce que p<strong>en</strong>ser ?(1985).<br />
Ce cheminem<strong>en</strong>t, H. Lefebvre l’inscrit aussi dans la Prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce (1980), qui<br />
paraît <strong>en</strong> même temps qu’Une p<strong>en</strong>sée dev<strong>en</strong>ue monde, livre dans lequel H. Lefebvre évalue<br />
<strong>en</strong>core une fois le marxisme. Faut-il abandonner Marx ? se demande H. Lefebvre.<br />
Évidemm<strong>en</strong>t, cette évaluation critique est difficile. H. Lefebvre r<strong>en</strong>oue pourtant avec l’idée<br />
qui a guidé sa première lecture de l’auteur du Capital : Marx est aux antipodes du stalinisme,<br />
il porte <strong>en</strong> lui des ferm<strong>en</strong>ts anti-étatiques dont, plus que jamais, nous avons besoin<br />
aujourd’hui.<br />
Dans La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce, la question qui est posée, c’est celle de la philosophie.<br />
Après K. Marx, peut-on philosopher ? H. Lefebvre répond à la question par l’exemple. Ce<br />
livre s’inscrit aussi dans cette veine philosophique. Il y explore le mom<strong>en</strong>t de l’œuvre. Il nous<br />
donne une théorie philosophique de la représ<strong>en</strong>tation. Qu’est-ce que la représ<strong>en</strong>tation ? Un<br />
intermédiaire <strong>en</strong>tre l’être et le non-être : toute la question est de savoir si la connaissance peut<br />
– ou ne peut pas – dépasser cet intermédiaire pour atteindre l’être véritable. E. Kant ne le<br />
croyait pas ; K. Marx, lui, appelait le philosophe à sortir de la représ<strong>en</strong>tation, qui est toujours<br />
illusoire, tandis que F. Nietzsche proposait de rejeter à la fois philosophie et représ<strong>en</strong>tation,<br />
de les dépasser vers un au-delà accessible seulem<strong>en</strong>t au surhomme.<br />
Après avoir esquissé une histoire du concept de représ<strong>en</strong>tation, H. Lefebvre conclut<br />
que la représ<strong>en</strong>tation est un fait social et psychique dont on ne peut se passer, mais qu’il faut<br />
savoir choisir. Il faut choisir les représ<strong>en</strong>tations fécondes, celles qui permett<strong>en</strong>t d’explorer le<br />
possible, et dépasser les représ<strong>en</strong>tations illusoires (celles qui fascin<strong>en</strong>t les hommes mais<br />
bloqu<strong>en</strong>t l’évolution de la société). Ce livre qui, d’une certaine manière, est une sorte de bilan<br />
de l’œuvre philosophique de H. Lefebvre pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> compte la p<strong>en</strong>sée de K. Marx, mais aussi<br />
celle de Spinoza ou celle de Joachim de Flore. C’est un livre étonnant, reposant sur une<br />
culture énorme, mais surtout mû par une p<strong>en</strong>sée frémissante "t<strong>en</strong>due vers des possibles jamais<br />
réalisés, ouverte à tous les horizons de la modernité" (C. Delacampagne). H. Lefebvre s’est<br />
imposé comme philosophe et comme sociologue. La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce déploie le mom<strong>en</strong>t<br />
philosophique. L’intérêt de l’ouvrage, c’est de rappeler une fois <strong>en</strong>core que la philosophie ne<br />
peut se laisser <strong>en</strong>fermer dans aucun dogmatisme. La p<strong>en</strong>sée n’est pas un jeu fermé sur soi.<br />
C’est un instrum<strong>en</strong>t d’exploration du réel.<br />
Dans quel s<strong>en</strong>s évolue la p<strong>en</strong>sée de H. Lefebvre à la fin de sa vie ? C’est difficile à<br />
dire. Auteur de dizaines et de dizaines d’ouvrages, H. Lefebvre n’a pas clos son œuvre. Celleci<br />
est restée ouverte, inachevée. H. Lefebvre est rev<strong>en</strong>u à l’œuvre d’art. Il a relu Musil. Pour<br />
lui, L’homme sans qualité est le roman de la dissolution du monde moderne. Le héros de<br />
Musil parle <strong>en</strong> philosophe. Il énonce sa philosophie <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant compte de la technique mais <strong>en</strong><br />
la dépassant. À côté de Musil, H. Lefebvre a lu Shakespeare, les tragiques grecs, R<strong>en</strong>é Thom<br />
103
(théorie des catastrophes). Il constate que la tragédie grecque a permis aux Grecs de vivre,<br />
qu’elle leur a permis de s’accepter, d’accepter leur monde (leur cosmos). La tragédie porte<br />
donc <strong>en</strong> elle une affirmation. Dans la tragédie, la souffrance et la mort sont niées. Nietzsche<br />
l’a press<strong>en</strong>ti. H. Lefebvre le découvre… La chute du mur de Berlin a été un choc pour H.<br />
Lefebvre. C’est sur cet événem<strong>en</strong>t historique qu’il a médité à la fin de sa vie. Il est mort <strong>en</strong><br />
juin 1991. Peu auparavant, il s’était exprimé pour faire le bilan du communisme, trop souv<strong>en</strong>t<br />
générateur d’<strong>en</strong>nui, incapable de porter une utopie et de m<strong>en</strong>er la critique du quotidi<strong>en</strong>.<br />
S’il fallait définir <strong>en</strong> un mot le mouvem<strong>en</strong>t de l’œuvre de H. Lefebvre, on pourrait dire<br />
que c’est autour de la notion d’av<strong>en</strong>ture, que celle-ci peut s’organiser. H. Lefebvre n’a jamais<br />
séparé le vécu et le conçu : l’un et l’autre s’<strong>en</strong>tremêl<strong>en</strong>t. Cette idée est déjà prés<strong>en</strong>te dans<br />
L’exist<strong>en</strong>tialisme. C’est dans le contexte de la confrontation intellectuelle, mais aussi<br />
personnelle, avec les mouvem<strong>en</strong>ts d’avant-garde (groupe des philosophes, surréalisme,<br />
marxisme, mouvem<strong>en</strong>t d’opposition dans le Parti communiste, situationnisme, mouvem<strong>en</strong>t<br />
étudiant…) qu’H. Lefebvre a développé son activité de philosophe (p<strong>en</strong>seur, théorici<strong>en</strong>,<br />
écrivain). À chaque fois, la confrontation est une nouvelle av<strong>en</strong>ture. Le contact avec l’œuvre<br />
de K. Marx remet <strong>en</strong> cause la philosophie. Comm<strong>en</strong>t philosopher après K. Marx ? H.<br />
Lefebvre propose donc un horizon : la métaphilosophie.<br />
Il faut sou<strong>ligne</strong>r l’importance de H. Lefebvre comme philosophe marxi<strong>en</strong>. Il a restitué<br />
la véritable p<strong>en</strong>sée de Marx autour de deux fils conducteurs : la théorie de l’aliénation et la<br />
critique de l’État. H. Lefebvre p<strong>en</strong>se que la théorie de l’aliénation traverse Le capital, que la<br />
notion de travail aliénant – aliéné conduit à l’idée que le capital s’autonomise par rapport à la<br />
pratique comme toutes les puissances aliénantes – aliénées. Ce que la métaphilosophie de H.<br />
Lefebvre a apporté, c’est une suite de concepts qui ne font pas système. Ils provi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de la<br />
pratique et ils y revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t : "espace social", "différ<strong>en</strong>ce ", "quotidi<strong>en</strong>", "mystification",<br />
"mondial" et "aliénation" sont des concepts qui <strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t <strong>en</strong> relation mais ne font pas système.<br />
Leur rôle a été se servir de ferm<strong>en</strong>t, de levain. Ils ont fécondé la société contemporaine et se<br />
sont dissous <strong>en</strong> elle. C’est <strong>en</strong> cela qu’ils sont très distincts des concepts philosophiques<br />
classiques qui rest<strong>en</strong>t pris dans leur armature, dans leur structure, dans leur architectonique<br />
philosophique. Pour H. Lefebvre, peu importe le statut épistémologique du concept. Ce qui<br />
importe, c’est son trajet dans la pratique, dans le vécu.<br />
De ce point de vue, on peut dire que le travail de H. Lefebvre a été efficace. Sa théorie<br />
de l’aliénation par exemple s’est imposée chez les jeunes, chez les colonisés, chez les<br />
femmes… Trajet foudroyant du concept qui le r<strong>en</strong>d obsolesc<strong>en</strong>t. Le succès du concept, image<br />
ou métaphore, épuise ses virtualités, ses possibilités. Le philosophe <strong>en</strong> produit alors un autre.<br />
Cette dialectique perman<strong>en</strong>te <strong>en</strong>tre le vécu (int<strong>en</strong>se) de H. Lefebvre et le conçu est ce qui<br />
caractérise son apport à la philosophie. Vécu et conçu s’<strong>en</strong>richiss<strong>en</strong>t mutuellem<strong>en</strong>t.<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre a vécu longtemps au 30 de la rue Rambuteau, à <strong>Paris</strong>, dans un très bel<br />
appartem<strong>en</strong>t dont il n'était pas propriétaire. La banque qui le possédait lui proposa de racheter<br />
cet appartem<strong>en</strong>t. Mais H. Lefebvre refusa. Il quitta alors le c<strong>en</strong>tre de <strong>Paris</strong>, pour se retirer à<br />
Navarr<strong>en</strong>x, dans la maison familiale, où il mourut <strong>en</strong> 1991. Il est <strong>en</strong>terré au cimetière de<br />
Navarr<strong>en</strong>x.<br />
H. Lefebvre a vu tomber le mur de Berlin. Son comm<strong>en</strong>taire politique de cet<br />
événem<strong>en</strong>t ("à l'est, le communisme était lourd, pesant, <strong>en</strong>nuyeux"), n'a pas étonné ceux qui<br />
l'ont connu comme le théorici<strong>en</strong> de la révolution comme fête.<br />
Pédagogue de tal<strong>en</strong>t, H. Lefebvre a formé de nombreux professeurs d'université. Entre<br />
1962 et 1973, période de sa vie où il a exercé le métier d'universitaire, il a fait passer 96<br />
thèses. Ce chiffre exceptionnel s'explique par le fait qu'il était très bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>touré. Une équipe<br />
104
nombreuse le secondait dans tous les domaines de son activité (recherche, <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t,<br />
écriture, pédagogie).<br />
Après sa retraite, il continue à avoir une réelle influ<strong>en</strong>ce. Ses voyages le conduisir<strong>en</strong>t à<br />
se confronter au mondial, et à suivre, sur le plan politique, les luttes à l'échelle planétaire. Il<br />
<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t des relations avec tous les groupes qui agissai<strong>en</strong>t (partis politiques, mais aussi<br />
mouvem<strong>en</strong>ts de libération, mouvem<strong>en</strong>t des femmes, groupes de recherche, etc).<br />
Chapitre 6<br />
De philosophie de la consci<strong>en</strong>ce à l'expéri<strong>en</strong>ce de<br />
l'exclusion<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts existe chez H. Lefebvre, avant sa lecture de Hegel. Dans La<br />
somme et le reste, dans le chapitre sur Le normal et l'anormal, H<strong>en</strong>ri Lefebvre écrit : "Je ne<br />
voulais pas faire appel à mes essais antérieurs, à une longue esquisse d’une "philosophie de la<br />
consci<strong>en</strong>ce", que j’avais <strong>en</strong>visagée un mom<strong>en</strong>t de transformer <strong>en</strong> thèse, et qui cont<strong>en</strong>ait <strong>en</strong><br />
vrac la théorie des mom<strong>en</strong>ts, des aperçus risqués sur la consci<strong>en</strong>ce transc<strong>en</strong>dantale, et bi<strong>en</strong><br />
d’autres choses <strong>en</strong>core 154 ."<br />
La première théorie (idéaliste) des mom<strong>en</strong>ts<br />
Dans un article écrit <strong>en</strong> septembre 1924, mais publié <strong>en</strong> 1925, "Positions d'attaque et<br />
de déf<strong>en</strong>se du nouveau mysticisme", H. Lefebvre utilise déjà le concept de mom<strong>en</strong>t. Il v<strong>en</strong>ait<br />
de terminer un ouvrage (que j'ai eu <strong>en</strong>tre les mains ; il est inédit), sur La philosophie de la<br />
consci<strong>en</strong>ce 155 , dans lequel se trouve déjà cette notion de mom<strong>en</strong>t. Dans l’article de 1925 156 ,<br />
une première partie conti<strong>en</strong>t une attaque contre les mysticismes passés, théologiques et<br />
métaphysiques, attaque fondée sur la distinction <strong>en</strong>tre deux formes de p<strong>en</strong>sée : l'une, la p<strong>en</strong>sée<br />
magique, arrête la recherche <strong>en</strong> réalisant "des forces, des substances, des idées, des plans<br />
irréels ou surréels ; elle croit alors s'être soumis le monde, comme un magici<strong>en</strong> croit dompter<br />
des génies...". La p<strong>en</strong>sée magique transpose <strong>en</strong> absolus des mom<strong>en</strong>ts de la consci<strong>en</strong>ce. Elle se<br />
contredit ; voulant posséder elle ne peut éluder l'av<strong>en</strong>ture, et il lui faut se "livrer, s'abandonner<br />
à des signes humains crus magiques, c'est-à-dire s'absorber <strong>en</strong> eux ; voilà pourquoi le<br />
mystique veut s'abolir ; c'est pour se posséder qu'il cherche à disparaître...". Cette première<br />
partie se termine sur l'annonce d'un humanisme fondé sur la seule forme de p<strong>en</strong>sée valable,<br />
celle qui ne pose pas l'absolu "par une transposition d'élém<strong>en</strong>ts humains". – "L'absolu ne<br />
s'exprimera, que par la loi suivant laquelle le vouloir auth<strong>en</strong>tique s'exalte et s'av<strong>en</strong>ture 157 "...<br />
On retrouve dès ce premier texte une influ<strong>en</strong>ce nietzsché<strong>en</strong>ne. La discussion lancée<br />
dans le Nietzsche, concernant le fini et l’infini avait donc des prémices.<br />
154<br />
H. Lefebvre r<strong>en</strong>voie ici aux "Fragm<strong>en</strong>ts" parus dans Philosophies (1924-1925) et L’esprit (1926-1927). La<br />
note poursuit : " Manuscrit complet remis <strong>en</strong> 1925 au plus célèbre des professeurs de philosophie <strong>en</strong> Sorbonne,<br />
qui le reçut avec courtoisie et me le r<strong>en</strong>dit de même, sans y attacher la moindre importance. Je p<strong>en</strong>se <strong>en</strong>core que<br />
ce manuscrit (long, diffus, confus) n’était pas inintéressant. J’ai eu le tort, depuis, de manifester de la rancune à<br />
l’égard de ce philosophe. Il ne pouvait pas compr<strong>en</strong>dre les germes cont<strong>en</strong>us dans ce texte de ce qui devait<br />
s’appeler plus tard: L’exist<strong>en</strong>tialisme." La somme et le reste, p. 299.<br />
155<br />
Un extrait de cet ouvrage est paru : H. Lefebvre, "Critique de la qualité et de l'être. Fragm<strong>en</strong>ts de la<br />
philosophie de la consci<strong>en</strong>ce", Philosophies, 1924, n° 4, pp. 241 et sv. Michel Trebietsch, chercheur lefebvri<strong>en</strong>,<br />
décédé <strong>en</strong> 2004, était <strong>en</strong> relation avec moi pour <strong>en</strong>visager la publication de cet ouvrage.<br />
156<br />
H. Lefebvre, "Positions d'attaque et de déf<strong>en</strong>se du nouveau mysticisme", Philosophies, n° 5/6, mars 1925, pp.<br />
471 et sv.<br />
157<br />
Philosophies, 5-6, p. 479-482.<br />
105
Critique de la théorie des mom<strong>en</strong>ts : une manière d'<strong>en</strong> parler<br />
Vingt ans plus tard, <strong>en</strong> 1946, dans L’exist<strong>en</strong>tialisme, H. Lefebvre établit un li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre<br />
son expéri<strong>en</strong>ce dans le groupe des philosophes, et l’exist<strong>en</strong>tialisme. Il oppose les deux<br />
expéri<strong>en</strong>ces. Ce groupe de 1924-28 regroupait Georges Politzer, Pierre Morhange, Paul<br />
Nizan, Norbert Guterman, H<strong>en</strong>ri Lefebvre, et quelques autres. Il vivait déjà selon des<br />
mom<strong>en</strong>ts bi<strong>en</strong> construits 158 . Sa critique "marxiste" des "nouveaux exist<strong>en</strong>tialistes" (Sartre et<br />
les autres) est l'occasion de revisiter le concept de mom<strong>en</strong>t.<br />
Entre 1945 et 1959, H. Lefebvre utilise constamm<strong>en</strong>t, mais très prudemm<strong>en</strong>t, sa<br />
référ<strong>en</strong>ce aux mom<strong>en</strong>ts. La théorie des mom<strong>en</strong>ts n’est pas explicitée, <strong>en</strong> tant que telle,<br />
publiée. Elle n’est pas disponible, pour l'autre, du fait de sa dim<strong>en</strong>sion "idéaliste". C’est lors<br />
de son exclusion du Parti, <strong>en</strong> 1959, qu’il la publie expressém<strong>en</strong>t.<br />
Pourtant, auparavant, elle traverse tous ses travaux. Puisque H. Lefebvre craint que sa<br />
théorie ne soit pas conforme à ce qu’on att<strong>en</strong>dait d’un théorici<strong>en</strong> du Parti communiste 159 , il a<br />
la subtilité de critiquer ce rapport au mom<strong>en</strong>t qu'il trouve chez Sartre, Merleau-Ponty et les<br />
autres exist<strong>en</strong>tialistes. Ainsi, il signale sa théorie dans plusieurs de ses ouvrages, y fait<br />
référ<strong>en</strong>ce, mais <strong>en</strong> même temps montre le risque idéaliste qu’il y a derrière le fait d’isoler,<br />
d’autonomiser des mom<strong>en</strong>ts, justem<strong>en</strong>t pour <strong>en</strong> faire des absolus. Dans plusieurs ouvrages, H.<br />
Lefebvre exprime cette idée, que la p<strong>en</strong>sée idéaliste a t<strong>en</strong>dance d’autonomiser le mom<strong>en</strong>t.<br />
L’exist<strong>en</strong>tialisme<br />
Dans L’exist<strong>en</strong>tialisme, dans le chapitre sur "la scolastique moderne et le déclin de la<br />
philosophie" , à propos de l’exist<strong>en</strong>tialisme, il montre que la philosophie "moderne" a tout<br />
essayé : mélancolie, inquiétude, douleur, vertige, fascination, férocité, angoisse, voire même<br />
<strong>en</strong>nui et s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de l’absurde : "Ici, l'humanisme marxiste proteste une fois de plus, au nom<br />
de son effort pour saisir la totalité. Abandonnons le rêve, l'espoir de découvrir le Secret, <strong>en</strong> un<br />
mom<strong>en</strong>t privilégié de révélation <strong>en</strong>ivrée ou d'extase, nous serons aussi délivrés du<br />
cauchemar ; nous ne voudrons plus trouver le secret de l'univers <strong>en</strong> un mom<strong>en</strong>t privilégié de<br />
tristesse ou d'abjection. Alors nous pourrons accepter la vie ("l'exist<strong>en</strong>ce") dans sa totalité,<br />
joie et douleur. L'humanisme doit accepter la vie dans sa totalité, sans conférer à un mom<strong>en</strong>t<br />
quelconque un caractère exceptionnel." Et il poursuit : "Affirmer que l'angoisse nous dévoile<br />
ou nous révèle le "monde", c'est bel et bi<strong>en</strong> retourner à une "p<strong>en</strong>sée magique". La douleur,<br />
l'angoisse, la tristesse sont d'incontestables réalités, des "mom<strong>en</strong>ts" de la vie ; à la différ<strong>en</strong>ce<br />
d'une p<strong>en</strong>sée (d'une idée), ces mom<strong>en</strong>ts ont un caractère immédiat ; ils s'insèr<strong>en</strong>t dans nos<br />
relations immédiates, directes, avec le "monde". Isoler un de ces mom<strong>en</strong>ts, le porter à l'absolu<br />
<strong>en</strong> le considérant comme une révélation, c'est accomplir l'opération de la p<strong>en</strong>sée<br />
métaphysique, mais sur le plan de l'immédiat et non sur le plan de la p<strong>en</strong>sée (des idées). C'est<br />
continuer la métaphysique, mais <strong>en</strong> régression sur elle – vers la magie 160 ".<br />
Il repr<strong>en</strong>d cette idée dans le chapitre sur Kierkegaard : "On pourrait croire qu'il s'agit<br />
de déterminer – <strong>en</strong> faisant appel s'il le faut à l'histoire, à la connaissance objective, à la<br />
p<strong>en</strong>sée, les "conditions d'exist<strong>en</strong>ce" d'une vie humaine totalem<strong>en</strong>t épanouie. Il n'<strong>en</strong> est ri<strong>en</strong>...<br />
Kierkegaard affirme l'irréductibilité absolue de l'expéri<strong>en</strong>ce individuelle, de l'exist<strong>en</strong>ce<br />
158<br />
H. Lefebvre, La somme et le reste, 3° édition, <strong>Paris</strong>, Méridi<strong>en</strong>s-Klincsieck, 1989, p. 389 et suivantes, ainsi<br />
que L'exist<strong>en</strong>tialisme, 2° éd., 2001, premier chapitre (pp. 1 à 38).<br />
159<br />
Il se pose la question dans La somme et le reste. Le dogmatisme aurait servi de c<strong>en</strong>sure. Il craignait qu'on lui<br />
reproche son "idéalisme".<br />
160<br />
H. Lefebvre, L’exist<strong>en</strong>tialisme (1946), <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2° éd., 2001, p. 71.<br />
106
individuelle. C'est au cœur de l'individu isolé, que chacun doit chercher son secret et le s<strong>en</strong>s<br />
tragique de son exist<strong>en</strong>ce. C'est ainsi qu'il croit poser concrètem<strong>en</strong>t, et mettre au premier plan<br />
le problème de l'humain. Chacun doit desc<strong>en</strong>dre dans les profondeurs strictem<strong>en</strong>t “ privées ”<br />
de sa consci<strong>en</strong>ce et compr<strong>en</strong>dre la valeur infinie de certaines découvertes, de certains mom<strong>en</strong>ts<br />
absolus et d'ailleurs uniques 161 ".<br />
Et plus loin : "Il (Kierkegaard) distingue plusieurs "stades", plusieurs mom<strong>en</strong>ts, dans<br />
la vie du microcosme individuel : le stade esthétique et érotique – le stade éthique – le stade<br />
religieux, celui de la foi. Comm<strong>en</strong>t passe-t-on de l'un à l'autre ? Par une sorte de mouvem<strong>en</strong>t<br />
dialectique, non conceptuel et spéculatif, mais vécu. Ce sont les contradictions qui, à chaque<br />
stade, oblig<strong>en</strong>t à <strong>en</strong> sortir ; non quelle se réso1v<strong>en</strong>t ; au contraire ! pas de solution pour la<br />
"dialectique" exist<strong>en</strong>tielle. Ces contradictions oblig<strong>en</strong>t à sortir d'une sphère, d'un stade, pour<br />
passer sur un autre plan qui "transc<strong>en</strong>de" le premier 162 ".<br />
La théorie lefebvri<strong>en</strong>ne des mom<strong>en</strong>ts sera effectivem<strong>en</strong>t mieux articulée, que les<br />
stades chez Kierkegaard. Pourtant, au-delà de la critique de Kierkegaard, le lecteur<br />
d'aujourd'hui est bi<strong>en</strong> obligé de s<strong>en</strong>tir la proximité qu’il y a <strong>en</strong>tre les mom<strong>en</strong>ts dégagés par<br />
l’exist<strong>en</strong>tialisme, que rejette H. Lefebvre dans la forme qu’elle pr<strong>en</strong>d alors, et l'effort de<br />
conceptualisation de H. Lefebvre lui-même. Cette dialectique d’alors <strong>en</strong>tre la critique et<br />
l’intérêt d’une théorie à redéployer, on le retrouve dans un passage sur la phénoménologie de<br />
Sartre : "Tout n'est pas faux, loin de là, dans les descriptions phénoménologiques. Comme la<br />
psychanalyse, la phénoménologie a attiré l'att<strong>en</strong>tion sur certains "mom<strong>en</strong>ts" de l'exist<strong>en</strong>ce peu<br />
connus, délaissés ou dépréciés par le vieux rationalisme ; cette école de philosophes a, comme<br />
tout idéalisme, une base, des justifications. Ce que conteste la critique dialectique, ce n'est pas<br />
tant la "description" par M. Sartre du vertige, de la fascination, du sadisme. Non. C'est surtout<br />
la place de ces descriptions dans l'<strong>en</strong>semble des vérités. Pour le critique dialectici<strong>en</strong>, ces descriptions<br />
se situ<strong>en</strong>t à un degré inférieur de la vérité, dans le domaine de l'immédiat. Cette<br />
vérité relative, assez modeste, se transforme <strong>en</strong> une très grande erreur, dès que l'on prét<strong>en</strong>d<br />
résoudre par l'immédiat les questions suprêmes, qui suppos<strong>en</strong>t précisém<strong>en</strong>t la totalité de<br />
l'expéri<strong>en</strong>ce humaine, y compris la sci<strong>en</strong>ce, la connaissance, la pratique sociale, l'action 163 ".<br />
En fait, H. Lefebvre ne rejette pas, <strong>en</strong> soi et pour soi, le mom<strong>en</strong>t tel que le décrit la<br />
phénoménologie, mais il lui semble que le mom<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> tant que singularisation<br />
anthropologique du sujet, même lorsqu’on le dégage, doit être remis <strong>en</strong> perspective avec le<br />
tout. Faire du mom<strong>en</strong>t un absolu, c’est-à-dire un infini, était déjà inscrit dans l’œuvre de<br />
Nietzsche, mais avant lui dans le vertige spéculatif de tout philosophe. Ainsi, dans son<br />
Descartes, paru <strong>en</strong> 1947, H. Lefebvre montre que le Cogito cartési<strong>en</strong> est bi<strong>en</strong> un mom<strong>en</strong>t de<br />
la p<strong>en</strong>sée, c’est un acquis important. Mais là <strong>en</strong>core, il refuse la prét<strong>en</strong>tion de Descartes d’<strong>en</strong><br />
faire un absolu. Avant Descartes, explique-t-il, la p<strong>en</strong>sée ou connaissance sont des produits<br />
sociaux que l’individu accueille dès son <strong>en</strong>fance, et qu’il reçoit sous la forme travestie d’une<br />
révélation, d’un don v<strong>en</strong>u d’<strong>en</strong> haut (de ses par<strong>en</strong>ts, des autorités, des ancêtres, des dieux). La<br />
consci<strong>en</strong>ce humaine de l’individu naît, mais ne se reconnaît pas <strong>en</strong>core, <strong>en</strong> tant que telle.<br />
L’apport de Descartes, c’est de poser l’individu p<strong>en</strong>sant qui se pose et s’affirme : "Il pr<strong>en</strong>d<br />
toute la p<strong>en</strong>sée <strong>en</strong> charge, s’affirme comme consci<strong>en</strong>ce et c<strong>en</strong>tre de p<strong>en</strong>sée – et réel, et libre<br />
comme tel. Mom<strong>en</strong>t capital dans l’histoire concrète de l’individualité 164 ".<br />
H. Lefebvre montre cep<strong>en</strong>dant que cette acquisition ne s’opère qu’au prix d’un double<br />
et illusoire illusion. Il conclut son raisonnem<strong>en</strong>t : "Non seulem<strong>en</strong>t il se pr<strong>en</strong>dra pour le point<br />
de départ et le comm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t absolu, alors qu’il est un mom<strong>en</strong>t, mais il se rattachera<br />
161 L’exist<strong>en</strong>tialisme, 2° éd., p. 89.<br />
162 L’exist<strong>en</strong>tialisme, 2° éd., p. 104.<br />
163 L’exist<strong>en</strong>tialisme, 2° éd., p. 182.<br />
164 H. Lefebvre, Descartes, <strong>Paris</strong>, éd. d’hier et d’aujourd’hui, 1947, p. 127.<br />
107
fatalem<strong>en</strong>t à une substance métaphysique, immobile, éternelle : la P<strong>en</strong>sée <strong>en</strong> soi 165 "… Il y a<br />
donc un li<strong>en</strong> établi par H. Lefebvre <strong>en</strong>tre l’idéalisme et la t<strong>en</strong>dance à construire les mom<strong>en</strong>ts<br />
comme absolu !<br />
La somme et le reste, une affirmation positive<br />
Avec La somme et le reste, la théorie des mom<strong>en</strong>ts s'affirme positivem<strong>en</strong>t. Elle est<br />
constamm<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>te dans l'ouvrage. Pourquoi ? L'idée qui sous-t<strong>en</strong>d le livre est la suivante.<br />
H. Lefebvre nous dit <strong>en</strong> quelque sorte : "Entre 1928 et 1958, j'ai été communiste. D'accord.<br />
Parce que j'étais marxiste. Il y avait un qui pro quo, car le Parti communiste n'était pas<br />
marxiste, mais stalini<strong>en</strong>. Ce qui m'a permis de survivre, c'est que, durant toute cette période<br />
d'épreuve dogmatique, je suis toujours resté philosophe. C'est mon appart<strong>en</strong>ance à la<br />
philosophie (comme mom<strong>en</strong>t autonome) qui m'a permis de survivre au dogmatisme stalini<strong>en</strong>."<br />
La somme et le reste est donc un livre passionnant, pour nous aujourd'hui, parce qu'il<br />
donne à lire une théorie des mom<strong>en</strong>ts, qui trouve son illustration dans la biographie<br />
personnelle et collective du philosophe qui la produit. La théorie des mom<strong>en</strong>ts est le levier qui<br />
permet au philosophe exclu de rebondir, de r<strong>en</strong>aître. S'il n'avait eu qu'une appart<strong>en</strong>ance, H.<br />
Lefebvre aurait certainem<strong>en</strong>t été détruit par son exclusion, mais ce n'est pas le cas. H.<br />
Lefebvre ne se réduit pas à une seule appart<strong>en</strong>ance. De ce point de vue, le philosophe militant<br />
refusait (et quelques autres avec lui), les principes léninistes de Que faire ? (1902), où Lénine<br />
nous propose un modèle de militant totalem<strong>en</strong>t réduit à son appart<strong>en</strong>ance au Parti 166 . H.<br />
Lefebvre est resté "plusieurs", malgré cette t<strong>en</strong>dance du Parti à aplatir ses membres à une<br />
seule appart<strong>en</strong>ance. "Je me suis beaucoup prêté, je ne me suis jamais donné", a-t-il pu me<br />
dire, lorsque je préparais mon livre sur lui, le r<strong>en</strong>contrant alors chaque semaine, durant un an.<br />
Ce qui l'a sauvé : l'appart<strong>en</strong>ance au Parti se trouvant fermée, (et ce ne fut pas de son fait), il<br />
voit un mom<strong>en</strong>t important de sa vie (sur le plan temporel et anthropologique) se dissoudre,<br />
mais cette fermeture du mom<strong>en</strong>t lui ouvre de nouvelles possibilités. Son mom<strong>en</strong>t du politique<br />
ou du marxisme pr<strong>en</strong>d une autonomie par rapport au dogmatisme. Ainsi, se redéploi<strong>en</strong>t les<br />
mom<strong>en</strong>ts …<br />
Je ne repr<strong>en</strong>ds pas ici le détail de la théorie des mom<strong>en</strong>ts définie dans La somme et le<br />
reste. Je crois que ce thème constituerait un livre <strong>en</strong> soi. Sur les 777 pages de cet ouvrage, la<br />
théorie des mom<strong>en</strong>ts est prés<strong>en</strong>te dans un tiers des chapitres, ou sous forme spécifique et<br />
dégagée, ou sous forme implicite. Quatre chapitres s'y réfèr<strong>en</strong>t explicitem<strong>en</strong>t :<br />
-trois dans la troisième partie (la vie philosophique) : "Mom<strong>en</strong>ts", "Le mom<strong>en</strong>t<br />
philosophique", "Encore sur les mom<strong>en</strong>ts : l'amour, le rêve, le jeu",<br />
-un dans la cinquième partie (L'inv<strong>en</strong>taire), où le chapitre VII s'intitule "théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts".<br />
Je vais me cont<strong>en</strong>ter de citer quelques passages de ce chapitre 167 , pour montrer la<br />
rupture avec le mom<strong>en</strong>t de la phase dogmatique. Pour H. Lefebvre, ce chapitre vise à<br />
cond<strong>en</strong>ser des aperçus jusqu'ici dispersés.<br />
165 Descartes, p. 129.<br />
166 Dans Groupe, organisation, institution, (5° éd., <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2006), G. Lapassade montre que cette<br />
conception organisationnelle de Lénine ne diffère <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> de celle de Taylor, au même mom<strong>en</strong>t, dans l'<strong>en</strong>treprise<br />
capitaliste.<br />
167 H<strong>en</strong>ri Lefebvre, La somme et le reste, V° partie (L'inv<strong>en</strong>taire), Chapitre VII, p. 637 et suivantes.<br />
108
Chapitre 7 :<br />
La somme et le reste<br />
Dans le chapitre "Mom<strong>en</strong>ts" de La somme et le reste, H. Lefebvre a déjà défini les<br />
mom<strong>en</strong>ts comme modalités de la prés<strong>en</strong>ce 168 . Il a déjà montré que, dès sa première théorie<br />
(1924), il voyait les germes de ces mom<strong>en</strong>ts dans la nature 169 . C'est de cette idée qu'il part<br />
pour nous offrir une première synthèse de sa p<strong>en</strong>sée. En effet, dans le chapitre VII, de la<br />
cinquième partie de La somme et le reste, H. Lefebvre part de la nature. Il montre d'abord que<br />
la réalité dém<strong>en</strong>t sans cesse les schémas d'équilibre, les modèles de stabilité qui fourniss<strong>en</strong>t<br />
des formes ou des structures formelles capables de cerner un objet, de le connaître, de le<br />
dominer. La réalité les "réduit perpétuellem<strong>en</strong>t à leur statut d'abstraction sci<strong>en</strong>tifique<br />
nécessaire, mais lointaine par rapport à la prés<strong>en</strong>ce du réel objectif. Elle manifeste leur<br />
distance. Cette réalité n'est pas seulem<strong>en</strong>t s<strong>en</strong>sible, ce qui signifie colorée, toujours franche et<br />
vive, mais elle se découvre par contraste avec les modèles autrem<strong>en</strong>t complexe, c'est-à-dire<br />
plus complexe que les modèles et d'une autre façon 170 ".<br />
Le jeu de la nature<br />
Ce qui surpr<strong>en</strong>d toujours Lefebvre, dans la nature, c'est sa profusion. Elle déborde les<br />
schémas d'équilibre. Ils éclat<strong>en</strong>t. Ils ne se mainti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, théoriquem<strong>en</strong>t et pratiquem<strong>en</strong>t, que<br />
par un effort incessant pour les protéger. Pour lui, les impressions s<strong>en</strong>sibles n’ont ri<strong>en</strong> d'une<br />
langue naturelle, par laquelle la réalité matérielle nous signifierait ce qui se formule<br />
rigoureusem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> lois, <strong>en</strong> fonctions mathématiques. "Il n'y a pas deux langues équival<strong>en</strong>tes,<br />
aussi précises l'une que l'autre pour dire les mêmes choses : le langage des phénomènes, le<br />
langage de la sci<strong>en</strong>ce. Le s<strong>en</strong>sible ressemble davantage à la parole humaine qu'à la langue,<br />
comme forme et structure. Dans la parole, la redondance est aussi considérable ; et c'est<br />
pourquoi la parole vivante exprime, suggère, évoque, au lieu de simplem<strong>en</strong>t signifier 171 ". La<br />
parole déborde de phénomènes inutiles pour la signification précise. Mais, c'est à cet <strong>en</strong>droit<br />
que se construit l'humain. La parole ne peut se réduire à une algèbre ; "elle vi<strong>en</strong>t d'un être et<br />
prés<strong>en</strong>te cet être". La signification (l'algèbre des signes) est le désert de l'ess<strong>en</strong>tiel. Les<br />
impressions s<strong>en</strong>sibles ont donc la richesse inutile de la parole. Le chant, la musique, les<br />
exprim<strong>en</strong>t donc autrem<strong>en</strong>t, mais aussi véritablem<strong>en</strong>t que les formulations mathématiques et<br />
les schémas abstraits. Le monde rationalisé, où tout serait significatif, équivaut à un<br />
cauchemar absurde. La "modernité", et <strong>en</strong>core davantage la post-modernité, vont vers un tel<br />
monde. Mais, dans le même mouvem<strong>en</strong>t, l'inutile réagit contre lui. "La profusion dans la<br />
nature r<strong>en</strong>ouvelle sans cesse l'étonnem<strong>en</strong>t". La figure du soleil, mythique et symbolique,<br />
représ<strong>en</strong>te l'énergie, la chaleur, la lumière répandues à travers l'espace et le temps. Ce n'est<br />
pas la seule image de l'exubérance. "La poussée des feuillages au printemps, les frondaisons<br />
p<strong>en</strong>dant l'été, l'épaisseur des feuilles mortes p<strong>en</strong>dant l'automne suggèr<strong>en</strong>t aussi fortem<strong>en</strong>t<br />
l'abondance 172 ".<br />
Le jeu de la nature n'a pas de s<strong>en</strong>s si on l'applique à un objet, à une chose séparée. Les<br />
expressions : "jeux de lumière", "jeux de reflets", "jeux d'eaux", ont du s<strong>en</strong>s. L'expression<br />
168<br />
H. Lefebvre, La somme et le reste, op. cit., p. 234. Dans la suite de ce chapitre, les notes r<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t à La<br />
somme et le reste sous la forme : H.L., S. et r., avec l'indication de la page.<br />
169<br />
H.L., S. et r., p. 635.<br />
170<br />
H.L., S. et r., p. 637.<br />
171<br />
H.L., S. et r., p. 638.<br />
172<br />
H.L., S. et r., p. 638.<br />
109
"jeu" r<strong>en</strong>d bi<strong>en</strong> "l'inutilité et la beauté des reflets et des scintillem<strong>en</strong>ts de la lumière à la<br />
surface des élém<strong>en</strong>ts, du soleil ou de la terre sur la mer, de l'aube ou du crépuscule 173 ".<br />
Aucun mot que le jeu ne désigne cet illimité qui se manifeste justem<strong>en</strong>t aux limites<br />
incertaines et pourtant précises de la nature. Et nous avons besoin de ces inutilités, de ce luxe<br />
naturel, de ces spectacles offerts. "Nous aspirons à la re-naissance, autour de nous, <strong>en</strong> nous,<br />
de ce jeu illimité, que nous dominerions sans que le règne de la volonté et du savoir se<br />
traduise <strong>en</strong> sécheresse". La nature est le plus grand des spectacles. Nous la re-créons de<br />
façon intime et secrète, dans nos œuvres, "dans la musique, parfaite et sublime inutilité,<br />
exubérance s<strong>en</strong>sorielle retrouvée 174 ".<br />
La nature offre des contrastes : tempêtes et calmes, viol<strong>en</strong>ces et apaisem<strong>en</strong>ts. "Dans la<br />
nature, ce qui vivifie est aussi ce qui tue ; le soleil inondant d'énergies cosmiques les espaces<br />
les brûle, les consume et règne sur des déserts. Le feu dévore <strong>en</strong> même temps qu'il<br />
féconde 175 ". Cette vue de la nature que nous propose H. Lefebvre veut sou<strong>ligne</strong>r "l'abs<strong>en</strong>ce de<br />
séparation <strong>en</strong>tre la nature et l'homme (social) même quand le social croit se séparer de la<br />
nature 176 ".<br />
La vie joue avec elle-même un jeu mortel<br />
L'analyse, puissance du négatif, sépare le lié, elle relie le séparé : "Sans cesse, dans la<br />
nature s<strong>en</strong>sible, les élém<strong>en</strong>ts tomb<strong>en</strong>t les uns hors des autres, dans un état d'indiffér<strong>en</strong>ce<br />
réciproque. Aux tumultes et aux tempêtes cosmiques qui les brass<strong>en</strong>t,<br />
répond<strong>en</strong>t d'inexplicables stagnations. La terre qui n’est que terre soustrait ses cavernes à la<br />
lumière et aux feux du soleil. Les “ corps ” s'isol<strong>en</strong>t et s’affirm<strong>en</strong>t. Les aspects se proclam<strong>en</strong>t<br />
chacun pour soi : cette bille n'est que corpuscule, et les vagues de la mer ne sont<br />
qu’ondulations. La prolixe et généreuse mère se révèle tout à coup muette, avare, terne. La<br />
réflexion pourchasse dans leurs repaires ces ordres indép<strong>en</strong>dants qui <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drerai<strong>en</strong>t le plus<br />
grand désordre ; elle les fait r<strong>en</strong>trer dans la danse 177 ".<br />
Par rapport à l'ordre humain, la nature est désordre. Mais l’ordre humain n’a ri<strong>en</strong><br />
d'absolu. Il conti<strong>en</strong>t une aliénation qui se révèle à une réflexion plus profonde. Dans la nature<br />
végétale et animale, H. Lefebvre retrouve la surabondance, l'expansion démesurée de la vie<br />
qui ne trouve qu'<strong>en</strong> elle-même ses propres limites. "La vie se nourrit de soi, et se dévore 178 ".<br />
Les vivants sont des proies les uns des autres. "Dans la vie biologique, ri<strong>en</strong> qui ne soit<br />
fonctionnel, utile, indisp<strong>en</strong>sable. L'inutile disparaît. Tout est déterminé. Et cep<strong>en</strong>dant, la loi<br />
la plus générale, c'est celle d'une prodigalité ins<strong>en</strong>sée. Tout, y compris chaque espèce et le<br />
mainti<strong>en</strong> de telle espèce, semble soumis au hasard. Il y a dans la vie (végétale et animale) une<br />
sorte d'imm<strong>en</strong>se gratuité, qui tantôt peut s'id<strong>en</strong>tifier avec la bonté de la nature, tantôt avec une<br />
effroyable ironie 179 ".<br />
Dans les profondeurs originaires de la nature, la lutte, la faim, l'amour et la<br />
reproduction, le jeu, le repos se mêl<strong>en</strong>t inextricablem<strong>en</strong>t. Dans la hiérarchie des êtres vivants,<br />
les modalités élém<strong>en</strong>taires de la vie se différ<strong>en</strong>ci<strong>en</strong>t <strong>en</strong> même temps que les organismes. Les<br />
modalités élém<strong>en</strong>taires incomb<strong>en</strong>t à des tissus et organes différ<strong>en</strong>ts. Elles se distingu<strong>en</strong>t dans<br />
le temps et l'espace : dans les activités. H. Lefebvre remarque que "l'animal supérieur (un<br />
fauve, par exemple) sait se reposer, partir <strong>en</strong> chasse, guetter sa proie ; il a ses saisons d'amour<br />
173 H.L., S. et r., p. 639.<br />
174 H.L., S. et r., p. 639.<br />
175 H.L., S. et r., p. 639.<br />
176 H.L., S. et r., p. 639.<br />
177 H.L., S. et r., p. 640.<br />
178 H.L., S. et r., p. 641.<br />
179 H.L., S. et r., p. 641.<br />
110
; il a sa tanière ; il a donc une série de fonctions réparties avec une sorte de raison intuitive.<br />
Ces fonctions sont celles de la vie la plus primitive. La différ<strong>en</strong>ce, c'est qu’elles sont<br />
différ<strong>en</strong>ciées 180 ". Mais, l'animal supérieur continue à mêler les fonctions. Il ne dort jamais<br />
que d'un œil. "Jamais la crainte ou l'inquiétude devant le danger possible ne le quitte<br />
complètem<strong>en</strong>t 181 ". Les chats ne distingu<strong>en</strong>t pas totalem<strong>en</strong>t la poursuite de la proie, l'amour, la<br />
lutte, ni même la volupté de la douleur et de la crainte. "Ainsi, dans la nature animale comme<br />
dans la nature matérielle, les discernables se confond<strong>en</strong>t, ou inversem<strong>en</strong>t se sépar<strong>en</strong>t et<br />
tomb<strong>en</strong>t les uns <strong>en</strong> dehors des autres 182 ".<br />
Chez l'homme<br />
On retrouve dans l'homme les élém<strong>en</strong>ts ou attributions élém<strong>en</strong>taires observés dans les<br />
origines de la vie et de la nature matérielle : la lutte, le jeu, la nourriture, l'amour et la<br />
reproduction, le repos. Mais <strong>en</strong> plus, l'homme peut se reconnaître et s'attribuer les possibilités.<br />
Ce qui diffère du tout au tout, <strong>en</strong>tre l'animal et l'homme, c'est la répartition des mom<strong>en</strong>ts, leur<br />
discernem<strong>en</strong>t, leur distinction, une hiérarchie <strong>en</strong>tre les mom<strong>en</strong>ts, et la manière de passer de<br />
l'un à l'autre, de les unir : "Dans l'homme socio-individuel, une raison vivante et ordonnatrice<br />
t<strong>en</strong>d à distinguer ce qui restait mêlé, dans la vie animale (disons par exemple : le repos et la<br />
lutte) et aussi à relier ce qui restait séparé (disons : la grâce et la puissance). Cette raison<br />
t<strong>en</strong>d. Son œuvre r<strong>en</strong>contre beaucoup d'obstacles, aussi bi<strong>en</strong> du côté de la vie immédiate et<br />
spontanée qui rétablit brusquem<strong>en</strong>t ses exig<strong>en</strong>ces, que du côté de la répartition sociale des<br />
bi<strong>en</strong>s et des objets, qui ne se soumett<strong>en</strong>t pas à l'ordre que t<strong>en</strong>d à imposer cette raison 183 ".<br />
Ainsi, la raison à l'œuvre dans la civilisation t<strong>en</strong>d à constituer des mom<strong>en</strong>ts, dans lesquels<br />
l'individuel ne se sépare pas du social.<br />
La prés<strong>en</strong>tation de mom<strong>en</strong>ts<br />
À ce mom<strong>en</strong>t de sa synthèse, H. Lefebvre va s'appuyer sur plusieurs "études de cas". Il<br />
introduit des illustrations <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>tant le mom<strong>en</strong>t du jeu, le mom<strong>en</strong>t du repos, le mom<strong>en</strong>t de<br />
la justice et le mom<strong>en</strong>t de la poésie. Signalons que dans les chapitres antérieurs de La somme<br />
et le reste, il a déjà prés<strong>en</strong>té le mom<strong>en</strong>t philosophique 184 , le mom<strong>en</strong>t de l'amour 185 , le mom<strong>en</strong>t<br />
du rêve 186 . Je ne développe pas ces mom<strong>en</strong>ts ici, préférant faire l'analyse précise du chapitre<br />
de synthèse. Mais j'y r<strong>en</strong>voie le lecteur.<br />
Le mom<strong>en</strong>t du jeu<br />
L'analyse de ce mom<strong>en</strong>t est une reprise. En effet, H. Lefebvre l'a déjà abordé dans le<br />
chapitre "Encore sur les mom<strong>en</strong>ts" 187 . Dans cette page, il n'y a que l'esquisse de l'analyse qui<br />
suit. On y appr<strong>en</strong>d cep<strong>en</strong>dant que H. Lefebvre n'a jamais voulu jouer à aucun jeu, car s'il avait<br />
joué, il aurait tout perdu...<br />
En s'affinant, les plus hautes civilisations cré<strong>en</strong>t des jeux qui ne sont que des jeux.<br />
Dans l'<strong>en</strong>fance des sociétés, comme dans l'<strong>en</strong>fance individuelle et dans l'animalité, le jeu se<br />
180 H.L., S. et r., p. 641.<br />
181 H.L., S. et r., p. 641.<br />
182 H.L., S. et r., p. 642.<br />
183 H.L., S. et r., p. 642.<br />
184 H.L., S. et r., p. 239-250.<br />
185 H.L., S. et r., p. 343-353.<br />
186 H.L., S. et r., p. 337-343.<br />
187 H.L., S. et r., p. 353.<br />
111
discernait mal de l'action, du travail, de la lutte ; il y a confusion, mélange. L'<strong>en</strong>fant joue<br />
quand il travaille : il travaille <strong>en</strong> jouant. H. Lefebvre montre que les ethnographes écriv<strong>en</strong>t des<br />
sociétés où le jeu prélude à la lutte, où la danse confond les figures de l'amour et de la guerre<br />
avec le jeu, etc. "Dans une civilisation avancée, le jeu constitue un mom<strong>en</strong>t. Il ne s'isole pas.<br />
Les figures de la guerre ou de l'amour s'y intègr<strong>en</strong>t, mais subordonnées aux règles qui font le<br />
jeu spécifique. Ainsi les échecs correspond<strong>en</strong>t à une bataille rangée <strong>en</strong>tre les armées royales,<br />
mais les combinaisons se définiss<strong>en</strong>t rigoureusem<strong>en</strong>t sur le terrain de jeu. Ainsi les cartes<br />
compr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les figures de l'amour, mais subordonnées à des règles de nécessité et de hasard.<br />
Ces jeux spécifiques ne naiss<strong>en</strong>t pas brusquem<strong>en</strong>t, produits par une volonté abstraite de<br />
jouer 188 ".<br />
Dans l'abstrait, la volonté de jouer ne crée que des jeux sans profondeur, sans réalité -<br />
des petits jeux de société. Les vrais jeux gard<strong>en</strong>t quelque chose de leur participation initiale à<br />
la totalité. "Le déplacem<strong>en</strong>t vers les jeux des objets magiques s'accompagne évidemm<strong>en</strong>t de<br />
métamorphoses radicales, telles qu'une formalisation très particulière : la règle du jeu 189 ".<br />
Le jeu définit ses catégories : la règle, le part<strong>en</strong>aire, l'<strong>en</strong>jeu, le risque et le pari, la<br />
chance, l'adresse, la stratégie. "La sphère de ces catégories, les frontières du jeu, ne<br />
s'établiss<strong>en</strong>t pas de façon absolue. Aucun gardi<strong>en</strong> n'ordonne : "Ici cesse le jeu, ici comm<strong>en</strong>ce<br />
le sérieux". Les frontières des mom<strong>en</strong>ts dép<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t des mom<strong>en</strong>ts et des hommes. Tout peut se<br />
jouer et dev<strong>en</strong>ir jeu. L'amour peut se jouer et se prés<strong>en</strong>ter comme jeu (mais alors ce n'est pas,<br />
ce n'est plus ou ce n'est pas <strong>en</strong>core l’amour) 190 ".<br />
Au théâtre, l’acteur joue, l'auteur dramatique se fait jouer. Mais comme l'acteur a un<br />
métier, on ne définira pas l'art ou le spectacle dramatique comme jeux. "La vie sociale peut<br />
se feindre, se mimer : se jouer 191 ". La frivolité l'emporte alors sur les intérêts réels qui r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t<br />
la vie sociale intéressante.<br />
Avec ses catégories propres, le jeu révèle une modalité de la prés<strong>en</strong>ce : "Mon<br />
part<strong>en</strong>aire apparaît jouant, <strong>en</strong> tant que joueur ; et bi<strong>en</strong> que je puisse retrouver dans le jeu les<br />
qualités ou défauts que je lui connais par ailleurs, il peut s'y montrer extrêmem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>t de<br />
ce qu'il est par ailleurs. Enfin, parce qu'il a ses catégories propres, le jeu prés<strong>en</strong>te un monde".<br />
On s'<strong>en</strong>gage jusqu’à s’y laisser pr<strong>en</strong>dre : "Parce que le jeu est un mom<strong>en</strong>t, il t<strong>en</strong>d un piège. Je<br />
devi<strong>en</strong>s un joueur. Il prés<strong>en</strong>te quelque chose : un gouffre, un vertige possible. Il y a un absolu<br />
dans le mom<strong>en</strong>t du jeu ; et cet absolu, comme chaque réalité ou mom<strong>en</strong>t porté à l'absolu,<br />
représ<strong>en</strong>te une aliénation spécifique 192 ".<br />
Le mom<strong>en</strong>t du jeu est donc une substantialité sans substance (au s<strong>en</strong>s ontologique).<br />
Cette substantialité se manifeste par l'exist<strong>en</strong>ce d'un absolu au sein du relatif. Dans toute<br />
substantialité, est posée une tautologie : le jeu, c'est le jeu. H. Lefebvre remarque que "cette<br />
proposition id<strong>en</strong>tique <strong>en</strong> appar<strong>en</strong>ce, et vide comme l'id<strong>en</strong>tité logique ne se réduit absolum<strong>en</strong>t<br />
pas à un pléonasme. Dans sa première partie, le jeu se prés<strong>en</strong>te comme activité spécifique ;<br />
dans la deuxième partie, c'est le jeu, se cond<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t les catégories de cette activité spécifique,<br />
qui doiv<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite s'expliciter ; de sorte que l'id<strong>en</strong>tité se déploie indéfinim<strong>en</strong>t <strong>en</strong> une nonid<strong>en</strong>tité<br />
qui dit ce qu’est le jeu : ce que sont les jeux". Ainsi, le jeu relève de la formalisation,<br />
mais il ne s'y réduit pas. "Il est bi<strong>en</strong> plutôt gouffre et vertige, fascination, plaisir infernal :<br />
aliénation. L’activité élém<strong>en</strong>taire, née dans les profondeurs obscures de la nature, a pris cette<br />
forme transpar<strong>en</strong>te pour retrouver les profondeurs obscures 193 ".<br />
188 H.L., S. et r., p. 643.<br />
189 H.L., S. et r., p. 643.<br />
190 H.L., S. et r., p. 643.<br />
191 H.L., S. et r., p. 643.<br />
192 H.L., S. et r., p. 644.<br />
193 H.L., S. et r., p. 644.<br />
112
Le mom<strong>en</strong>t du repos<br />
Qu'est-ce que le repos ? Les termes de décontraction ou de dét<strong>en</strong>te confond<strong>en</strong>t<br />
idéologie, mythe, besoin. "Les techniques du repos exist<strong>en</strong>t depuis que la civilisation existe<br />
mais assez mal dégagées et utilisées. On s'aperçoit seulem<strong>en</strong>t aujourd'hui qu’une sci<strong>en</strong>ce du<br />
repos, ménageant les conditions objectives et subjectives de ce mom<strong>en</strong>t, doit se constituer. Il<br />
n'est pas facile de se reposer pour l'être humain, qui a pour ess<strong>en</strong>ce l'activité. Il ne suffit pas<br />
de s'ét<strong>en</strong>dre pour se décontracter, de fermer les yeux et de boucher ses oreilles pour atteindre<br />
l'apaisem<strong>en</strong>t ou la paix. L’abs<strong>en</strong>ce du mouvem<strong>en</strong>t, ce n’est pas <strong>en</strong>core la décontraction<br />
méthodique, car elle laisse dans des t<strong>en</strong>sions résiduelles et mal proportionnées la plupart des<br />
muscles du corps 194 ". Ainsi, notre société constitue le mom<strong>en</strong>t du repos. "Elle l'institue par le<br />
moy<strong>en</strong> d'élém<strong>en</strong>ts divers, matériels ou non : techniques du corps, lieux de repos, couleurs ou<br />
sons apaisants, etc 195 "… Le monde moderne constitue un mom<strong>en</strong>t du repos qui ne se rétrécit<br />
pas à la relaxation. La re-création pr<strong>en</strong>d des formes multiples dans et par le loisir qui<br />
s'ébauch<strong>en</strong>t socialem<strong>en</strong>t. Le sociologue se donne ces formes pour objet.<br />
Le mom<strong>en</strong>t de la justice<br />
Le mom<strong>en</strong>t de la justice et du jugem<strong>en</strong>t ne se forme pas dans la nature. Ce mom<strong>en</strong>t est<br />
inv<strong>en</strong>tion de l'homme civilisé. La p<strong>en</strong>sée ontologique le projeta <strong>en</strong> l'être absolu, <strong>en</strong> voyant <strong>en</strong><br />
Dieu, le juge suprême. Aujourd'hui, la vie <strong>en</strong>tière relève de la justice et du jugem<strong>en</strong>t ;<br />
pourtant, le jugem<strong>en</strong>t n'est qu'un mom<strong>en</strong>t.<br />
Longtemps, on a extrapolé la justice dans l'éternité. On concevait le jugem<strong>en</strong>t suprême<br />
et dernier. Cette image qui grandissait la figure du juge aux proportions de l'univers,<br />
s'estompe. H. Lefebvre a rêvé d'écrire un roman pour raviver cette image, qui se serait<br />
intitulé : Le jugem<strong>en</strong>t dernier : "Un jour, un jour quelconque, à une heure ou à une minute<br />
quelconques, le jugem<strong>en</strong>t dernier comm<strong>en</strong>ce ; et les g<strong>en</strong>s ne le sav<strong>en</strong>t pas ; ils n'ont pas<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>du la trompette des anges. Mais l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t, l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t, ils comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t à revoir leurs<br />
souv<strong>en</strong>irs abolis ; les actes et les événem<strong>en</strong>ts qu'ils ont oubliés remont<strong>en</strong>t avec mauvais goût à<br />
leur consci<strong>en</strong>ce et à leurs lèvres ; ils comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t à transparaître les uns pour les autres, sous<br />
leurs paroles, sous leurs dissimulations et leurs masques ; ils récupèr<strong>en</strong>t leur passé, p<strong>en</strong>dant<br />
que leurs secrets et leurs hontes se révèl<strong>en</strong>t, les lapsus dev<strong>en</strong>ant plus nombreux, puis les<br />
aveux. L<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t, l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t. Le jugem<strong>en</strong>t dernier a le temps devant lui. Lorsque le juge va<br />
surv<strong>en</strong>ir, les hommes se sont déjà jugés les uns les autres, dans leur vie de chaque jour, maris<br />
et femmes, <strong>en</strong>fants et par<strong>en</strong>ts et amis, nus, déjà damnés ou déjà sauvés. Le grand Juge n'a<br />
plus qu'à exécuter la suprême s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ce 196 ". H. Lefebvre aurait aimé que ce roman se passe<br />
dans la famille d'un notable bi<strong>en</strong>-p<strong>en</strong>sant.<br />
Aujourd'hui, il n'y a plus de Juge suprême. Pourtant, les thèmes du Juge, du Procès, de<br />
la culpabilité obsèd<strong>en</strong>t les consci<strong>en</strong>ces. "Le mom<strong>en</strong>t de la justice se définit lui aussi par une<br />
forme, par une procédure : convocation, comparution, témoignage et confrontation des<br />
témoignages, accusations, plaidoirie, délibération, application de la loi, s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ce, exécution de<br />
la s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ce. Tel ou tel mom<strong>en</strong>t partiel peut manquer, leur ordre s'intervertir, peu importe.<br />
Cette forme est à peu près la même au sein de la consci<strong>en</strong>ce individuelle et de la société 197 ".<br />
194 H.L., S. et r., p. 645.<br />
195 H.L., S. et r., p. 645.<br />
196 H.L., S. et r., p. 645.<br />
197 H.L., S. et r., p. 646.<br />
113
Le rituel de la justice se déroule avec la même gravité et le même ridicule, intérieur ou<br />
extérieur : "La justice a son appareil et son Temps. Dans les deux cas, faute d'un Juge absolu,<br />
le Juge est toujours <strong>en</strong> même temps juge et partie. La justice n'est pas de ce monde et il n'y a<br />
pas d'autre monde. La justice est une modalité (et n'est qu'une modalité) de la prés<strong>en</strong>ce. Elle<br />
ne parvi<strong>en</strong>t ni à se justifier totalem<strong>en</strong>t, ni à s'imposer, ni à pleinem<strong>en</strong>t légitimer la s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ce, ni<br />
à imposer pleinem<strong>en</strong>t l'exécution, sauf quand elle est injuste 198 ". H. Lefebvre montre que la<br />
justice est un absolu. Cet absolu nous donne le vertige : "Comme tout absolu, celui-ci appelle<br />
et il aliène. Il y a un absolu de la justice, aussi insaisissable que les autres, aussi pr<strong>en</strong>ant, aussi<br />
pressant ; pourtant, comme mom<strong>en</strong>t, la justice est nécessaire 199 ".<br />
H. Lefebvre montrer l'utilisation que Brecht a fait de cette forme dramatique du<br />
mom<strong>en</strong>t de la justice. Chez lui, le cérémonial devi<strong>en</strong>t spectacle. Il se subordonne les élém<strong>en</strong>ts<br />
de ce spectacle. Le mom<strong>en</strong>t dramatique est défini par la comparution, le dialogue est défini<br />
par le témoignage et la confrontation des témoins, et le dénouem<strong>en</strong>t est défini par la s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ce.<br />
La figure c<strong>en</strong>trale est le juge. "L'abs<strong>en</strong>ce du juge, la fin de la grande image du jugem<strong>en</strong>t<br />
dernier a donné lieu à une grande forme dramatique. Elle correspond au désespoir qui ne croit<br />
plus au juge et le recrée dans une fiction. Si la vie sociale offre des élém<strong>en</strong>ts et de grandes<br />
formes ébauchées, il n’<strong>en</strong> faut pas moins un p<strong>en</strong>seur ou un artiste pour s'<strong>en</strong> saisir et les<br />
formuler dans une conjoncture définie 200 ".<br />
Ce mom<strong>en</strong>t de la justice ti<strong>en</strong>t à cœur à H. Lefebvre qui le développera dans La critique<br />
de la vie quotidi<strong>en</strong>ne 201 . Dans ce texte, il insiste sur la proclamation du rituel, du cérémonial,<br />
c'est-à-dire d'une forme qui devi<strong>en</strong>t formalisme. "Celui qui juge, c'est-à-dire qui veut juger,<br />
convoque les actes et les évènem<strong>en</strong>ts, ceux de sa propre vie et ceux de la vie d'autrui (dans<br />
laquelle il s'introduit indûm<strong>en</strong>t). Sa consci<strong>en</strong>ce se sol<strong>en</strong>nise, revêt robe rouge et bonnet carré.<br />
L'acte incriminé avance devant l'auditoire des passions et des autres actes accomplis, témoins<br />
plus ou moins compromis dans l'affaire litigieuse. Celui qui juge fait comparaître par devers<br />
lui, <strong>en</strong> tant que juge investi par lui-même (indûm<strong>en</strong>t, car il est juge et partie) de ce<br />
pouvoir 202 ". Le juge instruit le procès. Il recherche les circonstances et les motivations des<br />
actes (et généralem<strong>en</strong>t s'y perd). Il procède à l'audition de divers témoins. Puis, il se<br />
prononce. Il fait exécuter le jugem<strong>en</strong>t…<br />
H. Lefebvre sou<strong>ligne</strong> la coïncid<strong>en</strong>ce du cérémonial intérieur, celui de la consci<strong>en</strong>ce<br />
vertueuse, et du formalisme le plus extérieur, celui de la justice comme institution. Le<br />
problème "vertu ou institution" serait donc un faux problème, surmonté par la théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts : "La théorie permet de compr<strong>en</strong>dre comm<strong>en</strong>t et pourquoi la justice, dès que conçue,<br />
devi<strong>en</strong>t un absolu. Celui qui aime et qui veut la justice - le Juste - ne veut plus qu'elle, et juge<br />
tout selon la justice. Et cep<strong>en</strong>dant, il n'arrive jamais à la définir, <strong>en</strong>core moins à la réaliser. Il<br />
détermine la justice par le juste, et le juste par la justice. Il tombe ainsi dans une aliénation<br />
spécifique, celle de la consci<strong>en</strong>ce morale qui se veut absolue 203 ". Ainsi, la justice comme but<br />
de l'action suppose une action qui va bi<strong>en</strong> au-delà de ce but et s'inspire d'autres motifs. La<br />
Justice ne peut se réaliser ni même s'approcher par ses propres forces. Sa réalisation implique<br />
sa suppression et son dépassem<strong>en</strong>t… Mais rev<strong>en</strong>ons à La somme et le reste. H. Lefebvre<br />
propose d'inscrire la poésie, dans la liste des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Le mom<strong>en</strong>t de la poésie<br />
198 H.L., S. et r., p. 646.<br />
199 H.L., S. et r., p. 646.<br />
200 H.L., S. et r., p. 646.<br />
201 H. L., Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne, tome 2, p. 353-55.<br />
202 H. L., CVQ2, p. 354.<br />
203 H. L., CVQ2, p. 354.<br />
114
Ce mom<strong>en</strong>t s'installe dans le langage. "Un objet, un être, un aspect fugitif reçoiv<strong>en</strong>t<br />
ainsi le privilège d’une charge intolérable, incroyable, inexplicable de prés<strong>en</strong>ce. Un sourire<br />
ou une larme, une maison, un arbre, devi<strong>en</strong>t un monde. Ils le sont véritablem<strong>en</strong>t, pour un<br />
mom<strong>en</strong>t qui dure, et qui, se fixant <strong>en</strong> parole se retrouvera et se répètera presque à volonté<br />
dans le dev<strong>en</strong>ir. Un sourire, un nuage s'éternis<strong>en</strong>t ainsi 204 ".<br />
Le poète suscite une émotion spécifique. Elle ne se définit que par une tautologie : la<br />
poésie, c'est la poésie. On peut expliciter cette tautologie indéfinim<strong>en</strong>t. Le mom<strong>en</strong>t poétique a<br />
sa procédure : chant et s<strong>en</strong>s, surcharge émotionnelle de l'objet, signifiant la s<strong>en</strong>sibilité <strong>en</strong>tière<br />
du poète. H. Lefebvre pointe le mal<strong>en</strong>t<strong>en</strong>du fréqu<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre le poète lyrique et l'esprit de<br />
sérieux. Pour un romantique, "la chute d'une feuille a autant d'importance que la chute d'un<br />
État. C'est Amiel, je crois, qui a écrit cette phrase à propos de la poésie romantique<br />
allemande. Nous pouvons imaginer un tel poète écrivant un fort beau poème, très pur, sur la<br />
chute d'une feuille, <strong>en</strong> déclarant qu'elle a pour lui une importance capitale, plus d'importance<br />
qu'une guerre mondiale ou qu’une révolution 205 ".<br />
Le mom<strong>en</strong>t de la poésie n'existe que parce qu'il s'impose au poète et à celui qui<br />
l'écoute. Chanter son amour, le sourire ou le baiser de la bi<strong>en</strong>-aimée, oblige le poète à y<br />
montrer un monde. Sinon, il risque d'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre celui qui l'écoute lui dire que ce qu'il évoque<br />
n'est pas réel, que sa "poésie" n'est qu'une plaisanterie ! Et effectivem<strong>en</strong>t, nous pouvons nous<br />
questionner sur la chute d'une feuille ! sur l'importance du sourire ou du baiser d'une femme !<br />
" Pour l'esprit de sérieux et de lourdeur, les instants et les mom<strong>en</strong>ts se val<strong>en</strong>t ; on les passe au<br />
crible de l'utilité, au critère politique. L'<strong>en</strong>nuyeux, c'est évidemm<strong>en</strong>t la pédanterie qui <strong>en</strong><br />
découle. Lorsque l'esprit de sérieux pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t au sérieux le poète et s'écrie : “ Mais<br />
non, voyons, tu es frivole, le socialisme interdit que l'on donne autant d'importance à un<br />
baiser, que l'on cherche à émouvoir les g<strong>en</strong>s par la chute d'une feuille... ”, et lorsque cet esprit<br />
de sérieux <strong>en</strong>visage l'abus de pouvoir, alors la situation devi<strong>en</strong>t délicate". Dans ce cas, H.<br />
Lefebvre veut alors restituer les droits du mom<strong>en</strong>t de poésie et les pouvoirs de la légèreté<br />
comme mom<strong>en</strong>t. "Le poète ne m<strong>en</strong>t pas ; il ne trompe pas. Il dévoile une prés<strong>en</strong>ce, <strong>en</strong><br />
transférant sur elle le pouvoir, v<strong>en</strong>u d'une totalité qui la dépasse et le dépasse : le langage. Il<br />
use d'un sortilège. Mais est-ce qu'on brûle <strong>en</strong>core les sorciers et sorcières, au XXe siècle<br />
? 206 "<br />
Peut-on dénombrer les mom<strong>en</strong>ts ?<br />
Pour H. Lefebvre, les mom<strong>en</strong>ts sont <strong>en</strong> nombre limité : jeu, amour, travail, repos, lutte,<br />
connaissance, poésie... La liste n'est pas close, mais le nombre des mom<strong>en</strong>ts ne peut pas être<br />
indéfini, car les mom<strong>en</strong>ts sont justem<strong>en</strong>t ce que l'on peut définir. L'énumération n'est<br />
cep<strong>en</strong>dant jamais exhaustive, puisqu'il est toujours possible de découvrir ou de constituer un<br />
nouveau mom<strong>en</strong>t, du moins <strong>en</strong> principe, dans la vie individuelle. Certes, <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>ant de la<br />
consistance, la théorie devrait énoncer un critère pour déterminer ce qu'est le mom<strong>en</strong>t et ce<br />
qu'il n'est pas. Mais la théorie n'a pas à assumer la tache d'une énumération exhaustive.<br />
Caractères généraux des mom<strong>en</strong>ts<br />
Un mom<strong>en</strong>t définit une forme et se définit par une forme. "Partout où s'emploie le<br />
terme mom<strong>en</strong>t, dans un s<strong>en</strong>s plus ou moins précis, il désigne une certaine constance au cours<br />
du déroulem<strong>en</strong>t du temps, un élém<strong>en</strong>t commun à un <strong>en</strong>semble d'instants, d'événem<strong>en</strong>ts, de<br />
204 H.L., S. et r., p. 646-47.<br />
205 H.L., S. et r., p. 647.<br />
206 H.L., S. et r., p. 647-48.<br />
115
conjonctures et de mouvem<strong>en</strong>ts dialectiques (ainsi dans mom<strong>en</strong>t historique ou dans mom<strong>en</strong>t<br />
négatif, mom<strong>en</strong>t de la réflexion). Il t<strong>en</strong>d donc à désigner un élém<strong>en</strong>t structural que la p<strong>en</strong>sée<br />
ne doit séparer du conjoncturel qu'avec précautions. Le mot désigne clairem<strong>en</strong>t une forme,<br />
mais cette forme a dans chaque cas une spécificité. Qu'est-ce que la forme du jeu ?<br />
L’<strong>en</strong>semble de règles et de conv<strong>en</strong>tions (catégories du jeu). Qu'est-ce que la forme de la<br />
justice ? Un rituel extérieur ou intérieur, un cérémonial qui règle la succession des<br />
événem<strong>en</strong>ts, le li<strong>en</strong>, la convocation ou citation des accusés et témoins, la comparution, etc…<br />
Quelle est la forme de l'amour ? Une étiquette qui prescrit la manière et le style, la<br />
progression de la cour (déclaration, aveu) aux gestes de la possession et de la volupté. Cette<br />
étiquette exclut la brutalité, et inclut <strong>en</strong> principe le plaisir partagé comme but de l'amour. Elle<br />
fixe avec une exig<strong>en</strong>ce nécessaire laissant place aux conting<strong>en</strong>ces et à l'imprévu le rôle du<br />
baiser, de la conversation, de l'audace, du respect, de la discrétion, de la pudeur, de<br />
l'impudeur, de l'abandon, de la reprise, etc 207 ".<br />
Forme et cont<strong>en</strong>u<br />
H. Lefebvre regrette que le terme “ forme ” soit, sous "sa fausse précision", l'un des<br />
plus confus de notre vocabulaire. Il ose dire que toute civilisation est créatrice de formes.<br />
"Elle diffère <strong>en</strong> ceci de la société (qui consiste <strong>en</strong> une structure économique, <strong>en</strong> un mode de<br />
production, <strong>en</strong> rapports de propriété, etc ...) et de la culture (qui consiste <strong>en</strong> connaissances,<br />
cont<strong>en</strong>us appris, faits ret<strong>en</strong>us, <strong>en</strong> œuvres admises)". H. Lefebvre veut relier ces trois termes<br />
sans les confondre ; il veut les distinguer sans les séparer. "La civilisation crée des formes<br />
dont il y aurait lieu de suivre la constitution dans l'histoire. Ainsi le formalisme des paroles et<br />
le rituel des gestes, courtoisie et politesse, comme modes de contact et de communication. Le<br />
chemin long et sinueux des sociétés archaïques aux civilisations (ou à la civilisation <strong>en</strong><br />
général) permet la stylisation, des gestes naturels, leur organisation <strong>en</strong> un ag<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t de<br />
gestes significatifs. Les groupés sociaux part<strong>en</strong>t de paroles et d'actes magiques, destinés à<br />
protéger un mom<strong>en</strong>t, à désarmer les inimitiés, à mettre ce mom<strong>en</strong>t sous le signe de l'accord ou<br />
de la poésie (formules qui devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t ainsi rituel de la vie sociale dans la quotidi<strong>en</strong>neté :<br />
salut, bénédiction, serrem<strong>en</strong>t de mains). Cela signifie que la théorie de la civilisation ne<br />
couvre pas l'<strong>en</strong>semble de la réalité (de la praxis). Elle n'empiète ni sur l'étude de la société (de<br />
l'économie à l'idéologie) ni sur l'étude de la culture, <strong>en</strong>core qu'elle doive <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ir compte et ne<br />
puisse s'<strong>en</strong> séparer 208 ".<br />
Le rapport <strong>en</strong>tre forme et cont<strong>en</strong>u diffère ici du rapport <strong>en</strong>tre cont<strong>en</strong>u et forme dans la<br />
connaissance ou dans la praxis productrice. "La forme de civilisation permet l'introduction<br />
d'élém<strong>en</strong>ts matériels extrêmem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>ts ; elle règle leur ordre, leur succession, non leur<br />
matérialité 209 ". Ainsi la comparution exige la v<strong>en</strong>ue devant le tribunal de personnages<br />
quelconques. Le tribunal de la consci<strong>en</strong>ce fait comparaître événem<strong>en</strong>ts, impressions, idées,<br />
décisions, s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts lointains ou proches. La forme ne déforme pas le cont<strong>en</strong>u. Elle lui laisse<br />
une certaine liberté. Cep<strong>en</strong>dant, elle lui assigne un rôle et une place dans l'<strong>en</strong>semble. Les<br />
élém<strong>en</strong>ts matériels se prélèv<strong>en</strong>t dans l'<strong>en</strong>semble de la praxis. La praxis <strong>en</strong>tière relève de la<br />
justice, elle est du ressort du jugem<strong>en</strong>t, bi<strong>en</strong> que la justice et le jugem<strong>en</strong>t ne représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t qu'un<br />
mom<strong>en</strong>t. Ainsi, "la vie <strong>en</strong>tière d'un individu peut se pénétrer de son amour et son amour peut<br />
dev<strong>en</strong>ir coext<strong>en</strong>sif à la totalité de sa vie, bi<strong>en</strong> que l'amour ne soit qu'une modalité de la<br />
prés<strong>en</strong>ce 210 ". Rites et cérémoniaux sont élaborés et stylisés dans une civilisation déterminée,<br />
par des groupes sociaux déterminés, peuples, classes, dans une conjoncture historique. Ils ne<br />
laiss<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong> hors de leur stylisation : ni les objets usuels, ni les gestes, ni les œuvres d'art,<br />
<strong>en</strong>core que les rituels se form<strong>en</strong>t dans la vie immédiate et dans les rapports directs quotidi<strong>en</strong>s<br />
207 H.L., S. et r., p. 648.<br />
208 H.L., S. et r., p. 649.<br />
209 H.L., S. et r., p. 649.<br />
210 H.L., S. et r., p. 649-650.<br />
116
: "Non rigoureuses, les formes décrites ici ne sont pas complètem<strong>en</strong>t stables ; elles oscill<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong>tre l'extrême sérieux et l'extrême frivolité, <strong>en</strong>tre la facticité conv<strong>en</strong>tionnelle et la nature<br />
presque spontanée. Malgré ces oscillations, elles exist<strong>en</strong>t d'une exist<strong>en</strong>ce spécifique, et se<br />
confirm<strong>en</strong>t à travers les élém<strong>en</strong>ts circonstantiels 211 ".<br />
Mom<strong>en</strong>t et totalité<br />
Ainsi, chaque mom<strong>en</strong>t est une totalité partielle qui reflète ou réfracte la praxis globale.<br />
Chaque mom<strong>en</strong>t a une modalité de perception spécifique des autres. Il n'existe plus de<br />
frontière rigoureuse <strong>en</strong>tre nature et société dans cette théorie des mom<strong>en</strong>ts. "Les germes qui<br />
se développ<strong>en</strong>t <strong>en</strong> mom<strong>en</strong>ts exist<strong>en</strong>t dans les profondeurs de la nature, non-animée ou animée.<br />
Cep<strong>en</strong>dant, ils y gis<strong>en</strong>t <strong>en</strong>sevelis, <strong>en</strong>fouis, à la fois confondus et séparés. Les formes de<br />
civilisation prélèv<strong>en</strong>t leurs élém<strong>en</strong>ts dans la nature, dans les instincts et besoins naturels. Elles<br />
insèr<strong>en</strong>t le naturel dans les structures de la consci<strong>en</strong>ce civilisée. Ainsi, la civilisation reflète la<br />
nature, matérielle ou vivante ; mais le rapport qu'elle implique diffère radicalem<strong>en</strong>t d'un reflet<br />
passif. Elle arrache à la nature des élém<strong>en</strong>ts naturels pour les métamorphoser profondém<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> les insérant dans des formes : dans un ordre humain 212 ".<br />
Les instincts de la réalité vitale animale se reconnaiss<strong>en</strong>t dans leur forme humaine,<br />
mais transposés, transformés. La civilisation repr<strong>en</strong>d le naturel. Mais, le processus comble la<br />
distance, pour reconstituer la totalité. Il n'y a pas de barrière <strong>en</strong>tre nature et civilisation, mais<br />
un espace et un temps dans lequel se constitu<strong>en</strong>t les mom<strong>en</strong>ts. " L'être se réfléchit dans<br />
l'homme social - dans la totalité - et non dans un acte privilégié de réflexion. La vie reflète la<br />
vie, et non point la pure p<strong>en</strong>sée 213 ".<br />
Les mom<strong>en</strong>ts (et leurs catégories) sont d'abord des réalités sociologiques. "Ainsi les<br />
catégories du jeu ne peuv<strong>en</strong>t s'atteindre que sociologiquem<strong>en</strong>t. Seule la sociologie peut<br />
étudier la diffusion des jeux, les groupes qui s'adonn<strong>en</strong>t à tel ou tel jeu, etc. De même pour<br />
l'amour, ou le repos, ou le connaître. Il y a là une sociologie des formes <strong>en</strong>core mal<br />
développée. Pourrait-on l'appeler sociologie structurale ? Le terme paraît scabreux. La<br />
sociologie étudie la formation des mom<strong>en</strong>ts ; plus que les mom<strong>en</strong>ts elle saisit les groupes qui<br />
les élabor<strong>en</strong>t 214 ". Pour H. Lefebvre, les mom<strong>en</strong>ts et leur théorie se situ<strong>en</strong>t au niveau de la<br />
philosophie. Mais on pourrait ajouter qu'ils ont une épaisseur historique. L'expression :<br />
sociologie structurale est donc bi<strong>en</strong> inadéquate.<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts n'est concevable que dans une transduction <strong>en</strong>tre le<br />
sociologique et l'individuel. Ri<strong>en</strong> ne les sépare : "Les mom<strong>en</strong>ts que l'individu peut vivre sont<br />
élaborés (formés ou formalisés) par l'<strong>en</strong>semble de la société à laquelle il participe, ou par tel<br />
groupe social qui diffuse dans l'<strong>en</strong>semble de la société son œuvre collective (tel rituel, telle<br />
forme de s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts, etc.) 215 ". Ces réalités relèv<strong>en</strong>t de la sociologie. Elles constitu<strong>en</strong>t des<br />
mom<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> tant que la nature et le naturel <strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t dans les structures de la consci<strong>en</strong>ce sociale.<br />
"Cette imman<strong>en</strong>ce réciproque n'<strong>en</strong>traîne pas la confusion <strong>en</strong>tre le psychologique et le<br />
collectif. Ils ne sont pas la même chose d'autant plus qu'il n'est pas question de choses. La<br />
consci<strong>en</strong>ce individuelle s'ouvre sur des mom<strong>en</strong>ts qui font aussi partie de la consci<strong>en</strong>ce<br />
sociale 216 ". Des t<strong>en</strong>sions demeur<strong>en</strong>t. Elles sont toujours possibles. La consci<strong>en</strong>ce individuelle<br />
refuse parfois la forme sociale et historique d'un mom<strong>en</strong>t. Elle peut concevoir d'autres formes.<br />
Les propositions vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t du dehors. La consci<strong>en</strong>ce individuelle fait son choix. Elle modifie<br />
211 H.L., S. et r., p. 650.<br />
212 H.L., S. et r., p. 650.<br />
213 H.L., S. et r., p. 651.<br />
214 H.L., S. et r., p. 651.<br />
215 H.L., S. et r., p. 651.<br />
216 H.L., S. et r., p. 651.<br />
117
les élém<strong>en</strong>ts matériels qui s’insèr<strong>en</strong>t dans les formes. Elle adapte et remanie aussi les formes.<br />
L’unité de l'individuel et du social se construit dans ces t<strong>en</strong>sions dialectiques, qui t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t vers<br />
le dépassem<strong>en</strong>t. "La civilisation se conçoit sous cet angle comme ce qui naît des conflits <strong>en</strong>tre<br />
l'individuel et le social dans leur unité dialectique, et t<strong>en</strong>d à résoudre le conflit <strong>en</strong> partant des<br />
élém<strong>en</strong>ts matériels et formels qui constitu<strong>en</strong>t les données du problème 217 ".<br />
Les mom<strong>en</strong>ts, formes de communication<br />
Les modalités de la prés<strong>en</strong>ce que constitu<strong>en</strong>t les mom<strong>en</strong>ts prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t et r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t<br />
prés<strong>en</strong>tes dans une unité : la nature, les autres et soi. Le mom<strong>en</strong>t est une forme dans laquelle<br />
l'autre et moi-même nous prés<strong>en</strong>tons l'un à l'autre. Le jeu propose un mode d'être pour chaque<br />
part<strong>en</strong>aire. L'acte ne diffère pas de la communication. Une telle conception dépasse le<br />
pluralisme comme le totalitarisme : "Discernant une multiplicité de mom<strong>en</strong>ts, la théorie relève<br />
d'un pluralisme ; d'autant qu’elle ne s'affirme ni exhaustive ni close. Elle ti<strong>en</strong>t compte d’une<br />
pluralité de modes de prés<strong>en</strong>ce et d'activité ; mais chaque modalité de la prés<strong>en</strong>ce se<br />
détermine elle-même comme totalité partielle ouverte et point de vue sur la totalité, imman<strong>en</strong>t<br />
à cette totalité. L’idée du tout naturel et social ou plutôt ce tout lui-même considéré<br />
concrètem<strong>en</strong>t se manifeste et se saisit <strong>en</strong> une multiplicité d'attributs et de modes : le jeu,<br />
l'amour, la connaissance, la justice, le repos, etc. Aucun de ces modes ne reçoit un privilège<br />
métaphysique. En dépassant l'ontologisme, on dépasse les antinomies qui <strong>en</strong> dérivai<strong>en</strong>t et<br />
notamm<strong>en</strong>t celles qui séparai<strong>en</strong>t le tout des parties <strong>en</strong> érigeant le multiple contre le total ou<br />
inversem<strong>en</strong>t. La théorie des mom<strong>en</strong>ts repr<strong>en</strong>d ainsi avec une signification nouvelle la théorie<br />
de l'homme total 218 ".<br />
Conjoncture et structure<br />
Cette théorie dépasse l'opposition du conjoncturel et du structural. Elle laisse leur part<br />
à chacun de ces aspects du dev<strong>en</strong>ir. Elle dépasse <strong>en</strong>core l’opposition <strong>en</strong>tre l’ontologie et<br />
l'axiologie. "Elle exclut l'ontologie, mais conçoit l'être comme réfléchi par la totalité humaine<br />
ou l'homme total. Elle exclut l'antinomie <strong>en</strong>tre constater (ou découvrir) et créer ou poser".<br />
Pour être vécu, le mom<strong>en</strong>t doit être recréé : on le découvre, mais comme forme, de sorte que<br />
pour r<strong>en</strong>dre si<strong>en</strong>ne cette forme, on doit la réinv<strong>en</strong>ter <strong>en</strong> réinv<strong>en</strong>tant la disposition des<br />
élém<strong>en</strong>ts. En chaque occasion, on recrée, on réinv<strong>en</strong>te à notre usage le jeu, et chaque fois de<br />
façon nouvelle. Dans cette théorie, la "découverte et la constatation, le fait et la valeur, la<br />
fréqu<strong>en</strong>ce et la normativité cess<strong>en</strong>t donc de s'exclure 219 ".<br />
Mémoire et son temps spécifique du mom<strong>en</strong>t<br />
La temporalité du mom<strong>en</strong>t consiste <strong>en</strong> sa répétition. "La répétition des mom<strong>en</strong>ts oblige<br />
à affiner le concept de répétition. Il se libère de la psychologie ou de la métaphysique. Ce<br />
n’est plus une répétition de nature ontique ou ontologique ; et ce n'est pas davantage une<br />
répétition calquée sur des phénomènes de mémoire, poussés à la limite. La représ<strong>en</strong>tation<br />
d'une forme, chaque fois redécouverte et réinv<strong>en</strong>tée, déborde les concepts antérieurs de la<br />
répétition. Elle les <strong>en</strong>veloppe, d'ailleurs ; car il s'agit aussi de la reprise et de la réintégration à<br />
un niveau élevé - dans l'individuel et dans le social - des élém<strong>en</strong>ts du passé et du dépassé 220 ".<br />
En se confrontant au mom<strong>en</strong>t et la théorie des formes, le concept de répétition se repr<strong>en</strong>d et<br />
s'affine. Ce concept de répétition, dans le contexte de la p<strong>en</strong>sée psychologique ou<br />
217 H.L., S. et r., p. 652.<br />
218 H.L., S. et r., p. 652.<br />
219 H.L., S. et r., p. 653.<br />
220 H.L., S. et r., p. 653.<br />
118
métaphysique, restait proche de la matérialité. Or, la répétition d'une forme diffère de la<br />
répétition matérielle. La stabilité, l’équilibre et la constance matérielles ne peuv<strong>en</strong>t pas se<br />
confondre avec la répétition formelle. H. Lefebvre propose alors ici le projet d'une théorie<br />
générale des formes. Cette théorie distingue les différ<strong>en</strong>ts emplois et les spécificités de la<br />
forme.<br />
Le mom<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>d vers l'absolu<br />
L'aliénation a aussi sa place dans la théorie des mom<strong>en</strong>ts. "Chaque mom<strong>en</strong>t, modalité<br />
de la prés<strong>en</strong>ce, offre à la p<strong>en</strong>sée et au vivre un absolu. Le critère par l'absurde du mom<strong>en</strong>t<br />
pourrait même se déterminer ainsi. Le mom<strong>en</strong>t peut s'ériger <strong>en</strong> absolu ; ou plutôt : EST UN<br />
MOMENT CE QUI S'ERIGE EN ABSOLU 221 ".<br />
Le mom<strong>en</strong>t <strong>en</strong>veloppe et t<strong>en</strong>d à se constituer <strong>en</strong> absolu. Tout mom<strong>en</strong>t va vers<br />
l'hypertrophie et l'hypostasie. Ainsi, il y a un absolu du jeu. "Cet absolu aliène et définit une<br />
aliénation spécifique. Jouer, c'est une activité normale ou normalisante ; le joueur est un<br />
aliéné. Il n'y a d'ailleurs pas, à l'intérieur du mom<strong>en</strong>t, séparation nette. L'aliéné s'<strong>en</strong>ferme dans<br />
le mom<strong>en</strong>t : il s’y r<strong>en</strong>d prisonnier ; <strong>en</strong> le poussant au paroxysme, il s'y perd ; il y égare sa<br />
consci<strong>en</strong>ce et son être 222 ".<br />
Il <strong>en</strong> est de même de l'amour et de l'aliénation amoureuse : ri<strong>en</strong> ne peut les démarquer.<br />
Même si aucune frontière ne les sépare, le mom<strong>en</strong>t et l'aliénation ne peuv<strong>en</strong>t être confondus.<br />
Dans le mom<strong>en</strong>t, il y forme de communication. Dans l'aliénation, on se confronte à<br />
l'isolem<strong>en</strong>t et à l'incommunicabilité. "La modalité de la prés<strong>en</strong>ce se métamorphose <strong>en</strong><br />
modalité de l'abs<strong>en</strong>ce. Le mode d'être ou attribut de l'exist<strong>en</strong>ce se transforme <strong>en</strong> néantisation.<br />
L'action se change <strong>en</strong> passion, et d'autant plus trouble que plus pure et plus proche de l'absolu.<br />
L'absolu se définit ainsi comme t<strong>en</strong>tation perman<strong>en</strong>te, à l'intérieur de chaque mom<strong>en</strong>t 223 ".<br />
La t<strong>en</strong>tation de l'absolu est une possibilité prés<strong>en</strong>te dès la constitution du mom<strong>en</strong>t. A<br />
vouloir l'éviter, la liberté agissante se stabiliserait au niveau de la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Celle-ci<br />
offre d'abord "le mélange des mom<strong>en</strong>ts : leurs élém<strong>en</strong>ts matériels indisp<strong>en</strong>sables, très riches<br />
(naturels et sociaux) et même certains élém<strong>en</strong>ts formels, stylisés mais <strong>en</strong>core dépourvus de la<br />
structure la plus fine. Des t<strong>en</strong>tatives de structuration se discern<strong>en</strong>t et s'élabor<strong>en</strong>t au niveau de<br />
la quotidi<strong>en</strong>neté. Il y faut cep<strong>en</strong>dant quelque chose de plus : l'ordonnance 224 ".<br />
La quotidi<strong>en</strong>neté est le terreau du mom<strong>en</strong>t. Elle lui est nécessaire, mais elle ne suffit<br />
pas. Les mom<strong>en</strong>ts virtuels sont à la fois mêlés et séparés, dans le quotidi<strong>en</strong>. Elle représ<strong>en</strong>te à<br />
son niveau certains caractères de la vie naturelle. L'émerg<strong>en</strong>ce du mom<strong>en</strong>t se fait par une<br />
interv<strong>en</strong>tion du sujet : style, ordre, liberté, civilisation, et aussi, peut-être, philosophie.<br />
L'interv<strong>en</strong>tion sur la vie quotidi<strong>en</strong>ne consiste à répartir, les élém<strong>en</strong>ts et les instants du<br />
quotidi<strong>en</strong> dans les mom<strong>en</strong>ts, afin d'<strong>en</strong> int<strong>en</strong>sifier le r<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t vital. Extraits de la<br />
quotidi<strong>en</strong>neté, les mom<strong>en</strong>ts permett<strong>en</strong>t une meilleure communication, une meilleure<br />
information. Ils permett<strong>en</strong>t aussi de définir de nouveaux modes de jouissance de la vie<br />
naturelle et sociale. La théorie des mom<strong>en</strong>ts ne se situe donc pas hors de la quotidi<strong>en</strong>neté,<br />
mais s'articuler avec elle <strong>en</strong> s'unissant à sa critique pour y introduire ce qui manque à sa<br />
richesse. P<strong>en</strong>ser ses mom<strong>en</strong>ts permet alors de "dépasser au sein du quotidi<strong>en</strong>, dans une forme<br />
nouvelle de jouissance particulière unie au total, les vieilles oppositions de la légèreté et de la<br />
lourdeur, du sérieux et de l'abs<strong>en</strong>ce de sérieux 225 ".<br />
221 H.L., S. et r., p. 653.<br />
222 H.L., S. et r., p. 654.<br />
223 H.L., S. et r., p. 654.<br />
224 H.L., S. et r., p. 654.<br />
225 H.L., S. et r., p. 655.<br />
119
De l'aliénation à la liberté<br />
L'émancipation de l'aliénation doit se frayer un passage <strong>en</strong>tre la t<strong>en</strong>dance à faire du<br />
mom<strong>en</strong>t séparé un absolu, et la confusion qui vi<strong>en</strong>t du mélange et de l'ambiguïté. La théorie<br />
propose une voie et une forme de la liberté (individuelle). Dev<strong>en</strong>ir sujet de ses mom<strong>en</strong>ts, est<br />
une lutte perpétuelle contre l'aliénation. "Si le choix absolu <strong>en</strong>traîne une mutilation, donc une<br />
aliénation, ne pas choisir, hésiter sans fin, se maint<strong>en</strong>ir dans le chaos et l'informel, m<strong>en</strong>ace<br />
aussi d'aliénation la liberté. Celle-ci ne peut se r<strong>en</strong>dre efficace <strong>en</strong> se voulant arbitraire. Elle<br />
doit utiliser les moy<strong>en</strong>s et les médiations que lui offre la quotidi<strong>en</strong>neté". La liberté s'affirme<br />
dans cette constitution des mom<strong>en</strong>ts. Elle prélève ici et là les élém<strong>en</strong>ts matériels auxquels la<br />
forme peut conférer un ordre supérieur. Elle se démêle de l'ambiguïté et du mélange, sans<br />
pour autant s'<strong>en</strong>gager à fond dans un mom<strong>en</strong>t ; elle se réserve ses possibilités, choix,<br />
sélections, dégagem<strong>en</strong>t et <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t relatifs 226 ". Ainsi, la théorie des mom<strong>en</strong>ts indique une<br />
certaine notion de la liberté.<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts n'est pas exhaustive.<br />
Point de vue sur la totalité, cette théorie se situe au niveau d'une théorie de la<br />
civilisation ou d'une théorie des formes. "Elle prélève des élém<strong>en</strong>ts à d'autres niveaux, dans<br />
d'autres théories ; loin de les contester, elle leur laisse expressém<strong>en</strong>t leurs spécificités. Elle<br />
n'empiète donc pas sur l'étude de la formation économique-sociale (l'analyse de la société<br />
considérée comme mode de production avec ses répercussions dans l'idéologie) ou la culture<br />
(le savoir comme fait social). En particulier, les considérants sur l'aliénation ne supprim<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />
ri<strong>en</strong> la théorie du fétichisme et de la réification économique. Les considérants sur la liberté ne<br />
supprim<strong>en</strong>t pas d'autres aspects de la liberté 227 ". Cette théorie des mom<strong>en</strong>ts respecte donc les<br />
sci<strong>en</strong>ces de la réalité humaine, même si elle a un rapport plus étroit avec la sociologie qu'avec<br />
l'économie politique. C'est une forme de la philosophie de la prés<strong>en</strong>ce. H. Lefebvre a<br />
consci<strong>en</strong>ce de faire l'esquisse d'une philosophie d'un type nouveau.<br />
226 H.L., S. et r., p. 655.<br />
227 H.L., S. et r., p. 655.<br />
120
Chapitre 8 :<br />
La critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne<br />
:<br />
"La théorie des mom<strong>en</strong>ts surmonte l'opposition du sérieux (éthique) et<br />
du frivole (esthétique) comme celle du quotidi<strong>en</strong> et de ce qui est noble, élevé,<br />
supérieur (culturel). Elle révèle la diversité des puissances de l'être humain<br />
total, puissances qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à l'homme de son être et de "l'être" (disons, pour<br />
éviter l'interprétation spéculative: de la Nature, de la nature <strong>en</strong> lui, de sa<br />
nature). Restituant et réhabilitant le ludique dans son auth<strong>en</strong>ticité et son<br />
int<strong>en</strong>sité, elle ne lui accorde aucun statut privilégié, aucune profondeur<br />
ontologique. Pas plus au jeu qu'au connaître ou à l'angoisse, au désir qu'au<br />
repos".<br />
H. Lefebvre, Métaphilosophie, 2° éd., p. 139<br />
Deux années après la parution de La somme et le reste, H. Lefebvre publie le second<br />
volume de sa Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Il ress<strong>en</strong>t le besoin de donner une suite à un<br />
livre, paru <strong>en</strong> 1947, sur ce thème. Déjà, dans le premier volume, H. Lefebvre introduisait<br />
l'idée de mom<strong>en</strong>ts. Il réfléchissait le rythme de la vie paysanne (l'opposition <strong>en</strong>tre le travail et<br />
la fête). Par opposition au Tome 1 qui se voulait la prés<strong>en</strong>tation d'une problématique, le Tome<br />
2 se veut technique. H. Lefebvre donne des outils conceptuels (instrum<strong>en</strong>ts formels,<br />
catégories spécifiques) pour analyser le quotidi<strong>en</strong>. Il propose aussi 3 théories : théorie<br />
sémantique, théorie des processus et <strong>en</strong>fin théorie des mom<strong>en</strong>ts (Chapitre VI, p 340 et 357). Il<br />
me semble intéressant de repr<strong>en</strong>dre ici ces pages pour les comparer au travail conduit dans La<br />
somme et le reste.<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts de ce tome 2 de la Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne est prés<strong>en</strong>tée<br />
<strong>en</strong> 6 paragraphes : typologie de la répétition, mom<strong>en</strong>t et langage, la constellation des<br />
mom<strong>en</strong>ts (ce paragraphe se subdivisant lui-même <strong>en</strong> nombreuses sous-parties), définition du<br />
mom<strong>en</strong>t, analytique des mom<strong>en</strong>ts, mom<strong>en</strong>t et quotidi<strong>en</strong>neté. Alors que dans le chapitre<br />
précéd<strong>en</strong>t, j'avais créé moi-même des inter-titres qui n'exist<strong>en</strong>t pas dans le chapitre Théorie<br />
des mom<strong>en</strong>ts de La somme et le reste, je repr<strong>en</strong>ds ici les inter-titres proposés par H. Lefebvre,<br />
dans ce tome 2 de la Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne.<br />
1- Typologie de la répétition<br />
H. Lefebvre rappelle que dans les pages qui précéd<strong>en</strong>t ce chapitre, il a souligné les<br />
différ<strong>en</strong>ces <strong>en</strong>tre plusieurs formes ou types de répétitions, irréductibles les uns aux autres. Il<br />
poursuit : "La répétition des cycles et rythmes cycliques diffère de la répétition des gestes<br />
mécaniques : le premier type fait partie des processus non-cumulatifs, avec leur temporalité<br />
propre, le second fait partie des processus cumulatifs, avec leur temporalité linéaire, tantôt<br />
continue, tantôt discontinue 228 ". H. Lefebvre montre alors que l'on ne peut pas assimiler la<br />
répétition des comportem<strong>en</strong>ts stimulés par des signaux à la répétition des "états", émotions ou<br />
attitudes, qui, eux, sont liés à des symboles et à des noyaux émotionnels. "La répétition des<br />
situations (notamm<strong>en</strong>t dans les cas pathologiques) doit se distinguer de la répétition postulée<br />
par certains systèmes (Kierkegaard, Nietzsche) 229 ". H. Lefebvre p<strong>en</strong>se que la répétition, le<br />
228 H. Lefebvre, Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne tome 2 (Chapitre VI), p 340. Dans la suite de ce chapitre, les<br />
notes se référant à ce chapitre seront indiquées par H. L., CVQ2, p.<br />
229 H. L., CVQ2, p. 340.<br />
121
etour ou le recomm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t du même phénomène doit être analysé de manière spécifique<br />
dans chaque cas. L'analyse doit égalem<strong>en</strong>t porter sur le rapport <strong>en</strong>tre ce qui se répète et le<br />
nouveau qui jaillit du répétitif : "<strong>en</strong> musique, les répétitions des sons et des rythmes donn<strong>en</strong>t<br />
un mouvem<strong>en</strong>t perpétuel et perpétuellem<strong>en</strong>t inv<strong>en</strong>té 230 ".<br />
De plus, pour H. Lefebvre, "la répétition de l'instant, si souv<strong>en</strong>t étudiée par les<br />
philosophes (le hic et nunc, la pure immédiateté, le pur transitoire dans la perception et le<br />
vécu), ne peut s'assimiler à celle du mom<strong>en</strong>t".<br />
Dans ce paragraphe, il évoque deux notions à opposer au mom<strong>en</strong>t : la situation et<br />
l'instant.<br />
2- Mom<strong>en</strong>t et langage<br />
Le terme : mom<strong>en</strong>t correspond au s<strong>en</strong>s (expression + signification = direction) et au<br />
cont<strong>en</strong>u vécu d'un mot couramm<strong>en</strong>t employé. H. Lefebvre considère le mot "amour" : "À quoi<br />
correspond-il ? Est-ce une <strong>en</strong>tité supérieure qu'indique le mot et qui lui confère un s<strong>en</strong>s<br />
général parce qu'elle se subordonne un <strong>en</strong>semble de situations et d'états émotionnels ou<br />
affectifs ? Cette théorie classique, platonici<strong>en</strong>ne et rationaliste, ne peut plus se sout<strong>en</strong>ir. Et<br />
cep<strong>en</strong>dant, s'il n'y a pas unité des situations et des états dits amoureux, le mot amour n'a plus<br />
de s<strong>en</strong>s. Serait-il seulem<strong>en</strong>t la connotation abstraite d'une diversité d'états et de situations sans<br />
rapports concrets les uns avec les autres ? Dans ce cas, non seulem<strong>en</strong>t il n'y a que des amours,<br />
et non pas quelques types d'amour, mais une multiplicité indéfinie, une poussière informe.<br />
Cette théorie égalem<strong>en</strong>t classique, empiriste et sceptique, ne peut plus se sout<strong>en</strong>ir 231 ".<br />
Pour H. Lefebvre, le discours est lié à la praxis. C'est un niveau de l'expéri<strong>en</strong>ce. Le<br />
discours a "un s<strong>en</strong>s parce qu'il possède, avec une forme logique (disjonctive), un cont<strong>en</strong>u<br />
émotionnel et affectif, efficacem<strong>en</strong>t transmis 232 ".<br />
Le discours fonctionne d'une articulation subtile <strong>en</strong>tre sa forme et sa structure, d'un<br />
côté, et une souplesse. "La communication présuppose tous les niveaux, toutes les t<strong>en</strong>sions et<br />
jusqu'aux conflits <strong>en</strong>tre ces niveaux ; jamais complète, rarem<strong>en</strong>t réelle, elle suppose que le<br />
champ sémantique ne soit ni opaque et dur comme la pierre, ni fluctuant à la façon d'un<br />
brouillard 233 ". La communication exige du mouvem<strong>en</strong>t et des constantes relatives. Les mots<br />
revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. Ils se font <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre, parce qu'on leur associe des images et des symboles. Quand<br />
j'emploie le mot amour, qu'est-ce qui fait que je puisse être compris de l'autre, malgré le<br />
changem<strong>en</strong>ts des situations ? Où se situe cette r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre l'émotion exprimée par l'un et<br />
l'émotion suscitée chez l'autre ? "Qu'est-ce qui permet à ceux qui s'aim<strong>en</strong>t ou qui ne s'aim<strong>en</strong>t<br />
pas, ou qui croi<strong>en</strong>t s'aimer ou se haïr, de se parler, de se dire ce qu'ils s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t ou ne s<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t<br />
pas, de s'<strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ir, de se reconnaître, de susciter des mal<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dus et de les éclaircir (jusqu'à<br />
un certain point), de sortir du sous-<strong>en</strong>t<strong>en</strong>du ou du sil<strong>en</strong>ce, <strong>en</strong> bref de ne pas t<strong>en</strong>ir un dialogue<br />
de sourds qui serait la somme de deux ou plusieurs soliloques (auquel cas le langage,<br />
dépourvu de s<strong>en</strong>s c'est-à-dire d'efficacité, dépérirait inévitablem<strong>en</strong>t et même aurait depuis<br />
longtemps disparu) ? 234 " Malgré le changem<strong>en</strong>t des situations, quelque chose demeure. Ce<br />
quelque chose est le mom<strong>en</strong>t lefebvri<strong>en</strong>.<br />
Les termes psychologiques (états, émotions, attitudes, comportem<strong>en</strong>ts, etc.) sont<br />
insuffisants pour le caractériser, car le mom<strong>en</strong>t suppose à la fois la re-connaissance d'autrui et<br />
230 H. L., CVQ2, p. 340.<br />
231 H. L., CVQ2, p. 341.<br />
232 H. L., CVQ2, p. 341.<br />
233 H. L., CVQ2, p. 341.<br />
234 H. L., CVQ2, p. 341-42.<br />
122
de soi. La re-connaissance s'impose aux deux, malgré le mélange des connaissances à des<br />
ignorances dans la situation originale qu'ils expérim<strong>en</strong>te <strong>en</strong>semble.<br />
Dans la r<strong>en</strong>contre, il y a reconnaissance de l'analogie et de la différ<strong>en</strong>ce de<br />
l'expéri<strong>en</strong>ce de chacun dans le temps vécu. Chacun vit une modalité spécifique de la<br />
répétition. "Quelque chose" se r<strong>en</strong>contre à nouveau : "Illusion ou réalité, le temps vécu se<br />
retrouve à travers les épaisseurs et le chemin parcourus. En même temps, il s'évanouit et se<br />
connaît. Aucune détermination proprem<strong>en</strong>t sociologique ou historique ne suffit à définir cette<br />
temporalité 235 ".<br />
Ainsi, H. Lefebvre pose que la théorie des mom<strong>en</strong>ts est un effort pour r<strong>en</strong>dre portée et<br />
valeur au langage. Elle s'oppose au bergsonisme et à "l'informe continuum psychologique que<br />
prônait la philosophie bergsoni<strong>en</strong>ne" 236 . H. Lefebvre rattacherait plus volontiers cette théorie<br />
à une interprétation de Leibniz, pour qui le li<strong>en</strong> substantiel (viniculum substantiale) des<br />
monades serait aussi une monade. La connaissance, l'amour, etc. En tant qu'attributs divers ou<br />
puissances de l'être aurai<strong>en</strong>t une réalité égale à celle des consci<strong>en</strong>ces reliées. Ici, H. Lefebvre<br />
r<strong>en</strong>voie aux pages de La somme et le reste que nous avons étudiées, dans le chapitre<br />
précéd<strong>en</strong>t.<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts permet de revaloriser le discontinu. Elle le saisit dans le tissu<br />
même du vécu, sur la trame de continuité qu'il présuppose. Cette posture ne part pas du Logos<br />
(discours et langage), elle y vi<strong>en</strong>t et y revi<strong>en</strong>t. Cette théorie ne postule pas la valeur ou la<br />
réalité substantielle du langage. "Elle ne pr<strong>en</strong>d pas pour axe de référ<strong>en</strong>ce le Logos. Au<br />
contraire : elle t<strong>en</strong>te de restituer dans sa puissance le langage, <strong>en</strong> compr<strong>en</strong>ant (<strong>en</strong> connaissant)<br />
certaines conditions de son plein exercice. Le voyant ébranlé théoriquem<strong>en</strong>t par les attaques<br />
de quelques philosophes et poètes, et pratiquem<strong>en</strong>t (socialem<strong>en</strong>t) par les signaux, par les<br />
imageries audiovisuelles, par les jargons, par la solitude des consci<strong>en</strong>ces incapables de la<br />
communication 237 ".<br />
Pour H. Lefebvre, la communication n'est pas une communion de "consci<strong>en</strong>ces<br />
angéliques", désincarnées. L'idée d'un langage parfait où tout serait tout de suite clair,<br />
transpar<strong>en</strong>t n'a même pas la beauté d'un rêve, car ce type de communication supposerait une<br />
abs<strong>en</strong>ce de profondeur, de niveaux et de plans, dans la vie vécue. Il existe des différ<strong>en</strong>ces<br />
<strong>en</strong>tre ceux qui se r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t. Un langage parfait les laisserai<strong>en</strong>t dans l'opacité. Tel qu'il est, le<br />
langage est complexe, mouvant, structuré par des constances, des mom<strong>en</strong>ts. Il est utile, tel<br />
quel... De plus, cette théorie aider à organiser, programmer, structurer la vie quotidi<strong>en</strong>ne.<br />
Cette théorie aide à "discerner les possibilités et donner à l'être humain une constitution <strong>en</strong><br />
constituant ses puissances, ne fût-ce qu'à l'état d'indications ou d'ébauches 238 ".<br />
Le terme de mom<strong>en</strong>t a donc chez H. Lefebvre un s<strong>en</strong>s assez particulier, qui précise<br />
l'usage courant du mot, et cherche à définir une qualité ou propriété généralisable de certains<br />
mots d'usage courant. "Dans le langage commun, le mot mom<strong>en</strong>t se distingue peu du mot<br />
instant. Et cep<strong>en</strong>dant, il s'<strong>en</strong> distingue. On dit : Ce fut un bon mom<strong>en</strong>t..., ce qui implique à la<br />
fois une certaine durée, une valeur, un regret et l'espoir de revivre ce mom<strong>en</strong>t ou de le<br />
conserver comme un laps de temps privilégié, embaumé dans le souv<strong>en</strong>ir. Ce n'était pas un<br />
instant quelconque, ni un simple instant éphémère et passager 239 ".<br />
235<br />
H. L., CVQ2, p. 342.<br />
236<br />
H. Lefebvre r<strong>en</strong>voie ici au pamphlet philosophique de Georges Politzer, Le bergsonisme, la fin d'une parade<br />
philosophique.<br />
237<br />
H. L., CVQ2, p. 342-43.<br />
238<br />
H. L., CVQ2, p. 343.<br />
239<br />
H. L., CVQ2, p. 343.<br />
123
À ce mom<strong>en</strong>t de son exposé, H. Lefebvre évoque le système hégéli<strong>en</strong>, dans lequel le<br />
terme : mom<strong>en</strong>t reçoit une promotion. H. Lefebvre rappelle que chez Hegel, le mom<strong>en</strong>t<br />
désigne les grandes figures de la consci<strong>en</strong>ce. La consci<strong>en</strong>ce du maître et celle de l'esclave<br />
dans leurs rapports, la consci<strong>en</strong>ce stoïci<strong>en</strong>ne ou sceptique, la consci<strong>en</strong>ce malheureuse, etc.<br />
sont des mom<strong>en</strong>ts de la dialectique de la consci<strong>en</strong>ce de soi. Ainsi, le mom<strong>en</strong>t dialectique<br />
"marque le tournant de la réalité et du concept : l'interv<strong>en</strong>tion capitale du négatif qui <strong>en</strong>traîne<br />
désaliénation mais aliénation nouvelle, dépassem<strong>en</strong>t par négation de la négation, mais<br />
nouvelles étapes du dev<strong>en</strong>ir et nouvelles figures de la consci<strong>en</strong>ce 240 ".<br />
H. Lefebvre montre que Hegel a influ<strong>en</strong>cé le langage courant. Ainsi, dans un s<strong>en</strong>s<br />
hégéli<strong>en</strong>, on parle de mom<strong>en</strong>ts historiques. L'emploi lefebvri<strong>en</strong> du terme est à fois plus<br />
humble et plus large que chez Hegel. H. Lefebvre conçoit le mom<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fonction de l'histoire<br />
individuelle. L'histoire de l'individu est son œuvre, et il s'y reconnaît. Cette histoire de<br />
l'individu ne se sépare pas d'ailleurs du social. La théorie des mom<strong>en</strong>ts n'explore pas toutes les<br />
relations <strong>en</strong>tre l'individuel et le social. Elle abstrait légitimem<strong>en</strong>t, pour dégager son objet.<br />
Mais, <strong>en</strong> même temps, la théorie s'intéresse au mom<strong>en</strong>t <strong>en</strong> général, et aux mom<strong>en</strong>ts<br />
particuliers dans leur rapport au quotidi<strong>en</strong>. Ainsi, le mom<strong>en</strong>t est "une forme supérieure de la<br />
répétition, de la reprise et de la réapparition, de la reconnaissance portant sur certains rapports<br />
déterminables avec l'autre (ou l'autrui) et avec soi. A l'égard de cette forme relativem<strong>en</strong>t<br />
privilégiée, les autres formes de répétitions ne serai<strong>en</strong>t donc que du matériau ou du matériel, à<br />
savoir : la succession des instants, les gestes et les comportem<strong>en</strong>ts, les états stables qui<br />
réapparaiss<strong>en</strong>t après interruption ou intermitt<strong>en</strong>ces, les objets ou les œuvres, les symboles<br />
<strong>en</strong>fin les stéréotypes affectifs 241 ".<br />
3- La constellation des mom<strong>en</strong>ts<br />
Ce paragraphe va explorer plusieurs niveaux dans différ<strong>en</strong>tes sous-parties. Je les<br />
énonce ici pour permettre au lecteur une vue d'<strong>en</strong>semble :<br />
a- Le mom<strong>en</strong>t se discerne ou se détache à partir d'un mélange ou d'une confusion, c'est-àdire<br />
d'une ambiguïté initiale, par un choix qui le constitue.<br />
b- Le mom<strong>en</strong>t a une certaine durée et une durée propre.<br />
c- Le mom<strong>en</strong>t a sa mémoire.<br />
d- Le mom<strong>en</strong>t a son cont<strong>en</strong>u.<br />
e- Le mom<strong>en</strong>t a égalem<strong>en</strong>t sa forme<br />
f- Tout mom<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t un absolu.<br />
g- Ce sous-paragraphe n'a pas de titre, mais porte sur la question de l'aliénation.<br />
On reconnaît bi<strong>en</strong> les thèmes explorés dans La somme et le reste. Parmi les mom<strong>en</strong>ts, H.<br />
Lefebvre inscrit ici l'amour, le jeu, le repos, la connaissance, etc. Il rappelle que leur<br />
énumération ne peut pas se vouloir exhaustive, car ri<strong>en</strong> n'interdit l'inv<strong>en</strong>tion de mom<strong>en</strong>ts<br />
nouveaux. La question qu'il se pose est de savoir ce qui peut décider d'inclure telle activité ou<br />
tel "état" parmi les mom<strong>en</strong>ts. Il cherche à déterminer les indices ou critères du mom<strong>en</strong>t.<br />
a- Le mom<strong>en</strong>t se discerne ou se détache à partir d'un mélange ou d'une confusion, c'est-àdire<br />
d'une ambiguïté initiale, par un choix qui le constitue. Comme dans La somme et le reste,<br />
H. Lefebvre part du constat que la vie naturelle et spontanée (animale ou humaine) n'offre<br />
qu'ambiguïté. Le quotidi<strong>en</strong> est banal. C'est un mélange informe. L'analyse y reconnaît,<br />
pourtant, les germes de tous les possibles. "Les germes des mom<strong>en</strong>ts s'y press<strong>en</strong>t et s'y<br />
distingu<strong>en</strong>t mal. Ainsi dans l'<strong>en</strong>fance et l'adolesc<strong>en</strong>ce, le jeu et le travail, le jeu et l'amour, il<br />
faut une pédagogie sévère et un effort pour arriver à particulariser le travail, à spécifier<br />
240 H. L., CVQ2, p. 344.<br />
241 H. L., CVQ2, p. 344.<br />
124
l'<strong>en</strong>semble d'attitudes, de comportem<strong>en</strong>ts et de gestes qu'il groupe, que ce travail soit matériel<br />
ou intellectuel 242 ". H. Lefebvre s'arrête alors sur le jeu amoureux. Là <strong>en</strong>core se distingu<strong>en</strong>t<br />
mal le badinage, le flirt, l'<strong>en</strong>treti<strong>en</strong> <strong>en</strong>joué, le défi, ce que les jeunes d'aujourd'hui nomme la<br />
"drague". Ces jeux précèd<strong>en</strong>t l'amour. L'amour se distingue difficilem<strong>en</strong>t de l'ambiguïté. Il<br />
n'émerge que tardivem<strong>en</strong>t, parfois jamais, de ce mélange équivoque. "Tant que le jeu et<br />
l'amour se distingu<strong>en</strong>t mal, ce n'est pas <strong>en</strong>core ou ce n'est plus l'amour. L'amour a sa gravité.<br />
S'il joue, il domine le jeu. En ce s<strong>en</strong>s, l'amour implique le projet de l'amour, d'aimer et d'être<br />
aimé. Il choisit de constituer le mom<strong>en</strong>t. Il comm<strong>en</strong>ce par la t<strong>en</strong>tative du mom<strong>en</strong>t (et par la<br />
t<strong>en</strong>tation du mom<strong>en</strong>t, inquiétante et souv<strong>en</strong>t refusée) 243 ".<br />
b- Le mom<strong>en</strong>t a une certaine durée et une durée propre. Le mom<strong>en</strong>t dure. Il se détache<br />
dans le continuum du temps psychique. Le mom<strong>en</strong>t cherche à durer. Mais <strong>en</strong> même temps, il<br />
ne peut pas durer trop longtemps. L'int<strong>en</strong>sité du mom<strong>en</strong>t vi<strong>en</strong>t de cette contradiction interne.<br />
L'int<strong>en</strong>sité du mom<strong>en</strong>t est paroxystique lorsque, dans sa plénitude, se prés<strong>en</strong>te l'inéluctabilité<br />
de sa fin. La durée du mom<strong>en</strong>t n'est pas une évolution continue ni à du pur discontinu, comme<br />
dans le cas d'une révolution. Cette durée se définit comme involution. Le mom<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> tant que<br />
modalité de la prés<strong>en</strong>ce, a un comm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t, un accomplissem<strong>en</strong>t et une fin. L'avant et<br />
l'après du mom<strong>en</strong>t peuv<strong>en</strong>t être définis. Le mom<strong>en</strong>t a une histoire. Par exemple, le mom<strong>en</strong>t de<br />
l'amour est à la fois l'amour que je porte à telle femme, mais c'est aussi la succession des<br />
amours que j'ai pu vivre, la suite de mes "passions amoureuses dans une histoire plus large,<br />
celle d'une famille, d'un groupe, de la société (et finalem<strong>en</strong>t de l'être humain) 244 ". Les<br />
analogies et différ<strong>en</strong>ces de toutes ces expéri<strong>en</strong>ces se cond<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t dans ce que H. Lefebvre<br />
désigne du terme "mom<strong>en</strong>t".<br />
c- Le mom<strong>en</strong>t a sa mémoire. La mémoire de chaque mom<strong>en</strong>t est spécifique. Ainsi ma<br />
mémoire amoureuse ne coïncidera pas avec celle de mon mom<strong>en</strong>t de la connaissance ou celle<br />
du jeu. Chaque mom<strong>en</strong>t a sa mémoire tant chez l'individu, que dans les groupes. "L'<strong>en</strong>trée<br />
dans le mom<strong>en</strong>t appelle une mémoire particularisée (elle n'exclut pas complètem<strong>en</strong>t les autres,<br />
elle se les subordonne, les ramène au second plan et les relègue dans le méconnu ou le<br />
"méconsci<strong>en</strong>t"). C'est à l'intérieur de cette mémoire spécifique que se produit la reconnaissance<br />
du mom<strong>en</strong>t et de ses implications 245 ".<br />
d- Le mom<strong>en</strong>t a son cont<strong>en</strong>u. Le mom<strong>en</strong>t prélève son cont<strong>en</strong>u dans ce qui <strong>en</strong>toure<br />
l'individu (circonstances, conjoncture), pour se les incorporer. Le cont<strong>en</strong>u des mom<strong>en</strong>ts vi<strong>en</strong>t<br />
ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t de la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Chaque mom<strong>en</strong>t sort, mais <strong>en</strong> même temps se dégage,<br />
du quotidi<strong>en</strong>. C'est dans le quotidi<strong>en</strong> que le mom<strong>en</strong>t puise les matériaux ou le matériel dont il<br />
a besoin. "L'originalité du mom<strong>en</strong>t vi<strong>en</strong>t <strong>en</strong> partie - <strong>en</strong> partie seulem<strong>en</strong>t - du cont<strong>en</strong>u<br />
circonstanciel. Il s'insère dans le tissu de la quotidi<strong>en</strong>neté qu'il ne déchire pas mais t<strong>en</strong>d à<br />
transformer (partiellem<strong>en</strong>t et mom<strong>en</strong>taném<strong>en</strong>t, à la manière de l'art, comme un dessin sur ce<br />
tissu) 246 ". Le mom<strong>en</strong>t utilise ainsi ce qui passe à sa portée : le conting<strong>en</strong>t et l'accid<strong>en</strong>tel. "Il y<br />
a aussi l'urg<strong>en</strong>ce du mom<strong>en</strong>t et les hasards circonstanciels 247 ". Le mom<strong>en</strong>t s'érige <strong>en</strong> instance<br />
et <strong>en</strong> nécessité tant qu'il dure.<br />
e- Le mom<strong>en</strong>t a égalem<strong>en</strong>t sa forme. La règle du jeu, le cérémonial de l'amour sont les<br />
formes que se donne le mom<strong>en</strong>t. Figures et rites, symbolisme cré<strong>en</strong>t une forme qui s'impose<br />
au temps et à l'espace. Temps et un espace sont à la fois objectifs (socialem<strong>en</strong>t réglés) et<br />
subjectifs (individuels et inter-individuels). Le mom<strong>en</strong>t est une dialectique perman<strong>en</strong>te <strong>en</strong>tre<br />
une forme et un cont<strong>en</strong>u : la forme est cet ordre que le mom<strong>en</strong>t impose au cont<strong>en</strong>u.<br />
242 H. L., CVQ2, p. 345.<br />
243 H. L., CVQ2, p. 345.<br />
244 H. L., CVQ2, p. 345.<br />
245 H. L., CVQ2, p. 346.<br />
246 H. L., CVQ2, p. 345.<br />
247 H. L., CVQ2, p. 345.<br />
125
f- Tout mom<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t un absolu. On sait que le mom<strong>en</strong>t s'érige <strong>en</strong> absolu. S'ériger <strong>en</strong><br />
absolu est pour le mom<strong>en</strong>t un critère de sa définition. Mais l'absolu ne peut ni se concevoir, ni<br />
se vivre. Le mom<strong>en</strong>t propose donc l'impossible. L'amour se veut amour unique et total ! Si,<br />
dès l'<strong>en</strong>trée <strong>en</strong> amour, on admet les compromis, l'amant ne mérite pas ce titre. "Celui qui veut<br />
la connaissance sacrifie à la connaissance ce qui n'est pas elle : tout devi<strong>en</strong>t pour lui objet à<br />
connaître et moy<strong>en</strong> de connaître l'objet qu'il a désigné 248 ". Le mom<strong>en</strong>t est donc passion, avec<br />
le risque d'une inévitable destruction ou auto-destruction de cet état passionnel. "Le mom<strong>en</strong>t<br />
c'est le possible-impossible, visé, voulu, choisi comme tel. L'impossible dans le quotidi<strong>en</strong><br />
devi<strong>en</strong>t alors le possible, et même la règle de la possibilité. Alors comm<strong>en</strong>ce le mouvem<strong>en</strong>t<br />
dialectique : impossible-possible avec ses conséqu<strong>en</strong>ces 249 ".<br />
g- Le mom<strong>en</strong>t veut désaliéner l'individu de la trivialité du quotidi<strong>en</strong>. Mais, le mom<strong>en</strong>t<br />
devi<strong>en</strong>t lui-même aliénation, puisqu'il t<strong>en</strong>d vers l'absolu. Le mom<strong>en</strong>t provoque une aliénation<br />
: "la folie (non pathologique, mais parfois proche du délire) de l'amant, du joueur, de l'homme<br />
théorique voué au pur connaître, du travailleur acharné, etc. Cette aliénation spécifique r<strong>en</strong>tre<br />
dans un type général d'aliénation, celle qui m<strong>en</strong>ace toute activité au cœur de son<br />
accomplissem<strong>en</strong>t 250 ". Aliénant et aliéné, le mom<strong>en</strong>t a une négativité spécifique. Il risque<br />
l'échec. Celui qui change <strong>en</strong> monde sa passion, risque l'échec, par son repli sur soi, et par ce<br />
repli sur un tout définitif que l'on veut susp<strong>en</strong>dre. De ce destin du mom<strong>en</strong>t, naît sa dim<strong>en</strong>sion<br />
tragique. "Le li<strong>en</strong> du tragique avec le quotidi<strong>en</strong> nous apparaît profond ; le tragique se forme<br />
dans le quotidi<strong>en</strong>, naît du quotidi<strong>en</strong> et y <strong>en</strong>tre : tragique de la décision initiale et constitutive,<br />
de l'échec au cœur de l'accomplissem<strong>en</strong>t, du retour dans le quotidi<strong>en</strong> pour recomm<strong>en</strong>cer 251 ".<br />
H. Lefebvre p<strong>en</strong>se que cette contradiction <strong>en</strong>tre trivialité et tragédie peut se surmonter. C'est<br />
la théorie des mom<strong>en</strong>ts qui ouvre sur l'horizon du dépassem<strong>en</strong>t de cette contradiction...<br />
Ainsi, la vie spirituelle apparaît à H. Lefebvre comme une constellation. Il adopte ce<br />
symbole. Le quotidi<strong>en</strong> occulte la constellation des mom<strong>en</strong>ts qui monte à l'horizon. "Chacun<br />
choisit son étoile, librem<strong>en</strong>t, c'est-à-dire avec l'impression d'une irrésistible nécessité<br />
intérieure. Personne n'est obligé de choisir. La constellation des mom<strong>en</strong>ts ne se prête à aucune<br />
astrologie : point d'horoscope pour la liberté 252 ". Les mom<strong>en</strong>ts s'oppos<strong>en</strong>t aux faux soleils qui<br />
éclair<strong>en</strong>t la vie quotidi<strong>en</strong>ne : la morale, l'État, l'idéologie. Ces soleils empêch<strong>en</strong>t l'individu de<br />
jouer des possibilités du quotidi<strong>en</strong>. "Malheureusem<strong>en</strong>t les étoiles des possibles ne brill<strong>en</strong>t que<br />
la nuit. Tôt ou tard, le jour quotidi<strong>en</strong> se lève, et les soleils (y compris le soleil noir de<br />
l'angoisse vide) remont<strong>en</strong>t au zénith. Les étoiles ne brilleront que la nuit, tant que l'homme<br />
n'aura pas transformé ce jour et cette nuit 253 ".<br />
La vie spirituelle propose des absolus distincts, qui sont des t<strong>en</strong>tatives de totalisation. Ces<br />
voies vers l'accomplissem<strong>en</strong>t conduis<strong>en</strong>t à l'échec. C'est l'ordre. L'homme, s'il se veut homme,<br />
se crée <strong>en</strong> avançant aussi loin que possible sur l'une de ces voies. Il s'aliène à un espace de<br />
configuration, avec ses dim<strong>en</strong>sions données.<br />
L'hypothèse du mom<strong>en</strong>t, c'est la rupture avec les accomplissem<strong>en</strong>ts imposés. C'est l'idée<br />
qu'une fête individuelle, et librem<strong>en</strong>t célébrée, fête tragique, donc véritable fête, est possible ;<br />
et qu'il ne dép<strong>en</strong>d de chacun d'<strong>en</strong>tre nous de la créer. La perspective d'H. Lefebvre n'est pas de<br />
supprimer les fêtes ou de les laisser tomber <strong>en</strong> désuétude, dans la prose du monde. C'est d'unir<br />
la Fête à la vie quotidi<strong>en</strong>ne.<br />
248 H. L., CVQ2, p. 347.<br />
249 H. L., CVQ2, p. 347.<br />
250 H. L., CVQ2, p. 347.<br />
251 H. L., CVQ2, p. 347.<br />
252 H. L., CVQ2, p. 347-48.<br />
253 H. L., CVQ2, p. 348.<br />
126
4-- Définition du mom<strong>en</strong>t.<br />
H. Lefebvre nomme "mom<strong>en</strong>t" la t<strong>en</strong>tative visant la réalisation totale d'une<br />
possibilité. "La possibilité se donne ; elle se découvre ; elle est déterminée et par conséqu<strong>en</strong>t<br />
limitée et partielle. Vouloir la vivre comme totalité, c'est donc nécessairem<strong>en</strong>t l'épuiser <strong>en</strong><br />
même temps que l'accomplir. Le Mom<strong>en</strong>t se veut librem<strong>en</strong>t total ; il s'épuise <strong>en</strong> se vivant.<br />
Toute réalisation comme totalité implique une action constitutive, un acte inaugural. Cet acte,<br />
simultaném<strong>en</strong>t, dégage un s<strong>en</strong>s et le crée. Il pose une structuration sur le fond incertain et<br />
transitoire de la quotidi<strong>en</strong>neté (qu'il révèle ainsi : incertaine et transitoire, alors qu'elle<br />
apparaissait comme le réel solide et certain) 254 ".<br />
H. Lefebvre s'interroge pour savoir si cette définition est philosophique. La théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts utilise des concepts et catégories élaborés par la philosophie. Mais elle refuse tout<br />
système et de toute t<strong>en</strong>tative de systématisation. Surtout, elle les applique à la praxis, au<br />
quotidi<strong>en</strong>, au rapport de l'homme individuel avec la nature, la société et soi-même. Cette<br />
théorie n'est pas exclusive. Elle autorise d'autres théories ou d'autres perspectives. Elle ouvre<br />
une investigation plus large que la philosophie classique, mais elle prolonge son effort. Elle<br />
<strong>en</strong>visage l'expéri<strong>en</strong>ce critique et totalisante. Elle se veut programme, sans se réduire à un<br />
dogmatisme ou à une pure problématique. Cette théorie des mom<strong>en</strong>ts cherche une unité du<br />
Mom<strong>en</strong>t et du quotidi<strong>en</strong>, de la poésie et de la prose du monde, bref de la Fête et de la vie<br />
ordinaire.<br />
Cette théorie a un rapport avec l'exist<strong>en</strong>tialisme, puisqu'elle décrit et analyse les formes de<br />
l'exist<strong>en</strong>ce. Mais elle s'<strong>en</strong> distingue <strong>en</strong> se disant ess<strong>en</strong>tialiste. "Les mom<strong>en</strong>ts pourrai<strong>en</strong>t se<br />
nommer aussi bi<strong>en</strong> des ess<strong>en</strong>ces que des attributs et modalités de l'être ou des expéri<strong>en</strong>ces<br />
exist<strong>en</strong>tielles". H. Lefebvre parlerait plus volontiers de puissances que d'ess<strong>en</strong>ces, car le but<br />
pratique de la théorie est "la transformation de ces puissances, totalités partielles vouées à<br />
l'échec, <strong>en</strong> quelque chose d'imprévisiblem<strong>en</strong>t neuf et véritablem<strong>en</strong>t total, qui surmonterait la<br />
contradiction trivialité-tragédie 255 ".<br />
Dans la théorie des mom<strong>en</strong>ts, la description du vécu pourrait se baptiser<br />
phénoménologique, mais H. Lefebvre n'utilise qu'avec précaution la mise <strong>en</strong>tre par<strong>en</strong>thèses<br />
des phénoménologues, car il restitue ce qui a pu être mom<strong>en</strong>taném<strong>en</strong>t éliminé. Il ne veut<br />
jamais réduire la totalité de l'expéri<strong>en</strong>ce. Sa description porte sur la praxis et non sur la<br />
consci<strong>en</strong>ce comme telle. Chez lui, il s'agit toujours de possibles. Sa détermination d'une<br />
structure de possibilités et de projets, s'écarte d'un structuralisme qui prédéterminerait les<br />
actes.<br />
La théorie des mom<strong>en</strong>ts apporte sa contribution à une anthropologie, qui ne serait pas<br />
un culturalisme (définition de l'homme hors de la nature et de la spontanéité par la culture), et<br />
qui intégrerait la critique radicale de toutes les spécialisations, y compris l'anthropologie. Car<br />
celle-ci ne peut échapper à la règle qu'aucune connaissance, dans le domaine des sci<strong>en</strong>ces<br />
sociales, doit se soumettre à une double critique : celle de la réalité à surmonter, celle des<br />
connaissances acquises ainsi que des instrum<strong>en</strong>ts conceptuels de la connaissance à acquérir.<br />
5- Analytique des mom<strong>en</strong>ts<br />
Chaque mom<strong>en</strong>t est discerné, situé, distancié par rapport à un autre mom<strong>en</strong>t et par<br />
rapport à la quotidi<strong>en</strong>neté. Cep<strong>en</strong>dant, la relation du mom<strong>en</strong>t au quotidi<strong>en</strong> ne se détermine pas<br />
par la seule extériorité. Le mom<strong>en</strong>t est né dans la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Il s'<strong>en</strong> nourrit. Il y pr<strong>en</strong>d sa<br />
substance. Le quotidi<strong>en</strong> découvre une possibilité : le jeu, le travail, l'amour, etc. à l'état<br />
254 H. L., CVQ2, p. 348.<br />
255 H. L., CVQ2, p. 349.<br />
127
spontané, brut, ambigu. Dans le flux du quotidi<strong>en</strong>, l'individu pose la décision inaugurale, celle<br />
qui fonde le mom<strong>en</strong>t. C'est une ouverture. Cette décision accepte un possible, le discerne, le<br />
choisit <strong>en</strong>tre d'autres possibilités. On s'y <strong>en</strong>gage alors sans réserve. Ce choix a une<br />
composante dramatique, car, lors de la décision, ri<strong>en</strong> n'est <strong>en</strong>core clair. Comm<strong>en</strong>t construire<br />
comme absolu du relatif et de l'ambigu ? Le possible et l'impossible se mélang<strong>en</strong>t. La décision<br />
ne peut donner les limites bornant le possible de l'impossible. Le choix du mom<strong>en</strong>t fait, le<br />
sujet" veut l'impossible. C'est une rupture avec le quotidi<strong>en</strong>. La décision change <strong>en</strong> possibilité<br />
l'impossible lointain. "Pour la passion prise <strong>en</strong> charge, l'impossible devi<strong>en</strong>t précisém<strong>en</strong>t le<br />
critère de possibilité : Elle veut l'impossible ; elle ne risque que le possible pour atteindre<br />
l'impossible qui semblait d'abord au-delà même du risque et de l'av<strong>en</strong>ture ; la décision recule<br />
effectivem<strong>en</strong>t les bornes de l'impossibilité 256 ". Ainsi, la décision accepte complètem<strong>en</strong>t le<br />
risque de l'échec. Elle pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> charge librem<strong>en</strong>t (avec l'espérance qu'elle l'évitera) l'échec<br />
terminal, celui qui mettra fin au magnifique trajet du mom<strong>en</strong>t. "S'il y a montée et chute,<br />
comm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t et fin, le tragique est omniprés<strong>en</strong>t dans le véritable mom<strong>en</strong>t. Son<br />
accomplissem<strong>en</strong>t, c'est sa perte. Nous reconnaissons le mouvem<strong>en</strong>t dialectique totalisationnégativité,<br />
ou aliénation-désaliénation-alliénation nouvelle 257 ".<br />
Le mom<strong>en</strong>t n'est pas la situation, car il résulte d'un choix, d'une t<strong>en</strong>tative. Le mom<strong>en</strong>t<br />
suscite, crée des situations. Il cond<strong>en</strong>se les situations <strong>en</strong> les reliant. Grâce au mom<strong>en</strong>t, les<br />
situations ne sont plus subies dans le vécu banal, mais prise <strong>en</strong> charge au sein du vivre. H.<br />
Lefebvre éclaire le rapport du mom<strong>en</strong>t à la situation <strong>en</strong> partant de la différ<strong>en</strong>ce conjoncturestructure<br />
: "La conjoncture, c'est presque la situation, et le mom<strong>en</strong>t presque la structure.<br />
Toutefois dans la conjoncture, il y a moins que la situation, et dans le mom<strong>en</strong>t plus qu'une<br />
structure. L'être consci<strong>en</strong>t <strong>en</strong> situation vit <strong>en</strong> proie à une conjoncture extérieure dans laquelle<br />
il doit s'insérer ; s'il t<strong>en</strong>te un mom<strong>en</strong>t, il y a dès lors dans sa situation une av<strong>en</strong>ture voulue :<br />
une série <strong>en</strong>gagée dès le début d'articulations nécessaires dans le temps et l'espace, un ordre et<br />
une forme imposée aux élém<strong>en</strong>ts prélevés dans la conjoncture. Ce qui constitue proprem<strong>en</strong>t et<br />
spécifiquem<strong>en</strong>t la situation 258 ".<br />
H. Lefebvre montre que le mom<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>ce et re-comm<strong>en</strong>ce. Le mom<strong>en</strong>t est une<br />
reprise du mom<strong>en</strong>t antérieur (le même mom<strong>en</strong>t). Il réinvestit sa forme, le mom<strong>en</strong>t continue<br />
donc, après une interruption. Il se déroule selon la forme du mom<strong>en</strong>t : rite, cérémonial,<br />
succession nécessaire. Les mom<strong>en</strong>ts se formalis<strong>en</strong>t, comme celui de l'amour, du jeu, etc. Mais<br />
le mom<strong>en</strong>t disparaît quand triomphe le formalisme. La fin d'un mom<strong>en</strong>t est une rupture.<br />
Le mom<strong>en</strong>t remanie l'espace <strong>en</strong>vironnant : espace affectif - espace peuplé des<br />
symboles ret<strong>en</strong>us et changés <strong>en</strong> thèmes adoptés (par l'amour, le jeu, la connaissance, etc.) :<br />
"L'espace du mom<strong>en</strong>t, comme le temps, est clos par décision constitutive. Ce qui ne s'y inclut<br />
pas s'<strong>en</strong> voit chassé 259 ".<br />
La contemplation est-elle un mom<strong>en</strong>t ? H. Lefebvre remarque que de nombreux<br />
philosophes suppos<strong>en</strong>t la contemplation comme mom<strong>en</strong>t ou la pose comme telle. Toute<br />
philosophie est t<strong>en</strong>tée de se refermer sur la contemplation comme mom<strong>en</strong>t. "La philosophie se<br />
définirait ainsi comme structuration int<strong>en</strong>tionnelle du vécu dans la contemplation, unissant <strong>en</strong><br />
celle-ci valeur et fait, spontanéité et culture. Ainsi définie, la philosophie ne peut plus se<br />
maint<strong>en</strong>ir, nous le savons trop bi<strong>en</strong>. Les mom<strong>en</strong>ts meur<strong>en</strong>t-ils ? Sans doute. La contemplation<br />
serait ainsi un mom<strong>en</strong>t mort 260 ".<br />
256 H. L., CVQ2, p. 351.<br />
257 H. L., CVQ2, p. 351.<br />
258 H. L., CVQ2, p. 351.<br />
259 H. L., CVQ2, p. 352.<br />
260 H. L., CVQ2, p. 352.<br />
128
Pour H. Lefebvre, le regard, n'est pas un mom<strong>en</strong>t. Il est attrayant d'imaginer se<br />
constituer <strong>en</strong> pur regard. Le regard serait alors mom<strong>en</strong>t. Mais que devrait-on regarder avec<br />
clairvoyance : la vie quotidi<strong>en</strong>ne des autres ? En tant que fait pratique et social, mais aussi<br />
organe s<strong>en</strong>soriel important, comme forme, le regard pourrait supporter cette t<strong>en</strong>tative. La<br />
décision prise, on devi<strong>en</strong>drait regard pur, et clair, et clairvoyance : voyant et voyeur.<br />
Cep<strong>en</strong>dant, de cette t<strong>en</strong>tative d'extériorité par rapport à ce qui intéresse les g<strong>en</strong>s semble vouée<br />
à l'échec. Car, dès le début, ce regard apparaît comme désincarné. Cette t<strong>en</strong>tative n'est pas un<br />
échec tragique, mais une comédie, "une des comédie de notre époque". Dans notre monde,<br />
tout devi<strong>en</strong>t spectacle pour tous, mais sans participation vivante. Le pur regard n'a pas<br />
consci<strong>en</strong>ce de cette situation. Dans la philosophie contemporaine, on observe un balancem<strong>en</strong>t<br />
perpétuel et toujours ambigu <strong>en</strong>tre le regard et la connaissance : "Un tel mélange ambigu de<br />
connaissance effective et de regard "pur" paraît instable, int<strong>en</strong>able, insout<strong>en</strong>able. Le<br />
philosophe, dans la période dépérissante de la philosophie, ne serait-il pas la Belle Ame des<br />
temps modernes ? 261 ".<br />
Pour H. Lefebvre, la paternité, la maternité, l'amitié, l'honnêteté, etc., ne constitu<strong>en</strong>t<br />
pas des mom<strong>en</strong>ts, même si ces qualités peuv<strong>en</strong>t susciter des t<strong>en</strong>tatives et des situations.<br />
Comme ces cas, le plus souv<strong>en</strong>t, la t<strong>en</strong>tative dégénère aussitôt.<br />
Les mom<strong>en</strong>ts, s'ils ne sont pas <strong>en</strong> nombre illimité ou indéfini, ne peuv<strong>en</strong>t pas être listés<br />
de façon exhaustive. Ce désir de clôture changerait la théorie <strong>en</strong> système. "Les mom<strong>en</strong>ts, eux<br />
aussi, sont mortels ; <strong>en</strong> tant que tels, ils naiss<strong>en</strong>t, viv<strong>en</strong>t et disparaiss<strong>en</strong>t. Il y a une place non<br />
seulem<strong>en</strong>t pour une liberté, une liberté limitée mais réelle (qui se constitue <strong>en</strong> structurant,<br />
déstructurant ou restructurant la vie quotidi<strong>en</strong>ne), mais pour l'inv<strong>en</strong>tion et la découverte 262 ".<br />
Certains mom<strong>en</strong>ts apparaiss<strong>en</strong>t dans un contexte. Aujourd'hui, le repos se forme<br />
comme mom<strong>en</strong>t : "Avec beaucoup d'ambiguïté (le non-travail, le loisir) et beaucoup<br />
d'idéologie et de technicité (la "déconc<strong>en</strong>tration", la dét<strong>en</strong>te, le "training autogène", etc.),<br />
l'homme moderne - parce qu'il <strong>en</strong> a besoin - s'efforce de vivre le repos comme une totalité<br />
propre, c'est-à-dire comme un mom<strong>en</strong>t. Jusqu'ici, le repos se distinguait mal du jeu et de la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne hors du travail 263 ".<br />
Si la justice est définie comme une vertu ou comme institution, H. Lefebvre y verrait<br />
plutôt un mom<strong>en</strong>t. "Le mom<strong>en</strong>t se constitue à partir de la possibilité d'un acte : juger. Cet acte<br />
s'accomplit perpétuellem<strong>en</strong>t. Sans cesse on juge. Et sans cesse on juge mal, et l'on sait qu'on<br />
juge mal, que l'on a des préjugés, des faux jugem<strong>en</strong>ts, et même que l'on n'a pas le droit de<br />
juger. Pratiquem<strong>en</strong>t, cet acte est donc à la fois possible et impossible et s'efforce de se vivre<br />
comme totalité. Il prélève ses élém<strong>en</strong>ts dans la vie quotidi<strong>en</strong>ne, qu'il n'accepte donc plus<br />
purem<strong>en</strong>t et simplem<strong>en</strong>t, puisqu'il s'efforce de l'apprécier 264 ".<br />
6- Mom<strong>en</strong>t et quotidi<strong>en</strong>neté<br />
Ce rapport du mom<strong>en</strong>t au quotidi<strong>en</strong> a déjà été abordé dans La somme et le reste. H.<br />
Lefebvre repr<strong>en</strong>d ici son analyse selon laquelle les mom<strong>en</strong>ts critiqu<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> acte, la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne et la quotidi<strong>en</strong>neté critique, <strong>en</strong> fait, l'absolu des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Le mom<strong>en</strong>t n'est pas purem<strong>en</strong>t du quotidi<strong>en</strong> ni de l'exceptionnel. Le mom<strong>en</strong>t donne une forme<br />
à la quotidi<strong>en</strong>neté, mais cette forme ne peut pas être prise <strong>en</strong> soi. Le mom<strong>en</strong>t permet de sortir<br />
du chaos de l'ambiguïté, <strong>en</strong> proposant un ordre. Mais cet ordre ne peut pas exister uniquem<strong>en</strong>t<br />
pour soi. "Le mom<strong>en</strong>t n'apparaît pas n'importe quand ni n'importe où. Fête, merveille, mais<br />
point miracle, il a des raisons et n'intervi<strong>en</strong>t pas sans ces raisons dans la quotidi<strong>en</strong>neté. La<br />
261 H. L., CVQ2, p. 353.<br />
262 H. L., CVQ2, p. 353.<br />
263 H. L., CVQ2, p. 353.<br />
264 H. L., CVQ2, p. 354.<br />
129
Fête n'a de s<strong>en</strong>s qu'<strong>en</strong> tranchant par son éclat sur le fond terne et morne du quotidi<strong>en</strong>. Elle<br />
dép<strong>en</strong>se <strong>en</strong> un mom<strong>en</strong>t ce qu'accumulèr<strong>en</strong>t la pati<strong>en</strong>ce et le sérieux de la quotidi<strong>en</strong>neté 265 ".<br />
Les mom<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> tant qu'av<strong>en</strong>ture échapp<strong>en</strong>t au quotidi<strong>en</strong>. La vie quotidi<strong>en</strong>ne est un<br />
niveau dans la totalité, mais est privée de totalité. Les actes qui s’érig<strong>en</strong>t <strong>en</strong> totalité sort<strong>en</strong>t du<br />
quotidi<strong>en</strong>, t<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t de vivre à part. Ainsi, ils échou<strong>en</strong>t. Les mom<strong>en</strong>ts se prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t ainsi comme<br />
des doubles, tragiquem<strong>en</strong>t magnifiés, de la vie quotidi<strong>en</strong>ne 266 .<br />
Quand Lukacs parle de "l’anarchie et du clair-obscur de la vie quotidi<strong>en</strong>ne" ou Husserl<br />
du flux héraclité<strong>en</strong> et informe du vécu", ils les oppos<strong>en</strong>t aux mom<strong>en</strong>ts privilégiés que sont<br />
l’art ou la philosophie. Mais H. Lefebvre montre que des hommes qui ne sont ni artistes ni<br />
philosophes parvi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t aussi à s'élever au dessus du quotidi<strong>en</strong> <strong>en</strong> se construisant des<br />
mom<strong>en</strong>ts : amour, travail, jeu, etc. "La vie spontanée n’offre que mélange et confusion :<br />
connaissance, action, jeu, amour. Par rapport à cette vie, l’homme cultivé t<strong>en</strong>d à séparer ce<br />
qui est donné comme mélangé, les élém<strong>en</strong>ts ou formants de la vitalité spontanée, dont il se<br />
servira pour constituer les mom<strong>en</strong>ts 267 ". L’homme cultivé unit ce qui se donne séparém<strong>en</strong>t à<br />
la consci<strong>en</strong>ce spontanée : la vie et la mort, la vitalité et le tragique de l’échec.<br />
Selon cette théorie des mom<strong>en</strong>ts, la culture ne se dissocie pas de la nature. Elle<br />
sélectionne, distingue, unit. Ce l<strong>en</strong>t travail de sélection et d’unification s'élabore dans le<br />
quotidi<strong>en</strong>. C’est dans ce travail que les germes des mom<strong>en</strong>ts trouv<strong>en</strong>t l'humus dont ils ont<br />
besoin pour se développer.<br />
Si la nature apparaît comme un gigantesque gaspillage d’êtres et de formes, ne<br />
comptant ni les échecs, les monstres, les avortem<strong>en</strong>ts, les réussites, la vie quotidi<strong>en</strong>ne installe<br />
déjà une certaine économie dans ce chaos, bi<strong>en</strong> qu'elle apparaisse <strong>en</strong>core ambiguë et triviale<br />
par rapport aux activités dites supérieures que sont les mom<strong>en</strong>ts. Cep<strong>en</strong>dant, personne ne peut<br />
se passer de sa spontanéité. La quotidi<strong>en</strong>neté, même subie, sert de médiation <strong>en</strong>tre la nature et<br />
la culture. "La lumière fausse qui l’éclaire se dissipe et laisse place à la vraie clarté de la<br />
critique. En même temps, sa solidité appar<strong>en</strong>te s’ébranle, laisse apparaître la nature et la<br />
culture qu’elle relie. La culture qui la mainti<strong>en</strong>t dans cette situation se dissout théoriquem<strong>en</strong>t,<br />
et la nature repr<strong>en</strong>d sa force, mais à distance, loin de l’homme et de l’humain, qu’il s’agit de<br />
redéfinir 268 ".<br />
La théorie permet, dans le flux du quotidi<strong>en</strong>, d'observer la naissance et la formation<br />
des mom<strong>en</strong>ts, avec leurs composantes psychiques et sociologiques, les l<strong>en</strong>ts cheminem<strong>en</strong>ts<br />
souterrains et les étapes à ras de terre du besoin au désir.<br />
Quand on réfléchit à ce que nous apporte cette lecture de la Critique de la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne, par rapport à celle de La somme et le reste, on s'aperçoit que la théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts se trouve racontée deux fois, à deux années d'intervalle. Les deux narrations sont<br />
proches. Mais il ne s'agit pas vraim<strong>en</strong>t d'une même histoire. Dans les deux cas, il y a<br />
explication, mais si certaines idées sont reprises, d'autres émerg<strong>en</strong>t. Ce que H. Lefebvre dit du<br />
mom<strong>en</strong>t : il est répétition, reprise, élargissem<strong>en</strong>t, dépassem<strong>en</strong>t…, s'applique à sa théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts. C'est, pour lui, un mom<strong>en</strong>t de son mom<strong>en</strong>t philosophique. Il y a donc, chez H.<br />
Lefebvre, un mom<strong>en</strong>t de la théorie des mom<strong>en</strong>ts. C'est ce que je partage avec lui. D'une part,<br />
la décision, le choix, la volonté de créer des mom<strong>en</strong>ts, de les vivre de manière tragique, et <strong>en</strong><br />
même temps d'<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ter la théorie. On peut d'ailleurs se demander si faire la théorie des<br />
265<br />
H. L., CVQ2, p. 355.<br />
266<br />
Lefebvre cite Michel Butor : “Le roman et la poésie”, Les lettres nouvelles, février 1961, p. 53 et sq. Michel<br />
Butor énonce très justem<strong>en</strong>t que “l’un des propos du roman sera de rétablir une continuité <strong>en</strong>tre les mom<strong>en</strong>ts<br />
merveilleux et les mom<strong>en</strong>ts nuls”.<br />
267<br />
H. L., CVQ2, p. 356.<br />
268<br />
H. L., CVQ2, p. 356-57.<br />
130
mom<strong>en</strong>ts n'est pas un mom<strong>en</strong>t du projet de se construire des mom<strong>en</strong>ts.<br />
131
Chapitre 9 :<br />
Le mom<strong>en</strong>t de l’œuvre et l’action créatrice<br />
Il existe, chez H. Lefebvre, une relation étroite <strong>en</strong>tre la théorie des mom<strong>en</strong>ts et la<br />
question de l’œuvre. Pour lui, l’œuvre de l’homme, c’est sa vie, c’est la production de luimême.<br />
En même temps, cette œuvre se concrétise dans des réalisations : le travail, l’amour, le<br />
jeu, l’œuvre d’art… Abordons, dans ce chapitre, la question des mom<strong>en</strong>ts dans l’œuvre d’art<br />
et la création à partir d’une lecture d’un ouvrage philosophique : La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce<br />
d’H. Lefebvre.<br />
L’apport de La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre a exploré la théorie des mom<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> la confrontant à l’œuvre et à la<br />
création dans La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce 269 . Ce livre se prés<strong>en</strong>te comme une contribution à la<br />
théorie des représ<strong>en</strong>tations. Dans cet ouvrage, H. Lefebvre montre que le thème<br />
représ<strong>en</strong>tation apparaît un peu partout, aussi bi<strong>en</strong> dans le langage courant que dans la<br />
philosophie, l’esthétique, etc. Peut-on dégager un s<strong>en</strong>s général du mot qui réunisse et qui<br />
explique toutes les significations particulières ? Autrem<strong>en</strong>t dit, peut-on former un concept et<br />
une théorie de la représ<strong>en</strong>tation ? La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce cherche à répondre à cette<br />
question. La réponse implique une analyse approfondie de son <strong>en</strong>jeu : la prés<strong>en</strong>ce et<br />
l’abs<strong>en</strong>ce. Le concept de représ<strong>en</strong>tation se découvre, pour H. Lefebvre, plus vaste et plus<br />
fécond que ceux d’idéologie, d’imaginaire ou de symbole.<br />
Le livre est organisé autour de cinq chapitres. Le premier définit le concept de<br />
représ<strong>en</strong>tation, le second montre que la philosophie est une introduction au monde des<br />
représ<strong>en</strong>tations et aussi une sortie de ce monde, le troisième aborde les représ<strong>en</strong>tations non<br />
philosophiques, le quatrième s’intitule “ l’œuvre ”, le cinquième “ la prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce ”.<br />
C’est dans ces deux derniers chapitres qu’apparaît l’un des développem<strong>en</strong>ts les plus féconds<br />
de H. Lefebvre sur la théorie des mom<strong>en</strong>ts. Nous allons t<strong>en</strong>ter de repr<strong>en</strong>dre cette élaboration<br />
<strong>en</strong> soulignant le fait que le terme de mom<strong>en</strong>t n’apparaît pas dans les titres de chapitres, même<br />
si, de notre point de vue, notamm<strong>en</strong>t le chapitre sur l’œuvre, ces deux chapitres (qui<br />
représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t 60 pages) sont ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t consacrés à la théorie des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Avant d’<strong>en</strong>trer dans une lecture analytique de ces textes, il convi<strong>en</strong>t de sou<strong>ligne</strong>r le<br />
fait que cette théorie surgit ici dans une réflexion sur la représ<strong>en</strong>tation. Dans le contexte de<br />
l’ouvrage, la représ<strong>en</strong>tation est quelque chose qui permet une transition <strong>en</strong>tre la prés<strong>en</strong>ce et<br />
l’abs<strong>en</strong>ce. Je puis me représ<strong>en</strong>ter l’autre <strong>en</strong> dehors de sa prés<strong>en</strong>ce ; je puis me représ<strong>en</strong>ter<br />
l’œuvre <strong>en</strong> dehors de sa prés<strong>en</strong>ce. La représ<strong>en</strong>tation est donc un li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre la prés<strong>en</strong>ce et<br />
l’abs<strong>en</strong>ce.<br />
Chose, produit, œuvre<br />
Avant d’aborder la théorie des mom<strong>en</strong>ts proprem<strong>en</strong>t dite, le chapitre sur l’œuvre<br />
définit ce concept d’œuvre. Avant de réfléchir à la partie spécifique qui nous intéresse ici, il<br />
me semble utile de repr<strong>en</strong>dre les grands points de ce chapitre qui serv<strong>en</strong>t de cadre à cette<br />
réflexion.<br />
269 H<strong>en</strong>ri Lefebvre, La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce, <strong>Paris</strong>, Casterman, 1980, 244 pages.<br />
132
Tout d’abord, l’auteur montre que le discernem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre la chose, le produit, l’œuvre,<br />
s’inscrit dans ne tradition philosophique de longue date. H. Lefebvre rappelle que le<br />
christianisme distinguait ce qui provi<strong>en</strong>t de la nature, ce qui vi<strong>en</strong>t de l’homme, ce qui survi<strong>en</strong>t<br />
de Dieu. "La différ<strong>en</strong>ce émerge chez les cartési<strong>en</strong>s et pr<strong>en</strong>d forme à partir de Kant donc à<br />
partir du mom<strong>en</strong>t philosophique et historique où se découvre comme telle la représ<strong>en</strong>tation.<br />
Pour Kant, la chose <strong>en</strong> soi ne peut s’atteindre, mais "la chose pour nous" est le produit d’une<br />
activité, celle des catégories a priori de la s<strong>en</strong>sibilité et de l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t (p. 189)." Quant à<br />
l’œuvre, elle relève du jugem<strong>en</strong>t, appréciation spécifique. Hegel, avant Marx, introduit la<br />
notion de travail productif, action de l’homme social sur la nature. Marx surestime le produit.<br />
Ainsi dévalorise-t-il l’œuvre. Nietzsche méconnaît le produit, mais surestime l’œuvre…<br />
Cep<strong>en</strong>dant, à travers Hegel, Marx, Nietzsche, se développe un rapport complexe <strong>en</strong>tre la<br />
chose, le produit et l’œuvre dont nous héritons. Schelling, Schop<strong>en</strong>hauer et Heidegger<br />
s’inscriv<strong>en</strong>t aussi dans ce mouvem<strong>en</strong>t. Ce que note H. Lefebvre, c’est que ces auteurs ont eu<br />
t<strong>en</strong>dance à préférer l’un de ces termes, à le valoriser, voire à le porter à l’absolu, ce qui a<br />
<strong>en</strong>traîné de leur part des analyses réductrices. Cep<strong>en</strong>dant, <strong>en</strong>semble, ils ont permis d’établir<br />
que le produit se situe <strong>en</strong>tre la chose brute et l’œuvre, produite par un artiste, de sorte que<br />
l’espace (par exemple) est produit par l’activité économique et sociale, mais mis <strong>en</strong> forme,<br />
mis <strong>en</strong> œuvre par les projets architecturaux et urbanistiques…<br />
Le capitalisme et l’étatisme modernes ont eu t<strong>en</strong>dance à écraser la capacité créatrice<br />
d’œuvres. H. Lefebvre veut restituer l’œuvre comme moy<strong>en</strong> de dépasser les t<strong>en</strong>dances<br />
réductrices : le faire, le produire, le jouir… Pour lui, l’œuvre doit apparaître dans toute son<br />
ampleur. "Ce qu’on a l’habitude d’appeler "inconsci<strong>en</strong>t" n’est-il pas œuvre ? N’est-il pas ce<br />
que le "sujet" <strong>en</strong> se constituant plus ou moins adroitem<strong>en</strong>t comme tel a exclu de soi mais n’a<br />
pu ou su expulser, – ce qu’il méconnaît ou ne reconnaît pas de lui, ce à quoi il ne s’id<strong>en</strong>tifie<br />
pas tout <strong>en</strong> le cont<strong>en</strong>ant – de sorte que "l’inconsci<strong>en</strong>t" n’est autre que la consci<strong>en</strong>ce ellemême<br />
<strong>en</strong> acte ?" H. Lefebvre analyse ainsi "l’inconsci<strong>en</strong>t des psychanalystes" comme une<br />
représ<strong>en</strong>tation (de soi, pour soi), un produit (le résultat d’une histoire), une œuvre (l’ombre du<br />
sujet, l’autre <strong>en</strong> moi et pour moi). Ainsi, l’individuel est œuvre au s<strong>en</strong>s le plus large (p. 192).<br />
Vécu et savoir dans l’œuvre<br />
L’œuvre, parce qu’elle est ainsi spécifiquem<strong>en</strong>t humaine, implique un respect qui a<br />
une portée éthique. Il faut éviter d’<strong>en</strong> faire une théorie qui donnerait des leçons. La<br />
civilisation est une œuvre éclatée. L’œuvre ne peut s’accomplir sans constituer une totalité.<br />
"Dans toute œuvre, on retrouve donc un mom<strong>en</strong>t technique et un mom<strong>en</strong>t du savoir, un<br />
mom<strong>en</strong>t du désir et un mom<strong>en</strong>t du travail, un mom<strong>en</strong>t du ludique et un mom<strong>en</strong>t du sérieux, un<br />
mom<strong>en</strong>t social et un mom<strong>en</strong>t extra-social, etc. (p. 197)." Expliquer l’œuvre suppose que l’on<br />
pr<strong>en</strong>ne <strong>en</strong> compte la complexité de ses mom<strong>en</strong>ts. Car autonomiser un aspect : l’économique,<br />
par exemple, détruit l’œuvre… "L’œuvre implique du jeu et des <strong>en</strong>jeux, mais elle est quelque<br />
chose de plus et d’autre que la somme de ces élém<strong>en</strong>ts, de ces ressources, de ces conditions et<br />
circonstances. Elle propose une forme, qui a un cont<strong>en</strong>u multiforme – s<strong>en</strong>soriel, s<strong>en</strong>suel,<br />
intellectuel – avec prédominance de telle ou telle nuance de la s<strong>en</strong>sualité ou de la s<strong>en</strong>sibilité,<br />
de tel s<strong>en</strong>s, de telle technique ou idéologie, mais sans que cette prédominance écrase les<br />
autres aspects ou mom<strong>en</strong>ts (p. 197)."<br />
L’œuvre est le point de r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre le vécu et le conçu. H. Lefebvre a montré que<br />
la représ<strong>en</strong>tation est une médiation <strong>en</strong>tre les deux. Le vécu est quelque chose de flou que les<br />
chevaliers du savoir et les champions de la sci<strong>en</strong>tificité ne sav<strong>en</strong>t que réduire et exclure… Or,<br />
il s’agit de trouver une solution à la conceptualisation du vécu. Il ne faut pas <strong>en</strong> faire un<br />
absolu, mais il ne faut pas non plus le nier. "Le vécu ne coïncide pas avec le singulier, avec<br />
l’individuel, avec le subjectif, car les rapports sociaux sont aussi vécus avant d’être conçus ; il<br />
133
y a du vécu social lié à l’individuel mais différ<strong>en</strong>t de sa singularité (p. 198)." Husserl a t<strong>en</strong>té<br />
d’avoir une approche du vécu qui <strong>en</strong> permette l’émerg<strong>en</strong>ce dans la lucidité. Bergson a été<br />
s<strong>en</strong>sible à la question, mais, selon H. Lefebvre, <strong>en</strong> ayant t<strong>en</strong>dance à réduire le vécu à<br />
l’immédiateté…<br />
Par opposition à la démarche sci<strong>en</strong>tifique qui a eu t<strong>en</strong>dance à chercher à construire un<br />
savoir absolu, coupé de la vie, l’artiste part du vécu. “ Le créateur d’œuvres trouve dans le<br />
vécu son lieu de naissance, son terrain nourricier (p. 199). ” Cep<strong>en</strong>dant, le créateur n’habite<br />
pas le vécu. Il s’<strong>en</strong> dégage. Il n’y séjourne pas longtemps. Le créateur d’œuvres trouve dans le<br />
vécu son inspiration initiale, l’impulsion originale et vitale qui suscite l’œuvre. Mais il se<br />
dégage du vécu, même s’il y revi<strong>en</strong>t. Il ex-prime le vécu. Mais cette expression se fait dans un<br />
mouvem<strong>en</strong>t où se développ<strong>en</strong>t des contradictions et des conflits. De plus, le créateur assimile<br />
du savoir. Le créateur est sujet. Mais il n’est pas sujet déjà là qui s’exprimerait dans l’œuvre.<br />
Non, c’est la production de l’œuvre qui produit le sujet. Le sujet se constitue dans l’action<br />
poiétique, celle qui donne forme à l’œuvre. À la différ<strong>en</strong>ce du simple producteur, le créateur<br />
vit les contradictions de la création qu’il dépasse <strong>en</strong> assimilant le plus de savoir possible.<br />
Savoir et vécu interagiss<strong>en</strong>t dans la production de l’œuvre. Alors que le producteur se trouve<br />
exproprié de son produit, le créateur reste au cœur des formes qu’il inv<strong>en</strong>te. Le créateur se<br />
distingue du savant, non par le savoir ou le non-savoir, mais par le trajet qui conduit à l’œuvre<br />
et qui intègre le savoir dans le processus de création. Ici, savoir et vécu ne sont pas<br />
antinomiques. Le savoir sert à retourner au vécu. Le savant accumule du savoir. L’artiste<br />
s’adresse au vécu pour l’int<strong>en</strong>sifier. Il ne cherche <strong>en</strong> aucun cas à le soumettre. Si l’artiste<br />
privilégie le savoir ou la technique, ce rapport conflictuel <strong>en</strong>tre vécu et savoir débouche sur le<br />
maniérisme. Le travail de l’art, c’est d’exalter le vécu, voire de le transfigurer. L’art et la<br />
création se développ<strong>en</strong>t dans le registre des représ<strong>en</strong>tations. Mais la création <strong>en</strong> sort d’une<br />
part par la spontanéité, la vitalité, l’immédiateté perdue et retrouvée, et d’autre part par<br />
l’ampleur des horizons et par la pluralité des s<strong>en</strong>s. Le créateur dépasse les représ<strong>en</strong>tations non<br />
seulem<strong>en</strong>t par le travail d’écriture, mais aussi par le dépassem<strong>en</strong>t des perspectives.<br />
L’homme des frontières<br />
Il ne faut pas réduire la création à une “ créativité ” que l’on <strong>en</strong>seignerait. La<br />
créativité, c’est la volonté des institutions d’<strong>en</strong>cadrer la production de l’œuvre, mais cela<br />
n’aboutit qu’à tuer l’oeuvre. La création est d’un autre ordre. Elle ne s’opère qu’à la<br />
périphérie du système. Les marginaux sont souv<strong>en</strong>t objectivés par le système. Mais, à la<br />
marge, il existe aussi des hommes des frontières qui réussiss<strong>en</strong>t à défier le système, pour le<br />
mesurer du regard et de la p<strong>en</strong>sée, pour faire émerger une connaissance critique. H. Lefebvre<br />
écrit : "Alors que les g<strong>en</strong>s pris dans la masse n’<strong>en</strong> aperçoiv<strong>en</strong>t qu’un recoin –leur lieu, leurs<br />
al<strong>en</strong>tours, leur groupe, leurs intérêts – l’homme des frontières supporte une t<strong>en</strong>sion qui <strong>en</strong><br />
tuerait d’autres : il est à la fois dedans et dehors, inclus et exclu, sans pour autant se déchirer<br />
jusqu’à la séparation… L’homme des frontières suit des chemins qui d’abord surpr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t,<br />
devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite des routes et pass<strong>en</strong>t alors pour évid<strong>en</strong>ces. Il chemine le long des <strong>ligne</strong>s de<br />
partage des eaux et choisit la voie qui va vers l’horizon. ll lui arrive de passer le long des<br />
terres promises ; il n’<strong>en</strong>tre pas. C’est son épreuve. Il va toujours vers d’autres terres, vers<br />
l’horizon des horizons, de mom<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> mom<strong>en</strong>ts, jusqu’à ce qu’il aperçoive les <strong>ligne</strong>s<br />
lointaines d’un contin<strong>en</strong>t inexploré. Découvrir, c’est sa passion (p. 202)."<br />
L’œuvre lutte pour sa durée. Elle immortalise un instant, une beauté mortelle et<br />
fugitive, un acte, un héros… L’oeuvre conti<strong>en</strong>t le temps, le reti<strong>en</strong>t. Elle cristallise le dev<strong>en</strong>ir.<br />
L’œuvre a donc un temps propre. Elle échappe à la division du travail bi<strong>en</strong> qu’elle soit un<br />
travail. Mais elle n’est pas un produit. Même si elle se v<strong>en</strong>d, l’œuvre n’a pas de prix.<br />
L’œuvre restitue la valeur d’usage. Elle est totalité.<br />
134
L’œuvre comme monade<br />
C’est Adorno, dans son esthétique, qui a proposé de voir l’œuvre comme une monade<br />
leibnizi<strong>en</strong>ne. Cela signifie que l’on n’y <strong>en</strong>tre pas "comme dans un moulin". L’œuvre n’est pas<br />
immédiatem<strong>en</strong>t accessible, bi<strong>en</strong> que l’on puisse avoir avec elle un contact s<strong>en</strong>sitif et perceptif<br />
immédiat. L’œuvre est ouverte. Elle se constitue d’une infinité de points de vue, de<br />
perspectives plus ou moins éclairantes sur toutes les autres œuvres, c’est-à-dire sur la totalité<br />
de l’univers… Cette définition de l’œuvre comme monade oublie quelque peu la substance de<br />
l’œuvre, mais elle a le mérite de montrer comm<strong>en</strong>t on peut aborder l’œuvre <strong>en</strong> général et<br />
l’œuvre d’art <strong>en</strong> particulier. L’œuvre est "infinim<strong>en</strong>t riche, inépuisable à l’analyse,<br />
indécodable, hypercomplexe, totale et cep<strong>en</strong>dant non close, ouverte sur le monde <strong>en</strong>tier (p.<br />
204)"… C’est à ce mom<strong>en</strong>t de sa réflexion que H. Lefebvre aborde la question des mom<strong>en</strong>ts<br />
de manière systématique.<br />
Les mom<strong>en</strong>ts de l’œuvre<br />
L’œuvre est un c<strong>en</strong>tre provisoire qui rassemble ce qui, par ailleurs, se disperse. Toute<br />
œuvre a cette qualité. L’<strong>en</strong>jeu de l’œuvre, c’est un projet qui peut échouer : se proposer<br />
l’unité, la totalité des mom<strong>en</strong>ts.<br />
D’origine philosophique, le terme de mom<strong>en</strong>t se préfère à d’autres r<strong>en</strong>dus trop<br />
familiers par les sci<strong>en</strong>ces humaines ou sociales : niveau, dim<strong>en</strong>sion, fonction, structure. Ce<br />
terme veut aider l’analyse à s’assouplir, se différ<strong>en</strong>cier et surtout éviter l’écueil de prét<strong>en</strong>dre<br />
épuiser son "objet". L’objet de l’œuvre n’a ri<strong>en</strong> à voir avec un objet sci<strong>en</strong>tifique. L’analyse<br />
sera infinie et surtout imprévisible. Et le processus créatif, <strong>en</strong> effet, a pu contourner ou<br />
détourner tel pouvoir ou telle catégorie. Le mom<strong>en</strong>t n’apparaît donc que dans sa négation.<br />
L’analyse qui discerne les mom<strong>en</strong>ts s’inscrit dans la tradition philosophique, mais la<br />
déborde :<br />
a) Unité-totalité-multiplicité. L’œuvre peut se décomposer <strong>en</strong> différ<strong>en</strong>ts mom<strong>en</strong>ts,<br />
mais la diversité de ceux-ci est transsubstranciée <strong>en</strong> une unité d’autant plus forte<br />
que la diversité interne est plus grande.<br />
b) Critique-distanciation-contradiction. L’œuvre se démarque de la société existante,<br />
du mode de production, de l’économique et du politique. L’œuvre s’approprie ces<br />
mom<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> les contournant et <strong>en</strong> les détournant, <strong>en</strong> les approuvant et <strong>en</strong> les<br />
refusant. L’analyse doit <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ir compte.<br />
c) Projet. L’œuvre est une utopie abstraite ou concrète. Elle explore le possible par<br />
les propositions, les représ<strong>en</strong>tations, le symbolique et l’imaginaire. On peut<br />
dissocier la rationalité (des moy<strong>en</strong>s et des buts) et l’irrationalité (du vécu, des<br />
émotions, des s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts… affects inhér<strong>en</strong>ts à l’oeuvre. L’analyse dialectique met<br />
à jour le mouvem<strong>en</strong>t de l’aliénation et de la désaliénation, les représ<strong>en</strong>tations<br />
traversées (adoptées puis rejetées) et surmontées.<br />
H. Lefebvre a déjà t<strong>en</strong>té ce type d’analyse sur le terrain de la ville comme œuvre, sur<br />
celui de l’espace architectural et urbanistique, etc .<br />
Le mom<strong>en</strong>t de l’immédiateté<br />
Difficile à re-connaître, ce mom<strong>en</strong>t est <strong>en</strong> effet nié par l’œuvre qui le rétablit<br />
transformé ou transfiguré. L’immédiat peut être objectif (la s<strong>en</strong>sation, le s<strong>en</strong>soriel, la<br />
perception s<strong>en</strong>sible) ou subjectif (le vécu, le spontané, les émotions). L’ “ expression ”, au<br />
s<strong>en</strong>s habituel, ne sort pas de ce mom<strong>en</strong>t de l’immédiat. La création le surmonte par un codage<br />
135
subtil du signifiant et du signifié. Mais ce travail sophistiqué, dissimulé, intégré<br />
profondém<strong>en</strong>t, finit par rev<strong>en</strong>ir à l’immédiat, c’est-à-dire au son, à la mélodie, au rythme, etc.<br />
Dans ce retour à l’immédiat, l’œuvre devi<strong>en</strong>t don. Au-delà du codage complexe de<br />
significations, de représ<strong>en</strong>tations diverses, l’oeuvre se donne à voir, à <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre, à<br />
s’approprier. Contrairem<strong>en</strong>t au produit qui s’inscrit dans une logique d’échange, l’œuvre est<br />
là, prés<strong>en</strong>te. Son mouvem<strong>en</strong>t est <strong>en</strong> elle. Et, quelque soit sa valeur sur un marché, elle s’offre<br />
à nous. L’œuvre donne et se donne. La dialectique de la création, c’est cette perlaboration de<br />
l’oeuvre qui se caractérise par une accumulation de travail qui se dissipe soudain dans un<br />
retour à l’immédiat dans la prés<strong>en</strong>ce. Dans ce mouvem<strong>en</strong>t, se dépasse l’opposition <strong>en</strong>tre<br />
“ expression ” et “ signification ” de l’œuvre.<br />
Le mom<strong>en</strong>t de la mémoire<br />
L’œuvre intègre la tradition, les œuvres antérieures, la mémoire et l’histoire de l’art.<br />
Mais dans le même temps, l’œuvre a une capacité d’oubli. Le travail sur le passé est<br />
contourné, détourné. L’œuvre implique une non-mémoire au profit d’un usage et d’une<br />
jouissance donnés dans le prés<strong>en</strong>t.<br />
Le mom<strong>en</strong>t du travail<br />
L’œuvre est une accumulation de travail, mais il faut compr<strong>en</strong>dre ce terme dans un<br />
s<strong>en</strong>s très large. La négation, le savoir critique, l’oubli des opérations accomplies par des<br />
moy<strong>en</strong>s techniques appropriés particip<strong>en</strong>t de ce travail. En allemand, on distingue arbeit<strong>en</strong> et<br />
erarbeit<strong>en</strong>. Les deux termes signifi<strong>en</strong>t travail. Mais le surplus de s<strong>en</strong>s du second terme, c’est<br />
la notion d’élaboration, mieux de perlaboration. "Le travail pati<strong>en</strong>t et appliqué se dépasse<br />
constamm<strong>en</strong>t par l’inspiration qui repr<strong>en</strong>d contact avec le vécu, avec l’immédiateté passée ou<br />
possible ; mais il faut aussi rev<strong>en</strong>ir au travail (p. 207)." Le travail est une médiation <strong>en</strong>tre la<br />
production et la création. De temps <strong>en</strong> temps, le travail est davantage dans la production (on<br />
recopie un texte ou une phrase musicale écrite par un autre et qui va être utilisée comme<br />
citation dans son propre texte : cette copie est un travail de reproduction) ; à d’autres, le<br />
travail <strong>en</strong>traîne une trouvaille. On inv<strong>en</strong>te <strong>en</strong> travaillant. Le chemin de la création se trouve<br />
dans cette t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre la reproduction et l’inv<strong>en</strong>tion… Mais le travail n’est lui-même qu’un<br />
mom<strong>en</strong>t qui va se trouver très vite nié par le non-travail. La création de l’œuvre passe par des<br />
phases de contemplation, de désir, de jouissance. L’œuvre implique un désoeuvrem<strong>en</strong>t. De<br />
toute façon, lorsqu’elle se donne, le travail a déjà cessé. Ce don <strong>en</strong>traîne un apaisem<strong>en</strong>t, un<br />
repos.<br />
Le mom<strong>en</strong>t interne-externe de la détermination<br />
La recherche <strong>en</strong>tre dans le travail. Mais l’important, ce n’est pas de chercher, mais de<br />
trouver, comme le disait Picasso. Aristote l’avait déjà remarquer : il faut comm<strong>en</strong>cer, il faut<br />
finir. L’œuvre suppose une t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre infini et fini. Oser conclure, oser donner est<br />
absolum<strong>en</strong>t indisp<strong>en</strong>sable… La recherche infinie a t<strong>en</strong>dance à rapprocher l’art de<br />
l’accumulation du savoir. Or, le savoir qui ne se définit que par la recherche du savoir ou par<br />
la méthode pr<strong>en</strong>d l’allure d’une dérision. Il faut que survi<strong>en</strong>ne un mom<strong>en</strong>t de l’arrêt. Le<br />
mom<strong>en</strong>t de la finitude annonce l’exig<strong>en</strong>ce de la finition. Mais il n’y a pas de vraie<br />
coïncid<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre les deux. Ce mom<strong>en</strong>t où l’on décide que c’est fini, c’est celui de la<br />
détermination. C’est finalem<strong>en</strong>t le mom<strong>en</strong>t où l’oeuvre trouve sa forme, où elle s’inv<strong>en</strong>te une<br />
forme.<br />
136
Le mom<strong>en</strong>t de la forme<br />
Il n’y a pas d’œuvre sans forme. L’artiste doit faire le choix d’une détermination. Il<br />
doit respecter des règles de composition (qui peuv<strong>en</strong>t se dém<strong>en</strong>tir au cours du travail par une<br />
innovation). Il doit t<strong>en</strong>ir compte aussi des règles de réception. Ces deux systèmes de règles<br />
peuv<strong>en</strong>t différer, mais ils ne peuv<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong>g<strong>en</strong>drer une antinomie, car il n’existe pas d’œuvre<br />
sans cohésion. Cette cohésion accepte les contradictions, mais les domine. Ce qui caractérise<br />
la forme, c’est de donner dans l’ici et maint<strong>en</strong>ant la totalité des mom<strong>en</strong>ts de l’œuvre, la<br />
totalité des déterminations, significations intégrées et dépassées. La forme c’est l’objet<br />
concret, produit d’un travail, donné avec son cont<strong>en</strong>u dans l’œuvre. C’est la simultanéité, la<br />
contemporanéité des mom<strong>en</strong>ts donnés <strong>en</strong>semble. L’analyse intellectuelle peut les<br />
déconstruire, les dissocier. Mais l’œuvre est d’abord cohér<strong>en</strong>ce, cohésion. C’est une<br />
construction qui se donne à travers sa forme. L’œuvre est ouverte. On peut la déconstruire.<br />
On peut reconstruire sa g<strong>en</strong>èse, sa technique, sa place et sa date, c’est-à-dire la décoder selon<br />
diverses grilles de lecture, mais l’œuvre reste d’abord une prés<strong>en</strong>ce. Le savoir qui voudrait<br />
supplanter cette prés<strong>en</strong>ce détruirait l’œuvre.<br />
H. Lefebvre a t<strong>en</strong>té de faire avancer une théorie de la forme (notamm<strong>en</strong>t dans Logique<br />
formelle et logique dialectique ou <strong>en</strong>core dans Le droit à la ville). Le terme de forme est d’un<br />
emploi commun. Mais <strong>en</strong> même temps, la notion de forme est confuse. Peut-on choisir une<br />
forme ? Est-on conduit à la découvrir à partir d’un cont<strong>en</strong>u ? Se déduit-elle d’une autre<br />
forme ? Par dérivation ? Par déformation ? Par détournem<strong>en</strong>t ? Trouve-t-on le cont<strong>en</strong>u à partir<br />
de la forme ? D’un point de vue théorique, on peut distinguer la forme logique pure des autres<br />
formes. Le référ<strong>en</strong>tiel logique a la plus grande importance. Il persiste dans l’effondrem<strong>en</strong>t des<br />
formes non formelles. Le principe d’id<strong>en</strong>tité : A=A est la forme logique pure. Mais cette<br />
id<strong>en</strong>tité pose problème. Il faut distinguer l’id<strong>en</strong>tité abstraite de l’id<strong>en</strong>tité concrète. Cette<br />
dernière est une chose ou un être qui se mainti<strong>en</strong>t, qui persévère dans son être. Il se reconnaît<br />
dans le dev<strong>en</strong>ir. Or, bi<strong>en</strong> que je sois le même, je ne suis plus aujourd’hui exactem<strong>en</strong>t le même<br />
que celui que j’étais hier. L’id<strong>en</strong>tité concrète se différ<strong>en</strong>cie de l’id<strong>en</strong>tité abstraite. Dans<br />
l’économie, dans la politique, dans le jeu institutionnel, le principe d’équival<strong>en</strong>ce joue un rôle<br />
considérable dans le monde de la marchandise. Il s’applique partout. Il réduit les id<strong>en</strong>tités<br />
concrètes à des id<strong>en</strong>tités abstraites. Il abolit les différ<strong>en</strong>ces dans un processus<br />
d’homogénéisation générale. La forme mathématique se caractérise par l’égalité. La forme<br />
contractuelle par la réciprocité… Dans les contrats, les cont<strong>en</strong>us peuv<strong>en</strong>t être différ<strong>en</strong>ts , mais<br />
la forme reste id<strong>en</strong>tique. Il y a une multitude de contrats de travail, de contrats de mariages,<br />
de contrats de v<strong>en</strong>te… Mais ils ont tous une forme <strong>en</strong> commun : la réciprocité. Cette<br />
réciprocité postule une égalité formelle <strong>en</strong>tre les parties. Ce postulat est évidemm<strong>en</strong>t faux. Les<br />
parties contractantes ne sont que très rarem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> position d’égalité… Au niveau de l’art, les<br />
formes esthétiques se distingu<strong>en</strong>t des autres formes. Elles dép<strong>en</strong>drai<strong>en</strong>t de leur cont<strong>en</strong>u…<br />
Mais quel est ce cont<strong>en</strong>u ? Comme nous l’avons vu, il incorpore à la fois du vécu, des<br />
représ<strong>en</strong>tations acceptées ou refusées, des idéologies, une influ<strong>en</strong>ce de la tradition et de<br />
l’histoire de l’art, l’esprit du temps, du milieu, etc. Mais dresser cette liste ne permet pas<br />
d’élucider la question. Les formes esthétiques sont-elles à démultiplier <strong>en</strong> fonction de la<br />
diversité des œuvres, ou au contraire doit-on les ram<strong>en</strong>er à certains caractères limités<br />
(symétrie et dissymétrie ; effets, figures) ?<br />
On voit bi<strong>en</strong> qu’il existe un mom<strong>en</strong>t de la forme et que celui-ci est extrêmem<strong>en</strong>t divers<br />
<strong>en</strong> fonction des contextes, des situations, des milieux. La réflexion de H. Lefebvre peut<br />
s’inscrire ici dans une tradition, davantage celle de la phénoménologie plutôt que celle de la<br />
psychologie de la forme. L’œuvre d’art comme unité, comme totalité rassemblant des<br />
élém<strong>en</strong>ts éparts, avait déjà été utilisée comme métaphore par Maurice Merleau-Ponty,<br />
lorsqu’il cherchait à donner une idée de l’unité et de la synthèse du corps propre. Il parlait de<br />
137
la poésie comme quelque chose de plus que la somme de ses parties : "… La poésie, si elle est<br />
par accid<strong>en</strong>t narrative et signifiante, est ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t une modulation de l’exist<strong>en</strong>ce 270 ."<br />
Le mom<strong>en</strong>t de la prés<strong>en</strong>ce et de l’abs<strong>en</strong>ce<br />
Au mom<strong>en</strong>t de la conception de l’oeuvre, l’abs<strong>en</strong>ce apparaît lorsque l’artiste pr<strong>en</strong>d ses<br />
distances avec les matériaux qu’il a rassemblés. Le créateur a besoin de pr<strong>en</strong>dre du recul par<br />
rapport à ce qu’il a déjà produit ou amassé : expéri<strong>en</strong>ces, techniques, souv<strong>en</strong>irs, projets. Sa<br />
p<strong>en</strong>sée pr<strong>en</strong>d alors la posture du rejet, de la critique, de la confrontation, de la négation. Le<br />
travail exige du recul, des blancs, des vides… Survi<strong>en</strong>t alors l’objet. Celui-ci figure-t-il dans<br />
le tableau ? N’est-il que suggéré ? "Dans la peinture, comme dans la poésie, l’objet s’invoque,<br />
s’évoque, se convoque. Il devi<strong>en</strong>t actuel, donc prés<strong>en</strong>ce, autre face de son abs<strong>en</strong>ce, puisqu’il<br />
ne peut être là <strong>en</strong> personne (p. 210)."<br />
Le travail de construction et d’élaboration de l’oeuvre consiste à articuler les parties<br />
au tout. On peut distinguer les œuvres qui se déroul<strong>en</strong>t dans le temps (musique, poésie,<br />
théâtre) et celles qui se déploi<strong>en</strong>t dans l’espace (peinture, architecture). Dans les deux cas,<br />
l’art consiste à proposer une simultanéité formelle de l’espace et du temps. Les procédés de<br />
composition (annonce du thème, exposition, répétition, reprise, leitmotiv, etc) aid<strong>en</strong>t à<br />
produire l’impression de simultanéité. Ils cré<strong>en</strong>t une sorte d’espace de l’œuvre. De même,<br />
l’œuvre qui se déploie dans l’espace joue de la temporalité. Même <strong>en</strong> architecture, il existe<br />
des rythmes pour les yeux qui suiv<strong>en</strong>t la forme, des r<strong>en</strong>vois de la partie au tout, des<br />
correspondances, des détails qui attir<strong>en</strong>t l’œil dans une prom<strong>en</strong>ade qui s’inscrit dans une<br />
certaine temporalité.<br />
Dans Le droit à la ville, H. Lefebvre a décrit cette simultanéité de l’œuvre. La ville se<br />
caractérise comme la r<strong>en</strong>contre et le rassemblem<strong>en</strong>t de tout ce qui caractérise une société :<br />
produits et œuvres. Ainsi, elle est de l’ordre du "méta". Elle est l’œuvre suprême 271 .<br />
Comm<strong>en</strong>t aborder la ville ? Par l’extérieur, par le dessus (<strong>en</strong> avion) pour permettre une saisie<br />
de la globalité, de la trame des rues et des av<strong>en</strong>ues ? Par l’intérieur, par le détour des rues ?<br />
Cette hésitation explique la difficulté, parfois, à <strong>en</strong>trer dans une œuvre. Comm<strong>en</strong>t<br />
l’approcher ? On hésite. On cherche. Et puis, tout d’un coup, il y a pénétration. Une sorte<br />
d’insight. Le point d’<strong>en</strong>trer a quelque chose d’arbitraire. L’exploration de l’œuvre n’a pas<br />
grand-chose à voir avec sa g<strong>en</strong>èse. Entrer dans l’œuvre suscite la joie, la jouissance qu’offre<br />
la perception et la consci<strong>en</strong>ce de cette prés<strong>en</strong>ce.<br />
Les grands artistes sont parv<strong>en</strong>us à t<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> même temps la prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce.<br />
L’œuvre, c’est la tragédie qui fait exister un héros, un dieu ; c’est un poème qui évoque un<br />
être cher mais perdu, lointain, amé ou haï. L’architecture fait aussi exister des évènem<strong>en</strong>ts ou<br />
des personnes disparues. Elle évoque des victoires (plus que des défaites), des disparus<br />
(statues ou tombeaux), la divinité (temples ou églises). Elle suscite une prés<strong>en</strong>ce… La pièce<br />
théâtrale, elle aussi, permet de susciter la co-prés<strong>en</strong>ce : celle de l’auteur à l’œuvre, celle de<br />
l’œuvre à l’acteur ou au metteur <strong>en</strong> scène, celle de l’acteur au public. Alors que le producteur<br />
ou le politique cherch<strong>en</strong>t à réaliser les représ<strong>en</strong>tations, le créateur joue des représ<strong>en</strong>tations. Ils<br />
les utilis<strong>en</strong>t, mais les dépass<strong>en</strong>t. Il ne rejette pas les illusions, mais s'<strong>en</strong> serv<strong>en</strong>t. L’auteur,<br />
l’acteur jou<strong>en</strong>t des appar<strong>en</strong>ces sans se laisser attraper, ni duper. L’acte créateur passe à travers<br />
le monde des représ<strong>en</strong>tations qu’il soumet à l’épreuve de l’action poiétique. "L’œuvre a de<br />
dures contraintes : permettre et même exiger cette transversalité qui se retrouve dans toutes<br />
270 M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 176.<br />
271 Dans La production de l’espace, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 1974, 4° édition : 2000 (pp. 89-96), H. Lefebvre réfléchit<br />
à cette question : la ville est-elle une œuvre ? Contrairem<strong>en</strong>t au point de vue déf<strong>en</strong>du dans l’ouvrage que nous<br />
abordons ici, il a t<strong>en</strong>dance à répondre non dans la mesure où l’int<strong>en</strong>tion, le projet initial n’existe pas dans la<br />
ville.<br />
138
les stratégies ; celles-ci ne s’<strong>en</strong> ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t jamais à une donnée, à un secteur, à un domaine,<br />
<strong>en</strong>core moins à une opinion, à une interprétation, à une perspective (p. 213)."<br />
Le processus de réalisation implique une attitude critique (qui n’a pas besoin de<br />
s’expliciter <strong>en</strong> tant que telle dans une théorie ou un savoir critique). Représ<strong>en</strong>tations de la<br />
nature, du sexe, du pouvoir, de la vie et de la mort sont passées au crible. L’action poiétique,<br />
par le biais de la couleur, d’un dessin, d’une mélodie choisit les représ<strong>en</strong>tations qui<br />
permett<strong>en</strong>t de susciter la prés<strong>en</strong>ce. Le mom<strong>en</strong>t de la représ<strong>en</strong>tation traverse, dépasse au s<strong>en</strong>s<br />
dialectique <strong>en</strong> surmontant ce qu’il y a d’incertain, de glissant, de superficiel dans le rapport<br />
"représ<strong>en</strong>tation-représ<strong>en</strong>té-représ<strong>en</strong>tant". Le travail du négatif ne se confond pas avec le nontravail<br />
(une pure contemplation).<br />
Le mom<strong>en</strong>t de la c<strong>en</strong>tralité<br />
"L’œuvre conc<strong>en</strong>tre pour un mom<strong>en</strong>t, le si<strong>en</strong>, les intérêts et les passions (p. 213)."<br />
L’œuvre cond<strong>en</strong>se des s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts, des affects, des s<strong>en</strong>sations, des impressions, des<br />
représ<strong>en</strong>tations. Mais la totalité s’organise autour d’un c<strong>en</strong>tre. Il peut s’agir d’une émotion,<br />
d’une représ<strong>en</strong>tation choisie. Le concept de c<strong>en</strong>tre se retrouve dans l’action, dans la<br />
connaissance de la nature, du social et du m<strong>en</strong>tal. L’œuvre se c<strong>en</strong>tre. Chaque partie s’articule<br />
à l’<strong>en</strong>semble. Sans être un organisme naturel, cet <strong>en</strong>semble, totalité de l’œuvre, a un caractère<br />
organique. Il y a une vie <strong>en</strong>tre la partie et le tout. Cette vie s’organise à partir du c<strong>en</strong>tre. Celuici<br />
peut se déplacer. Il peut se dissimuler. Mais il est prés<strong>en</strong>t. Du c<strong>en</strong>tre dép<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t des<br />
périphéries qui évolu<strong>en</strong>t à partir de lui de manière durable ou mom<strong>en</strong>tanée. Ce c<strong>en</strong>tre est le<br />
point nodal de l’œuvre. C<strong>en</strong>tre et périphéries font partie de la composition de l’œuvre.<br />
Le mom<strong>en</strong>t du quotidi<strong>en</strong><br />
Le créateur d’œuvre n’échappe pas au quotidi<strong>en</strong>. Il lui faut une demeure, un lieu, un<br />
espace où il puisse manger, dormir, travailler. Mais, à la différ<strong>en</strong>ce des g<strong>en</strong>s du s<strong>en</strong>s commun,<br />
le créateur ne se laisse pas <strong>en</strong>gloutir dans le quotidi<strong>en</strong>. Il se l’approprie, mais s’<strong>en</strong> dégage. Il<br />
tire du quotidi<strong>en</strong> les représ<strong>en</strong>tations dont il a besoin, mais il crée une distance par rapport au<br />
quotidi<strong>en</strong>. Le philosophe vit aussi ce destin, mais il a t<strong>en</strong>dance à s’installer dans cette<br />
distanciation. L’artiste, lui, ne s’installe pas dans la distance au quotidi<strong>en</strong>. Il construit son<br />
espace d’action poiétique. Ainsi, il profite des phases de distanciation pour <strong>en</strong>trer <strong>en</strong> contact<br />
avec d’autres œuvres, avec d’autres influ<strong>en</strong>ces. Cep<strong>en</strong>dant, il y a une proximité <strong>en</strong>tre le<br />
créateur d’œuvre et le philosophe, mais ils ne le sav<strong>en</strong>t pas.<br />
Il <strong>en</strong> est de même du rapport au social. Le créateur d’œuvre, comme le philosophe,<br />
sont ancrés dans le social. Ils y sont immergés. Mais dans leurs phases créatrices, ils ont<br />
t<strong>en</strong>dance à s’installer dans un espace extra-social. À la manière des amants, des passionnés,<br />
des délinquants. Cette dissociation vécue <strong>en</strong>tre le social et l’extra-social r<strong>en</strong>d le créateur<br />
d’oeuvre suspect. On ne voit pas comm<strong>en</strong>t on peut cohabiter dans deux continuités<br />
simultaném<strong>en</strong>t : la pratique sociale et l’action poiétique.<br />
Le mom<strong>en</strong>t utopi<strong>en</strong><br />
"Il va de soi que ces mom<strong>en</strong>ts ne se succèd<strong>en</strong>t pas dans le temps, <strong>en</strong>core que la<br />
contemplation, la compréh<strong>en</strong>sion, la saisie d’une œuvre réclam<strong>en</strong>t du temps. L’ordre des<br />
mom<strong>en</strong>ts n’est pas déterminé d’avance ; il change selon l’humeur de celui qui perçoit et reçoit<br />
l’œuvre. Le comm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t (le mom<strong>en</strong>t premier) a quelque chose d’arbitraire ; et cep<strong>en</strong>dant<br />
tous les mom<strong>en</strong>ts sont là, prés<strong>en</strong>ts dès le début, offerts et pour ainsi dire disposés et<br />
139
disponibles (p. 215)." Entrer dans une œuvre, c’est découvrir un pays où règne une utopie. En<br />
effet, il y a toujours dans une œuvre le mom<strong>en</strong>t de l’utopie. L’artiste a imaginé. Il a perçu le<br />
possible et l’impossible, le prochain et le lointain. Il se dégage du réel. Il propose une autre<br />
façon de voir, de percevoir, de vivre. Il définit une liberté, un destin, une raison ou une<br />
déraison. Bref, il suscite la prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce. Il invite à un accomplissem<strong>en</strong>t, un<br />
épanouissem<strong>en</strong>t.<br />
Les mom<strong>en</strong>ts critiques<br />
L’œuvre peut r<strong>en</strong>voyer à une crise, à un pathos. En elle-même, elle est le dépassem<strong>en</strong>t<br />
des contradictions, des crises, des épisodes critiques. Mais le récepteur de l’œuvre, sans<br />
forcém<strong>en</strong>t <strong>en</strong>trer dans la biographie du créateur, peut <strong>en</strong>trer <strong>en</strong> contact avec ces mom<strong>en</strong>ts<br />
critiques qui sont cont<strong>en</strong>us dans la création, même s’ils ont été dominés. Le mom<strong>en</strong>t critique<br />
est souv<strong>en</strong>t pathétique. Il est au cœur du drame, de la souffrance que l’ethos du récepteur<br />
compr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> le dominant.<br />
Les mom<strong>en</strong>ts du jeu et du sérieux<br />
Dans l’action poiétique, créatrice de prés<strong>en</strong>ce, il y a une imbrication du mom<strong>en</strong>t du jeu<br />
et du mom<strong>en</strong>t du sérieux. Faire une œuvre nécessite une discipline, une organisation de<br />
l’emploi du temps, un projet. C’est l’aspect sérieux. Mais <strong>en</strong> même temps, l’œuvre est une<br />
av<strong>en</strong>ture, c’est un jeu dans lequel on r<strong>en</strong>contre, comme dans tous les grands jeux, des<br />
embûches, des obstacles qu’il faut lever ou contourner pour avancer. Le jeu, comme l’amour<br />
ou la fête, est occasion de gratuité, d’énergie surabondante, de gaspillage de ressources et de<br />
temps. Mais le jeu est aussi beaucoup plus. Le jeu comporte un <strong>en</strong>jeu, et donc un risque.<br />
Chaque t<strong>en</strong>tative créatrice, le long du trajet, risque beaucoup : échec, abandon, blocage <strong>en</strong><br />
chemin. Comme dans le jeu, il y a une règle que le créateur se donne au départ. Pour arriver à<br />
destination, il faut surmonter les obstacles, les forces adverses. On les pr<strong>en</strong>d de front ou on les<br />
contourne. Cela demande une stratégie et une tactique. La tactique permet d’utiliser les<br />
ressources r<strong>en</strong>contrées sur le parcours pour avancer dans la voie dégagée par la stratégie.<br />
Mais parfois, il faut réviser ses plans de départ. Ainsi, il y a constamm<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>t dans le<br />
travail de l’oeuvre une posture rigoureuse, sérieuse qui mainti<strong>en</strong>t le cap, mais sans que cela<br />
ait quelque chose à voir avec l’esprit de sérieux, lourd, cérémoniel. Pour cheminer, le créateur<br />
exécute des figures dansantes. "Le mom<strong>en</strong>t du jeu implique non seulem<strong>en</strong>t le risque, mais le<br />
hasard (chance ou malchance), l’ouverture, l’av<strong>en</strong>ture, la découverte de l’inconnu et peut-être<br />
du mystère. Le mom<strong>en</strong>t du sérieux implique l’inquiétude, la découverte de l’<strong>en</strong>jeu et de son<br />
importance (p. 216)."<br />
***<br />
Ce chapitre sur l’œuvre se termine par une réflexion sur la distinction <strong>en</strong>tre produit et<br />
œuvre et sur l’abolition du travail.<br />
Alors que le produit se reproduit par répétition, équival<strong>en</strong>ce, id<strong>en</strong>tification, ce qui a<br />
t<strong>en</strong>dance à l’autonomiser, l’œuvre ne peut qu’être du registre de l’appropriation. L’œuvre<br />
s’approprie la transversalité d’un espace-temps particulier. Elle s’approprie et elle transforme<br />
tous les fragm<strong>en</strong>ts de l’unité éclatée. L’œuvre est "économique, sociale, politique, technique,<br />
impliquant un savoir et un marché, etc. Loin de s’autonomiser, elle établit un li<strong>en</strong> de<br />
communication, une médiation universelle (p. 217)."<br />
L’œuvre porte <strong>en</strong> elle la fin du travail. Alors que le capitalisme ou le socialisme d’état<br />
ont t<strong>en</strong>té de faire du travail non seulem<strong>en</strong>t un espace de production, mais aussi un espace de<br />
140
domination, le mom<strong>en</strong>t créateur transforme le travail <strong>en</strong> activité appropriée, une sorte de nontravail.<br />
"Le passage du travail au non-travail suppose un déplacem<strong>en</strong>t de l’intérêt social du<br />
produit à l’œuvre, du travail productif à l’action poiétique, et par conséqu<strong>en</strong>t du quantitatif au<br />
qualitatif, de la valeur d’échange à la valeur d’usage. Déplacem<strong>en</strong>t difficile, qui ne peut aller<br />
sans détours ni détournem<strong>en</strong>ts (p. 217)."<br />
H. Lefebvre refuse de donner des exemples pour r<strong>en</strong>forcer ses thèses et hypothèses.<br />
Les exemples ne prouv<strong>en</strong>t généralem<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong>. Par contre, il choisit d’illustrer son point de vue<br />
théorique. Il choisit la musique et l’architecture.<br />
La réussite de l’œuvre musicale suppose que le musici<strong>en</strong> ait une bonne connaissance<br />
de la musicologie et de l’histoire de la musique, mais il doit les oublier lorsqu’il se met à<br />
composer. Un musici<strong>en</strong> qui composerait uniquem<strong>en</strong>t à partir de principes théoriques serait<br />
<strong>en</strong>nuyeux. Composer, c’est subordonner la connaissance musicale et l’utiliser. L’analyse<br />
montre que trois facteurs <strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t dans la composition musicale : la mélodie, l’harmonie, les<br />
rythmes. La t<strong>en</strong>tative créatrice qui part du savoir isole trop souv<strong>en</strong>t l’un des mom<strong>en</strong>ts. Cette<br />
t<strong>en</strong>tative a alors quelque chose de limité, d’incomplet, de mutilé. C’est triste. L’articulation<br />
des trois dim<strong>en</strong>sions ouvre sur "un infini virtuel (p. 218)." Mais ce n’est pas tout, la<br />
composition s’inscrit dans un contexte social, politique qui propose des techniques, des<br />
instrum<strong>en</strong>ts particuliers qui port<strong>en</strong>t des sonorités, des symboles, des représ<strong>en</strong>tations d’une<br />
époque… Beethov<strong>en</strong> s’inscrit dans la période révolutionnaire et post-révolutionnaire. Ri<strong>en</strong> à<br />
voir avec l’Antiquité où la lyre ou l’aulos (flûte) cré<strong>en</strong>t un autre <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t, que les<br />
cordes et les cuivres… L’accord et la marche harmonique ont un s<strong>en</strong>s qui dépasse la musique.<br />
Ils traduis<strong>en</strong>t le l<strong>en</strong>t vécu de l’histoire <strong>en</strong> un vécu int<strong>en</strong>se et bref. Chez Beethov<strong>en</strong>, le vécu<br />
d’un <strong>en</strong>thousiasme s’accorde avec la technique et le savoir.<br />
Dans l’architecture égalem<strong>en</strong>t, la réussite de l’œuvre suppose la maîtrise technique.<br />
Mais celle-ci, si elle doit être appropriée, ne doit pas déterminer le cont<strong>en</strong>u de l’œuvre. Le<br />
vécu des corps qui va traverser le monum<strong>en</strong>t ne doit pas être oublié. C’est lui qui valide<br />
l’œuvre architecturale. "L’architecte fait de l’espace socialem<strong>en</strong>t produit un lieu, ou il échoue<br />
(p. 219)." Chaque ag<strong>en</strong>t de production de l’espace a ses représ<strong>en</strong>tations. Le banquier <strong>en</strong> a<br />
d’autres que le promoteur, l’autorité administrative ou politique, l’urbaniste, le planificateur,<br />
le commerçant, le propriétaire du terrain ou l’usager… L’art de l’architecte et d’écouter,<br />
d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre toutes ces représ<strong>en</strong>tations, mais de les traiter comme telles et de l’<strong>en</strong> privilégier<br />
aucune. Sa vocation est de repr<strong>en</strong>dre ces images, de les rassembler, de les confronter, de les<br />
dépasser et de les transsubtancier <strong>en</strong> œuvre. Réussir à traverser la technique et le savoir<br />
appliqué, les images et les représ<strong>en</strong>tations sociales, telle est la vocation de l’architecte.<br />
Ainsi l’œuvre est-elle transsubstanciation (Lefebvre n’emploie pas ce terme<br />
théologique), dépassem<strong>en</strong>t de tous les mom<strong>en</strong>ts qui la constitu<strong>en</strong>t. Et dans le même temps,<br />
l’action créatrice est un effort, un mouvem<strong>en</strong>t d’intégration des savoirs, des techniques, du<br />
vécu, du conçu, des représ<strong>en</strong>tations et idéologies d’une époque dans la production de quelque<br />
chose qui dépasse tous ces élém<strong>en</strong>ts dans une construction cohér<strong>en</strong>te, trouvant son style.<br />
La lecture de ce chapitre est ess<strong>en</strong>tielle pour la construction de la théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts. On voit le travail d’ag<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t et de construction à partir de fragm<strong>en</strong>ts. Une<br />
question qui n’est pas abordée ici, c’est l’articulation <strong>en</strong>tre l’œuvre comme objet et l’œuvre<br />
comme <strong>en</strong>semble d’œuvre. Beethov<strong>en</strong> a composé beaucoup : des sonates, des symphonies. H.<br />
Lefebvre a beaucoup produit de livres, d’articles, de poèmes, de pièces de théâtre, etc. Chaque<br />
composition ou texte est une œuvre <strong>en</strong> soi. Chaque composition ou texte doit résoudre les<br />
questions posées par la théorie des mom<strong>en</strong>ts de l’œuvre. Mais, plus largem<strong>en</strong>t, l’<strong>en</strong>semble des<br />
compositions ou des textes constitue une autre œuvre. On parle de l’œuvre de Rousseau, de<br />
l’œuvre de Rameau, de l’œuvre de Picasso… Chaque créateur inv<strong>en</strong>te un style, inv<strong>en</strong>te un<br />
rapport au monde qui lui est spécifique. Parler d’œuvre ici est peut-être abusif, si l’on repr<strong>en</strong>d<br />
141
les critères énoncés précédemm<strong>en</strong>t. En effet, à la mort du créateur, son œuvre reste inachevée,<br />
et l’une des conditions pour que l’œuvre existe, c’est qu’elle soit finie. Alors convi<strong>en</strong>drait-il<br />
mieux de parler de l’art ou du style du créateur. Pourtant, chaque œuvre constitue à son tour<br />
un mom<strong>en</strong>t de l’œuvre d’un artiste. On parle de la période bleue pour Picasso, par opposition<br />
à d’autres mom<strong>en</strong>ts (au s<strong>en</strong>s d’espace-temps)… Il me semble que chaque fragm<strong>en</strong>t d’une<br />
œuvre peut aider à compr<strong>en</strong>dre le projet d’<strong>en</strong>semble, même si chaque œuvre répond à cette<br />
exig<strong>en</strong>ce de cohér<strong>en</strong>ce, d’unité et de totalité… Les œuvres complètes d’un auteur répond<strong>en</strong>t<br />
parfois au critère de l’œuvre…<br />
Il existe, chez H. Lefebvre, une relation étroite <strong>en</strong>tre la théorie des mom<strong>en</strong>ts et la<br />
question de l’œuvre, nous v<strong>en</strong>ons de l’explorer à partir de la lecture du chapitre IV de La<br />
prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce. Ce livre se poursuit par un chapitre de synthèse sur l’objet du livre, et<br />
qui continue, <strong>en</strong> l’approfondissant, la réflexion sur les mom<strong>en</strong>ts. Cette réflexion est rec<strong>en</strong>trée<br />
sur cette t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre prés<strong>en</strong>ce et abs<strong>en</strong>ce. C’est ce chapitre V que je voudrais maint<strong>en</strong>ant<br />
relire.<br />
La prés<strong>en</strong>ce, l’abs<strong>en</strong>ce<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre rappelle que la prés<strong>en</strong>ce peut être terrible (la confrontation avec<br />
l’adversaire) et l’abs<strong>en</strong>ce douloureuse (l’éloignem<strong>en</strong>t de l’être aimé). Le troisième terme de la<br />
t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre prés<strong>en</strong>ce et abs<strong>en</strong>ce, c’est l’Autre, avec ce que ce terme porte <strong>en</strong> lui (altérité,<br />
altération-aliénation). La prés<strong>en</strong>ce se trouve par excell<strong>en</strong>ce dans l’œuvre, l’amour et le<br />
concept. Mais, on peut aussi rechercher la prés<strong>en</strong>ce dans la représ<strong>en</strong>tation, ce qui est une<br />
illusion. On n’atteint alors que l’ombre et le simulacre. La prés<strong>en</strong>ce n’a ri<strong>en</strong> de substantiel.<br />
Elle se donne toujours dans une forme. La prés<strong>en</strong>ce n’advi<strong>en</strong>t qu’au prix d’un effort qui<br />
précède la surprise. Pour r<strong>en</strong>contrer quelqu’un ou quelque œuvre, il faut aller à la r<strong>en</strong>contre.<br />
La prés<strong>en</strong>ce est un mom<strong>en</strong>t, c’est-à-dire dépassem<strong>en</strong>t de la substance et de la forme pure dans<br />
une sorte d’acte poiétique.<br />
Il existe des échappatoires à la prés<strong>en</strong>ce. "Le jeu comme le savoir et le travail et la<br />
quête amoureuse (quête de l’autre) ne sont que des mom<strong>en</strong>ts où se révèle l’abs<strong>en</strong>ce, où<br />
transparaît la prés<strong>en</strong>ce (p. 226)." La r<strong>en</strong>contre de l’œuvre ou de l’autre peut s’éviter par des<br />
représ<strong>en</strong>tations qui bloqu<strong>en</strong>t la confrontation. Ce que l’on nomme les “ déf<strong>en</strong>ses ” est une<br />
forme d’armure, d’armature, de fermeture qui vise à protéger de l’angoisse, de la dissolution.<br />
Mais ces déf<strong>en</strong>ses sont des pièges, des leurres, des illusions de puissance qui ne font<br />
qu’empêcher la prés<strong>en</strong>ce. La prés<strong>en</strong>ce comme la puissance et la création se simul<strong>en</strong>t.<br />
Lors de l’<strong>en</strong>fance et de l’adolesc<strong>en</strong>ce, c’est-à-dire p<strong>en</strong>dant l’éducation, la prés<strong>en</strong>ce<br />
s’atteint par l’imprégnation. Plus tard, par le choix qui suppose un risque.<br />
La volonté de puissance <strong>en</strong>tre dans le désir et l’activité poiétique comme mom<strong>en</strong>t.<br />
Mais il faut s’<strong>en</strong> dégager pour ne pas fixer l’autre dans la domination, ce qui aurait pour effet<br />
de l’instrum<strong>en</strong>taliser, d’<strong>en</strong> faire un objet.<br />
L’analyse dialectique du rapport prés<strong>en</strong>ce-abs<strong>en</strong>ce oblige à dépasser l’opposition<br />
binaire. Il y a unité et contradiction des deux termes. Il n’y a pas de prés<strong>en</strong>ce absolue. La<br />
prés<strong>en</strong>ce n’est jamais substance. Pas d’abs<strong>en</strong>ce absolue non plus : même la mort n’empêche<br />
pas la p<strong>en</strong>sée, la représ<strong>en</strong>tation… "D’un côté, à l’extrême, à la limite, l’angoisse qui s’attache<br />
à une ombre, à un double, à un écho lointain, à une simulation. De l’autre, à la limite, une<br />
plénitude, une richesse (jamais possédée). Entre les deux, intermédiaires et médiatrices, des<br />
représ<strong>en</strong>tations <strong>en</strong> foule (p. 227)." L’<strong>en</strong>tre-deux est aussi espace de conflits.<br />
142
L’abs<strong>en</strong>ce ? La représ<strong>en</strong>tation comble les vides de l’abs<strong>en</strong>ce. Le signe dit l’abs<strong>en</strong>ce et<br />
l’assigne. Les signes nomm<strong>en</strong>t le lointain. Le langage, <strong>en</strong> nommant, éloigne d’autant plus.<br />
L’image, elle, t<strong>en</strong>te l’accès à la prés<strong>en</strong>ce. Magique, elle veut susp<strong>en</strong>dre l’abs<strong>en</strong>ce. La transe<br />
veut, elle aussi, exorciser l’abs<strong>en</strong>ce. Mais les actions magiques laiss<strong>en</strong>t désabusé. L’ivresse<br />
n’a ri<strong>en</strong> à voir avec l’action poiétique, avec l’oeuvre, l’amour, la création ou la connaissance.<br />
Le monde moderne se caractérise par la perte des référ<strong>en</strong>ces. Il n’y a plus d’assise.<br />
L’anormalité, la défici<strong>en</strong>ce psychique, la névrose devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t la norme. La simulation sans foi<br />
ni crédibilité de la "prés<strong>en</strong>ce" l’emporte. Ainsi, <strong>en</strong> politique, on mime le substantiel <strong>en</strong> se<br />
servant des représ<strong>en</strong>tations. On prés<strong>en</strong>te le politique ou l’économique comme des vérités, des<br />
absolus. La consistance s’obti<strong>en</strong>t par la publicité ou la propagande. La vérité ne se distingue<br />
plus de la représ<strong>en</strong>tation, de l’idéologie, du mythe ou de la mystification. L’homme normal a<br />
dès lors toutes les maladies m<strong>en</strong>tales. Mais il ne se fixe sur aucune. Le traitem<strong>en</strong>t ? Ce serait<br />
une prés<strong>en</strong>ce. Celle-ci est simulée, imitée.<br />
Dans la prés<strong>en</strong>ce-abs<strong>en</strong>ce, se retrouv<strong>en</strong>t les termes de la philosophie classique : le<br />
Même et l’Autre, le Sujet et l’Objet, l’Un et le Tout. Ils s’y retrouv<strong>en</strong>t sans s’y confondre, car<br />
ils se reli<strong>en</strong>t à la pratique productrice et créatrice, ce qui dépasse la philosophie classique.<br />
Accéder à la prés<strong>en</strong>ce, obt<strong>en</strong>ir les dons du hasard et de la r<strong>en</strong>contre, suppose de pr<strong>en</strong>dre des<br />
risques. Le risque, c’est celui de l’échec, de la pauvreté, de la poursuite vaine, celui de la fin<br />
du mom<strong>en</strong>t de la prés<strong>en</strong>ce, qui laisse blessure et nostalgie. Accéder à la prés<strong>en</strong>ce suppose<br />
d’accepter la souffrance qui glisse le désespoir dans le lieu de la joie. Le désespoir (qui n’est<br />
pas l’angoisse) est un mom<strong>en</strong>t de l’action poiétique. Ceux qui refus<strong>en</strong>t le risque du désespoir<br />
parce qu’ils ne veul<strong>en</strong>t pas souffrir n’ont aucune chance d’accéder à la joie de la prés<strong>en</strong>ce.<br />
La prés<strong>en</strong>ce a, <strong>en</strong> elle-même, une origine et une fin. "Référ<strong>en</strong>ce dernière, elle ne<br />
fonctionne pas comme un référ<strong>en</strong>tiel, comme un principe de décodage-codage. Vouloir pour<br />
la ret<strong>en</strong>ir, la définir ainsi, c’est provoquer sa fuite, sans pour autant que se manifeste la<br />
stimulation de l’abs<strong>en</strong>ce (p. 229)." Le savoir a sa magie : il fait croire à la possession de<br />
l’objet, mais la vraie connaissance, celle de l’action poétique, implique un autre rapport du<br />
sujet à l’objet. L’unité du sujet et de l’objet s’opère ici dans l’acte et non dans la<br />
représ<strong>en</strong>tation. Dans cet acte de construction de l’unité, de la cohér<strong>en</strong>ce, le sujet se constitue<br />
(il ne pré-existe pas à l’acte comme une substance) dans le même mouvem<strong>en</strong>t qui lui permet<br />
de percevoir l’objet. L’unité se constitue dans la différ<strong>en</strong>ce du sujet et de l’objet.<br />
La surabondance d’informations, de communications, de discours, de discours sur le<br />
discours dépouille l’homme de toute ess<strong>en</strong>ce et définition générique. La disparition des<br />
référ<strong>en</strong>ces, l’éclatem<strong>en</strong>t de l’unité vécue et conçue, la prédominance des représ<strong>en</strong>tations<br />
laiss<strong>en</strong>t l’homme <strong>en</strong> proie à une abs<strong>en</strong>ce ress<strong>en</strong>tie comme ress<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t… La critique radicale<br />
peut déboucher sur le vertige du néant. Le véritable problème ne serait-il pas de redécouvrir la<br />
prés<strong>en</strong>ce, de "restituer le prés<strong>en</strong>t au sein de l’actuel" (p. 230) ?<br />
Les philosophes et les mystiques ont prospecté la voie de la prés<strong>en</strong>ce. Leurs méthodes,<br />
<strong>en</strong> Ori<strong>en</strong>t comme <strong>en</strong> Occid<strong>en</strong>t, débouch<strong>en</strong>t sur la représ<strong>en</strong>tation d’un c<strong>en</strong>tre (ontologique) du<br />
réel et du spirituel. Ils prét<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t le capturer, s’y installer. Ce c<strong>en</strong>tre est ou bi<strong>en</strong> un Être plein,<br />
prés<strong>en</strong>ce absolue, ou un vide, une béance, un néant, abs<strong>en</strong>ce absolue. Pour H. Lefebvre, il n’y<br />
a pas de mom<strong>en</strong>t absolu, de mom<strong>en</strong>t éternel : "À coup sûr, il y a des mom<strong>en</strong>ts plus ou moins<br />
profonds et sublimes, mais toujours relatifs : elle est rare la minute à laquelle je dirais<br />
"Arrête-toi" (p. 231)."<br />
L’abs<strong>en</strong>ce, comme mom<strong>en</strong>t, n’est pas pathogénique. Elle suscite. Elle incite. C’est<br />
lorsque le rapport à l’abs<strong>en</strong>ce s’installe dans l’immobilité que l’angoisse et la maladie<br />
survi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. L’abs<strong>en</strong>ce doit susciter le mouvem<strong>en</strong>t de création.<br />
143
La recherche de la prés<strong>en</strong>ce est-elle un élitisme ? Oui, mais un élitisme<br />
"modeste, insol<strong>en</strong>t à l’occasion mais discret et presque secret (p. 231)." Ce serait une sorte de<br />
stoïcisme sans fatum uni à un épicurisme subtil (Épicure pr<strong>en</strong>ait le plus grand des plaisirs à<br />
boire un verre de bonne eau fraîche). Il s’agit d’un élitisme par rapport à ceux qui ne se<br />
souci<strong>en</strong>t que du confort et ignor<strong>en</strong>t que "bonheur et malheur sont des jumeaux qui grandiss<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> même temps 272 ." L’av<strong>en</strong>ture est une prise de risque, celle de la r<strong>en</strong>contre, récomp<strong>en</strong>se<br />
méritée ou non. Au bout de l’av<strong>en</strong>ture : une prés<strong>en</strong>ce, une passion. Lors du vieillissem<strong>en</strong>t,<br />
l’abs<strong>en</strong>ce s’installe. On t<strong>en</strong>te de la suppléer par des signes, des images. C’est la déception. On<br />
pr<strong>en</strong>d consci<strong>en</strong>ce qu’une source se tarit. Même si je suis de plus <strong>en</strong> plus malin, ri<strong>en</strong> ne<br />
remplace l’inexplicable qui vi<strong>en</strong>t de la naissance et que j’ai gaspillé follem<strong>en</strong>t : la prés<strong>en</strong>ce.<br />
Prés<strong>en</strong>ce et situation<br />
La prés<strong>en</strong>ce se manifeste dans une situation : celle-ci peut se définir comme un rapport<br />
mom<strong>en</strong>tané <strong>en</strong>tre des élém<strong>en</strong>ts nombreux, les uns grossiers (quotidi<strong>en</strong>s) et les autres fins,<br />
dans une conjoncture où joue le hasard. Il faut constater qu’il est des situations sans prés<strong>en</strong>ce.<br />
Distance, séparation, éloignem<strong>en</strong>t, sil<strong>en</strong>ce, abs<strong>en</strong>ce peuv<strong>en</strong>t aussi définir des situations. La<br />
prés<strong>en</strong>ce-abs<strong>en</strong>ce est constitutive de la situation. Car sur le plan des représ<strong>en</strong>tations, le<br />
concept de situation se réduit à une combinaison finie. Mais dès qu’intervi<strong>en</strong>t la t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre<br />
la prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce, on <strong>en</strong>tre dans l’infini des possibles.<br />
Instants et mom<strong>en</strong>ts<br />
Ces deux termes, qu’il est maint<strong>en</strong>ant nécessaire d’expliciter, sont deux modes<br />
différ<strong>en</strong>ts de la prés<strong>en</strong>ce et de l’abs<strong>en</strong>ce.<br />
Les instants sont des déchirures, des fractures. L’instant est quelque chose <strong>en</strong> instance<br />
et qui se précipite. C’est l’<strong>en</strong>trée brusque d’une personne, le surgissem<strong>en</strong>t d’une intuition,<br />
d’un événem<strong>en</strong>t. C’est bref. S’il fallait indiquer un rythme, ce serait l’allegro. C’est int<strong>en</strong>se,<br />
mais éphémère. Cep<strong>en</strong>dant, même si la temporalité retrouve sa fluidité, dans l’instant quelque<br />
chose est arrivé qui modifie. H. Lefebvre évoque, dans Le temps des méprises 273 , cet instant<br />
où, devant un objet du quotidi<strong>en</strong>, une femme lui dit : "C’est un bon produit". Tout à coup se<br />
cristallise l’impression de platitude dans le quotidi<strong>en</strong>. Définitivem<strong>en</strong>t. Pourquoi ? C’est<br />
difficile à expliquer, mais de cet instant va sortir sa recherche sur la critique de la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne qu’il développera <strong>en</strong>tre 1947 et 1981 dans une série d’ouvrages importants 274 …<br />
La lecture de deux <strong>ligne</strong>s du Capital sur la marchandise le bouleverse. Ces <strong>ligne</strong>s "fulgur<strong>en</strong>t,<br />
explos<strong>en</strong>t, chang<strong>en</strong>t tout (p. 234)."<br />
Le mom<strong>en</strong>t est plus profond. Il dure. Il est inséré dans le temps. Chaque mom<strong>en</strong>t a sa<br />
mémoire, ses reconnaissances. Alors que les instants ne se reproduis<strong>en</strong>t pas, les mom<strong>en</strong>ts<br />
revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. Ils bondiss<strong>en</strong>t de ceci à cela à travers les diversités. Chaque mom<strong>en</strong>t a sa<br />
cohér<strong>en</strong>ce, son unité qu’il construit autour d’un c<strong>en</strong>tre ou foyer autour duquel se rassembl<strong>en</strong>t<br />
tous les élém<strong>en</strong>ts et les données. Le mom<strong>en</strong>t est une l<strong>en</strong>te maturation qui se parachève, c’est<br />
un développem<strong>en</strong>t qui s’<strong>en</strong>veloppe (pr<strong>en</strong>d, avec le temps, une forme qui s’id<strong>en</strong>tifie et qu’il<br />
id<strong>en</strong>tifie). Il a un rythme : <strong>en</strong> général d’adagio. Le mom<strong>en</strong>t retourne constamm<strong>en</strong>t vers sa<br />
g<strong>en</strong>èse et la ressaisit grâce au travail de la mémoire et la pati<strong>en</strong>ce des concepts. H. Lefebvre<br />
évoque les mom<strong>en</strong>ts de l’amour, de la méditation, du savoir, de la lutte. Sa découverte de la<br />
ville est un mom<strong>en</strong>t. Il découvre l’urbain, à New York, juste avant la seconde guerre<br />
272<br />
F. Nietzsche, Le Gai savoir, fragm<strong>en</strong>t 338, cité par Lefebvre.<br />
273<br />
H. Lefebvre, Le temps des méprises, <strong>Paris</strong>, Stock, 1975.<br />
274<br />
Voir bibliographie.<br />
144
mondiale, puis à Bologne (1950), puis à Mour<strong>en</strong>x (1954), puis de nouveau à New York. C’est<br />
la répétition qui construit le mom<strong>en</strong>t.<br />
H. Lefebvre voit dans cette t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre instants et mom<strong>en</strong>ts l’espace d’une écriture<br />
biographique : "Je pourrais écrire ma vie par instants et mom<strong>en</strong>ts, ce ne serait pas un récit ou<br />
une autobiographie selon les formes habituelles, <strong>en</strong> comm<strong>en</strong>çant par l’actuel, et remonter le<br />
temps jusqu’à l’<strong>en</strong>fance." Car les mom<strong>en</strong>ts impliqu<strong>en</strong>t le souv<strong>en</strong>ir et la re-connaissance : ils<br />
éclair<strong>en</strong>t le passé, et le conti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. Les instants, eux, procèd<strong>en</strong>t autrem<strong>en</strong>t 275 et chacun peut<br />
se dire pour lui-même. "S’ils déchir<strong>en</strong>t le tissu du temps et de la subjectivité, c’est qu’il y a<br />
tissu. Les mom<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> sont la trame ; les faits, les activités et les actes quotidi<strong>en</strong>s complèt<strong>en</strong>t<br />
ce tissu (p. 234)."<br />
Parmi les expéri<strong>en</strong>ces qu’il évoque comme "mom<strong>en</strong>t", H. Lefebvre évoque un voyage<br />
à Tulan, le 7 décembre 1975. D’une certaine manière ce qu’il nous décrit est une situation, ne<br />
serait-ce que par la date qui est donnée avec autant de précision. Il est avec une femme qui<br />
s’accorde au pays (p. 235) : "Le petit avion nous dépose sur l’aérodrome. Deux minutes de<br />
taxi, les ruines mayas <strong>en</strong> bordure de mer. Toute l’architecture s’évoque. Bain de mer, avec A.,<br />
<strong>en</strong>tre les ruines. Elle s’accorde au pays, au paysage, les résume <strong>en</strong> elle. Le temps se recourbe<br />
comme la coque d’un navire, comme une conque. Il n’y a plus de passé ni d’av<strong>en</strong>ir, parce que<br />
le prés<strong>en</strong>t repr<strong>en</strong>d l’histoire et l’offre – parce que l’av<strong>en</strong>ir s’accueille avec un espoir… Je rêve<br />
au Parthénon, à Paestum, à Persépolis, à…"<br />
Il y a une situation : un homme et une femme sont dans l’eau au bord de ruines. Mais,<br />
pour l’un des protagonistes de la situation, cette situation est vécue comme un mom<strong>en</strong>t, car le<br />
vécu métamorphose l’instantané de la situation <strong>en</strong> une cohér<strong>en</strong>ce déjà r<strong>en</strong>contrée, intégrant la<br />
durée, la temporalité et l’espace tout <strong>en</strong>tier de l’histoire humaine. H<strong>en</strong>ri Lefebvre nage-t-il ? Il<br />
est dans l’eau, mais il vit int<strong>en</strong>sém<strong>en</strong>t l’histoire de l’homme à travers son architecture. Le<br />
temps et l’espace se cond<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t soudain dans une durée, dans une épaisseur particulière, qui<br />
intègre d’autres temps et d’autres espaces. Le temps évoqué ici, c’est le temps des hommes et<br />
le temps de sa propre histoire. L’espace évoqué, c’est la pluralité des lieux, représ<strong>en</strong>tant ici<br />
des mondes, des sociétés, des monum<strong>en</strong>ts qu’il a déjà connus et reconnus, qu’il s’est<br />
approprié.<br />
Le mom<strong>en</strong>t ainsi décrit a quelque chose à voir avec l’œuvre, car c’est l’homme qui est<br />
l’auteur de cet acte créateur qui transmue une situation <strong>en</strong> mom<strong>en</strong>t, qui installe<br />
psychiquem<strong>en</strong>t un morceau de vécu situé dans l’espace d’un mom<strong>en</strong>t <strong>en</strong> lui donnant une<br />
unité, une cohér<strong>en</strong>ce, une épaisseur temporelle. En même temps, le mom<strong>en</strong>t n’est pas une<br />
œuvre dans la mesure où le mom<strong>en</strong>t n’est pas un produit. Il n’est pas "objectivable" <strong>en</strong> luimême.<br />
L’œuvre d’art est matière transformée. Elle a à voir avec la production, avec le travail.<br />
Ici, le travail est psychique. Le mom<strong>en</strong>t de Tulan serait de l’ordre de l’œuvre virtuelle,<br />
imaginée, projetée. Ce n’est pas une représ<strong>en</strong>tation, car ici les représ<strong>en</strong>tations sont dépassées,<br />
fusionnées, intégrées. Elles s’<strong>en</strong>tremêl<strong>en</strong>t avec des émotions, des s<strong>en</strong>sations, des s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts.<br />
Ce chapitre, qui conclut l’ouvrage, se termine par une méditation sur le désir, les<br />
opérations magiques, la nature, le réel, l’être et la p<strong>en</strong>sée.<br />
275 Par cond<strong>en</strong>sation ?<br />
145
Chapitre 10<br />
Les mom<strong>en</strong>ts de l'amour et de la p<strong>en</strong>sée<br />
Dans La Somme et le reste, au chapitre II, intitulé "Le mom<strong>en</strong>t philosophique", H.<br />
Lefebvre, avant de t<strong>en</strong>ter une réponse, pose une question préjudicielle : “ Y a-t-il un mom<strong>en</strong>t<br />
philosophique ou mom<strong>en</strong>t du philosophe ? Comm<strong>en</strong>t caractériser ce mom<strong>en</strong>t ? Selon quel<br />
critère ? Comm<strong>en</strong>t l'auth<strong>en</strong>tifier ou le rejeter comme non-auth<strong>en</strong>tique ? ” H<strong>en</strong>ri Lefebvre<br />
repr<strong>en</strong>d une question proche dans Qu’est-ce que p<strong>en</strong>ser ? 276<br />
Pour Lefebvre, de la p<strong>en</strong>sée, il <strong>en</strong> va comme de l'amour : "toujours unique, toujours<br />
nouveau. Et toujours repr<strong>en</strong>ant ses thèmes, les si<strong>en</strong>s. Acte et non état. Prov<strong>en</strong>ant d'une<br />
r<strong>en</strong>contre, d'un mot, d'un détail infime, asc<strong>en</strong>dant puis se dégradant et parfois repr<strong>en</strong>ant son<br />
asc<strong>en</strong>sion. Inégal à soi et à son destin. Partie pr<strong>en</strong>ante d'un mom<strong>en</strong>t appart<strong>en</strong>ant comme tel à<br />
l'espèce humaine, à un peuple, à un groupe, et cep<strong>en</strong>dant individuel."<br />
L'amour est un acte social et <strong>en</strong> même temps extra-social, souv<strong>en</strong>t aberrant. La passion<br />
est proche de la névrose. Elle est décrite comme telle par les philosophes et les psychologues.<br />
L'amour <strong>en</strong>tre dans une mémoire, celle du vécu individuel et celle du "milieu social" de<br />
l'individu.<br />
Le mom<strong>en</strong>t est l'inverse de l'instant : "Bref, bouleversant, éclairant à la manière d'un<br />
éclair, l'instant fait irruption : un mot, un geste, un signe. Il révèle. Il exprime l'instance : ce<br />
qui restait au-dessus, au-dehors et att<strong>en</strong>dait l'occasion de se manifester. Par contre, le mom<strong>en</strong>t<br />
(dans une acception qui diffère de l'hégéli<strong>en</strong>ne tout <strong>en</strong> l'<strong>en</strong>veloppant) <strong>en</strong>tre dans une histoire,<br />
celle de l'individu lié à un groupe, à une classe, à un peuple".<br />
L'id<strong>en</strong>tité concrète a deux formes : l'id<strong>en</strong>tité culturelle, celle d'une collectivité qui se<br />
retrouve ou se reconstitue <strong>en</strong> reconnaissant ses valeurs, ses représ<strong>en</strong>tations, voire ses lieux et<br />
coutumes, et les mom<strong>en</strong>ts, plus individuels : "Forme émin<strong>en</strong>te de la répétition, de la reprise,<br />
de la mémoire et reconnaissance de certains rapports, le mom<strong>en</strong>t se détache de l'ambiguïté<br />
vécue pour pr<strong>en</strong>dre forme. Il se pose à partir d'une circonstance, comme acte c<strong>en</strong>tral ; il<br />
s'approprie le vécu à travers une unité d'<strong>en</strong>semble, rassemblant des paroles et des actes, des<br />
situations et des attitudes, des s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts et des représ<strong>en</strong>tations. Il devi<strong>en</strong>t une façon d'être<br />
c'est-à-dire prés<strong>en</strong>ce à soi et aux autres, c<strong>en</strong>tre au moins “ mom<strong>en</strong>tané ”, c'est-à-dire durable,<br />
du vécu".<br />
Le vécu s'organise autour d'un c<strong>en</strong>tre qui n'est pas fixe, mais se prés<strong>en</strong>te plutôt comme<br />
la "constellation changeante des mom<strong>en</strong>ts qui brill<strong>en</strong>t au-dessus du fleuve héraclité<strong>en</strong> du<br />
temps".<br />
Dans cette constellation, revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t avec une certaine constance : l'amour et la p<strong>en</strong>sée,<br />
le jeu, le repos, l'action, l’œuvre d'art, etc. Pour Lefebvre, cette énumération ne peut pas être<br />
exhaustive. Car il y a de l'innovation parmi les mom<strong>en</strong>ts : "Si l'amour a sa mémoire<br />
(individuelle et/ou populaire) ainsi que son histoire, il y a <strong>en</strong> amour des inv<strong>en</strong>tions : l'amour<br />
courtois par exemple - ou l'amour spirituel, (Diotime, Béatrice) - ou l'amour sacrificiel<br />
(Gretch<strong>en</strong>). Ces figures ont changé ; partant de l'immédiateté antique pour traverser les<br />
médiations (l'aimée et l'amour comme médiateurs) et rev<strong>en</strong>ir aujourd'hui vers l'immédiateté<br />
du désir, des s<strong>en</strong>s, du corps, non sans difficulté et sans risques de perdre une partie des<br />
richesses conquises le long de ce parcours qui va de l'amour vers l'amour".<br />
276 H<strong>en</strong>ri Lefebvre, Qu’est-ce que p<strong>en</strong>ser ?, pp. 83-94.<br />
146
H. Lefebvre voit quelques analogies <strong>en</strong>tre le p<strong>en</strong>ser et l'aimer : la différ<strong>en</strong>ce - la<br />
dissemblance - ne disparaît pas. La p<strong>en</strong>sée ne peut p<strong>en</strong>ser l'amour que parce qu'elle n'est pas<br />
l'amour : le mom<strong>en</strong>t de l'amour ne peut se situer comme id<strong>en</strong>tique, <strong>en</strong>core moins comme<br />
étranger à la p<strong>en</strong>sée. Les philosophes ont proscrit les passions, parce qu'ils y voyai<strong>en</strong>t une<br />
aliénation du p<strong>en</strong>ser. "L'amour ne peut se dire ni objet, ou objectif, ni subjectivité, car il<br />
transforme et le sujet et l'objet".<br />
Ces remarques de H. Lefebvre sur l'amour, il peut aussi le dire du jeu : "La p<strong>en</strong>sée se<br />
crée <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant le jeu, c'est-à-dire le risque, les possibilités multiples (<strong>en</strong>jeux, gains et pertes).<br />
Le mom<strong>en</strong>t du jeu a son temps propre, sa mémoire propre et spécifique. Toujours ayant une<br />
forme, chaque jeu a des règles ; l'on <strong>en</strong>tre dans le jeu <strong>en</strong> appliquant ces règles - ces formes -<br />
au temps qui vi<strong>en</strong>t, spontané, informe". Par opposition, la p<strong>en</strong>sée ne joue pas. Elle compr<strong>en</strong>d<br />
de l'intérieur, se refusant à une objectivité figée du savoir : "La p<strong>en</strong>sée qui s'auto-définit ainsi,<br />
qui r<strong>en</strong>aît de ses c<strong>en</strong>dres, de ses échecs, de ses régressions, acte plutôt qu'état, possède un trait<br />
commun à tous les mom<strong>en</strong>ts : une activité d'appropriation".<br />
Ce concept d'appropriation r<strong>en</strong>verse et inverse celui de propriété : "L'amour<br />
s'approprie la sexualité, sa “ matière première ”, qu'il transforme. Le jeu s'approprie le hasard<br />
et la décision, avec leurs rapports qui n'ont ri<strong>en</strong> de simple ; il les transforme. Les mom<strong>en</strong>ts ont<br />
ces puissances - ou plutôt ils sont ces puissances de métamorphose par rapport au “ donné ”,<br />
au s<strong>en</strong>sible, à l'ambiguïté du vécu. Les changem<strong>en</strong>ts dans les cont<strong>en</strong>us - dans les activités<br />
pratiques - réagiss<strong>en</strong>t sur les formes et par suite sur les mom<strong>en</strong>ts. Cette interaction fait partie<br />
de l'histoire et de la g<strong>en</strong>èse, celle de l'individu, des groupes où il figure, des normes et valeurs<br />
de la société où il se déploie ou bi<strong>en</strong> dépérit".<br />
Ainsi, la p<strong>en</strong>sée n'est pas un état. H. Lefebvre remarque que le “ cogito ” s'est donné<br />
pour un état, une substance. La "res cogitans" est p<strong>en</strong>sante par définition.<br />
Cette opposition de l'état et de l'acte remonte à la plus haute antiquité. Pour Dante,<br />
rappelle H. Lefebvre, l'amour est un état. Selon la Vita Nova, Béatrice, que n'est aperçu que<br />
deux fois, l'une lors de sa neuvième année, l'autre dix ans plus tard, et cep<strong>en</strong>dant l'amour-état<br />
traverse la vie et la mort, inaltérable. Cette forme d'amour se lie à l'état des choses dans le<br />
cosmos, à l'amour qui meut le soleil et les étoiles.<br />
Pour H. Lefebvre, l'amour humain est un acte <strong>en</strong> même temps qu'un rapport au monde,<br />
au temps et à l'espace, une capacité de transfigurer le "réel" autant qu'une réalité<br />
psychologique et sociale : "De même le p<strong>en</strong>ser, acte impur. Nécessaire, il ne suffit pas et ne se<br />
suffit pas. Il lui faut "l'autre" pour le p<strong>en</strong>ser ; il se crée (auto-création), mais dans une<br />
poursuite de ce qui le fuit et que cep<strong>en</strong>dant il peut atteindre mais non captiver et posséder,<br />
<strong>en</strong>core moins dévorer. Il naît et r<strong>en</strong>aît de sa propre abs<strong>en</strong>ce, de son vide, et c'est une<br />
r<strong>en</strong>aissance perpétuelle. Si le p<strong>en</strong>ser naît des ambiguïtés, des flux informes du vécu, de<br />
l'irréductible qui surgit devant la réflexion et d'elle lorsqu'elle s'applique à saisir et à définir<br />
une activité quelconque, cette re-naissance l'oblige à refaire son parcours, à une vitesse<br />
accélérée, du lieu de départ jusqu'à l'horizon visé : le jeu, l'amour, l'apaisem<strong>en</strong>t, ou l'action, la<br />
viol<strong>en</strong>ce, etc. Sans s'arrêter nulle part <strong>en</strong> un “ état ”, <strong>en</strong> une chose acquise".<br />
Ne consistant pas <strong>en</strong> une ex-ist<strong>en</strong>ce ou ex-stase, mais <strong>en</strong> un acte, la p<strong>en</strong>sée, ayant<br />
atteint son but (son autre), peut alors jeter un regard <strong>en</strong> arrière. La p<strong>en</strong>sée reconnaît son trajet.<br />
Elle le rassemble, <strong>en</strong> intégrant la mémoire à l'acte et à l'immédiateté prés<strong>en</strong>te. La p<strong>en</strong>sée peut<br />
chercher à persister dans cet état, à s'y maint<strong>en</strong>ir, mais la résistance au dev<strong>en</strong>ir, interne ou<br />
externe, reste fragile : elle ne peut durer longtemps. "L'acte de p<strong>en</strong>ser revi<strong>en</strong>t alors vers sa<br />
source et recomm<strong>en</strong>ce son effort, son parcours, son trajet : jamais stabilisé, jamais établi,<br />
147
cont<strong>en</strong>ant sa dialectique du dev<strong>en</strong>ir". Ainsi, la p<strong>en</strong>sée est un rapport au monde <strong>en</strong> même<br />
temps qu'à son autre et à travers cet autre.<br />
Il ne peut y avoir de fermeture. On ne possède ni soi, ni l'être. La force du p<strong>en</strong>ser vi<strong>en</strong>t de<br />
ce mouvem<strong>en</strong>t interne-externe. Son auto-reproduction ne fait pas sa fécondité. Le p<strong>en</strong>ser a la<br />
puissance de transformer son lieu de départ, <strong>en</strong> un lieu de nouveau départ. Le mom<strong>en</strong>t de la<br />
p<strong>en</strong>sée "se constitue ainsi par négation de ce lieu de départ, puis par sa restitution qui le situe<br />
dans la constellation mouvante des mom<strong>en</strong>ts, des interactions <strong>en</strong>tre l'ambiguïté des concepts,<br />
et finalem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre le vécu et le “ vivre ” qui comporte lui-même le p<strong>en</strong>ser".<br />
Le Même devi<strong>en</strong>t l'Autre et l'Autre se change <strong>en</strong> le Même, sans fusion ni confusion. Le<br />
p<strong>en</strong>ser ne poursuit son auto-création qu'<strong>en</strong>tre le Même et l'Autre, comme médiation qui part<br />
de l'immédiat et le retrouve. De même, il passe <strong>en</strong>tre le vécu informe et le savoir formalisé<br />
(conceptualisé, acquis) sans s'<strong>en</strong> t<strong>en</strong>ir aux médiations instituées. "L'acte de p<strong>en</strong>ser <strong>en</strong>tre donc<br />
parmi les mom<strong>en</strong>ts, c'est-à-dire dans une unité qui se constitue (qui se crée) à partir d'une<br />
matière première et naturelle d'émotions et d'activités, de s<strong>en</strong>sations et de besoins, de gestes et<br />
de représ<strong>en</strong>tations, réalisant une modalité de la prés<strong>en</strong>ce (à qui ? à soi, aux autres et à l'autre,<br />
au monde). C'est-à-dire <strong>en</strong> constituant un c<strong>en</strong>tre “ mom<strong>en</strong>tané ” qui confère un s<strong>en</strong>s (c'est-àdire<br />
une signification et une ori<strong>en</strong>tation au “ vécu ”, sans quoi celui-ci resterait dans les flux<br />
informes et s'y égarerait). Les mom<strong>en</strong>ts, qui se constitu<strong>en</strong>t <strong>en</strong> “ êtres ” concrets et divers,<br />
s'oppos<strong>en</strong>t aux instants, épreuves, irruptions bouleversantes, révélations subites, intuitions<br />
brusques".<br />
En tant que mom<strong>en</strong>t, le p<strong>en</strong>ser cherche à constituer une totalité qui toujours se brise :<br />
"Parce que le mom<strong>en</strong>t de p<strong>en</strong>ser a une relation avec tous les autres mom<strong>en</strong>ts, sans s'id<strong>en</strong>tifier<br />
à aucun, il les p<strong>en</strong>se successivem<strong>en</strong>t et non simultaném<strong>en</strong>t". Le monde est le fond sur lequel<br />
se détach<strong>en</strong>t ces constellations et ces nébuleuses : mom<strong>en</strong>ts et instants, évènem<strong>en</strong>ts et<br />
concepts. La réflexion gère sans fin les aspects contradictoires du rapport au monde : "D'un<br />
côté, la mort, la souffrance, le vieillissem<strong>en</strong>t - et de l'autre la joie, les plaisirs et les voluptés.<br />
D'un côté la sécurité et la certitude, celles du savoir acquis et des institutions stables - de<br />
l'autre le risque, les jeux et <strong>en</strong>jeux, les m<strong>en</strong>aces". Une telle confrontation donne lieu à un<br />
discours infini, qui oscille <strong>en</strong>tre les mom<strong>en</strong>ts, puis opte pour l'un d'eux <strong>en</strong> refusant l'autre. La<br />
méditation se perd dans l'indéterminé. La p<strong>en</strong>sée naît dans l'<strong>en</strong>tre-deux des mom<strong>en</strong>ts, mais<br />
elle parvi<strong>en</strong>t à surmonter le conflit <strong>en</strong> considérant les mom<strong>en</strong>ts dans le dev<strong>en</strong>ir, dans leur<br />
rapport au monde, de même importance, sans confusion ni séparation. "Le mom<strong>en</strong>t convi<strong>en</strong>t à<br />
la fois au conçu et au vécu. Concept, il saisit le vécu comme tel ; sortant de l'ambiguïté, de la<br />
fluidité, il se donne une forme, <strong>en</strong> même temps qu'une mémoire et un temps propre (dans le<br />
dev<strong>en</strong>ir du monde). Par cette forme qu'il se donne, le mom<strong>en</strong>t fait transition <strong>en</strong>tre la<br />
connaissance (le concept) et l'art. Les créations esthétiques prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t ou représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t des<br />
mom<strong>en</strong>ts : l'amour, le jeu, l'action, etc. Elles ne peuv<strong>en</strong>t trouver un objet ni dans le conçu ni<br />
dans le vécu qui n'a pas revêtu une forme". Si les mom<strong>en</strong>ts sont dans un temps et un espace<br />
relatifs, les oeuvres d'art cherch<strong>en</strong>t à proposer un temps absolu (musique) ou un espace absolu<br />
(l'architecture).<br />
148
INTERLUDE 2<br />
JOURNAL DU NON-MOMENT<br />
(5 mai 2004 – 25 novembre 2004)<br />
Mardi 5 mai 2004, sout<strong>en</strong>ance de thèse de Jean-Yves Robin (Villetaneuse),<br />
Je suis v<strong>en</strong>u à cette sout<strong>en</strong>ance comme “ auditeur libre ”, <strong>en</strong> sortant du séminaire de<br />
Patrice Ville à Saint-D<strong>en</strong>is. Je suis v<strong>en</strong>u avec Sergio Borba. Je le promène un peu autour de<br />
moi, pour le faire connaître. Dans le public, il y a aussi Guy Avanzini et des collègues<br />
d’Angers. Au jury, je retrouve Françoise Cros, Jean-Marie Barbier, Gilles Brougères,<br />
Christine Delory-Momberger, et un prof que je ne connais pas (on m’a parlé d’un Allemand).<br />
J’aperçois aussi Jean-Louis Le Grand.<br />
Mais je ne suis pas là pour raconter, une fois de plus, une sout<strong>en</strong>ance de thèse, mais<br />
pour essayer de p<strong>en</strong>ser un nouvel objet : Le non-mom<strong>en</strong>t. L’idée s’est imposée à moi ce matin.<br />
Je v<strong>en</strong>ais de lire le Journal de voyage d’Albert Camus, et je m’étais replongé dans le très beau<br />
livre de Pierre Sansot : Du bon usage de la l<strong>en</strong>teur, découvert dimanche au “ Salon du livre de<br />
voyage ” de Magny-<strong>en</strong>-Vexin, où j’étais invité à faire une petite confér<strong>en</strong>ce sur mon Voyage à<br />
Rio. J’<strong>en</strong> ai profité pour acquérir 6 livres sur le journal de voyage (Gide, Camus, David Le<br />
Breton sur la marche…), et je me suis plongé dans ces ouvrages avec une forte implication<br />
(puisque je vi<strong>en</strong>s de terminer mon Voyage à New York). D’ailleurs aujourd’hui j’ai passé une<br />
partie de la matinée à écrire mon journal. En appr<strong>en</strong>ant la maladie de mon ami Hubert de<br />
Luze, j’ai voulu trouver un bon support pour noter cette nouvelle. Je ne l’ai pas trouvé, de<br />
façon "évid<strong>en</strong>te". J’ai ouvert La mort d’un maître 277 , mais ce n’était pas la place. Alors, du<br />
coup, j’ai regardé mes autres journaux. En ouvrant Journal d’un lecteur, Journal d’un éditeur,<br />
j’ai pris consci<strong>en</strong>ce qu’il n’y avait pas de Journal d’un auteur. J’ai donc du vécu qui ne se<br />
trouve pas <strong>en</strong>registré dans le Journal des Mom<strong>en</strong>ts. On pourrait se dire : le Journal d’un<br />
auteur est à ouvrir ; être auteur est, pour moi, un mom<strong>en</strong>t non contestable ; donc, il y a des<br />
mom<strong>en</strong>ts, que je ne décris pas dans mon Journal des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Cette prise de consci<strong>en</strong>ce m’a conduit à faire un pas de côté, <strong>en</strong> me posant la<br />
question : qu’<strong>en</strong> est-il de mon vécu, de la fluidité du sujet que je suis, qui ne r<strong>en</strong>tre pas dans le<br />
cadre (framework, "dispositif") des mom<strong>en</strong>ts. Si j’ouvre un Journal du Non-Mom<strong>en</strong>t, c’est<br />
qu’il me semble que pour r<strong>en</strong>dre fluides, les mom<strong>en</strong>ts les uns par rapport aux autres, dans le<br />
jeu de la transversalité, il est nécessaire qu’il y ait du jeu <strong>en</strong>tre les mom<strong>en</strong>ts, donc un espace<br />
qui est libre, fluide. Le jeu des mom<strong>en</strong>ts (passage de l’un à l’autre) suppose une sorte d’huile<br />
de coude. C’est cela que je voudrais explorer, découvrir. Qu’<strong>en</strong> est-il du vécu, non installé<br />
dans nos mom<strong>en</strong>ts ?<br />
277 Ce chantier est un ouvrage <strong>en</strong> préparation sur R<strong>en</strong>é Lourau, pour lequel Hubert de Luze, <strong>en</strong> tant que directeur<br />
des éditions Loris Talmart, m'avait signé un contrat dès 2001.<br />
149
L’idée m’est v<strong>en</strong>ue ce matin, mais comme une sorte de redondance. Ce matin, je lisais<br />
Du bon usage de la l<strong>en</strong>teur, livre sur le non-mom<strong>en</strong>t, ou plutôt sur les rythmes du nonmom<strong>en</strong>t,<br />
quand le vécu pr<strong>en</strong>d la forme d’un quasi-mom<strong>en</strong>t : le mom<strong>en</strong>t de la flânerie, de la<br />
rêverie, du vin, etc. Je parlerai ici plutôt d’un quasi-mom<strong>en</strong>t, plutôt que d’un mom<strong>en</strong>t, <strong>en</strong>core<br />
que le chapitre sur l’écriture est bi<strong>en</strong> une réflexion sur la construction du mom<strong>en</strong>t d’auteur. Il<br />
me faudrait expliciter pourquoi je suis t<strong>en</strong>té d’inscrire le quasi-mom<strong>en</strong>t, du côté du nonmom<strong>en</strong>t,<br />
plutôt que du côté du mom<strong>en</strong>t. Ce fut ma première impression, intuition. En la<br />
restituant, je trouve cette première impulsion moins évid<strong>en</strong>te que lors de l’insight (l’insight<br />
est de l’ordre de l’instant).<br />
En même temps, il s’agissait d’un insight déjà expérim<strong>en</strong>té, lors de la lecture <strong>en</strong><br />
décembre 2003 de deux livres importants, Non-lieux de Marc Augé et Arts et schizophrénie,<br />
de Jean Oury. Chez Augé, le point commun avec ma recherche, c’est le non. Car le mom<strong>en</strong>t<br />
est un espace-temps, donc, d’une certaine manière : un lieu. Le non-lieu est virtuellem<strong>en</strong>t un<br />
non-mom<strong>en</strong>t. Chez Jean Oury, il faudrait repr<strong>en</strong>dre la construction archaïque de la<br />
personnalité : Jean Oury ne parle pas vraim<strong>en</strong>t d’autre chose que du mom<strong>en</strong>t, même s’il <strong>en</strong><br />
ignore, semble-t-il, le concept. Dans son effort de théorisation du sujet, il y a l’espace-temps<br />
disponible <strong>en</strong>tre ici et là : ici et là sont des mom<strong>en</strong>ts ; et <strong>en</strong>tre les deux, il y a un <strong>en</strong>tre-deux.<br />
Donc M. Augé, J. Oury, P. Sansot vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t étayer une réalité ess<strong>en</strong>tielle, pour parler du nonmom<strong>en</strong>t,<br />
et donc du mom<strong>en</strong>t. Quelle place faire au non-mom<strong>en</strong>t dans la théorie des mom<strong>en</strong>ts ?<br />
J’aime l’éloge de la l<strong>en</strong>teur que fait P. Sansot. Elle est utile ; elle s’oppose à l’activisme, au<br />
fonctionnem<strong>en</strong>t mécanique du sujet, dans le mode de production, à son effort pour se donner<br />
comme efficace, utile, r<strong>en</strong>table : contre la vitesse, le calme. Chez Camus, j’ai trouvé une<br />
critique de la conduite automobile, à Rio de Janeiro. Comm<strong>en</strong>t décrire le non-mom<strong>en</strong>t, dans<br />
lequel je me trouve maint<strong>en</strong>ant : la sout<strong>en</strong>ance de HDR, comm<strong>en</strong>cée avant que j’arrive, et qui<br />
comm<strong>en</strong>te un mémoire de synthèse, que je n’ai pas lu. C’est pour moi : une salle chauffée, un<br />
espace agréable (une belle table), pour écrire, une musique dialogique <strong>en</strong>tre Christine, Gilles,<br />
Jean-Yves, que j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds comme un fond musical ou plutôt culturel, à la manière des grandes<br />
émissions de France-Culture. Je ne suis pas dans le mom<strong>en</strong>t de la thèse ; suis-je dans le<br />
mom<strong>en</strong>t de l’écriture ? Non, je suis dans un non-mom<strong>en</strong>t, que je pose <strong>en</strong>tre deux autres<br />
mom<strong>en</strong>ts, saturés, mais il faut décrire le non-mom<strong>en</strong>t qui est tout de même traversé par des<br />
mom<strong>en</strong>ts, des vrais.<br />
Qu’est-ce qu’on laisse derrière soi ? se demande Jean-Yves Robin. Qu’est-ce que l’on<br />
conçoit transmettre à ses <strong>en</strong>fants ?<br />
["Est-ce effectivem<strong>en</strong>t transmis ?" serait une autre question].<br />
On peut transmettre des maisons, des livres, des tableaux, mais, il me semble qu’on<br />
transmet surtout des mom<strong>en</strong>ts. Puis-je p<strong>en</strong>ser cette question, par rapport à mes <strong>en</strong>fants : est-ce<br />
analysable, descriptible ? Puis-je demander à Hélène, Charlotte, Romain, ce qu’ils ont repris<br />
de mes mom<strong>en</strong>ts ? En quoi ai-je aidé mes <strong>en</strong>fants à se construire leurs mom<strong>en</strong>ts ? Cette<br />
question peut être dialectisée par cette autre : comm<strong>en</strong>t mes <strong>en</strong>fants se sont-ils construits des<br />
mom<strong>en</strong>ts, contre moi ?<br />
Le repas d’hier midi avec Charlotte, fut riche <strong>en</strong> auto-célébration de notre commune<br />
transversalité (danse/philosophie) :<br />
-On est les mêmes, au-delà de nos différ<strong>en</strong>ces !<br />
On a produit ce manifeste, dans une performance commune : celle d’un repas à la<br />
terrasse d’un café ; elle mangeant un steak haché, moi une choucroute ! Il nous manquait du<br />
vin frais. Mais la Loburg était excell<strong>en</strong>te. Manger, pr<strong>en</strong>dre l’air, observer des classes pr<strong>en</strong>dre<br />
l’autobus, dans une succession imprévue, et non structurée, sans savoir à quelle heure notre<br />
<strong>en</strong>treti<strong>en</strong> serait susp<strong>en</strong>du : voilà du non-mom<strong>en</strong>t. Dans les temps qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, je veux t<strong>en</strong>ter<br />
de p<strong>en</strong>ser le non-mom<strong>en</strong>t ; le risque : <strong>en</strong> faire un mom<strong>en</strong>t !<br />
150
Lyon Perrache, le 6 mai 2004, 12 h 40<br />
J’att<strong>en</strong>ds le départ de mon TGV pour <strong>Paris</strong> ; je vi<strong>en</strong>s de présider la sout<strong>en</strong>ance de<br />
thèse d’Antoine Caballé. Ayant rédigé le rapport <strong>en</strong> situation, je suis tranquille : pas de devoir<br />
à la maison. Michel Lobrot trouve que ce rituel est un peu <strong>en</strong>nuyeux :<br />
-On n’a pas suffisamm<strong>en</strong>t parlé de nos croyances, a-t-il dit.<br />
Sujet de la thèse : Bible et éducation, qui n’est pas le thème que je voudrais<br />
développer aujourd’hui. Ma question : y a-t-il des g<strong>en</strong>s, qui viv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> dehors de tout<br />
mom<strong>en</strong>t ? Le problème : quelqu’un placé <strong>en</strong> prison se voit détruire progressivem<strong>en</strong>t tous ses<br />
mom<strong>en</strong>ts, mais, pas seulem<strong>en</strong>t le prisonnier ! Le malade hospitalisé <strong>en</strong> hôpital psychiatrique,<br />
celui que l’on appelle un chronique, n’a plus de mom<strong>en</strong>t : les rythmes bureaucratiques de<br />
l’institution ag<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t sa vie. Par ext<strong>en</strong>sion, les institutions totalitaires ne connaiss<strong>en</strong>t pas les<br />
mom<strong>en</strong>ts. Pour le chronique, l’institué de l’institution objective la vie : on mange, on se<br />
promène, on se couche : ces modalités doiv<strong>en</strong>t être distinguées du mom<strong>en</strong>t du repas, du<br />
mom<strong>en</strong>t de la marche, ou du mom<strong>en</strong>t du repos. Ce sont des activités contraintes ; dans le<br />
mom<strong>en</strong>t, il y a une part subjective : le mom<strong>en</strong>t est construction du sujet. Donc, les institutions<br />
totales sont des dispositifs, sans mom<strong>en</strong>t : le chronique est dans le non-mom<strong>en</strong>t. Et d’une<br />
certaine manière, on peut tous être des chroniques de quelque chose, de la conjugalité, par<br />
exemple, qui peut être un non-mom<strong>en</strong>t. Pour un animal, l’étable n’est pas un mom<strong>en</strong>t : c’est<br />
un espace-temps, comme le mom<strong>en</strong>t. Mais dans le mom<strong>en</strong>t, il y a davantage : il y a la<br />
consci<strong>en</strong>ce du mom<strong>en</strong>t, le désir de ce mom<strong>en</strong>t, la volonté du mom<strong>en</strong>t. Ainsi, le non-mom<strong>en</strong>t<br />
nous aide à définir ce que serait le mom<strong>en</strong>t.<br />
Cette méditation peut être rapprocher des réflexions de Félix Guattari, dans<br />
Psychanalyse et transversalité, à propos de sa distinction <strong>en</strong>tre groupe objet et groupe sujet :<br />
dans le mom<strong>en</strong>t, il y a de l’objectif, de la matérialité, mais aussi une grande part de subjectif,<br />
voire de subjectivation. Je choisis mon mom<strong>en</strong>t, contre un autre possible : je l’habite, je r<strong>en</strong>tre<br />
dedans. Quand je quitte un mom<strong>en</strong>t, pour <strong>en</strong>trer dans un autre, j’ai des rites de passage :<br />
notamm<strong>en</strong>t des rites d’<strong>en</strong>trée à respecter ; <strong>en</strong>tre deux mom<strong>en</strong>ts, des rituels de sortie et des<br />
rituels d’<strong>en</strong>trée sont ménagés. Ces rituels n’exist<strong>en</strong>t pas dans le non-mom<strong>en</strong>t. Dans le nonmom<strong>en</strong>t,<br />
on <strong>en</strong>tre un peu au hasard, poussé par le flux héraclité<strong>en</strong> du quotidi<strong>en</strong> 278 : beaucoup<br />
d’adeptes sont <strong>en</strong>trés <strong>en</strong> religion, contraints ; ils sont religieux, par statut social, par<br />
appart<strong>en</strong>ance culturelle, ou par déterminisme familial. Le converti, par opposition, construit<br />
son mom<strong>en</strong>t religieux, cep<strong>en</strong>dant, il me faut distinguer le mom<strong>en</strong>t hérité (transmis par ma<br />
famille), le mom<strong>en</strong>t refusé (j’aurais pu <strong>en</strong> hériter, mais j’ai refusé le legs), et le mom<strong>en</strong>t voulu.<br />
Le mom<strong>en</strong>t, dont j’assume l’héritage, est un mom<strong>en</strong>t, du fait de la consci<strong>en</strong>ce que j’ai<br />
d’accepter ce legs. Ainsi, je suis consci<strong>en</strong>t d’appart<strong>en</strong>ir, par ma famille, à une tradition<br />
familiale dans laquelle j’estime, par ailleurs, qu’il y a à boire et à manger : je fais le tri, <strong>en</strong>tre<br />
ce que je conserve, et ce que j’abandonne de mon héritage. J’ai refusé certains mom<strong>en</strong>ts<br />
familiaux, d’autres sont ma fierté.<br />
Dans les Eglises, il y a une dim<strong>en</strong>sion totalitaire, qui <strong>en</strong>traîne le non-mom<strong>en</strong>t. J’ai<br />
posé l’hypothèse qu’il n’y a pas de mom<strong>en</strong>t, dans le quotidi<strong>en</strong> totalitaire ; et cette<br />
qualification totalitaire du quotidi<strong>en</strong> n’a ri<strong>en</strong> de péjoratif. La vie au Moy<strong>en</strong> Age, pour les<br />
paysans, était sans surprise : ils travaillai<strong>en</strong>t tout le temps. Le rythme des champs décidait<br />
chaque matin de leur activité ; pour les femmes, elles étai<strong>en</strong>t rivées au domestique. La vie<br />
était construite de l'extérieur ; la seule rupture permise avec le quotidi<strong>en</strong> : la fête.<br />
278 Expression de Husserl.<br />
151
Dans le métro, vers Saint-D<strong>en</strong>is, 15 heures 30<br />
Je vi<strong>en</strong>s de terminer Du bon usage de la l<strong>en</strong>teur : excell<strong>en</strong>tes pages sur le nonmom<strong>en</strong>t,<br />
à propos de la sieste, de la grasse matinée, mais peut-être s’agit-il du mom<strong>en</strong>t du<br />
repos ? Oui, P. Santot parle du repos : il parle de la digestion, du sommeil, etc. Alors, tout<br />
pourrait être mom<strong>en</strong>t ?<br />
En partant à Lyon, je retrouve un livre comm<strong>en</strong>cé <strong>en</strong> avril : Georges Snyders, Deux<br />
p<strong>en</strong>sées qui contribu<strong>en</strong>t à me maint<strong>en</strong>ir communiste : B. Brecht - A. Gramsci 279 : dans le taxi<br />
qui nous conduisait à l’<strong>Université</strong>, j’<strong>en</strong> parlais avec Michel Lobrot ; le titre de cet ouvrage<br />
nous a surpris, pourtant, les notions de maint<strong>en</strong>ance, de mainti<strong>en</strong> m’intéress<strong>en</strong>t : j’y ai<br />
réfléchi. Cela r<strong>en</strong>voie à l’institué, par opposition à l’instituant ; je ne peux pas réfléchir à ce<br />
qui me mainti<strong>en</strong>t communiste, puisque je ne l’ai jamais été : je continue à me s<strong>en</strong>tir<br />
écologiste, vert ; même si j’ai r<strong>en</strong>oncé à l’adhésion à ce Parti. Je vote vert, je voterai vert,<br />
malgré mes expéri<strong>en</strong>ces insatisfaisantes, chez les Verts. Mais ce parti-pris est davantage étayé<br />
par mon expéri<strong>en</strong>ce du monde actuel, que par des lectures : idéologiquem<strong>en</strong>t, je me s<strong>en</strong>s<br />
institutionnaliste. Qu’est-ce qui me mainti<strong>en</strong>t institutionnaliste ? Pour moi, trois p<strong>en</strong>sées : H.<br />
Lefebvre, R. Lourau, G. Lapassade. J’y ajouterai la mi<strong>en</strong>ne : ma p<strong>en</strong>sée, mes œuvres me<br />
mainti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t institutionnaliste ; il s’agit de quelque chose d’instituant, bi<strong>en</strong> que le<br />
mouvem<strong>en</strong>t institutionnaliste soit difficile à définir.<br />
Institut catholique, le v<strong>en</strong>dredi 7 mai, 17 heures. Colloque de<br />
la société europé<strong>en</strong>ne d’ethnographie de l’éducation.<br />
Je suis v<strong>en</strong>u à pied de Saint Placide, accompagné de Sergio Borba ; nous sommes<br />
passés devant la librairie Letouzey et Ané, qui avait changé d’adresse après 1989 (époque où<br />
j’avais découvert le Dictionnaire de théologie catholique de Vacant, Mangerot et Amann) :<br />
j’ai beaucoup utilisé l’article Danse, dans ma première valse. P<strong>en</strong>dant la pause repas, je<br />
retourne à la librairie, acheter le volume sur le péché (1933) : ce volume de 1400 pages m’est<br />
v<strong>en</strong>du 98 euros (mais je pourrais avoir une réduction de 25%, si j’avais un bon de commande<br />
de mon éditeur). Les développem<strong>en</strong>ts sur le péché (450 pages de petits caractères) sont à<br />
dévorer avec passion. L’<strong>en</strong>semble du Dictionnaire est une perle.<br />
Les participants à cette r<strong>en</strong>contre se prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t : trois doctorants 280 , Francesco de<br />
Saragosse, Patrick Tapernoux, Vito d’Arm<strong>en</strong>to qui vi<strong>en</strong>t de traduire mon ouvrage Produire<br />
son œuvre, le mom<strong>en</strong>t de la thèse <strong>en</strong> itali<strong>en</strong>, Jacques André Bizet, Sergio Borba, Patrick<br />
Boumard et Driss Alaoui. Georges Lapassade était là, ce matin. Je suis proche des membres<br />
de ce groupe.<br />
Impression de vivre dans le non-mom<strong>en</strong>t. En me levant, j’ai dû me mettre à la<br />
rédaction du discours, que le présid<strong>en</strong>t Lunel devra prononcer lundi, lors de la fête des 80 ans<br />
de Lapassade : j’ai écrit 6 pages, assez sérieuses. Au mom<strong>en</strong>t de relecture de mon texte,<br />
Sergio est arrivé ; Lucette téléphonait à <strong>Paris</strong> 8 pour avoir la présid<strong>en</strong>ce… Je me suis s<strong>en</strong>ti<br />
dissocié, incapable de structurer mon id<strong>en</strong>tité : quand on se trouve ainsi, <strong>en</strong>tre plusieurs<br />
mom<strong>en</strong>ts, on est dans un non-mom<strong>en</strong>t. Ce non-mom<strong>en</strong>t est alors parfois vécu sur le mode de<br />
l’éclatem<strong>en</strong>t, ou plutôt de l’implosion du sujet ; maint<strong>en</strong>ant, je me vis dans un non-mom<strong>en</strong>t,<br />
mais sans angoisse, sans harcèlem<strong>en</strong>t. Je me s<strong>en</strong>s bi<strong>en</strong> : je sais qu’il me faudrait r<strong>en</strong>trer chez<br />
moi, pour avancer ma toile pour Georges 281 , mais, je traîne un peu ici. Je sais que je<br />
279<br />
Georges Snyders, Deux p<strong>en</strong>sées qui contribu<strong>en</strong>t à me maint<strong>en</strong>ir communiste : B. Brecht - A. Gramsci,<br />
Matrice, 2004, 92 pages.<br />
280<br />
Un Colombi<strong>en</strong>, un Congolais, un Vietnami<strong>en</strong>.<br />
281<br />
Portrait de mon maître, peint pour son anniversaire.<br />
152
etrouverai tout ce petit monde dans la soirée : je suis invité au dîner organisé par Patrick<br />
Tapernoux. Vito parle <strong>en</strong> itali<strong>en</strong> : les deux Patrick t<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t de le traduire, mais, j’ai du mal à<br />
suivre son discours.<br />
Je suis dans un non-lieu, un non-mom<strong>en</strong>t : celui d’une langue hachée, qui a du mal à<br />
émerger ; tout à l’heure, j’ai revu avec Vito une partie de la traduction de mon livre, qui<br />
rédige des notes du traducteur : je me s<strong>en</strong>tais dans un <strong>en</strong>tre-deux. Je me s<strong>en</strong>tais dissocié, du<br />
fait des lacunes de mon itali<strong>en</strong>, langue que je voudrais m’approprier bi<strong>en</strong>tôt. Travaille dans<br />
une langue, que l’on maîtrise mal, nous r<strong>en</strong>d extérieur à ce qui se passe : cette extériorité est<br />
un non-mom<strong>en</strong>t. Let espace social, auquel on t<strong>en</strong>te de s’accrocher, échappe ; la prise<br />
échappe : on ne compr<strong>en</strong>d pas. Que fait l’esprit, se heurtant à pareille situation ? Driss Alaoui,<br />
à côté de moi, feuillette bruyamm<strong>en</strong>t ses notes ; j’écris, mais je n’ai pas consci<strong>en</strong>ce d’être<br />
dans le mom<strong>en</strong>t de l’écriture : j’écris mécaniquem<strong>en</strong>t ; <strong>en</strong> fait, j’ai sommeil.<br />
Soudain, je me s<strong>en</strong>s obligé de me rec<strong>en</strong>trer sur la discussion, car Vito parle de moi :<br />
mon ami voudrait que je sois davantage prés<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Italie. J’ai <strong>en</strong>vie de partir de cette<br />
réunion...<br />
Samedi 8 mai 2004, Institut catholique, 11 heures 45.<br />
Prés<strong>en</strong>ts dans le groupe : Francesco, Patrick Tapernoux, Vito d’Arm<strong>en</strong>to, Jacques-<br />
André Bizet, Bernard Jabin, Patrick Boumard, Driss Alaoui et Rose-Marie. J’arrive,<br />
accompagné de Gorgio de Martino : j’espère qu’il va pr<strong>en</strong>dre le pouvoir de la traduction. Idée<br />
de l’am<strong>en</strong>er avec moi pour résoudre ma dissociation : je dois faire mille choses à la fois.<br />
J’avais donné un r<strong>en</strong>dez-vous à Giorgio, pour qu’il me parle de lui ; quand il est arrivé, je<br />
lisais le mémoire d’Abdelwahed Mabrouki, intitulé finalem<strong>en</strong>t La dissociation, un processus<br />
organisateur des récits de vie, qui porte sur Lapassade, sa vie, son œuvre.<br />
Hier soir, chez Patrick Tapernoux, Georges m’a reproché de ne pas avoir lu ce<br />
mémoire. Il me fallait donc le lire rapidem<strong>en</strong>t : c’est une introduction polémique, opposant le<br />
concept de dissociation au concept de mom<strong>en</strong>t ; ce texte est suivi d’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s avec Georges<br />
Lapassade ; ces <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s sont riches : ils complèt<strong>en</strong>t beaucoup d'informations, que j’ai moimême<br />
déjà organisées. Idée d'un chapitre Lapassade, dans mon livre sur R<strong>en</strong>é Lourau : il y a<br />
de la matière. Cette idée me fut donnée jadis par Hubert de Luze, qui voulait que je fasse un<br />
chapitre sur "R<strong>en</strong>é et Lefebvre", et <strong>en</strong>suite un autre sur "R<strong>en</strong>é et Lapassade". Le mémoire de<br />
Mabrouki donne <strong>en</strong>vie de faire aussi quelque chose, dans la théorie des mom<strong>en</strong>ts sur la<br />
dissociation. J’écris ces remarques dans ce texte, parce que ma vie, difficile, est une<br />
transduction perman<strong>en</strong>te d’une activité à une autre, avec une perspective unique : la<br />
préparation des 80 ans de Georges. Cette perspective me fait écarter d’autres activités<br />
importantes, comme l’organisation de la thèse de Mohamed Daoud. Comm<strong>en</strong>t peindre un<br />
tableau pour lundi, tout <strong>en</strong> faisant mille autres choses ? Vivre un mom<strong>en</strong>t, suppose de<br />
construire un dispositif avant, s’installer dans un dispositif, et être disponible pour vivre le<br />
performatif.<br />
G. Lapassade a une posture : Je m’<strong>en</strong>gage, et <strong>en</strong>suite je vois (Napoléon, cité par<br />
Trotski). Depuis Groupes, organisations, institutions, G. Lapassade a fait si<strong>en</strong>ne cette<br />
posture, qui est observable dans le social : après Napoléon, Trotski, Lapassade, chacun<br />
d’<strong>en</strong>tre nous peut privilégier l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t, avant la réflexion sur le dispositif. Beaucoup de<br />
professeurs prépar<strong>en</strong>t leurs cours : ils travaill<strong>en</strong>t à la construction d’un dispositif<br />
pédagogique, qu’ils impos<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite à leurs étudiants. G. Lapassade raconte que, même s’il<br />
travaille tout le temps (<strong>en</strong> rédigeant des textes sur l’observation participante, par exemple), il<br />
change son idée <strong>en</strong> arrivant face à son auditoire : il improvise. Il raconte maint<strong>en</strong>ant une<br />
situation dans laquelle il avait demandé à ses étudiants de lire Le château de Kafka, et <strong>en</strong>suite<br />
il eut une autre idée ; les étudiants sont restés, avec Le château à la main ! G. Lapassade parle<br />
153
du transductif, qui le conduit d’une chose à une autre : cet état fait partie du non-mom<strong>en</strong>t. Ce<br />
mouvem<strong>en</strong>t, cette énergie circul<strong>en</strong>t dans l’<strong>en</strong>tre-les-mom<strong>en</strong>ts. Quand on <strong>en</strong>tre dans un<br />
mom<strong>en</strong>t, on pr<strong>en</strong>d le temps de le construire : il y a une transition, une installation dans le<br />
mom<strong>en</strong>t. Cette installation exige une conversion ; la conversion est un changem<strong>en</strong>t de posture<br />
intérieure et extérieure. Une différ<strong>en</strong>ce existe <strong>en</strong>tre les mom<strong>en</strong>ts individuels (se mettre à<br />
l’écriture d’un livre), et les mom<strong>en</strong>ts que l’on construit avec d’autres (le repas familial, le bal,<br />
etc.). Impliquer d’autres personnes dans la construction de ses mom<strong>en</strong>ts, suppose une<br />
articulation collective de l’espace et du temps. Les 80 ans de Lapassade est un vécu collectif,<br />
où tous les participants vi<strong>en</strong>dront mettre <strong>en</strong> commun leur mom<strong>en</strong>t Lapassade : c’est un<br />
mom<strong>en</strong>t historique (donc qui s’inscrit dans la temporalité), qui rassemble, relie, assemble des<br />
mom<strong>en</strong>ts anthropologiques traversés par, et avec Georges Lapassade. Comm<strong>en</strong>t vivre le nonmom<strong>en</strong>t,<br />
sur un mode cool ?<br />
Li<strong>en</strong> psychologique qui relie deux choses, deux idées, deux mom<strong>en</strong>ts, la transduction<br />
est un mouvem<strong>en</strong>t. R. Lourau oppose la logique transductive à la logique hypothéticodéductive.<br />
R<strong>en</strong>contre étrange hier avec Charlotte Tempier, une étudiante de <strong>Paris</strong> 8 (hypermédia),<br />
qui travaille sur l’autodidaxie : elle a lu Christian Verrier, mais ne le connaît pas. Elle<br />
a fait 4 ans de philosophie à <strong>Paris</strong> IV ; elle était simultaném<strong>en</strong>t inscrite à la Catho, sur Saint<br />
Thomas d’Aquin. Or, avant de v<strong>en</strong>ir chez P. Tapernoux, je me suis mis à couper les pages de<br />
mon volume acheté hier du Dictionnaire de théologie catholique ; j’ai eu le temps de lire 20<br />
pages, sur la notion de péché : j’ai ret<strong>en</strong>u que Saint Thomas d’Aquin a fait la synthèse de tout<br />
ce qui s’est écrit avant lui. Je me lance dans une discussion avec Charlotte : Oui, moi aussi, je<br />
suis passionné de théologie ; mon objet : le péché ; mon auteur privilégié : Saint Thomas.<br />
Assez vite, dans ce jeu de séduction, j’introduis les fondem<strong>en</strong>ts de ma théologie : Je suis le<br />
fils de Dieu, donc je suis Dieu.<br />
-Ah bon, tu es un hérétique ! me dit Guy Avanzini , prés<strong>en</strong>t à cette soirée.<br />
-Pourquoi ? Si je suis fils de Dieu, je suis Dieu. Fils d’André Hess, je suis Hess. Cette<br />
déduction logique ne semble pas évid<strong>en</strong>te aux théologi<strong>en</strong>s prés<strong>en</strong>ts.<br />
Cette théorie me semble évid<strong>en</strong>te, même si elle ne l’est pas théologiquem<strong>en</strong>t. Que<br />
Dieu existe ou non, ne m’a jamais préoccupé : ce que j’ai accepté est d’être son fils, donc<br />
d’être Dieu moi-même : je crois moins <strong>en</strong> Dieu, qu’<strong>en</strong> mon destin de créateur. Je dois être un<br />
inv<strong>en</strong>teur, non par ambition ou par orgueil, mais par simple affirmation de mon Ess<strong>en</strong>ce : Je<br />
suis celui qui est, dit Dieu ; Je suis celui qui devi<strong>en</strong>t, dit-il aussi. Dali disait aussi : Je ne suis<br />
pas Dali, je le devi<strong>en</strong>s. Quand je fais ce type d’associations, suis-je dans un mom<strong>en</strong>t ?<br />
Lequel ? La p<strong>en</strong>sée transductive est-elle un mom<strong>en</strong>t ? Pour H. Lefebvre, il y a le mom<strong>en</strong>t de<br />
la philosophie, mais il ne parle pas du mom<strong>en</strong>t de la p<strong>en</strong>sée 282 . La p<strong>en</strong>sée associative ne<br />
serait-elle pas le non-mom<strong>en</strong>t, par excell<strong>en</strong>ce ?<br />
Groupe d’ethnographes de l’éducation : j’ai été boire un café avec Driss, puis Sergio Borba<br />
est arrivé : il prés<strong>en</strong>te sa recherche. Je suis bi<strong>en</strong> là : j'ai un espace, un lieu qui n'est pas un lieu,<br />
mais un lieu qui est un non-lieu, un non-mom<strong>en</strong>t. Je ne suis pas membre à part <strong>en</strong>tière de la<br />
SEEE, mais je m’y s<strong>en</strong>s chez moi, comme visiteur. On m’accepte ici ; cela ne dérange pas<br />
mes collègues que j’écrive. Je pourrais dev<strong>en</strong>ir membre à part <strong>en</strong>tière de la SEEE.<br />
16 heures 50,<br />
Je me suis arrêté d’écrire, lorsque Sergio a comm<strong>en</strong>cé à parler : j’étais pris, par ce<br />
qu’il racontait sur sa vie. Je me remets à écrire, parce que Vito fait un exposé <strong>en</strong> itali<strong>en</strong>, et que<br />
je ne puis me brancher sur ce qu’il dit. J’ai payé les 40 euros d’adhésion à la Société<br />
d’ethnographie de l’éducation : j'<strong>en</strong> suis donc membre à part <strong>en</strong>tière. J’ai parlé de la situation<br />
282 C'est faux. Il élabore le mom<strong>en</strong>t de la p<strong>en</strong>sée dans Qu'est-ce que p<strong>en</strong>ser ? (Voir le chapitre sur ce thème).<br />
154
à <strong>Paris</strong> 8, puis Patrick Boumard, de la situation à R<strong>en</strong>nes 2, mais il nous faut maint<strong>en</strong>ant sortir<br />
de la salle.<br />
Lundi 10 mai, <strong>Paris</strong> 8, 80 ans de Georges Lapassade, 8 heures 40.<br />
Réunion de la commission de spécialistes : on recrute un maître de confér<strong>en</strong>ce. Il y a 60<br />
candidats, on sait déjà qui on va recruter, mais le travail institutionnel exige que chaque<br />
dossier soit lu par deux rapporteurs (120 rapports à rédiger). Nous parlions avec Lucette de ce<br />
travail, que je juge totalem<strong>en</strong>t inutile : c’est le travail de l’institution, me dit Lucette. Eh oui,<br />
il y a de nombreuses tâches, totalem<strong>en</strong>t inutiles qui occup<strong>en</strong>t des g<strong>en</strong>s compét<strong>en</strong>ts ! Par<br />
exemple, Lucette me parlait d’un questionnaire remis aux UFR, pour répondre au projet<br />
d’évaluation lancé par le Ministère. L’université a décidé de répondre par elle-même à ce<br />
questionnaire, et a donc laissé de côté les réponses des UFR : ce travail considérable s’est<br />
trouvé mis à la poubelle purem<strong>en</strong>t et simplem<strong>en</strong>t. Ce type de travail (bureaucratique) occupe<br />
les journées de g<strong>en</strong>s comme Lucette : elle travaille 7 jours sur 7, 10 heures par jour, pour faire<br />
des tâches importantes, qui finiss<strong>en</strong>t assez souv<strong>en</strong>t à la poubelle. Le travail institutionnel estil<br />
un mom<strong>en</strong>t ou un non-mom<strong>en</strong>t ? Le travail, le temps de travail est un mom<strong>en</strong>t chez Hegel ;<br />
il relève de l’<strong>en</strong>treprise ; la bureaucratie d’Etat relève d’un autre mom<strong>en</strong>t chez Hegel : celui<br />
de l’Etat. Notre statut de fonctionnaire implique ce travail de l’institution. Certes, ce travail a<br />
son importance, mais il ne faut pas lui consacrer plus de temps qu’il n'<strong>en</strong> mérite : j’ai mis<br />
moins d’une heure à écrire mes 4 rapports ; ils concern<strong>en</strong>t des dossiers de personnes<br />
sympathiques, intéressantes, mais "hors profil", comme on dit. Quand j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds lire les<br />
rapports, je me dis que les rapporteurs ont passé des heures à rédiger ces textes longs,<br />
totalem<strong>en</strong>t inutiles.<br />
Le mémoire de DEA consacré à Lapassade, sa vie, son œuvre d’Abdelwahed<br />
Mabrouki va être sout<strong>en</strong>u aujourd’hui : j’y ai découvert que Lapassade avoue qu’il lisait<br />
Bergson p<strong>en</strong>dant ses classes, lorsqu’il était instituteur, donnant des devoirs aux élèves ; il <strong>en</strong><br />
garde de la culpabilité, <strong>en</strong>core aujourd'hui ; il poursuit <strong>en</strong>suite des études de psychologie de<br />
l’<strong>en</strong>fant, et de pédagogie ! Ce passage correspond bi<strong>en</strong> à ce que j’ai moi-même vécu : à<br />
certains mom<strong>en</strong>ts de ma carrière de professeur de lycée, de professeur d’école normale, ou<br />
même de professeur d’université. Ne suis-je pas <strong>en</strong> train de faire autre chose que ce que je<br />
suis c<strong>en</strong>sé faire ? Je suis c<strong>en</strong>sé participer à une réunion : j’y suis, mais <strong>en</strong> même temps, je<br />
n’écoute que d’une oreille (écoute flottante), je conc<strong>en</strong>tre mon att<strong>en</strong>tion principalem<strong>en</strong>t sur<br />
mon écriture. J’écris maint<strong>en</strong>ant, parce que je savais que j’allais devoir passer 3 heures à<br />
m’<strong>en</strong>nuyer, ou du moins à être totalem<strong>en</strong>t passif : la plupart de mes collègues sont v<strong>en</strong>us pour<br />
écouter att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t cette lecture des 120 rapports. Ils sont honnêtes, mais au bout d’un<br />
certain temps, cep<strong>en</strong>dant, leur att<strong>en</strong>tion s’émousse : ils comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t à associer m<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t<br />
sur d'autres objets. Ils ont toujours la posture d’écoute, mais je vois bi<strong>en</strong> que le fil de leur<br />
p<strong>en</strong>sée comm<strong>en</strong>ce à échapper au mom<strong>en</strong>t du travail bureaucratique (transduction sur d’autres<br />
thèmes).<br />
Du point de vue de la bureaucratie, s’il y a un mom<strong>en</strong>t du travail institutionnel,<br />
l’analyse du vécu des acteurs permet de montrer que ceux-ci ne s’install<strong>en</strong>t pas dans ce<br />
mom<strong>en</strong>t de façon active ; leur activité est réelle, p<strong>en</strong>dant des séqu<strong>en</strong>ces extrêmem<strong>en</strong>t courtes :<br />
le temps de lecture de leurs rapports, et puis ils se remett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> stand bye. Dans la vie du<br />
quotidi<strong>en</strong> bureaucratique, l’esprit passe d’une forme à une autre. Pour décrire cet état, pr<strong>en</strong>ons<br />
un autre exemple. Une personne conduit sa voiture, tout <strong>en</strong> discutant avec les autres passagers<br />
de la voiture, tout <strong>en</strong> fumant, <strong>en</strong> écoutant de la musique.<br />
Dans ces situations, le sujet est mobilisé <strong>en</strong> même temps, psychiquem<strong>en</strong>t, dans<br />
plusieurs activités : le conducteur suit les aléas de la circulation, le collègue ou ami discute, le<br />
fumeur surveille son mégot pour empêcher les c<strong>en</strong>dres de tomber dans la voiture, l’auditeur<br />
155
apprécie l’interprétation de l’orchestre philharmonique de Berlin d’un morceau de Beethov<strong>en</strong>,<br />
qu’il n’avait pas écouté depuis longtemps, etc. Dans ce type de situation, le sujet se dissocie<br />
<strong>en</strong> plusieurs personnes. Peut-on alors parler de mom<strong>en</strong>t, ou ne serait-il pas plus juste de parler<br />
de non-mom<strong>en</strong>t ?<br />
Selon moi, il ne s’agit pas d’un mom<strong>en</strong>t, mais d’une situation, dans laquelle le vécu<br />
donne de temps <strong>en</strong> temps priorité à la conduite, lorsque survi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des épisodes exigeant une<br />
forte prés<strong>en</strong>ce, mais le plus souv<strong>en</strong>t la mobilisation psychique sur la conduite ne représ<strong>en</strong>te<br />
que 20% ; l’ess<strong>en</strong>tiel de la mobilisation psychique se fait sur la conversation, le plus souv<strong>en</strong>t,<br />
mais avec des ruptures, concernant le rapport à la cigarette, ou à l’audition du triple concerto.<br />
La situation n'est pas un mom<strong>en</strong>t. Est-ce un non-mom<strong>en</strong>t ? C’est un vécu spécifique,<br />
nouveau pour le sujet ; dans l’exemple donné, la situation se tisse de situations déjà<br />
expérim<strong>en</strong>tées : la conduite automobile, la conversation, etc., peut-être aussi de fragm<strong>en</strong>ts de<br />
formes sociales, qui pourrai<strong>en</strong>t être, ou dev<strong>en</strong>ir des mom<strong>en</strong>ts ? Dans ce type de vécu, les<br />
spécificités qui détermin<strong>en</strong>t le mom<strong>en</strong>t ne sont pas réunies. Le mom<strong>en</strong>t est un espace-temps,<br />
une modalité de la prés<strong>en</strong>ce : dans la situation décrite, il y a plutôt une modalité de l’abs<strong>en</strong>ce,<br />
de la fuite de la prés<strong>en</strong>ce ; on se trouve donc dans une modalité du non-mom<strong>en</strong>t. Le quotidi<strong>en</strong><br />
nous confronte souv<strong>en</strong>t à ces situations exigeant des mobilisations multiples. Le mom<strong>en</strong>t se<br />
construit, contre ce type de dissociation du quotidi<strong>en</strong> : construire un projet d’écriture, écrire<br />
un livre ou son journal, par exemple, est un combat pour structurer un mom<strong>en</strong>t, contre cette<br />
dissociation du quotidi<strong>en</strong>.<br />
Mon travail sur le non-mom<strong>en</strong>t avance. Je dois y introduire une variable nouvelle :<br />
celle de l’individuel, à opposer au collectif. Les mom<strong>en</strong>ts peuv<strong>en</strong>t être individuels : le<br />
mom<strong>en</strong>t de l’écriture, le mom<strong>en</strong>t de la peinture ; ils peuv<strong>en</strong>t être collectifs : le mom<strong>en</strong>t de la<br />
vie associative ; de même pour le non-mom<strong>en</strong>t. Dans les mom<strong>en</strong>ts groupaux, la prés<strong>en</strong>ce de<br />
tous est requise ; ainsi, dans la vie d’une classe, il y a des états de garderie. Le mom<strong>en</strong>t<br />
pédagogique ne peut surgir que lorsque les élèves et le professeur sont mobilisés<br />
collectivem<strong>en</strong>t, dans une même consci<strong>en</strong>ce qu’il se passe une r<strong>en</strong>contre pédagogique. Très<br />
souv<strong>en</strong>t à l’école, même si le prof fait son cours, personne n’est vraim<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>t dans le<br />
pédagogique. Que font les élèves ? Sont-ils prés<strong>en</strong>ts à un autre mom<strong>en</strong>t ? Non, cela serait trop<br />
voyant ; ce serait subversif ! Alors, on laisse l’esprit à la dérive, celui-ci s’adonne à l’une de<br />
ses activités préférées : la transduction ! Dans les situations contraintes, dans les institutions<br />
totales qui ne pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong> compte les sujets, les membres, les participants au dispositif ont<br />
toujours t<strong>en</strong>dance à transduquer.<br />
La transduction est une activité positive, solution pour fuire la situation contrainte ; la<br />
transduction s’inscrit donc dans le non-mom<strong>en</strong>t, car cette activité n’habite pas une forme,<br />
mais dérive de forme <strong>en</strong> forme. Activité créative, créatrice et inv<strong>en</strong>tive, la transduction n’est<br />
pas un mom<strong>en</strong>t : le plus souv<strong>en</strong>t, la transduction n’est pas captée, <strong>en</strong>registrée : elle n’est pas<br />
capitalisée ; elle retourne à l’oubli, au refoulem<strong>en</strong>t, même si certaines associations revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t.<br />
La p<strong>en</strong>sée dérive : dans la vie, la transduction occupe beaucoup de temps ; elle n’a pas de<br />
statut : elle se caractérise comme non-mom<strong>en</strong>t.<br />
Pas de côté.<br />
Hier, lors de ma lecture de l’article Péché, du Dictionnaire de théologie catholique<br />
publié <strong>en</strong> 1933, Elisabeth Bautier m’annonce que je suis 4 ème sur 13 candidats, pour<br />
l'obt<strong>en</strong>tion d'un congé sabbatique, mais il n’y avait que 3 semestres à attribuer. Selon elle, je<br />
ne dois pas me décourager ; le Ministère donnera ce 4 ème semestre. Je suis le premier recalé.<br />
Cette annonce m’installe dans un non-mom<strong>en</strong>t. Je n’ai pas <strong>en</strong>vie de m’installer dans la posture<br />
du congé sabbatique, et <strong>en</strong> même temps, je ne veux pas investir la fac outre mesure, au cas<br />
où ! Cette situation est caractéristique du non-mom<strong>en</strong>t institutionnel : être contraint au pas de<br />
156
côté, par rapport au travail routinier : <strong>en</strong> tant que créateur de mom<strong>en</strong>t, ce non-lieu est une<br />
opportunité d’<strong>en</strong>trer dans un mom<strong>en</strong>t choisi, l’écriture, par exemple.<br />
La maladie d’Hubert : mom<strong>en</strong>t ou non-mom<strong>en</strong>t ? La maladie, est-elle un mom<strong>en</strong>t ?<br />
Pas toujours ; ce peut être un état parasite, par rapport aux autres mom<strong>en</strong>ts. Sur la maladie, le<br />
Sida, <strong>en</strong> particulier, il faudrait revoir les <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s de Lapassade avec Abdel : <strong>en</strong> 1983, G.<br />
Lapassade est décidé à vivre coûte que coûte ; pour cela, il décide de r<strong>en</strong>oncer à la sexualité,<br />
comme il avait r<strong>en</strong>oncé à fumer précédemm<strong>en</strong>t ; contrairem<strong>en</strong>t à Guy Hocqu<strong>en</strong>gem, ou<br />
Michel Foucault, G. Lapassade pr<strong>en</strong>d au sérieux les informations sur la maladie.<br />
Nous comm<strong>en</strong>tons le travail d’Abdel, avec Lucette qui trouve ce texte non construit.<br />
Selon elle, la transduction est pauvre, car il n’y a pas de question, pas de perspective, pas de<br />
problématique : on associe, au hasard, sans idée préalable. Pour Lucette et moi, les propos de<br />
Georges ont de l’intérêt : plusieurs questions abordées sont riches d’informations, parce<br />
qu’elles vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t combler des trous dans sa biographie, construite au fil des tr<strong>en</strong>te ans, vécus<br />
dans sa proximité. Mon <strong>en</strong>quête sur Georges a suivi une autre procédure : j’ai tapé, et fait<br />
taper des textes de Georges (plusieurs c<strong>en</strong>taines de pages), et j’ai égalem<strong>en</strong>t fait des <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s<br />
avec lui (<strong>en</strong> compagnie de Gaby Weigand), mais très c<strong>en</strong>trés, très organisés autour de la<br />
question de l’éducation nouvelle. Le mémoire d’Abdel se c<strong>en</strong>tre sur la dissociation, comme<br />
modèle d’organisation de l’histoire de vie : Lucette trouve ce choix absurde, selon elle, la<br />
dissociation ne peut ri<strong>en</strong> organiser, car elle est un principe de désorganisation. Suivant son<br />
mouvem<strong>en</strong>t transductif personnel, comme fondem<strong>en</strong>t de son dispositif pédagogique (situation<br />
décrite dans le DEA), Georges fait le choix de briser le cadre du mom<strong>en</strong>t pédagogique : ses<br />
étudiants le suiv<strong>en</strong>t d'abord, et puis finiss<strong>en</strong>t par abandonner.<br />
Abdel n’a lu qu’un seul livre de Georges, L’Autobiographe. Il domine pas l’œuvre de<br />
Georges : peut-on dialoguer avec quelqu’un qui a passé sa vie à écrire, lorsqu’on a fait le<br />
choix de passer à côté de son œuvre ? Malgré tout, Lucette trouve de bonnes remarques sur le<br />
contexte d’écriture de certains livres (Le Bordel Andalou, notamm<strong>en</strong>t). Ce mémoire a écarté<br />
tout ce qui avait été produit par Abdel <strong>en</strong> 2002-2003.<br />
Pas de côté.<br />
Le surdoué ? Il compr<strong>en</strong>d plus vite que les autres : il s’<strong>en</strong>nuie à l’école, ou dans les<br />
autres institutions où le travail institutionnel fonctionne sur le mode de la l<strong>en</strong>teur. Le surdoué<br />
s’organise des vies parallèles : il p<strong>en</strong>se, à autre chose. Le monde de la sci<strong>en</strong>ce est aussi un<br />
monde l<strong>en</strong>t, dominé par les rall<strong>en</strong>tis, où le surdoué s’<strong>en</strong>nuie. Ainsi, dans notre commission,<br />
nous relisons maint<strong>en</strong>ant des dossiers déjà lus : on repr<strong>en</strong>d tout ; on relit les choses : on<br />
évalue, dans la l<strong>en</strong>teur ; lorsqu’on ne suit pas tous les méandres du cheminem<strong>en</strong>t du groupe,<br />
le risque est de se retrouver à la marge, au mom<strong>en</strong>t de pr<strong>en</strong>dre la décision… Il faut p<strong>en</strong>ser la<br />
situation de surdoué ; lui aussi vit souv<strong>en</strong>t avec int<strong>en</strong>sité la transduction : ses associations sont<br />
rapides et elliptiques, donc difficiles à suivre ; il se replie donc, assez facilem<strong>en</strong>t sur lui. Il a<br />
t<strong>en</strong>dance à juger les autres, <strong>en</strong> fonction de leur incapacité à suivre son mouvem<strong>en</strong>t intellectuel<br />
; moins on est doué, plus on travaille dans une transversalité limitée. Le surdoué se passionne<br />
pour des choses différ<strong>en</strong>tes : savant dans des domaines très éloignés, il établit des li<strong>en</strong>s <strong>en</strong>tre<br />
ces mondes, que ne perçoiv<strong>en</strong>t pas les moins doués.<br />
13 heures : 5 candidats sont ret<strong>en</strong>us ; celui qui sera élu est dans les 5 ; la commission<br />
ne s’est pas trompée : mais il a fallu 4 heures 30, à 16 personnes, pour arriver à une décision,<br />
dont on connaissait déjà la nature, cinq heures plus tôt… Travail de l’institution ! Pour ma<br />
part, j’ai l’impression que le seul mom<strong>en</strong>t intéressant de cette longue matinée a été la pause.<br />
J’ai pu parler du mémoire d’Abdel avec G. Lapassade : Lucette a dit son mot ; Georges a été<br />
cont<strong>en</strong>t de notre investissem<strong>en</strong>t dans cette lecture. Danielle Lemeunier m’a dit que le portrait<br />
157
de Georges lui plaisait. Hélène Bézille, aussi, a apprécié : elle se demandait quel peintre de<br />
nos amis avait fait cette toile !<br />
Georges Lapassade a voulu construire ses 80 ans, comme un anniversaire ; il a insisté<br />
pour qu’une fête ait lieu ce jour-là : notion du mom<strong>en</strong>t historique. La date de mon<br />
anniversaire est un non-mom<strong>en</strong>t historique. Le non-mom<strong>en</strong>t historique se distingue-t-il du<br />
non-mom<strong>en</strong>t anthropologique ? Existe-il une qualification du non-mom<strong>en</strong>t ?<br />
Mardi 11 mai 2004, 15 heures.<br />
J’arrive <strong>en</strong> retard, au séminaire : je suis d'abord passé au Service des thèses, pour<br />
l’organisation de la sout<strong>en</strong>ance de Mohammed Daoud ; j’avais oublié qu’il fallait maint<strong>en</strong>ant<br />
une disquette.<br />
L’après-midi d’hier ? Les 80 ans de Georges, peuv<strong>en</strong>t-ils être définis comme un nonmom<strong>en</strong>t<br />
? Ce fut un événem<strong>en</strong>t : j’<strong>en</strong> suis <strong>en</strong>core soufflé ; par son int<strong>en</strong>sité, l’événem<strong>en</strong>t se<br />
rapproche davantage de l’instant que du mom<strong>en</strong>t. Un événem<strong>en</strong>t survi<strong>en</strong>t, sans que l’on<br />
puisse vraim<strong>en</strong>t savoir qu’il va avoir lieu : comm<strong>en</strong>t une fête improvisée, 10 jours auparavant,<br />
peut-elle rassembler 300 personnes ? Dans l’événem<strong>en</strong>t, il y a la mise <strong>en</strong> place de l’événem<strong>en</strong>t<br />
; parmi ceux qui ont travaillé à la construction du dispositif, il faut nommer Abdelwahed (le<br />
fils de Dieu, le fils de l’Unité, le serviteur de l’Unité) Mabrouki ; les 170 pages, à partir de ses<br />
<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s avec Georges Lapassade, donnèr<strong>en</strong>t lieu à une pré-sout<strong>en</strong>ance d'un texte, qui a<br />
vocation de dev<strong>en</strong>ir un DEA. Le jury de sout<strong>en</strong>ance était composé de 16 professeurs<br />
d’<strong>Université</strong> : Barbier, Colin, Hess, Boumard, Abdelaziz (Rabat), Sergio Borba (Macéio,<br />
Brésil), Christine Delory-Momberger, Roger Tebib, Jean-Yves Rochex, Patrice Ville,<br />
Francine Demichel (anci<strong>en</strong>ne présid<strong>en</strong>te de l’<strong>Université</strong>, directrice de l’Enseignem<strong>en</strong>t<br />
supérieur), R<strong>en</strong>é Schérer, Jean-Louis Le Grand, Pascal Dibie (<strong>Paris</strong> 7). D'autres professeurs<br />
faisai<strong>en</strong>t partie du public. Ainsi, Stéphanette V<strong>en</strong>deville, la directrice de l’UFR Arts, a parlé<br />
du rapport de Georges au Living Theater.<br />
Vers 17 heures, le présid<strong>en</strong>t de l’<strong>Université</strong> a prononcé son discours, occasion pour lui<br />
de découvrir la personnalité de Georges Lapassade. Puis, ce fut la fête. J’ai offert le tableau de<br />
Georges, fait pour lui ; un groupe des musici<strong>en</strong>s Gnaouas a joué quelques morceaux ; D<strong>en</strong>is<br />
Gautherie a chanté des chansons corses (accompagné d’un accordéon), puis nous nous<br />
sommes mis au tango. Le buffet, offert par l’UFR, fut superbe : les 35 bouteilles de<br />
champagne disparur<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> vite, mais à la fin de la soirée il y avait <strong>en</strong>core du vin blanc et du<br />
Perrier.<br />
Mon résumé ne r<strong>en</strong>tre pas dans les détails : de quoi a-t-on parlé ? qui étai<strong>en</strong>t les g<strong>en</strong>s,<br />
qui se sont déplacés ? Des retraités du personnel sont v<strong>en</strong>us.<br />
Patrice comm<strong>en</strong>te la journée d’hier : il raconte ce qu’il aurait voulu dire. Yvan Ducos :<br />
-Avec Georges, il n’y a pas de répit.<br />
-C’est un taureau !<br />
B<strong>en</strong>younès :<br />
-C’est un pratici<strong>en</strong> de l’analyse interne, qui pose continuellem<strong>en</strong>t la question : "qu’estce<br />
que je fais là ?"<br />
Ma fille Charlotte était cont<strong>en</strong>te de sa soirée. R<strong>en</strong>é Schérer et Jean-Yves Rochex aussi<br />
: ils m’ont <strong>en</strong>voyé des mails pour me remercier. Roger Tebib va me faire des photocopies de<br />
textes, écrits contre Georges Lapassade ; je demande à Roger sa date de naissance ; il ne la<br />
connaît pas : il répond 1941, puis 1945. Il suit son discours intérieur, sans parv<strong>en</strong>ir à le<br />
brancher sur le mom<strong>en</strong>t du groupe.<br />
158
Pour moi, le fil de mon écriture n’est pas de raconter, mais de faire une élaboration du<br />
concept d’événem<strong>en</strong>t, comme non-mom<strong>en</strong>t.<br />
Mercredi 12 mai, à Saint D<strong>en</strong>is, dans la réunion du laboratoire LAMCEEP,<br />
Je propose à Martine de diriger notre option du Master : il semblait évid<strong>en</strong>t au groupe, que ce<br />
serait moi le responsable. On accepte mes argum<strong>en</strong>ts, me voilà donc “libéré” de cette<br />
responsabilité : je suis dans une phase, où je cherche à me désimpliquer. Hier à midi, j’ai<br />
longuem<strong>en</strong>t discuté avec Audrey, qui traverse une crise personnelle de désimplication : elle<br />
ne travaille plus depuis un an. Pr<strong>en</strong>dre du champ me permettrait de me ré-investir dans<br />
d’autres projets : appr<strong>en</strong>tissage des langues, écriture, peinture. La perspective de nouveaux<br />
mom<strong>en</strong>ts suppose une phase de déconstruction, une phase de lat<strong>en</strong>ce dans le non-mom<strong>en</strong>t. Ma<br />
vie, très remplie, ne me permet pas d'investir aucun mom<strong>en</strong>t important. Je vis au jour le jour,<br />
porté par le quotidi<strong>en</strong>. La prés<strong>en</strong>ce de Sergio, à <strong>Paris</strong> pour un mois <strong>en</strong>core, me contraint à<br />
p<strong>en</strong>ser mon futur. Je n’ai pas obt<strong>en</strong>u mon congé sabbatique. Idée de me construire une<br />
situation d’<strong>en</strong>tre-deux : être <strong>en</strong> sabbatique, sans sabbatique. Cela signifie ne plus assurer de<br />
cours !<br />
Lucette m’a appris que la Cour des comptes, lors de son inspection à <strong>Paris</strong> 8, s’était<br />
interrogée sur moi, ainsi que sur Jean-Marie Vinc<strong>en</strong>t et Pierre-Philippe Rey : nous sommes<br />
trois professeurs, dirigeant un excès de thèses. Lucette a répondu aux inspecteurs : "C’est sa<br />
spécialité ! Si je compr<strong>en</strong>ds bi<strong>en</strong>, il n’y a pas à être sur-impliqué : Il n’y aucune raison de<br />
faire plus que les autres !<br />
Jeudi 13 mai, au Conseil d’UFR (perceuses dans le couloir).<br />
Nouvelle mauvaise nuit, impression de ne ri<strong>en</strong> faire : hier, je me suis <strong>en</strong>dormi à 4 h 30<br />
; aujourd’hui, je me suis réveillé à 4 heures 30, alors que je ne me suis pas <strong>en</strong>dormi avant<br />
minuit tr<strong>en</strong>te. Cette impression vi<strong>en</strong>t de ne pouvoir me consacrer à ce que je voudrais faire :<br />
écrire à Hubert de Luze. Hier, je ne suis parv<strong>en</strong>u qu'à répondre à une lettre à Georges<br />
Snyders du 29 mars. Parmi les destinataires de lettres à écrire : Cécile et Bernadette, mes<br />
cousines. Je ne parvi<strong>en</strong>s pas à faire ces courriers ? De passage à <strong>Paris</strong>, ma sœur Odile aura son<br />
anniversaire dimanche 16 mai. Je contacte Hélène et Yves, mais ils seront à Reims, paraît-il.<br />
15 heures : sout<strong>en</strong>ance de maîtrise de Mondher Bouchaoua<br />
(L’évaluation scolaire dans les écoles primaires tunisi<strong>en</strong>nes).<br />
Je suis directeur du mémoire, Sergio est dans le jury : ce<br />
dispositif est un non-mom<strong>en</strong>t. Je suis là, mais la tête vide : je connais<br />
déjà ce mémoire ; je n’appr<strong>en</strong>ds donc ri<strong>en</strong>. Je voudrais fuir, faire autre<br />
chose, mais je suis trop fatigué pour cela : l'écriture de mon journal est<br />
ma seule possibilité de fuite.<br />
À midi, comme hier, repas avec R<strong>en</strong>é Barbier : le thème de notre conversation d'hier<br />
était l’<strong>en</strong>fance de R<strong>en</strong>é, qui se lance dans un récit biographique. Ce midi, le thème : nos<br />
amours. R<strong>en</strong>é n’a jamais aimé deux femmes <strong>en</strong> même temps ; s’il a été polygame, ce fut <strong>en</strong><br />
succession : il oppose son rapport aux femmes à celui de X et Y, qui, bi<strong>en</strong> que fidèles à une<br />
épouse, multipli<strong>en</strong>t les av<strong>en</strong>tures parallèles ; chez X, multiplicité de relations sexuelles, mais<br />
159
grande maint<strong>en</strong>ance de son mariage ; Idem chez Y, qui organise la transgression dans deux<br />
(ou plusieurs) lieux. À chaque espace, correspond une relation : ce découpage géographique<br />
questionne la théorie des mom<strong>en</strong>ts. R<strong>en</strong>é, lui, a toujours unifié son moi, autour d’un amour :<br />
après la mort d’Agnès, S depuis 5 ans.<br />
P<strong>en</strong>dant que j'écris, Mondher continue à très bi<strong>en</strong> parler, de sa recherche sur<br />
l’évaluation.<br />
-As-tu aimé la mère de ton fils ? me demande R<strong>en</strong>é. La question me surpr<strong>en</strong>d ; je<br />
réfléchis. Je rep<strong>en</strong>se au contexte de 1993-94 : mon exil à Reims, ma solitude là-bas, le refus<br />
de Lu de me suivre, mes problèmes avec <strong>Paris</strong>, Marseille ; un stage et Alex, dans ce stage ;<br />
une nuit, sa surv<strong>en</strong>ance dans ma chambre. Retour à <strong>Paris</strong> : elle est <strong>en</strong>ceinte ; elle veut garder<br />
l’<strong>en</strong>fant ; Lu me trouve un poste à <strong>Paris</strong> 8 : crise aiguë.<br />
La plupart de mes relations extra-conjugales se sont inscrites, dans un mom<strong>en</strong>t nonpartagé<br />
avec mon épouse. La pratique sportive fut un mom<strong>en</strong>t fort de ma vie, non partagé ni<br />
par Brigitte ou ni par Lucette. D'où une av<strong>en</strong>ture assez forte avec une sportive, à un âge où je<br />
retrouvais le désir de repr<strong>en</strong>dre le sport : mes transgressions conjugales s’inscriv<strong>en</strong>t donc dans<br />
un mom<strong>en</strong>t. En ai-je eu dans le non-mom<strong>en</strong>t, peut-être ? Il faudrait y réfléchir ; j’ai <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du<br />
Lu parler hier soir des amours d’A et B, d'où ma surprise qu’aujourd’hui, R<strong>en</strong>é me parle de<br />
cela, lui aussi. Je n’ai jamais parlé de ce sujet, avec personne. Lucette est <strong>en</strong>tière : j’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s<br />
avec elle, une relation très forte depuis si longtemps.<br />
-La vie ne ti<strong>en</strong>t qu’à un fil, me dit R<strong>en</strong>é.<br />
-Oui, et l’amour aussi !<br />
Cet écriture impliquée ne m’empêche pas de suivre ce que dit Mondher.<br />
-Mes amours n’ont pas toujours été sexuels, ou plutôt, une relation sexuelle n’est pas<br />
sortie de certains de mes grandes amours transgressives, mais toujours, ces grandes petites<br />
av<strong>en</strong>tures ont été liées à un désir de stimulation intellectuelle. Je rep<strong>en</strong>se à F, <strong>en</strong> 1973 ; et plus<br />
près de moi à Maja : une femme m’aide à <strong>en</strong>trer dans un nouveau mom<strong>en</strong>t. Depuis 5 ans,<br />
décision de ne plus être transgressif, pour ne pas affaiblir Lu, dans son <strong>en</strong>treprise de travail<br />
institutionnel : je vis une sorte de fidélité naturelle qui s’oppose, de fait, à une fidélité<br />
s’accommodant bi<strong>en</strong> d’une posture transgressive. La date des 5 ans correspond à un mandat<br />
de l'institution. D’une certaine façon, j’ai conservé, mon id<strong>en</strong>tité et mes dissociations, mais<br />
sans trop m’y investir : écoute flottante, désir errant qui inscrit ou non, une r<strong>en</strong>contre dans<br />
l’av<strong>en</strong>ture d’un mom<strong>en</strong>t. Ces réflexions me conduis<strong>en</strong>t à proposer l'idée que ma relation à Lu,<br />
nécessaire, s’inscrit au niveau de ma transversalité 283 , alors qu’une relation conting<strong>en</strong>te<br />
s’inscrit, au mieux, dans un mom<strong>en</strong>t.<br />
Mardi 18 mai, le séminaire de Patrice.<br />
Lorsqu’on arrive avec Patrice, K. et quelques étudiants, déjà Christoph Wulf parle : à midi,<br />
avec Laur<strong>en</strong>ce Val<strong>en</strong>tin, on a parlé de son mémoire : très bon. Je l’ai lu, ce matin. Un étudiant<br />
comori<strong>en</strong> qui travaille sur les conflits par<strong>en</strong>ts <strong>en</strong>fants, veut que je retrouve un texte qu’il m’a<br />
donné. En remuant des papiers, je retrouve huit pages dactylographiées, qui pourrai<strong>en</strong>t être de<br />
lui : je les lis ; c'est incompréh<strong>en</strong>sible. Que dire ? Il dit lire Karl Marx, pour compr<strong>en</strong>dre les<br />
conflits de génération. Il existe un fossé <strong>en</strong>tre ce que me r<strong>en</strong>d Laur<strong>en</strong>ce, à la fois branchée sur<br />
la théorie et sur la pratique, et ce projet de DEA qui n’a aucun s<strong>en</strong>s. Comm<strong>en</strong>t m’inscrire par<br />
rapport à lui ? On est dans le non-mom<strong>en</strong>t. Je ne vois plus ce que je peux apporter à ce type de<br />
personne : c’est le chaos, le non-s<strong>en</strong>s, le non-mom<strong>en</strong>t. Son texte est le symptôme de ce qu’est<br />
dev<strong>en</strong>u le DEA.<br />
283 Ici, je définis la transversalité comme l'harmonique des mom<strong>en</strong>ts (relecture du 24 janvier 2006).<br />
160
Dans le séminaire : Sergio Borba, B<strong>en</strong>younès, Léonore, Aziz, le Japonais, Natalia qui<br />
travaille sur Makar<strong>en</strong>ko, Tebib, Isabelle Nicolas.<br />
Christoph dit qu’il travaille actuellem<strong>en</strong>t sur l’amitié, dans le cadre de son groupe de<br />
recherche sur l’anthropologie historique (100 personnes titulaires d’un diplôme équival<strong>en</strong>t au<br />
DEA).<br />
L’amitié est un bon sujet.<br />
Le séminaire : j’y vi<strong>en</strong>s volontiers, mais pour moi, c’est un non-mom<strong>en</strong>t. C’est un<br />
temps où je puis v<strong>en</strong>ir écrire mon journal, sans être dérangé : Christoph parle de la diversité<br />
culturelle.<br />
Hier, journée passionnante autour de la question du dispositif : j’ai développé cette<br />
problématique dans mon journal de New York, reçu ce matin, et que je relis. Suite à l'écriture<br />
de ce journal, j’ai reformulé la question, que j’ai donnée comme thème, pour une réflexion<br />
collective, avec les professeurs associés.<br />
G. Lapassade, P. Ville, et Christiane Gilon s’investiss<strong>en</strong>t sur cette question : on se<br />
retrouve à 25 à travailler la question, durant 4 heures et demie. G. Lapassade lance l’idée d’un<br />
numéro des IrrAIductibles sur ce thème : il lance ses troupes sur la question ! Une dynamique<br />
se crée. Un mot, avec derrière une question : "pourquoi les Anglo-Saxons n’ont-ils pas ce<br />
concept, et lui préfèr<strong>en</strong>t-ils le performatif, notion qui n’a aucun s<strong>en</strong>s pour nous ?", et G.<br />
Lapassade a apporté une énergie, une énergie gigantesque, retrouvée dans la réunion du 10<br />
mai, où 300 personnes sont v<strong>en</strong>us le célébrer.<br />
Ses 80 ans ont été un dispositif improvisé : un rituel ? Oui, mais négocié <strong>en</strong>tre<br />
plusieurs cultures, qui travers<strong>en</strong>t Georges : sa famille, nous, l’AI, le Maroc, la musique et la<br />
danse, l’<strong>Université</strong>, la recherche intellectuelle, etc. : l’énergie d'un évènem<strong>en</strong>t vi<strong>en</strong>t du<br />
frottem<strong>en</strong>t des mom<strong>en</strong>ts. Il y eut une t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre les musici<strong>en</strong>s Gnaouas, qui voulai<strong>en</strong>t faire<br />
une quête pour récolter de l’arg<strong>en</strong>t, pour faire un voyage à Essaouira et nous, les danseurs de<br />
tango, qui voulai<strong>en</strong>t imposer le bal. D’une cette rivalité pour la conquête de la parole, du<br />
pouvoir surgit, une force se dégage des conflits.<br />
Mercredi 19 mai,<br />
Ri<strong>en</strong>. Je n’ai pas le temps de développer.<br />
Lundi 24 mai,<br />
Mort d’Hubert de Luze, le soir du samedi 22 mai. Je suis écrasé. Comm<strong>en</strong>t parler d’Hubert ?<br />
Je ne connaîs pas sa biographie : j’ignore sa date de naissance.<br />
Mon livre sur R<strong>en</strong>é Lourau est à l’eau !<br />
J’ai mal dormi cette nuit. Pourtant, j’avais 4 jours de chantier jardin dans les jambes, auxquels<br />
s’ajoutai<strong>en</strong>t 3 heures de danse à la pratique de Charlotte. Celle-ci était heureuse que je sois<br />
v<strong>en</strong>u avec Sergio !<br />
La mort d’un ami, Hubert était mon co-auteur du Mom<strong>en</strong>t de la création, disqualifie les<br />
mom<strong>en</strong>ts ; du jour au l<strong>en</strong>demain, on se trouve dans le non-mom<strong>en</strong>t, la déstructuration<br />
psychologique : on ne peut que mesurer l'importance des personnes prés<strong>en</strong>tes abs<strong>en</strong>tes qui<br />
constitu<strong>en</strong>t notre transversalité.<br />
Mardi 25 mai, audition des candidats au poste de maître de<br />
confér<strong>en</strong>ces (sociologie de l’éducation),<br />
161
J'écoute att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t les candidats qui sont excell<strong>en</strong>ts : ils parl<strong>en</strong>t de choses<br />
concrètes, qui ont un rapport avec ma réflexion. On parle des banlieues, des jeunes<br />
déviant(e)s. S. parle des crapuleux (ses ?). Comm<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t-on crapuleux ? Comm<strong>en</strong>t sorton<br />
de ce statut ? question de l’appart<strong>en</strong>ance de groupe, question de l’id<strong>en</strong>tité : pour ces<br />
jeunes, la vie <strong>en</strong> banlieue se rapproche souv<strong>en</strong>t de la chronicité. Antérieurem<strong>en</strong>t, j'ai posé<br />
l'hypothèse que le chronique n’a pas de mom<strong>en</strong>ts, qu’il est dans le non-mom<strong>en</strong>t. Le chronique<br />
n’est que dans un fragm<strong>en</strong>t, qui se constitue comme Bildung autonome ; il se trouve dans le<br />
mom<strong>en</strong>t, élevé à l’absolu que critique H<strong>en</strong>ri Lefebvre, dans La Somme et le Reste : pour<br />
Lefebvre, le mom<strong>en</strong>t qui s’érige <strong>en</strong> absolu t<strong>en</strong>d vers l’autodestruction. Ainsi le jeu, lorsqu’un<br />
joueur s’investit tant dans le jeu qu’il <strong>en</strong> vi<strong>en</strong>t à jouer son patrimoine, il détruit non seulem<strong>en</strong>t<br />
le jeu comme mom<strong>en</strong>t, mais l’<strong>en</strong>semble de ses autres mom<strong>en</strong>ts (famille, travail…) qui<br />
sombr<strong>en</strong>t dans le chaos. H. Lefebvre donne aussi l’exemple de l’amoureux fou : l’amour élevé<br />
<strong>en</strong> absolu se détruit ; le jaloux détruit celui ou celle qu’il aime, et se détruit lui-même. Ainsi,<br />
le mom<strong>en</strong>t, lorsqu’il t<strong>en</strong>d vers l’absolu, produit le chaos, forme du non-mom<strong>en</strong>t.<br />
Hubert est mort.<br />
Mauvaise nuit <strong>en</strong>core aujourd’hui ; je n’intègre pas ce décès ; comm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> sortir ?<br />
Errance : l’amitié est un mom<strong>en</strong>t fort, nécessaire, mais la mort de l’ami a pour effet de<br />
transformer ce mom<strong>en</strong>t de l’amitié vivante, <strong>en</strong> mom<strong>en</strong>t passé, dépassé.<br />
Il y avait un mom<strong>en</strong>t anthropologique, l'amitié, avec ses possibles<br />
La mort de l’ami <strong>en</strong>traîne une liquidation du virtuel, du possible que portait <strong>en</strong> lui ce<br />
mom<strong>en</strong>t. Le passage du virtuel à l’accompli est un changem<strong>en</strong>t de statut du mom<strong>en</strong>t :<br />
d’anthropologique, le mom<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>d une dim<strong>en</strong>sion historique : je parle désormais de mon<br />
ami sur le mode du passé : ainsi, de ce prés<strong>en</strong>t déjà passé, je constitue un passé.<br />
Un mom<strong>en</strong>t se disloque : l’<strong>en</strong>semble de ma personnalité est secouée.<br />
L’épreuve de la mort d’un proche, difficile, est une situation qui survi<strong>en</strong>t inopiném<strong>en</strong>t,<br />
même lorsqu’elle est annoncée, voire att<strong>en</strong>due.<br />
On souffre de l’inachèvem<strong>en</strong>t : on souffre de tout ce que l’on aurait pu faire <strong>en</strong>semble,<br />
et que l’on ne fera jamais plus.<br />
Hubert de Luze était un interlocuteur, une sorte de directeur de collection, qui m’aidait<br />
à p<strong>en</strong>ser mon livre sur R<strong>en</strong>é Lourau. Il était mon éditeur, celui qui mettait de la distance par<br />
rapport à l’objet. Je devais lui expliquer l’émerg<strong>en</strong>ce de ma thèse et le contexte de la<br />
discussion.<br />
Le manque définitif de cette prés<strong>en</strong>ce se fait s<strong>en</strong>tir. Le manque de cette abs<strong>en</strong>ce se fera<br />
s<strong>en</strong>tir, car même lorsqu’il n’était pas là, la non-prés<strong>en</strong>ce d’Hubert, son abs<strong>en</strong>ce était une sorte<br />
de structuration de mon rapport au projet.<br />
Avec qui parler maint<strong>en</strong>ant ?<br />
Georges Lapassade vit cette disparition, comme moi. Il me propose de dîner mercredi,<br />
avec Gérard Althabe. Ce dernier a-t-il connu Hubert ? oui, nous avons partagé des repas<br />
<strong>en</strong>semble, au 127, rue Marcadet. Nous avons une photo du groupe : un collectif se forme<br />
donc, pour une cérémonie de travail du deuil. Lucette semble un peu loin de cela : elle n'a<br />
r<strong>en</strong>contré personnellem<strong>en</strong>t Hubert qu'assez tard, lors d'un déjeuner au Restaurant qu’il aimait,<br />
à côté de la rue Saint Merry : c’était un repas un peu lourd, avec une excell<strong>en</strong>te cuisine<br />
gasconne, Champagne <strong>en</strong> apéritif. Hubert aimait le Saumur Champigny, moi : pas trop !<br />
Souv<strong>en</strong>ir ! Le souv<strong>en</strong>ir, la stimulation de la mémoire, est-ce du mom<strong>en</strong>t ou du non-mom<strong>en</strong>t ?<br />
j'associe : un jour, j’avais pris quelque chose dans l’œil, je pleurais énormém<strong>en</strong>t : Hubert<br />
m’avait conduit à l’hôpital, à côté de chez lui…<br />
1 juin 2004, Séminaire de Patrice Ville, avec Sergio Borba.<br />
162
On me demande de faire le compte-r<strong>en</strong>du de la réunion historique des IrrAIductibles<br />
de v<strong>en</strong>dredi dernier : cette réunion vit surgir le numéro 5, avant le numéro 4 ! A 50 ans,<br />
Picasso : On a besoin de beaucoup de temps pour dev<strong>en</strong>ir jeune ! Pourquoi exclut-on les<br />
vieux ?<br />
Hubert de Luze avait une épouse de 20 ans de plus que lui. Un jour que Georges<br />
pr<strong>en</strong>ait la parole, dans une réunion à la fac <strong>en</strong> 1992, Antoine a dit :<br />
-Monsieur Lapassade, vous êtes retraité. Vous fermez votre gueule !<br />
-Ah, dit Patrice, je me souvi<strong>en</strong>s de cette interv<strong>en</strong>tion !<br />
Le numéro 5 des IrrAIductibles est le produit d'une coopération <strong>en</strong>tre B<strong>en</strong>younès,<br />
Kare<strong>en</strong>, Laur<strong>en</strong>ce Val<strong>en</strong>tin, qui ont fait des choses importantes et Opapé, etc. : je suis fier de<br />
mon école. Excell<strong>en</strong>te séance du séminaire : je suis trop sur un nuage, pour pr<strong>en</strong>dre des<br />
notes.<br />
Yvan, né <strong>en</strong> 1929, parle comme un génie : pour <strong>en</strong> finir avec la recherche, il fait<br />
l'éloge de la trouvaille.<br />
16 h 40,<br />
Fin du séminaire, 5 personnes sont restées dans la salle : Sergio est là. Kare<strong>en</strong> et Aziz,<br />
Opapé, Isabelle, Boumarta, aussi. J’ouvre mon journal parce que j’ai consci<strong>en</strong>ce d’être dans<br />
un nom mom<strong>en</strong>t (lapsus). Non ou Mon Mom<strong>en</strong>t. Le mom<strong>en</strong>t du non, mais aussi le mom<strong>en</strong>t du<br />
nom. Samuel Hess me parlait samedi du mom<strong>en</strong>t du nom Hess. Moses, Rudolf, etc. : j’ai déjà<br />
écrit un texte là-dessus. Pour l’anniversaire de Bernadette, aussi, évocation du nom Hess :<br />
Nom ! Les Cahiers de l’implication m’avai<strong>en</strong>t refusé un article sur ce thème.<br />
Kare<strong>en</strong> me r<strong>en</strong>d son mémoire (167 pages).<br />
Jeudi 10 juin 2004, 14 heures 30<br />
Au séminaire de Lucette, je retrouve Jacques Demorgon et Nelly<br />
Carp<strong>en</strong>tier. Nous avons déjeuné <strong>en</strong>semble, au Chinois : malgré la<br />
chaleur (30°C), j’avais faim.<br />
-Tu es un vrai jeune homme, m’a dit Nelly.<br />
Je me suis lavé les cheveux ce matin avant d’aller conduire<br />
Sergio à l’aéroport. Guy Berger était sur le trottoir, avec les valises de<br />
Sergio. Sergio ne m’a pas dit que son avion partait d’Orly. Du coup,<br />
je suis monté jusqu’à Saint-D<strong>en</strong>is, lorsque j’ai pris consci<strong>en</strong>ce du<br />
quiproquo. Cette incompréh<strong>en</strong>sion interculturelle serait intéressante à<br />
analyser. Rouler dans les embouteillages des heures durant peut<br />
r<strong>en</strong>dre fou : ce ne fut pas mon cas ce matin ; je restais calme, malgré<br />
l’heure qui pressait. Sergio me parlait : il allait repr<strong>en</strong>dre l’avion,<br />
après un séjour de deux mois à <strong>Paris</strong>. Il était <strong>en</strong> forme, heureux de<br />
quitter la France (?), de retrouver le Brésil. Je ne puis dire. Les deux<br />
probablem<strong>en</strong>t. La prés<strong>en</strong>ce de Sergio m’a bi<strong>en</strong> aidé dans ma vie<br />
professionnelle, même si sa prés<strong>en</strong>ce constante a aussi représ<strong>en</strong>té une<br />
pesanteur.<br />
Jacques Demorgon parle de l'interculturel. Tour de parole, chez les étudiants, avant le<br />
début de son exposé ; des demandes par rapport à Jacques :<br />
-D’où vi<strong>en</strong>t votre intérêt pour l’interculturel ? dit une jeune femme.<br />
163
Laur<strong>en</strong>ce m’a demandé de lui <strong>en</strong>voyer la maîtrise sur la traduction des Mom<strong>en</strong>ts<br />
pédagogiques, de Korczak. J’ai lu son mémoire : ce texte que je lui ai fait parv<strong>en</strong>ir va l’aider<br />
à bouger.<br />
Il me faudrait parler du dîner d’hier soir avec Jacques Ardoino, Guy Berger, Sergio<br />
Borba. Lucette avait tout préparé.<br />
Moi, j’étais avec R<strong>en</strong>aud Fabre, l’anci<strong>en</strong> présid<strong>en</strong>t de l’<strong>Université</strong>, au mom<strong>en</strong>t de la<br />
préparation du repas.<br />
Repas sympa. Photos. Je fais circuler Tombeau pour H<strong>en</strong>riette de Luze (1908-2002) :<br />
Berger n’est pas admiratif. Lucette et moi, si ! Lucette s’était levée à 5 heures pour éplucher<br />
ce livre : elle rêve de créer une collection Tombeaux.<br />
Jacques Demorgon est parv<strong>en</strong>u à faire une œuvre assez unifiée, lorsqu’il est parti <strong>en</strong><br />
retraite ! Il parle de transduction : j’aurais dû pr<strong>en</strong>dre des notes. Jacques a lu au plus près le<br />
livre de R<strong>en</strong>é Lourau, Implication Transductions. Ce que raconte Jacques sur l’autoorganisation<br />
des sociétés, invite à rep<strong>en</strong>ser l’auto-production du courant de l’analyse<br />
institutionnelle.<br />
Quelle est l’histoire du LAI (Laboratoire d'analyse institutionnelle) ? Né <strong>en</strong> 1976, il a<br />
été fondé par G. Lapassade, M. Lobrot, R. Lourau et Jacques Ardoino. La direction m’<strong>en</strong> fut<br />
confiée dès sa création ; vers 1993, il y a la création du LRAI (Laboratoire de Recherche <strong>en</strong><br />
analyse institutionnelle). Cela signifiait-il la disparition du LAI ? Ri<strong>en</strong> n’est moins sûr. Il faut<br />
revitaliser le LAI. Patrice Ville est d’accord pour <strong>en</strong> assurer la direction. Ce laboratoire avait<br />
une publication : Le Bulletin du Laboratoire d’analyse institutionnelle. Il faudrait ressortir ses<br />
numéros 32-33, annonçant la dissolution de ce bulletin, et la fusion avec Les IrrAIductibles.<br />
Première hypothèse. Seconde hypothèse. On mainti<strong>en</strong>t les deux revues.<br />
Au repas de midi : décision de fonder La Revue interculturelle ; Jacques Demorgon<br />
juge cela important ; Lucette ne pourrait-elle pas pr<strong>en</strong>dre la direction de cette revue ?<br />
Parallèlem<strong>en</strong>t à ces chantiers, nécessité de garder prés<strong>en</strong>t à l’esprit la fondation de notre revue<br />
Attraction passionnelle.<br />
Le deuil d’Hubert m’a beaucoup touché. Je me suis trouvé complètem<strong>en</strong>t abattu <strong>en</strong>tre<br />
le 22 mai et le 8 juin.<br />
Depuis mardi, les choses boug<strong>en</strong>t. Je me s<strong>en</strong>s mieux : je vois clair dans ce que j’ai à<br />
faire. J’ai <strong>en</strong>vie d’écrire ; nécessité, dans un premier temps de repr<strong>en</strong>dre mon article sur<br />
Hubert de Luze ; il me faut le compléter, l’<strong>en</strong>richir.<br />
Hubert mérite d’ouvrir notre nouvelle revue Attraction Passionnelle. Mon article doit<br />
dev<strong>en</strong>ir un squelette de dossier. Tombeau pour H<strong>en</strong>riette : événem<strong>en</strong>t ! pour moi. Désir<br />
d’écouter la musique d’Hubert, de mettre un CD dans la voiture, de l’écouter durant mes<br />
voyages ; à qui offrir les 10 CD légués par Hubert ? Qui peut apprécier cette musique ? Je ne<br />
veux pas que ces CD se perd<strong>en</strong>t, soi<strong>en</strong>t oubliés : il faut au contraire faire que ces morceaux<br />
soi<strong>en</strong>t <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dus, et ces pièces rejouées par d’autres orchestres ! Plaisir de la lecture, au<br />
programme : lire tout de Luze 284 . A Sainte-Gemme, regrouper ses œuvres, rec<strong>en</strong>ser celles qui<br />
me manqu<strong>en</strong>t. Devoir de fidélité rétrospective.<br />
284 Oeuvres de sci<strong>en</strong>ces humaines d’Hubert de Luze :<br />
-aux Éditions Loris Talmart :<br />
8 760 heures, journal d’une année quelconque<br />
La sci<strong>en</strong>ce de l’homme, esquisse panoramique d’une grande av<strong>en</strong>ture intellectuelle à l’usage de ceux qui n’<strong>en</strong><br />
ont qu’une idée vague.<br />
Ethnométhodologie, morale et grammaires génératives des mœurs, itinéraire d’une réflexion.<br />
Regard sur une morale ondulatoire, <strong>en</strong>quête chez les sauvages du IVe arrondissem<strong>en</strong>t et plus particulièrem<strong>en</strong>t de<br />
l’île du Marais.<br />
164
V<strong>en</strong>dredi 11 juin 2004, 8 heures 45. Réunion de la<br />
commission de spécialistes. Recrutem<strong>en</strong>t d’ATER.<br />
La journée va être longue : nous avons à recruter des ATER ; <strong>en</strong>suite j’aurai un peu de<br />
temps, puis la réunion des IrrAIductibles, puis un voyage à Lille, où je dois faire une<br />
confér<strong>en</strong>ce sur le tango.<br />
Cette journée s’inscrit <strong>en</strong>core dans le non-mom<strong>en</strong>t. Je vais beaucoup m’<strong>en</strong>nuyer, mais<br />
Lucette m'annoncé que j’aurais obt<strong>en</strong>u mon congé sabbatique pour l’an prochain. Je vais<br />
essayer d’avoir confirmation de cette information, et si c’est oui, je vais <strong>en</strong>trer dans une<br />
période de production intellectuelle. Lucette me suggère de pr<strong>en</strong>dre ce congé sabbatique au<br />
second semestre, mais je me demande si je ne devrais pas plutôt profiter de l’hiver pour partir<br />
dans l’hémisphère sud, car <strong>en</strong> cette période, je n’ai jamais grand chose à faire dans le jardin.<br />
On recrute Luc Bruliard comme chargé de cours. Il est spécialiste de la pédagogie<br />
Freinet. Il faudrait que je fasse connaissance avec lui.<br />
Mon programme éditorial. Parmi les urg<strong>en</strong>ces, les ouvrages qui impliqu<strong>en</strong>t d’autres<br />
personnes :<br />
- L’observation participante <strong>en</strong> coopération avec Gaby, me semble prioritaire.<br />
- Le second livre à terminer est La relation pédagogique. Ces deux livres sont pour<br />
Anthropos. L’idéal serait de r<strong>en</strong>dre ces livres avant le 14 juillet. Le livre sur La<br />
relation pédagogique intéresse le Brésil. Dès que j’aurai terminé ce travail, je<br />
passerai à La théorie des mom<strong>en</strong>ts, au Journal des mom<strong>en</strong>ts. Ce chantier est l’un<br />
qui me passionne le plus. Là <strong>en</strong>core, il y a vraim<strong>en</strong>t du travail à faire.<br />
L’ordre des choses :<br />
- La théorie des mom<strong>en</strong>ts<br />
- Mom<strong>en</strong>t du journal et journal des mom<strong>en</strong>ts (livre théorique sur la pratique du<br />
journal).<br />
Parallèlem<strong>en</strong>t à ce chantier, édition du Journal d’analyse institutionnelle, et de tous les<br />
autres journaux écrits depuis 2000. Une fois avancé ce chantier, je me lance dans la<br />
production de livres réflexifs sur l’AI :<br />
- Le Petit Traité de l’AI (avec Lapassade et Ville)<br />
- Manuel d’AI (je voudrais repr<strong>en</strong>dre 3 mom<strong>en</strong>ts : la psychothérapie institutionnelle,<br />
la pédagogie institutionnelle et la socianalyse institutionnelle).<br />
Tous ces chantiers devrai<strong>en</strong>t déboucher pour la r<strong>en</strong>trée. A prévoir pour la fin des<br />
vacances : Livre sur R<strong>en</strong>é Lourau (à r<strong>en</strong>dre à Loris Talmart).<br />
Jeudi 11 juin, 16 h 10. dans le métro vers Gare du Nord,<br />
Je sors de la réunion des IrrAIductibles. J’ai pu raconter les derniers événem<strong>en</strong>ts :<br />
Le certain et le précaire, essai.<br />
Tombeau pour H<strong>en</strong>riette.<br />
-aux Éditions Anthropos :<br />
L’ethnométhodologie, coll. “ Ethnosociologie poche ”.<br />
Le mom<strong>en</strong>t de la création, échanges de lettres 1999-2000, (avec Remi Hess), coll. “ Anthropologie ”, 2001, 358<br />
pages.<br />
165
- Le succès de Véronique Dupont au concours de recrutem<strong>en</strong>t administratif<br />
(catégorie B). Elle vi<strong>en</strong>t d’appr<strong>en</strong>dre qu’elle a eu la place de seconde (sur 1300<br />
candidats). Notre secrétaire de rédaction a donc réussi quelque chose d’important.<br />
- Mon congé sabbatique. Je suis maint<strong>en</strong>ant quasi sûr de l’avoir.<br />
Dans le train (TGV) vers Lille, 16 h 30.<br />
(suite de la réunion de tout à l’heure).<br />
Comm<strong>en</strong>t organiser l’année prochaine. J’ai vu Elisabeth Bautier ce matin, qui<br />
proposait à Patrice de pr<strong>en</strong>dre l’atelier le premier semestre et à moi d’assumer le séminaire au<br />
second, solution à mettre <strong>en</strong> place : je n’ai <strong>en</strong>core reçu aucune information officielle<br />
concernant mon congé. Mais Chantal Hochet, du service du personnel, a téléphoné à Danielle<br />
cette information.<br />
D’autre part, Patrice Ville, étant exclu du LES, se trouve <strong>en</strong> errance. Le repr<strong>en</strong>onsnous<br />
dans notre équipe ? Oui, évidemm<strong>en</strong>t, dis<strong>en</strong>t des g<strong>en</strong>s comme Jean-Louis Le Grand.<br />
Mais ils veul<strong>en</strong>t att<strong>en</strong>dre la réponse du Ministère, à notre demande d'habilitation pour pr<strong>en</strong>dre<br />
une décision. Réponse <strong>en</strong> septembre.<br />
Lucette veut pr<strong>en</strong>dre son congé au second semestre, moi au premier. Je veux me<br />
casser au mois d’octobre. Je ne veux pas inscrire de g<strong>en</strong>s <strong>en</strong> DEA, excepté les g<strong>en</strong>s proches<br />
de mes recherches. Cette période de l’année est du non-lieu.<br />
Les réunions se succèd<strong>en</strong>t et, dans la dynamique, des chocs divers se succèd<strong>en</strong>t et<br />
provoqu<strong>en</strong>t un changem<strong>en</strong>t dans le dispositif.<br />
Georges était ému d’appr<strong>en</strong>dre que j’avais un congé sabbatique, et que j’<strong>en</strong> étais<br />
cont<strong>en</strong>t : ce nouveau contexte repousse au second semestre le chantier que nous avions décidé<br />
de conduire à bi<strong>en</strong> <strong>en</strong> octobre : le cours commun sur l’AI.<br />
Au cours de la réunion des IrrAIductibles, j’ai r<strong>en</strong>du compte de l’interv<strong>en</strong>tion de<br />
Jacques Demorgon et de Nelly Carp<strong>en</strong>tier, hier dans le séminaire de Lucette. Jacques nous a<br />
dit que la création d'une Revue interculturelle était une opportunité à ne pas laisser passer :<br />
c’est un créneau <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t neuf ; personne ne s’est <strong>en</strong>core <strong>en</strong>gagé dedans. Il faut foncer !<br />
B<strong>en</strong>younès a rappelé que nous avions aussi le projet d’une revue intitulée Autogestion<br />
pédagogique qui avait comme projet de travailler sur l’histoire de l’éducation nouvelle. Là<br />
<strong>en</strong>core, il faudrait s’y mettre, sans oublier Attraction passionnelle.<br />
L’an prochain, il faudrait avoir continûm<strong>en</strong>t un dossier déposé au service<br />
“reprographie” : quelque soit l’étiquette de la revue, ils travaillerai<strong>en</strong>t pour nous : les 4 revues<br />
sont à faire avancer <strong>en</strong> parallèle. Il faudrait t<strong>en</strong>ir Gaby au courant de tous ces projets. Dès<br />
demain, je vais écrire 4 heures tous les matins : il faut r<strong>en</strong>dre des textes tout azimut. Par<br />
ailleurs, j’ai informé le groupe des IrrAIductibles de l’élection de 4 nouveaux ATER ce<br />
matin. Parmi ces 4, 2 pour le LES, issus de l’AI de Limoges : Vinc<strong>en</strong>t Enrico et Patricia<br />
Aloux-Bessaoud. Je ne les connais pas, mais B<strong>en</strong>younès les connaît : ce sont les petits soldats<br />
de Gilles Monceau. Il est certain que Gilles Monceau préfère <strong>en</strong>seigner l’AI, à des g<strong>en</strong>s<br />
comme cela, plutôt que de travailler avec des plus âgés comme Patrice Ville. Quoiqu’on dise,<br />
je p<strong>en</strong>se tout de même que ces g<strong>en</strong>s-là sont, d’une certaine manière, des institutionnalistes : ils<br />
sont irrécupérables pour nous, mais ils cré<strong>en</strong>t une autre dynamique ; un jour, ils se<br />
confronteront à B<strong>en</strong>younès, Augustin Mutuale, Kare<strong>en</strong> Illiade, Laur<strong>en</strong>ce Val<strong>en</strong>tin et les<br />
autres.<br />
Je feuillette ce nouveau carnet comm<strong>en</strong>cé <strong>en</strong> mai. Il a déjà pas mal de pages. Je vais<br />
les numéroter…<br />
166
C’est fait. Je médite au succès de Véronique Dupont, ma nièce. On <strong>en</strong> parlait dans la<br />
voiture avec Lucette, qui me reconduisait au métro pour la Gare du Nord. C’est un beau<br />
succès qui s’est construit avec méthode. J’ai embauché Véro. Je l’ai initié à la vie<br />
universitaire. Lucette l’a fait <strong>en</strong>suite recruté comme vacataire à <strong>Paris</strong> 8. Hélène l’a préparé au<br />
concours pour les épreuves juridiques. C’est formidable ce travail d’équipe. "Véro va pouvoir<br />
t<strong>en</strong>ter un recrutem<strong>en</strong>t de catégorie A", a dit Lucette. C’est certain. Elle réussira tous les<br />
concours qu’elle passera. C’est une perfectionniste. Dans son g<strong>en</strong>re, elle est une surdouée. Je<br />
vais écrire un article sur elle dans le prochain numéro des IrrAIductibles. Elle est notre<br />
secrétaire de rédaction ! Il faut que je remercie aussi Martine Abdallah-Pretceille, qui l’a<br />
choisi comme secrétaire.<br />
C’est formidable de pouvoir être l’adjointe d’une vice-présid<strong>en</strong>te du Conseil<br />
sci<strong>en</strong>tifique. Ce succès de Véronique me r<strong>en</strong>d heureux, très heureux ! Ce que je trouve génial<br />
chez elle est qu’elle a réussi cette performance, tout <strong>en</strong> faisant son boulot à la fac, mais aussi<br />
<strong>en</strong> passant des week-<strong>en</strong>ds à moto avec Jean-Sébasti<strong>en</strong>, et à mettre <strong>en</strong> forme le numéro des<br />
IrrAIductibles. Cette transversalisation des activités est fantastique : elle est une illustration<br />
de la théorie des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Lundi 14 juin 2004, 10 heures.<br />
Réunion de notre nouveau laboratoire. Lucette me donne la parole. Je dis quelques<br />
mots des décès de Gérard Althabe, de Hubert de Luze, et <strong>en</strong>suite la séance comm<strong>en</strong>ce.<br />
Je suis déstructuré par la mort de Gérard. Samedi matin, je devais partir très tôt à<br />
Sainte-Gemme, mais, étant r<strong>en</strong>tré à une heure du matin de Lille, je n’étais pas <strong>en</strong> train :<br />
j’avais les jambes lourdes, je cherchais un prétexte pour retarder mon départ. J’ai écouté mes<br />
messages téléphoniques, et j’ai trouvé le message de Monique Salim, laissé la veille : elle<br />
m’annonçait la mort de Gérard. Je sortais tout doucem<strong>en</strong>t de la maladie, dans laquelle j’avais<br />
sombré après la mort d’Hubert, et voilà maint<strong>en</strong>ant le décès de Gérard. Nous nous étions vus<br />
le soir du 26 mai, veille de l’incinération de notre ami Hubert ; ce soir-là, Gérard avait raconté<br />
une autre version de l’époque de Vichy, que celle que nous racontait Lapassade; il parlait<br />
discrètem<strong>en</strong>t, ne cherchant pas à être <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du par Georges, qui, lui, parlait fort (il était très<br />
sourd ce soir-là).<br />
Il y avait Charlotte, Lucette, Val<strong>en</strong>tin Schaepelink. Il y avait aussi Sergio Borba, notre<br />
ami Brésili<strong>en</strong> de Maceo. La discussion était passionnante, t<strong>en</strong>due un peu du fait des positions<br />
paradoxales de Georges. J’avais sorti les photos d’Hubert prises Rue Marcadet ; je faisais<br />
sil<strong>en</strong>ce cep<strong>en</strong>dant, sur la cérémonie du l<strong>en</strong>demain, car je n’avais pas <strong>en</strong>vie de changer le<br />
climat de ces dîners intellectuels, que nous organisons chez nous, et je p<strong>en</strong>sais à Patrice qui<br />
participait au dernier dîner où était v<strong>en</strong>u de Luze <strong>en</strong> 2003. Sur le livre d’or, Gérard avait écrit<br />
à propos des sorties de Georges : soirée inoubliable !<br />
J’ai téléphoné à Patrice, j’ai laissé un message à Georges. Puis je me suis mis à écrire<br />
un texte pour annoncer aux IrrAIductibles la nouvelle de cette mort.<br />
Tard, le soir, Georges Lapassade me rappela. Je lui annonçais la mort de Gérard :<br />
-C’est triste, très triste, dit-il . Je ne puis ri<strong>en</strong> dire d’autre. Je vais raccrocher.<br />
Hier, Georges me demanda de l’emm<strong>en</strong>er à l’<strong>en</strong>terrem<strong>en</strong>t. Enterrem<strong>en</strong>t ! Gérard était à<br />
l’<strong>en</strong>terrem<strong>en</strong>t de R<strong>en</strong>é Lourau. Il avait été stupéfait du nombre de personnes, qui étai<strong>en</strong>t<br />
prés<strong>en</strong>tes à cette cérémonie : des étudiants, beaucoup d’étudiants !<br />
-Aucun collègue de l’<strong>Université</strong> française n’aura jamais autant d’étudiants le jour de<br />
son <strong>en</strong>terrem<strong>en</strong>t, et tellem<strong>en</strong>t émus !, m’avait-il dit.<br />
Gérard avait mesuré ce jour-là, la prés<strong>en</strong>ce de R<strong>en</strong>é chez les étudiants…<br />
167
Il faut dire qu’au mom<strong>en</strong>t de la mort de R<strong>en</strong>é, nous nous trouvions dans un<br />
mouvem<strong>en</strong>t de lutte assez fantastique. Des collègues cherchai<strong>en</strong>t à éliminer les étudiants du<br />
DEA ; et parmi eux, deux ou trois anci<strong>en</strong>s du Mouvem<strong>en</strong>t de l’AI. Cela r<strong>en</strong>dait R<strong>en</strong>é malade.<br />
Je me battais à ses côtés ; il y avait aussi Patrice Ville. Nous étions proches idéologiquem<strong>en</strong>t.<br />
Les étudiants, dans leur très grande majorité, étai<strong>en</strong>t lancés dans la lutte contre les profs<br />
réactionnaires. La mort de R. Lourau surv<strong>en</strong>ait dans ce contexte de lutte. Cette lutte que<br />
Gérard n’ignorait pas totalem<strong>en</strong>t, il <strong>en</strong> mesura les effets <strong>en</strong>suite très rapidem<strong>en</strong>t. Le décès de<br />
R<strong>en</strong>é nous rapprocha : Gérard avait beaucoup aimé R<strong>en</strong>é. Ils avai<strong>en</strong>t eu une amitié très forte,<br />
étant <strong>en</strong>fants, adolesc<strong>en</strong>ts. Gérard avait <strong>en</strong>suite pris quelques distances, car il souffrait de<br />
l’évocation de ses années d’<strong>en</strong>fance à Gelos. La position de classe de ses par<strong>en</strong>ts lui faisait<br />
honte, ceux-ci voulai<strong>en</strong>t le faire sortir de son milieu : ce désir de ses par<strong>en</strong>ts de voir leur fils<br />
changer de classe sociale, fut pour lui une douleur. Position de classe, origine de classe,<br />
aspirations de classe était une dialectique qui traversa toute sa scolarité secondaire. En<br />
terminale, il r<strong>en</strong>contra Josette, issue de la classe bourgeoise. Leur amour fut une sorte de<br />
dépassem<strong>en</strong>t du problème, qui avait miné son <strong>en</strong>fance, son adolesc<strong>en</strong>ce. J’ai écouté Gérard<br />
raconter son histoire de vie, après la mort de R<strong>en</strong>é. Quand il parlait, j’avais l’impression<br />
d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre R<strong>en</strong>é. R<strong>en</strong>é avait eu exactem<strong>en</strong>t la même <strong>en</strong>fance, les mêmes problèmes. Ce vécu<br />
commun d’un écart important <strong>en</strong>tre origine et position de classe, et ce refus du malaise, qui<br />
découle du fait de refuser cette dissociation, explique <strong>en</strong> partie l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t de l’un et de<br />
l’autre dans la construction d’une théorie de l’implication.<br />
P<strong>en</strong>dant que j’écris, Dan Ferrand Bechmann fait un exposé sur la richesse de<br />
l’expéri<strong>en</strong>ce associative. R<strong>en</strong>é Barbier intervi<strong>en</strong>t pour dire qu’il est <strong>en</strong> phase avec ce que dit<br />
Dan : elle a parlé de Saul Alinsky, Paulo Freire. Dan a parlé d’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t, d’implication.<br />
Frédéric Dages propose d’insister sur la notion de mobilisation…<br />
Nous sommes une tr<strong>en</strong>taine. Je m’aperçois que je n’ai pas mobilisé mes troupes.<br />
Aucun de nos doctorants n’est prés<strong>en</strong>t. Je suis nul. Il aurait été important pour eux d’être là.<br />
-La reconnaissance de l’expéri<strong>en</strong>ce passe par une auto-reconnaissance du poids de<br />
l’expéri<strong>en</strong>ce, dit Lucette. Oui. En écrivant mon journal, je fais un travail de construction de<br />
cette reconnaissance, de cette auto-reconnaissance de l’expéri<strong>en</strong>ce. Tout le travail<br />
biographique est une t<strong>en</strong>tation, une t<strong>en</strong>tative de construction de l’expéri<strong>en</strong>ce. Dans<br />
l’expéri<strong>en</strong>ce de l’histoire de vie que l’on fait à deux, ce qui se passe c’est une co-construction<br />
d’expéri<strong>en</strong>ces. Survivre à Gérard me donne une responsabilité. Je dois transmettre son<br />
expéri<strong>en</strong>ce.<br />
Susp<strong>en</strong>sion de séance.<br />
Je pars avec un petit paquet de tracts (textes de 4 pages sur Gérard, que j’ai fait tirer<br />
par Madame Guichard). Je vais donner un exemplaire à Danièle Lemeunier, lui demandant de<br />
prév<strong>en</strong>ir Georges, que je le pr<strong>en</strong>drai pour partir à Boulogne, aux funérailles.<br />
Ensuite, je me suis dit qu’il fallait aller porter mon texte <strong>en</strong> anthropologie. J’y ai vu<br />
Marianne, et Pierre-Philippe avec qui nous avons évoqué Gérard. Pierre-Philippe Rey<br />
reconnaît dans la personne de Gérard, plus qu’un “mao”, un anti-colonialiste.<br />
Ce que je trouve génial, chez lui, c’est son effort pour décrire les situations dures, qu’il<br />
a vécues, et pour les élaborer comme expéri<strong>en</strong>ce. Ce qu’il dit sur le rapport à l’école qui<br />
<strong>en</strong>traîne chez lui une difficulté de socialisation (rupture programmée par sa famille avec sa<br />
classe sociale d’origine). Il raconte un vécu dans lequel je me suis retrouvé. Mes difficultés<br />
scolaires ne v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t pas d’autre chose que du conflit décrit par Gérard. L’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre parler de<br />
son <strong>en</strong>fance, de son adolesc<strong>en</strong>ce avait son origine dans la curiosité, que me donnait mon statut<br />
de biographe de R<strong>en</strong>é Lourau : écouter Gérard devait m’instruire sur R<strong>en</strong>é. Ça, c’était le<br />
départ, mais, <strong>en</strong> même temps, plus Gérard me parle, plus j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds la construction de ma<br />
propre expéri<strong>en</strong>ce. Moi aussi, j’ai eu ce conflit <strong>en</strong> tant qu’élève. Le désir de mes par<strong>en</strong>ts était<br />
plus complexe que celui des par<strong>en</strong>ts de Gérard, mais on peut lui trouver une dim<strong>en</strong>sion<br />
commune : me faire changer de classe sociale, me porter pour aller vers le haut ; et pour cela<br />
168
se sacrifier. Il y a de nombreuses dim<strong>en</strong>sions dans une expéri<strong>en</strong>ce. Mais le travail à deux<br />
permet un développem<strong>en</strong>t de la réflexivité pour l’un et pour l’autre.<br />
Jean Biarnès parle maint<strong>en</strong>ant. Il est un anci<strong>en</strong> instituteur, pratici<strong>en</strong> de la pédagogie<br />
institutionnelle. J’aime bi<strong>en</strong> ce qu’il dit, sur l’élaboration de l’expéri<strong>en</strong>ce. Si je parvi<strong>en</strong>s à<br />
pr<strong>en</strong>dre la parole, je proposerai de distinguer savoir et connaissance 285 . Autre idée, la coproduction<br />
de savoir, la co-élaboration de l’expéri<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>richit la connaissance des différ<strong>en</strong>ts<br />
acteurs.<br />
Je n’ai pas noté que j’avais vu Monceau ce matin. Je lui ai demandé s’il savait que<br />
Gérard Althabe est mort.<br />
-Oui. Je l’ai appris, hier…<br />
Sil<strong>en</strong>ce…<br />
G. Lapassade me téléphone durant la réunion, par le canal de Véronique. Je vais le<br />
pr<strong>en</strong>dre avec Rezki pour le conduire à l’<strong>en</strong>terrem<strong>en</strong>t. Véronique m’a dit que cette expéri<strong>en</strong>ce<br />
devait être dure pour moi.<br />
-Oui, dure !, lui ai-je dit.<br />
14 heures 45, Retour au colloque de notre groupe de recherche.<br />
Repas amical au chinois avec Michel Manson, R<strong>en</strong>é Barbier et Christine Delory<br />
Momberger qui doit interv<strong>en</strong>ir maint<strong>en</strong>ant… Christine et R<strong>en</strong>é ont bi<strong>en</strong> connu Gérard.<br />
Michel Manson travaille avec Christine. Il est histori<strong>en</strong> de l’éducation. Il a étudié tout<br />
particulièrem<strong>en</strong>t l’histoire du jeu et des jeux. Il est né <strong>en</strong> 1946. Son itinéraire ? Il est<br />
professeur de sci<strong>en</strong>ces de l’éducation à <strong>Paris</strong> XIII. Nous avons parlé, de façon très amicale, de<br />
choses et d’autres : résultats des élections europé<strong>en</strong>nes, succès de la France contre<br />
l’Angleterre. R<strong>en</strong>é Barbier a dit que le football lui donnait la nausée, qu’il partageait l’analyse<br />
de Jean-Marie Brohm, etc. Michel Manson, quant à lui, a été téléspectateur du match d’hier,<br />
et il a att<strong>en</strong>du la fin. Comme moi ! Lucette aussi, co-auteur avec Jean-Marie Brohm de<br />
Quelles pratiques corporelles maint<strong>en</strong>ant (Delarge,1978), est restée jusqu’à la fin du match.<br />
J’ai loupé Croatie-Suisse, car je recevais ma fille Hélène, Yves et leurs deux filles. Le<br />
vécu avec Constance et Nolw<strong>en</strong>n fait oublier le sport, car mes petites filles sont, <strong>en</strong> ellesmêmes,<br />
un sport. On ne s’<strong>en</strong>nuie pas à jouer à “ cheval-g<strong>en</strong>darme ”, et autres exc<strong>en</strong>tricités,<br />
permettant la relation adulte-<strong>en</strong>fant.<br />
De Luze a montré l’ambival<strong>en</strong>ce, par rapport à la morale, de l’homosexuel, qui<br />
change de norme <strong>en</strong> fonction du contexte. Il <strong>en</strong> est de même pour moi, par rapport au sport. Je<br />
puis être ailleurs ou être dedans. Mais, selon que je suis dedans ou dehors, je n’ai plus le<br />
même rapport au monde. Le foot m’absorbe. Il me capte. Je ne peux pas dire que, lorsque je<br />
regarde une émission sur le Tour du Dauphiné ou sur le Grand prix de formule 1 du Canada,<br />
je sois “ mobilisé ” à 100%. Je regarde cela de loin, <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant à autre chose. Je fais plusieurs<br />
choses à la fois (d’où le fait que je vive mal de devoir écouter les comm<strong>en</strong>taires techniques<br />
des coups de pied arrêtés de David Beeckam, par mon épouse). Pour moi, l’analyse des gestes<br />
techniques se fait quasim<strong>en</strong>t instantaném<strong>en</strong>t, sans grande mobilisation. J’expérim<strong>en</strong>te une<br />
sorte de veille. Mais cette veille peut décl<strong>en</strong>cher une mobilisation psychique totale, lorsque<br />
l’évaluation du jeu l’implique. Du coup, je regarde ça <strong>en</strong> étant ailleurs, mais avec une<br />
demande de ne pas être dérangé au cas où, par hasard, survi<strong>en</strong>drait un mom<strong>en</strong>t décisif du jeu<br />
qui ferait basculer la prés<strong>en</strong>tation (Husserl, Ecrit sur la consci<strong>en</strong>ce phénoménologique de la<br />
285 Cf. Michel Authier, Pays de connaissance, 1998, Ed du Rocher.<br />
169
consci<strong>en</strong>ce intime du temps, 1905). La “ représ<strong>en</strong>tation ”, <strong>en</strong> foot n’étant que le montage<br />
télévisuel de mom<strong>en</strong>ts décisifs.<br />
Nous avons bu 2 bouteilles de Muscadet à midi. Je ferais volontiers une sieste.<br />
Christine parle de l’échange conversationnel (la conversation). L’autre social me ramène à ma<br />
propre socialité, etc. "La conversation rejoint l’expéri<strong>en</strong>ce individuelle médiatisée par<br />
l’autre…".<br />
15 heures 30. J’ai r<strong>en</strong>dez-vous avec Lapassade au SCUIO. Personne. Georges n’est<br />
pas là. Nous avions r<strong>en</strong>dez-vous pour partir <strong>en</strong>semble à l’<strong>en</strong>terrem<strong>en</strong>t d’Althabe. La mort, fin<br />
des mom<strong>en</strong>ts : le non-mom<strong>en</strong>t total, absolu. La prés<strong>en</strong>ce dans un non-mom<strong>en</strong>t : l’att<strong>en</strong>te de<br />
l’autre dans un r<strong>en</strong>dez-vous, où il n’arrive pas, la queue, ces expéri<strong>en</strong>ces sont des nonmom<strong>en</strong>ts.<br />
Pourquoi Lapassade m’a-t-il donné r<strong>en</strong>dez-vous, dans ce non-lieu du SCIUO ?<br />
J’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds la voix de Maryl. Pas d’étudiant aujourd’hui dans ce service que j’ai dirigé, il y a 20<br />
ans !<br />
A midi, échange avec Sarella, qui a assisté la semaine passée au séminaire de Marc<br />
Augé et Gérard Althabe à l’EPHEST : Gérard était <strong>en</strong> forme. Comm<strong>en</strong>t passe-t-on de la mort<br />
à la vie ? Georges ne me fera pas manquer les funérailles de Gérard. Je vais partir. Le Monde,<br />
regarder Le Monde de samedi. Je n’ai pas Le Monde chez moi (grève de la distribution).<br />
Regarder Le Monde, et puis partir Porte de Saint Cloud. Maint<strong>en</strong>ant.<br />
16 heures dans le métro,<br />
J’ai décidé de laisser la voiture rue Marcadet et de continuer <strong>en</strong> métro. J’ai loupé<br />
Georges, et je t<strong>en</strong>te de rattraper mon retard. Selon Maryl, Georges a dû s’assoupir quelque<br />
part. J’ai laissé mon sac chez moi. Je n’ai pris que ce Carnet du non-mom<strong>en</strong>t, et quelques<br />
copies du texte photocopié ce matin. Je n’ai pas les jambes lourdes. Seulem<strong>en</strong>t, je n’ai pas<br />
retrouvé dans ma voiture le plan, préparé ce matin avant de partir : je pars donc sans savoir où<br />
je vais. Porte de Saint Cloud, j’espère trouver un plan. Quelle vie ! Quelle mort !<br />
Ce matin, Lucette m’a dit que les funérailles ne me permettrai<strong>en</strong>t pas d’établir des<br />
contacts : aucune décision ne sera prise aujourd’hui. En fait, je voudrais pouvoir établir une<br />
vraie relation, aujourd’hui, avec le fils de Gérard, Marc Augé et Monique Sélim. Pour moi,<br />
l’important serait que nous puissions pr<strong>en</strong>dre une décision collective concernant l’histoire de<br />
vie de Gérard. Ensuite, je m’y mettrai à plein temps. Il faut que cela sorte <strong>en</strong> septembre.<br />
Réminisc<strong>en</strong>ce : je p<strong>en</strong>se au texte que Gérard m’a r<strong>en</strong>du sur l’observation participante. Il faut<br />
aussi le sortir pour septembre. Je n’ai pas donné de nouvelles à Gaby depuis 107 ans, alors<br />
qu'il se passe tellem<strong>en</strong>t de choses !<br />
Ce matin, un mot d’Odile ma sœur :<br />
- J’ai vu dans Le Monde la disparition de Gérard Althabe. Je crois qu’il était un<br />
proche. Je p<strong>en</strong>se à toi.<br />
Cela m’a vraim<strong>en</strong>t touché. J’<strong>en</strong> veux à Liotard, de nous avoir fait perdre un temps<br />
précieux. Le procès Brohm a été une merde absolue. Le temps perdu dans cette affaire aurait<br />
dû être consacré à produire la mémoire collective de notre recherche. En relisant un article<br />
d’Althabe, hier, j’ai pris consci<strong>en</strong>ce que le temps bi<strong>en</strong> utilisé est la chose la plus précieuse.<br />
C’était déjà l’idée de De Luze : "Vous perdez votre temps chez les Verts, écrivez !", me<br />
disait-il <strong>en</strong> 1999. Je ne le compr<strong>en</strong>ais pas. J’avais 52 ans. Aujourd’hui, j’<strong>en</strong> ai 57. Et je<br />
comm<strong>en</strong>ce à compr<strong>en</strong>dre que j’ai manqué de prés<strong>en</strong>ce à mon œuvre. Certes, j’ai écrit un<br />
journal. Mais celui-ci n’est que le témoin de ma dissociation. Aujourd’hui, il devi<strong>en</strong>t<br />
important de construire, avec méthode.<br />
170
Par exemple, les Van Bockstaele, je dois leur écrire, leur donner mon feu vert. Il faut y<br />
aller. Il faut que leur livre paraisse <strong>en</strong> septembre 286 . C’est urg<strong>en</strong>t. Ils ont plus de 80 ans ! C’est<br />
leur premier livre. Il ne faut pas qu’ils manqu<strong>en</strong>t cette joie énorme de voir sortir un livre ! Le<br />
livre collectif de leur vie !<br />
J’ai oublié l’appareil photo. Merde ! Je voulais vraim<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>dre des photos. C’était<br />
stratégique pour moi. Gérard avait tellem<strong>en</strong>t parlé de l’<strong>en</strong>terrem<strong>en</strong>t de R<strong>en</strong>é Lourau. On<br />
manque de prés<strong>en</strong>ce à l’événem<strong>en</strong>t. On ne parvi<strong>en</strong>t pas à se “ mobiliser ”. On est soumis à une<br />
certaine passivité. La situation est émotivem<strong>en</strong>t dure. Du coup, on craque, <strong>en</strong> ce qui concerne<br />
la capacité à se mobiliser psychologiquem<strong>en</strong>t. Il fait 27°C. J’ai chaud. Cela ne facilite <strong>en</strong> ri<strong>en</strong><br />
la qualité de la prés<strong>en</strong>ce au monde. Encore une station. Il me reste 8 minutes pour trouver le<br />
nouveau cimetière de Boulogne. Y aura-t-il d’autres IrrAIductibles au r<strong>en</strong>dez-vous ?<br />
19 heures 30, dans le bus 31 <strong>en</strong>tre la Gare du Nord et chez moi,<br />
Je suis arrivé un peu juste au cimetière : Monique Selim parlait. Ensuite, il y a eu<br />
Marc Augé qui a sorti un papier un peu court, je trouve dans Le Monde daté du 15 juin, mais<br />
important, car il donne quelques référ<strong>en</strong>ces précises que je peux repr<strong>en</strong>dre. C’est le père de<br />
Patrice Ville qui m’a montré ce texte. Il se trouve que les par<strong>en</strong>ts de Patrice habit<strong>en</strong>t dans une<br />
HLM, à côté de Boulogne. À la sortie du cimetière, Patrice m’a proposé de me ram<strong>en</strong>er. J’ai<br />
accepté. Mais, il devait faire un arrêt à deux pas de la MJC du Point du Jour, pour embrasser<br />
ses par<strong>en</strong>ts. Je suis monté avec lui. Son père m’a appelé Remi, comme s’il me connaissait<br />
depuis toujours. Il a lancé la conversation sur la mort de Gérard, sur l’Allemagne.<br />
Mardi 15 juin 2004, Séminaire de Patrice,<br />
Il y a beaucoup de monde aujourd’hui. On parle de Gérard Althabe. Anne-Catherine<br />
annonce sa sout<strong>en</strong>ance à 16 heures 30 <strong>en</strong> salle CO22 sur La danse de couple.<br />
On parle du dispositif pédagogique de l’année prochaine.<br />
Personnellem<strong>en</strong>t, je continue à être travaillé par mon histoire de vie de Gérard<br />
Althabe. En faire une biographie ? Ce matin, j’ai travaillé à la correction du premier chapitre.<br />
Je garde le texte au plus près de sa parole.<br />
On parle de la dim<strong>en</strong>sion instituante de l’écriture dans la famille (Johan Tilmant).<br />
Pour écrire, il faut accepter de faire un pas de côté, par rapport à ses par<strong>en</strong>ts. Dans un premier<br />
temps, les par<strong>en</strong>ts ne support<strong>en</strong>t pas qu’on écrive. Il faut aller au-delà de cela, se battre pour<br />
écrire pour soi, sur la forme et sur le fond.<br />
Je retrouve dans mon casier un texte, écrit l’an passé par Laur<strong>en</strong>ce Val<strong>en</strong>tin sur<br />
l’autogestion pédagogique 287 . Amusant de relire cela avec un an de recul.<br />
Samedi 19 juin, Sainte-Gemme<br />
Att<strong>en</strong>te, avant le retour pour <strong>Paris</strong>.<br />
Mardi 22 juin, au Khédive,<br />
286<br />
Jacques et Maria Van Boackstaele, La socianalyse, Imaginer – coopter, <strong>Paris</strong>, Economica, Anthropos, 2004,<br />
224 pages. Le livre est sorti <strong>en</strong> novembre 2004.<br />
287<br />
Intitulé “ Réponse à un courageux anonyme qui n’a pas <strong>en</strong>core compris l’autogestion ”, suite et réponse à<br />
“ Critiques constructives ”.<br />
171
Avec Rub<strong>en</strong> Bag, on parle du dispositif. Rezki Assous me donne un double de son<br />
<strong>en</strong>treti<strong>en</strong> avec Gérard Althabe. Je vais le lire ce soir, pour terminer mon introduction à<br />
Ailleurs, ici, l’anthropologue impliqué que je relis depuis avant-hier matin. Livre fort. Ce<br />
travail de relecture, de mise <strong>en</strong> forme est un travail terne. Mais, cela oblige à bi<strong>en</strong> lire le texte,<br />
à l’appr<strong>en</strong>dre quasim<strong>en</strong>t par cœur. Proximité étonnante <strong>en</strong>tre les p<strong>en</strong>sées de R<strong>en</strong>é et Gérard.<br />
Chez R<strong>en</strong>é, “g<strong>en</strong>èse théorique et g<strong>en</strong>èse sociale” ; chez Althabe “ceux d’<strong>en</strong> haut, ceux d’<strong>en</strong><br />
bas”, etc.<br />
Passage de Cristian Varela au séminaire.<br />
Jeudi 1 er juillet,<br />
Un docum<strong>en</strong>t du Ministère m’annonce mon congé sabbatique : je pr<strong>en</strong>ds la mesure<br />
de l'événem<strong>en</strong>t. Mon idée est de me mettre au travail, pour sortir le maximum de livres avant<br />
de partir <strong>en</strong> voyage : au Brésil, je voudrais ajouter les Etats-Unis et l’Italie. Appr<strong>en</strong>dre<br />
l’itali<strong>en</strong> me semble ess<strong>en</strong>tiel. Partir, voyager, ce sera, pour moi, rompre avec la routine. La<br />
richesse d'une personne vi<strong>en</strong>t <strong>en</strong> partie des pas de côtés, qu’elle a la chance de pouvoir faire,<br />
et aussi de ce qu’elle réussit à tirer de ce pas de côté.<br />
Mon <strong>en</strong>thousiasme est modéré par mon rapport à la famille. Ce week-<strong>en</strong>d, je n’ai pas<br />
eu le temps d’écrire mon journal, car je suis parti avec Hélène, Yves, Nolw<strong>en</strong>n rejoindre<br />
Constance, chez Brigitte. On y allait, pour le procès de Montpellier, du moins <strong>en</strong> ce qui me<br />
concerne ; finalem<strong>en</strong>t, ce procès est reporté. Nouvelle expéri<strong>en</strong>ce du non-mom<strong>en</strong>t. Le voyage<br />
s’est transformé <strong>en</strong> vacances familiales : j’ai vu ma sœur Odile, la famille Chevilotte, etc. Du<br />
coup, je me suis rapproché d’Hélène, Yves et leurs filles. Hélène verrait d’un bon œil que je<br />
m’occupe davantage de mes petites filles. Le sabbatique serait une possibilité<br />
d’investissem<strong>en</strong>t sur la famille.<br />
Je vais <strong>en</strong>trer dans une phase d’écriture : tous les matins, je me réveille <strong>en</strong> ayant des<br />
idées, donc un désir d’écriture. Les morts de De Luze, Althabe et Joseph Gabel (12 juin) me<br />
font vivre int<strong>en</strong>sém<strong>en</strong>t à l’intérieur. Jeu, illusion, réalité, manipulation.<br />
V<strong>en</strong>dredi dernier, nous sommes partis <strong>en</strong> voiture de <strong>Paris</strong> vers 18 heures.<br />
Embouteillages. À minuit passé, nous faisons une halte à Montélimar, sur une aire<br />
d’autoroute : je tombe sur Alessandra, mon avocate. J’étais dans un état altéré de consci<strong>en</strong>ce.<br />
J’étais crevé. J’avais hâte de me coucher, et c’était mon tour de pr<strong>en</strong>dre le volant. Yves avait<br />
conduit depuis le péage après Lyon. Je le s<strong>en</strong>tais épuisé. Comme il connaît moins bi<strong>en</strong> la<br />
voiture que moi, je devais le remplacer. Voir mon avocate là (elle r<strong>en</strong>trait d’un procès à<br />
Poitiers, et se trouvait aussi dans un état altéré de consci<strong>en</strong>ce) ! Je repr<strong>en</strong>ds le volant : <strong>en</strong><br />
arrivant à Aix, je me couche. Il fait très chaud. Je m’<strong>en</strong>dors immédiatem<strong>en</strong>t. Et je rêve. Je<br />
rêve si rarem<strong>en</strong>t qu’il me faut noter mon rêve.<br />
Lundi 5 juillet, dans le métro pour Montparnasse, 6 heures 30.<br />
Je n’ai pas beaucoup dormi. Hier soir, j’ai quitté Sainte Gemme à 23 heures 30 avec<br />
Charlotte et Lucette… Je me suis couché à une heure, et me voilà <strong>en</strong> route pour Angers où se<br />
ti<strong>en</strong>t le jury de DEUG.<br />
La journée d’hier a été marquée par les 60 ans de Nadine. On a donc passé la journée<br />
à la Grange au bois : j’y ai retrouvé mon camarade d’<strong>en</strong>fance Jean-Jacques Valette, et son<br />
épouse Véronique qui travaille dans la même boîte que mon frère. Avec Véronique Valette,<br />
nous avons parlé d’histoires de vie. Je lui ai parlé du Mom<strong>en</strong>t de la création qu’elle a voulu<br />
acquérir. J’<strong>en</strong> avais un exemplaire à Sainte Gemme. Elle est repartie avec.<br />
172
Parmi les autres invités, Ginette Michaud, une amie de Nadine et Françoise Lourau.<br />
Elles étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>semble à l’Ecole nationale supérieure d’éducation physique et sportive. En<br />
1968, Gigi vivait avec Jean-Marie Brohm. Elle écrivait dans la revue Partisans. Nous avons<br />
effectivem<strong>en</strong>t évoqué Jean-Marie, et un peu les Lourau. Gigi n’était pas à l’<strong>en</strong>terrem<strong>en</strong>t de<br />
R<strong>en</strong>é : elle était hospitalisée à cette époque.<br />
Avec Jean-Jacques, Nadine, Véronique et Gigi, il était question de retraite. Nadine<br />
<strong>en</strong>visage de faire <strong>en</strong>core un an <strong>en</strong> 2004-2005, puis de partir. Jean-Jacques est <strong>en</strong> pré-retraite.<br />
Gigi est déjà retraitée, et moi, j’ai <strong>en</strong>core 8 ans à faire, alors que je suis du même âge que<br />
Jean-Jacques et que j’ai deux ans et demi de moins que Nadine. J’ai donc lancé la<br />
conversation sur la question de la retraite, que beaucoup viv<strong>en</strong>t comme la fin des mom<strong>en</strong>ts, au<br />
moins celui du travail. J’ai lancé mon idée de Maison de retraite autogérée, la vie de Château,<br />
créatrice d’emploi pour la jeunesse ! J’ai fait rire la compagnie. Or, cette histoire est des plus<br />
sérieuses. Comm<strong>en</strong>t vivre sa retraite dans une perspective où s’articule la gestion des besoins<br />
individuels, inter-individuels, groupaux, organisationnels. J’ai déf<strong>en</strong>du l’idée d’un ancrage au<br />
village. Mais aussi d’une mobilité : comm<strong>en</strong>t voyager ? T<strong>en</strong>ir compte du soleil…<br />
Sorte de pré-retraite, le congé sabbatique est une sorte de brouillon de retraite : il fait<br />
expérim<strong>en</strong>ter la situation de déconstruction du mom<strong>en</strong>t du travail. Pour un prof, pour une<br />
pédagogue quelque peu surimpliqué comme je puis l’être, le semestre sans cours demande<br />
une autre organisation. Je ne passerai pas à côté de cette expéri<strong>en</strong>ce, car j’ai eu le temps de<br />
r<strong>en</strong>trer dans l’idée, que j’allais avoir ce congé, et donc de refuser les inscriptions <strong>en</strong> maîtrise<br />
ou <strong>en</strong> DEA. Je n’aurai que 4 nouveaux inscrits sous ma direction, des étudiants que je connais<br />
très bi<strong>en</strong>, et qui sont très proches de moi.<br />
J’ai donc devant moi 6 mois, sans obligation pédagogique. Il faut que j’utilise ce<br />
temps pour me faire un programme d’écriture : il me faut composer des livres. Je vais m’y<br />
mettre dans les jours qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. Je comm<strong>en</strong>cerai avec Ailleurs, ici, l’anthropologue<br />
impliqué, le livre avec Althabe. Je continuerai par la Théorie des mom<strong>en</strong>ts. Puis-je pr<strong>en</strong>dre le<br />
temps de finir ces ouvrages avant le 22 juillet, date à laquelle j’aurai Romain à Sainte Gemme<br />
? Je ne sais pas combi<strong>en</strong> de temps, il restera, mais je crois jusqu’au 10 août. Ensuite, Lucette<br />
rêve d’organiser un voyage <strong>en</strong> Italie, où Lor<strong>en</strong>zo et Diana s’<strong>en</strong>nui<strong>en</strong>t de nous. Profiter des<br />
vacances, c’est créer une susp<strong>en</strong>sion des mom<strong>en</strong>ts quotidi<strong>en</strong>s, pour r<strong>en</strong>ouer avec des mom<strong>en</strong>ts<br />
autres comme ceux de l’amitié, du voyage.<br />
Aujourd’hui, je vais bénéficier d’un long mom<strong>en</strong>t de voyage. Le jury d’exam<strong>en</strong><br />
d’Angers m’a toujours donné de l’espace, pour écrire. L’écriture est sans aucun doute, pour<br />
moi, un mom<strong>en</strong>t. Mais ce mom<strong>en</strong>t exige une susp<strong>en</strong>sion des autres mom<strong>en</strong>ts. Par exemple,<br />
hier matin, j’ai choisi de rester au lit jusqu’à 9 heures 30. Je regardais une série à la télévision.<br />
J’avais <strong>en</strong>vie de découvrir les ressources de notre nouvel abonnem<strong>en</strong>t à Canal Satellite : avoir<br />
45 chaînes <strong>en</strong> allemand, un bon dispositif pour faire un saut qualitatif <strong>en</strong> allemand. Puis-je lire<br />
chaque jour une heure <strong>en</strong> allemand, et <strong>en</strong>suite regarder la télévision dans cette langue ?<br />
Appr<strong>en</strong>dre le cont<strong>en</strong>u des chaînes de télévision est une excell<strong>en</strong>te <strong>en</strong>trée dans l’Allemagne<br />
d’aujourd’hui.<br />
Le fait de me lever à 9 heures 30 au lieu de 7 heures, m’a fait manquer le mom<strong>en</strong>t de<br />
l’écriture du Journal de Sainte Gemme. Alors que j’avais raconté <strong>en</strong> détail la journée de<br />
v<strong>en</strong>dredi, j’ai manqué la narration des journées de samedi (puis dimanche), car il m’est<br />
apparu que le chantier cerises, était prioritaire sur les autres. Puisque l’on était invité à midi<br />
chez Nadine, il fallait cueillir les cerises. La veille, Lucette avait cueilli les framboises, les<br />
cassis et les groseilles. J’avais cueilli 3 ou 4 kgs de cerises. Mais Charlotte, Lucette et moi<br />
avons tout mangé ! Ce qui n’était pas sans me donner un léger mal au v<strong>en</strong>tre. Il faisait un<br />
temps mitigé : le ciel était couvert ; la pluie n’était pas loin. Il fallait cueillir les cerises : il est<br />
173
on pour les arbres d’être allégés de leurs fruits ; et <strong>en</strong> plus, au prix du kilo de cerises, ce<br />
serait dommage de ne pas cueillir ces fruits. V<strong>en</strong>dredi, j’<strong>en</strong> avais cueilli pour notre<br />
consommation personnelle. Samedi, j’avais été <strong>en</strong> porter à Antoinette Hess. Dimanche, j’<strong>en</strong> ai<br />
cueilli pour apporter aux Neiss, puis pour <strong>en</strong> rapporter à <strong>Paris</strong>. J’ai fait des sacs de deux ou<br />
trois kilos pour Charlotte, Hélène, Yves, Véronique, et nous évidemm<strong>en</strong>t… Ensuite, il s’est<br />
mis à pleuvoir. J’ai donc remis à plus tard la cueillette ! Mais il a plu toute l’après-midi, et<br />
nous sommes donc restés chez Nadine. Les g<strong>en</strong>s parlai<strong>en</strong>t. Je m’étais installé dans une<br />
banquette. J’étais là, mais un peu distant. Je souffrais de la disparition de Gérard Althabe.<br />
Pourquoi chez Nadine ?<br />
Elle avait perdu un cheval, il y a deux mois, et elle <strong>en</strong> était très triste. Or, je voyais<br />
un nouveau cheval, mis <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sion par une amie. Du coup, son propre cheval n’était plus<br />
seul, le nouveau couple semblait heureux. Les deux chevaux ne se quittai<strong>en</strong>t plus… La vie<br />
repr<strong>en</strong>d, après le départ du vieux. J’étais ainsi dans des p<strong>en</strong>sées nostalgiques. Je me s<strong>en</strong>tais à<br />
la fois là et ailleurs. Charlotte a beaucoup parlé de sa propre mort. Elle n’arrive pas à se<br />
trouver un mec, et cela lui r<strong>en</strong>d la vie pénible, je crois. Elle <strong>en</strong>visage de mourir à 30 ans ! Ce<br />
g<strong>en</strong>re de p<strong>en</strong>sée impressionne Lucette : la disparition de Charlotte serait très douloureuse<br />
pour sa mère. Mais pourquoi s’installer dans de tels scénarios, alors que l’on pourrait vivre, et<br />
p<strong>en</strong>ser à la vie ? Charlotte a <strong>en</strong>vie de sortir du tango, et elle associe la fin d’un mom<strong>en</strong>t à sa<br />
mort. C’est assez curieux d’associer sa vie à un mom<strong>en</strong>t.<br />
Roby a joué de l’accordéon. Il s’était installé dans la Cour de la ferme, où il<br />
pleuvotait. Il s’était installé sous un parasol. Charlotte me proposa de danser une valse. Valse,<br />
valse rock, valse crusado, nos pas se complexifièr<strong>en</strong>t rapidem<strong>en</strong>t. Le regard de Mathias, celui<br />
de Flor<strong>en</strong>ce (qui m’a fait p<strong>en</strong>ser hier à la mère de Romain) stimulait ma fille, fière de danser<br />
avec son père 288 . Charlotte va mal, aussi, parce qu’elle ne parvi<strong>en</strong>t pas à se mettre à l’écriture<br />
de sa maîtrise. Elle a fait des lectures. Elle a des idées, mais elle souffre d’un épuisem<strong>en</strong>t<br />
physique, qui l’empêche d’<strong>en</strong>trer dans le mom<strong>en</strong>t de l’écriture : elle a peur de ne pouvoir y<br />
parv<strong>en</strong>ir. Samedi, j’étais trop fatigué pour l’aider. Elle avait apporté une valise pleine de<br />
livres, et Lucette s’est mise à lire des pages <strong>en</strong>tières de Gusdorf, sur le Romantisme.<br />
J’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais d’une oreille : passionnant le père Gusdorf ! J’ai dit à Charlotte, que Lucette et<br />
moi l’avions connu. C’était à Hagetmau, <strong>en</strong> 1985, dans un colloque organisé par la ville<br />
natale d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre. H<strong>en</strong>ri était là. Il y avait aussi Jean-R<strong>en</strong>é Ladmiral, et R. Lourau,<br />
probablem<strong>en</strong>t. Je ne me souvi<strong>en</strong>s plus.<br />
Gusdorf avait prononcé un texte que je devais utiliser dans l’introduction de mon<br />
livre sur H<strong>en</strong>ri, écrit deux années plus tard 289 . Ce colloque a dû jouer sur mon désir de<br />
travailler sur H<strong>en</strong>ri Lefebvre : quel avait été l’objet de ma communication ? Je ne me<br />
souvi<strong>en</strong>s plus. Les actes, préparés, n’ont jamais été publiés. C’est Anne Gotman qui avait<br />
organisé cette manifestation. Nostalgie : Gusdorf nous laisse son œuvre. Il est mort après<br />
Lefebvre : Gusdorf avait fait v<strong>en</strong>ir Lefebvre à Strasbourg. Il avait une connaissance<br />
fantastique du Romantisme allemand… Aider Charlotte à faire sa maîtrise me donnerait un<br />
surplus de culture germanique. Cet investissem<strong>en</strong>t est assez contradictoire avec le désir du<br />
Brésil. J’ai aussi un désir d’Italie, et un grand désir de solitude, à Sainte Gemme.<br />
Ce journal sur le non-mom<strong>en</strong>t, que signifie-t-il ? Je me demande si la solitude à<br />
laquelle j’aspire n’est pas le besoin de la susp<strong>en</strong>sion des mom<strong>en</strong>ts. Odile m’a proposé, il y a<br />
huit jours de m’accompagner au Brésil. Elle p<strong>en</strong>se qu’elle va se faire lic<strong>en</strong>cier de son boulot :<br />
à 56 ans ! Ma sœur aurait une indemnité de lic<strong>en</strong>ciem<strong>en</strong>t qui lui permettrait, à elle aussi, de<br />
pr<strong>en</strong>dre un congé sabbatique, mais, comme on manque d’infirmières, elle n’aura pas trop de<br />
288 Véronique Valette a fait des photos de cette danse, et <strong>en</strong> a produit un montage (exposé à Sainte-Gemme).<br />
289 Remi Hess, H<strong>en</strong>ri Lefebvre et l’av<strong>en</strong>ture du siècle, <strong>Paris</strong>, Métailié, 1988.<br />
174
mal à retrouver un travail, mais sans retrouver les responsabilités de chef de service qu’elle<br />
occupe aujourd’hui.<br />
La semaine prochaine, je recevrai à Sainte Gemme mes deux sœurs : Odile (de<br />
Martigues) et G<strong>en</strong>eviève (de Vi<strong>en</strong>ne). Lucette <strong>en</strong>visage d’aller r<strong>en</strong>dre visite à ses par<strong>en</strong>ts,<br />
durant cette période : on va se retrouver comme il y a 50 ans ! Cette semaine sera une<br />
occasion de méditer <strong>en</strong>semble à notre futur, et aussi à celui de nos <strong>en</strong>fants. Constance va se<br />
joindre à nous !<br />
Je p<strong>en</strong>se à Bernadette Bellagnech : c’est un peu pour elle que j’écris. Je sais qu’elle<br />
est toujours la première à me lire. Hier, à la Grange aux bois, je p<strong>en</strong>sais à elle, à ses <strong>en</strong>fants, à<br />
B<strong>en</strong>younès. Pourquoi ne sont-ils jamais v<strong>en</strong>us <strong>en</strong>semble à Sainte Gemme ? Notre maison,<br />
actuellem<strong>en</strong>t, n’est pas <strong>en</strong> mesure de recevoir beaucoup de monde. Pour l’accueil de mes<br />
sœurs, j’emprunte la maison de William, une grande maison qui jouxte la mi<strong>en</strong>ne. William à<br />
qui j'annonçais l'arrivée de mes sœurs le 10 juillet, m'a dit qu’il allait faire des travaux de<br />
petites réparations. Le soir, vers 19 heures, il taillait ses haies ! Il veut faire les choses bi<strong>en</strong>.<br />
Mardi, j’ai vu B<strong>en</strong>younès ; j’espérais un mom<strong>en</strong>t avec lui, mais il a dû repartir avant<br />
que je ne sois libéré de mes obligations (beaucoup d’étudiants à ma perman<strong>en</strong>ce, après deux<br />
sout<strong>en</strong>ances de maîtrise) ; avec lui, nous ne communiquons qu’à travers groupes et journaux<br />
interposés.<br />
Celle à qui je p<strong>en</strong>se souv<strong>en</strong>t, et avec qui je ne communique même plus par mail :<br />
Gaby Weigand ; notre mom<strong>en</strong>t commun semble au point mort. Je sais que Gaby, elle aussi,<br />
lira ce journal un jour. Mais quand ? J’ai l’impression d’être proche d’elle et, <strong>en</strong> même temps<br />
nous sommes très loin l’un de l’autre.<br />
Hier, j’évoquais la correspondance de 60 ans, que ma mère Claire a eu avec Marthe,<br />
son amie, ma marraine. Les lettres de Claire ont été détruites par Marthe. Mais il nous reste<br />
toutes les lettres de Marthe, précieusem<strong>en</strong>t archivées par Maman. Ne faudrait-il pas faire taper<br />
cette correspondance ? Je suppose que l’on va parler de ces choses avec mes sœurs. Il y aurait<br />
le journal de Paul à imprimer. En faire un tirage que l’on corrigerait avant de le faire<br />
imprimer. Ce journal trouverait un public à Reims. Véronique Valette m’a parlé de journaux<br />
de cette époque. Probablem<strong>en</strong>t que le journal de Paul trouvera des lecteurs intéressés. En<br />
parlant avec Véronique, je pr<strong>en</strong>ais consci<strong>en</strong>ce que je bloque ce journal, parce que je ne le<br />
trouve pas aussi fort que celui de 1914-1918. Mais j’oublie qu’à 280 francs, ce premier<br />
journal de Paul a trouvé 800 acheteurs ; à 15 euros, le journal 1939-1947 trouverait aussi ses<br />
800 acheteurs. Celui-ci justifie une édition. C’est un travail à faire rapidem<strong>en</strong>t : Anthropos<br />
pourrait être intéressé ; cela ferait un <strong>en</strong>semble. En plus, cela relancerait les v<strong>en</strong>tes du premier<br />
ouvrage. Idée à suivre. Première étape : trier sur papier le journal de Paul, le faire lire par mes<br />
sœurs, <strong>en</strong> discuter avec Antoinette.<br />
Le Mans. Le TGV est arrêté. Va-t-il repartir ? Oui, certainem<strong>en</strong>t. Je fais une pause<br />
dans mon écriture. Je numérote les pages de ce carnet, que j’ai hâte de r<strong>en</strong>dre à Bernadette. Je<br />
voudrais terminer ce texte avant les vacances, mais j’ai <strong>en</strong>core pas mal de pages disponibles.<br />
Ma méditation sur le non-mom<strong>en</strong>t doit donc être prolongée. Dans mon écriture de journaux, il<br />
y a deux dispositifs : le premier est la frappe directe sur mon ordinateur ; le second est la<br />
t<strong>en</strong>ue de carnets que j’emmène avec moi, là où je suis sans mon ordinateur (Sainte-Gemme,<br />
voyages). Depuis quelques années, j’ai des carnets thématiques. J’ouvre un nouveau carnet,<br />
lorsque je s<strong>en</strong>s que je puis développer un sujet qui peut structurer la narration du quotidi<strong>en</strong>.<br />
Cette technique instituante oblige à repr<strong>en</strong>dre le vécu <strong>en</strong> le faisant <strong>en</strong>trer dans un mom<strong>en</strong>t.<br />
Ces derniers temps, j’ai ouvert des carnets sur des sujets étranges : par exemple, ce Journal<br />
sur le non-mom<strong>en</strong>t, mais aussi cet autre sur Les jambes lourdes et cet autre sur Attracteurs<br />
étranges et détracteurs intimes. Ce sont des thèmes un peu farfelus, par rapport aux mom<strong>en</strong>ts<br />
175
i<strong>en</strong> id<strong>en</strong>tifiés qui fond<strong>en</strong>t d’autres journaux : Journal d’un artiste, Journal de danse,<br />
d’édition, etc.<br />
L’édition du journal de mon grand-père pourrait stimuler ma réflexion sur l’édition<br />
de mes propres journaux. Véronique Valette a dit que les <strong>en</strong>fants de mon frère écriv<strong>en</strong>t :<br />
j’aimerai bi<strong>en</strong> voir cela ! Véronique serait précieuse pour moi pour assurer une médiation<br />
avec mon frère. Je sais qu’il écrit un journal, et j’ai appris hier qu’il avait recueilli l’histoire<br />
de vie de mon père. Est-ce vrai ? Qu’<strong>en</strong> fera-t-il ? Il semble qu’il ait été jusqu’à faire relire<br />
par notre père, le décryptage de leurs <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s. Ce travail serait du plus haut intérêt : cet<br />
André Hess qui fut mon (notre) père fut un personnage assez discret! Il a peu écrit lui-même :<br />
ses écrits ont été détruits. Son témoignage serait intéressant, pour nous conter le Vingtième<br />
siècle !<br />
La conversation avec Véronique Valette m’a fait pr<strong>en</strong>dre consci<strong>en</strong>ce que je devais<br />
pr<strong>en</strong>dre des décisions par rapport à mon propre journal… Depuis la mort de R<strong>en</strong>é Lourau,<br />
l’écriture de mes journaux est meilleure, car j’ai mis au point la méthode du journal des<br />
mom<strong>en</strong>ts : cette technique était prés<strong>en</strong>te <strong>en</strong> 1976, époque où je demandais à mes étudiants, de<br />
c<strong>en</strong>trer l’écriture de leur journal sur la description de leur quotidi<strong>en</strong> dans une institution : la<br />
plupart du temps, celle dans laquelle ils travaillai<strong>en</strong>t. Je nommais cette technique Le journal<br />
institutionnel, mais ce journal était une forme de construction du mom<strong>en</strong>t professionnel.<br />
Je savais déjà à l’époque qu’une mère de famille pouvait écrire son journal<br />
institutionnel sur ses <strong>en</strong>fants, et j’avais l’intuition du Journal des mom<strong>en</strong>ts. Je p<strong>en</strong>sais la<br />
socianalyse comme un mom<strong>en</strong>t. Dans la vie institutionnelle, je situe la socianalyse comme le<br />
mom<strong>en</strong>t de la refondation (C<strong>en</strong>tre et périphérie, 1978).<br />
Cette théorie des mom<strong>en</strong>ts, p<strong>en</strong>sée par H<strong>en</strong>ri Lefebvre, m’était connue à cette<br />
époque. Je n’avais lu que le second volume de La Somme et le Reste, mais je connaissais le<br />
second tome de La critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne. La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce n’est sortie qu’<strong>en</strong><br />
1980. Ma découverte de cet ouvrage à sa parution, a solidifié ma théorie des mom<strong>en</strong>ts. Mes<br />
premiers comm<strong>en</strong>taires de cette théorie dat<strong>en</strong>t de 1988 (H<strong>en</strong>ri Lefebvre, L’av<strong>en</strong>ture du<br />
siècle).<br />
Je sors du non-mom<strong>en</strong>t pour parler de l’émerg<strong>en</strong>ce du mom<strong>en</strong>t de la théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts dans mon œuvre. Mais je montre aussi que les mom<strong>en</strong>ts comme mode de p<strong>en</strong>sée de<br />
mon quotidi<strong>en</strong> étai<strong>en</strong>t déjà bi<strong>en</strong> là dans les années 1976. Il me semble que cette notion v<strong>en</strong>ait<br />
<strong>en</strong>richir chez moi la notion de transversalité.<br />
Dans les années 1972 et suivantes, l’un des concepts qui étai<strong>en</strong>t les plus productifs<br />
pour m’aider à me p<strong>en</strong>ser moi-même était celui de transversalité. La transversalité définit le<br />
sujet par tout ce qui le traverse. Et ce tout est ici synonyme d’institution. En 1978, la<br />
transversalité est l'<strong>en</strong>semble des institutions auxquelles j’apparti<strong>en</strong>s. La notion d’appart<strong>en</strong>ance<br />
est alors celle à laquelle nous nous réfèrons. Dans les années 1984, par le biais de<br />
l’ethnométhodologie, nous r<strong>en</strong>ouons avec la notion d’affiliation, une notion déjà prés<strong>en</strong>te<br />
dans L’<strong>en</strong>trée dans la vie (chapitre sur Freud). Dans le corpus conceptuel de l’analyse<br />
institutionnelle, le mom<strong>en</strong>t s’inscrit donc dans un creux théorique. Plutôt que de définir la<br />
transversalité par l’institutionnel, je peux aussi la définir comme l’<strong>en</strong>semble des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Mohamed Rebihi a trouvé que la notion de mom<strong>en</strong>t n’est pas définie dans le numéro<br />
3 des IrrAIductibles (article de Morvillers). C’est vrai et faux : le passage que Jean-Manuel a<br />
écrit dans son texte sur le journal n’est pas confus, pour celui qui a des idées claires sur la<br />
théorie des mom<strong>en</strong>ts. Bi<strong>en</strong> au contraire…<br />
On arrive à Angers- Saint Laud. Je suis obligé de susp<strong>en</strong>dre cette méditation, dont la<br />
relecture me permettra de construire la théorie des mom<strong>en</strong>ts, dans le cadre théorique de<br />
l’analyse institutionnelle.<br />
176
Mohamed Rebihi disait aussi que le mom<strong>en</strong>t devait être mis <strong>en</strong> perspective avec le<br />
concept d’accomplissem<strong>en</strong>t de Garfinkel. Christian Lemeunier a introduit ce débat : pour lui,<br />
la notion d’accomplissem<strong>en</strong>t, ess<strong>en</strong>tielle pour Garfinkel, n’a pas été développée <strong>en</strong> France, ni<br />
par G. Lapassade (donc par A. Coulon), ni par Y. Lecerf (donc par H. De Luze). A la suite de<br />
Christian Lemeunier, cette notion correspond, pour nous, à la notion de mom<strong>en</strong>t. Le mom<strong>en</strong>t,<br />
dans une perspective de psychologie institutionnelle, est une élaboration de l’expéri<strong>en</strong>ce qui<br />
accède à la conceptualisation. Le mom<strong>en</strong>t qui se trouve est une mise <strong>en</strong> mots de la pratique. Il<br />
est accomplissem<strong>en</strong>t progressif interactif, <strong>en</strong>tre le niveau de l’expéri<strong>en</strong>ce vécue et celui de son<br />
élaboration théorique, t<strong>en</strong>sion que Lefebvre nomme vécu et conçu (et qui s’articule pour lui<br />
au perçu). Ce travail est à p<strong>en</strong>ser à travers les mom<strong>en</strong>ts (anthropologiques) du sujet.<br />
Je suis arrivé à l’<strong>Université</strong> catholique de l’Ouest. J’ai été dire bonjour à Constantin<br />
Xypas, pour lui signaler mon arrivée. Ensuite, j’ai été dans la salle du jury. Les docum<strong>en</strong>ts ne<br />
sont pas prêts : il faut att<strong>en</strong>dre. Quelqu’un qui ne porterait pas son journal avec lui serait dans<br />
le non-mom<strong>en</strong>t ; il vivrait cette att<strong>en</strong>te comme une perte de temps ; moi, je vis cet épisode<br />
comme une chance supplém<strong>en</strong>taire de poursuivre ma méditation.<br />
Un membre du jury a annoncé le passage au LMD (Lic<strong>en</strong>ce, master, doctorat) : le<br />
cont<strong>en</strong>u de la lic<strong>en</strong>ce va être c<strong>en</strong>tré sur la communication et l’on me propose de rétrograder,<br />
l’année prochaine, de la fonction de présid<strong>en</strong>t du jury, à celle de vice-présid<strong>en</strong>t (les sci<strong>en</strong>ces<br />
de l’éducation, restant une option de la nouvelle lic<strong>en</strong>ce). J’ai annoncé mon abs<strong>en</strong>ce, pour fait<br />
de congé sabbatique l’an prochain ("Je pars au Brésil", ai-je dit). Malgré cette abs<strong>en</strong>ce, on me<br />
demande de rester membre. Mon nom semble fait t<strong>en</strong>ir l’institution. Jusqu’à maint<strong>en</strong>ant, j’ai<br />
toujours du être là, <strong>en</strong> tant que présid<strong>en</strong>t, mais le statut de vice-présid<strong>en</strong>t me permettra<br />
l’abs<strong>en</strong>téisme. Tant mieux ! Cela me fera une économie de temps.<br />
Lundi 6 juillet, 16 heures.<br />
À nouveau dans le train pour <strong>Paris</strong>. Le jury a comm<strong>en</strong>cé vers 13 heures 30 et s’est<br />
terminé vers 15 heures 20. Le travail était bi<strong>en</strong> préparé. Cela a donc été très vite. Entre 10<br />
heures et midi 30, j’ai été faire une visite au Musée des Beaux Arts d’Angers. Il vi<strong>en</strong>t de<br />
réouvrir, le 20 juin, après 6 années de travaux de rénovation (<strong>en</strong> profondeur) : Constantin<br />
Xypas m’accompagnait. Il se s<strong>en</strong>tait une obligation de me guider dans ma découverte des<br />
œuvres.<br />
Sur la publication de mes journaux, une idée pour justifier de donner tout cela <strong>en</strong><br />
vrac au lecteur : l’idée de fragm<strong>en</strong>t. Pour la préface à cette édition, relire Gusdorf, relire la<br />
bibliothèque de Charlotte.<br />
Le ciel est couvert, mais il fait chaud ; à midi, Salon Brissac, le repas était excell<strong>en</strong>t.<br />
J’ai parlé du péché. Cécile Albert et Claudie Rimbaud étai<strong>en</strong>t intéressées par mon apologie du<br />
péché mortel. Sujet d’une prochaine confér<strong>en</strong>ce : qu’<strong>en</strong> est-il de l’<strong>en</strong>fer, après le postmodernisme<br />
? Vous avez dix minutes pour préparer une demi-heure d’exposé introductif,<br />
suivi d’un débat avec le public.<br />
J’ai raconté mon péché mortel de l'île Maurice. J’y ai rajouté que le colloque auquel<br />
je m’étais contraint d’assister était <strong>en</strong>nuyeux. Ensuite, avec mes complices, j’ai dérivé sur le<br />
christianisme, celui qui m’a été transmis : ne pas se divertir implique d’éviter la fiction. On ne<br />
lit que des choses utiles. Quand on est “ sci<strong>en</strong>tifique ”, il faut éviter les romans. C’est horssujet,<br />
(le hors-sujet est-il un non-mom<strong>en</strong>t ?), par rapport aux essais <strong>en</strong> relation avec notre<br />
objet.<br />
177
Cela me rappelle un repas avec Luci<strong>en</strong> Hess. Il parlait de Mademoiselle X (je n’ai<br />
pas mémorisé son nom). Elle chantait dans le chœur de la Cathédrale de Reims qu’il dirigeait.<br />
Il parlait de cela avant 1968. J’étais jeune. Peut-être était-ce à la fin des années 1950. Je<br />
devais avoir dix ans. Mon oncle, maître de chapelle à la cathédrale de Reims, expliquait que<br />
cette femme avait une voix exceptionnelle. Il expliquait qu’il ne lui avait jamais fait l’éloge<br />
de sa voix :<br />
-Elle aurait pu être chanteuse d’Opéra. Elle était capable de toutes les prouesses<br />
techniques.<br />
Et mon oncle avait conclu :<br />
-Une si belle voix ne peut pas être au service de la distraction. Sa place est dans la<br />
Cathédrale.<br />
Le concept d’opéra n’évoquait ri<strong>en</strong> pour moi, à l’époque ; aujourd’hui non plus<br />
ailleurs. Mon épouse, ma fille, sont allées à l’Opéra. Moi jamais. Il faudrait que je compr<strong>en</strong>ne<br />
pourquoi. J’aurais l’impression d’y faire quelque chose de futile, d’iness<strong>en</strong>tiel : un<br />
divertissem<strong>en</strong>t, la source d’émotions trop fortes. Quand j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds certaines voix, je peux avoir<br />
<strong>en</strong>vie de pleurer.<br />
Odile m’a dit la semaine dernière, que la première fois qu’elle m’avait vu pleurer,<br />
c’était le jour de la naissance d’Hélène. Brigitte avait dû subir une césari<strong>en</strong>ne. La situation<br />
avait été dure. Mais les choses s’étai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> terminées. J’avais 24 ans ! Ma sœur la plus<br />
proche de moi ne m’avait jamais vu pleurer !<br />
Par association, Luci<strong>en</strong> Hess (1902-1986) à Dachau refusa d’assister à un concert de<br />
musique classique. Il avait peur d’être submergé par ses émotions, et d’<strong>en</strong> mourir. Donc, pour<br />
lui, l’opéra, source d’émotions, donc de péché, doit être fui plus que tout spectacle. Mais on<br />
peut aussi interdire : le roman, le théâtre (les tragédi<strong>en</strong>s étai<strong>en</strong>t excommuniés depuis le<br />
Moy<strong>en</strong>-Age), la poésie et pourquoi pas la peinture. Le péché est dans n’importe quel tableau<br />
religieux du XV ou XVIème siècle. Alors que le comédi<strong>en</strong>, l’acteur est ex-communié, il n’est<br />
pas possible d’<strong>en</strong>courager une chanteuse de la chorale, à monter sur scène pour faire du<br />
profane. Quelle philosophie de l’éducation se trouve derrière ce type d’analyse de mon oncle,<br />
directeur d’école ?<br />
Cécile Albert ne lit pas de roman : cela ne l’intéresse pas. Je ne vais pas à l’Opéra.<br />
Cela ne m’intéresse pas. J’ai pu dire que c’était bourgeois : idiot ! Peut-on transgresser ce<br />
type d’allants de soi ? Le péché ne se trouve-t-il pas dans la transgression de ces interdits que<br />
l’on a intégré depuis toujours ? Ne pas peindre, chez moi, était une sorte d’interdit<br />
intériorisé… L’Opéra n’est-il pas pour moi un interdit de la même famille ? Quelle est la<br />
nature de ces mom<strong>en</strong>ts, qui nous ont été interdits ?<br />
Dans le métro, 17 heures 15.<br />
La fatigue d’une journée chargée suivant une nuit courte, comm<strong>en</strong>ce à se faire s<strong>en</strong>tir.<br />
Cep<strong>en</strong>dant, il faut que je réfléchisse à ce que j’ai écrit cet après-midi. Quel rapport cela a-t-il<br />
avec le non-mom<strong>en</strong>t ?<br />
Je r<strong>en</strong>tre de loin pour aller à Angers ; j’aurais préféré rester à Sainte Gemme hier<br />
soir, mais quand j’arrive à l’UCO, le jury est reporté. Le mom<strong>en</strong>t institué ne peut fonctionner<br />
: le rituel de l’institué est différé. S’ouvre alors un espace du possible… Le non-mom<strong>en</strong>t<br />
institué ouvre des possibles. Sans Constantin, aurais-je eu le temps de m’organiser pour aller<br />
au Musée ? Non, je ne p<strong>en</strong>se pas. Il y a conjoncture d’un peu de temps, et de la disponibilité<br />
de mon collègue, de mon ami.<br />
Mardi 7 juillet 2004, 9 h 30.<br />
178
Je suis à <strong>Paris</strong> 7, avec Maurice Gruau, Christine, Pascal pour la sout<strong>en</strong>ance de thèse<br />
de Setsuko Kokubo-Degu<strong>en</strong>, sur Analyse du traitem<strong>en</strong>t rituel de la mort au Japon au sein des<br />
familles et des collectivités locales. Je ne l’ai pas lu : Christine est passée chez moi ce matin,<br />
pour me la montrer. Pascal me place comme présid<strong>en</strong>t du jury, ce qui va me donner le temps<br />
pour <strong>en</strong> pr<strong>en</strong>dre connaissance. Sur le plan du rapport de sout<strong>en</strong>ance, Pascal va coordonner nos<br />
interv<strong>en</strong>tions : l’étudiante a travaillé avec Daniel de Coppet, mais celui-ci est décédé, et c’est<br />
Pascal qui a repris la direction de cette thèse. Une fille n’a pas pu assister aux funérailles de<br />
son père : pour se réconcilier avec l’âme du disparu, la fille décide de faire ce travail<br />
d’ethnologie ; la candidate explique comm<strong>en</strong>t le mort, au Japon, devi<strong>en</strong>t un ancêtre, puis<br />
parfois une divinité locale.<br />
Je suis impliqué par rapport à cette sout<strong>en</strong>ance ; j’ai manqué les funérailles de Joseph<br />
Gabel, décédé il y a trois semaines, et je me s<strong>en</strong>s coupable, d’avoir été à la fac (c’était le jour<br />
de l’exam<strong>en</strong> pratique de mes 100 étudiants, et je ne pouvais pas faire faux-bond à ce groupe),<br />
plutôt que d’avoir été à la cérémonie de funérailles. Par contre, mon âme est <strong>en</strong> paix, par<br />
rapport à la mort de Gérard Althabe… Hier, vers 17 heures, alors que Charlotte surv<strong>en</strong>ait à la<br />
maison <strong>en</strong> pleurs, je reçois le coup de téléphone de Frédéric Althabe : il me dit qu’il veut que<br />
je mène à bi<strong>en</strong> l’ouvrage <strong>en</strong>trepris avec son père ; il veut me porter les notes de son père. Je<br />
lui explique, où j’<strong>en</strong> suis dans la production de ce texte : nous décidons de nous voir le 23<br />
juillet.<br />
P<strong>en</strong>dant que j’écris, Setsuko raconte le rituel des funérailles au Japon : il n’y a pas de<br />
si grandes différ<strong>en</strong>ces avec nos propres rituels. Certes, les Japonais donn<strong>en</strong>t plus d’ampleur<br />
aux rituels, et <strong>en</strong>core ; je p<strong>en</strong>se à Hubert, et à son Tombeau pour H<strong>en</strong>riette. Ce que raconte<br />
Setsuko me semble intéressant par rapport à mes propres funérailles : où vais-je mourir ? à<br />
<strong>Paris</strong> ou Sainte Gemme ? mon rêve serait d’être incinéré, si je meurs à <strong>Paris</strong> et <strong>en</strong>terré, si je<br />
meurs à Sainte Gemme.<br />
La thèse tourne autour de la mort normale, et de la mort anormale : la mort normale<br />
est la mort de vieillesse sur le tatami ; la mort anormale est la mort viol<strong>en</strong>te. La distinction<br />
<strong>en</strong>tre les deux est délicate, dans les cas de maladie, cep<strong>en</strong>dant, avec le temps prés<strong>en</strong>t, les<br />
rituels t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t à se confondre. On ne croit plus trop à la théorie des esprits malfaisants ; <strong>en</strong><br />
même temps, l’idée de dieu protecteur reste <strong>en</strong>core très prés<strong>en</strong>te : les ancêtres devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des<br />
esprits protecteurs. Je connais le culte des ancêtres. Ma maison, à la campagne, recueille les<br />
portraits des ancêtres protecteurs : Par exemple, il y a eu dispersion, dans ma famille des<br />
portraits de mes ancêtres. J’ai, chez moi, le portrait de l’arrière grand-mère Ginat, la femme<br />
de Barthélemy Hess, mais le portrait de Barthélemy a été pris par un cousin, plus âgé que moi.<br />
Barthélemy est séparé de sa femme : je trouve cet acte criminel. Les deux portraits allai<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong>semble, ils étai<strong>en</strong>t placés l’un à côté de l’autre, Rue de la R<strong>en</strong>fermerie, et je ne compr<strong>en</strong>ds<br />
pas par quel mystère le cousin (j’ignore lequel) a pu séparer les deux époux. Je me suis mis à<br />
la peinture, pour refaire le portrait de Barthélemy : il faut r<strong>en</strong>dre Barthélemy à son épouse.<br />
Comm<strong>en</strong>t ai-je pu aller à l’anniversaire de Bernadette, sans poser cette question aux cousins<br />
rassemblés ?<br />
Je suis heureux de pouvoir méditer à ces questions. Maurice Gruau dit que Setsuko a<br />
fait cette thèse, comme une cérémonie funéraire : "Elle s’est trompée d’institution", dit-il.<br />
Pour ma part, je ne partage pas son pessimisme : il me semble que l’on est dans une situation<br />
extrêmem<strong>en</strong>t complexe. Elle fait ce travail pour se réconcilier avec l’esprit de son père, et son<br />
directeur de recherche disparaît au cours du processus. Comm<strong>en</strong>t est-il mort ? mort normale,<br />
mort anormale ? on n’<strong>en</strong> parle pas.<br />
Christine parle de la qualité des photographies, qui nous sont données à voir. Ce<br />
n’est pas une photo-ethnographie (Achutti), mais quand même : celui qui a pris Barthélemy a<br />
179
dû être attiré par son uniforme ; ce portrait, pour lui, n’était peut être pas Barthélemy, mais un<br />
militaire anonyme (il était g<strong>en</strong>darme).<br />
Dans le métro,<br />
Vogel, Le pêcheur et la pénit<strong>en</strong>ce : référ<strong>en</strong>ce d’il y a 20 ans (<strong>en</strong>viron) donnée par<br />
Maurice Gruau, je m’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds très bi<strong>en</strong> avec lui. Repas très sympa au chinois, à côté de<br />
Charles V. J’ai appris incidemm<strong>en</strong>t, que le départem<strong>en</strong>t d’ethnologie allait disparaître : Pascal<br />
va rejoindre les sociologues pour le master. Idée d’inviter à Sainte Gemme Maurice et Pascal<br />
; avec Maurice, on a parlé du DTC (Dictionnaire de théologie catholique) ; il le lit<br />
régulièrem<strong>en</strong>t ; il connaît bi<strong>en</strong> aussi le DLC (Dictionnaire de Liturgie catholique). Maurice<br />
est né <strong>en</strong> 1930, il a été curé de Chichery, puis vicaire général ; il a fait une lic<strong>en</strong>ce de<br />
sociologie, un doctorat de linguistique, avant de s’intéresser à l’anthropologie. Envie de<br />
fumer un cigare, chose que je n’ai pas faite depuis la mort d’Hubert, mais je m’absti<strong>en</strong>s.<br />
Dimanche 11 juillet, 11 h 30<br />
On parle de la Sonate au Clair de lune, que nous écoutons, interprétée par<br />
Rubinstein) selon Bernard Haller, un comédi<strong>en</strong> qui a joué cette sonate <strong>en</strong> l’accompagnant<br />
d’un comm<strong>en</strong>taire à lui : les cheminem<strong>en</strong>ts de la p<strong>en</strong>sée du pianiste, p<strong>en</strong>dant qu’il exécute un<br />
morceau. Cette performance m’intéresse, car c’est une illustration de la dissociation (mot<br />
utilisé par Odile) : c’est la déconstruction du mom<strong>en</strong>t musical. Odile ne peut plus écouter ce<br />
morceau, sans <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre le comm<strong>en</strong>taire de Bernard Haller.<br />
Samedi 11 septembre. Anniversaire douloureux.<br />
Je suis à Sainte Gemme avec Liz Claire, amie de New York qui se trouvait là-bas il y<br />
a 3 ans on crée notre nouvelle revue Attractions passionnelles. Au programme : 20 numéros<br />
dont on dégage les thèmes, les collaborateurs év<strong>en</strong>tuels ; j’avais avancé le travail ces jours<br />
derniers. Mais une idée m’est v<strong>en</strong>ue, une formule plutôt qu’une idée : “trop de mom<strong>en</strong>ts tue le<br />
mom<strong>en</strong>t”. On a constaté qu’à la campagne, ici à Sainte Gemme, <strong>en</strong> particulier, on se trouve<br />
dans une vie assez simple, et sans histoire. Il n’y a pas de mom<strong>en</strong>ts. On aurait pu distinguer le<br />
mom<strong>en</strong>t du labeur, et le mom<strong>en</strong>t de la fête, mais ici les g<strong>en</strong>s ne port<strong>en</strong>t plus d’habits du<br />
dimanche. Même le jour du Seigneur, quand la nature l’exige, ils sont dans leurs vignes : il y<br />
a le jour et la nuit, les jours où il fait soleil, ceux où il pleut ; l’événem<strong>en</strong>t redouté : la grêle.<br />
Mais d’une certaine manière, ici, les jours défil<strong>en</strong>t tranquillem<strong>en</strong>t : aucun tracteur aujourd’hui<br />
n’est passé, une voiture ou deux, le camion de François ; à part cela, passage de la boulangère,<br />
à qui nous avons acheté une baguette et deux croissants.<br />
Quel contraste avec la vie urbaine, et tout particulièrem<strong>en</strong>t la vie new-yorkaise, où<br />
constamm<strong>en</strong>t de nouveaux mom<strong>en</strong>ts appell<strong>en</strong>t, convoqu<strong>en</strong>t le prom<strong>en</strong>eur : je ne parle pas des<br />
New-Yorkais, qui sont tiraillés constamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre de multiples sollicitations.<br />
Cette opposition <strong>en</strong>tre la vie à la ville, et la vie à la campagne est forte. À la<br />
campagne, l’événem<strong>en</strong>t, c’est l’<strong>en</strong>terrem<strong>en</strong>t : beaucoup d’habitants de Sainte Gemme<br />
connaiss<strong>en</strong>t tous les habitants du village, Antoinette, François peuv<strong>en</strong>t <strong>en</strong> faire une liste, rue<br />
par rue. Pour ma part, je pose le chiffre de 138, nombre d’habitants résidant ici <strong>en</strong> 1990, au<br />
mom<strong>en</strong>t de mon arrivée ; depuis, je ne suis plus au courant. François dit que nous sommes<br />
132 habitants. De toute façon, on voit si peu de monde ! Le camion du m<strong>en</strong>uisier, tout de<br />
même, est v<strong>en</strong>u aujourd’hui me livrer une table, achetée au marché : il a fallu lui expliquer<br />
l’itinéraire pour accéder jusqu’ici.<br />
180
À New York, non plus, les g<strong>en</strong>s n’ont plus d’habits du dimanche : la vie moderne<br />
conduit les g<strong>en</strong>s à s’habiller de façon fonctionnelle ; il faut avoir un certain look au travail,<br />
mais l’on trouve des chaussures qui sont, à la fois, sportives et habillées.<br />
J’essaie de faire le tour de la vie ici : il y a mille choses à faire, mais elles sont<br />
dictées par le flux du quotidi<strong>en</strong>. Je vais au jardin, pour jeter le cont<strong>en</strong>u de ma poubelle sur le<br />
compost, je passe devant mes pommes de terre, je ral<strong>en</strong>tis, j’y découvre des doryphores, j’<strong>en</strong><br />
retire 22 aujourd’hui ! C’est le grand retour ; depuis un mois, jamais plus de deux, dans la<br />
même journée. Je regarde mes salades, les tomates : je vais pouvoir <strong>en</strong> cueillir demain ; je<br />
ramasse quelques prunes, que je mets au tonneau ; je redesc<strong>en</strong>ds fermer les f<strong>en</strong>êtres, qui<br />
claqu<strong>en</strong>t à cause du v<strong>en</strong>t, et ainsi de suite : je suis <strong>en</strong> phase avec la nature, avec la vie de la<br />
maison. Le matin, au réveil, je pr<strong>en</strong>ds le temps de regarder la télévision : une heure, mais le<br />
rythme du jour s’impose à moi. Que font mes voisins ? Monsieur et Madame Petit, je ne suis<br />
jamais <strong>en</strong>tré chez eux : M. Petit vi<strong>en</strong>t observer les travaux que je fais chez moi ; cela<br />
l’intéresse. Pourquoi ? Gilbert aussi, qui m’a dit hier : "Tu vas avoir une grande maison !"<br />
Oui, c’est vrai, eux ne viv<strong>en</strong>t que dans une pièce. Ils ne chauff<strong>en</strong>t l’hiver que dans leur salle à<br />
manger-cuisine : les chambres rest<strong>en</strong>t froides. Antoinette et Gilbert n’ont pas de livres, donc<br />
aucune raison de s’aménager une bibliothèque ; ils ne font pas de peinture, pourquoi<br />
s’aménager un atelier ?<br />
Sainte Gemme, le mercredi 15 septembre 2004, 9 heures<br />
Pépé travaille au second, à desc<strong>en</strong>dre des pierres, Mémé et Liz sont <strong>en</strong>core<br />
couchées. J’ai essayé de lire le Journal de Klee…<br />
15 heures,<br />
Liz m’installe maint<strong>en</strong>ant, dans le mom<strong>en</strong>t du travail intellectuel : il faut <strong>en</strong>voyer ce<br />
soir à Stanford, un programme d’interv<strong>en</strong>tion pour un groupe. Charlotte, Liz et moi seront les<br />
orateurs. Christine serait comm<strong>en</strong>tator, c’est-à-dire coordinatrice de la table ronde. Charlotte<br />
aura un sujet : "L’exploration de l’impact de la Révolution à la périphérie : le fragm<strong>en</strong>t". Liz<br />
propose : "Révolution du couple dansant, l’imaginaire féminin susp<strong>en</strong>du au vertige". Pour ma<br />
part : "L’écriture de soi, faire des traces" (sur le journal). Titre du panel : Fragm<strong>en</strong>t,<br />
susp<strong>en</strong>sion, trace, l’impact de la Révolution à la périphérie.<br />
Résumé de mon interv<strong>en</strong>tion possible : "Un aspect peu exploré de la Révolution,<br />
c’est le travail d’écriture de soi des acteurs. Souv<strong>en</strong>t, disciples ou fils de disciples de l’auteur<br />
des Confessions, les Révolutionnaires se formèr<strong>en</strong>t, mais aussi se racontèr<strong>en</strong>t dans des formes<br />
d’écriture impliquée : monographies, thèses, discours ; mais aussi et surtout : correspondances<br />
et journaux. Le cas de Marc-Antoine Julli<strong>en</strong> est tout à fait significatif ; responsable de<br />
l’Instruction publique sous Robespierre à 19 ans, il avait quitté l’école à 16 ans ; sa formation<br />
se fit, par une correspondance journalière avec sa mère, disciple de Rousseau. Par la suite, il<br />
devint le théorici<strong>en</strong> et le pédagogue du journal, dont s’inspirèr<strong>en</strong>t, à la suite de Maine de<br />
Biran, des c<strong>en</strong>taines de diaristes du XIXème siècle, <strong>en</strong> France, <strong>en</strong> Europe, mais dans le<br />
monde, puisque ses travaux fur<strong>en</strong>t, de son vivant, traduits <strong>en</strong> huit langues".<br />
Charlotte. Il faut suppléer son abs<strong>en</strong>ce. On écrit : "En 1775, l’Allemagne qui p<strong>en</strong>se,<br />
(Herder, Goethe, etc) rompt avec le classicisme français inspiré par Rome. La Révolution<br />
française secoue fortem<strong>en</strong>t les héritiers du Sturm und Drang, du Kantisme, etc. La notion de<br />
fragm<strong>en</strong>t déf<strong>en</strong>due par les Romantiques d’Iéna (Schlegel, Novalis) déplace le projet<br />
révolutionnaire du politique (qui semble avoir échoué dans la Terreur), vers l’esthétique.<br />
181
Avec Schiller, les Romantiques refond<strong>en</strong>t la vie autour de l’œuvre, mais une œuvre dont la<br />
forme se cherche sans fin. On <strong>en</strong>tre dans une esthétique de l’inachèvem<strong>en</strong>t".<br />
V<strong>en</strong>dredi 17 septembre 2004, thèse de J<strong>en</strong>ny Gabriel,<br />
J<strong>en</strong>ny expose. Le jury s’est réuni pour choisir le présid<strong>en</strong>t (Jean-Louis Le Grand), et<br />
déterminer l’ordre de passage des membres du jury : Patrice Ville (directeur), Remi Hess,<br />
Martine Lani-Bayle, rapporteur, Georges Lapassade, Christine Delory-Momberger et Jean-<br />
Louis Le Grand.<br />
Impetus. R<strong>en</strong>contre foudroyante avec Le s<strong>en</strong>s de l’histoire, ce fut le point de départ<br />
du travail sout<strong>en</strong>u aujourd’hui : L’institutionnalisation du sujet. Je ne parvi<strong>en</strong>s pas à écrire,<br />
tant je suis pris par l’exposé de J<strong>en</strong>ny, une femme qui a du tal<strong>en</strong>t : elle parle très bi<strong>en</strong>. J’avais<br />
lu son texte : ce qu’elle dit ne me surpr<strong>en</strong>d donc pas. Cep<strong>en</strong>dant, la manière, l’art de le dire<br />
m’impressionne. Dans la salle, Rezki, Tebib, Yvan et Madame Ducos, Catherine Gall,<br />
Salvatore Panu, Zouari Jilani, Mohammed Rebihi, Kare<strong>en</strong> Illiade, Isabelle Nicolas, Leonore,<br />
Liz Claire et sept à huit personnes dont les noms m’échapp<strong>en</strong>t maint<strong>en</strong>ant.<br />
L’art d’habiter les mom<strong>en</strong>ts. Patrice parle de la dim<strong>en</strong>sion agonistique, qui a quelque<br />
chose à voir avec l’impetus : ces mom<strong>en</strong>ts foudroyants réori<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t la vie du sujet.<br />
Je parle <strong>en</strong> second : j’insiste sur la dim<strong>en</strong>sion instituante de J<strong>en</strong>ny, sa participation<br />
aux collectifs des IrrAIductibles, d’Attractions passionnelles. J’ai évoqué le travail de<br />
B<strong>en</strong>younès, et de J<strong>en</strong>ny dans notre collectif ; je travaille sur le rapport <strong>en</strong>tre les Romantiques<br />
d’Iéna (Schlegel, Novalis), et nous, rapport que j’ai beaucoup travaillé à partir des recherches<br />
de ma fille Charlotte, cet été.<br />
Martine Lani-Bayle suggère à J<strong>en</strong>ny l’emploi de l’arbre généalogique, de la bioscopie.<br />
Georges est fatigué : il veut parler tout de suite, avant la pause. Je fais une série de<br />
photos. "Cette thèse est intellectuelle, dit Martine, mais elle est surtout humaine ; c’est très<br />
rare". La seule question que pose Georges : "Tu parles de transe, à propos de ton travail ;<br />
quand tu écris, tu es <strong>en</strong> transe : peux-tu nous expliquer ?"<br />
Pr<strong>en</strong>dre les thèses <strong>en</strong> diagonale, dit maint<strong>en</strong>ant Christine. C’est un peu notre lot. Ici,<br />
aujourd’hui, ce n’est pas vraim<strong>en</strong>t possible. Lire J<strong>en</strong>ny, jusqu’au bout. On est pris par son<br />
écriture. Lorsque Jean-Louis Le Grand parle, j’ose regarder Schule der Person, Zur<br />
anthropologisch<strong>en</strong> Grundlegung einer Theorie der Schule, de Gaby Weigand (Ergon, 2004).<br />
Il me semble que j’ai de la chance d’avoir une vraie œuvre, <strong>en</strong>tre les mains. Il me faut la<br />
traduire, immédiatem<strong>en</strong>t. Le seul problème : elle fait 430 pages de petits caractères. Et mon<br />
éditeur n’aime pas les gros livres. Ce livre fera 600 pages.<br />
13 heures 10, Sout<strong>en</strong>ance de maîtrise d’Yvan Ducos<br />
Yvan a voulu sout<strong>en</strong>ir avant d’aller manger. Bon d’accord. Je fais signer le procès<br />
verbal par Christine Delory-Momberger, Roger Tebib, Georges Lapassade et Patrice Ville. La<br />
femme d’Yvan (né <strong>en</strong> 1929) est là. Il parle de la t<strong>en</strong>ue d’un journal dans lequel il racontait les<br />
séances d’<strong>en</strong>traînem<strong>en</strong>t. Ensuite, il a introduit la photo. Je regrette que les délibérations du<br />
jury ai<strong>en</strong>t duré plus d’une demi-heure. Finalem<strong>en</strong>t, J<strong>en</strong>ny a eu les félicitations, mais quelle<br />
discussion ! Fatiguant, pour moi, de “ former ” mes jeunes collègues à la direction et<br />
l’évaluation des thèses. Heureux d’avoir travaillé avec Martine Lani-Bayle.<br />
182
16 heures, réunion des IrrAIductibles<br />
On parle des dispositifs. Georges Lapassade pr<strong>en</strong>d la parole. Il y a Rub<strong>en</strong> Bag, Roger<br />
Tebib, Boumarta, Marie-Fanéla Célestin, Mohammed Rebihi, Aziz, Kare<strong>en</strong>, Leonore,<br />
B<strong>en</strong>younès, Salvatore, Liz Claire.<br />
Georges est <strong>en</strong> pleine forme. Il fait une confér<strong>en</strong>ce sur le dispositif. C’est<br />
passionnant, mais dangereux. Je ne vois pas ma place ici. Il faudrait que je r<strong>en</strong>tre, pour écrire<br />
mon éditorial du numéro 6 290 , mais <strong>en</strong> même temps, on <strong>en</strong> parle. Je ne puis pas fuir. Il me faut<br />
rester ici. Je vis une crise. Le temps passe. Des mom<strong>en</strong>ts me sont imposés, dans les jours qui<br />
vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, et le temps fuit. Je ne puis pas accepter de gaspiller le temps dont j’ai besoin, pour<br />
construire mon mom<strong>en</strong>t de l’écriture. Roger Tebib déf<strong>en</strong>d l’école. Moi, j’<strong>en</strong> ai marre de ce<br />
dispositif.<br />
27 septembre 2004,<br />
Pourquoi écrire dans ce carnet aujourd’hui ? Ce n’est pas très rationnel de vouloir<br />
écrire mes méditations ici, car <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t je suis à l’<strong>Université</strong>, bi<strong>en</strong> installé dans le<br />
mom<strong>en</strong>t “ sout<strong>en</strong>ances ”. Il y <strong>en</strong> a 7 ou 8 prévues pour aujourd’hui. Or, officiellem<strong>en</strong>t, je suis<br />
<strong>en</strong> sabbatique. Je liquide des charges, mais <strong>en</strong> même temps, je ne repr<strong>en</strong>ds pas de nouveaux<br />
étudiants. Je ferme activem<strong>en</strong>t “ le mom<strong>en</strong>t universitaire ”. En fait, je devrais être <strong>en</strong> congé<br />
maladie, plutôt qu’<strong>en</strong> sabbatique, car j’ai mal. Je souffre. Nous sommes 24 dans la salle. J’ai<br />
<strong>en</strong>vie de clore ce carnet sur le “ non-mom<strong>en</strong>t ”, et de le donner à B<strong>en</strong>younès qui est là. Peut<br />
être Bernadette serait-elle heureuse de retaper un journal de moi. De quoi pourrais-je parler<br />
aujourd’hui ? Il faudrait que je médite sur la notion de fragm<strong>en</strong>t. Il faudrait confronter les<br />
notions de “ fragm<strong>en</strong>t ” à celle de “ mom<strong>en</strong>t ”.<br />
Le fragm<strong>en</strong>t selon F. Schlegel est, ou un héritage du passé (une ruine de maison<br />
phocé<strong>en</strong>ne, comme celle observée à côté de Sainte Croix, lors de ma desc<strong>en</strong>te chez ma sœur<br />
la semaine passée), ou un morceau de quelque chose qu’un contemporain décide de produire<br />
comme quelque chose de non abouti dans sa totalité.<br />
Ce qui m’a frappé, dans ma visite de la maison phocé<strong>en</strong>ne, c’est son “ être là ”, à cet<br />
<strong>en</strong>droit, depuis le VIème siècle avant Jésus Christ. Incroyable ! Certes, il ne reste plus que des<br />
murs d’un mètre au-dessus du sol, mais tout de même, ce qui reste permet de bi<strong>en</strong> compr<strong>en</strong>dre<br />
la forme de la maison (les différ<strong>en</strong>tes pièces utilisées), et pour moi <strong>en</strong> chantier actuellem<strong>en</strong>t à<br />
Sainte Gemme, la manière dont les murs ont été faits. Comme <strong>en</strong> Champagne au XVIIIème<br />
siècle, les murs sont faits de pierres t<strong>en</strong>ues <strong>en</strong>tre elles, avec de la terre. C’est étonnant que la<br />
technique de construction n’ait pas évolué <strong>en</strong> 24 siècles.<br />
La ruine est donc un fragm<strong>en</strong>t qui nous r<strong>en</strong>seigne sur le mode de vie passé, et qui<br />
nous permet de mesurer le surplace de la civilisation p<strong>en</strong>dant toute cette période.<br />
L’archéologie, sci<strong>en</strong>ces des traces, est une méditation à partir de fragm<strong>en</strong>ts. Quelle relation<br />
avec le “ mom<strong>en</strong>t ” ? Le village phocé<strong>en</strong> du VI ou Vème siècle, nous dit qu’à cet <strong>en</strong>droit (au<br />
bord de la mer <strong>en</strong>tre Martigues et Marseille), il y a eu des groupes humains, qui ont t<strong>en</strong>té de<br />
vivre à un carrefour maritime où passai<strong>en</strong>t des bateaux grecs. Il y avait la mer pour pêcher, et<br />
la terre pour récolter des fruits, mais quels légumes ? Ils n’avai<strong>en</strong>t pas de pomme de terre !<br />
Avai<strong>en</strong>t-ils les olives ? Quels mom<strong>en</strong>ts vivai<strong>en</strong>t-ils ? La pêche, la chasse, la culture ? Je ne<br />
sais. Le fragm<strong>en</strong>t du passé ouvre sur des possibles au niveau du régressif.<br />
290 Les irrAiductibles n°6, octobre 2004, Dispositifs 1, 360 pages.<br />
183
Chez F. Schlegel, le plus souv<strong>en</strong>t, le fragm<strong>en</strong>t est fragm<strong>en</strong>t d’œuvre. La ruine est<br />
fragm<strong>en</strong>t d’œuvre. Mais s’il s’agit d’une maison, l’objet – au départ – avait une finalité. Il ne<br />
s’agissait pas d’une œuvre d’art, mais d’un espace aménagé, pour y habiter, au moins pour y<br />
vivre. La limite <strong>en</strong>tre l’œuvre, la chose finalisée, c’est une définition du mom<strong>en</strong>t. Le mom<strong>en</strong>t<br />
de l’œuvre, c’est un mom<strong>en</strong>t pour soi : un mom<strong>en</strong>t qui n’a d’autre finalité qu’esthétique. Par<br />
contre, une ruine, ce peut être la fin, la dissolution du mom<strong>en</strong>t de l’habiter. La destination<br />
d’une maison, ce n’est pas le beau, mais l’habiter. Habiter une belle maison, oui. Mais faire<br />
de l’architecture, de la décoration d’un espace habité, est-ce faire œuvre artistique ? Le Musée<br />
Dali à Figueras a d’abord été l’espace habité par Dali.<br />
A un mom<strong>en</strong>t, il y a donc glissem<strong>en</strong>t du s<strong>en</strong>s. Le même objet : une maison passe de<br />
l’habitat, comme finalité, au visiter. Figueras fut atelier, maison d’habitation et devi<strong>en</strong>t<br />
“ musée ”. Le même fragm<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t autre chose, du fait même de sa destination. Dans un<br />
mom<strong>en</strong>t, il y a souv<strong>en</strong>t du recyclage de fragm<strong>en</strong>ts de mom<strong>en</strong>ts antérieurs. Le mom<strong>en</strong>t, c’est la<br />
décision de poser une forme qui articule dans une Gestalt nommée, désignée, caractérisée par<br />
un certain nombre d’élém<strong>en</strong>ts, qui s’organis<strong>en</strong>t les uns par rapport aux autres. Le mom<strong>en</strong>t est<br />
l’organisation processuelle, de fragm<strong>en</strong>ts matériels hérités du passé, ou produits dans le<br />
prés<strong>en</strong>t, pour réaliser une id<strong>en</strong>tification psychologique ou sociale d’un individu ou d’un<br />
groupe.<br />
Sur le plan matériel, un même terrain peut <strong>en</strong>trer dans la construction du mom<strong>en</strong>t<br />
basket (s’il y a un panier construit), ou dans la construction du mom<strong>en</strong>t parking, si au lieu<br />
d’utiliser l’espace pour faire du sport, on le destine à parquer des voitures. Il y a aussi des<br />
espaces sans destination, qui ne sont pas non plus des œuvres. La nature se trouve <strong>en</strong> dehors<br />
de toute destination, et elle n’est pas une œuvre.<br />
Laur<strong>en</strong>ce Val<strong>en</strong>tin est agacée. Elle aurait aimé sout<strong>en</strong>ir à 15 heures. Il est 16 heures<br />
30. Elle ne compr<strong>en</strong>d pas le s<strong>en</strong>s de ce dispositif de cette journée de sout<strong>en</strong>ance.<br />
Personnellem<strong>en</strong>t, je trouve génial ce dispositif, où 5 <strong>en</strong>seignants travaill<strong>en</strong>t <strong>en</strong>semble avec<br />
une dizaine de mémoires. Je ne compr<strong>en</strong>ds pas les g<strong>en</strong>s qui ne voi<strong>en</strong>t pas le travail<br />
transversal, qui opère et s’opère dans ce g<strong>en</strong>re de contexte.<br />
B<strong>en</strong>younès me demande de lui <strong>en</strong>voyer des textes par Internet. Je vais essayer de le<br />
faire. Il s’agit de propositions d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t. En fait, je p<strong>en</strong>se que ces textes ne sont plus<br />
d’actualité. Ils sont obsolètes. Je ne vais plus <strong>en</strong>seigner cette année. J’<strong>en</strong> ai marre des<br />
étudiants. Il me faut un an de congé, pour faire tout ce que je dois faire cette année. Je veux<br />
sortir de mes mom<strong>en</strong>ts, pr<strong>en</strong>dre du recul par rapport à ma transversalité. Plusieurs appels ou<br />
courriers électroniques me mett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> péril. Ils m<strong>en</strong>ac<strong>en</strong>t cette distance que je voudrais<br />
construire.<br />
Hier et aujourd’hui (ce matin), j’ai relu 180 pages de ma fille Charlotte. Je s<strong>en</strong>s dans<br />
ses pages une énergie qui me ressource, alors que chez mes étudiants, je me s<strong>en</strong>s pompé. Je ne<br />
trouve pas de passion dans les écrits de la plupart de mes étudiants. Ce qu’ils écriv<strong>en</strong>t<br />
m’emmerde. Il y a des exceptions. Mais globalem<strong>en</strong>t, je trouve que la plupart des mémoires<br />
sont sans <strong>en</strong>jeu. Il n’y a pas de thèse, pas de point de vue que l’on déf<strong>en</strong>de avec énergie. Chez<br />
Charlotte, je trouve une p<strong>en</strong>sée polémique, une lutte à mort contre la médiocrité. Ce n’est pas<br />
achevé, mais on s<strong>en</strong>t vraim<strong>en</strong>t l’énergie. On trouve cette force aussi chez Johan Tilmant.<br />
Le problème de notre amie Laur<strong>en</strong>ce Val<strong>en</strong>tin, c’est que ce qu’elle dit m’apparaît<br />
redondant. Je l’ai déjà <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du. Je l’ai lue, etc., dans plusieurs versions. Et <strong>en</strong> plus, elle a fait<br />
un tel volume (180 pages) qu’elle n’a pas réussi à éliminer toutes les fautes. On me demande<br />
de parler. J’ai mal au v<strong>en</strong>tre. Je cause. Le meilleur moy<strong>en</strong> que j’ai de poser une interv<strong>en</strong>tion :<br />
refaire la g<strong>en</strong>èse de notre histoire collective… B<strong>en</strong>younès s’<strong>en</strong> va. Je m’arrête. Je lui donne<br />
mon carnet.<br />
184
Mercredi 24 novembre 2004,<br />
Je découvre la lettre suivante de Bernadette Bellagnech qui a tapé ce journal. Elle est<br />
datée du 16 novembre 2004 :<br />
“ Cher Remi,<br />
Tout d'abord, j'ai très heureuse de lire et de taper ton journal, même si le ton de celui-ci est<br />
plus grave. Je voudrais <strong>en</strong>suite m'excuser d'avoir tardé à te l'<strong>en</strong>voyer. Le dispositif à la maison<br />
ne s'est pas prêté à la rapidité, et à mon désir de te l'<strong>en</strong>voyer plus rapidem<strong>en</strong>t, mais malgré les<br />
<strong>en</strong>nuis informatiques et le bruit de marteau piqueur qui nous accompagne depuis un mois<br />
(travail de transformation du réseau d'eau chaude dans le bâtim<strong>en</strong>t), l'ess<strong>en</strong>tiel est fait et je te<br />
l'<strong>en</strong>voie.<br />
Le terme "non-mom<strong>en</strong>t" est parfois écrit avec un tiret, parfois sans. Je l'ai laissé tel que tu<br />
l'écrivais, au mom<strong>en</strong>t précis. Si tu l'as écrit parfois "nom mom<strong>en</strong>t", moi parfois, je me suis<br />
surprise à l'écrire "mon mom<strong>en</strong>t" (?).<br />
J'avoue que j'ai des difficultés à saisir vraim<strong>en</strong>t ce qu'est le mom<strong>en</strong>t. J'y réfléchis <strong>en</strong> te lisant,<br />
me trouvant souv<strong>en</strong>t d'accord avec tes remarques, mais je continue à me poser des tas de<br />
questions. En y réfléchissant, je suis persuadée que dans la notion de mom<strong>en</strong>t, il y a une part<br />
de liberté, de volonté et prés<strong>en</strong>ce de certaines conditions pour y parv<strong>en</strong>ir, pour l'établir, même<br />
si le mom<strong>en</strong>t peut être imposé. Est-ce lié à l'id<strong>en</strong>tité de la personne ? Comm<strong>en</strong>t dans un<br />
couple, le mom<strong>en</strong>t de l'un s'articule-t-il avec le mom<strong>en</strong>t de l'autre ? Comm<strong>en</strong>t dans une<br />
famille nombreuse, chacun des <strong>en</strong>fants a-t-il consci<strong>en</strong>ce de ses mom<strong>en</strong>ts propres ? Le mom<strong>en</strong>t<br />
est-il le même dans un autre pays, où l'espace et le temps sont vécus différemm<strong>en</strong>t ? Et dans<br />
un milieu professionnel, qu'on n'a pas choisi, pas voulu, mais accepté par nécessité, est-ce<br />
qu'alors le mom<strong>en</strong>t du travail est un non-mom<strong>en</strong>t, même s'il occupe plus de la moitié du<br />
temps de la vie ? Ne pr<strong>en</strong>d-t-on consci<strong>en</strong>ce de son mom<strong>en</strong>t qu'après l'avoir dépassé ? P<strong>en</strong>dant<br />
?<br />
Chez l'amnésique, le traumatisé crâni<strong>en</strong>, qui a perdu la mémoire, totalem<strong>en</strong>t ou <strong>en</strong> partie, qui<br />
est dev<strong>en</strong>u une autre personne (sans ses expéri<strong>en</strong>ces, ses souv<strong>en</strong>irs, ses repères, ses émotions<br />
d'avant), qui repart à l'âge adulte de zéro, que sont dev<strong>en</strong>us ses mom<strong>en</strong>ts et à partir de quoi<br />
va-t-il s'<strong>en</strong> construire d'autres, puisque tout lui est étranger, à part son deuxième appr<strong>en</strong>tissage<br />
?<br />
Cet été, j'ai lu un peu par hasard Le corps se souvi<strong>en</strong>t d'Arthur Janov (auteur du Cri primal),<br />
partagée <strong>en</strong>tre un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t intuitif et une méfiance dues à mes études et mon expéri<strong>en</strong>ce de la<br />
médecine. Je m'interrogeais sur la période (j'allais écrire le mom<strong>en</strong>t ?) de notre vie, où nous<br />
n'avons pas la possibilité de nous exprimer avec des mots, période qui a marqué apparemm<strong>en</strong>t<br />
tellem<strong>en</strong>t de g<strong>en</strong>s au vu des expéri<strong>en</strong>ces décrites (expéri<strong>en</strong>ce de naissance, de maltraitance<br />
très précoce...). Est-ce un mom<strong>en</strong>t ? Il semble avoir eu beaucoup de ret<strong>en</strong>tissem<strong>en</strong>ts et<br />
d'influ<strong>en</strong>ces, sur la vie <strong>en</strong>suite de beaucoup.<br />
L'auteur explique "ces phénomènes" <strong>en</strong> décrivant d'une manière un peu compliquée la mise <strong>en</strong><br />
place successive des différ<strong>en</strong>ces structures du cerveau (se référant aussi à la l<strong>en</strong>te évolution de<br />
l'espèce humaine), comme différ<strong>en</strong>tes couches qui se recouvrai<strong>en</strong>t lors du développem<strong>en</strong>t du<br />
petit humain. Cela m'a fait p<strong>en</strong>ser à l'auriculothérapie qui agit sur certaines douleurs <strong>en</strong><br />
appliquant des aiguilles sur certains <strong>en</strong>droits du pavillon de l'oreille. En gros, le tissu de la<br />
forme fétale de l'oreille serait issu des trois premiers tissus de l'embryon qui se serai<strong>en</strong>t<br />
différ<strong>en</strong>ciés par la suite pour former les différ<strong>en</strong>ts organes.<br />
185
C'est un peu confus, mais j'ai p<strong>en</strong>sé à toi, et à la théorie des mom<strong>en</strong>ts. Pourquoi? Je me pose<br />
plus de questions que je n'ai de réponses.<br />
Je me suis aussi surprise à p<strong>en</strong>ser "pourquoi parler de non-mom<strong>en</strong>t", alors que chaque minute<br />
de vie est précieuse... Pour ma part, je crois fermem<strong>en</strong>t que ceux qui sont partis souhaiterai<strong>en</strong>t<br />
que l'on vive chaque minute int<strong>en</strong>sém<strong>en</strong>t. Je p<strong>en</strong>se que ce serait la meilleure manière de leur<br />
être fidèle. Pour avoir été confrontée avec la mort de plusieurs êtres chers, avant l'âge de 20<br />
ans, je suis persuadée qu'ils nous accompagn<strong>en</strong>t, que ce qu'ils ont partagé avec nous germe <strong>en</strong><br />
nous comme de petites graines maint<strong>en</strong>ant ou un peu plus tard... Il est vrai que cela n'empêche<br />
pas de ress<strong>en</strong>tir... et cela nous fait avancer, plus riches de ce qu'ils nous ont laissé.<br />
J'ai été heureuse d'avoir lu Le précaire et le certain d'Hubert de Luze avant sa mort. Une<br />
partie de son expéri<strong>en</strong>ce m'accompagnera vivante, même si je ne l'ai pas connu.<br />
Je te souhaite d'avancer dans tous tes projets d'écriture, de peinture et autres...doucem<strong>en</strong>t,<br />
mais sûrem<strong>en</strong>t, assurém<strong>en</strong>t...<br />
Nous vi<strong>en</strong>drons à Sainte Gemme un jour. Les <strong>en</strong>fants sont malades <strong>en</strong> voiture, et <strong>en</strong> train, ce<br />
qui n'est évid<strong>en</strong>t pour personne, mais cela finira par s'arranger avec un peu de temps...<br />
Pour ma part, je suis déjà v<strong>en</strong>ue à Sainte Gemme par l'imagination, créant à partir de tes récits<br />
un cadre familier, mais imaginaire pour les autres. Ton évocation des cerises et des<br />
doryphores m'ont ram<strong>en</strong>é bi<strong>en</strong> loin, ram<strong>en</strong>ant à la consci<strong>en</strong>ce des odeurs, des s<strong>en</strong>sations et des<br />
visions familières d'un mois de juillet lointain déjà, mais pas tant que cela.<br />
Pourquoi le village est-il nommé ainsi ? Une gemme, c'est une pierre précieuse transpar<strong>en</strong>te,<br />
ou alors un bourgeon ou de la résine de pin. Y-a-t-il une forêt de résineux pas loin ? Ou alors<br />
une anci<strong>en</strong>ne mine de sel ? Ou est-ce lié à une Sainte Gemme que je ne connais guère ?<br />
J'ai été heureuse d'appr<strong>en</strong>dre que ta santé s'améliorait. Si écrire, c'est être fou, alors sois-le !<br />
Pr<strong>en</strong>ds bi<strong>en</strong> soin de toi. Je t'embrasse, ainsi que Lucette, Bernadette. ”<br />
Jeudi 25 novembre, 12 h 30,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de terminer la relecture de ce journal. Liz Claire, Christine Delory-<br />
Momberger, J<strong>en</strong>ny Gabriel m’att<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t dans la cuisine pour préparer le repas. Je me suis sorti<br />
de notre réunion d’Attractions passionnelles pour faire ce travail, que je jugeais prioritaire. Je<br />
souhaiterais que notre groupe lise ce texte avant notre réunion historique de samedi (décision<br />
d’une mise <strong>en</strong> chantier du numéro 0).<br />
15 h 40,<br />
Liz Claire et J<strong>en</strong>ny Gabriel m’ont demandé de faire un compte-r<strong>en</strong>du de notre réunion<br />
d’aujourd’hui, pour informer les abs<strong>en</strong>ts de nos cogitations. Je fais ce compte-r<strong>en</strong>du dans ce<br />
journal, car au départ, notre réunion n’était pas un groupe sujet, mais un chaos, forme<br />
particulière du non-mom<strong>en</strong>t. Il semblait qu’on soit dans le non-mom<strong>en</strong>t, dans sa forme<br />
chaotique. Pour un Allemand, le chaos r<strong>en</strong>voie à un état du social où l’organisation vi<strong>en</strong>t à<br />
manquer.<br />
La description de notre désorganisation appar<strong>en</strong>te me semble nécessaire à restituer.<br />
Profitant d’une conversation à propos d’un ouvrage de June Jordan, <strong>en</strong>tre Liz et J<strong>en</strong>ny, je<br />
m’étais éclipsé de la cuisine, pour aller rédiger une convocation pour une réunion du collectif<br />
de notre revue, samedi prochain. Avant que mes amies n’arriv<strong>en</strong>t, j’avançais la relecture de<br />
mon Journal du Non-mom<strong>en</strong>t. Je me mis à prolonger le travail de secrétariat explicité, par une<br />
186
poursuite de cette relecture. Je ne savais pas bi<strong>en</strong> pourquoi, si ce n’est que j’étais pris par mon<br />
texte, hypnotisé presque, par cette confrontation à un texte que j’avais écrit, mais que j’avais<br />
oublié. Je justifiais ce manque de savoir-vivre (fuir mes invitées), <strong>en</strong> me disant qu’il me fallait<br />
terminer la relecture de ce journal, p<strong>en</strong>sant que je l’oublierais, si je ne l’<strong>en</strong>voyais pas<br />
aujourd’hui à quelques lecteurs intéressés par l’élaboration de ma théorie des mom<strong>en</strong>ts. En<br />
conséqu<strong>en</strong>ce, j’ai laissé J<strong>en</strong>ny Gabriel travailler dans la cuisine avec Liz Claire, au départ sur<br />
le texte que je voulais publier de Liz, pour le n°7 des irrAIductibles. Mais, le temps passant,<br />
je les <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais parler, et je ne doutais pas des glissem<strong>en</strong>ts de leur conversation. Au boût d’un<br />
long mom<strong>en</strong>t, le sil<strong>en</strong>ce se fit dans la cuisine. J’imaginais que mes amies pr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t consci<strong>en</strong>ce<br />
que je les avais abandonnées. Elles devai<strong>en</strong>t se dire que j’étais un peu long, que je n’avais pas<br />
expliqué ce que je faisais. Mais elles ne semblai<strong>en</strong>t pas m’<strong>en</strong> vouloir. Leur capacité à donner<br />
du s<strong>en</strong>s à leur retrouvaille m’exemptait d’une accusation de producteur de chaos, ce que, dans<br />
d’autres circonstances, certain n’aurait pas manqué de proclamer.<br />
Au mom<strong>en</strong>t où je terminais ma relecture, on sonne. J’avais oublié de dire à mes deux<br />
amies que j’avais invité Christine Delory-Momberger pour déjeuner. On se met alors à<br />
préparer le repas, pour recouvrir le non dit du non-mom<strong>en</strong>t. J’avais épluché une salade. Je<br />
l’<strong>en</strong>richis de tomates, d’une gousse d’ail, de deux œufs. D’ailleurs Liz a un courrier à poster.<br />
J<strong>en</strong>ny l’accompagne à la poste. Christine, qui n’a pas vécu le flottem<strong>en</strong>t du non-mom<strong>en</strong>t,<br />
épluche les pommes de terre. C’est concret. J’arrose le tout d’huile d’olive, et on se met à<br />
table. On a faim, mais il semble que l’on fasse la queue à la poste. Nos amies revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t,<br />
<strong>en</strong>fin. On se met à table.<br />
Le mom<strong>en</strong>t du repas refait la cohésion du groupe de ceux qui “ ont un trou dans<br />
l’estomac ”. J<strong>en</strong>ny boit du vin rouge, Christine du blanc, Liz de l’eau, et moi du coca ! On<br />
parle. On régule. On se donne Attractions passionnelles pour objet. Je l’ai écrit au singulier.<br />
Le courrier est-il déjà <strong>en</strong>voyé ? Oui. Dommage. Il aurait fallu corriger.<br />
On a l’idée de sortir un numéro Zéro <strong>en</strong> 2004. Nous ne r<strong>en</strong>trons pas dans le détail de<br />
ce numéro. Ce sera l’objet de la réunion de samedi. Par contre, nous évoquons le lexique. Je<br />
dis mon int<strong>en</strong>tion de définir la notion de groupe. Qu’est-ce qu’un groupe ? Je parle du<br />
théorème de Leroy : “ L’intellig<strong>en</strong>ce d’un groupe est égale au coeffici<strong>en</strong>t intellectuel du<br />
moins intellig<strong>en</strong>t du groupe, divisé par le nombre de membres du groupe. ” Nous connaissons<br />
des situations où ce théorème se vérifie. En général, c’est dans le contexte de ce que Félix<br />
Guattari a nommé les groupes “ objets ” 291 . Par contre, dans notre groupe d’Attractions<br />
passionnelles, on a l’impression que notre QI est égal au QI du plus intellig<strong>en</strong>t, multiplié par<br />
le nombre de participants au groupe de travail ! Mais on se trouve dans une situation de<br />
groupe “ sujet ”. On s’aime, on se respecte. On a besoin de chacun pour aller plus loin.<br />
Christine remarque qu’une énergie se libère dans les groupes sujets.<br />
On parle <strong>en</strong>core d’édition. Idée de créer, dans l’orbite d’AP, une collection de poésie,<br />
une de littérature, une de performance. Je ne r<strong>en</strong>tre pas dans le détail. Il faudra faire une<br />
restitution orale samedi… Alors que l’on était dans le chaos, sorte de vide, vertige du nonmom<strong>en</strong>t,<br />
voilà surgir une sorte de fulgurance instituante : on est dans le mom<strong>en</strong>t de la<br />
création. Il faut faire un compte-r<strong>en</strong>du. On ne peut pas laisser les abs<strong>en</strong>ts, dans l’ignorance<br />
que quelque chose comme la dynamique et l’énergie d’une œuvre nous a saisis. J<strong>en</strong>ny est<br />
v<strong>en</strong>ue pour travailler sur le texte de Liz, elle n’était prête, psychologiquem<strong>en</strong>t, à faire le<br />
compte-r<strong>en</strong>du. Alors, je le ferai, à ma manière. Le compte-r<strong>en</strong>du crée le mom<strong>en</strong>t. L’écriture<br />
inscrit, installe, fonde le mom<strong>en</strong>t qui héberge la terre <strong>en</strong>tière, comme dirait Heiddeger,<br />
lorsqu’il se laisse aller à sa transe sur le thème de l’oeuvre 292 . Le groupe a émergé d’une<br />
291 Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité, <strong>Paris</strong>, Maspéro, 1973.<br />
292 M. Heidegger, “ L’origine de l’œuvre d’art ”, in Chemins qui ne mèn<strong>en</strong>t nulle part, <strong>Paris</strong>, Gallimad, 1962. Et<br />
surtout le comm<strong>en</strong>taire que Gilles Boudinet fait de ce texte in M. Heidegger, T. W. Adorno : vers un pacte de<br />
l’esthétique moderne, Docum<strong>en</strong>t de recherche O. M. F., série “ Didactique de la musique ”, n°22, janvier 2003.<br />
187
longue période de lat<strong>en</strong>ce qui a permis à des élém<strong>en</strong>ts de transversalité de se tisser <strong>en</strong>tre l’une<br />
et l’autre, l’autre et l’un.<br />
Le groupe est sujet, ici et maint<strong>en</strong>ant, lorsque chacun a pu travailler à l’<strong>en</strong>trée dans<br />
l’installation commune du Miteinander-Sein (voir la définition du terme dans le Lexique<br />
d’AP 293 ).<br />
Quand les filles sont parties, j’ai lu S<strong>en</strong>s et non s<strong>en</strong>s, de Maurice Merleau-Ponty 294 .<br />
Dans ce livre, j’ai trouvé dans le chapitre sur “ Le doute de Cézanne ”, cette médiation sur les<br />
situations : “ Les décisions mêmes qui nous transform<strong>en</strong>t sont toujours prises à l’égard d’une<br />
situation de fait, et une situation de fait peut bi<strong>en</strong> être acceptée ou refusée, mais ne peut <strong>en</strong><br />
tout cas manquer de nous fournir notre élan et d’être elle-même pour nous, comme situation<br />
“ à accepter ” ou “ à refuser ”, l’incarnation de la valeur que nous lui donnons. Si l’objet de la<br />
psychanalyse est de décrire cet échange <strong>en</strong>tre l’av<strong>en</strong>ir et le passé et de montrer comm<strong>en</strong>t<br />
chaque vie rêve sur des énigmes dont le s<strong>en</strong>s final n’est d’avance inscrit nulle part, on n’a pas<br />
à exiger d’elle la rigueur inductive. La rêverie herméneutique du psychanalyste, qui multiplie<br />
les communications de nous à nous-mêmes… cherche le s<strong>en</strong>s de l’av<strong>en</strong>ir dans le passé et le<br />
s<strong>en</strong>s du passé dans l’av<strong>en</strong>ir 295 … ”. Merleau-Ponty compare cette posture à celle de notre vie<br />
même qui, <strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t circulaire, appuie son av<strong>en</strong>ir à son passé et son passé à son av<strong>en</strong>ir,<br />
et où tout symbolise tout.<br />
Dimanche 19 décembre 2004, 10 h.,<br />
Je vi<strong>en</strong>s d’imprimer, et de relire le long texte de J<strong>en</strong>ny Gabriel intitulé “ Le<br />
terrain périoeci<strong>en</strong>, le quasi-mom<strong>en</strong>t et le non-mom<strong>en</strong>t ”, qui est une lecture de mon Journal<br />
du non-mom<strong>en</strong>t (5 mai-25 novembre 2004). J’avais regardé rapidem<strong>en</strong>t ce texte à son arrivée,<br />
juste avant mon départ pour Metz. Il me fallait le relire et le comm<strong>en</strong>ter. Ce qui est bizarre,<br />
c’est que ce texte m’oblige à ré-ouvrir ce journal que je p<strong>en</strong>sais clos.<br />
Il faut que mon lecteur ait accès à ce texte (15 pages), ou alors il ne pourra pas<br />
compr<strong>en</strong>dre mon analyse. À moins que je ne résume la démarche de J<strong>en</strong>ny. J<strong>en</strong>ny travaille<br />
avec moi la question du mom<strong>en</strong>t depuis quelques années. Elle a sout<strong>en</strong>u cette année une thèse<br />
(sur la théorie des mom<strong>en</strong>ts), intitulée “ L’institutionnalisation du sujet ”, sous la direction de<br />
Patrice Ville, mais cette recherche est le fruit d’un échange fort avec moi. J<strong>en</strong>ny est une<br />
lectrice fortem<strong>en</strong>t impliquée du S<strong>en</strong>s de l’histoire.<br />
Son texte “ Le terrain périoeci<strong>en</strong>, le quasi-mom<strong>en</strong>t et le non-mom<strong>en</strong>t ”, mériterait de<br />
nombreux développem<strong>en</strong>ts. Ayant oublié mes lunettes à Sainte-Gemme, je ne suis pas dans<br />
les meilleures conditions pour travailler intellectuellem<strong>en</strong>t. En même temps, je ne veux pas<br />
laisser sa démarche sans réponse.<br />
Il faut travailler avec elle, pour lui permettre de pousser plus loin sa réflexion. À la fin<br />
de son texte, elle écrit : “ (Remi) est un bâtisseur, une force de la nature ; il a l’<strong>en</strong>durance des<br />
pionniers. Faut-il être doté de cette incroyable énergie pour vivre le Mom<strong>en</strong>t de l’œuvre<br />
conjointem<strong>en</strong>t avec d’autres Mom<strong>en</strong>ts qui sont le sel de la vie ? Faut-il être dans la force de<br />
l’âge ? J’ai douze ans de plus que Remi. Ai-je <strong>en</strong>core assez de forces vives pour habiter les<br />
Mom<strong>en</strong>ts ? Telles sont les questions que je me pose <strong>en</strong> l’écoutant, <strong>en</strong> le voyant à l’œuvre. ”<br />
293<br />
Le groupe Attractions passionnelles (AP) travaille collectivem<strong>en</strong>t à la production de fragm<strong>en</strong>ts<br />
philosophiques ayant pour objet une p<strong>en</strong>sée de l’esthétique. Ce groupe travaille égalem<strong>en</strong>t à la production d’un<br />
vocabulaire.<br />
294<br />
Maurice Merleau-Ponty, S<strong>en</strong>s et non s<strong>en</strong>s, <strong>Paris</strong>, Nagel, 1966.<br />
295<br />
M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 42.<br />
188
J<strong>en</strong>ny, s’appuyant sur une longue citation de Raoul Vaneigem, répond <strong>en</strong> disant<br />
finalem<strong>en</strong>t que “ le temps des Mom<strong>en</strong>ts est celui de la jeunesse du désir. ” La formule est très,<br />
très belle. Je suis d’accord. Cep<strong>en</strong>dant, J<strong>en</strong>ny pose ici une question que je me pose moimême,<br />
à propos de certains mom<strong>en</strong>ts. Dans mon journal d’un artiste, <strong>en</strong> décembre 2003, je<br />
suis heureux d’être parv<strong>en</strong>u à peindre une première toile et je dis quelque chose comme :<br />
“ Même si je devais mourir aujourd’hui, je suis heureux d’être totalem<strong>en</strong>t peintre. Je suis<br />
dev<strong>en</strong>u un artiste. ”<br />
Sans r<strong>en</strong>ier cet optimisme, pour avoir travaillé cette année 2004 à la construction de<br />
mon mom<strong>en</strong>t de la peinture (j’<strong>en</strong> suis à une tr<strong>en</strong>taine de toiles), je dois dire que je ne suis plus<br />
satisfait du tout de ce que j’ai produit, et je suis moins optimiste sur ce que je fais, car au fur<br />
et à mesure que je produis, que je lis des ouvrages sur la peinture, que je visite des<br />
expositions, je découvre sans cesse davantage ce qui me reste à faire, pour donner à voir une<br />
toile qui correspondrait vraim<strong>en</strong>t à ce que j’ai dans la tête, tout <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant compte de l’état du<br />
contexte de la communauté de ceux qui peign<strong>en</strong>t. Du coup, dans une notation de la semaine<br />
passée (journal d’un artiste), je me demande si la construction de ce nouveau mom<strong>en</strong>t n’est<br />
pas un peu tardive.<br />
Si je raconte cela, c’est pour me poser la question “ y a-t-il un “ bon mom<strong>en</strong>t ” dans la<br />
biographie de quelqu’un pour installer un nouveau mom<strong>en</strong>t ? ”.<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre est assez discret sur l’éducation. Il étudie l’homme déjà bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>gagé<br />
dans sa biographie. Mais il se cont<strong>en</strong>te de dire qu’au début de sa vie, l’<strong>en</strong>fant doit accepter de<br />
se laisser imposer la culture, le savoir, et il semble dire que c’est <strong>en</strong>suite seulem<strong>en</strong>t qu’il peut<br />
dev<strong>en</strong>ir sujet du processus. Les premiers mom<strong>en</strong>ts hérités serai<strong>en</strong>t imposés. L’<strong>en</strong>fant y serait<br />
assujetti. De cet assujettissem<strong>en</strong>t, naîtrait une dynamique qui laisserait émerger le sujet… Il<br />
me faudrait relire H. Lefebvre sur ce point précis. Je me souvi<strong>en</strong>s qu’il aborde cette question<br />
dans La somme et le reste. Mais je vis actuellem<strong>en</strong>t beaucoup avec mon fils Romain (10 ans),<br />
et je l’observe dans cette période où tout lui est imposé : rythmes scolaires (fous), disciplines<br />
(programmes de l’école, mais pour lui <strong>en</strong> plus : conservatoire où il fait de la harpe, du solfège,<br />
du chant choral, de l’informatique ; cours particuliers de musique, pour lui permettre de<br />
suivre le rythme imposé par le conservatoire ; activité sportive le mercredi au club de<br />
t<strong>en</strong>nis…). Il y a aussi l’organisation du travail, car <strong>en</strong> plus mon fils rev<strong>en</strong>dique le droit de<br />
jouer avec ses camarades ! Je vois émerger chez lui une dialectique d’acceptation de<br />
l’imposition (il aime la harpe, le t<strong>en</strong>nis, l’informatique et sait que s’il veut être compét<strong>en</strong>t,<br />
c’est-à-dire acquérir les mœurs de la corporation ou de la communauté qui se cache derrière<br />
chaque appart<strong>en</strong>ance, il faut s’assujettir aux gammes imposées par chaque communauté), et<br />
de contestation de cette imposition. J’ai écrit 120 pages d’observations, depuis le 15<br />
novembre 2004, sur cette question.<br />
L’autodidacte que je suis <strong>en</strong> peinture, n’est pas pris <strong>en</strong> charge par la communauté pour<br />
<strong>en</strong>trer dans un mom<strong>en</strong>t (les professionnels me dis<strong>en</strong>t même parfois : notre art est difficile, on<br />
a du mal d’<strong>en</strong> vivre ; on ne cherche pas de concurr<strong>en</strong>ts nouveaux). Aucune école des Beaux-<br />
Arts ne prévoit de recruter un pré-retraité comme étudiant. Du coup, je pourrais vivre l’<strong>en</strong>trée<br />
dans mon nouveau mom<strong>en</strong>t sur le mode dilettante. Mais chez moi, ce ne peut pas être le cas.<br />
Pourquoi ? Parce que je p<strong>en</strong>se que ce mom<strong>en</strong>t aurait été celui que j’aurais voulu construire<br />
vraim<strong>en</strong>t, étant <strong>en</strong>fant, et que c’est une opposition familiale qui m’a fait passer à côté de ce<br />
projet que j’ai pu imaginer repr<strong>en</strong>dre à certains mom<strong>en</strong>ts de ma vie, et qui à chaque fois, pour<br />
des raisons de réalisme, me fut interdit. On voit là que la formule de J<strong>en</strong>ny selon laquelle “ le<br />
temps des Mom<strong>en</strong>ts est celui de la jeunesse du désir ” fonctionne parfaitem<strong>en</strong>t.<br />
Sur ce chapitre, une idée m’est v<strong>en</strong>ue cette semaine. Dans la mesure où l’<strong>en</strong>trée dans<br />
un mom<strong>en</strong>t est l’<strong>en</strong>trée dans la communauté de ceux qui exerc<strong>en</strong>t la même activité, je p<strong>en</strong>se<br />
189
que si une <strong>en</strong>trée tardive dans un mom<strong>en</strong>t n’est pas très efficace quant à la production d’une<br />
œuvre dans ce domaine, cela a d’autres intérêts.<br />
Si l’on pr<strong>en</strong>d l’exemple de quelqu’un qui déciderait de se mettre à courir à 70 ans, il<br />
est évid<strong>en</strong>t que cette personne ne pourra pas faire des performances exceptionnelles.<br />
Cep<strong>en</strong>dant, dans une vie de club, une telle personne peut aider le groupe à s’épanouir. J’ai<br />
connu des g<strong>en</strong>s très structurants pour des groupes de jeunes, qui s’étai<strong>en</strong>t mis à la pratique<br />
sportive assez tard. L’objectif de quelqu’un qui comm<strong>en</strong>cera la course à pied à 60 ou 70 ans<br />
ne pourra pas être de battre le record du monde du 1000 mètres, de même celui qui<br />
comm<strong>en</strong>cera le piano à cet âge ne pourra pas avoir comme projet de dev<strong>en</strong>ir concertiste.<br />
Cep<strong>en</strong>dant, chaque communauté prés<strong>en</strong>te derrière un mom<strong>en</strong>t, doit faire une place aux grands<br />
débutants.<br />
Hubert de Luze a comm<strong>en</strong>cé ses études d’ethnologie à 60 ans. Il s’est mis à la<br />
composition musicale à 65 ans. Quand on voit ce qu’il est parv<strong>en</strong>u à produire dans ces deux<br />
domaines, on se dit qu’il y a une qualité que le “ grand débutant ” possède par rapport au<br />
jeune, c’est une transversalité riche qui étaie l’<strong>en</strong>trée dans de nouveaux mom<strong>en</strong>ts.<br />
Romain, <strong>en</strong> appr<strong>en</strong>ant la harpe ou le t<strong>en</strong>nis, appr<strong>en</strong>d aussi la rigueur d’une discipline,<br />
son organisation, la nécessité de travailler tous les jours, etc. Hubert sait tout cela, pour<br />
l’avoir acquis sur d’autres terrains, lorsqu’il se lance dans ces nouveaux domaines. Ce qu’il a<br />
à acquérir, ce sont des compét<strong>en</strong>ces spécifiques. On touche là la dialectique <strong>en</strong>tre énergie<br />
physique qui décline avec l’âge, mais qui est fortem<strong>en</strong>t comp<strong>en</strong>sée par une meilleure<br />
utilisation de l’énergie.<br />
La femme ou l’homme expérim<strong>en</strong>té ont appris la sci<strong>en</strong>ce de la meilleure utilisation de<br />
l’énergie. Ceci étant, l’expéri<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>seignera aussi ce que l’on juge pouvoir créer utilem<strong>en</strong>t,<br />
et ce que l’on juge inaccessible, compte t<strong>en</strong>u de l’écart trop important <strong>en</strong>tre le mom<strong>en</strong>t désiré<br />
et l’état actuel de notre transversalité… A suivre !<br />
190
TROISIEME PARTIE :<br />
CONSTRUIRE LES MOMENTS<br />
PAR L'ECRITURE DU JOURNAL<br />
La pratique du journal est un moy<strong>en</strong> d'<strong>en</strong>trer dans la construction des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Nous allons montrer que cette technique a une histoire, et qu'il existe un continuum de<br />
théorici<strong>en</strong>s qui ont dégager les possibles à travers l'écriture de journaux (Chapitre 11), puis<br />
nous donnerons deux exemples de pratiques diaires permettant de montrer l'inv<strong>en</strong>tion du<br />
mom<strong>en</strong>t et sa conception.<br />
191
Chapitre 11 :<br />
Mom<strong>en</strong>t du journal et journal des mom<strong>en</strong>ts<br />
T<strong>en</strong>ir son journal est une pratique anci<strong>en</strong>ne. A côté de la tradition du journal intime,<br />
que la littérature a comm<strong>en</strong>té, il existe une tradition du journal de recherche qui comm<strong>en</strong>ce <strong>en</strong><br />
1808 avec un livre de Marc-Antoine Julli<strong>en</strong> "Essai sur la méthode... 296 " qui invite les jeunes à<br />
se former <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant trois journaux : le journal de sa santé, le journal de ses r<strong>en</strong>contres, et le<br />
journal de ses acquis sci<strong>en</strong>tifiques. Dans ce registre, écrire le journal est un moy<strong>en</strong> de se<br />
construire une id<strong>en</strong>tité de chercheur. A chaque thème exploré peut correspondre un carnet, un<br />
journal. Le journal des mom<strong>en</strong>ts garde des traces de ses trouvailles, mais aussi de ses idées,<br />
de ses réflexions, au jour le jour : la méthode "montre comm<strong>en</strong>t on peut parv<strong>en</strong>ir, au moy<strong>en</strong><br />
d'une économie sévère de tous les instants, et d'une sage répartition de leurs différ<strong>en</strong>ts<br />
emplois, à doubler et même à tripler la vie d'un homme, <strong>en</strong> lui faisant retrouver une très<br />
grande quantité de mom<strong>en</strong>ts perdus 297 pour tous les autres et qui, recueillis et utilisés par lui,<br />
tourn<strong>en</strong>t au profit du développem<strong>en</strong>t de son corps, de son esprit et de son âme, et <strong>en</strong>fin de son<br />
instruction et de son bonheur 298 ".<br />
Déjà, au XVII° siècle, le philosophe John Locke a utilisé cette méthode. Aujourd'hui,<br />
elle est pratiquée par les ethnologues, les éducateurs, les formateurs, les ag<strong>en</strong>ts de<br />
développem<strong>en</strong>t social.<br />
En français, le mot "journal" signifie à la fois la pratique d'écriture au jour le jour qui<br />
nous intéresse ici, et le "quotidi<strong>en</strong>" national, régional ou étranger dans lequel nous lisons les<br />
nouvelles du jour, et par ext<strong>en</strong>sion la presse non quotidi<strong>en</strong>ne. Pour éviter une confusion qui<br />
n'existe pas dans d'autres langues (par exemple, <strong>en</strong> allemand, on distingue Tagebuch et<br />
Zeitung), on pourrait utiliser un mot, vieilli, qui permet la distinction. On parle du "diariste"<br />
(celui qui ti<strong>en</strong>t son journal) ou de "diarisme" (pour parler du phénomène social que représ<strong>en</strong>te<br />
le fait de t<strong>en</strong>ir un journal). Ces mots vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de "diaire" (au jour le jour), dont la racine est<br />
<strong>en</strong>core utilisée <strong>en</strong> anglais dans le mot Diary et <strong>en</strong> itali<strong>en</strong> Diario qui signifi<strong>en</strong>t "journal", au<br />
s<strong>en</strong>s de t<strong>en</strong>ir son journal.<br />
Le fait que le mot remonte à 4 ou 5 siècles montre que c'est une pratique très anci<strong>en</strong>ne.<br />
Il existe donc un continuum de l'écriture de journaux. Si j'écarte de mon analyse la pratique<br />
du journal intime qui est davantage étudiée par les littéraires, je peux donner quelques grands<br />
noms de personnes qui ont marqué l'histoire du journal de recherche que je prône ici et qui<br />
inspire directem<strong>en</strong>t ma pratique pédagogique. Je parlerai plus particulièrem<strong>en</strong>t de John Locke,<br />
de Marc-Antoine Julli<strong>en</strong> et de Janusz Korczak.<br />
John Locke (1632-1704)<br />
John Locke écrit dans son Traité sur l'Ent<strong>en</strong>dem<strong>en</strong>t humain, (vol. 3, Londres, 1714, p.<br />
425) : "Il n'y a presque ri<strong>en</strong> d'aussi nécessaire, pour le progrès des connaissances, pour la<br />
commodité de la vie et l'expédition des affaires, que de pouvoir disposer de ses propres idées ;<br />
296 Julli<strong>en</strong>, Marc-Antoine (Chevalier), Essai sur une méthode qui a pour objet de bi<strong>en</strong> régler l'emploi du tems,<br />
premier moy<strong>en</strong> d'être heureux; A l'usage des jeunes g<strong>en</strong>s de l'age de 16 à 25 ans; extrait d'un travail général,<br />
plus ét<strong>en</strong>du, sur l'Éducation, l'ouvrage est signé M. A. J. ; <strong>Paris</strong>, chez Firmin-Didot, 1808, 206 pages. Seconde<br />
édition augm<strong>en</strong>tée (348 pages) <strong>en</strong> 1810, destiné aux 15-25 ans ; nouvelle édition : <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2006.<br />
297 Souligné par R. H.<br />
298 Marc-Antoine Julli<strong>en</strong>, Essai sur une méthode, introduction.<br />
192
et il n'y a peut-être ri<strong>en</strong> de plus difficile dans toute la conduite de l'intellig<strong>en</strong>ce, que de<br />
pouvoir s'<strong>en</strong> r<strong>en</strong>dre tout-à-fait le maître". Il montre que le journal peut être l’espace d’un<br />
travail philosophique. John Locke a t<strong>en</strong>u un journal toute sa vie, qu’il a indexicalisé. Ses<br />
écrits philosophiques ne sont que la mise <strong>en</strong> forme organisée de ses médiations au jour le jour.<br />
Le philosophe Maine de Biran a égalem<strong>en</strong>t utilisé cet outil au début du XIX° siècle. Certaines<br />
formes de correspondance sont très proches de ce type de journal. Machiavel a conservé les<br />
doubles des courriers qu’il <strong>en</strong>voyait aux princes de Flor<strong>en</strong>ce, pour conseiller leur action. Il<br />
s’est appuyé <strong>en</strong>suite sur ses lettres pour écrire ses écrits politiques.<br />
Marc-Antoine Julli<strong>en</strong> (1775-1848)<br />
Dans son ouvrage de 1808, Marc-Antoine Julli<strong>en</strong> produit la première systématisation<br />
du journal des mom<strong>en</strong>ts. Dans ce livre, Marc-Antoine Julli<strong>en</strong> propose aux jeunes, d’écrire<br />
trois journaux différ<strong>en</strong>ts :<br />
-un journal du corps (santé),<br />
-un journal de l’âme (où l’on restitue ses r<strong>en</strong>contres avec les personnes, et ce que l’on<br />
tire de ces r<strong>en</strong>contres sur le plan moral),<br />
-et un journal intellectuel (où l’on note les connaissances intellectuelles que l’on<br />
acquiert ou par r<strong>en</strong>contre ou par lecture ; ainsi notées, les connaissances devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des<br />
savoirs).<br />
Ce livre fut écrit dans un contexte où l’école n’existait pas pour tous. Le journal<br />
apparaissait donc comme une sorte de formation totale de l’être.<br />
Janusz Korczak (1879-1942)<br />
Mom<strong>en</strong>ts pédagogiques, de Janusz Korczak, est un texte court, mais qui s’inscrit dans<br />
des <strong>ligne</strong>s temporelles qui font continua sur le long terme. En effet, il a sa place dans le<br />
prolongem<strong>en</strong>t d’autres recherches qui l’ont précédées, et il anticipe sur des recherches qui se<br />
sont poursuivies après lui. Quelles sont ces <strong>ligne</strong>s ? La théorie des mom<strong>en</strong>ts, l’écriture du<br />
journal pédagogique comme structurant le mom<strong>en</strong>t, l’art du diagnostic pédagogique.<br />
Janusz Korczak montre dans Mom<strong>en</strong>ts pédagogiques que la sci<strong>en</strong>ce du diagnostic<br />
occupe une place prépondérante <strong>en</strong> médecine. L’étudiant examine de nombreux individus,<br />
appr<strong>en</strong>d à regarder et, ayant discerné des symptômes, à les traduire, à les associer et à <strong>en</strong> tirer<br />
des conclusions. Si la pédagogie accepte de suivre la voie ouverte par la médecine, elle doit<br />
élaborer une sci<strong>en</strong>ce du diagnostic éducatif fondée sur la compréh<strong>en</strong>sion des symptômes. La<br />
fièvre, la toux, les vomissem<strong>en</strong>ts sont pour le médecin ce que le sourire, la larme, les joues<br />
rouges sont pour l’éducateur. Il n’y a pas de symptôme sans signification. Il faut tout noter et<br />
tout soumettre à la réflexion, rejeter ce qui est dû au hasard, lier ce qui est similaire, chercher<br />
les lois fondam<strong>en</strong>tales. Ne pas chercher à savoir comm<strong>en</strong>t exiger, qu’exiger de l’<strong>en</strong>fant,<br />
comm<strong>en</strong>t contraindre et interdire, mais plutôt chercher ce qui lui manque, ce qu’il a <strong>en</strong> trop,<br />
ce qu’il exige, ce qu’il peut donner.<br />
Janusz Korczak, propose une clinique de l’éducation, par l'écriture d'un journal. "Les<br />
bons éducateurs comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t à t<strong>en</strong>ir un journal, mais l’abandonn<strong>en</strong>t rapidem<strong>en</strong>t, car ils ne<br />
connaiss<strong>en</strong>t pas la technique de la prise de notes, ils n’ont pas pris au séminaire 299 l‘habitude<br />
299 En Pologne, jusqu'à la seconde guerre mondiale, on désignait le lieu de formation des <strong>en</strong>seignants par "le<br />
Séminaire" ("Seminarium Nauczycielskie"). NdT<br />
193
de pr<strong>en</strong>dre systématiquem<strong>en</strong>t des notes sur leur travail. Trop exigeants vis-à-vis d’euxmêmes,<br />
ils perd<strong>en</strong>t confiance <strong>en</strong> leurs capacités ; comme ils ont trop att<strong>en</strong>du de leurs notes, ils<br />
ne croi<strong>en</strong>t plus à leur valeur".<br />
Janusz Korczak, s'interroge : "Quelque chose me réjouit, quelqu’autre m’attriste,<br />
m’étonne, m’inquiète, me fâche, me décourage. Que pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> notes, comm<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>dre des<br />
notes ? On ne le lui a pas appris. S’il a dépassé le stade du journal du potache, dissimulé aux<br />
yeux de papa sous le matelas, il n’a pas atteint le niveau de la chronique que l’on fait lire à un<br />
collègue, dont on discute lors de réunions et de colloques. On lui a appris, peut-être, à pr<strong>en</strong>dre<br />
<strong>en</strong> notes les exposés d’autrui, les p<strong>en</strong>sées d’autrui, mais pas les si<strong>en</strong>nes. Quelles difficultés,<br />
quelles surprises as-tu r<strong>en</strong>contrées, quelles erreurs as-tu commises, comm<strong>en</strong>t les as-tu<br />
corrigées, quels échecs as-tu subis, quelles victoires as-tu fêtées? Que chaque échec soit pour<br />
toi un appr<strong>en</strong>tissage consci<strong>en</strong>t, et une aide pour les autres". Autant de questions que l'on doit<br />
traiter dans le journal".<br />
Pour Janusz Korczak, c’est par ces notes que l'on établit un bilan de sa vie : "Elles<br />
prouv<strong>en</strong>t que tu ne l’as pas gaspillée. La vie n’affranchit jamais qu’<strong>en</strong> partie, ne permet de<br />
réaliser que des fragm<strong>en</strong>ts".<br />
I).- Les formes générales du journal<br />
Le journal est t<strong>en</strong>u au jour le jour. On peut écrire le soir ce qui s’est passé dans la<br />
journée ou le l<strong>en</strong>demain ce qui s’est passé la veille. Mais globalem<strong>en</strong>t, contrairem<strong>en</strong>t à<br />
l’histoire de vie ou aux Mémoires, cette forme d’écrit personnel est inscrite dans le prés<strong>en</strong>t.<br />
Même avec un petit décalage, on écrit toujours au mom<strong>en</strong>t même, où l’on vit ou où l’on<br />
p<strong>en</strong>se. Ce n’est pas un écrit après coup, mais un écrit dans le coup. On accepte donc la<br />
spontanéité, év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t la force des s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts, la partialité d’un jugem<strong>en</strong>t, bref, le<br />
manque de recul. C’est un point commun avec la correspondance. Quand on écrit une lettre,<br />
elle est inscrite dans le prés<strong>en</strong>t de l’écriture au même titre que le journal. La seule différ<strong>en</strong>ce,<br />
c’est que, dans un premier temps, le journal est écrit pour soi, alors que la lettre a un<br />
destinataire bi<strong>en</strong> ciblé, bi<strong>en</strong> id<strong>en</strong>tifié.<br />
l’auteur est le sujet du journal. L’auteur est le plus souv<strong>en</strong>t une personne. Mais il peut<br />
être un collectif. Dans un hôpital, l’éphéméride est une forme d’écriture collective du journal.<br />
On ti<strong>en</strong>t à jour les informations concernant des malades d’un service : médicam<strong>en</strong>ts<br />
administrés, réactions, exam<strong>en</strong>s, diagnostics, etc. Tous les soignants contribu<strong>en</strong>t à cette<br />
écriture. Un journal de classe peut être aussi une œuvre collective. On peut écrire un journal<br />
de voyage à plusieurs. L’écriture collective (“ symphilosophique ”) des fragm<strong>en</strong>ts de la revue<br />
Ath<strong>en</strong>aum était une forme collective d’écriture philosophique à rapprocher du journal. Mais le<br />
plus souv<strong>en</strong>t, le journal est écrit par une personne.<br />
Le destinataire du journal. Dans un premier temps, le journal est un écrit pour soi<br />
(individuel ou collectif), alors que la correspondance est un écrit pour l’autre. Cep<strong>en</strong>dant, on<br />
peut remarquer que le journal, même intime, est un écrit pour l’autre. En effet, même si je<br />
n’écris le journal que pour le relire moi-même, “ Je est un autre ” (Rimbaud) <strong>en</strong>tre le mom<strong>en</strong>t<br />
de l’écriture et le mom<strong>en</strong>t de la lecture ou de la relecture. C’est même ce changem<strong>en</strong>t qui<br />
s’est opéré <strong>en</strong> moi que je mesure <strong>en</strong> relisant mon journal. Comme lorsque l’on regarde une<br />
photo de notre <strong>en</strong>fance, <strong>en</strong> même temps que l’on se reconnaît, <strong>en</strong> même temps on mesure<br />
combi<strong>en</strong> on a changé.<br />
Le journal est une écriture de fragm<strong>en</strong>ts. L’écriture du vécu est toujours limitée. On ne<br />
peut pas r<strong>en</strong>dre compte de façon exhaustive du quotidi<strong>en</strong>. On pourrait écrire des c<strong>en</strong>taines de<br />
194
pages sur une seule de ses journées, si l’on voulait être exhaustif, et r<strong>en</strong>dre compte de tous les<br />
contextes du vécu. L’écriture du journal s’accepte donc comme fragm<strong>en</strong>taire. Chaque jour, le<br />
journal explore une ou deux dim<strong>en</strong>sions du vécu. Plus le diariste c<strong>en</strong>tre ses observations sur<br />
un ou deux faits chaque jour, plus, sur le long terme, son travail est intéressant. En effet, le<br />
vécu se déploie sur plusieurs jours. Si vous avez c<strong>en</strong>tré votre écriture de la veille sur un autre<br />
thème, un fait qui vous travaille resurgit le l<strong>en</strong>demain Sur le plan de la logique dialectique<br />
(voir ce terme), même si le journal appelle surtout des notations singulières, le journal permet<br />
des notes à valeur universelle ou particulière. Il permet <strong>en</strong> restituant des souv<strong>en</strong>irs d’explorer<br />
le passé. Il montre le li<strong>en</strong> avec un vécu actuel. Il permet aussi d’explorer différ<strong>en</strong>tes<br />
dim<strong>en</strong>sions de celui qui écrit.<br />
Le journal est une écriture transversale. Même c<strong>en</strong>tré sur un thème, sur une recherche,<br />
le journal n’interdit jamais des mises <strong>en</strong> perspective transversales. L’objet d’une notation du<br />
jour peut être une p<strong>en</strong>sée, un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t, une émotion, la narration d’un événem<strong>en</strong>t, d’une<br />
conversation, d’une lecture, etc. De ce point de vue, le journal se donne des objets diversifiés<br />
dans des registres multiples. Il est donc divers par nature. Plus que tout autre forme d’écrit, il<br />
explore la complexité (voir ce terme) de l’être.<br />
Le journal joue de deux pôles : durée et int<strong>en</strong>sité. Le journal se développe sur la durée.<br />
Ou la durée n’est pas déterminée au départ (forme du "journal total" de certains journaux<br />
intimes, comme celui d’Amiel), ou au contraire celle-ci est déterminée par un contexte : le<br />
temps d’un voyage, d’une recherche. La durée, qui donne sa valeur au journal, s’oppose à<br />
l’int<strong>en</strong>sité. Or, dans certaines circonstances, le journal peut glisser d’une logique de travail<br />
dans la durée (on essaie d’écrire une page par jour sur le thème que l’on explore), à une forme<br />
de travail int<strong>en</strong>sive (<strong>en</strong> voyage, il arrive que l’on ait davantage de temps que dans la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne, et alors on peut écrire dix, voire quinze pages par jour). Lorsqu’il est int<strong>en</strong>sif, le<br />
journal t<strong>en</strong>d vers le récit.<br />
Le journal est un procédé d’accumulation. Même <strong>en</strong> n’écrivant qu’une page par jour,<br />
le journal est un outil rapide d’accumulation de données. À raison d’une page par jour, au<br />
bout d’un an, le journal compte 365 pages. Si un diariste écrit davantage, et sur une plus<br />
longue période, se pose alors la question de l’accès aux données accumulées. Une solution à<br />
ce problème se trouve dans l’indexicalisation du journal, qui est une forme de table analytique<br />
qui lui permettait de retrouver ses réflexions rapidem<strong>en</strong>t. Chaque fragm<strong>en</strong>t reçoit un titre <strong>en</strong><br />
fonction de son thème. A la fin du journal, chaque thème r<strong>en</strong>voie aux dates des jours, où ce<br />
thème a été traité.<br />
L’écriture du journal est-elle sci<strong>en</strong>tifique ? Le journal n’est qu’un outil. L’archéologue<br />
s’interroge-t-il pour savoir si un marteau est sci<strong>en</strong>tifique ? Non. Il l’utilise intelligemm<strong>en</strong>t ou<br />
pas, dans son travail de fouille. En matière de journal, la sci<strong>en</strong>ce se trouve dans le rapport<br />
adéquat que l'on construit à cette technique de recueil de données. Et une dim<strong>en</strong>sion de ce<br />
rapport se trouve dans la distance que l’on construit au journal, lors de la relecture, et à<br />
l’exploitation que l’on fait des données recueillies dans des écrits plus élaborés.<br />
Pr<strong>en</strong>dre du recul. Dans cette pratique d’écriture, on accepte que le recul survi<strong>en</strong>ne<br />
plus tard. Nous pouvons distinguer le mom<strong>en</strong>t de la lecture du mom<strong>en</strong>t de la relecture du<br />
journal. La lecture survi<strong>en</strong>t au cours de l’écriture même du journal. Alors que je suis <strong>en</strong> train<br />
d’écrire mon journal, je me souvi<strong>en</strong>s avoir écrit quelque chose antérieurem<strong>en</strong>t sur le même<br />
thème. En recherchant ce fragm<strong>en</strong>t, je suis conduit à relire plusieurs passages. Que je retrouve<br />
ou non le fragm<strong>en</strong>t recherché, je retrouve des notations passées qui influ<strong>en</strong>t sur mon écriture<br />
d’aujourd’hui. Plus le journal est volumineux, moins j’ai un souv<strong>en</strong>ir actualisé de son<br />
cont<strong>en</strong>u. La lecture permet donc de jouer dans l’écriture même, sur une élaboration d’un<br />
thème ou d’un autre. Dans la relecture, il y a une volonté de faire un travail de distanciation<br />
plus systématique. Alors que l’on a lu des passages du journal, la relecture pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> compte le<br />
195
tout du journal, lorsque celui-ci est terminé. Il est pris comme un <strong>en</strong>semble. L’approche peut<br />
être thématique, <strong>en</strong> s’appuyant sur l’indexicalisation. Une approche multiréfér<strong>en</strong>tielle permet<br />
de lire le journal sous des angles différ<strong>en</strong>ts (individuel, inter-individuel, groupal,<br />
organisationnel, institutionnel, par exemple, pour repr<strong>en</strong>dre les niveaux de l’analyse<br />
multiréfér<strong>en</strong>tielle de Jacques Ardoino). Ainsi, si le journal de terrain capte, au jour le jour, les<br />
perceptions, les évènem<strong>en</strong>ts vécus, les <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s, mais aussi les bribes de conçu qui émerg<strong>en</strong>t,<br />
avec un peu de recul, la relecture du journal est un mode de réflexivité sur la pratique. La<br />
relecture du journal permet donc une démarche régressive-progressive autorisant à se projeter<br />
dans l’adv<strong>en</strong>ir (voir Méthode régressive-progressive). Comme les autres formes d’écriture<br />
impliquée (autobiographies, correspondances, monographies), le journal est une ressource<br />
pour travailler la congru<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre théorie et pratique.<br />
Peut-on concevoir une supervision pour le diariste ? Dans sa méthode de 1808, Marc-<br />
Antoine Julli<strong>en</strong> conseille de faire des bilans hebdomadaires, m<strong>en</strong>suels des acquis du journal et<br />
de donner à lire ces bilans à un adulte distancé qui permet d’aider à l’évaluation du travail<br />
d’écriture. Faire lire son journal à l’autre aide ainsi à progresser dans sa recherche.<br />
Avec le temps, le journal acquiert une dim<strong>en</strong>sion historique. Lorsqu'un journal est<br />
découvert ou lu, avec le recul du temps, il devi<strong>en</strong>t une banque de données intéressante pour<br />
l'histori<strong>en</strong>. De ce point de vue, dans la mesure où il pr<strong>en</strong>d souv<strong>en</strong>t pour objet un vécu qui ne<br />
passe pas dans d'autres sources écrites, elles-mêmes plus élaborées ou plus médiatisées, donc<br />
plus construites, le journal est d'un intérêt imm<strong>en</strong>se pour l'anthropologie historique (voir P.<br />
Hess, 1998).<br />
La capacité anticipatrice du journal. Tout diariste décrit son quotidi<strong>en</strong>. Mais son<br />
travail d’observation minutieux lui fait noter des faits qui ne sont pas <strong>en</strong>core consci<strong>en</strong>tisés.<br />
C’est la relecture qui fait pr<strong>en</strong>dre consci<strong>en</strong>ce de ce non-<strong>en</strong>core-consci<strong>en</strong>t. En lisant Le<br />
Principe espérance, d’Ernst Bloch, cet été, j’ai pris consci<strong>en</strong>ce que le journal permet de<br />
passer d’une consci<strong>en</strong>ce commune à une consci<strong>en</strong>ce philosophique des choses. On compr<strong>en</strong>d<br />
d’où vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les idées, comm<strong>en</strong>t s’est formé la consci<strong>en</strong>ce, comm<strong>en</strong>t elle a réussi à dépasser<br />
certaines erreurs, etc. Le projet d’expliciter le mouvem<strong>en</strong>t de la consci<strong>en</strong>ce est déjà dans La<br />
phénoménologie de l’esprit, de Hegel. Bi<strong>en</strong> qui ait pu t<strong>en</strong>ir un journal, Hegel n’<strong>en</strong> a pas fait<br />
cet outil c<strong>en</strong>tral que nous propose J. Korczak.<br />
II).- Les formes particulières de journal<br />
Le journal intime ou personnel est celui que ti<strong>en</strong>t l'adolesc<strong>en</strong>t ou l'homme de lettres. Il<br />
a fait l’objet de nombreuses études (Michelle Leleu, Alain Girard, Béatrice Didier, Philippe<br />
Lejeune). Le journal intime pr<strong>en</strong>d comme objet le vécu personnel d'une personne. Notre<br />
travail ne s’inscrit pas dans le prolongem<strong>en</strong>t de cette forme de journal. H<strong>en</strong>ri-Frédéric Amiel<br />
a passé sa vie à écrire un Journal intime, dont le volume est considérable (16 000 pages). Je<br />
suis heureux d’avoir ce journal dans ma bibliothèque de Sainte-Gemme. Je le regarde avec<br />
plaisir. Amiel écrit "Une idée qui me frappa est celle-ci : Chaque jour nous laissons une<br />
partie de nous-mêmes <strong>en</strong> chemin... Cette p<strong>en</strong>sée est d'une mélancolie sans égale. Elle rappelle<br />
le mot du prince de Ligne : Si l'on se souv<strong>en</strong>ait de tout ce que l'on a observé ou appris dans<br />
sa vie, on serait bi<strong>en</strong> savant. - Cette p<strong>en</strong>sée suffirait à faire t<strong>en</strong>ir un journal assidu. ” (Amiel,<br />
Journal intime, 8 octobre 1840). La lecture du journal d’Amiel montre que l’objet du journal<br />
intime est l’exploration de la construction du “ moi ”, du “ Je ”. C’est un tâtonnem<strong>en</strong>t<br />
quotidi<strong>en</strong> pour débusquer toutes les facettes de la personnalité. De ce point de vue, c’est un<br />
"journal total", dont les limites temporelles ne sont pas fixées a priori. Le journal intime qui<br />
fut à la mode au XIX° siècle, continue à être massivem<strong>en</strong>t pratiqué, comme <strong>en</strong> témoign<strong>en</strong>t les<br />
travaux de Philippe Lejeune. Personnellem<strong>en</strong>t, il me semble que cette forme de journal, même<br />
si elle est intéressante, se situe dans un autre univers que ce que t<strong>en</strong>te de promouvoir J.<br />
196
Korczak. Je m’inscris dans un continuum d’écriture de journaux qui va de Marc-Antoine<br />
Julli<strong>en</strong> (1808), J. Korczak (1918), R. Fonvieille (1947-2000)…, et qui refuse l’intimité. On<br />
écrit un journal pour l’autre. C’est une forme de suivi d’une recherche au quotidi<strong>en</strong>.<br />
Le journal de voyage. Le journal de voyage ne cherche pas à r<strong>en</strong>dre compte de toute la<br />
vie du sujet. Il se limite à la période d’un ou de plusieurs voyages, comme le journal de bord<br />
que l'on a t<strong>en</strong>u sur les navires qui partai<strong>en</strong>t à la découverte du nouveau monde. Le journal de<br />
bord est intéressant, car il raconte le vécu d'un groupe. Il est destiné à être lu par d'autres. De<br />
ce point de vue, le journal que nous préconisons s’inscrit dans cette tradition. Il pr<strong>en</strong>d souv<strong>en</strong>t<br />
la forme du "journal total". Par sa dim<strong>en</strong>sion sociale, le journal de bord se différ<strong>en</strong>cie<br />
nettem<strong>en</strong>t du journal intime. Le journal de voyage se combine avec l’anthropologie, chez<br />
Leiris (L’Afrique fantôme), par exemple, ou avec la littérature (chez Albert Camus). Il existe<br />
aussi des formes de voyage sur place. On explore un voyage intérieur. C’est le cas du<br />
“ journal d'itinérance ”, proposé par R<strong>en</strong>é Barbier 300 . Lorsque je décide de t<strong>en</strong>ir un journal,<br />
pour un voyage de courte durée, j’ai t<strong>en</strong>dance à écrire davantage de pages chaque jour que<br />
lors d’une journée ordinaire. Je vis le voyage comme une int<strong>en</strong>sité ; je cherche à capter cette<br />
int<strong>en</strong>sité des journées, car je sais que cette surimplication diaristique ne va pas se prolonger<br />
exagérém<strong>en</strong>t. De ce fait, le lecteur att<strong>en</strong>tif remarquera que mes journaux de voyages t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t à<br />
se confondre avec le récit.<br />
Dans le journal philosophique, il s’agit d’une écriture autour de thèmes que l’on peut<br />
repr<strong>en</strong>dre. L'écriture s’organise autour d’une recherche. Comme le journal, une<br />
correspondance peut s’organiser autour d’une recherche. Sur le plan de la recherche<br />
pédagogique, j’ai un chantier de production avec Gabriele Weigand, une grande pédagogue<br />
allemande. Nous travaillons <strong>en</strong>semble depuis 1985. Cela signifie que nous faisons du terrain<br />
<strong>en</strong>semble, mais nous ne cessons de discuter, sur le plan sci<strong>en</strong>tifique, nos questionnem<strong>en</strong>ts, nos<br />
hypothèses, nos lectures. Je fais lire à Gaby mes journaux (elle-même a t<strong>en</strong>u un journal de<br />
classe). Notre correspondance est de la plus haute importance, pour ma recherche. C’est une<br />
autre forme de journal. J’ai déjà <strong>en</strong>visagé de la publier. La seule question, c’est qu’elle<br />
m’écrit <strong>en</strong> allemand, et moi, je lui réponds <strong>en</strong> français ! Le lectorat est forcém<strong>en</strong>t limité aux<br />
bilingues. Pour r<strong>en</strong>dre exploitable notre échange de lettres, il faudrait traduire… Ce qui pose<br />
d’autres problèmes. Mais sur le fond, cet échange correspond à un suivi d’un travail<br />
intellectuel qui accompagne des publications communes 301 .<br />
Dans le journal de recherche, le chercheur pointe ses hypothèses et ses trouvailles, à<br />
propos d'un "objet" qu'il s'est préalablem<strong>en</strong>t donné, sur un terrain spécifique, et au fur et à<br />
mesure de leur apparition. Souv<strong>en</strong>t, cette forme de journal vis<strong>en</strong>t à rassembler des<br />
informations que l'auteur ou ses commanditaires imagin<strong>en</strong>t voir exploiter ou traiter d'une<br />
manière ou d'une autre dans un temps ultérieur. R<strong>en</strong>é Lourau (1988) déf<strong>en</strong>d l’idée que le<br />
journal de recherche, c’est déjà la recherche. On peut rapprocher de ce type de journal, le<br />
journal de terrain de l’anthropologue ou de l’ethnologue, celui qui cherche à ordonner un<br />
cont<strong>en</strong>u déterminé à l'avance, celui qui gère un ou plusieurs objets de recherche. Marcel<br />
Mauss invitait ses disciples à t<strong>en</strong>ir un tel journal. De ce point de vue, on peut considérer que<br />
Mom<strong>en</strong>ts pédagogiques est un journal de recherche pédagogique. Les travaux de Raymond<br />
Fonvieille s’inscriv<strong>en</strong>t dans cette tradition du journal de recherche pédagogique.<br />
Le journal de formation. L'espagnol Miguel Zabalza a consacré de nombreux travaux<br />
au journal dans la formation d'<strong>en</strong>seignants. A Saint-Jacques de Compostelle, M. Zabalza<br />
propose aux élèves-professeurs de t<strong>en</strong>ir au jour le jour un journal de leurs difficultés tant<br />
didactiques que psychosociologiques (relation pédagogique, rapports à la classe). La<br />
description de leurs difficultés vécues <strong>en</strong> classe (premiers stages) sont lues tant par des<br />
300<br />
R<strong>en</strong>é Barbier, “ Le journal d’itinérance ”, Pratiques de formation n°9, <strong>Université</strong> de <strong>Paris</strong> 8, juin 1985.<br />
301<br />
La dernière : R. Hess, G. Weigand, L’observation participante dans les groupes interculturels, <strong>Paris</strong>,<br />
Anthropos, 2005.<br />
197
formateurs spécialistes des disciplines que des psychopédagogues, qui intervi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t alors<br />
pour aider le futur <strong>en</strong>seignant à répondre aux dilemmes du métier qu'il découvre. J'ai<br />
comm<strong>en</strong>té ce travail (Hess, 1989) qui montre que dans tout type de formation professionnelle<br />
ou personnelle, on doit utiliser cet outil du journal. Là <strong>en</strong>core, il y a la prés<strong>en</strong>ce de lecteurs<br />
extérieurs qui aide le pratici<strong>en</strong> à dépasser certaines contradictions qu’il a réussies à pointer. Je<br />
fais le li<strong>en</strong> avec ce que vous avez nommé le journal institutionnel.<br />
Plus que l'éphéméride, forme de journal utilisée dans un hôpital pour consigner tous<br />
les soins donnés aux malades dans un service, le journal institutionnel veut pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte<br />
les dim<strong>en</strong>sions individuelles, interindividuelles, groupales, organisationnelles,<br />
institutionnelles de la vie d'un établissem<strong>en</strong>t, etc. Dans Le métier d’étudiant, Alain Coulon<br />
parle du journal d'affiliation, à propos des étudiants qui ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t une forme de journal<br />
institutionnel (A. Coulon, 2005). En fait, et Raymond Fonvieille l’avait pointé <strong>en</strong> comm<strong>en</strong>tant<br />
mon Lycée au jour le jour, la plupart des journaux pédagogiques (J. Korczak, R. Fonvieille),<br />
sont c<strong>en</strong>trés sur la relation pédagogique. Chez J. Korczak, cette c<strong>en</strong>tration se fait sur l’élève.<br />
Chez R. Fonvieille, l’observation porte sur la classe. Dans ma pratique du journal<br />
institutionnel, j’ai voulu remettre l’observation de la relation pédagogique dans un contexte :<br />
celui de l’établissem<strong>en</strong>t. Les conflits à l’intérieur de l’établissem<strong>en</strong>t interfèr<strong>en</strong>t sur la vie de la<br />
classe, sur la relation pédagogique elle-même. C’est une idée qui a été dégagée par François<br />
Tosquelles lorsqu’il disait : “ il faut soigner l’institution de soin ”. Pour moi, il faut r<strong>en</strong>dre<br />
éducative l’institution pédagogique. Donc, il faut pointer les contradictions <strong>en</strong>tre le projet<br />
énoncé et les pratiques institutionnelles. Le journal est un excell<strong>en</strong>t analyseur de la vie<br />
institutionnelle. Dans la perspective que je décris, je crois être le premier. Je m’inscrivais<br />
dans un champ de cohér<strong>en</strong>ce qui était celui de la psychothérapie institutionnelle. Pourtant, je<br />
p<strong>en</strong>se que des g<strong>en</strong>s ont fait des choses proches. Ainsi, avant moi, il y a Colonies de J.<br />
Korczak qui n’est pas loin de pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> charge la dim<strong>en</strong>sion institutionnelle que je t<strong>en</strong>te de<br />
sou<strong>ligne</strong>r. Après moi, il y a eu Georges Lapassade aussi, avec son journal de la réforme des<br />
DEUG <strong>en</strong> 1984. Ce texte donne à lire la manière dont se met <strong>en</strong> place une réforme dans<br />
l’institution universitaire. Ce texte n’a pas <strong>en</strong>core été publié, mais il a circulé sous forme<br />
dactylographiée dans l’université de <strong>Paris</strong> 8, au mom<strong>en</strong>t même de son écriture. Ce journal<br />
accompagnait la réforme. Je p<strong>en</strong>se publier ce livre prochainem<strong>en</strong>t, comme illustration du<br />
processus d’analyse interne. L’analyse institutionnelle a besoin du journal pour avancer<br />
Le journal des mom<strong>en</strong>ts est la dernière forme ma recherche. Comm<strong>en</strong>t la définir ?<br />
Tous les écrivains n’ont pas donné une place au “ mom<strong>en</strong>t du journal ”. De Montaigne à<br />
Pierre Bourdieu, nombreux sont les intellectuels qui ont regretté, un jour ou l’autre, de ne pas<br />
avoir t<strong>en</strong>u de journaux. Parmi les diaristes, certains ont utilisé cette forme d’écriture<br />
constamm<strong>en</strong>t, au risque de ne ri<strong>en</strong> écrire d’autre (Amiel), ou ont limité l’écriture de leur<br />
journal à des périodes où ils ne s’investissai<strong>en</strong>t pas dans l’écriture d’autres textes. Ainsi,<br />
St<strong>en</strong>dhal explique qu’il n’écrit son journal que lorsqu’il n’est pas sur autre chose. On peut<br />
alors parler, dans la vie, d’un “ mom<strong>en</strong>t du journal ” qui survi<strong>en</strong>t au bon mom<strong>en</strong>t temporel<br />
dans certains contextes. Mais, du mom<strong>en</strong>t temporel du journal, on peut passer au journal des<br />
mom<strong>en</strong>ts, pris dans le s<strong>en</strong>s anthropologique. On parlera alors de journal des mom<strong>en</strong>ts. Un<br />
même diariste pourra t<strong>en</strong>ir plusieurs journaux <strong>en</strong> parallèle : un journal comptable, un journal<br />
des idées, des journaux de voyage, etc. Cette forme d’écriture peut aussi être id<strong>en</strong>tifiée chez<br />
Edgar Morin. Personnellem<strong>en</strong>t, je ne me suis pas cont<strong>en</strong>té des trois journaux suggérés par<br />
Marc-Antoine Julli<strong>en</strong>. Je fragm<strong>en</strong>te mes journaux <strong>en</strong> fonction de mes mom<strong>en</strong>ts. Je ti<strong>en</strong>s<br />
jusqu’à 18 journaux <strong>en</strong> parallèle. Mais ce n’est pas, pour moi, une consigne ou une norme. Ce<br />
chiffre correspond au nombre de chapitres du S<strong>en</strong>s de l’histoire, mom<strong>en</strong>ts d’une biographie.<br />
Je rappelle le contexte d’écriture de ce livre. Christine Delory-Momberger me propose, dans<br />
un contexte de vie difficile pour moi (perte de mes par<strong>en</strong>ts), de raconter mon histoire de vie.<br />
Je décide alors de p<strong>en</strong>ser ma vie non pas <strong>en</strong> mom<strong>en</strong>ts successifs (chronologie), mais <strong>en</strong><br />
mom<strong>en</strong>ts parallèles. Moins qu’une histoire de vie, Le s<strong>en</strong>s de l’histoire se veut une<br />
cartographie de vie. C’est dans ce livre que l’on a décidé, Christine et moi, de raconter ma vie<br />
198
<strong>en</strong> 18 mom<strong>en</strong>ts. Il y <strong>en</strong> a 18, mais il y aurait pu <strong>en</strong> avoir 19. Le mom<strong>en</strong>t de la direction de<br />
thèse a été écarté, pour ne pas r<strong>en</strong>dre trop volumineux ce livre déjà gros (414 pages). Il a fait<br />
l’objet d’une publication séparée (Produire son œuvre, le mom<strong>en</strong>t de la thèse, qui est traduit<br />
<strong>en</strong> brésili<strong>en</strong> et <strong>en</strong> itali<strong>en</strong>). Parmi mes titres de journaux, m<strong>en</strong>tionnons : le “ journal de<br />
lecture ”, qui rassemble mes comm<strong>en</strong>taires de lecture, le journal de danse, le journal des<br />
idées, le journal professionnel (d’<strong>en</strong>seignant de lycée, puis d’université), le journal d’analyse<br />
institutionnelle, de recherche interculturelle, de paternité, de santé, d’un artiste… À ces<br />
journaux, s’ajout<strong>en</strong>t des journaux de voyage et des journaux sur des thèmes plus étroits de<br />
recherches particulières : “ Forme et mouvem<strong>en</strong>t ”, “ attracteurs étranges et détracteurs<br />
intimes ”, “ Les jambes lourdes ”, “ H<strong>en</strong>ri Lefebvre ”, “ R<strong>en</strong>é Lourau ”, “ Congé sabbatique ”,<br />
etc. Ainsi, après avoir publié des journaux divers depuis 1989, j'organise l’écriture et la<br />
publication de mon journal <strong>en</strong> mom<strong>en</strong>ts. Je ne cherche pas à publier mes journaux sous forme<br />
de grands tirages. Mais j’estime que ces textes ont tous des destinataires particuliers : mon<br />
journal pédagogique intéresse mon groupe de référ<strong>en</strong>ce pédagogique. C’est pour ces g<strong>en</strong>s que<br />
je veux r<strong>en</strong>dre utilisable ce journal. Comme Janusz Korczak, qui a voulu publié Mom<strong>en</strong>t<br />
pédagogiques, pour expliquer aux jeunes <strong>en</strong>seignants l’utilité de ce type de travail, de grands<br />
pédagogues ont souv<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>u leur journal pédagogique. On est heureux quand on peut les<br />
consulter. Quand j’ai découvert que R. Fonvieille avait t<strong>en</strong>u un journal pédagogique durant 20<br />
ans, je lui ai demandé de le repr<strong>en</strong>dre au mom<strong>en</strong>t de sa retraite, pour l’éditer. Plusieurs de ses<br />
livres sont cette mise <strong>en</strong> forme pour l’autre, de cette recherche pédagogique exceptionnelle.<br />
L’idée de se c<strong>en</strong>trer sur un mom<strong>en</strong>t pour atteindre le groupe qui partage avec nous ce mom<strong>en</strong>t<br />
me vi<strong>en</strong>t de loin. En 1982-83, j’ai écrit 350 pages dactylographiées sur ma vie de professeur<br />
de lycée. Mais quand j’ai voulu faire Le lycée au jour le jour, <strong>en</strong> 1988, j’ai constaté que dans<br />
ce journal, il y avait 100 pages sur le lycée ; mais 250 pages touchai<strong>en</strong>t d’autres thèmes : ma<br />
vie familiale, mon travail dans des revues, etc. J’ai p<strong>en</strong>sé que si je sélectionnais les pages<br />
“ lycée ”, cela r<strong>en</strong>drait plus fort mon ouvrage, c<strong>en</strong>tré sur le lycée au jour le jour. C’est à ce<br />
mom<strong>en</strong>t-là que l’idée du “ journal des mom<strong>en</strong>ts ” s’est définitivem<strong>en</strong>t imposée. Mais, déjà <strong>en</strong><br />
1976, je donnais à mes étudiants la consigne de c<strong>en</strong>trer leurs observations sur un seul thème.<br />
Donc, cela vi<strong>en</strong>t de loin chez moi !<br />
Le journal, quand il est ciblé sur un mom<strong>en</strong>t, est utile pour une communauté de référ<strong>en</strong>ce. Le<br />
journal est une traque d’un champ de cohér<strong>en</strong>ce. C’est une recherche individuelle et<br />
collective. Quand on réussit à id<strong>en</strong>tifier un nouveau mom<strong>en</strong>t, à le décrire, on fait un progrès<br />
dans la consci<strong>en</strong>ce de soi, mais aussi dans la consci<strong>en</strong>ce du groupe, et la consci<strong>en</strong>ce du<br />
monde. Il faut pouvoir échanger autour de ce travail d’éclaircissem<strong>en</strong>t. Dans le cadre de la<br />
rédaction du cours d’analyse institutionnelle que j’écrivais <strong>en</strong> 2005 avec Gabriele Weigand,<br />
j’ai passé du temps cette année à relire Implication, transduction (<strong>Paris</strong>, Anthropos, 1997), de<br />
R<strong>en</strong>é Lourau. Le “ journal de recherche ” qui représ<strong>en</strong>te 2/3 du livre est tout à fait important<br />
pour pointer les impasses dans lesquelles s’<strong>en</strong>ferme R. Lourau. Dans son cheminem<strong>en</strong>t de<br />
recherche magnifiquem<strong>en</strong>t décrit, j’ai pu id<strong>en</strong>tifier les mom<strong>en</strong>ts où il se trompe. Du coup, il<br />
m’est possible de refaire sa recherche, et de la porter plus loin que R<strong>en</strong>é lui-même. Le seul<br />
regret que j’ai, c’est qu’il soit mort sans que je puisse échanger sur ces questions avec lui !<br />
199
Chapitre 12 :<br />
L'<strong>en</strong>trée dans un mom<strong>en</strong>t :<br />
Journal d’un artiste clandestin<br />
Lundi 3 mars 2003,<br />
“ Et puis, nous détestions que les adultes se<br />
mêl<strong>en</strong>t de nos histoires. Ils affadissai<strong>en</strong>t tout. Ils<br />
n’avai<strong>en</strong>t pas le moindre s<strong>en</strong>s épique. ”<br />
Amélie Nothomb, Le Sabotage amoureux, 1993,<br />
Le livre de poche, p. 53<br />
“ Il y a deux choses que l’expéri<strong>en</strong>ce doit<br />
appr<strong>en</strong>dre ; la première, c’est qu’il faut beaucoup<br />
corriger ; la seconde, c’est qu’il ne faut pas trop<br />
corriger. ”<br />
Eugène Delacroix.<br />
Ce matin, accrochage avec Lucette qui me met hors de moi. Alors que jeudi, Lucette et<br />
moi étions si proches l’un de l’autre, - nous n’avons jamais été aussi proches -, ce matin, elle<br />
me dit que je dois r<strong>en</strong>oncer à mon idée de peindre une fresque dans la salle C 022, à <strong>Paris</strong> 8.<br />
“ Tout le monde s’opposera à ce projet ! ”, me dit-elle. Je trouve ce défaitisme idiot,<br />
fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t idiot. J’ai besoin d’une œuvre gigantesque, à la fac, dans cette salle dans<br />
laquelle je vis chaque semaine… Cela transformerait le quotidi<strong>en</strong>, magnifié par ma pratique<br />
de tango, mais terni par le gris sale de cette salle, à laquelle je m’id<strong>en</strong>tifie. Consci<strong>en</strong>te du<br />
désagrém<strong>en</strong>t que provoqua son propos, peut-être pour rattraper sa gaffe, Lucette me dit : “ Tu<br />
n’auras qu’à faire une fresque à Sainte-Gemme ! ” Elle et sa famille, s’opposèr<strong>en</strong>t à cette idée<br />
<strong>en</strong> 1991 ! Je voulais repeindre les murs intérieurs de notre maison avec les paysages que nous<br />
aimons (Cinque Terre, Reims, Ligoure, Martigues, etc.).<br />
Je lis Salvator Dali avec méthode et sérieux, mais <strong>en</strong> cachette, <strong>en</strong>core que je ne puisse<br />
pas m’abst<strong>en</strong>ir, d’<strong>en</strong> parler tout le temps, sur le mode de la confid<strong>en</strong>ce.<br />
J’ai découvert le Journal d’un génie (Gallimard, L’imaginaire, 1994), le 25 février,<br />
ainsi que le livre de Robert Descharnes et Gilles Néret, Dali, Tasch<strong>en</strong>, 2001. J’ai comm<strong>en</strong>cé<br />
par ce dernier, lu trop vite. J’ai comm<strong>en</strong>cé à indexer le Journal d’un génie à partir de la page<br />
35. Je vais devoir le repr<strong>en</strong>dre par le début. Mais, j’ai recomm<strong>en</strong>cé Dali. J’<strong>en</strong> suis à la page<br />
15. Je ne peux le lire, que lorsque Lucette n’est pas là. J’ai l’impression que ma dim<strong>en</strong>sion<br />
d’artiste doit être cachée. Ma vie d’artiste clandestin a comm<strong>en</strong>cé à 15 ans, lorsque j’ai voulu<br />
<strong>en</strong>trer aux Beaux-Arts. Mon père, qui était ami du directeur, provoqua un r<strong>en</strong>dez-vous. Ce<br />
dernier, pour faire plaisir à mon père, m’expliqua que je devais r<strong>en</strong>oncer à cette voie, et<br />
continuer le lycée… Au collège, la seule discipline où je réussissais, <strong>en</strong> dehors de la gym,<br />
était le dessin.<br />
Le bouleversem<strong>en</strong>t tellurique, qui me secoue <strong>en</strong>core, est lié à Salvador Dali. Je<br />
découvre que R<strong>en</strong>é Lourau, qui se pr<strong>en</strong>ait pour Breton, me pr<strong>en</strong>ait pour Dali. J’associe à<br />
Martine Abdallah-Pretceille qui m’a désigné un jour, de manière sympathique, comme “ le<br />
200
Dali des sci<strong>en</strong>ces de l’éducation… ”. Qui est ce Dali dont j’appréciais les tableaux ? Je me<br />
mets à flasher sur lui. J’ouvre un journal dali<strong>en</strong>, fait de dessins. Il n’y a plus que le dessin qui<br />
compte pour moi. Mais je dois le pratiquer <strong>en</strong> cachette. Tous les dessins que j’ai publiés l’ont<br />
été sous un pseudonyme…<br />
J’ai commandé dix livres de Dali et Breton. Derrière cette révélation, il y a une énergie<br />
à perspective multidim<strong>en</strong>tionnelle (refonte de mon livre sur R. Lourau, refondation des<br />
sci<strong>en</strong>ces de l’éducation, et de l’AI à partir de Dali, etc).<br />
Mercredi 12 mars 2003,<br />
Parallèlem<strong>en</strong>t à ce journal, j’ai dit que j’avais ouvert un carnet à dessins. J’y reporte<br />
les idées qui s’impos<strong>en</strong>t à moi lors de mes séances oniriques. Dans ma journée, j’appelle<br />
séance onirique le mom<strong>en</strong>t qui suit le réveil et durant lequel une multitude d’idées se<br />
propos<strong>en</strong>t à mon esprit. Certaines se prés<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t comme projets de livres ou d’articles ;<br />
d’autres, <strong>en</strong>core, comme programme à réaliser durant la journée, d’autres <strong>en</strong>fin sous formes<br />
de dessins.<br />
Mes idées de dessin demanderai<strong>en</strong>t du temps pour être mises au propre et<br />
prés<strong>en</strong>tables. Cela explique que je ne les dessine jamais. Pourtant, depuis que j’ai lu Dali, je<br />
me dis que l’important est de fixer l’idée. Il sera temps plus tard de repr<strong>en</strong>dre ces idées et de<br />
les faire <strong>en</strong>trer dans des projets plus travaillés. Ce matin, j’ai voulu noter la représ<strong>en</strong>tation de<br />
Kare<strong>en</strong> (K) dansant le tango. Ce qui est très drôle, c’est que cette représ<strong>en</strong>tation forme un K.<br />
Mais je ne l’ai découvert qu’<strong>en</strong> le dessinant sur mon carnet vert, intitulé Carnet dali<strong>en</strong>. Ce<br />
carnet dali<strong>en</strong> sera t<strong>en</strong>u <strong>en</strong> interaction proche avec ce nouveau journal.<br />
Hier, repas avec K. J’ai expliqué que j’allais éditer mes journaux t<strong>en</strong>us depuis janvier<br />
2000, <strong>en</strong> demandant à des étudiants de les introduire, les annoter, etc. J’ai dit que j’avais<br />
p<strong>en</strong>sé à B<strong>en</strong>younès, pour Après Lourau. K., immédiatem<strong>en</strong>t, m’a dit : “ Moi, j’éditerai votre<br />
journal dali<strong>en</strong>. ” Qu’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>d-elle par journal dali<strong>en</strong> ? Est-ce une contraction du prés<strong>en</strong>t journal<br />
à inv<strong>en</strong>ter, et du carnet de dessins. Ceux-ci ne sont guère prés<strong>en</strong>tables. Ce n’est pas vraim<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong>core solide. Mais qu’importe. Cela va exister. Comme le dit Dali, l’important, c’est d’être<br />
<strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t pour dev<strong>en</strong>ir Dali. Pour ma part, cela signifie que je dois dev<strong>en</strong>ir Remi Hess,<br />
dans toutes ses dim<strong>en</strong>sions. Celle de l’art est à la traîne !<br />
Je veux noter que j’ai reçu hier le Journal 1822-1863, de Delacroix (Plon, 1996, 942<br />
pages, préface d’Hubert Damish, introduction et notes d’André Joubin, (édition revue par<br />
Régis Labourdette), commandé à Mostapha Bellagnech. J’ai lu ce matin la prés<strong>en</strong>tation et<br />
l’introduction, plus la première page de Delacroix. “ C’est mieux que Dali ? ”, m’a demandé<br />
K, hier. “ Mais, non ! ”. Mon projet <strong>en</strong> lisant cet ouvrage est d’acquérir un peu de culture.<br />
C’est à la fois intéressant pour la théorie du journal, et pour ce chantier de formation dans<br />
lequel je me lance sur le terrain de l’art. Je dois me constituer un solide rayon de bibliothèque<br />
sur l’art… Marie-Paule m’avait offert récemm<strong>en</strong>t l’ouvrage de Jean-Claude Kaufmann sur<br />
Delacroix. Où est-il ? Je ne l’ai pas terminé.<br />
J’att<strong>en</strong>ds aussi la commande dali<strong>en</strong>ne, qui va organiser mes lectures dans les jours qui<br />
vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. On m’annonce l’arrivée de : La Vie secrète de Salvador Dali, Les Cocus du vieil art<br />
moderne, L’Histoire du surréalisme, Les Champs magnétiques, S'il vous plait, Vous<br />
m'oublierez, Manifestes du surréalisme, Poisson soluble, L'amour fou, Nadja d’André<br />
Breton…<br />
Mercredi 2 avril 2003,<br />
201
Depuis le 12 mars, je me suis lancé dans une lecture effrénée des auteurs du<br />
surréalisme. Dali, puis Breton. Je vais comm<strong>en</strong>cer Crevel. Au Salon du livre, j’ai acheté une<br />
quantité d’ouvrages, dont le Breton de l’Herne. Je me suis lancé dans la construction d’index.<br />
Hier, suite à une panne d’ordinateur, j’ai passé la journée à dessiner dans le carnet<br />
comm<strong>en</strong>cé <strong>en</strong> 2000, au mom<strong>en</strong>t de la mort de R<strong>en</strong>é Lourau. J’y avais fait deux numéros de La<br />
Sainte Église. Hier, j’ai fait le troisième. C’était une manière originale du vivre le 1 er avril.<br />
J’avance aussi au niveau de mon Carnet dali<strong>en</strong>. Un dessin de temps <strong>en</strong> temps lorsque<br />
j’ai une idée. À Sainte-Gemme, j’ai peint un bouquet, intitulé “ Communauté<br />
korcazaki<strong>en</strong>ne ”, pour la couverture du livre de Martine A.-P.. Il a été imprimé, mais Martine<br />
l’a trouvé moche. Elle a refusé les épreuves. On est reparti sur autre chose. Pourtant, chez<br />
Anthropos, Caroline avait trouvé ce dessin très original et intéressant. Elle propose de le<br />
remettre sur une autre couverture.<br />
J’ai fait la connaissance d’Audrey, une de mes meilleures étudiantes, qui m’a<br />
offert un cadeau très original pour le 25 février (un trésor poétique). Je l’avais invité au<br />
point fixe d’il y a quinze jours, le mardi où j’ai eu mon accid<strong>en</strong>t ! Elle m’a fait découvrir<br />
Dubuffet (depuis, j‘ai lu deux de ses ouvrages, trouvés au salon du livre : Asphyxiante<br />
culture et Bâtons rompus, aux éditions de Minuit). Accord fondam<strong>en</strong>tal avec ces idées<br />
forces. Au point fixe du mardi, hier, avec Audrey, Kare<strong>en</strong>, Carla, Patrice, Johan, Opapé,<br />
Laur<strong>en</strong>ce, Antony, nous avons parlé de la place à donner à l’art dans l’analyse<br />
institutionnelle… Je s<strong>en</strong>s qu’Audrey nous souti<strong>en</strong>t.<br />
Avant de passer à autre chose, je voudrais noter mes dernières<br />
acquisitions (mardi chez le bouquiniste du XVIII° arrondissem<strong>en</strong>t, visité avec K. et<br />
Carla) :<br />
André Breton L’amour fou (collection blanche, Gallimard).<br />
André Breton, Nadja, Livre de poche.<br />
Gérard Legrand, André Breton et son temps, Le soleil noir, 1976.<br />
André Breton, La clé des champs, Jean-Jacques Pauvert, 1967 ; livre ess<strong>en</strong>tiel.<br />
R<strong>en</strong>é Crevel, La mort difficile, Le livre de poche.<br />
André Breton, Arcane 17, 10/18.<br />
Claude Mauriac, André Breton (1949), Grasset, 1970.<br />
André Breton, par Jean-Louis Bédouin, Pierre Seguers, coll. “ poètes<br />
d’aujourd’hui ”, 1963.<br />
Beaucoup de ces livres, ont dû être lu par R<strong>en</strong>é Lourau !<br />
Mercredi 23 avril 2003,<br />
Aujourd’hui, j’ai lu la thèse de Adel Mohammed Hassan El Sayed Badr, sur<br />
L’effet de l’éducation moderne au musée dans le développem<strong>en</strong>t de l’expression<br />
sculpturale colorée des élèves du primaire, préparée à R<strong>en</strong>nes 2, sous la direction de<br />
Patrick Boumard. C’est un excell<strong>en</strong>t travail. J’y ai appris mille choses <strong>en</strong> relation avec<br />
mes désirs du mom<strong>en</strong>t. Du coup, j’ai bi<strong>en</strong> dessiné dans mon Carnet dali<strong>en</strong>. Celui-ci<br />
s’ouvre à moi presque chaque jour. J’ai des idées qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t régulièrem<strong>en</strong>t. J’<strong>en</strong> fais<br />
des esquisses rapides. Je pourrais les repr<strong>en</strong>dre pour <strong>en</strong> faire des toiles. Celui que<br />
j’aurais <strong>en</strong>vie de peindre aujourd’hui : L’aquarium.<br />
202
Dimanche 25 mai 2003, 6 h,<br />
Aujourd’hui, je me suis réveillé à 4 h 30. Je me suis alors levé. J’ai décidé de lire.<br />
Mais quoi ? L’idée de lire m’était v<strong>en</strong>ue <strong>en</strong> soi, pour inaugurer la liseuse achetée par<br />
Lucette. Celle-ci s’est lancée dans un chantier de restructuration de la maison. Cela a<br />
comm<strong>en</strong>cé avec les peintures de la grande pièce, de la cuisine et des toilettes durant mon<br />
voyage à Berlin. Les peintres, qui ont bouché les trous dans les murs, ont fait du plâtre,<br />
et ils ont donc produit beaucoup de poussière. Il a fallu, et il faut <strong>en</strong>core aspirer toute<br />
cette poussière partout dans la maison. Les plantes ont souffert ! Chaque livre, chaque<br />
papier doit être remué. Cela a <strong>en</strong>traîné un rangem<strong>en</strong>t méthodique, un changem<strong>en</strong>t<br />
d’ag<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t des meubles, l’achat d’une banquette, de nouveaux fauteuils, etc. Mon<br />
bureau qui n’avait pas été rangé depuis deux ans est impeccable, même si je ne sais plus<br />
où sont mes choses… Dans ce contexte, travail de décoration. Lucette a acheté des<br />
cadres. Elle travaille à la décoration de la cuisine. Sous-verres. Elle y travaille <strong>en</strong> me<br />
consultant. J’ai passé la journée d’hier à moitié <strong>en</strong>dormi (couché, l’après-midi, du fait<br />
de mon mal de v<strong>en</strong>tre : une hernie ? Ou quelque chose de plus profond ?). Réveil d’une<br />
douleur connue il y a quelque temps…<br />
Ce matin, donc, réveil que je veux productif. J’ouvre le Journal de Delacroix, que<br />
m’avait procuré Mostapha Bellagnech. Je lis l’année 1822… Ce choix est lié au fait<br />
qu’hier matin j’ai écrit l’éditorial du n°3 des irrAIductibles, sur le journal, mais aussi au<br />
fait que, v<strong>en</strong>dredi, à la réunion de coordination de la fac, Léonore est interv<strong>en</strong>ue pour<br />
dire que la revue Attractions passionnelles doit avancer. On a dit qu’il fallait y mettre<br />
des illustrations. A propos de Delacroix, j’ai aussi retrouvé, <strong>en</strong> rangeant mes papiers<br />
hier matin, le comm<strong>en</strong>taire d’Anne Larue : Le journal mélancolique, Delacroix et<br />
l’écriture, 1822-1863, que l’auteur m’avait communiqué au mom<strong>en</strong>t du décès de ma<br />
mère, pour publication. Je vais lire ce livre <strong>en</strong> parallèle à la lecture du journal lui-même.<br />
Malgré le chaos domestique, les voyages, je continue mon carnet dali<strong>en</strong>. Kare<strong>en</strong><br />
continue à fonctionner dans mon imaginaire, <strong>en</strong>tre autres choses, comme une sorte de<br />
muse (elle est beaucoup plus). Les chantiers que l’on partage <strong>en</strong>semble sont nombreux,<br />
mais elle vi<strong>en</strong>t de peindre une toile naïve (une girafe) dont je ne sais que p<strong>en</strong>ser. J’ai<br />
feuilleté v<strong>en</strong>dredi son dossier de validation d’acquis de l’an passé (qu’elle voulait<br />
consulter pour photocopier des pièces), dans lequel elle avait placé une tr<strong>en</strong>taine de<br />
photocopies couleurs de ses toiles. En ayant vu plusieurs <strong>en</strong> vraie grandeur, lors de son<br />
exposition dans les archives Dolto, j’ai regardé son dossier avec un intérêt réel. Je<br />
voudrais revoir ce dossier calmem<strong>en</strong>t. Elle l’a retiré trop vite… En me réveillant, j’ai<br />
p<strong>en</strong>sé que ces photos de toiles devrai<strong>en</strong>t être publiées comme illustrations à Morceaux de<br />
vie… Il faudrait que je lui dise. Peut-on imaginer un éditeur qui puisse pr<strong>en</strong>dre le risque<br />
de mettre 8 ou 16 pages couleurs d’ajouts à un livre ?<br />
Le 23 mai, j’ai noté une idée dans mon Carnet dali<strong>en</strong> dans lequel, <strong>en</strong> principe, je<br />
ne voulais que produire des dessins. Idée que les dessins d’après nature sont plus précis<br />
que ceux qui sont produits de mémoire… Dans le prolongem<strong>en</strong>t de cette idée, j’ai<br />
apprécié les remarques de Delacroix sur les postures des bonnes de ses amis. Il passe la<br />
soirée chez des copains, et il observe des attitudes de personnages qui travers<strong>en</strong>t le<br />
champ. Je me r<strong>en</strong>ds compte que je le fais aussi. Les postures de K m’intéress<strong>en</strong>t. Idée<br />
cette nuit de la photographier dans une pose que j’ai d’ailleurs oubliée. Cela me<br />
revi<strong>en</strong>dra. La photo permet des choses qui n’étai<strong>en</strong>t pas possibles du temps de<br />
Delacroix. En même temps, je n’ai pas mon appareil photo constamm<strong>en</strong>t. Je ne puis pas<br />
ne pas dessiner. En même temps, il me faut faire vite. Je ne peux faire poser les g<strong>en</strong>s.<br />
Cela ne se fait plus. Je n’ai pas le temps de faire l’artiste. C’est une dim<strong>en</strong>sion<br />
clandestine chez moi. Pourtant, prés<strong>en</strong>ce de ce mom<strong>en</strong>t chaque jour. Ainsi, hier, idée de<br />
collages : un cadre familial, un autre consacré aux irrAIductibles, et un autre aux<br />
203
Autogestionnaires. C’est <strong>en</strong> découpant des tableaux des naïfs d’Essaouira (tiré d’un livre<br />
détruit dans une inondation) que j’ai eu cette idée.<br />
Réflexion aussi sur ce que doit dev<strong>en</strong>ir mon bureau : quels tableaux veux-je y<br />
voir susp<strong>en</strong>dus ? Idée de placer la Trinité de Marek Szwarc, à côté du portrait que le<br />
même Marek a fait de mon père le 9 septembre 1934. Être artiste, c’est aussi p<strong>en</strong>ser le<br />
cadre que l’on se donne pour travailler.<br />
La question de l’atelier revi<strong>en</strong>t de plus <strong>en</strong> plus fréquemm<strong>en</strong>t comme projet,<br />
comme programme, dans ma tête. K. a l’idée d’acheter une maison à Sainte-Gemme. Y<br />
faire <strong>en</strong>semble, et à plusieurs, un atelier… Idée que je retrouve chez Delacroix…<br />
S’installer son mom<strong>en</strong>t de production est ess<strong>en</strong>tiel. Pour donner forme à ce projet, j’ai<br />
acheté des toiles à Berlin, que j’ai <strong>en</strong>treposées à Sainte-Gemme. C’est un premier pas.<br />
Le sculpteur Badr est passé à <strong>Paris</strong>. Il est v<strong>en</strong>u m’offrir une sculpture de lui que<br />
j’avais remarquée à R<strong>en</strong>nes. Je l’avais dessinée le 12 mai dans mon Carnet dali<strong>en</strong>. Son<br />
épouse, artiste, elle aussi, et lui m’aim<strong>en</strong>t beaucoup. Ils ont apprécié ce que j’ai dit de<br />
son œuvre le jour de la sout<strong>en</strong>ance. Badr reconnaît mon id<strong>en</strong>tité d’artiste. Il <strong>en</strong>seigne la<br />
sculpture à l’université du Caire où il veut m’inviter. Je voudrais qu’il m’<strong>en</strong>seigne la<br />
sculpture. Il est d’accord.<br />
Un petit bonheur hier : j’ai retrouvé le dossier de L’Herne sur Breton. Dans le<br />
mouvem<strong>en</strong>t de rangem<strong>en</strong>t, regroupem<strong>en</strong>t des livres surréalistes. Comm<strong>en</strong>t leur donner<br />
de l’épaisseur ? V<strong>en</strong>dredi, K. m’a passé commande d’un texte sur le surréalisme. L’idée<br />
m’a semblé lumineuse. Aujourd’hui, cette idée m’est sortie de la tête. Sur le mom<strong>en</strong>t,<br />
j’ai été ébloui par l’idée de cette idée. Comm<strong>en</strong>t K réussit-elle à s’instituer <strong>en</strong> position de<br />
me commander une œuvre ? Sa commande était pleine de pur génie. C’est cela<br />
l’autogestion. Quand la disciple peut dire au maître ce qui lui reste à faire !<br />
Autre bonheur. J’ai trouvé à Sainte-Gemme un carnet vierge du même format<br />
que mon carnet dali<strong>en</strong>. Je ne manque pas de matériel pour avancer dans ma recherche.<br />
Il me faut lire ce qu’Angela m’a écrit. Elle m’a r<strong>en</strong>du des textes mardi. Je ne les<br />
ai pas <strong>en</strong>core regardés. Cela doit avoir un rapport avec Attractions passionnelles.<br />
Relation <strong>en</strong>tre ma recherche et la théorie des mom<strong>en</strong>ts, que j’ai <strong>en</strong>vie de<br />
terminer. Un mom<strong>en</strong>t que je ne décris pas dans un journal, et qui pourrait avoir un<br />
rapport avec l’art, c’est ma s<strong>en</strong>sibilité à ce que l’on mange. Hier, Lucette me disait :<br />
“ les pommes de terre (<strong>en</strong> robe des champs) sont bonnes. ” Je ne les trouvais pas<br />
excell<strong>en</strong>tes. Elles n’étai<strong>en</strong>t pas mauvaises, mais j’éprouvais à ce mom<strong>en</strong>t-là une nostalgie<br />
pour les pommes de terre de Sainte-Gemme. La seule chose que je trouvais exquise, au<br />
mom<strong>en</strong>t où Lucette parlait, c’était le beurre. Elle a trouvé un Beurre de Baratte de<br />
Char<strong>en</strong>tes-Poitou, que je trouve vraim<strong>en</strong>t bon. Il me rappelle le beurre normand que je<br />
mangeais <strong>en</strong> vacances avec ma mère, à Veule-les-Roses ou au Domaine aux Loups…<br />
Cette discrépance (germanisme) <strong>en</strong>tre Lucette et moi me fit pr<strong>en</strong>dre consci<strong>en</strong>ce que ma<br />
maladie me r<strong>en</strong>dait plus att<strong>en</strong>tif à ce que l’on mange. Bi<strong>en</strong> que la qualité de notre<br />
cuisine dépasse de beaucoup celle de bi<strong>en</strong> d’autres (Hélène nous a décrit l’art d'u<br />
proche, pour faire avaler à sa famille des fruits pourris), je pr<strong>en</strong>ds consci<strong>en</strong>ce que dans<br />
beaucoup de lieux que j’aime, on n’a pas la cuisine qu’il faudrait. Ainsi, chez le Yougo.<br />
Je trouve la salade insupportable. Va-t-il me falloir fournir la salade à ce restaurant ?<br />
Va-t-il me falloir <strong>en</strong>visager d’ouvrir une table à <strong>Paris</strong>, où l’on mange vraim<strong>en</strong>t de la<br />
bonne salade ? Jusqu’à maint<strong>en</strong>ant, j’ai fait durer ma salade d’hiver. Elle avait une<br />
amertume difficile, à la fin. Je parv<strong>en</strong>ais à l’atténuer <strong>en</strong> ajoutant de l’œuf à l’huile<br />
d’olive. On a hâte de découvrir la salade de printemps ! Mais <strong>en</strong> même temps, ma salade<br />
204
a du goût. Elle existe vraim<strong>en</strong>t, ce qui n’est absolum<strong>en</strong>t pas le cas au restaurant ou avec<br />
la salade du marché, v<strong>en</strong>due, <strong>en</strong> plus, à un prix non mérité.<br />
Hier après-midi, partir à Sainte-Gemme n’était pas possible. Physiquem<strong>en</strong>t, je<br />
n’étais pas dans mon assiette. Et pourtant, j’imaginais la salade fondante disponible làbas.<br />
Idée de l’urg<strong>en</strong>ce d’<strong>en</strong> semer à nouveau pour juillet. La cuisine fait partie des arts.<br />
Je ne suis pas pour <strong>en</strong> faire un plat. Et pourtant ! Un bon produit, une bonne patate,<br />
c’est tout de même autre chose que la bouffe de survie. Il faut être un peu malade, pour<br />
avoir la s<strong>en</strong>sation de ces choses. Il existe une différ<strong>en</strong>ce de nature <strong>en</strong>tre l’élevage et<br />
l’éducation. J’ai l’impression que certains élèv<strong>en</strong>t leurs <strong>en</strong>fants. J’essaie d’éduquer les<br />
mi<strong>en</strong>s au goût des choses simples de la vie.<br />
Plus tard, après le café,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de lire les trois textes qu’Angéla m’avai<strong>en</strong>t remis mardi. Deux lettres<br />
(des 13 et 20 mai), et une réflexion à partir de sa lecture du Mom<strong>en</strong>t de la création. En<br />
comm<strong>en</strong>çant le Journal d’un artiste, j’avais l’impression d’initier quelque chose. Mais <strong>en</strong><br />
même temps, l’écriture d’Angéla me montre que le mom<strong>en</strong>t de la création est là chez<br />
moi, depuis longtemps. Peut-être <strong>en</strong> est-il de même chez elle à propos de l’écriture. Elle<br />
me dit qu’elle n’a jamais écrit. Est-ce si vrai ? L’écriture vi<strong>en</strong>t et va. Quelquefois elle<br />
pr<strong>en</strong>d forme ; <strong>en</strong> d’autres occasions, elle se cont<strong>en</strong>te de se forger comme mots dans la<br />
tête. J’appr<strong>en</strong>ds <strong>en</strong> lisant Angéla qu’elle est v<strong>en</strong>ue jeudi à ma perman<strong>en</strong>ce avec Audrey<br />
pour me r<strong>en</strong>contrer… Si j’avais su ! J’aurais fait l’effort de me déplacer plutôt à la fac.<br />
Mais j’étais déjà abîmé. Je n’<strong>en</strong> revi<strong>en</strong>s pas de la qualité du cours de tango, que j’ai<br />
donné à 16 h 30, compte t<strong>en</strong>u de mon état de fatigue. La dynamique du groupe était<br />
extra.<br />
Angéla veut donc échanger avec moi une correspondance. C’est une bonne idée.<br />
Son véritable intérêt pour Attractions passionnelles est une stimulation. C’est vrai<br />
qu’actuellem<strong>en</strong>t, les personnes qui travaill<strong>en</strong>t à cette revue ne se r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t pas<br />
régulièrem<strong>en</strong>t. Ce serait important d’avoir un espace de ralliem<strong>en</strong>t. Angéla p<strong>en</strong>se que<br />
l’on doit publier quelque chose avant juin ! Se r<strong>en</strong>d-elle compte du chemin à faire ? Son<br />
énergie m’a stimulé. J’ai retrouvé le texte manuscrit d’Audrey. Je me décide à le taper<br />
moi-même à la machine pour qu’il existe, qu’il puisse circuler, être lu par Angéla,<br />
notamm<strong>en</strong>t :<br />
“ Attraction PASSIONNELLE<br />
Comme un aimant<br />
Et une nuée d’électrons libres<br />
Qui circul<strong>en</strong>t sans direction<br />
Se bouscul<strong>en</strong>t, se frôl<strong>en</strong>t,<br />
Puis s’éparpill<strong>en</strong>t.<br />
Et Attraction,<br />
Sans réfléchir,<br />
Dans l’élan le plus primitif :<br />
Le désir<br />
On <strong>en</strong>tre <strong>en</strong> contact<br />
En collision<br />
Et interaction.<br />
La r<strong>en</strong>contre offre ses nouveaux possibles<br />
L’union génère une nouvelle énergie<br />
Le frottem<strong>en</strong>t crée des étincelles<br />
205
Puis tout s’emballe,<br />
En gravitant autour d’une même étoile<br />
Implosion, explosion de la matière<br />
Initiale<br />
Qui se réorganise autrem<strong>en</strong>t<br />
Création<br />
Le jeu pr<strong>en</strong>d<br />
Et autour de la flamme<br />
Se réuniss<strong>en</strong>t de tout neufs élém<strong>en</strong>ts<br />
Qui s’install<strong>en</strong>t pour un mom<strong>en</strong>t<br />
Dans un foyer convivial et récréatif<br />
Où naiss<strong>en</strong>t et viv<strong>en</strong>t nos idées.<br />
Qui trouv<strong>en</strong>t ici leurs forces<br />
Pour agir maint<strong>en</strong>ant<br />
Et s’<strong>en</strong>richir du dedans<br />
Pour grandir<br />
Et pr<strong>en</strong>dre son <strong>en</strong>vol,<br />
Autonome<br />
Pour aller répandre ailleurs,<br />
Partout, une bonne parole,<br />
Un bon mouvem<strong>en</strong>t<br />
Une histoire qui se réalise<br />
Pas à pas,<br />
Main dans la main,<br />
En avant.<br />
Immersion dans le chaos<br />
Dont on ressort lavé des conditionnem<strong>en</strong>ts.<br />
Un nouveau collectif vi<strong>en</strong>t d’émerger<br />
Librem<strong>en</strong>t organisé<br />
Par les affinités<br />
Et la volonté de créer<br />
Du “ vivre <strong>en</strong>semble ”<br />
Avec plaisir, générosité<br />
Et spontanéité.<br />
PASSIONNES<br />
Bon. Voilà, c’est fait ; Cela n’a pas été facile. Je ne voulais pas trahir le style<br />
d’Audrey. Problème de majuscules qui se mett<strong>en</strong>t spontaném<strong>en</strong>t <strong>en</strong> début de <strong>ligne</strong> (Audrey<br />
laissait des minuscules, le plus souv<strong>en</strong>t). Audrey pourra critiquer ma frappe !<br />
Je n’ai pas <strong>en</strong>vie d’écrire une lettre à Angéla. Ma manière de lui répondre cette fois-ci<br />
serait de lui faire lire ce journal… Angéla me demande d’être un “ professionnel ” qui l’aide à<br />
<strong>en</strong>trer dans l’écriture. Mon problème : je ne suis qu’un artisan. Je ne me s<strong>en</strong>s professionnel de<br />
pas grand-chose. Même si j’ai fait 50 livres publiés, je ne me s<strong>en</strong>s pas “ professionnel ”,<br />
surtout pour les g<strong>en</strong>s comme elle que j’aime bi<strong>en</strong>. Je ne vois pas fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t de<br />
différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre elle et moi, car ce que nous avons <strong>en</strong> commun c’est le désir de faire exister<br />
une transversalité. Angéla dessine. Elle vit de multiples expéri<strong>en</strong>ces familiales ou artistiques.<br />
Elle me parle de projets d’écriture. Trop brièvem<strong>en</strong>t. Il faudrait qu’elle développe. Une<br />
dim<strong>en</strong>sion semble l’intéresser : la généalogie. C’est amusant, mais dans mon bureau hier, à<br />
côté du portrait de mon père fait par Marek Szwarc, j’ai placé le portrait de Pauline, ma<br />
grand-mère paternelle, fait par Luci<strong>en</strong>, son fils âgé de 16 ans, <strong>en</strong> 1916. J’<strong>en</strong> avais changé le<br />
cadre suite au bris du cadre à Sainte-Gemme, provoqué par Yves Le Guillou… La question<br />
206
de la généalogie m’intéresse. Pour moi, il y a ici les portraits de famille. Il y a aussi la filiation<br />
Marek Szwarc. J’ai <strong>en</strong>vie d’être disciple de Marek.<br />
Où ai-je mis les dessins d’Angéla ? Je les ai rangés, archivés quelque part. J’ai deux<br />
dessins d’elle. Les ressortir, les mettre dans mon bureau à côté de ceux de Marek. Et la<br />
sculpture de Badr ?<br />
Idée d’un collage : De la valse au tango. Je rassemble certains dessins de valse ou de<br />
tango. Je vais chercher le cadre de Marek. Je repr<strong>en</strong>ds un café avec Lucette qui se lève. Il est<br />
9 heures. Je lui parle d’Angéla. Qu’<strong>en</strong> p<strong>en</strong>se-t-elle ? Elle suit ses cours. Elle fait partie du<br />
groupe Carla, Laur<strong>en</strong>ce… Oui, elle la situe. Elle parle de généalogie. Oui. À propos de Carla,<br />
son nom n’apparaît pas <strong>en</strong>core dans ce journal. Pourtant, son rôle sera ess<strong>en</strong>tiel dans<br />
Attractions passionnelles… Elle est passée v<strong>en</strong>dredi <strong>en</strong> sortant de chez Yann (84, rue<br />
Marcadet), mais c’était le chantier ici. Elle s’est cont<strong>en</strong>tée de passer dans mon bureau. Idée<br />
d’écrire un livre <strong>en</strong>semble. Le faire.<br />
Plus tard, 11 h 30,<br />
Relisant ce journal, et n’ayant pas le goût d’aller corriger la thèse d’A. M. mot à mot,<br />
je me suis dit qu’il me fallait r<strong>en</strong>ouer avec le surréalisme, d’une manière ou d’une autre. Je<br />
me risque alors dans Alain et Odette Virmaux, Les surréalistes et le cinéma, Seghers, 1976.<br />
Le livre est composé de deux parties. La première compte 100 pages des auteurs. C’est une<br />
analyse de la question. La seconde est une anthologie. Je lis 74 pages de la première partie,<br />
puis je regarde le choix de textes.<br />
Des idées me vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t : je n’ai jamais été institutionnaliste. Les auteurs démontr<strong>en</strong>t<br />
qu’à la limite, aucun film ne peut être explicitem<strong>en</strong>t dit “ surréaliste ”. Mais <strong>en</strong> même temps,<br />
ils parvi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à écrire 300 pages sur les surréalistes et le cinéma. On pourrait pr<strong>en</strong>dre mes<br />
livres, et montrer <strong>en</strong> quoi ils n’ont aucun rapport avec l’AI. On ferait de même avec les<br />
œuvres de Deleuze, Guattari, Lapassade, Lourau. On montrerait qu’elles ne sont pas<br />
institutionnalistes. On écrirait 1000 pages, <strong>en</strong> disant, comme les auteurs, que l’on n’est <strong>en</strong> ri<strong>en</strong><br />
exhaustif sur la question. Posture drôle, surréaliste <strong>en</strong> elle-même. Par transduction, avec<br />
Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, relue ce matin très vite (3 mn) et sans lunette, je me suis posé<br />
la question : qu’est-ce qu’une vie qui échoue ? Luc Ferry, l’auteur, a-t-il réussi sa vie dans<br />
cette formule de 4° de couverture : “ Luc Ferry est philosophe. Son œuvre est déjà traduite<br />
dans vingt-cinq langues. Il est actuellem<strong>en</strong>t ministre de la Jeunesse, de l’Education nationale<br />
et de la Recherche, ” ou plutôt dans le fait qu’il est parv<strong>en</strong>u aujourd’hui même à jeter 500 000<br />
personnes dans la rue contre lui ?<br />
Et moi, <strong>en</strong> quoi ai-je échoué dans ma vie ? Idée de faire une chronique de ma vie qui<br />
échoue. On partirait de la non-habilitation du Ministère. Et on comm<strong>en</strong>cerait par montrer que<br />
“ l’autodissolution de l’état est déjà bi<strong>en</strong> avancée ”. On me fait occuper un poste de professeur<br />
de 1 er classe, sans habiliter le Labo auquel j’apparti<strong>en</strong>s et qui regroupe dix profs ayant publiés<br />
des dizaines et des dizaines de bouquins, chacun. Dans le même temps, on habilite des g<strong>en</strong>s<br />
qui ne font ri<strong>en</strong>. Paradoxe. Du coup, dérive intellectuelle qui débouche sur la poésie, le<br />
surréalisme. Méditation sur la surimplication, puis la désimplication, puis la réimplication. On<br />
quitte le projet sci<strong>en</strong>tifique sur la pointe des pieds, pour r<strong>en</strong>ouer avec l’art et la poésie. On<br />
pr<strong>en</strong>d la paie de professeur, et l’on se met à passer son temps à danser et à appr<strong>en</strong>dre la<br />
peinture ! Je ti<strong>en</strong>s probablem<strong>en</strong>t là le fil de la fiction que K m’invitait à écrire pour me sortir<br />
du rêve de concrétude du scénario de meurtre de Bertrand, que je voulais réaliser mardi sur<br />
l’autel de l’autogestion ?<br />
207
Angéla, que puis-je t’écrire ? Dans quelle direction t’inviter à aller ? Je ne sais<br />
absolum<strong>en</strong>t plus où je vais. Pour moi, le s<strong>en</strong>s de l’histoire, c’est l’amour, la poésie et la<br />
liberté. Mais comme dit Liz Claire, cela fait un peu “ cinéma de quartier ”. Oui, exactem<strong>en</strong>t !<br />
Mais justem<strong>en</strong>t les Surréalistes aimai<strong>en</strong>t les films que l’on va voir sans ret<strong>en</strong>ir ni les titres, ni<br />
autre chose que cette jouissance qu’il y a à voir se succéder des objets de la vie quotidi<strong>en</strong>ne.<br />
J’ai retrouvé, là, ma posture par rapport à la télé. J’ai 25 chaînes non choisies sur le<br />
câble et que je regarde sans y p<strong>en</strong>ser. Les séries se succèd<strong>en</strong>t. Je les regarde <strong>en</strong> m’<strong>en</strong>dormant<br />
au milieu, ou <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant à autre chose. J’aime le cinéma à la manière des Surréalistes. Je<br />
méprise Cannes et les films de l’establishm<strong>en</strong>t. J’aime les navets. Nécessité de refaire mon<br />
histoire de vie par rapport au cinéma. J’ai vu des quantités de films <strong>en</strong> tant qu’<strong>en</strong>fant, alors<br />
même que mes par<strong>en</strong>ts m’interdisai<strong>en</strong>t le cinéma. J’y allais <strong>en</strong> fraude. Par amour du cinéma ?<br />
Aussi, par bravade. L’<strong>en</strong>nui au ciné-club lorsque j’avais 15 ans. Les sorties clandestines avec<br />
ma grand-mère pour aller voir les films interdits au moins de 18 ans. Elle me cachait dans son<br />
vaste manteau, etc.<br />
Désir aujourd’hui, non pas de faire du cinéma, mais des romans-photos. On pr<strong>en</strong>drait<br />
les irrAIductibles et les Autogestionnaires comme acteurs. Et <strong>Paris</strong> 8 comme décor. On<br />
<strong>en</strong>trerait dans les fantasmes de Pascal et Bertrand. On les porterait à l’image.<br />
Lundi 26 mai 2003, 11 h 15,<br />
Ce matin, j’ai lu l’année 1823. Il me faudrait travailler. Mais je n’ai pas <strong>en</strong>vie de faire<br />
autre chose que de lire Delacroix. Je crois que je vais m’offrir l’année 1824… Il faut dire que<br />
le soleil inonde mon bureau. Très agréable. Désir de lire ! Je lis. Je veux noter qu’Eugène<br />
Delacroix écrit le mercredi 7 avril 1824 dans son Journal :<br />
“ Je vi<strong>en</strong>s de relire <strong>en</strong> courant tout ce qui précède : je déplore les lacunes. Il me semble<br />
que je suis <strong>en</strong>core le maître des jours que j’ai inscrits, quoiqu’ils soi<strong>en</strong>t passés. Mais ceux que<br />
ce papier ne m<strong>en</strong>tionne point, ils sont comme s’ils n’avai<strong>en</strong>t point été. Dans quelles ténèbres<br />
suis-je plongé ? Faut-il qu’un misérable et fragile papier se trouve être, par ma faiblesse<br />
humaine, le seul monum<strong>en</strong>t d’exist<strong>en</strong>ce qui me reste ? L’av<strong>en</strong>ir est tout noir. Le passé qui<br />
n’est point resté, l’est autant. Je me plaignais d’être obligé d’avoir recours à cela ; mais<br />
pourquoi toujours s’indigner de ma faiblesse ? Puis-je passer un jour sans dormir et sans<br />
manger ? Voilà pour le corps. Mais mon esprit et l’histoire de mon âme, tout cela sera donc<br />
anéanti, parce que je ne veux pas <strong>en</strong> devoir ce qui peut m’<strong>en</strong> rester à l’obligation de l’écrire.<br />
Au contraire, cela devi<strong>en</strong>t une bonne chose que l’obligation d’un petit devoir qui revi<strong>en</strong>t<br />
journellem<strong>en</strong>t. Une seule occupation, périodiquem<strong>en</strong>t fixe dans une vie, ordonne tout le reste<br />
de la vie : tout vi<strong>en</strong>t tourner autour de cela. En conservant l’histoire de ce que j’éprouve, je<br />
vis double ; le passé redevi<strong>en</strong>dra à moi. L’av<strong>en</strong>ir est toujours là. ”<br />
Excell<strong>en</strong>t. Cette citation serait à utiliser dans Le journal philosophique à la suite de<br />
Marc-Antoine Julli<strong>en</strong>. Je dois m’interrompre, car je vi<strong>en</strong>s de recevoir un coup de fil de K, qui<br />
m’invite à me mettre à un autre chantier (Analyse Institutionnelle et Autogestion<br />
pédagogique). En même temps, je ne puis m’empêcher de noter qu’au niveau de<br />
l’organisation du travail, Eugène Delacroix déf<strong>en</strong>d l’idée de suivre l’inspiration et les<br />
pulsions du mom<strong>en</strong>t (11 avril 1824) ; même idée, mais atténuée sur la fin le 7 mai 1824. Ce<br />
même jour : “ Mais quand une chose t’<strong>en</strong>nuiera, ne la fais pas. Ne cours pas après une vaine<br />
perfection. Il est certains défauts pour le vulgaire qui donn<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t la vie.<br />
Tous les aspects techniques du Journal m’intéress<strong>en</strong>t. Je découvre les problèmes de<br />
peindre à une époque où il fallait faire poser pour avoir des modèles (la photo n’existait pas).<br />
Cela <strong>en</strong>traînait pour le peintre une certaine forme d’organisation du désir et de la sexualité<br />
208
i<strong>en</strong> décrite par Eugène… Mais, ce que j’ai <strong>en</strong>vie de recopier de son journal touche à la<br />
question abstraite de la création. Il se laisse aller de temps <strong>en</strong> temps à faire de la philosophie.<br />
C’est sa méditation du 6 juin 1824 que j’ai <strong>en</strong>vie de noter : “ Quelle sera ma destinée ? Sans<br />
fortune et sans dispositions propres à ri<strong>en</strong> acquérir, beaucoup trop indol<strong>en</strong>t, quand il s’agit de<br />
se remuer à cet effet, quoique inquiet, par intervalles, sur la fin de tout cela. Quand on a du<br />
bi<strong>en</strong>, on ne s<strong>en</strong>t pas le plaisir d’<strong>en</strong> avoir ; quand on n’<strong>en</strong> a pas, on manque des jouissances que<br />
le bi<strong>en</strong> procure. Mais tant que mon imagination sera mon tourm<strong>en</strong>t et mon plaisir à la fois,<br />
(c’est moi qui sou<strong>ligne</strong>) qu’importe le bi<strong>en</strong> ou non ? C’est une inquiétude, mais ce n’est pas la<br />
plus forte. ”<br />
Et un peu plus loin : “ Quelle p<strong>en</strong>ses-tu qu’ait été la vie des hommes qui se sont élevés<br />
au-dessus du vulgaire ? Un combat continu. Lutte contre la paresse qui leur est commune<br />
avec l’homme vulgaire, quand il s’agit d’écrire, s’il est écrivain : parce que son génie lui<br />
demande à être manifesté ; et ce n’est pas par le vain orgueil d’être célèbre seulem<strong>en</strong>t qu’il lui<br />
obéit, c’est par consci<strong>en</strong>ce. Que ceux qui travaill<strong>en</strong>t froidem<strong>en</strong>t se tais<strong>en</strong>t : mais sait-on ce que<br />
c’est que le travail sous la dictée de l’inspiration ? Quelle crainte, quelles transes de réveiller<br />
ce lion qui sommeille, dont les rugissem<strong>en</strong>ts ébranl<strong>en</strong>t tout votre être. Mais pour <strong>en</strong> rev<strong>en</strong>ir,<br />
être ferme, simple et vrai, voilà l’étude de tous les mom<strong>en</strong>ts et utile toujours. ”<br />
Le 14 juin 1824 : “ Tant que l’inspiration n’y est pas, je m’<strong>en</strong>nuie. Il y a des g<strong>en</strong>s qui,<br />
pour échapper à l’<strong>en</strong>nui, sav<strong>en</strong>t se donner une tâche et l’accomplir… ”.<br />
La même idée se poursuit tout au long de ce journal. Ainsi, le 19 août 1824 :<br />
“ Déjeuné aujourd’hui avec Horace Vernet 302 et Scheffer. Appris un grand principe d’Horace<br />
Vernet : finir une chose quand on la ti<strong>en</strong>t. Seul moy<strong>en</strong> de faire beaucoup. ”<br />
J’ai continué ma lecture jusqu’au 6 mars 1848 (p. 140 de mon édition). Puis, je me<br />
suis assoupi. Il est 16 h 15. Je m’arrête pour aujourd’hui. Ursula me demande des textes qu’il<br />
faut que je r<strong>en</strong>de ce jour…<br />
Mardi 27 mai 2003, 8 h,<br />
Au réveil (6 h 30), je me s<strong>en</strong>s incapable de faire autre chose que de lire le journal de<br />
Delacroix. Je parvi<strong>en</strong>s jusqu’à la page 170 (fin de l’année 1847), lorsque Lu se lève : je vais<br />
boire le café avec elle.<br />
Je croyais que je plongeais dans un journal qui m’intéressait pour son cont<strong>en</strong>u : la<br />
peinture. Je m’aperçois que ce qui me fascine dans cette lecture, c’est mon propre<br />
questionnem<strong>en</strong>t sur la pratique du journal, et la manière dont Delacroix se confronte à la<br />
gestion conjointe de la production de son œuvre picturale, et à cette écriture diaire. Je me s<strong>en</strong>s<br />
impuissant par rapport à lui. Mon œuvre picturale n’est même pas amorcée. Mes livres<br />
stagn<strong>en</strong>t même si j’ai relu Le journal philosophique rapidem<strong>en</strong>t hier. Et mon journal me<br />
semble être une sorte d’échappatoire par rapport à mes livres à produire. Lucette, hier, me<br />
disait que si je ne publie pas La théorie des mom<strong>en</strong>ts maint<strong>en</strong>ant, je vais terminer comme<br />
Jean-R<strong>en</strong>é (qu’elle vit comme dépassé, sur son propre terrain, par ses disciples).<br />
K. aussi semble ress<strong>en</strong>tir le besoin de conclure un chantier avant de passer à un autre.<br />
Dans quel ordre s’y mettre ? Comm<strong>en</strong>t articuler chantiers et voyages, par exemple ?<br />
Jeudi 29 mai 2003, Asc<strong>en</strong>sion, le matin<br />
302 Horace Vernet (1789-1863), fameux peintre de tableaux de bataille.<br />
209
Je vais passer la journée, seul. Lucette part <strong>en</strong> province faire un <strong>en</strong>treti<strong>en</strong> Voltaire.<br />
Contrairem<strong>en</strong>t à ce qui s’est passé les jours derniers, où un bruit de perceuse strid<strong>en</strong>t<br />
m’empêchait tout travail intellectuel, la maison est calme. Du coup, mon mal de v<strong>en</strong>tre est<br />
moindre. Au réveil, je me suis mis à lire avec plaisir l’année 1949 du journal de Delacroix.<br />
Hier, ne pouvant ni lire ni écrire, j’ai t<strong>en</strong>té de faire un collage : une sorte d’affiche<br />
pour les irrAIductibles ou les Autogestionnaires, à partir de photos de différ<strong>en</strong>ts étudiants et<br />
<strong>en</strong>seignants du mouvem<strong>en</strong>t. Je suis cont<strong>en</strong>t de l’<strong>en</strong>semble. La composition mêlant photos<br />
couleurs et photos <strong>en</strong> noir et blanc est assez réussie. Malheureusem<strong>en</strong>t, il me manque<br />
quelques photos de personnes que j’aurais voulu associer à cette “ exposition ”, notamm<strong>en</strong>t<br />
Opapé et Christine.<br />
J’ai passé une partie de la journée à installer des cadres ou toiles dans la maison, et<br />
précisém<strong>en</strong>t dans mon bureau. Je p<strong>en</strong>se que c’est important de me retrouver au milieu de g<strong>en</strong>s<br />
que j’aime : la Sainte Trinité, de Marek Swarc, le portrait de mon père par le même peintre, le<br />
portrait de Pauline, ma grand-mère par Luci<strong>en</strong>. Il y a aussi un portrait de Lucette. Le collage<br />
que je fais a pour fonction de donner une place aux étudiants que j’aime dans mon quotidi<strong>en</strong>.<br />
J’ai des idées. Je vais t<strong>en</strong>ter de passer la journée à écrire dans mes différ<strong>en</strong>ts journaux.<br />
16 h 20,<br />
Je parvi<strong>en</strong>s à la page 270 du Journal dont j’ai lu l’année 1850 cet après-midi. Je suis<br />
un peu fatigué. Je vais susp<strong>en</strong>dre cette lecture. Le 11 août 1850, discutant le proverbe “ Il n’y<br />
a point de héros pour son valet de chambre ”, Delacroix note : “ Je crois qu’<strong>en</strong> y p<strong>en</strong>sant<br />
mieux, on se convaincra qu’il <strong>en</strong> est autrem<strong>en</strong>t. Le véritable grand homme est bon à voir de<br />
près. Que les hommes superficiels, après s’être figuré qu’il était hors de la nature comme des<br />
personnages de roman, <strong>en</strong> vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t très vite à le trouver comme tout le monde, il n’y a là ri<strong>en</strong><br />
d’étonnant. Il apparti<strong>en</strong>t au vulgaire d’être toujours dans le faux, et à côté du vrai… ”.<br />
Je médite à l’image que j’ai donné, à l’université, ces derniers temps. Un étudiant<br />
subtile (son nom m’échappe) avec qui j’ai mangé mardi me disait qu’il m’avait trouvé hypers<strong>en</strong>sible<br />
: “ Ce n’est pas une critique. Pour moi, c’est une qualité de pouvoir montrer sa<br />
s<strong>en</strong>sibilité ”, ajouta-t-il.<br />
Je ne parvi<strong>en</strong>s pas à retrouver le livre offert par Marie-Paule sur Delacroix (écrit par J.<br />
C. Kaufmann). La couverture représ<strong>en</strong>te le Combat de l’ange. La pose des deux protagonistes<br />
a servi de modèle à l’affiche pour La leçon de tango de Sally Potter (j’ai cette affiche dans ma<br />
chambre !). Je voudrais feuilleter ce livre <strong>en</strong> même temps que le livre d’Anne Larue, sur<br />
Delacroix… Il me faut retravailler au rangem<strong>en</strong>t de ma bibliothèque. J’avais ce livre <strong>en</strong>tre les<br />
mains, il y a à peine un mois !<br />
V<strong>en</strong>dredi 30 mai 2003, 7 h 20,<br />
Ce matin, réveil à 6 heures. Je me mets immédiatem<strong>en</strong>t à la lecture de Delacroix. Je lis<br />
les années 1851 et 1852. Hier après-midi, j’avais lu Anne Larue jusqu’à la page 80 303 . Au<br />
départ, le ton d’Anne m’<strong>en</strong>nuyait. Je me disais que la lecture de la critique ne vaut pas la<br />
lecture directe d’une œuvre. Et puis j’ai découvert beaucoup d’informations érudites sur<br />
Delacroix qui m’ont intéressé. Par exemple, son désir d’être prof, d’avoir des disciples. Il n’a<br />
pas pu <strong>en</strong>seigner. Ses “ élèves ” étai<strong>en</strong>t des petites mains, qui appr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t le métier à son<br />
303 Anne Larue, Le journal mélancolique, Delacroix et l’écriture (1822-1863), tapuscrit sans date.<br />
210
contact, mais il n’a pratiquem<strong>en</strong>t pas pu transmettre son art sous une forme pédagogique ;<br />
d’où son effort pour transformer son journal <strong>en</strong> traité de peinture. Les pages <strong>en</strong>tières lues ce<br />
matin sur la composition de la couleur m’ont <strong>en</strong>nuyé. Je vais continuer à lire Anne Larue, <strong>en</strong><br />
att<strong>en</strong>dant le réveil de Lucette.<br />
Dans ce que j’ai lu ce matin, intérêt pour les comm<strong>en</strong>taires sur la pratique du journal<br />
elle-même, mais aussi sur les comm<strong>en</strong>taires du travail. Je suis d’accord avec lui sur de<br />
nombreux points. Par exemple, lorsqu’il écrit : “ …Il ne faut pas quitter sa tache ; voilà<br />
pourquoi le temps, voilà pourquoi la nature, <strong>en</strong> un mot tout ce qui travaille l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t et<br />
incessamm<strong>en</strong>t, fait de si bonne besogne. Nous autres, avec nos intermitt<strong>en</strong>ces, nous ne filons<br />
jamais le même fil jusqu’au bout. Je faisais, avant mon départ, le travail de M. Delacroix d’il<br />
y a quinze jours : je vais faire à prés<strong>en</strong>t le travail de Delacroix de tout à l’heure. Il faut<br />
r<strong>en</strong>ouer la maille, le tricot sera plus gros ou plus fin. ” (12 mai 1852).<br />
Autre agrém<strong>en</strong>t, ses voyages à Dieppe : j’ai beaucoup aimé cette partie de la<br />
Normandie. J’ai l’impression de me retrouver dans ce qu’il comm<strong>en</strong>te des paysages. Je ne<br />
compr<strong>en</strong>ds pas pourquoi je ne vais plus <strong>en</strong> Normandie. Les grandes marées à Pourville-les-<br />
Dieppe me manqu<strong>en</strong>t depuis trop longtemps ! Aujourd’hui, il faudrait que je travaille sur<br />
d’autres affaires… Mais je ne parvi<strong>en</strong>s pas à m’y mettre. Allons ! Accordons-nous quelque<br />
transgression, <strong>en</strong> nous plongeant dans Anne Larue !<br />
8 h 46,<br />
“ Il y a quelque chose d’Obermann sur le vague dans mes petits livres bleus ”, citation<br />
de Delacroix par Anne Larue qui ajoute <strong>en</strong> note : “ ces petit livres sont perdus ” ; Cette<br />
notation me fait réfléchir. Quels sont mes textes qui seront comm<strong>en</strong>tés ainsi ? Quels sont mes<br />
journaux qui auront disparu pour le lecteur du siècle prochain ? Quels sont ceux qui ont déjà<br />
disparu ? J’ai supprimé moi-même peu de textes consciemm<strong>en</strong>t. Mais certains se sont égarés,<br />
c’est évid<strong>en</strong>t. Par exemple, le livre subversif que j’avais écrit avec Lor<strong>en</strong>zo sur Christophe<br />
Colomb ! Pourquoi l’ai-je caché quelque part, de manière à ce que je ne puisse le retrouver !<br />
On passe quelquefois beaucoup de temps à produire quelque chose, qui disparaît ainsi. Ce<br />
sont les élém<strong>en</strong>ts manquants d’une œuvre. Cela m’inviterait à avoir la nostalgie d’un<br />
rangem<strong>en</strong>t de mes affaires dont je sois sujet. Mais je n’y parvi<strong>en</strong>s pas. Je me moque<br />
finalem<strong>en</strong>t de la perte. Ce qui compte, c’est ce que je produis aujourd’hui. Même remarque<br />
pour mes dessins. Un seul me manque vraim<strong>en</strong>t. C’est l’esquisse faite sur une nappe de café<br />
avec Maja 304 . Elle évoquait ce dessin la dernière fois que nous nous sommes vus, près d’un<br />
marché, ou plutôt d’une brocante.<br />
La lecture du journal de Delacroix a évidemm<strong>en</strong>t un rapport avec la préoccupation qui<br />
me traverse de temps <strong>en</strong> temps de publier mon journal 2000-2003. Ce texte me semble avoir<br />
un intérêt. Mais je ne sais comm<strong>en</strong>t m’y pr<strong>en</strong>dre pour le publier. C’est l’une de mes<br />
méditations les plus constantes <strong>en</strong> ce qui concerne mon œuvre. Cela interfère avec ce qui<br />
devrait être ma seule préoccupation : la sortie des œuvres d’exposition.<br />
9 h,<br />
304 Traductrice de La pratique du journal, <strong>en</strong>quête au quotidi<strong>en</strong> (<strong>en</strong> allemand). Remi Hess r<strong>en</strong>contre cette jeune<br />
femme dans une pratique de tango à <strong>Paris</strong> où elle est v<strong>en</strong>ue pour faire un stage à la Comédie française, dans le<br />
cadre de ses études de théâtre à Hambourg. Comm<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre eux une relation intellectuelle assez productive<br />
pour R. Hess : Maja lui fait découvrir le théâtre russe dont elle est spécialiste, ainsi que Witold Gombrowicz que<br />
Remi Hess lit avec passion. À partir de cette relation, Remi Hess sort plusieurs textes qu’il a placé dans ses<br />
œuvres posthumes, notamm<strong>en</strong>t Formes et mouvem<strong>en</strong>t, texte qui semble être une recherche <strong>en</strong> relation étroite<br />
avec la question de l’art.<br />
211
Jeannette va v<strong>en</strong>ir. Je vais sortir, aller à l’Unesco, écrire mon journal dans un carnet,<br />
dessiner, aussi dans mon Carnet dali<strong>en</strong> (cela fait quelques jours que je ne dessine plus !). J’ai<br />
lu Larue jusqu’à la page 104.<br />
Samedi 7 juin 2003,<br />
Hier matin, visite du Musée Dali de Figeras (Espagne), avec K. Ayant mal dormi,<br />
ayant mal à la tête, n’ayant pas bu de café le matin, ayant conduit 200 km <strong>en</strong> plein soleil (…),<br />
j’étais fatigué <strong>en</strong> <strong>en</strong>trant dans le temple sacré. Mais pas de pèlerinage sans calvaire ! J’ai été<br />
traîné par K. durant près d’une heure et demi, de salle <strong>en</strong> salle. Elle connaît ce musée<br />
parfaitem<strong>en</strong>t. Impression d’écrasem<strong>en</strong>t, mais finalem<strong>en</strong>t satisfaction d’<strong>en</strong> connaître nettem<strong>en</strong>t<br />
plus sur Dali et de son œuvre, que précédemm<strong>en</strong>t. Dans ses comm<strong>en</strong>taires, K m’a fait<br />
observer principalem<strong>en</strong>t les techniques d’exécution du peintre. Dans de nombreuses toiles,<br />
prés<strong>en</strong>ce de collages qui se trouv<strong>en</strong>t recouverts par de la peinture, ce qui intègre les morceaux<br />
à un <strong>en</strong>semble, une forme unifiée. Ces observations m’ont semblé <strong>en</strong>richir mes découvertes<br />
techniques faites lors de la lecture de Journal, de Delacroix (à faire lire à K).<br />
Travail sur la perception avec le Lincoln. Très intéressant. K m’oblige à aller au-delà<br />
de ma perception première des choses. Mom<strong>en</strong>ts particulièrem<strong>en</strong>t agréables dans la salle<br />
sombre, où se trouve une série de toiles représ<strong>en</strong>tant Galia : K insiste sur la précision des<br />
traits, du dessin, etc.<br />
Mon impression d’<strong>en</strong>semble est un profond désir d’y retourner et de pr<strong>en</strong>dre mon<br />
temps. Au départ, je vivais mal la foule, puis tout doucem<strong>en</strong>t, je me suis dit que ces flux de<br />
touristes faisai<strong>en</strong>t partie du dispositif.<br />
Ce premier voyage <strong>en</strong> Espagne a été une initiation au s<strong>en</strong>s fort du terme : jouissance<br />
de paysages nouveaux et inconnus, plaisir d’une architecture nouvelle pour moi (la ville de<br />
Figeras découverte lors d’une longue dérive sous le soleil, avec visite des marchands de<br />
peinture). Confirmation que j’aime, au-dessus de toute montagne, les Pyrénées. Discussion<br />
avec K sur la beauté des maisons, aux couleurs usées par le temps. Rétrospectivem<strong>en</strong>t, je<br />
trouve dali<strong>en</strong>nes, les poses que pr<strong>en</strong>d K quand elle dort. Désir d’<strong>en</strong> croquer quelques-unes.<br />
Mais ai-je le droit de saisir l’autre dans son sommeil ? Idée que K pourrait faire, si elle<br />
l’accepte, le modèle pour mes premières t<strong>en</strong>tatives de peinture.<br />
En r<strong>en</strong>trant à <strong>Paris</strong> le soir et ce matin, plaisir de retrouver ma Chérie, et le chantier<br />
d’aménagem<strong>en</strong>t de musée, qu’elle a <strong>en</strong>trepris dans le salon et l’<strong>en</strong>trée. Vraie admiration de<br />
découvrir les toiles qui nous apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, et que l’on avait laissé à l’abandon depuis cinq ou<br />
six ans, derrière les armoires. Perception qu’il manque un tableau de K. Faut-il que je passe<br />
commande à K d’un portrait ? Il faudrait une toile de grand format. Même idée <strong>en</strong> ce qui me<br />
concerne. Il me faut donner une toile à cet appartem<strong>en</strong>t. Il n’y a plus qu’à la peindre.<br />
Enthousiasme de K lorsque je lui ai proposé de m’aider à m’installer mon atelier.<br />
Cette spontanéité m’a plu. C’est un <strong>en</strong>couragem<strong>en</strong>t pour m’y mettre. L’acquisition d’un<br />
chevalet et de peintures va dev<strong>en</strong>ir une urg<strong>en</strong>ce.<br />
V<strong>en</strong>dredi 13 juin 2003,<br />
Je me replonge dans Delacroix pour sortir d’un état psychique détestable (je suis<br />
dispersé, atomisé). Je ne lis pas beaucoup <strong>en</strong> quantité (ce matin du 12 mai au 28 août 1853),<br />
mais cela me calme. En 1853, Delacroix a 55 ans, c’est-à-dire un an de moins que moi cette<br />
année. Je ral<strong>en</strong>tis ma lecture pour t<strong>en</strong>ter de compr<strong>en</strong>dre comm<strong>en</strong>t il vit mon âge. Sa technique<br />
212
d’écriture qu’il décrit le 12 mai est assez importante : “ J’ai beaucoup travaillé au damnable<br />
article. Débrouillé comme j’ai pu, au crayon, tout ce que j’ai à dire, sur de grandes feuilles de<br />
papier. Je serais t<strong>en</strong>té de croire que la méthode de Pascal, -d’écrire chaque p<strong>en</strong>sée détachée<br />
sur un petit morceau de papier, - n’est pas trop mauvaise, surtout dans une position où je n’ai<br />
pas le loisir d’appr<strong>en</strong>dre le métier d’écrivain. On aurait toutes ses divisions et subdivisions<br />
sous les yeux comme un jeu de cartes, et l’on serait frappé plus facilem<strong>en</strong>t de l’ordre à y<br />
mettre. ” Et il ajoute : “ L’ordre et l’arrangem<strong>en</strong>t physique se mêl<strong>en</strong>t plus qu’on ne croit des<br />
choses de l’esprit. Telle situation du corps sera plus favorable à la p<strong>en</strong>sée : Bacon composait,<br />
à ce qu’on dit, <strong>en</strong> sautant à cloche-pied ; à Mozart, à Rossini, à Voltaire, les idées leur<br />
v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t dans leur lit ; Rousseau, je crois, <strong>en</strong> se prom<strong>en</strong>ant dans la campagne… ”<br />
Personnellem<strong>en</strong>t, les idées me vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t lors de mon réveil.<br />
Jérémie vi<strong>en</strong>t de m’appeler. Hubert de Luze att<strong>en</strong>d mon livre sur Lourau et le<br />
surréalisme. Il a décidé de se retirer. Mon livre sera son dernier. Il me faut le faire dans les<br />
jours prochains. C’est une urg<strong>en</strong>ce absolue.<br />
Appel de K. Elle peint. Elle prépare son exposition pour Laur<strong>en</strong>ce. Elle rebondit.<br />
Samedi 14 juin 2003,<br />
Petra Sabisch arrive à 11 h 30 et repart à 15 heures. Sa place est du côté d’Attractions<br />
passionnelles. Elle était v<strong>en</strong>ue jeudi au cours de tango. Son travail est davantage du côté de la<br />
danse contemporaine… Elle a travaillé à Hambourg ; aujourd’hui, elle se dirige vers<br />
Christoph Wulf à Berlin, et moi-même. Thèse <strong>en</strong> co-tutelle !<br />
Ce matin, au réveil, je lis le Journal de Delacroix (fin de l’année 1853), puis cet aprèsmidi<br />
pour me défouler d’une suite d’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s (Mohamed Daoud, Alain Marc), je comm<strong>en</strong>ce<br />
l’année 1854 (année de ses 56 ans). Je vais jusqu’<strong>en</strong> avril, date de son anniversaire. Beaucoup<br />
de proximité avec Delacroix. Il se laisse pousser la barbe lorsqu’il est à la campagne.<br />
La lecture de ce livre me donne vraim<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vie de me mettre à écrire mon livre sur R.<br />
Lourau. Ce sera une œuvre, au s<strong>en</strong>s esthétique du terme. Un travail sur le surréalisme, aussi.<br />
Lundi 16 juin 2003,<br />
Avant de partir pour la fac, je me fais le plaisir de lire quelques pages de Delacroix :<br />
j’<strong>en</strong> suis à son séjour à Dieppe (25 août 1854). Hier, j’aurais voulu noter ses remarques sur le<br />
portrait dont j’ai parlé avec K. Elles m’ont poussé à passer commande à K de plusieurs<br />
tableaux de moi, que je pourrai donner à mes trois <strong>en</strong>fants.<br />
En feuilletant mon carnet dali<strong>en</strong>, Charlotte a trouvé réussi mon autoportrait. Je l’ai<br />
pourtant fit “ de mémoire ”. L’autoportrait est un exercice qui m’attire effectivem<strong>en</strong>t. J’ai<br />
oublié de dire à K que je rêve de mettre un portrait de moi <strong>en</strong> couverture du Journal des<br />
mom<strong>en</strong>ts que je lui ai demandé de signer à partir d’une lecture de mes recherches sur le<br />
journal. Elle a accepté de lire mon journal depuis la mort de R<strong>en</strong>é. Son idée : je dois arrêter ce<br />
journal le jour où j’aurai terminé mon livre sur R<strong>en</strong>é. C’est une très bonne scansion. Je ne<br />
parv<strong>en</strong>ais pas à trouver une fin à cette recherche. Ensuite, j’<strong>en</strong>trerai dans une nouvelle phase<br />
qu’il faudra t<strong>en</strong>ter de définir.<br />
Peut-être qu’après les années Lourau, il me faudra m’organiser quatre années Illiade.<br />
C’est l’espace-temps nécessaire pour lui permettre de s’instituer. Elle a évoqué hier l’idée de<br />
213
faire une lic<strong>en</strong>ce d’arts plastiques. Très bonne idée. Je voudrais faire partie du mouvem<strong>en</strong>t<br />
aussi.<br />
Mardi 22 juillet,<br />
Ce matin, j’ai lu l’année 1858 du Journal de Delacroix. C’est vraim<strong>en</strong>t intéressant.<br />
Hier, j’avais lu l’année 1857. J’ai retrouvé un rythme de lecture satisfaisant. Les années<br />
précéd<strong>en</strong>tes, je les ai lues l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t. Une page ou deux à chaque fois. Ce sont des années où<br />
nos âges se r<strong>en</strong>contrai<strong>en</strong>t.<br />
Maint<strong>en</strong>ant, je suis cont<strong>en</strong>t de retrouver un certain <strong>en</strong>train, une certaine énergie pour<br />
travailler intellectuellem<strong>en</strong>t. Depuis un mois, j’étais dans un état d’épuisem<strong>en</strong>t. La chaleur et<br />
le travail int<strong>en</strong>se à Sainte-Gemme expliqu<strong>en</strong>t certainem<strong>en</strong>t cet état depuis le 12 juillet.<br />
Auparavant, il y avait la fatigue de l’année.<br />
Hier, Alexandra m’a annoncé qu’elle vi<strong>en</strong>drait m’apporter Romain v<strong>en</strong>dredi. Cela<br />
reporte mes projets d’écriture. Mais, du coup, je vais pouvoir me mettre à la peinture. Je<br />
p<strong>en</strong>se que cela va intéresser Romain de découvrir la peinture à l’huile avec moi. Chez<br />
Delacroix, il y a des périodes de fatigue qui lui font couper <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t avec la peinture. Il lit<br />
et écrit durant ces périodes. Pour moi, c’est le contraire. Il faut que je sache interrompre mes<br />
livres pour faire autre chose. C’est un moy<strong>en</strong> pour se reposer et pr<strong>en</strong>dre de la distance… C’est<br />
d’autant plus curieux que je me trouvais avec des idées claires sur le travail qui me reste à<br />
accomplir pour le livre sur R. Lourau, et celui sur la théorie des mom<strong>en</strong>ts…<br />
Jeudi 24 juillet 2003, 16 h 20,<br />
Mardi après-midi, je cherche un ouvrage à pr<strong>en</strong>dre pour att<strong>en</strong>dre à la poste (je veux<br />
faire peser des lettres). Je regarde dans ma bibliothèque surréaliste. Je retrouve un livre de<br />
Dali, non lu. Lucette l’a retrouvé <strong>en</strong> rangeant nos livres, dispersés au mom<strong>en</strong>t des peintures de<br />
la maison. Je lis les quatorze premières pages. Je suis conquis. Mercredi, je me lève à 6 heures<br />
pour <strong>en</strong> avancer la lecture, mais il me faut l’interrompre, car Lucette m’oblige à ranger nos<br />
papiers. Ensuite, visite de Georges, puis de Bernard Lathullière. Insomnie cette nuit après<br />
cette visite. Je me lève à 3 heures, et je lis La vie secrète de Salvador Dali, jusqu’à 6 heures.<br />
Je me dis que je préfère Dali à Korczak ! J’ai passé toute la journée dans ce livre que j’ai<br />
terminé, au mom<strong>en</strong>t où Alain Marc passait pour me faire relire son résumé de thèse.<br />
Dali est génial. Je trouve qu’il a vraim<strong>en</strong>t eu raison d'écrire cette autobiographie. Il<br />
avait 36 ans. Incroyable. C’est vraim<strong>en</strong>t un grand livre ! Les passages sur l’<strong>en</strong>fance sont<br />
vraim<strong>en</strong>t extraordinaires ; ceux sur sa peinture, aussi. J’aurais aimé savoir pourquoi il rompt<br />
avec son père. Il se décrit comme méchant, ce que ne font pas d’ordinaire les g<strong>en</strong>s qui se<br />
racont<strong>en</strong>t. Cela me change de ma lecture de Delacroix que j’avais pu repr<strong>en</strong>dre quelques jours<br />
auparavant. Dali, c’est autre chose. Je le lis d’un trait. Il faudrait que je comm<strong>en</strong>te chaque<br />
chapitre.<br />
Sur la peinture, sur l’art, ce livre est assez explicite sur son rapport au monde. Tous les<br />
hasards objectifs sont des occasions d’inv<strong>en</strong>ter ; par exemple (p. 351) : “ …Et le jour où je<br />
décidai de peindre des montres, je les peignis molles. Cela se passa un soir de fatigue. J’avais<br />
une migraine, malaise extrêmem<strong>en</strong>t rare chez moi. Nous devions aller au cinéma avec des<br />
amis et au dernier mom<strong>en</strong>t je décidai de rester à la maison. Gala sortirait avec eux et moi je<br />
me coucherais tôt. Nous avions terminé notre dîner avec un excell<strong>en</strong>t camembert et, lorsque je<br />
fus seul, je restai un mom<strong>en</strong>t accoudé à la table, réfléchissant aux problèmes posés par le<br />
“ super-mou ” de ce fromage coulant. Je me levai et me r<strong>en</strong>dis dans mon atelier pour donner,<br />
214
selon mon habitude, un dernier coup d’oeil à mon travail. Le tableau que j’étais <strong>en</strong> train de<br />
peindre représ<strong>en</strong>tait un paysage des <strong>en</strong>virons de Port Lligat dont les rochers semblai<strong>en</strong>t<br />
éclairés par une lumière transpar<strong>en</strong>te de fin de jour. Au premier plan, j’avais esquissé un<br />
olivier coupé et sans feuilles. Ce paysage devait servir de toile de fond à quelque idée, mais<br />
laquelle ? Il me fallait une image surpr<strong>en</strong>ante et je ne la trouvais pas. J’allais éteindre la<br />
lumière et sortir, lorsque je vis littéralem<strong>en</strong>t la solution : deux montres molles dont l’une<br />
p<strong>en</strong>drait lam<strong>en</strong>tablem<strong>en</strong>t à la branche de l’olivier. Malgré ma migraine, je préparai ma palette,<br />
et me mis à l’œuvre. Deux heures après, quand Gala revînt du cinéma, le tableau qui devait<br />
être un de mes plus célèbres était achevé… ”<br />
Ce passage raconte la production d’une toile célèbre, mais aussi la manière dont<br />
vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les idées (cf. Le journal des idées).<br />
Jeudi 11 décembre 2003, 15 h 20.<br />
Depuis cet été, j’ai produit des journaux illustrés. J’ai fait deux volumes de mes<br />
carnets dali<strong>en</strong>s. En Bretagne, j’ai fait de la gouache, à Brasilia de l’huile. J’ai fait un cahier<br />
d’ethnophotographie (plus de mille photos) sur les travaux à Sainte-Gemme (changem<strong>en</strong>t de<br />
toit).<br />
Je continue à dessiner, et à lire sur la création (Jean Oury, H<strong>en</strong>ri Maldiney, Sarah<br />
Wald<strong>en</strong>). Voir mon journal de lectures, dans lequel je réfléchis, aujourd’hui même, à l’idée du<br />
“ beau livre ”.<br />
Mes lectures me donn<strong>en</strong>t le goût de me mettre sérieusem<strong>en</strong>t à la fondation<br />
d’Attractions passionnelles, revue planétaire d’art et d’éducation. On a eu un petit comité de<br />
rédaction mardi à la fac avec Kare<strong>en</strong>, Audrey, à l’issue d’une très belle thèse de K<strong>en</strong>g-Ju WU<br />
dont je présidais le jury, sur le cinéma et l’analyse institutionnelle, et intitulé e : “ Les<br />
messages à thématiques sociales du cinéma de fiction : un exercice pédagogique ”.<br />
Lundi 15 décembre 2003, 10 h 30,<br />
J’ai une grippe. Je regarde (sur Teva) le premier épisode de L’amour <strong>en</strong> héritage.<br />
C’est l’histoire d’un peintre de Montmartre (1925), Mercuès, qui desc<strong>en</strong>d s’établir dans la<br />
région d’Avignon. J’avais déjà suivi la suite à une autre occasion. Il y a dans cet épisode un<br />
bal surréaliste et plusieurs boîtes où l’on danse le charleston. La relation <strong>en</strong>tre milieu<br />
artistique, surréalisme et danse ne s’était jamais imposé à moi avec autant d’évid<strong>en</strong>ce.<br />
Je ne puis faire autre chose. Si j’étais davantage <strong>en</strong> forme, j’aurais terminé les 20<br />
pages qui manqu<strong>en</strong>t pour clore l’index de Jean Oury, Création et schizophrénie, ouvrage qui<br />
me fait travailler énormém<strong>en</strong>t, sur le plan cérébral. Ma théorie des mom<strong>en</strong>ts n’est vraim<strong>en</strong>t<br />
pas loin.<br />
18 h 30,<br />
Vers 16 heures, je suis sorti. J’ai été chercher les photos (6 pellicules) sur Sainte-<br />
Gemme. Cela m’a donné le goût de terminer le collage des photos des travaux. Je suis cont<strong>en</strong>t<br />
d’avoir fait ce travail manuel. Cette année 2003 aura été marquée par une frénésie de photos.<br />
L’installation de la maison était un événem<strong>en</strong>t qu’il fallait suivre dans sa progression. Il me<br />
reste à écrire quelques comm<strong>en</strong>taires pour considérer ce chantier du journal des travaux<br />
comme terminé. Je me s<strong>en</strong>s très proche de Jean Dubuffet, et de son travail de l’art brut. Je ne<br />
sais pas si ce que je suis <strong>en</strong> train de faire n’est pas de cet ordre.<br />
215
Lundi 22 décembre, 17 h 25,<br />
Aujourd’hui, j’ai <strong>en</strong>voyé deux courriers à Christine Vallin, musici<strong>en</strong>ne r<strong>en</strong>contrée au<br />
colloque de philosophie de Dijon, jeudi et v<strong>en</strong>dredi dernier. Elle a acquis Le mom<strong>en</strong>t de la<br />
création, échange de lettres avec Hubert de Luze (2001), et l’a terminé dès hier. Aujourd’hui,<br />
elle m’<strong>en</strong> a fait une critique très intéressante. C’est une philosophe amateur qui confronte<br />
philosophie et musique.<br />
Nayakava (K) s’est plainte que je ne lui écrive plus de longues lettres. Elle m’a<br />
apporté ce matin le portrait que je lui avais commandé (on le nommera : Remi, à la<br />
casquette). Elle l’a reprise, car elle ne l’avait pas daté. Il me plait. Je lui ai payé 1000 euros,<br />
ce qui semble cher à Lucette. Les limites de cette toile me font réfléchir à un développem<strong>en</strong>t<br />
futur de ce style du portrait. J’imagine des toiles où, <strong>en</strong> plus de la figure du personnage, on<br />
fasse apparaître des élém<strong>en</strong>ts de sa transversalité : paysage ou réalisations (couverture de<br />
livres, par exemple).<br />
Ce matin, j’avais donné r<strong>en</strong>dez-vous à Nayakava à la librairie de la rue Marcadet. Il y<br />
faisait froid. J’ai acquis quatre ouvrages, lus cet après-midi :<br />
-Georges Braque (1994), Dada (1990) ; ces deux ouvrages avec illustrations publiés<br />
<strong>en</strong> Italie, et préparés sous la direction de Luciano Raimondi.<br />
-Vinc<strong>en</strong>t van Gogh, de Ingo F. Walther (B<strong>en</strong>edikt Tasch<strong>en</strong>, Cologne, 1990, 96 pages).<br />
-Fragonard, par Jacques Thuillier, (Skira, 1987, 136 pages).<br />
En cette période de fête, je trouve bon d’acquérir quelques ouvrages d’art, et de<br />
pr<strong>en</strong>dre le temps de contempler des œuvres qui ont marqué mon <strong>en</strong>fance. Ces images étai<strong>en</strong>t<br />
déjà fortes pour moi <strong>en</strong> 1960. J’ai p<strong>en</strong>sé aujourd’hui que j’ai pu acheter des ouvrages d’art,<br />
mais je ne les ai jamais regroupés dans un <strong>en</strong>droit précis de ma bibliothèque. Je sais où se<br />
trouv<strong>en</strong>t mes tr<strong>en</strong>te-cinq livres d’esthétique, mais pas mes ouvrages d’art. C’est un manque<br />
qui montre que mon mom<strong>en</strong>t de l’art n’est pas très construit, et que ma professionnalité<br />
d’artiste est <strong>en</strong>core à p<strong>en</strong>ser.<br />
Pourquoi ai-je acquis Fragonard ? Jean Oury a visité une exposition Fragonard. Il<br />
comm<strong>en</strong>te ce peintre dans le livre que j’ai indexicalisé de lui, Création et schizophrénie : “ Il<br />
faut s’approcher des tableaux et voir la touche ; dans Fragonard, c’est une touche rapide, sans<br />
esquisse préalable. C’était ça la nouveauté de Fragonard, la touche rapide du pinceau, et la<br />
façon d’appuyer qui peut se rapprocher de la peinture des caractères chinois et japonais. Le<br />
style même est dans la touche qui fait tache 305 ." Et plus loin : “ Des oeuvres d’art qui, du<br />
temps du vivant du créateur, étai<strong>en</strong>t restées complètem<strong>en</strong>t méconnues, ou méprisées, sont<br />
découvertes quelquefois plusieurs siècles plus tard. P<strong>en</strong>sez à Fragonard, mais égalem<strong>en</strong>t à<br />
Van Gogh ! S’il avait eu le milliardième de ce que vaut maint<strong>en</strong>ant un de ses tableaux, il<br />
aurait eu de quoi se payer un paquet de cigarettes ! ça aurait mieux fallu et il ne se serait peutêtre<br />
pas coupé l’oreille ! Quand on p<strong>en</strong>se que ses tableaux servai<strong>en</strong>t de jeu de fléchettes aux<br />
gosses de Saint-Rémy, c’est extraordinaire ! Les intérêts esthétiques vari<strong>en</strong>t 306 !" Et <strong>en</strong>core :<br />
“ Si on réduit la création à la prét<strong>en</strong>due œuvre, la plupart des œuvres même reconnues sont<br />
disqualifiées parce qu’elles ne sont jamais terminées. Et c’est ce qui fait la qualité d’une<br />
œuvre : ne pas être finie, mais dans une juste mesure. Regardez <strong>en</strong>core une fois des tableaux<br />
tout à fait classiques tels que ceux de Fragonard, ou de Vermeer, ou de Rembrandt. Si c’était<br />
fini, ça perdrait quelque chose : ce serait comme s’il n’y avait pas d’ouvert 307 . ”<br />
305 Jean Oury, Création et schizophrénie, <strong>Paris</strong>, Galilée, 1989, p. 168.<br />
306 J. Oury, Création et schizophrénie, p. 171.<br />
307 J. Oury, Création et schizophrénie, p. 177.<br />
216
Cela y est, j’ai créé un espace “ livres d’art ” dans ma bibliothèque. Je l’ai installé<br />
dans mon bureau à <strong>Paris</strong>. J’ai regroupé les quatre livres achetés aujourd’hui avec les deux<br />
livres sur Dali, le premier offert par Kare<strong>en</strong> le 25 février 2003 et le second acquis sur une<br />
brocante, alors que j’étais accompagné par Maja, vers mai ou juin (il y avait du soleil).<br />
Mercredi 24 décembre, 17 h 30,<br />
Lucette, comm<strong>en</strong>tant le portrait de Kare<strong>en</strong>, me dit que mes autoportraits (Brasilia,<br />
septembre 2003) sont plus forts que le tableau de Kare<strong>en</strong>. J’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds bi<strong>en</strong> ce qu’elle me dit.<br />
Cela me donne <strong>en</strong>vie de peindre. Vers 14 h, Charlotte passe et regarde le tableau de Kare<strong>en</strong>.<br />
Elle est très intéressée par ce tableau. Elle sort mes peintures de septembre, et elle m’oblige à<br />
les dater et les signer. On regarde aussi le Carnet dali<strong>en</strong> 1. Mais l’arrivée de Pépé et Mémé<br />
interrompt notre méditation.<br />
Passage au magasin de peinture Artacrea/Graphigro (120 rue Damrémont). J’achète un<br />
lot de trois châssis, un petit chevalet à placer sur une table, deux brosses de nylon, une boîte<br />
de peinture. J’acquiers aussi un ouvrage : Greg Albert, Rachel Wolf, La peinture à l’huile,<br />
<strong>Paris</strong>, Fleurus, 2000. Total : 192 euros. J’ai <strong>en</strong>vie de peindre.<br />
Jeudi 25 décembre 2003, 10 h,<br />
Je lis dans l’ouvrage acheté hier ce comm<strong>en</strong>taire du tableau de Charles Sovek : Luke,<br />
Maryland (40x40 cm) : “ Une heure d’étude pour un mom<strong>en</strong>t de quelques minutes. Le<br />
coucher du soleil avait transformé cette zone industrielle <strong>en</strong> une merveilleuse composition de<br />
forme et de couleurs. Après avoir ébauché grossièrem<strong>en</strong>t les motifs d’ombre et de lumière,<br />
l’artiste a peint les variations de teintes et de tonalités et terminé par quelques détails. De tels<br />
mom<strong>en</strong>ts sont si rapides que l’artiste doit davantage se fier à son instinct qu’aux règles<br />
picturales 308 . ”<br />
Dans le corps du texte, à la même page :<br />
“ L’ombre et la lumière sont de vrais instrum<strong>en</strong>ts au service du peintre. Elles<br />
déti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t une sorte de pouvoir magique qui leur permet de créer une atmosphère, de définir<br />
la distance <strong>en</strong>tre deux objets, d’unifier un sujet complexe et de révéler la solidité d’une forme.<br />
Les effets d’ombre et de lumière donn<strong>en</strong>t du caractère à un tableau et permett<strong>en</strong>t de situer le<br />
mom<strong>en</strong>t, la saison, le lieu : un paysage au petit matin prés<strong>en</strong>te pour l’ess<strong>en</strong>tiel les mêmes<br />
formes qu’au coucher du soleil, mais il est complètem<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>t. ”<br />
13 h,<br />
Je me mets à faire les fonds des trois châssis. L’odeur du solvant <strong>en</strong>vahit mon bureau.<br />
Demain, les fonds seront secs. Je vais t<strong>en</strong>ter de peindre La Trinité, selon Mark Szwarc,<br />
(tableau qui trône dans mon bureau, offert par le peintre à mon père <strong>en</strong> 1936). M’est v<strong>en</strong>ue<br />
l’idée de choisir ce motif, plutôt qu’un auto-portrait, <strong>en</strong> regardant le cahier rouge (Livre d’or<br />
de la Rue Marcadet). J’y avais dessiné cette œuvre <strong>en</strong> avril dernier. Ce dessin me semble<br />
structurant de mon rapport à l’art. Il y a quelque chose dans ce pastel, qui m’inspire. Il est<br />
nécessaire de comm<strong>en</strong>cer la peinture <strong>en</strong> faisant des choses assez simples. Je ne copierai pas ce<br />
tableau de façon pointilliste. Je l’interpréterai. C’est Marek Szwarc qui avait dessiné le<br />
portrait de mon père <strong>en</strong> 1934.<br />
308 Greg Albert, Rachel Wolf, La peinture à l’huile, <strong>Paris</strong>, Fleurus, 2000, p. 50.<br />
217
Ce matin, j’ai comm<strong>en</strong>cé le livre de Silvianne Forester sur Van Gogh (chez Hélène où<br />
j’ai couché).<br />
15 h,<br />
La Trinité n’occupera pas tout l’espace des tableaux. Seulem<strong>en</strong>t un angle (gauche). Ce<br />
sera le début d’une série, où j’explorerai la question de la transversalité des mom<strong>en</strong>ts. Il faut<br />
que je me mette à visualiser mon idée. Quelle est-elle ? Le portrait peut donner une image de<br />
la personne. Mais il doit surtout t<strong>en</strong>ter de représ<strong>en</strong>ter ou la transversalité des paysages du<br />
sujet (portrait paysage), ou les grands mom<strong>en</strong>ts de la personne (portraits des mom<strong>en</strong>ts). Je<br />
vais t<strong>en</strong>ter une série de portraits des mom<strong>en</strong>ts, et une série de portraits paysage. Je vais les<br />
travailler par trois.<br />
J’ai retrouvé un châssis ovale. Il faut que j’<strong>en</strong> fasse le fond demain matin <strong>en</strong> faisant les<br />
fonds de trois autres châssis que j’irais chercher chez Artacrea/Graphigro.<br />
23 h,<br />
J’ai lu 88 pages du livre de Sarah Wald<strong>en</strong>, Outrage à la peinture, ou comm<strong>en</strong>t peut la<br />
restauration, violant l’image, détruire les chefs-d’œuvre 309 , que j’ai indexicalisé : c’est un<br />
livre vraim<strong>en</strong>t fantastique ; je continuerai demain.<br />
26 décembre, 23 h,<br />
Ce matin, au réveil, j’avance le Van Gogh de Vivianne Sylvester (jusqu’à la page 40).<br />
En arrivant rue Marcadet, je lis Sarah Wald<strong>en</strong> que je poursuivrais durant toute la journée.<br />
J’indexicalise, jusqu’à la page 126. Elle a une formule. Ce qu’il faut absolum<strong>en</strong>t préserver<br />
dans une œuvre, <strong>en</strong> cas de restauration, c’est l’<strong>en</strong>semble des relations à l’intérieur de l’œuvre<br />
(p. 188). Il est question de l’id<strong>en</strong>tité de l’œuvre, de son principe, de sa structure. C’est<br />
l’équival<strong>en</strong>t de la transversalité pour un individu.<br />
Vers 11 h 30, je passe chez Artacrea/Graphigro. J’achète 3 châssis de 81 x 66. Chez le<br />
droguiste du quartier, j’ai acquis un très gros pinceau un peu plutôt. L’après-midi, vers 16 h,<br />
je me mets à peindre les fonds de ces trois toiles + celle <strong>en</strong> forme d’ellipse. Je suis cont<strong>en</strong>t de<br />
ce que j’ai fait. Dans une lettre à Vallin, je raconte :<br />
“ De Hess à Vallin,<br />
Objet : Outrage à la peinture<br />
Le 26 décembre, 17 h 30,<br />
Chère Vallin,<br />
Il me faudrait vous écrire quelque chose de s<strong>en</strong>sé, puisque nous avons décidé d’inscrire notre<br />
dossier Vallin/Hess dans la philosophie. Mais je suis tout à fait d’accord avec vous (et avec Deleuze),<br />
la philosophie a besoin de la non-philosophie pour s’incarner. On n’excluera donc ri<strong>en</strong> a priori, de ce<br />
qui nous passe par la tête.<br />
La philosophie veut s’inscrire dans le logos, par opposition au pathos. Donc, logiquem<strong>en</strong>t, on<br />
cherche à raisonner selon un modèle hypothético-déductif. Bon. Mais, l’un de mes proches amis<br />
309<br />
Sarah Wald<strong>en</strong>, Outrage à la peinture, ou comm<strong>en</strong>t peut la restauration, violant l’image, détruire les chefsd’œuvre,<br />
<strong>Paris</strong>, Ivrea, 2003, 175 pages.<br />
218
(R<strong>en</strong>é Lourau), malheureusem<strong>en</strong>t décédé, a insisté sur le fait que la p<strong>en</strong>sée, souv<strong>en</strong>t illogique au s<strong>en</strong>s<br />
hypothético-déductif, se développe selon des modes transductifs. La transduction, c’est le mode qui<br />
fait passer d’un mom<strong>en</strong>t à un autre sans transition logique.<br />
Je me dis hier ou avant-hier que je vais faire de grandes peintures avant le 1 er janvier pour<br />
pouvoir avoir des peintures de moi de 2003. Je n’ai jamais fait de toile, ni vraim<strong>en</strong>t de peinture à<br />
l’huile (sauf une fois par erreur, lors d’un voyage à Brasilia <strong>en</strong> septembre dernier, où j’avais pris une<br />
boîte de tubes d’huile alors que je p<strong>en</strong>sais emporter de la gouache). Bon. Donc, je vais acheter des<br />
châssis, un chevalet (mon matériel de peinture acquis cet été est à Sainte-Gemme), une boîte de tubes,<br />
des pinceaux. Le 24, je lis un ouvrage : La peinture à l’huile, livre technique que je veux feuilleter<br />
pour éviter de faire de grosses erreurs, même si globalem<strong>en</strong>t je me fais confiance pour oser tâtonner.<br />
On appr<strong>en</strong>d dans l’interaction <strong>en</strong>tre la théorie et la pratique. J’avale le livre beaucoup plus vite que je<br />
ne l’imaginais. J’avais peur qu’il soit rébarbatif, mais il me parle. Pourquoi ?<br />
Eh bi<strong>en</strong>, parce qu’au plus profond de moi-même il y a une historicité de la peinture. J’ai voulu<br />
faire les Beaux-Arts à 15 ans. Mon père qui était persuadé que l’on ne fait pas carrière dans l’art, que<br />
je devais vouloir m’ori<strong>en</strong>ter ainsi pour contempler des modèles nus, etc m’organise un r<strong>en</strong>dez-vous<br />
avec le directeur de l’Ecole des beaux-Arts (qui était un de ses amis). Celui-ci me dit sérieusem<strong>en</strong>t que<br />
je ne suis pas doué, qu’il me faut rester au lycée pour passer mon bac, etc.<br />
Aujourd’hui que j’ai la tête à cela, je m’aperçois qu’il y a une tradition de dessin dans ma<br />
famille. J’ai restauré ce matin un cadre de 1916 (cassé par ma fille Hélène, mon aînée, mère de deux<br />
gosses : 3 et 2 ans) : un dessin de ma grand-mère fait par son fils Luci<strong>en</strong> (il avait 16 ans). Cette grandmère<br />
est morte <strong>en</strong> 1962 : j’avais 15 ans. Je l’ai bi<strong>en</strong> connue, et je la retrouve avec t<strong>en</strong>dresse dans ce<br />
cadre… Luci<strong>en</strong> est dev<strong>en</strong>u musici<strong>en</strong> (maître de chapelle à la Cathédrale de Reims durant 25 ans)…<br />
Toute mon histoire de vie est donc une partie de cache-cache avec le dessin. En 1996, mon<br />
éditeur ne veut plus payer les dessins de couvertures des livres de mes collections. Il veut faire des<br />
couvertures, sans dessin. Je lui dis que je connais un dessinateur qui les ferait pour ri<strong>en</strong>. Il accepte. Je<br />
fais tr<strong>en</strong>te couvertures que je signe Remi de Sainte-Gemme. Avoir tr<strong>en</strong>te dessins imprimés n’est pas<br />
donné à tout le monde…<br />
Mais mon histoire avec le dessin comm<strong>en</strong>ce vraim<strong>en</strong>t le 25 février dernier, lorsque je lis Dali.<br />
Là, je pr<strong>en</strong>ds consci<strong>en</strong>ce que j’ai un mom<strong>en</strong>t des arts plastiques, et qu’à mon âge, mon père (décédé)<br />
ne m’empêchera plus de faire ce que j’ai décidé de faire…<br />
Donc, j’<strong>en</strong> étais là, hier. Je peins le 25 décembre trois fonds de cadres moy<strong>en</strong>s (55 x 46 cm),<br />
selon les principes lus dans La peinture à l’huile. Cela ne me pr<strong>en</strong>d pas beaucoup de temps.<br />
Ma belle-mère et mon beau-père sont là. Chaque Noël, ils vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t passer quelques jours. Ils<br />
habit<strong>en</strong>t Charleville. Ma belle-mère trouve mes couleurs jolies. Elle s’y connaît <strong>en</strong> peinture. Son père<br />
ouvrier-peintre s’est mis à son compte, alors qu’elle été jeune fille. Il a ouvert un magasin de peintures<br />
à Givet (Ard<strong>en</strong>nes), que ma belle-mère a t<strong>en</strong>u. Elle faisait la marchande. C’est <strong>en</strong> <strong>en</strong>trant dans le<br />
magasin (“ Bonjour, Madame ! ”) que mon beau-père a r<strong>en</strong>contré sa future épouse. Ce détail pour ma<br />
relation aux épicières ! Charlotte fait raconter cette histoire à sa Mémé, hier après-midi. Elle pose des<br />
questions précises, parfois indiscrètes, sur le métier de commerçante de sa grand-mère. J’écoute <strong>en</strong><br />
lisant un autre ouvrage : Sarah Wald<strong>en</strong>, Outrage à la peinture, ou comm<strong>en</strong>t peut la restauration,<br />
violant l’image, détruire les chefs-doeuvre (<strong>Paris</strong>, Ivrea, 2003, 175 pages). Non seulem<strong>en</strong>t, je lis ce<br />
livre, mais <strong>en</strong>thousiaste par ma lecture, je comm<strong>en</strong>ce à <strong>en</strong> composer l’index (indexicalisation) à partir<br />
de la page 18.<br />
Par<strong>en</strong>thèse. En 1989, j’ai fait l’index de mon livre Le lycée au jour le jour. Depuis, je<br />
m’amuse à indexicaliser les ouvrages que je trouve importants. Ainsi, le précéd<strong>en</strong>t : Jean Oury,<br />
Création et Schizophrénie. Cela permet de retrouver immédiatem<strong>en</strong>t les <strong>en</strong>droits où l’on parle d’une<br />
notion : le mom<strong>en</strong>t, l’instant, etc.<br />
J’ai acquis Outrage à la peinture, il y a trois semaines. C’est un livre qui explique comm<strong>en</strong>t<br />
ont été faites, techniquem<strong>en</strong>t les peintures. C’est une méditation historique et technique sur les<br />
problèmes de dégradation et de restauration du passé. Faut-il ou non interv<strong>en</strong>ir sur le travail du temps,<br />
219
qui ronge la plupart des œuvres. À certaines époques, les artistes ont tout fait pour trouver des<br />
pigm<strong>en</strong>ts qui résist<strong>en</strong>t au temps. À d’autres époques, la créativité était celle de l’instant. On se moquait<br />
de la question de la durée de l’œuvre. Plus on est créatif, moins on se pose la question de la<br />
dégradation. Beaucoup d’œuvres de Léonard de Vinci n’ont pas survécu au temps, etc. Lire cet<br />
ouvrage quand je me remets à la peinture tombe bi<strong>en</strong>. C’est le bon mom<strong>en</strong>t !<br />
Le déclic. L’apport par Kare<strong>en</strong> de mon portrait, et l’affirmation de Lucette : “ C’est pas mal.<br />
Mais je trouve que les deux esquisses d’autoportraits que tu as faites à Brasilia <strong>en</strong> septembre ont<br />
davantage de force d’expression. ” Malgré l’inclination à la jalousie que Lucette peut avoir vis-à-vis<br />
de K, je trouve sa remarque juste. Je me mets au défi de produire quelque chose de consistant<br />
rapidem<strong>en</strong>t.<br />
Ce que je suis <strong>en</strong> train de faire, c’est de t<strong>en</strong>ter de vous décrire les élém<strong>en</strong>ts d’indexicalisation<br />
qui se sont formés autour de moi pour que je consci<strong>en</strong>tise mon désir de me mettre sérieusem<strong>en</strong>t à la<br />
peinture. Comm<strong>en</strong>t s’institue le mom<strong>en</strong>t ?<br />
Donc hier soir, je me disais : “ Demain, j’irai acheter 3 nouveaux châssis. Des très grands. Je<br />
mesure le maximum acceptable pour mon chevalet. ” Et à ce mom<strong>en</strong>t, je me dis : “ Mais au fait, qu’est<br />
-ce que je vais faire comme peinture ? Il ne suffit pas d’avoir le matériel (même si l’ess<strong>en</strong>tiel) il faut<br />
une idée de motif ! ”. Je comm<strong>en</strong>ce à regarder autour de moi. Je tombe devant un grand pastel ((120 x<br />
80 cm) de Marek Szwarc (1936) représ<strong>en</strong>tant La Sainte Trinité. C’est un tableau très beau. J’ai eu la<br />
chance de l’avoir au mom<strong>en</strong>t du partage des bi<strong>en</strong>s mobiliers de mes par<strong>en</strong>ts (ils n’avai<strong>en</strong>t pas de bi<strong>en</strong>s<br />
immobiliers). J’avais dit à mes deux sœurs et à mon frère : “ Servez-vous. Je pr<strong>en</strong>drai ce qu’il reste ! ”.<br />
J’avais déjà les archives de la famille <strong>en</strong> dépôt. Je trouvais normal de laisser mes frères et sœurs se<br />
servir. Ils n’ont pas flashé sur les cadres. Dans tout le fatras de cadres, il y avait cette œuvre de grande<br />
valeur.<br />
Hier soir, je me dis : “ Je vais reproduire ce motif, <strong>en</strong> l’arrangeant pour <strong>en</strong> faire mon œuvre à<br />
moi ! ”. Mais rapidem<strong>en</strong>t, je continue intérieurem<strong>en</strong>t : “ Mais non, si je me mets à la peinture, c’est<br />
pour expliquer à Vallin ma théorie des mom<strong>en</strong>ts. ” Depuis que j’ai l’idée d’inv<strong>en</strong>ter Attractions<br />
passionnelles, notre grande revue d’amour, de poésie et de liberté (maint<strong>en</strong>ant : d’arts, d’éducation et<br />
de philosophie), j’ai décidé de faire des travaux qui représ<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t une personne à travers ses mom<strong>en</strong>ts<br />
(portrait paysage, portrait des mom<strong>en</strong>ts). Les mom<strong>en</strong>ts n’étant pas tous du même registre, il va falloir<br />
les symboliser de manière originale. Il y a quelque chose <strong>en</strong>tre ce que je veux inv<strong>en</strong>ter et le<br />
surréalisme. Il s’agit d’opérer des transductions <strong>en</strong>tre le réel et le surréel, <strong>en</strong>tre le quotidi<strong>en</strong> et<br />
l’onirique, <strong>en</strong>tre le vécu et le rêvé, etc.<br />
Bon. Ce matin, au réveil, j’ai la représ<strong>en</strong>tation de mon portrait des mom<strong>en</strong>ts. Je vais mettre la<br />
trinité dans un coin… Je me représ<strong>en</strong>te assez bi<strong>en</strong> ce que je vais peindre (j’<strong>en</strong> ai fait le croquis dans<br />
mon Carnet dali<strong>en</strong> 1). Mais <strong>en</strong> même temps, je me dis : La Trinité de Papa doit valoir 50 000 euros. Il<br />
faut que je la v<strong>en</strong>de pour me construire un atelier dans ma maison de campagne. P<strong>en</strong>sée aussitôt<br />
chassée : je ne pourrais jamais me séparer de ce tableau. Marek Szwarc était un ami intime de mon<br />
père. J’ai <strong>en</strong>core une copie du dessin qu’il a fait de mon père <strong>en</strong> 1934. Marek vivait avec Raïssa<br />
Maritain, la fille du philosophe chréti<strong>en</strong>…<br />
La Trinité, valeur d’usage, valeur symbolique, conçue comme valeur d’échange ! Cela, c’est<br />
de la transduction.<br />
Il est 19 h. Je dois m’interrompre pour aller dîner chez Charlotte. ”<br />
J’ai voulu inscrire cette lettre ici, car elle est importante dans la mise <strong>en</strong> discours de<br />
mon mom<strong>en</strong>t peinture…<br />
Samedi 27 décembre 2003, 20 h,<br />
Depuis aujourd’hui, je me considère comme un peintre. J’ai rempli de peinture à<br />
l’huile quatre toiles. Ces tableaux ne sont pas terminés. Mais, <strong>en</strong> l’état, si je disparaissais, ils<br />
laisserai<strong>en</strong>t de moi une image que je ne r<strong>en</strong>ie pas, du point de vue de la peinture. Dans ces<br />
220
quatre toiles, il y a déjà toute mon œuvre. Évidemm<strong>en</strong>t, c’est loin d’être abouti, mais je vais y<br />
travailler.<br />
Dimanche 28 décembre 2003, 21 h 50,<br />
Aujourd’hui, je me mets au travail dès que les par<strong>en</strong>ts de Lucette part<strong>en</strong>t. Je lance<br />
deux grandes toiles (toujours le même thème : Jésus sauvé de l’inc<strong>en</strong>die de la cathédrale par<br />
l’Esprit Saint). Puis je me risque à un autoportrait. Il me satisfait. Je le signe. Ce sera ma<br />
première toile. Les autres doiv<strong>en</strong>t être retravaillé. J’ai beaucoup d’idées pour les valoriser.<br />
Quand les idées sont là, il n’y a plus qu’à les mettre <strong>en</strong> œuvre... Demain matin, j’ai <strong>en</strong>vie<br />
d’aller rechercher des toiles chez Artacrea. Lucette voudrait que je change de problématique.<br />
Elle trouve que peindre Dieu est une idée bizarre. Voudra-t-elle poser ? Van Gogh n’a jamais<br />
peint son frère Théo. Je pourrais peindre Lucette. Il faudrait qu’elle ait la pati<strong>en</strong>ce de poser. Je<br />
ne me vois pas travailler à partir de photos, comme Kare<strong>en</strong>. Si je refais 3 toiles<br />
supplém<strong>en</strong>taires, cela fera dix. J’ai besoin d’<strong>en</strong> avoir plusieurs <strong>en</strong> chantier, car il faut que cela<br />
sèche pour que l’on puisse travailler. En regardant la toile de Marco, je me dis que je ferai<br />
autre chose dans ma peinture.<br />
Ce que je dois constater, c’est que j’avais l’idée de faire une toile pour illustrer la<br />
théorie de mom<strong>en</strong>ts, et qu’<strong>en</strong> faisant, j’ai dérapé : je suis <strong>en</strong>tré dans autre chose.<br />
Le 1 er janvier 2004, 18 h 20,<br />
Repas de réveillon avec Jacques et Cornélia, Georges Lapassade et Françoise Attiba,<br />
Mehdi Farzad et Hajar, sa femme <strong>en</strong>ceinte de 8 mois et 3 semaines ! J’ai l’idée de lui faire son<br />
portrait, sur le coup de 1 heure du matin. En me réveillant vers 12 h 30, je nettoie cette toile<br />
faite à toute vitesse. Je la signe.<br />
Je refais deux fonds sur les châssis restants, puis je me lance dans l’index des noms<br />
d’auteurs du Sarah Wald<strong>en</strong>, Outrage à la peinture, sur une toile de format 73 x 54 cm.<br />
J’arrive à la page 61. Si je veux terminer cette toile, il me faudra un pinceau plus petit, car<br />
mon pinceau actuel ne permet pas d’écrire fin.<br />
Charlotte va v<strong>en</strong>ir dîner à la maison. Je me demande ce qu’elle va pouvoir dire du<br />
portrait d’Hajar. Cornélia l’a trouvé très réussi. J’ai pris Hajar <strong>en</strong> photo dans la pose qu’elle<br />
avait prise. Je p<strong>en</strong>se que cela pourrait m’aider si je décidais de retoucher ce tableau (ce que<br />
mes amis d’hier me déconseill<strong>en</strong>t). Je suis heureux de pouvoir travailler à partir de modèles<br />
vivants, des vrais. Hajar m’a semblé vraim<strong>en</strong>t belle. Si seulem<strong>en</strong>t je pouvais la faire poser<br />
<strong>en</strong>core une fois, avant son accouchem<strong>en</strong>t !<br />
20 h 40<br />
Charlotte aime mon portrait d’Hajar. Elle a <strong>en</strong>vie de se mettre à faire des collages.<br />
Stimulation de celui qui regarde l’activiste s’éclater.<br />
Nécessité, demain matin, d’acheter un pinceau fin pour terminer mon Index. Lucette<br />
p<strong>en</strong>se qu’i faut faire sauter le terme “ index ”. “ En art, il ne faut jamais expliquer ce dont il<br />
s’agit ”, a rajouté Charlotte.<br />
Faire un tableau par jour ne me semble pas impossible. Il faut que je ti<strong>en</strong>ne ce rythme<br />
de production durant tout le mois de janvier. Et au Brésil ? Gouache, sûrem<strong>en</strong>t.<br />
221
Je n’ai pas dit que, ce matin avant de me lever, j’avais vécu <strong>en</strong>tre deux eaux (veille,<br />
sommeil). Je voyais des couleurs ; je voyais des choses à dessiner. Mom<strong>en</strong>t de bonheur, de<br />
satisfaction profonde. Malheureusem<strong>en</strong>t, après le café, toutes ces visions avai<strong>en</strong>t disparu.<br />
Hier, Georges Lapassade m’a demandé si j’avançais dans mon livre sur R<strong>en</strong>é Lourau.<br />
Je lui ai dit : “ Pas trop ”. C’est ce livre qu’il me faudrait travailler pour repr<strong>en</strong>dre le<br />
surréalisme, et une exploration de mes capacités oniriques, jusqu’à maint<strong>en</strong>ant <strong>en</strong>fouies, très<br />
peu stimulées. Leur activation est indisp<strong>en</strong>sable pour créer. L’exaltation, la transe créatrice<br />
n’est possible que si l’on se laisse aller à rêver.<br />
L’atelier que je suis <strong>en</strong> train de monter autour de moi me fait p<strong>en</strong>ser à un jardin. Dans<br />
un jardin, il y a toujours quelque chose à faire. Plus on fait, plus il faut faire. Pour la toile<br />
“ Portrait d’Hajar ” (N°8 dans mon catalogue des œuvres complètes), je suis vraim<strong>en</strong>t cont<strong>en</strong>t<br />
de l’avoir faite.<br />
V<strong>en</strong>dredi 2 janvier 2004, 15 h,<br />
Ce matin, très tôt (je me suis réveillé à 4 h 30), j’ai terminé le livre de S. Wald<strong>en</strong>. Je<br />
me suis dit qu’il faudrait <strong>en</strong> faire un compte-r<strong>en</strong>du détaillé, un long texte, méditer à partir de<br />
cela sur ce qu’est un tableau, sur ce qu’est une toile, à la fois au s<strong>en</strong>s propre, mais aussi au<br />
s<strong>en</strong>s que pourrait avoir la peinture comme métaphore de l’âme, du principe de composition et<br />
de recomposition du sujet. Le sujet est fait de mom<strong>en</strong>ts, mais ces mom<strong>en</strong>ts se combin<strong>en</strong>t, se<br />
conjugu<strong>en</strong>t dans une cohér<strong>en</strong>ce, dans une unité du sujet… Cette thématique serait à travailler<br />
longuem<strong>en</strong>t, dans une clinique des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Vers 10 h 30, je suis parti avec Lucette et Charlotte pour aller visiter l’exposition<br />
Edouard Vuillard : très intéressante, bi<strong>en</strong> qu’il y ait trop de monde pour vraim<strong>en</strong>t <strong>en</strong> tirer<br />
quelque chose. Une telle visite est docum<strong>en</strong>taire. On se r<strong>en</strong>d compte de ce que l’autre a fait<br />
(succession de problématiques). Quelques idées : j’ai vu ses petits carnets (les mi<strong>en</strong>s sont plus<br />
professionnels) ; je n’ai pas vu son journal. Quel forme a-t-il ? Comm<strong>en</strong>t appr<strong>en</strong>dre quelque<br />
chose sur ce journal ? J’allais à l’exposition, pour <strong>en</strong> savoir plus sur ce point. Je r<strong>en</strong>tre donc<br />
bredouille. Un peintre qui écrit, c’est très utile. Delacroix m’a beaucoup apporté. D’ailleurs,<br />
ai-je terminé son journal ? Pas tout à fait.<br />
Dans la peinture, on met des choses qui sont des perceptions que l’on a avant d’avoir<br />
accès au langage. Ce matin, <strong>en</strong> cherchant à me r<strong>en</strong>dormir, après le réveil, image d’yeux. Idée<br />
que je devrais peindre Georges, lui demander de poser, ce serait important. Hajar me plait<br />
bi<strong>en</strong>. Je dois oser me lancer régulièrem<strong>en</strong>t dans cet exercice du portrait vivant.<br />
A l’exposition, je n’ai pas acheté le catalogue : 99 euros. J’ai eu tord. Mais<br />
actuellem<strong>en</strong>t, je ne dois pas avoir les moy<strong>en</strong>s de faire cela.<br />
Idée aussi de relire mes livres sur Dali (avec les peintures). Il faut que je trouve un<br />
mode de travail qui permette d’allier l’inspiration d’un motif, à la construction du détail. Dali<br />
est un maître sur ce plan. Idée d’aller voir l’exposition “ Jacqueline ” Picasso, prés<strong>en</strong>tée<br />
actuellem<strong>en</strong>t à <strong>Paris</strong>. Elle se termine <strong>en</strong> mars. J’ai donc du temps. Comm<strong>en</strong>t se fait-il<br />
qu’autant de g<strong>en</strong>s veuille voir de la peinture. Quand j’allais au musée de Reims, voir les<br />
Dürer, j’étais souv<strong>en</strong>t tout seul. C’est comme avec la course à pied. Quand je la pratiquais,<br />
j’étais seul à courir au parc Pommery. Aujourd’hui, les g<strong>en</strong>s cour<strong>en</strong>t <strong>en</strong> troupeaux ! Je me<br />
ferai mon musée à moi, avec mes toiles. Plaisir réel de regarder Hajar. Nécessité profonde de<br />
produire mon œuvre peinte. Je l’ai au fond de moi, et elle est là qui att<strong>en</strong>d de sortir. Quand<br />
quelque chose sort, je me s<strong>en</strong>s mieux ; je me reconnais vraim<strong>en</strong>t dans ma peinture.<br />
222
Avec l’écriture, j’ai déjà beaucoup exprimé, j’ai déjà formulé l’ess<strong>en</strong>tiel de ce que j’ai<br />
à dire. Je me suis donné 68 livres à écrire dans ma vie. Je dois approcher des cinquante. Ce<br />
qu’il me reste à écrire est donc résiduel, même si les derniers livres sont souv<strong>en</strong>t les meilleurs,<br />
<strong>en</strong> ce qui concerne les auteurs de sci<strong>en</strong>ces humaines.<br />
Pour ce qui est de ma peinture, j’ai évoqué l’idée qu’elle a un rapport au jardinage.<br />
Cette idée m’est rev<strong>en</strong>ue. Je l’ai exprimée à Lucette. Elle m’a dit : “ Oui, tu fais du jardin<br />
comme de la peinture ! ”Idée qu’<strong>en</strong> cette période de l’année, la pratique du jardin est<br />
impossible : la terre est gelée. Par contre, pas de problème pour peindre. Cet été, j’avais déjà<br />
acheté tout le matériel de peinture, mais je n’ai pas pu m’y mettre. Je n’ai fait qu’une gouache<br />
<strong>en</strong> deux mois. À Sainte-Gemme, l’été, il y a toujours quelque chose d’autre à faire que de<br />
peindre. Il y aurait des saisons pour les mom<strong>en</strong>ts.<br />
Sur le thème du jardinage, le rapprochem<strong>en</strong>t avec la peinture, c’est l’idée que dans un<br />
jardin, il y a toujours quelque chose à faire. Quand on se met vraim<strong>en</strong>t à la peinture, on a des<br />
toiles d’avance. On fait les fonds. P<strong>en</strong>dant qu’ils sèch<strong>en</strong>t, on peut repr<strong>en</strong>dre une toile déjà<br />
comm<strong>en</strong>cée, faire une retouche ici, mettre du vernis là, etc… Dans le jardin, on passe d’une<br />
chose à l’autre, continûm<strong>en</strong>t. Il y a des taches longues et fatigantes qu’il faut programmer<br />
(bêcher, labourer), d’autres décid<strong>en</strong>t de l’av<strong>en</strong>ir du jardin (semer, planter), d’autres<br />
impulsives (couper un arbre), d’autres vis<strong>en</strong>t l’allure de l’<strong>en</strong>semble (couper et ranger le bois,<br />
passer la tondeuse, tailler, <strong>en</strong>lever des mauvaises herbes), d’autres <strong>en</strong>fin vis<strong>en</strong>t à jouir de la<br />
production (cueillir, récolter). Dans la foulée, il y a les ratatouilles, les confitures, la<br />
confection de salades, etc.<br />
Dans l’atelier du peintre, il y a beaucoup de taches à gérer presque <strong>en</strong>semble.<br />
Nettoyer les pinceaux, c’est un truc qu’il me faut faire. J’oublie, et c’est mauvais. Pareille<br />
pour les palettes. Si je ne les nettoie pas, mes fonds seront de plus <strong>en</strong> plus gris. Édouard<br />
Vuillard dit que les peintres inspirés mett<strong>en</strong>t du jaune pur, sans mélange. Essayons.<br />
Mes six premières toiles que j’avais intitulées : “ Jésus sauvé de l’inc<strong>en</strong>die de la<br />
cathédrale par l’Esprit Saint ”, déc. 2003 devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t “ Sauvé du feu ”, déc. 2003. C’est avec<br />
Charlotte qu’il nous semble que l’artiste doit être sobre dans ses titres. Autre sujet de<br />
discussion avec Lucette : à quel mom<strong>en</strong>t une toile doit être arrêtée ? Le bon mom<strong>en</strong>t. Eugène<br />
Delacroix le formule à sa manière : “ Il y a deux choses que l’expéri<strong>en</strong>ce doit appr<strong>en</strong>dre ; la<br />
première, c’est qu’il faut beaucoup corriger ; la seconde, c’est qu’il ne faut pas trop corriger. ”<br />
16 h 20,<br />
Je r<strong>en</strong>tre des photocopies : j’ai fait trois photos couleurs de mon index des matières de<br />
Sarah Wald<strong>en</strong> : joli. J’att<strong>en</strong>ds maint<strong>en</strong>ant Gaby Weigand, qui doit arriver de Munich. Nous<br />
projetons de travailler trois jours <strong>en</strong>semble. On voudrait essayer de terminer le livre sur<br />
L'observations participante 310 . Je ne puis donc aller au magasin chercher des toiles et mon<br />
pinceau…<br />
Je n’ai pas noté que j’ai ouvert un Carnet dali<strong>en</strong> vol. 3 : c’est hier que j’ai eu cette<br />
idée. Vers 4 heures du matin, le 1 er , Françoise Attiba a parlé peinture avec moi. Elle trouvait<br />
que c’était une excell<strong>en</strong>te idée de me mettre à peindre. Je lui ai montré mes carnets dali<strong>en</strong>s (1<br />
et 2). Lucette a voulu que je sorte celui de 2000 (bandes dessinées à partir d’épingles à<br />
nourrice)… Le comm<strong>en</strong>taire positif de Françoise m’a <strong>en</strong>traîné plus tard dans la journée à<br />
ouvrir un Carnet 3, alors que le volume 1 n’est pas bouclé. J’ai terminé le 2 (où domin<strong>en</strong>t les<br />
310 R. Hess, G. Weigand, L'observation dans les situations interculturelles, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2006, 278 pages.<br />
223
collages de chutes de photos), mais il reste 1/5 de pages vides dans le volume 1. Or, le volume<br />
3 a la même destination que le 1, à savoir saisir les images qui me travers<strong>en</strong>t l’esprit et que je<br />
ne puis formuler autrem<strong>en</strong>t que par un dessin. Je me suis aperçu que chez Vuillard, ce procédé<br />
était relativem<strong>en</strong>t poussé. Il dessinait avec un crayon à mine. Moi, je préfère le stylo bille.<br />
Cela se conserve mieux.<br />
Il faut que je prépare mon voyage au Brésil. J’aurai du temps. Il faudra peindre,<br />
beaucoup peindre, mais sur papier. Je ferai de la gouache. Il me faut préparer mon voyage,<br />
notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> emportant du matériel adapté à ce voyage. Il me faudra emporter mon Carnet<br />
dali<strong>en</strong>.<br />
Appel de Pascal Dibie qui nous prés<strong>en</strong>te ses meilleurs vœux. Il est à Chichery. Lucette<br />
lui dit que je me suis mis à la peinture. Il est curieux de voir cela. Il me faudra le peindre.<br />
Hubert De Luze me fait parv<strong>en</strong>ir Remords (sa partition de harpe) qu’il dédie à mon fils<br />
Romain. À première vue, c’est trop difficile pour son niveau, mais je suis sûr qu’il sera fier de<br />
recevoir une partition signée du compositeur.<br />
17 h 20<br />
Je vi<strong>en</strong>s de relire ce journal. Je me demande si je ne vais pas le faire parv<strong>en</strong>ir à V. qui<br />
lit actuellem<strong>en</strong>t Le s<strong>en</strong>s de l’histoire. Mais elle a déjà pas mal à lire actuellem<strong>en</strong>t. Il vaut<br />
mieux que je continue un peu mes méditations avant de lui faire parv<strong>en</strong>ir ce texte.<br />
Coup de fil de Christine Delory-Momberger. Je lui dis que j’ai passé un 31 janvier<br />
déprimé : cela ne s’est pas trop vu. Mais j’avais reçu un courrier qui me faisait douter de mon<br />
projet d’œuvre. Il visait à critiquer le projet d’une écriture pour l’autre. Il exaltait l’écriture<br />
pour soi. Il était écrit sur un mode très rationnel, mais quelque chose, au fond de moi,<br />
résistait : je trouvais qu’il sonnait faux, mais je ne parv<strong>en</strong>ais pas à dire pourquoi. Le réveillon<br />
s’est bi<strong>en</strong> passé. Surtout, j’ai eu l’idée de faire le portrait d’Hajar. Quelle résurrection ! Toute<br />
la tristesse, que je portais <strong>en</strong> moi s’est projetée sur ce portrait. C’est injuste, car<br />
fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t Hajar est gaie !<br />
Réminisc<strong>en</strong>ces. Je p<strong>en</strong>se beaucoup à Jean-Loup et Pierre Hugerot, amis d’<strong>en</strong>fance un<br />
peu plus âgés que moi. Parmi leurs mom<strong>en</strong>ts : la peinture. Jean-Loup était terriblem<strong>en</strong>t inspiré<br />
par Van Gogh. Il m’a influ<strong>en</strong>cé dans les années 1950. Ils suivai<strong>en</strong>t des cours de dessin. Et<br />
Jean-Loup faisait exister le mom<strong>en</strong>t de la peinture dans la maison de ses par<strong>en</strong>ts, où je pr<strong>en</strong>ais<br />
beaucoup de plaisir à aller. Leur frère, François, plus jeune, était mon meilleur ami. J’aurais<br />
plaisir à retrouver ces garçons, pour évoquer avec eux, ces épisodes artistiques de ma prime<br />
<strong>en</strong>fance : pour cela, projet d’aller à Reims, où de nombreuses manifestations sur Le grand Jeu<br />
sont prévues. Chez les Hugerot, il y avait toujours des livres de peinture.<br />
18 h,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de nettoyer mes pinceaux. Il faudrait faire la même chose avec la palette.<br />
Sinon, je t<strong>en</strong>drais vers le gris.<br />
Mardi 6 janvier 2004, 7 h 30,<br />
Avant de partir à la fac, je veux noter quelques réc<strong>en</strong>ts épisodes. L’arrivée de Gaby<br />
Weigand m’a obligé à travailler sur le livre L’observation participante. Hier, on a travaillé<br />
224
jusqu’à midi, heure de son départ. J’aurais été heureux de la peindre. Gaby a le profil des<br />
modèles de Dürer. J’ai beaucoup aimé Dürer. Une vingtaine de ses productions sont au Musée<br />
de Reims. Quand j’étais jeune, je n’avais que cela à me mettre sous la d<strong>en</strong>t. Avant qu’elle ne<br />
parte, j’ai fait quelques photos d’elle, espérant pouvoir <strong>en</strong> faire quelque chose, peut-être un<br />
portrait paysage. Il me faudrait y mettre Ligoure, mais aussi quelques paysages de Wurzburg.<br />
Il me faut lui demander de m’<strong>en</strong>voyer des photos de paysages ou de lieux qu’elle aime.<br />
Dès que Gaby est partie, j’<strong>en</strong> avais marre de l’écriture (on a travaillé trois jours<br />
d’arrache-pied). J’ai cassé une petite croûte (du pain et du fromage), bu une bière, puis je me<br />
suis mis à lire les ouvrages offerts par Hélène, la veille à l’occasion de notre Noël avec les<br />
petites filles. Hélène m’a beaucoup gâté. Elle m’a donné une photo de moi avec Constance,<br />
un carnet à dessin de chez Moleskine. C’est le type de carnet qu’utilisai<strong>en</strong>t Van Gogh et<br />
Matisse. Il a un format assez grand (21 x 13 cm), différ<strong>en</strong>t des minuscules carnets que j’utilise<br />
jusqu’à maint<strong>en</strong>ant. Je crois que c’est celui que je vais emporter au Brésil. Hélène m’a offert<br />
un petit livre sur, d’Yves Scorsonelli 311 , les Lettres d’amour de George Sand et d’Alfred de<br />
Musset 312 , qu’elle destinait à Charlotte, mais celle-ci se les était déjà offertes ! Et <strong>en</strong>fin de<br />
Guy Debord, Rapport sur la construction des situations 313 . J’ai évidemm<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>cé par<br />
cet ouvrage, que j’ai trouvé un peu vieilli, qui m’a un peu <strong>en</strong>nuyé, mais que je repr<strong>en</strong>drai dans<br />
une autre disposition d’esprit. En fait, son utilisation du concept de situation me semble<br />
vraim<strong>en</strong>t datée. Dès 13 h 30, lorsque Jeannette est surv<strong>en</strong>ue, Gancho est v<strong>en</strong>u me rejoindre<br />
dans mon bureau, et je me suis mis à la peinture.<br />
J’ai peint ma dixième toile : “ La Constance et le Roy de la salade ”, 73 x 54 cm. Je ne<br />
me suis arrêté, que lorsque Lucette est r<strong>en</strong>trée de la fac, fatiguée, épuisée. Je lui ai préparé une<br />
salade Constance que j’ai photographiée. Je repr<strong>en</strong>drai cette photo pour terminer ma toile. Il<br />
reste de la place pour mettre la salade.<br />
L’idée de peindre Gaby rejoint une idée que j’avais beaucoup plus jeune. Quand j’ai<br />
acheté la maison de Sainte-Gemme, je rêvais de me mettre à la sculpture. J’aurais voulu faire<br />
des statues de mes amis, pour les installer dans mon jardin. En att<strong>en</strong>dant de réaliser cette idée,<br />
j’ai <strong>en</strong>vie de faire une galerie de portraits. Ce matin, <strong>en</strong> regardant ma toile d’hier, j’ai eu<br />
l’idée d’une toile à partir de la photo des institutionnalistes. Je me disais qu’il me fallait faire<br />
une peinture de R<strong>en</strong>é et Georges. Je vais les placer <strong>en</strong>semble dans le contexte d’un repas Rue<br />
Marcadet. Je p<strong>en</strong>se à la photo de R<strong>en</strong>é <strong>en</strong> robe. La peinture permet des arrangem<strong>en</strong>ts.<br />
Composer le tout avec la figure d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre.<br />
Hier soir, je n’ai ri<strong>en</strong> pu faire d’autre que de contempler “ Le Roy de la salade ”. La<br />
figure de Constance n’est pas terminée. Il faut que je la retouche. Malgré tout, même dans<br />
l’état actuel, je p<strong>en</strong>se qu’Hélène va être cont<strong>en</strong>te de voir cette toile qui a impressionné<br />
Lucette. Elle m’a dit : “ Il va falloir que tu sois très net, pour la transmission de ton œuvre ”.<br />
C’est vrai que les “ héritiers ” sont souv<strong>en</strong>t accrochés au même tableau. Moi-même, je suis<br />
très accroché à cette toile, que je trouve très drôle. En dehors de la valeur d’échange d’une<br />
toile (quand elle <strong>en</strong> a pris avec le temps), c’est d’abord une question affective.<br />
Personnellem<strong>en</strong>t, je me demande comm<strong>en</strong>t je pourrais vivre, si je n’avais pas Marek Swarz.<br />
22 h 45,<br />
En r<strong>en</strong>trant de la fac, je suis passé chercher le pinceau riquiqui et 9 toiles 46 x 33 cm.<br />
311<br />
Yves Scorsonelli, L’huître, dix façon de la préparer, Les éditions de l’épure, 1996, 2002.<br />
312<br />
Lettres d’amour de George Sand et d’Alfred de Musset, prés<strong>en</strong>tées par Françoise Sagan (Hermann, 2002, 170<br />
pages).<br />
313<br />
Guy Debord, Rapport sur la construction des situations<br />
313<br />
(<strong>Paris</strong>, Mille et une nuits, 2000).<br />
225
Je me suis mis à faire trois fonds. Et je n’ai pas pu m’empêcher de faire un essai sur le<br />
thème : “ Lire au lit ”, à partir du croquis “ relecture des épreuves de la valse ” du 8 mars<br />
2003. Il faut le repr<strong>en</strong>dre, car Lucette n’aime pas les quatre gros pieds au premier rang. Je<br />
vais être obligé de peindre une couverture à mes personnages ! C’est l’hiver, qu’ils <strong>en</strong><br />
profit<strong>en</strong>t ! Et comme Edouard Vuillard aime les décors à fleurs, je vais leur faire une<br />
couverture à la Vuillard.<br />
Charlotte n’a pas vu ce travail , car elle est passée juste avant, <strong>en</strong> partant à son cour.<br />
Elle est <strong>en</strong>thousiaste de la toile : Le Roy de la salade. “ C’est la meilleure ”, a-t-elle dit.<br />
Pour me montrer que l’on a des livres d’art à la maison, Lucette me sort :<br />
-Das XX. Jahrhundert, ein Jahrhundert Kunst in Deutschland, National Galerie,<br />
Nicolai, 1999, 660 pages.<br />
-Féminin, masculin, Le sexe de l’art, <strong>Paris</strong>, Gallimard/Electa, C<strong>en</strong>tre Georges<br />
Pompidou, 1995, 400 pages.<br />
Je feuillette ces livres qui sont excell<strong>en</strong>ts. Beaucoup d’idées me vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. Par<br />
transduction, je rep<strong>en</strong>se à une obsession de R<strong>en</strong>é Lourau <strong>en</strong> art : l’effet de miroir. On voit un<br />
tableau, dans lequel un peintre peint un tableau. Et l’on voit ce tableau sur sa toile qui<br />
conti<strong>en</strong>t une toile sur laquelle on voit la toile, à l’infini. À pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte absolum<strong>en</strong>t<br />
lorsque je peindrai R. Lourau. J’ai une photo de lui <strong>en</strong> djellaba, que je vais utiliser pour<br />
produire cette image.<br />
Jeudi 8 janvier, 8 h 30<br />
De Elizabeth C Claire (New York),<br />
Objet : merci !<br />
Date : 7 jan 2004 22 h 53<br />
C’était bi<strong>en</strong> d'avoir <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du ta voix cet après-midi. Merci <strong>en</strong>core pour tout ce que tu fais pour<br />
m'aider. Dès que j'ai une confirmation de mon départem<strong>en</strong>t pour le date de 30 avril, je rechercherai le<br />
vol, etc.<br />
Est-ce qu'il t'intéresserait de donner une confér<strong>en</strong>ce simple, par exemple, à la Maison<br />
Française (à New York University) p<strong>en</strong>dant que tu seras ici ? Je l'organiserais volontiers dès que tu<br />
m'indiqueras ta préfér<strong>en</strong>ce. Tu peux suggérer n'importe quel sujet. Même la peinture, si tu veux... Je<br />
t'embrasse, Liz.<br />
Chère Liz,<br />
Je suis heureux, aussi, d'avoir <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du ta voix. J'ai relu la lettre que je vais faxer. Mon seul<br />
problème, c'est que je vi<strong>en</strong>s de changer de fax, et je n'ai pas pu le brancher hier soir, mais je vais le<br />
faire aujourd'hui.<br />
Mon thème de confér<strong>en</strong>ce à New-York pourrait être :<br />
“ Remi HESS<br />
La construction des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Le sujet se construit à travers des mom<strong>en</strong>ts, espace-temps qu'il aménage pour se s<strong>en</strong>tir <strong>en</strong><br />
sécurité : le mom<strong>en</strong>t du travail, du repas, du repos, de l'amour, du rêve, de la création artistique.<br />
Comm<strong>en</strong>t naiss<strong>en</strong>t et meur<strong>en</strong>t les mom<strong>en</strong>ts du sujet ?<br />
Après avoir beaucoup décrit ses pratiques de danse sociale, notamm<strong>en</strong>t dans son livre Le<br />
mom<strong>en</strong>t tango, Remi Hess décrit actuellem<strong>en</strong>t son <strong>en</strong>trée dans le mom<strong>en</strong>t de la peinture. En racontant<br />
cette création d'un nouveau mom<strong>en</strong>t, il réfléchira sur l'inv<strong>en</strong>tion et la réinv<strong>en</strong>tion du sujet. ”<br />
226
Merci de tout ce que tu fais pour moi. Je t'embrasse.<br />
Je te joins un long curriculum vitae. Tu peux <strong>en</strong>lever tout ce qui ne t'intéresse pas.<br />
Hier, j’ai comm<strong>en</strong>cé une nouvelle toile que j’intitulerai<br />
"Aimer, s’aimer 2", à partir d’un scanner d’une photo faite par<br />
Yves, à qui j’ai eu l’idée d’aller r<strong>en</strong>dre une petite visite, <strong>en</strong> lui<br />
portant ma toile “ Le Roy de la salade ”.<br />
Choix de photos à scanner, que j’ai portées à Yves. Je<br />
regarde le livre sur Reims (démolitions après 1914). Je déprime<br />
totalem<strong>en</strong>t. Je me couche. Je vais avoir du mal à peindre cela.<br />
V<strong>en</strong>dredi 9 janvier 2004,<br />
Hier soir, Christian Lemeunier vi<strong>en</strong>t me reconduire après le tango. Il reste jusqu’à 23 h<br />
30. On parle peinture. Il p<strong>en</strong>se que j’ai du tal<strong>en</strong>t pour les portraits. Il apprécie N°8 et N°10 :<br />
-Tu fais déjà des portraits de personnes dans tes livres. Ils sont toujours décrits, avec<br />
des traits, qui leur correspond bi<strong>en</strong> : cela ne m’étonne pas qu’<strong>en</strong> peinture tu sois attiré par le<br />
portrait. J’imagine bi<strong>en</strong> que tu fasses des paysages de personnages.<br />
Christian n’aime pas trop la peinture à l’huile. Cela met trop de temps à sécher. Pour<br />
moi, ce n’est pas un problème. J’aime bi<strong>en</strong> l’odeur de la peinture. Cela crée une nouvelle<br />
ambiance dans mon appartem<strong>en</strong>t.<br />
Avec Christian, on parle <strong>en</strong>core de fresques. On aborde les questions techniques. Il<br />
préfère travailler sur toiles de jute, que l’on fixe <strong>en</strong>suite au mur que directem<strong>en</strong>t sur le mur,<br />
car la peinture pénètre trop les supports <strong>en</strong> béton, par exemple. Pouvoir dégager la toile si l’on<br />
veut travailler sur le mur est bi<strong>en</strong> utile, aussi ! Longue méditation <strong>en</strong>suite <strong>en</strong> contemplant la<br />
toile rapportée du Brésil. Pour lui, le bal ici prés<strong>en</strong>té est vraim<strong>en</strong>t intéressant car il y a, d’une<br />
certaine manière, un refus de la perspective. Tous les couples ont la même dim<strong>en</strong>sion, quelle<br />
que soit la distance qu’ils soi<strong>en</strong>t de l’observateur. On essaie de voir comm<strong>en</strong>t peindre une<br />
fresque avec la pratique de tango de <strong>Paris</strong> 8, ainsi que la pratique du bord de Seine. Il a fait<br />
beaucoup de croquis, mais c’est difficile pour lui de r<strong>en</strong>dre cette pratique. Je suis t<strong>en</strong>té de me<br />
mettre à cet exercice. J’<strong>en</strong> avais eu l’idée dès cet été, puisque j’avais mis un chevalet à Sainte-<br />
Gemme, avec une toile du format qui convi<strong>en</strong>drait à cette image que j’ai dans la tête.<br />
Ce matin, au réveil, je travaille sur ma N°12 (“ Aimer, s’aimer 2 ”, 46 x 33 cm, 7<br />
janvier 2004). Je donnerai maint<strong>en</strong>ant la date de début et la date de fin d’une toile… Le<br />
format de cette toile est excell<strong>en</strong>t pour travailler. Je comm<strong>en</strong>ce à compr<strong>en</strong>dre ce qu’il faut<br />
faire, pour faire apparaître progressivem<strong>en</strong>t les contrastes.<br />
Ce matin, je me disais que mes toiles me sont indisp<strong>en</strong>sables. J’ai besoin de regarder<br />
où elles <strong>en</strong> sont. Je ne compr<strong>en</strong>ds pas comm<strong>en</strong>t j’ai pu vivre sans peindre.<br />
Sur ma boîte électronique, ce message de Jean Ferreux :<br />
“ Primo, Il faut ABSOLUMENT que tu ailles faire un tour av<strong>en</strong>ue Matignon, <strong>en</strong>tre la rue<br />
Guynemer et la rue de P<strong>en</strong>thièvre ; il y a là, <strong>en</strong> effet, plein de galeries qui te donneront des idées pour<br />
ta peinture. Non que tu <strong>en</strong> aies besoin, mais cela te permettra de voir "ce qui se v<strong>en</strong>d". Deuxio : si tu<br />
227
ne t'occupes pas du chèque de P8, je risque d'avoir des problèmes graves de trésorerie. Je t'embrasse,<br />
J. ”<br />
Dimanche 11 janvier, 12 h 15,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de terminer deux fonds de toiles rapportées de Sainte-Gemme. L’une est bon<br />
format : 60 x 50 cm : c’est un châssis que j’avais rapporté de mon voyage à Berlin, <strong>en</strong> juin<br />
2003, avec Kare<strong>en</strong>. J’avais acheté plusieurs châssis, mais j’<strong>en</strong> ai donnés à Romain, mon fils,<br />
lorsqu’il m’a montré ce qu’il avait fait. J’ai toujours avec moi sa toile, représ<strong>en</strong>tant un animal<br />
de bande dessinée, une sorte de moustique ; la toile est à dominante de vert et d’arg<strong>en</strong>té (41 x<br />
33 cm). Il lui manque un nom. Je lui avais payé 70 euros, ce qui avait provoqué des réactions<br />
négatives de certains proches : “ Tu fais travailler les <strong>en</strong>fants ! ”, etc. J’avais donné à Romain<br />
des cadres de format : 20 x 20 cm. C’est très petit. Minuscule, même. J’ai <strong>en</strong>trepris<br />
aujourd’hui ma N°13, sur ce format. Je l’intitule, <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant à mon fils : “ Les escargots de<br />
Romain ”.<br />
Avec ce petit format, je fais un essai. Je t<strong>en</strong>te de peindre le fond <strong>en</strong> construisant déjà le<br />
projet de la toile. C’est-à-dire que je n’ai pas fait un fond uni, mais le cadre dans lequel va<br />
pr<strong>en</strong>dre place le sujet. Le cadre est l’évier de Sainte-Gemme. Il reste à y installer le verre,<br />
avec ses escargots. Ce ne sera pas un gros chantier, mais il faut que j’att<strong>en</strong>dre que la toile soit<br />
sèche pour démarrer. Cela amusera Romain.<br />
Hier, à Sainte-Gemme, j’ai pris aussi quelques photos de Reims <strong>en</strong> 1914, notamm<strong>en</strong>t<br />
des portraits de mon grand-père. Je p<strong>en</strong>se les incruster dans mes toiles actuelles.<br />
Le 4° anniversaire de la mort de R<strong>en</strong>é Lourau me fait p<strong>en</strong>ser aussi à une belle toile, où<br />
je ferais son portrait paysage. Il me faudrait y faire apparaître certains personnages : Gérard<br />
Althabe, Michel Authier, son frère, H<strong>en</strong>ri Lefebvre.<br />
Je p<strong>en</strong>se aussi à ma toile pour Georges Lapassade. Je vais lui offrir pour ses 80 ans. Il<br />
me manque une pose de Georges au piano. Je l’ai à la guitare et à l’accordéon.<br />
Lundi 12 janvier 2004, 18 h 50<br />
Je suis heureux de ma journée. J’ai comm<strong>en</strong>cé à peindre à 13 h 30 et j’ai terminé à 17<br />
h 30. J’ai comm<strong>en</strong>cé 4 toiles :<br />
-N°14 “ Paul Hess à son bureau à la Mairie de Reims, le 20 septembre 1915 ”.<br />
-N°15 “ Paul Hess et ses amis de la comptabilité, Reims, 1915 ”.<br />
-N°16 “ La tireuse de carte ”, 46 x 33 cm.<br />
-N°17 “ Clair de lune institutionnaliste ”.<br />
Après une journée comme celle-ci, je s<strong>en</strong>s que la peinture me va. Lucette m’a dit <strong>en</strong><br />
r<strong>en</strong>trant d’un <strong>en</strong>treti<strong>en</strong> à Fontainebleau, qu’elle se retrouvait dans mon travail de peintre. Elle<br />
r<strong>en</strong>tre mieux dans ma peinture que dans mes journaux !<br />
Hier, j’avais reçu J<strong>en</strong>ny Gabriel qui m’a expliqué que son père était peintre. Elle est<br />
partante pour Attractions passionnelles. Elle est restée une heure tr<strong>en</strong>te, pour me parler de sa<br />
thèse. Elle était suivie d’Isabelle Nicolas qui m’a laissé un poème. Elle aussi est partante pour<br />
Attraction passionnelle.<br />
Et aujourd’hui, j’ai accueilli Lucia Osorio (Rio de Janeiro). Elle est partante pour<br />
traduire Voyage à Rio.<br />
228
En arrêtant ma peinture, je me suis arrêté une heure pour regarder ce que j’avais fait. “<br />
La peinture à l’huile est plus facile que l’aquarelle, m’a dit J<strong>en</strong>ny, car on peut toujours la<br />
repr<strong>en</strong>dre ”. C’est vrai. Il va d’ailleurs falloir que j’arrête de comm<strong>en</strong>cer de nouveaux<br />
tableaux, et que je repr<strong>en</strong>ne ce que j’ai <strong>en</strong>trepris. Il me reste 4 châssis. Je voudrais les mettre<br />
<strong>en</strong> œuvre, et essayer de terminer ce que j’ai comm<strong>en</strong>cé. En même temps, j’ai quelques idées<br />
que je voudrais lancer, mais il est évid<strong>en</strong>t que si je comm<strong>en</strong>ce des dizaines de toiles sans<br />
jamais les finir, je vais avoir un problème technique. Les trois qui soi<strong>en</strong>t vraim<strong>en</strong>t terminées<br />
ou qui peuv<strong>en</strong>t être déjà prés<strong>en</strong>tées tel quel sont les 7, 8 et 10.<br />
Coup de fil de Georges Lapassade. J’ai eu l’idée de l’inviter pour un repas avec R<strong>en</strong>é<br />
Schérer. R<strong>en</strong>é fait du dessin. Je voudrais voir son œuvre et lui montrer la mi<strong>en</strong>ne…<br />
Cette activité de peinture s’incruste avec force dans ma vie. J’ai utilisé cette journée<br />
libre pour peindre, alors que j’ai trois articles urg<strong>en</strong>ts à <strong>en</strong>voyer à des personnes qui me<br />
relanc<strong>en</strong>t sans cesse (Christine Delory, Jean-Louis Le Grand et G<strong>en</strong>eviève Vermès). Si j’<strong>en</strong> ai<br />
le courage, je me mettrai, après le repas, au texte sur le tango interculturel.<br />
Mardi 13 janvier 2004, 7 h 55,<br />
Je n’ai pas beaucoup de temps avant de partir à la fac. Pourtant, je veux noter que j’ai<br />
bi<strong>en</strong> dormi, ce matin, jusqu’à 7 heures, et contrairem<strong>en</strong>t à hier où je me suis réveillé vers 5<br />
heures pour me r<strong>en</strong>dormir <strong>en</strong>suite, et me lever difficilem<strong>en</strong>t vers 9 heures. J’avais alors bu le<br />
café, et j’étais parti, plein de torpeur me recoucher <strong>en</strong> mettant la télévision. J’ai vu un téléfilm<br />
: la vie d’une famille recomposée. Tout <strong>en</strong> me laissant pr<strong>en</strong>dre (un peu) par le film, je me<br />
disais que j’aurais dû me lever. Or, je ne pouvais pas trouver l’énergie nécessaire pour me<br />
mettre au travail : composition de trois articles…<br />
Composition, décomposition et recomposition sont à l’ordre du jour de mon<br />
psychisme, ou mieux de mon for intérieur. C’est comme cela qu’il faut appeler l’espacetemps<br />
où se form<strong>en</strong>t idées et images, <strong>en</strong>tre le mom<strong>en</strong>t du réveil et le mom<strong>en</strong>t du lever. Je me<br />
dis qu’une famille recomposée, c’est une famille qui pr<strong>en</strong>d des élém<strong>en</strong>ts dans des familles<br />
antérieurem<strong>en</strong>t composées. Comm<strong>en</strong>t se compose, d’abord, une famille ? Comm<strong>en</strong>t se<br />
décompose-t-elle ? Isabelle Nicolas a vécu longtemps avec un musici<strong>en</strong>, qui lui a fait deux<br />
<strong>en</strong>fants. Apparemm<strong>en</strong>t, ils se sont séparés, mais ils ont gardé des relations fortes. Quand<br />
celui-ci est mort le 11 août 2003, d’un arrêt cardiaque <strong>en</strong> pleine canicule, Isabelle s’est<br />
décomposée. Qu’est-ce qui s’est décomposé chez elle ? Je l’ai écouté deux heures dimanche<br />
soir. Je n’ai pas posé de questions.<br />
P<strong>en</strong>dant qu’elle parlait, parfois, je me disais dans mon for intérieur : “ Remi Hess a été<br />
<strong>en</strong>seignant de sci<strong>en</strong>ces et techniques économiques et d’analyse institutionnelle ; il a été<br />
sociologue, psychosociologue, psychopédagogue. Il partage actuellem<strong>en</strong>t son temps <strong>en</strong>tre la<br />
danse, la peinture et la philosophie. ” Cette phrase se construisait dans ma tête. Une sorte de<br />
composition d’un quatrième de couverture. Je me disais que j’étais peintre, avant tout. Quel<br />
rapport avec l’écoute que je faisais des propos d’Isabelle, confrontée à un problème de<br />
composition de sa thèse :<br />
-Comm<strong>en</strong>t dois-je procéder ? me demanda-t-elle. J’ai déjà réuni l’ess<strong>en</strong>tiel des<br />
élém<strong>en</strong>ts de ma thèse. Il faut que je m’accroche à cette composition de thèse, car je suis<br />
totalem<strong>en</strong>t décomposée, déstructurée. Ce travail pourrait m’aider à me refaire.<br />
Moi :<br />
-La dépression n’est pas négative, si on la contrôle. Lorsque j’ai perdu mes par<strong>en</strong>ts, <strong>en</strong><br />
1997-98, je suis <strong>en</strong>tré dans une période de décomposition de ma transversalité. Certains<br />
mom<strong>en</strong>ts n’avai<strong>en</strong>t plus de raison d’être ; par exemple, mes longs mom<strong>en</strong>ts passés à Reims,<br />
229
auprès de ma mère. Reims, pour moi, a perdu son s<strong>en</strong>s. Pourtant, je m’aperçois que si je ne<br />
vais plus à Reims, Reims est <strong>en</strong>core là, puisque dans ma peinture, je situe la plupart des<br />
situations dans cette ville…<br />
-Si je suis une artiste, je dois être capable de transformer l’invivable <strong>en</strong> œuvre, dit<br />
Isabelle.<br />
-Oui. J’ai souv<strong>en</strong>t formulé des phrases proches. Mon grand-père <strong>en</strong>tre 1914-1918,<br />
séparé de sa famille, de par son statut de fonctionnaire municipal, obligé de rester au milieu<br />
des bombardem<strong>en</strong>ts (22 fois la maison qu’il habitait a été détruite par des bombardem<strong>en</strong>ts ;<br />
quel miracle qu’il ait survécu !), a construit sa vie <strong>en</strong> construisant son œuvre : un journal<br />
inestimable que j’ai publié <strong>en</strong> 1998…<br />
Je montre à Isabelle la photo de Paul à son bureau le 20 septembre 1915, et une autre,<br />
où il porte un masque à gaz <strong>en</strong> compagnie de ses camarades du service de la comptabilité…<br />
-Oui. Il y a des g<strong>en</strong>s qui ont su se recomposer, se composer <strong>en</strong> composant leur œuvre.<br />
Ce matin, je p<strong>en</strong>sais que mes méditations sur la composition, la décomposition, la<br />
recomposition serai<strong>en</strong>t à inscrire dans mon livre sur R<strong>en</strong>é Lourau. C’est lui qui parlait de<br />
composition d’un livre. Le terme de composition est plus souv<strong>en</strong>t utilisé par les musici<strong>en</strong>s.<br />
Georges, l’ami d’Isabelle, était compositeur.<br />
“ L’œuvre de l’homme, c’est lui-même ”, disait H<strong>en</strong>ri Lefebvre. Comm<strong>en</strong>t se<br />
compose-t-on ? Autre question proche : comm<strong>en</strong>t s’institue-t-on ? La composition et<br />
l’institution du sujet, c’est cela qui sous-t<strong>en</strong>d ma théorie des mom<strong>en</strong>ts. Le détour par la<br />
peinture, c’est la croyance qu’il y a des mom<strong>en</strong>ts qui sont difficiles à formuler par des mots.<br />
Les 17 premières toiles que j’ai comm<strong>en</strong>cées r<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t à quelque chose de profond <strong>en</strong> moi,<br />
que j’ai du mal à mettre <strong>en</strong> forme livresque, et que je formule mal sous le terme “ La famille<br />
Hess, et les Allemands ”. Dans un premier temps, je voyais un livre, avec les textes écrits par<br />
mes ancêtres et leurs desc<strong>en</strong>dants, sur les problèmes franco-allemands. Aujourd’hui, je vois le<br />
traitem<strong>en</strong>t des images sous forme de peinture. Et il y <strong>en</strong> a beaucoup des images ! Comm<strong>en</strong>t<br />
était Reims avant le bombardem<strong>en</strong>t de septembre 1914 ? Une des plus belles villes<br />
moy<strong>en</strong>âgeuse du monde. Qu’est ce que c’est dev<strong>en</strong>u ? Un champ de ruines. Pourquoi est-ce<br />
que je continue à être obsédé par ces choses ? La destruction, <strong>en</strong> 1914, des archives de<br />
Champagne m’a toujours perturbé.<br />
Idée d’une installation à composer pour le mois de septembre 2004 (vernissage le 19<br />
septembre) : 90 ans. A moins de travailler d’arrache-pied et de préparer le c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire de<br />
1914 ? P<strong>en</strong>ser aussi représ<strong>en</strong>ter le dépassem<strong>en</strong>t de cela. Développer le mom<strong>en</strong>t Ligoure.<br />
Je p<strong>en</strong>se à un texte de Christine Vallin sur le bal à cinq temps. La ferveur du début,<br />
c’est la composition. Puis la fête se décompose. La fatigue intervi<strong>en</strong>t, certainem<strong>en</strong>t. On a<br />
<strong>en</strong>vie d’aller se coucher. L’aspect que Christine ne voit pas, c’est que le l<strong>en</strong>demain matin, on<br />
retrouve une bonne condition physique, et à la fin de la semaine, on a <strong>en</strong>vie de retourner au<br />
bal. Elle parle de déjà vu, sur un ton péjoratif. Cela me déplait profondém<strong>en</strong>t. Comm<strong>en</strong>t lui<br />
expliquer que la richesse du mom<strong>en</strong>t, c’est que lorsque l’on se fatigue d’un mom<strong>en</strong>t, celui-ci<br />
ne disparaît pas. Il se pr<strong>en</strong>d et se repr<strong>en</strong>d, lorsque l’on est fatigué d’autres mom<strong>en</strong>ts.<br />
Par exemple, la peinture. Je suis à fond dedans. Je p<strong>en</strong>se comm<strong>en</strong>cer <strong>en</strong>core 4 toiles,<br />
puis repr<strong>en</strong>dre les premières. Ensuite, je ferai une pause. J’écrirai mes articles. Ou mieux.<br />
Pour ne pas me fatiguer de la peinture, il faudrait que je compose mes trois articles. J’y p<strong>en</strong>se.<br />
Cela travaille <strong>en</strong> moi. Ils vont sortir. Pour la première fois, je les composerai comme des<br />
toiles.<br />
Hier, au téléphone, Martine Pretceille, vice-présid<strong>en</strong>te du Conseil sci<strong>en</strong>tifique de <strong>Paris</strong><br />
8, me restitue une discussion avec la direction de l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t supérieur à propos de<br />
l’habilitation de notre Labo. Elle me dit qu’elle a formulé cette phrase : “ J’aime mieux<br />
230
travailler avec des fous créatifs (elle p<strong>en</strong>sait à moi, c’est comme cela que me perçoiv<strong>en</strong>t les<br />
experts du Ministère) qu’avec des pervers… ” Effectivem<strong>en</strong>t, si les g<strong>en</strong>s du Ministère<br />
appr<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t que je me suis mis à la peinture, ils ne verrai<strong>en</strong>t pas bi<strong>en</strong> pourquoi l’Etat me<br />
confierait la gestion d’une équipe de recherche. Et pourtant, dans l’approche<br />
multirérér<strong>en</strong>tielle et clinique de l’expéri<strong>en</strong>ce (thème de mon laboratoire de recherche), n’y at-il<br />
pas une place pour la peinture ? C’est pour moi une reprise de l’expéri<strong>en</strong>ce subliminale :<br />
pour être un auteur de l’analyse institutionnelle, j’ai mis <strong>en</strong>tre par<strong>en</strong>thèses, à tord, cette<br />
dim<strong>en</strong>sion de l’être,. Il s’agit aujourd’hui de redéployer cette dim<strong>en</strong>sion, dans les autres. Le<br />
subliminal est un mom<strong>en</strong>t important. Je me laisse gérer maint<strong>en</strong>ant par lui, tous les matins, au<br />
mom<strong>en</strong>t du réveil : c’est mon for intérieur.<br />
Mercredi 14 janvier 2004, 9 h 30, (<strong>Paris</strong> 8, Cours de Pascal Bonafoux sur<br />
l’autoportrait au XXème siècle),<br />
On m’a dit que ce professeur est l’un des meilleurs d’Arts plastiques. C’est un peintre, exposé<br />
à la galerie de <strong>Paris</strong> 8 qui m’a donné l’information. Je me décide à pr<strong>en</strong>dre des notes dans son<br />
cours.<br />
L’autoportrait n’a ri<strong>en</strong> à voir avec la biographie, sauf rare exception, dit-il. En cas<br />
d’exposition, pour le catalogue, prévoir 3 fiches :<br />
Fiche technique :<br />
- Titre, technique utilisée, dim<strong>en</strong>sions de l’œuvre. Dire d’où elle vi<strong>en</strong>t. Le<br />
collectionneur cherche-t-il à rester anonyme ? (coll. privée ou coll. particulière). Copyright.<br />
Repères biographiques<br />
Date et lieu de naissance, de mort. En 4 <strong>ligne</strong>s, prés<strong>en</strong>ter son œuvre. Exercice difficile<br />
pour des personnages comme Picasso.<br />
Notice concernant l’œuvre<br />
Tout ce que l’on peut savoir à propos de cette œuvre. Historique de la commande et de<br />
la production. Etude iconographique et sémiologique de l’œuvre. Quel message transmet cette<br />
œuvre ? Aider au déchiffrage de l’œuvre.<br />
Ce type de texte pr<strong>en</strong>d le risque de ne donner qu’une justification à cette œuvre. On<br />
risque de mettre la rêverie du spectateur <strong>en</strong>tre par<strong>en</strong>thèse. Cela implique des partis pris<br />
rigoureux.<br />
Autre hypothèse, faire le choix de répertorier les élém<strong>en</strong>ts que l’on a devant soi.<br />
Le Yongo Mita Popovitch. Visage masqué qui fait l’affiche de l’exposition (1940). Ce<br />
peintre, alors <strong>en</strong> début de carrière, que veut-il dire ? Que veut dire le masque ? Le masque (à<br />
l’Auguste) représ<strong>en</strong>terait le clown sérieux. Y a-t-il une id<strong>en</strong>tification ? Ou une métaphore de<br />
toute relation sociale ? Autre hypothèse : c’est le contexte historique et politique qui implique<br />
ce masque. L’organisation sociale et artistique qui se met <strong>en</strong> place n’implique-t-elle pas que<br />
l’on porte le masque ? Le nouveau régime exige l’hypocrisie. Quelle signification va avoir ce<br />
masque ? Le masque est un emblème. Il a une histoire de la Grèce jusqu’à la Comedia del<br />
Arte.<br />
La recherche docum<strong>en</strong>taire permet de trouver des indications de la main de l’artiste<br />
lui-même. Mais l’œuvre n’est pas que son int<strong>en</strong>tion. Il faut laisser place aux hypothèses.<br />
Donner au lecteur du catalogue les moy<strong>en</strong>s de participer à la définition de l’œuvre.<br />
Etre sci<strong>en</strong>tifique, <strong>en</strong> matière d’œuvre d’art, que cela signifie-t-il ? A Breda, Vinc<strong>en</strong>t<br />
avant Van Gogh. Cette exposition prés<strong>en</strong>te des dessins, laissés par Vinc<strong>en</strong>t <strong>en</strong> 1885, chez un<br />
231
ami. Après, il part à Anvers, puis à <strong>Paris</strong> (1886). 1890 : Van Gogh meurt ; Théo meurt. La<br />
maison du voisin est vidée. 200 tableaux et dessins sont v<strong>en</strong>dus pour ri<strong>en</strong>. Dès 1905, l’œuvre<br />
de Vinc<strong>en</strong>t Van Gogh comm<strong>en</strong>ce à valoir de l’arg<strong>en</strong>t : Johanna avait prévu le coup. Elle<br />
demande à son frère de récupérer les toiles. Andréas rachète le maximum. Cette exposition de<br />
Breda expose une rigueur au niveau de l’histoire des œuvres. Tracabilité du parcours de<br />
l’œuvre. Si l’on trouve, par des analyses, des pigm<strong>en</strong>ts qui n’existai<strong>en</strong>t pas <strong>en</strong> 1885, on pourra<br />
établir qu’il s’agit d’un faux.<br />
La sci<strong>en</strong>ce n’est pas le discours par rapport à l’œuvre : le discours sci<strong>en</strong>tifique a donc<br />
des limites ; la subjectivité de celui qui ti<strong>en</strong>t le discours est à pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte.<br />
L’autoportrait est <strong>en</strong> relation avec la question de l’id<strong>en</strong>tité : dialectique <strong>en</strong>tre<br />
modernité et id<strong>en</strong>tité. L’id<strong>en</strong>tité, cela va être quoi ? L’histoire de l’autoportrait au XXème<br />
siècle, dans le cadre de l’économie occid<strong>en</strong>tale, est une histoire de la solitude <strong>en</strong> tant que telle<br />
: p<strong>en</strong>dant des siècles, on existe <strong>en</strong> tant que “ fils de ”, mais peu à peu, le régime démocratique<br />
va <strong>en</strong>traîner le principe : un homme, une voix (pourquoi pas un homme, une voie ?). Le<br />
monde des médias consiste fondam<strong>en</strong>talem<strong>en</strong>t à isoler les individus ; <strong>en</strong> particulier, la<br />
télévision met fin à tous les rituels sociaux : on r<strong>en</strong>voie chacun devant la télévision. Il n’y a<br />
pas d’interaction avec un prés<strong>en</strong>tateur de télévision et son public. La carte d’id<strong>en</strong>tité a été<br />
inv<strong>en</strong>tée au mom<strong>en</strong>t de Vichy : c’est une volonté policière. Aujourd’hui, <strong>en</strong>trer aux Etats-<br />
Unis, c’est accepter de donner ses empreintes digitales : nous sommes seuls avec nousmêmes,<br />
face à tous les pouvoirs. La carte bancaire, le coup de fil vous fiche : vous êtes suivi,<br />
fléché minute par minute ; cela veut dire que vous comptez moins que…<br />
Par rapport à la thématique de l’autoportrait, il faut pr<strong>en</strong>dre consci<strong>en</strong>ce qu'il est une<br />
réalité politique : on pr<strong>en</strong>d consci<strong>en</strong>ce dans le regard de l’autre, de ce qui pèse sur nous. Nous<br />
avons de moins <strong>en</strong> moins consci<strong>en</strong>ce d’appart<strong>en</strong>ir à une collectivité : comm<strong>en</strong>t ne pas<br />
imaginer qu’un catalogue ne soit pas une méditation sur l’id<strong>en</strong>tité aujourd’hui ?<br />
Pause.<br />
Je vais me prés<strong>en</strong>ter à Bonafoux. Je lui demande les référ<strong>en</strong>ces de ses ouvrages. Il a<br />
fait un livre sur l’autoportrait, chez Skira <strong>en</strong> 1985, épuisé depuis longtemps. D’autres livres<br />
vont sortir du fait d’une grande exposition, qu’il semble organiser. Je dis à Bonafoux que j’ai<br />
connu son exist<strong>en</strong>ce, par le biais de l’exposition. Je m’intéresse à l’autoportrait par le biais du<br />
biographique. Il m’<strong>en</strong>courage à consulter son livre à la bibliothèque.<br />
Quel s<strong>en</strong>s a pour moi cette prise de notes ? J’ai tout à appr<strong>en</strong>dre de suivre avec<br />
précision, ce que je r<strong>en</strong>contre actuellem<strong>en</strong>t. Hier soir, j’ai regardé longuem<strong>en</strong>t mes toiles. En<br />
regardant Paul à son bureau, j’ai eu l’idée de relire ma préface à son livre. Travail<br />
remarquable, précis. En écoutant Bonafoux, je me dis que je suis d’une famille, où il y a un<br />
tracé qui subsiste. On s’inscrit dans une filiation : on <strong>en</strong> hérite. On a la liberté de faire des pas<br />
de côté, de choisir sa voie ; mais souv<strong>en</strong>t on revi<strong>en</strong>t à la confrontation aux archives, à la vie<br />
des ancêtres, etc. Chez moi, il y a forcém<strong>en</strong>t une confrontation au portrait et à l’autoportrait :<br />
ce qui me travaille aujourd’hui, c’est l’autoportrait de groupe. Je veux faire émerger des<br />
collectifs. Paul existe à travers le service de la comptabilité ; moi, j’existe à travers de<br />
nombreux collectifs : la Place du 11 novembre (où j'habitais à Reims), le Family (club de<br />
sport, etc.), la famille (je p<strong>en</strong>se à la photo prise à la maîtrise <strong>en</strong> 1952 ou 53, avec 20 ou 25<br />
personnes de la famille).<br />
Retour de Bonafoux. P<strong>en</strong>dant la pause, j’ai pu r<strong>en</strong>contrer une étudiante qui suit le<br />
cours depuis le début. Ce cours est poursuivi au second semestre.<br />
La bibliographie de l’œuvre n’est pas ret<strong>en</strong>ue : la bibliographie sur l’autoportrait est<br />
extrêmem<strong>en</strong>t réduite. Lorsque Bonafoux a fait sa thèse, il n’y avait pas d’informatique; il a<br />
travaillé dans les bacs à fiches de la BN, rue Richelieu. Dans le monde, il y avait alors 3 livres<br />
sur l’autoportrait ; par contre, il y avait de nombreux articles. En 20 ans, les choses ont<br />
232
changé : de nombreux livres ont été publiés ; certains bons, d’autres mauvais. Les textes<br />
d’histoire de l’art sont souv<strong>en</strong>t écrits à partir d’autres textes. Bonafoux p<strong>en</strong>se qu'il faut<br />
travailler à partir des œuvres : Daniel Arras a fait le choix d’écrire <strong>en</strong> regardant les œuvres,<br />
plutôt que de recopier ce que l’on a écrit sur elles.<br />
On doit concevoir le catalogue d'une exposition, comme une chambre d’écho :<br />
polyphonie. On recherche le complém<strong>en</strong>taire. En tant qu’organisateur d’exposition, il faut<br />
imposer le fait, d’être seul maître d’œuvre du catalogue. Pour la responsabilité artistique,<br />
assumer tout, de bout <strong>en</strong> bout : avec les artistes vivants, t<strong>en</strong>ir compte de la susceptibilité et de<br />
la vanité des vivants. On reçoit un coup de fil de celui qui n’est pas dans l’exposition : il faut<br />
avoir un discours. Ainsi, vis-à-vis de ceux qui sont dans l’exposition, ne pas t<strong>en</strong>ir compte de<br />
leurs exig<strong>en</strong>ces pour l’accrochage : l’artiste n’a pas à choisir le lieu où un tableau doit être<br />
placé. Le commissaire décide : il assume ses choix.<br />
Au Musée du Luxembourg, tradition d’art moderne au XIXème siècle. Jusqu’à la<br />
Deuxième Guerre mondiale, c’était l’antichambre du Louvre. Ce Musée du Luxembourg a<br />
cessé d’être musée d’art contemporain, <strong>en</strong> 1945. Le Palais de Tokyo a pris le relais. Au<br />
Luxembourg, comm<strong>en</strong>t organiser la logique de l’accrochage ?<br />
Double discours de l’autoportrait : table-rase et perman<strong>en</strong>ce. Pour mettre <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce<br />
cette extraordinaire dim<strong>en</strong>sion, il faut organiser l’exposition par thèmes.<br />
L’autoportrait de groupes aurait été :<br />
Le R<strong>en</strong>dez-vous des amis, de Max Ernst est <strong>en</strong> mauvais état (Cologne).<br />
Les quatre chats <strong>en</strong> mauvais état aussi à Barcelone.<br />
L’ordonnancem<strong>en</strong>t de l’expo suppose que l’on soit intraitable sur le regroupem<strong>en</strong>t des<br />
tableaux. Tous les tableaux doiv<strong>en</strong>t être à 80 cm du sol, m’avait-on dit. Pour mettre <strong>en</strong><br />
évid<strong>en</strong>ce perman<strong>en</strong>ce et rupture. Une expo, c’est un show. Comme le spectacle exige des<br />
choses qui frappe l’imaginaire. A l’<strong>en</strong>trée, Au XVIIème siècle, accrochage tableau sur tableau<br />
et les uns contre les autres sur toute la hauteur d’un mur.<br />
Accrochage. La force des thèmes va déterminer l’accrochage. La mise <strong>en</strong> branle d’une<br />
exposition, c’est le respect de deux choses : donner à découvrir, autour d’un thème, de<br />
l’ess<strong>en</strong>tiel de ce qu’il est. L’accrochage doit permettre de compr<strong>en</strong>dre le s<strong>en</strong>s du projet. Dans<br />
le sil<strong>en</strong>ce, compr<strong>en</strong>dre de quoi il s’agit. L’exposition doit avoir une qualité fondam<strong>en</strong>tale :<br />
susciter le débat. L’expo doit conduire le public à s’interroger. C’est un point d’interrogation.<br />
Se poser des questions. Ne plus regarder les choses après comme avant.<br />
Barthes, catalogue de Kondbly (Kandbly). Le Seuil a réédité ce texte. Barthes met <strong>en</strong><br />
branle sa réflexion à partir de deux élém<strong>en</strong>ts :<br />
- regard pati<strong>en</strong>t sur l’œuvre<br />
- le langage, auquel on est contraint d’avoir recours pour produire l’œuvre.<br />
Partir du principe que l’on va avoir pour public des g<strong>en</strong>s curieux. Chacun des visiteurs a le<br />
droit à des égards. Le considérer comme ne connaissant pas les contextes, et donc l’aider à<br />
<strong>en</strong>trer dans les référ<strong>en</strong>ces dont il a besoin pour développer sa propre lecture. Ce à quoi on se<br />
livre <strong>en</strong> organisant une exposition, c’est un imm<strong>en</strong>se geste de générosité : tous les élém<strong>en</strong>ts<br />
nécessaires à la compréh<strong>en</strong>sion, doiv<strong>en</strong>t être donnés. Les textes respect<strong>en</strong>t une double<br />
exig<strong>en</strong>ce :<br />
- ne pas r<strong>en</strong>oncer à la complexité du problème à mettre <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce,<br />
- être compris par tout le monde.<br />
S’interdire le vocabulaire spécialisé. Le mot “ état ” pour une gravure n’est pas connu, <strong>en</strong><br />
dehors du monde des professionnels… Donc, ne pas l’utiliser.<br />
233
Ce cours me passionne. Il s’agit de composition. Comm<strong>en</strong>t composer une exposition ?<br />
C’est la question. D’autre part, comm<strong>en</strong>t s’y pr<strong>en</strong>dre ? En dégageant des mom<strong>en</strong>ts dans le<br />
thème.<br />
Dans “ Corps et vanité ”, Hel<strong>en</strong>a Schjerfbeck a été prés<strong>en</strong>tée dans Lumière du nord, il<br />
y a dix ans. Elle est morte <strong>en</strong> 1950. Elle a passé toute sa vie à faire son autoportrait. On<br />
prés<strong>en</strong>te deux autoportraits qui s’oppos<strong>en</strong>t.<br />
Derain deux toiles : 1899 et 1953<br />
Matisse : 1901 (plagiat de Rembrandt), et 1949 (<strong>ligne</strong> qui se déploie dans la toile).<br />
Quête d’une <strong>ligne</strong><br />
Deux autoportraits fantastiques 1907-1960 de Brancousi.<br />
Gaston Bertrand : 2 autoportraits avec 40 ans d’intervalle.<br />
César 1960<br />
La chronologie pr<strong>en</strong>d donc sa place. Des artistes qui se pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t comme objet de leur<br />
œuvre. Mettre <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce que l’id<strong>en</strong>tité fondam<strong>en</strong>tale de l’artiste est son œuvre elle-même.<br />
170 toiles. 170 artistes. 170 notices. L’exposition bouge. Elle va d’abord dans un petit<br />
espace 600 m2 disponibles au Musée du Luxembourg, puis elle s’étalera, Palazo Stozza où<br />
1200 m2 sont disponibles (Flor<strong>en</strong>ce).<br />
Mercredi 14 janvier, 21 h 50,<br />
Soirée avec Charlotte. Auparavant, après mon article sur le tango <strong>en</strong>voyé à G<strong>en</strong>eviève<br />
Vermès, je m’offre quelques mom<strong>en</strong>ts de peinture. Je fais trois fonds (46 x 33 cm). Puis, je<br />
repr<strong>en</strong>ds la toile N°1 et la N°12 sur laquelle je fais un grand travail au niveau du portrait<br />
(visage). Au mom<strong>en</strong>t où je vais me mettre à la n°18 (“ 1 er janvier à Rambouillet ”), je<br />
susp<strong>en</strong>ds mon travail, car Lucette r<strong>en</strong>tre de la fac.<br />
Je nettoie mes pinceaux <strong>en</strong> les frottant d’abord sur un morceau de carton (60 x 50).<br />
Apparaît tout doucem<strong>en</strong>t le visage du Christ. C’est une forme de Saint Suaire. Comme quoi je<br />
réussis à éviter les pertes de matière.<br />
Cette logique de ne ri<strong>en</strong> vouloir perdre me conduit à faire des mélanges de couleurs<br />
qui ne sont pas toujours très heureux. Enfin ! Il va falloir que j’appr<strong>en</strong>ne l’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong> de mon<br />
matériel.<br />
Idée d’une toile “ Je pisse, donc je suis ”.<br />
Jeudi 15 janvier 2004, 9 h,<br />
Je suis seul dans ma salle de cours. J’<strong>en</strong> profite pour noter deux choses qui me sont<br />
rev<strong>en</strong>ues ce matin dans le Mom<strong>en</strong>t du for intérieur. Hier soir, <strong>en</strong> discutant avec Charlotte,<br />
m’est rev<strong>en</strong>u à l’idée qu’<strong>en</strong> 1967, lorsque je me suis inscrit à Nanterre comme étudiant de<br />
première année, j’aurai voulu m’inscrire <strong>en</strong> histoire de l’art (<strong>en</strong> double cursus). Ce n’était pas<br />
possible, alors ; cette discipline ne comm<strong>en</strong>çait pas <strong>en</strong> première année ou les doubles cursus<br />
n’étai<strong>en</strong>t pas possibles à ce niveau. En relisant ma préface à Paul Hess (La vie à Reims…), j’ai<br />
trouvé un passage sur sa fréqu<strong>en</strong>tation d’un cours aux Beaux-Arts.<br />
234
15 janvier, midi, (à la bibliothèque de <strong>Paris</strong> 8),<br />
Je consulte le livre de Pascal Bonafoux sur les peintres et l’autoportrait 314 : “ Quand<br />
ils faisai<strong>en</strong>t leur portrait, c’était <strong>en</strong> se regardant dans un miroir, sans songer qu’ils étai<strong>en</strong>t euxmêmes<br />
un miroir ”. (Paul Eluard, Donner à voir). “ Das malt Ich nach Meiner Gestalt... ”<br />
Albertus Durerus, Noricas, 1500. Je découvre qu’Albert Dürer a t<strong>en</strong>u un journal : Pascal<br />
Bonafoux le cite (p 27) : “ Un bon peintre est <strong>en</strong> effet rempli de figures <strong>en</strong> lui-même, et s’il<br />
était possible de vivre éternellem<strong>en</strong>t, il aurait toujours quelque chose à déverser <strong>en</strong> ses<br />
œuvres, de ses idées intérieures dont parle Platon ”. A. Dürer, Projet de préface pour son<br />
Traité des proportions (cité par P. Bonafoux, op. cité., p 27).<br />
Je trouve quelques citations intéressante :<br />
“ Les mom<strong>en</strong>ts de doute, les résultats toujours <strong>en</strong> dessous de ce que nous rêvons ; et ce<br />
peu d’<strong>en</strong>couragem<strong>en</strong>t des autres, tout cela contribue à nous écorcher aux ronces 315 ”.<br />
“ Devant son chevalet, le peintre n’est esclave, ni du passé, ni du prés<strong>en</strong>t, ni de la<br />
nature, ni de son voisin. Lui, <strong>en</strong>core lui, toujours lui 316 ”.<br />
En pr<strong>en</strong>ant ces notes sur le livre de Pascal Bonafoux, je rep<strong>en</strong>se à Sabrina, une de mes<br />
étudiantes de ce matin. Elle me contredit :<br />
- Non, ce ne sont pas les hommes, mais les femmes, qui sont capables de faire<br />
plusieurs choses à la fois...<br />
- Veux-tu dire que je suis une femme ?<br />
- Il y a beaucoup de féminin chez vous, c’est sûr.<br />
Je lis att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t le comm<strong>en</strong>taire du tableau de Max Ernst, Au r<strong>en</strong>dez-vous des<br />
amis, 1922. “ Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un tempéram<strong>en</strong>t ”. E.<br />
Zola, Mes haines.<br />
A Reims, ce sont des Cranach, et non des Dürer.<br />
Je découvre la toile de James Ensor : Les cuisiniers dangereux (1896). C’est vraim<strong>en</strong>t<br />
intéressant (p. 125 (ou 123) du Pascal Bonafoux).<br />
H<strong>en</strong>ri Rousseau peint : Moi-même, portrait-paysage, <strong>en</strong> 1890.<br />
Le concept de portrait paysage(s) serait à développer, dans une réflexion qui pourrait<br />
s’intituler : le portrait des mom<strong>en</strong>ts.<br />
La mort épiée.<br />
“ J’ai fait beaucoup d’autoportraits, c’est vrai, parce qu’autour de moi les g<strong>en</strong>s sont<br />
morts comme des mouches, et qu’il ne me restait personne d’autre à peindre que moi. Je<br />
déteste mon propre visage et j’ai fait des autoportraits, faute d’avoir quelqu’un d’autre à faire.<br />
Mais maint<strong>en</strong>ant, je cesserai de faire des autoportraits. J’aime peindre des g<strong>en</strong>s beaux, parce<br />
que j’aime une bonne ossature. Je déteste mon propre visage, mais je continue à le peindre. Il<br />
est vrai que… Chaque jour dans la glace, je vois la mort au travail, c’est une des plus jolies<br />
choses qu’ait dites Cocteau. Il <strong>en</strong> est de même pour chacun 317 . ”<br />
14 heures 30. Traduction de Janusz Korczak :“ Le mom<strong>en</strong>t approximatif ” (J.K., Les<br />
mom<strong>en</strong>ts pédagogiques 318 ).<br />
314 Pascal Bonafoux, Les peintres et l’autoportrait, Skira, G<strong>en</strong>ève, 1984, 158 pages.<br />
315 Paul Gauguin, Lettre à Emile Bernard, août 1889, Lettres de Gauguin à sa femme et à ses amis, <strong>Paris</strong>, 1946.<br />
316 Paul Gauguin, Racontars de Papin, <strong>Paris</strong>, 1951.<br />
317 Francis Bacon, L’art de l’impossible, Entreti<strong>en</strong>s avec David Sylvester, G<strong>en</strong>ève, 1970<br />
318 J. Korczak, Mom<strong>en</strong>ts pédagogiques, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2006.<br />
235
V<strong>en</strong>dredi 16 janvier 2004, 11 h,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de consulter la bibliographie de Pascal Bonafoux, que je me suis fait <strong>en</strong>voyer,<br />
par un serveur spécialisé : énorme. Je n’<strong>en</strong> suis pas au bout de mes peines, si je veux travailler<br />
dans la direction que je découvre. Mon idée actuelle : le li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre autobiographie (écrits<br />
autobiographiques) et peinture : Bonafoux y a p<strong>en</strong>sé avant moi. Il a publié un livre sur Van<br />
Gogh (à lire le plus vite possible), avec textes et peintures (autoportraits). J’espère trouver ces<br />
textes à l’<strong>Université</strong>. La bibliothèque est bi<strong>en</strong> équipée <strong>en</strong> arts : c’est une chance pour moi.<br />
Dès que j’aurai une heure, j’y passerai du temps ; jusqu’à maint<strong>en</strong>ant, je n’ai pas utilisé les<br />
ressources de la bibliothèque : il me faut changer de mode de vie, passer moins de temps au<br />
restaurant.<br />
Aujourd’hui, je vais avoir du temps pour peindre, mais je ne m’y mettrai que lorsque<br />
j’aurai terminé mon article pour Jean-Louis Le Grand “ Théorie des mom<strong>en</strong>ts et clinique de<br />
l’expéri<strong>en</strong>ce ”. Je me dis que si je ne m’autorise à peindre, que si je produis mes textes <strong>en</strong><br />
retard, mes textes vont avancer. Je fais un li<strong>en</strong> étroit <strong>en</strong>tre théorie des mom<strong>en</strong>ts et peinture : il<br />
faudra l’expliciter.<br />
Samedi 17 janvier 2004, 10 h 20<br />
Hier, après mon p<strong>en</strong>sum d’écriture, j’ai retravaillé deux toiles, et j’<strong>en</strong> ai comm<strong>en</strong>cé<br />
une : d’abord, j’ai avancé la N°13 que je r<strong>en</strong>once à nommer “ Les escargots de Romain ”,<br />
mais plutôt “ Le cirque de Romain ”. Ayant laissé un espace exagéré au-dessus du verre, je<br />
me vois obligé d’y installer un fil au-dessus de la danse des escargots, et d’y faire passer des<br />
doryphores, ce qui n’est pas une inv<strong>en</strong>tion de ma part, mais un jeu auquel s’est livré mon fils.<br />
Ma création se limitera à cond<strong>en</strong>ser deux évènem<strong>en</strong>ts successifs <strong>en</strong> un seul.<br />
Ensuite, j’ai repris la toile N°14. Le portrait de Paul correspond bi<strong>en</strong> à ce que je<br />
voulais mettre <strong>en</strong> relief de la personnalité de cet homme, que j’ai connu, de sa prés<strong>en</strong>ce<br />
int<strong>en</strong>se au monde. Les écarts avec la photo de référ<strong>en</strong>ce ne me dérang<strong>en</strong>t pas trop.<br />
Évidemm<strong>en</strong>t, j’ai t<strong>en</strong>dance à le vieillir, par rapport à l’année 1915, où il n’avait que 44 ans,<br />
mais ce n’est pas trop grave. Quand je l’ai connu, il avait 76 ans. Il est mort, quand j’avais 9<br />
ans. Charlotte m’a reproché, le soir, de lui avoir fait un visage cadavérique. Elle m’a invité à<br />
remettre du rose sur tout cela. Mais, je me r<strong>en</strong>ds compte que j’ai vu mon grand-père sur son<br />
lit de mort, et c’est bi<strong>en</strong> la couleur qu’il avait alors. Dois-je changer son visage ? Je n’<strong>en</strong> ai<br />
pas trop <strong>en</strong>vie. Pour faire un portrait de Paul, sa photo m’est utile, mais ce travail<br />
d’observation fait remonter mes souv<strong>en</strong>irs, ma relation à lui. Les couleurs que j’ai choisies<br />
r<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t à mes souv<strong>en</strong>irs de l’appartem<strong>en</strong>t de la Rue de la R<strong>en</strong>fermerie où mes grands<br />
par<strong>en</strong>ts ont emménagé dans les années 1930, et que j’ai connu… Ce sont ses mains que je<br />
dois blanchir (je les ai faites <strong>en</strong> jaune). Il me faudrait la réaction d’Antoinette, sa fille <strong>en</strong>core<br />
vivante. Reconnaîtra-t-elle son père ? Ce sera pour moi le test. Car, quand Nolw<strong>en</strong>n et<br />
Constance ont dit <strong>en</strong> voyant “ Le Roy de la salade ” : “ Bon Papa et Constance ! ”, c’était<br />
gagné ! Je voudrais faire évoluer mes portraits, au niveau du style, pour oser une recherche,<br />
comme l’ont fait les peintres du XX siècle, mais, dans un premier temps, de manière à ce que<br />
les g<strong>en</strong>s se reconnaiss<strong>en</strong>t ! Par rapport aux professionnels, je ne puis rivaliser. Dans un<br />
premier temps, je dois faire un effort d’autoformation technique. Repasser par les modèles des<br />
peintres des siècles antérieurs, me semble une propédeutique nécessaire avant de laisser parler<br />
l’audace.<br />
J’ai comm<strong>en</strong>cé la toile n°19 (Fusion maternelle), à partir d’une photo d’Hélène et<br />
Nolw<strong>en</strong>n. Je me suis allé à sou<strong>ligne</strong>r au rouge, un li<strong>en</strong> qui n’existe pas sur la photo, mais que<br />
j’y ai trouvé : une sorte de cœur qui fusionne les deux personnages : cela donne quelque chose<br />
de profondém<strong>en</strong>t différ<strong>en</strong>t de l’original. Pour ce travail, mon chall<strong>en</strong>ge était d’utiliser les<br />
236
couleurs, déversées sur ma palette : je voulais nettoyer ma palette ; j’ai avancé le carton sur<br />
lequel je frotte mes pinceaux, avant de les nettoyer. J’<strong>en</strong> ai fait un Saint Suaire tachiste.<br />
Actuellem<strong>en</strong>t, je m’essaie à beaucoup de choses différ<strong>en</strong>tes : le style de chaque travail est<br />
différ<strong>en</strong>t. L’exposition Edouard Vuillard influ<strong>en</strong>ce toutes les toiles, où la famille Le Guillou<br />
sert de modèle. En regardant longuem<strong>en</strong>t ma production d’hier, je me suis dit que j’allais<br />
vuillardiser “ Fusion maternelle ” : vuillardiser, cela signifie pour moi jouer <strong>en</strong>tre le fond et<br />
les habits de mes personnages. Cela va plaire à Hélène ! J’espère que je ne l’abîmerai pas trop<br />
au niveau du visage dans “ Fusion maternelle ” !<br />
Une motivation pour peindre, hier, était la prochaine visite de Kare<strong>en</strong>, lundi : elle n’a<br />
pas vu ma production depuis le 28 décembre. Je p<strong>en</strong>se qu’elle va remarquer mon évolution,<br />
mais pour qu’elle se r<strong>en</strong>de bi<strong>en</strong> compte de mon travail, il faudrait que je retravaille plusieurs<br />
toiles. Chaque reprise avance énormém<strong>en</strong>t le chantier. J’ai peut-être eu tort de prés<strong>en</strong>ter mon<br />
travail trop tôt à Christine : le témoin ne peut pas se r<strong>en</strong>dre compte du projet lorsque l’on <strong>en</strong><br />
est à la première couche. De ma lecture de Sarah Wald<strong>en</strong>, j’ai retiré une chose : il faut être<br />
prêt à mettre huit couches, sur un tableau. Dans ma perspective, il y a donc cette consci<strong>en</strong>ce,<br />
que j’ai du dev<strong>en</strong>ir d’un tableau, qui se produit <strong>en</strong> plusieurs étapes : je dois att<strong>en</strong>dre que la<br />
peinture de la première couche soi sèche pour me mettre à la seconde. Sur le plan technique,<br />
les premières couches se font avec les plus grosses bosses, et <strong>en</strong>suite, on pr<strong>en</strong>d des pinceaux<br />
plus fins, pour aller jusqu’aux pinceaux minuscules ; les détails demand<strong>en</strong>t de la minutie,<br />
alors que les brosses demand<strong>en</strong>t une vue d’<strong>en</strong>semble. Avec les couleurs, c’est pareil : dans les<br />
premières couches, on laisse aller l’imagination. Ensuite, on fait des li<strong>en</strong>s, t<strong>en</strong>ant compte du<br />
mouvem<strong>en</strong>t de l’œuvre.<br />
Une chose bizarre : la toile 19 existe, alors que la 18 n’est pas comm<strong>en</strong>cée. Cela vi<strong>en</strong>t<br />
du fait que j’ai déjà la 18 dans la tête. Cep<strong>en</strong>dant, les agrandissem<strong>en</strong>ts des photos dont je veux<br />
m’inspirer ne sont pas faits : j’ai différé la mise <strong>en</strong> chantier de cette toile.<br />
Je s<strong>en</strong>s déjà des fils dans mon œuvre :<br />
-Les ancêtres, le passé et les images qu’il transporte <strong>en</strong> soi. Dans cette veine, je veux<br />
peintre une toile où, dans une prom<strong>en</strong>ade ou dans une situation quelconque du quotidi<strong>en</strong>,<br />
apparaiss<strong>en</strong>t au moins 5 générations : Barthélemy, Paul, André, Remi et Romain.<br />
-“ Sauvé du feu ” et les portraits de Paul (1914-18) s’inscriv<strong>en</strong>t dans ce que je<br />
nommerai les mom<strong>en</strong>ts traumatiques de la famille. Dans cette veine, il faudra peindre<br />
“ Luci<strong>en</strong>, au retour de Dachau ”, un portrait de mon père comme prisonnier de guerre (“ Le<br />
barbu ”), etc. Idée d’un portrait de Paul (1930-33) avec son livre.<br />
-Les portraits de groupes de mes amis, avec association des paysages correspondants<br />
(Lor<strong>en</strong>zo, Diana et Cinque Terre ou Ligoure ; AI avec R<strong>en</strong>é, Georges, Lefebvre ; le groupe<br />
Korczak avec K et les autres, les équipes éditoriales, etc). Dans ces portraits de groupes, je<br />
veux capter le mom<strong>en</strong>t : cela signifie que je recomposerai, <strong>en</strong> <strong>en</strong>levant ou rajoutant des<br />
personnages. Je veux acc<strong>en</strong>tuer la situation de référ<strong>en</strong>ce, qui ne me servira que de point de<br />
départ. “ Le r<strong>en</strong>dez-vous des amis ” de Max Ernst, doit être un référ<strong>en</strong>t fort. Ainsi, dans la<br />
réunion AI de la rue Marcadet, je rajouterai Michel Authier et Pascal Dibie.<br />
-Les portraits de famille dans lesquels je dois construire mon image de Bon papa. Je<br />
suis sûr que ce sont mes petits-<strong>en</strong>fants, qui feront exister mon œuvre, si elle existe, comme<br />
j’ai fait exister l’œuvre de Paul.<br />
-Il y aura aussi des portraits paysages : il me faut une toile sur Mayotte, par exemple,<br />
une sur la Réunion, une sur Charleville. À chaque fois que j’ai produit un journal, il faut une<br />
toile qui lui corresponde, et qui puisse servir de couverture à son édition. Je dois prévoir les<br />
illustrations, comme Paul l’avait fait pour son livre sur Reims.<br />
Je vais partir au Brésil le 1 er février. Cette date m’obsède : je ne serai plus le même,<br />
avant et après. Donc, je dois m’arrêter prochainem<strong>en</strong>t de comm<strong>en</strong>cer de nouvelles toiles : je<br />
237
dois plutôt m’attacher à terminer celles que j’ai comm<strong>en</strong>cé. Après le 16 février, je serais dans<br />
un nouveau chantier.<br />
19 h,<br />
Avant le repas, je nettoie mes pinceaux et sur ma palette : j’<strong>en</strong> profite pour terminer le<br />
Saint Suaire (carton). Je fais disparaître la dim<strong>en</strong>sion tachiste de la veille : je signe ce<br />
morceau de carton, qui risque de se décomposer, compte t<strong>en</strong>u de la quantité de White Spirit,<br />
que j’ai utilisée pour récupérer de la couleur sur ma palette. Le carton attaqué donnera un<br />
effet intéressant, que je recherche.<br />
Après le repas, bonne séance de peinture. Je lance la toile N°20 “ Paul et ses douze<br />
collègues ”. Je fais une peinture épaisse. Cela ne donne pas grand-chose dans cette première<br />
version. Il faudra repr<strong>en</strong>dre pour donner du caractère. Mais je laisse sécher. Le métier, c’est<br />
de parv<strong>en</strong>ir à décomposer les tâches, et à se représ<strong>en</strong>ter les différ<strong>en</strong>tes couches, comme des<br />
mom<strong>en</strong>ts de la composition.<br />
Je passe à la toile N°21 “ Paul, à 62 piges, a fini son livre ”, qui me demande beaucoup<br />
d’att<strong>en</strong>tion. Au départ, ce n’est pas terrible. Je me conc<strong>en</strong>tre. J’améliore tout doucem<strong>en</strong>t le<br />
r<strong>en</strong>du. Finalem<strong>en</strong>t, je suis cont<strong>en</strong>t de ma première couche. Je p<strong>en</strong>se que lorsque j’aurai posé<br />
les lunettes de mon grand-père, il aura du caractère. Pour finir, je retouche ma toile N°19<br />
“ Fusion maternelle ” que je vuillardise. Les figures seront à travailler avec le même sérieux<br />
que ce que j’ai fait pour Paul cette semaine. Lui, il pourrait être cont<strong>en</strong>t de ce que j’ai fait<br />
cette semaine. S’il était vivant, il pourrait m’évaluer <strong>en</strong> connaissance de cause. Il a suivi des<br />
cours aux Beaux-Arts. Avant de me remettre au travail, demain, je ferai des photos de l’état<br />
de mon chantier. En dehors de la 18, je n’ai plus de toile disponible. Je vais donc les<br />
repr<strong>en</strong>dre une à une.<br />
Pour la série “ Sauvé du feu ”, dans une première toile, je me décide à symboliser<br />
Reims, ville du moy<strong>en</strong> âge, le 1 er septembre 1914. Puis j’<strong>en</strong> ferai une sur l’arrivée des<br />
Allemands, le 2 septembre ; puis une paire sur l’inc<strong>en</strong>die du 19 septembre 1914. Enfin, je<br />
peindrai le désastre après l’inc<strong>en</strong>die. En un mois, Reims n’était plus une ville historique :<br />
c’était dev<strong>en</strong>u un tas de ruines. Les étapes de la destruction sont les mom<strong>en</strong>ts du chaos.<br />
Comm<strong>en</strong>t cela aura-t-il été possible ?<br />
Idée d’une toile : “ L’âne, rue d’Angleterre ”.<br />
À midi, <strong>en</strong> discutant avec Lucette, qui me souti<strong>en</strong>t toujours dans mon délire pictural, je<br />
lui expliquais que Pascal Bonafoux a bi<strong>en</strong> compris la théorie des mom<strong>en</strong>ts, bi<strong>en</strong> qu’il ignore<br />
probablem<strong>en</strong>t cette théorie. Il compose son exposition comme une œuvre. Il fait l’effort de<br />
construire 6 mom<strong>en</strong>ts (je n’ai pas eu le temps de les noter) pour regrouper les élém<strong>en</strong>ts de son<br />
propos. Je n’ai pas noté que j’ai appris qu’il est né <strong>en</strong> 1949, et qu’il est spécialiste, <strong>en</strong> dehors<br />
de l’autoportrait, de la nature morte et des écrits sur l’art. C’est ainsi qu’il est prés<strong>en</strong>té dans la<br />
brochure d’arts plastiques, à <strong>Paris</strong> 8… C’est vraim<strong>en</strong>t le maître dont j’avais besoin pour<br />
avancer.<br />
Lundi 19 janvier, 15 h 30,<br />
Ces jours-ci, je craignais un peu la v<strong>en</strong>ue de Kare<strong>en</strong>. À tort d’ailleurs, car je ne vois<br />
pas pourquoi je devrais craindre le regard de celle qui a réveillé <strong>en</strong> moi ce mom<strong>en</strong>t de l’art.<br />
Plus qu’un maître ou une muse (termes utilisés précédemm<strong>en</strong>t dans ce journal), ce serait<br />
davantage une fée qui vi<strong>en</strong>t sortir le Prince charmant de sa léthargie. K est une fée des<br />
238
mom<strong>en</strong>ts. On a dit de moi (Christian Verrier) que j’étais un créateur de mom<strong>en</strong>ts ; K est une<br />
fée qui les réveille.<br />
Elle est arrivée vers 11 h 15, avec deux toiles à la main. Mais auparavant, elle m’avait<br />
<strong>en</strong>voyé un message avec une surprise : ses notes prises à mon cours de DEUST du 8 janvier<br />
2004. Dans ce cours, je racontais la théorie des mom<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> expliquant aux étudiants de<br />
seconde année, comm<strong>en</strong>t je me réinv<strong>en</strong>tais dans le mom<strong>en</strong>t de la peinture. Ce texte m’est<br />
apparu remarquable, car même s’il y manquait quelques détails, il repr<strong>en</strong>ait parfaitem<strong>en</strong>t le<br />
mouvem<strong>en</strong>t de mon discours, me donnant le désir de le compléter. Ce texte dev<strong>en</strong>ait quelque<br />
chose que je voulais <strong>en</strong>richir, et dès 7 heures tr<strong>en</strong>te du matin, je me suis mis à la réécriture de<br />
ce texte. Je suis cont<strong>en</strong>t des 12 premières pages. Je peux le pousser à vingt. Et <strong>en</strong>suite le<br />
développer <strong>en</strong> 120 pages. Il y a une charp<strong>en</strong>te d’exposition satisfaisante de ma théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts.<br />
Mais au même courrier, j’avais égalem<strong>en</strong>t un retour de J<strong>en</strong>ny Gabriel, sur mon <strong>en</strong>voi<br />
de ce journal même, que je suis <strong>en</strong> train de t<strong>en</strong>ir, et que je lui avais fait parv<strong>en</strong>ir dans le<br />
prolongem<strong>en</strong>t de notre <strong>en</strong>treti<strong>en</strong> du dimanche précéd<strong>en</strong>t, concernant sa recherche de thèse sur<br />
les mom<strong>en</strong>ts. J<strong>en</strong>ny a repris de nombreux passages de mon journal, et elle y a introduit ses<br />
comm<strong>en</strong>taires, remarques, questions, etc. J’ai découvert ce courrier de 24 pages <strong>en</strong> même<br />
temps que le texte de Kare<strong>en</strong>. J’ai donc interrompu la réécriture de Kare<strong>en</strong>, pour lire J<strong>en</strong>ny à<br />
qui j’ai <strong>en</strong>voyé un message bref pour la remercier, mais <strong>en</strong> même temps pour lui dire que je<br />
voyais mal comm<strong>en</strong>t j’allais répondre point par point à sa lecture si att<strong>en</strong>tive et détaillée. Le<br />
journal est comme une toile. Au départ, on y dépose les premières couches, pour donner la<br />
forme de l’œuvre et les premiers contrastes de couleurs. Mais <strong>en</strong>suite, les choses s’affin<strong>en</strong>t<br />
avec le temps ; la reprise de l’œuvre lui permet de se nuancer. Dans sa lecture chronologique,<br />
J<strong>en</strong>ny comm<strong>en</strong>te au fur et à mesure de sa progression de lectrice. Dans son comm<strong>en</strong>taire, il y<br />
a donc des remarques qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>en</strong>suite sous ma plume même, quelques jours ou semaines<br />
après. Il y a donc un vrai problème de communication lorsque l’on donne à lire un journal ou<br />
que l’on essaie d’exploiter le journal d’un autre (Delacroix, pour moi) dans sa propre<br />
recherche. Un fragm<strong>en</strong>t de journal est difficilem<strong>en</strong>t détachable, car un journal est un effort de<br />
production d’une p<strong>en</strong>sée. C’est un processus. Peut-on comm<strong>en</strong>ter le détail du journal, sans <strong>en</strong><br />
avoir pris la mesure ? C’est une question technique qu’il me faudra traiter d’une manière ou<br />
d’une autre. On est là dans la question de la phénoménologie de la consci<strong>en</strong>ce intime du<br />
temps, explorée par Husserl lorsqu’il comm<strong>en</strong>te l’écoute d’un morceau de musique, texte<br />
repris par moi dans le ch. 2 de mon “ Que sais-je ? ” sur le tango 319 .<br />
Pour préparer ma r<strong>en</strong>contre avec K, j’aurais voulu peindre toute la journée d’hier.<br />
Mais cela n’a pas été possible, car la veille au soir, j’ai été danser ; invité pour fêter ses 50<br />
ans, Jean-Louis Le Grand, m’a demandé <strong>en</strong> situation d’improviser un tango avec Lucette (je<br />
n’avais pas dansé avec elle depuis juin, du fait de son mal de dos). Cette démonstration fut<br />
très réussie, mais épuisante. On m’imposa un morceau que je n’avais pas <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du avant. Je<br />
me suis couché à 2 h 30, et le l<strong>en</strong>demain, il m'a fallu récupérer. Hélène m’a fait tomber du lit<br />
à 9 heures, pour l’accompagner au marché. Je lui ai demandé de passer pour voir mon travail<br />
de peintre. Elle a été tellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>thousiaste, qu’elle a voulu que je fasse v<strong>en</strong>ir Yves pour<br />
l’apéritif. Ils sont rev<strong>en</strong>us le soir pour dîner, avec Constance. Je s<strong>en</strong>s une transe s’opérer<br />
autour de la peinture. Yves a travaillé pour moi. Il a réussi à sortir de son ordinateur de<br />
magnifiques images, à partir de toutes petites photos, très difficiles à lire. Je suis dans mon<br />
trip familial. C’est très intéressant… Je s<strong>en</strong>s chez mes proches un groupe de fans, aussi bi<strong>en</strong><br />
chez Lucette, Charlotte qu’Hélène, Yves, Constance ou Nolw<strong>en</strong>n. C’est la première fois que<br />
je fais l’unanimité autour de ma recherche, mais, pour la première fois aussi, j’ai des<br />
hésitations, je ne me s<strong>en</strong>s pas trop sûr de moi.<br />
319 R. Hess, Le tango, 2° édition, pp. 22 à 33.<br />
239
J’ai beau affirmer que je vais faire 300 toiles dans l’année, que je suis un peintre (voir<br />
le 27 décembre), je me s<strong>en</strong>s un tout petit garçon face à ma palette. Je réussis quelques<br />
premiers jets. Mais je ress<strong>en</strong>s de plus <strong>en</strong> plus tout le travail qui reste à accomplir.<br />
K a beaucoup aimé la N° 21. Elle me dit que j’ai l’œil sur ce qu’il y a à corriger. Mais<br />
elle me dit que techniquem<strong>en</strong>t cette toile est presque aboutie : elle est presque prés<strong>en</strong>table. Il<br />
reste quelques détails à repr<strong>en</strong>dre, mais je vois bi<strong>en</strong> ce qu’il y a à faire. Pour elle, je dois<br />
terminer de toute urg<strong>en</strong>ce la N° 15, qui est une toile très expressive. Elle trouve que la N° 14,<br />
la plus travaillée jusqu’à maint<strong>en</strong>ant, est intéressante car elle montre que j’ai le s<strong>en</strong>s de la<br />
simplification du trait, de la couleur. Je réussis à donner la profondeur. Elle a trouvé que le<br />
mouvem<strong>en</strong>t est bi<strong>en</strong> r<strong>en</strong>du. Elle a longuem<strong>en</strong>t comm<strong>en</strong>té le noir sous le bureau. On a<br />
l’impression d’y voir quelque chose…<br />
On a <strong>en</strong>suite comm<strong>en</strong>té ses deux toiles. La femme voilée est le produit d’un mom<strong>en</strong>t<br />
de paresse. Elle ne voulait pas se lancer à faire les lèvres de cette femme : lui voiler le bas du<br />
visage était donc la meilleure solution technique ; même mom<strong>en</strong>t de paresse instituante avec<br />
l’autre personnage : une jeune femme juste esquissée. Je lui ai suggéré d’acc<strong>en</strong>tuer ses<br />
contrastes, ou alors de faire apparaître un œil qu’elle n’avait pas fait, voulant le faire supposer<br />
dans une ombre, trop légère à mon goût.<br />
Nous avons comm<strong>en</strong>té la brochure d’Arts plastiques. Il faudrait que j’<strong>en</strong> introduise<br />
quelques élém<strong>en</strong>ts qui ont suscité des réactions de ma part. Mais cela me demanderait du<br />
temps. Avant de déjeuner d’une salade, nous sommes allés <strong>en</strong>semble faire un tour à Artacrea,<br />
qu’elle ne connaissait pas, et où il y a des soldes.<br />
On a parlé d’exposition. K trouve que l’on devrait s’exposer. Elle p<strong>en</strong>se qu’il faudrait<br />
obt<strong>en</strong>ir la Galerie. Je lui ai parlé de la C 022, p<strong>en</strong>dant une semaine à la fin de l’année. On est<br />
d’accord. Mais cette idée ne m’apparaît plus être une première urg<strong>en</strong>ce. J’ai l’impression<br />
d’avoir tellem<strong>en</strong>t de toiles à faire pour pouvoir dégager mes cohér<strong>en</strong>ces thématiques ! Cela, je<br />
ne lui ai pas dit. Mais, j’ai bi<strong>en</strong> compris le discours de P. Bonafoux sur les mom<strong>en</strong>ts du<br />
propos, que l’on ti<strong>en</strong>t dans une exposition. Et moi, j’ai un propos, ou plusieurs propos à t<strong>en</strong>ir,<br />
et je dois bi<strong>en</strong> distinguer ce que je puis exprimer ici ou là. Je ne dois pas tout mélanger. Mais<br />
<strong>en</strong> même temps, préparer une expo est une motivation pour produire. On pourrait aussi<br />
s’exposer cet été à Sainte-Gemme. Un thème pour une exposition commune : voiles d’hier et<br />
d’aujourd’hui. Ce qui me plait dans l'idée d'une exposition, c’est l’affiche à créer. J’<strong>en</strong> ai<br />
conçu une belle l’an dernier, pour le colloque Korczak. Elle reste dans mon bureau, signe<br />
qu’elle compte pour moi.<br />
Pour finir, K a conclu, <strong>en</strong> me répétant sa première impression de décembre : elle p<strong>en</strong>se<br />
que j’ai de l’inspiration, et cela compte beaucoup, pour elle. Je lui ai dit que mon chall<strong>en</strong>ge<br />
actuel est de réussir à terminer quelques toiles. Je dois arrêter d’<strong>en</strong> comm<strong>en</strong>cer de nouvelles,<br />
ne serait-ce que pour une question de séchage et de rangem<strong>en</strong>t. Maint<strong>en</strong>ant, c’est l’heure de la<br />
peinture !<br />
Mardi 20 janvier 2004, 9 h 45<br />
Je vi<strong>en</strong>s d’avoir une idée. Je dois corriger les épreuves du livre de G. Gebauer et Ch.<br />
Wulf sur Jeux, rituels, gestes. Le thème de l’ouvrage : une réflexion sur la mimésis, c’est-àdire<br />
l’imitation. J’ai l’idée de faire une toile de grand format (73 x 54 cm), pour servir de<br />
couverture au livre. Il s’agirait d’un portrait <strong>en</strong> abîme de Christoph et Gunther, avec le<br />
peintre. Pour ce faire, je dois obt<strong>en</strong>ir une photo des deux personnages, acheter une toile au<br />
format, acheter une blouse Corot, me faire photographier dans la pose du peintre, et me lancer<br />
dans cette opération. Puisque nous allons aller à Sainte-Gemme ce week-<strong>en</strong>d, il faudra<br />
240
etrouver le tableau offert par R<strong>en</strong>é Lourau qui me servira de modèle de base (un classique de<br />
l’abîme) : un gros chantier, mais la reproduction de ma toile pourrait être imprimée, <strong>en</strong> plus<br />
de 1000 exemplaires, et cela est, <strong>en</strong> soi, une vraie exposition ! Au boulot !<br />
Jeudi 22 janvier 2004, 9 h 30,<br />
Hier, c’était la grève des transports. C’est P. Bonafoux qui nous avait prév<strong>en</strong>u la<br />
semaine passée. J’ai donc décidé de ne pas me r<strong>en</strong>dre à son cours, malgré le r<strong>en</strong>dez-vous<br />
donné à Audrey : la semaine passée, elle n’était pas parv<strong>en</strong>ue à trouver la salle du cours.<br />
J’espère qu’elle a trouvé P. Bonafoux, et qu’elle pourra me raconter ce qu’elle y aura vu et<br />
<strong>en</strong>t<strong>en</strong>du.<br />
Pour ma part, je me suis lancé dans la lecture des épreuves du livre de Gebauer et<br />
Wulf sur la Mimèsis. Je p<strong>en</strong>sais lire les 300 pages dans la journée. Mais j’ai eu une insomnie,<br />
<strong>en</strong>tre 3 heures et 6 heures, liée à un mal d’estomac. J’ai bu de l’eau. Je me suis r<strong>en</strong>dormi, mais<br />
<strong>en</strong> me levant je n’étais pas aussi efficace que d’ordinaire.<br />
Je n’ai lu que 70 pages de ce livre intéressant, très intéressant, à la fois sur la question<br />
de l’imitation, donc de l’esthétique, donc de ma recherche sur la peinture, mais aussi sur les<br />
formes que l’on se donne pour se construire ; et de ce point de vue, ce livre m’apporte<br />
quelque chose sur la Théorie des mom<strong>en</strong>ts. Je le lis donc avec pati<strong>en</strong>ce, et je t<strong>en</strong>te d’<strong>en</strong><br />
construire un index. Pour moi.<br />
Je suis dans mon cours de DEUST. Il n’y a que cinq étudiants (effet de la grève,<br />
<strong>en</strong>core), et je puis donc écrire tranquillem<strong>en</strong>t.<br />
Hier, <strong>en</strong> fin de matinée, j’ai été interrompu, par le passage de Catherine Modave et de<br />
Rub<strong>en</strong> Bag. Celui-ci avait oublié ses affaires, la veille dans mon coffre de voiture. Il passait<br />
repr<strong>en</strong>dre ses papiers. En fait, ils sont restés une heure tr<strong>en</strong>te. Ils ont regardé mes toiles, une<br />
par une. Grosse discussion, avec prés<strong>en</strong>tation de mes sources, etc. C’était tellem<strong>en</strong>t<br />
intéressant, que je leur ai proposé d’écrire leurs comm<strong>en</strong>taires sur la visite de l’Atelier. J’ai<br />
donc pris des photos et ouvert un nouveau livre d’or. Dans une exposition, un artiste fait<br />
signer un livre d’or. Chez Delacroix, la visite de l’atelier est une sorte d’institution. C’est un<br />
mom<strong>en</strong>t du travail du peintre. J’ai ress<strong>en</strong>ti l’ambiance qu’il y avait à la maison, lorsque mon<br />
père montrait les archives de la famille… Ce que je peins, ce sont les mom<strong>en</strong>ts de la famille.<br />
Par exemple, il faut que je pr<strong>en</strong>ne quelques photos du voyage au Brésil. Il faut que Sergio<br />
Borba existe chez moi, comme personnage. Je vais le photographier avec Lucette.<br />
L’après-midi, Miguel et Charlotte sont passés. Miguel a été surpris de la construction<br />
de ce nouveau mom<strong>en</strong>t. Il a signé mon livre d’or. Au courrier, deux photos agrandies par<br />
Brigitte. Elle m’invite à <strong>en</strong> faire des peintures. Or, il se trouve que je me suis déjà <strong>en</strong>gagé<br />
dans l’utilisation de ces deux photos. Cep<strong>en</strong>dant, les photos de Brigitte sont très différ<strong>en</strong>tes,<br />
de celles de Hélène et Yves. Je vais donc pouvoir utiliser le travail de Brigitte pour la<br />
troisième couche de ces toiles bi<strong>en</strong> avancées.<br />
Vers 17 heures, j’ai repris plusieurs toiles : le portrait de Paul à 60 piges. Je l’ai<br />
nettem<strong>en</strong>t amélioré, dans le s<strong>en</strong>s discuté avec Kare<strong>en</strong>. Ce qui me choque maint<strong>en</strong>ant, c’est la<br />
bouche et le fond aussi. Il faut l’<strong>en</strong>richir. Pareil pour la toile peinte, des 13 employés<br />
municipaux de Reims <strong>en</strong> 1915 avec leurs masques à gaz. Il faut maint<strong>en</strong>ant travailler le fond.<br />
Ce sera un gros travail pour ne pas saboter le joli portrait de groupe. Par la seconde couche, je<br />
l’ai verdi. Cela donne un effet assez surréel. Faut-il mettre du rouge dans cette toile ? J’ai<br />
besoin de la visite de Christian Lemeunier. C’est lui qui me pousse à ouvrir mes tubes de<br />
rouge.<br />
241
Sur Paul à 60 piges, <strong>en</strong>core une remarque. J’ai verdi le costume. Cela aboutit au<br />
résultat contraire de ce qu’avait proposé Yves. Mais ce vert du costume est tout à fait<br />
improbable historiquem<strong>en</strong>t : mon grand-père n’aurait jamais porté un tel costume. Lorsque<br />
j’ai pris une distance par rapport au tableau, j'ai associé, tout d’un coup, au costume que<br />
portait Louis Aragon, quand je l’ai r<strong>en</strong>contré <strong>en</strong> Prov<strong>en</strong>ce, chez Nahmias. Cela doit faire très<br />
longtemps. J’avais oublié que j’avais r<strong>en</strong>contré Aragon. Le travail de peinture fait donc<br />
r<strong>en</strong>contrer des couleurs, qui évoqu<strong>en</strong>t des formes, des mouvem<strong>en</strong>ts. J’ai évoqué cet épisode<br />
avec Lucette. Mais elle ne vivait pas <strong>en</strong>core avec moi, quand j’ai r<strong>en</strong>contré Aragon. C’était<br />
donc avant 1975. Je vais <strong>en</strong> toucher deux mots à Brigitte. Peut-être étions-nous <strong>en</strong>semble ce<br />
jour-là. Je ne me souvi<strong>en</strong>s plus du lieu. Seulem<strong>en</strong>t des couleurs. Je vais être obligé de mettre<br />
du violet dans ce tableau. C’est à la fois intéressant pour Paul (c’est la couleur de la<br />
décoration qu’il portait : les palmes académiques), mais aussi pour ce souv<strong>en</strong>ir d’Aragon, car<br />
le vert de son costume contrastait avec du violet type bruyère.<br />
La peinture me plait pour ses couleurs. Catherine trouve l’huile pas suffisamm<strong>en</strong>t<br />
éblouissante (elle peint à l’acrylique). Personnellem<strong>en</strong>t, j’aime bi<strong>en</strong> les tons de la peinture à<br />
l’huile.<br />
13 h 05,<br />
Après avoir déjeuné d’un sandwich à la cafétéria, je vais à la bibliothèque de<br />
l'université. Réminisc<strong>en</strong>ce 320 d’un livre qui doit avoir 25 ans, et qui trône dans ma<br />
bibliothèque de Sainte Gemme. Je sais où il est. Chacun des 10 000 livres de ma bibliothèque<br />
est une sorte de touche. Chaque ouvrage ne pr<strong>en</strong>d son s<strong>en</strong>s que par rapport à d’autres.<br />
Aujourd’hui, j’ai réussi à avoir, à un très bon prix :<br />
- Bruno LATOUR, Aramis ou l’amour des techniques (La découverte, 1992) et<br />
- Femmes galantes, femmes artistes dans le Japon anci<strong>en</strong> (XI-XIIIème siècle) de<br />
Jacqueline PIGEOT (Gallimard, nrf, B. des histoires, 2003, 373 pages).<br />
J’ai ouvert le livre de P. Bonafoux, lu la semaine dernière sur l’autoportrait, à la page<br />
45 : “ Au r<strong>en</strong>dez-vous des amis ”. Mon problème, c’est que j’ai oublié mes lunettes dans ma<br />
voiture. Je ne puis donc pas avancer dans la lecture de quoique ce soit. Par contre, je puis<br />
écrire, car je dispose d’un stylo noir très contrasté… Vais-je retourner chercher mes lunettes,<br />
ou me cont<strong>en</strong>ter d’écrire ?<br />
J’ai fait un excell<strong>en</strong>t cours ce matin, devant 7 étudiants sur l’institutionnalisation du<br />
sujet. Personne n’a pris de note. Il faudrait que je reconstitue ce que j’ai improvisé.<br />
Plus j’avance dans ma peinture, plus je p<strong>en</strong>se qu’elle n’est pas montrable. J’ai <strong>en</strong>core<br />
un tel chemin à accomplir avant de dev<strong>en</strong>ir Remi HESS. Et pourtant, je le devi<strong>en</strong>s. Le portrait<br />
de Paul est vraim<strong>en</strong>t intéressant. J’ai <strong>en</strong>vie de le montrer à Antoinette, histoire de m’assurer<br />
que je l’ai bi<strong>en</strong> pris ! Elle est la dernière, <strong>en</strong> dehors de moi, dans la famille à l’avoir connu. Je<br />
s<strong>en</strong>s que, parti d’une photo, je transforme son image <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant compte de ce que j’ai connu de<br />
lui.<br />
J’ai vécu 56 ans sans moustache. Mais ma 57 ème année est celle de la moustache. C’est<br />
l’année où mes petites filles me r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t. J’imagine que si elles me peign<strong>en</strong>t suite à mon<br />
décès, elles rajouterai<strong>en</strong>t une moustache sur une photo où il n’y <strong>en</strong> a pas ! Aragon est dans<br />
mon grand-père. Voir cela est une activité onirique. C’est une association qui s’impose à moi,<br />
320 Réminisc<strong>en</strong>ce (le mot est joli) de la Cité des Egos de Jacques Guigou (Anthropos) : Remi-nisc<strong>en</strong>ce.<br />
242
<strong>en</strong> dehors de toute raison, simplem<strong>en</strong>t à cause d’un rapprochem<strong>en</strong>t de couleurs, couleurs que<br />
je conçois d’ailleurs à partir de blanc et noir, mais qui m’oblig<strong>en</strong>t à une exploration intérieure.<br />
Pourquoi ce vert, ici, ce jour-là ?<br />
Je lis aussi le volume 5 du journal de B<strong>en</strong>younès. Je le lis très l<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t du fait de mes<br />
différ<strong>en</strong>tes activités, mais aussi du fait que je dégage pour moi de la lecture de ce texte.<br />
Mimétisme ? Travail des images.<br />
“ Le Martyre des dix mille chréti<strong>en</strong>s ” (1508) se trouve page 33.<br />
Audrey est dans la bibliothèque. Elle vi<strong>en</strong>t me montrer ce qu’elle lit et me dit de voir<br />
la page 107 de Hôtel La Chapelle, (77 (73) LAC). Cela me concerne.<br />
Elle me montre <strong>en</strong>core L’ins<strong>en</strong>sé (photo) Japon 77 (520) Jap.<br />
Audrey est chômeuse. Elle vit au milieu des précaires. Elle me raconte sa canicule :<br />
une installation sous la t<strong>en</strong>te, sur un terrain vague, avec des artistes. Cela a duré un mois. Ils<br />
ont vécu comme dans le désert. Ils ont intitulé cette expéri<strong>en</strong>ce, <strong>en</strong> plein <strong>Paris</strong>, près de la<br />
Villette : Développem<strong>en</strong>t durable. Audrey développe une recherche sur son propre corps…<br />
Bijoux, etc. Elle me dit, parlant de mes peintures : “ C’est politiquem<strong>en</strong>t plus correct ”.<br />
Il faudrait réfléchir à l’arg<strong>en</strong>t, dans la construction des mom<strong>en</strong>ts.<br />
V<strong>en</strong>dredi 23 janvier 2004, 14 h 30 (<strong>Paris</strong> 8, DESS).<br />
Hier soir, après le tango, j’ai proposé à Christian Lemeunier<br />
de passer boire une bière à la maison. Il a tout de suite accepté.<br />
L’objectif : voir l’avancée de mes toiles. Christian a signé le Livre<br />
d’or de l’atelier. Ce qui l’a intéressé, c’est le travail autour du<br />
masque à gaz. Nous avons eu une discussion de deux heures, mais<br />
j’étais trop fatigué pour mémoriser nos échanges. Je p<strong>en</strong>se qu’ils<br />
revi<strong>en</strong>dront dans les jours qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. J’ai parlé du vert<br />
Aragon, et du violet des bruyères. Christian m’<strong>en</strong>courage à<br />
continuer mon chantier “ portraits de groupes ”.<br />
Ce matin, j’ai profité de la prés<strong>en</strong>ce de Lucette dans la voiture pour passer chercher<br />
des tubes de blanc et 3 châssis de 73 cm, chez Artacrea. Cela m’a permis de me garer devant<br />
le magasin. Au départ, je voulais un châssis pour L’abîme mimétique. Mais ils <strong>en</strong> proposai<strong>en</strong>t<br />
des paquets de trois. J’<strong>en</strong> ai profité. J’ai pris une carte de fidélité.<br />
17 h,<br />
Réunion des IrrAIductibles, suivie d’Attractions passionnelles. Georges est v<strong>en</strong>u à la<br />
réunion où il y avait aussi Rub<strong>en</strong> Bag.<br />
Projet Attraction passionnelle n°1<br />
- Manifeste<br />
- Mon journal<br />
- Des comptes-r<strong>en</strong>dus de lecture (Oury, Delacroix, Wald<strong>en</strong>).<br />
- Note de lecture de J. Gabriel ? (de mon journal).<br />
- Liz Claire. Courriers (échanges de lettres).<br />
243
Comité :<br />
Christian Lemeunier, Remi Hess, Audrey Beugle, Kare<strong>en</strong><br />
Illiade, Liz Claire, Zh<strong>en</strong> Hui Hui, Angela Cumin, Charlotte Hess,<br />
R<strong>en</strong>é Schérer, Gilles Boudinet, J<strong>en</strong>ny Gabriel, Hubert de Luze,<br />
Maria Buttey.<br />
Lundi 26 janvier 2004, 14 h, (réunion du LAMCEEP).<br />
Avant que la réunion ne comm<strong>en</strong>ce, je veux noter qu’hier à<br />
Sainte Gemme, j’ai ouvert pour la première fois ma boîte de<br />
peinture à l’huile. J’ai peint deux Vierges (statues appart<strong>en</strong>ant à<br />
ma mère et qui étai<strong>en</strong>t moches comme tout), dans des couleurs<br />
gaies. Ensuite, j’ai fait un fond pour une toile que je destinais, dès<br />
juillet au thème “ Tango sur les quais ”.<br />
Ce matin, j’ai rapporté une huile sur carton, assez moche, héritée de ma mère que j’ai<br />
l’impression d’utiliser comme fond pour faire un portrait (cette toile représ<strong>en</strong>te un coucher de<br />
soleil sur la mer).<br />
Une idée m’est v<strong>en</strong>ue : le gros travail de la peinture, c’est de nettoyer les pinceaux.<br />
Aussi, lorsqu’on s’y met, il faut ouvrir l’atelier pour un certain temps. Plus on est dans une<br />
gamme de couleurs, plus il faut l’étaler dans plusieurs toiles. Mon tal<strong>en</strong>t actuel, c’est d’oser<br />
<strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong>tre 20 et 30 toiles <strong>en</strong> parallèle.<br />
J’ai transporté la toile “ Hélène et Nolw<strong>en</strong>n ” (Aimer, s’aimer 2) à Sainte Gemme. Je<br />
crois que c’est <strong>en</strong> Champagne, que je terminerai cette toile.<br />
Une autre chose que je dois noter : on a retrouvé la carte postale que R<strong>en</strong>é Lourau<br />
m’avait offerte sur l’abîme. Elle avait été mise sous cadre. Je n’ai pu la rapporter. Je l’ai donc<br />
longuem<strong>en</strong>t regardée, observée. Ce qui m’a frappé, c’est que dans mon souv<strong>en</strong>ir, j’avais placé<br />
la toile <strong>en</strong>tre les modèles et le peintre. Or, il se trouve à droite des trois personnages. Le nom<br />
de ce tableau m’échappe. Il faudrait que j’<strong>en</strong> parle à P. Bonafoux : il a certainem<strong>en</strong>t la<br />
réponse à cette question. Mais la réponse doit se trouver dans Le rêver de R<strong>en</strong>é Lourau. En aije<br />
<strong>en</strong>core une version imprimée (avec ce tableau) ?<br />
À Sainte Gemme, j’ai utilisé une planche comme palette. L’idée m’est v<strong>en</strong>ue chez<br />
Charlotte où nous sommes passés le v<strong>en</strong>dredi soir, pour aller chercher une table qu’elle<br />
voulait déposer Rue d’Angleterre. Au mur, il y avait une planche utilisée par Marco Camera<br />
lorsque celui-ci a peint la grande fresque que nous lui avons achetée à Ligoure… Charlotte<br />
avait eu la prés<strong>en</strong>ce d’esprit de demander à Marco sa palette ! Quelque bonne idée ! Du coup,<br />
idée de produire des palettes au fur à mesure de mon travail. Il me faudrait utiliser des<br />
planches de format id<strong>en</strong>tique. Cela permettrait de les monter <strong>en</strong> séries, pour faire des basreliefs.<br />
En comm<strong>en</strong>çant à pr<strong>en</strong>dre des notes, j’ai p<strong>en</strong>sé à Pascal Bonafoux. Irai-je mercredi à<br />
son cours ? Lui écrirai-je un mot ? Pour lui dire quoi ? Ne serait-ce pas trop précipité, que de<br />
se construire dès maint<strong>en</strong>ant une relation épistolaire ?<br />
Le temps me manque. Je ne dois pas saboter mon voyage au Brésil. Pour cela, il faut le<br />
préparer. J’ai décidé de rapporter ma boîte de gouaches de Sainte Gemme. Je pourrais aussi<br />
244
passer à Artacréa, pour acheter du papier. Le problème, c’est de terminer tout ce qui doit être<br />
fait avant de partir : relire les épreuves de Christoph demande beaucoup de temps ; et <strong>en</strong><br />
même temps une prés<strong>en</strong>ce int<strong>en</strong>sive. Relire Gebauer et Wulf, aller porter les épreuves chez<br />
Anthropos, <strong>en</strong> profiter pour rapporter quelques bouquins à emporter au Brésil, etc. Rêve d’y<br />
avoir du temps, d’y produire des dessins, des petits paysages, etc. Prolonger mon effort de<br />
septembre dernier à Brasilia. Je ne dois pas oublier ce carnet. Il me faut, <strong>en</strong> effet, continuer à<br />
garder des traces quotidi<strong>en</strong>nes de ce que je produis ou t<strong>en</strong>te de produire. Il y a un li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre la<br />
surv<strong>en</strong>ue des idées, et la confrontation à la pratique picturale. Tant qu’une forme reste p<strong>en</strong>sée<br />
sans être inscrite, il y a des risques de perte ou de métamorphose. Si je veux progresser, j’ai<br />
consci<strong>en</strong>ce qu’il me faut regrouper mes dessins, peintures, etc., <strong>en</strong> un même lieu.<br />
Actuellem<strong>en</strong>t, mon atelier est à <strong>Paris</strong>, mais dès le 15 avril (les vacances sont le 10), il faut<br />
regrouper mon matériel à Sainte Gemme. L’atelier se déplacera chaque année selon un rythme<br />
saisonnier<br />
Parmi les élém<strong>en</strong>ts qui m’aid<strong>en</strong>t à me p<strong>en</strong>ser comme peintre, ou plus largem<strong>en</strong>t<br />
comme artiste, je veux noter qu’hier, j’ai regroupé des clous usés pour <strong>en</strong> remplir un seau,<br />
avec l’int<strong>en</strong>tion d’<strong>en</strong> faire une sculpture. Je p<strong>en</strong>sais que j’allais souder ces clous pour faire<br />
surgir une forme. Mais aujourd’hui, je voudrais <strong>en</strong> faire autre chose. Je voudrais symboliser le<br />
chantier de l’été dernier. Pour cela, les élém<strong>en</strong>ts du chantier serai<strong>en</strong>t intéressants à utiliser :<br />
bois, zinc, une tuile, peut-être ? Et des clous. Où vais-je mettre cette sculpture ? Dans le<br />
jardin. Donc, il faut que le zinc protège le bois, la mouture <strong>en</strong> bois. C’est du recyclage de<br />
chutes, de résidus. Le problème des clous : ils vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de l’anci<strong>en</strong>ne charp<strong>en</strong>te. L’œuvre sera<br />
un hommage à l’anci<strong>en</strong>ne maison. Peut-être dois-je recycler rapidem<strong>en</strong>t les résidus de mon<br />
chantier. Ceux-ci comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t à disparaître (il n’y a plus de gravas).<br />
Je crains que Dami<strong>en</strong> n’élimine tout ce qui reste devant chez moi. L’artiste a besoin de<br />
matériaux. On retrouve la question du chantier. Dali a beaucoup travaillé avec des artisans. Ce<br />
qui me manque, pour recruter Jean-Pierre et les autres, ce ne sont pas les idées, mais l’arg<strong>en</strong>t<br />
pour les payer. Pour trouver l’arg<strong>en</strong>t de mon chantier, il faudrait que je v<strong>en</strong>de mes toiles au<br />
prix où Dali v<strong>en</strong>dait les si<strong>en</strong>nes. Cela faciliterait les choses.<br />
Pour moi, il est évid<strong>en</strong>t maint<strong>en</strong>ant, qu’il me faut racheter la maison d’<strong>en</strong> face. C’est là<br />
que je veux installer mon atelier. Lucette me dit : “ Chez nous, la pièce au-dessus du chartil<br />
serait idéale pour ton atelier ”. Je lui ai dit : “ oui, mais il m’aurait fallu une f<strong>en</strong>être sur la rue<br />
(c’est-à-dire sur le Sud) ”. Lucette a refusé que je fasse percer une f<strong>en</strong>être sur la rue. Du coup,<br />
je ne me s<strong>en</strong>s pas bi<strong>en</strong> dans cette pièce. Ce matin, avec l’expert, nous sommes passés dans<br />
cette pièce. Il m’a dit : “ elle est très fraîche ; exposée au nord, il faudrait l’isoler ”. Cette<br />
pièce est la plus froide de la maison. Il y a une grande différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre une pièce exposée au<br />
nord, et une pièce exposée au sud. Pour peindre, le cadre est important. Si j’avais la maison<br />
d’<strong>en</strong> face, j’installerais une salle d’exposition dans la maison de droite, au rez-de-chaussée. A<br />
l’étage, face à la vallée, un atelier, comme <strong>en</strong> forme de mezzanine, le plus haut possible pour<br />
avoir une vue plein sud (sur 20 kms).<br />
L’assurance va nous payer une somme qui va nous permettre d’éponger les dettes<br />
actuelles : emprunt à Charlotte, impôts, etc. Nous pourrons donc repartir de zéro. Mais avec<br />
Lucette, actuellem<strong>en</strong>t, nous avons une toute petite diverg<strong>en</strong>ce d’appréciation. Lucette veut<br />
terminer notre maison avant de lancer un autre chantier. Elle a raison. Mais <strong>en</strong> même temps, il<br />
ne faut pas laisser filer la maison d’<strong>en</strong> face. L’inquiétude de Lucette : les travaux d’<strong>en</strong> face<br />
vont nous coûter très cher. Il y a des travaux urg<strong>en</strong>ts à y faire : le toit par exemple, etc. Cela<br />
est vrai. Donc il y a une différ<strong>en</strong>ce d’appréciation sur ce que nous pouvons nous <strong>en</strong>gager à<br />
faire… Le problème est <strong>en</strong> dernière instance financier. La seule solution pour gagner du fric :<br />
faire de la bonne peinture, et parv<strong>en</strong>ir à <strong>en</strong> v<strong>en</strong>dre, un peu, et réinvestir ce que l’on gagnera<br />
dans ce chantier : Figueras a connu Dali ; Sainte Gemme m’a r<strong>en</strong>contré. Je ferai de Sainte<br />
Gemme, un lieu d’exposition et de r<strong>en</strong>contre, d’accueil. Si Dieu me prête vie ! comme on dit.<br />
245
Je m’aperçois que je n’ai cessé d’écrire durant toute la première réunion (Lamceep),<br />
suivie d’une seconde (Comité de rédaction de Pratiques de formation), où mon écriture s’est<br />
ral<strong>en</strong>tie, mais s’est poursuivie. Je suis cont<strong>en</strong>t finalem<strong>en</strong>t d’être parv<strong>en</strong>u à cette conclusion : il<br />
me faut acheter la maison d’<strong>en</strong> face ma propre maison champ<strong>en</strong>oise, pour <strong>en</strong> faire un lieu<br />
d’art et d’archives. En fait, je m’aperçois que je r<strong>en</strong>oue avec mon rêve d’<strong>en</strong>fant : je voulais<br />
être le gestionnaire de la Maison commune du Chemin vert (Je rêvais de succéder à Monsieur<br />
Hugerot).<br />
Cocteau a fait un jardin merveilleux à Cap d’Ail. J’ai pris un vrai plaisir, début juillet<br />
2003, d’y fêter les 40 ans de l’OFAJ. Il y avait prévu un théâtre magnifique, et planté de si<br />
beaux arbres.<br />
Mardi 27 janvier 2004, 12 h 45<br />
Confér<strong>en</strong>ce de Michel Lobrot dans mon cours. On dévie sur<br />
la peinture automatique. Michel la pratique depuis longtemps. Il<br />
aurait pu être peintre, a-t-il dit, s’il n’avait pas été professeur. Il<br />
évoque un musée à Bourges pour dire qu’un artiste ne fait jamais<br />
que la même chose. On se produit dans la reproduction de<br />
quelque chose : peut-être l’autre qui est <strong>en</strong> moi. Montaigne disait :<br />
“ Je suis à moi seul le représ<strong>en</strong>tant de l’humaine condition ”.<br />
Quand Piaget étudie ses <strong>en</strong>fants, il étudie tous les <strong>en</strong>fants. Cette<br />
discussion est partie d’une réflexion sur l’écriture automatique.<br />
15 h,<br />
Après un repas super amical avec Michel (Kare<strong>en</strong> lui a offert<br />
le repas), nous revoici dans le séminaire. Patrice met les tables <strong>en</strong><br />
rond (suite à la critique de M. Lobrot, sur l’effet néfaste des tables<br />
dans la salle B 230). Avant le séminaire, je passe à la Galerie. Je<br />
regarde très vite les œuvres de Bettina Beylerian (céramique) – 01<br />
45 75 05 76. C’est beau. Je regarde aussi le verre soufflé de Marie-<br />
Catherine Geffroy. Ses sculptures translucides nous “ plong<strong>en</strong>t<br />
dans un univers onirique ”. (01 46 95 49 93).<br />
Jeudi 29 janvier, 9 h 10,<br />
Je vais présider la commission de spécialistes pour le<br />
recrutem<strong>en</strong>t des professeurs associés. Je suis donc le premier<br />
arrivé. J’<strong>en</strong> profite pour écrire quelques <strong>ligne</strong>s concernant la<br />
soirée d’hier.<br />
246
J’avais organisé avec Lucette un dîner avec Audrey, R<strong>en</strong>é Schérer, Georges<br />
Lapassade, Véronique, Lucette et moi pour parler d’Attractions passionnelles. A cette<br />
occasion, R<strong>en</strong>é et Audrey ont découvert ma peinture. Ils ont été très <strong>en</strong>courageants. R<strong>en</strong>é a<br />
fait une analyse écrite de mon œuvre dans mon livre d’or. Je n’ai pu lire ce comm<strong>en</strong>taire très<br />
profond, que ce matin : il est très stimulant pour moi.<br />
Dans l’après-midi, Christine Delory était égalem<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>ue écrire quelques phrases qui<br />
se conjugu<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> avec ce qu’a écrit R<strong>en</strong>é. L’idée de livre d’or est excell<strong>en</strong>te.<br />
Dans l’après-midi, j’étais passé chez Hélène. Elle m’a donné une photo de Paul,<br />
debout, <strong>en</strong> masque à gaz, sur les ruines de sa maison. C’est la photo la plus forte, pour moi, de<br />
toute la série. J’espère que je vais parv<strong>en</strong>ir à <strong>en</strong> faire quelque chose. Il y a quelque chose d’un<br />
fil rouge, dans ce que j’ai produit jusqu’à maint<strong>en</strong>ant. C’est important de savoir où l’on va.<br />
Hier, j’ai eu une intuition <strong>en</strong> parlant avec Christine. Je lui ai montré les<br />
agrandissem<strong>en</strong>ts des photos de Lefebvre, Lourau… faites le 1 er janvier 2000. J’avais un<br />
problème technique. Comm<strong>en</strong>t placer plus de trois personnes dans le cadre autour de la table.<br />
J’ai rep<strong>en</strong>sé, dans l’histoire de la peinture, à la Cène comme dispositif. Il faut que je<br />
docum<strong>en</strong>te cette intuition. Je vais t<strong>en</strong>ter…<br />
31 janvier 2004, 14 h 05,<br />
Les par<strong>en</strong>ts de Lucette vont v<strong>en</strong>ir s’installer chez nous le temps de notre voyage au<br />
Brésil. Nous avons beaucoup travaillé pour mettre nos bureaux <strong>en</strong> ordre. J’ai passé trois jours<br />
à corriger des copies (j’ai r<strong>en</strong>du mes résultats ce matin). En même temps, je p<strong>en</strong>se à mon<br />
voyage, et à ce que je veux emporter à Bahia. J’ai préparé non seulem<strong>en</strong>t mes gouaches, mais<br />
aussi du papier (acheté hier soir), et des photos que j’ai été faire agrandir. Je p<strong>en</strong>se me lancer<br />
dans deux portraits de Lucette (à partir de photos du 1 er janvier 1990), d’un portrait de<br />
Charlotte, etc. Je vais continuer à la gouache mon travail <strong>en</strong>trepris à l’huile.<br />
Je vais me mettre maint<strong>en</strong>ant à la rédaction de textes pour le Brésil. Je vais emporter<br />
celui du 8 janvier, décrypté par Kare<strong>en</strong>, sur mon <strong>en</strong>trée dans la peinture.<br />
1 er février 2004, (dans l’avion vers le Brésil, Salvador de Bahia),<br />
…La seule chose qui me motive actuellem<strong>en</strong>t est la production de mon œuvre : les<br />
livres, le journal, mes collections, maint<strong>en</strong>ant ma peinture ! Peu de g<strong>en</strong>s parvi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à<br />
compr<strong>en</strong>dre comm<strong>en</strong>t, n’ayant jamais fait de peinture à l’huile, je me suis décidé à m’y mettre<br />
avec une telle fougue : j’ai peint 20 toiles depuis décembre 2003 ! Et dans chaque nouvelle<br />
toile, j’acquiers plus d’assurance et j’affirme une ori<strong>en</strong>tation fortem<strong>en</strong>t id<strong>en</strong>tifiable que je<br />
découvre <strong>en</strong> la créant !<br />
On vi<strong>en</strong>t d’atterrir. Escale à Madrid !<br />
15 h 45 (heure de <strong>Paris</strong>)<br />
Nous nous trouvons donc dans le vol 083 pour Salvador. Officiellem<strong>en</strong>t, nous partons<br />
pour un colloque et une série de confér<strong>en</strong>ces. Mais <strong>en</strong> fait, Lucette veut d’abord se reposer.<br />
Elle a annoncé qu’elle ne parlerait pas <strong>en</strong> public. Elle m’accompagne : moi-même, je parlerai.<br />
J’essaierai de répondre à la demande, mais j’ai décidé de mettre la pédale douce : j’emporte<br />
deux maillots de bain, un très bon livre (sur la théorie chinoise du temps, et tout<br />
247
particulièrem<strong>en</strong>t des mom<strong>en</strong>ts), et mon matériel de peinture. J’ai pris un gros volume de<br />
papier A3 (du 300 gr) pour faire de la gouache. Je veux peindre des choses difficiles, donc<br />
pr<strong>en</strong>dre du temps. Je veux pouvoir faire des séances de 4 heures, sans être interrompu. J’ai<br />
remarqué que la réussite d’un tableau est liée au temps de travail que je me donne, quand je<br />
l’aborde. Réussir le premier jet est important : c’est ess<strong>en</strong>tiel. Donc, je vais au Brésil pour<br />
travailler mon mom<strong>en</strong>t peinture. Aussi, ai-je emporté avec moi deux autres carnets, où je<br />
ti<strong>en</strong>drai mon journal, par mom<strong>en</strong>t. J’ai pris le Journal d’un artiste, mon Journal de danse (au<br />
cas où !) et aussi mon carnet dali<strong>en</strong> (celui où je fais des croquis). Je p<strong>en</strong>sais pr<strong>en</strong>dre un autre<br />
carnet de croquis, mais la précipitation de la journée d’hier m’a fait oublier de faire une<br />
analyse de cont<strong>en</strong>u de mon chantier valise. Les boîtes de peinture (3) pès<strong>en</strong>t lourd.<br />
Quand j’évoquais les choses qui me rest<strong>en</strong>t à faire : il y a les 50 bouteilles de<br />
champagne, que je dois à mon frère. La tradition familiale, c’est de faire une étiquette<br />
spéciale. Pour ses 50 ans, j’ai l’idée de peindre directem<strong>en</strong>t sur les bouteilles. C’est un<br />
chantier que je ne ferai pas au Brésil.<br />
En septembre 2003, j’ai passé 15 jours, seul, à Brasilia. J’avais du temps. Donc, j’ai pu<br />
peindre d’assez belles choses. J’ai mis de la couleur dans mon Carnet dali<strong>en</strong> 1. De plus, j’ai<br />
travaillé la gouache, <strong>en</strong> t<strong>en</strong>tant de saisir la personnalité des arbres de la propriété où j’étais : le<br />
parc était magnifique. J’ai profité des couleurs. J’aime la couleur brésili<strong>en</strong>ne : c’est une vraie<br />
palette !<br />
Lors de l’escale, on est passé dans les Free Duty. J’ai acheté une boîte de cigares<br />
espagnols. Je les fumerai au Brésil, pour récupérer la boîte pour mettre mes tubes de gouache.<br />
Sur le plan de la peinture, je ne sais si je vais peindre les paysages locaux : un peu,<br />
oui, certainem<strong>en</strong>t. Mais je veux aussi travailler sur le thème, des toiles que je peins<br />
actuellem<strong>en</strong>t. J’ai emporté des photos que je fais agrandir pour m’<strong>en</strong> inspirer. J’ai avec moi<br />
une très, très belle photo de Lucette (le 1 er janvier 1990, chez R<strong>en</strong>é Lourau) : c’est cette pose<br />
que je voudrais t<strong>en</strong>ter de r<strong>en</strong>dre.<br />
À côté des soldes, la Braderie de la Maison verte fait office d’un événem<strong>en</strong>t : acheter<br />
une toile pour 1 euro, m’a semblé à la fois agréable et <strong>en</strong> même temps déprimant. Le prix<br />
d’une toile neuve pour un tel format serait de 7 euros. Peinte, elle ne vaut plus qu’un euro.<br />
Certes, elle avait une petite détérioration (1cm2 percé). Mais je me ferai un devoir de la<br />
rénover, <strong>en</strong> suivant les conseils de Sarah Wald<strong>en</strong> 321 . Il y a quelques mois, j’avais demandé à<br />
Christophe Lotterie de m’acheter des toiles, pour les finir (les détourner). Celle d’hier<br />
représ<strong>en</strong>te des arbres de Prov<strong>en</strong>ce, peut-être des Oliviers. Il y a, dans cette toile, le violet que<br />
j’avais vu, autour du costume vert pomme d’Aragon <strong>en</strong> 1973 ou 74… Je tourne autour de<br />
cette couleur. Comm<strong>en</strong>t oser détourner un tel tableau ? En même temps, il faut lui redonner de<br />
la valeur. Je trouve d’ailleurs que cette toile est sous-évaluée. Je l’aurais payée 20 ou 30<br />
euros, dans la mesure où elle me semble exister, avoir une consistance. Je n’ai pas eu le temps<br />
de regarder la signature, mais c’est vraim<strong>en</strong>t intéressant. Serait-ce un sacrilège que de la<br />
retoucher ? Je pourrais aussi la coller sur l’une de mes toiles : je la sauverai <strong>en</strong> l’installant, sur<br />
une toile actuelle et de bonne qualité. Au lieu de peindre dessus, je l’installerai dans ma<br />
propre composition. Peut-on coller une toile sur une toile ? Je vais me r<strong>en</strong>seigner chez<br />
Artacréa. Elle irait très bi<strong>en</strong> dans la toile de “ Paul à 60 piges ”. À p<strong>en</strong>ser : Il faut avoir de<br />
l’audace pour redonner de la valeur au travail de cet excell<strong>en</strong>t peintre abandonné.<br />
Idée de mettre mes oliviers dans le cadre d’une f<strong>en</strong>être : celle de la cuisine de Sainte<br />
Gemme, par exemple. Cela donnerait une vue sur le jardin. Mais si je colle une toile sur mon<br />
châssis, cela va faire du relief. Comm<strong>en</strong>t l’arrière-fond devi<strong>en</strong>drait-il proémin<strong>en</strong>t ?<br />
321 Sarah Wald<strong>en</strong>, Outrage à la peinture, op. cit.<br />
248
Dommage que mon carnet de croquis soit dans la grosse valise. J’aurais bi<strong>en</strong> changé<br />
d’activité. Ces "vacances" arriv<strong>en</strong>t au bon mom<strong>en</strong>t. Il n’y a ri<strong>en</strong> à faire dans le jardin. C’est la<br />
période du gel <strong>en</strong> Champagne… Quand je revi<strong>en</strong>drai, j’aurai la santé et l’énergie de me lancer<br />
dans un grand chantier d’aménagem<strong>en</strong>t du jardin. Je dispose de pierres. Je vais pouvoir<br />
construire de nouveaux murs, et installer un banc à l’<strong>en</strong>droit où l’on peut voir devant, à<br />
travers les deux f<strong>en</strong>êtres de la bibliothèque ! C’est un point qu’il faut transformer <strong>en</strong> point<br />
fixe, <strong>en</strong> lieu d’observation : on peut regarder les voitures qui mont<strong>en</strong>t au village. À cet<br />
<strong>en</strong>droit, je voudrais installer un abri pour qu’on puisse y fumer un cigare, même sous la pluie.<br />
Ce sera mon fumoir : un fumoir <strong>en</strong> plein air ne dérange personne.<br />
Ma maison devi<strong>en</strong>dra une œuvre d’art, à la manière de Figueras pour Dali. Je ferai<br />
travailler les artisans, pour réaliser tous mes fantasmes ou représ<strong>en</strong>tations oniriques. Mes<br />
toiles s’inscriront progressivem<strong>en</strong>t dans ce nouveau paysage. Je dois p<strong>en</strong>ser à installer des<br />
sculptures de mes amis dans le jardin. Concernant la sculpture, c’est mon objectif réel. Mais<br />
là, je ne puis échapper à une formation méthodique. Cela vi<strong>en</strong>dra à son heure. Dans un<br />
premier temps, il faut sculpter le jardin lui-même, <strong>en</strong> gagnant du temps sur ma pratique<br />
actuelle, du terrassem<strong>en</strong>t à la main. Il faut mobiliser des machines-outils.<br />
Je p<strong>en</strong>se que j’écris bi<strong>en</strong> aujourd’hui parce que je dispose d’un carnet d'un bon format<br />
pour écrire dans un avion, et aussi d’un stylo à pointe fine, qui ne fuit pas, etc. Le bon<br />
matériel est nécessaire. Mais on l’acquiert grâce aux expéri<strong>en</strong>ces antérieures. Sur ma carte<br />
d’accès à bord, je lis cette phrase qui sert de devise à l’aéroport de <strong>Paris</strong> : “ Notre plus belle<br />
destination, c’est vous ”. Qui a trouvé cela ? C’est vrai que ma destination : c’est moi.<br />
“ L’œuvre de l’homme, c’est lui-même ”, a dit Lefebvre. Je veux rajouter : “ L’œuvre de<br />
l’homme, c’est son mouvem<strong>en</strong>t pour dev<strong>en</strong>ir lui-même ”.<br />
Une idée progresse : la r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre Analyse institutionnelle et Théorie des<br />
Mom<strong>en</strong>ts. J’imagine un livre qui s’intitulerait De l’analyse institutionnelle à la théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts. Ce pourrait être un livre sur le mode du récit. L’AI racontée aux étudiants, la<br />
sociologie d’interv<strong>en</strong>tion, puis la question du mom<strong>en</strong>t, de l’institutionnalisation du sujet… Si<br />
le temps m’était donné, j’aurais poursuivi ma méditation sur la question du journal. Dans ce<br />
que j’ai écrit aujourd’hui, certaines pages aurai<strong>en</strong>t eu leur place dans Le journal d’un<br />
artiste 322 . Ce que je dis sur le tableau acheté hier est intéressant dans le cadre de mon journal<br />
d’appr<strong>en</strong>tissage de la peinture… Ce qui est décisif, c’est de n’avoir eu que ce carnet de<br />
voyage sous la main… Si quelqu’un (pourquoi pas moi d’ailleurs) décidait de publier Le<br />
Journal d’un artiste, ne devrait-il pas y rajouter ces pages, qui se dispers<strong>en</strong>t ici ou là sur le<br />
thème d’un mom<strong>en</strong>t désigné. Mes mom<strong>en</strong>ts sont nombreux, mais pas illimités. À partir du<br />
mom<strong>en</strong>t où ils sont désignés, ils exist<strong>en</strong>t : <strong>en</strong> même temps, il y a un mouvem<strong>en</strong>t dans ce<br />
journal de voyage qui vi<strong>en</strong>t justem<strong>en</strong>t de la manière, dont la transduction se développe d’un<br />
mom<strong>en</strong>t à un autre. C’est un dilemme pour moi : où écrire une page ? Dans son mom<strong>en</strong>t ou<br />
dans sa dynamique ? Cette question pourrait être élargie, si l’on se place du point de vue de la<br />
contemplation de l’<strong>en</strong>semble des journaux t<strong>en</strong>us. Certains se développ<strong>en</strong>t à certains mom<strong>en</strong>ts,<br />
d’autres à d’autres. La solution serait probablem<strong>en</strong>t dans une indexicalisation méthodique.<br />
John Locke l’a pratiqué dans son propre journal…<br />
Pour la peinture, j’accepte de décomposer les tâches : je me docum<strong>en</strong>te, je trouve un<br />
motif, je me lance dans la peinture de la toile, que je pr<strong>en</strong>ds et repr<strong>en</strong>ds <strong>en</strong> fonction des<br />
couches et des pinceaux à utiliser (du plus gros au plus fin). Avec mes journaux, il faudrait<br />
que je parvi<strong>en</strong>ne au même traitem<strong>en</strong>t progressif. Si je voulais publier les 2000 pages écrites<br />
depuis l’an 2000, il me faudrait une relecture totale pour corriger l’orthographe : et ayant<br />
322 Les pages que l'on lit fur<strong>en</strong>t d'abord écrites dans le journal de voyage (Brésil : Bahia, Maceo). Nous avons<br />
décidé de prélever celles qui, au cours de ce voyage, ont eu un rapport avec le mom<strong>en</strong>t de l'artiste.<br />
249
dégagé les mom<strong>en</strong>ts structurants du journal, je devrais redistribuer les pages égarées ici ou là,<br />
dans son mom<strong>en</strong>t désigné. À ce mom<strong>en</strong>t-là, <strong>en</strong> fonction du nombre de pages produites dans<br />
chaque mom<strong>en</strong>t, je publierai des volumes autonomes et d’autres regroupant deux ou trois<br />
mom<strong>en</strong>ts. J’arriverai probablem<strong>en</strong>t à huit volumes. Autre possibilité, je r<strong>en</strong>once à publier le<br />
tout. Je ne construis que quelques volumes particulièrem<strong>en</strong>t significatifs. Par exemple, <strong>en</strong> ce<br />
mom<strong>en</strong>t, le Journal d’un artiste me semble intéressant parce que c’est à la fois un journal<br />
d’appr<strong>en</strong>tissage et un comm<strong>en</strong>taire au jour le jour d’une œuvre qui surgit ! À l’œuvre, au<br />
journal, on pourra d’ailleurs rajouter les photos prises au fur et à mesure de la production des<br />
tableaux (différ<strong>en</strong>tes couches). Ainsi, sortirait un journal dans son mouvem<strong>en</strong>t, son pouvoir,<br />
sa puissance de donner naissance à une œuvre.<br />
Dans les valises : deux appareils photos, outils ess<strong>en</strong>tiels au peintre.<br />
Salvador de Bahia, le 2 février, 5 heures 40,<br />
Aujourd’hui, on célèbre YÊMANJA qui représ<strong>en</strong>te la fécondité, le pouvoir de<br />
séduction de la mère. Par rapport à mes projets de peinture énoncés ici, je vais probablem<strong>en</strong>t<br />
devoir m’adapter. La chambre, confortable, n’est pas adaptée à mes besoins. Lucette s’<strong>en</strong> est<br />
immédiatem<strong>en</strong>t r<strong>en</strong>du compte. On a emporté trop de bagages, aussi, trop d’affaires. Il va<br />
falloir transporter tout cela à Maceo…<br />
17 heures 30,<br />
Ce matin, Roberto nous a conduit au Mercado modelo, que nous avons visité avec<br />
Sergio ; <strong>en</strong>suite, nous avons fait le tour de la vieille ville à pied. Beaucoup de boutiques<br />
artisanales, où nous avons acheté des cartes postales, et un souv<strong>en</strong>ir choisi par Lucette : un<br />
masque prolongé <strong>en</strong> marionnette géante. C’est une pièce intéressante, que nous avons obt<strong>en</strong>ue<br />
pour 220 réals. Auparavant, je n’ai pas acheté une toile de danseurs de candombé, mais j’ai<br />
repéré où elle est. J’y retournerai peut-être à pied. C’est assez intéressant comme travail et<br />
abordable : 160 réals. Mais il faut la transporter ! J’ai visité une quinzaine de boutiques de<br />
peinture. J’ai compris ce qu’est l’acrylique. Il est évid<strong>en</strong>t que mon domaine reste l’huile.<br />
Ce matin, après avoir écrit la première tranche de journal, j’ai essayé d’aménager un<br />
espace pour peindre. Mes deux premiers essais ne sont pas concluants, mais j’ai compris qu’il<br />
me fallait d’abord dessiner. Je me suis lancé alors dans un dessin à partir de photos. La mise<br />
<strong>en</strong> peinture est comm<strong>en</strong>cée. Les Saints du Candombé pourrai<strong>en</strong>t faire l’objet d’une série de<br />
peintures. Je dispose des modèles sur des cartes postales. Je vais t<strong>en</strong>ter quelque chose dans<br />
cette direction.<br />
Idée de peindre une favela. J’ai fait des photos. Ce soir, nous allons à la grande fête<br />
qui se prépare. Si ce matin, les g<strong>en</strong>s travaillai<strong>en</strong>t, l’après-midi serait férié pour préparer les<br />
cérémonies de ce soir. On fête Yémanja qui n’est pas la Sainte de la mère, mais de la mer. On<br />
a vu des g<strong>en</strong>s aller lancer des bouquets de roses dans la mer <strong>en</strong> sortant du restaurant. J’ai<br />
gardé les cartes des boutiques de peinture visitées ce matin. Je comm<strong>en</strong>terai ces visites dans le<br />
Journal d’un artiste si j’<strong>en</strong> ai le temps.<br />
Mercredi 4 février,<br />
On repart <strong>en</strong> voiture avec Claudio, Sergio et Carla Bublitz (2 voitures) vers Mercado<br />
modelo. Spectacle (fort) de capoeira : je fais une photo, puis nous regardons, <strong>en</strong> buvant une<br />
bière, assis à une table. Ensuite, on monte un étage pour se retrouver au Restaurant typique<br />
Sao Pedro, avec vue sur le port de pêche. Nous y pr<strong>en</strong>ons un excell<strong>en</strong>t repas, avec une<br />
250
Fejouade et les secrets de Marie, du riz, du pim<strong>en</strong>t, et du manioc. Lucette apprécie vraim<strong>en</strong>t.<br />
On s’<strong>en</strong> sort pour 77 réals (à cinq). On a bu des jus (marakuja), et les hommes ont pris de la<br />
caipirinha.<br />
Ensuite, on a été revoir les peintures. J’ai trouvé une nouvelle toile de danse, mais elle<br />
était à un prix exorbitant : j’ai décidé de ne pr<strong>en</strong>dre que la toile de Candombé. Au mom<strong>en</strong>t où<br />
je voulais la payer, Carla a annoncé qu’elle allait me l’offrir pour mon anniversaire ! C’est<br />
dans 3 semaines !<br />
- Comme je ne pourrai pas être à <strong>Paris</strong> ce jour-là, j’anticipe, me dit-elle !<br />
Cela me fit vraim<strong>en</strong>t plaisir : je suis heureux de remporter cette toile, la seule que<br />
j’aimais vraim<strong>en</strong>t, avec celle hors de prix. Nous allons constituer une salle de tableaux de<br />
danse à Sainte Gemme. Cette toile y sera. En plus, comme le soulignait Carla : cette toile plait<br />
aussi à Lucette ! Peut-être aurais-je dû acheter l’autre ? Je le regretterai peut-être ? J’ai eu<br />
l’impression que je pouvais faire mieux. Pourtant, elle avait un cachet… Il est trop tard pour<br />
rev<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> arrière.<br />
Après cette av<strong>en</strong>ture, Carla nous reconduit à l’hôtel. Nous avons décidé d’aller visiter<br />
le Museu d’Arte de Bahia, une sorte de Louvre local. Ri<strong>en</strong> d’exceptionnel. Lucette : “ Tu ne<br />
dois pas avoir de complexe. Ce que tu fais pourrait être exposé dans ce musée… ”. Sans<br />
comm<strong>en</strong>taire ! En ce qui me concerne, je vois <strong>en</strong>core tout le chemin à parcourir.<br />
Je n’ai pas noté que dans ma confér<strong>en</strong>ce, ce matin, j’ai comm<strong>en</strong>té le journal de Dali.<br />
Une participante le connaissait et l’a travaillé avec ses élèves !<br />
Jeudi 5 février 2004, 7 h,<br />
Dans le hall d’embarquem<strong>en</strong>t pour Maceo, nous avons retrouvé Sergio. Son avion<br />
avait du retard. J’ai trouvé un livre de Pierre Verger, illustré par Carybé, le peintre dont nous<br />
avions vu les dessins sur Yémanja la veille au musée d’art. Je suis heureux d’avoir acheté ce<br />
livre, ainsi qu’une nouvelle série des Saints du Candombé. J’ai beaucoup de matiériaux, pour<br />
faire une peinture sur ce thème… Je p<strong>en</strong>se à Georges. C’est lui qui m’a intéressé à la question<br />
de la transe. Je devrais le placer dans le tableau du Candombé…<br />
Maceo (Brésil), le 6 février 2004, 18 h 30,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de m’arrêter de peindre. Aujourd’hui, je me suis<br />
vraim<strong>en</strong>t remis à la peinture. A Salvador, je me suis lancé à<br />
peindre : G 1 (gouache) Lulu rêveuse (à partir d’une photo du 1 er<br />
janvier 1999 chez R. Lourau) ; G 2 Capitaine d’escorte (d’après<br />
une photo de Charlotte lorsqu’elle avait 12 ans) ; G 3 Paul sur les<br />
ruines de sa maison (1915) à partir d’une photo agrandie de<br />
l’époque. J’ai terminé G 3 aujourd’hui (ce matin). Mais je<br />
m’aperçois que je maîtrise moins bi<strong>en</strong> la technique de la gouache,<br />
que l’huile. C’est assez paradoxal, puisque j’ai fait moins d’huile.<br />
Pourtant, ma forme de travail correspond davantage à ce<br />
qu’exige l’huile. Ce soir, j’ai repris G 4 (vue sur la mer, Maceo, de<br />
l’hôtel Ibis), et j’ai fait G 5 : Nuit sur la mer, Maceo vue de l’hôtel<br />
Ibis. G 5 me plaît davantage que les autres.<br />
251
Je voudrais essayer de peindre les figures de Saints du Candomblé : les Arixas. J’ai 4<br />
sources, au niveau des dessins, sans compter des photos de la statue de Yêmanja prise sur le<br />
port de Salvador de Bahia. Il me faut faire un vrai dessin avant de peindre ces figures. Je<br />
voudrais aller dans le s<strong>en</strong>s du portrait de groupes, qui me semble pouvoir illustrer la théorie<br />
des mom<strong>en</strong>ts.<br />
En partant de <strong>Paris</strong>, j’avais emporté tout ce dont je disposais <strong>en</strong> tube de gouache. J’ai<br />
laissé la moitié à Salvador, car c’est beaucoup plus que ce dont j’ai besoin. Je n’ai que 20<br />
feuilles de papier Aquarelle Montval, 300gr/m2 (140Ibs), grain fin de 32x41cm (Canson) :<br />
c’est du très bon papier. Il faut que je réfléchisse à la meilleure manière de l’utiliser. En<br />
datant mes dessins (parallèlem<strong>en</strong>t à l’écriture de mon journal), je me dis que G 3 pourrait être<br />
retravaillé (demain) au stylo à bille. Il faudrait que je fasse des détails dessinés sur la peinture<br />
elle-même. Pour les gravas (G3), j’ai vraim<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vie de poursuivre le travail <strong>en</strong>gagé, le<br />
parfaire.<br />
Samedi 7 février 2004,<br />
Hier, <strong>en</strong> r<strong>en</strong>trant de la fac, Sergio nous a laissé à l’hôtel, <strong>en</strong> nous disant qu’il<br />
revi<strong>en</strong>drait le soir pour une petite sortie nocturne. Je me suis alors mis à la peinture. J’ai<br />
travaillé sur la vue que l’on a de la chambre de l’hôtel.<br />
21 h,<br />
Aujourd’hui, Sergio Borba voulait nous emm<strong>en</strong>er à la mer.<br />
Il avait choisi la plage de la Sirène. Ayant peur de m’<strong>en</strong>nuyer, j’ai<br />
emporté mon carnet dali<strong>en</strong> 3. Le matin au réveil, j’avais fait 6<br />
croquis de Lucette, dormant. Dans la journée, j’ai fait onze<br />
dessins, ou des paysages découverts ou des personnes avec qui<br />
j’étais (Lucette et Sergio). Le soir, <strong>en</strong> r<strong>en</strong>trant, j’ai mis <strong>en</strong><br />
peinture les dessins du matin. J’<strong>en</strong> suis assez cont<strong>en</strong>t. Cep<strong>en</strong>dant,<br />
j’ai fait quelques tâches <strong>en</strong> cherchant à peindre plusieurs pages <strong>en</strong><br />
même temps. Opération risquée : à éviter si je veux avoir un beau<br />
carnet. J’espère pouvoir continuer demain matin. J’ai pris un<br />
coup de soleil maximum. Il faut que je boive beaucoup. J’ai<br />
l’impression de m’être transformé <strong>en</strong> œuvre d’art. Audrey dit<br />
qu’il faut faire de son corps une œuvre d’art ! C’est fait !<br />
Dimanche 8 février, 9 h 30,<br />
Quand Sergio est v<strong>en</strong>u nous chercher hier matin, il voulait nous prés<strong>en</strong>ter à un ami. Il<br />
nous a donc conduit à l’hôtel Jatiuca qui est une pure merveille. Le prix à la journée est trois<br />
fois ce que l’on paie à Ibis, mais cela vaut vraim<strong>en</strong>t le coup : le site (au bord de la mer) est<br />
valorisé par une végétation <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ue. Le décor et la construction sont intégrés au paysage.<br />
Nous n’avons pas trouvé son ami ! Ensuite, nous sommes partis vers la plage de la Sirène, au<br />
nord de Maceio. Nous avons roulé dix kilomètres, puis nous avons profité d’une sorte de<br />
piscine naturelle où nous nous sommes longuem<strong>en</strong>t baignés. Nous avons eu tables et parasols<br />
pour déjeuner. Malgré tout, coups de soleil terribles pour moi. Lucette s’<strong>en</strong> sort mieux. Pour<br />
252
ma part, je passe l’ess<strong>en</strong>tiel de ma journée à dessiner. Au total, 17 dessins… que je mettrai <strong>en</strong><br />
couleur le soir <strong>en</strong> r<strong>en</strong>trant.<br />
18 h 30,<br />
Vers 10 heures, Sergio nous conduit à la fête préparatoire du Carnaval. Sur la plage, il<br />
y a du monde, mais moins que d’habitude. Le diagnostic de Sergio : les g<strong>en</strong>s ont dansé tard<br />
hier soir, dans les bals de carnaval.<br />
- Bon, me dis-je, j’ai loupé cela ! Il faut dire que sous nos f<strong>en</strong>êtres, il y a un orchestre<br />
qui joue dans une boîte qui s’appelle Gouvia. C’est un bar-restaurant.<br />
Ce matin, c’était le Pinto da Madrugada, groupe de Carnaval de Maceio, qui fêtait son<br />
quatrième anniversaire : une fête assez folle, où les discours succédai<strong>en</strong>t aux Sambas. Pour<br />
trouver une cont<strong>en</strong>ance, je me suis décidé à dessiner les bannières du carnaval (pp. 39 et 40<br />
du carnet dali<strong>en</strong> 3). Sergio nous a prés<strong>en</strong>té à plusieurs personnes dont Fernando, un ami à lui,<br />
parlant un peu français.<br />
Un <strong>en</strong>fant de 9 ans couvert de poux et de gale (pelage) sur le cuir chevelu tournait<br />
autour de nous. Il semblait s’intéresser à nous, à moi, très absorbé que j’étais par mon dessin.<br />
Sergio lui a dit de circuler. Il est rev<strong>en</strong>u. Il a voulu voir mon carnet à dessins. Je lui ai montré.<br />
Il a alors saisi mon stylo et a voulu écrire (très difficilem<strong>en</strong>t) MARCOS, son prénom, dans<br />
mon carnet. Lucette voulait pr<strong>en</strong>dre des distances par rapport à lui (du fait des maladies qu’il<br />
portait ; elle n’est pas <strong>en</strong> bonne santé), et lui voulait vraim<strong>en</strong>t construire un dialogue avec<br />
moi. J’ai essayé alors de le dessiner sous son nom. Mais j’étais debout, et lui aussi. Il<br />
bougeait. Le dessin que j’ai fait de lui est le plus loupé de tout ce que j’ai fait aujourd’hui,<br />
mais il ne m’<strong>en</strong> voulait pas. Il m’était reconnaissant de l’avoir pris comme modèle 323 .<br />
Repas sympa, où l’on a r<strong>en</strong>contré une peintre de Maceo, parlant français (qui a v<strong>en</strong>du<br />
600 toiles), et surtout sœur d’un homme considéré comme le plus grand peintre de la cité, et<br />
qui accepte donc de me recevoir. J’ai montré à cette dame mes dessins. Elle m’a montré deux<br />
de ses toiles exposées dans le restaurant A boa mesa.<br />
Lundi 9 février 2004, 7 h,<br />
Cela fait déjà une heure que le soleil est levé, et moi aussi. J’ai fait des couleurs pour<br />
mes dessins d’hier. Hier soir, Sergio nous a conduit à un spectacle de danses assez<br />
extraordinaires. Il avait vu rapidem<strong>en</strong>t l’annonce de cette manifestation dans le journal. Il<br />
s’agissait de la première d’un spectacle du groupe de danse Sururu de Capote. Je vais faire le<br />
compte-r<strong>en</strong>du de cette manifestation qui a beaucoup compté pour moi dans mon Journal de<br />
danse.<br />
11 h,<br />
Hier, j’ai fait 11 nouveaux dessins dans mon carnet dali<strong>en</strong>.<br />
Et <strong>en</strong> r<strong>en</strong>trant vers 17 heures, j’ai comm<strong>en</strong>cé à les mettre <strong>en</strong><br />
couleurs. J’ai continué ce matin à partir de 6 heures. Je p<strong>en</strong>se<br />
que je peux faire un grand dessin, à partir d’un regroupem<strong>en</strong>t de<br />
trois esquisses faites hier. Je pourrais le faire assez vite, ayant<br />
trouvé les couleurs qui convi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. Elles rest<strong>en</strong>t sur la palette. Il<br />
323 Sur cette r<strong>en</strong>contre forte, voir la suite dans le Journal de Maceo.<br />
253
s’agit du carnaval auquel nous avons participé, hier à onze<br />
heures. C’était le quatrième anniversaire d’un groupe de<br />
carnaval : O pinto. Il y avait une ambiance agréable. Les g<strong>en</strong>s<br />
dansai<strong>en</strong>t, et se préparai<strong>en</strong>t à boire et à manger. Nous ne sommes<br />
pas restés. Mais j’ai fait assez de croquis pour produire un grand<br />
dessin. J’ai <strong>en</strong>vie de m’y mettre p<strong>en</strong>dant qu’il fait chaud.<br />
Pour mes dessins, je constate que je liquide le trait, lorsque je les peins. J’ai plusieurs<br />
possibilités. Ou je les laisse ainsi, ou je repasse au stylo noir par-dessus. L’avantage de la<br />
deuxième solution est de faire ressortir le trait ; l’inconvéni<strong>en</strong>t est que cela ne correspond à<br />
ri<strong>en</strong>. Je n’utiliserais pas ce procédé dans le contexte de la peinture à l’huile. En même temps,<br />
dans les bandes dessinées, le trait est relativem<strong>en</strong>t important : il facilite la lisibilité.<br />
Dans ma discussion avec Simon Anding (qui me prés<strong>en</strong>tait ses travaux), j’ai pris<br />
consci<strong>en</strong>ce de la nécessité d’un appr<strong>en</strong>tissage du dessin. La qualité du dessin est ess<strong>en</strong>tielle<br />
dans plusieurs situations, notamm<strong>en</strong>t lorsque je ne dispose que de quelques minutes, parfois<br />
quelques secondes, pour saisir une ambiance. Saisir l’instant peut avoir son importance,<br />
lorsque l’on veut construire un mom<strong>en</strong>t. L’anniversaire du Pinto peut dev<strong>en</strong>ir un mom<strong>en</strong>t,<br />
dans la mesure où cette fête a un s<strong>en</strong>s dans la mobilisation des adeptes du groupe pour la<br />
prés<strong>en</strong>tation du Carnaval. J’ai vraim<strong>en</strong>t de la chance d’être là, pour observer le Carnaval.<br />
Maceio est idéal pour cela, car c’est à échelle humaine.<br />
Mardi 10 février, 8 h 15,<br />
Hier, Sergio n’est v<strong>en</strong>u nous chercher qu'à 20 h 30 : nous avons eu la journée<br />
<strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t à nous. Pour ma part, j’ai peint. J’ai mis de la couleur dans mes dessins, et j’ai<br />
fait une gouache grand format repr<strong>en</strong>ant les théories de la fête de Carnaval, de dimanche :<br />
Pinto da Madrubade. Vers midi, il fallait aller déjeuner. Nous avions <strong>en</strong>vie de retourner au<br />
self découvert dimanche. Mais le soleil tapait tellem<strong>en</strong>t fort, que nous nous sommes arrêtés à<br />
un kilomètre de l’hôtel. Nous sommes <strong>en</strong>trés dans un grand restaurant de poisson, et nous<br />
avons goûté une brochette de langouste à la “ prov<strong>en</strong>çale ”. Excell<strong>en</strong>t, avec un verre de vin<br />
blanc (pas terrible). Nous aurions voulu terminer avec une glace. Mais il n’y <strong>en</strong> avait pas.<br />
Donc av<strong>en</strong>ture de goûter une mousse de citron pour Lucette, et confiture de vieux garçons de<br />
goyave pour moi…<br />
En r<strong>en</strong>trant, la chaleur toujours insout<strong>en</strong>able nous a fait nous arrêter sous un arbre.<br />
J’ai essayé de le dessiner, puis me tournant vers la plage, j’ai vu des chevaux brouter. Je me<br />
suis essayé à les dessiner : <strong>en</strong> r<strong>en</strong>trant à l’hôtel, j’ai peint ces derniers dessins. À 16 heures,<br />
sachant que j’avais du temps devant moi, j’ai continué. J’ai eu mauvaise consci<strong>en</strong>ce le soir de<br />
ne pas avoir su décrocher de la peinture : pas d’écriture du journal, pas de préparation de ma<br />
confér<strong>en</strong>ce de jeudi, pas de leçon de brésili<strong>en</strong>. J’ai tort de faire de la peinture un absolu. Mais,<br />
cela avance. J’ai fait hier des choses, que je n’aurais pas imaginées être capable de faire : je<br />
recule mes limites. En même temps, j’ai des difficultés à retrouver les règles de l’aquarelle,<br />
que je maîtrisais plutôt mieux, avant que je ne me mette à l’huile. Je mets trop de peinture.<br />
J’ai l’illusion que je pourrai mettre une seconde couche, etc.<br />
Le soir, sortie avec Sergio. Nous r<strong>en</strong>controns le responsable de la revue Et Moisés de<br />
Melo Santana qui va animer un atelier sur “ Education, carnaval et id<strong>en</strong>tité culturelle ”. Je lui<br />
montre mon dessin sur Pinto da Madrubada. Il est <strong>en</strong>thousiaste, et il souhaitait partir de ce<br />
dessin dans son atelier.<br />
254
Mercredi 11 février, 8 h 15,<br />
Hier, nous avons vécu la journée la plus richede notre séjour. En effet, le matin,<br />
Fernando et Sergio étai<strong>en</strong>t passés pour nous emm<strong>en</strong>er chez le peintre Pierre Chalita. Nous<br />
sommes montés <strong>en</strong> voiture, sur le plateau qui domine la ville, et au bord de la falaise se trouve<br />
une propriété différ<strong>en</strong>te de tout ce que j’ai pu voir ici. Il s’agit d’un imm<strong>en</strong>se jardin dans<br />
lequel cohabit<strong>en</strong>t des arbres tropicaux et des rosiers <strong>en</strong> fleur, à côté de quantité d’autres<br />
fougères et arbustes. Un gardi<strong>en</strong> signale notre prés<strong>en</strong>ce. Il va chercher quelqu’un qui vi<strong>en</strong>t<br />
nous accueillir, et nous fait faire le tour d’une imm<strong>en</strong>se maison, style colonial. Nous y<br />
retrouvons Marie-José, la sœur du peintre, r<strong>en</strong>contrée au self dimanche, et Solange Chalita,<br />
écrivain et peintre, elle aussi. Nous comm<strong>en</strong>çons les prés<strong>en</strong>tations. Puis le majordome qui<br />
nous avait accueilli, arrive <strong>en</strong> poussant le fauteuil roulant dans lequel siège Pierre Chalita.<br />
Nous recomm<strong>en</strong>çons les prés<strong>en</strong>tations. Mais cette fois-ci, je montre à Pierre mon<br />
dessin du carnaval qu’il aime bi<strong>en</strong>, et mon carnet dali<strong>en</strong> 3, dans lequel il apprécie le numéro<br />
42 (c’est aussi celui que je préfère actuellem<strong>en</strong>t).<br />
Pierre nous propose alors de visiter sa maison, <strong>en</strong> fait une sorte de musée privé, dans<br />
lequel nous pouvons admirer des peintures des 17 et 18 ème siècle, mais aussi de la vaisselle,<br />
des statues <strong>en</strong> bois peintes du XVIII ou XIXème, des œuvres plus contemporaines de lui, de<br />
Solange, mais aussi des toiles de Jorge de Lima (1893-1953), poète qui s’est fait un nom dans<br />
la peinture, un dessin de Picasso, et mille autre œuvres plus ou moins volumineuses : 4 ou 5<br />
salles sont remplies d’objets divers : vases, meubles, verreries, lustres, etc. Nous pr<strong>en</strong>ons un<br />
jus de mangue, pressée par une femme que nous apercevons de loin dans la maison. Je compte<br />
6 employés pour <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ir et garder le domaine.<br />
Puis Pierre nous propose d’aller visiter son atelier. Le groupe se déploie vers un<br />
bâtim<strong>en</strong>t construit pour abriter toiles et dispositifs de travail du peintre. L’atelier est long de<br />
17 mètres, large de 10 et d’une hauteur de 6 mètres. C’est un espace géant, dans lequel sont<br />
<strong>en</strong>treposées des c<strong>en</strong>taines de toiles, certaines géantes (4x3) ont été exposées à <strong>Paris</strong>, d’autres<br />
plus petites.<br />
Pierre Chalita est reconnu dans tout le Brésil. Nous parlons de sa vie. Il a quitté<br />
Maceio pour étudier la musique et l’architecture à Rio. Puis il est monté à <strong>Paris</strong>, où il est resté<br />
cinq ans. Il me parle de Dubuffet, de Françoise Sagan, etc. Puis, nous <strong>en</strong>gageons la<br />
conversation sur le primitivisme. Pierre distingue les primitifs des primitivistes. Pour le<br />
vulgaire, la différ<strong>en</strong>ce est difficilem<strong>en</strong>t perceptible. Le primitif est auth<strong>en</strong>tique. Il est inspiré.<br />
Il a fait tout un travail de recherches <strong>en</strong> amont. Il parle du Douanier Rousseau. Sa peinture<br />
primitive n’est pas signe d’une ignorance. Il fréqu<strong>en</strong>tait l’atelier de Picasso.<br />
Dans l’atelier, secondé par son majordome, Pierre nous montre son travail : nous<br />
découvrons son œuvre à travers quelques tableaux. Il nous montre un bouquet peint par<br />
Solange, avant qu’elle ne fasse le choix de l’abstrait. Il nous montre des toiles d’amis ou de<br />
disciples (il accueille des élèves dans son atelier).<br />
Actuellem<strong>en</strong>t, une des activités de Pierre est la restauration de toiles : il restaure des<br />
toiles abîmées par le temps ou des accid<strong>en</strong>ts. Il avait attiré notre att<strong>en</strong>tion sur une fissure, dans<br />
la peinture d’une toile de son musée personnel. Il nous décompose toutes les tâches qui<br />
s’<strong>en</strong>chaîn<strong>en</strong>t pour r<strong>en</strong>toiler une vieille toile, attaquée par les termites, etc.<br />
Je lui avais parlé de Delacroix dont j’ai lu le journal qu’il ne connaît pas. Par contre, il<br />
me parle d’un portrait de Popin, par Delacroix qu’il a beaucoup aimé… La peinture de Pierre<br />
a un côté géant avec des allégories qui me fir<strong>en</strong>t p<strong>en</strong>ser à Delacroix. Je lui parle de Sarah<br />
255
Wald<strong>en</strong> et de son Outrage à la peinture (il faudrait que je lui fasse parv<strong>en</strong>ir de <strong>Paris</strong>). Pierre<br />
me demande si j’ai visité des musées ici. Non. J’ai seulem<strong>en</strong>t vu le musée d’Art de Salvador<br />
avec une exposition intéressante de dessins de Carybé sur Yémanja. J’ai d’ailleurs trouvé un<br />
livre illustré par lui sur les Orixas… Au fur et à mesure que se développe notre conversation,<br />
je s<strong>en</strong>s un vrai intérêt de part et d’autre. Pierre me dit qu’il aimerait travailler à partir de<br />
modèles vivants, mais que Solange s’y oppose. Peut-être a-t-il vu mes dessins de Lucette<br />
dormant ? J’ai l’idée de le pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> photo dans son atelier.<br />
-Cela me ferait vraim<strong>en</strong>t plaisir si vous acceptiez d’être photographié dans votre<br />
atelier… J’ai vu 4 toiles d’Edouard Vuillard représ<strong>en</strong>tant ses amis dans leur atelier. Il y a un<br />
Maurice D<strong>en</strong>is, par exemple. Ces toiles m’ont beaucoup inspiré pour me décider à me<br />
construire un atelier dans notre ferme champ<strong>en</strong>oise.<br />
-En France, c’est la mode de s’installer des ateliers à la campagne. Vous pouvez<br />
faire de très belles choses, me dit Pierre. Ici, nous devons nous battre contre la chaleur,<br />
l’humidité et les termites. Cela implique une certaine architecture.<br />
Je n’ai pas parlé du magnifique piano à queue qui trône dans son salon. Pierre se s<strong>en</strong>t<br />
autant musici<strong>en</strong> que peintre : dans toute notre dérive chez Pierre Chalita, Lucette, Sergio et<br />
Fernando particip<strong>en</strong>t. La visite de l’atelier se fait sans Solange et Marie-José, mais, nous les<br />
retrouvons <strong>en</strong>suite : Solange nous dédicace son dernier ouvrage 324 .<br />
Puisque Lucette a oublié son appareil photo, Pierre nous propose de rev<strong>en</strong>ir. Samedi<br />
matin serait notre seule possibilité : Pierre insiste auprès de Solange pour qu’elle<br />
décommande leur r<strong>en</strong>dez-vous de samedi. Elle résiste : finalem<strong>en</strong>t, il gagne. Il nous invite à<br />
aller voir ses toiles exposées au Musée de Maceio. Nous irons d’ici samedi.<br />
J’ai demandé à Pierre s’il avait déjà écrit son autobiographie. Non. “ Il faut att<strong>en</strong>dre<br />
d’être mort pour que l’on parle de vous ! ” Pierre voudrait que la Ville repr<strong>en</strong>ne son musée<br />
personnel. Mais cela ne s’est pas <strong>en</strong>core fait. Je dis à Pierre que pour moi notre r<strong>en</strong>contre est<br />
historique. Je p<strong>en</strong>se que je devrais faire une histoire de vie de Pierre Chalita. Ce serait une<br />
excell<strong>en</strong>te formation pour moi, que d’<strong>en</strong>trer dans l’intimité exist<strong>en</strong>tielle d’un vrai peintre. Si<br />
ce travail n’était pas trop développé, je pourrais le publier dans Attractions passionnelles. Se<br />
pose tout de même la question de la reproduction des toiles… Comm<strong>en</strong>t faire sur le plan<br />
technique (et sur le plan des droits !). Vers midi et demi, nous quittons les Chalita : il faut<br />
rejoindre l’université où je dois prononcer une confér<strong>en</strong>ce devant les étudiants de sociologie.<br />
15 h 20,<br />
Nous sommes sortis de la chambre, pour laisser la femme de chambre faire son<br />
travail. Nous v<strong>en</strong>ons de passer une journée tranquille à l’hôtel : bain dans la piscine,<br />
bronzage, peinture, dessin (une fleur), lecture (François Julli<strong>en</strong> 325 ), écriture de ma confér<strong>en</strong>ce<br />
de Salvador (fin), lecture du livre de Solange Chalita. Nous att<strong>en</strong>dons Sergio pour la visite du<br />
musée. Nous avons été manger dans le restaurant voisin de l’hôtel : pour 30 réals, nous avons<br />
fait un repas complet. “ Très bon ”, dit Lucette qui semble retrouver complètem<strong>en</strong>t la santé. Je<br />
vi<strong>en</strong>s d’avoir une idée : peindre mes dessins selon la logique de l’aquarelle, plutôt que de la<br />
gouache. Cela devrait r<strong>en</strong>dre le trait !<br />
Jeudi 12 février, 15 h 30,<br />
324<br />
Solange Chalita, Una leitura junguiana do cordel nordestino : dois exemplos (UFAL, 2002).<br />
325<br />
François Julli<strong>en</strong>, Du "temps", élém<strong>en</strong>ts d'une philosophie du vivre, <strong>Paris</strong>, Grasset, 2001, 211 p. Ce livre porte<br />
sur le "mom<strong>en</strong>t" <strong>en</strong> Chine.<br />
256
Je suis au C<strong>en</strong>tre culturel de l’UFAL (<strong>Université</strong>). On est <strong>en</strong> plein colloque. Ce matin,<br />
j’ai donné ma confér<strong>en</strong>ce. Tout le monde l’a trouvé “ très intéressante ”. J’ai été s<strong>en</strong>sible aux<br />
remerciem<strong>en</strong>ts de Laura, la coordinatrice du colloque. Sergio est toujours excell<strong>en</strong>t dans la<br />
traduction. Le recteur est resté p<strong>en</strong>dant mon interv<strong>en</strong>tion, signe de l’importance qu’il lui<br />
donnait. J’appréh<strong>en</strong>dais beaucoup cet exercice. Il s’est déroulé à la tribune d’un grand amphi<br />
où avai<strong>en</strong>t pris place toutes les “ huiles ” de l’UFAL : le recteur, le directeur des<br />
<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts doctoraux, le directeur du départem<strong>en</strong>t des sci<strong>en</strong>ces de l’éducation, Laura,<br />
Sergio et quelques autres. J’ai gardé la liste par ailleurs. J’ai parlé plus d’une heure. Ensuite, il<br />
y a eu 3 questions. Mon texte sera publié dans un journal. Comme j’ai fait circuler mon dessin<br />
sur le Carnaval, le rédacteur me demande une peinture pour la couverture (<strong>en</strong> couleurs) du<br />
journal ! Sacré travail ! Lucette dit : “ Ce qu’il y a d’intéressant chez eux, c’est qu’ils ont le<br />
s<strong>en</strong>s des valeurs qui mont<strong>en</strong>t ! ” Je me positionne comme artiste. Cela ne fait aucun problème.<br />
Hier, j’ai fait un tour au Musée de la Fondation Pierre Chalita : c’est un imm<strong>en</strong>se<br />
bâtim<strong>en</strong>t, sur la place du palais du gouverneur (élu de 45 ans, de gauche). Il y a 3 niveaux<br />
d’exposition ; des c<strong>en</strong>taines de statues, toiles, objets divers : autels d’église, objets de culte,<br />
etc. Il y a aussi des bibelots de toutes sortes. La pièce la plus anci<strong>en</strong>ne est un tableau d’un<br />
élève de Léonard de Vinci.<br />
Au niveau supérieur, il y a principalem<strong>en</strong>t des toiles de Pierre Chalita. Il y a des fils<br />
rouges, qu’il suit sur de longues périodes, par exemple : le bal, le paradis. La place de la<br />
danse de carnaval est importante dans son œuvre. Je regrette qu’il soit interdit de pr<strong>en</strong>dre des<br />
photos. Ce que l’on a vu n’est que partiel, car nous sommes arrivés à la nuit tombante et l’on<br />
n’allume pas la lumière à ce niveau, de peur des courts circuits. C’est dire l’état du bâtim<strong>en</strong>t<br />
gardé par deux fonctionnaires (employés) payés par Pierre Chalita lui-même. L’un des deux,<br />
anci<strong>en</strong> élève de Pierre Chalita, fait fonction de guide : il nous a comm<strong>en</strong>té chaque pièce.<br />
Sergio ne traduisant guère, cette interv<strong>en</strong>tion n’était pas toujours utile pour moi. Au rez-dechaussée,<br />
il y a des objets anci<strong>en</strong>s et <strong>en</strong> sous-sol les primitifs contemporains : ce musée<br />
mériterait une autre visite de ma part, mais avec une autorisation de faire des photos.<br />
Pierre Chalita est un personnage incroyable. Le gouverneur a traversé la Place pour<br />
dire à l’employé : “ Si Chalita ne fait pas de travaux dans ce Palais, la Ville va lui<br />
repr<strong>en</strong>dre ! ” L’employé a répondu : “ Je ne puis dire cela à Chalita : pouvez-vous mettre ce<br />
que vous v<strong>en</strong>ez de dire par écrit ? ”. Le procureur ne l’a pas fait. Pour expliquer cette<br />
interv<strong>en</strong>tion, j’ai demandé à Fernando de quelle t<strong>en</strong>dance politique est Chalita : “ De<br />
droite ! ”. Bon. On compr<strong>en</strong>d le problème. Maint<strong>en</strong>ant, lorsque j’ai appris que Chalita avait<br />
résidé <strong>en</strong> Espagne à l’époque de Franco, je me suis posé des questions. Mais Franco a expulsé<br />
Chalita d’Espagne, un jour où ce dernier a exposé une toile imm<strong>en</strong>se du Christ <strong>en</strong> croix avec<br />
le sexe du crucifié bi<strong>en</strong> appar<strong>en</strong>t.<br />
J’ai acheté un catalogue d’une exposition de l’Ecole de Chalita (1989), réunissant<br />
plusieurs dizaines d’exposants. Ma visite m’a donc donné beaucoup d’élém<strong>en</strong>ts pour discuter<br />
avec le maître lors de notre prochaine r<strong>en</strong>contre.<br />
V<strong>en</strong>dredi 13 février, 16 h 30 (dans l’atelier de Lucette et Sergio),<br />
J’arrive <strong>en</strong> retard, car je sors de l’atelier Carnaval, très émotif et corporel, animé par<br />
Moisès de Melo Santana, que je connais déjà et Alcino Ferreira qui se débrouille <strong>en</strong> français,<br />
et dont j’apprécie l’animation. Dans cet atelier, j’ai d’abord dessiné des masques, puis une<br />
représ<strong>en</strong>tation du Carnaval de Blinda, puis je me suis joint au groupe : je suis r<strong>en</strong>tré dans les<br />
mimes et les pratiques corporelles. Intéressant d’être actif. Hier soir, après l’atelier de Sergio<br />
et Lucette, nous avons assisté à un (long) spectacle de Capoeira de Angola Palmares. Par<br />
rapport à ce que nous avions vu à Salvador, c’était beaucoup moins viol<strong>en</strong>t. Les danseurs<br />
étai<strong>en</strong>t plus tranquilles. De plus, ils n’hésitai<strong>en</strong>t pas à se toucher, ce qui semblait une faute à<br />
257
Salvador qui susp<strong>en</strong>dait immédiatem<strong>en</strong>t la confrontation des deux danseurs. Cep<strong>en</strong>dant, dans<br />
les deux cas : même maître qui préside au rituel, même type d’orchestre. Le groupe de Maceio<br />
apparti<strong>en</strong>t à l’<strong>Université</strong>, mais il accueille des <strong>en</strong>fants des rues. C’est une activité culturelle de<br />
l’<strong>Université</strong>.<br />
En fin de matinée, je me suis mis à peindre la couverture demandée par João Carlos<br />
(de Porto Alegre) pour son journal : je suis cont<strong>en</strong>t de ce travail. Lucette aussi. Mon<br />
commanditaire voulait quelque chose de conc<strong>en</strong>tré dans le s<strong>en</strong>s de la hauteur, alors que mon<br />
premier dessin était dans le s<strong>en</strong>s de la largeur : d’où mon travail de ce matin. Repr<strong>en</strong>dre un<br />
thème permet de le retravailler, etc.<br />
Dimanche 15 février 2004, 6 h,<br />
V<strong>en</strong>dredi soir, après les ateliers, il y avait la séance de clôture du colloque. Celle-ci<br />
avait lieu dans le grand auditorium où j’avais fait ma confér<strong>en</strong>ce, la veille. Après une prise de<br />
parole très courte de la part de Laura, le public eut droit à un concert de musique classique.<br />
Un <strong>en</strong>semble à corde de l’<strong>Université</strong> (deux violons, un alto et un violoncelle) exécuta 5<br />
pièces : Handel, Mozart, John L<strong>en</strong>on, Villa-Lobos et Azmir Medeiro. Ce dernier compositeur<br />
était le violoniste de l’orchestre. La danse qu’il nous proposa plut beaucoup à Lucette. C’était<br />
une sorte de valse. Je p<strong>en</strong>se que cet auteur a vraim<strong>en</strong>t du tal<strong>en</strong>t. Des cinq morceaux, c’est<br />
celui qui me séduit le plus. Après le concert, des organisateurs avai<strong>en</strong>t prévu un petit cocktail.<br />
C’est à la queue devant le buffet, que l’on prit consci<strong>en</strong>ce qu’il y avait vraim<strong>en</strong>t du monde<br />
dans ce colloque. J’avais dessiné p<strong>en</strong>dant le concert (les musici<strong>en</strong>s sont pour moi, un bon<br />
thème de recherche) ; ne cherchant pas à être le premier servi, je continuai <strong>en</strong> griffonnant la<br />
queue devant le buffet…Les queues, voilà un bon thème à travailler.<br />
Le soir, nous sommes sortis au Lampião pour danser le forro. Il y avait Sergio,<br />
Lucette, Joaquim et Joao Carlos. Deux <strong>en</strong>traîneuses de la boîte se joignir<strong>en</strong>t à nous. Lucette<br />
n’appréciait pas trop d’avoir des putes à notre table.<br />
Dimanche 15 février, 8 h,<br />
Samedi, le réveil s’est fait au clairon vers 5 heures 30. Je me demandais vraim<strong>en</strong>t quel<br />
était le fou qui soufflait des sons désordonnés, alors que le jour ne paraissait à peine ? Je ne<br />
me suis pas levé tout de suite. J’ai voulu retrouver le sommeil. Mais impossible : les bruits de<br />
la rue ne faisai<strong>en</strong>t qu’amplifier ! On <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dait des cris, des discussions et parfois des<br />
roulem<strong>en</strong>ts de tambour. Quand j’ouvris les rideaux, je pus contempler 6 étages au-dessous de<br />
moi, la mise <strong>en</strong> place progressive d’un défilé de Carnaval. Il y avait les petites carrioles des<br />
v<strong>en</strong>deurs de boissons, de chapeau, d’accessoires divers. Il y avait les musici<strong>en</strong>s de plusieurs<br />
fanfares ou harmonies. De ma f<strong>en</strong>être, je pouvais <strong>en</strong> distinguer quatre, avec à chaque fois une<br />
bonne cinquantaine de musici<strong>en</strong>s. Des chars arrivai<strong>en</strong>t avec le Pinto da Madrubada (le<br />
poussin – ou l’érection du petit matin). Les bruits de la rue ne semblai<strong>en</strong>t pas déranger le<br />
sommeil de Lucette.<br />
Je me suis mis à la peinture. L’ambiance de Carnaval n’était pas négative pour mettre<br />
<strong>en</strong> couleur les dessins de masques, faits dans l’atelier de Moisès de Melo Santana et Alcino<br />
Ferreira. Je pris quelques photos de la f<strong>en</strong>être. Jusqu’alors, nous étions assez avares de<br />
photos, voulant <strong>en</strong> réserver pour notre r<strong>en</strong>contre avec Solange et Pierre Chalita qui devait<br />
avoir lieu à 10 heures. Malgré tout, <strong>en</strong> desc<strong>en</strong>dant au petit-déjeuner, nous ress<strong>en</strong>tions le<br />
besoin de faire quelques photos de ces personnages de carnaval que nous avions devant les<br />
258
yeux. Un photographe jouxtait l’hôtel. Nous sommes allés chercher deux nouvelles pellicules<br />
de 36 326 .<br />
Fernando et Sergio vinr<strong>en</strong>t nous chercher pour aller chez Solange et Pierre. Ils<br />
n’avai<strong>en</strong>t pu accéder <strong>en</strong> voiture jusqu’à l’hôtel. Nous traversâmes donc le défilé de Carnaval<br />
avec eux. Nous avions décidé d’offrir à Fernando le dessin représ<strong>en</strong>tant le quatrième<br />
anniversaire du Pinto da Madrubada, pour le remercier d’une photocopie qu’il nous avait fait<br />
d’une classe chinoise, qui pourrait faire l’objet d’un beau dessin ! Fernando était très fier de<br />
ce cadeau, qui était tout à fait d’actualité. Il l’avait à la main. Il alla le montrer au chef de la<br />
banda do Pinto da Madrubada. Celui-ci fut très <strong>en</strong>thousiaste !<br />
Lorsque nous sommes arrivés chez Pierre Chalita, le gardi<strong>en</strong> de la porte principale<br />
nous invita à faire le tour du domaine pour garer la voiture à l’ombre des arbres du jardin.<br />
Solange était là qui raccompagnait son frère, v<strong>en</strong>u lui r<strong>en</strong>dre visite : elle nous conduisit à<br />
l’atelier où Pierre était installé avec deux employés pour rechercher des toiles. La<br />
conversation s’<strong>en</strong>gagea immédiatem<strong>en</strong>t sur notre visite du Musée Chalita. J’expliquais à<br />
Pierre que, dans son travail, la série qui m’intéressait particulièrem<strong>en</strong>t, était celle sur le bal :<br />
je lui disais que j’avais fait 5 livres sur la danse, et que ces toiles me parlai<strong>en</strong>t tout<br />
particulièrem<strong>en</strong>t. Pierre se mit alors <strong>en</strong> demeure de retrouver dans son atelier toutes les toiles<br />
s’inscrivant dans cette série.<br />
Au fil de ce chantier, les toiles apparaissai<strong>en</strong>t les unes après les autres, et Lucette,<br />
assise sur un tabouret les photographiai<strong>en</strong>t les unes après les autres. Je la relayais de temps <strong>en</strong><br />
temps. Nous primes plusieurs photos du groupe que nous formions. J’offris à Solange et<br />
Pierre le seul livre qui me restait ici : C<strong>en</strong>tre et périphérie dans lequel, j’avais placé les<br />
prospectus imprimés concernant Le s<strong>en</strong>s de l’histoire et Le mom<strong>en</strong>t de la création. Je promis<br />
de leur <strong>en</strong>voyer ces deux livres, <strong>en</strong> leur expliquant mon désir de faire raconter à Pierre sa vie<br />
sur le principe de la théorie des mom<strong>en</strong>ts. Pierre ne comprit pas du premier coup mon projet.<br />
Par contre, Solange, qui a une formation d’anthropologue, saisit tout de suite le projet :<br />
-Pierre a fait exister plusieurs mom<strong>en</strong>ts dans sa vie : sa passion pour la collection de<br />
timbres pourrait faire un bon chapitre, etc.<br />
-Oui, c’est cela. On pourrait faire un chapitre sur la musique, un autre sur les voyages,<br />
la peinture évidemm<strong>en</strong>t, l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t, les expositions.<br />
Pour cela, il faudrait que je puisse parler avec Pierre deux heures chaque matin, durant<br />
une dizaine de jours. On pourrait mettre des reproductions de toiles dans cet ouvrage. Lorsque<br />
j’ai visité le Musée, j’ai trouvé le catalogue de l’exposition collective que j’ai acheté. Mais<br />
cela manque d’un livre de prés<strong>en</strong>tation de Pierre, par lui-même. Ce livre pourrait paraître dans<br />
ma collection…<br />
-Vous pourriez desc<strong>en</strong>dre à la maison. Nous avons une chambre d’amis, petite, mais<br />
agréable.<br />
-Oui, nous revi<strong>en</strong>drons. Nous ne pouvons pas réaliser nos projets cette fois-ci, mais<br />
d’ici une prochaine r<strong>en</strong>contre, vous pourriez lire Le s<strong>en</strong>s de l’histoire. Pierre pourra se<br />
p<strong>en</strong>cher sur la démarche.<br />
P<strong>en</strong>dant que nous parlions, Pierre s’était mis à restaurer une toile. Aidé d’un employé,<br />
il collait de petits bouts de toiles à des <strong>en</strong>droits où la peinture était déchirée. Puis il pressait<br />
l’<strong>en</strong>droit avec une presse métallique :<br />
- C’est un outil très utile. Il me permet de refaire des meubles ! dit-il.<br />
Solange nous invita à gagner la maison pour pr<strong>en</strong>dre une petite collation. Nos hôtes<br />
avai<strong>en</strong>t programmé le visionnage d’un DVD sur L’œuvre de Pierre Chalita, produit par l’Etat<br />
d’Alagoas (ce qui montre la complexité des relations difficiles évoquées plus haut). Nous<br />
326 Une des photos prises par Lucette a été choisie comme couverture du livre de Gunther Gebauer et Christoph<br />
Wulf, Jeux, rituels, gestes, <strong>Paris</strong>, Anthropos, coll. “ Anthropologie ”, 2004.<br />
259
ûmes un jus de fruit, goûtâmes quelques petites fritures (bananes, beignets, boulettes de<br />
viande), puis Solange nous proposa du gâteau ! Nous avons donc regardé le DVD, très bi<strong>en</strong><br />
fait, dans lequel on retrouvait la visite du musée privé, la visite du Musée public, la visite du<br />
C<strong>en</strong>tre d’exposition (que nous n’avons pas vu, puisqu’il n’y a pas d’exposition actuellem<strong>en</strong>t),<br />
et une petite fête qui s’est déroulée dans le jardin et pr<strong>en</strong>ant l’allure d’un bal masqué. Le<br />
cinéaste avait réussi à <strong>en</strong>tremêler des images des tableaux sur le bal avec les images d’un bal<br />
réel. Le film se terminait avec les douze apôtres (13 dit Pierre) que nous avions vus au Musée<br />
public : le caméraman tournait autour de la ronde, et cela donnait une impression de<br />
mouvem<strong>en</strong>t de personnages. Pierre était fatigué. Il devait être pris <strong>en</strong> charge par ses<br />
infirmiers. Nous prîmes congé, après avoir fait l’échange de nos coordonnées. J’étais tout<br />
bouleversé par cette confrontation à cette œuvre, et à celle de Solange, vue <strong>en</strong> passant (toiles<br />
dites de l’Amazonie). Lors de la conversation avec Pierre, j’avais évoqué Dali. L’avait-il vu<br />
lors de son voyage <strong>en</strong> Espagne ? Connaissait-il Figueras ? "Oui. Mais ce musée ne rassemble<br />
pas les meilleures toiles de Dali", nous dit-il. Les meilleures sont ou aux Etats-Unis ou <strong>en</strong><br />
France. Tout <strong>en</strong> parlant, il s’était mis <strong>en</strong> tête de retrouver une toile qu’il avait faite <strong>en</strong><br />
hommage à Dali ! Cette recherche nous avait permis de voir d’autres toiles. J’avoue que la<br />
toile sur Dali, ainsi que quelques-unes sur le bal (notamm<strong>en</strong>t un autoportrait de Pierre <strong>en</strong>touré<br />
de danseuses) sont parmi celles que je préfère, celles que je serais heureux d’avoir dans mon<br />
atelier. Mais à quel prix v<strong>en</strong>d-il ? Cette question (que je ne lui ai pas posée) me traversa la<br />
tête, alors que Sergio conduisait la voiture <strong>en</strong> direction de l’hôtel. Nous eûmes alors l’idée<br />
d’aller faire un tour à la galerie qui v<strong>en</strong>d les toiles de Pierre et que nous avait signalé le guide<br />
du musée… En arrivant au lieu-dit, surmonté d’une céramique de 6 mètres de large de Pierre,<br />
le gardi<strong>en</strong> nous annonça que la galerie était fermée.<br />
Dans l’avion, <strong>en</strong> partance pour Salvador de Bahia, 14 h 30,<br />
Avec Lucette, nous avons pris consci<strong>en</strong>ce que nous ne connaissons pas les prix des<br />
toiles de Chalita. Nous sommes d’accord sur les 3 toiles à acquérir si elles étai<strong>en</strong>t abordables<br />
pour nous : Hommage à Dali, Autoportrait au bal et une troisième de danse. Mais sont-elles<br />
dans nos moy<strong>en</strong>s ? L’idée de demander à Fernando de s’informer auprès de la sœur de Pierre<br />
nous a semblé la meilleure solution pour ne pas faire de gaffe vis-à-vis de Pierre. C’est vrai<br />
qu’avoir une ou deux toiles de Chalita serait une bonne stimulation pour poursuivre mes<br />
recherches avec ce personnage. Nous évoquons donc le problème avec Fernando, ravi de<br />
dev<strong>en</strong>ir notre homme de confiance. Si les toiles de Chalita ne sont pas hors de prix, on<br />
pourrait même travailler à les v<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> France. Il faudrait organiser une exposition à la sortie<br />
de son livre. On imagine un trafic de toiles <strong>en</strong>tre Maceio et <strong>Paris</strong> : ce type de discussion<br />
ludique anime la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Il est difficile de r<strong>en</strong>dre compte de la conversation comme<br />
elle va.<br />
Dans l’avion Salvador-Madrid,<br />
Je propose à Lucette de mettre sa montre à l’heure d’arrivée (ce qui permet de savoir<br />
le temps de vol qui reste) : elle refuse. Je lui propose de baisser les rideaux, car le soleil va<br />
vite se lever et nous serons réveillés par l’int<strong>en</strong>sité de la lumière : elle refuse. Elle se croit<br />
<strong>en</strong>core à Bahia. Elle ne parvi<strong>en</strong>t pas à <strong>en</strong>trer dans la p<strong>en</strong>sée de l’ici et du là (Jean Oury),<br />
absolum<strong>en</strong>t indisp<strong>en</strong>sable pour se situer dans un voyage comme cela… Cela m’énerve. Je le<br />
regrette.<br />
Madrid, le lundi 16 février 2004, 11 h,<br />
260
J’ai quelques pages <strong>en</strong>core dans mon carnet pour tirer quelques conclusions de ce<br />
voyage au Brésil. Il me semble que je dois distinguer trois niveaux : le travail universitaire, la<br />
peinture, la danse. Concernant la peinture, non seulem<strong>en</strong>t, j’ai passé beaucoup de temps à<br />
dessiner, et à mettre mes dessins <strong>en</strong> peinture, mais <strong>en</strong> plus j’ai eu la chance de r<strong>en</strong>contrer<br />
plusieurs peintres de Maceio et tout particulièrem<strong>en</strong>t Pierre Chalita qui est un personnage<br />
important : des perspectives s’ouvr<strong>en</strong>t à moi concernant la peinture à l’huile. La prochaine<br />
fois que je ferai le voyage de Maceo, je sais où trouver des châssis (beaucoup moins chers<br />
qu’<strong>en</strong> France)… Sergio et Pierre sont prêts à m’accueillir pour me permettre de travailler. La<br />
perspective d’un livre sur et avec Pierre est ouverte. C’est un chantier qui ouvre de nouvelles<br />
dim<strong>en</strong>sions à ma recherche.<br />
Jeudi 19 février, 20 h 45,<br />
J’émerge du Brésil. Mon séjour là-bas a été très riche concernant mon travail d’artiste<br />
: j’ai écrit mes av<strong>en</strong>tures brésili<strong>en</strong>nes dans un journal de voyage (Voyage à Salvador et<br />
Maceio, 1er-16 février 2004), dont j’ai repris des passages dans les pages précéd<strong>en</strong>tes.<br />
Aujourd’hui, je me suis remis à l’huile. En r<strong>en</strong>trant du Brésil, Jean Vancraeÿ<strong>en</strong>est, de Reims,<br />
m’a <strong>en</strong>voyé une carte. Il voulait me rappeler la mort de Pierre (avril1948-11 février 1984),<br />
son fils. Pierre fut mon meilleur ami. Hier, j’ai trouvé une photo de lui, que j’ai fait agrandir.<br />
Aujourd’hui, j’<strong>en</strong> ai fait une toile. J’avais imaginé peindre le contexte de la photo (Montsouris<br />
2), quelque temps avant sa mort, mais finalem<strong>en</strong>t, j’ai installé Pierre dans un décor brésili<strong>en</strong> :<br />
les Orixas ne sont pas loin.<br />
De Salvador, j’ai rapporté une toile de danseurs de Candomblé. Petite, mais<br />
intéressante. Lucette a rapporté deux masques d’Amazonie. P<strong>en</strong>dant notre abs<strong>en</strong>ce, la maison<br />
a changé. Maurice et Andrée, les par<strong>en</strong>ts de Lucette, ont installé des rideaux. Cela nous fait<br />
une très belle pièce !<br />
Samedi 21 février 2004, 9 h 40,<br />
Lors de sa visite hier, J<strong>en</strong>ny Gabriel m’apporte La dim<strong>en</strong>sion cachée d’Edward Hall,<br />
pour que je lise le chapitre sur l’art. Il y a une théorie du portrait que j’ai lue probablem<strong>en</strong>t<br />
trop vite <strong>en</strong> 1983, car je ne m’<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>ais pas (alors que le reste du livre m’a profondém<strong>en</strong>t<br />
marqué). À relire au calme. Pas de peinture, hier, car j’ai passé la journée avec Margolata à<br />
traduire Korzcak (Mom<strong>en</strong>ts pédagogiques).<br />
Samedi 28 février 2004, 23 h,<br />
Pour retrouver mon calme cet après-midi, j’ai repris ma toile “ Pierre ” (n°23). J’ai<br />
rajouté une couche de bleu dans le ciel, puis j’ai peint les lianes dans les arbres et fait<br />
quelques nervures sur les feuilles. Ce tableau est presque au point. Je l’aime bi<strong>en</strong>. Je l’ai<br />
signé.<br />
Mardi 2 mars 2004, (Saint-D<strong>en</strong>is),<br />
Je vi<strong>en</strong>s d’arriver, <strong>en</strong> retard, dans la réunion de la lic<strong>en</strong>ce. Je<br />
croyais avoir emporté avec moi mon journal de danse, mais je l’ai<br />
oublié. Il me faut donc écrire sur l’art. L’art, je l’ai évoqué dans<br />
mon journal du Brésil, longuem<strong>en</strong>t du fait de ma r<strong>en</strong>contre avec<br />
261
le peintre Pierre Chalita : je n’ai pas <strong>en</strong>core écrit que j’avais fait<br />
développer les photos de notre visite de son atelier. Elles sont<br />
réussies. J’ai donc des traces importantes, concernant l’œuvre de<br />
Pierre. Plus de 50 de ses toiles ont été photographiées. Il me faut<br />
<strong>en</strong>voyer à Pierre des doubles de ses photos. Idée de peindre une<br />
toile à partir de cette visite.<br />
Je suis <strong>en</strong>core malade. En r<strong>en</strong>trant du Brésil (le 16 février), j’avais à affronter mon<br />
destin : le procès Brohm. Jeudi dernier, (26 février), je me suis battu au tribunal de<br />
Montpellier, avec 39°C de fièvre, mais j’ai gagné. J’ai du mal à savourer cette victoire, car<br />
aussitôt, j’ai dû me mettre à la rédaction d’un texte que je dois prononcer demain devant un<br />
public de docum<strong>en</strong>talistes, <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce du Recteur de Créteil. J’y ai travaillé toute la journée<br />
d’hier. Je suis cont<strong>en</strong>t de ce texte. Je ne sais pas ce qu’<strong>en</strong> p<strong>en</strong>sera ma commanditaire, Ingela<br />
Guerri<strong>en</strong>. Je lui ai <strong>en</strong>voyé plusieurs versions de mon texte. Elle n’a réagi qu’à une version de<br />
4 pages.<br />
16 h,<br />
Je sors d’un <strong>en</strong>treti<strong>en</strong> avec Huguette Le Poul. On parle de créativité. Elle lit Howard<br />
Gardner : Les formes de l’intellig<strong>en</strong>ce et elle a terminé un ouvrage sur Matisse. J’ai parlé à<br />
Huguette d’un tableau statistique qui circule dans le départem<strong>en</strong>t, et qui met <strong>en</strong> relief quelque<br />
chose de stupéfiant : j’ai eu <strong>en</strong> moy<strong>en</strong>ne 2 à 300 étudiants par cours, depuis 5 semestres. Or,<br />
j’ai des collègues qui ont moins de 15 étudiants, parfois 5, 6, etc. Aucun collègue dépasse les<br />
100. Je suis donc le n°1, avec une moy<strong>en</strong>ne telle qu’il n’y a pas besoin de photo pour me<br />
départager du second.<br />
Mardi 9 mars, 14 h 45,<br />
Séminaire de Patrice. Je suis v<strong>en</strong>u pour parler d’une<br />
demande d’interv<strong>en</strong>tion, émanant d’une docum<strong>en</strong>taliste de<br />
l’Académie de Créteil. On me demande d’aider des<br />
docum<strong>en</strong>talistes à p<strong>en</strong>ser la question de l’autorité <strong>en</strong> Afrique. Il<br />
s’agit de compr<strong>en</strong>dre les comportem<strong>en</strong>ts des élèves, v<strong>en</strong>ant du<br />
Maghreb ou d'Afrique noire.<br />
Mercredi 10 mars,<br />
Conseil d’UFR. Pas de candidat à la direction. Gilles Boudinet est là, parle d’art ; je<br />
p<strong>en</strong>se à une recherche à m<strong>en</strong>er au niveau du terrain.<br />
Mardi 16 mars, (atelier de Patrice),<br />
Actuellem<strong>en</strong>t, je traverse une période de quasi-dépression.<br />
Je mesure cet état d’âme : je ne ti<strong>en</strong>s plus mon journal. Hier, j’ai<br />
262
lu un ouvrage de Derrida 327 , dans lequel il dit que son rêve aurait<br />
été d’écrire un journal total. Il ne l’a pas fait, et dans ce livre de<br />
1999-2000, il le regrette. En lisant cela, je me suis dit que moi, j’ai<br />
eu la chance de le faire. Depuis 1982, j’ai des traces de journaux.<br />
Certaines années, surtout après 1996, j’<strong>en</strong> ai t<strong>en</strong>u plusieurs de<br />
front. Ce n’est pas aujourd’hui que je dois baisser les bras, et<br />
arrêter de m’appuyer sur cette pratique ; d’autant plus que cette<br />
technique m’aide à vivre. La vie que je mène est une vraie merde.<br />
Mais j’ai le courage de l’écrire, et cette merde devi<strong>en</strong>t une œuvre !<br />
Le journal est une forme de critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Mon<br />
affaissem<strong>en</strong>t de ces derniers temps a été lié à une fatigue énorme,<br />
qui a suivi le procès de Montpellier, où je suis allé témoigner avec<br />
39°C de fièvre. Cela va faire quinze jours, et je ne me s<strong>en</strong>s pas<br />
bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>core. J’essaie de survivre, de repr<strong>en</strong>dre des activités. Cela<br />
revi<strong>en</strong>t. Je retrouve une certaine efficacité sociale. Pourtant, j’ai<br />
perdu le goût de vivre.<br />
Pause p<strong>en</strong>dant laquelle je vais voter (élection à la commission de spécialistes). Je<br />
cherche la liste des postes vacants dans les universités. Je ne les trouve pas. J’ai <strong>en</strong>vie de<br />
changer d’affectation. Cela fait 10 ans que je suis ici. Les 5 dernières années pour sout<strong>en</strong>ir<br />
Lucette, qui avait besoin de moi. Je ne veux pas prolonger sur ces points. Cela ne concerne<br />
pas le travail de l’artiste. Et pourtant !<br />
Hier, j’ai peint 3 fonds. J’ai des idées à mettre sur toile. Tant que je ne l’aurai pas fait, ces<br />
images me travailleront.<br />
J<strong>en</strong>ny Gabriel m’a offert le 25 février Le journal de Malte, de Rilke. C’est un texte<br />
imaginaire. Il se fait une philosophie du monde à travers une filiation imaginaire, dans une<br />
famille noble. Parmi les pages qui m’ont intéressé : quelques-unes sur une prom<strong>en</strong>ade, dans le<br />
couloir aux portraits de familles. Ces pages m’ont plu. En les lisant, j’ai découvert que c’est<br />
ce que je veux faire à Sainte Gemme : une galerie de tableaux, où serai<strong>en</strong>t tous les groupes,<br />
tous les collectifs qui fur<strong>en</strong>t pour moi des mom<strong>en</strong>ts. Pour d’autres, aussi. Charlotte voudrait<br />
une “ affiche ” de ses cours. Cela fait partie du travail d’archives.<br />
Ma cousine Cécile voudrait repr<strong>en</strong>dre contact avec moi : lui montrer mes toiles serait<br />
important.<br />
Hier, j’ai eu une journée de sursaut. J’ai d’abord été chez Charlotte, lui porter des<br />
croissants. Elle m’a donné de l’arg<strong>en</strong>t qui m’a permis d’aller à <strong>Paris</strong> faire des courses : billets<br />
d’avion pour New-York, achat de livres à la FNAC, achat d’un chevalet, d’une blouse Corot<br />
et de châssis pour peindre… Cela faisait longtemps que je voulais faire ces choses, mais mes<br />
problèmes d’arg<strong>en</strong>t m’empêchai<strong>en</strong>t de réaliser ces choses.<br />
Lire <strong>en</strong> anglais, faire la méthode Assimil américaine est quelque chose que je vais<br />
faire systématiquem<strong>en</strong>t.<br />
327 Derrida, Parole, L’Aube.<br />
263
Mercredi 17 mars,<br />
Hier, j’ai peint trois fonds de toiles que je vais pouvoir <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>dre à partir de<br />
v<strong>en</strong>dredi. Lors du passage de J<strong>en</strong>ny, nous regardons les photos de Pierre Chalita. L’ambiance<br />
de mon atelier lui plaît (son père était peintre !).<br />
Oberursel, le lundi 29 mars 2004, 10 h,<br />
Hier, nous avons passé l’après-midi à Frankfurt : visite du Musée sur le Procès<br />
Auschwitz (1963-64) de Francfort. Puis avec Marc G<strong>en</strong>ève, nous nous sommes prom<strong>en</strong>és le<br />
long du Main, jusqu’au Musée des Beaux-Arts, où il y avait une exposition Holbein que j’ai<br />
visitée seul. J’ai <strong>en</strong>core visité le musée, où j’ai vu une toile de Maurice D<strong>en</strong>is (Les<br />
baigneuses) et beaucoup de toiles de l’époque précéd<strong>en</strong>te (R<strong>en</strong>oir, Monet, Manet, Kirchner,<br />
etc). Le temps m’a manqué. J’aurais voulu y passer plus de temps. J’ai constaté l’état assez<br />
catastrophique de certaines toiles (craquelage de la peinture). Concernant les toiles et dessins<br />
d’Holbein, je note qu’il est mort <strong>en</strong> 1543. Il y a eu <strong>en</strong> effet 2 Holbein. Le thème de l’expo : le<br />
maire, le peintre et sa famille.<br />
Lundi 4 mai 2004,<br />
Je note trois titres rapportés de mon voyage à New York :<br />
Pierre Daix, Picasso, Life and Art, New York, HarperCollins, Thames and Hudson,<br />
1993, 450 pages (trad. de Picasso créateur, Le Seuil, 1987).<br />
Emmanuel de L’Ecottais, Man Ray (1890-1976), New York, Tasch<strong>en</strong>, 2001, 190<br />
pages.<br />
Salamon Grimberg, Frida Kahlo, North Dighton, 2004, 128 p.<br />
Je r<strong>en</strong>voie à mon journal de New York où j’ai raconté ma visite du Metropolitan<br />
Museum, un des mom<strong>en</strong>ts forts de mon premier voyage dans cette ville.<br />
J’ai oublié de noter que j’avais offert ma toile sur Pierre (N°23 “ Pierre, 20 ans déjà ”,<br />
73 x 60 cm, 19 février 2004) à ses par<strong>en</strong>ts…<br />
Je me mets à la lecture de Man Ray, que je rangerai dans ma bibliothèque<br />
surréaliste…<br />
13 h,<br />
En rangeant Man Ray, je regarde mes livres “ surréalistes ”. J’y avais placé L’écriture<br />
du désastre, de Maurice Blanchot, acheté au Salon du livre. Je m’y plonge. J’<strong>en</strong> fait l’index.<br />
C’est une lecture des fragm<strong>en</strong>ts de Schlegel, d’une certaine manière. Je téléphone à Charlotte.<br />
On décide de déjeuner <strong>en</strong>semble… Je choisis comme marque-page de L’écriture du désastre<br />
une photo de N°23 (première couche). Cela me fait p<strong>en</strong>ser que Man Ray a détruit des toiles<br />
dont il a gardé les photos. Pour lui, la photo est meilleure que la toile elle-même : à méditer.<br />
Moi aussi, je fais des photos de mes toiles. Devrais-je les détruire ? Idée d’une toile des<br />
institutionnalistes, d’après photo prise rue Marcadet. Je pr<strong>en</strong>drai la toile <strong>en</strong> photo, et détruirai<br />
les photos ayant servi à faire la toile.<br />
Ce matin, j’ai passé la première partie de la matinée à terminer Michel Random, Le<br />
Grand jeu (2003). Ouvrage ess<strong>en</strong>tiel dans ma recherche sur R<strong>en</strong>é Lourau.<br />
264
G. Lapassade me téléphone pour organiser son anniversaire. Je lui parle de Blanchot.<br />
Il l’a connu <strong>en</strong> 1968 : ils faisai<strong>en</strong>t partie du groupe des écrivains avec Nathalie Sarraute…<br />
Plus tard, Maurice Blanchot a écrit une pétition pour protester contre l’exclusion de Georges<br />
de Royaumont qui comm<strong>en</strong>çait par “ Il ne nous a pas étonné que… ”.<br />
9 mai 2004,<br />
Pour l’anniversaire de Georges Lapassade, je l’ai peint à l’accordéon, à partir d’une<br />
photo retrouvée par Lucette. J’ai terminé ce matin, à 10 heures et demi, une toile comm<strong>en</strong>cée<br />
mercredi. Je l’avais bi<strong>en</strong> travaillée mercredi, mais j’étais <strong>en</strong>core loin de ce que j’ai réussi à<br />
produire ce matin. Finalem<strong>en</strong>t, je suis cont<strong>en</strong>t de mon effet : je l’ai terriblem<strong>en</strong>t rajeuni. Si<br />
j’avais eu le temps d’une troisième couche, j’aurais amélioré les couleurs du visage. C’est un<br />
peu brut, mais cela va. N’ayant pas mon matériel de peinture ni de palette à <strong>Paris</strong>, j’ai été<br />
acheter du matériel mercredi, avant de m’y mettre… Je suis heureux de peindre. Mercredi<br />
matin, j’étais allé à l’exposition Moi, Autoportraits du XX° siècle, au Palais du Luxembourg<br />
avec Hélène et ses deux filles. Je voulais y chercher l’inspiration pour mon tableau… J’ai été<br />
cont<strong>en</strong>t de cette virée culturelle avec mes petites filles, poursuivie par une visite de Saint-<br />
Sulpice et une contemplation de La lutte avec l’ange d’Eugène Delacroix que je n’avais<br />
jamais été voir, alors que j’ai lu le livre de Jean-Claude Kaufmann sur ce tableau ! J’ai parfois<br />
honte de mon péché d’ignorance. Je dois dire que je me suis plongé dans l’article péché du<br />
Dictionnaire de théologie catholique de Amann, <strong>en</strong> 36 volumes de 800 pages (cet article fait à<br />
lui seul 450 pages).<br />
13 h 30,<br />
J<strong>en</strong>ny Gabriel vi<strong>en</strong>t d’arriver pour déjeuner. Elle trouve qu’il y a un problème<br />
d’épaule dans mon portrait de Georges. Je vais retoucher Georges, mais il faut d’abord<br />
att<strong>en</strong>dre que cela sèche ! Il me faudrait <strong>en</strong>core trois jours ! Charlotte va arriver. Je lui<br />
demanderai son avis. Sur le fond, j’ai retouché toute la matinée. Cela comm<strong>en</strong>ce à avoir du<br />
relief !<br />
Lundi 17 mai, 8 h 50,<br />
Je vais partir revoir l’exposition sur Les autoportraits, mais cette fois-ci avec K.<br />
Auparavant, je voudrais noter l’anniversaire de ma sœur Odile, chez moi, le soir à <strong>Paris</strong>.<br />
L’organisation de cette petite fête, nous a contraint à r<strong>en</strong>trer de Sainte-Gemme <strong>en</strong> début de<br />
l’après-midi. J’ai passé trois bonnes journées à Sainte-Gemme. La prés<strong>en</strong>ce des par<strong>en</strong>ts de<br />
Lucette m’a obligé à coucher dans la salle aux archives : impression de dépaysem<strong>en</strong>t profond<br />
dans cette pièce où j’ai très rarem<strong>en</strong>t couché. Prise de consci<strong>en</strong>ce de la force de cette pièce.<br />
J’éprouve aussi un s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t très fort <strong>en</strong> regardant le jardin à travers la f<strong>en</strong>être de la cuisine<br />
lorsque je suis sur la chaise de la salle à manger contre la bibliothèque : impression d’un<br />
tableau subtil que je retouche à coup de brouettes et de pelle mécanique. Hier, le fond bleu du<br />
ciel donnait beaucoup de force au vert cru des pruniers. Je voulais noter ce fait dans ce<br />
journal. Je devrais peindre cette f<strong>en</strong>être au fur et à mesure de l’émerg<strong>en</strong>ce de ce paysage<br />
conquis après quinze ans de travaux de terrassem<strong>en</strong>t.<br />
Hier, sur mon répondeur, un message de Georges Lapassade m’annonçant<br />
l’hospitalisation d’Hubert de Luze. Je p<strong>en</strong>se à lui, à nous.<br />
23 mai 2004,<br />
265
Excell<strong>en</strong>t week-<strong>en</strong>d à Sainte-Gemme avec Sergio Borba. Ce dernier trouve que nous<br />
avons une grande qualité de vie. Je me lance dans un tableau (Vol d’oiseaux) à partir de fleurs<br />
d’iris que j’écrase sur la toile. En r<strong>en</strong>trant à <strong>Paris</strong>, j’appr<strong>en</strong>ds le décès, la veille, d’Hubert de<br />
Luze. Cela me fait beaucoup de peine. Je ne suis pas parv<strong>en</strong>u, ces quinze derniers jours, à lui<br />
écrire la lettre dans laquelle je voulais lui raconter les 80 ans de G. Lapassade…<br />
24 mai,<br />
Mauvaise nuit. Idée d’écrire un texte sur de Luze pour Le Monde. Mais, je ne connais<br />
ri<strong>en</strong> de sa biographie ! G. Lapassade a <strong>en</strong>vie de parler de cette disparition. Il téléphone. Je<br />
l’invite à dîner avec Gérard Althabe, mercredi prochain… De Luze est mon premier co-auteur<br />
à disparaître. C’est vraim<strong>en</strong>t douloureux.<br />
26 juin 2004, (Aix-<strong>en</strong>-Prov<strong>en</strong>ce),<br />
Je suis desc<strong>en</strong>du chez Brigitte avec Yves, Hélène et Nolw<strong>en</strong>n.<br />
Nous avons retrouvé Constance, arrivée ici depuis plusieurs jours<br />
déjà. Je devais desc<strong>en</strong>dre pour l’appel du procès Brohm qui aura<br />
lieu à Montpellier mardi. Brigitte acceptait de m’accueillir pour<br />
me permettre de travailler avec Alessandra sur le dossier<br />
Brohm… Quand j’ai dit à Hélène et Yves mon projet de partir <strong>en</strong><br />
voiture, ils m’ont dit : “ On t’accompagne ! ” Du coup, ce voyage<br />
<strong>en</strong> voiture a pris le tour de vraies vacances. Il faisait beau sur la<br />
route, et c’était agréable de regarder le paysage. Yves n’avait<br />
jamais pris cette route, semble-t-il. Il n’était jamais passé par le<br />
tunnel de Fourvière à Lyon, alors qu’il a fait un stage dans cette<br />
ville. Le voyage s’<strong>en</strong>gageait tellem<strong>en</strong>t différemm<strong>en</strong>t de ceux que<br />
j’ai pu faire auparavant, que j’ai eu une impression de vacances.<br />
J’ai emporté avec moi mon matériel de peinture et une toile, où je<br />
projette de peindre Gérard Althabe. J’ai <strong>en</strong>vie de peindre ce<br />
tableau <strong>en</strong> Prov<strong>en</strong>ce. Les odeurs, la lumière me font p<strong>en</strong>ser à<br />
Cézanne. J’ai <strong>en</strong>vie de r<strong>en</strong>ouer avec la peinture. C’est l’été. Il faut<br />
que je vive autre chose, autrem<strong>en</strong>t.<br />
Mon idée est d’écrire, de terminer les livres <strong>en</strong>gagés : les morts d’Hubert de Luze et<br />
de Gérard Althabe me donn<strong>en</strong>t une force qui me saisit. Le temps qui m’est donné est bref. Je<br />
vais bi<strong>en</strong>tôt mourir (Gérard n’avait que quinze ans de plus que moi), et il faut que je r<strong>en</strong>de<br />
public mon travail de ces dernières années : <strong>en</strong> même temps, je ne dois pas écrire plus de 5<br />
heures par jour, pour ne pas m’épuiser.<br />
Idée de peindre l’après-midi : le congé sabbatique dont je vais bénéficier va me<br />
permettre de trouver un autre rythme de vie. Je ne veux plus faire de l’activisme. Hubert<br />
m’avait alerté, dès 1999, sur mes erreurs d’investissem<strong>en</strong>t : je l’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais, mais je ne le<br />
compr<strong>en</strong>ais pas, comme je puis le compr<strong>en</strong>dre aujourd’hui.<br />
266
Lundi 6 juillet, 16 h, (dans le train <strong>en</strong>tre Angers et <strong>Paris</strong>),<br />
Entre 10 h et midi tr<strong>en</strong>te, j’ai été faire une visite au Musée des Beaux Arts d’Angers :<br />
il vi<strong>en</strong>t de réouvrir, le 20 juin, après 6 années de travaux de rénovation (<strong>en</strong> profondeur).<br />
Constantin Xypas m’accompagnait : il se s<strong>en</strong>tait une obligation de me guider dans ma<br />
découverte des œuvres. Depuis le match Grèce-Portugal d’hier, Constantin, bi<strong>en</strong> que<br />
naturalisé français, se s<strong>en</strong>t Grec. Du coup, il insistait beaucoup sur les thèmes helléniques<br />
traités par les peintres de la période classique : ses remarques ont attiré mon att<strong>en</strong>tion sur des<br />
œuvres que je n’aurais pas regardées. La visite a été trop rapide : j’y retournerai seul, un jour,<br />
pour aller regarder de plus près un très beau tableau de Maurice D<strong>en</strong>is. Avec un Monet, c’est<br />
la plus belle pièce, des salles réc<strong>en</strong>tes. Mais la vraie richesse de ce musée : ce sont les salles<br />
des XV° et XVI° siècle. Il y a quelques peintures sur bois de toute beauté : la rénovation de<br />
ces tableaux anci<strong>en</strong>s a eu pour effet de gommer le temps. Tout est mis à neuf, au point que<br />
cela donne l’impression que c’est sorti de l’usine hier soir : cette rénovation satisfait<br />
Constantin, mais aurait profondém<strong>en</strong>t déplu à Sarah Wald<strong>en</strong>. Pour elle, il ne faut pas<br />
supprimer les traces du temps ; cela dit, l’<strong>en</strong>semble de la rénovation du musée est exemplaire<br />
au niveau de l’architecture.<br />
J’ai découvert un Musée David à côté du Musée municipal, mais je n’ai pas eu le<br />
temps d’aller le voir. Avec Constantin, nous avons été boire un pot, dans la cour du musée :<br />
très agréable. Il faisait plus chaud à Angers aujourd’hui, qu’à Sainte Gemme hier. Pourquoi<br />
me suis-je habillé <strong>en</strong> quasi-hiver ? Le temps change beaucoup. J’ai été intéressé par les<br />
portraits ; il y <strong>en</strong> a beaucoup à Angers. Il y a aussi des tableaux de ruines. Je regrette de ne<br />
pas avoir emporté avec moi un appareil photo (les photos sont autorisées lorsque l’on n’utilise<br />
pas le flash).<br />
Il faudrait publier dans Attractions passionnelles une rubrique : visite d’un musée.<br />
On demanderait aux Conservateurs de faire la visite des réserves. Cela me semblerait<br />
intéressant, de raconter la vie du Musée à travers les sous-sols : je p<strong>en</strong>se à ce qu’à fait Achutti<br />
à la Bibliothèque nationale 328 . Et d’une certaine manière, il y a de la photo-ethnographie à<br />
Angers. Un photographe, Bogdan Konopka, a photographié le Musée d’Angers avant,<br />
p<strong>en</strong>dant et après les grands travaux de restauration et de réaménagem<strong>en</strong>t : l’exposition met <strong>en</strong><br />
relation ces trois “ mom<strong>en</strong>ts ”, comme “ trois états ” du lieu. Cette expo est une illustration de<br />
l’ethnophotographie.<br />
Autre visite, malheureusem<strong>en</strong>t trop rapide : Niki de Saint Phalle (1930-2002), Des<br />
assemblages aux œuvres monum<strong>en</strong>tales. Violée par son père à 12 ans, cette femme a att<strong>en</strong>du<br />
24 ans pour trouver définitivem<strong>en</strong>t sa voie. Elle a bi<strong>en</strong> connu les Etats-Unis (elle est décédée<br />
à San Diego <strong>en</strong> 2002). Autodidacte, féministe, elle produit des sculptures (une c<strong>en</strong>taine<br />
montrée à Angers), que je mettrais volontiers dans mon jardin, au bord de la piscine. Elle écrit<br />
dans son autobiographie : “ Dans notre monde saturé de malheurs, le fait que mes sculptures<br />
procur<strong>en</strong>t aux g<strong>en</strong>s un peu de joie donne un s<strong>en</strong>s à mon exist<strong>en</strong>ce 329 ”.<br />
Prochaine visite <strong>en</strong> septembre : Le Musée David. Je téléphonerai ou j’<strong>en</strong>voie un mail<br />
à un conservateur du Musée d’Angers : je leur demande d’explorer leur cave avec eux, pour<br />
Attractions Passionnelles. On fait des photos, comme chez le peintre brésili<strong>en</strong> Pierre Chalita.<br />
Il reste à pouvoir publier des photos <strong>en</strong> couleur, dans Attractions Passionnelles. Comm<strong>en</strong>t s’y<br />
pr<strong>en</strong>dre ?<br />
328 Luiz Eduardo Robinson Achutti, L’homme sur la photo, manuel de photoethnographie, (préface de Jean<br />
Arlaud), <strong>Paris</strong>, Téraèdre, 2004, 140 pages.<br />
329 Niki de Saint Phalle, Traces, Acatos, 1999, p. 117.<br />
267
Sur la publication de mes journaux, une idée pour justifier de donner tout cela <strong>en</strong><br />
vrac au lecteur : l’idée de fragm<strong>en</strong>t. Pour la préface à cette édition, relire Gusdorf, relire la<br />
bibliothèque de Charlotte. Les photos des tableaux de ruines d’Angers sont à placer dans la<br />
maîtrise de Charlotte.<br />
Coût de la rénovation du Musée d’Angers : 33 millions d’euros : une jolie somme.<br />
La visite du Musée d’Angers me fait découvrir la richesse du patrimoine artistique de cette<br />
ville : ce sera une ressource pour mes prochains voyages. J’irai visiter l’exposition<br />
perman<strong>en</strong>te David d’Angers. Mes voyages (professionnels) à Angers seront investi dans une<br />
dim<strong>en</strong>sion nouvelle. Ce matin, je me suis demandé : “ Qu’est-ce qu’un musée ? ” Qui décide<br />
de donner à voir ? Car, à Angers, si 400 toiles sont exposées, il y <strong>en</strong> a 1100 <strong>en</strong> réserve !<br />
Je n’ai pas noté qu’avec Jean-Jacques Valette, nous avions parlé peinture hier aprèsmidi.<br />
Il a suivi des cours. Il s’y connaît mieux que moi sur le plan technique. J’ai évoqué<br />
Hélène Moscos, notre professeur de dessin, au collège : j’aimerais bi<strong>en</strong> savoir si elle vit<br />
<strong>en</strong>core, et Brigitte Simon aussi. Jean-Jacques a étudié l’archéologie : malheureusem<strong>en</strong>t, cela<br />
ne lui a pas donné un travail dans ce secteur.<br />
Sainte Gemme, le 11 juillet 2004,<br />
Avant-hier, <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant l’arrivée de G<strong>en</strong>eviève, Sybille et<br />
Hel<strong>en</strong>a, je me suis remis à la peinture. Je me suis lancé dans le<br />
portrait de Liz Claire : je l’ai installé devant la cheminée. J’avais<br />
fait du feu dans la cheminée (il faisait 11°C à midi ce v<strong>en</strong>dredi 9<br />
juillet).<br />
-Liz est réussie, a dit Lucette. (Donc elle l’a reconnu). C’est vraim<strong>en</strong>t elle. On la<br />
retrouve bi<strong>en</strong> dans sa posture psychotique, celle dans laquelle elle se retrouve sûrem<strong>en</strong>t, avant<br />
de créer. Beaucoup de créateurs ont ce repli sur eux !<br />
Dans la foulée de cette première couche, il y avait de la peinture à utiliser, alors pour<br />
ne pas la laisser sécher sur la palette, je me suis mis à une autre sorte de création, La théorie<br />
des mom<strong>en</strong>ts : Odile me dit ce matin que cette toile lui plaît. A moi aussi, mais Lucette, partie<br />
hier soir à Charleville, ne l'apprécie guère.<br />
Comm<strong>en</strong>t passe-t-on du copiage du modèle à son interprétation ?<br />
-Les 2 autoportraits de Matisse à l’Expo du Palais du Luxembourg sont significatifs de<br />
la purification progressive du trait, disait un jour P. Bonafoux.<br />
Mais aujourd’hui, je me demande si ce n’est pas le regard qui ne se porte plus que sur<br />
l’ess<strong>en</strong>tiel. A Sainte Gemme, tout mon combat a été de reculer la butte derrière la maison,<br />
pour faire <strong>en</strong>trer de la lumière par la f<strong>en</strong>être de la cuisine : le jeu des ombres <strong>en</strong>tre la lumière<br />
du Nord et celle du Sud correspond à mon grand œuvre. Ce que je peins à Sainte Gemme,<br />
sou<strong>ligne</strong> cette réalité des ombres. Les g<strong>en</strong>s voi<strong>en</strong>t-ils vraim<strong>en</strong>t le jeu de la lumière ? Une<br />
gouache faite à l’époque de la canicule m’avait permis de pr<strong>en</strong>dre consci<strong>en</strong>ce du problème :<br />
l’ombre change très vite ; chez moi, je vois presque bouger l’ombre. Le soleil se déplace plus<br />
vite ici qu’ailleurs : chez nous, Rue d’Angleterre, les ouvertures des f<strong>en</strong>êtres sont plus petites<br />
qu’à <strong>Paris</strong>.<br />
Nom de mes nouvelles toiles :<br />
“ Liz Claire devant la cheminée ” (2/7/2004).<br />
“ La théorie des mom<strong>en</strong>ts ” (9/7/2004).<br />
268
Format : 55 x 38cm pour chacune.<br />
Sainte Gemme va dev<strong>en</strong>ir pour moi un lieu idéal de production : je vais y rapporter le<br />
grand chevalet, pour pouvoir me lancer dans de grands tableaux ; j’<strong>en</strong> ai l’<strong>en</strong>vie.<br />
22 juillet 2004,<br />
Je ne ti<strong>en</strong>s pas ce journal régulièrem<strong>en</strong>t. Aujourd’hui, j’ai passé la journée à peindre<br />
une toile de grand format, pour moi (71x 58 cm) : il s’agit du portrait de Gérard Althabe,<br />
décédé quinze jours après de Luze. J’ai <strong>en</strong>trepris ce travail, il y a une douzaine de jours. J’<strong>en</strong><br />
suis à la troisième couche, et objectivem<strong>en</strong>t, c’est déjà très ressemblant. Il me reste quelques<br />
détails à travailler. J’ai l’idée de peindre R<strong>en</strong>é Lourau, sur le même tableau à partir d’une<br />
pose <strong>en</strong> djellaba qu’il avait prise chez moi, rue Marcadet. Je me suis un peu pressé <strong>en</strong>tre la<br />
seconde et la troisième couche, car j’ai demain la visite de Frédéric Althabe, le fils de Gérard<br />
qui doit v<strong>en</strong>ir m’apporter des notes de son père pour le bouquin que j’écrivais avec lui.<br />
Depuis 4 jours, je me suis mis à la cuisine. Hier, j’ai reçu Liz Claire : je ne lui ai pas<br />
dit que j’avais comm<strong>en</strong>cé une toile d’elle à Sainte-Gemme. Par contre, nous avons parlé, dix<br />
heures durant, de notre projet de revue Attractions passionnelles. Il faudrait que je repr<strong>en</strong>ne<br />
ce que nous avons pu dire à ce propos, mais cela me demanderait un gros effort de synthèse.<br />
On ne s’<strong>en</strong>nuie pas, lorsqu’on est <strong>en</strong>semble, c’est le moins que je puisse dire ! Quelle place<br />
donner à Liz dans ma vie ? On pourrait faire beaucoup de choses <strong>en</strong>semble, mais je suis dans<br />
une période de ma vie, où j’ai besoin de pr<strong>en</strong>dre du recul : je ne veux plus lancer de nouveaux<br />
chantiers.<br />
Depuis que je sais que j'ai obt<strong>en</strong>u mon congé sabbatique, je réfléchis à la meilleure<br />
façon de vivre d’ici le prochain semestre : je n’ai jamais vécu de telles vacances depuis des<br />
années.<br />
J’ai raconté à Liz la relation assez spéciale que j’ai eue à Maja, qu’elle a r<strong>en</strong>contré un<br />
jour à <strong>Paris</strong>. Je lui ai parlé de ces écrits assez intimes, mais <strong>en</strong> même temps ayant un rapport<br />
avec l’art, que j’ai <strong>en</strong>trepris à son contact. Au départ, il y a eu le tango <strong>en</strong>tre nous, puis la<br />
littérature, puis une méditation de ma part sur Formes et mouvem<strong>en</strong>ts. J’avais dessiné pour<br />
illustrer ce texte, tapé par Véro, puis classé dans mes écrits posthumes. Ensuite, Maja m’a fait<br />
découvrir le théâtre, à travers son travail à la Comédie française, <strong>en</strong>fin le travail de traduction<br />
qu’elle a <strong>en</strong>trepris de mon livre sur le journal… Aux dernières nouvelles, Maja écrit un<br />
roman…<br />
En parlant avec Liz, je découvre que ces deux relations sont un peu particulières, mais<br />
qu’elles m’inscriv<strong>en</strong>t ou me r<strong>en</strong>forc<strong>en</strong>t dans la production artistique : il aurait fallu t<strong>en</strong>ter de<br />
donner une place à K dans cette histoire. Mais la différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre Maja et Liz d’un côté, et K<br />
de l’autre, c’est que les deux premières survi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t dans ma vie par un autre biais que la fac.<br />
Elles ne sont <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> mes étudiantes : K serait plutôt à rapprocher de Catherine, qui avait<br />
beaucoup transformé ma vie aussi, <strong>en</strong> 1985, mais à un tout autre niveau. Finalem<strong>en</strong>t, je me<br />
suis <strong>en</strong>gagé à consacrer huit jours à Liz <strong>en</strong> septembre, pour lui traduire son livre <strong>en</strong> français.<br />
Au mom<strong>en</strong>t où j’écris, elle a repris l’avion pour New York.<br />
Je repr<strong>en</strong>drai ce journal demain pour essayer de noter les idées de notre discussion<br />
d’hier, mais Lucette vi<strong>en</strong>t de r<strong>en</strong>trer, et je suis un peu fatigué de la journée de peinture<br />
d’aujourd’hui : j’ai <strong>en</strong>vie d’écouter mon épouse me raconter Sainte-Gemme, où je veux<br />
repartir avec du matériel de peinture pour travailler sérieusem<strong>en</strong>t dans les mois qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t.<br />
269
Quand Hélène et Yves sont arrivés vers 20 heures hier, j’ai été surpris : j’avais<br />
l’impression d’être au tout début de ma conversation avec Liz ; je ne lui ai posé aucune<br />
question sur elle ; je m’<strong>en</strong> veux un peu. Elle m’a seulem<strong>en</strong>t reproché de ne pas avoir répondu<br />
à ses mails, avec assez de sérieux. On s’est promis une lettre par semaine, d’ici septembre.<br />
V<strong>en</strong>dredi 23 juillet,<br />
Aujourd’hui, je voudrais aller faire agrandir quelques photos, que je pr<strong>en</strong>drais comme<br />
base de tableaux futurs. Je voudrais aussi acheter des cadres pour travailler de façon<br />
systématique dans les jours qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t…<br />
J’écris un morceau de journal avant de m’occuper de la v<strong>en</strong>ue de Frédéric Althabe. En<br />
me levant, ce matin, je me suis plongé dans la relecture de plusieurs articles du Dictionnaire<br />
des philosophes (PUF, 1984) dans lequel j'ai écrit l’article “ Gilson ”. J’ai lu égalem<strong>en</strong>t de cet<br />
auteur le premier chapitre de L’Introduction aux arts du beau 330 . E. Gilson est né <strong>en</strong> 1884 et<br />
mort <strong>en</strong> 1978 : il était donc nettem<strong>en</strong>t plus âgé qu’H<strong>en</strong>ri Lefebvre. Lire de la philosophie<br />
donne de l'allant, le matin…<br />
Je rep<strong>en</strong>se à Liz Claire : j’essaye de lui donner un statut dans ma transversalité. Je<br />
réfléchis aux filles que j’ai aimées et qui m’ont aidé à m’accomplir : la différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre avant<br />
et maint<strong>en</strong>ant, c’est que je vi<strong>en</strong>s de sortir de l’adolesc<strong>en</strong>ce. La mort de mes par<strong>en</strong>ts m’a<br />
effondré. J’ai eu du mal à me sortir de cette expéri<strong>en</strong>ce, car je ne me r<strong>en</strong>dais pas compte<br />
vraim<strong>en</strong>t de ce qu’est la mort. Avec les disparitions d’Hubert de Luze, Gérard Althabe et<br />
Joseph Gabel <strong>en</strong> moins d’un mois, j’ai l’impression d’être <strong>en</strong>tré dans une autre période de ma<br />
vie : je ne peux plus mettre à demain des choses qui me ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à cœur, et que je me<br />
représ<strong>en</strong>te intérieurem<strong>en</strong>t : livres, toiles.<br />
La semaine passée, un échange avec Antoinette Hess, découvrant le tableau que j’ai<br />
peint de son père cet hiver, a été pour moi ess<strong>en</strong>tiel : il me semble que ma peinture a besoin<br />
d’être vue, par des g<strong>en</strong>s qu’elle peut émouvoir. Antoinette a trouvé ma toile très sévère :<br />
-Mais, c’est bi<strong>en</strong> lui !, a-t-elle ajouté. Odile et G<strong>en</strong>eviève ne supportai<strong>en</strong>t pas bi<strong>en</strong><br />
cette toile, installée dans notre salle de séjour.<br />
-Je n’ai jamais aimé ce personnage, a dit G<strong>en</strong>eviève.<br />
Lucette p<strong>en</strong>se que je ne dois pas laisser ma toile de Gérard Althabe dans la salle de<br />
séjour, car, "cela sera un choc terrible pour son fils ”, m’a-t-elle dit. Pourtant, je s<strong>en</strong>s que les<br />
tableaux de personnages ou de groupe, que j’ai dans la tête, ont besoin d’exister, d’abord par<br />
le regard critique de ceux qui ont connu les personnages. Ainsi, je veux t<strong>en</strong>ter une toile à<br />
partir d’un dessin fait par Luci<strong>en</strong> Hess, de sa mère : Pauline Hess. Antoinette réagira, si je<br />
parvi<strong>en</strong>s à faire ce que j’imagine.<br />
Comme me l'écrivait le philosophe R<strong>en</strong>é Schérer, ce que je suis <strong>en</strong> train de faire, c’est<br />
une galerie d’esprits protecteurs. Cette notion, <strong>en</strong>core un peu floue lors de la visite de R<strong>en</strong>é<br />
Schérer, a pris une grande force lors de ma participation à la sout<strong>en</strong>ance de thèse de Madame<br />
Setsuko Kokubo Degu<strong>en</strong> 331 . Dans cette thèse, l’auteur montre comm<strong>en</strong>t, dans les familles<br />
japonaises, les ancêtres devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des esprits protecteurs : j’ai réfléchi, par ailleurs (dans un<br />
autre journal), à cette thèse et à ses effets sur moi, mais, je crois que ce que je cherche à<br />
produire, c’est un musée de mes esprits protecteurs. Je voudrais peindre assez de toiles, pour<br />
me faire un univers où je me s<strong>en</strong>te bi<strong>en</strong>. Sainte-Gemme est un lieu, qui a la vocation<br />
330 Eti<strong>en</strong>ne Gilson L’Introduction aux arts du beau , Vrin, 1998.<br />
331 Setsuko Kokubo Degu<strong>en</strong>, Analyse du traitem<strong>en</strong>t rituel de la mort au Japon au sein des familles et des<br />
collectivités locales, (6 juillet 2004, à l'université de <strong>Paris</strong> 7 ; Jury : Pascal Dibie, directeur, Christine Delory-<br />
Momberger, Remi Hess, présid<strong>en</strong>t, Maurice Gruau).<br />
270
d’accueillir ces toiles. La question est cep<strong>en</strong>dant l’urg<strong>en</strong>ce : je vieillis ; mes proches<br />
devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des ancêtres. Dans la constitution de mon capital-g<strong>en</strong>s 332 , j’ai beaucoup investi<br />
sur des plus vieux. Ils meur<strong>en</strong>t : je vais me retrouver seul. Je peux vivre la solitude ; je peux<br />
vivre avec le souv<strong>en</strong>ir de ces ancêtres, de ces amis. En même temps, Liz, jeune femme de 30<br />
ans, frappe à ma porte et me dit <strong>en</strong> gros :<br />
-J’ai lu tes travaux. Je veux être ton amie. Je veux passer du temps avec toi, faire des<br />
livres, une revue, etc.<br />
Quelle place donner à Liz ? Je lui ai dit que j’allais pr<strong>en</strong>dre la place de Gérard vis-àvis<br />
de moi, et qu’elle occuperait ma place. Idiot ?<br />
Idée que je dois changer de place et réorganiser mon porte feuille relationnel : il faut<br />
donner un peu de place à des jeunes, mais pas trop. Refus de continuer l’activisme, qui m’a<br />
caractérisé depuis mon adolesc<strong>en</strong>ce ; la relecture des carnets de ma mère <strong>en</strong> témoigne : elle<br />
était affolée que je ne révise pas mon bac, que je donne alors priorité au sport ou à la danse,<br />
etc.<br />
A un mom<strong>en</strong>t de notre conversation, je parle de Saint Thomas d’Aquin.<br />
-Qui est-ce ?, me demande-t-elle.<br />
Je lis sa vie dans le Dictionnaire des philosophes. Son choix de r<strong>en</strong>trer dans les ordres,<br />
de refuser la femme que lui <strong>en</strong>voie son frère, me semble être un événem<strong>en</strong>t qu’il faut<br />
comm<strong>en</strong>ter dans Attractions passionnelles. Peut-on être philosophe, et avoir des relations aux<br />
femmes ? Le vécu et le conçu d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre, l’exclusion du quotidi<strong>en</strong> par les philosophes,<br />
etc. Je parle à Liz, d’Abélard et Héloïse : eux aussi, il faut <strong>en</strong> parler dans notre revue. En fait,<br />
la passion, nos passions, quelle place leurs donner ?<br />
Nous parlons de la manière dont nous vivons nous-mêmes dans des lieux, seul ou avec<br />
des g<strong>en</strong>s. A Mélissey, Dominique a un rapport à la cuisine, qui ne plait pas à Liz : il y a une<br />
efficacité, une rationalité, utile dans la vie collective, mais une abs<strong>en</strong>ce d’espace pour<br />
l’improvisation. On parle aussi de la douche : Liz aime pr<strong>en</strong>dre une douche, tous les jours.<br />
Mais à Mélissey, ce n’est pas possible : je lui dis que je suis heureux d’avoir pu me laver à<br />
Sainte-Gemme, que j’ai fait réparer la chaudière et que l’on a de l’eau chaude à volonté. Je<br />
compr<strong>en</strong>ds donc ce qu’elle veut dire.<br />
J’ouvre la télévision. Elle n’est pas contre le fait de voir Lance Amstrong monter<br />
l’Alpe d’Uez : elle ne savait pas ce qu’était le Tour de France, et elle ne connaissait même pas<br />
le nom de Lance Amstrong. On continue à parler tout <strong>en</strong> regardant les images. Le sport ? Le<br />
t<strong>en</strong>nis pour moi : ma victoire au Tournoi de Passy ! Grâce à Samuel ! Ai-je le droit d’avoir<br />
des relations avec mon neveu ? Il y a un tel fossé culturel <strong>en</strong>tre nous, que j’ai l’impression<br />
que, dès que je lui parle, je pervertis son innoc<strong>en</strong>ce. Je n’<strong>en</strong> ai pas <strong>en</strong>vie. Je préfère avoir des<br />
relations avec des g<strong>en</strong>s, qui me connaiss<strong>en</strong>t. Liz m’a lu, elle a comm<strong>en</strong>té mes idées dans sa<br />
thèse. Je dois lui faire une place dans ma vie. Mais laquelle ? Idée de l’aider à traduire sa<br />
thèse, mais il faudrait que, d’ici là, elle <strong>en</strong> fasse un livre. Qu’est-ce qu’un livre ? Il faut<br />
construire un texte bref qui ne déf<strong>en</strong>de qu’une seule idée, et supprimer toutes les recherches<br />
parasites, les garder pour d’autres publications. Publier son livre ? Il faudrait essayer chez<br />
Métailié.<br />
On est bi<strong>en</strong> : Liz s’installe à côté de moi sur le vieux canapé :<br />
-Puis-je faire une photo de toi ?<br />
-Oui.<br />
Peut-on composer une photo ? Je vois déjà la toile dans la photo que je pr<strong>en</strong>ds. Je ne<br />
peux lui demander de poser, pourtant, Liz me semble être un modèle idéal. Je n’imagine pas<br />
un modèle qui soit sil<strong>en</strong>cieux. C’est J<strong>en</strong>ny Gabriel qui me pousse à peindre d’après modèle.<br />
332 Liz Claire ayant été r<strong>en</strong>dre visite à Lor<strong>en</strong>zo, <strong>en</strong> Italie, a le droit le lire mon Journal de Levanto sur Le capitalg<strong>en</strong>s<br />
(classé “ œuvre posthume ”). Je vais lui <strong>en</strong>voyer.<br />
271
Jusqu’à maint<strong>en</strong>ant, j'ai peint d’après photo : cela évite de bloquer quelqu’un p<strong>en</strong>dant des<br />
heures. Faire poser quelqu’un demande qu'on puisse donner des gages, montrer une certaine<br />
compét<strong>en</strong>ce. Dans mon portrait de Liz, Lucette dit que je r<strong>en</strong>ds bi<strong>en</strong> sa relation à elle-même :<br />
cela suppose de bi<strong>en</strong> observer la personne, au-delà même de la photo. C’est pareil pour mon<br />
portrait de Gérard : je le fais maint<strong>en</strong>ant, parce que je ress<strong>en</strong>s très fort sa prés<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> moi.<br />
La peinture n’occupe pas tout mon univers m<strong>en</strong>tal. Hier, <strong>en</strong> peignant Gérard, je<br />
regardais l’étape du Tour : faire un va et vi<strong>en</strong>t continuel <strong>en</strong>tre l’écran et la toile permet de<br />
garder une distance : avoir un débat sci<strong>en</strong>tifique avec quelqu’un que l’on peint r<strong>en</strong>d<br />
certainem<strong>en</strong>t la discussion supportable.<br />
Il est 10 h 40. Il va falloir que j’aille me laver. Je continuerai ma méditation sur Liz un<br />
peu plus tard.<br />
Mardi 7 septembre 2004, 13 h 30,<br />
Il faudrait que j’aille manger. Et <strong>en</strong> même temps, j’ai eu l’idée d’ouvrir ce journal,<br />
pour y noter mon fort investissem<strong>en</strong>t ce matin sur le terrain de l’art : j’ai écrit un premier<br />
sommaire du n°1 d’Attractions passionnelles. J’ai passé tout l’été à Sainte-Gemme où j’ai peu<br />
peint, mais où j’installe tout doucem<strong>en</strong>t mon atelier. Par contre, <strong>en</strong> compagnie de Charlotte,<br />
j’ai découvert les Romantiques allemands : ils m’inspir<strong>en</strong>t. Idée de publier un morceau de ce<br />
journal dans Attractions passionnelles.<br />
Liz Claire arrive à <strong>Paris</strong> aujourd’hui.<br />
8 septembre 2004, (Anniversaire de Nolw<strong>en</strong>n),<br />
Idée d’aller fêter ma petite fille. Mais, proposition de K. de m’emm<strong>en</strong>er <strong>en</strong> voiture à<br />
Sainte Gemme. Je suis r<strong>en</strong>tré <strong>en</strong> train, et ma voiture est à la gare de Dormans : or, j’ai mille<br />
choses à transporter <strong>en</strong> Champagne. Revoir Kare<strong>en</strong> est une vraie fête pour moi : nous nous<br />
sommes quittés le 10 juin 2004, et, depuis, elle a vécu beaucoup, beaucoup de choses ; elle<br />
att<strong>en</strong>d un <strong>en</strong>fant. Nous partons vers 11 heures dans sa Panda, une voiture qui ne dépasse pas<br />
les 110. Du coup, on arrive à l’heure où François r<strong>en</strong>tre de chez lui : nous n’avons pas pu<br />
casser la croûte <strong>en</strong>semble aujourd’hui. Il continue à faire des joints. Sa technique est<br />
différ<strong>en</strong>te de celle de Pierre, notre précéd<strong>en</strong>t maçon : elle est plus rapide.<br />
J’ai rapporté de <strong>Paris</strong> mon livre d’or “ Atelier ” : c’est un signe, un signal et un<br />
symbole. Sous le parrainage de Kare<strong>en</strong>, j’inscris mon mom<strong>en</strong>t peinture à Sainte Gemme.<br />
Avec Kare<strong>en</strong>, on parle à bâtons rompus. On évoque Attractions Passionnelles, dont j’ai écrit<br />
le premier sommaire hier à <strong>Paris</strong> : je l’ai <strong>en</strong>voyé aux personnes ayant la vocation d’y écrire,<br />
dans le premier numéro. Ce travail a débloqué pas mal de choses : j’avais décidé d’y placer<br />
des extraits de mon Journal d’un artiste, mais il fait plus de 60 pages. Or, R<strong>en</strong>é Schérer,<br />
v<strong>en</strong>dredi dernier, à la réunion des IrrAIductibles a beaucoup insisté sur le fait que le numéro 4<br />
de notre revue institutionnaliste était délirant, du fait qu’on y avait publié un “ article ” de 105<br />
pages ! J’ai écouté R<strong>en</strong>é, car il expliquait que de tels textes devai<strong>en</strong>t être édités sous formes<br />
de livres. Cette remarque m’a décidé à créer un nouveau livre : Le Journal des mom<strong>en</strong>ts. Je<br />
tâtonnais depuis des mois autour de ce projet, mais mes journaux ne sont jamais que des<br />
fragm<strong>en</strong>ts. Il y a ceux que je frappe moi-même directem<strong>en</strong>t sur mon ordinateur ; il y a ceux<br />
que j’écris, comme aujourd’hui sur un carnet.<br />
Ainsi, concernant mon mom<strong>en</strong>t de l’art, j’ai une partie de mon journal sur un support<br />
directem<strong>en</strong>t utilisable et une autre partie dans des carnets. J’att<strong>en</strong>ds souv<strong>en</strong>t qu’un carnet soit<br />
plein, pour le donner à taper. Donc, je n’ai jamais de journal terminé, sauf dans le cas des<br />
272
journaux de voyage dans lequel du début à la fin, j’écris dans un carnet. Il y a donc une unité,<br />
une cohér<strong>en</strong>ce d’<strong>en</strong>semble que je ne parvi<strong>en</strong>s pas à trouver dans les autres “ mom<strong>en</strong>ts ”, qui<br />
se construis<strong>en</strong>t sur une plus longue durée, dans des recueils et des supports de nature<br />
différ<strong>en</strong>te.<br />
J’ai réussi à trouver une solution technique à ce problème <strong>en</strong> lisant les Romantiques<br />
d’Iéna, les animateurs de la revue Athénaum (1799-1802). Ils font l’éloge du fragm<strong>en</strong>t : le<br />
fragm<strong>en</strong>t a une unité ; il t<strong>en</strong>d vers la forme définitive, même si cela n’est pas <strong>en</strong>core achevé.<br />
L’inachèvem<strong>en</strong>t est au cœur de l’expéri<strong>en</strong>ce humaine. Si l’homme meurt avant d’avoir épuisé<br />
toutes ses virtualités, l’œuvre aussi : l’œuvre est un processus. Le fragm<strong>en</strong>t peut être repris :<br />
c’est une idée forte, un germe.<br />
Tout à l’heure, je montre à Kare<strong>en</strong> ma toile de Gérard Althabe ; je lui avais parlé de<br />
cette toile, <strong>en</strong> lui disant qu’elle était loin d’être terminée : le portrait proprem<strong>en</strong>t dit n’a pas<br />
<strong>en</strong>core de lunettes. De plus, il n’y a pas de fond : or, la personne d’Althabe doit être installée<br />
dans un contexte, dans un paysage. Le paysage portera le personnage. Il y aura un jeu, <strong>en</strong>tre le<br />
portrait et son contexte. Kare<strong>en</strong> apprécie le tableau : elle le juge “ quasim<strong>en</strong>t ” fini :<br />
-Vous avez fait d’énormes progrès, me dit-elle.<br />
Et l’on passe à autre chose. Elle va emménager dans une maison de 70 m2 habitables,<br />
<strong>en</strong> banlieue, sans jardin. Donc, elle aura un espace pour peindre… J’ai prés<strong>en</strong>té Kare<strong>en</strong> à<br />
François, à Antoinette Bornizet. Nadine qui la connaît déjà <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d les comm<strong>en</strong>taires de<br />
François sur Kare<strong>en</strong>, qu’elle me restitue. Bon. Au village, débarquer avec une jeune femme<br />
semble vraim<strong>en</strong>t bizarre : que diront-ils, s’ils voi<strong>en</strong>t arriver Liz Claire demain ?<br />
J’écris maint<strong>en</strong>ant, assis dans ma voiture. J’att<strong>en</strong>ds l’arrivée de Liz à la Gare de<br />
Dormans : Et elle n’est pas à l’heure. Son train existe-t-il ? Ne s’est-elle pas trompée<br />
d’horaire ? Dans ce cas, elle arrivera demain : il est 20 heures 15, et elle disait arriver à 20<br />
heures. Dois-je r<strong>en</strong>trer chez moi ? Dilemme. Peut-être t<strong>en</strong>te-t-elle de m’appeler au téléphone.<br />
Je vais r<strong>en</strong>trer : je continuerai à écrire à Sainte Gemme.<br />
Mercredi 9 septembre,<br />
Liz est à Sainte Gemme. Elle est arrivée à Dormans, juste après mon retour ici. J’ai été<br />
la rechercher. Elle dort. Hier, Kare<strong>en</strong> m’a offert le Journal de Klee. Je me suis plongé, ce<br />
matin, dans cette précieuse lecture.<br />
10 h,<br />
François n’est toujours pas arrivé. J’ai laissé <strong>en</strong> plan Paul Klee, pour dévorer un livre<br />
offert hier soir par Liz. Il s’agit du Edward Weston 333 . Edward Weston, photographe<br />
américain (1886-1958) est aussi un diariste. Liz m’a apporté <strong>en</strong> même temps que ce livre de<br />
photos, la traduction du Journal mexicain (1923-26), avec une bonne préface de Gilles Mora,<br />
le traducteur.<br />
Avant de comm<strong>en</strong>ter ces lectures, je veux dire que mes visiteuses d’hier <strong>en</strong><br />
m’apportant 4 livres, à placer dans une bibliothèque d’art (Dali, Klee, Edward Weston) me<br />
pouss<strong>en</strong>t à me construire un pan “ bibliothèque ” dans mon atelier. Je vais rapporter mes<br />
livres d’art de <strong>Paris</strong> : ils sont actuellem<strong>en</strong>t dans mon bureau. Faire exister une pièce, un li<strong>en</strong> :<br />
c’est construire le dispositif, <strong>en</strong> donnant une transversalité à l’espace. Dans mon atelier : un<br />
333 Edward Weston, Photographies, Tasch<strong>en</strong>, et : Journal mexicain, <strong>Paris</strong>, Le Seuil, 1995.<br />
273
meuble pour ranger les toiles, un autre pour le matériel de peinture, mais il me faut aussi y<br />
rassembler mes photos destinées à être reprises dans des toiles…<br />
En arrivant à Sainte Gemme, j’ai été frappé par le rangem<strong>en</strong>t opéré dans la salle aux<br />
archives : Charlotte a remporté tous les livres, qu’elle avait étalé durant plusieurs semaines.<br />
Vide ? Non, nouveau climat de la pièce : il faut que je parvi<strong>en</strong>ne à distinguer les concepts de<br />
mom<strong>en</strong>t, fonction, dispositif, climat : je crois que ma théorie des mom<strong>en</strong>ts avance par le<br />
concret de l’aménagem<strong>en</strong>t et du ménagem<strong>en</strong>t de l’espace.<br />
Une maison, un appartem<strong>en</strong>t permett<strong>en</strong>t a priori de s’inscrire dans certains mom<strong>en</strong>ts :<br />
le repos, le repas, le travail, mais certaines pièces peuv<strong>en</strong>t voir se superposer plusieurs<br />
mom<strong>en</strong>ts. A <strong>Paris</strong>, depuis 8 mois, mon bureau était <strong>en</strong> même temps quelque chose comme un<br />
atelier : le déplacem<strong>en</strong>t de l’atelier sur Sainte-Gemme, permet de r<strong>en</strong>forcer la dim<strong>en</strong>sion lieu<br />
d’écriture du bureau. La création de l’espace bibliothèque de Sainte Gemme permettra le<br />
transport de caisses de livres de <strong>Paris</strong> vers Sainte Gemme : les livres qui resteront à <strong>Paris</strong><br />
seront des livres choisis. La fonction stockage et archive sera exclusivem<strong>en</strong>t à Sainte Gemme,<br />
etc. Les livres parisi<strong>en</strong>s formeront une bibliothèque vivante.<br />
Sainte Gemme, le 12 septembre 2004, 11 heures, (salle des archives, <strong>en</strong> att<strong>en</strong>dant<br />
Lapassade),<br />
Liz Claire travaille. Je lis le catalogue de l’exposition Füssli (1741-1825) : la peinture<br />
m’intéresse. Est-ce bi<strong>en</strong> le peintre préféré de Charlotte ? Je vais aller taper le programme (38<br />
numéros) d’édition d’Attractions passionnelles, histoire de l’imprimer et de pouvoir travailler<br />
dessus à midi.<br />
Mardi 14 septembre, 9 h 30 (MGEN),<br />
Je veux noter qu’hier, avec Liz et Christine, nous avons réfléchi sur un sujet de thèse<br />
pour Liz. On explore la notion de Salon comme espace, comme mom<strong>en</strong>t de formation : le<br />
salon, t<strong>en</strong>ue par une dame, était une institution transversale ; on y mangeait, on y buvait ; on y<br />
écoutait vers et musique ; on pouvait y danser ; parfois, c’était le lieu d’élaboration de livres,<br />
de romans, d’œuvres diverses. Mes lectures me font me représ<strong>en</strong>ter, assez bi<strong>en</strong>, cette socialité<br />
particulière <strong>en</strong>tre 1750 et 1850. Au départ, Liz voulait travailler sur la période 1780-1820,<br />
mais il serait intéressant d’élargir : sur le plan géographique, il faut explorer la France,<br />
l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, l’Angleterre. C’est un bon sujet pour développer<br />
l’anthropologie de l’éducation informelle.<br />
11 h, (dans le métro),<br />
Après l’att<strong>en</strong>te de mes résultats d’exam<strong>en</strong>s, et une virée chez<br />
Anthropos pour porter un manuscrit de Christine, me voici de<br />
retour : je vais préparer le repas pour Hélène qui me r<strong>en</strong>d visite à<br />
midi. J’ai avancé Le Journal mexicain de Edward Weston. J’<strong>en</strong><br />
suis à la page 61. R. Lourau était un grand lecteur de journaux :<br />
je le devi<strong>en</strong>s.<br />
Sainte Gemme, le mercredi 15 septembre 2004, 9 h,<br />
274
Pépé travaille au second, à desc<strong>en</strong>dre des pierres ; Mémé et Liz sont <strong>en</strong>core couchées.<br />
J’ai essayé de lire le Journal de Klee : j’ai terminé le premier journal. Je regarde mon tableau<br />
d’Althabe : le portrait est ressemblant, donc réussi. Cep<strong>en</strong>dant, je ne puis m’<strong>en</strong> satisfaire. Il<br />
me faut faire un fond : pour imposer le blanc de ses cheveux, mon fond jaune est mauvais ; il<br />
me faut trouver quelque chose. Je rêve ! Pépé vi<strong>en</strong>t me chercher : il veut desc<strong>en</strong>dre des pierres<br />
du second ; certaines font 50 kgs. Il a besoin d’aide : il a des idées claires sur le mom<strong>en</strong>t à<br />
construire. Tant mieux ! Tant pis pour mes rêveries ; rêveries d’un séd<strong>en</strong>taire <strong>en</strong>durci !<br />
Martigues, le 20 septembre 2004,<br />
Chez ma sœur Odile, je découvre un livre sur le Grand Jeu, qui lui a été offert par<br />
Michèle Gaugand 334 . Je lis cet ouvrage d’un trait : il est ess<strong>en</strong>tiel pour ma recherche<br />
artistique. Il faudrait que j’<strong>en</strong> recopie des passages <strong>en</strong>tiers dans différ<strong>en</strong>ts journaux : beaucoup<br />
de choses sur l’instant (“ instant éternel ”) à confronter au mom<strong>en</strong>t. H<strong>en</strong>ri Lefebvre et Les<br />
Philosophes sont prés<strong>en</strong>tés comme décisifs dans la naissance du Grand Jeu. Dans ce livre, on<br />
parle <strong>en</strong>core de Georgette Camille, que j’ai connue <strong>en</strong> 1977, etc. J’aime le peintre Sima. Je me<br />
s<strong>en</strong>s proche du Grand jeu. Attractions passionnelles aura une filiation à mettre à jour avec le<br />
Grand Jeu. Idée de proposer au directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de Reims, d’<strong>en</strong>trer dans<br />
notre conseil de rédaction d’AP. Il me faut acquérir un exemplaire de ce catalogue (de l’expo<br />
décembre 2003-mai 2004)… Il me faut revisiter le Musée des Beaux-Arts qu’évoque Roger<br />
Vailland, pour méditer sur les premières expéri<strong>en</strong>ces des “ simplistes ” : “ Nous<br />
comm<strong>en</strong>çâmes à nous <strong>en</strong>traîner au Musée municipal, <strong>en</strong> nous recueillant devant les toiles des<br />
paysagistes du siècle dernier. L’art et la poésie, c’est tout un 335 ”.<br />
Lundi 27 septembre, (<strong>en</strong> partant pour Saint D<strong>en</strong>is),<br />
Hier et aujourd’hui, j’ai relu 180 pages (mot à mot) du mémoire de maîtrise de<br />
Charlotte, ma fille, que j’ai corrigées att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t : son texte est vraim<strong>en</strong>t intéressant. Les<br />
idées déf<strong>en</strong>dues ne me sont plus étrangères, depuis cet été, passé à Sainte Gemme : Charlotte<br />
a écrit l’ess<strong>en</strong>tiel de ce texte, au cours de son séjour chez nous. Ce texte est programmatique<br />
pour moi : beaucoup d’idées qui y sont analysées ont eu une postérité chez H. Lefebvre, les<br />
Surréalistes et dans l’analyse institutionnelle. En lisant Charlotte, on découvre que notre<br />
problème aujourd’hui, c’est d’être romantiques… A développer. Cette lecture pose la<br />
question de l’esthétique, de l’œuvre, de l’artiste, du mot esprit, etc. : ce texte est fondateur<br />
d’une théorie qui s’applique aux IrrAIductibles, à Attractions passionnelles, etc. La<br />
Symphilosophie nous concerne au premier chef.<br />
Hier soir, visite de la pratique de tango de Charlotte ; beaucoup de monde ; plaisir de<br />
danser, après 4 mois d’interruption ; étonnem<strong>en</strong>t de toujours savoir danser ! Fatigue tout de<br />
même, un peu. Plaisir d’y trouver Bernadette, prof de danse à Nanterre : on a parlé de<br />
Christian Dubar.<br />
Que dire dans ce carnet ? Je dois repr<strong>en</strong>dre la peinture. C’est urg<strong>en</strong>t. Il me faut finir le<br />
tableau d’Althabe.<br />
A Sainte Gemme, la maison est <strong>en</strong> pleine mutation : nécessité d’une fresque de 5m x<br />
2m à placer sur le mur de la bibliothèque. Faut-il y peindre des personnages de la famille ?<br />
des personnages illustres qui ont traversé notre vie ? Relire le fragm<strong>en</strong>t de F. Schlegel, où il<br />
334<br />
Grand Jeu et surréalisme, Reims, <strong>Paris</strong>, Prague, édité <strong>en</strong> 2004 par les éditions Ludion et le Musée des<br />
Beaux-Arts de Reims.<br />
335<br />
Roger Vailland, “ Nous étions, <strong>en</strong>tre 1920 et 1925…, in Le regard froid, Grasset, <strong>Paris</strong>, 1963 ; cité par Z.<br />
Béamu, Les poètes du Grand Jeu, Poésie/Gallimard, <strong>Paris</strong>, 2003, p. 336.<br />
275
ironise sur le naturalisme <strong>en</strong> peinture : “ L’avantage, dit-il <strong>en</strong> substance, de la peinture sur la<br />
nature, c’est qu’un fruit peint attire moins les guêpes qu’un fruit naturel ”. Oui. La peinture<br />
doit inv<strong>en</strong>ter, créer quelque chose de nouveau. R<strong>en</strong>oncer à l’imitation.<br />
Le mémoire de Charlotte peut servir de fond, de carrière, pour la rédaction de notre<br />
Manifeste d’Attractions passionnelles. On peut <strong>en</strong> retirer des Fragm<strong>en</strong>ts, que l’on composera<br />
avec d’autres fragm<strong>en</strong>ts.<br />
Fragm<strong>en</strong>ts à retirer : refus d’imitation, œuvre <strong>en</strong> dev<strong>en</strong>ir, acceptation du fragm<strong>en</strong>taire,<br />
refus d’une hiérarchisation des arts, symphilosophie, définition b<strong>en</strong>jami<strong>en</strong>ne de la revue,<br />
nécessité de la p<strong>en</strong>sée, une méthodologie : le Witz. Il faut rigoler. Le monde est “ à faire<br />
pleurer ”. Donc, développer une ironie critique, un rire nietzsché<strong>en</strong>. Ce qu’il nous faut<br />
rajouter : le “ performatif ”, “ l’interv<strong>en</strong>tion ”.<br />
Dans ce que j’ai lu, Charlotte ne développe pas clairem<strong>en</strong>t des choses qu’elle a<br />
brillamm<strong>en</strong>t formulées, dans ses dernières interv<strong>en</strong>tions orales : ainsi, du rapport <strong>en</strong>tre<br />
“ esthétique et politique ”. Samedi soir (25/9), elle est v<strong>en</strong>ue dîner à la maison : elle a<br />
beaucoup argum<strong>en</strong>té sur cette thématique.<br />
Autres fragm<strong>en</strong>ts à construire : Le style, La Weltlitteratur (le mot n’apparaît pas dans<br />
le mémoire), L’interculturel, L’improvisation (esquissée légèrem<strong>en</strong>t chez Charlotte).<br />
Mercredi 29 septembre, 14 h 45,<br />
Je suis chez moi, un peu fatigué : j’ai passé la matinée avec Liz. Elle doit r<strong>en</strong>contrer<br />
Jean-Marie Pradier, cet après-midi. Nous avons relu <strong>en</strong>semble le texte d’Attractions<br />
passionnelles, à la lumière de ce que Charlotte nous a dit, hier soir, des critiques du groupe de<br />
travail qu’elle a animé avec Géraldine et Val<strong>en</strong>tin. Si ce texte ne faisait pas 13 pages, je le<br />
mettrais <strong>en</strong> note dans ce journal ; ce texte me plaît tout particulièrem<strong>en</strong>t : c’est de la<br />
symphilosophie. Comme les Romantiques allemands d’Iéna (j’ai corrigé le mémoire de<br />
Charlotte ces derniers temps, et ma fille apprécie beaucoup ce travail que j’ai fait pour elle),<br />
je travaille <strong>en</strong> équipe. Ce matin, j’ai p<strong>en</strong>sé qu’<strong>en</strong>tre 1969 et 1976, avec Georges et R<strong>en</strong>é,<br />
j’avais fait cette expéri<strong>en</strong>ce, <strong>en</strong>viron. Entre 1976 et 1981, j’ai poursuivi l’av<strong>en</strong>ture avec les<br />
amis du CRI. Aujourd'hui, je suis heureux de retrouver des amis avec qui p<strong>en</strong>ser.<br />
Il faudra aussi écrire le manifeste : Charlotte est d’accord pour que l’on pompe son<br />
texte, qu’on le reformule, qu’on le réécrive, Liz et moi ; ou plutôt moi, puis Liz.<br />
16 h.,<br />
Je p<strong>en</strong>se à Zh<strong>en</strong>g Hui Hui qui a perdu sa mère : nous avons reçu un courrier de<br />
Shanghai hier, accompagné de gâteaux de la lune. J’adore ces friandises.<br />
23 h,<br />
Charlotte sort d’ici. Elle veut être rédacteur <strong>en</strong> chef d’Attractions passionnelles, avec<br />
Liz Claire. Cette dernière a téléphoné pour dire que son <strong>en</strong>treti<strong>en</strong> avec Pradier (qui fait de la<br />
peinture) s’est très bi<strong>en</strong> passé.<br />
Jeudi 30 septembre, 10 h tr<strong>en</strong>te,<br />
Je vi<strong>en</strong>s d’<strong>en</strong>voyer à Liz (copie à Charlotte) les courriers suivants :<br />
276
“ Chère Liz,<br />
Charlotte est v<strong>en</strong>ue dîner à la maison hier soir, et je l'ai informée du travail que nous avions fait tous<br />
les deux dans la journée. Elle est très cont<strong>en</strong>te de la tournure des évènem<strong>en</strong>ts. Elle se réjouit de ta<br />
r<strong>en</strong>contre avec Jean-Marie Pradier et de la chance que ce serait de te voir occuper un poste à <strong>Paris</strong> 8.<br />
Le thème principal de nos échanges a été la symphilosophie (mot qui, pour les Romantiques, -<br />
comme je te l'ai expliqué - signifie le travail de production intellectuel <strong>en</strong> équipe). Charlotte p<strong>en</strong>se que<br />
nous nous inscrivons dans cette tradition. Elle est par exemple d'accord pour la procédure que je lui ai<br />
proposée pour la rédaction du manifeste : je vais repr<strong>en</strong>dre dans son mémoire 20 ou 25 pages qu'elle a<br />
produites. Je vais les réécrire <strong>en</strong> y intégrant mes propres idées (5 pages). On te donne alors le texte et<br />
tu le complètes. Il a été décidé que le mieux serait une double signature : Toi et Charlotte. Pour ma<br />
part, autant je suis prêt à vous aider, autant je ne chercherai pas à me mettre <strong>en</strong> avant. Je suis déjà<br />
rédacteur <strong>en</strong> chef des irrAIductibles, et c'est une très grosse responsabilité.<br />
De notre discussion, <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce de Lucette, trois idées ont émergé :<br />
1).- Concernant l'organigramme de notre revue, Charlotte m'a dit qu'elle aimerait occuper un poste<br />
de rédactrice <strong>en</strong> chef. Dans son esprit, il y aurait deux rédactrices <strong>en</strong> chef. La première, toi, serait<br />
responsable de la rédaction, et la seconde, elle, serait responsable du comité de lecture. Au mom<strong>en</strong>t où<br />
nous avions fait le premier organigramme, tu m'avais proposé l'idée d'une coresponsabilité à la<br />
rédaction <strong>en</strong> chef. Je crois me souv<strong>en</strong>ir que tu avais même proposé le nom de Charlotte. En y<br />
réfléchissant, je trouve que c'est une idée excell<strong>en</strong>te. On est une revue planétaire, oui, mais tout de<br />
même animée par une équipe franco-américaine. La co-direction symboliserait cette volonté. Cela<br />
ferait une moy<strong>en</strong>ne d'âge de 27 ans et demi pour la rédaction <strong>en</strong> chef. Cela symboliserait une rupture<br />
avec les revues académiques qui sont dirigées par des vieux. Il me semble qu'il faudrait le sou<strong>ligne</strong>r<br />
dans la prés<strong>en</strong>tation de la revue : la revue se veut planétaire, interculturelle, mais aussi<br />
intergénérationnelle, associant de vieux intellectuels à la jeunesse. On retrouve les grandes utopies !<br />
Il y a deux mois, je n'aurais pas trouvé cette proposition de Charlotte bonne. Mais depuis qu'elle a<br />
écrit son mémoire, je trouve qu'elle a conquis une vraie force de p<strong>en</strong>sée. Je lui ai dit que j'avais été<br />
bouleversé par la force de son texte. Je p<strong>en</strong>se que toutes les deux, vous pouvez porter cette revue très<br />
loin. Je vous y aiderai d'ailleurs.<br />
2).- Dans le prolongem<strong>en</strong>t de l'idée précéd<strong>en</strong>te, il serait intéressant, avant de diffuser largem<strong>en</strong>t<br />
notre programme, de rééquilibrer nos instances. Il va falloir faire une place dans le comité de lecture à<br />
des américains ou au moins à des g<strong>en</strong>s qui sont passés par les Performance Studies. C'est urg<strong>en</strong>t.<br />
Pourrais-tu y p<strong>en</strong>ser. Idem pour le comité de rédaction. Il faut trouver deux ou trois noms pour chaque<br />
instance.<br />
3).- Dans le sommaire du numéro 1, on crée des rubriques. L'idée serait de confier chaque<br />
rubrique à un responsable qui aurait la responsabilité de suivre cette rubrique. Ainsi, le<br />
responsable de la rubrique exposition devrait susciter des compte-r<strong>en</strong>dus d'expositions pour<br />
tous les numéros. Le responsable de compte-r<strong>en</strong>dus de lecture devra susciter des compter<strong>en</strong>dus,<br />
etc. La rédactrice <strong>en</strong> chef, responsable de la rédaction, aura des contacts réguliers<br />
avec les responsables de rubriques et informera la secrétaire de rédaction (j'ai r<strong>en</strong>dez-vous<br />
avec Véronique pour lui expliquer l'état d'avancem<strong>en</strong>t de notre chantier), au fur et à mesure de<br />
leur production, des textes susceptibles d'<strong>en</strong>trer dans la composition du numéro à paraître.<br />
Dis-moi ce que tu p<strong>en</strong>ses de ces idées. Je t'embrasse très fort.<br />
Remi.<br />
Autre idée, mais humoristique : Certaines revues sci<strong>en</strong>tifiques signal<strong>en</strong>t qu'elles ne publi<strong>en</strong>t qu'un<br />
tiers des textes qui leur sont <strong>en</strong>voyés. Elles dis<strong>en</strong>t que les articles ont eu un avis favorable de deux<br />
lecteurs. Compte-t<strong>en</strong>u de la quantité de spam que je reçois (tu <strong>en</strong> as été le témoin hier), je p<strong>en</strong>se que<br />
l'on pourra dire que la revue ne publie qu'un pour c<strong>en</strong>t des textes qui lui sont <strong>en</strong>voyés. On pourra dire<br />
aussi que les textes acceptés ont reçu l'aval positif de 6 lecteurss.<br />
Second courrier :<br />
277
Remi HESS à Liz Claire<br />
Objet : Sout<strong>en</strong>ance de thèse<br />
30 Sept. 2004, 10 h 38<br />
“ Le 20 octobre, à 9 heures, il y aura, à <strong>Paris</strong> 8, la sout<strong>en</strong>ance de thèse de Salvatore Panu.<br />
Pourrais-tu être à <strong>Paris</strong> ce jour-là et <strong>en</strong>trer dans le jury ? On cherche une musici<strong>en</strong>ne. La thèse de<br />
Salvatore sera une vraie performance puisqu'il fait v<strong>en</strong>ir un orchestre de quinze musici<strong>en</strong>s de Bologne.<br />
Cette sout<strong>en</strong>ance de thèse pourrait être le lancem<strong>en</strong>t officiel du mouvem<strong>en</strong>t Attractions passionnelles !<br />
Avoir été membre d'un jury de thèse à <strong>Paris</strong> 8 peut être pour toi un atout dans ton curriculum vitae.<br />
Réponds-moi vite, pour que j'ai le temps de t'ajouter au collectif du jury. Remi ”.<br />
En relisant ce texte, je m’aperçois que j’ai oublié de dire à Liz d’apporter son violon.<br />
Sainte Gemme, le lundi 4 octobre,<br />
Je suis au calme : ce sont les v<strong>en</strong>danges, et je suis seul à la maison. Je voulais me<br />
mettre à la rédaction de mon roman photo des travaux 2004, mais j’ai été inexorablem<strong>en</strong>t<br />
attiré par une mise <strong>en</strong> chantier de mon atelier : profitant des rayons de soleil, qui passai<strong>en</strong>t à<br />
travers la toile d’Althabe, je me suis mis à peindre un fond rouge et bleu ; cette toile a donc<br />
changé de style. J’ai retouché deux tableaux <strong>en</strong> cours : celui où je danse avec Charlotte (que<br />
je compte lui offrir pour ses 25 ans) et un nouveau que je démarre sur J. Ardoino et Schérer.<br />
J’ai aussi comm<strong>en</strong>cé un autre tableau. Je l’intitulerai : Montsouris. Je vais me baser sur des<br />
images de 1984. Mais, je vais aussi travailler à rajouter des personnages dont je n’ai pas les<br />
photos, mais qui étai<strong>en</strong>t là à cette réunion : Althabe, Lourau, Lefebvre. Cette toile r<strong>en</strong>tre dans<br />
une série que j’intitulerai Attractions passionnelles. Pour le mom<strong>en</strong>t, dans cette série : “ 1 er<br />
janvier à Rambouillet ”, “ le CRI ”, “ Montsouris ”, “ Les Institutionnalistes, rue Marcadet ”,<br />
“ Ligoure ”. Je vais continuer demain. Il me faudrait des toiles pour profiter de mes bonnes<br />
dispositions. Je n’ai que 5 ou 6 fonds prêts. Il faut <strong>en</strong> préparer d’autres.<br />
18 h 30,<br />
En contemplant ma nouvelle version d’Althabe, je p<strong>en</strong>se à Miro. Il est évid<strong>en</strong>t que le<br />
fragm<strong>en</strong>t d’émission sur Miro, <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du hier sur France-Culture a été déterminant pour mon<br />
choix de travail aujourd’hui. J’ai appris hier que Miro avait été celui des Surréalistes, qui s’<strong>en</strong><br />
était le mieux sorti avec les couleurs.<br />
Je vi<strong>en</strong>s de faire 2 photos du Althabe <strong>en</strong> haut des escaliers du premier. Joli éclairage<br />
lorsque l’on monte les escaliers.<br />
J’écoute <strong>en</strong>core et <strong>en</strong>core Helmut Schmitt au piano : il joue Bach.<br />
Je range les photos préparées pour la peinture ; je retrouve des photos d’Opus Tango,<br />
spectacle chorégraphié par Charlotte et Miguel : je veux faire quelque chose là-dessus. Je<br />
m’<strong>en</strong> veux de ne pas avoir pris des photos des musici<strong>en</strong>s, mais aussi de la tête des g<strong>en</strong>s qui<br />
faisait la queue dans l’escalier… Il y aurait eu une belle toile à tirer de cet événem<strong>en</strong>t de la<br />
Maison de l’Amérique latine.<br />
19 h 30,<br />
278
Le mom<strong>en</strong>t de la peinture est bi<strong>en</strong> prés<strong>en</strong>t : je souffre de ne<br />
pas avoir de cutter ; un carton à dessin avec des photos de<br />
Rambouillet me manque aussi. Il est à <strong>Paris</strong>. Il est évid<strong>en</strong>t<br />
maint<strong>en</strong>ant pour moi que j’ai une logique organisationnelle qui<br />
structure des fragm<strong>en</strong>ts du mom<strong>en</strong>t de la peinture, et qu’il me<br />
faut aujourd’hui rassembler. C’est ici que je veux peindre. La<br />
peinture, les toiles que j’ai dans la tête vont fédérer divers<br />
fragm<strong>en</strong>ts de ma vie, et de celle des mi<strong>en</strong>s (famille, amis). Ce sont<br />
les toiles qui vont faire la cohér<strong>en</strong>ce de Sainte Gemme, l’unité de<br />
la maison.<br />
La nuit est maint<strong>en</strong>ant tombée : je ne peux plus travailler. Aucun goût de faire de la cuisine :<br />
je suis totalem<strong>en</strong>t dans le mom<strong>en</strong>t de la création. Je n’att<strong>en</strong>ds qu’une chose : que le soleil se<br />
lève demain pour peindre. Ce mom<strong>en</strong>t de la peinture est tombé sur moi, comme la foudre. Je<br />
ne puis aller contre, il faut que je me laisse faire. Nécessité d’aller à <strong>Paris</strong> pour racheter des<br />
toiles.<br />
Compte-t<strong>en</strong>u de la chaleur clém<strong>en</strong>te, il faudrait que je m’installe dans la nouvelle<br />
bibliothèque, pour peindre la fresque. Ce serait le bon mom<strong>en</strong>t. Je n’ai plus mal au v<strong>en</strong>tre. Je<br />
vais reporter la coloscopie.<br />
Mardi 5 octobre, 21 h 15,<br />
Aujourd’hui, virée à Carrefour où j’achète des cutters et une<br />
règle graduée. Cela m’aide dans la précision du trait de mes<br />
portraits. Avec le cutter, je t<strong>en</strong>te quelque chose au niveau de 2<br />
toiles :<br />
- Tango de Charlotte et Remi, Rue Marcadet<br />
- Ardoino et Schérer au Colloque Lapassade.<br />
Ces nouvelles toiles me sembl<strong>en</strong>t ressembler à une bande dessinée. J’avance aussi<br />
Montsouris 2. Ce que j’explore m’intéresse vraim<strong>en</strong>t. Ce soir, j’ai préparé une toile pour<br />
peindre Opus Tango demain. Il ne me restera que 2 toiles vierges. Peut-être pourrais-je<br />
demander à Lucette de faire un tour chez Crèa pour acheter des toiles. Tout <strong>en</strong> écrivant ce<br />
journal, j’écoute Bach. Je vais monter me coucher.<br />
Mercredi 6 octobre, 10 h,<br />
Ce matin, j’ai comm<strong>en</strong>cé Opus tango : je dégage Charlotte et Miguel. Ce couple forme<br />
le premier plan : il sera regardé <strong>en</strong> premier. Sur l’affiche à partir de laquelle je travaille, les<br />
personnages de l’orchestre disparaiss<strong>en</strong>t : je dois les mettre <strong>en</strong> scène, ne serait-ce que comme<br />
ombre, mais il me faut une pause caractéristique pour chacun des musici<strong>en</strong>s. J’ai travaillé<br />
aussi quelques instants sur la toile Montsouris 2. Mais pour celle-ci, je vis un conflit<br />
technique : pour Ardoino, Charlotte et Remi, Opus tango, je travaille selon une technique<br />
inv<strong>en</strong>tée hier, la découpe au cutter de surfaces que je peins de façon uniforme, pour servir de<br />
base à quelque chose qui advi<strong>en</strong>dra <strong>en</strong>suite. Pour ces toiles, je suis parti d’un bon fond, sauf<br />
pour Opus tango où j’ai une base jaune que je ne conserverai absolum<strong>en</strong>t pas. L’inconvéni<strong>en</strong>t<br />
de cette technique est de me donner des surfaces à peindre, comme on fait du coloriage à 5<br />
ans. D’ailleurs, le cutter rejoint le piquage, que j’ai beaucoup pratiqué au jardin d’<strong>en</strong>fant : cela<br />
279
m’énervait. Je n’avais pas la pati<strong>en</strong>ce de faire des trous, petits trous très nombreux, pour<br />
définir la forme imprimée sur le modèle. Je voulais aller plus vite, et je déchirais souv<strong>en</strong>t la<br />
forme, ce qui me valait des remontrances de ma maîtresse. Je garde ce souv<strong>en</strong>ir assez précis.<br />
Je n’avais pas six ans. Le cutter me permet de r<strong>en</strong>ouer avec quelque chose d’archaïque. Je<br />
voulais <strong>en</strong> acheter un hier. J’<strong>en</strong> ai rapporté 6, pour un euro. J’aurais dû <strong>en</strong> acheter 3 paquets.<br />
Je crois que c’est une technique que je vais développer : le seul problème, c’est le format du<br />
modèle. Il me faudrait à disposition une photocopieuse faisant des agrandissem<strong>en</strong>ts. Pour le<br />
mom<strong>en</strong>t, je ne sais comm<strong>en</strong>t travailler la réduction ou l’agrandissem<strong>en</strong>t.<br />
Sur la technique du cutter, inv<strong>en</strong>tée hier : elle oblige à décider de la <strong>ligne</strong> de partage,<br />
<strong>en</strong>tre le clair et l’obscur. Il faut décider d’une frontière. C’est là que se trouve le coup d’œil<br />
qui va produire la forme. C’est très gestaltiste comme travail.<br />
Jusqu’à maint<strong>en</strong>ant, j’ai évolué <strong>en</strong> trois phases :<br />
1) Portrait d’après nature (mon autoportrait ovale).<br />
2) Travail d’après photo (Hélène et Constance)<br />
3) Travail <strong>en</strong> reportant des points d’une photo (avec agrandissem<strong>en</strong>t par règle de<br />
trois) : Althabe<br />
Maint<strong>en</strong>ant, je r<strong>en</strong>tre dans une quatrième manière de travailler. Elle est beaucoup plus<br />
cubiste : à la fois réaliste, mais <strong>en</strong> même temps installant des contrastes forts <strong>en</strong>tre les zones,<br />
que je découpe dans le modèle. Le travail le plus réussi dans ce domaine aujourd’hui est<br />
Ardoino, Schérer. Il faut que j’att<strong>en</strong>de que cette toile sèche pour t<strong>en</strong>ter d’aller plus loin. Il faut<br />
que je voie, si je peux r<strong>en</strong>trer dans les détails. Pour le mom<strong>en</strong>t, la technique m’attire : c’est ce<br />
que j’ai <strong>en</strong>vie de produire <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t. Une idée. Qu’<strong>en</strong> serait-il d’un travail de mise <strong>en</strong><br />
contexte dans un autre paysage ?<br />
Actuellem<strong>en</strong>t, je p<strong>en</strong>se à un portrait de Lucette selon ma nouvelle technique. Depuis<br />
février, j’ai trouvé deux pauses d’elle (1990). Elles sont très réussies. Je p<strong>en</strong>se que ce sont des<br />
photos de Christine chez Lourau, le jour où elle a fait les photos historiques de Lefebvre,<br />
Lourau et moi, etc. Je voudrais faire une toile qui est déjà indexicalisée dans mon œuvre, et<br />
dont je n’ai que l’idée. Faut-il mettre Lucette dans cette toile ? Oui. Mais, quel modèle<br />
choisir ? L’autre sera sa représ<strong>en</strong>tation officielle à Sainte Gemme. Je p<strong>en</strong>se que la pause où<br />
elle se pr<strong>en</strong>d la tête pourrait être sur le tableau 1 er janvier à Rambouillet.<br />
Par contre, l’autre pourrait être le portrait officiel. C’est pour ce portrait que je<br />
pourrais t<strong>en</strong>ter une décontextualisation : puisque la photo date de 1990 (on v<strong>en</strong>ait d’acquérir<br />
Sainte Gemme), je pourrais installer Lucette dans un paysage champ<strong>en</strong>ois.<br />
Il me faut aussi un portrait couleur d’un chanoine de la Cathédrale de Reims pour faire<br />
une toile de Luci<strong>en</strong>, <strong>en</strong> habits de cérémonie. Faire la même chose avec Antoinette à l’époque<br />
de Moulins ou Dijon. Refaire aussi le tableau de 1962, où Luci<strong>en</strong> se trouve à la Cathédrale,<br />
avec De Gaulle, Marty et Ad<strong>en</strong>auer. L’idée me vi<strong>en</strong>t d’aller visiter le Musée de Reims.<br />
18 h,<br />
Heureux d’avoir fait le détour par Reims : au Musée des<br />
Beaux-Arts, j’ai vu 4 des 13 Cranach qui ont marqué mon<br />
<strong>en</strong>fance. J’ai vu aussi le Noli me tangere de Maurice D<strong>en</strong>is.<br />
Magnifique. Couleurs qui me rappell<strong>en</strong>t le Baptistère de Saint<br />
Nicaise (à Reims), à revoir lors d’une prochaine escapade dans ma<br />
ville natale : prévoir un appareil photo. Je découvre les tapisseries<br />
280
appart<strong>en</strong>ant à l’Hôpital de Reims : je ne me souvi<strong>en</strong>s plus avoir<br />
vu cela. J’ai acheté : un dépliant sur Cranach ; Grand Jeu et<br />
Surréalisme 336 ; Mythe et réalité de la Cathédrale de Reims ; Millet,<br />
Rousseau, Daumier ; Signac et Saint-Tropez. Ensuite, je suis allé à<br />
l’Ecole des Beaux-Arts qui s’est transformée <strong>en</strong> Ecole de Design.<br />
200 élèves par an (à la sortie du bac).<br />
Mon billet me permettant de visiter 4 autres musées, j’ai<br />
décidé d’aller au Musée St Remi (Anci<strong>en</strong> collège des Jésuites). La<br />
visite est guidée : j’étais le seul visiteur ; on m’a fait att<strong>en</strong>dre. J’<strong>en</strong><br />
ai profité pour visiter une exposition qui s’ouvre demain Art<br />
Recup. J’écrirai un compte-r<strong>en</strong>du de cette exposition pour<br />
Attractions passionnelles.<br />
Ensuite, visite du Collège des Jésuites : le réfectoire est<br />
fantastique ; de plus, on peut y faire des photos. Je dois y<br />
retourner faire des photos de groupes. La bibliothèque est<br />
incroyable. La cuisine vaut le détour. J’ai rapporté des cartes<br />
postales et un catalogue de l’expo “ Art-Récup ”.<br />
20 h 30,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de lire Signac et Saint-Tropez. J’y découvre que ce<br />
peintre écrit un journal qu’il comm<strong>en</strong>ce à 31 ans, après avoir<br />
découvert le Journal de Delacroix. Il semble marqué par cette<br />
lecture, puisqu’il publie un manifeste qu’il intitule : De Delacroix<br />
au néo-impressionnisme.<br />
V<strong>en</strong>dredi 8 octobre, 18 h,<br />
Visite (une seconde fois, <strong>en</strong> compagnie de Lucette), de<br />
l’exposition Art Recup’, qui nous donne des idées. Elle nous met<br />
devant une responsabilité : acheter une lampe à souder, outil<br />
indisp<strong>en</strong>sable pour recycler <strong>en</strong> production artistique, tout ce qui<br />
traîne autour du ch<strong>en</strong>il. Je vais me brancher sur cette question<br />
assez vite. Il y a vraim<strong>en</strong>t beaucoup de choses à recycler dans<br />
notre maison.<br />
336 Ouvrage découvert à Martigues, le 20 septembre 2004.<br />
281
Samedi 9 octobre, 15 h,<br />
J’ai terminé le collage Mom<strong>en</strong>ts d’une année ordinaire<br />
(jusqu’à la page 169). En gros, c’est satisfaisant. J’ai manqué une<br />
ou deux photos ess<strong>en</strong>tielles… Mais, globalem<strong>en</strong>t, c’est bon. Il va<br />
falloir que je rédige des comm<strong>en</strong>taires. J’ai gardé les chutes des<br />
photos découpées. Il y a de quoi faire un carnet de Recup’Art.<br />
L’an passé, j’appelais cela un carnet surréaliste. J’ai <strong>en</strong>vie de m’y<br />
mettre, car, si la peinture (mes portraits de groupes) est un travail<br />
sérieux, la pratique du Recup’Art peut me défouler.<br />
J’ai été faire un tour dans le jardin, pour voir comm<strong>en</strong>t m’y<br />
pr<strong>en</strong>dre pour m’attaquer au ch<strong>en</strong>il : avoir une idée de<br />
récupération avant de se mettre à faire sauter ce monum<strong>en</strong>t de<br />
laideur est nécessaire. J’aurais intérêt à m’attaquer à<br />
l’exploitation des chutes, avant d’avoir à les <strong>en</strong>treposer : dans la<br />
vie, tout est une question de recyclage. Pour mes "à côtés" <strong>en</strong><br />
cours, j'ai besoin de scotch et de colle liquide.<br />
22 h 45<br />
Je vi<strong>en</strong>s de terminer l’activité imaginée à 15 heures. J’ai<br />
trouvé un cahier à dessins (160 pages) : j’y ai collé toutes les<br />
chutes de photos. Au départ, je n’avais pas le projet de tout y<br />
mettre. Je p<strong>en</strong>sais faire, comme les années précéd<strong>en</strong>tes : illustrer à<br />
l’avance un carnet, que je pourrai emplir ultérieurem<strong>en</strong>t. Mais<br />
assez vite, je me suis r<strong>en</strong>du compte qu’il avait des chutes à<br />
rapprocher les unes des autres. Elles r<strong>en</strong>voyai<strong>en</strong>t à un même<br />
mom<strong>en</strong>t ou objet. J’ai regroupé tous les fragm<strong>en</strong>ts, sur lesquels il<br />
y avait des livres (morceaux de bibliothèque), des ust<strong>en</strong>siles de<br />
cuisine, des portes, des prises de courant, la maison d’<strong>en</strong> face, des<br />
fleurs, des arbres, etc. D’autres chutes étai<strong>en</strong>t trop difficiles à<br />
associer à un objet ou à un mom<strong>en</strong>t. J’ai ag<strong>en</strong>cé les pages, <strong>en</strong><br />
fonction de la couleur ou <strong>en</strong> fonction de la forme du fragm<strong>en</strong>t.<br />
L’objet actuel a du style : il répond à la définition de l'objet<br />
d’ArtRecup’. Mais mon projet est d’aller plus loin : dans ma tête,<br />
je produis <strong>en</strong> plus la théorie de ce que je fais.<br />
-Dans ma famille, on a toujours récupéré. La tante Mady<br />
avait une maison qui ressemblait aux installations de Caroline<br />
Valette.<br />
282
-Je travaillais jusqu’à maint<strong>en</strong>ant à partir du concept de<br />
résidu (H. Lefebvre).<br />
-Depuis la recherche de Charlotte sur le Romantisme<br />
allemand, je suis obligé de glisser vers le fragm<strong>en</strong>t. Mes résidus se<br />
métamorphos<strong>en</strong>t donc <strong>en</strong> fragm<strong>en</strong>ts, qui s’ag<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t<br />
esthétiquem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> installations.<br />
Ces installations n’ont d’autre finalité, pour moi, que de<br />
produire un effet de beau : je suis donc dans une perspective<br />
esthétique. Cep<strong>en</strong>dant, dans un mouvem<strong>en</strong>t de dissociation<br />
transductive, je me mets à oublier que c’est moi artiste qui ait<br />
produit ce rassemblem<strong>en</strong>t de fragm<strong>en</strong>t. Et c’est alors<br />
l’archéologue qui dort <strong>en</strong> moi, qui se réveille, et se met à<br />
interpréter ce que l’on peut voir de la vie sociale et de la nature<br />
d’une époque, à la lecture de ces traces. Dans un troisième<br />
mouvem<strong>en</strong>t de dédoublem<strong>en</strong>t, je me mets à produire une critique<br />
de la vie quotidi<strong>en</strong>ne, et à parler le langage d’un sociologue. Je<br />
raconte la vie quotidi<strong>en</strong>ne à Sainte Gemme à partir de ces chutes.<br />
Comm<strong>en</strong>t articuler ce discours ? Sous forme d’un roman ? Ou<br />
mieux sous forme d’un mémoire de maîtrise, à sout<strong>en</strong>ir dans le<br />
cadre de l’<strong>Université</strong> de Sainte Gemme. Avant d’ouvrir le<br />
comm<strong>en</strong>taire, nécessité de faire le catalogue des fragm<strong>en</strong>ts<br />
rassemblés. Chaque page du Cahier aura donc un numéro. Ce<br />
sera un numéro de page, mais que l’on nommera numéro<br />
d’installation. Chaque page est une installation à partir de<br />
fragm<strong>en</strong>ts.<br />
Mais dans I1, I2, I3, In, chaque fragm<strong>en</strong>t aura un numéro<br />
fr1, fr2, fr3… Ainsi, chaque fragm<strong>en</strong>t pourra être nommé dans le<br />
corps du texte, par un matricule I120, fr14. Cette immatriculation<br />
permettra le comm<strong>en</strong>taire et donc le rapprochem<strong>en</strong>t de<br />
fragm<strong>en</strong>ts, ayant des installations différ<strong>en</strong>tes. J’ai donc hâte avant<br />
toute chose de procéder à l’immatriculation de mes fragm<strong>en</strong>ts.<br />
Cep<strong>en</strong>dant, pour être réellem<strong>en</strong>t sci<strong>en</strong>tifique, je dois<br />
terminer mon œuvre princeps : Mom<strong>en</strong>ts d’une année ordinaire.<br />
J’ai <strong>en</strong>core 30 pages à coller. Cela me produira des chutes<br />
nouvelles, que je devrais rajouter au volume produit aujourd’hui<br />
et auquel je dois donner un titre. Vais-je rester fidèle à ma notion<br />
de résidu ? J’<strong>en</strong> ai bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>vie. En même temps, la notion de résidu<br />
est déjà une forme de conceptualisation. Au raz du sol, il y aurait<br />
283
le terme de chutes. Mais <strong>en</strong> même temps, tout le travail de<br />
composition fait aujourd’hui, et qui me semble remarquable<br />
(compte-t<strong>en</strong>u du nombre de fragm<strong>en</strong>ts à organiser) doit être<br />
souligné dans le titre du volume. De plus, dans ma partie<br />
méthodologique, je dois me situer par rapport à Achutti,<br />
Christine, etc. L’œuvre d’aujourd’hui s’inscrit, <strong>en</strong> effet, dans une<br />
logique polémique. Il me faut repr<strong>en</strong>dre Jean Oury, Art et<br />
Schizophrénie, Duchamp, etc.<br />
Idée de faire aussi une série de photos de l’exposition de<br />
Reims qui est, <strong>en</strong> soi, un événem<strong>en</strong>t : je dois me situer par rapport<br />
à tous ces artistes, mais aussi par rapport au chantier d’<strong>en</strong>semble<br />
de rapprochem<strong>en</strong>t de tous ces artistes. Autre idée : mes carnets,<br />
mes journaux sont des objets d’art à rassembler dans une<br />
armoire. Leur rapprochem<strong>en</strong>t pourra déboucher sur de nouveaux<br />
prolongem<strong>en</strong>ts. Aujourd’hui, je p<strong>en</strong>sais à cette idée structuraliste,<br />
selon laquelle on n’a nul besoin de connaître la vie d’un auteur,<br />
pour découvrir son œuvre : je p<strong>en</strong>se que cela sera difficile pour<br />
mon art, car mon œuvre est ma vie elle-même.<br />
J’ai mis de la musique différ<strong>en</strong>te aujourd’hui. D’abord du<br />
jazz (Petrucciani), puis Off<strong>en</strong>bach. En allant me coucher, je suis<br />
heureux d’avoir réussi à noter toutes les associations qui se sont<br />
produites, au fur et à mesure de mon action créatrice de l’aprèsmidi.<br />
C’est difficile de garder le souv<strong>en</strong>ir d’une transduction.<br />
D’ordinaire, on oublie ce qui vous conduit du coq à l’âne.<br />
Dimanche 10 octobre 2004, 23 h,<br />
On est de nouveau à <strong>Paris</strong>. Charlotte occupe l’espace avec<br />
Véro. Elles tir<strong>en</strong>t le mémoire de maîtrise de Charlotte qui<br />
s’intitule : La Révolution poétique, l’apport des Romantiques d’Iéna<br />
à l’autonomisation de l’esthétique. Charlotte a apporté deux livres<br />
pour y choisir des illustrations : je lis att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t le premier 337<br />
et feuillette le second 338 . Je connais mieux Dürer que Friedrich.<br />
*<br />
337 Charles Sala, Caspar David Friedrich et la peinture romantique, Terrail éd, 1993), et<br />
338 Dürer, Les classiques de l’Art, Flammarion, 1969, (Intro : Pierre Vaisse).<br />
284
Aujourd’hui, j’ai indexicalisé mes 430 fragm<strong>en</strong>ts d’hier : ils<br />
ont pris place dans 150 installations. J’ai comm<strong>en</strong>cé mon article<br />
sur Art Recup’ pour AP (Attractions passionnelles). Je suis cont<strong>en</strong>t<br />
de l’amorce de ce texte que j’ai hâte de poursuivre demain et les<br />
jours suivants.<br />
Je suis cont<strong>en</strong>t d’avoir le mémoire de Charlotte sur mon<br />
ordinateur. Je vais pouvoir le citer. Il va me permettre de faire la<br />
théorie de l’exposition de Reims.<br />
Lundi 11 octobre 2004, 14 h,<br />
Sout<strong>en</strong>ance de maîtrise d’Angela d’Urso. Elle parle de<br />
Matisse : elle comm<strong>en</strong>te une toile de cet artiste sur laquelle on voit<br />
un intérieur avec f<strong>en</strong>être, une cour au-delà et <strong>en</strong> plan lointain<br />
l’atelier du peintre. Angela parle maint<strong>en</strong>ant de Kandinsky. Pour<br />
lui, chaque couleur est une note de musique. Goya et la solitude :<br />
il a peint des portraits, puis il est dev<strong>en</strong>u sourd, ce qui lui a permis<br />
d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre des s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts profonds. Il a peint la mort… Jean<br />
Taverne était chaudronnier. “ Tout vi<strong>en</strong>t des doigts ”, dit-il. Arno<br />
Stern n’est pas connu : il avait un hangar sans f<strong>en</strong>être, où l’<strong>en</strong>fant<br />
pouvait s’exprimer sans être confronté au regard de l’adulte.<br />
Angela continue à parler. Elle parle de théâtre, maint<strong>en</strong>ant : je ne<br />
parvi<strong>en</strong>s pas à suivre la logique de sa construction verbale.<br />
Comm<strong>en</strong>t décrire la situation ? On est installé <strong>en</strong> B 233. Un<br />
jury, Patrice Ville, une dame d’Arts plastiques (Véronique<br />
Delannay), Georges Lapassade. Arrivé <strong>en</strong> retard, je suis dans la<br />
salle, au milieu du public, dans lequel on retrouve des g<strong>en</strong>s<br />
connus : Laur<strong>en</strong>ce Val<strong>en</strong>tin, Kare<strong>en</strong>, B<strong>en</strong>younès, Roger Tébib,<br />
Ivan Ducos… Une vidéo passe maint<strong>en</strong>ant. Sans queue, ni tête ?<br />
Au tableau :<br />
Intérieur Extérieur<br />
Passerelle vide<br />
Inconsci<strong>en</strong>t, Réalité<br />
Rêve,<br />
désir refoulé.<br />
285
Je dois parler. Je parle. Je situe Angela dans un<br />
mouvem<strong>en</strong>t : Attractions passionnelles. Ensuite, interv<strong>en</strong>tion de<br />
notre collègue d’Arts plastiques. Elle parle sur les matériaux<br />
évolutifs. Esthétique de la réception. Activité de celui qui<br />
participe. On ne peut parler, qu’<strong>en</strong> partant de celui qui crée.<br />
L’interactivité, la contemporanéité, telles sont les deux questions<br />
posées. L’élan créateur ne partirait-il pas du spectateur ?, se<br />
demande Véronique Delannay. Patrice Ville évoque Kafka<br />
“ Joséphine ou la cantatrice des souris ”. Dans ce texte, Kafka<br />
montre l’interaction qu’il y a dans la définition de l’art.<br />
En r<strong>en</strong>trant à la maison, je trouve un exemplaire de maîtrise<br />
de Charlotte. Ma fille l’a déposée à mon int<strong>en</strong>tion. Elle a<br />
finalem<strong>en</strong>t changer son titre. Il s’intitule : Autonomisation de<br />
l’esthétique et révolution poétique, les Romantiques d’Iéna. Il s’agit<br />
d’un mémoire de 218 pages, augm<strong>en</strong>tées de 3 pages non paginées<br />
d’illustrations. Ces illustrations sont trois toiles de Caspar David<br />
Friedrich : Femme à la f<strong>en</strong>être, Le Christ rouge, Contemplation de<br />
la mer (Ces titres sont de moi, car le titre des toiles n’est pas<br />
m<strong>en</strong>tionné dans le mémoire). Ce travail comporte une<br />
bibliographie de 72 livres. La couverture rouge et noire est très<br />
romantique.<br />
V<strong>en</strong>dredi 15 octobre, 9 h 20,<br />
Je suis dans la salle d’att<strong>en</strong>te de mon d<strong>en</strong>tiste. J’<strong>en</strong> profite<br />
pour noter que mercredi, avec Lucette, nous sommes allés chez<br />
Art Créa, faire de grandes courses. J’ai acquis 6 toiles grand<br />
format (72 x 93) que je vais emporter à Sainte Gemme + 6 cadres<br />
40 x 40 + 5 tubes de peinture (gros). Ces toiles devrai<strong>en</strong>t<br />
m’occuper jusqu’à Noël. Je voudrais travailler sur 1 er janvier à<br />
Rambouillet, sur Montsouris 2, mais aussi sur quelques portraits<br />
de famille. Les toiles 40 x 40 sont destinées à cela.<br />
Ce soir, je ferai un saut à Metz pour pr<strong>en</strong>dre Romain pour le<br />
week-<strong>en</strong>d : compte t<strong>en</strong>u du temps (pluvieux) qui s’annonce, je vais<br />
lui faire faire de la peinture.<br />
Charlotte a sout<strong>en</strong>u son mémoire de philosophie. Elle a donc<br />
sa maîtrise (m<strong>en</strong>tion Très bi<strong>en</strong>). Il faut qu’elle récupère. J’ai écrit<br />
286
ce matin à Jean Ferreux pour lui dire que je cherchais un éditeur<br />
pour ma fille. Je souhaiterais disposer de 40 ou 50 exemplaires de<br />
son texte, pour l’offrir à des amis proches. Pour moi, c’est un<br />
texte fondateur, un texte de référ<strong>en</strong>ce, un roc sur lequel on doit<br />
pouvoir construire une nouvelle école intellectuelle.<br />
Je n’ai pas dit à Lucette qu'Ambroise Monod m’avait donné<br />
r<strong>en</strong>dez-vous pour le 19 octobre. Né <strong>en</strong> 1938, c’est le fondateur du<br />
Mouvem<strong>en</strong>t Récup’Art. Je travaille depuis quelques jours sur un<br />
texte sur ce thème. Hier, j’<strong>en</strong> étais déjà à 18 pages. Je raconte<br />
comm<strong>en</strong>t j’ai été formé au Récup’Art, par ma grand-mère Hamel,<br />
ma tante Mady, etc.<br />
Lundi 18 octobre, 15 h 30,<br />
J’ai passé le week-<strong>en</strong>d avec Romain. Nous avons été voir<br />
l’exposition Récup’Art samedi à 14 heures. Romain a fait des<br />
photos (plus de quarante). Son idée est de faire un exposé dans sa<br />
classe sur cette exposition. Une fois développées, les photos seront<br />
agrandies et prés<strong>en</strong>tées à ses camarades. Idée de conduire<br />
Antoinette Hess (89 ans) à cette expo. Nous l’avons fait, Romain et<br />
moi, dimanche à 14 heures 30. Antoinette a été très intéressée. Je<br />
lui ai parlé de mon hypothèse sur la Récupération dans les années<br />
1920-30 à Reims.<br />
Ce matin de 9 h à 15 h, je peins les fonds de 12 cadres (6<br />
toiles 72 x 92 et 6x40x40). Les grandes sont peintes <strong>en</strong> rouge, les<br />
petites <strong>en</strong> vert. P<strong>en</strong>dant que je fais ce travail, je rep<strong>en</strong>se à notre<br />
visite avec Romain du Musée Saint Remi à Reims. C’est un Musée<br />
géant. Ce qui me revi<strong>en</strong>t, c’est les toiles exposées et surtout les<br />
tapisseries racontant la vie de Saint Remi. Pour les prés<strong>en</strong>ter à<br />
Romain, je lui ai dit que c’était une sorte de bande dessinée. C’est<br />
géant. Cela est à rapprocher de tapisseries exposées au Musée des<br />
Beaux-Arts, et celles de la Cathédrale qui sont au Musée du Tau.<br />
J’ai l’impression que je dois faire quelque chose de cet ordre<br />
ici. Les grands tableaux pourrai<strong>en</strong>t restituer des années de la saga<br />
familiale : 1 ère toile : 1945-50 ; 2 ème toile : 1950- 60 ; 3 ème toile : 1960-<br />
70 ; 4 ème toile : 1970-79 ; 5 ème toile : 1980-90 ; 6 ème toile : 1990-2000 ;<br />
7 ème toile : 2000-2010. Mais je n’ai que 6 toiles. Il faut <strong>en</strong> acheter<br />
287
d’autres de même taille. Imaginons que j’<strong>en</strong> rapporte 6 nouvelles.<br />
Je pourrais faire une toile : 8 ème : 1940-1945 ; 9 ème : 1930-1940 ;<br />
10 ème : 1914-1927 ; 11 ème Grand-père Simon. Douze toiles serai<strong>en</strong>t<br />
un bel <strong>en</strong>semble. On pourrait faire aussi 12 toiles 40x40. Ces<br />
carrés serai<strong>en</strong>t idéaux pour des portraits. On pourrait faire les<br />
g<strong>en</strong>s nés avant 1947.<br />
Nécessité de revisiter les musées de Reims, et de regarder de<br />
près cette tradition des tapisseries. Autre source d’inspiration : un<br />
tableau exposé à côté de la salle capitulaire dans le Musée Saint<br />
Remi. Je l’ai pris <strong>en</strong> photo. Il s’agit d’une collection de miniportraits.<br />
Romain a photographié des statues récupérées de la<br />
Maison des musici<strong>en</strong>s. Cela me donne une idée : faire un tableau<br />
avec les différ<strong>en</strong>ts musici<strong>en</strong>s de la famille (transgénérationnel). Ce<br />
chantier de peinture va m’<strong>en</strong>courager à ranger de façon<br />
systématique, toutes les photos de famille. Il faut que je réfléchisse<br />
à une pièce et à des meubles adaptés. Même chantier tableaux<br />
pour les grandes heures de l’AI. Il faudrait faire la même chose<br />
pour Ligoure, l’OFAJ, etc.<br />
Mercredi 20 octobre,<br />
En compagnie de Liz Claire, hier, visite à Ambroise Monod, le fondateur du<br />
Récup’Art : j’ai essayé d’intégrer les élém<strong>en</strong>ts de cet <strong>en</strong>treti<strong>en</strong> dans mon texte sur L’Art<br />
récup’.<br />
Mardi 26 octobre, 8 h,<br />
Je rep<strong>en</strong>se à la visite de Laur<strong>en</strong>ce Val<strong>en</strong>tin et Kare<strong>en</strong> Illiade<br />
hier, à Sainte Gemme, qui s’est terminée par une virée à Reims<br />
pour voir l’expo Récup’Art qui arrive à sa fin : plusieurs œuvres<br />
de Voisin sont déjà parties. Cette r<strong>en</strong>contre à trois fut un mom<strong>en</strong>t<br />
privilégié, pour chacun de nous trois. J’ai vidé les sacs de livres,<br />
rapportés de <strong>Paris</strong> (sur l’art, sur le Surréalisme). Je n’ai pas eu le<br />
temps d’écrire mon journal, car nous étions dans la parole sans<br />
interruption : p<strong>en</strong>sée <strong>en</strong> continu, sorte de contemplation,<br />
transfiguration ?<br />
Parmi les surprises : Kare<strong>en</strong> veut faire une thèse<br />
d’anthropologie sur moi à <strong>Paris</strong> 7, sur le modèle de celle de Maria<br />
Santandreu, sur Michel Lobrot ; Laur<strong>en</strong>ce et Kare<strong>en</strong> veul<strong>en</strong>t<br />
288
coordonner un ouvrage de “ Transductions ” sur moi, qu’elles<br />
veul<strong>en</strong>t m’offrir pour mon anniversaire.<br />
Lor<strong>en</strong>zo, au téléphone, me demande de p<strong>en</strong>ser à écrire un<br />
roman. Aussitôt, mon cerveau se met <strong>en</strong> marche. Puisque l’on<br />
parle de la relation maître-disciple, je p<strong>en</strong>se à Socrate. J’imagine<br />
que l’on retrouve les mémoires d’Alcibiade. Voici le scénario de ce<br />
roman :<br />
Au mom<strong>en</strong>t où il découvre Le Banquet de Platon, dans lequel<br />
l'auteur dit qu’Alcibiade aurait voulu coucher avec Socrate, et<br />
que son maître lui aurait dit que le vrai amour est celui de la<br />
sagesse (pour accéder à la philosophie, il faut r<strong>en</strong>oncer à coucher),<br />
Alcibiade se décide à raconter la vraie histoire de sa relation avec<br />
Socrate. Dans ses Mémoires, Alcibiade révèle qu'<strong>en</strong> fait c'est<br />
Socrate qui voulait coucher avec lui, et lui, Alcibiade, a expliqué à<br />
son maître ce que l’on attribue d’ordinaire à Socrate. Alcibiade<br />
explique l'inversion de la réalité par Platon, à la fois par son<br />
respect pour Socrate, mais aussi par sa jalousie vis-à-vis de lui,<br />
Alcibiade.<br />
Les Mémoires d’Alcibiade vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t d’être retrouvées : elles<br />
nous intéress<strong>en</strong>t aujourd’hui, car on y trouve les vrais dialogues<br />
reconstitués par Alcibiade, dans lesquels on trouve les avances<br />
amoureuses de Socrate à Alcibiade. La t<strong>en</strong>dresse <strong>en</strong>tre les deux<br />
est très forte, leur intimité est physique (le dialogue a lieu dans un<br />
lit partagé à l’occasion d’un voyage à Olympie). Socrate explique<br />
que s’unir à Alcibiade a pour lui un s<strong>en</strong>s sacré : ce geste participe<br />
de l’amour de certains rites religieux, où intervi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t les<br />
Vestales… Alcibiade est s<strong>en</strong>sible au charme que lui fait Socrate,<br />
mais il se lance dans une méditation dans laquelle, après de longs<br />
détours et de longs développem<strong>en</strong>ts, il <strong>en</strong> arrive à la position que<br />
Platon attribue à Socrate. Alcibiade raconte <strong>en</strong>suite que sa<br />
t<strong>en</strong>dresse pour son maître est intacte, qu’il a un grand plaisir à le<br />
pr<strong>en</strong>dre et à le serrer dans ses bras. Cette t<strong>en</strong>dresse est partagée :<br />
Socrate vivant des émotions fortes, à chaque fois qu’il se trouve <strong>en</strong><br />
prés<strong>en</strong>ce d’Alcibiade. Et cep<strong>en</strong>dant jusqu’à la mort de Socrate,<br />
même si le hasard de leurs voyages initiatiques leur a parfois fait<br />
partager la même couche, et si Alcibiade se réveillant a pu<br />
observer le regard désirant de Socrate sur lui, jamais leur intimité<br />
n’a dépassé l’amour intellectuel.<br />
289
Les Mémoires d’Alcibiade sont précédées d’une longue<br />
introduction expliquant les conditions de leur découverte, et suivi<br />
d’un comm<strong>en</strong>taire qui t<strong>en</strong>te d’évaluer ce qu’aurait été l’histoire<br />
de la philosophie, si ce texte n’était pas resté dans l’ombre, durant<br />
2400 ans.<br />
J’ai att<strong>en</strong>du la proposition de Kare<strong>en</strong> et de Laur<strong>en</strong>ce de<br />
v<strong>en</strong>ir à Sainte Gemme, pour déménager le paquet de livres<br />
rapportés : j’ai besoin de mes disciples pour ranger ma<br />
bibliothèque, la faire vivre. L’une et l’autre ont fouillé ici et là et<br />
ont emporté des gros paquets de livres, dont elles ont d’ailleurs<br />
fait la liste.<br />
Concernant la constitution de mon mom<strong>en</strong>t de l’art, la<br />
pratique de la peinture ne peut être qu’un élém<strong>en</strong>t : constituer<br />
une bibliothèque de livres d’art, comme j’ai constitué une<br />
bibliothèque de danse est une perspective. J’ai eu un plaisir<br />
considérable à trouver dimanche des ouvrages précieux que je<br />
vais dévorer. Romain doit lire deux livres : nous allons lire,<br />
allongés tous les deux, sur le divan de la salle des archives. Je dois<br />
faire la liste des ouvrages acquis au fur et à mesure que je les<br />
découvre : Jean Schuster, Archives 57-68 (épuisé, acquis pour 15<br />
euros) 339 ; Pierre Francastel, Peinture et Société 340 ; Andrei B.<br />
Nakov, Papazoff, franc-tireur du surréalisme 341 ; Roger Bastide,<br />
Art et société 342 .<br />
Mercredi 27 octobre, 8 h 30,<br />
Je vais essayer de continuer ma liste. Le problème, c’est que<br />
je me plonge dans les livres au fur et à mesure que j’<strong>en</strong> cherche les<br />
référ<strong>en</strong>ces !<br />
J’ai acquis le n°7 de La Brèche,sur L action surréaliste 343 ;<br />
Juli<strong>en</strong> Torma, Euphorismes 344 : ce livre est fort. Je m'arrête sur<br />
339<br />
Jean Schuster, Archives 57-68, Batailles pour le surréalisme, <strong>Paris</strong>, Eric Losfeld, 1969<br />
340<br />
Pierre Francastel, Peinture et Société, D<strong>en</strong>oël, Médiations, 1977, 352 pages.<br />
341<br />
Andrei B. Nakov, Papazoff, franc-tireur du surréalisme, préface de Jacques Baron, La connaissance SA,<br />
Bruxelles, 1973, 155 pages.<br />
342<br />
Roger Bastide, Art et société, préface de Jean Duvignaud, <strong>Paris</strong>, Payot, 1977, 210 pages.<br />
343<br />
La Brèche, action surréaliste, n°7 (décembre 1964).<br />
344<br />
Juli<strong>en</strong> Torma, Euphorismes, (1926), Fragm<strong>en</strong>ts et propos recueillis par Jean Montmort, Nouville, Ed. Paul<br />
Vermont, 1978, 71 pages.<br />
290
une page sur la sci<strong>en</strong>ce ; André Breton, Position politique du<br />
Surréalisme 345 , qui est une réédition d’un texte paru chez J.J.<br />
Pauvert. Mais <strong>en</strong> quelle année ? J’ai refait la pagination de la<br />
table des matières non revue pour la seconde édition ;<br />
-Raymond Bayer, Entreti<strong>en</strong>s sur l’Art abstrait 346 .<br />
Jeudi 28 octobre, 8 h,<br />
Hier, j’ai été interrompu dans mes lectures par le chantier<br />
jardin. M. Priolet arrivait avec la pelle, alors que j’étais <strong>en</strong> train<br />
de couper les pages du n°109 (1974) de la Revue internationale de<br />
philosophie, consacrée aux “ Problèmes actuels de l’esthétique ”.<br />
Dans ce numéro, il y a un article de Mikel Dufresnne, que j’ai<br />
connu à Nanterre (“Création et <strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t politique ”, à faire<br />
lire à Charlotte). Il y a aussi un texte de Philippe Minguet : “ Sur<br />
l’esthétique du désœuvrem<strong>en</strong>t ”.<br />
Dimanche 31 octobre, (6 ème anniversaire de la mort de ma mère),<br />
Je souffre de la mort de Gérard Althabe. Pour me sortir de<br />
ma mélancolie, j’écris mon texte sur le Récup’Art, qui passe à 25<br />
pages. Le sujet m'intéresse : je m’y laisse pr<strong>en</strong>dre. Charlotte est<br />
v<strong>en</strong>ue déjeuner <strong>en</strong> tête-à-tête avec moi : discussions passionnées<br />
sur Attractions passionnelles. P<strong>en</strong>dant mon séjour à Sainte<br />
Gemme, elle m’a fait parv<strong>en</strong>ir tous les mails échangés <strong>en</strong>tre elle,<br />
Val<strong>en</strong>tin, Armand. C’est dans leurs échanges symphilosophiques<br />
que je trouve l’énergie de produire mon texte. Je ne dois pas<br />
rester <strong>en</strong> rade : je dois avoir ma place dans leur nouvelle<br />
communauté.<br />
Lundi 1er novembre,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de clore la version du jour de Chutes libres 1 (31<br />
pages) pour la rubrique “ Expositions ” d’Attractions<br />
345 André Breton, Position politique du Surréalisme, Belibaste, 1970, 147 pages.<br />
346 Raymond Bayer, Entreti<strong>en</strong>s sur l’Art abstrait, Ed. Pierre Cailler, G<strong>en</strong>ève, collection “ Peintres et<br />
Sculpteurs d’hier et d’aujourd’hui ”, 1971. Raymond Bayer, professeur à la Sorbonne avait déjà publié<br />
<strong>en</strong> 1971 : L’esthétique de la grâce, Alcan, 1934 ; Léonard de Vinci, Alcan, 1934 ; Essais sur la méthode <strong>en</strong><br />
esthétique , Flammarion, 1953 ; Epistémologie et logique depuis Kant jusqu’à nos jours, PUF, 1954 : Traité<br />
d’esthétique, Armand Colin, 1956 ; Histoire de l’esthétique, Armand Colin, 1961 ; Esthétique mondiale du<br />
XXème siècle, PUF, 1961.<br />
291
passionnelles. Ce texte ti<strong>en</strong>t la route, mais il peut <strong>en</strong>core être<br />
amélioré. J’ai essayé de l’<strong>en</strong>voyer à toute la liste d’AP, mais ma<br />
machine a bloqué à mi-parcours. Je note ce qui me traverse la<br />
tête : est-ce légitime de continuer à écrire dans ce journal d’un<br />
artiste mon activité à l’intérieur du groupe Attractions<br />
Passionnelles ? Ne serait-il pas temps d’ouvrir un nouveau<br />
journal concernant la vie de cette communauté ?<br />
Ce matin, j’ai reçu Maryna Both-Uzun qui veut s’inscrire <strong>en</strong><br />
thèse avec moi. Elle <strong>en</strong>tre dans le courrier électronique. Auteur de<br />
plusieurs livres (dont 3 de poésie), elle est pianiste et concertiste.<br />
Elle veut travailler à une ethnohistoire des Percussions de<br />
Strasbourg. Elle a déjà 40 <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s avec le groupe fondateur, y<br />
compris Boulez. C’est une bonne recrue. Je vais l’inscrire <strong>en</strong><br />
ethnologie à <strong>Paris</strong> 7, où Pascal Dibie semble <strong>en</strong> rupture. Elle m’a<br />
appris qu’il passerait <strong>en</strong> sociologie. Pascal Dibie m’a beaucoup<br />
téléphoné ces derniers temps, mais je n’étais pas là.<br />
V<strong>en</strong>dredi 5 novembre,<br />
Hier, réunion de travail avec Kare<strong>en</strong>. Nous allons visiter<br />
Interloque, la boutique d’Art’Recup qui vi<strong>en</strong>t d’ouvrir Rue de<br />
Trétaigne.<br />
Samedi 6 novembre,<br />
Hier soir, visite de Véro. Elle me dit qu’elle ne veut pas<br />
publier dans le même volume mon Journal des idées et mon<br />
Journal d’un artiste. C’est une très bonne idée. J’accepte. On a<br />
regardé ce carnet qui doit être tapé pour permettre de donner du<br />
volume à mon Journal d’un artiste.<br />
Sainte Gemme, 12 novembre, 6 h 30,<br />
Hier soir, j’ai apporté de nouveaux livres d’esthétique avec<br />
moi : Charlotte les a regardés. J'ai comm<strong>en</strong>cé mes lectures par<br />
Bernard Sobel, Un art légitime 347 . Né <strong>en</strong> 1936, après avoir été cinq<br />
347 Bernard Sobel, Un art légitime, Actes Sud, Le temps du théâtre, conçu et réalisé par Sylviane Gresh, 1993.<br />
292
ans stagiaire du Berliner Ensemble, B. Sorel pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> charge le<br />
théâtre de G<strong>en</strong>nevilliers. Il s’inscrit dans la tradition communiste<br />
du théâtre <strong>en</strong>gagé du côté du prolétariat. On trouve dans son livre<br />
ces vers de Heinrich Heine :<br />
“ La vie a un droit<br />
C’est celle des changem<strong>en</strong>ts<br />
Tout ce qui empêche la vie de changer<br />
Doit être combattu ”.<br />
Je regarde Noël Dolla, La parole dite par un œil 348 . Noël<br />
Dolla est peintre abstrait. Il travaille à Nice. Il parle de son art, de<br />
son travail. Un chapitre parle du rapport à l’arg<strong>en</strong>t. C’est très<br />
intéressant. La lecture suivie de ce livre sur 40 pages, puis un<br />
rapide survol <strong>en</strong>suite me donne l’idée de pr<strong>en</strong>dre avec moi mon<br />
matériel de peinture, pour partir à Metz. Je vais disposer de<br />
quinze jours pour peindre. En lisant l’ouvrage de Noël Dolla, je<br />
compare mon propre journal au si<strong>en</strong> : bi<strong>en</strong> qu'il produise des<br />
fragm<strong>en</strong>ts, nos deux textes sont comparables. Le journal<br />
intéresserait-il les directeurs de la collection ? Peut-être, un jour,<br />
ferai-je lire ce journal à J.-L. Déotte ?<br />
Les toiles que je vais pr<strong>en</strong>dre avec moi à Metz : les 7 toiles<br />
concernant la Cathédrale de Reims. Il faudrait que je pr<strong>en</strong>ne<br />
aussi le livre de photos sur Reims <strong>en</strong> 1914-1918.<br />
J'étudie de près Gilbert Durand, Figures mythiques et visages<br />
de l’œuvre 349 , (acheté <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant à Val<strong>en</strong>tin). Je lis pour la<br />
seconde fois le premier chapitre sur “ le symbole et le mythe ” :<br />
"Dans la durée des cultures et des vies individuelles des hommes –<br />
que certains appell<strong>en</strong>t du nom confus, <strong>en</strong> français, d’histoire, mais<br />
que je préfère avec Goethe nommer destin (Schicksal) – c’est le<br />
mythe qui, <strong>en</strong> quelque sorte, distribue les rôles de l’histoire, et<br />
permet de décider ce qui fait le mom<strong>en</strong>t historique, l’âme d’une<br />
époque, d’un siècle, d’un âge de la vie. Le mythe est le module de<br />
l’histoire, non l’inverse (p.31)".<br />
14 h 30,<br />
348<br />
Noël Dolla, La parole dite par un œil, l’Harmattan, coll. Esthétique dirigée par J.L. Déotte, 1995.<br />
349<br />
Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre, L’Ile verte, Berg international, <strong>Paris</strong>, 1979, 327<br />
pages<br />
293
À son lever, Charlotte lit à haute voix Malaise dans<br />
l’esthétique 350 : Jacques Rancière y parle du dispositif dans l’art.<br />
Il tourne autour de la notion d’analyseur … Ouvrage à emprunter<br />
à Charlotte pour <strong>en</strong> faire un compte-r<strong>en</strong>du pour le numéro 7 des<br />
IrrAIductibles.<br />
Avant d’oublier, je note les autres livres acquis ces jours-ci :<br />
De l’architecture à l’épistémologie, la question de l’échelle 351 ,<br />
Edward Lucie-Smith, L’érotisme dans l’art occid<strong>en</strong>tal 352 , Georges<br />
Japrati, La conquête de soi, méditations sur l’art 353 , R. Bayer,<br />
Traité d’esthétique 354 .<br />
19 h, (dans le train vers <strong>Paris</strong>),<br />
J’ai relu mon carnet Les attractions étranges et les détracteurs<br />
intimes. À la date du 29 mars 2004 (p. 36-37), je raconte ma visite<br />
du Musée de Francfort. Ce passage est à installer dans ce Journal<br />
d’un artiste. Ce matin, j’ai découpé une pub pour des<br />
reproductions d’œuvres d’art, pour les coller dans mes carnets.<br />
Metz, le 16 novembre 2004,<br />
Je voudrais noter aujourd’hui mes acquisitions d’ouvrages,<br />
faits hier au Seuil du jardin, bouquiniste particulièrem<strong>en</strong>t riche <strong>en</strong><br />
livres rares. J’ai tout d’abord acquis les douze volumes du<br />
Journal intime d’Amiel 355 . J’ai eu chaque volume pour 25 euros,<br />
alors que le prix de v<strong>en</strong>te public est de 59 euros le volume. Certes,<br />
ce n’est pas une collection neuve (2 ou 3 volumes ont déjà été<br />
ouverts), mais presque. Je suis cont<strong>en</strong>t de moi. Ils étai<strong>en</strong>t mis <strong>en</strong><br />
vitrine et indiqués à 30 euros le volume. J’ai négocié. Le v<strong>en</strong>deur a<br />
accepté. Du coup, j’ai fouillé dans son rayon surréalisme. Et voilà<br />
la liste des ouvrages acquis pour 150 euros : Les lèvres nues 356 ;<br />
350<br />
Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Galilée, 2004, 174 pages.<br />
351<br />
De l’architecture à l’épistémologie, la question de l’échelle, sous la direction de Philippe Baudon, <strong>Paris</strong>,<br />
PUF, 1991, 362 pages.<br />
352<br />
Edward Lucie-Smith, L’erotisme dans l’art occid<strong>en</strong>tal, <strong>Paris</strong>, Hachette, 1972, 286 pages, illustré.<br />
353<br />
Georges Japrati, La conquête de soi, méditations sur l’art, préface de Ferdinand Dauphin, <strong>Paris</strong>, Flammarion,<br />
1961, 474 pages.<br />
354<br />
R. Bayer, Traité d’esthétique, Armand Colin, <strong>Paris</strong>, 1956.<br />
355<br />
Amiel Journal intime, Lausanne, L'âge d’homme, 12 vol.<br />
356<br />
Les lèvres nues. revue surréaliste belge (1954-1958), douze numéros.<br />
294
Jules-François Dupuis (pseudonyme de Raoul Vaneigem), Histoire<br />
désinvolte du surréalisme 357 : je suis bi<strong>en</strong> avancé dans la lecture de<br />
ce livre que j’ai décidé d’indexicaliser, à partir de la page 65<br />
(mom<strong>en</strong>t, hasard) ; Alfred Jarry, Ubu roi 358 : je relis ce texte que<br />
j’ai totalem<strong>en</strong>t oublié. Alfred Jarry (1873-1907) a beaucoup<br />
marqué R<strong>en</strong>é Lourau. J’ai du mal à lire le théâtre. Pourtant, j’ai<br />
fait du théâtre. Appr<strong>en</strong>dre un rôle ? J’aurais du mal à m’y<br />
remettre.<br />
Je note <strong>en</strong>core. Joséphine 359 , le roman de Michel Kessler,<br />
mon bouquiniste (Seuil du Jardin). J’ai lu ce livre hier soir ;<br />
écriture serrée : il y a des paragraphes de 5 pages ! C’est un don<br />
de l’auteur <strong>en</strong> échange de ma Pratique du journal.<br />
Je continue ma liste :<br />
-R<strong>en</strong>é Daumal, La grande fauverie 360 . J’ai comm<strong>en</strong>cé ce<br />
livre hier. J’<strong>en</strong> suis à la page 145 (sur 176). C’est un livre fort<br />
qu’il me faudra relire.<br />
-R<strong>en</strong>é Passeron, André Masson 361 . Très belles illustrations<br />
: je suis fasciné par Eleusïs, 1941. Cette toile me donne <strong>en</strong>vie de<br />
me remettre à la peinture. Je repr<strong>en</strong>ds deux toiles de décembre20<br />
03 (cathédrale). J’abandonne, car je n’ai pas la lumière, et le<br />
dispositif qui me permett<strong>en</strong>t de faire du travail propre.<br />
Je continue donc mon rec<strong>en</strong>sem<strong>en</strong>t des nouveaux livres :<br />
-Pierre Naville, Le temps du surréel 362 . J’ai connu<br />
personnellem<strong>en</strong>t Naville. Je crois que j’ai fait sa notice dans le<br />
Dictionnaire des philosophes. Hier, je me suis plongé dans cet<br />
ouvrage composé de fragm<strong>en</strong>ts.<br />
-N° de L’Arc sur Dubuffet 363 .<br />
-Philippe Soupault, par H<strong>en</strong>ry-Jacques Dupuy 364 : ce livre,<br />
bi<strong>en</strong> construit, prés<strong>en</strong>te la personne et l’œuvre du poète ; il donne<br />
l’<strong>en</strong>vie d’y aller voir du côté des romans de Soupault.<br />
-R<strong>en</strong>é Crevel, Etes-vous fous ? 365 .<br />
357<br />
Jules-François Dupuis (pseudonyme de Raoul Vaneigem), Histoire désinvolte du surréalisme, Nouville,<br />
1977, coll. “ Rappel au désordre ”.<br />
358<br />
Alfred Jarry, Ubu roi, Le livre de poche, 2000, 96 pages.<br />
359<br />
Michel Kessler, Joséphine, L’Age d’homme, 2002, 175 pages.<br />
360<br />
R<strong>en</strong>é Daumal, La grande fauverie, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1938, réédité dans la collection “ L’imaginaire ”.<br />
361<br />
R<strong>en</strong>é Passeron, André Masson, <strong>Paris</strong>, D<strong>en</strong>oël, 1975, 87 pages illustrées.<br />
362<br />
Pierre Naville, Le temps du surréel, Tome 1, L’espérance mathématique, <strong>Paris</strong>, Galilée, 1977, 510 pages.<br />
363<br />
N° de L’Arc sur Dubuffet, Culture et subversion, 1990, 105 pages.<br />
364<br />
Philippe Soupault, par H<strong>en</strong>ry-Jacques Dupuy, coll “ Poètes d’aujourd’hui ”, Seghers, 1957, 1979, 196 pages<br />
365<br />
R<strong>en</strong>é Crevel, Etes-vous fous ?, <strong>Paris</strong>, Gallimard, “ L’imaginaire ”, (1929), 1981, 180 pages.<br />
295
Mercredi 17 novembre, 10 heures,<br />
Romain joue avec Lucas. Je lis. Je vi<strong>en</strong>s de terminer Crevel.<br />
Je vais donc poursuivre mon inv<strong>en</strong>taire. Je passe à Desnos(1900-<br />
1945) 366 , dont je découvre Fortunes, et Corps et bi<strong>en</strong>s. La<br />
première édition de Corps et bi<strong>en</strong>s date de 1930. Si je me tape ces<br />
ouvrages, c’est pour p<strong>en</strong>ser ma biographie de R. Lourau. Dans<br />
Desnos, il y aura beaucoup à tirer. Desnos est un rêveur. Enfant, il<br />
note ses rêves. En 1926, il ti<strong>en</strong>t le Journal d’une apparition<br />
(chaque nuit, une femme vi<strong>en</strong>t le visiter, etc.). Son travail poétique<br />
consiste à élaborer ses rêves, à les construire dans des poèmes<br />
qu’il veut classique. C’est beau, et surréaliste par les jeux de<br />
langue et jeux de mots. Par<strong>en</strong>té avec ce que R<strong>en</strong>é aurait voulu<br />
être.<br />
Je regarde <strong>en</strong>core Claude Bouché, Lautréamont, du lieu<br />
commun à la parodie 367 .<br />
Jeudi 18 novembre, 10 h 40,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de peindre <strong>en</strong> bleu foncé (bleu de prusse,<br />
exactem<strong>en</strong>t) les 3 toiles achetées cette semaine. Depuis hier, j’ai<br />
surtout avancé ma lecture de : Butor, de R.M. Albérès 368 ,<br />
Ouvrage excell<strong>en</strong>t que je comm<strong>en</strong>te longuem<strong>en</strong>t dans mon journal<br />
:Avec Romain. Ensuite, je me suis plongé parallèlem<strong>en</strong>t dans deux<br />
ouvrages :<br />
-Ernest de G<strong>en</strong>g<strong>en</strong>bach, L’expéri<strong>en</strong>ce démoniaque 369 : un<br />
vrai roman ; une biographie surréaliste.<br />
-Tristan Tzara, Œuvres complètes, tome 1 370 : j'ai été<br />
heureux de découvrir des textes cités dans d’autres ouvrages de la<br />
même équipe. Ainsi : “ Le cœur à gaz ”.<br />
366<br />
Robert Desnos, Fortunes, <strong>Paris</strong>, Poésies, Gallimard (1945), 1969, 180 pages. Robert Desnos, Corps et<br />
bi<strong>en</strong>s, <strong>Paris</strong>, Poésie Gallimard, (1953), 1968 pour la préface de R<strong>en</strong>é Bartelé, 1980, 180 pages.<br />
367<br />
Claude Bouché, Lautréamont, du lieu commun à la parodie, Larousse, 1974, 252p.<br />
368<br />
R.M. Albérès, Butor, Classiques du XXème siècle, Ed Universitaires, 1964.<br />
369<br />
Ernest de G<strong>en</strong>g<strong>en</strong>bach, L’expéri<strong>en</strong>ce démoniaque, <strong>Paris</strong>, éd. Eric Losfeld, 1968, 340 pages.<br />
370<br />
Tristan Tzara, Œuvres complètes, tome 1, (1912-1924), préfacé par H<strong>en</strong>ri Béhar, Flammarion, 1975, 745<br />
pages.<br />
296
17 h,<br />
Cet après-midi, j’ai découvert : Salvador Dali, Oui 1 et 2,<br />
L’archangélisme sci<strong>en</strong>tifique 371 , et Le Musée noir, (recueil de<br />
nouvelles) de A. Pieyre de Mandiargues 372 .<br />
Sainte Gemme, le v<strong>en</strong>dredi 19 novembre 2004, 16 h,<br />
J’ai rapporté à Sainte Gemme les livres acquis à Metz, que<br />
j’ai déjà regardé. Mais j’ai aussi rapporté de ce voyage:<br />
-Pierre Minet, La défaite 373 : Pierre Minet, né à Reims <strong>en</strong><br />
1909 et décédé <strong>en</strong> 1975, était le cinquième membre du Grand jeu.<br />
La défaite est son autobiographie. Je me suis plongé dedans<br />
aujourd’hui.<br />
- Monny de Boulby, Au-delà de la Mémoire. Monny de<br />
Boulby est un autre membre du Grand Jeu. Au-delà de la<br />
Mémoire 374 comm<strong>en</strong>ce par une biographie bi<strong>en</strong> faite. Ensuite, on<br />
trouve les poèmes, des textes, de la critique, de la correspondance<br />
avec Artaud, Daumal, etc. : ce livre est précieux. Je le lirai plus à<br />
fond prochainem<strong>en</strong>t.<br />
Ce que me révèle ces lectures croisées, c’est peut-être un<br />
cont<strong>en</strong>u pour mon ouvrage : La dynamique des groupes sociaux<br />
réels. Je pourrai pr<strong>en</strong>dre pour objet les groupes d’avant-garde, ou<br />
quelques groupes d’avant-garde, depuis l’Ath<strong>en</strong>aum. Le volume 1<br />
pourrait s’intituler : Le Mom<strong>en</strong>t communautaire.<br />
Charlotte vi<strong>en</strong>t de me téléphoner. Elle arrive de <strong>Paris</strong> ce soir.<br />
18 h 15,<br />
L'arrivée annoncée de Charlotte m’<strong>en</strong>courage à ranger les<br />
livres d’esthétique, d’art et tout ce qui touche au Grand Jeu et au<br />
371<br />
Salvador Dali, Oui 1 et 2, L’archangélisme sci<strong>en</strong>tifique, D<strong>en</strong>oël Gonthier (1971, augm<strong>en</strong>tée <strong>en</strong> 1979).<br />
372<br />
Le Musée noir, (recueil de nouvelles) de A. Pieyre de Mandiargues, <strong>Paris</strong>, Robert Laffont, 1946, 272 pages<br />
(réédition 1966).<br />
373 Pierre Minet, La défaite, <strong>Paris</strong>, Allia, 3 ème éd, 1995, 240 pages.<br />
374 Monny de Boulby. Au delà de la Mémoire, ouvrage posthume préparé par H. J. Maxwell, avec une préface de<br />
Paulette de Boulby. Est-Samuel Tastet éditeur, 1991, 394 pages.<br />
297
Surréalisme. Je continue l’inv<strong>en</strong>taire des nouvelles acquisitions<br />
dans ce créneau. Je regarde Le Surmâle 375 , d'Alfred Jarry.<br />
Dimanche 21 novembre, 11 h, N-D de l’Isle (Troyes),<br />
Christian Noorberg<strong>en</strong> comm<strong>en</strong>te trois toiles sur le corps.<br />
Un chi<strong>en</strong>, deux femmes : "On n’est plus dans une imagerie<br />
qui décline la beauté. On est dans le tragique. Le rouge et le noir,<br />
prés<strong>en</strong>ts dans la peinture contemporaine. On n’est pas dans la<br />
trilogie des couleurs médiévales : bleu, or, rouge. Traitem<strong>en</strong>t<br />
griffé, agressif. La bichromie est une symbolique (le sang et la<br />
nuit). Couleurs du tragique. Fond d’abîme. On est dans<br />
l’<strong>en</strong>fermem<strong>en</strong>t de la finitude. Il y a la toute puissance de l’instinct,<br />
contre la tradition d’une harmonie qui a fait son temps".<br />
"On saisit quelque chose à un mom<strong>en</strong>t où le corps est <strong>en</strong><br />
déséquilibre. On n’a plus le temps de l’éternité. Effet d’art absolu.<br />
Les cernes qui <strong>en</strong>glob<strong>en</strong>t le corps, on les retrouve “ rouges ” dans<br />
les trois tableaux. Corps <strong>en</strong> t<strong>en</strong>sion. Saisissem<strong>en</strong>t de la t<strong>en</strong>sion.<br />
Regard cruel. Le bleu du tableau de droite marque une<br />
tranquillité. Le corps s’arrache de ce milieu de plénitude.<br />
Puissance du corporel qui résiste à son effacem<strong>en</strong>t. Apparition,<br />
disparition, on est dans un éphémère à vif. Le corps tâché, le<br />
corps est lui-même une tâche. Viol<strong>en</strong>ce de la tâche (tâche, non<br />
tache). Envahissem<strong>en</strong>t, fusion avec le fond. Ces œuvres sont<br />
opposées l’une à l’autre. Le chi<strong>en</strong> a un côté cerbère. Chi<strong>en</strong> de<br />
l’<strong>en</strong>fer. Corps monstrueux. Monstre. Monstruation de l’Autre.<br />
Li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre corps animal et corps humain. Son éphémère peu<br />
supportable. Féminisation plus douce, plus athlétique de la<br />
peinture de droite. Pourquoi le noir du sexe. Id<strong>en</strong>tité allusive du<br />
sexe." Pourquoi notre sexe est-il une …., se demande Picabia. On<br />
peut se poser la question ici. Brutalité de la tête qui s’éloigne.<br />
Perspective. Geste de déf<strong>en</strong>se. Je termine. Subjectivem<strong>en</strong>t, je<br />
préfère celui-ci (la femme sur fond bleu)"...<br />
Béatrice, la peintre, trouve étrange ce que dit Christian : "Je<br />
les ai faits (ces tableaux), je me suis battue avec. La création est<br />
une recherche constante. À un mom<strong>en</strong>t, on a l’impression de t<strong>en</strong>ir<br />
quelque chose. Je travaille vite, par série. Les chi<strong>en</strong>s. Je les<br />
maîtrise de mieux <strong>en</strong> mieux. À la fin, il n’y a plus de combat.<br />
375 Alfred Jarry, Le Surmâle, Eric Losfeld éd, coll “ Merdre ”, 1977, 185p.<br />
298
Alors, ce n’est plus intéressant. Pour arriver à faire ces corps, il a<br />
fallu que je reparte d’une analyse détaillée de mon sujet pour<br />
arriver à cela. Il faut qu’une forme soit ess<strong>en</strong>tielle. Plus elle est<br />
simple, plus elle doit être ess<strong>en</strong>tielle. Le chi<strong>en</strong> est <strong>en</strong>fermé dans un<br />
espace trop petit pour lui. L’expression que l’on peut obt<strong>en</strong>ir avec<br />
un chi<strong>en</strong>, animal le plus proche de l’homme, symbole dernier de<br />
ce que l’homme peut faire subir à l’homme. Le chi<strong>en</strong> est victime<br />
pot<strong>en</strong>tielle, mais il peut dev<strong>en</strong>ir bourreau. Passage de ce que l’on<br />
ne supporte plus à la révolte. Quatre, cinq femmes qui sont<br />
surv<strong>en</strong>ues au milieu des chi<strong>en</strong>s. Ce n’est pas un esprit cartési<strong>en</strong><br />
qui décide ce que l’on va peindre".<br />
- Ce que Christian a dit m’a interpellé, dit un Monsieur. Je<br />
vois ici un triptyque. Le chi<strong>en</strong>, cerbère, coincé dans un espace trop<br />
petit. Figure christique. L’<strong>en</strong>vol des deux jeunes femmes.<br />
- Non, celui de gauche est un homme, dit Béatrice.<br />
- Corporéité céleste. Aspiration céleste. Fond byzantin de<br />
l’homme. Il a composition et non décomposition. Je vois le<br />
personnage féminin. Je propose qu’on la mette comme ceci, plutôt<br />
que comme cela. Alors, il s’agit d’une femme couchée.<br />
- Je ne l’aime pas comme ça, dit Béatrice.<br />
Béatrice m’autorise à pr<strong>en</strong>dre une photo des trois toiles<br />
comm<strong>en</strong>tées. Je laisse la page de droite de mon carnet vide, pour<br />
coller la photo.<br />
Hier, je n’ai pas noté ma r<strong>en</strong>contre avec Karin Neumann,<br />
peintre <strong>en</strong> Côte d’Or. J’ai oublié de photographier sa peinture.<br />
Mais j’ai obt<strong>en</strong>u sa carte. On a vu un film sur son atelier et sa<br />
peinture, tournée par Christian Noorberg<strong>en</strong>. Carte de visite<br />
collée : K. Neumann, Artiste peintre, 21330 Nesle&Massoult, Tel :<br />
03 80 93 14 16.<br />
Je ne note pas l’épisode Aïkido qui a été formidable :<br />
Charlotte s’y est fortem<strong>en</strong>t investie. Nous sommes maint<strong>en</strong>ant<br />
dans l’épisode clarinette. Improvisations sur des morceaux de<br />
l’instrum<strong>en</strong>t. On est ici dans un univers surréel.<br />
Je discute avec Béatrice Tabah, auteur des peintures<br />
comm<strong>en</strong>tées par Christian. Carte de visite collée : B. Tabah,<br />
Conservateur, Action culturelle des Musées de Troyes ; Tel<br />
299
(manuscrit) : 06 14 23 75 48 ; 03 25 73 06 71. Conservation des<br />
musées 4, rue Chréti<strong>en</strong>-de-Troyes, 10000 TROYES ; Tel : (33) 03<br />
25 76 21 60 ; (33) 03 25 80 18 00.<br />
Lundi 22 novembre,<br />
Je décide de donner ce carnet à B<strong>en</strong>younès pour qu’il demande à Bernadette d’<strong>en</strong><br />
assurer la frappe.<br />
Mardi 23 novembre, 17 h 30,<br />
J’ai écrit toute une partie de la journée sur le bon mom<strong>en</strong>t. Ensuite, j’ai eu <strong>en</strong>vie de me<br />
remettre à la lecture de mes acquisitions. J’ai lu att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t le livre de Serge Lemoine,<br />
Dada 376 . Ce type de livre avec reproductions de tableaux est expressif. C’est formateur pour<br />
moi qui vi<strong>en</strong>t de traverser un petit blocage. J’avais emporté à Metz mon matériel de peinture,<br />
mais je n’ai pas pu travailler les toiles que j’avais emportées avec moi (les six “ Sauvé du<br />
feu ”). Je me suis cont<strong>en</strong>té de faire des fonds pour trois nouvelles toiles. Il faut beaucoup lire<br />
et regarder de nombreux tableaux, pour trouver les solutions techniques qui permett<strong>en</strong>t de<br />
sortir d’un blocage. Ma r<strong>en</strong>contre avec deux peintres samedi et dimanche, et ma confrontation<br />
à leurs œuvres est une excell<strong>en</strong>te thérapie. En regardant Dada, je me suis dit au départ que je<br />
n’y trouvais pas ce que je cherchais (je p<strong>en</strong>sais trouver une explicitation de la démarche de<br />
Tristan Tzara). Mais cela, je l’aurais <strong>en</strong> repr<strong>en</strong>ant ses œuvres complètes, laissées à Sainte-<br />
Gemme.<br />
En fait, je dois vraim<strong>en</strong>t continuer le chantier dans lequel je me suis lancé hier matin.<br />
Dans le prolongem<strong>en</strong>t du travail conduit par François dans la bibliothèque (joints des murs,<br />
qui vont permettre la fixation de pitons permettant la pose des planches sur un mur de !<br />
mètres de large sur 4 mètres de haut), j’ai comm<strong>en</strong>cé à ranger mes livres de Sainte-Gemme,<br />
<strong>en</strong> comm<strong>en</strong>çant par la chambre de Charlotte où j’ai regroupé surréalisme, lettrisme,<br />
surréalisme, bref, les avant-gardes. Cela m’a <strong>en</strong>couragé à faire de même ici (j’ai pu ainsi<br />
regrouper Goethe, dont des morceaux se trouvai<strong>en</strong>t dans trois pièces différ<strong>en</strong>tes à Sainte-<br />
Gemme et <strong>Paris</strong>). Du coup, j’ai décidé, <strong>en</strong> accord avec Lucette, d’un principe de classem<strong>en</strong>t.<br />
On va garder à <strong>Paris</strong> : sociologie, psychosociologie, psychanalyse, éducation, interculturalité.<br />
À Sainte-Gemme, on va déployer la philosophie (j’ai remporté les œuvres complètes de<br />
Nietzsche, Adorno, B<strong>en</strong>jamin, Husserl –tout cela <strong>en</strong> allemand), l’art, la poésie, la littérature.<br />
Ce que je n’ai pas <strong>en</strong>core écrit, c’est que la nuit de samedi à dimanche, je l’ai passée<br />
dans le bureau de Christian Noorberg<strong>en</strong>, et que j’ai été <strong>en</strong>voûté par les œuvres de Pierre<br />
Minet, Roger Gilbert-Lecomte, Daumal, bref le Grand Jeu. Pour moi, c’est une initiation à la<br />
poésie, et plus largem<strong>en</strong>t une re-fondation de mon rapport à la littérature. En parlant avec<br />
Charlotte, imitant le roman de Minet, sur les “ Surmoralistes ”, j’ai trouvé de quoi écrire un<br />
roman sur l’AI. Charlotte m’a fait remarquer que j’avais déjà fait quelques excursions dans<br />
cette direction, lorsque je me suis lancé dans les bandes dessinées.<br />
Le choix de donner à Bernadette mon carnet (Journal d’un artiste), pour le lui faire<br />
taper, correspond à une volonté d’autonomiser ce journal, et d’<strong>en</strong> faire le tome deux du<br />
Journal des mom<strong>en</strong>ts. En effet, je vois tout doucem<strong>en</strong>t se dessiner l’édition de mes journaux.<br />
Le volume 3 s’intitulerait Journaux de recherche. J’y mettrais des textes plus ou moins<br />
376 Serge Lemoine, Dada, paru chez Fernand Hazan, <strong>en</strong> 1986 (120 pages, belles illustrations).<br />
300
longs : “ Lefebvre ”, “ Lourau ”, “ Forme et mouvem<strong>en</strong>t ”, “ Le non mom<strong>en</strong>t ”, “ Les jambes<br />
lourdes ”, “ Attractions étranges et détracteurs intimes ”. Idée aussi de repr<strong>en</strong>dre le texte<br />
théorique : “ Le journal philosophique ”.<br />
Idée d’aller demain, avec Hélène et mes petites filles, à l’expo “ George Sand ”. Ce<br />
doit être le dernier jour ! Il faut que je vois des toiles tous les jours, pour me sortir de<br />
l’impasse. Les toiles de Picabia et autres peintres Dada soulign<strong>en</strong>t la proximité avec R<strong>en</strong>é<br />
Lourau. C’est ce type de collages qu’il produisait Rue Pascal.<br />
Mercredi 24 novembre 2004,<br />
Visite du Musée de la vie romantique, avec Nolw<strong>en</strong>n, Constance et Hélène.<br />
L’exposition nous déçoit : il y a trop de monde. La seule chose qui m’intéresse : une sorte de<br />
story board, d’une pièce jouée à Nohan, et dessinée par Alfred de Musset.<br />
Jeudi 25 novembre 2004, 7 h 50,<br />
Ce matin, je décide de me lever à 6 heures, au mom<strong>en</strong>t même de mon réveil. Je me<br />
plonge dans Le rêver, de R<strong>en</strong>é Lourau. J’<strong>en</strong> extrais un texte que j’intitule<br />
“ L’institutionnalisation esthétique du rêve ”. Ce texte, même s’il ne porte guère sur la<br />
peinture (il ne fait référ<strong>en</strong>ce qu’à une toile de Magritte) pose R<strong>en</strong>é Lourau comme un<br />
sociologue impliqué dans l’esthétique. Il montre sa très bonne connaissance du Surréalisme.<br />
Ce travail fait de façon intuitive, <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant qu’il pourrait avoir une place dans un<br />
numéro d’Attraction passionnelle, m’ouvre des pistes. Je me dis que je dois écrire un chapitre<br />
sur le mom<strong>en</strong>t du rêve, dans La théorie des mom<strong>en</strong>ts. Je travaille efficacem<strong>en</strong>t à cet ouvrage,<br />
<strong>en</strong> élaborant mon chapitre : Le bon mom<strong>en</strong>t, à partir d’un ouvrage publié par Le Rider, Autour<br />
du Malaise dans la culture de Freud 377 . Mais, interfér<strong>en</strong>ce aussi de ma relecture des 58 pages<br />
de mon journal Le Non Mom<strong>en</strong>t, que m’a r<strong>en</strong>du Bernadette Bellagnech.<br />
26 novembre 2004,<br />
Je reçois la lettre suivante de J<strong>en</strong>ny Gabriel :<br />
“ Bonjour Remi, J'ai lu avec beaucoup d'intérêt le texte sur le rêve de Lourau. Étudié dans le<br />
détail, il donnerait, je crois, des idées pour la création d'une collection qui s'intitulerait : "Supplém<strong>en</strong>t<br />
d'âme", par exemple, et qui regrouperait des textes sur le "surréel" dont nous parlions hier :<br />
surréalisme (et personnages surréalistes) ; rêves et manifestations oniriques ; mythes, contes, lég<strong>en</strong>des<br />
; diverses expressions de la "dissociation" - et pas seulem<strong>en</strong>t l'humour et l'absurde (<strong>en</strong> anglais, il existe<br />
notamm<strong>en</strong>t toute une littérature de limericks - du nom de la ville irlandaise - qui sont des sonnets<br />
absurdes. Nous pourrions nous aussi nous lancer dans le g<strong>en</strong>re...) etc. Qu'<strong>en</strong> p<strong>en</strong>ses-tu ?<br />
À propos de dissociation et de surréalisme (à la Man Ray), j'ai lu le week-<strong>en</strong>d dernier<br />
"L'affaire du dahlia noir" de Steve Hodel (Seuil, policiers, 580 pages) après avoir <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du à la radio<br />
une interview de son auteur dont je vous ai parlé. À mon avis, il faudrait r<strong>en</strong>dre compte de cette<br />
étonnante histoire dans notre revue.<br />
Je reprocherais au texte de Lourau, comme à tous ses écrits, son pédantisme.<br />
Il fait allusion à pas mal de choses qui sembl<strong>en</strong>t aller de soi et que personnellem<strong>en</strong>t, j'ignore. Si nous le<br />
publions (pas seulem<strong>en</strong>t pour une "élite" intellectuelle), je suggère qu'il soit assorti d'un comm<strong>en</strong>taire<br />
explicatif sur des points obscurs qui échapp<strong>en</strong>t aux Béoti<strong>en</strong>s de mon espèce. Non ?<br />
Le "supplém<strong>en</strong>t d'âme" m'amène à m'exprimer sur un sujet que j'ai plus d'une fois abordé avec<br />
toi sans l'approfondir : Je p<strong>en</strong>se que tes portraits gagnerai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> force expressive si tu ne partais pas de<br />
377 Le Rider, Autour du Malaise dans la culture de Freud, <strong>Paris</strong>, PUF, 1998.<br />
301
photos. Ton argum<strong>en</strong>t que ça t'évite de faire poser les g<strong>en</strong>s n'est pas suffisant. Tu perds <strong>en</strong> proximité ce<br />
que tu gagnes <strong>en</strong> facilité. Pour moi, une photo est déjà un certain regard porté sur une personne ou un<br />
objet. Je t'invite à réfléchir sur le passage d'un mode d'expression (la photographie) à un autre (la<br />
peinture), et sur les spécificités de chacun. L'intérêt de "traduire" une photo <strong>en</strong> peinture est limité ; la<br />
peinture (et d'ailleurs aussi la photographie) est une r<strong>en</strong>contre originale avec le s<strong>en</strong>sible et le concret<br />
dont l'impact s'affaiblit nécessairem<strong>en</strong>t quand elle transite par un intermédiaire.<br />
Pour moi, créer une collection sur "le surréel" ce serait précisém<strong>en</strong>t ajouter des facettes s<strong>en</strong>sibles au<br />
prisme à travers lequel nous percevons le monde (et nous-mêmes).<br />
Je te livre ma p<strong>en</strong>sée brute ce matin. Nous <strong>en</strong> reparlerons si tu veux. À demain. Je t'embrasse<br />
fort. J<strong>en</strong>ny ”.<br />
PS As-tu regardé hier soir sur Arte un film d'Alain Resnais, "Provid<strong>en</strong>ce"<br />
(1977) ? À la veille de son soixante-dix huitième anniversaire, un écrivain <strong>en</strong> fin de vie imagine <strong>en</strong><br />
une seule nuit sa dernière œuvre, où il met tous ses souv<strong>en</strong>irs, sa perception des êtres qui l'<strong>en</strong>tour<strong>en</strong>t et<br />
ses rêves. Etonnant ! ”<br />
Lundi 29 novembre 2004, 9 h<br />
Ces jours-ci, des int<strong>en</strong>sités étai<strong>en</strong>t programmées : Nanterre-<strong>Université</strong> organisait 4<br />
jours de tango. Miguel et Charlotte animai<strong>en</strong>t un cours quotidi<strong>en</strong>. Il y avait aussi des<br />
confér<strong>en</strong>ces, concerts, une exposition de tableaux. Mercredi, Hélène Briault m’avait<br />
téléphoné pour me dire son désir de redanser : je lui ai proposé d’aller faire un tour à<br />
Nanterre, <strong>en</strong>semble. Visite att<strong>en</strong>tive de l’exposition : aucune toile ne s’impose vraim<strong>en</strong>t,<br />
malgré 2 ou 3 choses qui m’intéress<strong>en</strong>t. Par contre, d’autres toiles mériterai<strong>en</strong>t d’être acheté<br />
pour servir de fond à d’autres peintures. Ce serait mon rêve d’être assez riche, pour m’acheter<br />
des toiles que je retoucherais pour éviter au public le contact direct avec de telles mochetés.<br />
Metz, 1 er décembre 2004,<br />
La semaine passée, j’ai donné mon Journal d’un artiste à Bernadette. En effet, je<br />
souhaite qu’il soit tapé, car j’ai <strong>en</strong>vie de l’éditer assez vite, dans le cadre de l’édition de mon<br />
Journal des mom<strong>en</strong>ts. Ce journal d’un artiste est bi<strong>en</strong> c<strong>en</strong>tré sur un mom<strong>en</strong>t. Au fur et à<br />
mesure que j’avance, je passe de la peinture à la poésie. Mais ce n’est pas grave. Je suis dans<br />
la logique des Arts. Cela débouche sur la création de la revue Attractions passionnelles. Il<br />
faudra que je relise cet <strong>en</strong>semble. Mais actuellem<strong>en</strong>t, je suis à nouveau à Metz, et j’ai du<br />
temps pour avancer dans ma recherche.<br />
Aujourd’hui, j’ai relu le 12 ème prélude d’Introduction à la Modernité, d’H<strong>en</strong>ri<br />
Lefebvre. C’est un texte sur le romantisme. À la lumière du mémoire de maîtrise de Charlotte,<br />
je suis quelque peu déçu. J’espérais trouver de solides référ<strong>en</strong>ces au romantisme allemand,<br />
mais ici, H<strong>en</strong>ri ne travaille vraim<strong>en</strong>t que sur les Romantiques français. Malgré tout, ce long<br />
texte sera important un jour. Il faut lui trouver sa place, à l’intérieur de notre retour au<br />
Romantisme. Avant d'<strong>en</strong>trer à nouveau dans l’écriture du journal de lecture, je veux raconter<br />
un peu le contexte de mon travail, ici à Metz. J’ai beaucoup de temps, puisque je suis à Metz<br />
pour m’occuper de mon fils Romain qui n’a que 10 ans. En général, il vit avec sa mère. Mais<br />
celle-ci, suivant une formation à <strong>Paris</strong>, m’a demandé de la remplacer : étant disp<strong>en</strong>sé de cours<br />
actuellem<strong>en</strong>t à <strong>Paris</strong>, j’ai accepté. Et <strong>en</strong> dehors d’un journal de paternité Avec Romain que je<br />
ti<strong>en</strong>s méthodiquem<strong>en</strong>t (Christine Delory <strong>en</strong>visage d’<strong>en</strong> faire un livre), je passe mon temps à<br />
lire. J’ai retrouvé hier le bouquiniste du “ Seuil du Jardin ”. J’ai rapporté huit nouveaux livres,<br />
que je veux lire et comm<strong>en</strong>ter rapidem<strong>en</strong>t au fur et à mesure. Ce chantier de lecture devrait se<br />
doubler demain, si la luminosité le permet, d’une activité dans mon atelier de peinture. Les<br />
fonds peints à la mi-novembre sont secs. Je puis continuer mon travail, d’autant mieux que je<br />
dispose maint<strong>en</strong>ant d’une table basse qui me manquait ces derniers temps.<br />
302
Avant-hier, lundi 29 novembre, j’ai participé à un jury de thèse à R<strong>en</strong>nes, <strong>en</strong><br />
compagnie de Georges Lapassade. Ce fut très important pour moi. Georges m’a rec<strong>en</strong>tré. J’ai<br />
pu le mettre au courant sur mes recherches actuelles : d’une certaine manière, il p<strong>en</strong>se que j’ai<br />
dépassé mon sujet “ Lourau ”. Il lui semble que bi<strong>en</strong>tôt je serai <strong>en</strong> mesure de produire un texte<br />
sur Analyse institutionnelle et Surréalisme, "mais on ne te demande pas cela, dans ton livre<br />
sur R<strong>en</strong>é Lourau", a-t-il ajouté. Il a raison. En même temps, lisant Jarry cette nuit, je ne<br />
pouvais pas m’empêcher de p<strong>en</strong>ser à R<strong>en</strong>é, qui cite cet auteur dans Le Rêver.<br />
Vivre avec Romain est assez captant, mais cela laisse du temps. Actuellem<strong>en</strong>t, nous<br />
sommes à sa leçon de t<strong>en</strong>nis. Il y a six <strong>en</strong>fants. La prof s’appelle “ Caro ” (je suppose<br />
Caroline). Tout à l’heure, à l’échauffem<strong>en</strong>t, elle a proposé une balle aux prisonniers. Qu<strong>en</strong>tin<br />
a demandé que la partie continue. La prof a dit :<br />
-On n’est pas au c<strong>en</strong>tre aéré.<br />
Elle a l’intuition que j’écris sur elle. Elle s’approche de moi :<br />
-Vous n’avez pas trop froid ?<br />
-Non. Moins qu’il y a quinze jours.<br />
Tout à l’heure, <strong>en</strong> arrivant, j’ai été me prés<strong>en</strong>ter. Je voulais créer une situation<br />
d’échange, car c’est difficile d’écrire un journal d’observation, sans connaître le nom des g<strong>en</strong>s<br />
que l’on décrit 378 .<br />
Metz, jeudi 2 décembre, 10 h,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de terminer La marge, d’André Pieyre de Mandiargues 379 : ce roman était<br />
dans le rayon “ Surréalisme ” du Seuil du Jardin. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je serai pati<strong>en</strong>t. Je<br />
poserai la question au libraire. Lucette m’a dit qu’elle appréciait beaucoup cet auteur.<br />
Plus tard,<br />
La lumière étant belle, je me suis mis à la peinture. J’ai comm<strong>en</strong>cé deux nouvelles<br />
toiles : Les anthropologues au Colloque Lapassade et La transe de Lourau. J’allais<br />
comm<strong>en</strong>cer la suivante : Georges Lapassade lit la lettre des IrrAIductibles. Il s’agit d’un<br />
traitem<strong>en</strong>t des fonds peints à la mi-novembre. Ils sont bi<strong>en</strong> secs. J’ai travaillé spontaném<strong>en</strong>t,<br />
de bon cœur. J’ai vraim<strong>en</strong>t pris du plaisir à cette énergie de peindre, <strong>en</strong>fin retrouvée.<br />
À 13 h 30, j’ai dû m’interrompre, car le ciel s’est couvert d’un coup. À cette heure,<br />
c’est surpr<strong>en</strong>ant : mais c’est l’hiver ; d’ailleurs, il s’est mis à pleuvoir. Faute de mieux, je me<br />
suis décidé à lire, <strong>en</strong> écoutant Rachmaninov, apparemm<strong>en</strong>t le seul disque classique de Romain<br />
(concertos pour piano n°1 et 4, puis la Rhapsodie sur un thème de Paganini). J’aurai pu<br />
avancer le roman d’A Jarry comm<strong>en</strong>cé ces jours derniers, mais j’ai voulu <strong>en</strong>trepr<strong>en</strong>dre la<br />
biographie de Cathy Bernheim consacrée à Picabia 380 : j’ai lu 60 pages. Il s’agit des années<br />
de formation. Picabia a peint <strong>en</strong> 6 ans : 600 toiles “ impressionnistes ”, avant de passer à autre<br />
chose. Je me suis arrêté au seuil de l’année 1912.<br />
Cette fois-ci, je vais me remettre à Alfred Jarry. En route pour Le Surmâle.<br />
19 h,<br />
378 Voir Avec Romain.<br />
379 André Pieyre de Mandiargues La marge, roman, Gallimard, 1967 (prix Goncourt), 250 pages.<br />
380 Cathy Bernheim, Picabia, éd. du Félin, 1995, 260 p.<br />
303
J’ai avancé Le Surmâle, jusqu’à l’heure d’aller rechercher Romain.<br />
Metz, v<strong>en</strong>dredi 3 décembre 2004, 8 h 15,<br />
J’ai passé une nuit moins mauvaise qu’hier. Si je réfléchis à mes nuits actuelles, je ne<br />
dors plus sans insomnie. Il est toujours des mom<strong>en</strong>ts intermédiaires <strong>en</strong>tre la veille et le<br />
sommeil durant lesquelles j’ai une activité (onirique ?) importante : je p<strong>en</strong>se à mon activité<br />
créatrice. Je puis me c<strong>en</strong>trer sur une couleur : de quelle couleur sera le pull-over de Georges,<br />
que je vais peindre aujourd’hui ? Cette question me fait revoir tous les pulls, que Georges a<br />
portés. Et <strong>en</strong>suite, je passe à R. Lourau, G. Althabe. Se mêl<strong>en</strong>t alors à la peinture les projets<br />
d’écriture : des plans de livres. Aujourd’hui, dans le prolongem<strong>en</strong>t de l’idée de faire la<br />
biographie de Georges, <strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>t sur la biographie de R<strong>en</strong>é, puis de Gérard. Je me dis<br />
qu’il faut faire une série. Quel éditeur pourrait accepter les 3 volumes ?<br />
Rachmaninov suscite R. Schuman. Musique romantique… Cette nuit aussi, méditation<br />
sur le fragm<strong>en</strong>t surréaliste, et son rapport au fragm<strong>en</strong>t de l’Athénaum. Idée de citer Charlotte,<br />
dans une analyse comparative <strong>en</strong>tre Schlegel et Breton. Picabia survi<strong>en</strong>t aussi dans ma<br />
méditation. Ainsi, je m’aperçois que, la nuit, j’ai une activité psychique importante. Est-ce du<br />
rêve ? Je ne le p<strong>en</strong>se pas. C’est de l’association transductive.<br />
14 h 30<br />
Je suis parv<strong>en</strong>u à faire 3 h de peinture (de 11 à 14 h). Je vi<strong>en</strong>s de manger. La peinture,<br />
pour être efficace, demande une certaine durée d’investissem<strong>en</strong>t. Aujourd’hui, je ne pouvais<br />
pas faire davantage. Les peintures <strong>en</strong> cours (3 fonds bleu foncé) doiv<strong>en</strong>t sécher avant de<br />
permettre d’aller plus loin. Dois-je me lancer dans de nouveaux fonds pour avoir la ressource<br />
de ce que je veux faire ? Je suis bi<strong>en</strong> parti dans mon projet : histoire de l’AI. Je vais regarder<br />
aujourd’hui ce que je peux faire pour agrandir des portraits de R<strong>en</strong>é Lourau, H<strong>en</strong>ri Lefebvre,<br />
etc. pour le 1 er janvier à Rambouillet. Pour moi, le travail que je vi<strong>en</strong>s d’accomplir est<br />
vraim<strong>en</strong>t apaisant. C’est plus simple de peindre que d’écrire. Je suis cont<strong>en</strong>t de ce que j’ai fait<br />
de la toile Lapassade lisant la lettre des IrrAIductibles. Le rouge est un peu cru, mais il est<br />
beau par rapport au bleu. Je suis physiquem<strong>en</strong>t fatigué par cette séance.<br />
Dans la perspective de la diversification nécessaire des toiles pour avancer tout <strong>en</strong><br />
laissant sécher, j’ai l’idée de rapporter la toile Montsouris 2. C’est une réponse par rapport à<br />
l’idée de fond. Les fonds peints, il y a 10 jours, sont parfaits pour ma peinture d’aujourd’hui.<br />
La transe de R<strong>en</strong>é Lourau me plaît bi<strong>en</strong>. Les anthropologues au colloque Lapassade, est plus<br />
difficile. Je ne me r<strong>en</strong>ds pas <strong>en</strong>core compte de ce qu’elle va donner.<br />
Sainte Gemme, samedi 4 décembre, 15 h,<br />
Je regarde un film Frida, réalisé par Julie Taymor <strong>en</strong> 2002. Avec Salma Mayek,<br />
Alfred Molina, Geoffrey Rusil. Au Mexique, durant la première moitié du XXème siècle, les<br />
<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>ts, la vie et les amours tumultueuses de la peintre mexicaine Frida Kahlo. Alors<br />
que j’étais monté dans la chambre pour lire Sermons de Carême, de Jean-Paul (trad. Alzir<br />
Hella et O. Bourmac), je me laisse pr<strong>en</strong>dre par la biographie de cette femme dont j’adore, par<br />
ailleurs, la peinture. Diego Riveira, militant communiste, l’épouse. Ils part<strong>en</strong>t aux Etats-Unis.<br />
“ Tu as peint toute la famille, sauf moi, lui dit son père, un jour qu’elle vi<strong>en</strong>t le retrouver pour<br />
lui demander de poser ”. Le père de Frida Kahlo accueille Trotski quand celui-ci arrive de<br />
Finlande. Frida va chercher les Trotski au bateau. “ Staline n’est ri<strong>en</strong> d’autre qu’un<br />
bureaucrate, dit Trotski ”. Il faut que je regarde davantage les toiles de Frida Kahlo.<br />
304
Hier, j’ai pris une décision importante. J’ai acquis un grand nombre de livres d’art ou<br />
sur l’histoire de l’art. Je n’ai acquis que des livres très bon marché, mais qui me sembl<strong>en</strong>t une<br />
base, pour me construire une culture <strong>en</strong> art. Je fais l’hypothèse qu’il me faut travailler<br />
constamm<strong>en</strong>t pour construire mon mom<strong>en</strong>t de peintre. La peinture demande beaucoup de<br />
temps. Trouver un style suppose que l’on travaille, que l’on ait le temps de pousser jusqu’au<br />
bout certaines hypothèses.<br />
La vie de Picabia. Je l’ai avancée <strong>en</strong>tre minuit et trois h du matin (p 100).<br />
Frida a connu Breton : c’est lui qui l’a fait v<strong>en</strong>ir à <strong>Paris</strong>. Le Go Betwe<strong>en</strong> a été Trotski.<br />
On est toujours seul dans la création : même quand on est bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>touré, il y a toujours un<br />
mom<strong>en</strong>t où il faut assumer sa solitude. Au mom<strong>en</strong>t où l’on se s<strong>en</strong>t seul, on doit travailler,<br />
produire. Frida Kahlo a beaucoup souffert dans son corps. Elle a attrapé la gangrène. On a dû<br />
lui couper un morceau de pied. Sa peinture révèle aussi sa souffrance constante suite à un<br />
accid<strong>en</strong>t de tramway.<br />
Ouvrages acquis hier :<br />
-Marc Chagall, Ma vie (1931), <strong>Paris</strong>, Stock, 1970 (nouvelle édition reliée), 250p.<br />
-H<strong>en</strong>ri Perruchot, La vie de Cézanne, <strong>Paris</strong>, Hachette (1958), éd reliée, 432 pages.<br />
-Frans Hals, AMG, Les petits classiques de l’art, Flammarion, <strong>Paris</strong>, 1970 (trad. d’un<br />
ouvrage itali<strong>en</strong> de 1969). L’auteur : Franco Bernabei, trad. H<strong>en</strong>riette Valot, 80<br />
reproductions <strong>en</strong> couleur.<br />
-Antoine Terrasse, Tout Degas 1855-1880, <strong>Paris</strong>, Flammarion, 1982 (trad. de l’itali<strong>en</strong>,<br />
texte original 1981), 96 p. ill ou couleur.<br />
-Guiseppe Marchiori, Gauguin, AMG, Les Petits classiques de l’Art, <strong>Paris</strong>,<br />
Flammarion, 1968 (trad de l’itali<strong>en</strong> d’H<strong>en</strong>riette Valot), original 1967, 86 pages, ill. <strong>en</strong><br />
couleur.<br />
-Vinc<strong>en</strong>t Pourarède et Gérard de Wall<strong>en</strong>s, Corot, la mémoire du paysage, Découvertes<br />
Gallimard, Réunion des Musées nationaux, <strong>Paris</strong>, 1996, 176 pages illustrées.<br />
-Elie Faure, Histoire de l’art, 5 volumes -, Le livre de poche, illustré, (364 p, 378 p,<br />
378 p, 380 p, 314 p), <strong>Paris</strong>, 1976.<br />
-Silvia Alberti de Mazzeri, Leonard de Vinci, <strong>Paris</strong>, Payot, 1984, 271 pages.<br />
-H<strong>en</strong>ry Roujon, Ph de Champagne, “ Les peintres illustrés ”, Pierre Laffite et Cie,<br />
<strong>Paris</strong>, sans date, 80 pages illustrées.<br />
-Erik Ors<strong>en</strong>na, Portrait d’un homme heureux, André Le Notre 1613-1700, <strong>Paris</strong>,<br />
Fayard, 2000, 160 p.<br />
-Norbert Hugedé, Le peintre des Médicis, mémoires de Mariotto Albertinelli, <strong>Paris</strong>,<br />
France-Empire, 1985, 240 pages.<br />
-Le Fauvisme français et les débuts de l’expressionnisme allemand, <strong>Paris</strong>, Munich,<br />
Catalogue de l’exposition au Musée d’Art moderne, 1966, 372 pages illustrées.<br />
-Gabriel Rouchès, Eustache Le Sueur, <strong>Paris</strong>, Librairie Félix Alcan, “ coll. Art et<br />
esthétique ”, 144 pages + 16 hors textes.<br />
-Matthias Arnold, H<strong>en</strong>ri de Toulouse-Lautrec, 1864-1901, Le théâtre de la vie,<br />
B<strong>en</strong>edikt Tasch<strong>en</strong>, Köhn, 1989, 96 pages illustrées. Ce livre conti<strong>en</strong>t des peintures de<br />
bal (1890-1898) : valses et quadrilles.<br />
-Gérard Durozoi, Toulouse Lautrec, <strong>Paris</strong>, France-Loisirs, Ed Hazan, 1992, 100 pages<br />
jolim<strong>en</strong>t illustrées. Belles reproductions de toiles de danse.<br />
-Lettres de Van Gogh à Van Rappard, trad. L Roelandt, <strong>Paris</strong>, Grasset, relié, 1950,<br />
réed. 1977, 250 pages.<br />
-Viviane Forester, Van Gogh ou l’<strong>en</strong>terrem<strong>en</strong>t dans les blés, <strong>Paris</strong>, Le Seuil, 1983,<br />
344 pages. J’ai lu ce livre chez Hélène, mais je trouve intéressant de l’avoir à Sainte<br />
Gemme.<br />
305
-Van Gogh, raconté par lui-même et par ses amis, ses contemporains, sa postérité,<br />
Pierre Cailler, éd G<strong>en</strong>ève, 1947, 284 p.<br />
-Frank Elgar, Van Gogh, ouvrage publié sous la direction de Robert Maillard, <strong>Paris</strong>, F.<br />
Hazan, 1958, 319 p.<br />
-Roland Peurose, La vie et l’œuvre de Picasso, <strong>Paris</strong>, Grasset, 1961, 424 p. (trad. De<br />
Célia Bertin). L’édition originale est <strong>en</strong> anglais. Le livre s’arrête <strong>en</strong> 1959 avant la mort<br />
du peintre. Belle édition reliée.<br />
-Antonia Vall<strong>en</strong>tin, Pablo Picasso, <strong>Paris</strong>, Albin Michel, 1957, relié, 451 p + annexes<br />
-Fernand Léger, Fonctions de la peinture, <strong>Paris</strong>, Ed Gonthier, 1965, 206 p.<br />
-Joan Miro, de Roland Peurose, Thames and Hudson, (1970), trad. fr. 1990, 212 p.<br />
illustrées – ( coll. “ L’Univers de l’Art ”).<br />
-Magdeleine Hours, Une vie au Louvre, <strong>Paris</strong>, Robert Laffont, 315 pages.<br />
Tous les ouvrages d’art que je vi<strong>en</strong>s de rec<strong>en</strong>ser faisai<strong>en</strong>t partie d’un lot auquel<br />
j’avais adjoint un certain nombre d’ouvrages de philosophies. Par exemple, 5 livres de<br />
Jean-Paul, deux livres de Kafka (Journal + Le château), un livre de Jacques Maritain 381 .<br />
J'ai <strong>en</strong>core trouvé Merleau-Ponty 382 ; Bernard Sichère, Le Mom<strong>en</strong>t lacani<strong>en</strong> 383 , dont je<br />
lis la préface et la postface qui sont des textes réc<strong>en</strong>ts. Intéressant. Il y est question de<br />
communauté. Malheureusem<strong>en</strong>t, une attaque contre les danseurs mondains !<br />
J'ai aussi :<br />
-François Alberoni, Je t’aime, tout sur la passion amoureuse 384 , dont je lis les 10<br />
premières pages, importantes pour définir l’attraction passionnelle. À suivre.<br />
-André Darbon, Une philosophie de l’expéri<strong>en</strong>ce 385 , non coupé, que j'investis <strong>en</strong><br />
rapport à la problématique de mon laboratoire de recherche.<br />
Sainte-Gemme, dimanche 5 décembre 2004, 19 h,<br />
J’ai passé une partie de l’après-midi à lire Pour une philosophie de l’histoire de J.<br />
Maritain. Visite de Jean-Jacques Valette. Je regarde <strong>en</strong>core les 3 tomes de Paul Nougé. J’aime<br />
la poésie de Nougé. Vraim<strong>en</strong>t. J’ai comm<strong>en</strong>cé par le volume 3 Des mots à la rumeur d’une<br />
oblique p<strong>en</strong>sée (1983), puis je suis v<strong>en</strong>u à L’expéri<strong>en</strong>ce continue (1981). J’ai hâte de pouvoir<br />
me plonger dans Histoire de ne pas rire (1980) 386 .<br />
Metz, lundi 6 décembre 2004, 23 h,<br />
Peu de courage pour écrire ce journal à une heure si tardive : j’ai <strong>en</strong>vie d’aller me<br />
coucher ; d’ordinaire, je ne me force jamais à écrire mon journal. Mais aujourd’hui, il s’est<br />
tout de même passé beaucoup de choses. Il faut que je note l’ess<strong>en</strong>tiel.<br />
Ce matin, j’étais décidé à me mettre à la peinture. J’avais apporté avec moi de Sainte-<br />
Gemme un cadre pour peindre le 1 er janvier à Rambouillet (Lefebvre, Lourau). L’idée de<br />
changer le fond s’est imposée à moi. Le jaune ne me semble plus adéquat : je suis tellem<strong>en</strong>t<br />
381<br />
Jacques Maritain, Pour une philosophie de l’histoire, <strong>Paris</strong>, Seuil, 1957, 186 pages.<br />
382<br />
Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1964, 360 p.<br />
383<br />
Bernard Sichère, Le Mom<strong>en</strong>t lacani<strong>en</strong>, Le livre de poche, 2004, 284 pages.<br />
384<br />
François Alberoni, Je t’aime, tout sur la passion amoureuse, Plon, <strong>Paris</strong>, Pocket, (1996 <strong>en</strong> itali<strong>en</strong>), 1997 pour<br />
la trad fr. de Claude Ligé, 372 pages.<br />
385<br />
André Darbon, Une philosophie de l’expéri<strong>en</strong>ce, <strong>Paris</strong>, Presses Universitaires de France, 1946, 264 pages.<br />
386<br />
Paul Nougé, Histoire de ne pas rire, Lausanne L’âge d’homme, 1980 ; Paul Nougé, L’expéri<strong>en</strong>ce continue,<br />
Lausanne L’âge d’homme 1981 ; Paul Nougé, Des mots à la rumeur d’une oblique p<strong>en</strong>sée, Lausanne L’âge<br />
d’homme, 1983.<br />
306
cont<strong>en</strong>t de mes fonds bleus ! En même temps, j’ai tellem<strong>en</strong>t de thèmes à peindre que je me<br />
suis décidé à desc<strong>en</strong>dre chez Hisl<strong>en</strong> Ev<strong>en</strong>, pour aller chercher de nouveaux cadres. En<br />
regardant, <strong>en</strong> parlant, j’ai trouvé des tubes de peinture dorée. Cela m’est utile pour la toile La<br />
transe de Lourau. J’ai acheté deux tubes de marque Rembrandt… Je les utiliserai demain, <strong>en</strong><br />
repr<strong>en</strong>ant cette toile. J’ai rapporté 5 nouveaux cadres dont j’ai fait aussitôt les fonds <strong>en</strong> bleu,<br />
pour qu’ils ai<strong>en</strong>t le temps de sécher d’ici la semaine prochaine 387 .<br />
En allant conduire Romain au Conservatoire, nous sommes passés devant les Musées<br />
de la Cour d’or, où comm<strong>en</strong>ce aujourd’hui une exposition Enigma Monsù Desiderio : un<br />
fantastique architectural au XVIIème siècle. Nous sommes <strong>en</strong>trés nous r<strong>en</strong>seigner. Dès que<br />
j’ai quitté Romain, j’ai passé une heure dans le Musée, <strong>en</strong> particulier dans l’exposition.<br />
Monsù Desiderio est un peintre messin du XVIIème siècle : il constitue <strong>en</strong>core aujourd’hui<br />
une énigme de l’histoire de l’Art. Ce premier accrochage consacré à ce maître de la peinture<br />
fantastique qui fut considéré par André Breton comme un précurseur du surréalisme.<br />
Imprégné de la Rome antique, animé par l’Anci<strong>en</strong> et le Nouveau Testam<strong>en</strong>t, Monsù Desiderio<br />
annonce bi<strong>en</strong> des maîtres modernes du fantastique et de l’onirisme. Les 60 toiles prés<strong>en</strong>tées<br />
vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t de collections publiques ou privées de l’Europe et des Etats-Unis. Derrière le nom de<br />
Monsù Desiderio se cach<strong>en</strong>t deux personnes : François de Normé, architecte visionnaire de<br />
drames démesurés, et Didier Barra, spécialiste des vues panoramiques minutieusem<strong>en</strong>t<br />
docum<strong>en</strong>tées. Nés à Metz, ces deux peintres se sont installés à Naples au début du XVIIème<br />
siècle.<br />
Je suis retourné voir l’exposition avec Romain. Et j’ai eu l’idée de demander un<br />
r<strong>en</strong>dez-vous à la conservatrice, commissaire de l’exposition, Monique Sary, qui me reçoit<br />
demain, comme chroniqueur d’Attractions passionnelles. Je regrette de ne pas avoir eu la<br />
prés<strong>en</strong>ce d’esprit de lire le catalogue de l’exposition. Il y a aussi un petit livre prés<strong>en</strong>té par<br />
Michel Onfray, que j’aurais du acquérir aujourd’hui même.<br />
Encore un mot sur Romain et son scanner-imprimante : il me fait les agrandissem<strong>en</strong>ts<br />
des photos que je voudrais peindre. C’est formidable de voir son aisance <strong>en</strong> informatique 388 !<br />
Il est minuit ; j’écoute Hubert de Luze : j’aime cette musique. Demain, je vais avancer<br />
mes peintures.<br />
Metz, mardi 7 décembre, 8 h 55<br />
Comme hier, belle luminosité du ciel ce matin. Je vais pouvoir me mettre à la peinture<br />
assez tôt. Je voudrais travailler La transe de Lourau, Les anthropologues au colloque<br />
Lapassade, et si j’ai le temps G. Lapassade, lisant la Lettre des IrrAIductibles.<br />
Hier, j’ai peint un carton (45 x 57 cm) : Le couronnem<strong>en</strong>t d’épines d’après un basrelief<br />
du Musée de Metz.<br />
11 h 40<br />
Je me retrouve au Musée de Metz pour r<strong>en</strong>contrer Madame Monique Sary,<br />
conservateur, qui m’écoute parler des Romantiques d’Iéna et de l’Athénaum. Monique Sary :<br />
-Effectivem<strong>en</strong>t, ce peintre est reconnu à partir des Romantiques. Curieux et fantastique<br />
au premier degré. On n’a pas été plus loin. Le XIXème siècle a été très excité par<br />
l’appellation du nom. Quelle personnalité derrière cette dénomination ?<br />
387 2 cotons et 3 lins. Le Lin est nettem<strong>en</strong>t le meilleur.<br />
388 Cf. Avec Romain, mon journal de paternité, à la date d’aujourd’hui.<br />
307
Remi :<br />
-Ne s’agit-il pas d’une expéri<strong>en</strong>ce symphilosophique ?<br />
Monique Sary :<br />
-La communauté ? Je compare leur forme de travail à une petite <strong>en</strong>treprise de type<br />
flamand : on est dans un contexte d’atelier, qui rassemble des artistes ayant le même intérêt.<br />
Ils intervi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fonction de leur intérêt et de leur compét<strong>en</strong>ce. Les ruines sont de François<br />
de Normé, les personnages de Belisario Corrévico. À cette époque, il n’était pas rare de voir<br />
des groupem<strong>en</strong>ts d’artistes ayant un esprit de compagnonnage. François de Normé est mort <strong>en</strong><br />
1724. Il a laissé des tableaux comm<strong>en</strong>cés. On travaillait à plusieurs sur le même tableau. Les<br />
commanditaires étai<strong>en</strong>t des nobles napolitains.<br />
Remi :<br />
-Michel Onfray a préfacé un petit livre sur des détails, pris dans une toile exposée.<br />
Comm<strong>en</strong>t s’est fait la r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre lui et vous ?<br />
Monique Sary :<br />
-La métaphysique des ruines a été prés<strong>en</strong>tée à Metz dans une librairie ; prés<strong>en</strong>tation de<br />
l’exposition, <strong>en</strong>core à l’état de projet. R<strong>en</strong>contre et décision de produire ce petit objet. Il était<br />
dans sa Métaphysique des Ruines (Bordeaux, édition Mollat, novembre 1995). Il s’agit de<br />
Daniel dans la fosse aux lions.<br />
Remi :<br />
-La rigueur de De Langres ne se retrouve pas dans le tableau de Metz ?<br />
Monique Sary :<br />
-Publication du voyage du Roy. Nostalgie, souv<strong>en</strong>ir, mémoire, davantage qu’<strong>en</strong>quête<br />
topographique. Quand Didier Barra arrive de Naples…<br />
Remi :<br />
Quel est votre itinéraire ?<br />
Monique Sary :<br />
-Archives de la ville : c’est à la demande des histori<strong>en</strong>s itali<strong>en</strong>s que les Archives ont<br />
fait de la généalogie. Avec M. Tribout, quand le maire m’a demandée de pr<strong>en</strong>dre le Musée,<br />
j’étais plongée dans le mythe… J’ai fait la r<strong>en</strong>contre des œuvres progressivem<strong>en</strong>t : cela a duré<br />
dix ans. Lorsque j’ai id<strong>en</strong>tifié la vue de Metz que l’on disait être Jérusalem, Mme Napac m’a<br />
proposé de travailler avec moi.<br />
Remi :<br />
Metz est-elle une ville romantique ?<br />
Monique Sary :<br />
-Oui. Metz est déjà (après 1552) française, mais il y a conflit dans la tête des Messins.<br />
Il s’agit d’une république libre qui s’est donnée à la France, mais sans <strong>en</strong>thousiasme. Les<br />
princes allemands ne support<strong>en</strong>t pas. Le Roy essaie de faire plaisir, mais dans ce don, les<br />
Messins perd<strong>en</strong>t leur autonomie. Metz devi<strong>en</strong>t alors ville de garnison, une des plus grandes<br />
villes de garnison du Monde. Sur le plan culturel, le XIIIème, XIVème et XVème siècle, le<br />
Messin était très réaliste. S’y développ<strong>en</strong>t l’architecture et la musique : ce n’est pas la<br />
Lorraine. Sans se tromper, on peut dire qu’un substrat romantique à Metz est remis <strong>en</strong> valeur<br />
au XIXème. La ville est linguistiquem<strong>en</strong>t romane (une <strong>ligne</strong> Thionville-Saint-Avold forme la<br />
frontière linguistique). Mais la ville offre des caractéristiques romantiques. Baudelaire dit :<br />
“ Les messieurs de l’Ecole de Metz ”. La ville donne une impression de Romantisme. Au<br />
XVIIème siècle, proximité avec les Flamands. Jacques Callot est un médiateur culturel.<br />
Remi :<br />
Quelle influ<strong>en</strong>ce sur Monsù Desiderio ?<br />
Monique Sary :<br />
-Ils ont travaillé au sein d’équipes flamandes. Ils ont travaillé aussi avec les Itali<strong>en</strong>s :<br />
Naples était alors une ville où l’on vi<strong>en</strong>t volontiers. François de Normé a été suivi par le<br />
Maître de Malte, l’anonyme de Chypre, etc. Peu d’études. Mais cela comm<strong>en</strong>ce : Nicole<br />
Dacos, spécialiste du XVIIème <strong>en</strong> Europe vi<strong>en</strong>t de publier L’inv<strong>en</strong>tion du paysage <strong>en</strong><br />
308
uine 389 . Elle habite à Rome, mais travaille au Musée d’Erasme, Bruxelles. Nicos Dacos est<br />
une spécialiste de l’art grotesque.<br />
Ensuite, on parle du tango, de l’histoire de la danse. Charlotte doit v<strong>en</strong>ir visiter cette<br />
exposition. A Montigny-les-Metz, festival de tango chaque année. Idée de nous faire v<strong>en</strong>ir.<br />
Monique Sary est adjointe au maire de Montigny-les-Metz. On se promet de se revoir bi<strong>en</strong>tôt.<br />
Je vais lui donner mes livres.<br />
J’ai rangé mon matériel de peinture, car le temps est couvert, et il était objectivem<strong>en</strong>t<br />
impossible de continuer à peindre. J’ai affiché l’affiche de l’exposition Enigma Monsù<br />
Desiderio : un fantastique architectural au XVIIème siècle sur le mur de la salle de séjour. Et<br />
je me suis mis à lire les deux livres offerts par Monique Sary 390 : je découvre un peintre<br />
romantique, avant l'heure ; l’avantage de cette peinture est qu’elle comporte tous les élém<strong>en</strong>ts<br />
du Romantisme : fragm<strong>en</strong>ts, ruines, esthétique de l’inachèvem<strong>en</strong>t, mystère de la signature.<br />
16 h 20,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de ranger le matériel de peinture. J’ai essayé de faire le tri et de classer. Ma<br />
technique de travail demande beaucoup d’installation… Mais je p<strong>en</strong>se que je suis sur la bonne<br />
voie. La Transe de Lourau avance. Je suis cont<strong>en</strong>t de la bibliothèque, peinte aujourd’hui. Mon<br />
projet de faire des portraits de groupes, avance à grands pas. En fait, il suffit de travailler pour<br />
que les choses s’éclairciss<strong>en</strong>t. On dit qu’au fur et à mesure que l’on avance, l’horizon se<br />
recule, mais je n’<strong>en</strong> suis pas sûr. On doit finir par rejoindre l’horizon de ses mots. Idée. Faire<br />
une série sur la R<strong>en</strong>contre de Sainte Gemme (1995), une autre sur Ligoure. Ce qui est sûr,<br />
c’est que la série bleue sera l’institutionnaliste.<br />
Je vais noter la problématique du livre de Nicole Dacos, telle qu’elle apparaît dans la<br />
quatrième de couverture que Monique Sary a eu la g<strong>en</strong>tillesse de me photocopier :<br />
“ Un fascinant paysage de ruines porte une date, 1536, et une signature, Herman Posthumus,<br />
mais l’homme est inconnu. Partir à sa recherche, c’est le point de départ d’un voyage au cœur des<br />
vestiges souterrains du palais de Néron à Rome, où trois artistes flamands sont desc<strong>en</strong>dus voir les<br />
décorations et y ont gravé leur nom.<br />
On découvre alors que ces trois Flamands, Heemskerk, Posthumus et Sustris, sont à l’origine<br />
du paysage de ruines qui va faire fureur dans toute l’Europe. Ils se sont formés à Utrecht, chez Ian van<br />
Scorel, qui, de ses longues pérégrinations jusqu’à Jérusalem, a rapporté le goût de l’Italie. Mart<strong>en</strong> van<br />
Heemskerk a passé des années à dessiner les antiquités de Rome. D’Amsterdam l’a rejoint le jeune<br />
Lambert Sustris, qui allait s’illustrer plus tard à Padoue. Quant à Posthumus, il arrivait de Carthage, où<br />
il avait suivi dans les armées de Charles Quint, alors <strong>en</strong> guerre contre les Turcs, le peintre Jan<br />
Vermey<strong>en</strong> qui <strong>en</strong> était le reporter.<br />
Ecrit sur le rythme d’une <strong>en</strong>quête policière dans l’Italie du XVIème siècle, Roma quanta fuit<br />
redonne vie à ces compagnons av<strong>en</strong>tureux aux dons exceptionnels, et se fonde sur une étude<br />
rigoureuse, où l’analyse des docum<strong>en</strong>ts s’associe constamm<strong>en</strong>t à la lecture stylistique des œuvres.<br />
Entre la peinture flamande et l’itali<strong>en</strong>ne, l’archéologie et les dessins, cet ouvrage est un grand livre<br />
d’histoire de l’art qui reconstitue toute une école méconnue. Il a déjà fait l’objet de plusieurs éditions<br />
<strong>en</strong> itali<strong>en</strong> qui ont remporté un grand succès ”.<br />
18 h 30,<br />
389 Nicole Dacos, Roma quanta fuit ou l’inv<strong>en</strong>tion du paysage de ruines, 148 pages, 120 illustrations, 38 euros,<br />
2004 (novembre), ce livre est est publié chez Somogy, éditions d’art, Bruxelles. Il est co-édité avec le Musée de<br />
la Maison d’Erasme (Bruxelles, Belgique).<br />
390 Monsù Desiderio, Scénographie pour la terreur et la pitié, prés<strong>en</strong>té par Michel Onfray, Metz, Musées de la<br />
Cour d’Or, 2004, relié ; et Enigma, Monsù Desiderio, Un fantastique architectural au XVIIème siècle, Metz,<br />
Musées de la Cour d’Or, Ed. Serp<strong>en</strong>oise.<br />
309
En allant chercher Romain, je me suis arrêté à la Librairie Géromino pour demander<br />
s’ils avai<strong>en</strong>t Métaphysique des ruines, de Michel Onfray. Le livre est épuisé. Par contre, il<br />
avait le livre de Nicole Dacos : évidemm<strong>en</strong>t, je l’ai acheté. Je ne le lirai que demain, dans le<br />
train. J’<strong>en</strong> ai déjà noté le résumé.<br />
Metz, mercredi 8 décembre, 7 h 42,<br />
Je vais aller conduire Romain à l’école. Il vi<strong>en</strong>t de m’aider à mesurer mes toiles. Hier<br />
soir, il a continué à me faire des agrandissem<strong>en</strong>ts de photos. J’ai de quoi travailler dans les<br />
semaines qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t. Il m’a fait <strong>en</strong> particulier un portrait de Lucette que je considère<br />
comme une priorité absolue.<br />
8 h 30,<br />
Je suis passé devant la librairie Géronimo : ils ont changé leur vitrine. Sont exposés :<br />
le catalogue de l’exposition, et le livre sur les Ruines. Il faudrait que je les achète. On m’a<br />
montré aussi, hier, le livre sur Frida Kahlo (chez Gallimard). Je vi<strong>en</strong>s d’avoir l’idée de<br />
l’acheter pour l’offrir à Alexandra comme cadeau d’anniversaire. Romain m’a rappelé qu’elle<br />
est née un 15 décembre (1968). Elle apprécie l’art. J’aurais <strong>en</strong>vie de regarder cet ouvrage.<br />
J’aime Frida Kahlo.<br />
11 h,<br />
Pas de nouvelles. J’ai été à la librairie Geronimo pour acheter Ruines que j’ai fait<br />
emballer, et que j’ai l’int<strong>en</strong>tion d’offrir à Charlotte. Ensuite, je me suis avancé dans<br />
l’indexicalisation de J. Maritain, Pour une philosophie de l’histoire (p 34 à 68). C’est un<br />
travail fastidieux. Je vais changer d’activité. Mais je dois dire que mes index sont des œuvres<br />
d’art. Il faut les photocopier <strong>en</strong> couleur et les éditer, comme des œuvres d’art. Quand je<br />
regarde mes toiles, je s<strong>en</strong>s qu’une œuvre est <strong>en</strong> train de naître. Il faudra des heures et des<br />
heures de travail. Mais une technique est <strong>en</strong> train de naître. Je vais m’améliorer, et surtout<br />
bi<strong>en</strong> compr<strong>en</strong>dre le rapport au temps à <strong>en</strong>tret<strong>en</strong>ir à ce travail. Si l’on veut beaucoup peindre, il<br />
faut mettre <strong>en</strong> chantier beaucoup de toiles, car il faut att<strong>en</strong>dre 10 jours <strong>en</strong>tre deux couches,<br />
parfois davantage. Si je considère qu’une toile se produit <strong>en</strong> 8 couches, cela signifie que je ne<br />
peux pas compter moins de 80 jours pour produire une toile. Mais comme je veux peindre<br />
deux toiles par jour, si je veux beaucoup produire, il me faut 160 toiles <strong>en</strong> chantier : je<br />
comm<strong>en</strong>ce à voir clair dans mon organisation. Avec ma méthode du cutter, je dois conserver<br />
les chutes dans des <strong>en</strong>veloppes que je dois classer. Actuellem<strong>en</strong>t, je mets tout <strong>en</strong> vrac dans<br />
une caisse. Ce n’est plus possible. Du coup, je repr<strong>en</strong>ds mes toiles <strong>en</strong> fonction de retrouvailles<br />
que je fais avec telle ou telle chute. Si je veux dev<strong>en</strong>ir peintre, il faut que je mette <strong>en</strong> chantier<br />
une meilleure organisation de l’atelier. Le travail de transport de mon atelier à Metz m’a<br />
obligé à réfléchir à des aspects des choses que je pouvais sous-estimer : ainsi, la lumière<br />
aujourd’hui, à cette heure, elle est belle. Je pourrais peindre. Ce serait un mom<strong>en</strong>t idéal. En<br />
même temps, ignorant le temps dont je dispose (à quelle heure devrais-je m'arrêter ?), j’ai<br />
choisi de lire plutôt que de peintre. Si je dev<strong>en</strong>ais peintre sérieusem<strong>en</strong>t, tous ces facteurs<br />
serai<strong>en</strong>t à pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte. La construction d’un mom<strong>en</strong>t, c’est une réflexion sur toutes les<br />
dim<strong>en</strong>sions, ici, du métier (si à un mom<strong>en</strong>t correspond un métier).<br />
Pour me reposer un peu, je vais me replonger dans Alfred Jarry (Le Surmâle).<br />
Jeudi 9 décembre 2004, 10 h, (dans le train <strong>en</strong>tre <strong>Paris</strong> et La Rochelle, à Saint<br />
Pierre des Corps),<br />
310
Hier, dans le train de Metz, et ce matin dans le métro, j’ai avancé ma lecture du<br />
Surmâle d’Alfred Jarry. Je l’ai terminé, au mom<strong>en</strong>t où j’arrivais à Montparnasse. C’est<br />
vraim<strong>en</strong>t un livre fantastique. Je crois que je pr<strong>en</strong>drai beaucoup de plaisir à le relire. Il est<br />
délirant. Je compr<strong>en</strong>ds que R<strong>en</strong>é Lourau ait beaucoup aimé Alfred Jarry…<br />
9 décembre, le soir,<br />
Je retrouve Lucette qui a passé 5 jours à Berlin. Elle a visité l’exposition de la collection<br />
Christian Flick, à la Hamburger Bahnhof : cette collection d’art contemporain lui a donné un<br />
<strong>en</strong>thousiasme qui lui donne <strong>en</strong>vie de se lancer dans la production d’objets esthétiques.<br />
10 décembre 2004,<br />
Au courrier, je reçois cet appel :<br />
“ L’ÉDUCATION ARTISTIQUE ET CULTURELLE DES JEUNES EST UN DROIT<br />
ET UN DEVOIR NATIONAL<br />
Confér<strong>en</strong>ce de presse publique organisée par l’ANRAT pour :<br />
LA PRÉSENCE RÉGULIÈRE DES ARTS ET DES ARTISTES DANS L’ÉCOLE<br />
MERCREDI 15 DÉCEMBRE 2004 de 10h à 13h<br />
au Théâtre du Rond Point (salle Jean Tardieu)<br />
2 bis av<strong>en</strong>ue Franklin Roosevelt - 75008 <strong>Paris</strong><br />
Cette action nationale est à la fois une alerte et une mise <strong>en</strong> garde civique pour la reconnaissance du DROIT à<br />
une pratique artistique et culturelle pour tous les élèves à l’école mais aussi pour la prise <strong>en</strong> compte de<br />
l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t des artistes dans ce travail.<br />
Destinée à nourrir un large débat public sur cette question, la confér<strong>en</strong>ce de presse a pour but ess<strong>en</strong>tiel de<br />
sou<strong>ligne</strong>r et de rappeler les <strong>en</strong>jeux et la nécessité de l’éducation artistique dans le milieu scolaire, au titre d’un<br />
droit fondam<strong>en</strong>tal, inscrit dans tous les cursus de formation, de l’école primaire à l’université.<br />
L’éducation artistique et culturelle, fondée sur un projet clair et ambitieux au service des élèves, ne s’oppose<br />
jamais aux objectifs fondam<strong>en</strong>taux de l’école, c<strong>en</strong>trés sur les savoirs et les notions à acquérir.<br />
Elle <strong>en</strong> constitue bi<strong>en</strong> au contraire l’un des meilleurs chemins d’accès.<br />
Des interv<strong>en</strong>ants issus du monde des arts, de l’éducation, des sci<strong>en</strong>ces et des formations politiques ont décidé de<br />
se mobiliser pour faire <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre et partager cette conviction :<br />
Robert Abirached, Philippe Avron, Christian Chabaud, Eric Favey, Jean-Claude Grumberg, Cécile<br />
Ladjali, Jean-Claude Lallias, Jacques Lassalle, Francesca Lattuada, Ariane Mnouchkine, Claude<br />
Mollard, Philippe Meirieu, Dominique Paillé, D<strong>en</strong>is Podalydès, Jack Ralite, Robin R<strong>en</strong>ucci, Jean-Michel<br />
Ribes, Emmanuel Serafini, Bernard Stiegler, Gilberte Tsaï, Emmanuel Wallon, Claude Yersin… ont<br />
d’ores et déjà confirmé leur prés<strong>en</strong>ce.<br />
Cette action fera l’objet d’un APPEL NATIONAL qui se donnera trois objectifs :<br />
1) Inscrire dans les principes et dans les faits le droit à une pratique artistique et culturelle pour tous les élèves,<br />
dans la nouvelle loi d’ori<strong>en</strong>tation de l’école 2005/2015.<br />
2) Faire reconnaître dans le protocole pour les droits à indemnisation des artistes intermitt<strong>en</strong>ts du spectacle, la<br />
nature artistique de leur travail d’interv<strong>en</strong>tion part<strong>en</strong>ariale dans le cadre scolaire 120 heures minimum et ce<br />
jusqu’à concurr<strong>en</strong>ce de 169 heures sur les 507 heures actuellem<strong>en</strong>t requises pour l’ouverture de ces droits.<br />
3) Proposer aux pouvoirs publics cinq mesures concrètes à mettre <strong>en</strong> œuvre immédiatem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> matière de<br />
théâtre et de spectacle vivant mais égalem<strong>en</strong>t dans les autres domaines artistiques.<br />
Manifestation organisée avec le souti<strong>en</strong> de la Ligue de l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t, l’APAD, le CNAC, Danse au cœur,<br />
Danse sur Cour, les EAT, IIM, l’OCCE, la MGI, la PEEP, le SYNDEAC, le SYNAVI, THEMAA … etc.<br />
311
Contact Presse : Désirée Faraon 06 18 51 30 78 - Email : dsfaraon@aol.com<br />
MERCI DE SIGNALER VOTRE PRÉSENCE AU PLUS VITE AUPRÈS DE L’ANRAT (Tél : 01 45 26 85<br />
80). ”<br />
Je ne serai pas à <strong>Paris</strong>, ce jour-là. Est-ce, pour moi, un objectif que de militer dans ce type<br />
d’action ? Il faudrait que j’y réfléchisse.<br />
En partant à la fac <strong>en</strong> voiture, vers 13 heures tr<strong>en</strong>te,<br />
En r<strong>en</strong>trant de la fac, Lucette réagit à la lettre que je lui ai <strong>en</strong>voyée de Metz, où j’essayais de<br />
dire que la pièce au dessus du chartil, à Sainte-Gemme ferait un magnifique cadre pour un<br />
atelier de peinture : elle <strong>en</strong> accepte le principe. On discute de l’aménagem<strong>en</strong>t de cette pièce,<br />
qui pourrait avoir une dalle <strong>en</strong> béton coloré, et des espaces de rangem<strong>en</strong>t de toiles, dont les<br />
structures, <strong>en</strong> bois, pourrai<strong>en</strong>t être incrustées dans la dalle.<br />
Samedi 11 décembre 2004,<br />
J’<strong>en</strong>voie cette lettre à Gérard Laniez, de l’association Himeros, La Rochelle :<br />
“ Cher Gérard,<br />
Je voulais vous remercier pour votre accueil à La Rochelle. J'ai été heureux de vous revoir, et j'ai<br />
beaucoup apprécié le climat de cette r<strong>en</strong>contre, qui s'est prolongé, pour moi, dans le train, avec Jean-Louis Le<br />
Grand, et deux de ses étudiantes, avec qui nous avons continué les échanges, int<strong>en</strong>sém<strong>en</strong>t... Je regrette vraim<strong>en</strong>t<br />
de ne pas avoir profité de ma v<strong>en</strong>ue à La Rochelle pour y rester une journée supplém<strong>en</strong>taire, et y r<strong>en</strong>contrer les<br />
bouquinistes, d'une part et l'éditeur de votre très beau Avec Meschonnic, d'autre part, que j'ai découvert avec<br />
émerveillem<strong>en</strong>t.<br />
Ce livre est une réussite, à la fois sur le plan du fond et sur le plan formel. Je suis admiratif que vous<br />
puissiez ainsi proposer à 20 euros un livre d'une telle qualité. L'édition a-t-elle bénéficier d'une subv<strong>en</strong>tion à<br />
l'édition, ou la production de cet ouvrage a-t-elle été faite selon des procédés qui m'échapp<strong>en</strong>t. Je fais circuler ce<br />
livre auprès des proches. Nous partageons tous une véritable admiration pour cette production.<br />
Sur le plan du cont<strong>en</strong>u, la poésie de Meschonnic, et le rapport de Meschonnic à sa poésie ne peuv<strong>en</strong>t<br />
qu'<strong>en</strong>chanter le danseur que je suis. Ce livre donne une réelle <strong>en</strong>vie d'<strong>en</strong>trer dans le "mom<strong>en</strong>t de la poésie". Je<br />
vais faire un compte-r<strong>en</strong>du de cet ouvrage dans une revue que j'anime. Je regrette de ne pas avoir eu le temps de<br />
vous parler du lancem<strong>en</strong>t d'Attractions passionnelles, une "revue de symphilosophie et performance", sur les<br />
arts, mais dont le premier sous-titre (abandonné malheureusem<strong>en</strong>t) était "Revue planétaire d'amour, de liberté et<br />
de poésie".<br />
Pour être honnête, je dois vous dire que l'imprimeur que nous avons <strong>en</strong>visagé de faire travailler ne fait<br />
pas du tout la même qualité de travail que Rumeur des âges.<br />
Je vous <strong>en</strong>voie un état du projet de notre revue, dont la publication du premier numéro est reporté à<br />
mars, car l'effervesc<strong>en</strong>ce instituante modifie la première dynamique...<br />
Encore merci, et à très bi<strong>en</strong>tôt, j'espère. Remi HESS. ”<br />
Ensuite, je regarde les photos que j’ai été rechercher hier chez le photographe. Il y <strong>en</strong> a<br />
d’excell<strong>en</strong>tes. Certaines pourrai<strong>en</strong>t faire l’objet d’une peinture : Romain <strong>en</strong> visite à<br />
l’exposition Recup’Art, avec Antoinette Hess, Romain pilotant l’<strong>en</strong>gin dans le jardin.<br />
***<br />
Hier soir, j’ai invité à dîner Nathalie et Véronique Delannay (du départem<strong>en</strong>t d’Arts<br />
plastiques de <strong>Paris</strong> 8), contactées par B<strong>en</strong>younès, pour écrire sur les dispositifs, dans le n°7<br />
312
des irrAIdutibles, afin qu’elles r<strong>en</strong>contr<strong>en</strong>t Charlotte et Géraldine, d’Attractions<br />
passionnelles, travaillant sur le même thème (Géraldine fait sa thèse à Nanterre sur le<br />
mouvem<strong>en</strong>t féministe de la performance aux Etats-Unis).<br />
Bi<strong>en</strong> qu’improvisé, le repas avait été préparé agréablem<strong>en</strong>t de part et d’autre.<br />
Véronique avait fait une quiche, excell<strong>en</strong>te, et avait apporté de la mâche. Lucette et moi<br />
avions préparé des salades et un plateau de fromage. Géraldine avait apporté une tarte.<br />
P<strong>en</strong>dant l’apéritif, on a longuem<strong>en</strong>t parlé de la revue Marges, du départem<strong>en</strong>t d’Arts<br />
plastiques. J’ai montré à Véronique et Nathalie Avec Meschonnic, les gestes dans la voix, un<br />
ouvrage publié à La Rochelle par les éditions Himeres/Rumeur des âges, et dont j’ai <strong>en</strong>vie de<br />
m’inspirer quant à l’édition d’Attractions passionnelles. Ce livre publie <strong>en</strong> couleur des<br />
peintures de Pierre Soulages et Marc Chagall, pour illustrer les textes de (ou sur) Meschonnic.<br />
Nathalie me dit que la couleur n’est pas indisp<strong>en</strong>sable, qu’aujourd’hui, la modernité accepte<br />
bi<strong>en</strong> le noir et blanc. Je dis que je vi<strong>en</strong>s de visiter l’exposition de Monsù Desiderio, à Metz, et<br />
ce peintre du XVII° siècle mérite la couleur. Je montre le catalogue de l’exposition, et un<br />
ouvrage de Michel Onfray sur ce peintre, avec 80 pages d’illustrations <strong>en</strong> couleurs. Je pr<strong>en</strong>ds<br />
consci<strong>en</strong>ce que Nathalie vit dans le prés<strong>en</strong>t, et que moi j’ai <strong>en</strong>vie de stimuler l’émerg<strong>en</strong>ce<br />
d’un Continuum romantique, depuis l’Antiquité.<br />
Mes quatre invitées sont intéressées par le mouvem<strong>en</strong>t de la performance, et travaill<strong>en</strong>t<br />
plus particulièrem<strong>en</strong>t sur le rapport <strong>en</strong>tre dispositif et performance. Il ne manquait que Liz<br />
Claire, mais il faut dire que ce repas s’était improvisé dans la réunion des irrAIductibles, à<br />
<strong>Paris</strong> 8 trois heures plutôt.<br />
Les échanges ont été courtois, mais très techniques, d’abord <strong>en</strong>tre Géraldine et<br />
Nathalie. Pour moi, il y avait une impossibilité à suivre le cont<strong>en</strong>u des référ<strong>en</strong>ces qui<br />
s’échangeai<strong>en</strong>t à grande vitesse. Et, progressivem<strong>en</strong>t, on a vu se dessiner une <strong>ligne</strong> de partage<br />
<strong>en</strong>tre les représ<strong>en</strong>tantes des Arts plastiques et les philosophes (<strong>en</strong>core que Géraldine ne<br />
s’inscrive pas comme philosophe). Vers minuit, il y a eu un clash viol<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre Charlotte et<br />
Nathalie. L’analyse de Géraldine et Charlotte, après le départ, vers 1 heure du matin, de<br />
Nathalie et Véronique Delannay a été que le différ<strong>en</strong>d <strong>en</strong>tre les deux positions est d’ordre<br />
politique. Nathalie a beaucoup insisté sur le fait que ce qu’elle faisait n’était pas “ politique ”,<br />
Charlotte cherchant à montrer que l’esthétique n’échappait pas au politique, et surtout pas le<br />
performatif. Progressivem<strong>en</strong>t, les interv<strong>en</strong>tions de Nathalie ont été dans le s<strong>en</strong>s d’une<br />
affirmation de ses postulats théoriques : pour elle, il semble que le spectateur soit un cobaye<br />
qui se fait piéger dans son dispositif et qu’elle jouit de manipuler. Les deux philosophes<br />
p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t que cette façon d’<strong>en</strong>visager la performance est très marquée politiquem<strong>en</strong>t (à<br />
l’extrême droite), et appelle à des rapprochem<strong>en</strong>ts avec des pratiques politiques inacceptables.<br />
On a pu pointer un Différ<strong>en</strong>d, <strong>en</strong>tre les deux positions.<br />
Au nom du Gilles Deleuze des Mille Plateaux, et des flux ("qui font art", a dit<br />
Nathalie), la doctorante d’arts plastiques a dit son mépris pour le romantisme, “ méprisé par<br />
tous nos contemporains ”, son mépris pour la philosophie, pour l’esthétique des philosophes,<br />
de Kant à Jean-Louis Déotte, et plus généralem<strong>en</strong>t pour tout effort pour r<strong>en</strong>dre compte de ce<br />
qu’elle fait, dans un discours partageable par des personnes extérieures à son expéri<strong>en</strong>ce.<br />
Pour Charlotte, qui repr<strong>en</strong>d les hypothèses des théories des Romantiques allemands<br />
d’Iéna, qu’elle repr<strong>en</strong>d dans le contexte actuel, cette position qui se rev<strong>en</strong>dique de la<br />
modernité au nom des nouvelles technologies, et se prét<strong>en</strong>d “ extraterritorialisée ” sur le plan<br />
conceptuel, lui rappelle bi<strong>en</strong> des positions de danseurs qu’elle combat.<br />
Nathalie a promis de donner à lire un texte sur sa pratique, que Géraldine et Charlotte<br />
ont décidé de lire et de critiquer.<br />
313
21 h 30<br />
Après le repas de midi avec Monique Selim, désespérant, j’ai le sple<strong>en</strong>. Je me plonge<br />
dans l’ouvrage de Nicole Dacos : Roma quanta fuit ou l’inv<strong>en</strong>tion du paysage de ruines. C’est<br />
un très beau livre que je lis d’un trait. La question des ruines me parle. Je p<strong>en</strong>se à un livre sur<br />
Gérard Althabe, qui s’intitulerait L’anthropologie des ruines. Je n’ai pas <strong>en</strong>core dit que j’ai<br />
transporté à Metz un ouvrage de notre bibliothèque de Sainte-Gemme, hérité de Paul Hess,<br />
sur Reims <strong>en</strong> 1918 (forma 50 X28). Que des ruines ! Je voulais m’<strong>en</strong> inspirer pour repr<strong>en</strong>dre<br />
les 6 toiles Sauvé du feu. Finalem<strong>en</strong>t, cela s’est mal ag<strong>en</strong>cé. Ces toiles supposerai<strong>en</strong>t tout un<br />
travail de re-fondation docum<strong>en</strong>taire (notamm<strong>en</strong>t sur le 11 septembre).<br />
IUFM de Metz, jeudi 16 décembre,<br />
Je suis <strong>en</strong>tré ici pour avoir chaud. J’att<strong>en</strong>ds l’ouverture des portes de l’école de<br />
Romain, pour lui rapporter son badge de cantine : j’ai froid. Je découvre alors, <strong>en</strong> face de<br />
l’école, le bâtim<strong>en</strong>t de l’IUFM. Mon att<strong>en</strong>tion est attirée au départ par une ruine que j’ai <strong>en</strong>vie<br />
de photographier. Mais pour cela, il faut <strong>en</strong>trer dans la cour. J’ose. Et c’est là que je découvre<br />
que je suis à l’IUFM. Une affiche à l’<strong>en</strong>trée demande de signaler tout individu suspect, mais,<br />
je me promène sans problème. Je ne suis pas suspect. Au contraire, on me salue : j’ai le look<br />
de la maison ! Quand je p<strong>en</strong>se à toutes les mamans que l’on laisse att<strong>en</strong>dre devant l’école, par<br />
un froid <strong>en</strong> dessous de zéro ! Certaines sont là depuis plus d’un quart d’heure. J’ai voulu<br />
sonner, donner la carte de cantine, puis partir, mais on ne répond pas. L’école est une sorte de<br />
blockhaus, alors que l’IUFM est vraim<strong>en</strong>t un espace facile à pénétrer.<br />
En r<strong>en</strong>trant Rue Sainte Marie, je m’arrête chez le libraire qui solde des livres d’art. Je<br />
me décide pour 4 ouvrages dans lesquels je me plonge aussitôt 391 . Sur la quantité des livres<br />
que je voudrais acquérir ici, sont décisifs le prix, et le fait qu’il s’agissait de livres recouverts,<br />
donc d’occasion : on a pris soin de les recouvrir pour que la belle couverture ne soit pas<br />
abîmée (8 euros le volume).<br />
Pour 32 euros, j’ai acquis 500 reproductions d’œuvres ; il est important pour moi de<br />
pouvoir feuilleter ce type d’ouvrages : je me confronte à d’autres. Je ne peux pas dire que<br />
j’ignorais Max Ernst ou Mondrian, mais aujourd’hui, je les situe beaucoup mieux. Impression<br />
ici à Metz d’être dans un autre univers. Si je ne peins pas, ce qui me fruste, par contre je lis et<br />
je me forme. J’ai fait le choix de ne pas avancer dans ma lecture du Frida Kahlo, de Helga<br />
Prignitz Poda 392 , dans la mesure où j’aurai la possibilité de le lire calmem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> janvier.<br />
Ce matin, réveil à 4 h 30. Je me plonge dans Picabia, de Cathy Berheim que j’avance<br />
jusqu’à la page 151.<br />
17 h,<br />
Madame Pezzoli est v<strong>en</strong>ue travailler ici, avec Romain : je leur ai laissé la salle de<br />
séjour. J’ai poursuivi et terminé la lecture du Picabia de Berheim. J’ai comm<strong>en</strong>cé une table<br />
analytique, à la fin. C’est un livre important. Je suis très heureux de l’avoir lu. Ce qui me<br />
manque : un livre avec 250 illustrations du peintre. Les quelques reproductions que j’ai de lui<br />
391 Estève (Hommage à), <strong>Paris</strong>, XXème siècle, 1975, 136 pages (grand format) ; Sutherland, <strong>Paris</strong>, 1990,<br />
CELIV, extraits du vol. Graham Sutherland, de Francesco Arcangeli, Milan, 1973, 117 illustrations ; Hans L.C.<br />
Jaffé, Mondrian, Ars Mundi, France, seconde éd. 1992, 128 pages ; Max Ernst (Hommage à), <strong>Paris</strong>, XXème<br />
siècle, 1971, 132 pages (grand format).<br />
392 Helga Prignitz Poda Frida Kahlo, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 2003.<br />
314
sont dans Dada, un livre laissé dans mon bureau à <strong>Paris</strong>. Picabia travaille à partir d’une malle<br />
au trésor, dans laquelle il puise les images rassemblées. Cela me fait p<strong>en</strong>ser à la malle à<br />
partitions ou à mélodies, de J. Strauss. Moi aussi, j’ai une telle caisse. Je veux systématiser<br />
cette technique. Dans mon atelier, je veux construire une bibliothèque spécialisée. Il me faut<br />
beaucoup d’images pour puiser des idées et des modèles.<br />
Cet après-midi, j’ai revisité l’expo Monsù Desiderio. J’ai aperçu Monique Sary. Nous<br />
avons r<strong>en</strong>dez-vous <strong>en</strong> fin de matinée.<br />
Je voudrais acheter 5 livres sur des classiques itali<strong>en</strong>s. Ils sont très beaux, avec des<br />
dizaines d’illustrations, et pas chers (12,50 euros). Quand je p<strong>en</strong>se que l’on trouve des livres à<br />
10 euros dans le commerce, qui sont petits et rikikis sur un certain nombre de peintres, et<br />
qu’au même prix, on trouve de magnifiques ouvrages d’art, je me dis qu’il me faut faire le<br />
travail, de me constituer une vraie bibliothèque spécialisée. Cette bibliothèque sera une<br />
composante de ma malle au trésor. La malle au trésor sera une pièce, dans laquelle on<br />
retrouvera des toiles, des boîtes à images, des chevalets. Un très bon fauteuil. Ce qui est<br />
terrible à Metz, c’est qu’il n’y a pas moy<strong>en</strong> de s’asseoir pour regarder l’exposition.<br />
Petit tour à la Cathédrale : je pr<strong>en</strong>ds une photo. Je ne sais pas si elle sera réussie. Ce<br />
qui est sûr, c’est qu’on a l’impression d’une vue tirée de Fr. Normé (Mousù Desiderio).<br />
10 h,<br />
Je comm<strong>en</strong>ce à découvrir mes nouvelles acquisitions. Je vais noter les titres au fur et à<br />
mesure de ma première lecture de ces ouvrages.<br />
J’ai comm<strong>en</strong>cé par Mondrian, de Serge Fourchereau 393 . Cela m’a permis de comparer<br />
avec l’autre Mondrian, lu cet après-midi. Je préfère le premier Mondrian (avant 1911) au<br />
second.<br />
Je passe à un autre titre publié dans la même collection : Paul Gauguin, de Michael<br />
Gibson 394 .<br />
V<strong>en</strong>dredi 17 décembre 2004, 8 h 20,<br />
J’ai toujours aimé Albrecht Dürer (1471-1528). Il était le troisième d’une famille de<br />
18 <strong>en</strong>fants. En lisant l’ouvrage d’Anja-Franziska Eichler 395 , je découvre que Dürer a laissé<br />
de nombreux écrits : récits autobiographiques, traités théoriques, un Journal de voyage, mais<br />
aussi des poèmes et des lettres adressées à des commanditaires ou des amis humanistes. Dürer<br />
est le premier artiste allemand dont il reste autant de déclarations et de lettres personnelles,<br />
permettant de connaître l’artiste <strong>en</strong> tant qu’individu. De plus, de nombreux contemporains<br />
apportèr<strong>en</strong>t des éclairages complém<strong>en</strong>taires. Les traités théoriques de Dürer donn<strong>en</strong>t des<br />
informations concrètes sur ses méthodes de travail, ses capacités didactiques et les<br />
connaissances théoriques et sci<strong>en</strong>tifiques qui lui permett<strong>en</strong>t de rédiger ces ouvrages. Son<br />
traité sur la peinture, Speis der Malerknab<strong>en</strong> (Nourriture des appr<strong>en</strong>tis peintres), explique à<br />
393<br />
Serge Fourchereau, Mondrian, <strong>Paris</strong>, Albin Michel, coll. “ Les grands maîtres de l’art contemporain ”, 1995,<br />
128 pages.<br />
394<br />
Michael Gibson, Paul Gauguin, de, <strong>Paris</strong>, Albin Michel, 1990, 128 pages. Dans la même série, j'ai acquis :<br />
Dali, d’Ignacio Gomez de Liano, <strong>Paris</strong>, Albin Michel, 1983 ; De Chirico, de Pere Gimferrer, <strong>Paris</strong>, Albin<br />
Michel, 1988, 128 pages ; Paul Klee, d’Enric Jardi, <strong>Paris</strong>, Albin Michel, 1990 ; Pujol, d’Ignasi de Solà-Morales,<br />
<strong>Paris</strong>, Albin Michel, 1990 ; Georges Rouault, de Fabrice Hergott, <strong>Paris</strong>, Albin Michel, 1991 ; Picasso, de Josep<br />
Palan J Fabre, <strong>Paris</strong>, Albin Michel, 1983.<br />
395<br />
Anja-Franziska Eichler, Albert Dürer, Köln, Könemann, 1999, 140 pages.<br />
315
ses élèves les tâches et possibilités de la peinture, et leur concrétisation. J'appr<strong>en</strong>ds qu'une<br />
bibliographie de Matthias Meude, parue <strong>en</strong> 1971, regroupe plus de 10000 titres. Le livre<br />
d’A.F. Eichler a toutes les qualités d’un livre allemand. Quand je p<strong>en</strong>se qu’il est v<strong>en</strong>du 10<br />
euros ! C’est un ouvrage de toute beauté que j’aurai plaisir à pr<strong>en</strong>dre et repr<strong>en</strong>dre.<br />
Ensuite, je passe à l’ouvrage de Gabriele Bartz et Eberhard König, sur Michel-<br />
Ange 396 : ce livre a la même rigueur intellectuelle que le précéd<strong>en</strong>t. Les rapports <strong>en</strong>tre<br />
Michel-Ange et les autorités (politiques et religieuses) sont intéressants. Michel-Ange<br />
s’affirme comme “ Républicain ”. Or, la République s’effondre. Les rapports avec les Médicis<br />
frein<strong>en</strong>t, mais n’arrêteront pas sa production.<br />
Alors que je suis <strong>en</strong> train de regarder un nouvel ouvrage : Roland Kristel, Le<br />
Tintoret 397 , je me mets à méditer sur mon rapport à l’art, à l’histoire de l’art, au mom<strong>en</strong>t de<br />
l’œuvre, etc.<br />
Ce matin, j’ai dormi jusqu’à 7 h 30 : j’ai ainsi profité de l’abs<strong>en</strong>ce de Romain, et je<br />
suis <strong>en</strong> pleine forme. Au réveil, j’avais une sorte d’illumination ou de vision : je voyais<br />
apparaître le texte de mon <strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t de l’an prochain, qui pouvait aussi être un nouvel<br />
ouvrage : Clinique de l’expéri<strong>en</strong>ce et théorie des mom<strong>en</strong>ts, La construction du sujet. Il<br />
s’agirait de montrer que tout créateur travaille à une élaboration de son expéri<strong>en</strong>ce. Il y a un<br />
li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre le vécu, le perçu et le conçu. L’autobiographie est une première forme<br />
d’observation de l’expéri<strong>en</strong>ce. Elle est aussi une première réflexivité. Passer <strong>en</strong> revue les<br />
écrits impliqués qui sont des formes de l’autobiographie. Tout <strong>en</strong> écrivant, je continue à<br />
feuilleter mon livre. Je regarde Suzanne (prénom de ma grand-mère maternelle) et les<br />
vieillards, de Le Tintoret. Ce thème est traité par Monsù Desiderio, comme je l’ai vu hier à<br />
l’exposition.<br />
L’écriture du journal est un moy<strong>en</strong> d’<strong>en</strong>trer dans les savoirs, et de garder une trace de<br />
l’expéri<strong>en</strong>ce de co-naissance : connaître, c’est naître avec. La quantité de livres que je lis me<br />
r<strong>en</strong>d savant, mais cette érudition ne se fait pas par l’imposition du texte de Roland Krischel,<br />
que je ne cherche pas à appr<strong>en</strong>dre (par cœur), comme on peut le faire à l’école, mais plutôt<br />
dans une logique d’interactivité. Ce sont mes lectures antérieures, mes savoirs acquis, mes<br />
expéri<strong>en</strong>ces qui se sont structurées <strong>en</strong> mom<strong>en</strong>t, qui me serv<strong>en</strong>t de philtre (et non filtre) pour<br />
<strong>en</strong>trer dans l’œuvre.<br />
Pour ce qui est de la peinture, ma pratique est un des élém<strong>en</strong>ts du philtre d’amour. Je<br />
regarde les toiles, <strong>en</strong> y cherchant des motifs d’inspiration, ou des principes d’organisation de<br />
mes thèmes d’inspiration (Reims <strong>en</strong> ruines, la famille, les faits et gestes des<br />
institutionnalistes), etc. Je suis aussi att<strong>en</strong>tif aux techniques utilisées par les peintres. Ainsi,<br />
hier au Musée, je me demandais ce qu’il <strong>en</strong> est de la peinture originale des peintres, et ce qui<br />
avait pu être restauré : luminosités différ<strong>en</strong>tes des toiles conservées dans des Musées, ayant<br />
des politiques différ<strong>en</strong>tes de restauration. Il faut que j’<strong>en</strong> parle à Monique Sary. Connaît-elle<br />
Sarah Wald<strong>en</strong> ?<br />
Dans l’écriture de ce journal, il faut que je réfléchisse à la question de la relecture. La<br />
table analytique, et l’index sont des outils absolum<strong>en</strong>t indisp<strong>en</strong>sables. Peut-être devrais-je<br />
faire ce travail pour l’<strong>en</strong>semble de mon chantier Journal des mom<strong>en</strong>ts ?<br />
La vision sur mon cours de l’an prochain me montrait le travail à accomplir avant la<br />
r<strong>en</strong>trée prochaine. Il faut à la fois que je fasse œuvre de synthèse (<strong>en</strong> allant puiser dans Michel<br />
Onfray, par exemple) ; et que je travaille à la visualisation de mes outils. J’ai fait la théorie de<br />
396 Gabriele Bartz et Eberhard König, Michel-Ange, Köln, Könermann, 1998, 138 pages<br />
397 Roland Kristel, Le Tintoret, Köln, Könemann, 2000, 140 pages.<br />
316
l’indexicalisation. Je dois l’appliquer dès le Journal des idées. C’est un moy<strong>en</strong> de faire le li<strong>en</strong><br />
<strong>en</strong>tre le Journal des idées et Le Journal d’un artiste.<br />
En lisant mon ouvrage, je p<strong>en</strong>sais aussi à ma situation de résid<strong>en</strong>ce, ici à Metz. Je n’ai<br />
trouvé qu’hier le bon moy<strong>en</strong> de m’éclairer. Ne pouvant pas aménager cette maison comme si<br />
j’étais chez moi, je suis obligé de bricoler mon mom<strong>en</strong>t de travail. Cep<strong>en</strong>dant, le climat de la<br />
ville (romantique), la beauté des maisons et monum<strong>en</strong>ts du C<strong>en</strong>tre Ville influ<strong>en</strong>t sur mes<br />
lectures : certains écriv<strong>en</strong>t sur leurs voyages (Dürer fait un Journal de son voyage aux Pays-<br />
Bas). Je ne sais pas si je r<strong>en</strong>ds assez compte de ce que je ress<strong>en</strong>s ici, de ce que je vois à<br />
travers la f<strong>en</strong>être. La lumière fut un handicap pour le mom<strong>en</strong>t de la peinture. Aujourd’hui,<br />
cep<strong>en</strong>dant, je découvre les possibilités d’une lampe, qui éclaire bi<strong>en</strong> les reproductions de<br />
tableaux que je contemple, et sur lesquelles je réfléchis.<br />
Je regarde Le Jugem<strong>en</strong>t dernier de Le Tintoret, que je suis obligé de mettre <strong>en</strong><br />
perspective avec le même thème traité par Michel-Ange (Chapelle Sixtine). Il y a des<br />
continuums dans la peinture. L’histoire de la peinture serait l’histoire des continuums<br />
(continuae ?). Le mom<strong>en</strong>t, c’est une forme qui bénéficie d’un continuum. À quel mom<strong>en</strong>t de<br />
l’histoire naît-il ? À quels autres mom<strong>en</strong>ts resurgit-il ? Dans quels contextes ? Les inv<strong>en</strong>tions<br />
ou créations ne sont-elles que des ruptures avec des continuae ?<br />
Le tableau du Tintoret daté d’avant 1562 : il s’agit d’une toile de 14 mètres sur 6<br />
mètres ! Elle est à V<strong>en</strong>ise. Je n’y ai jamais été. Il me faut constater mon déficit culturel. Je<br />
connais Milan, la Toscane, la Ligurie, Naples, le Sud de l’Italie (Bari, Lecce). Mais j’ai fait<br />
exprès d’ignorer V<strong>en</strong>ise et Rome. Suis-je fou ? Ou plus platem<strong>en</strong>t ral<strong>en</strong>ti ? À la même<br />
époque, 1561, Jugem<strong>en</strong>t dernier de Dirck Bar<strong>en</strong>dz (Abbaye bénédictine de Farfa, Latium).<br />
Toutes ces toiles terrifiantes me donn<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vie de faire un portrait (autoportrait) du Fils de<br />
Dieu. Je pourrais repr<strong>en</strong>dre le fond de Dirck Bar<strong>en</strong>dz, élève de Tintoret, et remplacer les<br />
figures par celles de mes amis. Michel Onfray dit que le problème de la monogamie trouve sa<br />
source, dans l’idée qu’au mom<strong>en</strong>t de la Résurrection le polygame sera <strong>en</strong>combrée de toutes<br />
ses femmes : on peut, au contraire, imaginer un paradis transversal.<br />
Le Tintoret (1519-1594) voit son fils Dom<strong>en</strong>ico lui succéder à la tête de son atelier.<br />
Ce dernier meurt <strong>en</strong> 1635. La vie du Tintoret est contemporaine du triomphe de la volta !<br />
Dernier livre acquis hier : Christian Vöhringer, Bruegel l’Anci<strong>en</strong> 398 : dates de ce<br />
peintre : 1525/30-1569. Je suis autodidacte <strong>en</strong> histoire de la peinture : j’aurais aimé me former<br />
dans cette matière, que j’ai failli suivre à Nanterre <strong>en</strong> 1967, mais il fallait déjà avoir un<br />
DEUG. En 1969, (à cause de mai 68), j’ai “ oublié ” ce projet : aujourd’hui, j’ai tout à<br />
construire par moi-même. Je m’y emploie : je travaille à combler mes manques, <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant<br />
que ce que je fais sera utile à Nolw<strong>en</strong>n. Celle-ci ne partira pas de ri<strong>en</strong>. Elle grandit vite. Son<br />
atelier sera le mi<strong>en</strong>. Ou plutôt le contraire. Comm<strong>en</strong>t se construit-on, s’aménage-t-on un<br />
atelier ?<br />
12 h 45,<br />
Je suis sorti pour r<strong>en</strong>contrer Monique Sary, mais je suis arrivé à 11 h 45, et elle était<br />
déjà sortie. Je suis donc r<strong>en</strong>tré ; je me suis arrosé une salade d’un peu d’huile d’olive, et je<br />
suis à nouveau à pied d’œuvre pour lire. Je me donne jusqu’à 14 h, puis j’irai faire changer<br />
deux ou trois ampoules sur la voiture pour être <strong>en</strong> mesure de repartir ce soir. Il faudra charger<br />
la voiture de toutes ces acquisitions. Ce sera un vrai déménagem<strong>en</strong>t.<br />
398 Christian Vöhringer, Bruegel l’Anci<strong>en</strong>, Köln, Könemann, 2000, 140 p.<br />
317
Bruegel, pour moi, ce sont les danses paysannes. J’ai mis la télévision comme fond<br />
(<strong>en</strong> langue allemande pour rester dans le climat de cette œuvre). Je ne regarde pas les images,<br />
mais j’écoute la musique (un reportage sur le “ régime ” : Diet !). En terminant la visite de<br />
Bruegel, je regarde les titres publiés dans cette collection. En r<strong>en</strong>trant à la maison, je suis<br />
passé à la librairie La Bouquinerie du C<strong>en</strong>tre, mais ils n’ont pas d’autres titres dans cette<br />
excell<strong>en</strong>te collection.<br />
J’ai aperçu une autre collection de livres d’art, beaucoup plus petits avec des<br />
reproductions <strong>en</strong> couleur, mais, malgré le petit prix, (8 euros), je ne trouve pas la série très<br />
jolie. Pourtant, il y a des titres que je n’ai pas par ailleurs. Si je veux refaire mon éducation<br />
artistique, il me faut revisiter l’<strong>en</strong>semble des classiques.<br />
L’émission que je regarde me fait p<strong>en</strong>ser que la télévision est aussi une source<br />
d’images. J’ai vu Romain utiliser son appareil numérique pour photographier l’écran. Ensuite,<br />
il va déverser l’image dans son ordinateur. Il travaille <strong>en</strong>suite le format, et il tire le cliché sur<br />
son imprimante. Ce système ne me sera-t-il pas indisp<strong>en</strong>sable dans un av<strong>en</strong>ir proche ? Je suis<br />
très att<strong>en</strong>tif sur la manière dont les images ont circulé à la R<strong>en</strong>aissance. Les peintres se<br />
copiai<strong>en</strong>t beaucoup. Dürer était très curieux. Le modèle n’a pas été très utilisé par Picasso.<br />
Par contre, Dali fait poser Gala, mais j’ignore si elle posait vraim<strong>en</strong>t, ou si elle ne posait que<br />
le temps d’une photo.<br />
Il va être 13 h 30. Je vais comm<strong>en</strong>cer à ranger la maison. Ma “ résid<strong>en</strong>ce ” 2004 à<br />
Metz se termine.<br />
18 décembre,<br />
A Sainte-Gemme, je rapporte mes affaires de peinture de Metz. Aussitôt arrivé, je<br />
mets <strong>en</strong> chantier la toile “ Brigitte et Constance ”. J’aurais vraim<strong>en</strong>t avancé si Lucette ne<br />
m’avait pas rappelé que nous dansions l’après-midi, à la demande de Charlotte et Miguel,<br />
avec Mordida. Le soir, longue conversation avec Lucette que je mets au courant de mes<br />
dernières recherches.<br />
19 décembre,<br />
Hier, invité à danser au Salon de J’veux du soleil (à la crypte de Saint-Jean de<br />
Montmartre), où j’ai visité l’exposition des créateurs. Je n’ai aucun complexe par rapport à<br />
ces peintres. J’ai l’impression de me construire un mom<strong>en</strong>t de la peinture ou un mom<strong>en</strong>t de<br />
l’œuvre plus charp<strong>en</strong>tés que la plupart d’<strong>en</strong>tre eux : cela touche à la transversalité (cf. ce que<br />
j’ai écrit aujourd’hui dans Journal du non-mom<strong>en</strong>t).<br />
Ce matin, j’ai <strong>en</strong>voyé le courrier ci-joint à R<strong>en</strong>é Both :<br />
“ Cher R<strong>en</strong>é Both,<br />
Je vous remercie de votre ouvrage sur Jérusalem, dont j'ai terminé la lecture. Je vi<strong>en</strong>s de passer un mois<br />
à Metz, et je sais que vous êtes originaire de cette ville. J'ai un fils qui est élève du Conservatoire de Metz. Il a<br />
dix ans. Son instrum<strong>en</strong>t : la harpe.<br />
J'ai beaucoup aimé votre composition pour piano, <strong>en</strong>t<strong>en</strong>due au concert. Je me demandais si, par hasard,<br />
vous auriez déjà composé un morceau pour harpe. Hubert de Luze a composé une partition pour harpe, qu'il<br />
avait offerte à Romain. J'ai rêvé d'un hommage que le Conservatoire de Metz r<strong>en</strong>drait à votre oeuvre.<br />
Je vous souhaite une bonne fin d'année. Je vous prés<strong>en</strong>te, ainsi qu'à Maryna, mes meilleurs voeux pour<br />
2005, Remi HESS ”.<br />
318
Lundi 20 décembre 2004,<br />
En rangeant des carnets de 2002, je tombe sur cette notation du mercredi 27<br />
février 2002 : “ Ces derniers temps, je n’ai pas écrit mon journal. La semaine passée,<br />
j’ai écrit avec Romain un bouquin intitulé, Les pigeons qui jou<strong>en</strong>t au foot, ça n’existe<br />
pas ! Ce livre pour <strong>en</strong>fant est illustré d’une quarantaine de dessins. Mon activité est donc<br />
<strong>en</strong> veille sur le terrain de ma recherche ”. Je me souvi<strong>en</strong>s de ce chantier, qui montre que<br />
je n’ai jamais totalem<strong>en</strong>t oublié de dessiner ou de peindre, même avant la construction<br />
de ce mom<strong>en</strong>t chez moi.<br />
Charleville, le 26 décembre 2004, 17 h 30,<br />
Séjour de repos et de fête familiale, auprès des par<strong>en</strong>ts de Lucette ; idée de demander à<br />
Maurice Colin, mon beau-père s’il existe des bouquinistes à Charleville : Oui, on va regarder<br />
dans le Bottin ! Quatre adresses : Arches Libris (26 place d’Arches) que je connais déjà ;<br />
Page 17, 10 rue Irénée Carré que je décide d’aller découvrir. Je ne vois que la vitrine. Le<br />
magasin est fermé. Dommage, car il y avait deux titres qui m’attirai<strong>en</strong>t : Poésies de Gilbert<br />
Lecomte, et un Callois, une anthologie de je ne sais quoi ! Il reste Le temps des Cerises (3, rue<br />
d’Aubilly) où je vais passer un mom<strong>en</strong>t. Je reti<strong>en</strong>s une collection de 11 livres d’art que je<br />
promets de v<strong>en</strong>ir rechercher l’après-midi <strong>en</strong> voiture (et dont je donnerai la liste au fur et à<br />
mesure de la lecture). Ensuite, je découvre La Grive où je trouve un très beau livre (1900) sur<br />
la danse d’hier et d’aujourd’hui que je comm<strong>en</strong>terai dans mon Journal de danse.<br />
Je trouve aussi : Karl Jaspers, Stindberg et Van Gogh, Swed<strong>en</strong>borg- Hölderlin 399 : je<br />
lis ce livre le 25 décembre, le soir, et ce matin. J’<strong>en</strong> fais un index autour du “ mom<strong>en</strong>t ” et de<br />
“ l’expéri<strong>en</strong>ce ”. Ce livre est à rapprocher du livre de Jean Oury sur Art et Schizophrénie, lu<br />
l’an passé.<br />
Je trouve aussi deux livres de Zola. Le 25, je passe la journée à lire Lettres à Jeanne<br />
Rozerot 400 et hier soir, j’ai comm<strong>en</strong>cé Ecrits sur l’art 401 : je découvre dans cet ouvrage les<br />
30 pages sur Edouard Manet. Cela me pousse à aller chercher dans le coffre de ma voiture<br />
Manet et son temps 402 : ce livre me plaît bi<strong>en</strong>. Lucette se met égalem<strong>en</strong>t à le lire, et à <strong>en</strong><br />
sortir des anecdotes qu’elle raconte à l’assemblée. Je découvre que Manet a longtemps<br />
cherché son style : il a été violemm<strong>en</strong>t critiqué par ses contemporains, notamm<strong>en</strong>t Delacroix.<br />
Mais il a trouvé sa voie <strong>en</strong> découvrant Vélasquez. Du coup, j’abandonne Manet, et je regarde<br />
le livre : Vélaquez et son temps 403 : ce livre, comme le précéd<strong>en</strong>t est paru dans la collection<br />
“ Le monde des arts ” qui resitue un peintre dans une époque. La partie historique est<br />
développée. Les reproductions d’œuvres sont belles et bi<strong>en</strong> comm<strong>en</strong>tées. Ce type de lecture<br />
<strong>en</strong> appelle d'autres : on <strong>en</strong>tre dans une dérive transductive.<br />
Lucette lit Troublantes Ard<strong>en</strong>nes que je lui ai offert. Belles photos que l’on pourrait<br />
repr<strong>en</strong>dre comme fond pour les peintures.<br />
399<br />
Karl Jaspers, Stindberg et Van Gogh, Swed<strong>en</strong>borg- Hölderlin, traduit de l’allemand par Hélène Naef,<br />
(1951), nouvelle édition 1970, <strong>Paris</strong>, éd. De Minuit, 238 pages avec une préface de 32 pages de Maurice<br />
Blanchot.<br />
400<br />
E. Zola, Lettres à Jeanne Rozerot, 1892-1902, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 2004, 389 p.<br />
401<br />
E. Zola, Ecrits sur l’art, <strong>Paris</strong>, Gallimard, Tel,1991, 520 pages.<br />
402<br />
Pierre Schneider, Manet et son temps, éd. Time-Life, (1972), 8ème éd.fr. 1981, 192 pages. Nombreuses<br />
illustrations.<br />
403 ème<br />
Dale Brown, Vélaquez et son temps 1559-1660, Time-Life Books, Amsterdam, 1972, 5 éd. Fr. 1982,<br />
192 pages.<br />
319
Je n’ai pas noté que le 23, avec Charlotte, nous avons été faire un tour à Cora pour<br />
aller chercher des bricoles. J’ai trouvé 3 cadres (lin) pour 15 euros. J’ai hâte de me remettre à<br />
la peinture.<br />
Mon Journal d’un artiste pr<strong>en</strong>d de plus <strong>en</strong> plus la forme d’un journal de lecture. En<br />
fait, mes idées de création sont toujours prés<strong>en</strong>tes. L'idée d’un collage à partir d’objets de<br />
Noël m’est v<strong>en</strong>ue de la vue d’un objet étrange, dans le magasin d’<strong>en</strong>cadrem<strong>en</strong>t de la rue du<br />
Théâtre (à Charleville), à côté de la Rue Bourbon. Il y avait une étiquette d’une bouteille de<br />
vin de Bordeaux, collée sur une planche de bois. Facile à faire et à compléter. Il suffit d’une<br />
bonne colle. Je garde des objets divers.<br />
Dans nos prom<strong>en</strong>ades (à Givet ; à Rocroi aujourd’hui), Charlotte est s<strong>en</strong>sible à la<br />
couleur des paysages, notamm<strong>en</strong>t au rose /rouge des fougères fanées. Globalem<strong>en</strong>t, beauté<br />
romantique de Montcornet, de la Vallée de la Meuse, des 4 fils Aymont, etc.<br />
<strong>Paris</strong>, le lundi 27 décembre 2004, 16 h 30,<br />
Nous sommes r<strong>en</strong>trés à <strong>Paris</strong> directem<strong>en</strong>t (vers 13 h) pour échapper au froid à Sainte<br />
Gemme, où la température extérieure était de 2°C. P<strong>en</strong>dant que Lucette préparait le repas, j’ai<br />
lu rapidem<strong>en</strong>t Goya et son temps 404 : je n’étais pas capable de situer Goya dans le temps :<br />
appr<strong>en</strong>dre qu’il a vécu 82 ans m’intéresse. Je connaissais de lui ses dessins de guerre et ses<br />
Maja (1800).<br />
Ensuite, je me suis plongé dans Léonard de Vinci et son temps 405 : là <strong>en</strong>core, lecture<br />
rapide que je repr<strong>en</strong>drai au calme.<br />
Enfin, je regarde plus att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t : Matisse et son temps 406 qui reti<strong>en</strong>t mon<br />
att<strong>en</strong>tion. J’ai été très influ<strong>en</strong>cé par Matisse dans mon <strong>en</strong>fance : sa qualité de trait m’a<br />
toujours attiré. Je m’aperçois que je ne dessine pas actuellem<strong>en</strong>t. Je me cont<strong>en</strong>te de lire et de<br />
regarder des dessins ou tableaux. Les vrais peintres travaill<strong>en</strong>t surtout avec leurs carnets à<br />
dessin. Moi, je remplis des carnets de mon journal !<br />
Marc-Antoine Julli<strong>en</strong> attire l’att<strong>en</strong>tion sur l’analyse nécessaire du budget-temps. Si<br />
l’on s’était arrêté à Sainte Gemme, j’aurais recherché Méthode pour régler l’emploi du temps.<br />
Matisse a fait la couverture du livre de Cartier-Bresson : Le Mom<strong>en</strong>t décisif (cf. p 171<br />
du Matisse et son temps).<br />
18 h,<br />
Je suis sorti pour aller chercher une salade, porter trois pellicules à développer, arroser<br />
les plantes d’Hélène. Je décide de passer chez le bouquiniste à côté du marché : je regarde ce<br />
qu’il a comme livre d’art. Je trouve Fernand Pouillon, Mémoires d’un architecte 407 que je<br />
404 Richard Schickel, Goya et son temps (1746-1828), (1971), 8 ème éd. 1982, 192 pages illustrées.<br />
405 Robert Wallace, Léonard de Vinci et son temps (1452-1519), Time-Life, (1968), 9 ème éd.fr. 1981, 192 p.<br />
406 ème<br />
John Russel, Matisse et son temps (1869-1954), Time-Life, Amsterdam, (1972), 7 éd.fr. 1982, 192<br />
pages.<br />
407<br />
Fernand Pouillon, Mémoires d’un architecte, <strong>Paris</strong>, Seuil, 1968, 480 pages.<br />
320
pr<strong>en</strong>ds, ainsi que Les impressionnistes et leur temps 408 : ce bel ouvrage me coûte 7 euros. Le<br />
Pouillon 12 euros. Je comm<strong>en</strong>ce le Pouillon, puis je passe à l’autre. Dans Les<br />
impressionnistes, il y a de courtes biographies de peintres. Elles me sembl<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> faites.<br />
C’est un repère qui n’existe pas dans la série Time-Life. Tout doucem<strong>en</strong>t, j’acquiers des<br />
ressources pour combler mon manque de culture <strong>en</strong> histoire de l’Art : à 10 ans, je ne disposais<br />
que du Dictionnaire Larousse (j’ai l’édition de 1957) pour me cultiver dans ce domaine.<br />
J’ai trouvé chez le bouquiniste toute une série d’ouvrages que je vais acquérir : il y a<br />
deux Van Gogh de Pascal Bonafoux, plusieurs ouvrages sur Toulouse-Lautrec. Ce sont des<br />
livres plus chers. Mais je ne laisserai pas passer les Bonafoux. Ce personnage que je connais<br />
m’intéresse. Je ne trouve pas d’ouvrage des séries acquises à Metz ou à Charleville, ici à<br />
<strong>Paris</strong>. Je n’ai fait qu’un bouquiniste, mais il s’agit de rachats de bibliothèques, et chaque<br />
amateur a ses propres sources. Les Bonafoux seront des livres précieux. Ils donneront de la<br />
valeur à ma bibliothèque. Je sais que ces livres sont épuisés. Ils ne sont même pas à la<br />
bibliothèque de l’<strong>Université</strong>. La seule question qui m’inquiète vraim<strong>en</strong>t, c’est le rapport à<br />
l’arg<strong>en</strong>t. Je ne vois plus très bi<strong>en</strong> où j’<strong>en</strong> suis. Je me demande si mon <strong>en</strong>gouem<strong>en</strong>t pour ces<br />
livres d’art, même acquis à des prix très bas, ne va pas me mettre <strong>en</strong> péril financièrem<strong>en</strong>t. Il<br />
faudrait que je me calme, que je lise et relise ce que j’ai déjà.<br />
Mardi 28 décembre, 9 h,<br />
Hier, au dîner, j’ai raconté à Lucette la biographie de Matisse à partir de sa relation à<br />
l’Ecole des Beaux-Arts. J’avais cru qu’il avait réussi le concours… Mais un peu plus tard,<br />
Lucette revi<strong>en</strong>t me voir, et me dit que je me suis trompé, que Matisse a échoué au concours<br />
d’<strong>en</strong>trée. Bon. J’ai ré-inv<strong>en</strong>té une histoire. Le vrai objet de mon interv<strong>en</strong>tion était ailleurs. Je<br />
me disais qu’il fallait sortir des lectures <strong>en</strong> vrac, et me mettre à aborder l’art avec une<br />
méthode : par un biais, une approche particulière. Depuis que je me suis plongé dans la<br />
lecture du journal de Delacroix, il y a le biais du journal. Comm<strong>en</strong>t l’artiste est-il conduit à<br />
écrire, pour accompagner son projet de création ? Ma découverte de l’écriture de Dürer va<br />
dans ce s<strong>en</strong>s.<br />
L’autre idée, née hier, est le rapport de l’artiste à la légitimation : dans<br />
l’institutionnalisation du peintre, il y a le mom<strong>en</strong>t de la formation : atelier, puis école des<br />
Beaux-Arts ou pas. Dali fait l’école, pas Matisse. Moi non plus. Comm<strong>en</strong>t se construit alors la<br />
légitimation ? Une des frustrations de Delacroix est de pas avoir pu <strong>en</strong>seigner. On l’a toujours<br />
refusé comme prof. Autour de ces questions, il y a pas mal de travail possible. Dernier point :<br />
la légitimation passe aussi par la commande ; le compagnon de Frida Kahlo, Diego, obti<strong>en</strong>t<br />
une commande des Américains. Cela le constitue, le construit. L’école est une manière bi<strong>en</strong><br />
française de se construire, mais, il y <strong>en</strong> d’autres. Certains artistes n’ont aucune reconnaissance<br />
sociale (Van Gogh ne v<strong>en</strong>d qu’une toile dans sa vie), et pourtant ils cré<strong>en</strong>t. La reconnaissance<br />
ne vi<strong>en</strong>t que post-mortem. Je préfère travailler sur l’art que sur l’école. J’y retrouve mes<br />
objets. Par exemple, étudier l’école du voyage, <strong>en</strong> peinture : depuis le Journal d’Amsterdam,<br />
de Dürer, quel rôle du voyage dans la construction du sujet ? Manet comm<strong>en</strong>ce sa carrière par<br />
un voyage à Rio. Par quelles médiations se fait mon <strong>en</strong>trée dans l’art ? Idée de parler de tout<br />
cela, avec Pascal Bonafoux.<br />
408 Les impressionnistes et leur temps, 96 photos de tableaux de Manet, Monet, Pissaro, Sisley, R<strong>en</strong>oir,<br />
Degas, Cézanne, Gauguin, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, Seurat, Redon, Douanier-Rousseau. Texte de<br />
Jean Casson, conservateur <strong>en</strong> chef du Musée national d’Art moderne à <strong>Paris</strong>, <strong>Paris</strong>, Guilde internationale<br />
de l’art, 1962.<br />
321
Je r<strong>en</strong>tre du Stand du livre, le bouquiniste visité hier. J’ai acquis les deux Bonafoux<br />
sur Van Gogh.<br />
Au courrier, je trouve deux livres d’art : Laur<strong>en</strong>t Tailhade, Le Bréviaire de la<br />
gourmandise 409 , , <strong>en</strong>voyé par Gérard Lamiez, et Guallino, Les couleurs du bonheur 410 . Ces<br />
deux ouvrages sont très beaux, et très réussis, chacun dans leur g<strong>en</strong>re. Guallino fait vraim<strong>en</strong>t<br />
place à la couleur. Il m’a été <strong>en</strong>voyé par Christine Vallin. Il faut que je lui écrive pour la<br />
remercier.<br />
Découverte des Van Gogh de Pascal Bonafoux 411 : je ne regrette pas d’avoir acquis<br />
ces deux merveilleux ouvrages. Malgré sa solitude, Van Gogh suit, avec att<strong>en</strong>tion, la<br />
production des autres peintres.<br />
Dans le prolongem<strong>en</strong>t de ces lectures, je découvre Rub<strong>en</strong>s et son temps 412 : important<br />
dans ce livre, l’atelier de Rub<strong>en</strong>s dans la maison qu’il se fit construire dans le style génois <strong>en</strong><br />
1610 ; je découvre l’atelier où travaillai<strong>en</strong>t d’autres peintres ; Antoine Van Dyck fut son élève<br />
et collaborateur ; Jan Bruegel et Frans Snyders, ainsi que Jacob Jorda<strong>en</strong>s participèr<strong>en</strong>t à des<br />
chantiers ouverts par Rub<strong>en</strong>s. Ce groupe forma une équipe comme Les maîtres d’Anvers.<br />
Anvers a restauré l’atelier de Rub<strong>en</strong>s <strong>en</strong> 1939 : j’aurais beaucoup de plaisir à le visiter. Les<br />
problèmes de lumière découverts à Metz, étai<strong>en</strong>t aussi prés<strong>en</strong>ts à Anvers. Rub<strong>en</strong>s conçut de<br />
grandes f<strong>en</strong>êtres pour y remédier. La maison de campagne de Rub<strong>en</strong>s était, elle aussi, très<br />
impressionnante. Quelle relation existe-t-il <strong>en</strong>tre l’espace dont on dispose, et la capacité<br />
créatrice ? C’est une question que je me pose souv<strong>en</strong>t. L’aisance de Rub<strong>en</strong>s a été acquise par<br />
lui-même, compte-t<strong>en</strong>u de la pauvreté relative de sa famille.<br />
Je me demande pourquoi j’écris aujourd’hui dans ce carnet, et que je sais que je vais<br />
bi<strong>en</strong>tôt devoir repartir à Metz ? Je pourrais écrire directem<strong>en</strong>t à la machine. Le lieu et la<br />
manière dont on travaille ! Vinc<strong>en</strong>t se plaît à l’hôpital : il peut y travailler. Il est pauvre : il<br />
aurait voulu se payer des modèles ; il n’<strong>en</strong> a pas les moy<strong>en</strong>s. Il me faudrait lire la<br />
correspondance de Van Gogh. Où la trouver ?<br />
Comm<strong>en</strong>t <strong>en</strong>trer <strong>en</strong> contact avec Pascal Bonafoux ? Nécessité de suivre ses cours, de<br />
lui faire lire ce journal, de lui parler de cette recherche sur le peintre, et sa biographie que l’on<br />
pourrait intituler : L’institutionnalisation du peintre. Voir la place de l’écrit dans ce chantier.<br />
Matisse et son temps, p 96 : “ Sur les murs de Montparnasse, des inscriptions :<br />
“ Matisse r<strong>en</strong>d fou ”, “ Matisse est plus dangereux que l’absinthe ”. Sur les relations de<br />
Matisse et Picasso (p.70 et sv). Je crois devoir beaucoup à Matisse, mais j’oublie Braque. Je<br />
m’aperçois que je n’ai aucun livre sur Braque. Cela me manque.<br />
Sur la nécessité de produire beaucoup pour trouver son style : Van Gogh fait 900<br />
toiles <strong>en</strong> 7 ans.<br />
Sur l’atelier de Matisse (c.f. 93). Sur la notion de “ période des acquisitions<br />
nouvelles ”, John Russell écrit (p.96) : “ Il s’agit là à la fois d’expéri<strong>en</strong>ces personnelles<br />
vécues au cours de ses voyages, et d’expéri<strong>en</strong>ces de modes d’expression nouveaux, qui<br />
constitu<strong>en</strong>t le fruit d’années de méditations ”.<br />
409 Laur<strong>en</strong>t Tailhade, Le Bréviaire de la gourmandise, Rumeurs des âges, La Rochelle, 2001, 62 pages,<br />
410 Guallino, Les couleurs du bonheur, éditions Carmina, textes d’Anne Poiré, 2004, 60 pages.<br />
411 Pascal Bonafoux, Van Gogh par Vinc<strong>en</strong>t, <strong>Paris</strong>, D<strong>en</strong>oël, 1986, 192 pages ; et Pascal Bonafoux, Van<br />
Gogh, “ profils de l’Art ”, <strong>Paris</strong>, Chêne, 160 pages.<br />
412 ème<br />
C.V. Wedgwood, Rub<strong>en</strong>s et son temps (1577-1640), Amsterdam (1967), éd.fr. 1973, 6 ed. 1982, 192<br />
pages.<br />
322
17 h 10,<br />
Je vi<strong>en</strong>s d’écrire et <strong>en</strong>voyer un courrier à Frédéric Althabe, lui annonçant mon refus de<br />
publier Ailleurs, ici. Cette lettre, il me fallait la faire et je l’ai faite. Je me s<strong>en</strong>s libéré. C’est<br />
dans la lecture des livres d’art que j’ai trouvé cette énergie. Du coup, je m’y remets. Je me<br />
plonge dans le Dürer et son temps 413 , de Francis Russell, l'auteur de Matisse et son temps :<br />
voir à propos de la maison de Dürer (p 97). Dürer écrit de longues lettres au cours de son<br />
voyage <strong>en</strong> Italie (1505) à Pirckheimer, son ami (p. 95). Ses impressions de voyage sont<br />
complêtés par un carnet de comptes, où il note gains et dép<strong>en</strong>ses. Il a gagné assez d’arg<strong>en</strong>t à<br />
V<strong>en</strong>ise pour payer ses dettes, et s’acheter une maison à Nuremberg. Sur le plan technique, ce<br />
Dürer et son temps insiste beaucoup sur la qualité du trait de l’artiste 414 .<br />
Je n’ai pas noté ma lecture, hier, d’Alfred Jarry 415 qui m’intéresse pour les<br />
illustrations (portraits de Jarry aux sympathiques que je pourrai utiliser dans un tableau à<br />
moi).<br />
Je parle à Lucette de mon int<strong>en</strong>tion de partir à Sainte Gemme jeudi (pour peindre).<br />
<strong>Paris</strong>, mercredi 29 décembre, midi tr<strong>en</strong>te,<br />
Réveil à 4 h 30, effet de mon courrier à Frédéric Althabe, que je ne regrette pas.<br />
Seulem<strong>en</strong>t des idées pour transsubstanticifier l’œuvre. Idée d’un livre sur l’implication. Je<br />
regarde 4 films de suite, puis je me lance dans la lecture de Delacroix et son temps 416 :<br />
comm<strong>en</strong>t ai-je pu lire le Journal de Delacroix sans avoir sous les yeux ses toiles ? Dans ce<br />
livre, je trouve la copie comme technique de travail du peintre. Delacroix a été copié depuis<br />
Odilon Redon jusqu’à Picasso, <strong>en</strong> passant par Manet, R<strong>en</strong>oir, Cézanne, Degas. H<strong>en</strong>ri Fautin-<br />
Latour a fait un hommage à Delacroix (1864), l’année suivant la mort du peintre. Comme les<br />
autres ouvrages de la collection, ce livre prés<strong>en</strong>te un itinéraire biographique, dans un contexte<br />
historique : peu de voyages. J’ai lu Londres et le Maroc, mais je n’ai pas retrouvé le voyage<br />
dans l’Est qui m’avait intéressé dans le Journal. Il faudra relire le Journal <strong>en</strong> parallèle à cet<br />
ouvrage.<br />
Envie d’un livre sur Braque, besoin de Braque : je suis plus proche <strong>en</strong>core de Braque<br />
que de Matisse. Je vois le temps passer à toute vitesse : cela m’<strong>en</strong>nuie. Peur de repr<strong>en</strong>dre mon<br />
activité universitaire <strong>en</strong> septembre. Aurais-je le temps de véritablem<strong>en</strong>t travailler ? Lucette<br />
p<strong>en</strong>se que l’on est <strong>en</strong> train de se préparer notre dispositif de retraite.<br />
Delacroix, comme Dali, a autant été peintre qu’écrivain. Ce que je trouve formidable<br />
chez lui, c’est sa profonde connaissance de la musique : il jouait de plusieurs instrum<strong>en</strong>ts.<br />
J’écoute Mozart (Grand Messe <strong>en</strong> Ut mineur), retrouvé dans des CD que je n’écoute jamais.<br />
N’aurais-je pas à <strong>en</strong> emporter quelques-uns à Metz ?<br />
Le Monde des livres du v<strong>en</strong>dredi 10 décembre consacre un article aux ruines,<br />
malheureusem<strong>en</strong>t bâclé. Nicole Dacos y est nommée Nicolas ! Heureusem<strong>en</strong>t que j’avais<br />
acheté l’ouvrage de Michel Makarnis avant de lire ce texte. Pareil pour le livre Roma quanta<br />
fuit ou l’inv<strong>en</strong>tion du paysage des ruines ?<br />
413 ème<br />
Francis Russell, Dürer et son temps (1471-1528), Amsterdam, Time-Life, (1967), 1973, 7 éd.fr. 1983,<br />
163 pages.<br />
414<br />
Francis Russell, Dürer et son temps : chapitre sur la gravure, pp. 98 à 118.<br />
415<br />
Jacques-H<strong>en</strong>ry Levesque, Alfred Jarry, <strong>Paris</strong>, Seghers, poètes d’aujourd’hui n°24.<br />
416 Tour Prideaux, Delacroix et son temps, Time-Life, (1966), 7 ème éd.fr. 1983, 196 pages.<br />
323
14 h,<br />
Écoutant le Chant de peur et d’orgueil d’Hubert de Luze, je dévore Titi<strong>en</strong> et son<br />
temps 417 : idée de me lancer dans une peinture de Gérard Althabe ; idée de faire agrandir les<br />
photos retrouvées par Lucette. Mais où sont-elles ?<br />
Dans Titi<strong>en</strong>, les pages sur la technique véniti<strong>en</strong>ne (fresques, puis huile sur toile) me<br />
parl<strong>en</strong>t : ces aspects techniques sont bi<strong>en</strong> exposés, dans la plupart des ouvrages de cette<br />
collection (par exemple passages importants sur la naissance de la photographie, dans le<br />
Delacroix).<br />
Désir de pr<strong>en</strong>dre la route de Sainte Gemme et de me mettre à la peinture. Dans Le<br />
Monde 2, du 24 décembre, je trouve deux pages sur Manet : je les découpe. Où les ranger ?<br />
Dans Matisse et son temps. Mais où l’ai-je mis ? Il est resté dans le coffre de la Mégane.<br />
Lucette vi<strong>en</strong>t de partir avec pour faire des courses. Où vais-je c<strong>en</strong>traliser tous mes livres<br />
d’art ? Dans la grande bibliothèque de Sainte Gemme, probablem<strong>en</strong>t. Le temps file.<br />
Dans le livre sur Titi<strong>en</strong> (p 32), je découvre la résistance de l’artiste à travailler sur des<br />
motifs proposés par Isabelle d’Este : c’est ce qui m’arrive avec Frédéric. En ce qui concerne<br />
ma relation à Gérard Althabe, ma seule issue : le peindre, dans différ<strong>en</strong>ts contextes : <strong>en</strong> faire<br />
dix toiles pour sortir de mes cauchemars. Notre livre <strong>en</strong> était à un état de bricolage, semblable<br />
à un tableau avancé, mais non achevé : le travail qui reste à faire est évid<strong>en</strong>t pour celui qui l’a<br />
fait ; on ne peut pas déléguer cette tâche à un autre !<br />
17 h 50,<br />
Je r<strong>en</strong>tre d’un tour chez les bouquinistes du XVIII° arrondissem<strong>en</strong>t. Je m’aperçois que<br />
les acquisitions faites à Metz ou Charleville sont de bonnes affaires. Dans la librairie au<br />
croisem<strong>en</strong>t de la Rue Marcadet et de la rue Ramey, j’ai trouvé Manet et son temps à 18 euros,<br />
alors que j’ai eu 11 titres de cette collection au prix de 10 euros l’exemplaire. Rue Ramey, à<br />
L’odeur du book, je t<strong>en</strong>te de trouver quelque chose sur Braque : il y a effectivem<strong>en</strong>t quelque<br />
chose, mais à 1000 euros. Je regarde l’ouvrage de 1923 (4 vol), mais dans ce magasin, je ne<br />
trouve que La peinture de l’impressionnisme, paru chez Skira <strong>en</strong> 1981, de Maria et Godfrey<br />
Blund<strong>en</strong>, et Jean-Luc Daval, 230 pages, bi<strong>en</strong> illustré.<br />
Je trouve aussi à la librairie Le roi lire une série d’ouvrages de 96 pages, publiés chez<br />
Tasch<strong>en</strong> (Köln, London, Los Angeles, Madrid, <strong>Paris</strong>, Tokyo), et v<strong>en</strong>du à 7 euros. J’<strong>en</strong> achète<br />
une douzaine de titres (sur les 70 déjà parus) 418 . En plus, j’ai trouvé dans cette librairie un<br />
livre sur Braque 419 , que je cherchais au cours de cette dérive de librairie <strong>en</strong> librairie.<br />
417 417 ème<br />
Jay Williams, Titi<strong>en</strong> et son temps (1488-1576), Time-Life, Amsterdam, (1968), tr.fr.1972, 6<br />
éd.1982, 192 pages.<br />
418<br />
Schiele 1890-1918, l’âme nocturne de l’artiste (par Reinhard Steiner, 2004). Magritte 1898-1967, La p<strong>en</strong>sée<br />
invisible (par Marcel Paquet, 2000). Amedeo Modigliani 1884-1920, La poésie du regard (par Doris Krystof,<br />
2000). August Macke 1887-1914 (par Anna Meseure, 2000). Balthasar Klossowski de Rola, Balthus 1908-2001<br />
(par Gilles Néret, 2003). Edward Munch 1863-1944, Des images de vie et de mort (par Ulrich Bischoff, 2001).<br />
Frida Kahlo 1907-1954, Souffrance et passion (par Andrea Kett<strong>en</strong>mann, 2003). Kazimir Malévitch 1878-1935 et<br />
le suprématisme (par Gilles Néret, 2003). Vassili Kandinsky 1866-1944, Révolution de la peinture (par Hajo<br />
Düchting, 2000). Fernando Botero 1932- (par Mariana Hanstein, 2003). Ernst Ludwig Kirchner 1880-1938, au<br />
bord de l’abîme du temps (par Norbert Wolf, 2003). Hundertwasser, Kunsthaus Wi<strong>en</strong> (collectif, 2002).<br />
419<br />
Umbro Appolonio, G. Braque (1882-1963), par R.C.S. Libri & Grandi Opere, Milan, 1994, avec 42<br />
reproductions d’œuvres de l’artiste.<br />
324
Lucette se lance dans la lecture du Balthus, et moi dans celle du Modigliani, autre<br />
peintre que j’ai beaucoup aimé quand j’étais jeune. Tout doucem<strong>en</strong>t, les choses (émotions,<br />
s<strong>en</strong>sations d’<strong>en</strong>fance) revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t : idée, tout à l’heure, d’écrire un livre qui s’intitulerait Les<br />
mom<strong>en</strong>ts du peintre. J’<strong>en</strong> parle à Lucette qui m’explique que ce livre aurait sa place chez<br />
Métailié. Oui. Autres idées d’ouvrages : un sur le Récup’art, un sur Monsù Desiderio, une<br />
dernier sur Pierre Chalita. Dans quel ordre les proposer à Tasch<strong>en</strong> ?<br />
Jeudi 30 décembre 2004,<br />
Je prépare des photos pour passer à la photocopieuse les faire agrandir : j’ai hâte,<br />
maint<strong>en</strong>ant, de partir à Sainte-Gemme pour peindre.<br />
Sainte Gemme, le 31 décembre 2004, 15 h 30,<br />
Lucette fait sa toilette. Nous allons faire un saut à Dormans pour aller acheter un<br />
citron, un tube de colle, et du pain frais. Pas d’exc<strong>en</strong>tricité pour cette fin d’année. Nous avons<br />
rangé des livres toute la matinée. Nous faisons place aux livres d’art dans notre salle de<br />
séjour. Lucette a <strong>en</strong>vie de partager avec moi l’atelier, que nous sommes <strong>en</strong> train de concevoir<br />
ici. Nolw<strong>en</strong>n serait la peintre de la famille et Constance le modèle, c’est l’idée que j’ai eu<br />
aujourd’hui. Constance pourrait aussi être peintre. Mais, elle se s<strong>en</strong>t écrasée par le réel tal<strong>en</strong>t<br />
de sa sœur aînée. Lucette veut aussi poser pour moi. Pourquoi pas ? La femme de Balthuro ne<br />
voulait pas <strong>en</strong>lever son souti<strong>en</strong>-gorge pour ne pas être nue, dans tous les musées du monde !<br />
Lucette fait la différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre elle et les images que je peux produire d’elle : tant mieux !<br />
Idée que les grands écrivains sont des peintres, et que les plus grands peintres sont des<br />
écrivains : Dürer, Delacroix, Dali n’ont fait que donner plus de temps à la peinture qu’à<br />
l’écriture ; moi, ce fut le contraire, bêtem<strong>en</strong>t !<br />
Samedi 1 er janvier 2005, midi<br />
Hier soir, j’ai continué à ranger mes livres d’art, dans des rayonnages ou des caisses.<br />
Sont dans la chambre de Charlotte : l’esthétique, le romantisme, le Sturm und Drang, le<br />
Surréalisme et le Grand Jeu (avant-garde) ; dans la salle de séjour : les livres d’art (grand<br />
format), dans deux caisses de la pièce aux archives les biographies de peintres et autres<br />
monographies ; <strong>en</strong>fin dans le dessus du cheval, les livres d’art rassemblés avant octobre 2004.<br />
Ils devrai<strong>en</strong>t être pré-distribués dans les rayons intérieurs à la maison. Tous ces ouvrages ont<br />
la vocation bi<strong>en</strong>tôt d’être regroupés, mais où ? Dans l’Atelier ? Dans la Grande bibliothèque ?<br />
Seule lecture d’hier : le volume 5 de L’Histoire de L’Art d’Elie Faure. Son idée : <strong>en</strong>tre<br />
1815 et 1925, <strong>Paris</strong> est le c<strong>en</strong>tre du monde <strong>en</strong> recherche de peinture. L’énergie du mouvem<strong>en</strong>t<br />
est le romantisme : même les cubistes sont romantiques. Ce travail a lieu <strong>en</strong> France, mais <strong>en</strong><br />
se mondialisant (acceptation des influ<strong>en</strong>ces extérieures).<br />
18 h 45<br />
Depuis midi jusqu’à maint<strong>en</strong>ant, je suis parv<strong>en</strong>u à faire une solide séance de peinture :<br />
j’ai modifié 17 toiles. Mon atelier a vraim<strong>en</strong>t changé de look : quand je vois ce que je<br />
parvi<strong>en</strong>s à faire <strong>en</strong> une journée, je me dis que je vais vraim<strong>en</strong>t produire <strong>en</strong> 2005.<br />
Mes lectures me donn<strong>en</strong>t une vraie énergie pour peindre, mais il faut un tel dispositif<br />
pour être efficace, que je ne puis pas travailler n’importe où, ni n’importe comm<strong>en</strong>t. De plus,<br />
325
il faut un climat : Lucette m’aide beaucoup ; elle croit vraim<strong>en</strong>t à ce travail. Elle p<strong>en</strong>se que<br />
c’est beaucoup plus intéressant que le journal. Une toile qui a changé : Les anthropologues au<br />
colloque Lapassade. Les tons me rappell<strong>en</strong>t Bruegel. La fac a des couleurs d’automne. C’est<br />
un peu dingue, puisque ce colloque avait lieu, <strong>en</strong> 2002, au mois de juin. À part cela, j’ai fait<br />
trois nouveaux fonds (bleu de Prusse), et j’ai aussi comm<strong>en</strong>cé les <strong>en</strong>cadrem<strong>en</strong>ts de toiles<br />
terminées : Hajar, (1 er janvier 2004) et Montsouris 2, 1984. J’ai continué <strong>en</strong> mettant du bleu<br />
sur le rouge des 6 fonds grand format, ainsi que sur les 6 fonds verts (portraits des g<strong>en</strong>s de la<br />
famille).<br />
Lucette nettoie <strong>en</strong> rouspétant : malgré les précautions, je ne suis pas parv<strong>en</strong>u à éviter<br />
les tâches. D’où l’importance d’un atelier spécifique. Lucette était jalouse de Brigitte, <strong>en</strong><br />
voyant que j’avais comm<strong>en</strong>cé une toile : Constance et Brigitte à Aix. Lucette voudrait faire le<br />
modèle : elle mérite une belle toile, mais je ne voulais pas me lancer dans un projet aussi<br />
important, sans avoir auparavant t<strong>en</strong>té de maîtriser mes outils. Je ne puis pas manquer la toile<br />
que je projette de Lucette. C’est un peu comme pour H. Lefebvre et R. Lourau. Se lancer, ce<br />
n’est pas facile, mais pourtant il faut oser. Je vois de mieux <strong>en</strong> mieux le traitem<strong>en</strong>t que je dois<br />
opérer à mes modèles pour les faire <strong>en</strong>trer dans mon cadre. Un peu de pati<strong>en</strong>ce.<br />
Dans l’omnibus, <strong>en</strong>tre Chalons-<strong>en</strong>-Champagne et Metz, dimanche 2 janvier 2005,<br />
9 h 35,<br />
Je vais avoir deux heures de voyage avec des arrêts dans toutes les gares : expéri<strong>en</strong>ce<br />
bizarre. En r<strong>en</strong>trant du dîner chez Nadine, ou durant la nuit (crise de d<strong>en</strong>ts), j’ai été regarder<br />
le travail réalisé hier. Je suis très heureux. La peinture demande beaucoup de temps : c’est un<br />
travail minutieux, qui demande une très longue planification. Le vrai travail est le temps qu’il<br />
faut pour qu’une couche sèche. Donc, il faut faire des séances qui sont suivies d’un temps<br />
d’au moins dix jours, avant de pouvoir repr<strong>en</strong>dre une toile :c’est cela la grande différ<strong>en</strong>ce<br />
<strong>en</strong>tre la peinture à l’huile et la gouache. Peut-être vais-je être obligé de me remettre à la<br />
gouache, p<strong>en</strong>dant mes voyages programmés <strong>en</strong> 2005. Par exemple à Bu<strong>en</strong>os Aires, que veuxje<br />
faire ? Écrire mon journal. D’accord. Mais il me faut aussi dessiner : le mieux serait peutêtre<br />
de faire des croquis dans des carnets à dessin ? Il faut que je p<strong>en</strong>se à mes voyages sur le<br />
plan organisationnel. Au Brésil, j’avais emporté la peinture. Ce n’est pas très intellig<strong>en</strong>t pour<br />
l’Arg<strong>en</strong>tine. Je n’aurais pas beaucoup de temps. Faire des photos aussi. C'est important, dans<br />
l’optique qui fut la mi<strong>en</strong>ne. Faire des croquis, aussi ; la photo fait gagner beaucoup de temps<br />
par rapport au dessin : si l’objectif est la peinture à l’huile a-t-il <strong>en</strong>core sa place, dans une<br />
pratique artistique ?<br />
Entre Chalons et Sainte M<strong>en</strong>ehould, avec un arrêt à Suippes, je regarde le livre que je<br />
vais offrir à Alexandra sur Hundertwasser 420 : il prés<strong>en</strong>te le KunsthausWein que j’ai visité<br />
(<strong>en</strong> quelle année ? c’était lors d’une visite à G<strong>en</strong>eviève, ma sœur), la peinture, les timbresposte<br />
et les projets d’architecture de Hundertwasser, peintre né <strong>en</strong> 1928. Son œuvre s’est<br />
imposée à nous : <strong>en</strong> regardant ses principes d’architecture, je p<strong>en</strong>se à Sainte-Gemme. Hier,<br />
nous avons visité les derniers travaux de la Grange aux bois : salle de bain, bureau de Roby :<br />
c’est beau. Au retour, comm<strong>en</strong>taire de Lucette : “ Roby n’accepte pas le métissage ”. Lucette<br />
n’est pas d’accord : pour elle, on peut allier respect de la tradition et innovation.<br />
Les Islettes ! Quelle prom<strong>en</strong>ade bizarre nous faisons : arrêt surréaliste. Il faut que je<br />
demande au contrôleur, si le train normal passe par notre itinéraire : le paysage est très<br />
champêtre, un chemin de terre longe la voie ferrée. Il y aurait des photos à faire de cette<br />
région romantique ; Clermont-Argonne : des g<strong>en</strong>s desc<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t !<br />
420 Hundertwasser, Tasch<strong>en</strong>, 2002, 96 pages.<br />
326
Metz, 19 h 30,<br />
Après avoir fait faire à Romain son travail scolaire, j’ai disposé d’une heure, pour<br />
préparer mon chantier de demain : idée est de faire 4 toiles dont les fonds sont prêts : une<br />
grande sur la Sout<strong>en</strong>ance de la thèse de Salvatore Panu ; une sur Althabe, rue Marcadet,<br />
debout avec Georges et Charlotte, et Sergio Borba ; une autre, le même groupe, mais à table ;<br />
Pascal et Lucette.<br />
23 h 30,<br />
J’ai terminé mes montages. Je m’aperçois que je n’ai pas de cutter. Je les ai tous<br />
remportés à Sainte Gemme.<br />
Metz, 3 janvier 2005, 8 h 15<br />
En att<strong>en</strong>dant l’ouverture des magasins (achat d’un cutter), je me décide à écrire mon<br />
journal. , Ici, dans la bibliothèque d'Alex, j’ai trouvé hier après-midi un livre sur Chagall 421 ,<br />
offert à Romain pour ses 7 ans. Il y avait une carte dans l’ouvrage : cette découverte me fait<br />
p<strong>en</strong>ser que j’ai toujours gardé au fond de moi le mom<strong>en</strong>t de l’art. Quand j’ai montré le livre à<br />
Romain, je lui ai dit : "Je t’ai offert ce livre de Chagall parce qu’il a fait un vitrail dans la<br />
cathédrale de…"<br />
Avant que je dise "Reims", il avait dit "Metz". Et c’est vrai que Chagall a fait des<br />
vitraux, dans les deux cathédrales.<br />
Hier, j’aurais voulu faire poser Alex : <strong>en</strong> la regardant att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t, je me suis dit<br />
qu’elle avait une beauté rare. Elle portait un pull-over de la couleur de ses yeux : j’ai imaginé<br />
une toile qui ferait scandale : L’immaculée conception. Mais je doute qu’Alex accepte de<br />
poser pour moi, même pour une photo.<br />
9 h 45,<br />
Lecture du premier chapitre du Chagall, peintre prés<strong>en</strong>t dans ma vie depuis toujours,<br />
mais dont j’ignorais tout de la biographie : savoir qu’il est aux sources du surréalisme me<br />
plaît. Apollinaire, <strong>en</strong> parlant de la peinture de Chagall (1887-1985), a d’abord utilisé le terme<br />
de surnaturel, puis de Surréel. Ce livre, intitulé Le peintre-poéte est publié <strong>en</strong> version reliée,<br />
dans la collection Tasch<strong>en</strong>, que je croyais découvrir la semaine dernière.<br />
18 h,<br />
À partir de 14 h, je peins, j’avance mes toiles. La lumière est nulle : je suis obligé de<br />
travailler avec la lumière artificielle. Ce n’est pas satisfaisant : je p<strong>en</strong>se à Kare<strong>en</strong> ; j’aurais<br />
besoin de son aide. Je n’ai pas verni les toiles peintes l’an passé : comm<strong>en</strong>t faire ? J’écoute Le<br />
Concerto romantique de de Luze. Je vais me replonger dans Chagall.<br />
Metz, Mardi 4 janvier, 16 h,<br />
Je suis chez le d<strong>en</strong>tiste. Il vi<strong>en</strong>t de m’<strong>en</strong>dormir une d<strong>en</strong>t. Il att<strong>en</strong>d que le produit fasse<br />
effet. J’ai mal aux d<strong>en</strong>ts depuis quelques jours : réveil à 3 h 30 ce matin ; décision de me lever<br />
421 Ingo F. Wabher et Rainer Metzger, Chagall, Tasch<strong>en</strong>, 2001.<br />
327
vers 4 h 30, et de me mettre à peindre. J’avance mes quatre tableaux de front : je suis très<br />
cont<strong>en</strong>t du travail accompli aujourd’hui : douze heures de travail sans interruption permett<strong>en</strong>t<br />
d'avancer. Je procède par cuttering. Sur ma toile, j’ai installé le projet à partir d’une<br />
composition de plusieurs photos que j’ai ag<strong>en</strong>cé les unes dans les autres ; <strong>en</strong>suite, je découpe<br />
des petits morceaux, que je peins. Un seul problème : il m’est arrivé de transpercer ma toile,<br />
par excès de pression sur le cutter.<br />
Je suis maint<strong>en</strong>ant chez Mme Pezzoli. Elle fait travailler Romain. Ils étudi<strong>en</strong>t<br />
Versailles : ce sont Mansart et Vaux qui ont rénové Versailles. Romain travaille l’imparfait.<br />
J’ai oublié mes lunettes : dommage, j’aurais eu plaisir à relire ce journal. J'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds que Le<br />
Brun a décoré le plafond de la Galerie des Glaces.<br />
Metz, 5 janvier 2005,<br />
Le dessin fait hier a inspiré mon travail de la coiffure de Lucette sur la toile (Repas<br />
rue Marcadet), ce matin : l’ondulation des cheveux de Romain donnant le mouvem<strong>en</strong>t des<br />
épaules, est un problème r<strong>en</strong>contré hier, lorsque j’ai voulu donner le mouvem<strong>en</strong>t des seins de<br />
Liz dans la toile Sout<strong>en</strong>ance de thèse de Salvatore, où j’ai fait tout un travail sur le relief, que<br />
je vais valoriser <strong>en</strong> fin de semaine.<br />
Mercredi 5 janvier 2005 (T<strong>en</strong>nis club de Metz),<br />
Réveil à 6 h : mise au travail immédiatem<strong>en</strong>t : je travaille mes toiles, l’une après<br />
l’autre. À 7 h, lever de Romain : je m’occupe de lui, puis, après l’avoir conduit à mi-chemin<br />
de l’école, je retourne au travail. À 11 h 45, Romain r<strong>en</strong>tre : il regarde la télévision. Je<br />
continue donc à peindre : à 13 h 30, je m’aperçois que j’ai oublié de lui donner à manger. Je<br />
n’ai pas p<strong>en</strong>sé au repas : je lui donne quelques carottes râpées, des tartines beurrées, un bout<br />
de gruyère. Pour ma part, j’avale un bout de saucisson, et je mange 2 poireaux froids, avec un<br />
peu d’huile et du sel, puis je me remets à la peinture. Vers 14 h 30, je pr<strong>en</strong>ds consci<strong>en</strong>ce qu’il<br />
faut que je laisse les toiles sécher : je les abandonne pour faire un fond, et puis c’est l’heure<br />
de partir au t<strong>en</strong>nis. J’éprouve la même passion pour ce que je fais, que lorsque j’étais <strong>en</strong> cours<br />
de dessin <strong>en</strong> troisième : je ne voyais jamais le temps passer.<br />
Dans la mesure où j’ai remporté le plus gros de mon matériel de peinture à Sainte<br />
Gemme, je ne dispose plus que d’une dizaine de tubes ici : cela m’empêche de produire des<br />
couleurs vraim<strong>en</strong>t élaborées ; un autre handicap est toujours le manque de lumière. Je travaille<br />
sous la lumière d’un projecteur : cela ne convi<strong>en</strong>t pas pour le mélange des couleurs.<br />
Metz, jeudi 6 janvier, 17 h,<br />
Je me suis arrêté de peindre à 16 h 30 : j’<strong>en</strong> avais marre ; je n’<strong>en</strong> peux plus : je me<br />
s<strong>en</strong>s tout courbaturé. Ce matin, je m’étais donné un objectif : terminer une des quatre<br />
peintures, <strong>en</strong>treprises lundi. Je me suis lancé dans Lucette et Pascal : la toile est tellem<strong>en</strong>t<br />
avancée, que j’ai décidé de la signer. J’<strong>en</strong> suis très cont<strong>en</strong>t : on pourrait repr<strong>en</strong>dre ce tableau,<br />
mais je dois d’abord att<strong>en</strong>dre que cela sèche. J’avais tellem<strong>en</strong>t donné ces jours derniers, que je<br />
me s<strong>en</strong>s <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t vidé.<br />
En r<strong>en</strong>trant d’aller conduire Romain au Conservatoire, j’ai fait une halte à la<br />
Bouquinerie du C<strong>en</strong>tre j’ai cherché le livre sur Andy Warhol, mais il avait été v<strong>en</strong>du. Je crois<br />
que je vais me mettre à la lecture de mon acquisition du jour : Matisse père et fils par John<br />
328
Russell 422 . Ce livre v<strong>en</strong>du 12 euros (au lieu de 255 francs au départ) est magnifiquem<strong>en</strong>t<br />
illustré.<br />
22 h 45,<br />
J’ai peint 3 nouveaux cadres aujourd’hui, avec un fond de bleu de Prusse. Cela me<br />
donnera 4 cadres prêts, quand je revi<strong>en</strong>drai dans dix jours pour m’occuper de Romain : mon<br />
idée serait de me lancer pour cette dernière semaine messine dans des thématiques locales :<br />
Romain sera mon modèle.<br />
Je p<strong>en</strong>se faire agrandir des photos, <strong>en</strong> choisissant la photocopie couleur : ce que j’ai<br />
fait cette semaine est trop difficile. J’ai travaillé à partir de photos, <strong>en</strong> noir et blanc non<br />
contrastées : plusieurs tons de la photocopie couleur originale étai<strong>en</strong>t écrasés <strong>en</strong> noir ; je<br />
perdais les formes. Je gagnerai du temps à investir sur des photos couleurs. Je dois être mardi<br />
à <strong>Paris</strong>, mais <strong>en</strong>suite, je pourrais aller travailler à Sainte Gemme. J’ai des fonds prêts, et j’ai<br />
des élém<strong>en</strong>ts pour créer de nouveaux sujets.<br />
En r<strong>en</strong>trant de la poste, je suis repassé par la bouquinerie du C<strong>en</strong>tre. J’ai trouvé 4 titres<br />
(à 6 euros) : Rembrandt, Hals et Vermeer (1991), Seurat, (1989), Fernand Léger, (1991) et<br />
Avant-gardes <strong>en</strong> peinture (1992) : ces ouvrages ont des textes très brefs, mais il y a de la<br />
ressource dans les illustrations 423 . Regarder de g<strong>en</strong>re de livre m’appr<strong>en</strong>d beaucoup. Je<br />
comm<strong>en</strong>ce par lire Rembrandt (1605-1669) : il a été précédé par Frans Hals (1581-1666), et<br />
suivi par Johannes Veermer (1632-1675). Les textes de cet ouvrage sont de François Dupont.<br />
Metz, v<strong>en</strong>dredi 7 janvier 2005, 9 h 10<br />
En écrivant mon journal Avec Romain, je vi<strong>en</strong>s d’avoir 4 idées de toiles où mon fils<br />
figurerait. Cette semaine, j’ai peint des toiles qui n’ont aucun rapport avec le lieu dans lequel<br />
je suis ; or, pour la dernière semaine que j’aurai à passer ici, je devrais pr<strong>en</strong>dre comme sujet<br />
des objets prés<strong>en</strong>ts à Metz : pourquoi ne pas c<strong>en</strong>trer mon travail sur Romain ? Je pourrais<br />
faire une toile Romain <strong>en</strong> Australie : cette toile pr<strong>en</strong>drait comme arrière-fond une case <strong>en</strong><br />
taules ondulées, dont j’ai vu la photo affichée dans la cuisine d’Alexandra, et <strong>en</strong> premier plan,<br />
je mettrai Romain à l’époque de son séjour australi<strong>en</strong>.<br />
La seconde toile : mettre Romain <strong>en</strong> premier plan, avec, <strong>en</strong> arrière-fond, une toile à la<br />
manière de Maurice D<strong>en</strong>is, dont le thème serait l’amie d’Alexandra (Laur<strong>en</strong>ce) : j’hésite <strong>en</strong>tre<br />
mettre Romain avec une couronne sur la tête, ou mettre Romain dans une posture de visiteur<br />
de Musée. On pourrait photographier Romain au Musée de Metz, et remplacer la toile, devant<br />
laquelle il serait par ce faux “Maurice D<strong>en</strong>is”. Une vraie composition !<br />
Une troisième toile serait Romain à Sainte Gemme : sur la pelleteuse.<br />
La quatrième : Romain avec sa mère. Pour cette toile, je les vois poser à la manière de<br />
Lucette et Pascal : Romain lirait un livre et Alex le ti<strong>en</strong>drait par le cou. Cela demanderait une<br />
pose : techniquem<strong>en</strong>t, cela demanderait de faire des photos, de les faire développer, de faire<br />
des agrandissem<strong>en</strong>ts, etc. Aurais-je le temps de tout faire, lors de mon projet séjour ici ?<br />
Accepteront-ils de poser ?<br />
422 John Russell, Matisse père et fils, éditions de La Martinière, <strong>Paris</strong>, 1999, relié, 416 pages.<br />
423 Cette collection est éditée à Milan (Gruppo Editoriale Fabbis).<br />
329
Gare de Metz, 11 h 10<br />
En sortant du d<strong>en</strong>tiste, j’ai couru jusqu’à la gare, mais j’ai manqué le train que<br />
j’espérais avoir. J’ai pourtant couru, avec ma toile Lucette et Pascal, à la main, et mon sac<br />
dans l’autre main ! Je me suis pris les pieds dans un pavé, et je suis tombé par terre.<br />
Finalem<strong>en</strong>t, j’ai un train qui passe par Nancy dans un quart d’heure. Je vais pouvoir<br />
contempler un nouveau paysage : c’est le troisième itinéraire que je pr<strong>en</strong>ds pour v<strong>en</strong>ir à Metz.<br />
Je p<strong>en</strong>se à mes toiles (série Romain). Avant de partir, j’ai eu l’impression de faire un<br />
hold-up : j’ai piqué mes sources pour mes futurs tableaux (une photo de la case australi<strong>en</strong>ne,<br />
une photo de Romain à l’époque de l’Australie, la photo de Laur<strong>en</strong>ce). Et machinalem<strong>en</strong>t, j’y<br />
ai ajouté la photo faite de Romain à l’expo Art’Recup : cette photo est intéressante. Romain et<br />
Antoinette sont <strong>en</strong> train de visiter une expo. Il suffit de remplacer les sculptures d’Ambroise<br />
Monod par ma future toile de Laur<strong>en</strong>ce, pour faire la toile que j’ai imaginée. Je serai gare de<br />
l’Est à 16 h 07. Cela me laisse du temps, pour déposer mes affaires à la maison, aller faire des<br />
agrandissem<strong>en</strong>ts de ces photos, aller acheter deux cadres et me mettre aussitôt au travail !<br />
Je vis à 100 à l’heure. Je n’ai pas d’inconsci<strong>en</strong>t : ma vie onirique, c’est le réel. Je suis<br />
surréaliste, au s<strong>en</strong>s où, dans le réel, j’opère des ag<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>ts. Je résous des problèmes : j’avais<br />
<strong>en</strong>vie de faire quelque chose dans l'esprit du Récup’Art. Or là, je ne vais garder que les<br />
spectateurs ; je vais supprimer les sculptures d’Ambroise. C’est injuste pour lui. Pourtant, <strong>en</strong><br />
récupérant deux spectateurs de son exposition, que je dois peindre dans le cadre de la série<br />
familiale, je fais de l’art récup ! Cette toile s’intitulera Hommage à Ambroise Monod. Je suis<br />
obligé de faire une toile Laur<strong>en</strong>ce : seule solution pour l'installer dans le tableau Hommage à<br />
A. Monod.<br />
Dans le train Nancy-<strong>Paris</strong>, 16 h,<br />
Entre Metz et Nancy, puis <strong>en</strong>tre Nancy et Château-Thierry, j’ai avancé ma lecture du<br />
Matisse père et fils : je situe bi<strong>en</strong> les toiles dont parle l’auteur. Les relations <strong>en</strong>tre H<strong>en</strong>ri et<br />
Pierre Matisse, vraim<strong>en</strong>t passionnantes, sont complexes : à travers leur étude, ce que nous<br />
propose John Russell, c’est une sociologie du monde de l’art au XXème siècle. Cette lecture<br />
correspond à ma recherche sur l’institutionnalisation du sujet, davantage qu’à celle sur les<br />
mom<strong>en</strong>ts du peintre, <strong>en</strong>core que la v<strong>en</strong>te soit un mom<strong>en</strong>t c<strong>en</strong>tral, dans la production artistique.<br />
La biographie reste pour moi le g<strong>en</strong>re littéraire le plus abordable, pour r<strong>en</strong>trer dans la<br />
compréh<strong>en</strong>sion des sociétés. Je me pose des questions sur ce qui caractérise la valeur d’une<br />
toile, et plus largem<strong>en</strong>t d’une œuvre : qu’est ce qui fait qu’il y ait un mom<strong>en</strong>t Matisse, à côté<br />
d’un mom<strong>en</strong>t Picasso, etc. Sur la difficulté d’acheter des tableaux : comm<strong>en</strong>t se faire un<br />
jugem<strong>en</strong>t ? Mon idée de produire rapidem<strong>en</strong>t quelques toiles importantes dans les séries que<br />
je conçois : ce travail va me faire r<strong>en</strong>contrer toutes les difficultés techniques du métier. En<br />
travaillant beaucoup, je vais parv<strong>en</strong>ir à trouver mon style : il est nécessaire de faire émerger<br />
mon style <strong>en</strong> peinture, comme je l’ai fait émerger dans l’écriture.<br />
Mon voisin m’interroge sur ma lecture de Matisse : il est un étudiant <strong>en</strong> commerce<br />
(finance). On traverse Meaux. Je voudrais peindre rapidem<strong>en</strong>t assez de toiles, pour couvrir les<br />
murs des maisons que j’habite : chez moi, Rue Marcadet, mais aussi Sainte Gemme, chez<br />
Hélène, Charlotte, Romain, etc. Par exemple, j’aimerais donner à Nadine et Roby un autoportrait,<br />
aux dim<strong>en</strong>sions de leur maison. J’aurais plaisir à aller le regarder : je p<strong>en</strong>se à cela<br />
parce que, dans la cuisine de Nadine, elle a placé ma photo ; cela veut dire que je compte pour<br />
eux.<br />
330
Si j’avais laissé Lucette et Pascal à Metz, l’idée d’Alex aurait été de détruire cette<br />
toile, comme Lucette voulait protester, contre le fait que je peigne une toile de Brigitte.<br />
Chaque toile est un mom<strong>en</strong>t qui implique mes ayants-droits : il faut que chaque ayant-droit,<br />
qu’il soit <strong>en</strong>fant ou disciple, ait son portrait. On est toujours heureux d’avoir une toile de soi<br />
ou de ses asc<strong>en</strong>dants ; ce type de travail se transmet dans la famille, de génération <strong>en</strong><br />
génération.<br />
Le second patrimoine à constituer, c’est l’histoire de l’AI : mon rêve est de faire un<br />
très beau livre, avec un texte extraordinaire, et avec des dizaines d’illustrations (toutes des<br />
toiles). Idée de proposer ce livre, à “ La Rumeur des âges ”.<br />
Sout<strong>en</strong>ance de thèse de Salvatore Panu est un collage : il manque du liant, <strong>en</strong>tre les<br />
plans, mais aussi <strong>en</strong>tre la toile et ses bords : idée de mettre le tout dans un fond de plantes<br />
vertes ; cela donnerait le côté Vuillard que Lucette ou Hélène ont trouvé dans Le Roy de la<br />
salade. Idée de photographier les toiles de Metz, dans leur état actuel, avant de les repr<strong>en</strong>dre.<br />
Actuellem<strong>en</strong>t, je p<strong>en</strong>se beaucoup à Luci<strong>en</strong> Hess : je connais plusieurs œuvres de mon<br />
oncle : Sa mère, <strong>en</strong> 1915 ou 1916 ; ce dessin est objectivem<strong>en</strong>t fantastique. Il y a aussi la Rue<br />
de la grue <strong>en</strong> 1917 ; ce dernier dessin est une belle copie, d’une carte postale. Quand j’ai<br />
découvert la carte postale, j’ai été déçu : je croyais que Luci<strong>en</strong> avait fait ce dessin in situ, mais<br />
il ne faut pas être déçu. Van Gogh et beaucoup d’autres ont copié : il faut que je m’astreigne à<br />
copier. L'université préfère le plagiat. La copie est supérieure au plagiat.<br />
L’idée des plantes vertes m’est v<strong>en</strong>ue du fait que je n’ai pas fait les plantes vertes dans<br />
les toiles Althabe : j’y p<strong>en</strong>sais. Profitant du fond fait par cutting (une forme de copiage hyperrigoureux),<br />
je p<strong>en</strong>sais faire la seconde couche par un autre procédé : ce qu’on pourrait<br />
nommer la création. Créer, c’est se laisser aller aux formes, et surtout aux couleurs : il<br />
faudrait que j’ose recouvrir tout le travail déjà accompli, d’un mouvem<strong>en</strong>t niant totalem<strong>en</strong>t le<br />
travail déjà accompli.<br />
Le cutting est laborieux, pénible: c’est pour moi la phase du chameau (Zarathoustra ).<br />
Il faudrait oser une seconde couche, sur le modèle de la phase du lion. Et pourquoi pas, dans<br />
un troisième temps, retravailler les deux premières phases, dans la posture de l’<strong>en</strong>fant : ces<br />
trois figures nietzsché<strong>en</strong>nes ont quelque chose à voir avec les mom<strong>en</strong>ts de la dialectique<br />
hégéli<strong>en</strong>ne.<br />
On est arrivé à <strong>Paris</strong>. Je n’insisterai jamais assez sur l’importance du journal, pour<br />
accompagner l’institutionnalisation du sujet, de ses mom<strong>en</strong>ts, de son œuvre, de leurs formes<br />
(Bildung). Le mom<strong>en</strong>t Matisse est la Bildung Matisse !<br />
<strong>Paris</strong>, samedi 8 janvier 2005, 9 h 30<br />
Ce matin de 7 h à 9 h, j’ai lu les pages 96 à 132 du Matisse père et fils : le chapitre sur<br />
Miro, est tout à fait passionnant.<br />
<strong>Paris</strong>, dimanche 9 janvier, midi<br />
331
J’ai lu aujourd’hui Miro, de Walter Erb<strong>en</strong> 424 . Pour le texte, ce livre est loin de me<br />
satisfaire, mais pour les illustrations, il est très réussi. Dans cet ouvrage, j’ai moins appris sur<br />
Miro, qu’<strong>en</strong> lisant le chapitre qui lui est consacré dans Matisse père et fils.<br />
Hier, je me suis ouvert l’index de la main droite (j’ai du être recousu <strong>en</strong> clinique) :<br />
nombreux points de suture. Il faut que j’appr<strong>en</strong>ne à écrire sans mon index : ma peinture est<br />
compromise, elle aussi, dans les jours (semaines ?) qui vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t ; il me reste la lecture !<br />
<strong>Paris</strong>, lundi 10 janvier, 10 h 30<br />
J’ai repris le chapitre Balthus, du Matisse père et fils, que je vi<strong>en</strong>s de terminer : je ne<br />
trouve aucun intérêt à vivre autre chose que ma peinture. Exception : ma confér<strong>en</strong>ce sur le<br />
tango hier, que j’ai trouvé sublime, parv<strong>en</strong>ant à mettre une salle archicomble, dans un état de<br />
communion, proche du sacré de la transe : je reste virtuellem<strong>en</strong>t un grand prof, comme Luis<br />
Rizzo est un imm<strong>en</strong>se guitariste, malgré qu’il ait très mal joué, hier. Pourtant, malgré son<br />
manque de prés<strong>en</strong>ce à son instrum<strong>en</strong>t, qui a réussi à déstabiliser son fils, qui lui fut supérieur<br />
dans le Piazzola, Luis Rizzo a produit hier un magnifique prolongem<strong>en</strong>t au Mom<strong>en</strong>t du<br />
sublime (Kant), que j’aurais su produire, par ma confér<strong>en</strong>ce.<br />
Ce matin, j’ai contemplé avec un imm<strong>en</strong>se plaisir les photos prises à Metz, que je<br />
compose pour imaginer un tableau : un, quatre tableaux ? J’ai fait 4 fonds, à Metz : puis-je <strong>en</strong><br />
faire quatre nouveaux tableaux, la semaine prochaine, avec ce doigt handicapé ? Ma chance :<br />
avoir découpé le dessus du doigt, or, c’est sur le dessous que j’appuie.<br />
Balthus, à la fin de sa vie, mettait jusqu’à douze ans pour terminer un tableau : c'est<br />
plein d'espoir !<br />
12 h 10,<br />
Je me replonge dans le Balthus de Gilles Néret.<br />
13 h 45,<br />
Ce matin, coup de fil de Kare<strong>en</strong> et Laur<strong>en</strong>ce. Envie folle de revoir Kare<strong>en</strong>, de la faire<br />
poser pour moi : elle doit être fortem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>ceinte. Faire au moins des photos. Je suis obligé de<br />
me ret<strong>en</strong>ir, pour ne pas partir immédiatem<strong>en</strong>t au séminaire de Patrice. En même temps,<br />
Charlotte doit passer : j’écoute de la belle musique ; confort d’être là, et de lire Matisse<br />
(année 1939, terrible !). Mais fort désir de profiter de la très belle lumière, pour faire des<br />
photos à Saint D<strong>en</strong>is : c'est maint<strong>en</strong>ant qu’il y a de la belle lumière ; elle aura disparu dans<br />
une demi-heure ; impossibilité de conduire la voiture. Crainte d’un choc, si je pr<strong>en</strong>ds le métro<br />
: je risque trop avec mon doigt actuellem<strong>en</strong>t.<br />
J’ai pris <strong>en</strong> photo Jeannette et Lucette, qui m’a pris dans une pose à la Lourau, avant<br />
même que je m’habille. Je v<strong>en</strong>ais de voir le portrait de Derain, par Balthus. L’<strong>en</strong>vie de voir<br />
Kare<strong>en</strong> m’est v<strong>en</strong>ue <strong>en</strong> lisant le passage sur Matisse (H<strong>en</strong>ri) et Lydie Delectorskaya : les g<strong>en</strong>s<br />
qui vous sont indisp<strong>en</strong>sables. Kare<strong>en</strong> m’est nécessaire, actuellem<strong>en</strong>t : je veux lui demander<br />
mille choses sur la peinture. Je voudrais qu’elle m’aide pour le vernis de la toile, que je veux<br />
donner à Hélène (Le Roy de la salade).<br />
16 h 30,<br />
424<br />
Walter Erb<strong>en</strong>, Miro, 1893-1983, L’homme et son œuvre, Tasch<strong>en</strong>, 2004, trad. d’un livre allemand paru<br />
<strong>en</strong> 1988, 240 pages.<br />
332
Matisse (p 199). On y parle de nature morte quand il faut oublier les modèles : prise de<br />
consci<strong>en</strong>ce de ce que je mets dans la grande pièce de la rue Marcadet. L’histoire de<br />
l’aménagem<strong>en</strong>t de la maison respecte toujours un certain esprit, qui me ti<strong>en</strong>t d’autant plus à<br />
cœur, qu’il n’est qu’<strong>en</strong> fragm<strong>en</strong>t à Metz. À Metz, quelques élém<strong>en</strong>ts sont prés<strong>en</strong>ts : les caisses<br />
à champagne, par exemple ; ici, <strong>en</strong> plus, il y a les plantes, les rideaux, la lumière, les vieux<br />
meubles, les livres, les toiles. Le tableau, comme av<strong>en</strong>ture. Je regarde Lucette et Pascal : on a<br />
toujours intérêt à mettre les couleurs foncées d’abord.<br />
Enthousiasme pour la sonate 21 (Waldstein) de Beethov<strong>en</strong>, plaisir aussi de ré<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre<br />
la 23 (Appassionata). Je pr<strong>en</strong>ds consci<strong>en</strong>ce du temps qu’il faut pour vivre l’av<strong>en</strong>ture d’une<br />
toile : Matisse ou Balthus y pass<strong>en</strong>t des années. Pour avoir ce vécu : avoir plusieurs séries de<br />
toiles <strong>en</strong> chantier. Il faut que j’<strong>en</strong> comm<strong>en</strong>ce beaucoup, pour pouvoir les repr<strong>en</strong>dre. Je suis<br />
dans une période où je dois concevoir, mettre <strong>en</strong> chantier mon œuvre, dans ce qu’elle peut<br />
avoir de diversité et de transversalité.<br />
Découverte du livre de Marjane SATRAPI, Broderies. C’est une bande dessinée. Je<br />
me s<strong>en</strong>tirai capable de faire 138 pages de dessins, pour faire un volume dans cette collection.<br />
J’<strong>en</strong> suis maint<strong>en</strong>ant à la page 200 du Matisse, mais j’ai sauté le chapitre sur<br />
Giacometti. Pourquoi ? Je n’ai pas d’ouvrages sur Alberto Giacometti ; aujourd’hui, je n’ai<br />
plus <strong>en</strong>vie de lire un texte, sans pouvoir me référer aux œuvres dont parle l’auteur.<br />
Je ne regrette pas de ne pas avoir été à Saint D<strong>en</strong>is : la lumière, si belle, à 14 h, a<br />
maint<strong>en</strong>ant disparu ; les nuages ont <strong>en</strong>vahi le ciel.<br />
Mardi 11 janvier 2005,<br />
Bernadette me r<strong>en</strong>voie mon carnet avec ce comm<strong>en</strong>taire :<br />
“ Cher Remi, Je t'<strong>en</strong>voie <strong>en</strong>fin le Journal d'un artiste. Il est riche de plein d'expéri<strong>en</strong>ces très<br />
différ<strong>en</strong>tes, mais sans doute complém<strong>en</strong>taires, pour un artiste. Ton journal r<strong>en</strong>d plus lisible le monde<br />
de l'Art. Dès le début, tu m'as am<strong>en</strong>é à me poser une question, à laquelle j'ai beaucoup réfléchi. J'ai<br />
remarqué chez toi une préfér<strong>en</strong>ce (au moins dans l'écriture) pour le portrait. J'y ai réfléchi, reliant cela<br />
à ton intérêt pour le biographique, l'histoire de vie, le sujet ou le collectif..., la filiation et le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t,<br />
la fierté, d'appart<strong>en</strong>ir à une histoire verticale dans le temps... et la rev<strong>en</strong>diquant.<br />
Pour moi, spontaném<strong>en</strong>t, si je me mettais (sait-on jamais) à peindre, je peindrais des paysages,<br />
des espaces lumineux, où le regard aide la cage thoracique à s'ouvrir et à respirer à pleins poumons. En<br />
y p<strong>en</strong>sant, la s<strong>en</strong>sation est physique. J'ai ress<strong>en</strong>ti ce s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t, il y a quelques années, devant la toile de<br />
Claude Monet, Les Coquelicots. Je me souvi<strong>en</strong>s avoir dit : "C'est tout à fait ça". Cela voulait dire, que<br />
j'aurais bi<strong>en</strong> aimé me retrouver dans la toile, dont je s<strong>en</strong>tais <strong>en</strong> la regardant la chaleur du soleil, la brise<br />
du v<strong>en</strong>t, le parfum des fleurs et leur texture s<strong>en</strong>suelle, ainsi que la nonchalance de la prom<strong>en</strong>ade...<br />
S<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de déjà connu très agréable, qui pourtant ne revi<strong>en</strong>dra pas tel quel. Ou alors quelque chose<br />
<strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t. C'était très affectif. Quelle part d'affectif intervi<strong>en</strong>t dans le travail de création ? Qu'estce<br />
que l'on donne de soi ou veut donner de soi <strong>en</strong> créant ? As-tu déjà essayé de faire ton autoportrait<br />
autrem<strong>en</strong>t que par l'écriture ? Personnellem<strong>en</strong>t, je n'ai aucune <strong>en</strong>vie d'autoportrait, sauf peut-être par<br />
morceaux. Pourquoi cette drôle d'idée ? À réfléchir. Cette question, par association, me ramène à une<br />
p<strong>en</strong>sée qui m'a traversée l'esprit : je me disais qu'<strong>en</strong> tant que lectrice, <strong>en</strong> découvrant au fil de la frappe,<br />
je ne pouvais pas m'empêcher d'associer différ<strong>en</strong>tes parties de journaux différ<strong>en</strong>ts que tu avais choisi<br />
de dissocier, reconstituant une sorte de tout. Démarche inverse ? Inversée ? J'ai un grand s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t de<br />
curiosité quand j'imagine tes toiles. Je les imagine certainem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> différ<strong>en</strong>tes, mais de cette<br />
manière, elles exist<strong>en</strong>t aussi. Quel regard aurais-je alors ? Je me demande aussi ce qu'on éprouve<br />
quand on peint, quand on décide de tel trait, de telle couleur, de tel volume. Tu ne l'évoques pas. Est-<br />
333
ce différ<strong>en</strong>t du mom<strong>en</strong>t de l'écriture ? Voila... Les attracteurs étranges et les détracteurs intimes est<br />
bi<strong>en</strong> avancé. "L'ambiance" y est différ<strong>en</strong>te. Je suis dans un autre espace... Je te souhaite une heureuse<br />
nouvelle année, beaucoup de créations, beaucoup de persévérance pour les réaliser, ainsi qu'une<br />
excell<strong>en</strong>te santé, te permettant de les réaliser. Je souhaite la même chose pour Lucette, Charlotte et<br />
toute ta grande famille. Je t'embrasse, Bernadette. ”<br />
<strong>Paris</strong>, mardi 11 janvier, 13 h 30,<br />
J’ai passé la matinée à lire Matisse, jusqu’à la page 234 (les années 1939-1942). Ce<br />
livre me plaît énormém<strong>en</strong>t.<br />
Visite de Christine Delory, qui m’apporte son dernier livre (très beau) : Histoire de vie<br />
et recherches biographiques <strong>en</strong> éducation (Anthropos, 2005) paru dans la collection de<br />
Lucette. Elle me donne aussi Le Journal intime 425 , de Françoise Simonet-T<strong>en</strong>ant qui<br />
consacre une page et demi à mes recherches : cela me stimule. Idée de publier L’écriture<br />
impliquée, sous le titre : L’instituant ordinaire, le journal des mom<strong>en</strong>ts. Christine regarde<br />
Lucette et Pascal, mais elle ne reconnaît pas Pascal ! Lucette est ma Lydia.<br />
J’écoute la Sonate 16 de Beethov<strong>en</strong> : comm<strong>en</strong>t Romain peut-il détester la musique<br />
classique ? Ri<strong>en</strong> que d’y p<strong>en</strong>ser me fait froid dans le dos.<br />
15 heures 25<br />
Charlotte survi<strong>en</strong>t au mom<strong>en</strong>t où je remonte le courrier : les éditions Loris Talmart<br />
m’<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t 3 nouveaux livres d’Hubert de Luze 426 : sans que j’aie eu à bouger, 5 nouveaux<br />
livres sont <strong>en</strong>trés dans la maison aujourd’hui.<br />
20 h,<br />
J’ai tout susp<strong>en</strong>du pour lire d’abord Le tumulte, puis Hippolyte 2004, que je vi<strong>en</strong>s de<br />
terminer : je suis <strong>en</strong>thousiaste de ces nouvelles œuvres de mon ami Hubert de Luze. Je me<br />
suis plongé dedans, comme lorsque j’ai reçu 8760 heures, journal d’une année quelconque :<br />
j’avais lu ce livre d’un trait. Hubert garde ce pouvoir de fascination sur moi. Jean Pavleski va<br />
arriver d’une minute à l’autre : je vais remettre à demain la lecture de La défausse.<br />
J’ai reçu aujourd’hui la frappe par Bernadette du carnet Journal d’un artiste, allant de<br />
janvier à novembre 2004. Demain, je vais relire ce travail de Bernadette, et je vais faire le<br />
travail de mixage des textes tapé directem<strong>en</strong>t par moi, pour ne sortir qu’un journal bi<strong>en</strong><br />
construit : actuellem<strong>en</strong>t, j’ai 125 pages dactylographiées auxquelles s’ajout<strong>en</strong>t celles écrites<br />
dans ce carnet.<br />
<strong>Paris</strong>, mercredi 12 janvier 2005, 11 h,<br />
Ce matin, j’ai lu La défausse, puis Liz Claire est passée avec des croissants ; elle m’a<br />
apporté le catalogue La construction de la féminité dans la danse XV-XVIIIème siècle, une<br />
exposition de dessins et tableaux, organisé par le C<strong>en</strong>tre national de la danse : constat d’une<br />
abs<strong>en</strong>ce totale de la danse de couple, dans cette exposition. Dommage, à moins que ce ne soit<br />
une chance !?<br />
425<br />
Françoise Simonet-T<strong>en</strong>ant, Le Journal intime, <strong>Paris</strong>, Téraèdre, 2004.<br />
426<br />
Hubert de Luze, La défausse, pièce <strong>en</strong> 5 actes, Hippolyte 2004, proverbe <strong>en</strong> 6 tableaux, Le tumulte, pièce<br />
<strong>en</strong> 4 actes, <strong>Paris</strong>, Chez Loris Talmart.<br />
334
Kare<strong>en</strong> qui ne peut v<strong>en</strong>ir aujourd’hui : elle est prise par “ l’école doctorale ”. Je vais<br />
relire ce journal d’un artiste.<br />
18 h,<br />
Je retrouve ce carnet, après avoir travaillé depuis 7 h sur la frappe de ce Journal d’un<br />
artiste, qui, à la date du 22 nov. 2004 compte déjà 135 pages. Bernadette regrette de ne pas<br />
avoir mes toiles sous les yeux : c’est important de réfléchir à cette question. Comm<strong>en</strong>t mettre<br />
mes toiles <strong>en</strong> regard de ma réflexion ? Avec Liz Claire, idée de création d’une collection où il<br />
y aurait…<br />
<strong>Paris</strong>, jeudi 13 janvier 2005, 17 h,<br />
Kare<strong>en</strong> est restée de 8 h 30 à 11 h 30, sans que l’on ait vraim<strong>en</strong>t le temps de parler ni<br />
de sa peinture, ni de la mi<strong>en</strong>ne : on a échangé sur son journal, ou plutôt sur sa recherche sur le<br />
journal. Je lui donne Le temps des médiateurs, le dernier livre de Christine, et celui sur Le<br />
journal intime.<br />
18 h,<br />
Alors que j’avance Matisse, Charlotte téléphone de Roissy : elle part pour Berlin<br />
visiter l’exposition Flik, dont on a <strong>en</strong>core beaucoup parlé hier, au dîner avec Val<strong>en</strong>tin qui fait<br />
le voyage avec elle.<br />
19 h,<br />
J’ai lu mon Matisse jusqu’à la page 271 (relation de Pierre avec Miro).<br />
Jean Ferreux n’a pas reconnu les figures de Lucette et Pascal : seule Charlotte y a vu<br />
une évid<strong>en</strong>ce. Il faut que je m’habitue, à ce que mes amis ne voi<strong>en</strong>t pas le monde, comme je le<br />
vois.<br />
Sainte Gemme, le samedi 15 janvier, à midi,<br />
J’ai été heureux de retrouver l’état de ma peinture, ici, <strong>en</strong> arrivant hier vers 18 h. Il fait<br />
–2°C dehors : Lucette me demande de pousser un peu le chauffage (il ne fait que 17 °C à<br />
l’intérieur). Dans la voiture, hier, je parlais longuem<strong>en</strong>t à Lucette de ma peinture. Elle me dit<br />
que la séduction, que j’ai exercé sur elle <strong>en</strong> 1974 v<strong>en</strong>ait de ma facilité à dessiner. Elle se<br />
souvi<strong>en</strong>t de mes épingles à maillot, et de mes cathédrales de Reims, <strong>en</strong> groupe de bioénergie<br />
(ce devait être à C<strong>en</strong>sier).<br />
Hier, j’ai expliqué à Lucette que ce que je fais dans la peinture, je pourrais le faire <strong>en</strong><br />
musique : je peins pour résoudre un problème. Je pourrais travailler sur le même mode, <strong>en</strong><br />
musique : j'ai le désir, parfois, de composer un ballet. Je me représ<strong>en</strong>te un opéra tango, et une<br />
pièce sur l’histoire du couple dansé : l’opéra tango m’occupe l’esprit depuis 2000, peut-être<br />
1999. J’<strong>en</strong> ai parlé à Hubert de Luze, dans notre correspondance : je lui demande d’<strong>en</strong> écrire<br />
la musique ; il me répond qu’il n’a pas le temps : idée, alors, de composer, moi-même. J'ai<br />
plusieurs idées au niveau de la structure de la pièce : influ<strong>en</strong>ce d’A. Troilo, et de son<br />
<strong>en</strong>registrem<strong>en</strong>t d’une répétition. Ce morceau doit être dansé par un groupe de 12 à 25<br />
danseurs… Faire la peinture de cette musique serait peut-être une étape. Musique et danse<br />
sont-elles représ<strong>en</strong>tables ? Non pas immédiatem<strong>en</strong>t, il faut y réfléchir ; importance de la<br />
335
composition : ainsi, les photos <strong>en</strong>voyées par la femme de Luis Rizzo ne m’aid<strong>en</strong>t aucunem<strong>en</strong>t.<br />
N’y a-t-il que moi qui puisse faire les photos qui m’import<strong>en</strong>t ?<br />
Lucette m’aurait aimé comme peintre, depuis 1974… Elle m’expliquait que son père<br />
aimait la peinture, qu’il avait acheté une toile accrochée à Charleville, mais que sa mère s’est<br />
opposée à cette pulsion (maint<strong>en</strong>ant il faudrait dire attraction passionnelle) ; Lucette a<br />
toujours été voir des expositions ; elle y a emm<strong>en</strong>é Charlotte. Charlotte fait tout de même le<br />
voyage à Berlin, pour aller visiter l’exposition Flick ! Donc, ce mom<strong>en</strong>t a été transmis !<br />
Lucette me rappelait l’œuvre extraordinaire, peinte par Charlotte <strong>en</strong> petite section de<br />
maternelle (susp<strong>en</strong>due dans notre chambre à <strong>Paris</strong>) : Charlotte avait voulu détruire cette<br />
peinture de grande dim<strong>en</strong>sion (ce qui est rare chez les <strong>en</strong>fants !). Lucette lui a subtilisé ;<br />
<strong>en</strong>suite, Charlotte a voulu repr<strong>en</strong>dre cette œuvre : Lucette s’est battue pour la garder ! Quand<br />
nous aurons un atelier à Sainte Gemme, il faudra créer des occasions de chantiers collectifs :<br />
aider Charlotte à peindre. On pourrait imaginer, <strong>en</strong> même temps, Nolw<strong>en</strong>n, sa sœur,<br />
Charlotte, moi, peignant <strong>en</strong> compagnie d’amis parisi<strong>en</strong>s.<br />
François, notre maçon, est passé. Il va repr<strong>en</strong>dre le chantier de la maison : tous ces<br />
rêves vont tout doucem<strong>en</strong>t s’instituer. L’instituant ordinaire est <strong>en</strong> route ! Faire pr<strong>en</strong>dre corps<br />
aux rêves. Possession et propriété. On a possédé Ligoure, mais on n’<strong>en</strong> était pas propriétaire.<br />
On pouvait donc construire des images, mais on ne pouvait pas s’installer là-bas, y faire des<br />
travaux. Les mom<strong>en</strong>ts que l’on y installait, n’étai<strong>en</strong>t que des dynamiques de groupe : à Sainte-<br />
Gemme, on peut toucher à la base matérielle. On peut installer des mom<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> dur : un<br />
atelier est vraim<strong>en</strong>t un outil de travail. Entre ma peinture à Ligoure (j’y ai fait une belle<br />
gouache), et ma peinture future à Sainte Gemme : on verra la différ<strong>en</strong>ce. L’inscription de son<br />
projet dans la pierre est autre chose. Le mom<strong>en</strong>t de la maison est incontournable, dans<br />
certains projets de production : l’inv<strong>en</strong>tion de l’ordinateur a été une sorte de miniaturisation<br />
de l’atelier de l’écrivain, mais pour la peinture, l’espace est indisp<strong>en</strong>sable.<br />
Il faudrait réfléchir, ici, à la question de la bibliothèque. Pour ma part, la luminosité de<br />
cette pièce pourrait <strong>en</strong> faire un excell<strong>en</strong>t atelier, mais le mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque a aussi son<br />
importance dans notre chantier. François m’a demandé aujourd’hui d’<strong>en</strong> faire le plan : il faut<br />
que je m’y mette aujourd’hui ou demain.<br />
18 h 30,<br />
Je lis le volume 4 d’Histoire de l’Art d’Elie Faure (les 33 premières pages) ; dans ces<br />
deux textes, je me s<strong>en</strong>s bi<strong>en</strong> : idée que le local joue un rôle important dans la création.<br />
L'exemple des Romains qui ne construis<strong>en</strong>t pas de la même manière à Trêves ou dans le Gard<br />
est fort. Cette phrase aussi : "Un style n’est qu’un mom<strong>en</strong>t fugitif de l’intellig<strong>en</strong>ce, impossible<br />
à inv<strong>en</strong>ter, impossible à ret<strong>en</strong>ir – ri<strong>en</strong> qu’un battem<strong>en</strong>t de cœur dans la poitrine d’un homme"<br />
(p 33). Cette page serait à comm<strong>en</strong>ter : c’est très beau ! Je décide de faire un index de cet<br />
ouvrage.<br />
Sainte Gemme, dimanche 16 janvier, 11 h 45,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de lire les chapitres d’Elie Faure sur la Flandre et Rub<strong>en</strong>s, et la Hollande et<br />
Rembrandt : passionnant. La Flandre est catholique et la Hollande protestante : travail sur le<br />
local, comme mom<strong>en</strong>t ; pertin<strong>en</strong>t !<br />
Metz, lundi 17 janvier,<br />
Je peins toute la journée.<br />
336
Metz, mardi 18 janvier,<br />
Je peins de 8 h du matin à 17 h 15, sans discontinuité. Hier, j’avais comm<strong>en</strong>cé une<br />
nouvelle toile : Laur<strong>en</strong>ce, hommage à Maurice D<strong>en</strong>is. Et j’avais travaillé 3 autres toiles<br />
Sout<strong>en</strong>ance de thèse de Salvatore, et les 2 Althabe, rue Marcadet. Aujourd’hui, j’ai mis <strong>en</strong><br />
chantier : Antoinette et l’art’récup, hommage à Ambroise Monod et de 10 mai 2004. Ces deux<br />
journées me sembl<strong>en</strong>t importantes : j’améliore ma technique du cutting.<br />
Il y a quinze jours, j’avais pris consci<strong>en</strong>ce d’un problème : <strong>en</strong> utilisant le cutter, il<br />
m’arrivait de perforer ma toile. Pour éviter cet inconvéni<strong>en</strong>t, j’essaie maint<strong>en</strong>ant de travailler<br />
ma composition, sans la coller sur la toile. Une fois que je l’ai fixée, je la place sur un carton ;<br />
et <strong>en</strong>suite, je comm<strong>en</strong>ce à découper au cutter le maximum de choses, notamm<strong>en</strong>t les élém<strong>en</strong>ts<br />
qui suppos<strong>en</strong>t une minutie particulière : figures, ombres, etc.. Il y a des problèmes que je n’ai<br />
pas <strong>en</strong>core résolus : je t<strong>en</strong>ds vers leur résolution, dans une relation de recherche-action. J’agis,<br />
je réfléchis ; je réfléchis, j’agis. Je m’arrête ; je pr<strong>en</strong>ds mon temps. Je décompose le travail à<br />
faire, et puis je m’y mets. Peindre n’est pas difficile quand le travail est bi<strong>en</strong> préparé.<br />
Romain est r<strong>en</strong>tré, il veut regarder la télévision : n’ayant plus de lumière, je me réfugie<br />
dans la cuisine, pour écrire. Romain téléphone à sa mère.<br />
Peindre vite suppose plusieurs techniques.<br />
L’idée de faire plusieurs toiles <strong>en</strong> parallèle est pour moi une occasion de maximiser<br />
mon efficacité. En effet, lorsque je fais une recherche de couleur, quand il m’<strong>en</strong> reste, après<br />
l’emploi initial recherché, je recherche les toiles, qui pourrai<strong>en</strong>t bénéficier de cette couleur, et<br />
je termine ma couleur ainsi.<br />
Beaucoup de peintres lav<strong>en</strong>t leurs pinceaux, après chaque emploi. Moi, au contraire, je<br />
ne lave pas mes pinceaux : j’utilise toujours le reste de couleur, pour faire mon mélange<br />
ultérieur. Ce n’est pas facile, car si je veux passer du vert au rouge, il y a un glissem<strong>en</strong>t<br />
progressif : je ne peux pas peindre du vert pomme, et <strong>en</strong>suite du vermillon. Je passe par tous<br />
les intermédiaires : je ne perds aucune peinture. Cette méthode est efficace, si l’on travaille<br />
sur de longues périodes.<br />
Demain, je vais me lancer dans une toile que j’ai programmée, voilà plus d’un an : 1 er<br />
janvier 1990 à Rambouillet. Comme je ne parvi<strong>en</strong>s pas à me mettre d’accord, avec moimême,<br />
sur la composition de cette toile (j’y travaille intérieurem<strong>en</strong>t depuis longtemps), j’ai<br />
décidé de foncer : je vais comm<strong>en</strong>cer, et <strong>en</strong>suite on verra. La composition idéale ne<br />
m’apparaît pas <strong>en</strong>core. Si je suis mécont<strong>en</strong>t, je referai un autre tableau, mais, ce qui est sûr,<br />
c’est que je ne veux pas repousser à plus tard.<br />
Une autre toile, importante pour moi pour compléter la série AI, c’est Les<br />
socianalystes, rue Marcadet : dans ce montage, on y voit Lucette dans une glace, et cela peut<br />
donner quelque chose de nouveau. Cette toile, avec Cornélia sont mes deux priorités : je<br />
voudrais les mettre <strong>en</strong> chantier à Sainte Gemme.<br />
Hier, au réveil à 4 h. Je me plonge dans un ouvrage sur Rembrandt, Hals et Vermeer.<br />
C’est intéressant d’avoir ces ouvrages disponibles.<br />
Bernadette Bellagnech, relisant mon carnet précéd<strong>en</strong>t, me dit : “Toi, tu fais des<br />
portraits ; moi, je préférerais des paysages”. D’accord, actuellem<strong>en</strong>t, je suis dans les portraits ;<br />
pour les paysages, je ne suis pas contre : j’y p<strong>en</strong>se. Au départ, je voulais mettre des paysages,<br />
<strong>en</strong> arrière-fond de mes portraits ; ce qui ne m’empêche de le faire, c’est le temps. En fait,<br />
beaucoup de grands peintres se sont spécialisés, et ont recruté des collaborateurs, pour<br />
337
peindre le complém<strong>en</strong>t : certains se spécialisai<strong>en</strong>t dans les paysages, d’autres dans les<br />
portraits ; pour ma part, je p<strong>en</strong>se qu’il faut faire les deux.<br />
Metz, mercredi 19 janvier, 9 h,<br />
Je vais me mettre à la peinture.<br />
Lever à 6 h, mais je n’ai pas eu <strong>en</strong>vie de peindre : pas de plaisir à travailler à la<br />
lumière artificielle. Aujourd’hui, je vais lancer une nouvelle toile : <strong>en</strong> conduisant Romain à<br />
l’école, je lui ai dit que je ne p<strong>en</strong>sais pas laisser à Metz la boite de peinture et le chevalet ;<br />
"les peintures sèch<strong>en</strong>t dans les tubes, si on ne les utilise pas", ai-je dit à Romain. "Il faut<br />
mieux les mettre à Sainte-Gemme : un jour de pluie, tu seras cont<strong>en</strong>t de les y retrouver".<br />
Comme j’<strong>en</strong> ai eu l’intuition hier soir, dans ma lettre quotidi<strong>en</strong>ne à Lucette, je p<strong>en</strong>se que la<br />
vocation de cette boîte est de rejoindre <strong>Paris</strong>. Pour travailler, j’ai besoin d’un atelier, avec<br />
beaucoup de place, au mom<strong>en</strong>t de la composition d’une nouvelle toile ; <strong>en</strong>suite, quand la toile<br />
est construite, la finition ne demande pas tant de place. Je puis peindre deux heures par jour,<br />
lorsque je suis à <strong>Paris</strong>. Cela me fait du bi<strong>en</strong>. J’ai l’impression de faire quelque chose d’utile,<br />
lorsque je peins : c’est la seule chose qui me semble nécessaire. L’huile demande beaucoup,<br />
beaucoup de temps : une toile se travaille sur plusieurs mois ; c’est ce que j’appr<strong>en</strong>ds de mes<br />
lectures : donc, il faut s’organiser pour pouvoir peindre un petit peu tous les jours. L'idéal<br />
serait d'avoir mon atelier à Sainte Gemme, et une annexe à <strong>Paris</strong>.<br />
Maint<strong>en</strong>ant, au travail !<br />
15 h 10, (au Club de t<strong>en</strong>nis),<br />
Aujourd’hui, j’ai voulu comm<strong>en</strong>cer Rambouillet : cela n’allait pas ; j’ai décidé de<br />
travailler sur Le 10 mai. Au départ, je ne p<strong>en</strong>sais pas avancer autant ; je ne me suis pas<br />
cont<strong>en</strong>té de faire des tâches de couleur ; j’ai comm<strong>en</strong>cé à donner de la forme au visage. Sur<br />
cette toile, il y a Patrice, Lucette et Georges : cela crée un climat. Je p<strong>en</strong>se au Syndicat de<br />
drapiers, de Rembrandt. On reconnaît vraim<strong>en</strong>t les personnages. Pour moi, c’est pareil, il faut<br />
que ces toiles r<strong>en</strong>voi<strong>en</strong>t à un collectif : et le mi<strong>en</strong>, <strong>en</strong> dehors des attitudes, est l’expression des<br />
visages.<br />
Je travaille int<strong>en</strong>sém<strong>en</strong>t, sans savoir l'heure du retour d'Alexandra. J’aurai donc des<br />
problèmes de rangem<strong>en</strong>t et de transport : j’hésite à repr<strong>en</strong>dre des toiles pratiquem<strong>en</strong>t sèches.<br />
J’ai un problème, avec les chutes des photos utilisées pour mes peintures : parfois, je p<strong>en</strong>se <strong>en</strong><br />
avoir besoin, pour travailler des détails ou des mouvem<strong>en</strong>ts de tissus. Ne faudrait pas coller<br />
ces chutes dans un carnet ? Le problème, c’est la dim<strong>en</strong>sion des carnets. Actuellem<strong>en</strong>t, je<br />
dispose de Carnets dali<strong>en</strong>s de petits formats, mais j’ai des chutes plus grandes. Alors, il<br />
faudrait peut-être acheter un cahier ad hoc : un des problèmes que je résoudrai ainsi serait la<br />
conservation des photos originales, qui m’aid<strong>en</strong>t dans la composition de ma toile. Parfois, j’ai<br />
des difficultés à retrouver ces dessins originaux ou photos, dont je m’inspire : les regrouper<br />
dans un cahier me fera gagner du temps ; ce classem<strong>en</strong>t serait le meilleur rangem<strong>en</strong>t.<br />
Mardi 25 janvier, 9 h 30,<br />
Hier, j’ai passé la journée à <strong>Paris</strong> 8, à la réunion de l’équipe de recherche, où j’ai<br />
improvisé une confér<strong>en</strong>ce qui a séduit Jean-Louis Le Grand et Hélène Bézille, sur le thème :<br />
Le corps dans le tango. De mon groupe d'étudiants, une seule fidèle était là : Kare<strong>en</strong>, qui a<br />
pris des notes minutieuses, sur ce que j’ai produit. J’ai joui toute la journée d’être placé à côté<br />
de Kare<strong>en</strong>, qui a relancé naturellem<strong>en</strong>t avec moi, la pratique du carnet socianalytique. Il<br />
s’agit d’une sorte de correspondance, que l’on ti<strong>en</strong>t dans une réunion, que l’on comm<strong>en</strong>te à<br />
338
deux : on dit à l’autre tout ce qui passe par la tête. On a comm<strong>en</strong>cé ce petit jeu surréaliste, lors<br />
des réunions de l’association Korczak, <strong>en</strong> 2003, où l’on s’emmerdait tous les deux : on<br />
transformait l’<strong>en</strong>nui <strong>en</strong> av<strong>en</strong>ture.<br />
Dans cette écriture, quasi-automatique, j’ai glissé rapidem<strong>en</strong>t du corps (thème de la<br />
journée de travail) à l’art. J’ai dit à Kare<strong>en</strong> que, sur les 36 toiles que j’ai déjà peintes, elle<br />
n’est sur aucune ; pourtant, j’ai réuni sur Kare<strong>en</strong> une docum<strong>en</strong>tation photographique<br />
impressionnante. Mon problème : avec elle, je voudrais comm<strong>en</strong>cer par une toile parfaite ;<br />
elle m’inspire tellem<strong>en</strong>t, que je ne puis l’utiliser comme modèle. L'idée de la peindre p<strong>en</strong>dant<br />
son sommeil me conduit à lui montrer les dessins, que j’ai fait de Lucette, dormant dans notre<br />
chambre d’hôtel à Maceo (Brésil) : ils sont dans mon Carnet dali<strong>en</strong> 3 (pp. 17 à 22). C'est ce<br />
que j’ai fait de plus beau : deux sur les cinq sont parfaits. J’y retrouve totalem<strong>en</strong>t Lucette. Je<br />
voudrais du temps, pour saisir Kare<strong>en</strong>, dans son sommeil. Ce partage avec Kare<strong>en</strong> sur ma<br />
recherche <strong>en</strong> art a été assez fort : r<strong>en</strong>tré à la maison, je me suis remis à dessiner. Lucette étant<br />
occupée par des tâches bureaucratiques, j’ai travaillé toute la soirée. Ce matin, j’ai mis à jour<br />
ce Carnet dali<strong>en</strong> 3 : j’ai rempli les pages 94 à 145 ! Je profite de mon manque d’index, pour<br />
dessiner avec un doigt <strong>en</strong> moins. De même que j’ai réussi à me rééduquer au niveau de<br />
l’écriture, j’ai réussi à faire deux ou trois dessins vraim<strong>en</strong>t nouveaux, dans ces jets un peu<br />
rapides et spontanés. Il y a quelques jours, je p<strong>en</strong>sais que je ne redessinerais plus, ma<br />
technique de cuttering remplaçant, disqualifiant le dessin, mais au contraire, j’ai l’impression<br />
aujourd’hui que mon application au cutter a eu pour effet d’améliorer ma graphie. J’ai montré<br />
ce matin à Lucette mon portrait de Monique Sélim (Carnet dali<strong>en</strong> 3, p 139) : elle le trouve<br />
très ressemblant.<br />
On va m’<strong>en</strong>lever les fils de mon index cet après-midi. Je vais donc retrouver le plein<br />
usage de ma main : j’ai <strong>en</strong>vie d’<strong>en</strong> profiter. Hier, j’ai donné à Madame Guichard des photos à<br />
agrandir. Je vais donc poursuivre mon chantier peinture. J’ai égaré plusieurs photos de Gérard<br />
Althabe, que je voudrais peindre.<br />
Reprise de contact avec Patrice : je voudrais qu’il me tire des photos du colloque<br />
Lapassade. J’ai des idées de plus <strong>en</strong> plus claires, sur les conditions à réunir pour travailler :<br />
faire les photos <strong>en</strong> double, sinon je vois disparaître l’image. J’ai la forme, mais je perds le<br />
dossier. J’ai vraim<strong>en</strong>t besoin de Patrice. Il m’a dit qu’il allait bi<strong>en</strong>. Une seule personne lui<br />
manque à la fac : moi.<br />
19 h,<br />
Lecture att<strong>en</strong>tive de la page “culture”, du Monde du lundi 24 janvier (p.19) sur la<br />
stratégie mondiale du Musée Gugg<strong>en</strong>heim, et sur la restauration de l’abbaye de Château-<br />
Landon. Je traverse une période de dissociation. Je voudrais travailler, mais je ne sais pas sur<br />
quoi. Je me s<strong>en</strong>s capable d’installer un atelier à <strong>Paris</strong>. Peindre ? Oui. Il y a aussi la possibilité<br />
de continuer mes lectures (Matisse) ou laisser tomber la peinture, pour finir mon livre sur La<br />
théorie des mom<strong>en</strong>ts, puis me mettre à un texte avec Kare<strong>en</strong>. Elle m’a donné son livre AP et<br />
AI qu’il me faut relire, et peut-être compléter avant l’édition. Bernadette me parle de<br />
paysages. Ce serait mon désir de peindre des paysages. Mais j’ai une responsabilité groupale :<br />
je dois peindre des groupes. Idée de créer une collection Portraits. Idée à partager avec Jean<br />
Pavleski, d’abord. Puis avec Loris Talmart : 144 pages.<br />
21 h,<br />
Charlotte est passée ce soir, me montrer les dessins qu’elle a fait à Berlin, à l’occasion<br />
de l’exposition Flick : intéressant. Cette forme d'expression devi<strong>en</strong>t une pratique familiale.<br />
339
<strong>Paris</strong>, mercredi 26 janvier, 9 h,<br />
Je vi<strong>en</strong>s d’<strong>en</strong>lever mon pansem<strong>en</strong>t au doigt. Il me semble que l’air ne peut que faire du<br />
bi<strong>en</strong> à une cicatrisation plus rapide. Restant à l’intérieur aujourd’hui, je vais <strong>en</strong> profiter : je ne<br />
mettrai un pansem<strong>en</strong>t, que si je sors. Sans pansem<strong>en</strong>t, je vais pouvoir comm<strong>en</strong>cer à rééduquer<br />
mon doigt, que je ré-utilise <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t, pour écrire. Cette utilisation améliore la vitesse de<br />
mon écriture.<br />
Je me replonge dans P. Matisse : ce livre me donne <strong>en</strong>vie de peindre. Si, <strong>en</strong> tango, je<br />
resterai un amateur ; <strong>en</strong> peinture je pourrai dev<strong>en</strong>ir un professionnel. J’ai <strong>en</strong>vie d’<strong>en</strong>trer dans<br />
la peinture, <strong>en</strong> utilisant toutes les ressources à ma disposition, notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> lisant les<br />
grandes biographies de peintres, les classiques de l’histoire de la peinture. Actuellem<strong>en</strong>t, je<br />
suis plongé dans le chapitre sur Dubuffet. J’y appr<strong>en</strong>ds que Dubuffet avait autant le tal<strong>en</strong>t<br />
d’écrire que celui de peindre, mais qu’il préférait la peinture : j’ai Dubuffet dans ma<br />
bibliothèque. C’est Audrey qui me les a fait découvrir. Dubuffet refuse de travailler la<br />
ressemblance dans le portrait. Il inv<strong>en</strong>te une manière de voir l’autre qui, <strong>en</strong>suite, impose<br />
l’autre à travers ce regard. On voyait Pierre Matisse à travers les portraits qu’<strong>en</strong> a fait<br />
Dubuffet.<br />
Midi tr<strong>en</strong>te,<br />
Dans Matisse (p 305), la photo d’une lettre d’H<strong>en</strong>ri à son fils (sous forme de dessins) :<br />
direction à pr<strong>en</strong>dre dans mes correspondances. Mon journal de voyage de Bu<strong>en</strong>os-Aires<br />
devrait pr<strong>en</strong>dre cette forme. Ce matin, chez Hélène, j’ai découvert un très beau dessin de<br />
Constance : Peter Pan. Il était affiché dans la plus belle salle d’exposition : la chambre de ses<br />
par<strong>en</strong>ts !<br />
Je susp<strong>en</strong>ds ma lecture du Matisse à la page 319. J’aime lire ce livre : à travers une<br />
relation (H<strong>en</strong>ri, Pierre), l’auteur parvi<strong>en</strong>t à donner à voir les mom<strong>en</strong>ts de l’art. Le<br />
surgissem<strong>en</strong>t de Breton dans la vie d’H<strong>en</strong>ri, me semble provid<strong>en</strong>tiel pour moi : à travers la<br />
transversalité de Matisse père, je vois apparaître des li<strong>en</strong>s avec mes premières lectures<br />
systématiques sur l’art.<br />
<strong>Paris</strong>, jeudi 27 janvier 2005, 18 h 15,<br />
Journée agréable <strong>en</strong> compagnie de Kare<strong>en</strong>. On parle de mille projets. Concernant l’art,<br />
idée de repr<strong>en</strong>dre mon R. Lourau, sous l’angle romantique. Mon livre (aidé par Kare<strong>en</strong>)<br />
pourrait dev<strong>en</strong>ir : Le continuum romantique ou la sociologie de R<strong>en</strong>é Lourau. Cette idée me<br />
sourit. Comm<strong>en</strong>t écrire ce livre avec Kare<strong>en</strong> ? Sous forme de dialogue.<br />
Samedi 29 janvier, 23 heures,<br />
- Hier à la réunion des irrAIductibles, j’ai donné à B<strong>en</strong>younès qui me r<strong>en</strong>dait l’original<br />
du carnet 1, mon second carnet du Journal d’un artiste.<br />
-Je suis allé chercher 15 toiles à Sainte-Gemme ce matin, et ma peinture, et les<br />
pinceaux et mes cartons à dessins. Je vais reconstruire mon atelier à <strong>Paris</strong>, car je ne vais pas<br />
avoir le temps d’aller à <strong>en</strong> Champagne, ces jours prochains. (La bibliothèque avance à pas de<br />
géant : François a scellé les appuis des étagères).<br />
-Je suis passé chez Créart chercher un pinceau et une toile allongée, qui est destinée à<br />
accueillir Rambouillet.<br />
-J’ai collé plein de chutes dans mon Journal dali<strong>en</strong>.<br />
340
-J’ai été rechercher 3 pellicules de photos, et j’<strong>en</strong> ai porté 5 à développer. Quelques<br />
belles photos de Lu et Pascal ou du Roy de la salade.<br />
Dimanche 27 février 2005, 4 h 50 du matin,<br />
J’avais emporté un carnet à dessin à Bu<strong>en</strong>os Aires, mais je n’ai pas dessiné <strong>en</strong> dehors<br />
du voyage aller, qui fut très perturbateur (turbul<strong>en</strong>ces). Ce voyage m’a quasim<strong>en</strong>t fait oublier<br />
mon mom<strong>en</strong>t de l’art, excepté une r<strong>en</strong>contre trop rapide avec Carlos Gomez C<strong>en</strong>turion, un<br />
peintre, et une visite de C<strong>en</strong>tro Cultural Recoleta (voir mon journal Voyage à Bu<strong>en</strong>os Aires,<br />
13-25 février 2005). Pour mon anniversaire, Lucette m’a offert une très belle sculpture de<br />
danseurs de tango, rapportée de Bu<strong>en</strong>os Aires. Elle est très belle. C’est un cadeau magnifique.<br />
Lundi 28 février 2005, 20 heures,<br />
Je regarde att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t le catalogue de l’exposition Digo la Cordillera, de Carlos<br />
Gomez C<strong>en</strong>turion, au C<strong>en</strong>tro Cultural Recoleta <strong>en</strong> septembre-octobre 2004. Je cherche une<br />
peinture qui pourrait illustrer la traduction du comm<strong>en</strong>taire que Cristian Varela a fait de cette<br />
peinture, et qu’il aimerait bi<strong>en</strong> que nous traduisions pour le publier dans Attractions<br />
passionnelles.<br />
Mercredi 10 mars 2005, 7 h 20<br />
En ouvrant mon courrier, je trouve une invitation pour le vernissage de l’exposition<br />
Cicero Dias, les années 20, les années brésili<strong>en</strong>nes, le mardi 15 mars à 18 heures. Cette<br />
exposition dure du 16 mars au 11 juin. Je ne connaissais pas ce peintre. Les 5 toiles<br />
reproduites dans l’invitation me donn<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vie de le découvrir. Je pourrais m’<strong>en</strong> inspirer pour<br />
ma toile pour Gaby. Je voudrais faire une synthèse <strong>en</strong>tre Bagunça (1928), Ela (1920), et mon<br />
inspiration propre qui serait une photo de la Viruta. Je vais faire agrandir quelques photos de<br />
la Viruta.<br />
<strong>Paris</strong>, v<strong>en</strong>dredi 22 avril, 8 h 30,<br />
Je découvre avec plaisir l’<strong>en</strong>voi de Bernadette : la frappe de mon second carnet<br />
Journal d’un artiste (29 novembre 2004- 27 janvier 2005). Je vais le relire immédiatem<strong>en</strong>t.<br />
Bernadette comm<strong>en</strong>te :<br />
“ Cher Remi, Je t'<strong>en</strong>voie <strong>en</strong>fin La suite d'un Journal d'un artiste. Il était pratiquem<strong>en</strong>t prêt<br />
mardi, mais une migraine m'a rattrapée, vision altérée, regard clignotant... à expérim<strong>en</strong>ter sur la<br />
peinture peut-être, mais pas trop souv<strong>en</strong>t....<br />
Ton journal a été souv<strong>en</strong>t un journal de lecture sur la peinture, mais cela restait aussi une<br />
question de regard, seule la forme, les couleurs changeai<strong>en</strong>t. Cep<strong>en</strong>dant, des réflexions profondes sont<br />
intéressantes. En te lisant, mon regard sur la peinture a progressivem<strong>en</strong>t changé. En suivant la création,<br />
puis la l<strong>en</strong>te élaboration d'une toile, ta progressive découverte de la peinture, je ne regarde plus les<br />
toiles de la même manière dans les expositions. Je les regarde plus <strong>en</strong> profondeur, <strong>en</strong> essayant d'<strong>en</strong><br />
compr<strong>en</strong>dre le cheminem<strong>en</strong>t de fabrication. Quand je remarquais que tu t'attachais davantage à peindre<br />
des portraits, des groupes, je voulais exprimer une sorte de continuité <strong>en</strong>tre le fait d'écrire ton journal,<br />
et le fait de peindre des personnages (une manière de les décrire (d-écrire)), un échange qui<br />
continuerait avec eux, qui se réaliserait selon ton regard <strong>en</strong> peinture, comme tu le ferais à travers ton<br />
vécu dans le journal.<br />
341
Je retrouve un peu ce que je veux dire, dans cette phrase du texte que je t'<strong>en</strong>voie : "Il s’agirait<br />
de montrer que tout créateur travaille à une élaboration de son expéri<strong>en</strong>ce. Il y a un li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre le vécu,<br />
le perçu et le conçu. L’autobiographie est une première forme d’observation de l’expéri<strong>en</strong>ce. Elle est<br />
aussi une première réflexivité. Passer <strong>en</strong> revue les écrits impliqués qui sont des formes de<br />
l’autobiographie".<br />
Ma préfér<strong>en</strong>ce pour les paysages vi<strong>en</strong>t de mon vécu, et aussi de mon besoin d'espace, de<br />
liberté (le v<strong>en</strong>t, les odeurs, la chaleur, le froid), de couleurs et de lumière et d'horizons. Au printemps,<br />
comme <strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t, je voudrais pouvoir r<strong>en</strong>dre le vert changeant des feuilles des arbres, v<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>dre<br />
qui évolue malheureusem<strong>en</strong>t vers une teinte verte unique, mais qui offre, à qui veut le voir une palette<br />
de verts fantastiques ; et la couleur des fleurs du printemps (fleurs de cerisiers, fleurs de pommiers,<br />
lilas... que de magie et de richesse de couleurs). Je l'ai d'ailleurs toujours voulu... et chaque printemps,<br />
cette <strong>en</strong>vie me revi<strong>en</strong>t, <strong>en</strong>vie de peintures multi s<strong>en</strong>sorielles (toucher, couleur, odeur...). Cela me fait<br />
p<strong>en</strong>ser que tu n'évoques pas souv<strong>en</strong>t l'odeur de la peinture... Il faudrait aussi un jour que je compare les<br />
toiles que j'ai imaginées <strong>en</strong> te lisant, avec celles réalisées... L'imagination est peintre à sa manière !<br />
J'aimerais aussi découvrir une toile d'Hubert de Luze, dont je ne connais pas le visage... Dans<br />
ce carnet, tu n'évoques pas la possibilité d'une toile, ou peut-être att<strong>en</strong>ds-elle d'être parfaite. Je ne sais<br />
d'où me vi<strong>en</strong>t ce besoin de mettre un visage sur l'auteur du Précaire et du certain, livre qui m'a<br />
marqué...<br />
Voilà un peu de lecture pour demain matin... J'ai oublié de te dire que j'ai comm<strong>en</strong>cé à taper<br />
Avec Romain. Journal de paternité. Tu me l'avais remis <strong>en</strong> même temps que les trois autres journaux,<br />
que te rapporteras B<strong>en</strong>younès. Je n'ai lu ton message que dimanche : et je suis désolée, si tu l'as<br />
cherché. Je t'embrasse, ainsi que Lucette. Bernadette ”.<br />
18 h 30,<br />
Relecture de la frappe de ce carnet (nov. 2004-janvier 2005) ; visite de David qui m’a<br />
aidé dans l’amélioration de mon système informatique ; appel de Georges, qui a voulu me<br />
faire v<strong>en</strong>ir à une réunion des irrAIductibles, qui avait lieu chez lui. J’y suis allé, mais la porte<br />
était fermée, et impossible de faire savoir que j’étais <strong>en</strong> bas : la sonnette ne marchait pas.<br />
Impossible d’aller téléphoner de la fac : l'<strong>en</strong>trée <strong>en</strong> est interdite. Je me suis fait refouler par<br />
des vigiles. Cette sortie m’a fait découvrir le beau temps. Mon bureau ne reçoit pas le soleil<br />
qui inonde la Rue de la Liberté ! Lettre à Bernadette pour la remercier de son excell<strong>en</strong>t<br />
travail.<br />
Mardi 17 janvier 2006,<br />
Yang Ting Ting, une étudiante et artiste chinoise me demande de lire ce journal. Je<br />
m'aperçois que depuis avril 2005, mon mom<strong>en</strong>t de l'art est ral<strong>en</strong>ti. J'ai vraim<strong>en</strong>t <strong>en</strong>vie de m'y<br />
remettre, d'y travailler plus régulièrem<strong>en</strong>t. Durant l'été, j'ai produit deux ou trois choses. Cela<br />
doit être inscrit dans un petit carnet !<br />
Mercredi 1 er février 2006, 7 h 40,<br />
Depuis plusieurs jours, je relis ce journal d'un artiste. Hier, lors de la visite de Maryna<br />
Uzun et Salvatore Panu, deux musici<strong>en</strong>s et ethnologues (qui veul<strong>en</strong>t traduire La théorie des<br />
mom<strong>en</strong>ts <strong>en</strong> itali<strong>en</strong> et russe !), j'ai ress<strong>en</strong>ti le besoin de ressortir mon carnet dali<strong>en</strong> 3, et d'y<br />
faire quelques ajouts.<br />
En relisant mes remarques sur Nolw<strong>en</strong>n, du v<strong>en</strong>dredi 17 décembre 2004, je note que<br />
ma petite-fille, à chaque fois que nous nous voyons, me dit : "Alors, notre atelier, on l'installe<br />
? Je veux me mettre à la peinture à l'huile". Nolw<strong>en</strong>n dessine très bi<strong>en</strong>, tout le temps : son trait<br />
342
s'affirme. Elle compte sur moi pour accélérer l'institutionnalisation de son mom<strong>en</strong>t de la<br />
peinture.<br />
14 h 50,<br />
<strong>en</strong> me relisant, de trouve à la date du jeudi 13 janvier 2005 : "Il faut que je m’habitue,<br />
à ce que mes amis ne voi<strong>en</strong>t pas le monde, comme je le vois". Comm<strong>en</strong>taire d'aujourd'hui : si<br />
la peinture m'aidait à intégrer ce fait, je serais plus heureux. Les g<strong>en</strong>s ne partag<strong>en</strong>t que<br />
rarem<strong>en</strong>t mon rapport au monde, ma vision des choses : mon originalité, ma spécificité, ma<br />
valeur se produis<strong>en</strong>t de cet écart <strong>en</strong>tre l'autre et moi. J'ai un rapport singulier à l'homme et à la<br />
société. L'autre, aussi.<br />
Catalogue des œuvres évoquées dans le Journal d'un artiste<br />
Huiles sur châssis<br />
N°1 “ Sauvé du feu”, <strong>en</strong> vert, 55 x 46 cm, déc. 2003.<br />
N°2 “ Sauvé du feu”, 55 x 46 cm, déc. 2003.<br />
N°3 “ Sauvé du feu”, 55 x 46 cm, déc. 2003.<br />
N°4 “ Sauvé du feu”, 81 x 65 cm, déc. 2003.<br />
N°5 “ Sauvé du feu”, 81 x 65 cm, déc. 2003.<br />
N°6 “ Sauvé du feu”, 81 x 65 cm, déc. 2003.<br />
N°7 “ Autoportrait ”, toile ovale de 40 cm de hauteur sur 30 cm de largeur, 28 décembre 2003<br />
N°8 “ Portrait d’Hajar ”, 73 x 54 cm, 1er janvier 2004.<br />
N°9 “ Sarah Wald<strong>en</strong>, Outrage à la peinture ”, 73 x 54 cm, 1 er janvier 2004.<br />
N°10 “ La Constance, et le Roy de la salade ”, 73 x 54 cm, 5 janvier 2004.<br />
N°11 “ Lire au lit ”, 46 x 33 cm, 6 janvier 2004.<br />
N°12 “ Aimer, s’aimer 2 ”, 46 x 33 cm, 7 janvier 2004.<br />
N°13 “ Le cirque de Romain ”, 20 x 20 cm, 11 janvier 2004.<br />
N°14 “ Paul Hess à son bureau à la Mairie de Reims, le 20 septembre 1915 ”, 46 X 33 cm, 12<br />
janvier 2004.<br />
N°15 “ Paul Hess et ses amis de la comptabilité, Reims, 1915 ”, 46 x 33 cm, 12 janvier 2004.<br />
N°16 “ La tireuse de cartes ”, 46 x 33 cm, 12 janvier 2004.<br />
N°17 “ Clair de lune institutionnaliste ”, 46 x 33 cm, 12 janvier 2004.<br />
N°18 “ 1 er janvier à Rambouillet ”, 60 x 50 cm, janvier 2004.<br />
N°19 “ Fusion maternelle ”, 46 x 33 cm, 16 janvier 2004.<br />
N°20 “ Paul et ses douze collègues ”, 46 x 33 cm, 17 janvier 2004.<br />
N°21 “ Paul, à 62 piges, a fini son livre ”, 46 x 33 cm, 17 janvier 2004.<br />
N°22 “ Tango au bord de Seine ”, 46 x 33, 25 janvier 2004.<br />
N°23 “ Pierre, 20 ans déjà ”, 73 x 60 cm, 19 février 2004.<br />
N°24 “ Georges à l’accordéon ”, 10 mai 2004, donné à G. Lapassade le jour même.<br />
N°25 “ Vol d’oiseaux ”, 22 mai 2004.<br />
N°26 “ Liz Claire à Sainte-Gemme ”, 2 juillet 2004.<br />
N°27 “ Théorie des mom<strong>en</strong>ts ”, 2 juillet 2004.<br />
N°28 “ Gérard Althabe ”, 22 juillet 2004.<br />
6 fonds rouges (Sainte-Gemme, automne)<br />
6 fonds verts (Sainte-Gemme, automne)<br />
3 fonds bleu (Metz, novembre)<br />
5 fonds bleus (6 décembre).<br />
N°29 “ La transe de R<strong>en</strong>é Lourau ”, 2004.<br />
343
N°30 “ Georges Lapassade lisant la lettre des irrAIductibles ”, 2004.<br />
N°31 “ Les anthropologues au colloque G. Lapassade ”, 2004.<br />
N°32 “ Brigitte et Constance ” (comm<strong>en</strong>cée le 18 décembre 2004).<br />
N°33 “ Lu et Pascal ” janvier 2005.<br />
N°34 “ Sout<strong>en</strong>ance de thèse de Salvatore ”, janvier 2005.<br />
N°35 “ Althabe 26 mai 2004, 1 ”, janvier 2005<br />
N°36 “ Althabe 26 mai 2004, 2 ”, janvier 2005.<br />
N°37 “ Le 10 mai 2004 ”, janvier 2005.<br />
N°38 “ Laur<strong>en</strong>ce ”, janvier 2005.<br />
N° 39 “ Pierre ”, portrait, 29 janvier 2005.<br />
Huiles sur carton<br />
N°1 “ Saint Suaire ”, 60 x 50 cm, 16 janvier 2004.<br />
N°2 “ Palette arrangée ”, 10 mai 2004.<br />
Gouaches<br />
2004, G 1 (gouache) “ Lulu rêveuse ” (à partir d’une photo du 1er janvier 1999 chez<br />
R. Lourau).<br />
G 2 : “ Capitaine d’escorte ” (d’après une photo de Charlotte lorsqu’elle avait 12 ans).<br />
G 3 : “ Paul sur les ruines de sa maison (1915) ”, à partir d’une photo agrandie de<br />
l’époque.<br />
G 4 : “ Vue sur la mer, Maceio, de l’hôtel Ibis ”,<br />
G 5 : “ Nuit sur la mer, Maceio vue de l’hôtel Ibis ”.<br />
G 6 : “ Pinto ”, laissé au Brésil, pour publication dans un journal.<br />
344
Chapitre 13 :<br />
La conception : le mom<strong>en</strong>t conçu<br />
Fragm<strong>en</strong>ts d'une recherche<br />
12 décembre 2003,<br />
"Tout est sem<strong>en</strong>ce"<br />
Novalis, Le Monde doit être romantisé, <strong>Paris</strong>,<br />
Allia, 2002, p. 74, § 188.<br />
"La trans-duction, opération de p<strong>en</strong>sée<br />
sur/vers un objet virtuel pour le construire et le<br />
réaliser. Ce serait une logique de l'objet possible et/ou<br />
impossible."<br />
H. Lefebvre, Logique formelle et logique<br />
dialectique, préface à la seconde édition, 1969, p.<br />
XXIII.<br />
“C’est un devoir de faire profiter les autres de<br />
sa propre expéri<strong>en</strong>ce”.<br />
George Sand, L’histoire de ma vie.<br />
Dans le métro, <strong>en</strong> r<strong>en</strong>trant de deux sout<strong>en</strong>ances de thèse à <strong>Paris</strong> 7, sous la direction de<br />
Jean Arlaud, je trouve, dans une poche, ce petit carnet que je voulais utiliser dans mes nonlieux<br />
(Marc Augé). Selon Augé, les non-lieux sont des espaces comme le métro, l'avion où<br />
l'on se déplace dans une sorte d'état, où l'on n'est vraim<strong>en</strong>t nulle part. Sur le plan du sujet,<br />
dans le non-lieu, le corps est dans l'ici du non-lieu, mais l'esprit est déjà là ; de ce là d'où il<br />
vi<strong>en</strong>t, ou plutôt de ce là où il va. Le non-lieu est un vide qui permet le passage d'un mom<strong>en</strong>t à<br />
un autre. Il faudra réfléchir sur cette notion de vide interstitiel, qui est absolum<strong>en</strong>t nécessaire<br />
pour se faire une représ<strong>en</strong>tation du site des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Aujourd'hui, j'ai vécu une certaine frustration, car Jean Arlaud m'a demandé de faire<br />
les rapports après-sout<strong>en</strong>ance, <strong>en</strong> situation. À une époque, on parlait de "rapport de<br />
sout<strong>en</strong>ance". L'expression "rapport après sout<strong>en</strong>ance" est nouvelle. Elle semble indiquer une<br />
rupture dans la définition de l'acte. Avant, l'acte était, <strong>en</strong> principe, le protocole de sout<strong>en</strong>ance.<br />
On devait raconter ce qui s'est passé dans la dialectique <strong>en</strong>tre le candidat et son jury. Noter le<br />
procès, la dynamique de la sout<strong>en</strong>ance elle-même était intéressant : on disait si le candidat<br />
compr<strong>en</strong>ait les questions qu'on lui posait ; on disait aussi s'il parv<strong>en</strong>ait à y répondre. Bi<strong>en</strong> que<br />
non-membre de son jury d'habilitation, j'ai t<strong>en</strong>té ce travail pour la sout<strong>en</strong>ance de Christine<br />
Delory-Momberger qui a eu lieue lundi. Maint<strong>en</strong>ant, le glissem<strong>en</strong>t vers l'après sout<strong>en</strong>ance<br />
pousse chaque membre du jury à réécrire un nouveau texte, qui ti<strong>en</strong>t compte d'une nouvelle<br />
élaboration.<br />
Mon rêve aurait été de ne pas avoir à faire quelque chose dans la durée de la situation.<br />
J'aurais voulu pouvoir vivre la sout<strong>en</strong>ance dans un rapport de non-lieu. Le non-lieu est une<br />
sorte d'espace-temps que l'on traverse de façon linéaire. Dans une sout<strong>en</strong>ance, il y a un<br />
mom<strong>en</strong>t fort, c'est celui où l'on doit pr<strong>en</strong>dre la parole. Mais, avant ou après, on doit se taire.<br />
345
C'est une sorte de non-lieu car, à quelques exceptions près où l'on est pris par ce que dis<strong>en</strong>t les<br />
autres jurés, le plus souv<strong>en</strong>t, c'est un passage que l'on traverse <strong>en</strong> écoutant que d'une oreille. Il<br />
s'agit d'une écoute flottante qui permet que l'on s'adonne à autre chose. Beaucoup griffonn<strong>en</strong>t<br />
tout <strong>en</strong> écoutant (cas de R<strong>en</strong>é Lourau) : on fait des petits dessins ou l'on écrit quelques mots<br />
sur un papier qui s'égarera bi<strong>en</strong> vite. Suivant les méandres du discours qui se ti<strong>en</strong>t, l'écoute<br />
mobilise <strong>en</strong>tre 5 et 50% de votre att<strong>en</strong>tion. Parfois, le temps d'un instant, on écoute à 100 ou<br />
120%. Mais, de toute manière, malgré les int<strong>en</strong>sités, il faut garder le sil<strong>en</strong>ce.<br />
Ecrire son journal à ce mom<strong>en</strong>t précis est intéressant. Cela permet à la fois de suivre<br />
un fil propre, à soi, et év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t de couper pour introduire une idée, produite par le<br />
dispositif de sout<strong>en</strong>ance. Nous sommes là dans une situation où le sujet oscille constamm<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong>tre le mom<strong>en</strong>t du quotidi<strong>en</strong> institutionnel contraint (subi) de l'ici et maint<strong>en</strong>ant et le mom<strong>en</strong>t<br />
voulu, ou parfois le mom<strong>en</strong>t conçu.<br />
***<br />
Je repr<strong>en</strong>ds ce texte à Dijon, dans un amphi, où se confront<strong>en</strong>t des philosophes sur le<br />
thème "La culture et les cultures, nouvelles figures de l'un et du multiple"… J'ai la grippe. Il<br />
est 17 h 30, et je n'ai dormi que trois heures cette nuit. Je ne désire qu'une chose : fuir le<br />
mom<strong>en</strong>t contraint de la réunion <strong>en</strong> amphi (je ne peux pas fuir physiquem<strong>en</strong>t, car je suis au<br />
milieu d'une travée de l'amphi), et me réfugier <strong>en</strong> moi-même. A côté de moi : une collègue<br />
philosophe, Christine V. J'aurais plaisir à échanger ave elle, sur son interv<strong>en</strong>tion d tout à<br />
l'heure (<strong>en</strong> gros : musique et philosophie). Sa prés<strong>en</strong>ce me rassure. Elle est <strong>en</strong>tre moi et<br />
Michel Tozzi, avec qui elle a déjà dansé.<br />
Michel Tozzi, philosophe à Montpellier, ma rappelait récemm<strong>en</strong>t (au colloque de<br />
Reims sur l'<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t de la philosophie <strong>en</strong> lycée professionnel) qu'il avait fait du tango<br />
avec moi et Charlotte (ma fille m'avait secondé dans mon cours, alors qu'elle n'avait <strong>en</strong>core<br />
que dix ans !).<br />
Je suis donc bi<strong>en</strong>, recroquevillé sur moi, mon carnet : écrire me permet de ne pas<br />
m'accrocher au discours d'Alain Pierrot que j'ai r<strong>en</strong>contré tout à l'heure. Je le connais depuis<br />
longtemps.<br />
L'organisation de ma fuite, sur place, est typique de ce mom<strong>en</strong>t conçu qui est d'abord<br />
un mom<strong>en</strong>t volé. Je me retire du mom<strong>en</strong>t du nous, pour me r<strong>en</strong>contrer sur le mom<strong>en</strong>t du je. Le<br />
je est alors celui qui écrit, qui t<strong>en</strong>te de construire un discours suivi sur un thème : la théorie<br />
des mom<strong>en</strong>ts, mais à partir d'une phrase musicale : le mom<strong>en</strong>t conçu. Comm<strong>en</strong>t définir le<br />
mom<strong>en</strong>t conçu ? Si je me place dans une logique lefebvri<strong>en</strong>ne, le conçu s'oppose au vécu et au<br />
perçu. Le mom<strong>en</strong>t vécu n'est que rarem<strong>en</strong>t consci<strong>en</strong>tisé. Il reste dans le pré (comme dirait<br />
Jean Oury, dans Création et schizophrénie). Le pré, c'est ce qui se trouve là avant la<br />
consci<strong>en</strong>ce, voire même avant la structure. C'est quelque chose qui a de l'énergie, mais qui se<br />
place davantage dans le pathique que dans le pathétique.<br />
L'idée de dessiner Christine m'est v<strong>en</strong>ue tout à l'heure p<strong>en</strong>dant l'atelier. Mais, autant <strong>en</strong><br />
amphi ce matin, j'avais pu faire 5 dessins dont 4 caricatures des orateurs, autant dans un<br />
groupe de 12 (que j'étais <strong>en</strong> charge d'animer), je ne me voyais pas faire ce passage à l'acte, ce<br />
pas de côté par rapport au mom<strong>en</strong>t institué. L'instituant ne peut pas surgir lorsque l'institué<br />
occupe tout le champ. Christine, je l'ai regardé de façon vague ; et à un mom<strong>en</strong>t, je me suis dit<br />
: "je voudrais sortir mon carnet dali<strong>en</strong>, et t<strong>en</strong>ter de la croquer". Je l'ai regardé comme le<br />
peintre regarde son modèle. Cette pénétration presque physique du regard est de l'ordre du<br />
pathique. Je me suis surpris <strong>en</strong> train de la regarder, ainsi. Je me suis dit : "J'aurais <strong>en</strong>vie de<br />
sortir mon carnet" ; et <strong>en</strong> même temps : "Je ne dois pas la regarder ainsi. Je peux la déranger.<br />
Ce mom<strong>en</strong>t pathique n'est pas adéquat à la situation."<br />
346
Le mom<strong>en</strong>t pathique de Cézanne : il s'exclame soudain (<strong>en</strong> montrant des arbres sur la<br />
Montagne Sainte-Victoire) : "ça, c'est du bleu". Ce bleu de Cézanne, c'est un bleu qui est là et<br />
qui pr<strong>en</strong>d possession de Cézanne. Il devi<strong>en</strong>t le bleu de Cézanne, ou plutôt ce bleu qui fait de<br />
Cézanne son objet. Possession <strong>en</strong>tre mon énergie et quelque chose qui surgit. Le mom<strong>en</strong>t<br />
pathique est vécu sur le mode de l'int<strong>en</strong>sité, alors que la plupart du temps, le quotidi<strong>en</strong>, le<br />
vécu est de l'ordre de la durée, et non de l'ordre de l'int<strong>en</strong>sité. Quand Cézanne hurle : "ça, c'est<br />
du bleu !", il n'est pas dans le véu, il est dans le conçu de son mom<strong>en</strong>t pathique. Il va le<br />
produire comme son monde, comme le monde tel que tout le monde le verra <strong>en</strong>suite après lui.<br />
Aujourd'hui pour moi, la Montagne Sainte-Victoire, c'est le bleu de Cézanne.<br />
Rev<strong>en</strong>ons au vécu. Mon hypothèse, c'est que le vécu est très élaboré. Il est construit<br />
selon des procédures complexes analysées par Peter Berger et Luckmann, dans La<br />
construction sociale de la réalité. On vit des expéri<strong>en</strong>ces que l'on r<strong>en</strong>ouvelle avec succès<br />
jusqu'à <strong>en</strong> faire des routines. Je r<strong>en</strong>tre à la maison. Il est 20 heures. Je passe à la cuisine. Le<br />
repas n'est pas prêt. Je regarde s'il y a du pain. Non ! Je vais le chercher. C'est la première<br />
chose à faire, à cette heure-ci, car le boulanger ne traînera plus à fermer sa boutique. En<br />
desc<strong>en</strong>dant les deux étages, je me dirais : "Lui restera-t-il du pain ?" En même temps, <strong>en</strong><br />
passant devant les boîtes aux lettres, je regarderai s'il y a du courrier : oui, mais il faut d'abord<br />
aller chercher le pain. Je pr<strong>en</strong>drai le courrier <strong>en</strong> repassant par là, ma baguette à la main. Je<br />
regarde le paquet de lettres, <strong>en</strong> faisant déjà un certain tri ; je mets le paquet sous un bras ; et,<br />
pr<strong>en</strong>ant l'asc<strong>en</strong>seur, j'ouvre telle lettre qui reti<strong>en</strong>t particulièrem<strong>en</strong>t mon att<strong>en</strong>tion, ou plutôt ma<br />
curiosité… De retour dans la cuisine, j'<strong>en</strong>tre plus particulièrem<strong>en</strong>t dans le mom<strong>en</strong>t du repas :<br />
ouvrant le frigo, j'évalue ce qu'il y a, ce que je puis cuisiner avec ; je réfléchis à ma faim. Je<br />
demande à Lucette, si elle a eu le temps de déjeuner à midi : "Non, je n'ai mangé qu'un<br />
sandwich", dit-elle, <strong>en</strong> insistant sur le "vich". Sa réponse ne me surpr<strong>en</strong>d pas ; jamais mon<br />
épouse n'a le temps de déjeuner, quand elle travaille à l'université.<br />
Il me faut donc préparer un vrai repas : une salade ? oui, de toute façon. Je mets des<br />
pommes de terre à cuire : les ferai-je sauter à la poêle avec des oignons, avec du gruyère ? oui<br />
! il reste du gruyère râpé. Ainsi, tout doucem<strong>en</strong>t, s'organise le vécu de mon quotidi<strong>en</strong> au<br />
mom<strong>en</strong>t du repas. P<strong>en</strong>dant ce temps, dans son bureau, Lucette répond à ses courriers<br />
électroniques ; il lui arrive de décrocher le téléphone : beaucoup sav<strong>en</strong>t qu'à cette heure, elle<br />
est là. P<strong>en</strong>dant le repas, je déteste faire deux choses à la fois : à partir du mom<strong>en</strong>t où mes<br />
champignons sont bi<strong>en</strong> pris dans la crème ou, aujourd'hui, repris dans une goutte de vin blanc<br />
de La Fare-les-Oliviers, c'est le bon mom<strong>en</strong>t de les manger ; plus ri<strong>en</strong> d'autre n'est supportable<br />
! Il faut se mettre à table : malheur au fou qui téléphone !<br />
Le bon mom<strong>en</strong>t, n'est-ce pas déjà une évaluation, ce bon ? Le bon mom<strong>en</strong>t n'est pas<br />
n'importe quel mom<strong>en</strong>t, mais dans le bon mom<strong>en</strong>t, le qualificatif transforme l'espace du<br />
mom<strong>en</strong>t <strong>en</strong> temps : le mom<strong>en</strong>t n'est plus spatial, géographique ou anthropologique, il s'inscrit<br />
dans le déroulem<strong>en</strong>t du temps : le mom<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>d alors une épaisseur temporelle. On dispose<br />
d'un peu plus qu'un instant, un tout petit mom<strong>en</strong>t, pour profiter de cette conjoncture, où les<br />
champignons ont quitté la poêle et sont <strong>en</strong>core chauds ; car il faut les manger, p<strong>en</strong>dant qu'ils<br />
sont chauds. Ils sont chauds ; mais dans un instant, ils auront refroidi ; et un peu plus tard, ils<br />
seront froids. Des champignons au Blanc de La Fare, froids, non ! il n'est pas possible de les<br />
faire réchauffer.<br />
Le téléphone sonne :<br />
-C'est Martine au téléphone !<br />
Lucette donne priorité à Martine, plutôt qu'à mes champignons ! Je décide de manger<br />
seul. Je suis dans le mom<strong>en</strong>t du repas, mais sans la dim<strong>en</strong>sion "partage", ess<strong>en</strong>tielle, pour moi,<br />
de ce mom<strong>en</strong>t, constitutif de mon id<strong>en</strong>tité culturelle. Quand Lucette mange ses champignons<br />
réchauffés, j'ai décidé d'aller avancer ma lecture de J. Oury.<br />
347
Je passe du mom<strong>en</strong>t (manqué) du repas, au mom<strong>en</strong>t de la lecture, brusquem<strong>en</strong>t, tel un<br />
passage à l'acte ! Ce passage à l'acte n'est pas consci<strong>en</strong>tisé, il n'est pas conçu, voulu :<br />
seulem<strong>en</strong>t une impulsion, une volonté de ne pas être dép<strong>en</strong>dant de l'autre pour vivre la<br />
temporalité. Quand je préparais le repas, j'avais <strong>en</strong>core l'espoir que Lucette parvi<strong>en</strong>drait à<br />
quitter son mom<strong>en</strong>t administratif, pour me rejoindre dans le mom<strong>en</strong>t du repas : cela ne s'est<br />
pas fait. Je retourne aux jeux du je : le je a ses mom<strong>en</strong>ts ; le nous a les si<strong>en</strong>s ; pour <strong>en</strong>trer,<br />
<strong>en</strong>semble, dans le mom<strong>en</strong>t du nous, dans les mom<strong>en</strong>ts du nous, il faut ménager des<br />
transitions. Il faut que chacun parvi<strong>en</strong>ne à se dégager du mom<strong>en</strong>t antérieur, pour <strong>en</strong>trer dans<br />
le mom<strong>en</strong>t commun. Partager un repas à six ou huit, qu'il s'agisse d'un repas familial ou<br />
amical, suppose que six ou huit personnes quitt<strong>en</strong>t leur vécu temporel antérieur, pour <strong>en</strong>trer<br />
dans le mom<strong>en</strong>t commun ; pour certains, cela signifie quitter le mom<strong>en</strong>t du travail, pour<br />
d'autres, le mom<strong>en</strong>t de la toilette, de la lecture ou des informations télévisées.<br />
Le mom<strong>en</strong>t de l'apéritif, sorte de sas, est un espace-temps qui permet au groupe de<br />
redéfinir progressivem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong>semble et individuellem<strong>en</strong>t, le mom<strong>en</strong>t commun. Le mom<strong>en</strong>t du<br />
repas est vécu, mais, lorsqu'on invite des amis, il est d'abord conçu : la forme sociale de la<br />
r<strong>en</strong>contre, passe par une idée, une décision préalable.<br />
Le mom<strong>en</strong>t manqué est celui qu'on laisse passer, comme Lucette laisse passer les<br />
champignons au profit de sa conversation avec Martine ! Il y a un germe. Mais il est mort.<br />
Quelle disponibilité au mom<strong>en</strong>t ? Dans le vécu, les mom<strong>en</strong>ts virtuels sont légions, ils se<br />
crois<strong>en</strong>t ; ce sont des germes : ils travers<strong>en</strong>t le champ perceptif. Dans une certaine mesure, les<br />
virtualités du mom<strong>en</strong>t sont floues : l'activité du sujet peut transformer la dérive du quotidi<strong>en</strong><br />
<strong>en</strong> mom<strong>en</strong>t. Me décider à préparer un repas, se pose par opposition à deux ou trois autres<br />
possibles : si, passant par la cuisine, je m'aperçois que Lucette a pris l'initiative de faire<br />
réchauffer une ratatouille congelée, je me tournerai vers eux. Lucette prépare la ratatouille, à<br />
partir des produits du jardin : elle pr<strong>en</strong>d donc l'initiative de sortir ces plats du congélateur ! Si<br />
le dîner n'a pas été pris <strong>en</strong> charge, au niveau de son élaboration comme mom<strong>en</strong>t, je pourrais<br />
aussi décider de faire autre chose, mais cet autre chose pourrait alors être une sorte de nonlieu,<br />
de vide, d'abs<strong>en</strong>ce, par rapport aux mom<strong>en</strong>ts construits. Je peux allumer la télévision, et<br />
m'<strong>en</strong> désinvestir, <strong>en</strong> m'apercevant que c'est l'heure de la pub. Je peux me reposer, <strong>en</strong>lever mes<br />
chaussures : tous ces gestes du quotidi<strong>en</strong> ne sont pas vraim<strong>en</strong>t consci<strong>en</strong>tisés. Le chat me<br />
monte dessus : il veut m'embrasser : je compr<strong>en</strong>ds, mais je n'ai pas trop <strong>en</strong>vie de cette<br />
t<strong>en</strong>dresse v<strong>en</strong>ant de lui, maint<strong>en</strong>ant. Il veut que je m'occupe de lui (à moins qu'il veuille<br />
s'occuper de moi) ; je lui <strong>en</strong>voie une balle : qu'il aille la chercher ! Qu'il joue seul. Je ne sais<br />
pas bi<strong>en</strong> ce que je veux, je suis dans un état de lat<strong>en</strong>ce ; j'aurais faim, mais je ne le<br />
consci<strong>en</strong>tise pas vraim<strong>en</strong>t : je ne mets pas <strong>en</strong> mots le vague ress<strong>en</strong>ti. Ma faim serait aussi faim<br />
de convivialité avec mon épouse, or, elle est occupée. Dans cet état de lat<strong>en</strong>ce, j'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds une<br />
information à la télévision : Saddam Hussein vi<strong>en</strong>t d'être capturé. Je m'installe devant la<br />
télévision, et mon att<strong>en</strong>tion s'est mobilisée à 100% : comm<strong>en</strong>t ai-je pu laisser passer cette info<br />
? mais, rapidem<strong>en</strong>t, les comm<strong>en</strong>taires des journalistes m'<strong>en</strong>nui<strong>en</strong>t : je n'écoute plus qu'à 40% :<br />
je nourris mon activité psychique d'autres réalités ; j'ouvre le journal, posé sur le sofa : l'info<br />
télé se trouve dans Le Monde de ce soir. Je passe alors du statut de téléspectateur au statut de<br />
lecteur de mon quotidi<strong>en</strong>.<br />
Alors que j'écris, Christine V. m'interrompt.<br />
Elle me montre quelques notes, quelques réflexions, qu'elle développe sur la question<br />
du mom<strong>en</strong>t, que j'évoquais avec elle alors que nous <strong>en</strong>trions dans l'amphi ; je la lis. En<br />
échange de ce papier qu'elle m'a t<strong>en</strong>du, je lui ai ouvert mon texte, ce carnet que je suis <strong>en</strong> train<br />
de remplir : le mom<strong>en</strong>t de solitude que je recherchais devi<strong>en</strong>t complicité, conniv<strong>en</strong>ce : on joue<br />
l'un et l'autre d'une interaction. Je suis son lecteur ; elle est ma lectrice ; ce texte que je<br />
compose (au départ, dans une perspective de communication virtuelle <strong>en</strong> temps différé),<br />
devi<strong>en</strong>t une correspondance <strong>en</strong> temps réel : je suis donc <strong>en</strong> train d'écrire mon texte, dans une<br />
348
nouvelle définition du mom<strong>en</strong>t de l'écriture. Je suis un fil, mais je sais qu'elle va me lire !<br />
J'écris donc pour elle : le lecteur virtuel de tout texte théorique s'incarne dans ma voisine.<br />
Les élèves viv<strong>en</strong>t souv<strong>en</strong>t cette situation ; le professeur p<strong>en</strong>se qu'ils pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t des notes<br />
: ils sont <strong>en</strong> train de développer une communication transversale. Le mom<strong>en</strong>t de la didactique<br />
pédagogique se transforme alors, <strong>en</strong> organisation clandestine de couloirs : c'est la récréation,<br />
une création au cœur même de la pédagogie bureaucratique. Cette transgression fonctionne<br />
d'autant mieux maint<strong>en</strong>ant, que les g<strong>en</strong>s autour de moi (Gilles Boudinet, Léonore Defay,<br />
Michel Tozzi…), pos<strong>en</strong>t des questions aux orateurs : ces derniers sont tellem<strong>en</strong>t dans leur<br />
mom<strong>en</strong>t, qu'ils ne peuv<strong>en</strong>t pas se douter, que tous les prés<strong>en</strong>ts dans la salle ne fuss<strong>en</strong>t<br />
mobilisés comme eux ! J'<strong>en</strong>t<strong>en</strong>ds citer Gadamer, Wittg<strong>en</strong>stein : comme de la musique de fond<br />
; ce que je vis : l'institution d'une relation avec Christine V. Écrire, c'est parv<strong>en</strong>ir à investir à<br />
fond ce mom<strong>en</strong>t, "dans l'int<strong>en</strong>sité de ce qui est né, et va mourir bi<strong>en</strong>tôt" (Christine V.), bi<strong>en</strong><br />
tôt, sans que l'on ait <strong>en</strong>vie, le besoin, la possibilité de le faire durer davantage.<br />
Moi, je profite de cette int<strong>en</strong>sité, je me laisse porter par la vague de cette int<strong>en</strong>sité pour<br />
produire, mom<strong>en</strong>t de la conception du texte : le texte, c'est du conçu, du voulu ; mom<strong>en</strong>t volé,<br />
au s<strong>en</strong>s où l'on branche un fil électrique sur le compteur de son voisin. On utilise une énergie<br />
collective, dont on se dissocie, pour concevoir un là, à côté de l'ici. Je suis ici, oui ! mais<br />
psychiquem<strong>en</strong>t je suis là : cette t<strong>en</strong>sion, <strong>en</strong>tre ici et là, me fait avancer. Dans ses notes,<br />
Christine parle du mom<strong>en</strong>t autre, où "l'on s<strong>en</strong>t, goûte le pim<strong>en</strong>té sucré de ce qui se passe, sans<br />
trace". Ni vu, ni connu : "un mom<strong>en</strong>t dans ; fusion dans ce mom<strong>en</strong>t UN, où l'on est toujours<br />
deux, trois, douze, plus ce qui est <strong>en</strong>tre nous : la distance, pleine, <strong>en</strong>globante".<br />
Ce pim<strong>en</strong>té sucré de Christine V. est pour moi de l'ordre du pathique.<br />
Le mom<strong>en</strong>t conçu est un mom<strong>en</strong>t que l'on conçoit, on <strong>en</strong> a la conception, peut être le<br />
concept. Le concept est la mise <strong>en</strong> mot, la mise <strong>en</strong> forme abstraite d'un vécu perçu, qu'on peut<br />
isoler, abstraire. Je p<strong>en</strong>se à une conversation que je vi<strong>en</strong>s d'avoir avec Hubert Vinc<strong>en</strong>t, un<br />
professeur de philosophie de Lille ; j'écoute <strong>en</strong> même temps, une confér<strong>en</strong>ce de Stéphane<br />
Douailler sur Socrate : il nous parle du contemporain. "Qu'est-ce qu'une question<br />
contemporaine?", dit-il. Je réponds spontaném<strong>en</strong>t "une question que l'on se pose dans le<br />
mom<strong>en</strong>t que l'on habite dans l'ici et maint<strong>en</strong>ant, de notre temps". En matière de temporalité, le<br />
mom<strong>en</strong>t devi<strong>en</strong>t génétique. En économie, on distingue le mom<strong>en</strong>t de l'esclavage, celui du<br />
servage, celui du salariat ; dans une succession, dans la progression des mom<strong>en</strong>ts, se devine le<br />
dev<strong>en</strong>ir d'une société ; pour le sujet, ce sont les mom<strong>en</strong>ts de l'<strong>en</strong>fance, de l'adolesc<strong>en</strong>ce, de<br />
l'<strong>en</strong>trée dans la vie, de l'âge adulte, du vieillissem<strong>en</strong>t, etc.<br />
Hubert Vinc<strong>en</strong>t, proche de Jean Oury (il a travaillé à La Borde), me pose une question<br />
: "comm<strong>en</strong>t se fait-il que la psychothérapie institutionnelle, la pédagogie institutionnelle<br />
n'ai<strong>en</strong>t pas construit une filiation, avec le mouvem<strong>en</strong>t de l'éducation nouvelle ?" La pédagogie<br />
nouvelle s'<strong>en</strong>racine dans une tradition anci<strong>en</strong>ne, qui remonter à John Locke, <strong>en</strong> tant que<br />
diariste : il est mom<strong>en</strong>t de ce continuum ; après lui, Marc-Antoine Julli<strong>en</strong> (1808), et son livre<br />
sur le journal. Ma famille expérim<strong>en</strong>te aussi cette transmission populaire, domestique et<br />
militante (tradition d'E. Cabet) de la lecture et de l'écriture au XIX°siècle. Dans cette<br />
succession temporelle, un mom<strong>en</strong>t se développe dans l'<strong>en</strong>trecroisem<strong>en</strong>t de plusieurs<br />
mouvem<strong>en</strong>ts : la philosophie (Montaigne, Locke, Marc-Antoine Julli<strong>en</strong>, Maine de Biran, etc),<br />
le mouvem<strong>en</strong>t social (Marc-Antoine, Eti<strong>en</strong>ne Cabet, et de nombreux socialistes utopistes), la<br />
transmission de la lecture et de l'écriture (Pestalozzi, Froebel et les autres). Isoler un mom<strong>en</strong>t,<br />
le concevoir, c'est articuler théoriquem<strong>en</strong>t les élém<strong>en</strong>ts de ce grand rassemblem<strong>en</strong>t des<br />
apports évoqués ici : j'oublie le mouvem<strong>en</strong>t, ou mieux le continuum domestique : pour se<br />
produire et à se reproduire, la famille inv<strong>en</strong>te le livre de raison, qui donne plus tard le journal.<br />
Mais il y a aussi un continuum biographique, décrit par Chrsitine Delory-Momberger : il<br />
pr<strong>en</strong>d racine dans le piétisme, etc. Aussi, des fils se crois<strong>en</strong>t.<br />
349
Comm<strong>en</strong>t concevoir un mom<strong>en</strong>t ? et autour de quoi, l'organiser ? Chercher le sujet du<br />
livre à écrire, où l'on repr<strong>en</strong>d des choses qui nous ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à cœur, n'est-ce pas quelque part<br />
concevoir un mom<strong>en</strong>t ? L'œuvre d'art, comme l'essai, est médium, qui rassemble mille choses,<br />
ici rassemblées dans leur mom<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>t, dans le mom<strong>en</strong>t contemporain. L'œuvre d'art<br />
rassemble des idées, des moy<strong>en</strong>s, met <strong>en</strong> action des outils, selon des procédures, qui<br />
s'inscriv<strong>en</strong>t dans un contexte, une Weltanschauung. L'œuvre d'art réfracte un mom<strong>en</strong>t de la<br />
société : elle constitue cette société. L'artiste donne le la d'une époque : il donne une forme de<br />
l'époque ; et, après lui, l'époque sera perçue, à travers ce mom<strong>en</strong>t de l'œuvre.<br />
Ici, je copie un petit texte que m'a transmis Christine V. ; elle l'a écrit dans la nuit<br />
d'hier à aujourd'hui :<br />
"Thème et variations sur le mom<strong>en</strong>t<br />
Ravel n'a composé qu'une note, celle de l'<strong>en</strong>trée du piano, dans le second mouvem<strong>en</strong>t de son<br />
concerto <strong>en</strong> sol : il n'a ri<strong>en</strong> écrit avant, ri<strong>en</strong> écrit, après. Le mom<strong>en</strong>t de LA note, celle qui vi<strong>en</strong>t emplir<br />
le non-vide d'avant, qui se découvre vide, lorsqu'elle arrive. Il n'y a plus ri<strong>en</strong> à att<strong>en</strong>dre, après elle.<br />
Le mom<strong>en</strong>t de LA note, qui se plante dans votre v<strong>en</strong>tre, et ne le lâche plus, le soulevant<br />
fermem<strong>en</strong>t, le labourant avec douceur, l'emplissant d'une respiration nouvelle."<br />
Christine V. est musici<strong>en</strong>ne ; nous avons échangé quelques mots, lorsqu'elle m'a<br />
acheté : Le mom<strong>en</strong>t de la création. J'ai évoqué mon co-auteur : Hubert de Luze, ce musici<strong>en</strong><br />
qui appr<strong>en</strong>d la composition pour l'oublier <strong>en</strong>suite, avant de la redécouvrir quarante années<br />
plus tard ! ainsi, le mom<strong>en</strong>t est quelque chose qui revi<strong>en</strong>t, qui reparaît, donc qui peut<br />
disparaître de la vue : il y a un jeu de la prés<strong>en</strong>ce et de l'abs<strong>en</strong>ce. Dans La prés<strong>en</strong>ce et<br />
l'abs<strong>en</strong>ce, H<strong>en</strong>ri Lefebvre donne l'une des plus belles versions de la théorie des mom<strong>en</strong>ts,<br />
longuem<strong>en</strong>t formulée dans La somme et le reste (1958-59), puis dans La critique de la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne 2 (1962), La prés<strong>en</strong>ce et l'abs<strong>en</strong>ce (1980), <strong>en</strong>fin dans une variation de Qu'est-ce<br />
que p<strong>en</strong>ser ? (1985) : cette suite, cette prise et reprise du thème, chez cet auteur, indique qu'il<br />
y a un mom<strong>en</strong>t de la théorie des mom<strong>en</strong>ts. Vers 1925-26, H. Lefebvre l'avait déjà conçue :<br />
durant soixante ans, <strong>en</strong>tre 1925 et 1985, le philosophe conçoit une théorie de la prés<strong>en</strong>ce au<br />
monde, et une théorie de la connaissance, à travers ce mom<strong>en</strong>t de la théorie des mom<strong>en</strong>ts.<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre dégage cette théorie, et il <strong>en</strong> donne plusieurs versions. Si la conception<br />
du mom<strong>en</strong>t n'a pas débouché sur la production d'une œuvre autonome, il faudrait relire ces<br />
mom<strong>en</strong>ts, et voir comm<strong>en</strong>t ils évolu<strong>en</strong>t ; Christine V. parle de variations. H. Lefebvre était<br />
pianiste : il aimait interpréter Schumann ; composer des variations, forme de fragm<strong>en</strong>ts autour<br />
d'un thème.<br />
Le la de Ravel est le bleu de Cézanne, un mom<strong>en</strong>t pathique que permet l'évid<strong>en</strong>ce<br />
d'avant la consci<strong>en</strong>ce. Christine V. parle de la note, qui se "plante dans votre v<strong>en</strong>tre, et ne le<br />
lâche plus, le soulevant fermem<strong>en</strong>t, le labourant avec douceur, l'emplissant d'une respiration<br />
nouvelle". Il y a du "faire corps", dans cette méditation. Ce concept de respiration nouvelle :<br />
n'y aurait-t-il pas une respiration nouvelle, spécifique à chaque mom<strong>en</strong>t ? le mom<strong>en</strong>t ne<br />
s'inscrirait-il pas dans une p<strong>en</strong>sée du rythme, dans une p<strong>en</strong>sée de la rythmanalyse ? à partir de<br />
la réflexion de Christine V., il faut méditer un autre aspect : le vide. Pour qu'il y ait du plein,<br />
le vide n'est-il pas nécessaire ? probablem<strong>en</strong>t ! Pour se former, le mom<strong>en</strong>t doit se dégager de<br />
l'informe : la mise <strong>en</strong> forme n'est possible, que s'il y a du vide ! Ce que fait le musici<strong>en</strong> : il<br />
transforme l'avant <strong>en</strong> ri<strong>en</strong> ! Lorsque le la paraît, le mom<strong>en</strong>t est posé ! Chez Christine, <strong>en</strong><br />
apparaissant, le mom<strong>en</strong>t permet à du non-vide d'être substantifié (transsubstantifié) <strong>en</strong> vide.<br />
Une métamorphose ? Davantage <strong>en</strong>core : un changem<strong>en</strong>t total, du statut de la prés<strong>en</strong>ce ; un<br />
vécu s'évide : écoutons ce concerto pour compr<strong>en</strong>dre de quoi il s'agit !<br />
Montaigne construit une œuvre, sur le conflit <strong>en</strong>tre le mouvem<strong>en</strong>t du jugem<strong>en</strong>t et celui<br />
du savoir. Le pratici<strong>en</strong> s'inscrit dans la dialectique jugem<strong>en</strong>t/savoir, mais, pour lui, cela ne fait<br />
pas vraim<strong>en</strong>t problème.<br />
350
Mireille Lévy, qui <strong>en</strong>seigne la philosophie et la psychologie dans un lycée suisse et est<br />
une lectrice de Maurice Merleau-Ponty, attire mon att<strong>en</strong>tion sur le mom<strong>en</strong>t perçu, ou mom<strong>en</strong>t<br />
de la perception, comme Gestaltung. Dans la pratique, l'important est le mouvem<strong>en</strong>t de mise<br />
<strong>en</strong> forme : le performatif l'emporte sur l'œuvre. Dans le mouvem<strong>en</strong>t du performatif, se<br />
légitime le mom<strong>en</strong>t pédagogique. Si l'on insiste trop sur les notions d'acquisition, de<br />
compét<strong>en</strong>ce, on isole la dim<strong>en</strong>sion technique de la transmission. La pédagogie devi<strong>en</strong>t alors<br />
une sci<strong>en</strong>ce appliquée, et le rôle du maître se retrouve situé à un statut d'ouvrier spécialisé.<br />
Par contre, si l'on essaie de valoriser le processus d'appr<strong>en</strong>tissage, pour lui-même, si on va<br />
jusqu'à le négocier, on demande que le maître soit un acteur ess<strong>en</strong>tiel. Il n'exécute plus le plan<br />
de travail, déduit mécaniquem<strong>en</strong>t d'un programme, conçu au cœur du Ministère ou même<br />
<strong>en</strong>core dans des lieux plus éloignés du terrain (Unesco) : il produit une relation, qui pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong><br />
compte les personnes <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>ce, condition à l'inv<strong>en</strong>tion, in situ, du mom<strong>en</strong>t pédagogique.<br />
Le savoir se découvre alors, dans l'interaction, inscrite dans un ici et maint<strong>en</strong>ant spécifique.<br />
Sainte-Gemme, le jeudi 21 juillet 2005,<br />
De <strong>Paris</strong>, Lucette m'a rapporté ce carnet sur Le mom<strong>en</strong>t conçu, retrouvé dans une<br />
veste, oubliée dans notre appartem<strong>en</strong>t de la Rue Marcadet. Cela fait 18 mois que j'ai conçu<br />
d'écrire sur le mom<strong>en</strong>t conçu ! Je l'ai comm<strong>en</strong>cé <strong>en</strong> décembre 2003, je vi<strong>en</strong>s de le relire. Je<br />
crée ce texte, lors de l'habilitation de Christine Delory-Momberger, et je continue ce chantier<br />
lors du colloque de Dijon (philosophie de l'éducation). Ce colloque avait lieu, juste avant<br />
Noël : le passage du stylo bleu au stylo noir m'a permis de dater ce travail des jours, mais le<br />
texte se veut une méditation à la suite.<br />
En 18 mois, il s'est passé beaucoup de choses dans ma vie. Ayant égaré ce carnet,<br />
l'ayant oublié, j'ai comm<strong>en</strong>cé un autre journal, sur le Non-mom<strong>en</strong>t. Ce journal a été tapé par<br />
Bernadette, et B<strong>en</strong>younès m'a dit qu'il l'avait trouvé très riche. Repr<strong>en</strong>dre ce carnet<br />
aujourd'hui se justifie, car ce thème du mom<strong>en</strong>t conçu continue à me travailler. Dans mon<br />
Journal de Sainte-Gemme, écrit ce matin, j'évoquais la nécessité de réactiver un mom<strong>en</strong>t de la<br />
peinture, dans notre vécu de Sainte-Gemme.<br />
Je suis actuellem<strong>en</strong>t avec mon fils Romain (10 ans) : celui-ci est très demandeur de<br />
mom<strong>en</strong>ts partagés avec moi. Si nous nous voyons peu, il a t<strong>en</strong>dance à être collant, quand il<br />
me retrouve. Il veut que je pr<strong>en</strong>ne <strong>en</strong> compte sa prés<strong>en</strong>ce ; il est arrivé lundi. Nous avons<br />
réactivé le mom<strong>en</strong>t du jardin, le mom<strong>en</strong>t du t<strong>en</strong>nis, mais, hier soir, je lui disais : "Il faudrait<br />
réactiver le mom<strong>en</strong>t de la peinture".<br />
Coup de fil de Georges Lapassade qui veut v<strong>en</strong>ir à Sainte-Gemme.<br />
J'ai l'impression que chez moi, le mom<strong>en</strong>t de la peinture a été un mom<strong>en</strong>t conçu, un<br />
mom<strong>en</strong>t voulu. Ce mom<strong>en</strong>t est resté longtemps hiératique. Je dessinais de temps <strong>en</strong> temps,<br />
l'été. Je faisais de la gouache, mais, <strong>en</strong> 2003, il s'est passé quelque chose : un déclic, un<br />
insight ; je me suis mis à la peinture à l'huile. C'était juste au retour de Dijon, justem<strong>en</strong>t.<br />
Kare<strong>en</strong> m'apporte un portrait qu'elle a fait de moi. Lucette me dit : "Tu peux faire mieux !". Je<br />
me décide alors à faire un autoportrait à l'huile, aussitôt : Kare<strong>en</strong> le trouve très réussi. Ce<br />
mom<strong>en</strong>t décisif a été précédé par tout un travail intérieur, <strong>en</strong>tre le 25 février 2003 et le 25<br />
décembre 2003 ; durant cette période d'incubation, j'ouvre un journal qui s'intitule : Journal<br />
très secret d'un artiste clandestin, qui devi<strong>en</strong>dra, après le 30 décembre : Journal d'un artiste,<br />
tout simplem<strong>en</strong>t.<br />
Dans la conception d'un mom<strong>en</strong>t, il y a une prise de consci<strong>en</strong>ce de l'exist<strong>en</strong>ce d'une<br />
forme. Mais cette prise de consci<strong>en</strong>ce est une opération transductive, au s<strong>en</strong>s de Lefebvre 427 :<br />
il s'agit d'une opération logique, qui rassemble dans un prés<strong>en</strong>t des fragm<strong>en</strong>ts de s<strong>en</strong>s et<br />
427 H. Lefebvre, Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne, tome 2, 1961, pp. 120-122.<br />
351
d'expéri<strong>en</strong>ces, accumulés dans le passé et que l'on projette dans un futur. Cette projection<br />
(projet ?) n'est pas seulem<strong>en</strong>t théorique, mais pratique : s'appuyant sur les virtualités prés<strong>en</strong>tes<br />
dans une situation, on les organise les unes par rapport aux autres, et surtout on crée la forme<br />
du mom<strong>en</strong>t que l'on décide de produire.<br />
Pour pr<strong>en</strong>dre l'exemple de mon quotidi<strong>en</strong>, le fait d'être avec Romain a t<strong>en</strong>dance à tout<br />
ral<strong>en</strong>tir, <strong>en</strong> ce qui concerne mes propres projets. Le mom<strong>en</strong>t Romain me manquait : j'avais<br />
besoin de revoir mon fils, dont je me suis beaucoup occupé <strong>en</strong>tre novembre 2004 et janvier<br />
2005 (j'ai été gérer son quotidi<strong>en</strong> à Metz, p<strong>en</strong>dant que sa mère suivait un stage de formation à<br />
<strong>Paris</strong>), mais je ne l'ai pas revu, depuis ! Ma vie avec lui est faite d'int<strong>en</strong>sités.<br />
Romain a 10 ans : il est demandeur d'une prise <strong>en</strong> charge <strong>en</strong> continu, lorsque nous<br />
nous retrouvons. Je dois jouer avec lui au Nain jaune, au t<strong>en</strong>nis : c'est fatigant, à la fois<br />
physiquem<strong>en</strong>t et psychiquem<strong>en</strong>t. Il m'empêche de m'installer dans d'autres mom<strong>en</strong>ts : ainsi, je<br />
ne puis parler avec Lucette. La conjugalité semble susp<strong>en</strong>due au mom<strong>en</strong>t Romain : Lucette<br />
<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t pourtant d'excell<strong>en</strong>tes relations avec lui ; <strong>en</strong> lisant le journal de mon fils, j'ai<br />
découvert qu'ils avai<strong>en</strong>t fait <strong>en</strong>semble une partie de boulier, p<strong>en</strong>dant que j'étais monté au<br />
jardin (vers 9 heures). Je cherche donc un mom<strong>en</strong>t commun, moins épuisant que le t<strong>en</strong>nis ou<br />
le jardin, dans lequel je puisse me réaliser avec lui, dans un travail relationnel qui puisse le<br />
satisfaire. J'ai p<strong>en</strong>sé à la peinture ; j'ai un gros chantier <strong>en</strong> cours : une vingtaine de toiles à<br />
avancer. Lui, Romain, pourrait travailler à la réalisation d'une toile (peindre un doryphore, par<br />
exemple). Ce mom<strong>en</strong>t aurait l'avantage de le mobiliser <strong>en</strong> diversifiant son activité, il<br />
partagerait avec moi les problèmes techniques de la peinture à l'huile. Il y a chez lui une<br />
grande composante technique : il adore bricoler. Ce matin, Lucette passait du lasure sur mon<br />
bureau, dans la bibliothèque : Romain lui a donné un coup de main, pour raboter le dessus du<br />
bureau :<br />
-J'aime faire cela, a-t-il dit.<br />
Théoriquem<strong>en</strong>t, j'ai donc conçu le mom<strong>en</strong>t peinture comme possible : partage d'un<br />
mom<strong>en</strong>t <strong>en</strong>semble, avec le même type d'implication pratique. Je reste actuellem<strong>en</strong>t à cette<br />
étape du conçu, sans parv<strong>en</strong>ir à réaliser la chose ; pourquoi ? pour que Romain <strong>en</strong>tre dans un<br />
mom<strong>en</strong>t, il doit d'abord m'observer m'y investir, et avoir le désir de s'y mettre, lui aussi<br />
(composante mimétique). Je dois lancer, moi-même, mon chantier, donc m'arrêter de faire<br />
autre chose, et me conc<strong>en</strong>trer sur la construction du dispositif (lourd) de l'atelier. Le passage<br />
du conçu au concret correspond au processus de mise <strong>en</strong> place du dispositif 428 . Où vais-je<br />
installer mon atelier ? pas <strong>en</strong>core de lieu spécifique pour cette activité dans notre maison.<br />
Peindre demande de l'espace : quel type d'espace ? un lieu tranquille, où les chevalets peuv<strong>en</strong>t<br />
rester <strong>en</strong> plan au moins une semaine. La salle de séjour ne convi<strong>en</strong>t pas : on a besoin de cette<br />
pièce, pour y pr<strong>en</strong>dre nos repas, pour y jouer aux jeux de société, etc. J'ai déjà utilisé cet<br />
espace pour peindre, dans des périodes où j'étais seul à Sainte-Gemme, mais actuellem<strong>en</strong>t,<br />
nous sommes trois ; et il faut t<strong>en</strong>ir compte aussi de la prés<strong>en</strong>ce du chat ! Avec Gancho, nous<br />
sommes quatre ! vivre <strong>en</strong> groupe, <strong>en</strong> communauté est agréable, mais, il faut <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ir compte<br />
avant de se mettre à certaines activités.<br />
Dans ma résistance à créer ou à recréer le mom<strong>en</strong>t peinture, il y a un travail d'analyse<br />
(économique), où je cherche le meilleur cadre, le meilleur lieu, pour créer ce chantier : une<br />
pièce assez grande, ni trop chaude, ni trop froide, et où le passage est réduit. Le "haut du<br />
cheval" est trop chaud : c'est ma réserve de toiles. Je pourrais imaginer y travailler, mais je ne<br />
s<strong>en</strong>s pas cette pièce comme lieu de production. Le chartil convi<strong>en</strong>drait mieux : il faudrait y<br />
rassembler notre matériel, mais, on fait sécher le linge au chartil ; cette fonction est<br />
contradictoire avec la peinture à l'huile : il y a des risques, que de la peinture se colle au linge<br />
428<br />
Le thème du dispositif a fait l'objet de deux numéros de la revue Les irrAIductibles : n°6 (2004) et n°7<br />
(2005).<br />
352
! Je demande à Lucette si elle <strong>en</strong>visage de faire des lessives, dans les jours prochains : "oui !",<br />
dit-elle.<br />
Je p<strong>en</strong>se donc au dispositif, élém<strong>en</strong>t important qui fait que l'on remet à plus tard<br />
l'<strong>en</strong>trée dans le mom<strong>en</strong>t conçu. Le lieu, l'espace est élém<strong>en</strong>t du dispositif du mom<strong>en</strong>t, à<br />
<strong>en</strong>visager pour créer un atelier, la demande d'un ami (Vinc<strong>en</strong>zo) de v<strong>en</strong>ir travailler une<br />
semaine avec moi, dans mon atelier me contraint à inv<strong>en</strong>ter ce lieu : le mom<strong>en</strong>t du peintre<br />
n'est que virtuel, tant qu'il n'a pas d'atelier !<br />
Je m'adresse à Lucette :<br />
-Peut-on <strong>en</strong>visager de faire sécher le linge dans le garage ?<br />
-Oui, il suffit d'installer des fils…<br />
-Je vais le faire : car j'ai <strong>en</strong>vie d'installer mon atelier dans le chartil.<br />
-Mais la lumière est trop faible, dans cet <strong>en</strong>droit ! me dit Lucette.<br />
La lumière ? Oui ! très bonne remarque ! En février 2005, à Metz, alors que je<br />
disposais de beaucoup de temps pour peindre, c'est la lumière qui m'a manqué. Il faudrait<br />
essayer dehors. Mais, dehors, il y a du v<strong>en</strong>t, autre inconvéni<strong>en</strong>t…<br />
Le choix de l'espace est un facteur complexe, dans le dispositif du mom<strong>en</strong>t de la<br />
peinture. Dans la maison, une pièce est destinée à dev<strong>en</strong>ir atelier : le dessus du chartil, mais,<br />
là <strong>en</strong>core, la lumière ne me plait pas. J'aurais voulu une f<strong>en</strong>être, sur le devant de la maison, et<br />
Lucette s'y est opposée. Je me r<strong>en</strong>ds à l'évid<strong>en</strong>ce : aucune pièce de notre maison ne<br />
correspond vraim<strong>en</strong>t à l'espace requis, pour y installer un atelier ; comm<strong>en</strong>t dessiner les plans<br />
d'un atelier, à installer un jour quelque part : j'ai besoin d'une grande longueur, pour pouvoir<br />
peindre des fresques de quatre mètres, <strong>en</strong> largueur, il me faudra cinq mètres. En rêve éveillé,<br />
je puis imaginer : 8 x 5 mètres ; cet espace idéal, n'est-ce pas l'atelier de Pierre Chalita, à<br />
Maceo (Brésil) ?<br />
Concernant ma réflexion sur le dispositif, je dois rajouter un mot sur le t<strong>en</strong>nis. Ici, à<br />
Sainte-Gemme, on dispose d'un court, toujours libre : le dispositif existe donc. Le prix<br />
d'inscription est très raisonnable : moins de 100 euros par an, pour toute la famille.<br />
Par rapport à la problématique du mom<strong>en</strong>t conçu, nous nous trouvons ici dans un autre<br />
cas de figure. Un dispositif existe : le t<strong>en</strong>nis de Passy-Grigny. Cette ressource sociale, une<br />
institution avec sa base matérielle, peut nous accueillir, si nous savons y <strong>en</strong>trer. Profiter du<br />
t<strong>en</strong>nis à Passy signifie avoir du matériel (des raquettes, des balles), et avoir de la technique :<br />
Romain a suivi les cours de mini-t<strong>en</strong>nis à <strong>Paris</strong>, puis il s'est inscrit à des cours à Metz.<br />
Actuellem<strong>en</strong>t, il a <strong>en</strong>vie de pr<strong>en</strong>dre ses distances par rapport à son club : sa prof ne lui plait<br />
pas, mais il est très heureux de faire une heure ou deux de t<strong>en</strong>nis par jour, avec moi, qui<br />
continue à être un peu meilleur que lui (j'ai appris à 38 ans !). Appr<strong>en</strong>dre, suivre des cours<br />
dans une discipline, c'est acquérir un bagage technique, que l'on peut redéployer, quand les<br />
circonstances sont favorables. Je parle ici du t<strong>en</strong>nis, mais ce serait aussi le cas pour<br />
l'appr<strong>en</strong>tissage d'une langue étrangère.<br />
Incid<strong>en</strong>te. Pour pouvoir suivre ses camarades de l'école primaire au collège Taison, à<br />
Metz, Romain doit se mettre à l'anglais et à l'itali<strong>en</strong>, <strong>en</strong> sixième. Est-ce intellig<strong>en</strong>t, d'<strong>en</strong>trer<br />
ainsi dans une langue ? Le mom<strong>en</strong>t conçu, par lui, c'est "suivre ses camarades". Si je ne lui<br />
trouve pas une motivation spécifique, pour <strong>en</strong>trer dans la langue itali<strong>en</strong>ne, il ne pourra pas<br />
<strong>en</strong>trer dans cette langue. Il ne conçoit pas le mom<strong>en</strong>t de l'itali<strong>en</strong>, mais le mom<strong>en</strong>t de l'amitié<br />
au collège Taison. Est-ce nul ?<br />
Autre question à articuler à la théorie des mom<strong>en</strong>ts : celle de l'implication. Pour faire<br />
exister un mom<strong>en</strong>t, il faut lui trouver une place dans sa vie : être impliqué est être installé<br />
353
dans un groupe, dans un village, dans un quartier, dans une cité, dans une institution ; c'est<br />
avoir une place, que les autres nous attribu<strong>en</strong>t et que l'on peut expliciter 429 . La question de la<br />
relation <strong>en</strong>tre mom<strong>en</strong>t et implication n'est pas facile : il me faudra la repr<strong>en</strong>dre. Posons que, si<br />
je résiste à faire de la peinture, malgré une certaine implication dans ce mom<strong>en</strong>t de la<br />
peinture, c'est que le dispositif n'est pas prêt, et que je n'ai pas l'énergie qui me permettrait de<br />
comp<strong>en</strong>ser le manque de cadre, par une motivation très forte qui balayerait les problèmes<br />
pratiques : je n'ai pas l'énergie d'une sur-implication. J'ai <strong>en</strong>vie de faire exister ce mom<strong>en</strong>t :<br />
j'y p<strong>en</strong>se, mais je ne puis pas dire que j'y sois sur-impliqué ; je peux vivre sans, <strong>en</strong>core que ce<br />
mom<strong>en</strong>t me manque. Par ailleurs, j'ai d'autres mom<strong>en</strong>ts qui m'occup<strong>en</strong>t cet été : Romain, le<br />
jardin, la maison, la bibliothèque, l'écriture, le t<strong>en</strong>nis ; je veux <strong>en</strong>core faire une place à la<br />
réception des amis. Ainsi, les choses s'ag<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t de telle ou telle manière : elles permett<strong>en</strong>t, ou<br />
non, de faire exister un mom<strong>en</strong>t. Par exemple, sans Romain, pas de mom<strong>en</strong>t t<strong>en</strong>nis, puisque<br />
mon fils est mon alter ego, ici, dans cette pratique. Ni Charlotte, ni Hélène ou Yves ne jou<strong>en</strong>t<br />
au t<strong>en</strong>nis, ni Lucette, ni les Neiss, nos voisins. Le seul ami qui joue au t<strong>en</strong>nis : c'est Jean-<br />
Jacques valette, mais il est <strong>en</strong> vacances.<br />
La prés<strong>en</strong>ce de Romain offre donc l'opportunité du t<strong>en</strong>nis. Une vie réussie permet de<br />
vivre les mom<strong>en</strong>ts, tels qu'ils se propos<strong>en</strong>t. On saisit au passage, pour le construire <strong>en</strong><br />
mom<strong>en</strong>t, ce que le flux de la vie nous fait r<strong>en</strong>contrer : beaucoup de mom<strong>en</strong>ts s'investiss<strong>en</strong>t par<br />
opportunité. Ce type de mom<strong>en</strong>t correspond à un germe, déposé dans et par le quotidi<strong>en</strong>. Le<br />
mom<strong>en</strong>t voulu est rare. Il demande beaucoup d'énergie. Le mom<strong>en</strong>t voulu est un mom<strong>en</strong>t que<br />
l'on a décidé de concevoir : or, concevoir un mom<strong>en</strong>t, ce n'est pas seulem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> avoir l'idée,<br />
mais aussi travailler à son inscription dans notre transversalité, et l'y installer. Il faut lui<br />
donner forme : créer un dispositif, l'inscrire dans l'institution.<br />
Pr<strong>en</strong>ons un exemple : assez vite, dans ma vie, j'ai fait le choix de me construire le<br />
mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque ; dès l'âge de 18 ans, j'ai décidé de dev<strong>en</strong>ir un lecteur qui puisse<br />
disposer, chez lui, de ses livres. Etait-ce un mom<strong>en</strong>t hérité ? Oui et non. Oui, parce que mon<br />
grand-père avait fortem<strong>en</strong>t investi son mom<strong>en</strong>t du livre, et qu'il a su me le transmettre ; oui<br />
<strong>en</strong>core, parce que mes par<strong>en</strong>ts ont laissé à leur mort quelques c<strong>en</strong>taines de livres (mais<br />
beaucoup ont été acquis, après leur retraite). Ma mère a toujours été une grande lectrice, mais<br />
n'ayant été à l'école que jusqu'à 15 ans, elle n'avait pas d'ouvrages <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces humaines : elle<br />
lisait des romans ; à ces livres, s'ajoutai<strong>en</strong>t des ouvrages religieux : les <strong>en</strong>cycliques, les<br />
histoires de vie des saints. Mon père lisait les histoires de la JOC (jeunesse ouvrière<br />
chréti<strong>en</strong>ne), mouvem<strong>en</strong>t dont il fut le secrétaire général, dans les années 1930… On trouve<br />
des livres dans beaucoup de maisons, mais le fait d'avoir des livres n'implique pas l'exist<strong>en</strong>ce<br />
du mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque. Pour moi, le mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque suppose une stratégie<br />
d'achats sur le long terme : cette stratégie correspond bi<strong>en</strong> à un projet qui s'inscrit comme<br />
fondem<strong>en</strong>t (fondation) du mom<strong>en</strong>t conçu. La conception se donne d'abord pour objet la<br />
création d'une <strong>ligne</strong> particulière, dans le budget personnel ou familial. Concevoir une<br />
bibliothèque, c'est d'abord acheter des livres. Ces premiers livres sont lus, au fur et à mesure<br />
de leur acquisition, on s'abonne à des revues, mais, assez vite, se pose la question du<br />
rangem<strong>en</strong>t.<br />
Pour le rangem<strong>en</strong>t, j'ai eu une idée originale : mon père travaillait dans la v<strong>en</strong>te de vin<br />
de Champagne, il disposait de caisses de bois, qu'il rapportait et stockait dans notre cave. Il<br />
utilisait ces caisses comme mode de rangem<strong>en</strong>t, pour des pots de confiture. En y clouant une<br />
planche intermédiaire, j'eus l'idée de transformer ces caisses <strong>en</strong> rayonnage de bibliothèque. Ce<br />
dispositif évolutif : pour ranger 60 livres, une caisse suffit ; pour <strong>en</strong> ranger 600, il faut dix<br />
caisses. Cet ag<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t ne me coûtait ri<strong>en</strong> : les livres s'accumulèr<strong>en</strong>t rapidem<strong>en</strong>t. Depuis<br />
429 Voir les propos de Gérard Althabe sur cette question : R. Hess, G. Althabe, une biographie <strong>en</strong>tre ailleurs et<br />
ici, <strong>Paris</strong>, L'Harmattan, 2005 ; ou K. Illiade, "L'implication dans l'anthropologie impliquée de G. Althabe", in R.<br />
Hess et G. Weigand, L'observation participante dans les situations interculturelles, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2006,<br />
pp.41-62.<br />
354
1968, je devrais dire 1965, à raison de 6 ou 7 livres par semaine, j'ai accumulé 12000 livres :<br />
donc 200 caisses ! Avec le temps, je me suis lié au fabricant de caisses à Champagne.<br />
Régulièrem<strong>en</strong>t, j'ai été <strong>en</strong> chercher à Reims, que je rapportais à <strong>Paris</strong>.<br />
En 1990, j'avais <strong>en</strong>viron 7000 livres, soi<strong>en</strong>t 100 caisses : donc des livres partout dans<br />
mon appartem<strong>en</strong>t. Les livres étai<strong>en</strong>t tellem<strong>en</strong>t serrés, que j'<strong>en</strong> perdais certains de vue, que je<br />
rachetais. Je les avais <strong>en</strong> double ! Arrêter d'acquérir de nouveaux livre n'était pas concevable :<br />
une telle bibliothèque conduit à suivre des sujets, des objets, des auteurs, des disciplines. Je<br />
fus nommé professeur d'université à Reims <strong>en</strong> septembre 1990. Ma promotion m'obligeait à<br />
quitter <strong>Paris</strong> pour Reims, où il me fallait résider. J'achetais une maison dans un village, une<br />
anci<strong>en</strong>ne ferme, avec cinq pièces habitables : elles fur<strong>en</strong>t tapissées de caisses de livres.<br />
P<strong>en</strong>dant dix ans, de nouveaux livres bouchèr<strong>en</strong>t les paliers, les couloirs de la maison. Après<br />
une respiration, on t<strong>en</strong>dait, à nouveau, vers l'asphyxie.<br />
Quand il s'érige <strong>en</strong> absolu, le mom<strong>en</strong>t détruit tout ce qui l'<strong>en</strong>toure. Pour survivre,<br />
j'avais le jardin, mais une question m'était posée : "trop de livres, tue le livre". Mon système<br />
de caisses ne me permettait plus de regrouper mes livres, <strong>en</strong> les classant rationnellem<strong>en</strong>t.<br />
Ainsi, je pouvais avoir des livres de Pestalozzi dans quatre <strong>en</strong>droits différ<strong>en</strong>ts de ma maison :<br />
impossibles à retrouver !<br />
Mon rêve fut d'agrandir ma maison, <strong>en</strong> transformant des granges de cette anci<strong>en</strong>ne<br />
petite ferme champ<strong>en</strong>oise du XVIII° <strong>en</strong> bibliothèque, mais cela coûtait cher, et j'étais toujours<br />
dans mes remboursem<strong>en</strong>ts d'emprunts. Une opportunité se prés<strong>en</strong>te, sous la forme d'une<br />
tornade, <strong>en</strong> juin 2003 : une partie de mon toit est détruite. L'assurance accepte de payer une<br />
partie des travaux. Je profite de l'occasion pour ouvrir un chantier de rénovation :<br />
-on refait un toit neuf, sur l'<strong>en</strong>semble de la ferme,<br />
-on isole l'<strong>en</strong>semble de la maison,<br />
-on crée des ouvertures (3 f<strong>en</strong>êtres nouvelles et 5 vélux).<br />
Après deux ans de chantiers, notre maison est passée de 5 à 7 pièces.<br />
Samedi 23 juillet 2005, 11 h,<br />
Romain reçoit Nathan, le fils d'Eric Baudoux. Ils pass<strong>en</strong>t tous les deux le week-<strong>en</strong>d ici,<br />
à Sainte-Gemme. Nathan et Romain étant partis au t<strong>en</strong>nis, je peux poursuivre ma méditation<br />
pour une heure. Je m'installe donc dans la pièce aux archives. Je mets la 40° symphonie de<br />
Mozart. Lucette écrit, Eric lit.<br />
Donc, une tornade m'offre la possibilité d'agrandir ma maison et de p<strong>en</strong>ser le mom<strong>en</strong>t<br />
de la bibliothèque. Avec Lucette, nous concevons la pièce au-dessus du garage comme une<br />
bibliothèque. Il y a un mur de 7,50 m de long sur 4,5 de large, avec une hauteur variable, mais<br />
atteignant 6 m au sommet du toit. Nous décidons de fixer dans le mur des pitons qui vont<br />
supporter des planches sur toute la largeur du mur. Ce meuble fera partie de l'immeuble : 15<br />
niveaux de rayonnage ; 8 ou 9 de 7,5 m de large, puis des largeurs diminuant progressivem<strong>en</strong>t<br />
vers le haut de la pièce. Cet imm<strong>en</strong>se dispositif me permet de classer mes livres par ordre<br />
alphabétique. Antérieurem<strong>en</strong>t, j'avais une pièce par thème. La salle à manger accueillait la<br />
philosophie, la pièce aux archives l'éducation et l'analyse institutionnelle, la chambre de<br />
Charlotte la sociologie, le palier du premier étage l'histoire et la sci<strong>en</strong>ce politique, notre<br />
chambre la danse et la littérature.<br />
La conception d'une pièce consacrée à la bibliothèque des sci<strong>en</strong>ces humaines est un<br />
progrès fantastique, bi<strong>en</strong> que tout ne soit pas réglé : beaucoup de livres rest<strong>en</strong>t à ranger, mais,<br />
globalem<strong>en</strong>t, la nouvelle bibliothèque est un pas décisif dans l'organisation du mom<strong>en</strong>t de la<br />
bibliothèque.<br />
355
Ce mom<strong>en</strong>t conçu, voulu voilà 40 ans, pr<strong>en</strong>d forme dans un espace : donner cet espace<br />
spécifique aux livres nous permet de récupérer les autres pièces pour leur donner une autre<br />
destination. Quel emploi leur donner ? Hier soir, Françoise Attiba est v<strong>en</strong>ue dîner. Nous<br />
avons fait "salon" dans la pièce aux archives, avec Eric et Lucette. Avoir de l'espace pour se<br />
r<strong>en</strong>contrer, boire une petite prune de Sainte-Gemme, etc. est un plaisir nouveau. La<br />
territorialisation du mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque permet ainsi de donner leur espace aux autres<br />
mom<strong>en</strong>ts de la vie de famille.<br />
Cette réflexion sur le mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque me fait dire : toute conception de<br />
mom<strong>en</strong>t passe par la création d'un dispositif adapté, qui puisse l'accueillir. Beaucoup de<br />
familles conçoiv<strong>en</strong>t la maison, l'appartem<strong>en</strong>t comme l'établissem<strong>en</strong>t de leur transversalité. Ma<br />
maison est arrivée dans ma vie, pour résoudre un problème de rangem<strong>en</strong>t de livres. La maison<br />
n'a pas été un but <strong>en</strong> soi, mais un moy<strong>en</strong> permettant au mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque de se<br />
déployer. La maison n'a pas, au départ, été p<strong>en</strong>sée <strong>en</strong> soi et pour soi, mais, quand il s'est agi<br />
de trouver un lieu proche de Reims, où je travaillais, l'idée d'une maison (pas trop chère), avec<br />
un jardin, <strong>en</strong>tre Reims et <strong>Paris</strong>, se prés<strong>en</strong>tait comme une possibilité, portant d'autres virtualités<br />
que le rangem<strong>en</strong>t de livres.<br />
Quand j'achète cette maison du 13 rue d'Angleterre, j'ai la culture, par ma famille, de<br />
la maison avec jardin, puisque de 4 à 21 ans, j'ai habité chez mes par<strong>en</strong>ts une maison dans une<br />
cité du Foyer rémois (4 Place du 11 novembre, à Reims), disposant d'un jardin de 50 m2.<br />
C'était peu, mais nous avions deux arbres avec leurs fruits : des reines-claudes et des reinettes.<br />
Il y avait aussi un bac à sable et une plate-bande où l'on semait des p<strong>en</strong>sées. De plus, p<strong>en</strong>dant<br />
toute mon <strong>en</strong>fance, je profitais de l'été à la campagne : les Baudet, les Corbet, nos amis de<br />
Poilcourt-Sydney, dans les Ard<strong>en</strong>nes, m'accueillai<strong>en</strong>t pour la moisson. J'ai appris à guider le<br />
cheval, à conduire un tracteur, à traire les vaches, etc. La vie à la campagne ne me fait pas<br />
peur ; contrairem<strong>en</strong>t à l'image que je peux donner, je ne me pr<strong>en</strong>ds pas pour un intellectuel.<br />
Certes, <strong>en</strong> 1990, j'avais déjà passé 20 ans de ma vie à écrire des articles et des livres, mais je<br />
n'oubliais pas pour autant mon goût du jardin d'un côté, et mon intérêt pour le travail manuel,<br />
de l'autre.<br />
La maison de Sainte-Gemme m'offrait un jardin de 800 m2 (16 fois le jardin du Foyer<br />
rémois), une cave à vin (j'avais hérité de mon père d'un autre mom<strong>en</strong>t : la culture du vin), et<br />
plusieurs espaces virtuels dont la destination restait ouverte. L'achat de cette maison<br />
permettait de résoudre l'asphyxie par le livre de notre appartem<strong>en</strong>t parisi<strong>en</strong>, mais, <strong>en</strong> ouvrant<br />
des espaces nouveaux, il permettait aussi des possibles : ainsi, je pus accepter le don de 600<br />
ouvrages <strong>en</strong> 1994 qui me fur<strong>en</strong>t donnés par Cécile Talamon, au mom<strong>en</strong>t du déménagem<strong>en</strong>t<br />
des éditions Armand Colin, où je dirigeais deux collections. En 1997, je pus accueillir les<br />
archives familiales (une armoire pleine de papiers, v<strong>en</strong>ant de mon grand-père ; la<br />
correspondance de mes par<strong>en</strong>ts, les journaux de ma mère) ; à ce fond s'ajouta les archives de<br />
Marie Masson, la tante de ma mère, vers 2002. G. Lapassade m'a légué ses manuscrits par<br />
testam<strong>en</strong>t…<br />
J'ai pris consci<strong>en</strong>ce de vouloir lire <strong>en</strong> 1963 (à 16 ans). En 1965, je décide d'<strong>en</strong>trer dans<br />
la philosophie, <strong>en</strong> constituant une bibliothèque. En année de terminale, sous la houlette<br />
d'André Akoun, j'ai lu quelques rares ouvrages. Ensuite, une année de lettres supérieures me<br />
donne la méthodologie et le cadre de travail, mais c'est surtout <strong>en</strong> 1967-68, sous la houlette de<br />
H<strong>en</strong>ri Lefebvre, Paul Ricoeur et Alain Touraine que je me mets à lire, sans discontinuité.<br />
J'acquiers un cadre de travail : je ti<strong>en</strong>s un journal de lectures. Je m'oblige à lire un livre par<br />
semaine (le Premier livre du Capital, de K. Marx, Les mots et les choses, de Foucault, etc). Je<br />
fais l'effort d'acquérir ces livres, début de ma bibliothèque "sci<strong>en</strong>tifique". Rapidem<strong>en</strong>t, je<br />
devi<strong>en</strong>s moi-même auteur, ce qui stimule mon travail de lecteur ; écrire demande que l'on se<br />
situe par rapport à d'autres. Je fais une fixation sur certaines collections, sur certains éditeurs :<br />
à partir de l'édition de mon premier livre, chez Anthropos (1974), je suis toutes les<br />
356
productions de cette maison ; je me suis s<strong>en</strong>ti membre de la communauté des auteurs de cette<br />
Maison.<br />
Hier, Françoise Attiba se posait la question du dev<strong>en</strong>ir de sa bibliothèque de<br />
psychanalyse. Selon elle, son fils Samir n'y trouvera aucun intérêt. J'ai la chance d'avoir des<br />
<strong>en</strong>fants qui trouv<strong>en</strong>t un intérêt à prolonger le mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque : Hélène et Yves y<br />
lis<strong>en</strong>t, Charlotte a repris la passion pour la philosophie qui m'habite. Elle achète des livres de<br />
grande valeur dans ce domaine : elle n'hésite pas à mettre 50 euros, pour acquérir une<br />
traduction de Schleiermacher ; cette pulsion d'achat lui permet d'avoir, dès maint<strong>en</strong>ant (elle a<br />
26 ans) une bibliothèque très riche <strong>en</strong> philosophie romantique. L'intérêt de mes <strong>en</strong>fants pour<br />
la lecture s'est manifesté assez tôt. Un jour que je ne savais pas comm<strong>en</strong>t ranger mes livres, je<br />
dis à Charlotte :<br />
-J'ai mille livres sur la danse de couple. Certains ont une valeur inestimable, mais, ils<br />
ne sont pas conservés dans les meilleures conditions. J'<strong>en</strong>visage d'<strong>en</strong> faire don à la<br />
Bibliothèque de l'<strong>Université</strong> de Saint-D<strong>en</strong>is, où une personne est spécialisée dans les livres de<br />
danse.<br />
Charlotte intervînt :<br />
-Je suis contre cette idée : ces livres m'intéress<strong>en</strong>t ; je suis danseuse, je veux pouvoir<br />
<strong>en</strong> disposer : c'est mon héritage.<br />
Depuis sept ans, j'ai r<strong>en</strong>oncé à cette idée de me séparer de certains fonds spécialisés.<br />
Par sa détermination, Charlotte m'a ori<strong>en</strong>té dans une autre direction : je continue à alim<strong>en</strong>ter<br />
ma bibliothèque de danse. Cette année, j'ai acquis plus de c<strong>en</strong>t livres sur le tango, à l'occasion<br />
de mon voyage à Bu<strong>en</strong>os Aires. Comm<strong>en</strong>t poursuivre mon investissem<strong>en</strong>t dans l'installation<br />
du mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque. Dans trois ans, je n'aurai plus de remboursem<strong>en</strong>ts d'emprunts,<br />
je pourrai avoir une politique financière tournée vers le futur. D'ici là, il faut d'abord financer<br />
les murs ! étant parti de zéro (mes par<strong>en</strong>ts ne m'ont laissé comme héritage que des papiers de<br />
famille), j'ai dû financer le fond, qui émerge comme une ressource au "bon mom<strong>en</strong>t". Quand<br />
on achète une maison très tôt, on n'a pas toujours la maturité qu'il faut, pour concevoir ses<br />
mom<strong>en</strong>ts. Patrick H., un ami d'<strong>en</strong>fance, s'est offert un château à 25 ans et il l'a retapé :<br />
aujourd'hui, il a changé de vie et le château est, paraît-il, à l'abandon. Comm<strong>en</strong>t faire pour ne<br />
pas croître trop vite ? Il faut une solide éducation pour posséder à bon esci<strong>en</strong>t.<br />
Dans le mom<strong>en</strong>t de la maison, il y a chez moi tout un cheminem<strong>en</strong>t. Comm<strong>en</strong>t se<br />
conçoit un mom<strong>en</strong>t ? Comm<strong>en</strong>t naît-il ? J'ai parlé du mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque. Il me<br />
faudrait maint<strong>en</strong>ant parler du mom<strong>en</strong>t de la maison, mais, auparavant, je voudrais noter qu'un<br />
mom<strong>en</strong>t peut se développer, se déployer lorsqu'il s'étaye sur une transversalité. Mon désir de<br />
conserver les ouvrages que j'ai lus, pour pouvoir les repr<strong>en</strong>dre dans mon écriture, v<strong>en</strong>ait au<br />
départ d'une très grande difficulté que j'avais à lire. Lire la Préface de la seconde édition de la<br />
Critique de la Raison pure, de Kant, m'a demandé un mois de travail, <strong>en</strong> 1966 : lire de la<br />
philosophie n'a ri<strong>en</strong> à voir pour moi, avec un roman policier. Adolesc<strong>en</strong>t, j'empruntais des<br />
romans à la bibliothèque de la Maison commune du Chemin vert. Un roman, on le lit, on<br />
l'oublie. Par contre, Le gai savoir, de F. Nietzsche, je l'ai lu paragraphe par paragraphe. J'ai<br />
connu certaines pages par cœur. Je suis heureux de relire ce livre, même si les traductions<br />
actuelles se sont améliorées, et que je me suis payé le luxe de la version allemande, que je<br />
trouve autre que ces aphorismes appris par cœur. Garder un livre était au départ la volonté de<br />
conserver la trace d'un travail. C'était une sorte de journal de lectures : chaque livre lu pouvait<br />
être ouvert à nouveau, repris. Ensuite, il y a eu l'idée de séries : lire tout Nietzsche. Et par<br />
proximité, lire tous les auteurs de la collection "Idées", etc. Mon salaire d'<strong>en</strong>seignant m'a<br />
permis très vite de m'abonner à des revues. J'ai suivi Autogestion, L'homme et la société, Les<br />
temps modernes, etc. j'ai élargi à Espace et société, puis à d'autres revues.<br />
Par la suite, dev<strong>en</strong>u auteur de l'analyse institutionnelle, je partageais avec R<strong>en</strong>é Lourau<br />
l'idée selon laquelle l'analyse institutionnelle se mesure <strong>en</strong> nombre de c<strong>en</strong>timètres, puis <strong>en</strong><br />
357
mètres, dans les rayons des bibliothèques. Je pouvais comparer les caisses consacrées à Hegel<br />
ou Nietzsche aux niches consacrées à H<strong>en</strong>ri Lefebvre, Georges Lapassade, R<strong>en</strong>é Lourau, moimême.<br />
P<strong>en</strong>dant vingt ans, mon monde imaginaire fut ma bibliothèque ; je m'y projetais<br />
comme le paysan se projette dans ses champs, le vigneron dans ses vignes. Cet espace qui est<br />
<strong>en</strong> perpétuel mouvem<strong>en</strong>t : à la campagne, il y a les saisons qui jou<strong>en</strong>t avec le travail de<br />
l'homme. Les salades pouss<strong>en</strong>t vite ou végèt<strong>en</strong>t, mais, avec la pousse, vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t aussi les<br />
mauvaises herbes : il faut interv<strong>en</strong>ir. Chez moi, la guerre contre les doryphores pour<br />
conserver les pommes de terre est une guerre m<strong>en</strong>ée au jour le jour, durant tout l'été.<br />
Dans la bibliothèque, la lecture d'un livre <strong>en</strong> appelle d'autres. On va et vi<strong>en</strong>t d'un livre<br />
à l'autre. C'est une vraie culture, une vraie vie, dans laquelle se succèd<strong>en</strong>t mom<strong>en</strong>ts<br />
d'effervesc<strong>en</strong>ce et mom<strong>en</strong>ts de lat<strong>en</strong>ce ; avec le temps, il n'y a plus de concordance directe<br />
<strong>en</strong>tre le mom<strong>en</strong>t de l'achat et le mom<strong>en</strong>t de la lecture. On se programme des chantiers à long<br />
terme. Quand je rapporte d'Allemagne, les oeuvres complètes d'Ardorno, de B<strong>en</strong>jamin, etc., je<br />
ne vais pas m'y plonger le jour même. Ces achats <strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t dans une planification à moy<strong>en</strong> et<br />
long terme ; de même, lorsque j'accepte un legs : il y a un écart <strong>en</strong>tre le temps de réception<br />
des ouvrages, et leur lecture. L'acceptation d'un legs est liée à l'idée d'une lecture virtuelle de<br />
ce fond. Je peux concevoir dans l'adv<strong>en</strong>ir le mom<strong>en</strong>t de leur lecture.<br />
Jean Laplanche discute la théorie des stades 430 . Il se moque de la lecture lacani<strong>en</strong>ne du<br />
stade du miroir, et y oppose la notion de mom<strong>en</strong>t. Je suis <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t d'accord avec lui. Avant<br />
même de pr<strong>en</strong>dre connaissance de ce livre, j'avais développé la même idée, lors de la<br />
sout<strong>en</strong>ance de thèse d'André Pimpernelle sur les stades 431 . Les stades suppos<strong>en</strong>t l'idée d'un<br />
<strong>en</strong>chaînem<strong>en</strong>t, d'une succession déterminée. L'idée de mom<strong>en</strong>t permet de stimuler les<br />
possibles. Avoir une bibliothèque, cela permet d'y <strong>en</strong>trer, et d'<strong>en</strong> sortir selon des logiques<br />
transductives ; ainsi, Eric Baudoux me dit :<br />
-Je vi<strong>en</strong>s de trouver ce livre dans ta bibliothèque. J'ai <strong>en</strong>vie de le lire, mais pas tout de<br />
suite !<br />
Il s'agit de La terre et les mots, de Michel Marié 432 . Ce livre a une longue histoire,<br />
puisqu'il est paru dans une collection fondée avec Antoine Savoye. Ce livre est la r<strong>en</strong>contre<br />
avec un auteur sympathique, alors âgé de 56 ans : Michel Marié est aujourd'hui décédé. Je me<br />
souvi<strong>en</strong>s du travail de suivi de ce manuscrit, apporté par Antoine ; c'était une "commande"<br />
d'Antoine à Michel. Sur mes 12 000 livres, 300 ont une histoire spécifique dans ma<br />
biographie. Il y a ceux dont je suis l'auteur, mais il y a aussi ceux qui sont parus dans des<br />
collections que j'ai créées. Mon œuvre d'éditeur n'est pas explicable, sans ce mom<strong>en</strong>t de la<br />
bibliothèque : c'est un produit de ce mom<strong>en</strong>t.<br />
Un mom<strong>en</strong>t produit de situations, et à plus ou moins long terme, de nouveaux<br />
mom<strong>en</strong>ts.<br />
Le mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque, <strong>en</strong>trée pour moi dans le mom<strong>en</strong>t du livre, qui est<br />
dev<strong>en</strong>u plus large, plus <strong>en</strong>globant que ce mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque. Le mom<strong>en</strong>t de la<br />
bibliothèque a été la matrice de quelque chose qui l'a absorbé : l'atelier de production de mon<br />
œuvre.<br />
Avec l'installation matérielle de cette bibliothèque, à Sainte-Gemme, d'autres pourront<br />
probablem<strong>en</strong>t v<strong>en</strong>ir y travailler.<br />
430 Jean Laplanche, La sexualité humaine, Les empêcheurs de p<strong>en</strong>ser <strong>en</strong> rond, 1999, pp. 91-93.<br />
431 André Pimpernelle, Ethique et ext<strong>en</strong>sion du concept de stade de développem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> psychologie aux différ<strong>en</strong>ts<br />
âges de la vie (11 juillet 2005, <strong>Université</strong> de Reims, Jury : R<strong>en</strong>é Daval, directeur, Christine Delory-Momberger,<br />
rapporteur, Remi Hess, présid<strong>en</strong>t).<br />
432 Michel Marié, La terre et les mots, <strong>Paris</strong>, Méridi<strong>en</strong> Klincksieck, coll. "analyse institutionnelle", 1989.<br />
358
Dans Après Freud, de Jean-Bertrand Pontalis 433 , on trouve un texte : "Michel Leiris<br />
ou la psychanalyse sans fin", dans lequel l'auteur parle du journal intime de Leiris. Il y a un<br />
li<strong>en</strong> étroit <strong>en</strong>tre le diarisme et la construction de soi, à travers la construction d'une<br />
bibliothèque. Il faudrait écrire des journaux sur le mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque : d'ordinaire, un<br />
journal de lecture se prés<strong>en</strong>te comme une succession de lectures suivies. Or, la vraie vie, <strong>en</strong> ce<br />
qui concerne le rapport que l'on <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t aux livres, n'est pas de l'ordre de la succession de<br />
stades (des livres lus les uns après les autres), mais des transductions : la lecture du passage<br />
d'un livre suscite l'ouverture d'un dictionnaire, la consultation d'un autre ouvrage, etc. Ce<br />
mouvem<strong>en</strong>t transductif est l'inv<strong>en</strong>tion du sujet, et la création de ses objets. Personne n'a<br />
vraim<strong>en</strong>t l'idée de suivre ce vécu productif du lecteur.<br />
Le fait que nous soyons à Sainte-Gemme, Lucette et moi, dans la même pièce ; qu'elle<br />
lise Laplanche et Pontalis, p<strong>en</strong>dant que j'écris ; qu'Eric lise dans la grande bibliothèque (on<br />
devrait l'appeler la Haute bibliothèque), que Georges Lapassade vi<strong>en</strong>ne de téléphoner après<br />
Hélène et Yves, et qu'ils annonc<strong>en</strong>t tous leur v<strong>en</strong>ue pour demain, construit un contexte qui<br />
détermine les transductions de mon écriture. Lire ou écrire, c'est transduquer : ne noter que les<br />
démarches hypothético-déductives est une erreur ; le journal accepte la transduction, qui va de<br />
paire avec l'improvisation et l'initiation.<br />
Improviser, c'est se dire : on avait prévu un repas pour cinq, demain à midi, or, nous<br />
serons dix : comm<strong>en</strong>t mettre les petits plats dans les grands ? Hier soir, avec trois morceaux<br />
de saumon, on a très bi<strong>en</strong> mangé à six. Demain, on fera une plus grande salade, il y a aussi un<br />
morceau de viande. On fera de plus petits morceaux, je rajouterai des pommes de terre. Je ne<br />
suis pas mécont<strong>en</strong>t d'avoir à la même table : Georges, Eric, Nathan, Romain, Hélène, Yves,<br />
Nolw<strong>en</strong>n, Constance, Lucette et moi ! J'imagine inviter <strong>en</strong> plus Antoinette Hess et Yvonne<br />
Monnoyer, mais Lucette trouve que ce n'est pas judicieux. L'improvisation se négocie ; ce qui<br />
s'improvise : une situation qui produit des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Eric me disait qu'<strong>en</strong> situation de formation, on ne peut pas concevoir le mom<strong>en</strong>t. On<br />
conçoit un mom<strong>en</strong>t de possibles, mais on ignore ce que ça va produire chez les autres : point<br />
de vue de Francis Lesourd, dans sa thèse sur le mom<strong>en</strong>t privilégié.<br />
Dans l'improvisation, on fait fonctionner une logique transductive, au s<strong>en</strong>s d'H<strong>en</strong>ri<br />
Lefebvre 434 : on part du prés<strong>en</strong>t, et du quotidi<strong>en</strong>. Aujourd'hui : Georges s'annonce ; Hélène et<br />
Yves ont promis leur visite avec leurs deux filles ; Eric, Nathan, Romain sont déjà là. Quelle<br />
pièce peut accueillir dix personnes ? La bibliothèque ! a-t-on assez de chaises ? Lucette p<strong>en</strong>se<br />
au coucher : a-t-on assez de draps pour tout le monde ? oui ! Moi, je p<strong>en</strong>se au vin : le<br />
remonter de la cave pour qu'il soit chambré ; et Roby et Nadine, faut-il les inviter ? Notre<br />
assemblée pourrait constituer le mom<strong>en</strong>t d'inauguration de la bibliothèque de l'<strong>Université</strong> de<br />
Sainte-Gemme. Ainsi, s'improvise une situation qui s'inscrit dans le mom<strong>en</strong>t de la<br />
convivialité, constitutif du mom<strong>en</strong>t de la Maison. Je p<strong>en</strong>se aux Von Salis, qui avai<strong>en</strong>t exprimé<br />
leur désir de v<strong>en</strong>ir, durant l'été.<br />
La situation s'improvise, dans le cadre d'un mom<strong>en</strong>t, déjà été expérim<strong>en</strong>té ; hier, alors<br />
que j'expliquais Ligoure à Eric, coup de téléphone de Lor<strong>en</strong>zo, Diana, et Charlotte, qui<br />
r<strong>en</strong>trai<strong>en</strong>t d'un Ballo liscio à Lev<strong>en</strong>to (Ligurie, Italie) : ils étai<strong>en</strong>t dans la maison de Corniglia<br />
(Italie). Ainsi, l'esprit de Ligoure a transduqué <strong>en</strong>tre la Ligurie et la Champagne. Cette<br />
433 Jean-Bertrand Pontalis, Après Freud, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1968, p. 330.<br />
434 H<strong>en</strong>ri Lefebvre a développé ce qu’il <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d par transduction, dans Fondem<strong>en</strong>ts d’une sociologie de la<br />
quotidi<strong>en</strong>neté, critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne II, <strong>Paris</strong>, L’arche, 1961, pp. 120 à 122. Dans cet ouvrage, il explore<br />
égalem<strong>en</strong>t la notion d’implication (p. 126) qui sera reprise par R. Lourau. La notion de transduction (à laquelle<br />
R. Lourau a consacré un livre <strong>en</strong> 1997) se trouve développée par H. Lefebvre dans la préface (1969) à la<br />
seconde édition de Logique formelle et logique dialectique.<br />
359
communication n'est pas d'inconsci<strong>en</strong>t à inconsci<strong>en</strong>t, mais d'une situation à une autre,<br />
s'inscrivant dans le même mom<strong>en</strong>t (Ligoure 435 , mom<strong>en</strong>t-matrice de cette convivialité que l'on<br />
cherche à reproduire ici <strong>en</strong> Champagne, et là-bas <strong>en</strong> Ligurie).<br />
Avec Lucette, des routines, des ethnométhodes nous aid<strong>en</strong>t à être disponibles dans les<br />
conjonctures, demandant un esprit d'improvisation : à Ligoure, p<strong>en</strong>dant 17 ans, nous avons<br />
improvisé durant quinze jours avec 40 personnes. Sainte-Gemme est une réplique de cette<br />
expéri<strong>en</strong>ce antérieure, que nous reproduisons dans notre mom<strong>en</strong>t de la maison, <strong>en</strong>semble de<br />
mom<strong>en</strong>ts possibles : la bibliothèque, la convivialité. Le mom<strong>en</strong>t de la convivialité est un<br />
espace de virtuelles créations intellectuelles : on réunit des g<strong>en</strong>s que l'on aime, on agite, on<br />
leur sert à boire et à manger, et l'on contemple la créativité du groupe, une int<strong>en</strong>sité !<br />
À propos de transduction, je parlais d'improvisation et d'initiation : j'ai développé<br />
l'improvisation ; je voudrais développer maint<strong>en</strong>ant l'initiation.<br />
Ce matin, j'ai pu <strong>en</strong>trer dans le mom<strong>en</strong>t de l'écriture, car Nathan a voulu desc<strong>en</strong>dre au<br />
t<strong>en</strong>nis, où Romain a accepté de l'accompagner. Romain a cinq ans de t<strong>en</strong>nis derrière lui (c'est<br />
lui qui le dit), Nathan débute ; cette heure de t<strong>en</strong>nis était donc une heure d'initiation. Cette<br />
auto-programmation des garçons me donne le loisir d'écrire, activité que je justifie<br />
physiologiquem<strong>en</strong>t : ayant joué au t<strong>en</strong>nis quatre jours de suite, je comm<strong>en</strong>ce à souffrir d'un<br />
t<strong>en</strong>nis elbot.<br />
Cep<strong>en</strong>dant, si Romain connaît beaucoup de choses <strong>en</strong> t<strong>en</strong>nis, il n'a pas <strong>en</strong>core acquis la<br />
fibre pédagogique, et je crains qu'il n'ait pas la pati<strong>en</strong>ce de donner une vraie leçon de t<strong>en</strong>nis à<br />
Nathan.<br />
En desc<strong>en</strong>dant les garçons, je dis à Romain :<br />
-Il faudrait que tu fasses des balles faciles, permettant à Nathan de les repr<strong>en</strong>dre ; par<br />
exemple, tu pourrais faire des échanges <strong>en</strong> comptant : un, deux, trois, quatre, etc, ; ton<br />
objectif serait de t<strong>en</strong>ir l'échange le plus longtemps possible.<br />
-Je déteste cet exercice, dit Romain ; je préfère celui que tu me fais faire, où l'on doit<br />
taper sur la <strong>ligne</strong>, et où l'on <strong>en</strong> compte que les <strong>ligne</strong>s.<br />
-Oui, mais vas-tu pouvoir proposer cet exercice à Nathan ?<br />
-Non !<br />
J'ai r<strong>en</strong>oncé à préparer un cours avec Romain, car Nathan veut faire des services,<br />
"comme Romain" ! J'essaie de le raisonner :<br />
-C'est un geste difficile : il faudrait qu'un professeur te fasse décomposer ce geste ;<br />
cela demanderait une heure de travail, avec un professionnel !<br />
Romain et Nathan part<strong>en</strong>t tous les deux pour faire une heure de t<strong>en</strong>nis, mais ils ne<br />
définiss<strong>en</strong>t pas du tout la situation, comme il le faudrait, si on voulait que Nathan appr<strong>en</strong>ne<br />
quelque chose, selon une logique hypothético-déductive (pré-requis, stades). La question n'est<br />
pas tant la transmission, mais l'initiation.<br />
Les échanges avec les deux garçons annonc<strong>en</strong>t un probable chaos ; même du chaos, on<br />
peut sortir quelque chose : les Romantiques d'Iéna distingu<strong>en</strong>t les mauvais chaos des bons<br />
chaos.<br />
à midi et demi,<br />
Romain et Nathan ne se parl<strong>en</strong>t plus. Je ne pose pas de questions. J'ai <strong>en</strong>vie de le faire,<br />
mais le chaos est tellem<strong>en</strong>t évid<strong>en</strong>t qu'il n'est pas souhaitable d'<strong>en</strong> rajouter.<br />
435 Cf. Lucette Colin, Lor<strong>en</strong>zo Giaparizze, Remi Hess, Gabriele Weigand, Libres <strong>en</strong>fants de Ligoure, à paraître.<br />
Nous racontons dans cet ouvrage l'histoire d'une université d'été que nous avons animée <strong>en</strong>tre 1980 et 1997,<br />
chaque été, et où cinquante musici<strong>en</strong>s, danseurs et théorici<strong>en</strong>s de l'interculturel se rassemblai<strong>en</strong>t chaque été avec<br />
leurs <strong>en</strong>fants dans un château du Limousin. Ces r<strong>en</strong>contres qui durai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tre dix et quinze jours chaque année<br />
étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t autogérées. Elles constitu<strong>en</strong>t un mom<strong>en</strong>t fort dans l'histoire de tous les participants.<br />
360
Lundi 25 juillet, dans la Haute bibliothèque, 17 heures,<br />
Le temps n’est pas très beau : partie de Monopoly avec Romain, Alexandre, Orane,<br />
puis je vais conduire Romain et Alexandre au t<strong>en</strong>nis, où jou<strong>en</strong>t Cyril et un autre jeune ; je<br />
remonte pour travailler.<br />
Visite de G. Lapassade, arrivé avec François-Xavier hier après-midi : il repart demain<br />
à 13 heures. La prés<strong>en</strong>ce de Georges est riche sur le plan intellectuel. Il me demande de lui<br />
résumer mon travail sur l’analyse institutionnelle ; il souhaiterait que je repr<strong>en</strong>ne sa réflexion<br />
sur le sujet ; j’ai compris sa distinction <strong>en</strong>tre la pratique sociologique profane et la pratique<br />
professionnelle. Selon lui, l’AI se trouve au point de r<strong>en</strong>contre des deux pratiques : la<br />
psychothérapie institutionnelle s’est lancée dans l’analyse interne à “toute fin pratique”, c’està-dire<br />
pour améliorer le fonctionnem<strong>en</strong>t thérapeutique de l’hôpital. Le mom<strong>en</strong>t conçu du<br />
sociologue profane n’est pas la sociologie, mais une action (soigner, <strong>en</strong>seigner, etc.) ; la<br />
sociologie survi<strong>en</strong>t comme outil que l’on se donne, pour atteindre l’objectif fixé par<br />
l’<strong>en</strong>gagem<strong>en</strong>t dans l’action.<br />
Nos échanges sur la mise <strong>en</strong> place de notre master (option “Education tout au long de<br />
la vie”) r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t Georges <strong>en</strong>thousiaste : ce chantier s’inscrit dans le paradigme de<br />
l’inachèvem<strong>en</strong>t de l’homme qu’il a fondé, avec sa réflexion sur L’<strong>en</strong>trée dans la vie. La<br />
formule d'H. Lefebvre :“L’oeuvre de l’homme, c’est lui-même”, signifie qu’il y a une<br />
recherche constante de la Bildung, une forme que l’on se donne comme mouvem<strong>en</strong>t de<br />
l’œuvre ; il n’y a pas de forme déjà là que l’on remplit ; recherche d'une forme tout au long<br />
d’un travail, d’un chantier qui n’est jamais achevé.<br />
Ma bibliothèque illustre bi<strong>en</strong> cette idée : au départ, idée d’un travail sur le livre, qui<br />
s’inscrit dans une accumulation de livres lus ou à lire : la forme de la bibliothèque n’est pas<br />
déterminée à l’avance, c’est un mouvem<strong>en</strong>t. Cette bibliothèque trouve une forme provisoire à<br />
certains mom<strong>en</strong>ts de ma vie professionnelle ou familiale ; cette forme se cherche, <strong>en</strong><br />
s’appropriant des ressources qui se trouv<strong>en</strong>t là, à un instant particulier (les caisses à<br />
champagne). Cette ressource devi<strong>en</strong>t système (non seulem<strong>en</strong>t je recycle des caisses de la cave<br />
de mon père, mais je vais <strong>en</strong> acquérir chez le fabricant), et structure (je p<strong>en</strong>se mes livres à<br />
travers les caisses).<br />
La conception n’est pas là a priori, mais dans le processus : le mom<strong>en</strong>t conçu est un<br />
mom<strong>en</strong>t où la conception se r<strong>en</strong>égocie constamm<strong>en</strong>t. L'idée s’affine sans cesse, se réactive<br />
régulièrem<strong>en</strong>t ; le mom<strong>en</strong>t ne se développe pas, de manière continue et harmonieuse ; il y a<br />
des à-coups ; ainsi, actuellem<strong>en</strong>t, j’ai des désirs de lectures (les Oeuvres complètes de<br />
Dilthey), mais la satisfaction de ce désir est différé, car le coût de ces livres (800 euros) est<br />
au-dessus de mes moy<strong>en</strong>s. La priorité de terminer la Haute bibliothèque <strong>en</strong>traîne un achat<br />
différé de ces livres.<br />
Les 70 mètres de rayonnages que l’on vi<strong>en</strong>t de créer ne vont pas résoudre tous nos<br />
problèmes. Notre maçon, François, anticipe : selon lui, il nous faudrait 70 m de rayonnages<br />
supplém<strong>en</strong>taires pour être à l’aise. Mieux que moi, François a consci<strong>en</strong>ce que le rangem<strong>en</strong>t<br />
des livres suppose une réserve d’espace : la forme précède le chantier ; une bibliothèque<br />
vivante dispose de rayonnages, avant l’arrivée des livres. La crise survi<strong>en</strong>t, lorsqu’il y avait<br />
surplus de livres ; alors, la forme suit l’achat. Au cours de mes premières années de vie<br />
intellectuelle, il y avait l’acquisition de livres, leur lecture, l’acquisition de caisses, et <strong>en</strong>fin la<br />
prise de consci<strong>en</strong>ce du besoin d’espace pour installer les caisses. François remarque que les<br />
livres <strong>en</strong>tr<strong>en</strong>t chez nous, qu’on le veuille ou non : les flux d’<strong>en</strong>trée sont continus oblig<strong>en</strong>t à<br />
p<strong>en</strong>ser l'interaction <strong>en</strong>tre rayonnages, livres, pièces…<br />
361
Georges a <strong>en</strong> tête le modèle de Cerisy-la-Salle (que Charlotte connaît, mais que je ne<br />
connais pas) ; il ajoute :<br />
-Il faut aussi prévoir des chambres pour accueillir les lecteurs, et des salles de bains !<br />
Lucette vit mal cette afflu<strong>en</strong>ce de monde depuis trois jours. Le mom<strong>en</strong>t qu'elle veut<br />
expérim<strong>en</strong>ter : la production d'un livre, ici. Installé dans son bureau, Georges la perturbe. Le<br />
mom<strong>en</strong>t convivial de Sainte-Gemme ne doit pas détruire les autres mom<strong>en</strong>ts : comm<strong>en</strong>t<br />
disposer d'un lieu, où peuv<strong>en</strong>t co-habiter des mom<strong>en</strong>ts de travail personnel, de travail de<br />
groupe, de loisirs ; où les repas se prépar<strong>en</strong>t sans empêcher d’autres possibles.<br />
Ces jours-ci, j’étais cont<strong>en</strong>t d’avoir du monde : au jardin mes salades sont bonnes à<br />
manger ; alors que celles de la Grange au bois sont toutes petites, les nôtres sont à deux doigts<br />
de monter : il faut les manger.<br />
La vie quotidi<strong>en</strong>ne est ce travail d'articulation de toutes ces dim<strong>en</strong>sions. La vie réussie<br />
articule des mom<strong>en</strong>ts prés<strong>en</strong>ts, passés et futurs.<br />
L’université de Sainte-Gemme implique un collectif vivant. Ses acteurs ont consci<strong>en</strong>ce<br />
des ressources du lieu pour eux-mêmes, et <strong>en</strong> même temps de ce qu’ils peuv<strong>en</strong>t apporter au<br />
lieu : ainsi Eric m’aide à buter mes pommes de terre, tout <strong>en</strong> parlant de lui, de son rapport à<br />
l’écriture, à l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t.<br />
Le manque de mobilité Georges est une difficulté, mais elle est comp<strong>en</strong>sée par une<br />
imm<strong>en</strong>se disponibilité pour p<strong>en</strong>ser les problèmes : nos échanges sur R<strong>en</strong>é Lourau ont été<br />
forts, ce matin. Georges pr<strong>en</strong>d consci<strong>en</strong>ce que ma résistance à partager ses points de vue<br />
(exprimés à la mort de R<strong>en</strong>é), correspond à une volonté d’<strong>en</strong>trer dans la complexité des<br />
problèmes. En travaillant avec R. Lourau, j'ai appris beaucoup, même si certaines de ses<br />
prises de position font problème. Comm<strong>en</strong>t dominer ces contradictions :<br />
-Finiras-tu ton livre sur R. Lourau ? m’a demandé Georges.<br />
Mom<strong>en</strong>t conçu, La mort d’un maître est probablem<strong>en</strong>t ma recherche la plus sérieuse<br />
ouverte dans le champ intellectuel, pourrais-je la m<strong>en</strong>er à bi<strong>en</strong> ? <strong>en</strong> ai-je le désir ? oui, mais à<br />
mon rythme. Autant j’étais pressé de publier mes premiers livres, autant les livres<br />
d'aujourd'hui me demand<strong>en</strong>t du temps.<br />
-Tu pouvais ne pas être d’accord avec mes jugem<strong>en</strong>ts concernant Lourau, m’a dit<br />
Georges, mais quand tu lis Gérard Althabe, qui exprime les mêmes rétic<strong>en</strong>ces, tu es bi<strong>en</strong><br />
obligé de réfléchir.<br />
-Une raison freine mon désir de produire mon livre sur R<strong>en</strong>é : je n’ai pas <strong>en</strong>vie de<br />
partager ce que j’ai trouvé, avec les représ<strong>en</strong>tants de l’autre courant, ai-je dit à Georges ce<br />
matin.<br />
Mes méditations n'ont pas <strong>en</strong>core avoir un statut sci<strong>en</strong>tifique : elles sont<br />
présci<strong>en</strong>tifiques ; ce sont des intuitions. Certes, je peux parfois les étayer sur des observations,<br />
ou des analyses rigoureuses, mais si mon travail conti<strong>en</strong>t des fragm<strong>en</strong>ts solides, la vision<br />
d’<strong>en</strong>semble ne me satisfait pas. Dans la transduction (au s<strong>en</strong>s de Lefebvre) très forte chez<br />
moi, il y a une dim<strong>en</strong>sion prophétique, qui se démarque de la démarche hypothéticodéductive.<br />
Avec Yves, hier midi, nous parlons d’expéri<strong>en</strong>ce scolaire. Pour rester avec ses copines<br />
de CM2, ma fille Charlotte les avait persuadé de choisir l'allemand comme première langue ;<br />
ce qu’elles fir<strong>en</strong>t. Ce choix d’une langue n’était pas réfléchi par rapport à leur transversalité.<br />
Sur les 25 élèves de cette sixième, alors qu’ils ont déjà 26 ans, seuls deux élèves ont trouvé du<br />
travail. Ils n’ont pas su être sujets du choix des langues : se sont-ils approprié sur un autre<br />
mode les autres disciplines scolaires ? Ils ont massivem<strong>en</strong>t échoué dans leur socialisation<br />
professionnelle. L’école sait-elle transmettre l’appropriation du plaisir d’appr<strong>en</strong>dre? Pourquoi<br />
certains élèves très adaptés (m<strong>en</strong>tion Très Bi<strong>en</strong> au bac) échou<strong>en</strong>t-ils <strong>en</strong>suite ?<br />
362
Salle aux archives, mercredi 26 juillet, 14 h. 30,<br />
En me quittant, Georges m’a dit :<br />
-Tu as vraim<strong>en</strong>t de la chance d’avoir Sainte-Gemme : toi qui étais urbain, comm<strong>en</strong>t<br />
t'es-tu mis dans la tête d’investir ce village ?<br />
Comm<strong>en</strong>t ai-je conçu Sainte-Gemme ? Comm<strong>en</strong>t ai-je pu me p<strong>en</strong>ser, dans un mom<strong>en</strong>t<br />
rural ? Pour beaucoup, je suis un <strong>Paris</strong>i<strong>en</strong>, mais je ne me s<strong>en</strong>s pas parisi<strong>en</strong> ; certes, je suis<br />
cont<strong>en</strong>t de travailler à Saint-D<strong>en</strong>is : ma vie professionnelle avait besoin de <strong>Paris</strong> pour<br />
s’épanouir. Je ne serais jamais dev<strong>en</strong>u auteur, éditeur, sans mon établissem<strong>en</strong>t parisi<strong>en</strong>, mais<br />
je portais <strong>en</strong> moi une autre dim<strong>en</strong>sion : si je réussissais à installer mon bureau ici, avec un<br />
branchem<strong>en</strong>t internet haut débit, je passerais les deux tiers de mon temps à Sainte-Gemme, où<br />
j’ai <strong>en</strong>vie de m’accomplir comme écrivain. Comm<strong>en</strong>t se forme un mom<strong>en</strong>t ? Dans La somme<br />
et le reste, Lefebvre parle du mom<strong>en</strong>t de l’amour : le mom<strong>en</strong>t pr<strong>en</strong>d, comme un feu qui<br />
consume toutes les brindilles, rassemblées par le temps. L'image du feu illustre la notion de<br />
transduction explorée antérieurem<strong>en</strong>t. Puis-je faire l’histoire et la cartographie de ces<br />
brindilles ? La description du mom<strong>en</strong>t s'<strong>en</strong>richit des matériaux prés<strong>en</strong>t, lors de la transduction<br />
initiant le mom<strong>en</strong>t.<br />
Lucette me cite un passage de J. Laplanche sur l’interdit de p<strong>en</strong>ser dans le<br />
christianisme 436 : p<strong>en</strong>ser est désirer, concevoir est désirer ; p<strong>en</strong>ser est concevoir.<br />
Je relis les pages écrites depuis le 21 juillet, car je garde l’idée d’écrire un livre suivi :<br />
je p<strong>en</strong>se le mom<strong>en</strong>t conçu.<br />
Ce travail philosophique n’est pas désimpliqué, je veux le conduire <strong>en</strong> t<strong>en</strong>ant compte à<br />
la fois du contexte d’écriture (aspect associatif du journal), et <strong>en</strong> m’obligeant à garder prés<strong>en</strong>t<br />
à l’esprit la question, le thème qui m’occupe. Le mom<strong>en</strong>t conçu n’est pas conçu une fois pour<br />
toutes, mais il se fait et se défait : le conçu est une Bildung. Il n’y a pas de sujet isolé, qui<br />
poserait une volonté abstraite : la conception est le produit d’un sujet collectif : ainsi Lucette<br />
joue un rôle (important), dans la conception de notre maison. Hier, ne pouvant pas activer son<br />
mom<strong>en</strong>t bureau, du fait du squat de Georges, Lucette est partie à Dormans faire des courses :<br />
elle <strong>en</strong> a rapporté un demi-tonneau qu’elle compte lasurer, et installer comme table basse dans<br />
la pièce aux archives. Elle acc<strong>en</strong>tue ainsi le mom<strong>en</strong>t salon de cette pièce, qui accueille trois<br />
mom<strong>en</strong>ts : les archives familiales, le bureau de Lucette, le salon (on y trouve maint<strong>en</strong>ant un lit<br />
qui a aussi fonction de banquette, 4 fauteuils et une table basse).<br />
Transformant la banquette <strong>en</strong> lit, Georges suscite un quatrième mom<strong>en</strong>t : la chambre à<br />
coucher.<br />
J'apprécie le comm<strong>en</strong>taire de J. Laplanche des traductions de “Wo Es war, soll Ich<br />
werd<strong>en</strong> 437 ”; la traduction proposée aux étudiants de DEA par Laur<strong>en</strong>ce Gavarini 438 est<br />
fausse. Je ne repr<strong>en</strong>ds pas ces analyses ici.<br />
“Wo Es war, soll Ich werd<strong>en</strong>” s'inscrit dans ma méditation : “Où ça était, moi (je) doit<br />
dev<strong>en</strong>ir” est la traduction proposée par Laplanche ; cette formule est métaphore de ce qui joue<br />
dans le dev<strong>en</strong>ir du mom<strong>en</strong>t ; là où il y avait de l’informel (de l’informe), le mom<strong>en</strong>t conçu<br />
(conceptualisé) doit dev<strong>en</strong>ir.<br />
Lacan propose : “Là où c’était, je dois adv<strong>en</strong>ir” (L. Gavarini, <strong>en</strong> supprimant la virgule<br />
propose : “Là où c’était je dois adv<strong>en</strong>ir”). Dans la version de Lacan, il y a perte de mom<strong>en</strong>t,<br />
436 J. Laplanche, L’angoisse, pp. 281-82.<br />
437 J. Laplanche, La sublimation, pp. 191 et suivantes.<br />
438 cf. dans mes notes sur Les néo-simplistes, je comm<strong>en</strong>te un docum<strong>en</strong>t pédagogique qu'elle a distribué <strong>en</strong> 2003-<br />
2004 et2004-2005, à nos étudiants de DEA.<br />
363
car adv<strong>en</strong>ir r<strong>en</strong>voie à la théorie des stades. La dialectique des mom<strong>en</strong>ts est, au contraire,<br />
restituée dans le dev<strong>en</strong>ir. Ça devi<strong>en</strong>t je, progressivem<strong>en</strong>t : il n’y a pas de rupture. La<br />
transduction pourrait accepter la notion d’adv<strong>en</strong>ir, mais le dev<strong>en</strong>ir est plus fort : on y conserve<br />
le procès, le processus. Dans la notion d’Adv<strong>en</strong>ir, l’idée de l’affirmation d’une id<strong>en</strong>tité : le ça<br />
est remplacé par le je ; le passage de “c’était” au “Je” est le procès du conçu. On ne conçoit<br />
pas à partir de ri<strong>en</strong> : il y a de l’informel qui trouve sa forme, même si celle-ci n’est pas<br />
définitive ; s’introduit maint<strong>en</strong>ant la relation <strong>en</strong>tre conception et id<strong>en</strong>tité.<br />
Un mom<strong>en</strong>t non id<strong>en</strong>tifié existe-t-il <strong>en</strong> tant que “mom<strong>en</strong>t” ? non, la différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre<br />
situation et mom<strong>en</strong>t est justem<strong>en</strong>t la nomination, la délimitation d’une forme singulière, qui<br />
articule de l’universel et du particulier.<br />
Puis-je maint<strong>en</strong>ant id<strong>en</strong>tifier le mom<strong>en</strong>t de la Maison ? dans Le s<strong>en</strong>s de l’histoire, je<br />
parle de Domaine. J’y r<strong>en</strong>voie 439 . Ici, je voudrais parler de la maison de Ste Gemme, comme<br />
du Domaine de Ste Gemme (Domus = la Maison) ; <strong>en</strong> langue française, le domaine est plus<br />
large que la Maison, excepté dans certaines expressions où Maison a le s<strong>en</strong>s d’Institution (la<br />
Maison Heidsieck, pour parler de l’<strong>en</strong>treprise de Champagne). Ma maison est une maison ;<br />
mais <strong>en</strong> la faisant passer au statut de Maison, je montre que c’est un domaine : la Maison est<br />
faite de la maison, du jardin, et de ceux qui l’habit<strong>en</strong>t. Une Maison est une Institution ; s’y<br />
articul<strong>en</strong>t une base matérielle (des murs, des volumes, des éclairages, des couleurs, un cadre,<br />
un <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t, etc.), du libidinal, de l’idéologique et de l’organisationnel.<br />
Quand je décide d’acheter Ste Gemme, je cherche à me loger. Mon nouveau statut de<br />
professeur à Reims l'exige : mais j’aurais pu louer un deux-pièces à Reims. La décision<br />
d’acheter, et de ne pas acheter n’importe quoi, révèle que mon projet n’est pas seulem<strong>en</strong>t de<br />
me loger, mais aussi d’habiter. Une maison, logem<strong>en</strong>t, certes, mais aussi espace que l’on<br />
décide d’habiter, c’est-à-dire de s’approprier : ma Maison existe à partir du mom<strong>en</strong>t où je<br />
conçois de l’habiter. J’habite, non seulem<strong>en</strong>t les murs qui m’héberg<strong>en</strong>t, mais la vue sur la<br />
Vallée de la Marne, la rue d’Angleterre, le dénivelé du jardin, les couleurs du jour, etc.<br />
Un emprunt m'est accordé à taux attractifs, à condition de faire des travaux : je les fais,<br />
à contre-cœur, car je sais qu’il faut habiter sa maison, se l’approprier, avant de décider de<br />
percer une porte ici ou là ; les travaux amélior<strong>en</strong>t le logem<strong>en</strong>t, pas nécessairem<strong>en</strong>t la Maison :<br />
ce n’est qu’après treize ans que je lance les travaux qui m'import<strong>en</strong>t.<br />
Logem<strong>en</strong>t, une maison est carrefour de fonctions : il faut un espace pour manger, un<br />
autre pour dormir ; on rec<strong>en</strong>se les besoins ; on les satisfait : on installe le gaz et le chauffage,<br />
mais la fonction n’est pas mom<strong>en</strong>t : différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre avoir une salle à manger, et p<strong>en</strong>ser une<br />
pièce pouvant accueillir le “mom<strong>en</strong>t du repas”. Le glissem<strong>en</strong>t de s<strong>en</strong>s est subtil.<br />
Dans la fonction, il y a beaucoup : le mom<strong>en</strong>t repr<strong>en</strong>d les élém<strong>en</strong>ts d’une fonction,<br />
mais il les transduque. Le mom<strong>en</strong>t fait faire aux fonctions une transduction, au s<strong>en</strong>s<br />
d’Aufhebung : il y a un dépassem<strong>en</strong>t de la fonction selon une logique régressive-progressive.<br />
Par exemple, à Sainte-Gemme, la table est un lieu, où l’on sert les produits du jardin. Le style<br />
du repas : les produits de chez nous ; pas de table, sans produits du jardin (sans <strong>en</strong>grais<br />
chimiques). Habiter ce lieu est affirmation d'une posture écologique de la Maison. Maurice<br />
Colin, mon maître <strong>en</strong> vie saine, me guide <strong>en</strong> cette voie, mais <strong>en</strong> remontant plus avant dans<br />
mon passé, je trouve mon modèle dans mon expéri<strong>en</strong>ce de Poilcourt-Sidney, ce village de<br />
mon <strong>en</strong>fance où l’on mangeait les tomates du jardin, préparées avec des œufs, pondus par les<br />
poules de la ferme etc.<br />
Ce que rajoute le mom<strong>en</strong>t à la fonction : le style. Le choix de Sainte-Gemme <strong>en</strong><br />
Champagne installe la Maison au milieu des vignes, qui produis<strong>en</strong>t du Meunier, un cépage<br />
spécifique de Champagne. La cave à vin (voûtée du XVIII e<br />
) s’inscrit aussi dans ce cadre, qui<br />
439 Christine Delory-Momberger, Remi Hess, Le s<strong>en</strong>s de l’histoire, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2001.<br />
364
implique de mettre son vin <strong>en</strong> bouteilles : je dois donc le choisir pour le faire vieillir. Ce<br />
mom<strong>en</strong>t de la cave me vi<strong>en</strong>t de loin. Chez Paul Hess, mon grand-père, il y avait deux étages<br />
de caves, rue de la R<strong>en</strong>fermerie : au premier niveau, on parlait de la cave à charbon, et au<br />
second, de la cave à vins, distinction retrouvée au château de Ligoure, où les bouteilles du<br />
XIX e<br />
étai<strong>en</strong>t <strong>en</strong>treposées dans la cave du dessous : non éclairée, donc d’accès difficile.<br />
Le paysage de vignes, un concept qui a une origine : la famille Hess était originaire de<br />
Turckheim, un des plus beaux paysages de vignes alsaci<strong>en</strong>nes, la famille Ginat (nom de<br />
l’épouse de Barthélemy Hess, mon arrière-grand-père) était de Vertus, un des plus beaux<br />
paysages de vignes de Champagne. Nous connaissons ces deux villages, je devrais dire ces<br />
bourgs : on y allait <strong>en</strong> pèlerinage de temps <strong>en</strong> temps. Depuis 1870, date où Barthélemy<br />
s’expatria définitivem<strong>en</strong>t d’Alsace pour rester Français à l’époque où les cousins dev<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t<br />
Allemands, la rupture <strong>en</strong>tre ranches de la famille ne s'est pas faite...<br />
Le choix du 13, Rue d’Angleterre porte <strong>en</strong> lui ce mouvem<strong>en</strong>t d’analyse régressiveprogressive,<br />
qui fait que l’on fonde un mom<strong>en</strong>t quelque part : pas n’importe où, ni n'importe<br />
comm<strong>en</strong>t.<br />
La fondation : ce mom<strong>en</strong>t (historique) de la fondation est celui où l’on inscrit un<br />
monde virtuel dans la pierre, dans le concret. Quel était le virtuel de mon monde de la<br />
maison ? quelles maisons avais-je connues avant d’arriver à Ste Gemme ? J’ai parlé de la<br />
maison du Foyer rémois, 4 place du 11 novembre, que mes par<strong>en</strong>ts louai<strong>en</strong>t à Reims : une<br />
maison ouvrière, dans un quartier populaire de 600 âmes (foyers). Conçu par des notables le<br />
playsi<strong>en</strong>s, ce quartier donnait à chaque famille une maison et un jardin : le nôtre était le plus<br />
petit, de toute la Cité du Chemin Vert, car il avait été amputé au profit de la Maison de<br />
l’<strong>en</strong>fance, qui jouxtait notre établissem<strong>en</strong>t.<br />
Cette maison de 6 pièces, 2 au rez-de-chaussée, 4 au premier étage était agréable pour<br />
6 personnes. La place du 11 Novembre était le c<strong>en</strong>tre du quartier : nous avions l’Eglise à<br />
notre gauche, et la Maison Commune à notre droite, la Maison de l’Enfance étant derrière<br />
notre habitation. Ma mère habita pleinem<strong>en</strong>t cette maison, qu’elle considérait comme un don<br />
de Dieu : elle avait beaucoup prié pour nous faire échapper au deux-pièces, du 4 rue Warnier,<br />
froid, humide, sombre, que nous habitions jusqu'à mes quatre ans !<br />
Autre maison, fortem<strong>en</strong>t investie sur le plan symbolique (sur le plan réel, seules des<br />
photos témoign<strong>en</strong>t de mes séjours des années 1947-51) : la maison de grand-mère Hamel à<br />
Dauboeuf. Grand-mère était la mère de mon grand-père paternel : ma mère qui l’appelait<br />
“Grand-Mère” ; pour moi, elle était arrière-grand-mère.<br />
J’ai toujours eu plaisir à passer par Dauboeuf, <strong>en</strong> Normandie, où vécut la Tante Marie<br />
(Masson), aujourd’hui décédée. J’ai hérité de ses papiers, joints aux archives familiales. J’ai<br />
été à son <strong>en</strong>terrem<strong>en</strong>t ; j’ai aussi assisté à sa succession. J’y avais accompagné ma mère, avant<br />
1998. Il faudrait préciser les dates. Cette maison était <strong>en</strong>tourée d’un jardin, coupé <strong>en</strong> deux à la<br />
mort de Grand-Mère (vers 1950). Marie se fit construire un logem<strong>en</strong>t préfabriqué, dans une<br />
partie du jardin, et la maison de Grand-Mère fut v<strong>en</strong>due : ce fut l’un des grands regrets de ma<br />
mère, qui a gardé toute sa vie d’excell<strong>en</strong>ts souv<strong>en</strong>irs de ses vacances dans cette maison, lors<br />
de son <strong>en</strong>fance et de son adolesc<strong>en</strong>ce. Il y avait un piano : Marie <strong>en</strong> jouait, comme elle jouait<br />
l'harmonium à l'église ; j’ai hérité de ses partitions. Enfant, maman avait fait du théâtre : dans<br />
une malle, au gr<strong>en</strong>ier, il y avait des costumes pour se déguiser. Ma mère nous parlait de cette<br />
maison avec tellem<strong>en</strong>t de nostalgie, qu’elle fonctionna comme une référ<strong>en</strong>ce mythique de<br />
notre roman familial. Le regret de Maman de l'abs<strong>en</strong>ce de maison de famille, où l’on puisse<br />
ainsi se retrouver a certainem<strong>en</strong>t compté dans mon établissem<strong>en</strong>t rural.<br />
Autre lieu qui a beaucoup compté pour elle : le Domaine aux loups, situé sur la<br />
commune de Malarmay-le Houlme, à 10 Km de Rou<strong>en</strong>, une propriété installée sur quelques<br />
hectares de bois, au sommet des collines aux al<strong>en</strong>tours de Rou<strong>en</strong>. La construction principale<br />
avait la prestance d’un château, mais on n'a jamais nommé ce bâtim<strong>en</strong>t “le château” ; aux<br />
365
al<strong>en</strong>tours, plusieurs bâtim<strong>en</strong>ts et des petits gîtes à la lisière de la forêt. Ma mère avait connu<br />
cette maison avant 1939-45, époque où elle accueillait des rassemblem<strong>en</strong>ts associatifs. La<br />
lecture de son journal pourrait donner des détails intéressants sur ce domaine, avant qu’il ne<br />
soit transformé <strong>en</strong> maison familiale dans les années 1945-50. La direction fut confiée à<br />
Raymonde Teynières, une très anci<strong>en</strong>ne amie de ma mère. En quelle année, y sommes-nous<br />
allés <strong>en</strong> vacances pour la première fois ? Je devais avoir moins de 6 ans ; nous y séjournions<br />
presque tous les ans, <strong>en</strong>tre quinze jours et trois semaines (<strong>en</strong> fonction des années). Lieu de<br />
vacances idéal : vingt à vingt cinq familles séjournai<strong>en</strong>t dans ce domaine ; les <strong>en</strong>fants vivai<strong>en</strong>t<br />
donc <strong>en</strong> bande. Les garçons faisai<strong>en</strong>t des cabanes de fougères dans le bois, qui me paraissait<br />
imm<strong>en</strong>se ; adulte, j’y suis retourné, et il ne m’a plus semblé aussi grand, mais j’<strong>en</strong> avais<br />
connu toutes les souches, tous les arbres. Chaque année, je retrouvais ce Domaine qui était<br />
notre Domaine : ma mère y recevait sa famille (son père, son frère, ses cousins) et ses amies,<br />
qui restai<strong>en</strong>t fidèles à leurs années de jeunesse, où elles militai<strong>en</strong>t dans je ne sais plus quel<br />
mouvem<strong>en</strong>t. D’une année sur l’autre, nous retrouvions certaines familles, donc certains jeunes<br />
: avec l’âge, nous dev<strong>en</strong>ions moniteurs des groupes des plus jeunes. Derrière le château : une<br />
jolie pelouse, où l’on jouait au croquet ; il y avait aussi un terrain de volley. Le midi, la table<br />
était toujours décorée : on y buvait du cidre bouché.<br />
J’ai déjà parlé de Poilcourt-Sydney, où je faisais la moisson : il y avait dans ce village<br />
un grand verger avec des pommiers, au bord de la Retourne, la rivière poissonneuse qui<br />
longeait la propriété des Corbet et Baudet. Dans ce village, j’ai habité 3 ou 4 maisons<br />
différ<strong>en</strong>tes, j’y ai aimé Dominique, la fille de la postière.<br />
Mon mom<strong>en</strong>t conçu de la Maison a ramassé toutes ces brindilles de souv<strong>en</strong>irs de ces<br />
maisons, de ces domaines qui ont marqué mon <strong>en</strong>fance ; ainsi, à Sainte-Gemme on retrouve à<br />
la fois le paysage de vignes, mais aussi des contextes de relief comme <strong>en</strong> Normandie. Il y a<br />
de la culture de céréales, comme à Poilcourt, des bois aussi. La vigne champ<strong>en</strong>oise était<br />
inscrite dans la tradition familiale (une branche de la famille possédait des vignes au mom<strong>en</strong>t<br />
de la Révolution française). J’ai évoqué la vigne alsaci<strong>en</strong>ne…<br />
Entre 1980 et 1990, j’ai réactivé la prés<strong>en</strong>ce de la vigne dans mon univers psychique,<br />
<strong>en</strong> passant régulièrem<strong>en</strong>t des vacances à San Bernardino, <strong>en</strong> Ligurie. Les Cinque Terre ont été<br />
colonisées par mon ami Lor<strong>en</strong>zo Giaparizze et ses amis milanais : ils ont investi<br />
principalem<strong>en</strong>t Corniglia, où nous avons loué une maison, mais nous sommes aussi desc<strong>en</strong>dus<br />
chez Lor<strong>en</strong>zo, qui possède une datcha sur les flancs de la montagne. San Bernardino est un<br />
<strong>en</strong>droit assez isolé à 3 km de Corniglia. Nous avons connu tous les amis de Lor<strong>en</strong>zo, Marco<br />
Brunamonti, chef d’orchestre à Milan <strong>en</strong> particulier, qui avait une location sur la place de<br />
Corniglia, où nous allions chaque soir : le café Mateo avait une terrasse, où nous avions une<br />
table attitrée vers 18 heures, <strong>en</strong> remontant de la mer. Nous avons construit un jumelage <strong>en</strong>tre<br />
les Cinque Terre et une petite communauté qui se retrouvait à Ligoure <strong>en</strong>tre 1980 et 1990.<br />
Ligoure fut une solide référ<strong>en</strong>ce psychique, au mom<strong>en</strong>t où j’ai décidé d’acquérir et<br />
fonder Sainte Gemme. J’y consacre un livre, déjà écrit, qu’il suffirait de relire, avant de le<br />
publier. Il aurait sa place, dans une collection des Presses de l’<strong>Université</strong> de Ste Gemme.<br />
En 1980, je découvre Ligoure : château et domaine. Ce mom<strong>en</strong>t marqua les amis qui le<br />
partagèr<strong>en</strong>t avec moi. Avant de parler de Ligoure, il me faut parler de deux expéri<strong>en</strong>ces<br />
décisives qui ont précédé Ligoure, dans la conception de mon mom<strong>en</strong>t Ste Gemme.<br />
L’une d’<strong>en</strong>tre elles fut brève, mais int<strong>en</strong>se : il s’agit du stage du Meux, dont je parle<br />
longuem<strong>en</strong>t dans Le temps des médiateurs 440 . Dire un mot de l’expéri<strong>en</strong>ce du lieu lui-même a<br />
sa place ici. Ce château, <strong>en</strong>touré d’un parc, situé au milieu des champs dans la campagne du<br />
Nord de <strong>Paris</strong> (Picardie), comptait une vingtaine de pièces. Georges Lapassade y avait invité<br />
100 personnes, logées à 15 participants par chambre, sur des matelas à même le sol ; cette<br />
440 R. Hess, Le temps des médiateurs, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 1981, pp. 165-210.<br />
366
expéri<strong>en</strong>ce n’avait ri<strong>en</strong> à voir avec la vie de château. Les t<strong>en</strong>sions empêchai<strong>en</strong>t qu’une cuisine<br />
satisfaisante soit assurée. Ce stage fut la première r<strong>en</strong>contre OFAJ, financée par le nouveau<br />
bureau de la recherche : un chaos.<br />
Dans cette expéri<strong>en</strong>ce, conçue par Georges, je découvris un intérêt pour l’organisation<br />
de stages résid<strong>en</strong>tiels, dans des lieux où tout est à organiser par soi-même. Si une r<strong>en</strong>contre de<br />
groupe a lieu, là où gîte et du couvert sont prévus, le travail ne porte que sur un cont<strong>en</strong>u<br />
(intellectuel) et sur l’analyse des conflits à l’intérieur du groupe : par contre, une location de<br />
murs où l’on s’occupe soi-même de la nourriture permet davantage de créativité groupale, de<br />
capacité instituante.<br />
Avec mes par<strong>en</strong>ts, nous avions pu comparer l’expéri<strong>en</strong>ce du Domaine aux loups à<br />
d’autres lieux : les villages de vacances visités une fois ou deux (<strong>en</strong> Alsace). Le plus souv<strong>en</strong>t,<br />
le village de vacances est une construction moderne (<strong>en</strong> béton), sans aucune épaisseur<br />
culturelle. Par opposition, le Domaine aux loups, Le Meux, Ligoure étai<strong>en</strong>t des bâtisses<br />
anci<strong>en</strong>nes, pleines de recoins : j’ai rapproché ces maisons de l’appartem<strong>en</strong>t de mes grandspar<strong>en</strong>ts<br />
Hess, rue de la R<strong>en</strong>fermerie, installé dans une vieille maison.<br />
Le choix d’une maison du XVIII e<br />
pose davantage de problèmes pour sa modernisation,<br />
mais ce cadre a une épaisseur culturelle ; on y trouve l’idée du temps qui passe. Je n’aime pas<br />
les lieux construits pour les vacances ; j’ai fait l’expéri<strong>en</strong>ce du village de vacances de La<br />
Garde-Freinet (que J.R. Ladmiral appréciait particulièrem<strong>en</strong>t), et aussi de plusieurs villages<br />
de vacances à l’Ile de la Réunion (St Gilles). Sous les tropiques, il y a une différ<strong>en</strong>ce de<br />
confort <strong>en</strong>tre un village de vacances moderne, un hôtel avec piscine et une maison d’esclave,<br />
mais c’est dans une anci<strong>en</strong>ne maison d’esclave que j’ai eu mon expéri<strong>en</strong>ce la plus forte à la<br />
Réunion. Je n’aime pas les hôtels modernes, mais j’ai eu vraim<strong>en</strong>t de grandes émotions à<br />
habiter l’Hôtel Consul à Berlin, Knesebeckstrasse, à côté de Savigny Platz. Une fois, le gérant<br />
qui me connaissait bi<strong>en</strong>, m’avait offert la suite de l’étage le plus élevé : quel souv<strong>en</strong>ir ! cet<br />
hôtel a été cédé à un groupe, qui l'a rénové, et rebaptisé Gates : je n’ai plus d’occasions d’y<br />
desc<strong>en</strong>dre , et je le regrette.<br />
Mercredi 27 juillet, 15 heures,<br />
Ce matin, j’ai continué à écrire à la suite sans changer la date. Cela montre que la<br />
dim<strong>en</strong>sion journal de ce texte m’importe moins que les brindilles que je rassemble dans ma<br />
mémoire, pour expliquer d’où vi<strong>en</strong>t le mom<strong>en</strong>t de la conception de Sainte-Gemme.<br />
Conception du mom<strong>en</strong>t et mom<strong>en</strong>t de la conception : r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t, dans le style lefebvri<strong>en</strong>.<br />
Mes condisciples se moquai<strong>en</strong>t parfois de cette forme rhétorique, mais ce qu’ils ne voyai<strong>en</strong>t<br />
pas : cette figure de style est travail de la forme qui se cherche.<br />
Charlotte est toujours aux Cinque Terre, elle r<strong>en</strong>tre le 30 juillet à minuit. Elle a<br />
demandé :<br />
-La maison a-t-elle changé ?<br />
Lucette a répondu “non”.<br />
La maison change tout le temps. Habiter une maison y introduit le changem<strong>en</strong>t : je<br />
déplace des plantes, je rapporte des pommes et des tomates du jardin ; il y a dix jours, c’était<br />
plutôt des salades et des oignons, etc. La prés<strong>en</strong>ce de Romain <strong>en</strong>traîne un usage particulier de<br />
la salle de bain. Le robinet qui fuyait ne fuit plus, etc.<br />
Je p<strong>en</strong>se maint<strong>en</strong>ant à la maison d’Amadeo, dans laquelle je résidais de temps <strong>en</strong><br />
temps à San Bernardino. Où est desc<strong>en</strong>due Charlotte ? quel est le vécu actuel de ma fille ?<br />
Dans la maison d’Amadeo, la cave installée sous la maison, avait son <strong>en</strong>trée à l’extérieur,<br />
comme à Ste Gemme : cette cave était un vrai laboratoire ; Amadeo y faisait du vin qu’il nous<br />
v<strong>en</strong>dait ; on disait : "ce vin est intéressant", pour ne pas dire qu’il était épouvantable.<br />
367
À Sainte-Gemme, je continue de faire mon vinaigre, avec une mère d’Amadeo, mort<br />
depuis longtemps ! Une telle notation illustre l’idée de brindilles qui se trouv<strong>en</strong>t rassemblées<br />
au mom<strong>en</strong>t de la conception du mom<strong>en</strong>t : le mom<strong>en</strong>t de la conception est une transduction.<br />
17 h30,<br />
Long mom<strong>en</strong>t à relire Raoul Vaneigem Le mouvem<strong>en</strong>t du libre esprit (<strong>Paris</strong>, Ramsay,<br />
1986), livre oublié et pourtant annoté : je suis retombé dessus, alors qu’une averse s’abattait<br />
sur le jardin : monté à la Haute Bibliothèque pour fermer les f<strong>en</strong>êtres ; par association,<br />
j’arrose le bananier et les hoyas… Pourquoi suis-je attiré par le livre de Vaneigem ? Le soustitre<br />
“Généralités et témoignages des affleurem<strong>en</strong>ts de la vie à la surface du Moy<strong>en</strong> Age et de<br />
la R<strong>en</strong>aissance, et incidemm<strong>en</strong>t, de notre époque”, me fit p<strong>en</strong>ser à la notion de continuum.<br />
Cette idée de continuum est prés<strong>en</strong>te chez Lefebvre et Lourau (dans L'état inconsci<strong>en</strong>t) : j’ai<br />
indexicalisé ce mot, dans ma lecture du livre de R<strong>en</strong>é Lourau ; pour moi, il est ess<strong>en</strong>tiel dans<br />
la construction de l’idée de mom<strong>en</strong>t.<br />
Concevoir un mom<strong>en</strong>t, c’est l’inscrire dans un continuum. La transduction puise dans<br />
le passé, pour se projeter dans le futur. Il y a un continuum du Libre Esprit. Ce livre participe<br />
à l’explicitation de la p<strong>en</strong>sée d’H. Lefebvre : Le Libre Esprit est un continuum qui s’est<br />
mom<strong>en</strong>tifié, dans la p<strong>en</strong>sée de Joachim de Flore, théologi<strong>en</strong> travaillé par H<strong>en</strong>ri Lefebvre, et<br />
souv<strong>en</strong>t évoqué par lui. H. Lefebvre a trouvé chez lui les brindilles permettant de fonder la<br />
méthode régressive-progressive 441 : ce travail serait à repr<strong>en</strong>dre ici. Une citation de Flore,<br />
chez Vaneigem, confirme mes intuitions, elle peut <strong>en</strong>richir ma réflexion antérieure. Les pages<br />
58 à 62 de Vaneigem, sont à retravailler ; évidemm<strong>en</strong>t, je p<strong>en</strong>se à J<strong>en</strong>ny Gabriel qui est une<br />
admiratrice de Vaneigem ; j’ai un grand nombre d’ouvrages situs, dans ma bibliothèque, mais<br />
celui-ci me semble particulièrem<strong>en</strong>t important pour moi : je me demande si la théologie de<br />
mon père n’était pas marquée par ce courant (hérétique) du Libre Esprit.<br />
Jeudi 28 juillet, 10 h 45,<br />
Romain, levé à 10 h.30, vi<strong>en</strong>t de retrouver Orane, qui malheureusem<strong>en</strong>t va partir <strong>en</strong><br />
vacances samedi <strong>en</strong> Bretagne : ils sont partis se prom<strong>en</strong>er ; la mère d’Orane vit seule avec ses<br />
deux filles.<br />
Ce matin, j’ai terminé Le mouvem<strong>en</strong>t du Libre-Esprit, qui a sa place dans le continuum<br />
romantique. Un li<strong>en</strong> avec le continuum du Père-Enfantin serait possible. Mon père a-t-il été<br />
un disciple du Libre-Esprit ? Beaucoup d’attitudes, chez lui, peuv<strong>en</strong>t être rapprochées de ce<br />
mouvem<strong>en</strong>t.<br />
Vaneigem pose que la lutte pour la survie, <strong>en</strong>traîne souv<strong>en</strong>t l’impossibilité de vivre :<br />
l’économie est aux antipodes de l’aspiration à la vie et à l’amour. Le mouvem<strong>en</strong>t du Libre-<br />
Esprit est une hérésie qui me plaît, et marque l’effort de l’humanité pour se confronter à<br />
l’aliénation. Mon travail théologique conçoit une cosmogonie, conciliant la recherche du<br />
bonheur sur terre et la réfutation des discours aliénants. Le mot d’ordre éducatif de ma mère :<br />
“Travaille, pour pouvoir faire ce que tu veux” a quelque chose à voir avec ce mouvem<strong>en</strong>t ;<br />
puis-je relire ce livre <strong>en</strong> repr<strong>en</strong>ant tout le discours des protagonistes de ce mouvem<strong>en</strong>t ? ce<br />
mouvem<strong>en</strong>t est pour le non-travail, pour la jouissance. Ma mère a un rapport critique au<br />
travail, dans son journal ; mon père doit assumer la survie : il est une sorte d’esclave de la<br />
survie ; il semble avoir accepté ce rôle pour permettre à sa femme de jouir de son ess<strong>en</strong>ce de<br />
mère. Ils se mett<strong>en</strong>t d’accord pour éduquer leurs <strong>en</strong>fants, pour leur donner une vraie<br />
éducation. Mon père choisit la pauvreté (comme beaucoup de protagonistes du Libre-Esprit),<br />
et voue un amour fou à ma mère : ils ont une relation exclusive. Cep<strong>en</strong>dant, s’il ne regrette<br />
pas son choix, à la fin de sa vie mon père confie à ma soeur Odile qu’il aurait pu vivre<br />
441 cf. ma recherche sur le lexique.<br />
368
autrem<strong>en</strong>t (avoir des relations avec d’autres femmes). Mon père a vécu <strong>en</strong> communauté avec<br />
d’autres hommes, <strong>en</strong>tre 1934 et 1939 : ils louai<strong>en</strong>t une maison rue Saint-Vinc<strong>en</strong>t<br />
(Montmartre) ; ils étai<strong>en</strong>t mystiques. Ce communisme chréti<strong>en</strong> est prés<strong>en</strong>t dans ma famille<br />
depuis la première moitié du XIX e<br />
siècle, puisque le père de Simon Gardan est Cabétiste : il a<br />
appris à lire à son fils dans Le voyage <strong>en</strong> Icarie.<br />
Le socialisme utopique s’inscrit dans le continuum romantique qui, lui-même, est le<br />
prolongem<strong>en</strong>t du Mouvem<strong>en</strong>t du Libre-Esprit. Le mom<strong>en</strong>t de Sainte-Gemme conti<strong>en</strong>t ces<br />
brindilles. L’<strong>Université</strong> de Sainte-Gemme est un concept de la dim<strong>en</strong>sion communautaire de<br />
mon établissem<strong>en</strong>t champ<strong>en</strong>ois.<br />
L’analyse institutionnelle s’inscrit dans le continuum romantique. J’ai adhéré à ce<br />
mouvem<strong>en</strong>t par transduction : j’y ai retrouvé un cadre pour faire vivre cet héritage du Libre-<br />
Esprit. Quelle place occup<strong>en</strong>t Lucette, Nadine, Georges dans cette transduction ? leurs<br />
brindilles sont autres que les mi<strong>en</strong>nes : ils vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t d’autres traditions. Comm<strong>en</strong>t faire<br />
communauté avec des g<strong>en</strong>s autres ? La communauté monastique impose une transversalité<br />
des mom<strong>en</strong>ts à ses membres ; <strong>en</strong> ce qui me concerne, je dois t<strong>en</strong>ir compte de l’Autre, des<br />
autres dans la conception du Mom<strong>en</strong>t.<br />
La réussite de Ligoure est v<strong>en</strong>ue de la bonne articulation <strong>en</strong>tre mon projet et celui de<br />
Lucette, celui de Lor<strong>en</strong>zo, Gaby et quelques autres : Ligoure fut un mouvem<strong>en</strong>t<br />
communautaire, reposant sur le Libre-Esprit. Les règles monastiques sont un mode de<br />
construction des mom<strong>en</strong>ts qui correspond à la fois à la personnalité de son fondateur, et à une<br />
reconnaissance institutionnelle de l’Eglise. L’AI s’inscrit dans l’<strong>Université</strong> : à ce titre, elle<br />
court après une reconnaissance institutionnelle, qui l’inscrit dans une logique économique de<br />
survie qui est aux antipodes du Libre-Esprit. À chaque fois que l’on demande une<br />
habilitation, on t<strong>en</strong>te de montrer à l’Etat que ce que l’on fait a du s<strong>en</strong>s pour lui ; on recherche<br />
une institutionnalisation. Ce compromis nous donne un espace de liberté, de tranquillité qui<br />
nous permet de développer des virtualités, des possibles que nous voulons inscrire dans la<br />
recherche de la vraie vie et de l’amour.<br />
Romain vit ici une sorte de paradis : il fait ce qu’il veut, et ce n'est pas n’importe quoi.<br />
De temps <strong>en</strong> temps, je lui propose des activités : il a la possibilité de dire non, et de faire autre<br />
chose.<br />
12 h.15, de retour du jardin,<br />
Dans le jardin, est-ce que je travaille ? Quand je retire les doryphores de mes pommes<br />
de terre, je fais un travail socialem<strong>en</strong>t utile, mais je n’ai pas vraim<strong>en</strong>t l’impression de me<br />
battre pour la survie. Le jardin donne davantage, quand on sème et quand on le nettoie ; mais<br />
si l’on n’y fait ri<strong>en</strong>, cela pousse tout de même. J’ai ramassé des reines-claudes, tombées cette<br />
nuit du fait de l’orage. La chaleur, la pluie contribu<strong>en</strong>t à accélérer la croissance des légumes<br />
et des fruits.<br />
Les Bégards et les Béguines du Moy<strong>en</strong> Age vivai<strong>en</strong>t de l’aumône : dans le jardin, je<br />
m<strong>en</strong>die. En échange, j’aide les légumes à respirer : j’<strong>en</strong>lève les liserons ; j’ai un rapport<br />
d’amour au jardin, un rapport de vie : on "se fait la charité" (expression qui signifiait “se faire<br />
l’amour” chez les adeptes du Libre-Esprit). Le livre de Vaneigem compte tellem<strong>en</strong>t de<br />
dim<strong>en</strong>sions ess<strong>en</strong>tielles, que je p<strong>en</strong>se le relire pour <strong>en</strong> faire l’index matière (il y a un index des<br />
noms propres) ; un seul problème : le manque de pages blanches dans cet ouvrage.<br />
Dans le jardin, je me demandais <strong>en</strong>core par quelle grâce, j’avais pu tomber sur le livre<br />
de Vaneigem : un miracle ! Ne croyant pas trop aux miracles, je me tourne vers la notion de<br />
hasard objectif (notion surréaliste) : il y a un côté hasardeux. Monté pour fermer les f<strong>en</strong>êtres<br />
au mom<strong>en</strong>t de l’averse, je passe devant ma bibliothèque : les livres situationnistes ne sont pas<br />
369
<strong>en</strong>core rangés ; je les ai simplem<strong>en</strong>t regroupés dans un tas : le livre de Vaneigem est sur le<br />
dessus du tas. Pourquoi l’ai-je saisi ? à la lecture du sous-titre, j’ associe sur la notion de<br />
continuum, utile pour <strong>en</strong>richir ma méditation sur le mom<strong>en</strong>t conçu.<br />
La conception est la prise de consci<strong>en</strong>ce de la nécessité de dire un mom<strong>en</strong>t : et cette<br />
consci<strong>en</strong>ce s’<strong>en</strong>racine dans la perception d’un continuum.<br />
La situation que je vis (ma nomination à Reims et la nécessité qui est la mi<strong>en</strong>ne de<br />
trouver à me loger) est une occasion de création d’un mom<strong>en</strong>t : cette création n’est que la<br />
nominalisation de l’inscription d’une situation dans un continuum.<br />
Concevoir un mom<strong>en</strong>t est opération de transduction, au s<strong>en</strong>s d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre.<br />
Une bibliothèque est un <strong>en</strong>droit où on peut se laisser dériver. La dérive, une notion<br />
situationniste : elle est guidée par la recherche de la jouissance. Pour Vaneigem, cette<br />
recherche de la jouissance caractérise l’homme qui veut pr<strong>en</strong>dre ses distances par rapport à la<br />
mort. Il y a une jouissance à trouver un livre comme Le Mouvem<strong>en</strong>t du Libre-Esprit : je serais<br />
heureux d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre de la bouche de l’auteur qu’il a découvert Joachim de Flore et ce courant<br />
millénariste, <strong>en</strong> discutant avec H<strong>en</strong>ri Lefebvre.<br />
J<strong>en</strong>ny Gabriel disait qu’il fallait r<strong>en</strong>contrer Vaneigem : il est vrai qu’il est vivant ; on<br />
aurait certainem<strong>en</strong>t des choses à se dire !<br />
18 h.30, r<strong>en</strong>trant du jardin au mom<strong>en</strong>t où l’orage s’annonce,<br />
J’ai fait l’index du Mouvem<strong>en</strong>t du Libre-Esprit jusqu’à la page 50 : un vrai travail,<br />
contraire à la volonté de vivre ? plaisir de soi dans l’appropriation d’un texte : Vaneigem a<br />
une p<strong>en</strong>sée que l’on pourrait dire systématique.<br />
Puis-je la résumer ? Jusqu’à 7000 ans avant Jésus-Christ, il y avait une vie<br />
harmonieuse. L’homme vivait de nomadisme, il se déplaçait au gré de ses désirs et de ses<br />
besoins (cueillette, chasse). Le malheur de l’humanité a comm<strong>en</strong>cé avec l’économie : on se<br />
met à travailler pour produire et échanger. Le marché a des lois qui relègu<strong>en</strong>t la vraie vie<br />
comme résidu, imposant un mode de production visant à la survie. Pour survivre, il faut<br />
oublier de vivre : la religion s’installe comme médiation <strong>en</strong>tre l’économie céleste (Dieu est la<br />
vie) et l’économie terrestre. Le clergé produit le langage, qui vise à produire les échanges,<br />
dont les hommes ont besoin pour produire : on oublie la valeur d’usage de la nature au profit<br />
de la valeur d’échange. La philosophie est à l’artisanat, ce que la religion est à la civilisation<br />
agraire ; l’agriculture a besoin de mythes qui aid<strong>en</strong>t la stabilité sociale (immobilité) ; la<br />
philosophie produit une rationalité nécessaire aux échanges fondés sur le changem<strong>en</strong>t et<br />
l’urbanité. La société veut r<strong>en</strong>dre résiduels : le désir, la jouissance, l’amour ; pour produire, il<br />
faut oublier ses pulsions. L’Eglise contrôle le langage et canalise les esclaves, puis les<br />
prolétaires ; au XIX e<br />
siècle, les bureaucraties (Etats, partis de la classe ouvrière remplac<strong>en</strong>t<br />
l’Eglise.<br />
Depuis le Moy<strong>en</strong> Age, cep<strong>en</strong>dant, des mouvem<strong>en</strong>ts id<strong>en</strong>tifiables ont développé une<br />
affirmation de la vie. Ils fur<strong>en</strong>t contre le travail, l’économie, le profit ; ils prônèr<strong>en</strong>t la charité<br />
(l’amour libre), la divinité de l’homme, le retour au nomadisme. Leurs discours fur<strong>en</strong>t<br />
qualifiés d’hérétiques : refaire le parcours de ces hérésies permet de dégager le continuum du<br />
Libre-Esprit, objet le livre de Vaneigem. Je continue à indexer cet ouvrage, qui aide à p<strong>en</strong>ser<br />
l’institutionnalisation du mom<strong>en</strong>t. Idéologiquem<strong>en</strong>t, certains hérétiques se pos<strong>en</strong>t comme<br />
anti-institutionnels : on les pourchasse ; on les brûle, mais certains autres, qui partag<strong>en</strong>t les<br />
mêmes idées, se retrouv<strong>en</strong>t acceptés par l’Institution. Pourquoi ? Comm<strong>en</strong>t ? Il faudra<br />
réfléchir à ces questions pour éclairer la fondation de mom<strong>en</strong>ts réussis, sur le plan<br />
institutionnel.<br />
Romain r<strong>en</strong>tre de la piscine : il m’annonce qu’Orane vi<strong>en</strong>t dîner ce soir. Il me faut<br />
aller préparer un vrai repas de fête : je reçois ce soir une amie de mon fils !<br />
370
Samedi 30 juillet, 9 h.15,<br />
Le continuum romantique s’ét<strong>en</strong>d du Libre-Esprit au Gai<br />
Savoir. Je développerai plus tard 442 .<br />
13 h 30,<br />
P<strong>en</strong>dant l’abs<strong>en</strong>ce de Lucette à Charleville, Romain m’a fait connaître Orane et surtout<br />
Régine, sa mère, qui ont passé quelques petites heures à la maison 443 . Nous nous sommes<br />
r<strong>en</strong>contrés. J'ignore ce que Régine savait de moi, et de qui elle le t<strong>en</strong>ait, mais je dirais<br />
qu’avant de me r<strong>en</strong>contrer, elle m’estimait. Pour l'exprimer, elle a d'abord parlé de g<strong>en</strong>s<br />
qu’elle juge grossiers à Sainte-Gemme, de g<strong>en</strong>s qui s’intéress<strong>en</strong>t davantage à l’alcool qu’à<br />
leurs <strong>en</strong>fants : Romain lui apparaît comme un garçon bi<strong>en</strong> élevé. Régine fait fonctionner le<br />
médiateur négatif 444 (G. Althabe). On dit à l’autre pour s’<strong>en</strong> rapprocher : “En dehors de vous<br />
et moi, tous les autres sont des…”; cela fonctionne pour constituer une relation : les g<strong>en</strong>s du<br />
village ont ce mode de construction de la relation, mais une fois passée cette situation de<br />
prés<strong>en</strong>tation par contre-dép<strong>en</strong>dance, très vite Régine s’est prés<strong>en</strong>tée positivem<strong>en</strong>t : alors que<br />
nous étions <strong>en</strong> train de partager un repas avec les <strong>en</strong>fants (Romain, 10 ans, Orane, 11 ans, et<br />
Solesne, 5 ans et demi), Régine a quitté la table pour aller chercher chez elle des photos de<br />
Rothier (photographe rémois d’avant 1914). Elle a apporté avec elle toutes ces brindilles : elle<br />
a tant dit et montré <strong>en</strong> 2 ou 3 heures que j’ai pu transduquer. Régine a sa place dans notre<br />
<strong>Université</strong> de Ste Gemme. Je lui ai conçu une place dans le mom<strong>en</strong>t de la communauté<br />
romantique, formée avec les Neiss et quelques autres.<br />
Le prophétisme est cette capacité à faire fonctionner la méthode régressiveprogressive<br />
à partir de quelques brindilles, pour concevoir un futur, un dev<strong>en</strong>ir, un adv<strong>en</strong>ir.<br />
Ces trois mots n’ont pas le même statut.<br />
Joachim de Flore parle de la perfection de la contemplation, de la sagesse et de<br />
l’amour. Se projeter dans l’adv<strong>en</strong>ir possible est-ce de la contemplation ? On perçoit soudain<br />
toutes les virtualités, tous les possibles d’une situation : cette illumination, cet insight est<br />
peut-être la conception du mom<strong>en</strong>t ! je perçois soudain que j’ai un mom<strong>en</strong>t Régine. “Un seul<br />
être vous manque et tout est dépeuplé”, dit le poète romantique. Et moi, je dis : il suffit qu'un<br />
seul être survi<strong>en</strong>ne, pour que tout se réorganise. Le monde a changé dans ma r<strong>en</strong>contre avec<br />
Régine. Elle m’a fait voir ma maison, autrem<strong>en</strong>t : alors qu’elle était petite fille, elle l’a connue<br />
pour y v<strong>en</strong>ir chaque soir y faire ses devoirs, elle l’a aimée. Ainsi, ma r<strong>en</strong>contre avec Régine<br />
donne de l’épaisseur historique à ce mom<strong>en</strong>t conçu que fut cette Maison.<br />
-On y retrouve la même odeur, me dit-elle.<br />
-Cette odeur avait disparu quand la maison était habitée par les Sauthier, ajoute-t-elle !<br />
Une odeur va, vi<strong>en</strong>t et revi<strong>en</strong>t : y aurait-il une odeur des mom<strong>en</strong>ts ?<br />
Les habitants, qui ont succédé à Madame Lescot, aurai<strong>en</strong>t détourné le mom<strong>en</strong>t du 13,<br />
rue d’Angleterre ! et nous, nous aurions r<strong>en</strong>oué avec l’Esprit de cette maison !<br />
A son retour de Charleville, j'ai demandé à Lucette :<br />
-Pourquoi investis-tu sur notre maison de Sainte-Gemme ?<br />
-J’avais <strong>en</strong>vie de me poser quelque part : <strong>en</strong>fant, je n’ai pas connu la stabilité ; dès que<br />
je me faisais des copines quelque part, nous déménagions au gré des postes occupés par mes<br />
par<strong>en</strong>ts.<br />
442 Voir R.Hess, Le Journal théologique, à la date du 29 juillet 2005.<br />
443 cf. Le Journal de Sainte-Gemme.<br />
444 R. Hess, Gérard Althabe, une biographie <strong>en</strong>tre ailleurs et ici, <strong>Paris</strong>, L'harmattan, 2005.<br />
371
L’idée d’ancrage, pour Lucette, signifie édifier une maison de famille, où <strong>en</strong>fants et<br />
petits-<strong>en</strong>fants ont plaisir à se retrouver.<br />
Romain va r<strong>en</strong>trer à Metz mardi ou mercredi, il ne sera pas là le 4 août pour les 90 ans<br />
d’Antoinette. J'<strong>en</strong> souffre : j’aurais <strong>en</strong>vie de prolonger le temps de sa prés<strong>en</strong>ce, et puis, je me<br />
suis dit : Bon débarras ! S’il veut retourner chez sa mère, c’est son droit : le désir de Romain<br />
est tel ! Je dois le reconnaître. Tant pis ! Tant mieux ! Le Roi est mort, vive le Roi ! Le<br />
mom<strong>en</strong>t s’évanouit, vive le mom<strong>en</strong>t suivant : si Romain ne disparaît, il ne pourra pas rev<strong>en</strong>ir ;<br />
il faut de l’abs<strong>en</strong>ce pour qu’il y ait de la prés<strong>en</strong>ce.<br />
La transfiguration est une métaphore de ce que viv<strong>en</strong>t les témoins d’une transduction,<br />
d’un mom<strong>en</strong>t conçu. Le regard que portai<strong>en</strong>t hier sur le 13, rue d’Angleterre Antoinette et<br />
Gilbert était le même que celui des apôtres, face au Christ transfiguré, et Romain, et Orane, et<br />
Solesne !<br />
Li<strong>en</strong> étroit <strong>en</strong>tre transduction, transfiguration et transsubstantiation : on retrouve ces<br />
trois mom<strong>en</strong>ts dans le mom<strong>en</strong>t conçu : la transduction est l’acte, la transfiguration est l’effet<br />
énergétique, la transsubstantiation est le résultat. Passage d’une situation à un mom<strong>en</strong>t : à côté<br />
ou plutôt au-delà du mom<strong>en</strong>t de la médiation négative, il y a l’affirmation : il y a une<br />
reconnaissance commune que l’on forme une communauté, que l’on forme un Mom<strong>en</strong>t. Dans<br />
cette situation, on retrouve le collectif à la base de la conception du mom<strong>en</strong>t : prise de<br />
consci<strong>en</strong>ce qu’<strong>en</strong>semble on partage quelque chose de fort, quelque chose d’instituant.<br />
La différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre le mom<strong>en</strong>t et l’institution se trouve dans la question du pouvoir. Le<br />
mom<strong>en</strong>t n’a pas de rev<strong>en</strong>dication et d’organisation de pouvoir. Le mom<strong>en</strong>t est perman<strong>en</strong>ce<br />
d’une prophétie : quand la prophétie disparaît, le mom<strong>en</strong>t meurt. S'il peut y avoir des routines<br />
dans le mom<strong>en</strong>t, le mom<strong>en</strong>t n’est pas routine <strong>en</strong> soi. Le mom<strong>en</strong>t est prophétie réactivée, une<br />
forme <strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t de l’intuition prophétique.<br />
Si la situation est épreuve, le mom<strong>en</strong>t est contemplation. Le mom<strong>en</strong>t conçu est<br />
sagesse, le mom<strong>en</strong>t vécu est contemplation (cf. Joachim de Flore), mais tout cela est à p<strong>en</strong>ser<br />
dans une logique autre que celle des stades qui s’<strong>en</strong>chaînerai<strong>en</strong>t. Il y a une capacité du<br />
mom<strong>en</strong>t à restituer la situation. Le mom<strong>en</strong>t de l’épreuve ne disparaît pas, avec la sagesse ou la<br />
contemplation.<br />
Le 3 juillet, j’ai comm<strong>en</strong>cé un Journal théologique : j’y note mon rêve de posséder le<br />
Dictionnaire de la théologie catholique d’Aman ; cet outil m’aiderait à approfondir la lecture<br />
de Vaneigem. La pratique du journal est un outil de construction des mom<strong>en</strong>ts : concevoir un<br />
mom<strong>en</strong>t, cela passe d’abord par l’ouverture d’un journal ; ainsi, je pr<strong>en</strong>ds consci<strong>en</strong>ce que la<br />
théologie est une discipline qui me concerne, m’implique. Je me plonge dans des textes<br />
théologiques, à l’occasion d’une recherche 445 . La théologie est décisive dans la naissance de<br />
la philosophie : certains auteurs, certains concepts ne peuv<strong>en</strong>t se travailler sans une bonne<br />
connaissance des disputes théologiques. Cette idée m'habite depuis longtemps, mais ce n’est<br />
que cette année que je décide d’ouvrir un Journal théologique, c’est-à-dire d’id<strong>en</strong>tifier la<br />
théologie comme un mom<strong>en</strong>t, pour moi, <strong>en</strong>core virtuel. Il y a 20 ans, je m’imaginais faire des<br />
études de théologie catholique : aujourd’hui, j’y ai r<strong>en</strong>oncé, comme j’ai r<strong>en</strong>oncé à des études<br />
d’architecture ; ce que l’on appr<strong>en</strong>d dans ce g<strong>en</strong>re d’expéri<strong>en</strong>ce universitaire est payé au prix<br />
de pertes de temps : mieux vaut être autodidacte, et <strong>en</strong>trer dans la discipline par soi-même. Le<br />
mom<strong>en</strong>t intellectuel organise le dispositif de r<strong>en</strong>contre avec la discipline à laquelle on veut se<br />
confronter.<br />
445 R. Hess, La valse (1989), par exemple.<br />
372
Mardi 2 août 2005, 8 heures<br />
J’ai déjà bu mon café. Lucette et Romain dorm<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core. Couché tôt, je suis parv<strong>en</strong>u<br />
à me réveiller de bonne heure. Cela faisait longtemps ! J’ai vu un épisode d’Arsène Lupin à la<br />
télévision (bretonne), et me voilà debout : l’av<strong>en</strong>ir apparti<strong>en</strong>t à ceux qui se lèv<strong>en</strong>t tôt. En<br />
regardant mon épisode, ce matin, je me disais que je ferais mieux de regarder mes séries <strong>en</strong><br />
allemand : cela ferait d’une pierre deux coups ! Il faudrait que j’aie un bon niveau de langue,<br />
au mom<strong>en</strong>t du colloque de Potsdam : maîtriser une langue étrangère demande d’<strong>en</strong> concevoir<br />
le mom<strong>en</strong>t, c’est-à-dire l’espace-temps dans une vie.<br />
Le voyage est un autre mom<strong>en</strong>t : dans le cadre de mon sabbatique, je devais faire un<br />
voyage au Brésil. Il faut faire une place au voyage, dans mon emploi du temps<br />
La socianalyse est le mom<strong>en</strong>t de refondation des mom<strong>en</strong>ts d’une institution. La<br />
socianalyse est réactivation du mom<strong>en</strong>t de la fondation de l’institution : n'est-ce pas<br />
l’interrogation du mom<strong>en</strong>t de la conception ? Sur le plan individuel, la recollection qui se<br />
pratiquait chez les religieux avait peut-être cette fonction de refondation des mom<strong>en</strong>ts : dans<br />
la recollection, la réflexion personnelle était stimulée par la prés<strong>en</strong>ce d’un tiers, le plus<br />
souv<strong>en</strong>t un prêtre qui aidait le sujet à se rep<strong>en</strong>ser, dans un contexte de groupe, le plus souv<strong>en</strong>t.<br />
C’est un point commun avec la socianalyse : est-il possible de p<strong>en</strong>ser une clinique des<br />
mom<strong>en</strong>ts sans l’aide d’un tiers ?<br />
Dans Le s<strong>en</strong>s de l’histoire, j’introduisais la notion de clinique des mom<strong>en</strong>ts. N’est-ce<br />
pas autour de ce thème que je devrais construire la théorie des mom<strong>en</strong>ts ? Je pourrais écrire la<br />
théorie d'un côté, et la clinique de l'autre : dans la pratique de l’histoire de vie, j’ai besoin de<br />
l’autre pour me raconter. Se raconter au niveau des mom<strong>en</strong>ts est un travail d’explicitation,<br />
mom<strong>en</strong>t de la conception. La conception du mom<strong>en</strong>t passe par l’explicitation : on r<strong>en</strong>d<br />
explicite de l’implicite. L’informel dont je parlais antérieurem<strong>en</strong>t a quelque chose à voir avec<br />
l’implicite.<br />
Le bilan de compét<strong>en</strong>ce n’est-il pas égalem<strong>en</strong>t un travail d’explicitation de l’implicite<br />
des compét<strong>en</strong>ces non perçues, non conçues ? Parmi les dispositifs de clinique des mom<strong>en</strong>ts :<br />
la socianalyse, le bilan de compét<strong>en</strong>ce, l’histoire de vie, la recollection, qui font appel à un<br />
tiers.<br />
Le journal, outil sans appel direct à un tiers : cep<strong>en</strong>dant, dans la technique de Marc-<br />
Antoine Juli<strong>en</strong>, il y a une personne qui r<strong>en</strong>contre régulièrem<strong>en</strong>t le diariste, pour faire le point<br />
avec lui sur ce qu’il produit ; la clinique, dans ce cas, serait toujours un travail de réflexion,<br />
s’appuyant sur un tiers.<br />
Jeudi 4 août, 10 h,<br />
Hier soir, à Sainte Gemme, dîner de l’<strong>Université</strong>, avec Robert, Nadine, Ginette<br />
Bertrand, Charlotte, Christian Verrier, R<strong>en</strong>é Barbier, Lucette et moi.<br />
Ginette dit qu’elle est contre l’écriture du journal :<br />
-C’est un effet de mode, dit-elle.<br />
Charlotte lui r<strong>en</strong>tre dans le lard :<br />
-Cette forme d’écriture facile a du s<strong>en</strong>s ; ce n’est pas une mode ici puisque, dans notre<br />
famille, on ti<strong>en</strong>t des journaux depuis cinq générations !<br />
Ginette n’écoute pas très bi<strong>en</strong> les argum<strong>en</strong>ts de Charlotte, on ne parvi<strong>en</strong>t pas à trouver<br />
un terrain d’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>te, une définition de la situation qui fasse s<strong>en</strong>s pour tous : on ne conçoit pas<br />
de la même façon notre r<strong>en</strong>contre.<br />
373
Au petit-déjeuner, Christian et R<strong>en</strong>é parl<strong>en</strong>t de leur expéri<strong>en</strong>ce du service militaire.<br />
Je pr<strong>en</strong>ds consci<strong>en</strong>ce, que j’ai conçu mon exemption de l’armée : on peut vouloir<br />
échapper à un mom<strong>en</strong>t. Je jugeais que la famille avait assez donné à l’armée et à la guerre :<br />
cette décision a été un des meilleurs coups de ma vie ; j’ai gagné deux ans, qui ont été<br />
déterminants dans mon <strong>en</strong>trée dans la vie.<br />
Dimanche 7 août, 17 heures,<br />
Après R<strong>en</strong>é Barbier et Christian Verrier, j’ai eu la visite de G<strong>en</strong>eviève et Bob<br />
(v<strong>en</strong>dredi). Comm<strong>en</strong>t ai-je eu l’idée de relire R<strong>en</strong>é Lourau Implication, transduction ?<br />
Certainem<strong>en</strong>t suite à la commande de R<strong>en</strong>é Barbier d’écrire un article pour son site-internet<br />
qui doit s’intituler “Dissociation, transduction et théorie des mom<strong>en</strong>ts”.<br />
Dans la préface de ce livre de R<strong>en</strong>é Lourau, je dis que j’ai lu trois fois le manuscrit :<br />
c’est donc ma quatrième lecture. Cette quatrième lecture se fait <strong>en</strong> plusieurs fois. J’ai d'abord<br />
pris dans la Haute bibliothèque un exemplaire neuf : je me suis mis à lire la préface, puis les<br />
sept premières Variations, mais, avant de lire les Variations 8, 9 et 10, je me suis lancé dans<br />
la lecture du journal. Après cette lecture du journal, j’ai relu la huitième variation. L’idée de<br />
repr<strong>en</strong>dre le Mom<strong>en</strong>t conçu m’est v<strong>en</strong>ue, dès le comm<strong>en</strong>cem<strong>en</strong>t de ce travail de lecture, mais<br />
j’étais tellem<strong>en</strong>t pris par cet ouvrage (chaque page susciterait de longs comm<strong>en</strong>taires) que j’ai<br />
utilisé mon stylo pour sou<strong>ligne</strong>r les mots clé. Je vais repr<strong>en</strong>dre le livre au début, pour<br />
systématiser le repérage des mots clés, dont je ferai <strong>en</strong>suite le lexique, puis un index des<br />
auteurs cités et une bibliographie des ouvrages lus et discutés. Cette systématisation de ma<br />
lecture produit des trouvailles sur le continuum (<strong>en</strong>tre autres) : beaucoup de choses, mais tout<br />
cela est un peu fouilli. R. Lourau se proposait de finir le livre par une synthèse qu’il n’a pas<br />
faite.<br />
Ce chantier est exigeant : il demande une aliénation, une organisation, mais tout<br />
dispositif de travail ne passe-t-il pas par une systématisation ?<br />
Engagé dans l’indexicalisation de l’œuvre de R. Lourau il y a au moins trois ans, avec<br />
L’Etat inconsci<strong>en</strong>t, je me questionne : Lourau est-il poète ? R<strong>en</strong>é Barbier, trouve des élém<strong>en</strong>ts<br />
de réponse dans Implication, transduction : non seulem<strong>en</strong>t R. Lourau donne à lire un poème<br />
qu’il compose dans son journal, mais il montre une érudition de l’univers des poètes. Ce qui<br />
limite l’ouvrage est sa c<strong>en</strong>tration sur l’implication ; pour travailler la transduction, il aurait<br />
fallu se confronter à d’autres mots : dissociation, mom<strong>en</strong>t, etc.<br />
Le Mom<strong>en</strong>t théorique Hess est à concevoir dans une triple interfér<strong>en</strong>ce : Lefebvre,<br />
Lourau, Lapassade.<br />
Ma proximité avec R<strong>en</strong>é Lourau se double du constat d’une distance. Je vis deux<br />
pôles : proximité, distance. Chez R. Lourau, <strong>en</strong>tre deux pôles, la recherche du c<strong>en</strong>tre serait le<br />
résultat de la transduction : il cite des binômes (à repr<strong>en</strong>dre). Pour ma part, les binômes<br />
proche-lointain, id<strong>en</strong>tité-différ<strong>en</strong>ce sembl<strong>en</strong>t de bons couples conceptuels pour transduquer.<br />
Entre ma diariste de mère et moi, il y a R<strong>en</strong>é Lourau ! toujours est-il que le journal<br />
d'Implication, transduction est un excell<strong>en</strong>t journal de recherche ; toutes les remarques sur le<br />
journal sont à repr<strong>en</strong>dre par K. dans sa thèse. Mon index l’aidera à accéder à tous les passages<br />
importants, sans <strong>en</strong> oublier un seul.<br />
Mercredi 10 août, 8 heures,<br />
“J’ai d’autant plus appris que j’<strong>en</strong> ai eu la preuve par<br />
l’expéri<strong>en</strong>ce”.<br />
Saint Remi, Lettre à l’évêque Falcon de Tongres (Maastricht)<br />
374
512, cité par Patrick Demory, Petite vie de Saint Remi, Declée<br />
de Brouwer, 1997, p. 156.<br />
Lundi, visite du Musée Saint-Remi où je me fais expliquer les t<strong>en</strong>tures par Marc<br />
Bouxin, conservateur <strong>en</strong> chef des musées de Reims ; hier, j’achète la vie de Saint-Remi que je<br />
lis aussitôt, puis r<strong>en</strong>contra avec Antoinette Hess, chanoinesse de St Augustin dont le nom <strong>en</strong><br />
religion, “Mère St Remi”, m’intrigue. A-t-elle eu l’idée de ce nom et pourquoi ?<br />
-Non, Mère Elisabeth, notre Supérieure, <strong>en</strong> résid<strong>en</strong>ce à Londres (elle était souffrante),<br />
m’avait demandé comm<strong>en</strong>t je voulais m’appeler ; j’avais écrit une lettre, dans laquelle je<br />
proposais "Sœur St Paul". Et elle me dit : "À partir de maint<strong>en</strong>ant, nous vous appellererons<br />
Sœur Saint Remi". Je fus surprise, mais ce nom fit un plaisir fou à mes par<strong>en</strong>ts.<br />
Antoinette a donc été “objectivée” par sa hiérarchie, concernant son nom. Moi aussi,<br />
j’ai été objectivé par mes par<strong>en</strong>ts, lorsqu’ils ont choisi mon prénom, mais cette succession<br />
d’objectivations crée un continuum. Aller lire l’histoire de mon Saint-patron est une t<strong>en</strong>tative<br />
pour éclairer ce que mes par<strong>en</strong>ts placèr<strong>en</strong>t dans ce choix.<br />
Implication, transduction, mom<strong>en</strong>t conçu : le nom et le prénom ne sont pas conçus,<br />
voulus. Ils sont par excell<strong>en</strong>ce mom<strong>en</strong>t hérité : on ne peut que l’accepter et t<strong>en</strong>ter de<br />
compr<strong>en</strong>dre ce qui préside à ce choix ; <strong>en</strong> lisant la vie de Remi, je m’aperçois qu’il a aimé la<br />
diaconesse G<strong>en</strong>eviève. Et que B<strong>en</strong>oît était son contemporain (prénoms de ma sœur et de mon<br />
frère). Et Odile ? à quelle époque a-t-elle vécu ? <strong>en</strong>quête dans ma bibliothèque : ri<strong>en</strong>. Je<br />
cherche <strong>en</strong> bas, et je tombe sur Der Odili<strong>en</strong>berg Hohe Stätte des Elsass (dessins de Robert<br />
Gall, texte de Pierre Schmitt). Odile soit née <strong>en</strong> 650 et décédée <strong>en</strong> 720 : elle n’a donc pas pu<br />
connaître Remi, G<strong>en</strong>eviève et B<strong>en</strong>oît. Je vais essayer d’<strong>en</strong> connaître davantage sur ces<br />
personnes.<br />
10 h20,<br />
Patrick Demouy : d’où ti<strong>en</strong>t-il son énergie ? d’où vi<strong>en</strong>t sa force créative ? et Marc<br />
Bouxin ?<br />
R. Lourau a détourné une phrase d’H. Lefebvre sur la transduction : refus de<br />
l’effectivité ? Pour Lefebvre, la transduction n’est pas seulem<strong>en</strong>t rêverie, elle est concrète,<br />
effective, pratique. Pour R. Lourau, travailler intellectuellem<strong>en</strong>t, donc rêver, a une efficacité :<br />
concevoir des choses neuves, des œuvres. L’œuvre est effectivité transductive 446 .<br />
Huguette Le Poul me confirme son invitation à v<strong>en</strong>ir passer quelques jours chez elle à<br />
Pleumeur Baudou (Bretagne) pour travailler ; elle invite Lucette aussi. Elle se propose de me<br />
payer l’avion. Je lui ai dit que je préférais v<strong>en</strong>ir <strong>en</strong> voiture, pour emporter avec moi quelques<br />
livres (<strong>en</strong> fait, la bibliothèque de travail de Lucette) : 10 heures de route, mais des bagages !<br />
Le voyage nécessite pour moi d’emporter mes carnets.<br />
Je suis replongé dans Implication, transduction. Alfredo Martin est quelqu’un qui s’est<br />
intéressé au thème depuis longtemps. Son nom apparaît à plusieurs reprises dans cet ouvrage.<br />
J’ai lu le texte réc<strong>en</strong>t d’Alfredo sur le sujet 447 .<br />
446 "Les transductions théoriques et les transducteurs affectifs relèv<strong>en</strong>t d'une même théorie", écrit R. Lourau<br />
(Implication, transduction, p. XV), citation qu'il attribue à H. Lefebvre, <strong>en</strong> citant sa Critique de la vie<br />
quotidi<strong>en</strong>ne, tome 2 (1961, p. 122). En haut de cette page, H. Lefebvre écrit <strong>en</strong> fait : "Les transductions<br />
théoriques et les transducteurs effectifs (pratiques) relèv<strong>en</strong>t d'une même théorie".<br />
447 Alfredo Martin, "Entre le marteau du néolibéralisme et l'<strong>en</strong>clume de l'Etat, quelques réflexions transductives<br />
sur des interv<strong>en</strong>tions socianalytiques au Brésil", in Lucia Ozorio, L'analyse institutionnelle au Brésil, <strong>Paris</strong>,<br />
AISF, collection "transductions", 2005, pp. 95-114. Dans ce texte, A. Martin laisse <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dre que H<strong>en</strong>ri Lefebvre<br />
utilise la notion de transduction <strong>en</strong> 1947. C'est une erreur : ce n'est pas dans le volume 1, mais dans le volume 2<br />
de La critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne (1961, pp. 121-122), que H. Lefebvre introduit cette notion qu'il repr<strong>en</strong>d<br />
375
Je me mets à lire Le Carmel de Reims (1633-1924), de Charles Sarazin 448 : l'année<br />
1633 m’attire, c’est la date de l’Huile sur toile L’Eglise triomphante (école rémoise, Musée St<br />
Remi) que j’aime tant, mais pas de li<strong>en</strong> immédiat <strong>en</strong>tre ce tableau et la création du carmel.<br />
Ce livre apparti<strong>en</strong>t à la famille, certainem<strong>en</strong>t depuis sa publication (l’auteur n’était-il<br />
pas un ami de Paul Hess ?), il n’avait été coupé que jusqu’à la page 24. Je suis donc le<br />
premier à le lire ; il m’intéresse dans ma perspective d’appuyer la théorie des mom<strong>en</strong>ts sur<br />
l’analyse des règles monastiques, une occasion de revisiter l’Histoire de l’Eglise 449 qui se<br />
trouve dans ma bibliothèque. J’ai acheté les douze volumes de ce livre à Bécherel, un bourg<br />
breton du livre, <strong>en</strong> septembre 2004 (nous étions <strong>en</strong> résid<strong>en</strong>ce avec Lor<strong>en</strong>zo, à Saint Suliac).<br />
Cet achat illustre ma logique intuitive (transductive) : une érudition prospective est<br />
nécessaire pour pouvoir travailler comme je le fais aujourd’hui.<br />
14 h,<br />
J’ai trouvé dans Daniel Rops les mêmes informations que dans P. Demouy. L’histoire<br />
se fait toujours aux mêmes sources… Ranger ses livres avec méthode : pourquoi ai-je cherché<br />
dans la Haute bibliothèque des infos qui se trouvai<strong>en</strong>t dans l’arrière-cuisine ? Il faut travailler<br />
pour organiser un rangem<strong>en</strong>t. Le rangem<strong>en</strong>t est action transductive.<br />
Avec André Pimpernelle, évocation de la différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre un index et une table<br />
analytique : l’index est mécanique, alors que la table analytique est transductive 450 .<br />
15 h10,<br />
Lectures transductives : je passe d’un livre à l’autre. Passage par R<strong>en</strong>é Lourau, puis :<br />
Saint André, par H<strong>en</strong>ry Martin 451 que je lis <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t. À l’intérieur, je trouve un article de<br />
journal du 24 septembre 1937, découpé, sur l’iconographie de Saint André. Le titre du journal<br />
n’a pas été noté, ni le nom de la personne qui a fait cette découpe. Je crois reconnaître<br />
l’écriture de ma mère : l’abréviation de septembre <strong>en</strong> 7bre lui est caractéristique…<br />
Connaissait-elle déjà André Hess quand elle a lu ce texte ? Et sinon, pourquoi s’est-elle<br />
arrêtée sur ce sujet ?<br />
En cherchant Daniel Rops, je suis tombé sur Le travail <strong>en</strong> musique, Les progrès de la<br />
musique fonctionnelle 452 de W.L. Landowski : je dévore ce livre d’un trait. Au départ, je le<br />
trouve loufoque, mais <strong>en</strong>suite, je le pr<strong>en</strong>ds très au sérieux. Je suis conduit à m’interroger sur<br />
ce que dit cet auteur, et à me questionner sur ma propre histoire. La thèse de Landowski :<br />
écouter de la musique lorsqu’on travaille augm<strong>en</strong>te la productivité de 30%. Ce livre s’adresse<br />
aux chefs d’<strong>en</strong>treprise pour qu’ils diffus<strong>en</strong>t de la musique dans leurs ateliers. L’idée n’est pas<br />
originale aujourd’hui, mais le niveau de théorisation atteint par l’auteur <strong>en</strong> 1949 me surpr<strong>en</strong>d.<br />
Je note au hasard : "Il serait intéressant pour les Recteurs, les Directeurs de grandes Ecoles,<br />
tous les responsables de l’Enseignem<strong>en</strong>t Supérieur de faire établir des statistiques portant sur<br />
la réussite aux exam<strong>en</strong>s des élèves préparés aux sons de la musique et de ceux qui ont été<br />
privés de ce secours. Pour notre part, nous avons relevé chez les premiers une forte proportion<br />
de réussite avec m<strong>en</strong>tion que nous n’avons pas trouvée chez les seconds (page 17)".<br />
dans la préface à la seconde édition de Logique formelle et logique dialectique (1969, p. XXIII), et dans Du<br />
rural à l'urbain (1970, p. 155).<br />
448<br />
Charles Sarazin, Le Carmel de Reims (1633-1924), Reims, Imprimerie Hirt et Cie, 1950, 232 p.<br />
449<br />
Daniel Rops, Histoire de l’Eglise.<br />
450<br />
Eti<strong>en</strong>ne Cabet dans Voyage <strong>en</strong> Icarie, et Paul Hess La vie à Reims p<strong>en</strong>dant la guerre de 1914-1918, utilis<strong>en</strong>t<br />
la méthode de la table analytique.<br />
451<br />
H<strong>en</strong>ry Martin, Saint André, L’art et les saints, 1928.<br />
452<br />
W.L. Landowski, Le travail <strong>en</strong> musique, Les progrès de la musique fonctionnelle, <strong>Paris</strong>, Plon, 1949, 80<br />
pages.<br />
376
J’ai révisé mon bac <strong>en</strong> juillet et août 1966, au son de France-Musique, écoutée sur un<br />
transistor prêté par Luci<strong>en</strong> Hess, musici<strong>en</strong>. J’ai eu une m<strong>en</strong>tion AB au bac, grâce à de bonnes<br />
notes <strong>en</strong> philosophie (17 à l’écrit, 14 à l’oral) : <strong>en</strong> juin, j’avais été collé ; mais je n’avais pas<br />
alors de musique pour réussir mon bac : je n’ai guère passé de temps à travailler.<br />
Actuellem<strong>en</strong>t à Ste Gemme, je travaille dans la pièce aux Archives ; je m’aperçois que<br />
je fuis la H.B. qui ne dispose pas <strong>en</strong>core de prise… Quand l’électrici<strong>en</strong> est passé, j’ai parlé<br />
d’ordinateur, mais le travail <strong>en</strong> musique est structurant de mon mom<strong>en</strong>t de la lecture (et aussi<br />
du mom<strong>en</strong>t de l’écriture). À <strong>Paris</strong>, pas de musique dans mon bureau : je ne m’y plais pas trop<br />
; je préfère la grande pièce où se trouve la sono. M’approprier la H.B. comme espace de<br />
travail intellectuel passera par l’installation d’un appareil à musique. Landowski id<strong>en</strong>tifie bi<strong>en</strong><br />
une brindille indisp<strong>en</strong>sable à mes transductions intellectuelles. Je vais rev<strong>en</strong>ir à R<strong>en</strong>é Lourau.<br />
16 h 15,<br />
R. Lourau me fatigue. Je me lève et je fais le tour du rez-de-chaussée. J’étais dans la<br />
salle aux archives (fauteuil de la mère d’Antoine). Je ne sais pas où je vais aller. Je quitte la<br />
pièce, traverse la salle à manger. Je tourne dans la cuisine, traverse l’arrière-cuisine. Vais-je<br />
aller dans le chartil ? Oui. Mais après ? Dans le jardin sur ma gauche ? Non. Je suis attiré par<br />
la lumière qui vi<strong>en</strong>t de la cour devant la maison. Le soleil est fort. J’ai peur pour ma bouture<br />
de figuier. Effectivem<strong>en</strong>t, elle aurait besoin d’eau. Il faut l’arroser. Je traverse le devant de la<br />
maison. J’observe les fleurs. Je ne m’attarde pas sur les roses, mais sur les capucines que<br />
Lucette a semées. Leur épanouissem<strong>en</strong>t est inégal. Je r<strong>en</strong>tre dans le garage. Je revi<strong>en</strong>s dans le<br />
fauteuil quitté deux minutes plus tôt. Je vais lire Le Monde, trouvé dans la boîte aux lettres<br />
(garage)…<br />
Plus tard,<br />
Une rubrique lue chaque jour avec un réel intérêt, dans Le Monde : disparitions. Les<br />
biographies proposées sont vraim<strong>en</strong>t intéressantes. Dans la rubrique "nécrologie", le seul titre<br />
que je rev<strong>en</strong>dique le jour de ma mort est celui de pédagogue ; évidemm<strong>en</strong>t, si mes <strong>en</strong>fants<br />
préfèr<strong>en</strong>t celui de valseur, je ne m’y opposerai pas ! La rubrique athlétisme me semble<br />
excell<strong>en</strong>te. Elle est occasion d’une anthropologie du monde moderne. Du coup, je vais arrêter<br />
France Musique (émission musicale sur les Croisades) pour aller regarder quelques images<br />
d’Helsinki.<br />
Jeudi 11 août, 16 h.20,<br />
L’arrivée de Lucette (très att<strong>en</strong>due) a perturbé mon rythme de vie monacal ; ce matin,<br />
elle s’est lancée dans un rangem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> profondeur de la chambre. J’ai été conduit à l’aider à<br />
restructurer l’espace de notre chambre : déplacem<strong>en</strong>t de la bibliothèque, découverte de fonds<br />
oubliés. Regards sur la pièce qui change ! Il y a une relation <strong>en</strong>tre rangem<strong>en</strong>t et dérangem<strong>en</strong>t.<br />
Entre les deux pôles, des transductions s’opèr<strong>en</strong>t. Est perdue la perspective sur la vallée de la<br />
Marne, qui justifiait la position de notre lit. Le principe de plaisir est refoulé par un principe<br />
de réalité : l’installation d'un bureau.<br />
Au courrier, mon carnet de bord de la banque : <strong>en</strong> décembre 2007, mes<br />
remboursem<strong>en</strong>ts d’emprunts à la Banque populaire passeront de 1500 à 200 euros par mois.<br />
Cela fera une sacrée différ<strong>en</strong>ce de rev<strong>en</strong>us… Je p<strong>en</strong>sais que ce serait <strong>en</strong> juillet 2008 ; c’est<br />
donc une bonne nouvelle. D’ici là, pati<strong>en</strong>ce dans les projets. On a fait le point avec Lucette.<br />
Lucette m’a rapporté des ouvrages arrivés au courrier à <strong>Paris</strong> :<br />
377
Hubert de Luze, Cahier autobiographique, Les travaux et les jours 453 . Je feuillette ce<br />
livre qui est une suite de Tombeau pour H<strong>en</strong>riette, puis, je me plonge dedans : c’est<br />
fantastique ; nombreuses photos des châteaux habités par Hubert. Cela me fait associer sur<br />
d’autres choses. Mon mom<strong>en</strong>t de Sainte-Gemme ne doit ri<strong>en</strong> au mom<strong>en</strong>t de Luze dans sa<br />
conception. Mais, incontestablem<strong>en</strong>t, les deux livres de mon ami Hubert sont une source<br />
d’inspiration pour développer Sainte-Gemme.<br />
-Charlotte, me dit Lucette, vit Sainte-Gemme comme un château (virtuel ?).<br />
Lu m’a rapporté des propos de ma fille, que je reconnais comme mes propres<br />
fantasmagories.<br />
Qu’est-ce qu’un château ? Un espace qui permet la réalisation de nombreux mom<strong>en</strong>ts<br />
qu’un appartem<strong>en</strong>t ne permet pas : c’est toujours situé dans un parc… Il faudrait repr<strong>en</strong>dre ce<br />
livre et noter les passages qui me font associer…<br />
Mais avant, je veux noter les autres livres reçus.<br />
-Thilda Herbillon-Montayed, La danse, consci<strong>en</strong>ce du vivant 454 , livre qui a sa place<br />
dans ma chambre. Je le rangerai à sa place après l’avoir lu. Dans un premier temps, j’ai p<strong>en</strong>sé<br />
à une édition de la thèse de Thilda. En fait, c’est profondém<strong>en</strong>t autre : la p<strong>en</strong>sée de Thilda est<br />
hautem<strong>en</strong>t transductive.<br />
Christoph Wulf a eu la g<strong>en</strong>tillesse de me faire parv<strong>en</strong>ir deux jolis bouquins édités dans<br />
Paragrana : Hand, Schrift, Bild 455 , volume est très jolim<strong>en</strong>t illustré ; et Historische<br />
Anthropologie der Sprache 456 ; je laisserai <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce ces ouvrages : je les lirai assez vite.<br />
Avant de me plonger dans de Luze, j’avais eu Jean-Pierre Ladmiral au téléphone,<br />
longuem<strong>en</strong>t : je vais l’am<strong>en</strong>er à Sainte Gemme, c’est décidé : la semaine prochaine !<br />
Je rep<strong>en</strong>se à la Maison de Verneuil, maison de famille de la mère de Ladmiral, où<br />
résida Richard, le frère de Jean-R<strong>en</strong>é, jusqu’à sa mort : j’ai assisté là-bas à des combats<br />
(physiques) <strong>en</strong>tre les deux frères ; le partage de la maison <strong>en</strong> était la cause, le prétexte.<br />
Comm<strong>en</strong>t éviter l’éclatem<strong>en</strong>t du Mom<strong>en</strong>t de la Maison ? Comm<strong>en</strong>t faire que les différ<strong>en</strong>ts<br />
<strong>en</strong>fants travaill<strong>en</strong>t à la maint<strong>en</strong>ance de la Maison ? C’est un thème que je voudrais travailler<br />
<strong>en</strong> repr<strong>en</strong>ant l’histoire du Domaine de Ligoure : mon livre sur Le Play devrait comporter un<br />
long développem<strong>en</strong>t sur le Domaine.<br />
Lucette aurait besoin que je fasse un peu de m<strong>en</strong>uiserie pour terminer l’aménagem<strong>en</strong>t<br />
de la chambre… Je quitte mon carnet.<br />
Samedi 13 août, 10 heures,<br />
Le travail de conception du mom<strong>en</strong>t doit être p<strong>en</strong>sé <strong>en</strong> relation avec un concept qui se<br />
trouve à l’antipode de cette idée : le tâtonnem<strong>en</strong>t expérim<strong>en</strong>tal. Actuellem<strong>en</strong>t, je mesure les<br />
effets du tâtonnem<strong>en</strong>t, dans le rangem<strong>en</strong>t de ma bibliothèque. Hier, la chambre, notre<br />
chambre a beaucoup changé, mais je me suis mis à déplacer plusieurs fois certains livres<br />
(collections sociologiques, regroupem<strong>en</strong>t d’histoire, etc.) : je ne savais qu’<strong>en</strong> faire ; faut-il les<br />
conserver sous forme de collection ou les faire éclater dans la bibliothèque de philosophie ?<br />
J’ai tâtonné. Certains livres exist<strong>en</strong>t par leur auteur : E. Kant, Pestalozzi, D. Guérin, etc. sont<br />
453<br />
Hubert de Luze, Cahier autobiographique, Les travaux et les jours, Loris Talmart, édition reliée, 488 pages,<br />
illustré <strong>en</strong> couleur, (85 euros).<br />
454<br />
Thilda Herbillon-Montayed, La danse, consci<strong>en</strong>ce du vivant, préface de Georges Vigarello, <strong>Paris</strong>,<br />
L’Harmattan, 269 pages.<br />
455<br />
Hand, Schrift, Bild (herausgegeb<strong>en</strong> von Toni Bernhardt und Gert Gröning), supplém<strong>en</strong>t à la revue<br />
Paragrana, Beiheft 1, 2005, 228 pages.<br />
456<br />
Historische Anthropologie der Sprache, (herausgegeb<strong>en</strong> von Brigitte Jostes une Jürg<strong>en</strong> Trabant). Paragrana,<br />
Band 14, 2005, 1, 196 p.<br />
378
des g<strong>en</strong>s qui, pour moi, exist<strong>en</strong>t vraim<strong>en</strong>t : j’ai leurs œuvres complètes. Par contre, beaucoup<br />
d’auteurs sont inconnus ou presque ; ce que j’ai mémorisé, c’est ou le titre du livre qu’ils ont<br />
publié, ou même la collection dans laquelle ils ont publié ; aux éditions de Minuit, il y a des<br />
auteurs : E. Goffman ou P. Bourdieu… Mais tous les disciples de Bourdieu n’exist<strong>en</strong>t pas<br />
pour eux-mêmes. Je les regroupe avec Bourdieu, ou je fais une résid<strong>en</strong>ce secondaire quelque<br />
part pour les Bourdieusi<strong>en</strong>s.<br />
Ce raisonnem<strong>en</strong>t me vi<strong>en</strong>t lorsque je remue les livres : j’ai besoin d’expérim<strong>en</strong>ter pour<br />
compr<strong>en</strong>dre les problèmes à résoudre. L’objectif, c’est de retrouver les livres le plus vite<br />
possible. Il faut qu’ils trouv<strong>en</strong>t leur place. Chaque livre est un mom<strong>en</strong>t de ma bibliothèque,<br />
mais il y a des mom<strong>en</strong>ts de mom<strong>en</strong>ts. Tout Morin, tout Lapassade, tout Lourau, tout Lefebvre,<br />
tout Touraine, tout Lapassade, etc. : mom<strong>en</strong>t, avec une étiquette pour attirer l’att<strong>en</strong>tion sur<br />
cette œuvre. Je puis aussi regrouper mes 40 livres d’esthétique à esthétique, mes livres<br />
d’histoire à Histoire, etc. Mais si j’ai 300 ou 400 livres d’histoire, il va falloir trouver des<br />
concepts permettant les regroupem<strong>en</strong>ts. Pour la danse, je dois regrouper mes 220 livres de<br />
tango, etc. : ce qui est clair, c’est que ma chambre sera la bibliothèque de danse. Il manque<br />
une pièce pour l’histoire. La littérature doit être dans la chambre de Charlotte, mais elle est<br />
trop petite.<br />
Tout à l’heure, Andrée expliquait pourquoi elle aimait bi<strong>en</strong> nous payer le restaurant :<br />
-Quand je dois être à la cuisine, la conversation qui se ti<strong>en</strong>t à table m’échappe : j’<strong>en</strong><br />
souffre. Quand je suis à Sainte-Gemme, on me reçoit, mais je vis mal que Lucette (ou Remi<br />
qui, lui aussi, fait la cuisine) puiss<strong>en</strong>t être écartés de la conversation.<br />
Notre “ Mémé ” continue :<br />
-Le restaurant permet d’être servi à table, et donc de profiter pleinem<strong>en</strong>t de la<br />
conversation du groupe… Avant, c’était différ<strong>en</strong>t : il y avait des Maisons où l’on était servi ;<br />
aller au restaurant n’avait pas le moindre intérêt.<br />
Se faire servir à table pour que la conversation ne soit pas coupée : un bon thème de<br />
réflexion. J’ai cru compr<strong>en</strong>dre que notre Premier ministre (Villepin) souhaitait relancer les<br />
“services”. Je me mets à réfléchir : que devi<strong>en</strong>drait Sainte-Gemme si, deux mois par an, je<br />
disposais d’un jardinier, d’une femme de ménage, d’une cuisinière ? est-ce concevable ? et<br />
pourquoi pas quelqu’un pour me seconder dans mon travail intellectuel, comme Véronique a<br />
pu le faire ? Créer 4 emplois offrirait de nouvelles possibilités : réception d’invités,<br />
r<strong>en</strong>contres, productions intellectuelles, etc.<br />
Ce matin, après le marché, j’ai fait une heure de jardin : j’ai récolté les pommes de<br />
terre sur un petit terrain où je voudrais installer dix choux à repiquer, achetés au marché. Si<br />
j’avais un jardinier, je ne pourrais plus passer mon temps à faire cela, sera-ce un plus ou un<br />
moins ? Il faut peser le pour et le contre !<br />
Dimanche 14 août,<br />
Depuis deux jours, j’ai travaillé à la restauration des photos de Rothier, trouvées <strong>en</strong><br />
rangeant ma chambre : ce travail minutieux s’est amélioré <strong>en</strong> cours de pratique. Übung macht<br />
d<strong>en</strong> Meister, dit Maurice Colin. Je voudrais montrer ce fond à Charlotte : je vais compter le<br />
nombre de photos de cette série ; <strong>en</strong>suite, je les mesurerai, et je t<strong>en</strong>terai d’id<strong>en</strong>tifier les sujets<br />
et de les dater : la plus précieuse, pour moi, est une photo de la Cathédrale avec des maisons<br />
devant (d'avant 1914) : son état de conservation est excell<strong>en</strong>t. Puis-je faire des photocopies,<br />
avant l'<strong>en</strong>cadrem<strong>en</strong>t ? Je p<strong>en</strong>se à Régine. Un jour, elle saura apprécier mon travail. …<br />
Lundi 15 août, 11 heures,<br />
379
Hier, discussion t<strong>en</strong>due <strong>en</strong>tre Pépé et Mémé : où faut-il déménager ? Mémé veut<br />
Dormans, Pépé : Epernay. Ce débat, dans un contexte de vieillissem<strong>en</strong>t (Pépé est né <strong>en</strong> 1916)<br />
pose la question : peut-on concevoir de nouveaux mom<strong>en</strong>ts, à n’importe quel âge ?<br />
Ce matin, ramassage des reines-claudes tombées, que je mets dans le tonneau. Au<br />
même mom<strong>en</strong>t, les g<strong>en</strong>s du village doiv<strong>en</strong>t faire la même chose que moi. La nature suscite de<br />
la part des g<strong>en</strong>s une posture commune… Stimulation, <strong>en</strong>couragem<strong>en</strong>t pour l’accomplissem<strong>en</strong>t<br />
de ce rituel : un petit verre de reine-claude 1990, hier pour moi. La bouteille est vide. Elle me<br />
v<strong>en</strong>ait de Pierre Porot… Je m’inscris dans un continuum : 1990, c’était l’année de notre<br />
arrivée ici. Charlotte l’a goûtée. Elle préfère ma Reine-Claude 2002. Je crois qu’elle a raison.<br />
Ramassera-t-elle un jour les prunes ? Qui récoltera les reines-claudes, quand je ne serai plus<br />
là ? Mes arbres sont merveilleux. J’ai rempli une clayette de fruits pour Charleville ce matin.<br />
Elles sont magnifiques ces reines-claudes ! Quel goût ! Quel parfum !<br />
J’ai regardé La chartreuse de Parme hier après-midi, avec Gérard Philipe dans le rôle<br />
de Fabrice Delgado. C’est vraim<strong>en</strong>t beau : un contexte d’instituant extraordinaire, l’amour<br />
romantique. Peut-on <strong>en</strong>core aimer ainsi ? En même temps, chaque mom<strong>en</strong>t de l’amour ne<br />
constitue-t-il pas une brindille, de ce que l’on conçoit comme notre mom<strong>en</strong>t de l’amour ?<br />
Samedi 20 août (Landrellec), 9 h.30,<br />
Lecture de la 5 e<br />
édition (1947) du Vocabulaire technique et critique de la philosophie<br />
de André Lalande : je m’étonne de ne pas avoir ce livre dans ma bibliothèque. Charlotte doit<br />
l’avoir : je crois le lui avoir offert ; <strong>en</strong> conséqu<strong>en</strong>ce, il me faut pr<strong>en</strong>dre quelques notes.<br />
D’abord, je lis la préface de Lalande à la 5 e<br />
édition où il expose son projet : cette<br />
explication le conduit à parler du mom<strong>en</strong>t de la conception du vocabulaire, mais il montre,<br />
chemin faisant, que le chantier s’est complexifié ; au départ, il s’agissait de travailler à une<br />
clarification du vocabulaire pour aider les philosophes à écrire, mais progressivem<strong>en</strong>t, il a<br />
fallu pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte la demandes des lecteurs des philosophes, qui cherchai<strong>en</strong>t à avoir des<br />
définitions des concepts utilisés par les auteurs. Dans sa conception, ce vocabulaire avait pour<br />
finalité le thème ; <strong>en</strong>suite, il eut pour fonction la version. Cette préface serait à plagier : on<br />
pourrait la transposer à un Vocabulaire de l’analyse institutionnelle.<br />
Sainte Gemme, jeudi 25 août 2005, 19 h,<br />
La journée durant, j’ai écrit mon Journal de la bibliothèque, faisant le compte-r<strong>en</strong>du<br />
de mon voyage dans la bibliothèque de Jean Le Du. Je trouve cette phrase de Nietzsche :<br />
“Depuis que je suis fatigué de chercher, j’ai appris à trouver” (préface du Gai Savoir).<br />
J’écrirai : “Fatigué de trouver, je décide à dev<strong>en</strong>ir chercheur” ; cette idée s’inscrit dans une<br />
méditation autour des 3 vertus théologales : “La foi”, “L’espérance”, et “La charité” : à<br />
Landrellec, Huguette me disait que j’étais bi<strong>en</strong> pourvu de ces trois vertus.<br />
-La foi et la charité, oui ; mais l’espérance : non, ai-je répondu.<br />
Dans la mesure où je trouve sans chercher, je n’ai pas besoin d’espérer : seule une foi<br />
<strong>en</strong> béton compte.<br />
Avec le recul, cette réponse est fatigante : pourquoi ne pas accepter de croire moins<br />
pour espérer davantage ?<br />
En conséqu<strong>en</strong>ce, je me suis lancé dans la lecture de Le principe Espérance, d’Ernst<br />
Bloch.<br />
V<strong>en</strong>dredi 26 août 2005, 14 heures,<br />
380
Mon voyage <strong>en</strong> Bretagne a été profitable. J'ai vu un autre lieu et un autre mode<br />
d’organisation des mom<strong>en</strong>ts : à Landrellec, il y a le mom<strong>en</strong>t de la bibliothèque, une sorte de<br />
chaos ; les livres sont <strong>en</strong> vrac dans plusieurs <strong>en</strong>droits. J’<strong>en</strong> ai souffert, mais ce chaos n’est que<br />
le reflet de mon propre chaos bibliothécaire, que je voudrais pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte. J’ai<br />
consci<strong>en</strong>tisé mon problème, <strong>en</strong> le retrouvant chez Huguette, à qui j’ai proposé de se mettre <strong>en</strong><br />
priorité au rangem<strong>en</strong>t de sa bibliothèque : <strong>en</strong> échangeant avec elle, je me suis aperçu qu’elle<br />
n’a pas la même idée du rangem<strong>en</strong>t que moi.<br />
Pour elle, ranger passe d’abord par un rec<strong>en</strong>sem<strong>en</strong>t informatique de ses livres. Pour<br />
moi, la constitution de fichier n’aide pas vraim<strong>en</strong>t à l’appropriation de ses livres, le rangem<strong>en</strong>t<br />
n'est-il pas d’abord un effort de regrouper tous les livres d’un même auteur ? <strong>en</strong>suite, classer<br />
les auteurs par ordre alphabétique, ou alors les regrouper par écoles de p<strong>en</strong>sée ; ainsi, il me<br />
semblerait intéressant de regrouper les personnalistes (Mounier, Maritain, etc.) : j’<strong>en</strong> ai peu,<br />
alors, cela n’a pas de s<strong>en</strong>s de les disperser ; pareil pour les institutionnalistes.<br />
Le regroupem<strong>en</strong>t, que je fais actuellem<strong>en</strong>t dans ma bibliothèque, donne du s<strong>en</strong>s : la<br />
conception du mom<strong>en</strong>t du rangem<strong>en</strong>t, est-elle a priori ?<br />
Je me plonge dans la lecture de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel 457 . Le mot le<br />
plus employé dans ce livre : consci<strong>en</strong>ce. Hegel t<strong>en</strong>te d'y voir comm<strong>en</strong>t fonctionne la<br />
consci<strong>en</strong>ce, l’esprit. Il y a un rapport <strong>en</strong>tre consci<strong>en</strong>ce, conçu et le mom<strong>en</strong>t conçu, et avec le<br />
concept : le concept hégéli<strong>en</strong> n’est qu’une vérité provisoire ; c’est un mom<strong>en</strong>t, peut-être une<br />
figure, de la consci<strong>en</strong>ce. Hegel montre que l’expéri<strong>en</strong>ce (Erfahrung) conduit à faire découvrir<br />
l’ess<strong>en</strong>ce derrière le concept, d’abord posé ; mais dans la relation concept-erreur, on trouve un<br />
dépassem<strong>en</strong>t possible qui aboutit à une nouvelle vérité, qui sert de nouveau de point de départ<br />
à la consci<strong>en</strong>ce.<br />
Hegel montre l’intérêt qu’il y a à garder <strong>en</strong> mémoire le mouvem<strong>en</strong>t, la succession des<br />
erreurs. Le dev<strong>en</strong>ir de la consci<strong>en</strong>ce est un mouvem<strong>en</strong>t dialectique de dépassem<strong>en</strong>t continuel :<br />
n’est-ce pas ce mouvem<strong>en</strong>t, que je cherche à décrire dans un journal ? et tout particulièrem<strong>en</strong>t<br />
dans le Journal des mom<strong>en</strong>ts ?<br />
Pour Hegel, la succession des mom<strong>en</strong>ts dialectiques est la vérité de la consci<strong>en</strong>ce ; <strong>en</strong><br />
divisant ma vie <strong>en</strong> mom<strong>en</strong>ts anthropologiques (Sainte-Gemme, les voyages, la recherche, la<br />
danse, l’art), je construis des figures de ma consci<strong>en</strong>ce. Les figures sont anthropologiques<br />
(structure) ; et à l’intérieur, j’y décris le mouvem<strong>en</strong>t historique de la consci<strong>en</strong>ce (g<strong>en</strong>èse).<br />
Le livre de Jean Hyppolite G<strong>en</strong>èse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit est<br />
un ouvrage qui fonctionne selon la méthode régressive-progressive 458 . Le second volume est<br />
paru <strong>en</strong> 1947, trois jours après ma naissance ! où était H<strong>en</strong>ri Lefebvre à ce mom<strong>en</strong>t-là ? il y a<br />
une proximité <strong>en</strong>tre H<strong>en</strong>ri Lefebvre et Jean Hyppolite, au niveau de leur appropriation de<br />
Hegel : Lefebvre est né six ans avant Hyppolite. Il a publié 600 pages de traduction de Hegel<br />
<strong>en</strong> 1936 ; J. Hyppolite a publié sa traduction de la Phénoménologie de l’Esprit <strong>en</strong> 1939-41 ; je<br />
regarderai dans les Morceaux choisis de Hegel par H. Lefebvre, la part qu’il donne à la<br />
Phénoménologie de l’Esprit. Je comparerai les deux traductions.<br />
17 h,<br />
Je vi<strong>en</strong>s d’indexicaliser G<strong>en</strong>èse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit jusqu’à<br />
la page 48. Quel effort ! Je m’aperçois que le projet que j’ai de moi, recoupe le chantier de la<br />
Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, qui décrit la consci<strong>en</strong>ce individuelle singulière dans<br />
son développem<strong>en</strong>t dans le temps : à ce niveau, elle cherche sans cesse à être de plus <strong>en</strong> plus<br />
457<br />
Hegel Phénoménologie de l’Esprit, <strong>Paris</strong>, Aubier Montaigne, 1947, traduction de Jean Hyppolite, deux<br />
volumes : 358 et 358 p.<br />
458<br />
Jean Hyppolite G<strong>en</strong>èse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit, <strong>Paris</strong>, Aubier Montaigne, tome 1 et 2,<br />
1946, 592 p.<br />
381
ationnelle, toute expéri<strong>en</strong>ce la fait progresser, et dans le même mouvem<strong>en</strong>t, ce que cherche la<br />
consci<strong>en</strong>ce singulière : t<strong>en</strong>dre vers le Savoir absolu, c’est-à-dire la Culture de l’histoire du<br />
monde. Je vis des av<strong>en</strong>tures particulières, mais je les mets <strong>en</strong> relation avec les grands<br />
mom<strong>en</strong>ts de l’humanité.<br />
Je vis le mom<strong>en</strong>t de la maison, une expéri<strong>en</strong>ce singulière, pour moi ; mais les hommes,<br />
avant moi, se sont posé cette question, depuis quelques millénaires, ils ont travaillé à p<strong>en</strong>ser le<br />
mom<strong>en</strong>t de la maison. Concevoir mon mom<strong>en</strong>t, c’est le dégager dans mon expéri<strong>en</strong>ce, mais<br />
aussi me confronter à la manière dont les hommes, avant moi, avec moi, l’ont p<strong>en</strong>sé, l’ont<br />
réalisé : produire mon mom<strong>en</strong>t de la maison, c’est le confronter à d’autres maisons, et plus<br />
généralem<strong>en</strong>t à l’histoire du monde de la maison, depuis l’âge des cavernes jusqu’à nos jours.<br />
Jean Hyppolite m’aide à asseoir mon mom<strong>en</strong>t philosophique : ma méthode de<br />
production d’index est un mom<strong>en</strong>t ess<strong>en</strong>tiel du travail philosophique, elle fait <strong>en</strong>trer dans les<br />
mots de l’autre.<br />
Je vais aller chercher une pomme au jardin, pour introduire une rupture dans ce travail<br />
de cogitation dans lequel je me suis lancé !<br />
20 heures,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de terminer Biffures de Michel Leiris 459 , achetées à la librairie Voyelles à<br />
Lannion : Michel Leiris est un écrivain admiré par Georges Lapassade ; moi, je préfère lire<br />
Georges ! Encore qu’Afrique fantôme ! Pourquoi ai-je acheté ce livre ? Où le ranger ?<br />
Samedi 27 août 2005, 14 heures,<br />
Ce matin, j’ai lu, à la suite, les numéros du Monde du 16 au 27 août. J’ai apprécié les<br />
cinq doubles pages sur 1905 : Le Monde s’intéresse à ce qui se passait, il y a un siècle ; <strong>en</strong>dehors<br />
de cette commémoration même du c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire, cette année 1905 a toujours ret<strong>en</strong>u mon<br />
att<strong>en</strong>tion. Dès ma lecture de La vie quotidi<strong>en</strong>ne dans le monde moderne d’H. Lefebvre (1968),<br />
j’ai pris consci<strong>en</strong>ce qu'à cette époque-là, une vraie rupture de mondes s’effectuait : on peut<br />
concevoir l’année 1905 comme un grand mom<strong>en</strong>t de l’histoire de l’humanité. Le Monde a<br />
intitulé son <strong>en</strong>semble de textes : l905, l’année des tourm<strong>en</strong>ts et a focalisé ses analyses autour<br />
de cinq thèmes : L’Etat se sépare des Eglises (mardi 23 août), Einstein fait éclater la<br />
physique, (24 août), La Russie vacille, (26 août), La peinture se réveille (27 août). Cette<br />
année 1905 est, pour moi, le détrônem<strong>en</strong>t du siècle de la valse <strong>en</strong> majeur (universel du couple<br />
dansant), par le tango, le blues et le musette (singularité de l'implication). Dans ces nouvelles<br />
formes de couples, ce qui est mis <strong>en</strong> avant, tant dans la musique, les paroles que dans les<br />
manières de danser, c’est l’implication : la particularité, la singularité d’un rapport humain<br />
homme/femme qui devi<strong>en</strong>t précaire et interculturel ; c’est l’<strong>en</strong>trée du mondial dans le couple.<br />
Je note ce mom<strong>en</strong>t conçu par moi. L’apport du Monde est excell<strong>en</strong>t pour apporter des<br />
brindilles au feu à allumer avec cette année 1905. Je rassemble les articles du Monde que je<br />
vais placer dans La vie quotidi<strong>en</strong>ne, de Lefebvre.<br />
20 heures,<br />
À 17 heures, je suis parti faire une prom<strong>en</strong>ade dans la campagne : j’ai marché durant<br />
une heure et quart. Cet effort (j’ai marché d’un bon pas) correspond à un mom<strong>en</strong>t conçu. À<br />
Landrellec, Huguette Le Poul m’a fait mon portrait méthodologique, qu’elle nomme parfois<br />
459 Michel Leiris, Biffures, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1948.<br />
382
profil pédagogique. Ce travail d’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s (six séances d’une heure et demie) m’a obligé à<br />
réfléchir à de nombreux mom<strong>en</strong>ts de ma biographie ; <strong>en</strong>tre chaque <strong>en</strong>registrem<strong>en</strong>t, elle<br />
écoutait les bandes. Huguette me posait alors des questions ; elle cadrait les <strong>en</strong>registrem<strong>en</strong>ts<br />
sur la lecture, la mémorisation, etc. Et un jour, elle m’a demandé de parler de mon rapport au<br />
sport : je fus très étonné. Parler durant une heure de sport, m’obligeait à rep<strong>en</strong>ser le passé :<br />
actuellem<strong>en</strong>t, mis à part le t<strong>en</strong>nis l’été avec Romain, je ne fais plus de sport. Comme activité<br />
physique, je me cont<strong>en</strong>te du tango et du jardin. L’hiver dernier, j’ai essayé de faire un footing<br />
à Charleville ; au bout de 400 mètres, j’ai eu des crampes. J’ai mis trois semaines à me<br />
remettre de cette t<strong>en</strong>tative, aussi ai-je fait l’analyse que le sport était pour moi un mom<strong>en</strong>t fort,<br />
mais passé (j’ai été champion d’académie de cross <strong>en</strong> 1966-67, c’est-à-dire à 20 ans !).<br />
Cette mise au rancard de ce mom<strong>en</strong>t, p<strong>en</strong>se Huguette, lui semble étonnante de ma part<br />
; âgée de 65 ans comme son époux (qui fait 100 km de vélo par jour), Huguette refuse mon<br />
idée de me considérer physiquem<strong>en</strong>t comme un vieillard ! D’ailleurs, sur les 5 jours passés <strong>en</strong><br />
Bretagne, elle me fait marcher quatre fois une heure tr<strong>en</strong>te. Il s’agit de sortir sa chi<strong>en</strong>ne<br />
Titane ; nous allons par le s<strong>en</strong>tier des domaines, marcher au bord de la mer. Le paysage est<br />
magnifique. Lucette, Huguette, Titane et moi faisons ainsi des escapades de 5 à 8 km, sans<br />
vraim<strong>en</strong>t nous <strong>en</strong> r<strong>en</strong>dre compte. Ce séjour <strong>en</strong> Bretagne est donc pour moi une falsification<br />
pratique de ma théorie selon laquelle mon état de vieillard m’empêche de marcher. Avec le<br />
recul, je m’aperçois combi<strong>en</strong> cette théorie peut être délirante : Maurice, le père de Lucette,<br />
qui va sur ses 90 ans marche tr<strong>en</strong>te minutes tous les jours, et il est capable de pousser son<br />
effort durant une heure et plus, quand le contexte l’exige. P<strong>en</strong>ser que mes muscles ne sont<br />
plus capables de me porter, est une profonde idiotie.<br />
-Tu es très créatif au niveau du sport, me dit Huguette. Tu as tort de reproduire ce<br />
discours.<br />
R<strong>en</strong>tré ici depuis le lundi 21 août (la dernière fois que j’ai prom<strong>en</strong>é Titane était le 20),<br />
la marche vi<strong>en</strong>t à me manquer : je l’ai conceptualisé la nuit dernière ; à la télévision, le film<br />
Le vainqueur (histoire d’un coureur à pied…). En regardant ce film, je me suis dit que cet<br />
effort me manquait. Il m’aiderait à retrouver un équilibre de santé : l’hiver dernier, les<br />
médecins que j’ai r<strong>en</strong>contrés au sujet de mes problèmes physiques, me poussèr<strong>en</strong>t à repr<strong>en</strong>dre<br />
marche, voire footing… Remettre <strong>en</strong> cause les théories erronées (vérités partielles), que l’on a<br />
construites et dans lesquelles on s’est installé est nécessaire de temps <strong>en</strong> temps. Une condition<br />
physique de base est utile pour jouer au t<strong>en</strong>nis, pratique délicate, lorsqu’on n’a plus de<br />
mobilité. Mon niveau de t<strong>en</strong>nis s’élèverait, si j’étais capable de courir. Aujourd’hui, j’ai donc<br />
marché 75 minutes, et je m’<strong>en</strong> trouve bi<strong>en</strong>. J’avais peur de m’<strong>en</strong>nuyer, mais pas du tout : j’ai<br />
pris consci<strong>en</strong>ce que je ne connaissais pas les chemins autour de Sainte-Gemme. Cela fait<br />
quinze ans que je vis ici, et je ne connais pas le cadre, l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t ! J’ai croisé un lapin,<br />
j’ai vu des oiseaux. Puis-je m’imposer une marche d’une heure, tous les trois jours quand je<br />
suis ici ? Mon rêve de retrouver une condition physique se conçoit aujourd’hui comme un<br />
vieux mom<strong>en</strong>t à réactiver. Au lieu d’être une perte de temps, ce mom<strong>en</strong>t oxygène les autres<br />
mom<strong>en</strong>ts : jardin, tango, travail intellectuel. De plus, je vais pouvoir me représ<strong>en</strong>ter autrem<strong>en</strong>t<br />
la région… Faut-il ouvrir un nouveau journal pour suivre la re-fondation de ce mom<strong>en</strong>t ? Je<br />
vais y réfléchir d’ici demain.<br />
Dimanche 28 août 2005, 10 heures,<br />
En voyant François Hollande, gros et gras, visage rougeoyant d’un vigneron, je me<br />
suis dit que j’avais de la chance de pouvoir échapper à la vie d’un homme public, qui <strong>en</strong>traîne<br />
repas au restaurant et alcoolisme passif. Un autre avantage de la prom<strong>en</strong>ade, de la course : me<br />
faire boire de l’eau. Mes muscles, lorsqu’ils ont beaucoup travaillé, produis<strong>en</strong>t des toxines à<br />
éliminer, or je n’ai pas spontaném<strong>en</strong>t le goût de boire de l’eau ; je préfère la socialité, liée au<br />
vin, mais je pr<strong>en</strong>ds consci<strong>en</strong>ce, je consci<strong>en</strong>tise, je conçois que l’eau fait du bi<strong>en</strong> à mon corps ;<br />
383
je le ress<strong>en</strong>s vraim<strong>en</strong>t. La s<strong>en</strong>sation qui devrait être première (avant le concept) vi<strong>en</strong>t après<br />
chez moi. Le concept me fait boire de l’eau. L’effet est un ress<strong>en</strong>ti. Je crois vraim<strong>en</strong>t que<br />
l’eau est ess<strong>en</strong>tielle pour moi. Suzanne Hamel, m'a fait intégrer la phrase : “Boire de l’eau ?<br />
non, merci : je ne suis pas un canard !” Ma grand-mère m’a r<strong>en</strong>du un mauvais service : on se<br />
fixe sur ces sortes de slogans qui vous évit<strong>en</strong>t de p<strong>en</strong>ser, d’expérim<strong>en</strong>ter par vous-même…<br />
Comm<strong>en</strong>t ai-je pu accepter cette formule de ma grand-mère maternelle ?<br />
Ma r<strong>en</strong>contre avec Jean-Claude Le Poul a été ess<strong>en</strong>tielle. Le voir, à 65 ans, arriver <strong>en</strong><br />
vélo après 100 km ! J’ai eu honte de mon système appréciatif. Ce n’est pas vrai qu’à 58 ans,<br />
je puisse me p<strong>en</strong>ser comme un vieillard… Je suis <strong>en</strong> train d’opérer une transduction. Lors de<br />
mon portrait méthodologique, parmi les déf<strong>en</strong>ses formulées à Huguette, celles héritées de mes<br />
lectures de Jean-Marie Brohm, après 1968-70 : le sport est un fléau, c’est une forme que<br />
pr<strong>en</strong>d la pulsion de mort, etc. Il faut poser cette analyse, comme hypothèse à falsifier dans la<br />
pratique : à quel mom<strong>en</strong>t le sport devi<strong>en</strong>t-il mauvais ? quand on <strong>en</strong> fait un absolu ! tout<br />
mom<strong>en</strong>t qui touche à l’absolu détruit la transversalité du sujet. Cette idée sera à creuser par la<br />
description phénoménologique : il faut t<strong>en</strong>ir un journal spécifique, dont le cont<strong>en</strong>u doit<br />
trouver son concept. À chercher.<br />
Plus tard,<br />
Idée d’agrandir la bibliothèque (suite). Ma prise de consci<strong>en</strong>ce que la bibliothèque<br />
actuelle ne sera pas suffisante pour ranger mes livres, pose plusieurs problèmes. Le mur que<br />
nous avons installé est mitoy<strong>en</strong> avec la maison de William, donc il n’est pas froid, mais le<br />
mur symétrique, dans la pièce au-dessus du chartil, donne sur la s<strong>en</strong>te : il est froid. Toute cette<br />
partie de la maison est froide, or le chauffage coûte très cher. Au gaz, il faudrait dép<strong>en</strong>ser<br />
beaucoup d’arg<strong>en</strong>t pour chauffer toute la maison ; la seule solution, c’est le solaire. Nous<br />
avons une surface portante du toit qui est exposée plein sud : même <strong>en</strong> ne mettant des<br />
capteurs solaires que sur la moitié du toit, il y aurait de quoi chauffer toute la maison. Ainsi,<br />
les pièces de l’aile chartil devi<strong>en</strong>drai<strong>en</strong>t habitables toute l’année : la maison s’<strong>en</strong> trouve<br />
transformée. Elle passe de 100 à 240 m 2<br />
habitables ! Ce n’est plus la même maison ; de plus,<br />
on fait des économies de gaz, que l’on utilise plus que pour le cuisine. Il ne faut même pas<br />
d’ext<strong>en</strong>sion du chauffage c<strong>en</strong>tral au gaz dans la haute bibliothèque.<br />
Autre motivation. Dans le prolongem<strong>en</strong>t de ma lecture de G<strong>en</strong>èse et structure de la<br />
phénoménologie de l’Esprit, je médite sur mon journal comme suite (dépassem<strong>en</strong>t) des<br />
journaux de Paul et de Claire (mon grand-père, ma mère). La formation de la consci<strong>en</strong>ce<br />
comme consci<strong>en</strong>ce t<strong>en</strong>dant vers le Savoir absolu suppose une prise de consci<strong>en</strong>ce de la<br />
dynamique dialectique des évolutions de la consci<strong>en</strong>ce. Pour le sujet, cette histoire ne<br />
comm<strong>en</strong>ce pas avec lui. Ce qu’il expérim<strong>en</strong>te lui-même, c’est ce qu’il connaît, mais<br />
l’appropriation de la connaissance accumulée par l’humanité (avant, avec lui), c’est le savoir :<br />
l’appropriation du savoir passe par une reconnaissance (parfois douloureuse) des expéri<strong>en</strong>ces<br />
antérieures de ses asc<strong>en</strong>dants. La compréh<strong>en</strong>sion (froide) des expéri<strong>en</strong>ces faites par ses<br />
par<strong>en</strong>ts, ses grands-par<strong>en</strong>ts, etc. est un moy<strong>en</strong> d’analyse de la place que l’on occupe dans le<br />
village historique.<br />
G. Althabe ne s’intéresse qu’à l’ici et maint<strong>en</strong>ant de la place que les g<strong>en</strong>s du village<br />
lui donn<strong>en</strong>t. L’explication de cette place lui permet de compr<strong>en</strong>dre la situation des relations<br />
établies dans le village. Cette analyse passionnante est un progrès ; c’est une prise <strong>en</strong> compte<br />
de l’implication dans la structure. Cep<strong>en</strong>dant, une autre dim<strong>en</strong>sion de l’implication est<br />
historique. Quelle est la place que l’on te donne dans le roman familial ? Le Roman familial<br />
(Freud) n’existe pas seulem<strong>en</strong>t dans une famille, mais aussi dans toute communauté. Ici, à<br />
Sainte-Gemme, il y a un Roman familial ; celui-ci n’est pas raconté de la même façon partout,<br />
dans le monde : il se dépasse constamm<strong>en</strong>t : L’histoire de l’Eglise de Daniel Rops n’était-elle<br />
pas une forme, une figure, un mom<strong>en</strong>t du Roman familial de l’Eglise ?<br />
384
Autre facette de l'implication historique : la place que l'on te donne dans l'adv<strong>en</strong>ir 460 .<br />
12 h 45,<br />
J’ai passé une partie de la matinée à lire Freud (principalem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> allemand). Je<br />
cherchais la notion de roman familial. Passage par le Vocabulaire de Laplanche et Pontalis,<br />
puis par le Gesamtregister, volume 18, des Gesammelte Werke de Freud. Ensuite, je cherche<br />
le contexte des textes où Freud parle du roman familial. Je tombe sur des termes qui<br />
m’intéress<strong>en</strong>t : Erlebnis, Erfahrung, Mom<strong>en</strong>t, Aufhebung, Untersuchung, qui n’ont pas été<br />
indexés par les auteurs du Register : je comm<strong>en</strong>ce alors à produire un complém<strong>en</strong>t d’index.<br />
Où va-t-il me m<strong>en</strong>er ?<br />
Lucette, qui travaille dans la même pièce que moi, me cite un passage de Lacan<br />
(Séminaire de 1954) où l’on parle de connaissance et de méconnaissance : Lacan et Hypollite<br />
s'y disput<strong>en</strong>t.<br />
Je médite à la forme séminaire.<br />
Quel rapport <strong>en</strong>tre le mom<strong>en</strong>t du séminaire et le mom<strong>en</strong>t du journal ? Il y a quelque<br />
chose de commun : un espace dans lequel on laisse la p<strong>en</strong>sée dériver, mais le séminaire est<br />
groupal alors que le journal est un exercice solitaire.<br />
14 h 30,<br />
Sur France-Musique, Pierre H<strong>en</strong>ry (fabriqueur de sons) explique que ses projets<br />
pr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t forme dans la durée (“une dizaine d’années”) ; je lis la Phénoménologie de Francis<br />
Jeanson, où je lis : “Le sujet consci<strong>en</strong>t ne saurait disparaître et s’annuler au mom<strong>en</strong>t de saisir<br />
son objet, et sans doute est-ce au contraire à ce mom<strong>en</strong>t précis qu’on doit requérir de lui la<br />
plus totale prés<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> tant que sujet. C’est dans chacune de ses activités que l’homme se<br />
choisit <strong>en</strong> <strong>en</strong>tier, et ce choix qu’il fait de lui-même interprète, <strong>en</strong> les repr<strong>en</strong>ant à son compte,<br />
les significations et les valeurs offertes à lui dans le monde 461 ”.<br />
Alors que j’<strong>en</strong> suis à la page 23 de mon index, je me décide à noter cette citation de la<br />
page 9. Je le relis. Pourquoi ce bloc de mots peut-il constituer une brique pour moi ? En quoi<br />
ces mots de F. Jeanson font-ils s<strong>en</strong>s pour moi ? J’ai l’impression qu’il est question de<br />
l’articulation des mom<strong>en</strong>ts du sujet qui, tout <strong>en</strong> le fragm<strong>en</strong>tant, le pose comme totalité. Dans<br />
la consci<strong>en</strong>ce du mom<strong>en</strong>t comme particulier, demeure l’universel de la consci<strong>en</strong>ce du sujet<br />
que ce particulier mom<strong>en</strong>t nie <strong>en</strong> se posant. Le choix d’un mom<strong>en</strong>t, sa construction et, plus<br />
avant, son concept repr<strong>en</strong>d “les significations et valeurs offertes (à moi), dans le monde”.<br />
Alors que nous déjeunons dehors, pour se réchauffer au soleil, Lucette me demande :<br />
-Quand tu parles de l’<strong>Université</strong> de Sainte-Gemme, pour toi, est-ce plus qu’un mot<br />
d’esprit ? cette expression a-t-elle, pour toi, une consistance réelle ?<br />
-Oui, évidemm<strong>en</strong>t, pour moi, l’<strong>Université</strong> de Sainte-Gemme est une réalité psychique<br />
(au s<strong>en</strong>s de Freud) et une réalité institutionnelle. Le mom<strong>en</strong>t existe, même quand il est peu<br />
organisé ; le flou est sa force, au mom<strong>en</strong>t prophétique. L’<strong>Université</strong> de Sainte-Gemme existe,<br />
autant que l’église catholique, <strong>en</strong> 40 après Jésus-Christ… À quel mom<strong>en</strong>t est-elle née ? Les<br />
histori<strong>en</strong>s auront du mal à proposer une date précise ; pour moi, c’est vers 1997. Avant<br />
l’arrivée de Nadine et Robert Neiss, nous étions une famille à Ste Gemme ; avec l’arrivée de<br />
Nadine, on devi<strong>en</strong>t un groupe d’universitaires (4 disciplines représ<strong>en</strong>tées), et cela r<strong>en</strong>d<br />
possible l’actualisation du mom<strong>en</strong>t universitaire à SainteGemme<br />
1997 est une date réelle : l’année où l’on arrête Ligoure.<br />
460 R. Hess, G. Althabe, une biographie <strong>en</strong>tre ailleurs et ici, <strong>Paris</strong>, L'Harmattan, 2005, premier chapitre.<br />
461 Francis Jeanson, Phénoménologie, page 9.<br />
385
Nadine et Robert sont arrivés <strong>en</strong> 1996. Mon père meurt <strong>en</strong> janvier 1997, ma mère – <strong>en</strong><br />
octobre 1998 : même si j’essaie d’objectiver le mom<strong>en</strong>t de la fondation, cela n’a guère de<br />
s<strong>en</strong>s. L’idée pr<strong>en</strong>d forme à travers le tissage progressif du projet : je médite à cela, <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant<br />
la notion de mé-connaissance (Lacan, Séminaire de 1954). L’histori<strong>en</strong> inv<strong>en</strong>te une histoire<br />
qui repose sur des dates, mais l’émerg<strong>en</strong>ce de la consci<strong>en</strong>ce est impossible à dater le plus<br />
souv<strong>en</strong>t. La transduction institutionnelle comme effectivité, est l’aboutissem<strong>en</strong>t d’une<br />
dynamique philosophique (au s<strong>en</strong>s hégéli<strong>en</strong>), dans laquelle la dialectique s’opère dans un<br />
mouvem<strong>en</strong>t de multiples va et vi<strong>en</strong>t, <strong>en</strong>tre la consci<strong>en</strong>ce prés<strong>en</strong>te et l’exploration régressive<br />
de l’origine de ses contradictions : erreurs dépassées (dans l’introduction de la<br />
Phénoménologie de l’Esprit). ; avant l’effectivité de la fondation, un travail instituant s’opère<br />
: chez nous, cela passe par des interactions individuelles.<br />
Pour Lucette, le mot "université de Sainte-Gemme" est un jeu ; pour moi, ce jeu est<br />
réel. Réalité psychique, le mom<strong>en</strong>t de la créativité précède la Fondation (création) comme<br />
mom<strong>en</strong>t historique isolable.<br />
Les IrrAIductibles, à quel mom<strong>en</strong>t est-ce né le mom<strong>en</strong>t ? avec le n° 1 de la revue ?<br />
n’était-ce pas là antérieurem<strong>en</strong>t ? avant même la mort de R<strong>en</strong>é Lourau, des brindilles se<br />
rassembl<strong>en</strong>t pour refonder l’AI, selon un autre modèle que celui de la SAI (Société d'analyse<br />
institutionnelle, fondée par A. S. sur le modèle des sociétés savantes le playsi<strong>en</strong>nes)<br />
Dans la citation de F. Jeanson, il y avait quelque chose qui appelle une théorie de<br />
l’implication. Je vais me replonger dans cet ouvrage.<br />
Mercredi 31 août, 11 heures,<br />
Les formes brèves d’Alain Montandon évoque le “journal intime” comme forme brève.<br />
Certains auteurs choisiss<strong>en</strong>t la concision : Amiel les critique.<br />
Rangem<strong>en</strong>t de ma bibliothèque. J’ai trié les livres par mom<strong>en</strong>ts, parfois disciplinaires<br />
(socio, philo, histoire, géo), mais parfois par vrai mom<strong>en</strong>t Ecriture impliquée, par exemple.<br />
Dans ce mom<strong>en</strong>t, je regroupe histoires de vie, témoignages, journaux et théorie de ces formes.<br />
Cet imm<strong>en</strong>se chantier est aussi une drogue : il ne suffit pas de concevoir ; il faut<br />
mettre <strong>en</strong> chantier, construire : ce rangem<strong>en</strong>t n’avait jamais été fait. Ma bibliothèque était<br />
dev<strong>en</strong>ue une sorte de carrière, dont une archéologie ou une géologie aurait permis de décrire<br />
les couches. Faible perméabilité de ces couches, car les livres sont arrivés <strong>en</strong> paquets, tels des<br />
alluvions, à l’occasion de récupération de bibliothèque (ma bibliothèque de <strong>Paris</strong>, la<br />
bibliothèque Armand Colin, des dons des PUF, d'Anthropos, la bibliothèque de mes par<strong>en</strong>ts) :<br />
à chaque fois, il fallait trouver de la place : on poussait des caisses pour faire de la place à<br />
d’autres.<br />
Un mom<strong>en</strong>t conçu a besoin, de temps <strong>en</strong> temps, d’être rep<strong>en</strong>sé. Une institution se<br />
fonde et se refonde de temps <strong>en</strong> temps. Dans la socianalyse, l'institution vit une refondation,<br />
où l'on questionne le mom<strong>en</strong>t instituant, la prophétie. Le temps qui passe a pour effet de<br />
recouvrir l’instituant d’alluvions bureaucratiques : il faut oser y regarder. Dois-je faire le<br />
choix de limiter ma bibliothèque ? <strong>en</strong> donner des morceaux ? pour être plus proche de mon<br />
projet, de ma conception ? tous les livres prés<strong>en</strong>ts ici, ne sont pas choisis : certains textes,<br />
arrivés <strong>en</strong> nombre, mérit<strong>en</strong>t-ils d’être gardés ? ce matin, je me suis plongé dans les lettres de<br />
Mireille Dupouez offertes à Claire, ma mère, par son amie Marthe Guérin <strong>en</strong> 1942 ; la<br />
dédicace de ma marraine attire mon att<strong>en</strong>tion : je me mets à lire ce texte, mais qu'y a-t-il à <strong>en</strong><br />
tirer ?<br />
386
Le Mom<strong>en</strong>t qui oublie l’instituant de la conception, devi<strong>en</strong>t routine, bureaucratie,<br />
institution. Il y a une dim<strong>en</strong>sion institué du mom<strong>en</strong>t, mais celle-ci ne doit pas recouvrir le<br />
mom<strong>en</strong>t instituant.<br />
V<strong>en</strong>dredi 2 septembre, 16 h.30,<br />
Dans mon courrier, rapporté de <strong>Paris</strong> par Lucette, je lis très att<strong>en</strong>tivem<strong>en</strong>t le catalogue<br />
des éditions Erès : je m’étonne que cette grande maison, fondée par un ami à moi, ne publie<br />
aucun livre d’analyse institutionnelle : il y aurait une collection à créer <strong>en</strong> ce lieu, mais qui,<br />
dans notre mouvem<strong>en</strong>t, aurait le profil de diriger cette collection ? Une maison d’édition est<br />
un “mom<strong>en</strong>t” de l’édition, une collection est un mom<strong>en</strong>t d’une maison d’édition, un livre est<br />
un mom<strong>en</strong>t d’une collection. Le concepteur de collection est une variante du créateur de<br />
mom<strong>en</strong>ts.<br />
Le rangem<strong>en</strong>t de ma bibliothèque créera un espace “amical”, “convivial”, pour y<br />
ranger mes journaux.<br />
Le carnet que je suis <strong>en</strong> train d’écrire aura sa place quelque part dans cette pièce.<br />
Samedi 3 septembre, 11 heures,<br />
Jean Laplanche critique la théorie des “stades 462 ” :<br />
"Par rapport à l’évolution graduelle et maturative de la relation du sujet au monde<br />
objectif (décrite et affinée depuis Piaget) y aurait-il un stadisme sexuel qui serait à situer dans<br />
un simple décalage chronologique ? Si nous disons que la séqu<strong>en</strong>ce auto-érotisme,<br />
narcissisme, choix d’objet vi<strong>en</strong>t se greffer sur la vie de relation, est-ce qu’il faudrait, par<br />
exemple, le faire comm<strong>en</strong>cer à deux ou à six mois ? Absolum<strong>en</strong>t pas. Dès qu’on s’est<br />
débarrassé de l’idée que ces étapes freudi<strong>en</strong>nes sont des stades de l’individu, ri<strong>en</strong> ne permet<br />
de réitérer à leur propos et sans nuances une nouvelle scolarisation.<br />
Auto-érotisme et narcissisme ne définiss<strong>en</strong>t pas des modes fondam<strong>en</strong>taux de relation<br />
au monde <strong>en</strong> général, mais des modes de fonctionnem<strong>en</strong>t sexuel et de plaisir. Dès lors qu’ils<br />
se découp<strong>en</strong>t sur fond d’une relation générale au monde, qui p<strong>en</strong>dant ce temps évolue et<br />
progresse, ils ne peuv<strong>en</strong>t être conçus que comme des mom<strong>en</strong>ts plus ou moins ponctuels et plus<br />
ou moins réitérés avec, d’ailleurs, des différ<strong>en</strong>ces ess<strong>en</strong>tielles dans le statut temporel de l’un<br />
et de l’autre ”.<br />
La suite de ce passage parle de mom<strong>en</strong>ts structurants, de mom<strong>en</strong>ts de mutation, de<br />
mom<strong>en</strong>ts cruciaux de précipitation. Le mom<strong>en</strong>t est une scène, où mes choses se jou<strong>en</strong>t et se<br />
rejou<strong>en</strong>t 463 .<br />
J. Laplanche cite le stade du miroir chez J. Lacan, comme un mom<strong>en</strong>t de précipitation,<br />
comme il y <strong>en</strong> a dans l’amour : ce mom<strong>en</strong>t de précipitation n'a-t-il pas quelque chose à voir<br />
avec la transduction ?<br />
Lundi 5 septembre, 12 h,<br />
J’ai créé un poste de travail dans ma chambre, où je me suis mis à relire le cours d’AI<br />
que je complète.<br />
Une idée : ne faudrait-il pas écrire un livre sur Les grandes étapes de la p<strong>en</strong>sée<br />
institutionnaliste ? quels serai<strong>en</strong>t les auteurs à convoquer ? Cornélius Castoriadis, et<br />
462 Jean Laplanche, Nouveaux fondem<strong>en</strong>ts pour la psychanalyse, <strong>Paris</strong>, Puf, 1987, p.74.<br />
463 Jean Laplanche, Nouveaux fondem<strong>en</strong>ts pour la psychanalyse, <strong>Paris</strong>, Puf, 1987, p.79.<br />
387
l’institution de la société ; Jean Oury et Félix Guattari, pour la psychothérapie institutionnelle<br />
; F. Oury et R.aymond Fonvieille, pour pédagogie institutionnelle et autogestion pédagogique<br />
; G. Lapassade, R. Lourau, Patrice Ville, pour la socianalyse ; H<strong>en</strong>ri Lefebvre, R. Hess, G.<br />
Weigand, pour l'herméneutique, l'horizon des mots, le quotidi<strong>en</strong>, le possible.<br />
15 h 30,<br />
Pluie abondante, mais juste avant, saut dans le jardin, pour ramasser tomates mûres et<br />
quelques salades pour ce soir.<br />
Une citation de Gaby (du livre Criminels de paix) que je vérifie me conduit à indexer<br />
le chapitre de R. Lourau, et m'amène à lire plusieurs chapitres (Foucault, Goffman…) :<br />
j'élargis mes référ<strong>en</strong>ces pour étayer la théorie de notre mouvem<strong>en</strong>t. La relation <strong>en</strong>tre Lourau<br />
et Basaglia était une retombée de Montsouris I.<br />
Mon sujet de méditation : “Analyse de l’expéri<strong>en</strong>ce, construction des mom<strong>en</strong>ts et<br />
institutionnalisation du sujet”. Il manque ici le terme de situation. En l'ajoutant, cela<br />
donnerait : De l’expéri<strong>en</strong>ce de la situation, à la construction du mom<strong>en</strong>t et à<br />
l’institutionnalisation du sujet - Phénoménologie de l’esprit d’aujourd’hui.<br />
18 h,<br />
Relecture de ce carnet. Je p<strong>en</strong>se à Huguette Le Poul qui a téléphoné hier, pour dire<br />
qu’elle a lu Le précaire et le certain d’Hubert de Luze, laissé lors de mon passage chez elle <strong>en</strong><br />
Bretagne ; elle a trouvé ce livre très bon ; moi aussi, j’ai beaucoup aimé ce livre.<br />
Le livre, comme mom<strong>en</strong>t, est référ<strong>en</strong>ce que l’on peut partager.<br />
Jeudi 8 septembre, 15 h,<br />
J'ai terminé ma relecture : à qui donner à lire un tel carnet ?<br />
Il fait très chaud ici. Je suis fatigué, mais <strong>en</strong>vie de travailler mon cours d’AI : il faut<br />
clarifier les concepts. Il faudrait écrire sur les “histoires de vie”, et leur rapport à l'AI.<br />
Charlotte y voit une mise <strong>en</strong> ordre de mes implications dans différ<strong>en</strong>ts mom<strong>en</strong>ts ; espaces et<br />
temps. Depuis mardi, je travaille tous les matins à mon cours sur l’AI ; je clarifie les mots<br />
qu’on utilise. Plaisir de relire le Lourau de 1972 ; l’AI était vraim<strong>en</strong>t vivante à cette époquelà<br />
! Vérifiant une référ<strong>en</strong>ce de Gaby, je découvre l’importance de Criminels de paix.<br />
Mercredi 21 septembre, 18 h,<br />
Repas de midi avec Christian Verrier, Jean-Louis Le Grand et Lucette à Saint-D<strong>en</strong>is.<br />
Je lance l’idée qu’on devrait demander aux étudiants de t<strong>en</strong>ir un journal de recherche…<br />
Quand je suis à <strong>Paris</strong>, je produis mon Journal sur mon ordinateur. Hier, j’ai décidé<br />
d’ouvrir un journal de recherche sur l’expéri<strong>en</strong>ce et un autre sur la Communauté.<br />
Je lis actuellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> parallèle : Ernst Bloch qu’il me faudrait résumer dans ce<br />
Mom<strong>en</strong>t conçu (j’ai 70 pages à synthétiser et à transduquer), Berger et Luckmann (La<br />
construction sociale de la réalité), G. Bataille, (L’expéri<strong>en</strong>ce intérieure). Ces lectures<br />
s’articul<strong>en</strong>t, se compos<strong>en</strong>t. Idée de produire un livre sur le Journal de recherche, car ce thème<br />
n'est pas repris, depuis le livre de R. Lourau ; actuellem<strong>en</strong>t, je p<strong>en</strong>se que nous avons pris du<br />
retard sur ce terrain.<br />
22 septembre 2005, 9 h,<br />
388
Lecture de Wilhelm Dilthey, an introduction 464 : est-ce le fait que j’ai eu un dîner avec<br />
les Californi<strong>en</strong>s hier qui a causé un choc linguistique ? L’auteur de cette monographie dit que<br />
l’œuvre de Dilthey a permis l’émerg<strong>en</strong>ce d’une psychologie, à côté (contre) la psychologie<br />
expérim<strong>en</strong>tale (p. 49). Je devrais noter cela dans mon journal sur l’expéri<strong>en</strong>ce, mais je n’ai<br />
ouvert ce journal (et celui sur la communauté) que sur mon ordinateur : il me faut compléter<br />
cette écriture par écrit, lorsque je suis <strong>en</strong>-dehors de chez moi.<br />
Concevoir son dispositif de travail est quelque chose d’important.<br />
Il m’a fallu beaucoup de temps pour accepter le portable acheté par Lucette: je m’y<br />
mets de plus <strong>en</strong> plus souv<strong>en</strong>t maint<strong>en</strong>ant. La conception du mom<strong>en</strong>t ne se fait pas que sur le<br />
plan de la définition conceptuelle, mais aussi par l’<strong>en</strong>trée dans des formes concrètes et<br />
matérielles : l’appropriation corporelle du dispositif est quelque chose d’ess<strong>en</strong>tiel.<br />
La psychologie “expérim<strong>en</strong>tale” de Dilthey s’inscrit dans le paradigme des sci<strong>en</strong>ces de<br />
la nature (natural sci<strong>en</strong>ce), alors que la psychologie compréh<strong>en</strong>sive (versteh<strong>en</strong>d Psychologie,<br />
<strong>en</strong> allemand, understanding psychology, <strong>en</strong> anglais) ou la psychologie de l’insight (einsichtige<br />
Psychologie, <strong>en</strong> allemand) relèv<strong>en</strong>t de la poésie, de la philosophie et des études de l’homme<br />
(human studies). Dans les deux cas, on ne construit pas la recherche sur les mêmes modèles.<br />
Si la psychologie expérim<strong>en</strong>tale explique le fonctionnem<strong>en</strong>t de l’esprit, par un processus<br />
causal, Dilthey s’intéresse aux structural connections, et Jaspers aux intelligible connections ;<br />
pour eux, l’esprit n’est pas une chose, mais est perçu comme sujet p<strong>en</strong>sant et voulant.<br />
Pour Dilthey, versteh<strong>en</strong> et nacherleb<strong>en</strong> sont synonymes, par contre, Rickert propose<br />
de distinguer les deux notions. Eduard Spranger propose une typologie, concernant les six<br />
attitudes fondam<strong>en</strong>tales de l’esprit par rapport au monde : économique ou technologique,<br />
légal et politique, sci<strong>en</strong>tifique, artistique, religieuse. La personne ag<strong>en</strong>ce au niveau de la<br />
personnalité, ces six facteurs pour composer une consci<strong>en</strong>ce singulière : la dominance de l’un<br />
ou l’autre des facteurs dans une personne singulière 465 donne six types de posture ou<br />
caractère. Eduard Spranger estime que ces six types ont une valeur heuristique dans l’étude<br />
de la société. Puis-je voir dans ces six formes d’esprit des mom<strong>en</strong>ts ? Idée d’une dominante<br />
de tel ou tel mom<strong>en</strong>t, chez chaque personne particulière. Dans ces caractères, l’expéri<strong>en</strong>ce<br />
personnelle du sujet joue un rôle déterminant. L’élaboration de la posture se fait par la<br />
construction de l’expéri<strong>en</strong>ce.<br />
Hier, lors du dîner, Gil a dit que l’<strong>Université</strong>, telle qu’elle est aujourd’hui, n’est plus<br />
du tout celle qu’elle était, lorsqu’il a eu <strong>en</strong>vie de dev<strong>en</strong>ir universitaire ; son désir, sa vocation<br />
s’est affaissée et la perspective de dev<strong>en</strong>ir universitaire n'est plus son mode d’id<strong>en</strong>tification. Il<br />
est dev<strong>en</strong>u histori<strong>en</strong>, tel que l’histoire pouvait <strong>en</strong> définir le rôle il y a 15 ou 20 ans, mais<br />
aujourd’hui ? le monde de l’histoire a changé. Y a-t-il sa place ? son projet ne s’inscrit-il pas<br />
mieux, dans d’autres cadres ? il gagne sa vie comme journaliste…<br />
Jeudi 29 septembre, dans le métro, 13 h 15,<br />
Je vais chez L’Harmattan : Ailleurs, ici est paru.<br />
Idée d’un nouveau livre : L’expéri<strong>en</strong>ce universitaire. Il y aurait trois parties : Produire,<br />
Evaluer, R<strong>en</strong>contrer. Si, à l'université, on fait un bilan professionnel de son activité, on<br />
organise son discours autour de trois axes : Recherche, Pédagogie, Administration ; dans les<br />
deux cas, il s’agit de trois mom<strong>en</strong>ts, mais le découpage ne r<strong>en</strong>voie pas à la même expéri<strong>en</strong>ce.<br />
On pourrait aussi m<strong>en</strong>tionner une autre triade : Affect, Idée, Organisation ; dans le g<strong>en</strong>re<br />
“ triptyque ”, il y a <strong>en</strong>core : La foi, L’espérance, La charité.<br />
464 Wilhelm Dilthey, an introduction by H.A. Hodges, M.A., D. Phil, prof of Philosophy in the University of<br />
Reading (London, Routledge & Kegan Paul ltd, 1944, second impression 1949, collection “ International<br />
Library of Sociology and Social Reconstruction ”).<br />
465 Wilhelm Dilthey, an introduction, p. 50.<br />
389
16 h.30, RER, <strong>en</strong> route pour Orly.<br />
Je suis à la gare du Nord : j’att<strong>en</strong>ds la correspondance pour Antony ; pourvu que je ne<br />
manque pas mon avion !<br />
Le livre : Remi Hess Gérard Althabe, une biographie <strong>en</strong>tre ailleurs et ici est donc<br />
sorti.<br />
Beaucoup de choses me paraiss<strong>en</strong>t étranges dans ce travail : le titre de départ Ailleurs<br />
et ici ne donnait pas le mom<strong>en</strong>t de l’ailleurs vers l’ici. Car, dans l’ici, il y avait <strong>en</strong>core<br />
l’Ailleurs. Ailleurs, ici, qui était mon (notre) titre (Mon titre d’abord, puis notre après) voulait<br />
faire un r<strong>en</strong>voi dialectique à la théorie des mom<strong>en</strong>ts : ce n’est pas d’ici à là, c’est Ailleurs, ici.<br />
Quel autre comm<strong>en</strong>taire ? à part cela, même si ce livre n’est pas mon œuvre, c’est<br />
quand même notre œuvre : les co-auteurs sont G.A., R.H. et l’éditeur ; j’ai toujours p<strong>en</strong>sé que<br />
l’éditeur d’un livre <strong>en</strong> est l’auteur principal ; dans le cas qui m’occupe, c’est certain.<br />
Quand j’écris :<br />
“Remi Hess, Gérard Althabe, une biographie <strong>en</strong>tre ailleurs et ici”,<br />
je ne sais pas si je dois mettre <strong>en</strong> italique Gérard Althabe, comme je le ferais pour<br />
“une biographie <strong>en</strong>tre ailleurs et ici”.<br />
Dans la liste de mes ouvrages, je crois que je vais trancher : je mettrai Althabe comme<br />
élém<strong>en</strong>t du sujet ; je me poserai comme le seul auteur : l’éditeur y invite. Ce livre qui se<br />
voulait histoire de vie, co-produite, a été laminée <strong>en</strong> ouvrage de Remi Hess.<br />
La mort de Gérard le r<strong>en</strong>d concept. Il y a eu H.L. et l’av<strong>en</strong>ture du siècle ; il y a<br />
maint<strong>en</strong>ant G.A., une biographie.<br />
Il y a une œuvre conçue, voulue à deux, et une œuvre produite à trois.<br />
Le tiers est d’ailleurs un <strong>en</strong>semble de personnages qui introduis<strong>en</strong>t des petites<br />
variations, qui finiss<strong>en</strong>t par changer le mouvem<strong>en</strong>t de l’œuvre. Monique Selim a un rôle : elle<br />
écrit un avant-propos ; elle supervise, je suppose, la phase terminale ; elle a l’idée de rajouter<br />
deux chapitres , deux <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s déjà publiés dans des revues de <strong>Paris</strong> 8. (Pratiques de<br />
formation et les IrrAIductibles). Laur<strong>en</strong>t Bazin v<strong>en</strong>ait de faire une bibliographie de l’œuvre de<br />
Gérard pour Le journal des anthropologues ; il m’a proposé de la rajouter. J'ai dit oui : je<br />
rajoute son nom ainsi que celui de Monique, à mes remerciem<strong>en</strong>ts.<br />
Toutes ces méditations aurai<strong>en</strong>t leur place dans un livre sur l’écriture impliquée. Mais<br />
auparavant, il me faut terminer l’histoire de vie de Gaby Weigand.<br />
Cela me fera un vrai “corpus” sur lequel je pourrai travailler. Gaby m’intéresse : elle<br />
est vivante et jeune.<br />
Dans la salle d’embarquem<strong>en</strong>t,<br />
J’ai dû faire <strong>en</strong>registrer ma petite valise, car l’avion est plein à craquer. Ayant dix<br />
minutes d’avance, je passe au bureau Air-France, pour me r<strong>en</strong>seigner concernant mes points :<br />
j'ai actuellem<strong>en</strong>t de 96 000 milles, assez pour aller à Bu<strong>en</strong>os Aires ou au Brésil. L’ambiance<br />
“voyage” ne me déplaît pas : plaisir de p<strong>en</strong>ser à Berlin, à Gaby. La dernière fois que nous<br />
avons fait Berlin <strong>en</strong>semble, c’était Gliniecke, pas loin de Potsdam : lors de ce séjour de 2002,<br />
nous avons conçu L’observation participante dans les situations interculturelles. J’ai les<br />
secondes épreuves de ce livre chez moi : j’ai hésité à les pr<strong>en</strong>dre avec moi, mais nous<br />
n’aurons pas le temps de les regarder ; Gaby a déjà corrigé les premières épreuves.<br />
P<strong>en</strong>dant ce voyage, je vais me relire: je suis curieux de savoir ce que j’ai pu écrire sur<br />
Ernst Bloch, que je comm<strong>en</strong>ce à bi<strong>en</strong> connaître depuis mon travail avec Sophie Amar. Je vais<br />
regarder les pages antérieures, pour ne pas me répéter, <strong>en</strong>suite, je vais essayer de faire le point<br />
sur ma recherche actuelle qui a un rapport étroit avec le projet du Mom<strong>en</strong>t conçu.<br />
390
Plus tard,<br />
Je n’ai pas parlé d’E. Bloch. Cet auteur, ess<strong>en</strong>tiel pour moi maint<strong>en</strong>ant, explore<br />
l’anticipation qui est une manière de construire le mom<strong>en</strong>t. Chez lui, il y a deux sortes de<br />
Noch nicht Bewusstsein (non <strong>en</strong>core consci<strong>en</strong>t) : le refoulé, qu’il faut faire rev<strong>en</strong>ir à la<br />
consci<strong>en</strong>ce (posture vers le passé), et le non <strong>en</strong>core adv<strong>en</strong>u qu’il faut conquérir, par une<br />
confrontation directe à la matière.<br />
Dans Le principe Espérance, je lisais le chapitre 15, pour moi le plus important du<br />
livre, lorsque j’ai r<strong>en</strong>contré Sophie Amar : ce fut une illumination pour elle, comme pour moi.<br />
Le principe Espérance est l’ouvrage dont elle avait besoin pour produire son œuvre. Sophie<br />
Amar était étudiante, dans l’amphi de l’écriture impliquée <strong>en</strong> 2004 avec Kare<strong>en</strong> ; elles étai<strong>en</strong>t<br />
<strong>en</strong> lic<strong>en</strong>ce. Sophie a vécu la même situation de fascination que K, mais au lieu de faire la<br />
bascule (comme K.) dans le mouvem<strong>en</strong>t de la séduction ordinaire, elle a fait le choix du<br />
masochisme : elle a décidé de m’abandonner pour aller travailler avec F.G.D. En deux ans<br />
d’inscription <strong>en</strong> maîtrise, elle ne produit alors que quatre pages d’écriture froide. N'ayant droit<br />
qu'à trois ans pour faire une maîtrise, si elle continue à ce rythme, son mémoire comptera, fin<br />
2006, un volume de six pages : elle fait part à F.G.D. de son inquiétude, mais l’analyse ne<br />
peut se faire. F.G.D. ne diminuant pas son niveau d’exig<strong>en</strong>ce, Sophie fait l’analyse qu’assurée<br />
d’échouer, le mieux pour elle est de quitter l’université. Elle <strong>en</strong>visage cette solution <strong>en</strong> juin,<br />
F.G.D. ne réagit pas. Le 20 septembre, tout de même, Sophie se souvi<strong>en</strong>t de moi ; du temps<br />
où elle suivait mes cours, elle écrivait facilem<strong>en</strong>t, y pr<strong>en</strong>ait plaisir. Elle m’écrit un courrier<br />
dans lequel elle se confesse.<br />
Je me souvi<strong>en</strong>s d’elle : avant même de la r<strong>en</strong>contrer, je lui absous ses péchés. Je me<br />
souvi<strong>en</strong>s d’elle comme d'une fille qui a su me faire jouir.<br />
Elle s’installait au premier rang, lisait ma correspondance avec Hubert de Luze (Le<br />
Mom<strong>en</strong>t de la création) : elle <strong>en</strong> écrivait un comm<strong>en</strong>taire avec M.P. Pavia, très belle fille<br />
aussi. Je réponds donc à Sophie, <strong>en</strong> lui disant que le 22, il y a, à <strong>Paris</strong> 8, une réunion de<br />
prés<strong>en</strong>tation du master. Peut-elle v<strong>en</strong>ir ?<br />
Dans cette réunion, son sourire illumine mon cœur : je l’ai eue au téléphone la veille.<br />
Je suis certain que ma séduction sur elle va fonctionner : on est cont<strong>en</strong>t de se revoir. Je lui fait<br />
répéter devant tout le monde, ce qu’elle m’a écrit avec précision : pour elle, travailler avec<br />
F.G.D. est décourageant, cela la conduit à une impasse.<br />
Mon rapport à F.G.D. est complexe. J’ai considéré cette collègue jusqu’<strong>en</strong> 2000,<br />
comme une amie : je la connais depuis 30 ans. J’ai beaucoup aimé sa sœur jumelle ; nous<br />
avons dansé <strong>en</strong>semble vers 1970. Cela fait 35 ans ! En 1989, j’ai publié un livre de F.G.D. qui<br />
fut un four. Je découvrais alors qu’elle n’avait pas de “base de masse” : un auteur, pour<br />
v<strong>en</strong>dre ses livres, a besoin d’avoir des groupes de référ<strong>en</strong>ce, où il travaille avec des g<strong>en</strong>s qui<br />
ont <strong>en</strong>vie de discuter l’œuvre avec lui. Pour F.G.D., le groupe de référ<strong>en</strong>ce est un groupe pour<br />
la mort, comme dirait Heidegger. Dans sa bibliographie, elle ne cite pratiquem<strong>en</strong>t pas<br />
d’auteur, né après 1925. Elle ne cite aucun jeune : cette prise de consci<strong>en</strong>ce me faisait<br />
regarder la surv<strong>en</strong>ue de ses ouvrages ultérieurs avec la plus grande précaution. Invité par un<br />
éditeur ami, à me prononcer sur un de ses ouvrages, je donnais un avis favorable, malgré sa<br />
t<strong>en</strong>dance à ne citer <strong>en</strong> référ<strong>en</strong>ce du travail, que des auteurs décédés. Le livre parut.<br />
Un jour j’eus l’illumination du différ<strong>en</strong>d qui nous opposait : elle mit un 9/20 à un de<br />
mes étudiants. Ingénieur des Arts et Métiers qui avait <strong>en</strong>seigné quinze ans <strong>en</strong> lycée<br />
professionnel, avant de s’ori<strong>en</strong>ter vers la formation d’<strong>en</strong>seignant, André Vacher était brillant,<br />
mais il était droitier et elle, gauchère contrariée. Il fut donc collé à son DEA, du fait de cette<br />
note éliminatoire, alors qu’il avait d’excell<strong>en</strong>tes notes par ailleurs. L'équipe pédagogique ne<br />
faisait pas de moy<strong>en</strong>ne, une seule note <strong>en</strong> dessous de la moy<strong>en</strong>ne <strong>en</strong>traînait l’échec de<br />
391
l’étudiant 466 . Cela permettait à un petit groupe de collègues de contrôler l'<strong>en</strong>semble des<br />
étudiants. Ainsi, je pris consci<strong>en</strong>ce de ce que mon amie, ma collègue, n’était pas une<br />
pédagogue sérieuse. Elle était membre de l’équipe de R<strong>en</strong>é Barbier, comme moi !<br />
En juin 2003, au mom<strong>en</strong>t où Sophie r<strong>en</strong>contra F.G.D., R<strong>en</strong>é Barbier annonça son<br />
int<strong>en</strong>tion d’abandonner la direction de notre équipe de recherche. Trois personnes (dont mon<br />
épouse et Jean-Louis Le Grand) dir<strong>en</strong>t, comme une évid<strong>en</strong>ce, que j’étais trop marginal pour<br />
pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> charge la direction de notre laboratoire. J’étais, et de loin, le plus anci<strong>en</strong> dans le<br />
grade le plus élevé : ils proposèr<strong>en</strong>t F.G.D. qui v<strong>en</strong>ait d’être habilitée, mettant <strong>en</strong> avant sa<br />
jeunesse : elle a trois ans de moins que moi, et dev<strong>en</strong>ait directrice de recherche habilitée, plus<br />
de 20 ans après moi ! Je ne me s<strong>en</strong>tais pas marginal, gagnant deux fois le salaire de ces<br />
personnes, qui m’évaluai<strong>en</strong>t ainsi. Auteur de 40 livres, traduit dans douze langues, je ne<br />
voyais pas <strong>en</strong> quoi j’étais un marginal. Je me trouvais, au contraire, beaucoup mieux “inséré”<br />
que tous ces collègues : Lu n’a jamais publié un seul vrai livre ! je ne sais pas si j’ai exprimé<br />
violemm<strong>en</strong>t mon point de vue, mais j’ai dit que je trouvais F.G.D. “faible” par rapport aux<br />
critères de la recherche. Après discussion, je réussis à convaincre le groupe de me choisir<br />
plutôt que F.G.D. Celle-ci ne devait plus reparler avec moi de cet épisode, mais elle quitta<br />
notre équipe pour le groupe concurr<strong>en</strong>t : je ne développerai pas davantage. J’ai donné assez<br />
d’élém<strong>en</strong>ts pour que l’on compr<strong>en</strong>ne qu’<strong>en</strong>tre F.G.D. et moi : il y a ce que les Allemands<br />
nomm<strong>en</strong>t Diskrepanz. Je dirais une discrépance, mot un peu moins fort que différ<strong>en</strong>d, même<br />
si ce mot n’existe pas <strong>en</strong> français.<br />
Sophie ignorait cela. Mais elle savait intuitivem<strong>en</strong>t, pour l'avoir expérim<strong>en</strong>té sur le<br />
plan pédagogique, qu’<strong>en</strong>tre F.G.D. et moi, deux paradigmes s’opposai<strong>en</strong>t.<br />
Dans le bus 171, <strong>en</strong>tre l’aéroport et Rudow, 20 h15,<br />
Sophie, <strong>en</strong> suivant mes cours, puis ceux de F, pouvait faire une comparaison <strong>en</strong>tre le<br />
jour et la nuit : d’un côté, l’éclaircissem<strong>en</strong>t, la transpar<strong>en</strong>ce, la congru<strong>en</strong>ce, le travail sur le<br />
possible ; de l’autre, l’abîme des profondeurs, l'énonciation de l'impossible. Après deux ans<br />
d’incubation dans son tunnel maso, Sophie optait pour la lumière ; certes, <strong>en</strong> se tournant vers<br />
moi, elle n’avait que l’espérance de la lumière : étais-je disponible pour l’accueillir ? oui. En<br />
l’écoutant parler, dans mon cerveau, je revivais la conceptualisation d’E. Bloch :<br />
1) Le génie a une consci<strong>en</strong>ce anticipante.<br />
2) En lui, le travail d’incubation se développe dans l’extrême l<strong>en</strong>teur, att<strong>en</strong>dant que les<br />
conditions sociales <strong>en</strong>vironnantes soi<strong>en</strong>t favorables à une sortie de la torpeur.<br />
3) Surgit l’inspiration : insight, illumination, éclaircissem<strong>en</strong>t ; l’émerg<strong>en</strong>ce de la lumière<br />
est la révélation que l’heure est v<strong>en</strong>ue d’<strong>en</strong>trer dans un autre mom<strong>en</strong>t.<br />
4) La productivité : dès qu’il r<strong>en</strong>contre la lumière, le créateur sait qu’il doit produire ; il<br />
se met au travail. Il se confronte au non <strong>en</strong>core consci<strong>en</strong>t : il <strong>en</strong>tre dans un combat,<br />
une lutte sans repos jusqu’à la réalisation de l’œuvre.<br />
Avec de tels concepts à l’esprit, je pouvais me risquer à prophétiser. Je proposai à<br />
Sophie de profiter de la joie de nos retrouvailles, pour se mettre au travail : je lui donnai dix<br />
466 En décembre 2000, le directeur de la formation avait <strong>en</strong>voyé ce message : " Chers collègues, Je vous rappelle<br />
une décision prise l'année dernière par l'assemblée des directeurs de recherche : celle de pas autoriser la<br />
sout<strong>en</strong>ance du mémoire de DEA d'un étudiant qui n'aurait pas obt<strong>en</strong>u l'<strong>en</strong>semble des séminaires et ateliers. Il<br />
faut donc se r<strong>en</strong>seigner auprès de Mamadou, avant d'autoriser la sout<strong>en</strong>ance. Faute de quoi, l'étudiant pourrait se<br />
retrouver dans une situation difficile, cep<strong>en</strong>dant que le collègue qui a pris la décision se retrouverait <strong>en</strong> porte à<br />
faux vis-à-vis de l'assemblée des directeurs de recherche. Je demande donc à chaque responsable d'équipes de<br />
veiller à ce que chaque directeur de recherche ait bi<strong>en</strong> intégré cette décision collective." Dany-Robert DUFOUR.<br />
Aujourd'hui, je sais que cette logique est "illégale". Elle fut d'ailleurs abrogée, par une autre forme de dictature :<br />
le refus de noter certains étudiants, au "tronc commun". Dieu merci : ce diplôme a disparu !<br />
392
jours pour rédiger sa maîtrise. Entre le 22 et le 2 octobre, elle devait faire 100 pages ; je lui<br />
programmai une sout<strong>en</strong>ance autour du 13 octobre ; la date limite pour s’inscrire <strong>en</strong> M2<br />
(master 2) étant le 30 septembre, il fallait, <strong>en</strong> plus, écrire dix pages de projet.<br />
Je proposai à Sophie de lire, le 22 septembre au soir, le livre que j’avais sur moi,<br />
Produire son œuvre, le mom<strong>en</strong>t de la thèse. Nous prîmes r<strong>en</strong>dez-vous pour le l<strong>en</strong>demain.<br />
Je proposai alors à Sophie de produire 100 pages autour d’une lecture de 60 pages du<br />
chapitre 15 du Principe Espérance : elle devait scanner ce texte, écrit dans un français qui<br />
ressemblait beaucoup à de l’allemand, et le mettre <strong>en</strong> bon français ; sa mission : r<strong>en</strong>dre<br />
intelligible ce texte pour un élève de terminale.<br />
Sophie se mit au travail. Nous avions conv<strong>en</strong>u d’une correspondance de recherche, de<br />
l’écriture du journal de recherche. Travaillant à mi-temps, elle était libre une demi-journée<br />
durant les trois jours, où j’étais totalem<strong>en</strong>t disponible. J’avais donné mon exemplaire du<br />
Principe espérance à Sophie. Je ne pouvais que travailler sur d’autres auteurs, ayant quelque<br />
chose à voir avec E. Bloch. Je me souv<strong>en</strong>ais qu’Ulrich Müller-Schöll avait consacré un long<br />
chapitre de Der System und der Rest à la triade Lefebvre, Bloch, Lukacs.<br />
Mais il me fallait aussi travailler avec K. Nous décidâmes de passer la journée de<br />
v<strong>en</strong>dredi ou samedi à Ste Gemme. J’avais préparé un tas de 200 livres (<strong>en</strong> double), que je<br />
voulais donner à K. Ce voyage pouvait me permettre de trouver des textes utiles à Sophie. K<br />
trouva Argum<strong>en</strong>ts 3, La p<strong>en</strong>sée anticipatrice. Pour ma part, et à toutes fins utiles, je ram<strong>en</strong>ais<br />
à <strong>Paris</strong> La phénoménologie de l’Esprit et son comm<strong>en</strong>taire par Hyppolite, ainsi que dix<br />
ouvrages autour de la phénoménologie et de l’expéri<strong>en</strong>ce.<br />
Un jour, avec Sophie, on se mit à son projet de master. Ce texte devint une sorte de<br />
cadre de travail dans lequel j’inscrivais mon étudiante ; je proposais une bibliographie<br />
théorique ; elle devait trouver une place pour sa problématique : l’insertion. Notre insight a<br />
été le li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre l’insertion comme problème actuel et concret, et la consci<strong>en</strong>ce anticipante de<br />
Bloch. Notre hypothèse : la défaillance d’insertion vi<strong>en</strong>t d’une insuffisance de consci<strong>en</strong>ce<br />
anticipative (au s<strong>en</strong>s d’E. Bloch). Notre interaction me fit faire une révision de cette<br />
hypothèse ; cep<strong>en</strong>dant, notre travail commun me conduisait à faire revivre mes<br />
problématiques de l’été. J’avais terminé mon séjour à Sainte-Gemme par une rédaction<br />
systématique du cours d’AI, dans lequel j’avais écrit un chapitre sur l’autre logique<br />
(transduction, dissociation, théorie des mom<strong>en</strong>ts).<br />
Relire la Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne, puis Ulrich Müller-Schöll s’imposa pour aider<br />
Sophie. Nous avons pu écrire 40 pages de projet, <strong>en</strong> collant dix pages trouvées par Sophie sur<br />
internet sur le Principe Espérance (PE), et des morceaux sur l’objet phéniste, la méthode<br />
régressive-progressive (proche du PE). En même temps qu’on opérait ce copié-collé, on<br />
réfléchissait aux transitions : c’était l’occasion de réfléchir à l’insertion. Quel continuum<br />
repérer ? Le Mouvem<strong>en</strong>t du Libre-Esprit n’était-il pas une structure d’insertion, un mom<strong>en</strong>t<br />
d’insertion, dont on pouvait baliser le continuum ? Il fallait alors remonter jusqu’à Joachim de<br />
Flore.<br />
Interfér<strong>en</strong>ces : r<strong>en</strong>contre au tango avec Louise (spécialiste de Rabelais et latiniste).<br />
Visite de Bataille (L’expéri<strong>en</strong>ce intérieure) ; émerg<strong>en</strong>ce de la communauté : interfér<strong>en</strong>ce avec<br />
Liliane Orand qui m’invite à Die, pour un colloque de trois jours sur la communauté ; je dois<br />
y faire la confér<strong>en</strong>ce de clôture ; j’y emmène les 14, 15, 16 octobre, K et Liz Claire qui vi<strong>en</strong>t<br />
de décrocher un poste de post-doctorante, dans mon labo pour un an…<br />
Prise de consci<strong>en</strong>ce que je suis <strong>en</strong> train de donner forme, de concevoir, une nouvelle<br />
communauté de référ<strong>en</strong>ce. Après celle des hommes vieux (Lefebvre, Lapassade, Lourau,<br />
393
Fonvieille, Althabe…), celle des jeunes femmes dynamiques : l’amorce de cette reconversion<br />
(pointée par Sophie), l’année 2003 : c’est dans le cours auquel assistait Sophie et K que<br />
beaucoup de choses ont pu se concevoir, dans les têtes des uns et des autres : il y avait un<br />
ferm<strong>en</strong>t, il y avait un germe. K l’a fait éclore immédiatem<strong>en</strong>t ; Sophie a été plus l<strong>en</strong>te.<br />
-Vous êtes un séducteur, un homme à femmes, me dit Sophie, c’est ainsi que je vous<br />
ai vécu. Je me souvi<strong>en</strong>s que vous m’aviez emm<strong>en</strong>ée avec vous au restaurant : il n’y avait que<br />
des filles.<br />
-Oui, je me souvi<strong>en</strong>s.<br />
Dans cinq minutes, je vais retrouver Gaby. Le U-Bahn arrive déjà à Konstanzer<br />
Strasse. Gaby sera-t-elle <strong>en</strong> forme ? aura-t-elle <strong>en</strong>vie de re-sortir ? moi, j’ai <strong>en</strong>vie d’aller<br />
manger une salade, mais il est déjà tard pour une Bavaroise. Ce que j’ai voulu faire<br />
aujourd’hui, c’est résumer un cheminem<strong>en</strong>t pédagogique et de recherche que j’ai oublié de<br />
noter au fur et à mesure.<br />
Potsdam, le 30 septembre 2005,<br />
Je me retrouve avec Gaby à l’<strong>Université</strong> de Potsdam (Neues Palais). Le secrétaire<br />
général de l’OFAJ vi<strong>en</strong>t de parler, et c’est maint<strong>en</strong>ant au tour de Dominique Groux : on a du<br />
mal à compr<strong>en</strong>dre la place que le village nous donne. Quelle place nous donne Max Claudel ?<br />
Nathanael Wall<strong>en</strong>sdorf est là. Quelle place nous donne ici Dominique Groux ? Nous avons<br />
r<strong>en</strong>contré E. tout à l’heure (à la pause). Elle est arrivée ce matin. Je lui ai prés<strong>en</strong>té Gaby ; elle<br />
doit interv<strong>en</strong>ir avec Patrick R., que je ne connais pas du tout. Je vais donc pouvoir faire sa<br />
connaissance. Faut-il prés<strong>en</strong>ter Gaby à Patrick. Ils font le même travail, chacun dans leur pays<br />
respectif.<br />
Ce matin, avec Gaby, nous avons parlé de “l’Autre logique”. Je lui ai montré ce que<br />
j’avais trouvé cet été, <strong>en</strong> construisant notre cours d’AI ; j’ai été obligé de revisiter la notion de<br />
transduction, définie différemm<strong>en</strong>t chez H<strong>en</strong>ri Lefebvre et chez R<strong>en</strong>é Lourau : H. Lefebvre<br />
est clair ; Lourau, confus. Gaby veut que je parvi<strong>en</strong>ne à clarifier la notion telle que je la<br />
compr<strong>en</strong>ds chez Lourau. Il y a deux pôles opposés (deux mom<strong>en</strong>ts?) : la transduction est un<br />
va et vi<strong>en</strong>t psychique, <strong>en</strong>tre les deux pôles extrêmes ; à un mom<strong>en</strong>t, <strong>en</strong>tre les deux surgit un<br />
nouvel objet, une forme, un concept. Gaby p<strong>en</strong>se que cela décrit totalem<strong>en</strong>t la découverte,<br />
telle qu’elle surgit chez Einstein. Cela m’<strong>en</strong>courage à aller plus loin. Je lui parle de l’objet<br />
phéniste.<br />
-Pourquoi ne serait-il pas un sujet phéniste ? demande Gaby.<br />
Je suis pris de court : effectivem<strong>en</strong>t dans l’Amour (évoqué par Lourau) n’y a-t-il pas<br />
une relation à l’Autre sous la forme de sujet phéniste ? Dans une relation affective, je me<br />
demande si les deux sujets ne viv<strong>en</strong>t pas une t<strong>en</strong>sion transductive, susceptible de produire un<br />
<strong>en</strong>tre-deux qui se cristallise comme objet, forme, <strong>en</strong>fant, œuvre. Le travail à deux n’est-il pas<br />
productif, lorsqu’une t<strong>en</strong>sion <strong>en</strong>tre Elle et Lui suscite les va-et-vi<strong>en</strong>t qui vont produire un<br />
insight (illumination, inspiration), <strong>en</strong>cl<strong>en</strong>chant un mouvem<strong>en</strong>t productif.<br />
Je dis à Gaby :<br />
-Tu parles formidablem<strong>en</strong>t le français. Lis-tu du français tous les jours ?<br />
-Malheureusem<strong>en</strong>t non. Tu m’écris trop peu : il faudrait m’<strong>en</strong>voyer une lettre par jour,<br />
pour cela.<br />
Gaby a pourtant lu les textes que je lui ai <strong>en</strong>voyés (“Suis-je un histori<strong>en</strong> ?”). Elle est<br />
att<strong>en</strong>tive au fait que, dans ces textes, je fais référ<strong>en</strong>ce à ses propres textes ; elle évoque une<br />
critique formulée à propos de Schule der Person dont je ne me souvi<strong>en</strong>s plus.<br />
Ce décalage <strong>en</strong>tre nous me conduit à rep<strong>en</strong>ser à cette r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre Lourau et<br />
Ravatin (Journal d’Implication-Transduction). Lourau vi<strong>en</strong>t de lire Simonton et Ravatin : il<br />
est heureux de r<strong>en</strong>contrer le maître. Il veut ori<strong>en</strong>ter l’<strong>en</strong>treti<strong>en</strong>, dans le s<strong>en</strong>s des questions qui<br />
394
le préoccup<strong>en</strong>t, mais Ravatin, lui, suit le fil de ses propres idées actuelles. R. Lourau ne<br />
parvi<strong>en</strong>t pas à faire <strong>en</strong>trer Ravatin vivant, dans le mom<strong>en</strong>t Ravatin qu’a construit le lecteur<br />
Lourau : émotion d’être proche et <strong>en</strong> même temps loin de cet homme. R. Lourau souffrait, à la<br />
fin de sa vie, de ne plus r<strong>en</strong>contrer de lecteur : je dois dire que j’ai lu trois fois I.T. de son<br />
vivant, et que je n’ai pas compris grand-chose à ce livre. Il a fallu att<strong>en</strong>dre cet été, pour que<br />
j’<strong>en</strong> fasse une quatrième lecture qui m'éclaire.<br />
L’idée de faire le suivi de l’émerg<strong>en</strong>ce des concepts de 1972 à 2000 : quand on t<strong>en</strong>te<br />
de faire émerger un concept, quand on parvi<strong>en</strong>t à le remettre dans son contexte d’émerg<strong>en</strong>ce<br />
(insight), on peut voir le contexte d’incubation, et donc le s<strong>en</strong>s du processus productif qui a<br />
suivi. Ainsi, j’ai t<strong>en</strong>té d’expliquer à Gaby le concept de champ chez Lourau : champ<br />
d’interv<strong>en</strong>tion (1972), champ d’analyse (1972), champ de cohér<strong>en</strong>ce (1993). J’ai mis <strong>en</strong><br />
relation champ de cohér<strong>en</strong>ce et communauté de référ<strong>en</strong>ce (Heidegger, Was ist der<br />
Dialektik ?) et l’utilisation qu’<strong>en</strong> fait G. Bataille (L’expéri<strong>en</strong>ce intérieure). Sophie Amar<br />
traduit le chapitre 15 du PE (Principe espérance) : elle produit une traduction du français, je<br />
dirais, philosophique <strong>en</strong> français pédagogique ; ce travail reste à faire pour éclairer les propos<br />
jusqu’à maint<strong>en</strong>ant incompris de R<strong>en</strong>é ; il faut le relire, <strong>en</strong> explicitant son propos, par<br />
exemple, sur la théorie des stades.<br />
Gaby s’intéresse à l’exposé de Wolfgang Hörner sur la sélection à l’école. Je ne<br />
parvi<strong>en</strong>s pas à me brancher. Je préfère faire le journal de mon propre cheminem<strong>en</strong>t. Je suis au<br />
seuil d’<strong>en</strong>trer dans une phase d’hypercréativité. Je ne dois pas me laisser distraire. Je fais lire<br />
à Gaby ces dernières phrases (elle sourit <strong>en</strong> faisant signe : oui, vas-y, c’est cela qu’il faut<br />
faire !). Le propos t<strong>en</strong>u à la tribune est banal, les informations creuses, ou plutôt : état du<br />
savoir que tout le monde connaît. On savait avant de v<strong>en</strong>ir que ce serait cela.<br />
Hier soir, Gaby se posait la question :<br />
-Pourquoi aucun créatif, inv<strong>en</strong>teur, conceptuel n’a-t-il été invité à faire une<br />
interv<strong>en</strong>tion plénière ?<br />
Je ne sais pas. Lorsqu’il survi<strong>en</strong>t dans un village africain, Gérard Althabe se pose la<br />
question : quelle place veul<strong>en</strong>t-ils me donner ?<br />
Pourquoi Gaby et moi n’avons-nous pas de place à la tribune ? Pourquoi sommes-nous<br />
rejetés dans les “ateliers” ? au départ p<strong>en</strong>sés pour accueillir les doctorants, a dit Dominique<br />
Groux. Il doit y avoir du s<strong>en</strong>s dans cette installation à la périphérie, mais pourquoi laisse-t-on<br />
s’exprimer des g<strong>en</strong>s aussi creux ? La sci<strong>en</strong>ce, dont se réclame maint<strong>en</strong>ant Dominique est-elle<br />
la sci<strong>en</strong>ce de l’<strong>en</strong>nui ?<br />
Insight : et si c’était un choix esthétique ? l’<strong>en</strong>nui comme critère du beau, du bon, du<br />
vrai ? Nous retombons dans le clivage <strong>en</strong>tre Complexes et Néo-simplistes. Le type de discours<br />
qui se développe est totalem<strong>en</strong>t néo-simpliste. C’est un discours linéaire, plat : tout ce qui est<br />
dit sur un ton docte est hyper connu depuis 20 ans. En tant que Complexes, nous refusons la<br />
sci<strong>en</strong>ce creuse, plate et <strong>en</strong>nuyeuse. Nous voulons r<strong>en</strong>ouer avec le Gai Savoir. Les livres à<br />
écrire d’urg<strong>en</strong>ce : Phénoménologie de l’Esprit d’aujourd’hui, et L’idéologie allemande<br />
d’aujourd’hui.<br />
Lors de notre exposé, Gaby s’apprête à dire : l’école toute la journée, oui ; mais à<br />
condition qu’elle repr<strong>en</strong>ne les méthodes de l’éducation nouvelle ! Elle ne doit pas retomber<br />
dans l’<strong>en</strong>fermem<strong>en</strong>t de l’école française : idéellem<strong>en</strong>t, c’est joli, mais ce n’est pas concret.<br />
Pourquoi la GTS (école toute la journée : Ganz-tag-schule) est-elle posée comme problème ?<br />
-parce que les par<strong>en</strong>ts ont besoin de se débarrasser de leurs <strong>en</strong>fants. Ça, c’est réel.<br />
Comme l’Etat n’est pas contre, il dit au pédagogue :<br />
-Camarade, trouve une idéologie humaniste pour justifier cette réforme<br />
d'<strong>en</strong>fermem<strong>en</strong>t.<br />
Le prof allemand fait alors un discours sur la GTS comme modèle idéal, où tout le<br />
monde va pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> compte les rythmes des <strong>en</strong>fants, leurs projets, etc. ; dans les faits, n’estce<br />
pas une réminisc<strong>en</strong>ce de l’idéalisme jeune hégéli<strong>en</strong> ? Dans les thèses sur Feuerbach, nous<br />
lisons : “L’important n’est pas d’interpréter le monde, mais de le transformer”.<br />
395
Je revis la situation prés<strong>en</strong>te comme difficile. E. comm<strong>en</strong>ce sa confér<strong>en</strong>ce ; je vais<br />
vouloir l’écouter, et <strong>en</strong> même temps, j’aurais voulu continuer ma méditation sur le GTS<br />
comme mom<strong>en</strong>t imposé : même si le pédagogue veut faire croire que son inv<strong>en</strong>tion vi<strong>en</strong>t de<br />
lui, qu’il <strong>en</strong> est l’auteur, qu’il l’a conçu, <strong>en</strong> fait le projet de GTS est un mandat, c’est une<br />
commande sociale. A-t-on demandé aux <strong>en</strong>fants ce qu’ils p<strong>en</strong>s<strong>en</strong>t de cette “innovation” ?<br />
Qu’il y ait des problèmes dans la situation des jeunes Allemands d’aujourd’hui, laissés à<br />
l’abandon la moitié du temps, je ne le nie pas, mais la GTS, <strong>en</strong> dehors de proposer une<br />
garderie, a-t-elle les moy<strong>en</strong>s d’éviter le fait que 55 % des <strong>en</strong>fants français s’<strong>en</strong>nui<strong>en</strong>t à<br />
l’école.<br />
E. et P. projett<strong>en</strong>t des diapositives “illisibles”, et font comme si nous (le public)<br />
pouvions les lire. Leurs comm<strong>en</strong>taires pos<strong>en</strong>t d’autres problèmes : ils emploi<strong>en</strong>t des sigles<br />
(DRP, SEGPA, etc.) incompréh<strong>en</strong>sibles, donc intraduisibles. On s<strong>en</strong>t que ces deux orateurs ne<br />
travaill<strong>en</strong>t jamais <strong>en</strong> milieu bi-linguistique.<br />
14 h,<br />
Repas amical. Retrouvailles avec Mariane Kruger, Gabriel Langouet ; Jürg<strong>en</strong><br />
Helmsch<strong>en</strong> vi<strong>en</strong>t nous voir.<br />
-Pour moi, dans un colloque, l’important, ce n’est pas les confér<strong>en</strong>ces, mais les<br />
conversations de couloir, ai-je dit à J. Helmsch<strong>en</strong> qui me disait que le niveau des<br />
interv<strong>en</strong>tions de ce matin était “assez faible 467 ”.<br />
Maint<strong>en</strong>ant, nous écoutons un collègue polonais qui fait sa confér<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> anglais. Il n’est<br />
traduit qu’<strong>en</strong> français.<br />
E. est v<strong>en</strong>ue nous dire bonjour. Elle nous a dit que l’<strong>en</strong>quête dont elle faisait le bilan ce<br />
matin a été faite par R, C et elle. Ils vont continuer jusqu’à 2009 à lire des copies et à <strong>en</strong><br />
t<strong>en</strong>ter l’analyse. Bon courage ! Personnellem<strong>en</strong>t, dix copies me suffis<strong>en</strong>t pour tirer les<br />
conclusions <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dues ce matin. Je disais à Gaby <strong>en</strong> sortant de la confér<strong>en</strong>ce que notre projet<br />
de travailler sur “l’Autre logique” me semble plus éclairant pour compr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> quoi PISA<br />
passe à côté du réel. Cette formule me semble insuffisante, <strong>en</strong> effet, le problème ici est de<br />
savoir si l’Autre logique se développe différ<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t <strong>en</strong> fonction des ethnies, des cultures,<br />
des groupes, des individus. Gaby m’interrompt pour me dire :<br />
-Il faudrait écrire un livre pour montrer que PISA est un objet phéniste.<br />
-Mais oui, tu as raison. Il y a un petit peu de réalité, et on <strong>en</strong> fait tout un fromage ! C’est une<br />
forme de test projectif. Ce que les psychologues ont construit pour les individus, les<br />
évaluateurs de PISA l’ont projeté dans le social.<br />
-L’intérêt de ce livre : il s’appuierait sur un objet dont on parle pour prés<strong>en</strong>ter un concept de<br />
Lourau. On pourrait faire la même chose avec d’autres concepts 468 . Articuler un texte<br />
théorique avec un sujet d’actualité, à la mode : un bon moy<strong>en</strong> de faire travailler nos étudiants.<br />
Une thèse : un terrain et un concept.<br />
-Oui, je suis d’accord. C’est ce que j’ai compris dans mon expéri<strong>en</strong>ce avec Sophie Amar.<br />
Elle apporte l’insertion ; j’apporte le Principe espérance et le concept de consci<strong>en</strong>ce<br />
anticipante. En travaillant ainsi avec les étudiants, on produit des nouvelles questions. Et<br />
surtout, on parvi<strong>en</strong>t à produire des concepts nouveaux, à la jonction d’une théorie et d’une<br />
pratique.<br />
Mes échanges avec Gaby ont eu un avantage énorme : ils hystéris<strong>en</strong>t mes t<strong>en</strong>dances à la<br />
créativité. La créativité est la consci<strong>en</strong>ce émergeante de Bloch. En fait, on est là, et on<br />
467<br />
euphémisme pour dire nul.<br />
468<br />
N'est-ce pas ce que fait R. Lourau dans L'analyseur Lip ? En 1973-74, il saisit l'occasion de la lutte des Lip,<br />
pour prés<strong>en</strong>ter le concept d'analyseur !<br />
396
s’excite ; l’un lance une idée ; l’autre, une autre. Sophie parle de séduction. Gaby parle de<br />
“jeu”. On joue, on s’amuse. Lor<strong>en</strong>zo crée aussi de tels jeux : la règle du jeu est une sorte<br />
d’affrontem<strong>en</strong>t, où l’on doit réussir à impressionner l’autre, à le surpr<strong>en</strong>dre, à le déstabiliser, à<br />
le séduire.<br />
Cristina Alleman-Ghionda (prof à l’<strong>Université</strong> de Cologne) parle maint<strong>en</strong>ant de la<br />
mondialisation :<br />
-Fait-elle progresser l’éducation comparée ? se demande-t-elle.<br />
Son exposé est de très grande qualité : elle explore la question de l’interculturel. Je suggère<br />
à Gaby d’aller la voir, pour lui proposer un ouvrage dans la collection “Exploration<br />
interculturelle et sci<strong>en</strong>ce sociale”. Nous avons mangé avec elle ce midi. Quelle différ<strong>en</strong>ce<br />
<strong>en</strong>tre l’exposé précéd<strong>en</strong>t et celui qui survi<strong>en</strong>t ?<br />
Alors que nous disposons d’une traduction simultanée, un Allemand se décide à parler<br />
français. J<strong>en</strong>s Naumann croit parler français, mais même les Allemands ne le compr<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t<br />
pas. Cet exposé montre que PISA est bi<strong>en</strong> un objet phéniste.<br />
16 h 30,<br />
À la pause, r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre Gaby Weigand et Cristina Alleman-Ghionda, qui me donne son<br />
livre Einführung in die vergleich<strong>en</strong>de Erziehungswiss<strong>en</strong>schaft.<br />
Samedi 1 e<br />
octobre, midi,<br />
Nous sommes à la Freie Universität : le colloque continue. Wilfried Bos (Hamburg) parle.<br />
Nous avons manqué la première session. J’ai voulu avancer l’histoire de vie de Gaby : elle<br />
m’a raconté les années 1972-1976. Cela constitue le second chapitre d’un texte comm<strong>en</strong>cé à<br />
Sainte Gemme, lors de sa dernière visite, cette année, mais je ne me souvi<strong>en</strong>s pas de la date<br />
exacte.<br />
En situation avec Gaby, je développe une consci<strong>en</strong>ce anticipante. Hier soir, r<strong>en</strong>trant du<br />
colloque, nous avons dîné <strong>en</strong>semble dans un restaurant français à proximité de Ad<strong>en</strong>auer<br />
Platz, plus près de Savigny Platz : Reste fidèle.<br />
Gaby m’a demandé si je connaissais Herbart. Je lui ai dit que je savais peu de choses de lui.<br />
Je sais qu’il fait partie d’un courant pédagogique, dont je connais les autres protagonistes,<br />
mais objectivem<strong>en</strong>t, je ne me souvi<strong>en</strong>s plus avoir lu cet auteur. Gaby me dit qu'il a conçu le<br />
concept de Takt <strong>en</strong> pédagogie. Avoir du tact, c’est interv<strong>en</strong>ir comme il faut, quand il faut : la<br />
pertin<strong>en</strong>ce, l’opportunité sont des élém<strong>en</strong>ts du tact, sorte de s<strong>en</strong>sibilité clinique, qui permet<br />
d’aider l’<strong>en</strong>fant, le jeune, l’étudiant, au mom<strong>en</strong>t où il <strong>en</strong> a besoin. L’an prochain, il y aura un<br />
grand colloque Herbart à Karlsruhe. Gaby souhaiterait que je fasse une communication sur le<br />
tact pédagogique. Ce colloque est organisé pour le second c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire d’un ouvrage<br />
d’Herbart : Allgemeine Pädagogik aus dem Jahre 1806.<br />
Cette communication pourrait construire le tact comme continuum. J’ai trouvé le problème<br />
chez Schleiermacher. D’une certaine manière, c’est la question du bon mom<strong>en</strong>t qui se trouve à<br />
la fois chez Machiavel (<strong>en</strong> stratégie) et chez Freud (quand énoncer une interprétation ?). Chez<br />
moi, cet art se nommait s<strong>en</strong>sibilité à une clinique pédagogique. Je ne p<strong>en</strong>se pas avoir<br />
développé par écrit ce concept qui fonctionne dans ma tête, depuis l’époque où j’<strong>en</strong>seignais<br />
<strong>en</strong> lycée. Ce concept a quelque chose à voir avec la consci<strong>en</strong>ce anticipante.<br />
Avec Gaby, on a <strong>en</strong>core beaucoup parlé des surdoués.<br />
Notre r<strong>en</strong>contre avec Cristina Alleman-Ghionda, spécialiste de la question interculturelle<br />
dans sa relation à l’éducation comparée, sera déterminante. J’ai déjà lu 80 pages de son livre<br />
de 2003. On devrait pouvoir le traduire.<br />
Gaby voit une conjonction possible <strong>en</strong>tre sa recherche sur les surdoués et les recherches<br />
interculturelles de Cristina. La confér<strong>en</strong>ce de Cristina nous a séduits, sans que nous <strong>en</strong><br />
397
discutions ; nous étions sûrs que cette femme était la plus intéressante de tous les chercheurs<br />
prés<strong>en</strong>ts ici, du moins dans la perspective de notre construction d’un groupe de référ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong><br />
éducation comparée.<br />
J'ai l'idée de faire participer Gaby Weigand à notre jury de thèse concernant Vêtem<strong>en</strong>t et<br />
éducation, l’uniforme scolaire <strong>en</strong> Côte d’Ivoire. Ce serait l’occasion de produire le troisième<br />
chapitre de son histoire de vie qui sera consacré à son séjour à Bordeaux (découverte de la<br />
France). Aujourd’hui, elle a parlé de ses années d’étude à Würzburg et de sa r<strong>en</strong>contre avec<br />
W. Böhm. Ce type de chantier est du plus haut intérêt. J’appr<strong>en</strong>ds énormém<strong>en</strong>t de choses.<br />
Le colloque ne m’excite guère. Les études quantitatives me sembl<strong>en</strong>t tellem<strong>en</strong>t<br />
problématiques, qu’elles ne sont pas déterminantes pour me faire p<strong>en</strong>ser.<br />
Hier, j’ai eu l’idée de proposer à Geiger de passer avant nous, afin que nous concluions<br />
l’atelier. Notre amie de l’IUFM de Strasbourg a mordu sur notre temps de parole, et comme<br />
ce qu’elle racontait intéressait le public, nous nous sommes retrouvé avec cinq minutes, pour<br />
faire notre exposé : on a improvisé. Maint<strong>en</strong>ant : l’interv<strong>en</strong>tion de notre amie Agnès Van<br />
Zant<strong>en</strong>.<br />
Après le repas, je p<strong>en</strong>se que l’on va retourner vers Savigny Platz. Je veux rapporter des<br />
livres de ce voyage. Dominique Groux a été informée que nous nous sommes fait rogner notre<br />
temps de parole par nos prédécesseurs. Elle m’invite à r<strong>en</strong>dre un texte écrit. Il sera mis sur le<br />
net. D’accord. Dans notre exposé, bref, il y avait plusieurs choses : une prés<strong>en</strong>tation de notre<br />
groupe de travail sur les classes de nature, une formation de professeurs délocalisés (Français<br />
<strong>en</strong> Allemagne, Allemands <strong>en</strong> France), un désir de p<strong>en</strong>ser la Ganztagschule, comme objet<br />
phéniste <strong>en</strong> Allemagne. Malgré la brièveté de notre interv<strong>en</strong>tion, nous avons suscité un vrai<br />
intérêt : plusieurs personnes sont v<strong>en</strong>us nous voir (un traducteur, un prof de l’IUFM de<br />
Versailles) : <strong>en</strong>couragem<strong>en</strong>t à produire quelque chose de concret. Je trouve qu’il faudrait<br />
publier un ouvrage d’éducation comparée. Dans ce livre, il faudrait faire un partie sur Marc-<br />
Antoine Julli<strong>en</strong> : c’est le mom<strong>en</strong>t de la prophétie. Ensuite, il y a le mom<strong>en</strong>t de l’OFAJ.<br />
Ensuite, il faudrait donner à lire quelques trouvailles… “ Effet Luther ”, “ Le cochon de<br />
Schmalkald<strong>en</strong> ”… Il faudrait introduire des concepts : l’horizon des mots, l’animation<br />
herméneutique des groupes interculturels. La perspective de l’éducation comparée peut-elle<br />
aider à se construire une consci<strong>en</strong>ce anticipante ?<br />
Zoologischer Gart<strong>en</strong> (Bahnhoff) – 19 h,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de mettre Gaby dans son train pour Würzburg : je pr<strong>en</strong>d la direction de Schönefeld.<br />
J’ai persuadé Gaby de partir du colloque peu de temps après le repas, car j’aurais été déçu de<br />
quitter Berlin sans livres. Nous avons donc été à Knesebeckstrasse, là où se trouvait l’hôtel<br />
Consul, dev<strong>en</strong>u Gates. Et nous avons fait deux librairies. Gaby voulait trouver Herbart ; moi,<br />
je cherchais Bloch. Gaby n’a pas trouvé Herbart, mais j’ai trouvé trois tomes du Prinzip<br />
Hoffnung 469 (Principe Espérance) chez Suhrkamp, coll. de poche, ainsi que Geist der<br />
Utopie 470 , Münster 471 et Subjekt, Objekt 472 . Gaby m’a fait acheter un ouvrage qui comm<strong>en</strong>te<br />
Bloch : Arno Münster, sur l'utopie 473 .<br />
469<br />
Ernst Bloch, Prinzip Hoffnung<br />
469<br />
(Principe Espérance) trois tomes chez Suhrkamp, coll. de poche,<br />
Frankfurt, 1985, 1655 pages.<br />
470<br />
Ernst Bloch, Geist der Utopie Frankfurt, Suhrkamp, coll. reliée, 1964, 354 pages.<br />
471<br />
Ernst Bloch, Thomas Münster als Theologe der Revolution, Frankfurt, Suhrkamp, coll. reliée, 1969, 230<br />
pages.<br />
472<br />
Ernst Bloch, Subjekt,-Objekt, Erläuterung<strong>en</strong> zu Hegel, Frankfurt, Suhrkamp, coll. reliée, 1962, 525 pages.<br />
473<br />
Arno Münster, Utopie, Messianismus und Apokalypse im Frühwerk von Ernst Bloch, Frankfurt, Suhrkamp,<br />
1982, 318 p.<br />
398
Enfin, j’ai trouvé un livre rare sur la psychologie, dans mon rapport à l’expéri<strong>en</strong>ce 474 . J’ai<br />
rajouté deux petits livres dont Les P<strong>en</strong>sées de Pascal, que je n’avais plus.<br />
Cette dérive <strong>en</strong> librairie m’a permis de voir la belle édition des œuvres de Dilthey, parue à<br />
Götting<strong>en</strong>. Cep<strong>en</strong>dant, ces livres sont vraim<strong>en</strong>t chers. Une édition complète était proposée à<br />
1799 euros. Je dois trouver un financem<strong>en</strong>t : tous les volumes me sembl<strong>en</strong>t <strong>en</strong> relation avec<br />
mes intérêts de connaissance. La prés<strong>en</strong>ce de Gaby a facilité mon approche. Je ne voulais pas<br />
dép<strong>en</strong>ser trop d’arg<strong>en</strong>t, et hormis Prinzip Hoffnung de Bloch (25 euros), j’ai tout acheté à 50<br />
%, dans une librairie qui liquidait son stock. Ma r<strong>en</strong>contre avec Huguette Le Poul, qui m’a<br />
obligé à me confronter à Ernst Bloch, a donc des prolongem<strong>en</strong>ts étonnants. Je suis heureux de<br />
ce voyage.<br />
Nous avons eu le temps de nous installer à une terrasse de café (il ne faisait pas trop chaud)<br />
pour boire et parler. J’ai bu une Augustiner (Munich). Gaby m’a demandé dans quel s<strong>en</strong>s<br />
pouvait évoluer notre cours d’AI : pour elle, ou nous acc<strong>en</strong>tuons le côté théorique ; à ce<br />
mom<strong>en</strong>t-là, nous nous adressons au monde des philosophes : ou nous allons dans le s<strong>en</strong>s de la<br />
pédagogie institutionnelle : à ce mom<strong>en</strong>t-là, nous pouvons toucher les <strong>en</strong>seignants <strong>en</strong><br />
formation. Je ne sais que répondre.<br />
Puisqu’on parle des <strong>en</strong>seignants, l’idée de revisiter les formes de l’écriture impliquée <strong>en</strong><br />
direction de ce public s’impose : nous parlons longuem<strong>en</strong>t du journal, de la correspondance,<br />
des histoires de vie. Gaby voudrait faire un séminaire où des <strong>en</strong>seignants <strong>en</strong> formation<br />
t<strong>en</strong>terai<strong>en</strong>t de raconter leur destin d’élève à un condisciple. Je lui explique la différ<strong>en</strong>ce que je<br />
vois <strong>en</strong>tre Leb<strong>en</strong>sgeschichte et Biographie. Leb<strong>en</strong>sgeschichte (histoire de vie) est un produit<br />
de l’interaction <strong>en</strong>tre quelqu’un qui parle, et quelqu’un qui écoute : c’est une r<strong>en</strong>contre. Par<br />
contre, la biographie est un travail docum<strong>en</strong>té de l’un sur l’autre dans lequel les <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>s ne<br />
sont qu’une source d’information parmi d’autres.<br />
Dans la conversation, j’introduis Miguel Zabalza. Quel âge a-t-il ? se demande Gaby. Est-il<br />
<strong>en</strong> rapport d’âge avec nous ? Il faut chercher l’information. S’il avait <strong>en</strong>tre 50 et 60 ans, on<br />
pourrait faire des projets <strong>en</strong>semble. Je rêve qu’un jour nous puissions faire notre pèlerinage à<br />
Saint-Jacques de Compostelle, où travaille Miguel Zabalza. On irait là-bas avec trois<br />
assistants ou doctorants allemands et trois Français. À 8, on obti<strong>en</strong>drait un séminaire avec le<br />
maître. Ce serait une vraie formation perman<strong>en</strong>te. J’ai expliqué à Gaby ce que je savais de<br />
l’œuvre écrite de ce formateur de professeurs. Il a écrit plusieurs livres sur le journal, et son<br />
utilisation comme outil de formation. J’ai connu son travail avant 1989, puisque je le cite<br />
abondamm<strong>en</strong>t dans Le lycée au jour le jour. Cela fait seize ans ! Où <strong>en</strong> est le texte traduit par<br />
Anne Vancraeÿ<strong>en</strong>est, inédit, et prêté à K ? Il faut que j’<strong>en</strong> parle à K. Qu’a-t-elle fait de “ça” ?<br />
L’idée d’un pèlerinage à St Jacques est v<strong>en</strong>ue du fait que l’AFIRSE y organise un colloque, et<br />
que j’y étais invité. Mais Gaby n’était pas libre à ce mom<strong>en</strong>t-là.<br />
Les idées que je ne réalise pas au mom<strong>en</strong>t où je les conçois, parvi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t cep<strong>en</strong>dant à<br />
pr<strong>en</strong>dre forme un jour ou l’autre : elles ne disparaiss<strong>en</strong>t pas, elles “incub<strong>en</strong>t”. Certaines<br />
personnes trouv<strong>en</strong>t que j’ai trop d’idées, que j’<strong>en</strong> change souv<strong>en</strong>t ; cela semble les déranger,<br />
elles ne parvi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas à me suivre. Gaby ne semble pas trop souffrir de ce travers. Malgré<br />
tout, j’ai voulu lui expliquer que, tel un peintre, je griffonnais tout le temps. Mes esquisses<br />
sont parfois pleines de lacunes, mais je les repr<strong>en</strong>ds et je les travaille : certaines aboutiss<strong>en</strong>t.<br />
Je n’arrête pas de travailler, de façonner des fragm<strong>en</strong>ts. Je pr<strong>en</strong>ds un vrai plaisir à imaginer<br />
des compositions de fragm<strong>en</strong>ts. Ainsi ai-je p<strong>en</strong>sé que L’animation herméneutique des groupes<br />
interculturels pouvait constituer un chapitre du cours d’AI. Aujourd’hui, après le colloque de<br />
Potsdam, je p<strong>en</strong>se qu’il faudrait plutôt travailler à la construction d’un livre sur l’interculturel.<br />
Ce colloque nous fait percevoir que le groupe Gaby, Lucette, moi et quelques autres, nous<br />
avons quinze ans d’avance sur nos collègues rassemblés ces jours-ci. Excepté deux ou trois, je<br />
474 Margarete von der Groeb<strong>en</strong>, Konstruktive Psychologie und Erlebnis, W. Kohlhammer, Stuttgart/Berlin 1934.<br />
399
ne vois guère de recherche, ayant vraim<strong>en</strong>t le comparatisme comme pratique. Notre<br />
antériorité sur le terrain, notre effort l<strong>en</strong>t, mais régulier pour produire une conceptualisation<br />
me semble aujourd’hui att<strong>en</strong>dre le mom<strong>en</strong>t de l’illumination. Nous sommes toujours dans<br />
l’incubation, mais un déclic suffirait pour décl<strong>en</strong>cher une vraie production. Actuellem<strong>en</strong>t,<br />
Lucette est la seule à faire face au terrain : elle fait équipe avec de jeunes chercheurs, mais<br />
aussi avec Gilles Brougère. Je compr<strong>en</strong>ds mieux ce que je t<strong>en</strong>te de produire. Notre livre sur<br />
L’observation participante dans les situations interculturelles va surv<strong>en</strong>ir au “bon mom<strong>en</strong>t”.<br />
Il peut être bi<strong>en</strong> accueilli par les adhér<strong>en</strong>ts de l’ADECE. J’ai aussi <strong>en</strong>vie de faire circuler<br />
l’avis de parution du G. Althabe, une biographie <strong>en</strong>tre ailleur et ici.<br />
De quoi avons-nous <strong>en</strong>core débattu, avec Gaby ?<br />
Nous avons besoin de temps pour parler à bâtons rompus.<br />
Ainsi, puisqu’elle avait participé au colloque de l’AI <strong>en</strong> juin, je p<strong>en</strong>sais qu’elle connaissait<br />
mon différ<strong>en</strong>d avec Boumard. Non ! Elle n’était pas prés<strong>en</strong>te lors de la séance de travail sur le<br />
journal. Je lui raconte donc l’histoire depuis le mom<strong>en</strong>t où Patrick découvre mon Journal des<br />
idées (qui le met <strong>en</strong> transe) et aujourd’hui, où il me propose la réconciliation au-dessus des<br />
tombes (que j’accepte sans bi<strong>en</strong> savoir où nous allons). Cep<strong>en</strong>dant, j’explique à Gaby l’effet<br />
Baué : on ne peut pas donner à lire un journal, à quelqu’un qui n’<strong>en</strong> ti<strong>en</strong>t pas. Gaby compr<strong>en</strong>d<br />
très bi<strong>en</strong> cette consigne : non seulem<strong>en</strong>t, elle <strong>en</strong> accepte le principe, mais <strong>en</strong> plus, elle <strong>en</strong><br />
compr<strong>en</strong>d le s<strong>en</strong>s. En matière d’écriture, il faut être prud<strong>en</strong>t, pr<strong>en</strong>dre des précautions. Jusqu’à<br />
maint<strong>en</strong>ant, je pouvais être s<strong>en</strong>sible à ces questions, sans avoir toujours la rigueur nécessaire<br />
pour les mettre <strong>en</strong> pratique. Mes r<strong>en</strong>contres avec Gaby sont toujours aussi stimulantes.<br />
J’ai hâte de lire L’Esprit de l’utopie.<br />
Aéroport de Schönefeld, 9 h,<br />
Avec Gaby, nous avons parlé de son propre rapport à l’écriture du journal. Gaby m’a<br />
dit qu’elle n’était pas assez “pati<strong>en</strong>te” pour écrire son journal. Par contre, Gaby p<strong>en</strong>se qu’elle<br />
pourrait se soumettre à la discipline d’une correspondance “sci<strong>en</strong>tifique” (le mot, ici, est de<br />
moi). En fait, elle voudrait que je lui décrive mon vécu, mon perçu, mon conçu. Depuis 2002,<br />
je crois, j’archive nos échanges de mails. Mais là, il s’agirait de fonder une “vraie”<br />
correspondance. Effectivem<strong>en</strong>t, ce type d’expéri<strong>en</strong>ce pourrait compléter utilem<strong>en</strong>t l’histoire<br />
de sa vie, que nous allons produire <strong>en</strong>semble. Cela pourrait aider aussi à construire notre<br />
œuvre commune, et nos œuvres individuelles.<br />
Actuellem<strong>en</strong>t, je sors d’une période pour <strong>en</strong>trer dans une nouvelle. Lors du colloque,<br />
hier à Potsdam, Marianne Krüger (Münster) m’a demandé où <strong>en</strong> était mon “projet” d’histoires<br />
de vie croisées, que j’avais prés<strong>en</strong>té au colloque Wulf de Berlin. Les actes <strong>en</strong> ont été publiés<br />
par Jacky Beillerot et Christoph Wulf, <strong>en</strong> français et <strong>en</strong> allemand. Pris de court, j’ai répondu à<br />
Marianne que ce projet <strong>en</strong> était au point mort. Gaby me dit :<br />
-Mais non, ce n’est pas au point mort, puisque, ce matin même, tu as travaillé à mon<br />
histoire de vie ! Tu m’avais dit que celle-ci avait la fonction de montrer comme possible ce<br />
type de chantier.<br />
Effectivem<strong>en</strong>t, je continue, à mon rythme, ce chantier ! Je n’ai pas toujours une<br />
consci<strong>en</strong>ce actuelle de tous mes chantiers, pourtant mes idées sont fixes : mes idées sont des<br />
mom<strong>en</strong>ts, elles sont là, prés<strong>en</strong>tes à mon esprit sur le mode du discontinu… Cette représ<strong>en</strong>tation<br />
de l’idée dans certains contextes est typique du mom<strong>en</strong>t. Les idées vont et<br />
vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t, contrairem<strong>en</strong>t à ce que p<strong>en</strong>sait ma mère, qui me disait que je changeais d’idées tous<br />
les jours. Elle imaginait que mes idées disparaissai<strong>en</strong>t alors définitivem<strong>en</strong>t : les idées<br />
apparaiss<strong>en</strong>t, disparaiss<strong>en</strong>t, et elles revi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t aussi. Quelquefois, elles se transform<strong>en</strong>t <strong>en</strong><br />
processus productif, à notre insu, même. L’histoire de vie de Gaby m’intéresse, car c’est<br />
Gaby. Quand je travaille sur ce chantier, je suis dans un rapport inter-personnel avec Gaby.<br />
J’oublie que je suis dans le franco-allemand. Pourtant, c’est du franco-allemand. Quand<br />
400
j’habite un mom<strong>en</strong>t, je n’<strong>en</strong> vois pas forcém<strong>en</strong>t tous les élém<strong>en</strong>ts. La consci<strong>en</strong>ce du mom<strong>en</strong>t<br />
n’oblige pas à une consci<strong>en</strong>ce de tous ses élém<strong>en</strong>ts. Un mom<strong>en</strong>t est une forme de prés<strong>en</strong>ce de<br />
la consci<strong>en</strong>ce, qui occupe une forme qui absorbe ses élém<strong>en</strong>ts constitutifs. Je découvre que<br />
mon histoire de vie de Gaby est franco-allemande. Mais c’était d’abord une histoire d’une<br />
jeune femme par un homme plus âgé. C’est comme cela que je vivais l’expéri<strong>en</strong>ce par<br />
opposition avec l’histoire de vie faite avec Gérard Althabe où mon co-auteur était plus âgé<br />
que moi (15 ans). J’ai s<strong>en</strong>ti Gaby très stimulée par notre chantier. Pourquoi ? Je p<strong>en</strong>se que le<br />
fait que Gaby ait pu avoir <strong>en</strong>tre les mains l’ouvrage sur G. Althabe lui a fait découvrir que<br />
mon histoire n’était pas fantasque, mais qu’elle avait de vraies chances de se faire, qu'elle<br />
<strong>en</strong>trait dans un programme.<br />
De plus, dans le U Bahn, ce matin, sur le chemin de la Freie Universität, j’ai eu la<br />
bonne idée de lui lire les pages écrites à Sainte-Gemme. Gaby, jusqu’à là, pouvait s’interroger<br />
sur ce qu’allait r<strong>en</strong>dre sa parole. Or, ce fut une surprise. Le texte coulait de source, sans<br />
aspérité. J’étais moi-même étonné, par la qualité de ce texte, limpide ; je ne l’avais pas relu<br />
depuis notre r<strong>en</strong>contre. Hormis quelques fautes d’orthographe à corriger, ce premier chapitre<br />
est au point : le rythme des phrases r<strong>en</strong>d bi<strong>en</strong> la parole de Gaby.<br />
Par rapport à mon travail avec G. Althabe, cette nouvelle expéri<strong>en</strong>ce comporte<br />
quelques variantes. Je recevais Gérard chez moi, dans mon bureau ; il occupait toujours le<br />
même fauteuil, et moi, j’étais sur mon ordinateur.<br />
Avec Gaby, j’écris sur un cahier, car je ne sais dans quel contexte je vais pouvoir<br />
pr<strong>en</strong>dre sa parole : écriture manuscrite donc ; quant aux lieux, ils seront probablem<strong>en</strong>t<br />
toujours différ<strong>en</strong>ts. Le premier chapitre a été écrit à Sainte-Gemme, le second à la Freie<br />
Universität de Berlin. Le prochain risque d’être écrit à Saint-D<strong>en</strong>is. Le quatrième, peut-être à<br />
Karlsruhe. Ce travail est donc errant ; seul point fixe : la volonté, la détermination d’avancer.<br />
Aujourd’hui, j’ai beaucoup apprécié la description par Gaby de son rapport aux livres. Ce<br />
rapport était boulimique. Elle a dévoré des séries de livres. J’ai pu faire cette expéri<strong>en</strong>ce aussi.<br />
L’âge de l’<strong>en</strong>trée dans la lecture universitaire est un mom<strong>en</strong>t fort, pour des g<strong>en</strong>s qui sort<strong>en</strong>t du<br />
milieu qui fut le nôtre. Suis-je du même milieu que Gaby ? il faudrait distinguer : milieu<br />
d’origine, milieu actuel, milieu projeté. Sur l’origine, elle est d’abord rurale, puis urbaine. Je<br />
suis urbain, mais avec des vacances régulières dans une ferme. Comme elle, j’ai conduit les<br />
vaches au pré. Sur le milieu actuel, nous occupons la même place dans la division sociale du<br />
travail. Notre rapport au patrimoine, aux <strong>en</strong>fants, etc. est proche. Dans nos discussions, j’ai<br />
fait l’hypothèse que la désinvolture de l’être qui nous caractérise, est due au fait que nous<br />
n’aspirons à ri<strong>en</strong>. Nous nous cont<strong>en</strong>tons de travailler, et de pr<strong>en</strong>dre ce qu’on nous donne :<br />
nous avons un rapport très proche à l’économie. Nous cherchons à éviter tout excès.<br />
Un aspect de notre personnalité : nous redéployons notre expéri<strong>en</strong>ce de professeur de<br />
lycée dans notre boulot de prof d’université. Cette dim<strong>en</strong>sion crée une conniv<strong>en</strong>ce. Toutes ces<br />
choses s’articul<strong>en</strong>t à un vrai intérêt de connaissance, du côté de la pédagogie humaniste. J’ai<br />
appris que Gaby s’est approprié Rogers, Lewin à la même époque (biographique) que moi.<br />
Malgré ces converg<strong>en</strong>ces, beaucoup de diverg<strong>en</strong>ces : le cont<strong>en</strong>u des lectures. Gaby a fait une<br />
plus grande place que moi à la littérature ; le nombre d’auteurs lus est aussi impressionnant.<br />
Le vol se termine. Nous plongeons sur Orly. Je suis cont<strong>en</strong>t d’avoir pu écrire toutes<br />
ces choses à chaud… Sans cet effort, que serai<strong>en</strong>t dev<strong>en</strong>us ces morceaux de vécu ?<br />
Lundi 3 octobre 2005,<br />
J’ai la joie d’appr<strong>en</strong>dre que Liz Claire a obt<strong>en</strong>u son statut de post-doc. Elle avait reçu<br />
une lettre lui annonçant la bonne nouvelle, mais la fac avait reçu un courrier disant qu’elle<br />
avait échoué. Annick Clain a pris le dossier au sérieux. Finalem<strong>en</strong>t, tout est bon ! Je suis<br />
401
heureux pour Liz. Aujourd’hui, c’est la réunion de la lic<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> <strong>ligne</strong>, puis après-midi, la<br />
réunion de lecture des dossiers d’<strong>en</strong>trée <strong>en</strong> M2.<br />
Ce matin, j’ai écrit une lettre à Gaby pour fonder notre nouvelle correspondance<br />
sci<strong>en</strong>tifique. Pour une sci<strong>en</strong>ce de l’esprit pourrait être un bon titre <strong>en</strong> cas de publication. Nous<br />
avons déterminé notre champ d’analyse. Il reste à définir notre champ d’interv<strong>en</strong>tion. Ce<br />
projet de correspondance sci<strong>en</strong>tifique me semble très stimulant pour la p<strong>en</strong>sée et<br />
l’organisation du travail.<br />
Mardi 4 octobre 2005, 16 h.30,<br />
J’ai passé la journée avec Sophie Amar : son mémoire dépasse les 150 pages. C’est<br />
excell<strong>en</strong>t. Elle s’est mise au travail le 22 septembre et le 4 octobre, tout est terminé ! Je suis<br />
devant l’école de Constance. C’est la grève, et Hélène m’a demandé d’aller chercher ma<br />
petite-fille. Mon courrier électronique remarche. Je vais pouvoir <strong>en</strong>voyer des messages à<br />
Gaby. Je lui ai écrit deux lettres, mais elles sont restées ici. Voilà, l’école ouvre !<br />
Samedi 8 octobre 2005, 10 h,<br />
Je suis à Saint-D<strong>en</strong>is, dans la réunion de prés<strong>en</strong>tation de la lic<strong>en</strong>ce <strong>en</strong> <strong>ligne</strong>. Ce matin,<br />
le chat m’a réveillé à 4 h.39. J’ai réussi à me r<strong>en</strong>dormir vers 6 h. Du coup, je me suis levé à 8<br />
h. Il me fallait faire ma valise car je vais partir pour une semaine : d’abord à Lecce (Italie),<br />
puis à Die. 48 étudiants sont dans la salle ; d’autres arriv<strong>en</strong>t.<br />
Je voudrais écrire quelques mots sur notre journée d’hier. La maison a été <strong>en</strong><br />
effervesc<strong>en</strong>ce. Le matin, j’ai travaillé sur ma postface aux Mom<strong>en</strong>ts pédagogiques de<br />
Korczak. Je devais travailler avec Kare<strong>en</strong>, mais elle a été retardée par son passage à <strong>Paris</strong> 8.<br />
Elle est arrivée pour déjeuner. Je lui ai fait lire les 20 premières pages de notre texte. Elle a<br />
retrouvé des passages de son mémoire de DEA. Nous avons <strong>en</strong>core beaucoup de travail sur ce<br />
chantier. Longues conversations avec Lucette, quant à la forme de ce texte : je pr<strong>en</strong>ds<br />
consci<strong>en</strong>ce que Lu sait ce qu’elle veut, <strong>en</strong> tant que directrice de collection.<br />
Après un saut chez L’Harmattan où je décide d’acheter cinq exemplaire du G. Althabe<br />
à emporter <strong>en</strong> Italie, je r<strong>en</strong>tre dans une logique de sout<strong>en</strong>ance de mémoire : Jean-Roger<br />
Panzau, Sophie Amar, Nathalie Siebert souti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t tour à tour. Surv<strong>en</strong>ance d’un étudiant<br />
comori<strong>en</strong> qui veut que je l’inscrive <strong>en</strong> thèse, arrivée de Liz Claire, Marcos, qui s’install<strong>en</strong>t<br />
dans la cuisine.<br />
Le jury des maîtrises est composé de Lucette, Christine Delory-Momberger et moi. Je<br />
regrette que Kare<strong>en</strong> ne soit pas restée à la sout<strong>en</strong>ance de Sophie, mais elles ont eu le temps<br />
d’échanger <strong>en</strong>semble. Surv<strong>en</strong>ance de Jean Ferreux. Excell<strong>en</strong>te réunion éditoriale. On relance<br />
nos projets communs. Je dois positiver sur Anthropos et Tétraèdre, car ce que je découvre<br />
chez L’Harmattan est consternant.<br />
Mon départ pour l’Italie arrive au mauvais mom<strong>en</strong>t pour <strong>Paris</strong> 8.<br />
17 heures,<br />
Roissy. J’ai réussi à me faire <strong>en</strong>registrer : ma carte Sky-Team fonctionne avec Alitalia<br />
: excell<strong>en</strong>te nouvelle, un jour cela concrétisera un jour un voyage au Brésil.<br />
Frustration de ne pas avoir pu reparler avec Sophie Amar après sa sout<strong>en</strong>ance. Elle<br />
m’a dit qu’elle aurait voulu que je lui donne à lire un ou deux ouvrages, pour pati<strong>en</strong>ter. Je n’ai<br />
402
pu que lui dédicacer G. Althabe, une biographie… Ce matin, p<strong>en</strong>dant la réunion, je me suis<br />
dit qu’avec Sophie Amar, je pourrai faire mon livre sur Le Play. On pourrait s’installer à<br />
Sainte-Gemme p<strong>en</strong>dant les vacances de la Toussaint ; elle emporterait son scanner ; cela irait<br />
très vite. Je rédigerais et elle me seconderait. Ce livre serait signé par Gaby et moi, avec la<br />
collaboration de Sophie Amar. Ce qu’elle a fait avec Bloch, on peut le faire avec Le Play. Le<br />
livre sur Le Play est à faire : 2006 sera l'année de son bi-c<strong>en</strong>t<strong>en</strong>aire.<br />
Dans l’avion vers Rome,<br />
Le soleil dans les yeux m’empêche de voir les anges dans le ciel ! Je rep<strong>en</strong>se à<br />
Gagarine disant qu’il n’avait pas vu Dieu, lors de son voyage dans l’espace ! On nous<br />
distribue un petit quelque chose à manger. J’ai faim et soif. L’avion a eu une demi-heure de<br />
retard. Liz a avancé notre recherche de la danse des épées. Je p<strong>en</strong>se que le livre à écrire<br />
s’intitulera : Danse et défis, de la danse des épées au rap. Nous survolons les Alpes. Je ne les<br />
ai jamais vues, ainsi, sous le soleil. La neige couvre les sommets. C’est magnifique ! J’ai<br />
l’impression de faire une rupture par rapport à <strong>Paris</strong>. Peut-être fera-t-il plus chaud, que chez<br />
nous ? Avec Sophie et Liz, j’inv<strong>en</strong>te une nouvelle façon de travailler : j’ai besoin d’être bi<strong>en</strong><br />
<strong>en</strong>touré pour produire, car je ne suis pas au top sur le plan technologique.<br />
Les IrrAIductibles serai<strong>en</strong>t à refonder. Le n° 8 m’a tellem<strong>en</strong>t déçu ! J’imagine créer<br />
une nouvelle revue. L’idée <strong>en</strong> a été réactivée, lors de la réunion avec Jean Ferreux : La Revue<br />
interculturelle, revue europé<strong>en</strong>ne des sci<strong>en</strong>ces humaines.<br />
Brindisi,<br />
On vi<strong>en</strong>t d’atterrir : tout le monde se lève, se presse dans le couloir ; écrire son journal<br />
à ce mom<strong>en</strong>t-là est évidemm<strong>en</strong>t gagner du temps de vie sur les autres qui se press<strong>en</strong>t à faire la<br />
queue.<br />
Lecce 9 oct. 2005, 13 h,<br />
Au café : No smoking = Anche lo stonzo fuma ! P. Fumarola vit-il autrem<strong>en</strong>t que moi ?<br />
Son rapport à Nina, son épouse, docteur de l’<strong>Université</strong> et maîtresse de maison, très esclave<br />
de tâches ménagères pénibles (4 <strong>en</strong>fants, 2 vieux à la maison) ; on parlait de machisme hier<br />
soir.<br />
Lecce 9 oct. 2005, 15 h,<br />
La nuit dernière, rêve très fort : je ne puis décider si c'est un rêve dans le sommeil ou<br />
un rêve éveillé ? ce qui est sûr, c’est que j’étais réveillé, bi<strong>en</strong> réveillé à la fin du rêve.<br />
Piero m’a donné le mémoire de laurea sur La capoiera. J’<strong>en</strong> noterai les référ<strong>en</strong>ces plus<br />
tard.<br />
17 h.30, au Théâtre,<br />
Ornella anime l’atelier : elle prés<strong>en</strong>te les danseurs ; ceux-ci se lèv<strong>en</strong>t pour aller<br />
prés<strong>en</strong>ter leurs hommages à G. Lapassade, à qui le journal local d’hier consacre une page.<br />
Alessandro Melis, qui a connu Charlotte à <strong>Paris</strong>, vi<strong>en</strong>t me saluer. La mise <strong>en</strong> place de l’atelier<br />
est longue ; l’<strong>en</strong>trée dans le mom<strong>en</strong>t demande du temps, mais, tout d’un coup, quinze<br />
personnes s’align<strong>en</strong>t et comm<strong>en</strong>c<strong>en</strong>t à faire de la musique.<br />
403
Universita degli Studi di Lecce, 11 heures (lundi),<br />
P<strong>en</strong>dant la confér<strong>en</strong>ce de Giusseppe Gala, Vito d’Arm<strong>en</strong>to vi<strong>en</strong>t me dire bonjour : il<br />
m’appr<strong>en</strong>d que mon livre Produire son œuvre paraît la semaine prochaine chez Besa. Il<br />
m’annonce aussi la traduction du Lycée au jour le jour, terminée ; dans quelques jours, j’aurai<br />
donc 4 livres <strong>en</strong> itali<strong>en</strong>, et dans quelques mois, j’<strong>en</strong> aurai 5 ! Fulvio Palese ti<strong>en</strong>t à traduire La<br />
théorie des mom<strong>en</strong>ts : je dois terminer ce livre <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant à lui.<br />
Mercredi 12 octobre 2005, 18 h,<br />
La répétition pour le spectacle de ce soir se termine : je danse dans une compagnie de<br />
danse contemporaine, pour la première fois ! Ornella me dit que des séqu<strong>en</strong>ces où je suis, sont<br />
très bi<strong>en</strong> sorties. Parallèlem<strong>en</strong>t au colloque, depuis trois jours, je travaille à la préparation du<br />
spectacle. J’ai un peu le trac, mais aucun parisi<strong>en</strong>, aucune parisi<strong>en</strong>ne n’est là : ma pratique de<br />
danseur contemporain reste donc clandestine, cryptique. Si nous devions prés<strong>en</strong>ter ce<br />
spectacle au Théâtre de la Ville, je porterai des lunettes noires. J’ai hâte que cela se termine,<br />
car j’ai vraim<strong>en</strong>t mal aux jambes : depuis 8 jours, je danse le tango chaque soir ; <strong>en</strong> rajoutant<br />
2 ou 3 heures de danse contemporaine, j’ai l’impression que mes muscles sont à leur<br />
maximum. La marche avec Liz est vraim<strong>en</strong>t réussie. Faire <strong>en</strong>trer le tango dans ce spectacle est<br />
une idée à moi, c’est mon mom<strong>en</strong>t conçu. Pour Ornella, c’est une évid<strong>en</strong>ce. Nous travaillons<br />
<strong>en</strong> trois langues : itali<strong>en</strong>, brésili<strong>en</strong> et français : la dynamique de compréh<strong>en</strong>sion est d’abord<br />
approximative, mais les choses se mett<strong>en</strong>t <strong>en</strong> place progressivem<strong>en</strong>t. J’ai du mal à me<br />
dissocier du mom<strong>en</strong>t vécu, int<strong>en</strong>se : j’ai dû faire un effort, pour aller faire une prom<strong>en</strong>ade<br />
dans la ville, et aller chercher quelques livres dans une librairie sur la tar<strong>en</strong>telle ; chance de<br />
danser avec Laura, spécialiste de pizzica. Dans la chorégraphie, nous dansons un duo (le mot<br />
est plus juste que couple) : nous ne nous touchons pas.<br />
Jeudi 20 octobre 2005, <strong>Paris</strong> 8, Salle A 420,<br />
Sout<strong>en</strong>ance de maîtrise de Mohamed Ardhaoui sur l’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t de la langue arabe<br />
au sein des associations <strong>en</strong> France.<br />
V<strong>en</strong>dredi 21 octobre, midi passé,<br />
Salle d’embarquem<strong>en</strong>t à l’aéroport Charles De Gaulle 1 (porte 6) : un avion<br />
d'Olympics Airlines me conduit à Athènes, où j’aurai ma correspondance pour Rhodes, où<br />
j’arriverai dans 10 heures.<br />
Dans ce colloque des sci<strong>en</strong>ces de l’éducation grecque, j’ai hâte de retrouver El<strong>en</strong>a<br />
Theodoropoulou, une femme que j’aime beaucoup, bi<strong>en</strong> que je la connaisse moins qu’elle me<br />
connaît, et Vassiliki Pandazi ; toutes les deux sont prêtes, me semble-t-il, à me traduire ;<br />
j’emporte donc cinq kilos de livres. Obt<strong>en</strong>ir la traduction de l’un ou l’autre de mes livres <strong>en</strong><br />
grec est une vraie motivation de ce voyage extrêmem<strong>en</strong>t court : je pars v<strong>en</strong>dredi à midi, et je<br />
serai de retour à <strong>Paris</strong> le dimanche après-midi ! Quand El<strong>en</strong>a m’a invité pour ce colloque, j'ai<br />
rêvé passer une semaine à Rhodes. Patrick Tapernoux m’a suggéré de louer une voiture, de<br />
faire le tour de l’île. Ces jours-ci, j’ai l’impression de vivre comme ma fille, une (sur)vie de<br />
star ; or, je refuse le star system même si je suis cont<strong>en</strong>t de participer au phénomène de<br />
mondialisation : j’ai <strong>en</strong>vie de p<strong>en</strong>ser le mondial, le monde, même si je veux agir sur le plan<br />
local ; voyager est un moy<strong>en</strong> de me laisser impressionner par des réalités que je ne peux<br />
imaginer qu'à travers mes lectures du Monde ou de la littérature sci<strong>en</strong>tifique.<br />
404
La prés<strong>en</strong>ce d'Aurélie hier à mon cours m’a marqué ; le regard att<strong>en</strong>tif de cette fille,<br />
connue <strong>en</strong> DEUST est v<strong>en</strong>ue pr<strong>en</strong>dre la place d’un autre regard que j’att<strong>en</strong>dais, auquel je<br />
p<strong>en</strong>sais, mais qui n’est pas v<strong>en</strong>u. J’avais préparé 6 heures de cours pour Sophie, qui m’a<br />
demandé de dev<strong>en</strong>ir ma disciple ; j’ai accepté sa demande, comme <strong>en</strong> 2003, j’avais accepté<br />
celle émanant de K.<br />
Pour K, j’avais eu des états d’âme. Puis-je, <strong>en</strong> tant que théorici<strong>en</strong> de l’autogestion<br />
pédagogique avoir des disciples ? avoir un(e) disciple ? cette question m’a travaillé. Je<br />
n’avais pas fait cette expéri<strong>en</strong>ce, ou plutôt, je n’avais pas les mots, les concepts de cette<br />
expéri<strong>en</strong>ce, car rétrospectivem<strong>en</strong>t il m'est possible de parler de Pierre Montechio, d’Augustin<br />
Mutuale, d’Ahmed Lamihi, comme de “paleo-disciples”. Je n’ai jamais p<strong>en</strong>sé B<strong>en</strong>younès<br />
comme un disciple, mais comme un compagnon d’arme ; avec lui, <strong>en</strong>semble, nous avons fait<br />
l’escorte d'un maître (Lourau), et, à la mort de notre Vénéré, B<strong>en</strong>younès m’a remis les signes<br />
qui font le chevalier : “C’est à toi que revi<strong>en</strong>t maint<strong>en</strong>ant de conduire notre école”.<br />
Notre école, celle de l’Analyse institutionnelle lefebvri<strong>en</strong>ne, avait été décapitée à la<br />
mort d’H<strong>en</strong>ri, <strong>en</strong> 1991. R<strong>en</strong>é avait alors assuré la gestion du village ; à la mort de R<strong>en</strong>é,<br />
quelques troubles : des impuissants rev<strong>en</strong>diqu<strong>en</strong>t la succession, mais le calme de B<strong>en</strong>younès<br />
remet les choses <strong>en</strong> place : “Les chi<strong>en</strong>s aboi<strong>en</strong>t et la caravane passe”. Il a fallu oublier Les<br />
Cahiers de l’implication, et créer Les IrrAIductibles. Dans tous les noms cités jusqu’à prés<strong>en</strong>t,<br />
que des hommes : Lefebvre, Lourau, Lapassade, Althabe, Fonvieille : pourquoi n’ai-je choisi<br />
que des maîtres hommes ? Dans le milieu universitaire, lorsque j’étais étudiant, il n'y avait<br />
que des hommes, seuls à produire une œuvre ! Une femme a compté pour moi : Monique<br />
Chemillier-G<strong>en</strong>dreau, par sa prés<strong>en</strong>ce dans la fac, son style, moins par son œuvre. Or, mes<br />
maîtres ne pouvai<strong>en</strong>t être, que des personnages confrontés au mom<strong>en</strong>t de l’œuvre. Monique ne<br />
mettait pas <strong>en</strong> avant ce mom<strong>en</strong>t, elle devait pourtant y être confrontée, <strong>en</strong> tant que professeur<br />
d’université !<br />
Mes premiers étudiants impliqués fur<strong>en</strong>t des garçons ; j'ai nommé Pierre, Augustin,<br />
Ahmed, il y <strong>en</strong> avait d’autres.<br />
L’originalité de Kare<strong>en</strong> est de m’avoir écrit, deux mois après m’avoir r<strong>en</strong>contré :<br />
"Monsieur, je veux être votre disciple. J’att<strong>en</strong>ds de vous que vous me disiez, comm<strong>en</strong>t on<br />
devi<strong>en</strong>t ce que vous êtes. Comme vous, je veux être professeur de sci<strong>en</strong>ces de l’éducation !"<br />
Pour qu’il y ait disciple, il faut qu’il y ait “maître”. Kare<strong>en</strong> m’a construit comme<br />
maître : après elle, je ne pouvais plus nier mon exist<strong>en</strong>ce de maître : le disciple fait le maître.<br />
Avant Kare<strong>en</strong>, j’avais des quasi-disciples, et je pouvais être perçu comme un quasimaître,<br />
car la maîtrise suppose d’être nommée. J’avais pris le temps de me p<strong>en</strong>ser comme<br />
père (je me suis parfois s<strong>en</strong>ti grand frère, par rapport à ma fille aînée) ; j’ai pris du temps pour<br />
me p<strong>en</strong>ser comme maître. Dans mon modèle, le maître est quelqu’un qui sait parler, jouer<br />
avec les mots, et est susceptible de produire une œuvre ; le livre était pour moi l’objet par<br />
excell<strong>en</strong>ce : je ne concevais pas un maître qui ne soit auteur. J’ai raconté à mes étudiants hier,<br />
que nous étions 2000 jeunes bacheliers dans l’Amphi B2 à Nanterre. H. Lefebvre <strong>en</strong>seignait<br />
<strong>en</strong> même temps à 2000 étudiants ; très vite, j’ai eu consci<strong>en</strong>ce que je n’étais pas 1 parmi 2000.<br />
J'ai su que ma relation à H<strong>en</strong>ri n’était pas sociale, mais intime : pas corporellem<strong>en</strong>t (je ne<br />
l'approchais pas), mais sur le plan des idées. Ce qui sortait de la bouche d’H<strong>en</strong>ri me parlait : il<br />
disait simplem<strong>en</strong>t ce que j’avais du mal à formuler, pour moi-même. La proximité <strong>en</strong>tre ses<br />
concepts et mon vécu, <strong>en</strong>tre son vécu et mon rêvé (au s<strong>en</strong>s de rêve éveillé) s'imposait à moi<br />
comme illumination.<br />
Dix ans plus tard, achetant De l’Etat à la Librairie d’Ard<strong>en</strong>nes à Charleville, j’ouvrais<br />
le livre et je lisais : “Pour Remi Hess”. H. Lefebvre me distinguait, comme je l’avais<br />
distingué dix ans plus tôt pour moi-même : <strong>en</strong> dix ans, j’étais passé du statut de disciple rêvé,<br />
au disciple reconnu ; dix ans pour se distinguer de 2000 condisciples ! La sélection est<br />
405
“naturelle” : au départ, il n’y a ri<strong>en</strong>, presque ri<strong>en</strong>, pour vous distinguer des autres, et puis,<br />
tâche après tâche, l’étudiant devi<strong>en</strong>t élève remarqué, puis disciple, ins<strong>en</strong>siblem<strong>en</strong>t. Un article<br />
sur Lefebvre dans L’homme et la société me fit passer du statut d’anci<strong>en</strong> thésard (ce qui est<br />
déjà beaucoup par rapport au statut d’un sur 2000), au statut d’ami distingué, auquel on dédie<br />
un livre ; être thésard n’est pas ri<strong>en</strong>, mais H. Lefebvre a conduit 98 étudiants au grade de<br />
docteur. Par contre, il n’a écrit que 68 livres, et tous ne sont pas “dédiés”. Avec R. Lourau,<br />
j’eus très vite le statut de disciple, “premier et préféré ” puisque je fus le premier à lui<br />
demander de diriger mes travaux. Ma première thèse, sout<strong>en</strong>ue <strong>en</strong> 1973, fut effectivem<strong>en</strong>t<br />
dirigée par R. Lourau même si, à l’époque, il avait besoin de la signature d’H<strong>en</strong>ri pour<br />
pouvoir me pr<strong>en</strong>dre <strong>en</strong> charge<br />
G. Lapassade a-t-il été mon maître ? Je ne sais pas bi<strong>en</strong> comm<strong>en</strong>t les choses se sont<br />
faites, mais aujourd’hui, je considère Georges comme un maître : il a, sur moi, un regard<br />
clinique qui me fait progresser. Malgré les appar<strong>en</strong>ces, il est très bi<strong>en</strong> pourvu du tact<br />
pédagogique qui fait interv<strong>en</strong>ir au bon mom<strong>en</strong>t, dans le s<strong>en</strong>s qui s’impose. Gérard Althabe et<br />
Raymond Fonvieille fur<strong>en</strong>t importants pour moi, mais ils ne fur<strong>en</strong>t pas au niveau des trois<br />
autres, quant à l’influ<strong>en</strong>ce qu’ils ont eue sur moi. Il fur<strong>en</strong>t des maîtres, davantage dans le staff<br />
que dans le line 475 . Experts, au s<strong>en</strong>s de personnages expérim<strong>en</strong>tés, ils sont interv<strong>en</strong>us dans ma<br />
vie, dans des mom<strong>en</strong>ts particuliers.<br />
H<strong>en</strong>ri, R<strong>en</strong>é et Georges s’inscriv<strong>en</strong>t dans le line : ils fur<strong>en</strong>t mes patrons ; je me<br />
déclarais comme leur disciple, leur demandant de diriger ma vie de chercheur. Je leur donnais<br />
beaucoup de pouvoir sur moi, j’acceptais leurs injonctions, toujours prêt à répondre “prés<strong>en</strong>t”,<br />
lorsqu’ils me convoquai<strong>en</strong>t pour une mission : ainsi, G. Lapassade me demandant d’écrire un<br />
livre <strong>en</strong> une semaine (<strong>en</strong> 1975) ; <strong>en</strong> 1971, il m’avait déjà donné trois jours pour produire un<br />
article de 20 pages. Le maître donne un cadre de travail ; H<strong>en</strong>ri aussi m’avait mis à l’épreuve :<br />
il m’avait donné neuf mois pour écrire ma thèse, j’ai relevé le défi. Chaque épreuve permet au<br />
disciple d’<strong>en</strong>trer tout doucem<strong>en</strong>t dans la maîtrise : être disciple, c’est faire le chemin qui<br />
conduit à la maîtrise.<br />
Avec le choix de maître, on fait le choix de ce que l’on décide de maîtriser ; le maître<br />
existe comme maître, puisqu’il domine un art, son art ; être disciple, ce n’est pas occuper la<br />
place du maître : le vrai disciple n’est pas <strong>en</strong> concurr<strong>en</strong>ce avec le maître. Le disciple perçoit<br />
un continuum : il voit, par exemple, qu'être Lefebvre, c’est s’inscrire dans le continuum de la<br />
p<strong>en</strong>sée dialectique. Il n’y aurait pas H. Lefebvre sans Hegel, Marx, Nietzsche. En tant que<br />
disciple, je m’inscris dans une suite. Il y a du même, mais il y a de l’autre, car j’évolue deux<br />
siècles après qu’ait été écrite la Phénoménologie de l’Esprit.<br />
Le Mom<strong>en</strong>t Hess s’inscrit dans un continuum dont Lefebvre n’est que le mom<strong>en</strong>t qui a<br />
précédé le mom<strong>en</strong>t Hess. H. Lefebvre a lu tout Hegel, tout Marx, tout Nietzsche. J’ai<br />
comm<strong>en</strong>cé par lire Lefebvre, puis je suis remonté dans les mom<strong>en</strong>ts précéd<strong>en</strong>ts du continuum<br />
: j’ai lu Hegel, Marx, et je suis remonté plus avant dans la lecture des auteurs du continuum,<br />
ainsi ma lecture de Joachim de Flore.<br />
Ce qui se négocie avec Sophie actuellem<strong>en</strong>t est la construction de son continuum (et<br />
du mi<strong>en</strong> par la même occasion). J’ai imaginé faire travailler Sophie sur Le Play, mais celle-ci<br />
résiste. Elle ne veut pas définir un continuum de la consci<strong>en</strong>ce anticipante dans lequel il y<br />
aurait ce “réac” : elle préfère y inscrire Lefebvre, qui peut faire partie de sa communauté de<br />
référ<strong>en</strong>ce, mais non Le Play. Son refus m’interroge sur ce pas de côté que j’<strong>en</strong>visageais de<br />
faire, par rapport à ma communauté de référ<strong>en</strong>ce. Quelle est la place de Le Play dans notre<br />
village ? quelle est la place de Liz Claire, d’ailleurs ? Ils ne sont ni maîtres, ni disciples, des<br />
475 La sociologie des organisations distingue les relations hiérarchiques (line), des relations de conseil (staff). On<br />
trouve cette idée dès l'époque de Taylor, Fayol. Sur ce point, voir G. lapassade, Groupe, organisation,<br />
institution, 5° édition, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2006.<br />
406
connaissances qui font s<strong>en</strong>s à un mom<strong>en</strong>t donné, mais qu’on ne peut pas reconnaître<br />
totalem<strong>en</strong>t dans une communauté de référ<strong>en</strong>ce.<br />
Dans une communauté de référ<strong>en</strong>ce, on peut placer des g<strong>en</strong>s qui partag<strong>en</strong>t une intimité<br />
avec soi :<br />
-sur le plan libidinal, affectif, presque sur le plan physiologique (quelqu’un qui veille<br />
à ce que le “savant fou” que tu es, ait quelque chose à manger, un lit pour dormir, etc.)<br />
-sur le plan idéologique (on partage les mêmes idées, les mêmes questions, le même<br />
paradigme sci<strong>en</strong>tifique, etc.)<br />
-sur le plan organisationnel (on partage les mêmes routines <strong>en</strong> matière de travail, le<br />
même intérêt pour l’efficacité, la décomposition des tâches que l'on se répartit).<br />
La communauté de référ<strong>en</strong>ce se constitue donc dans une pluralité d’appart<strong>en</strong>ances ;<br />
évidemm<strong>en</strong>t, quelqu’un qu’on aimerait bi<strong>en</strong>, qui partagerait avec nous le s<strong>en</strong>s de<br />
l’organisation, mais serait idéologiquem<strong>en</strong>t aux antipodes de la position qu’on occupe, ne<br />
peut pas être membre d’une communauté de référ<strong>en</strong>ce ; dans le meilleur des cas, il n’est<br />
qu’un allié.<br />
J’ai énoncé Hegel, Marx, Nietzsche dans le continuum lefebvri<strong>en</strong>. Pour Sophie, il y a<br />
Bloch. Pour moi, il y a Fourier. Charles Fourier (1772-1837) est un ami. Je le connais depuis<br />
1970, c’est-à-dire depuis presque aussi longtemps que mes trois maîtres. Toute ma recherche<br />
actuelle tourne autour de l’attraction passionnelle. Le rapport maître-disciple est un rapport<br />
passionnel. J’ai parlé d’amour pédagogique, est-ce le mot qui convi<strong>en</strong>t ? Quel concept pour<br />
ce mom<strong>en</strong>t que je t<strong>en</strong>te de faire émerger ? Lucette m’a proposé gratitude : joli mot, car le<br />
maître a de la gratitude pour son disciple, qui l’aide à développer sans cesse davantage ce<br />
qu’il est. Le disciple, à son tour, a de la gratitude pour son maître, qui répond généreusem<strong>en</strong>t<br />
à sa sollicitation d’accompagnem<strong>en</strong>t dans le jardin de la connaissance, semé par le maître, et<br />
qu’ils butin<strong>en</strong>t <strong>en</strong>semble : l’a-musem<strong>en</strong>t de toi est <strong>en</strong>-musem<strong>en</strong>t de moi, on butine, on se fait<br />
muse de l’autre. Ch. Fourier parle d’attraction composée réciproque : la composition nous<br />
indique que l’attraction, si elle est duelle et réciproque, se compose aussi d’autres attractions<br />
transversales.<br />
Mon Airbus 340 va bi<strong>en</strong>tôt survoler Brindisi. J’ai une petite p<strong>en</strong>sée pour Lecce.<br />
Pour qu’il y ait une relation maître-disciple, il faut qu’il y ait l’institutionnalisation<br />
d’une école : être maître, c’est faire école, et faire Ecole : je ne peux isoler ma relation à<br />
Augustin, à Kare<strong>en</strong>, à Sophie sans implicitem<strong>en</strong>t installer cette relation dans l’espace de la<br />
communauté de référ<strong>en</strong>ce et dans le temps du continuum. La relation maître-disciple est donc<br />
toujours historicisée. Le maître a peut-être une plus grande consci<strong>en</strong>ce actuelle du continuum<br />
de référ<strong>en</strong>ce, mais dans l’insight du disciple se trouve totalem<strong>en</strong>t le concept : "c’est avec toi,<br />
Remi Hess, que je veux faire école !". Il y a chez le disciple une capacité à illuminer l’horizon<br />
; la consci<strong>en</strong>ce anticipante du disciple est une énonciation des virtualités qu’il perçoit à<br />
l’horizon des mots du maître. Le disciple a r<strong>en</strong>contré le maître sur la voie publique : il a<br />
acheté et lu un ouvrage trouvé <strong>en</strong> librairie (Augustin), ou il s’est trouvé <strong>en</strong> face à face dans un<br />
amphi, où l’autre faisait cours. Très vite, le disciple s’est s<strong>en</strong>ti dans l’intimité du maître, il a<br />
communié à son texte, il a bu ses paroles dans l’amphi. L’attraction du disciple pour le maître<br />
a été immédiate, car, sans s’<strong>en</strong> r<strong>en</strong>dre compte, le maître a mis <strong>en</strong> route le disciple. Je ne suis<br />
plus après, comme j’étais avant mon inscription dans le cours d’H<strong>en</strong>ri… Je ne p<strong>en</strong>se pas qu’il<br />
y ait eu coup de foudre, mais quelque chose de proche : après une période d’incubation,<br />
soudain : l’évid<strong>en</strong>ce. Après l'errance dans les fourrés d’une forêt profonde : je découvre une<br />
clairière, je m’y repose, puis réconforté, je trouve un beau chemin, bi<strong>en</strong> balisé, un panneau<br />
indicateur me r<strong>en</strong>seigne même sur le s<strong>en</strong>s de la marche ; d’un bon pas, j'ai décidé de faire la<br />
route !<br />
407
Le disciple travaille pour “éclaircir” l’insight qui l’a traversé : il lit, écrit ; souv<strong>en</strong>t, ce<br />
travail se fait dans le dos du maître. Et puis, au hasard du chemin, à un mom<strong>en</strong>t donné, le<br />
maître se retourne, et il est “saisi” : il se reconnaît dans le projet de celui qui l’accompagne<br />
dans sa marche ; à partir de ce mom<strong>en</strong>t, on chemine <strong>en</strong>semble. Le disciple ne recopie pas le<br />
maître, il ne le répète pas non plus, <strong>en</strong>core qu’il soit capable de prés<strong>en</strong>ter, mieux que<br />
quiconque, le travail du maître. Non, ce que repr<strong>en</strong>d le disciple au maître est la méthode. Le<br />
disciple porte plus loin le paradigme du maître ; leur li<strong>en</strong> est paradigmatique.<br />
Je n’ai pas <strong>en</strong>core introduit la notion de champ de cohér<strong>en</strong>ce. À côté de la<br />
communauté de référ<strong>en</strong>ce (c. de r.), partagée par le m. et le d. (le maître et le disciple), il y a<br />
le champ de cohér<strong>en</strong>ce : dans le vécu partagé <strong>en</strong>tre ces deux personnes (au sein d’une<br />
communauté plus large), on cherche <strong>en</strong>semble à expliciter notre c. de c. (champ de<br />
cohér<strong>en</strong>ce). Le maître s’est construit quelque part un c. de c. au cours de ses recherches<br />
antérieures, mais cette construction n’est jamais totalem<strong>en</strong>t terminée à ses yeux ; il ne sait pas<br />
trop expliciter ce qui fait la cohér<strong>en</strong>ce de sa propre recherche ; il ne fait jamais que tourner<br />
autour. Arrivant de l’extérieur, la force du disciple est d'avoir une meilleure perception du c.<br />
de c. du maître, car il se trouve alors placé sur un promontoire qui lui fait voir l’horizon<br />
beaucoup plus loin que le maître.<br />
En lui proposant une objectivation de son c. de c, le disciple fait jouir le maître, qui<br />
accepte ce disciple, lorsqu’il se reconnaît dans l’objectivation du disciple, <strong>en</strong> général, d’une<br />
simplicité extrême. Ainsi Augustin se construit comme disciple le jour où il dit cette phrase :<br />
"Remi Hess a une p<strong>en</strong>sée. Son <strong>en</strong>tourage s’arrête à son personnage, qui semble occuper toute<br />
la scène, mais il faut dépasser le personnage et <strong>en</strong>trer dans sa p<strong>en</strong>sée". Augustin <strong>en</strong>tre alors<br />
dans un comm<strong>en</strong>taire d’un ouvrage que j’ai écrit, montrant la valeur des mots que j’emploie,<br />
contre le rôle que je me donne de ne pas croire à la valeur des mots que j’emploie.<br />
Sophie me fait remarquer que lorsqu’elle se met à <strong>en</strong>gager une correspondance avec<br />
Marie-Pierre, pour r<strong>en</strong>dre compte du Mom<strong>en</strong>t de la création (échange de lettres avec Hubert<br />
de Luze), elle montre qu’elle a compris que le vrai projet du livre est de p<strong>en</strong>ser (<strong>en</strong> la mettant<br />
<strong>en</strong> action) une recherche sur et par la correspondance. Je la distingue <strong>en</strong> lui mettant 20.<br />
Je survole la Grèce. J’aime ce pays. Sophie est associée à la Grèce. Comme Hélène.<br />
La note est un moy<strong>en</strong> pour le prof de distinguer ses “bons étudiants”. Une bonne note<br />
ne coûte pas cher, et pourtant elle a une force symbolique considérable. En 1968, Lefebvre<br />
avait mis un 20 à Nahmias, un de mes condisciples. J’admirais Lefebvre et Nahmias. Je<br />
regrettais seulem<strong>en</strong>t d’avoir été interrogé, à l’oral, par un autre professeur.<br />
La lettre par laquelle Kare<strong>en</strong> dit vouloir être ma disciple est “consci<strong>en</strong>ce anticipante”,<br />
dans la mesure où elle m’aidait à voir, dans l’après-coup, que j’avais pu être un disciple<br />
(chose que je n’ai jamais formulée du vivant d’H<strong>en</strong>ri ou de R<strong>en</strong>é). R<strong>en</strong>é a été remarqué par<br />
H<strong>en</strong>ri, par le même procédé. Heureux de recevoir une lettre de R<strong>en</strong>é, comm<strong>en</strong>tant La somme<br />
et le reste, H<strong>en</strong>ri est v<strong>en</strong>u à Gélos, r<strong>en</strong>contrer R<strong>en</strong>é 476 .<br />
Dans ces situations, une attraction réciproque, qui trouve son origine dans le partage<br />
du c. de c. Il y a quelque chose de l’ordre du partage d’une attraction physique comme<br />
“gratitude” de se retrouver, de fait, dans un même champ de cohér<strong>en</strong>ce, d’abord idéologique<br />
et organisationnel. Si on cherche à p<strong>en</strong>ser ce qui a précédé le mom<strong>en</strong>t de la révélation :<br />
souv<strong>en</strong>t, on découvre dans l’autre un style aimable.<br />
476<br />
Cette virée de H. Lefebvre, de Navarr<strong>en</strong>x à Gélos, <strong>en</strong> 1962, me fut racontée par Maïté Clavel, qui <strong>en</strong> fut<br />
témoin.<br />
408
R<strong>en</strong>é Lourau comm<strong>en</strong>te La somme et le reste, livre très impliqué où H. Lefebvre se<br />
donne à lire sous toutes les facettes. On aime La somme et le reste ; on aime son auteur quand<br />
on veut soi-même s’inscrire dans le continuum mis à jour dans cet ouvrage !<br />
Parfois, l’attraction passionnelle et réciproque se fait <strong>en</strong> deux temps. Sophie vit<br />
int<strong>en</strong>sém<strong>en</strong>t mon cours, mais elle trouve que son 20/20 est “too much”. Elle fait un pas <strong>en</strong><br />
arrière, et choisit de travailler un an et demi avec une <strong>en</strong>seignante qui la dé-narcissise, avant<br />
de se dire que l’attraction passionnelle, avec moi, n’est pas morte ! Effectivem<strong>en</strong>t, j’accueille<br />
de mon mieux la “faveur sollicitée” (Fourier). Ceux qui peuv<strong>en</strong>t <strong>en</strong>trer dans ce type de<br />
relation ne sont pas nombreux. Mes retrouvailles avec Lyliane, puis mes problèmes avec L,<br />
m’ont fait voir que la relation maître-disciple n’est pas courante, surtout dans le cas du maître<br />
(homme) et disciple (femme). Avant Kare<strong>en</strong>, je ne construis de solides relations qu’avec des<br />
hommes. Disciple, je ne choisis que des maîtres -hommes.<br />
Avant Lefebvre, d’autres hommes ont compté dans ma vie. J’ai écrit sur mes relations<br />
avec André Akoun, mon prof de terminale, énormém<strong>en</strong>t admiré, que j’ai pu pr<strong>en</strong>dre comme<br />
maître, mais qui n’a jamais su, donc reconnu mon “transfert pédagogique”. Il y a aussi Alain<br />
Badiou dont j’ai suivi les cours à Reims <strong>en</strong> 1966 (<strong>en</strong> tant qu’auditeur libre), sans que<br />
l'occasion de sortir de la dim<strong>en</strong>sion publique (1 parmi 200) me soit donnée. Je n’ai jamais<br />
parlé personnellem<strong>en</strong>t à Badiou, même lorsque je suis dev<strong>en</strong>u son collègue, car, à ce mom<strong>en</strong>t,<br />
de toutes petites diverg<strong>en</strong>ces idéologiques ont pu se structurer comme déf<strong>en</strong>ses. En fait, le<br />
clivage vint de mon affinité élective pour H<strong>en</strong>ri, qui était l’<strong>en</strong>nemi de celui qui devait dev<strong>en</strong>ir<br />
le tueur d’Hélène ; Alain, étant un ami fidèle du philosophe et futur assassin, les choses ne<br />
pouvai<strong>en</strong>t plus se développer. On pr<strong>en</strong>d toujours des distances respectueuses, avec les<br />
<strong>en</strong>nemis de nos maîtres déclarés.<br />
Mes maîtres ou mes maîtres “virtuels” ont été des hommes ; et mes premiers disciples,<br />
que je nomme paleo-disciples, car ils existèr<strong>en</strong>t avant que n’émerge ma consci<strong>en</strong>ce d’être un<br />
maître. Moussa est-il un disciple ? Pas vraim<strong>en</strong>t. Il faudrait revisiter ma carte de relations, <strong>en</strong><br />
t<strong>en</strong>tant de définir la place de chacun dans ma carte du t<strong>en</strong>dre pédagogique. Et Driss ? Et<br />
Patrick ? Peut-on p<strong>en</strong>ser la place de chacun dans les cercles proxémiques, au niveau affectif,<br />
idéologique, organisationnel ? Quelle place aux filles, avant Kare<strong>en</strong> ?<br />
Depuis la mort d’Althabe, j’ai pu formuler ce jugem<strong>en</strong>t : “P<strong>en</strong>dant des décades, je n’ai<br />
travaillé qu’avec des hommes, vieux. J’ai <strong>en</strong>vie de ne m’<strong>en</strong>tourer que de jeunes femmes<br />
dynamiques !” Deux réactions de “jeunes femmes dynamiques”. D’abord, celle de Sophie :<br />
- Il y a deux ans, vous étiez déjà “<strong>en</strong>touré” de ce groupe de jeunes femmes.<br />
- Oui, peut-être. Mais j’étais dans ma période de retournem<strong>en</strong>t. Cela s’est amorcé avec<br />
K, juste au mom<strong>en</strong>t où je r<strong>en</strong>contre Sophie.<br />
Une autre me conduit à réfléchir : Lyliane. Née <strong>en</strong> 1950, elle a été mon étudiante à<br />
Vinc<strong>en</strong>nes ; je la retrouve après 24 ans, <strong>en</strong> compagnie de Liz et K, à l'occasion d'une<br />
interv<strong>en</strong>tion. Elle me dit :<br />
-Tu étais déjà ainsi <strong>en</strong> 1979 !<br />
-Je ne me souvi<strong>en</strong>s plus.<br />
Avec Lilyane, j'ai eu une relation forte, de “faveur pédagogique sollicitée” (Fourier) et<br />
de gratitude partagée (Lu). La vie nous a séparé, mais 24 ans plus tard, Lilyane a lu mes<br />
livres. Elle a suivi de loin ce que j’ai pu faire : m’a-t-elle perçu comme un maître <strong>en</strong> 1979 ? Je<br />
ne sais pas, mais elle s’est construite sur un système référ<strong>en</strong>tiel qui a fait une place à notre<br />
champ de cohér<strong>en</strong>ce. Elle s’<strong>en</strong> rev<strong>en</strong>dique d’ailleurs toujours, et je s<strong>en</strong>s chez elle une fidélité<br />
à Vinc<strong>en</strong>nes, à l’AI, etc, non seulem<strong>en</strong>t sur le plan idéologique, mais aussi organisationnel<br />
(elle est att<strong>en</strong>tive aux soubresauts de la dynamique des groupes), et affectif : elle est travaillée<br />
par l’attraction composée réciproque.<br />
409
Quelle place aux femmes dans ma vie ?<br />
Le chapitre sur ce sujet dans Le s<strong>en</strong>s de l’histoire ne satisfait pas Lyliane. Comme<br />
Lucette et Charlotte qui n’ont pas aimé ce chapitre (contrairem<strong>en</strong>t à mes sœurs), mon amie<br />
dioise, protestante, voudrait autre chose. Ce sujet fait “pas de côté” par rapport à mon fil<br />
rouge : le mom<strong>en</strong>t maître-disciple.<br />
En dehors de ma maîtresse de CM2, Micheline Bonneville, je n’ai pas eu de<br />
“maîtresse” dans le primaire ou le secondaire ; j’ai eu une femme comme prof de math <strong>en</strong> 5 e ,<br />
mais je ne me suis pas bi<strong>en</strong> <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du avec elle ; mes autres "maîtres" ont été des hommes !<br />
Pas de fille, non plus, du CP jusqu’au bac, parmi mes condisciples : que de mecs ! La<br />
“libération” survi<strong>en</strong>t <strong>en</strong> lettres supérieures ; dans cette classe, nous sommes 7 garçons pour 18<br />
filles !<br />
J’ai donc ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t construit ma relation aux filles, dans un espace<br />
“extrascolaire”. J’ai détesté l’école : y passer des journées <strong>en</strong>tières, des années durant, sans<br />
aucune prés<strong>en</strong>ce de filles m'a semblé inhumain. Cette expéri<strong>en</strong>ce a certainem<strong>en</strong>t joué dans ma<br />
construction “romantique” du mom<strong>en</strong>t de la femme. Si je n’avais pas eu deux sœurs très<br />
proches de moi, que serais-je dev<strong>en</strong>u ? Odile et G<strong>en</strong>eviève m’ont énormém<strong>en</strong>t aimé, chacune<br />
à sa manière. Elles m’ont aussi introduit auprès de leurs amies : à cette époque, je vivais une<br />
attraction passionnelle composée ; j’aimais le groupe, la “bande” que nous formions. Toutes<br />
les filles apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à tous les garçons ; s’agit-il d’une forme de perversion du point de vue<br />
de la psychanalyse ? Je ne puis répondre. Toujours est-il que ce type de vécu de groupe<br />
arrangeait bi<strong>en</strong> ma mère. Son journal trouvé et lu après sa mort, montre qu’elle s’organisait,<br />
pour casser toute relation particulière qui pouvait se construire <strong>en</strong>tre garçons et filles : elle<br />
voulait nous préserver de la sexualité qui devait arriver un jour, mais “le plus tard possible”.<br />
“Le flirt laisse des traces, cela fait du mal”, telle est sa “croyance” ; chez elle, le “flirt”<br />
est synonyme de péché mortel. J’ai beaucoup aimé ce mot, mais aujourd’hui, je ne l’aime plus<br />
du tout : il est vulgaire. J’ai appris à faire des péchés mortels beaucoup plus subtils : le<br />
blasphème reste quand même mon péché préféré.<br />
Mon amie L m’a écrit pour me dire que j'avais essayé de “flirter” avec elle. Ri<strong>en</strong> que<br />
de lire ce mot, pour qualifier mon comportem<strong>en</strong>t à son égard, m’a r<strong>en</strong>du “malade”. Flirt vi<strong>en</strong>t<br />
du vieux français “conter fleurette” : déjà mieux que “ flirter ”, mais je ne conte pas<br />
“fleurette” : je n’ai plus l’âge pour cela. Le flirt, cela suppose une r<strong>en</strong>contre badine de deux<br />
être du même âge. Il y a 30 ans de différ<strong>en</strong>ce <strong>en</strong>tre L et moi. Comm<strong>en</strong>t “badiner” <strong>en</strong>semble ?<br />
Non, cela me semble vulgaire. L pr<strong>en</strong>d pour du flirt deux situations, où j’ai eu des gestes<br />
t<strong>en</strong>dres à son <strong>en</strong>droit. Un baiser volé sur sa bouche un jour de dynamique de groupe hyper<br />
viol<strong>en</strong>te. Je voulais lui montrer que, malgré mon implication dans l’autre camp, je ne la<br />
rejetais pas. L’autre situation était aussi particulière. Je ne la décris pas. Ce terme de flirt<br />
appliqué ici me semble totalem<strong>en</strong>t plat, creux. Il labellise : il ne décrit pas la complexité des<br />
gestes, leur social choregraphy pour employer la terminologie de mes amis américains. Avec<br />
ce type de femme néo-simpliste, la complexité de notre éducation et de notre savoir-vivre se<br />
réduit à pas grand-chose. Les jeunes femmes dynamiques peuv<strong>en</strong>t-elles voir autre chose dans<br />
les rapports intergénérationnels qu’une guerre <strong>en</strong>tre de vieux hommes pervers et de jeunes<br />
femmes pures ? C'est à vous dégoûter d’aimer les femmes, de les courtiser.<br />
Heureusem<strong>en</strong>t, quelques femmes <strong>en</strong> Italie comme <strong>en</strong> France accept<strong>en</strong>t <strong>en</strong>core qu’on<br />
leur dise qu’elles sont belles, qu’elles dans<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong>, sans qu'elles imagin<strong>en</strong>t aussitôt que<br />
l’homme qui les complim<strong>en</strong>te est un violeur <strong>en</strong> puissance. Pourquoi la fac n’organise-t-elle<br />
pas des cours de savoir-vivre ? Toujours est-il que, quand on r<strong>en</strong>contre ce type de femme, on<br />
se hâte de retourner dans la compagnie des hommes. Fuir L et tout ce qu’elle représ<strong>en</strong>te<br />
d’inculture ! Elle se croit belle et désirable, alors que dans mon village, nous la percevons<br />
comme froide, calculatrice et sans vie. Comm<strong>en</strong>t l’éloigner de ma communauté de référ<strong>en</strong>ce ?<br />
410
Je vi<strong>en</strong>s à Rhodes pour oublier son fantôme. Je suis dans la salle d’embarquem<strong>en</strong>t, et il<br />
me faudrait pr<strong>en</strong>dre consci<strong>en</strong>ce que je suis à Athènes et que, dans deux heures, je serai avec<br />
El<strong>en</strong>a à Rhodes. Avec El<strong>en</strong>a, je veux construire. Elle va trouver que je ne reste pas longtemps<br />
: mon retour pourra être perçu comme une fuite ! Mais El<strong>en</strong>a ne m’a pas donné les dates du<br />
colloque ; manque d’organisation de ces dernières semaines. Avant, tout semblait p<strong>en</strong>sé, et<br />
puis sil<strong>en</strong>ce total. J’étais dans autre chose : l'abs<strong>en</strong>ce d'information ne me dérangeait pas.<br />
Aujourd’hui, ce soir, seul : plus aucun Français. Je suis au milieu des Grecs. J’aime cette<br />
solitude, qui me donne beaucoup de temps pour écrire.<br />
Quand je p<strong>en</strong>se que Sophie ne met plus de robe ni de jupe, depuis qu’elle est au<br />
courant de la guerre que L conduit contre les jupes !<br />
J’espère qu’El<strong>en</strong>a portera une robe. J’<strong>en</strong> doute : les femmes, jeunes ou moins jeunes,<br />
qui s’apprêt<strong>en</strong>t à pr<strong>en</strong>dre l’avion sont toutes <strong>en</strong> pantalon. Quand je p<strong>en</strong>se que ma mère n’a<br />
jamais mis de pantalon durant toute sa vie : le monde a bi<strong>en</strong> changé depuis 1998 (7 ans !).<br />
Les Itali<strong>en</strong>nes de Lecce : toutes <strong>en</strong> robe longue ! Incroyable… Je suis jaloux des<br />
Itali<strong>en</strong>s du Sud.<br />
Palace de Rhodes, samedi 22 octobre,<br />
Je vais parler bi<strong>en</strong>tôt. El<strong>en</strong>a Theodoropoulou est à côté de moi. Elle est v<strong>en</strong>ue me<br />
chercher à l’aéroport hier soir vers 22 h.30. Long mom<strong>en</strong>t à parler à l’hôtel (le Palace Rhodes<br />
où a lieu le colloque), puis, on s’est décidé à visiter la vieille ville, puis à chercher un<br />
restaurant. On est r<strong>en</strong>tré à 3 h.30 : la nuit a été courte. El<strong>en</strong>a est très belle aujourd’hui. Elle<br />
porte une robe longue ; elle qui va me traduire. Elle a fait une traduction écrite de mon texte,<br />
distribué aux participants. La salle est magnifique. Je n’ai pas <strong>en</strong>vie de parler debout ; je<br />
préfère parler assis.<br />
Parallèlem<strong>en</strong>t au groupe de référ<strong>en</strong>ce des disciplines, je veux constituer un groupe de<br />
référ<strong>en</strong>ce des pairs. Avec Gaby, El<strong>en</strong>a, on peut produire quelque chose sur la philosophie de<br />
l’éducation. Gaby m’a demandé de travailler sur Herbart, sur le Takt : j’<strong>en</strong> parle à El<strong>en</strong>a. Elle<br />
me dit qu’elle travaille sur ce thème depuis sa plus t<strong>en</strong>dre <strong>en</strong>fance. Elle me parle d’un<br />
scénario d’<strong>en</strong>fance où elle fit avec un couteau de guerre une expéri<strong>en</strong>ce phénoménologique<br />
vers l’âge de dix ans. Je compr<strong>en</strong>ds que la question était de découper son corps “avec tact”,<br />
“au bon <strong>en</strong>droit”, pour mettre à jour le cadre du corps, le monde qui se cachait derrière. Sa<br />
question était alors le Takt, pou imaginer couper à l’<strong>en</strong>droit décisif, à l’<strong>en</strong>droit adapté.<br />
La situation ici est assez absurde. Le présid<strong>en</strong>t du congrès qui me parle <strong>en</strong> allemand<br />
veut que je prononce <strong>en</strong> français ma confér<strong>en</strong>ce écrite. Or celle-ci est disponible <strong>en</strong> grec. Elle<br />
a été traduite. El<strong>en</strong>a me dit que le nombre de g<strong>en</strong>s qui parl<strong>en</strong>t français est tellem<strong>en</strong>t faible que<br />
je ne dois pas me s<strong>en</strong>tir obligé de lire mon texte.<br />
-Tu peux improviser autre chose.<br />
J’imagine parler de vraim<strong>en</strong>t autre chose, de football, par exemple. En fait, je p<strong>en</strong>se<br />
que je vais dire à l’oral ce que j’aurais voulu écrire <strong>en</strong> plus, après avoir écrit mon texte. Je<br />
vais le développer.<br />
Mon fil : oui, il faut construire le mom<strong>en</strong>t de l’interculturel à l’école, c'est le cont<strong>en</strong>u<br />
de mon texte, mais la question que l’on peut se poser, c’est comm<strong>en</strong>t. Je développe la<br />
technique du journal, mais j'explore aussi d’autres techniques : la correspondance et<br />
l’autobiographie croisée.<br />
J’ai terminé. Cela s’est bi<strong>en</strong> passé. Nous sommes parv<strong>en</strong>us à faire ce que nous<br />
voulions ; j’ai été bref. El<strong>en</strong>a m’a traduit. C’était clair, précis, pédagogique. Le présid<strong>en</strong>t qui<br />
411
était très inquiet de me voir “transgresser” le programme défini, a été <strong>en</strong>thousiaste de ma<br />
créativité et de la justesse de traduction. Mon interprète a du tact, qualité précieuse pour<br />
traduire.<br />
J’ai évoqué ma recherche à l’OFAJ, pour donner du grain à moudre à la prof<br />
allemande de Heidelberg qui représ<strong>en</strong>te la formation des maîtres allemands. Elle ne connaît<br />
pas Gaby, mais connaît son collègue de Karlsruhe (Freinétiste, romaniste).<br />
Plus tard, dans la confér<strong>en</strong>ce,<br />
El<strong>en</strong>a préside la séance. Je suis v<strong>en</strong>u me placer à côté d’elle pour lui faire lire les trois<br />
première pages du dialogue que je suis <strong>en</strong> train d’écrire sur “les formes de l’écriture<br />
impliquée”. J’ai décidé de donner à lire mes idées à travers un dialogue <strong>en</strong>tre El<strong>en</strong>a, Vassiliki<br />
(arrivée juste après mon interv<strong>en</strong>tion) et moi. Vassiliki s’est d’abord installée à côté de moi.<br />
Elle a posé des questions, j’ai répondu. Je fais maint<strong>en</strong>ant lire mon texte à El<strong>en</strong>a, qui va<br />
pouvoir interv<strong>en</strong>ir dedans. La forme dialogique est elle-même “illustration” du propos.<br />
Je vi<strong>en</strong>s de terminer mon texte “dialogue” avec Vassiliki et El<strong>en</strong>a. J’ai bi<strong>en</strong> travaillé,<br />
mais je comm<strong>en</strong>ce à crever de faim. Mon rythme n'est pas celui du colloque.<br />
Le présid<strong>en</strong>t du colloque a été très heureux de mon interv<strong>en</strong>tion. Il est v<strong>en</strong>u me taper<br />
dans le dos. Il m’invite au grand dîner ce soir. D’accord.<br />
Aéroport d’Athènes, ce dimanche 23 octobre 2005, 11 h.30,<br />
Levé depuis 4 h.40, j’ai passé plusieurs heures à écrire dans mon carnet Journal de<br />
mes dissociations. Ce que j’ai écrit “sonne” juste : je suis heureux de ces méditations. Je vais<br />
me replonger dans la lecture du Mom<strong>en</strong>t conçu. Je voudrais terminer ce carnet et le faire<br />
frapper par Sophie. Ce texte a un mouvem<strong>en</strong>t propre, puis-je le repr<strong>en</strong>dre après l’avoir relu ?<br />
J’ai comm<strong>en</strong>cé cette relecture ces jours-ci. J’ai écrit mes premières pages à Dijon, lieu où j’ai<br />
pu être remarqué par El<strong>en</strong>a (elle participait au colloque des philosophes).<br />
Dans l’avion Athènes-<strong>Paris</strong>, 12 h. 50,<br />
Le dix août, concernant ma rubrique nécrologique, je proposais “pédagogue” ou<br />
“valseur” ; aujourd’hui, je trouverai “philosophe” assez juste : j’ai <strong>en</strong>vie de faire de la<br />
philosophie. Ma r<strong>en</strong>contre avec El<strong>en</strong>a est décisive. Avant, sur ce terrain, je n’avais de relation<br />
qu’avec Gaby, mais à trois, on fait une communauté. Un couple est plus fort qu’être seul,<br />
mais trois fait vraim<strong>en</strong>t “groupe” ; ce que je fais avec El<strong>en</strong>a sera repris avec Gaby, etc.<br />
Concevoir son inscription dans une communauté intellectuelle de référ<strong>en</strong>ce est préalable à<br />
toute production.<br />
Aujourd’hui, je relis ce carnet. Je le lis <strong>en</strong> me mettant à la place d’El<strong>en</strong>a. Je me dis que<br />
ce texte pourrait l’intéresser, peut-être l’exciter ?<br />
Sainte Gemme, le dimanche 29 octobre 2005,<br />
Je suis dans la salle aux archives depuis 6 heures du matin. Je me suis levé tôt pour<br />
pr<strong>en</strong>dre de l’avance dans ma lecture de Roland Barthes sur Fourier. Sophie Amar est ici avec<br />
Jules. Moi, je suis avec Romain. Nous formons un quatuor assez productif. Romain doit faire<br />
ses devoirs. Je vais demander à Jules de l’y aider. Ils sont <strong>en</strong> 6 e tous les deux. Sophie est<br />
v<strong>en</strong>ue ici pour <strong>en</strong>trer dans la p<strong>en</strong>sée de Lefebvre. Nous avons un point de départ : mon livre<br />
sur H<strong>en</strong>ri. Ensuite, Sophie s’est plongée dans La somme et le reste. Puis, j’ai voulu qu’elle<br />
regarde la Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne. Le volume 2 est à <strong>Paris</strong>. Le hasard a voulu que je<br />
412
trouve Actualité de Fourier. J’avais cet ouvrage <strong>en</strong> double. J’ai décidé d’<strong>en</strong> donner un<br />
exemplaire à Sophie. Mais avant, j’ai relu l’excell<strong>en</strong>t texte d’H<strong>en</strong>ri qui ouvre l’ouvrage ; j’<strong>en</strong><br />
ai lu des passages tout haut.<br />
P<strong>en</strong>dant ce temps, Sophie lisait Le temps des méprises… Plus Sophie trouvait des<br />
choses, plus j’avais <strong>en</strong>vie d’avancer dans ma propre réappropriation de mes propres livres :<br />
j’ai pu fournir les pages sur le fouriérisme de L’idéologie allemande que me demandait<br />
Sophie 477 . Je lui ai aussi desc<strong>en</strong>du le Barthes sur Sade, Fourier, Layola 478 : à deux, on est<br />
efficace, dans la recherche intellectuelle. Cet été, avec Lu, j’avais fait cette expéri<strong>en</strong>ce.<br />
Maint<strong>en</strong>ant, je suis avec une étudiante et, <strong>en</strong> trois jours, elle a fait un chemin considérable.<br />
Depuis son projet de master, elle s’approprie un objet dont j’avais eu l’intuition : le<br />
continuum qui va de Joachim de Flore à Herbart, Fourier, <strong>en</strong> passant par Bloch, Lefebvre et<br />
moi. Pour elle, il s’agit du continuum de l’espérance. Nous avons beaucoup exploré les<br />
concepts de “terre promise 479 ”, de consci<strong>en</strong>ce philosophique (Hegel), d’inv<strong>en</strong>tion (Fourier).<br />
Sophie a lu la biographie de Fourier dans le Dictionnaire des philosophes 480 . C’est un<br />
très long texte. L’édition de 1993 est ici. Il faut qu’elle scanne ce texte. Nous avons l’intuition<br />
qu’avec tous les textes rassemblés aujourd’hui, nous avons la trame de son mémoire de<br />
master. Cette trame sera prés<strong>en</strong>tée lors du colloque de décembre. Ce jour-là, je crois que<br />
Sophie montrera H. Lefebvre, sous un nouveau jour. Ce que j’aime chez elle, c’est qu’elle est<br />
une femme. Jusqu’à prés<strong>en</strong>t, mes amis lefebvri<strong>en</strong>s étai<strong>en</strong>t toujours des hommes : ils n’avai<strong>en</strong>t<br />
pas, et moi avec eux, la s<strong>en</strong>sibilité de Sophie par rapport à certaines choses écrites par H<strong>en</strong>ri.<br />
Je p<strong>en</strong>se que le travail de Sophie r<strong>en</strong>ouvellera les études lefebvri<strong>en</strong>nes : être deux, p<strong>en</strong>ser à<br />
deux, travailler à deux accélère les prises de consci<strong>en</strong>ce. Le mom<strong>en</strong>t se conçoit plus vite à<br />
deux.<br />
Quand je p<strong>en</strong>se que B<strong>en</strong>younes a refusé toutes les r<strong>en</strong>contres à deux, que je lui<br />
proposais (il a fait sa thèse <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t seul, si l’on peut dire, car <strong>en</strong> même temps, il est<br />
immergé dans un groupe). Par opposition, Sophie a profité de l’aide que je lui offrais, elle a<br />
un rapport très fouriériste au travail. Pour elle, la relation pédagogique est “faveur sollicitée” :<br />
elle lit mes auteurs fétiches avec ferveur. Sophie me semble avoir des qualités spéculatives.<br />
Elle se pose des questions que je me suis déjà posées. J’<strong>en</strong> ai résolu quelques-unes, mais<br />
certaines sont restées sans réponse. Du coup, les reposer aujourd’hui stimule ma curiosité.<br />
Lire Fourier devi<strong>en</strong>t une urg<strong>en</strong>ce pour nous. Il faut que je trouve les douze volumes<br />
parus chez Anthropos <strong>en</strong> 1971. Sophie s’y mettra après le 8 décembre, date du colloque “De<br />
la découverte du quotidi<strong>en</strong> à l’inv<strong>en</strong>tion de sa critique” qu’elle organise avec moi et Kare<strong>en</strong>.<br />
Nous avons déjà obt<strong>en</strong>u l’accord de principe pour la publication des actes. Pour cet<br />
événem<strong>en</strong>t, sout<strong>en</strong>u par Espace-Marx, je vais essayer de produire quelques textes<br />
stratégiques. Par exemple, le texte sur “équival<strong>en</strong>ce-non équival<strong>en</strong>ce”, auquel je p<strong>en</strong>se depuis<br />
quelques années. Jean-Louis Le Grand voudrait que l’on produise un texte sur “La critique<br />
chez H. Lefebvre”. Comm<strong>en</strong>t dégager aussi les notions de possible, de virtuel ? à<br />
expliciter <strong>en</strong>core : théorie des mom<strong>en</strong>ts, méthode régressive-progressive. En fait, il faut faire<br />
un livre aux chapitres bi<strong>en</strong> articulés, bi<strong>en</strong> p<strong>en</strong>sés, bi<strong>en</strong> coordonnés. Parmi les collaborateurs à<br />
inviter : Michel Trebitsch, Ulrich Müller-Schöll… Le délai est court, mais cela pourrait se<br />
faire. Il faut prés<strong>en</strong>ter cette journée d’étude, comme le prolongem<strong>en</strong>t des cinq journées de<br />
2001. Il faut que je me replonge aussi dans mon livre sur la théorie des mom<strong>en</strong>ts. L’urg<strong>en</strong>ce<br />
477<br />
K. Marx, F. Engels, L'idéologie allemande, Edition sociales, 1968, 635 p.<br />
478<br />
Barthes sur Sade, Fourier, Layola, <strong>Paris</strong>, Seuil, 1971, 188 p.<br />
479<br />
cf. H. Lefebvre dans Actualité de Fourier, colloque d'Arc-et-S<strong>en</strong>ans, sous la direction d'H. Lefebvre, <strong>Paris</strong>,<br />
Anthropos, 1975, 290 p.<br />
480<br />
Suzanne Oleszkiewicz-Debout, Charles Fourier, in D. Huisman, Dictionnaire des philosophes, <strong>Paris</strong>, Puf,<br />
1993, pp.947-952.<br />
413
est de produire Le bon mom<strong>en</strong>t. Cette année, il faut que je vive sur le modèle de la journée<br />
lefebvri<strong>en</strong>ne : écriture le matin de 6 heures à midi. Ensuite, mondanité pédagogiques.<br />
R<strong>en</strong>dre des livres tous les quinze jours : après J. Korczak, lancer Le bon mom<strong>en</strong>t, puis<br />
dans La méthode régressive-progressive ; <strong>en</strong> captant l’énergie qui va être produite par le<br />
frottem<strong>en</strong>t des silex lefebvri<strong>en</strong>s, je vais pouvoir allumer le feu dans la plaine. Espace-Marx<br />
m’apporte une stimulation. Peut-être faudrait-il aussi inviter Labica ?<br />
Je note aussi l’idée (saugr<strong>en</strong>ue) d’inviter l’Abbé Pierre, pour qu’il nous parle de sa vie<br />
amoureuse, dans le cadre de mon cours de master !<br />
Sophie p<strong>en</strong>se que je produits une œuvre qui a sa place dans le continuum qu’elle met à<br />
jour. Il faut que je rajoute à sa caisse de livres (qu’elle va travailler) le livre de Raoul<br />
Vaneigem : Le mouvem<strong>en</strong>t du Libre-Esprit. Dans Autogestion et Socialisme n° 20-21 (1972)<br />
consacré à Charles Fourier, il y a un texte intéressant sur “Fourier et Freinet”. Je m’inscris<br />
dans ce continuum.<br />
Explorer leur inscription dans un continuum est une épreuve nouvelle que l'on peut<br />
exiger de ses disciples ; Kare<strong>en</strong> explore le continuum va de Marc-Antoine Julli<strong>en</strong> à elle <strong>en</strong><br />
passant par Korczak, Fonvieille et moi. Pour Sophie, le continuum est celui de l’espérance, de<br />
la p<strong>en</strong>sée anticipatrice. On part de Joaquim de Flore, on passe par Herbart, Fourier, Bloch,<br />
Lefebvre, moi, elle.<br />
Je suis placé à un carrefour de continua ; dans une transversalité de continua, à chaque<br />
continuum peut correspondre un disciple. Pour trouver un nouveau disciple, je dois avoir<br />
l’intuition d’un continuum non <strong>en</strong>core exploré. Je dois le donner comme dote au disciple<br />
virtuel, dont l’ess<strong>en</strong>ce s’inscrit dans ce mouvem<strong>en</strong>t. C’est ce que j’ai fait avec Sophie. Quand<br />
elle m’a parlé de son “être au monde”, j’ai eu l’intuition que je pourrais être un médiateur<br />
<strong>en</strong>tre elle et Ernst Bloch. Bloch, moi, elle, cela donnait déjà une <strong>ligne</strong> : il suffisait <strong>en</strong>suite de<br />
prolonger la <strong>ligne</strong> (courbe), pour pointer des planètes qui devait se trouver comme mom<strong>en</strong>t du<br />
continuum. Le continuum est comme une <strong>ligne</strong> qui me précède et continue après moi : la<br />
chance est de pouvoir connaître de son vivant, des hommes et des femmes qui partag<strong>en</strong>t avec<br />
soi ces continua : de plus vieux qui vous ont révélé votre appart<strong>en</strong>ance à leur continuum, de<br />
plus jeunes qui s’inscriv<strong>en</strong>t à leur tour dans ce mouvem<strong>en</strong>t. Il y a un li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre mom<strong>en</strong>t et<br />
continuum : à chaque mom<strong>en</strong>t peut correspondre un continuum. Et à chaque continuum<br />
correspond un (des) mom<strong>en</strong>t(s). Ma théorie est représ<strong>en</strong>table par une géométrie dans l’espace.<br />
Si l’on t<strong>en</strong>te de produire une Phénoménologie de l’Esprit d’aujourd’hui, on dira que le<br />
travail d’explicitation de nos continua permet de savoir d’où l’on vi<strong>en</strong>t. Mais <strong>en</strong> même temps,<br />
cette consci<strong>en</strong>ce de soi historique crée des <strong>ligne</strong>s qui, si on les prolonge, permett<strong>en</strong>t de<br />
concevoir les virtualités, les possibles du mom<strong>en</strong>t que l’on vit. Ainsi je peux savoir si je suis<br />
inscrit dans le continuum Joachim de Flore, Fourier, Lefebvre. Mais je peux avoir la<br />
consci<strong>en</strong>ce anticipante de Sophie, et même, je peux voir plus loin et dégager pour elle des<br />
disciples qui s’inscriv<strong>en</strong>t dans son sillage.<br />
Ces dernières semaines, j’éprouvais quelques problèmes pour donner une place à<br />
certaines personnes dans mon travail de description de mes communautés de référ<strong>en</strong>ce 481 ,<br />
ainsi Christine Delory-Momberger. Je ne la perçois pas comme disciple, pourtant j’ai pu poser<br />
quelques actes que l’on attribue <strong>en</strong> général à la capacité anticipatrice du maître. J'ai eu une<br />
consci<strong>en</strong>ce anticipante de ce que serait Christine : je lui ai dit qu’elle serait un jour<br />
universitaire, si elle faisait telle et telle chose ; elle les a faites ; elle a eu une confiance<br />
absolue pour le programme que je lui ai tracé. Aujourd’hui, <strong>en</strong>tre nous, la relation maître-<br />
481 cf. Corps <strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t.<br />
414
élève est r<strong>en</strong>versée. Christine se considère maint<strong>en</strong>ant (à juste titre) comme mon maître (<strong>en</strong><br />
histoire de vie).<br />
Dans un certain continuum, l’écriture impliquée, elle m’a suivi, mais <strong>en</strong>suite, elle s’est<br />
inv<strong>en</strong>té un nouveau continuum dans lequel elle m’a <strong>en</strong>suite initié : les histoires de vie ; ainsi,<br />
elle a pu être disciple dans un certain mom<strong>en</strong>t et maître dans un autre. On peut donc partager<br />
avec quelqu’un plusieurs continua, et dans des statuts d’anticipateur ou de suiveur. Avec G.<br />
Lapassade, j’ai été suiveur dans la plupart des mom<strong>en</strong>ts que nous avons partagés, mais sur le<br />
terrain spécifique de la construction du journal comme outil de l’AI, comme outil de l’analyse<br />
interne, j’ai aspiré Georges : mon Lycée au jour le jour, (1982-83) 482 a suscité son Journal<br />
des DEUG (1984) 483 .<br />
Le bonheur est de pouvoir vivre avec des g<strong>en</strong>s qui travaill<strong>en</strong>t avec nous, <strong>en</strong> pouvant<br />
alterner les rôles d’anticipateur et de suiveur. Avec Lor<strong>en</strong>zo Giaparizze, j’ai fait<br />
continuellem<strong>en</strong>t cette expéri<strong>en</strong>ce ; nous sommes dans l'alternance de rôle. Nous avons<br />
baptisée cette alternance : la théorie des chantiers. Pour chaque chantier, le groupe des<br />
laboratores choisit un chef (de chantier). Selon les chantiers, le groupe choisit son chef <strong>en</strong><br />
fonction des compét<strong>en</strong>ces (antériorité dans le continuum). Ainsi Lor<strong>en</strong>zo, dans le chantier de<br />
Ligoure, m’a désigné comme le chef de chantier. Et je me suis appuyé sur lui, comme mon<br />
second. Gaby a accepté ce rôle aussi, dans ce chantier qui a duré 17 ans. J’étais le patron.<br />
Gaby me secondait et Lor<strong>en</strong>zo aussi : sur d’autres chantiers, Lor<strong>en</strong>zo fut, est, reste mon<br />
maître. Et Gaby aussi.<br />
J’ai tiré de cette expéri<strong>en</strong>ce ma théorie de l’autogestion que Kare<strong>en</strong> a retrouvée dans<br />
C<strong>en</strong>tre et périphérie (1978) et qu’elle a diffusée dans le cadre du mouvem<strong>en</strong>t de l’autogestion<br />
pédagogique 484 . L’autogestion pédagogique consiste à jouer à tour de rôle différ<strong>en</strong>tes<br />
fonctions (chef, ouvrier, etc.). Dans le rapport maître-disciple, on institutionnalise la relation<br />
de dép<strong>en</strong>dance de manière plus systématique et sur une plus longue durée ; on reconnaît le<br />
maître comme chef de chantier (s). Le maître conçoit des chantiers dont il peut être le chef,<br />
car le disciple est celui qui dit au maître :<br />
-Tu as la maîtrise d’objets que je veux faire mi<strong>en</strong>s. Je veux que tu me donnes ta<br />
compét<strong>en</strong>ce, non seulem<strong>en</strong>t dans tel ou tel mom<strong>en</strong>t (chantier), mais dans ta capacité à créer<br />
des mom<strong>en</strong>ts. C’est ta transversalité qui m’intéresse. Fais-la moi partager.<br />
Par exemple, les trois jours passés avec Sophie m’ont fait id<strong>en</strong>tifier chez elle un<br />
mom<strong>en</strong>t virtuel qu’elle a pu investir dans le passé, mais qui a été <strong>en</strong>tièrem<strong>en</strong>t <strong>en</strong>terré : sa<br />
maîtrise de l’allemand. J’avais exigé de K qu’elle se remette à l’allemand. Pour me<br />
compr<strong>en</strong>dre, il faut être germaniste. Christine l’est, K le sera et Sophie a redécouvert à mon<br />
contact qu’elle avait appris l’allemand, il y a très longtemps. Je lui ai trouvé une méthode<br />
Assimil, et surtout, je vais lui offrir des ouvrages <strong>en</strong> allemand. Je veux que mes disciples<br />
aill<strong>en</strong>t plus loin que moi dans l’effort de se référer aux textes originaux.<br />
Sophie bande quand elle se frotte à E. Bloch : il faut donc qu’elle se confronte à la<br />
langue de son maître. E. Bloch écrit l’allemand. Les traductions françaises sont utiles, mais<br />
elles sont difficiles ; Sophie doit travailler l’original de Bloch, de Hegel, même si elle a sous<br />
les yeux la traduction française. Quand je me suis aperçu que ce travail que j’avais fait moimême,<br />
Sophie pouvait le faire aussi, je me suis dit qu’il fallait lui donner la consigne de<br />
s’<strong>en</strong>gager dans cette démarche. Il s’agit d’une épreuve, d'un travail, mais un éclaircissem<strong>en</strong>t<br />
spécifique et original sort de ce travail. Sophie va souffrir, mais elle sera plus belle après. Il<br />
faut savoir souffrir pour être beau. Une consci<strong>en</strong>ce philosophique ne s’acquiert pas sans<br />
travail.<br />
482<br />
R. Hess, Lycée au jour le jour,ethnographie d'un établissem<strong>en</strong>t d'éducation, <strong>Paris</strong>, Méridi<strong>en</strong>s Klincksieck,<br />
1989.<br />
483<br />
Inédit, disponible à la consultation.<br />
484<br />
R. Hess, C<strong>en</strong>tre et périphérie, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2° éd. 2001, 238 p.<br />
415
Cep<strong>en</strong>dant, même si je travaille tout le temps, je m’amuse au boulot : il faut construire un<br />
nouveau rapport au travail. Fourier voulait que l’on ait le même plaisir au boulot qu’au bal,<br />
d'accord ! Je m’éclate autant à faire cours, à écrire des livres ou mon journal, à faire mon<br />
jardin, à me prom<strong>en</strong>er aux <strong>en</strong>virons de Ste Gemme ou à danser le tango avec Maria-Grabriela.<br />
Romain travaille à côté de moi, il fait son travail scolaire ; François pose le plancher ;<br />
moi, j’écris : Sainte-Gemme vit. Romain me propose de desc<strong>en</strong>dre au t<strong>en</strong>nis, d’accord : il faut<br />
changer de mom<strong>en</strong>t de temps <strong>en</strong> temps.<br />
Comm<strong>en</strong>t expliquer que je pr<strong>en</strong>ne plaisir à des textes que je ne compr<strong>en</strong>ds pas ? il m’a<br />
fallu 38 ans pour me s<strong>en</strong>tir à l’aise dans la Phénoménologie de l’Esprit ! Quelle<br />
persévérance ! Cette con-frontation finit par aboutir à quelque chose : ce qui m'importe, c’est<br />
de faire ma cour. Obt<strong>en</strong>ir le corps de la femme à la première r<strong>en</strong>contre est l’objectif de Don<br />
Juan, mais c’est une excitation de situation, pas de mom<strong>en</strong>t. La beauté de l’amour se trouve<br />
dans la construction progressive du mom<strong>en</strong>t. Mon rapport à la philosophie est un mom<strong>en</strong>t.<br />
Cette Grande Dame est d’approche difficile ; il faut la courtiser longtemps pour obt<strong>en</strong>ir ses<br />
faveurs.<br />
Plus tard,<br />
Je vi<strong>en</strong>s de lire : “L’autogestion passionnelle ou la théorie sociétaire de Charles<br />
Fourier”, de Simone Debout 485 . Je compr<strong>en</strong>ds mieux pourquoi je travaille depuis deux ans, à<br />
la création d’Attractions passionnelles, cette revue dont je rêve depuis si longtemps. Rééditer<br />
Charles Fourier 486 devi<strong>en</strong>t une priorité. Je saisis la place de Fourier dans la g<strong>en</strong>èse de la<br />
théorie des mom<strong>en</strong>ts. Pour lui, chacun a des fantaisies, des “manies”. Il faut les <strong>en</strong>courager.<br />
La différ<strong>en</strong>ce fait la spécificité de chacun : <strong>en</strong> harmonie, on trouve toujours des g<strong>en</strong>s pour<br />
partager ses manies. Parfois, les manies sont tellem<strong>en</strong>t spécifiques qu’il faut faire le tour du<br />
monde pour trouver quelqu’un qui puisse partager sa manie, mais on trouve. Je p<strong>en</strong>se à A.-G.<br />
Haudricourt dont les intérêts de recherche étai<strong>en</strong>t tellem<strong>en</strong>t particuliers qu’il n’avait trouvé<br />
sur le globe que trois ou quatre personnes avec qui parler 487 .<br />
Mon œuvre vise à clarifier mes intérêts de recherche : plus mes intérêts de recherche<br />
sont clarifiés, plus je puis définir le c. de c. (champ de cohér<strong>en</strong>ce) de ma communauté de<br />
référ<strong>en</strong>ce. À chaque intérêt de recherche, correspond un c. de c. et donc une c. de r. Parfois,<br />
cep<strong>en</strong>dant, j’ai besoin de g<strong>en</strong>s différ<strong>en</strong>ts pour réaliser mes manies. Donc, mon travail de<br />
construction de mes c. de r. passe par la construction de la “série” supplém<strong>en</strong>taire : je rec<strong>en</strong>se<br />
les g<strong>en</strong>s qui partag<strong>en</strong>t avec moi la même passion, et je dois chercher à connaître les personnes<br />
qui partag<strong>en</strong>t la passion complém<strong>en</strong>taire.<br />
Le tango illustre parfaitem<strong>en</strong>t ce que je cherche à dire : la communauté des hommes<br />
qui dans<strong>en</strong>t le tango forme la série supplém<strong>en</strong>taire, et la série complém<strong>en</strong>taire est celle des<br />
femmes qui dans<strong>en</strong>t le tango.<br />
Pour donner libre cours à cette manie, j’ai besoin de regrouper le maximum de g<strong>en</strong>s<br />
supplém<strong>en</strong>taires et complém<strong>en</strong>taires, car cette manie est une passion sociale : j’ai besoin du<br />
groupe pour danser. Le tango est une bonne situation d’attraction passionnelle. Dans le choix<br />
de mes mom<strong>en</strong>ts, et de leur conception pour moi, il y a nomination d’une manie : plus<br />
j’explore mes fantaisies, plus je me réalise.<br />
485<br />
Simone Debout, “L’autogestion passionnelle ou la théorie sociétaire de Charles Fourier”, Autogestion n° 5-6,<br />
mars-juin 1968.<br />
486<br />
les XII vol. parus chez Anthropos <strong>en</strong> 1970-72 sont épuisés. C'est à cette édition à laquelle je me référerai<br />
ultérieurem<strong>en</strong>t.<br />
487<br />
A.-G. Haudricourt, Pascal Dibie, Les pieds sur terre, <strong>Paris</strong>, Métailié, 1987.<br />
416
Fourrier pose le principe qu’<strong>en</strong> civilisation, les g<strong>en</strong>s sont invités à se conformer à des<br />
modèles standards : on ne les invite pas à l’individuation, bi<strong>en</strong> au contraire ; par contre, <strong>en</strong><br />
harmonie, je puis dire mes derniers fantasmes : plus je les exprime, plus je trouve les<br />
part<strong>en</strong>aires dont j’ai besoin pour les mettre <strong>en</strong> acte. Sur le plan de la recherche, plus je décris<br />
mes méthodes, mes objets, mes intérêts de recherche, plus je vais pouvoir trouver les<br />
personnes avec qui chercher.<br />
Ma trouvaille de Sophie n’aurait pas été possible si je n’avais pas explicité mon intérêt<br />
pour le principe espérance. Ma lecture d’E. Bloch est un pas dans l’auto-définition d’un<br />
continuum d’appart<strong>en</strong>ance. En relisant ce carnet, j’ai constaté que je n’avais pas pris de notes<br />
<strong>en</strong> août, quand je me suis mis à lire E. Bloch. Je faisais l’index du livre : toute mon énergie<br />
était tournée vers ce travail. Ma découverte de Bloch est concomitante avec ma lecture de la<br />
Phénoménologie de l’Esprit. Ce mois d’août était une activation d’une manie : mon intérêt de<br />
connaissance pour la philosophie, et la pratique du journal est un moy<strong>en</strong> de capter mon travail<br />
sur ce terrain. Le journal est une application concrète du Principe espérance. Je fais le pari<br />
que quelqu’un pourra lire un jour ce que je travaille. Le journal est donc un appel à la<br />
constitution d’un groupe virtuel pouvant constituer une c. de r., et cette c. de r. m’inclut<br />
lorsque je fais l’effort de me relire.<br />
Quand je trouve un lecteur à un journal, (un lecteur étant quelqu’un qui ne s’implique<br />
pas dans le c. de c. que je t<strong>en</strong>te de dégager), je puis constituer avec lui une communauté. C’est<br />
la co-manie dont parle Fourier.<br />
Avec Sophie, la r<strong>en</strong>contre est instantanée, mais elle est précédée de tout un travail de<br />
clarification pour moi. Quand je l’ai r<strong>en</strong>contrée, il y a deux ans, je n’avais pas fait ce<br />
cheminem<strong>en</strong>t théorique. D’une certaine manière, ce carnet était une propédeutique à ma<br />
r<strong>en</strong>contre avec Sophie. Ce carnet comm<strong>en</strong>ce avec une r<strong>en</strong>contre : celle de Christine Vallin,<br />
éphémère lors d’un colloque ; nos échanges sont int<strong>en</strong>ses : p<strong>en</strong>dant quinze jours, nous<br />
échangeons une lettre par jour. Je passe mes journées à lui écrire, mais nous interrompons<br />
notre échange de lettres après les vacances de Noël : son boulot ne lui permet pas de<br />
continuer. Cet échange de lettres m’apporte beaucoup. Je découvre que j’ai du mal à lui faire<br />
compr<strong>en</strong>dre ma définition du mom<strong>en</strong>t. J’ai l’impression que le chemin parcouru depuis est<br />
important. Ce chemin était nécessaire pour clarifier mon auto-définition de mes “manies”, de<br />
mes fantaisies : chaque lecture, chaque r<strong>en</strong>contre fait progresser l’explicitation du désir.<br />
Mon travail sur le Journal a permis à K de trouver son objet de recherche, son champ<br />
d’observation et d’interv<strong>en</strong>tion, mais aussi son champ d’analyse ; <strong>en</strong> retour, le travail de K<br />
m’aide à clarifier (pour moi aussi) l’exist<strong>en</strong>ce d’un champ de cohér<strong>en</strong>ce. L’écart qu’il y a<br />
avec l’autre m’aide à clarifier <strong>en</strong>core mieux, et avec une précision sans cesse plus grande, la<br />
spécificité de ma manie.<br />
Mon conflit actuel avec L vi<strong>en</strong>t d’un désaccord sur ce que je mets dans la valse et le<br />
tango. Je m’aperçois que si j’ai pu partager quelque chose de fort avec elle, nos objets, malgré<br />
tout, sont différ<strong>en</strong>ts : notre r<strong>en</strong>contre n’est possible que si l’on se dit que l’on croyait être<br />
supplém<strong>en</strong>taire, et qu’<strong>en</strong> fait, on est complém<strong>en</strong>taire.<br />
Il y a des continua de r<strong>en</strong>contres qui font s<strong>en</strong>s : Christine Vallin, Huguette Le Poul,<br />
Sophie Amar. C’est mon mom<strong>en</strong>t philosophique qui se construit dans un dialogue avec des<br />
femmes : celles-ci m’apport<strong>en</strong>t quelque chose d’autre que ce que j’ai déjà trouvé avec les<br />
hommes. Dans le continuum de r<strong>en</strong>contres, il faut inscrire aussi Gaby, évidemm<strong>en</strong>t, Anne-<br />
Marie Drouin et maint<strong>en</strong>ant El<strong>en</strong>a Theodoropoulou. Si je repr<strong>en</strong>ds cette série de femmes, il<br />
faudrait lui donner un ordre, une suite.<br />
417
Anne-Marie Drouin, c’est un livre sur l’utopie que j’ai voulu retrouver ces dernières<br />
semaines, et que j’ai, semble-t-il, égaré. Anne-Marie, c’est un premier livre paru dans la<br />
collection de Lucette, et aussi ce livre réc<strong>en</strong>t chez Vrin. C’est aussi le colloque de Dijon, la<br />
médiation avec El<strong>en</strong>a ! J’ai lu l’intégralité de l’œuvre d’Anne-Marie (puisque je l’ai aidée à<br />
préparer son habilitation). D’où vi<strong>en</strong>t notre conniv<strong>en</strong>ce? Nous avons joué <strong>en</strong>semble avec les<br />
mots : elle rigole lorsque je parle ; elle a l’utopie comme problématique structurelle. Plaisir de<br />
la ???? Pour mes disciples, je vais relire le livre d’Anne-Marie : il faut faire lire cet ouvrage,<br />
le placer dans ma bibliographie type.<br />
Nécessité de parler avec Anne-Marie, avec qui j'ai eu l’OFAJ <strong>en</strong> partage : elle n’y est<br />
pas restée longtemps, mais elle <strong>en</strong> a sorti quelque chose. Anne-Marie est la clef de quelque<br />
chose, je le ress<strong>en</strong>s ; avec elle, je dois essayer de p<strong>en</strong>ser. Puisqu'elle a de l’avance sur moi<br />
dans plusieurs domaines, je dois me mettre à son école. Christine Vallin, r<strong>en</strong>contrée à Dijon,<br />
comme El<strong>en</strong>a : les dispositifs d’Anne-Marie sont donc favorables à la r<strong>en</strong>contre de mes comaniaques.<br />
Dominique Aussant, <strong>en</strong>core, s’est inscrit <strong>en</strong> master avec moi, suite à la médiation<br />
d’Anne-Marie. Comm<strong>en</strong>t prés<strong>en</strong>ter Anne-Marie à mes étudiants ? peut-être <strong>en</strong> l’invitant<br />
comme membre du jury de thèse ? elle pourrait aussi v<strong>en</strong>ir à mon séminaire.<br />
Anne-Marie doit r<strong>en</strong>contrer Sophie, qui devrait lire l’œuvre d’Anne-Marie sur<br />
l’utopie, et <strong>en</strong> faire une note de lecture développée. Moi-même, je dois <strong>en</strong> faire une aussi : je<br />
l’avais promis à Anne-Marie. Ensuite, Sophie devra r<strong>en</strong>contrer Anne-Marie : les<br />
communautés de référ<strong>en</strong>ce sont composées. Je suis un compositeur de c. de r., ou, du moins,<br />
je dois le dev<strong>en</strong>ir. Créateur de mom<strong>en</strong>ts, c’est bi<strong>en</strong>, compositeur de c. de r. , c’est mieux. Je<br />
ne dois pas garder Sophie pour moi. Il faut que je la fasse connaître à toutes et à tous mes “comaniaques”,<br />
pour parler le langage de Fourier.<br />
Notes de lecture (Autogestion n° 20-21). Fourier parle du simplisme. Il le définit<br />
comme “connaissance incomplète 488 ” : théorie sans pratique ou pratique sans théorie. La<br />
connaissance complète intègre l’une à l’autre (théorie et pratique). Pour Fourier, la vérité<br />
active est la vérité praticable, compatible avec l’attraction, avec l’intérêt et le plaisir 489 . La<br />
théorie ne trouve son s<strong>en</strong>s plein que par les réalisations pratiques qu’elle permet, et dont elle<br />
dép<strong>en</strong>d <strong>en</strong> même temps ; de même, chaque note n’a de signification que s’elle est accomplie<br />
dans un but clairem<strong>en</strong>t défini, compris et accepté par tous.<br />
Fourier voit <strong>en</strong>core trop de “jeunes filles languir, tomber malades et mourir, faute<br />
d’une union que la nature commande impérieusem<strong>en</strong>t, et que la loi leur interdit 490 ”.<br />
“L’initiative révolutionnaire apparti<strong>en</strong>t aux masses, c’est-à-dire aux ouvriers, aux<br />
femmes, aux <strong>en</strong>fants, à tous ceux qui font les frais de l’oppression : et à tous ceux qui<br />
compt<strong>en</strong>t sur leur propres forces passionnelles et rationnelles à la fois 491 ”. Cet article cite W.<br />
Reich : "Dans la “ civilisation ”, on considère comme évid<strong>en</strong>t qu’il faut battre les <strong>en</strong>fants dans<br />
l’intérêt de la “ culture ”, et refuser aux adolesc<strong>en</strong>ts qui sont dans la fleur de l’âge, le bonheur<br />
de l’union sexuelle 492 . Fourier constatait déjà que l’autorité civilisée s’oppose au “besoin des<br />
plaisirs du tact 493 ”. Les <strong>en</strong>fants de onze ans aim<strong>en</strong>t le toucher, la vie <strong>en</strong> bande. Et nous aussi !<br />
Vive le tango ! “La pratique de la vie peut se passer d’une théorie de la mort 494 ".<br />
488<br />
Ch. Fourier, Œuvres complètes, <strong>Paris</strong>, Anthropos, VIII, 187.<br />
489<br />
Ch. Fourier, Œuvres complètes, <strong>Paris</strong>, Anthropos, IV. 57.<br />
490<br />
Ch. Fourier, Œuvres complètes, <strong>Paris</strong>, Anthropos, IV, 118 ; I. 131.<br />
491<br />
Jean Goret, “ Charles Fourier et l’économie dialectique de l’autorité ” Autogestion et socialisme, n° 20-21, p.<br />
52.<br />
492<br />
W. Reich, La révolution sexuelle, préface à la seconde édition, p. 29.<br />
493<br />
Ch. Fourier, Œuvres complètes, <strong>Paris</strong>, Anthropos, VII, 442.<br />
494<br />
Colette Maillard, “ Oublier l’état ”, in Autogestion et Socialisme, n° 20-21, p. 64.<br />
418
Remarques : Quelle est la place de la communauté du Père Enfantin dans le continuum<br />
de Sophie ? Saint-Simon et Fourier, quels rapports ?<br />
“L’ext<strong>en</strong>sion des privilèges des femmes est le principe général de tous les progrès<br />
sociaux” (Théorie des quatre mouvem<strong>en</strong>ts).<br />
Fourier veut qu’il n’y ait ri<strong>en</strong> au-delà du principe de plaisir, et ne suppose nul<br />
irréductible 495 : “Quoi qu’on puisse se passer de copulation et non de subsistance, il est<br />
certain, et cela sera démontré dans cet ouvrage, que le besoin de plaisirs du tact cause autant<br />
de désordres sociaux que le besoin de subsistance 496 ”.<br />
“La ruse et le pari de Fourier réside <strong>en</strong> ce que, selon ce qu’il croit savoir des hommes,<br />
une imm<strong>en</strong>se majorité d’<strong>en</strong>tre eux sont déjà de cœur avec lui, mais chacun se récite à l’<strong>en</strong>vi le<br />
m<strong>en</strong>songe perman<strong>en</strong>t de sa biographie que la culture mutile : qu’on songe que Fourier luimême<br />
ignora jusqu’à tr<strong>en</strong>te cinq ans qu’il était… 497 ”.<br />
“Les hommes ne sont nullem<strong>en</strong>t égaux, ils sont différ<strong>en</strong>ts 498 ”.<br />
J’ai terminé la lecture de n° 20-21 d’A et S. Je l’avais comm<strong>en</strong>cé par la fin. J’ai lu ce<br />
volume <strong>en</strong> 1972, mais je ne m’<strong>en</strong> souvi<strong>en</strong>s pas. Fourier m’apparaît comme un monde à<br />
investir, non seulem<strong>en</strong>t sur le plan théorique, mais aussi “pratiquem<strong>en</strong>t” : Attractions<br />
passionnelles devi<strong>en</strong>t une urg<strong>en</strong>ce : il faut que je me crée un mom<strong>en</strong>t fouriériste. Mon<br />
prochain journal philosophique sera c<strong>en</strong>tré sur ce mom<strong>en</strong>t ; comm<strong>en</strong>t le qualifier ? utopiste ?<br />
Je n’aime pas ce mot, car je vois mal la coupure dans ma vie <strong>en</strong>tre utopie et réalité : je veux<br />
réduire sans cesse davantage cet écart. De même que je t<strong>en</strong>te de réduire l’écart <strong>en</strong>tre onirisme<br />
et veille : pour moi, la vie onirique n’est pas dans le rêve, mais dans la vie quotidi<strong>en</strong>ne.<br />
jeudi.<br />
J<strong>en</strong>ny Gabriel me demandait comm<strong>en</strong>t me séduire : je lui répondrai dans mon cours de<br />
Il est 7 heures du matin. On est le 1 e<br />
novembre. Cela fait trois heures que je lis et écris<br />
; j’ai adopté un rythme fouriériste. Je m’apprête à vivre une journée bi<strong>en</strong> remplie. Je vais<br />
retrouver la mère d’Orane : elle aussi a une place importante dans mon monde intérieur, mais<br />
cette place n’est pas <strong>en</strong>core bi<strong>en</strong> définie ; avec elle, je partage une manie : la passion des<br />
archives, et cette manie s’<strong>en</strong>racine dans le culte des photos de Rothier.<br />
“Femmes” ! Mes femmes !<br />
Vous êtes ma consci<strong>en</strong>ce philosophique.<br />
Je vous aime !<br />
G<strong>en</strong>eviève, Odile, mes sœurs, je ne vous oublie pas,<br />
même si je ne vous le dis pas suffisamm<strong>en</strong>t !<br />
G<strong>en</strong>eviève, je p<strong>en</strong>se à elle : je veux répondre à sa lettre d’août ; j’y p<strong>en</strong>se ; je p<strong>en</strong>se à<br />
ma réponse.<br />
G<strong>en</strong>eviève me racontait son rapport aux hommes.<br />
-Et toi, quel rapport aux femmes ? me demandait-elle.<br />
Ces dernières semaines, beaucoup de pages écrites <strong>en</strong> p<strong>en</strong>sant à G<strong>en</strong>eviève.<br />
L’amour des sœurs est-il une passion, rec<strong>en</strong>sée par Fourier ?<br />
Je le s<strong>en</strong>s très fort chez moi.<br />
J’adore mes sœurs.<br />
Il ne faut pas trop le dire.<br />
La civilisation n’autorise pas ce g<strong>en</strong>re d’attraction passionnelle…<br />
495 Colette Maillard, “ Oublier l’Etat ” p. 69.<br />
496 Nouveaux Mondes Amoureux, p. 442.<br />
497 C. Maillard, p. 76.<br />
498 C. Maillard, p. 79.<br />
419
La vie avec une fratrie,<br />
J’ai vécu ce mom<strong>en</strong>t avec passion.<br />
Le journal de Claire décrit bi<strong>en</strong> ce mom<strong>en</strong>t.<br />
Il faut le faire taper, le faire circuler pour aider à p<strong>en</strong>ser.<br />
Le journal de Claire, une description d’une fratrie sur plusieurs années, à l’époque<br />
vivante de l’av<strong>en</strong>ture.<br />
Peu de mères ont le temps de faire ce travail d’observation.<br />
Ma mère l’a fait.<br />
Il faut valoriser ce chantier dans lequel s’articul<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> “champs d’observation et<br />
d’interaction, d’analyse, de cohér<strong>en</strong>ce, etc.”.<br />
Comm<strong>en</strong>t trouver un groupe d’étudiants qui souhaiterai<strong>en</strong>t faire un M2 l’an prochain,<br />
et accepterai<strong>en</strong>t de se lancer dans l’édition du journal de ma mère.<br />
!<br />
Sainte Gemme, 2 nov. 2005,<br />
De retour de Metz, où j’ai été reconduire mon fils Romain.<br />
J’ai demandé à Romain s’il est heureux :<br />
-Oui. Mais je voudrais te voir plus souv<strong>en</strong>t : j’aimerais bi<strong>en</strong> que tu vives avec ma mère<br />
Romain voudrait se créer une communauté de référ<strong>en</strong>ce autour de lui.<br />
Quand nous sommes arrivés à Metz, Alex était souriante et disponible : elle avait<br />
besoin de moi. Elle écrit un mémoire pour son diplôme d’éducatrice ; elle a choisi comme<br />
sujet : L’utilisation du récit de vie dans le métier d’éducateur.<br />
-D’où me vi<strong>en</strong>t ce sujet ? De toi, sûrem<strong>en</strong>t, m’a-t-elle dit.<br />
-Oui ?<br />
-En travaillant sur mon sujet, je suis tombé sur ton nom tout le temps. Une de mes<br />
formatrices m’a dit : “Vous devriez lire Remi Hess” ! Consci<strong>en</strong>te de ton travail sur ce sujet, je<br />
voudrais que tu me trouves des éducateurs qui ont une pratique dans cette direction. Une<br />
chose m’a amusée : j’ai trouvé le nom de Christine Delory-Momberger ; j’ai cherché son livre<br />
Histoire de vie à la bibliothèque du c<strong>en</strong>tre de formation. Ensuite, je me suis aperçu que je<br />
l’avais dans ma bibliothèque ; tu me l’avais apporté !<br />
Alexandra m’a demandé de lui parler d’Adorno, d’Ardoino ; je lui ai parlé de E.<br />
Bloch, de Ch. Fourier. Très motivée, elle pr<strong>en</strong>ait des notes, puis elle m’a demandé de lire un<br />
mémoire qu’elle a trouvé sur son sujet. Le temps passait ; la nuit était tombée. Romain m’a<br />
dit :<br />
-Tu devrais passer la nuit ici. Je n’aime pas que tu pr<strong>en</strong>nes la route la nuit.<br />
Nous sommes allés dîner au restaurant. Puis nous nous sommes couchés : Romain<br />
s’est couché avec sa mère. J’ai dormi sur la banquette du salon : je me suis réveillée à 4<br />
heures. J’ai lu le mémoire sur Les récits de vie, puis, je me suis r<strong>en</strong>dormi ; au petit-déjeuner,<br />
j’ai comm<strong>en</strong>té ma lecture : Alexandra pr<strong>en</strong>ait des notes. Je lui ai trouvé pas mal d’idées pour<br />
ori<strong>en</strong>ter sa recherche. Je mesure tout le chemin qu’elle a <strong>en</strong>core à faire pour construire son<br />
outil.<br />
Nous avons évoqué l’histoire de vie de Gérard Althabe. Elle ne connaît pas non plus<br />
Le s<strong>en</strong>s de l’histoire, pourtant, elle l’a lu ; elle était <strong>en</strong> désaccord total avec cet ouvrage,<br />
donné <strong>en</strong> 2001. Depuis, elle semble avoir changé de regard sur moi. La seule chose qu’elle<br />
exige : que l’on ne sache pas, dans son c<strong>en</strong>tre de formation, qu’elle a fait un <strong>en</strong>fant avec moi.<br />
Elle m’a raconté longuem<strong>en</strong>t un rêve qu’elle refait sans cesse ; elle repasse le bac, et<br />
elle n’y arrive pas.<br />
-Si tu veux te débarrasser de ce rêve, lui ai-je dit, tu n’as qu’à écrire ta thèse.<br />
420
-Oui, mais il faudrait que je trouve un sujet qui m’intéresse vraim<strong>en</strong>t…<br />
J’aime ce type de situation, où j’aide quelqu’un à restaurer son mom<strong>en</strong>t intellectuel.<br />
Romain m’avait dit :<br />
-Ma mère dit que tu es un Intello !<br />
-Est-ce une insulte ?<br />
-Non, je ne crois pas ; pour elle, l'intello vit avec sa tête…<br />
Peu d’intellos dans le milieu d’Alex ; ses collègues sont dans la consci<strong>en</strong>ce commune.<br />
Pour moi, l'intellectuel est davantage qu’un travailleur intellectuel ; c’est quelqu’un qui veut<br />
se construire une consci<strong>en</strong>ce philosophique, et qui accepte les responsabilités qui naiss<strong>en</strong>t du<br />
fait que cette dernière donne une consci<strong>en</strong>ce anticipante.<br />
J’ai hâte de terminer ce carnet. J’ai <strong>en</strong>vie de le donner à taper à Sophie. Je voudrais<br />
<strong>en</strong>suite p<strong>en</strong>ser à autre chose.<br />
Lucette r<strong>en</strong>tre ce soir de Charleville : je voudrais réchauffer la maison. François<br />
continue à poser le plancher : ma bibliothèque sera bi<strong>en</strong>tôt un lieu exceptionnel, où j’ai hâte<br />
d’installer mon espace de travail, et où il me sera bi<strong>en</strong>tôt possible de me mettre à l’écriture<br />
d’ouvrages théoriques.<br />
Je vi<strong>en</strong>s d’avancer Corps <strong>en</strong> mouvem<strong>en</strong>t : ma recherche intellectuelle sur Ch. Fourier<br />
m’excite. Quand je p<strong>en</strong>se que je suis là, à Ste Gemme à écrire, alors que demain je serai face à<br />
mes étudiants dès 9 heures du matin ! J’ai le cœur serré : j’ai annoncé que j’allais faire un<br />
cours sur Dilthey et je ne brûle que pour Fourier ! comm<strong>en</strong>t vais-je faire pour m’empêcher de<br />
faire partager ma nouvelle passion ? Je suis très partagé. Après Hegel, et avant Dilthey, je<br />
pourrais glisser Fourier : pourquoi pas ? Il faudrait que je me décide, et je ne puis : je p<strong>en</strong>se<br />
que je vais m’interdire de jouir de Fourier, et que je vais m’imposer de me replonger dans<br />
Dilthey. Mon livre sur lui est là devant moi, allez ! je vais m’y replonger. De cette alternance<br />
Dilthey-Fourier, il ne peut que sortir quelque chose : quand on frotte l’un contre l’autre de tels<br />
silex, il ne peut qu’<strong>en</strong> surgir des étincelles !<br />
3 nov., 4 h.30,<br />
Je p<strong>en</strong>se soudain à la thèse de Raymond : Marie-Hélène Bonello a-t-elle fait le<br />
nécessaire pour l’organisation de la sout<strong>en</strong>ance ? Gaby devrait v<strong>en</strong>ir à <strong>Paris</strong> aujourd’hui.<br />
Séminaire de <strong>Paris</strong> 8, 3 novembre 2005,<br />
Je donne à J<strong>en</strong>ny Gabriel Wilhelm Dilthey, an Introduction 499 : mon idée est de le lui<br />
faire traduire, et de partir de là pour écrire un livre sur Dilthey. Je n’ai pas été convaincu par<br />
l’article d’Angèle Kremer-Marietti dans le Dictionnaire des philosophes. Je trouve que<br />
Dilthey y apparaît confus, alors que chez Hodges, il apparaît beaucoup plus cohér<strong>en</strong>t. Peutêtre<br />
que l’article de la 2 e<br />
édition (1993) est une réduction de l’article de 1984 : il me faut<br />
vérifier. Angèle a écrit un livre sur Dilthey <strong>en</strong> 1971 ; à regarder.<br />
11 étudiants dans le séminaire ; il y a aussi K et J<strong>en</strong>ny. K a été chercher le texte<br />
d’Herbart sur le tact. François Ad<strong>en</strong>ot lance le débat sur la philosophie pour <strong>en</strong>fants. Johan<br />
Tilmant y participe. Il parle d’une expéri<strong>en</strong>ce qu’il a conduite sur le terrain.<br />
Ste Gemme, le dimanche 6 novembre 2005,<br />
499 H.A. Hodges, Wilhelm Dilthey, an Introduction, London Routledge, 1949, 174 pages.<br />
421
Chantier de préparation de l’hiver.<br />
Parmi les mom<strong>en</strong>ts que j’ai conçus, celui de la “catastrophe” : se préparer à survivre<br />
<strong>en</strong> temps de guerre, de Révolution, ou de catastrophe naturelle. Il faut que j’<strong>en</strong> parle<br />
aujourd’hui. J’ai acheté cette maison p<strong>en</strong>dant la guerre du Golfe <strong>en</strong> 1990.<br />
J’imagine une tempête de neige cet hiver : je serai bloqué dans la maison, avec de la<br />
neige tellem<strong>en</strong>t plus haut autour des portes, qu’il ne serait pas possible de sortir p<strong>en</strong>dant<br />
quelques jours. Pas possible d’aller au jardin chercher du bois ! J’ai donc passé la matinée à<br />
desc<strong>en</strong>dre du bois de chauffage, pour le stocker dans l’att<strong>en</strong>te de la “cata”. Vivre une situation<br />
où il n'y aurait plus l’électricité, ni de téléphone, ni de télévision, mais seulem<strong>en</strong>t du froid, de<br />
la tempête de neige, du sil<strong>en</strong>ce, du v<strong>en</strong>t, beaucoup de v<strong>en</strong>t : Sturm und Drang…<br />
Revivre une nature romantique, mais avec du bois de chauffage ; <strong>en</strong> profiter pour p<strong>en</strong>ser. Se<br />
voir imposer une récollection : se pr<strong>en</strong>dre et se repr<strong>en</strong>dre, se p<strong>en</strong>ser et se rep<strong>en</strong>ser, se prêter,<br />
se repr<strong>en</strong>dre, se refonder dans une communion physique à la “Cata”.<br />
Ce matin, j’avais l’impression d’être le petit cochon prévoyant qui organise sa maison<br />
<strong>en</strong> pierres, pour att<strong>en</strong>dre la v<strong>en</strong>ue du loup. Ah le loup ! Voir le loup ! N’y a-t-il pas un loup <strong>en</strong><br />
Champagne ? il y aurait un loup. Gaucho (mon chat) serait avec moi ; il me ferait confiance ;<br />
il vi<strong>en</strong>drait contre moi, plein de gratitude, plein de reconnaissance pour avoir prévu la cata.<br />
Mon génie mérite d’avoir à se frotter à une cata : la confrontation avec la Nature déchaînée,<br />
expéri<strong>en</strong>ce que l’on ne réussit jamais vraim<strong>en</strong>t à concevoir ; même si on l’a anticipée, elle<br />
nous surpr<strong>en</strong>d, elle nous dépr<strong>en</strong>d, elle nous repr<strong>en</strong>d : il faut improviser. Situation nouvelle : le<br />
neuf absolu. L’instant cata se prolonge trois jours durant. S’éclairer à la lumière de douze<br />
bougies ; prévoir des bougies. Le congélateur décongèlerait : donc des morceaux de viande à<br />
la braise. La chaleur de la cheminée ; le crépitem<strong>en</strong>t du feu concertant avec les assauts de la<br />
tempête.<br />
Le mom<strong>en</strong>t cata est-il concevable ? sera-t-il descriptible ? m’est-il <strong>en</strong>core possible de<br />
t<strong>en</strong>ir un journal dans une situation de cata ? personne n’écrit dans ce g<strong>en</strong>re de situation ! moi,<br />
si, j’écrirai. Je concevrai de nouveaux mom<strong>en</strong>ts : <strong>en</strong>trer <strong>en</strong> Harmonie suppose de se déchirer<br />
violemm<strong>en</strong>t de la civilisation.<br />
Lundi 7 novembre 2005,<br />
Journée forte <strong>en</strong> émotion. Jury de la maîtrise. Plaisir de voir la liste des reçus, avec<br />
Sophie Amar et sa m<strong>en</strong>tion Très Bi<strong>en</strong> : cela m’a apporté une joie profonde.<br />
En me levant ce matin, j’ai eu un “ insight ”. Je dois écrire (avec Sophie) un livre sur<br />
La Révolte des racailles, quelle espérance pour les banlieues ? Ce sera son 5 e<br />
titre. Mais il<br />
risque de se faire plus vite que les autres. J’irai chez Anthropos demain pour sonder mon<br />
patron.<br />
Au jury maîtrise, colère contre Antoine qui a baissé les notes, que j’avais mises à<br />
l’auteur du mémoire La clinique des mom<strong>en</strong>ts, ainsi qu’à Khaled qui a travaillé sur les<br />
IrrAIductibles… Dans ce contexte de contrariété guerrière (j’ai obt<strong>en</strong>u le rétablissem<strong>en</strong>t de<br />
leurs notes), je parle à Antoine du colloque que je prépare le 8 octobre sur H<strong>en</strong>ri Lefebvre.<br />
J’évoque les noms que je convoque…Il me dit qu’il passera peut-être…<br />
Je parle de Michel Trebitsch. Antoine me dit :<br />
-Mais il est mort ! Il avait un cancer.<br />
-Je croyais que c’était son épouse qui était malade.<br />
-Elle est morte quelques semaines avant lui !<br />
Michel Trebitsch avait publié une dizaine d’articles sur H<strong>en</strong>ri ou des préfaces aux<br />
œuvres d’H<strong>en</strong>ri Lefebvre. Il avait fait l’introduction au Nationalisme contre les Nations<br />
422
(Méridi<strong>en</strong>s-Klincksieck), ainsi que la prés<strong>en</strong>tation du Nietzsche. Il connaissait bi<strong>en</strong> les années<br />
1920-1940. Il avait été à New York lire la correspondance <strong>en</strong>tre Lefebvre et Norbert<br />
Gutterman : il avait publié un texte très précis sur cette correspondance. Michel Trebitsch<br />
avait fait une note de lecture sur mon livre H<strong>en</strong>ri Lefebvre et l’av<strong>en</strong>ture du siècle <strong>en</strong> 1988,<br />
mais il n’était pas v<strong>en</strong>u au colloque Lefebvre <strong>en</strong> 2001. Il m'avait parlé de la maladie de sa<br />
femme, mais pas de la si<strong>en</strong>ne. Sans Michel Trebitsch, je me retrouve comme le seul grand<br />
érudit de la p<strong>en</strong>sée lefèbvri<strong>en</strong>ne. Cela me fait tout drôle : j’ai eu comme un mal de cœur toute<br />
la journée.<br />
C’est quelque part comme une catastrophe. J’espérais qu’il puisse v<strong>en</strong>ir le 8 décembre<br />
: je lui avais écrit une lettre amicale, restée sans réponse. J’ai ress<strong>en</strong>ti une énorme fatigue,<br />
depuis ce matin. J’ai passé l’après-midi à lire les 15 derniers numéros du Monde pour t<strong>en</strong>ter<br />
de voir clair sur ce qui se passe <strong>en</strong> banlieue. Alors que j’exprimais mon projet de nouveau<br />
livre à Lucette, celle-ci m’a dit : "Encore un nouveau projet !"<br />
Par contre, Charlotte m’a dit :<br />
-C’est très important. Plutôt que de parler de l’AI dans l’abstrait, là tu as une accroche<br />
: tu as une occasion de te faire lire. Profites-<strong>en</strong> ! Fonce !<br />
Ma fille me compr<strong>en</strong>d bi<strong>en</strong> ; cela ne coûte ri<strong>en</strong> d’<strong>en</strong>courager les autres à rêver leurs<br />
projets…<br />
En lisant ces récits de viol<strong>en</strong>ce, je reconstruisais ma biographie à travers la banlieue.<br />
Je suis marqué par une <strong>en</strong>fance passée à la Cité du Chemin Vert, quartier périphérique de<br />
Reims. J’ai été professeur de lycée à Marseille, dans le quartier de la Route d'Aubagne, semichaud,<br />
puis à Drancy. J’ai connu le Nord, et depuis 1986, j’ai été <strong>en</strong> poste à Saint-D<strong>en</strong>is<br />
comme professeur d’<strong>Université</strong>…Comm<strong>en</strong>t reconstruire ma biographie de banlieusard ? mon<br />
rapport à la périphérie est complexe ; relation toujours “dialectisée” avec le c<strong>en</strong>tre : j’ai<br />
beaucoup donné de moi à Drancy, à Saint-D<strong>en</strong>is…Faire ce livre avec Sophie ? évidemm<strong>en</strong>t,<br />
mais comm<strong>en</strong>t ? Première idée : sous forme de dialogues…<br />
Je rep<strong>en</strong>se à Michel Trebitsch qui avait reproché à certain (moi ?) de rééditer Lefebvre<br />
pour donner à lire ses propres textes. J’aurais voulu parler de cela avec lui, chercheur<br />
désimpliqué qui n’a jamais supporté qu’H<strong>en</strong>ri lui pr<strong>en</strong>ne sa “petite amie”. Lucette me disait<br />
que son mariage était surv<strong>en</strong>u après cet épisode. J’ai pris pour moi le reproche de Michel<br />
Trebitsch : il fut un point d’arrêt dans mes projets lefèbvri<strong>en</strong>s : à ma connaissance, Michel<br />
Trebitsch n’a jamais publié un seul livre ; c’était un chercheur de bibliothèque, auquel il<br />
manquait le souffle, l’inspiration, le style lefebvri<strong>en</strong>s, la mise <strong>en</strong> action du Principe<br />
Espérance.<br />
Lucette m’a retrouvé le livre d’Anne-Marie Drouin-Hans : je me suis replongé avec<br />
délectation dans cet ouvrage 500 . Cela me pousse à changer mon titre : L’av<strong>en</strong>ture racaille,<br />
quel rêve pour la banlieue ?<br />
Il me faut repr<strong>en</strong>dre contact avec d’Anne-Marie.<br />
<strong>Paris</strong>, Fiap, le 11 nov. 2005, Réunion de l’Académie franco-allemande.<br />
Ce 11 novembre, j’ai proposé la création de l’Académie franco-allemande. Constatant<br />
que l’OFAJ ne remplit plus certaines de ses missions, un groupe de 9 chercheurs a décidé de<br />
fonder une nouvelle institution.<br />
Dictionnaire : prochaine réunion 28-30 avril 2006.<br />
500 Anne-Marie Drouin-Hans, Education et Utopies, <strong>Paris</strong>, Vrin, 2004.<br />
423
Hier, j’ai découvert un passage de Novalis qui définit bi<strong>en</strong> ce que j’ai voulu créer <strong>en</strong><br />
instituant le journal du Mom<strong>en</strong>t conçu : “Intérieurem<strong>en</strong>t, on sait et on accomplit à proprem<strong>en</strong>t<br />
parler toujours ce que l’on veut savoir et faire. Compr<strong>en</strong>dre cette action se révèle infinim<strong>en</strong>t<br />
difficile. Une observation précise du premier mom<strong>en</strong>t de la velléité – qui est <strong>en</strong> somme le<br />
germe, nous convaincra que se trouve déjà à l’intérieur tout ce qui, par la suite, va seulem<strong>en</strong>t<br />
se développer 501 ”.<br />
“La vie ne doit pas être un roman que l’on nous donne mais que nous faisons 502 ”.<br />
“Tout doit dev<strong>en</strong>ir alim<strong>en</strong>t. Art de tirer de la vie de toute chose. Le but de la vie est de<br />
tout animer. Le plaisir est vie. Le déplaisir est un moy<strong>en</strong> <strong>en</strong> vue du plaisir, comme la mort un<br />
moy<strong>en</strong> <strong>en</strong> vue de la vie 503 .”<br />
“Plus l’homme vit et est stimulé de manière simple et plus il s’attache à quelque<br />
chose. Ne serait-ce pas là une loi générale de la cohér<strong>en</strong>ce 504 ? ”<br />
“La sieste du royaume des esprits est le monde des fleurs 505 …”<br />
Jeudi 17 novembre 2005, 8 h,<br />
J’ai besoin de me calmer. Depuis hier, je m’aperçois que je suis <strong>en</strong>glouti par le<br />
mom<strong>en</strong>t Kare<strong>en</strong> (invalidation de sa m<strong>en</strong>tion Très Bi<strong>en</strong>). Heureusem<strong>en</strong>t, j’ai reçu un message<br />
de Lyliane qui m’oblige à un pas de côté. L’acte de guerre que représ<strong>en</strong>te la réduction de la<br />
m<strong>en</strong>tion est “moteur”, pour concevoir le clivage qui existe <strong>en</strong>tre les pédagogues de la haine et<br />
les pédagogues de l’amour. E. m’a téléphoné hier : sa perversité s’est exprimée de façon<br />
triomphante ; elle ne s’est pas r<strong>en</strong>due compte que, persuadée qu’elle me faisait perdre mon<br />
sang-froid, mon jeu était de la conduire à s’exprimer librem<strong>en</strong>t. Elle m'affirme :<br />
-Le jury s’était réuni <strong>en</strong>tre midi et deux heures, les membres du jury <strong>en</strong>trai<strong>en</strong>t et<br />
sortai<strong>en</strong>t. Flor<strong>en</strong>ce n’était pas là à ce mom<strong>en</strong>t-là. Martine est arrivée. Je l’ai mise au courant.<br />
Elle a dit : “Continuez, ne t<strong>en</strong>ez pas compte de moi”, etc. Barbier voulait aller manger : il<br />
refuse de manger des sandwiches comme nous (jury casse-croûte !)…<br />
Ce contexte ne pose aucun problème pour invalider un étudiant : qui a suivi le jury du<br />
début à la fin ?<br />
A, E et J-Y.<br />
-A. n’a ri<strong>en</strong> dit, dit E.<br />
Bi<strong>en</strong>, il reste donc deux personnes qui ont pris sur eux de feuilleter le mémoire de<br />
Kare<strong>en</strong>, de trouver une page non-distancée ( dans une partie "journal", ce ne doit pas être trop<br />
difficile), et donc, de trouver la preuve matérielle dont ils avai<strong>en</strong>t besoin, pour régler leurs<br />
comptes. E a une haine de Kare<strong>en</strong> : tous les étudiants de DEA sav<strong>en</strong>t pourquoi. Bi<strong>en</strong> qu’ils<br />
soi<strong>en</strong>t totalem<strong>en</strong>t incompét<strong>en</strong>ts sur le sujet du mémoire (ils ont exprimé mille fois qu’ils<br />
étai<strong>en</strong>t “contre” la pratique du journal), ces "collègues" considèr<strong>en</strong>t qu'ils peuv<strong>en</strong>t<br />
l'“invalider” sans aucun problème. Ils ne ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t aucun compte du jugem<strong>en</strong>t des 3 membres<br />
du jury de mémoire, spécialistes de la question, qui ont pris 5 heures pour lire et discuter ce<br />
texte et cette recherche. Pourquoi ? comm<strong>en</strong>t est-ce possible ? pourquoi les incompét<strong>en</strong>ts<br />
doiv<strong>en</strong>t-ils toujours invalider les g<strong>en</strong>s compét<strong>en</strong>ts ? pourquoi des g<strong>en</strong>s qui ne produis<strong>en</strong>t ri<strong>en</strong>,<br />
ont-ils le pouvoir d’invalider, <strong>en</strong>tre midi et deux, les g<strong>en</strong>s qui boss<strong>en</strong>t ?<br />
Si je suis incompét<strong>en</strong>t, je respecte les g<strong>en</strong>s qui sav<strong>en</strong>t, je les écoute ; je n’invalide<br />
jamais quelqu’un qui sait quand je ne sais ri<strong>en</strong>. La page choisie comme “argum<strong>en</strong>t” par E.<br />
501 Novalis, Le monde doit être romantisé, p. 74, § 191 ; voir aussi § 203.<br />
502 Novalis, opus cit., p. 73, § 187.<br />
503 Novalis, opus cit., p. 69, § 166.<br />
504 Novalis, opus cit., § 190.<br />
505 Novalis, opus cit., § 194.<br />
424
confirme son incompét<strong>en</strong>ce, son incompréh<strong>en</strong>sion profonde de l’objet du travail. Elle dit que<br />
Kare<strong>en</strong> manque de distance, alors même que c’est elle qui est incapable de pr<strong>en</strong>dre des<br />
distances par rapport à ses implications (pas nettes dans cette affaire !).<br />
Samedi 19 novembre 2005, 9 h.30, Séminaire Experice,<br />
Deux doctorants intervi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t aujourd’hui et nous parl<strong>en</strong>t des Communautés de<br />
pratique. Nous sommes quarante dans la salle. Je devrais me s<strong>en</strong>tir bi<strong>en</strong>, mais j’ai oublié de<br />
manger ce matin. M’étant couché à 1 heure du matin (Charlotte et Véro sont v<strong>en</strong>ues dîner<br />
après la pratique de tango, hier soir), je me s<strong>en</strong>s fatigué. L’interv<strong>en</strong>ant parle à toute vitesse,<br />
sans t<strong>en</strong>ir compte des interlocuteurs : je lui propose d’arrêter de lire son texte, et<br />
d’improviser. Il n'<strong>en</strong> semble pas capable. Il continue sa tirade à grande vitesse (TGV). Je<br />
r<strong>en</strong>once à suivre.<br />
Abs<strong>en</strong>te aujourd’hui (elle s’est excusée auprès de Lucette) : Sophie Amar qui passe un<br />
concours aujourd’hui… Nous avons énormém<strong>en</strong>t travaillé <strong>en</strong>semble durant trois semaines.<br />
Nous faisions partie d’une communauté de pratique : nous avons négocié du s<strong>en</strong>s <strong>en</strong>semble.<br />
Aujourd’hui, nous sommes séparés. Sophie a retrouvé du travail, et elle ne peut plus v<strong>en</strong>ir à la<br />
fac. Hier, j’ai eu l’intuition que son abs<strong>en</strong>ce me touchait. Un mom<strong>en</strong>t conçu hier : l’abs<strong>en</strong>ce<br />
de Sophie ; avant le 20 septembre, je vivais heureux sans Sophie. Je n’avais pas consci<strong>en</strong>ce<br />
qu’elle me manquait. Son “abs<strong>en</strong>ce” n’était pas conçue, parce que je n’avais pas consci<strong>en</strong>ce<br />
de l’importance de sa prés<strong>en</strong>ce pour moi. Pourtant, dès son courrier du 20 septembre, l’idée<br />
de sa “prés<strong>en</strong>ce” deux années plus tôt dans mon cours, se mit à repr<strong>en</strong>dre forme. Image ? non,<br />
représ<strong>en</strong>tation ? non, mémoire d’un regard. Juste la mémoire d’un regard, celui qu’elle portait<br />
sur moi lorsque je parlais dans un cours où 120 étudiants constituai<strong>en</strong>t une réalité que je<br />
percevais comme groupale. Elle, Sophie, mais aussi sa voisine, Marie-Pierre m’attirai(<strong>en</strong>)t.<br />
Est-ce le regard de Sophie ? Est-ce le li<strong>en</strong> qui liait l’une à l’autre mes deux étudiantes ? je ne<br />
puis dire : les deux vraisemblablem<strong>en</strong>t. Il y eut aussi le r<strong>en</strong>du d’un travail qui posa, dans ce<br />
contexte d’échanges de regards, une pièce d’un autre g<strong>en</strong>re : un écrit brillant. Ce travail était<br />
pertin<strong>en</strong>t sur le plan libidinal (conniv<strong>en</strong>ce de correspondanciers reconnue et appropriée par les<br />
lectrices), idéologique (une parfaite connaissance de la théorie des mom<strong>en</strong>ts, une adhér<strong>en</strong>ce à<br />
la prophétie de création) et <strong>en</strong>fin, organisationnel (r<strong>en</strong>du du devoir universitaire sous forme de<br />
correspondance : dispositif adéquat). En fin de parcours, une séduction : tact de l’œuvre,<br />
œuvre du tact.<br />
La reprise de contact avec Sophie était une demande : la conniv<strong>en</strong>ce partagée <strong>en</strong><br />
janvier 2004 est-elle <strong>en</strong>core vivante ? Derrière une demande technique (la direction de<br />
mémoire), la demande d'une refondation de la conniv<strong>en</strong>ce. La conniv<strong>en</strong>ce, déjà expérim<strong>en</strong>tée,<br />
était l’appel à la reconnaissance d’une attraction réciproque. L’attraction composée<br />
réciproque dont parle Fourier se r<strong>en</strong>contre, lorsque les g<strong>en</strong>s apparti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à une même<br />
“pratique”, à une même “manie, fantaisie, passion”. Quelle passion <strong>en</strong>tre Sophie et moi ?<br />
Quelle jouissance partagée ? Virtuellem<strong>en</strong>t : le rapport pédagogique, le rapport de séduction,<br />
la jouissance de la création, la transe que provoque le plaisir du texte. Ces élém<strong>en</strong>ts déjà<br />
cont<strong>en</strong>us dans la conniv<strong>en</strong>ce passée devi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t ressources pour la conception d’un mom<strong>en</strong>t<br />
possible partagé. Décision de “précipiter” les choses. La précipitation, c’est aussi le<br />
précipité 506 .<br />
15 h 20,<br />
506 La communauté de référ<strong>en</strong>ce n'<strong>en</strong>traîne pas automatiquem<strong>en</strong>t la communauté de pratique, mais ces deux<br />
formes de communautés se r<strong>en</strong>forc<strong>en</strong>t et se complèt<strong>en</strong>t quand elles sont articulées.<br />
425
Je n’ai plus mal à l’estomac. Entre midi et maint<strong>en</strong>ant, j’ai pas mal souffert. Il y avait<br />
un li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre mon désagrém<strong>en</strong>t de “l’affaire Kare<strong>en</strong>” et mon état physique. Maint<strong>en</strong>ant, je me<br />
s<strong>en</strong>s évoluer dans le s<strong>en</strong>s d’un relâchem<strong>en</strong>t. Le sourire et le décolleté de Kare<strong>en</strong> ont<br />
certainem<strong>en</strong>t joué dans l’amélioration de mon état. À 14 heures, j’ai posé la question de<br />
l’affaire du jury de la haine. Kare<strong>en</strong> était là. C’était chaud. Il y a eu Barbier qui a très bi<strong>en</strong><br />
parlé. Christine Delory-Momberger, Christian Verrier, Lucette ont parlé. Finalem<strong>en</strong>t, Jean<br />
Biarnès qui préside la réunion (on est 23) a dit : "Nous sommes tous derrière vous. Experice<br />
est concerné par ce combat. Il n’est pas possible de fonctionner ainsi, etc. On refuse<br />
l’inspection générale que veut nous imposer E.". S<strong>en</strong>tir que j’ai 23 personnes derrière moi<br />
m’a fait un bi<strong>en</strong> fou, car p<strong>en</strong>dant le repas, j’<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dais de la part d’amis des critiques par<br />
rapport au ton de mes lettres : et cela n’était plus du contraste, c’était de la contrariété.<br />
Actuellem<strong>en</strong>t, je ne prête plus, je donne 507 . Ou plutôt, on me pr<strong>en</strong>d. J’aimerais pouvoir<br />
pr<strong>en</strong>dre des distances, du champ, partir <strong>en</strong> voyage avec une amoureuse. Trois jours, quatre.<br />
Dormir, me faire caresser, oublier les conflits.<br />
Possibilité de remplacer cette escapade pour me plonger dans la famille : mes petitesfilles<br />
m’aim<strong>en</strong>t. Besoin de me retirer à Ste Gemme huit jours, et de peindre ; peindre les<br />
belles femmes que j’aime.<br />
Lundi 21 novembre 2005, 17 h,<br />
J’att<strong>en</strong>ds Sophie qui doit v<strong>en</strong>ir me rapporter une caisse de livres empruntés à Ste<br />
Gemme.<br />
Sout<strong>en</strong>ance de thèse de Raymond Kacou Corcher, m<strong>en</strong>tion Très honorable. Il espérait<br />
les félicitations, mais il restait beaucoup d’imperfections et d’approximations dans ce travail :<br />
Christian Verrier <strong>en</strong> a fait la liste, cela aidera Raymond à repr<strong>en</strong>dre son travail, probablem<strong>en</strong>t<br />
à <strong>en</strong> faire un livre. Pascal Dibie et Christine Delory-Momberger complétai<strong>en</strong>t le jury. Dans le<br />
public : Leonore, Mondhora et Yamina. qui est restée avec moi après la thèse. Nous avons été<br />
au service des thèses porter des docum<strong>en</strong>ts, puis à la recherche. J’espérais que les photocopies<br />
des Ecrits pédagogiques d’Herbart serai<strong>en</strong>t faites par Marie Guichard, mais non ; par contre,<br />
les 100 affiches du colloque Lefebvre étai<strong>en</strong>t faites. J’ai pu <strong>en</strong> faire placarder ici et là.<br />
Demain, Véro ira <strong>en</strong> porter une à Martine. J’ai parlé à Martine d’un projet de thèse pour<br />
Véro…<br />
Yamina m’a <strong>en</strong>suite accompagné à Villetaneuse où j’avais des dossiers à porter au<br />
secrétariat de l’école doctorale. Avant elle, je n’y avais emm<strong>en</strong>é que K et Sophie. Et si<br />
Yamina avait la vocation de dev<strong>en</strong>ir disciple ? Elle suit mes cours consci<strong>en</strong>cieusem<strong>en</strong>t depuis<br />
trois ans. Elle est v<strong>en</strong>ue me voir jeudi pour me dire son désir de travailler l’an prochain avec<br />
moi <strong>en</strong> master 2. Elle est timide ; cette demande est une déclaration de vouloir cheminer avec<br />
moi. Je lui dis que son sujet ne m’intéresse pas, qu’il me semble archi-connu. Elle voulait<br />
travailler sur l’immigration. L’av<strong>en</strong>ir est de travailler sur des auteurs anci<strong>en</strong>s : je lui parle<br />
d’Herbart. Elle accepte le principe de changer de sujet, et de se mettre sur Herbart.<br />
La souffrance du professeur : voir partir ses meilleurs élém<strong>en</strong>ts, avant qu'ils n'ai<strong>en</strong>t<br />
construit leurs mom<strong>en</strong>ts conçus ; mais une consolation : la surv<strong>en</strong>ance de nouveaux désirs de<br />
concevoir son mom<strong>en</strong>t de la recherche.<br />
507 Cf. H. Lefebvre : "Je me suis beaucoup prêté ; je ne me suis jamais donné".<br />
426
427
Bibliographie<br />
Ouvrages de mécanique sur le mom<strong>en</strong>t ou à la théorie des mom<strong>en</strong>ts :<br />
Euler Leonhard, Traité complet de mécanique (1736) est le premier ouvrage où l’analyse<br />
s’applique à la sci<strong>en</strong>ce du mouvem<strong>en</strong>t.<br />
Poinsot Louis, Elém<strong>en</strong>ts de statique (1803).<br />
Varignon Pierre, La Nouvelle mécanique (1725). C’est dans ce livre que se trouve développée<br />
la première théorie des mom<strong>en</strong>ts.<br />
Ouvrages de sci<strong>en</strong>ces humaines :<br />
Bloch, Ernst, Prinzip Hoffnung, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1985, 3 vol.<br />
Delory-Momberger (Christine), Hess (Remi), Le s<strong>en</strong>s de l’histoire. Mom<strong>en</strong>ts d’une<br />
biographie, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2001, 414 pages.<br />
Hegel (Georg Wilhelm Friedrich), Werke, 20 volumes, Suhrkamp Tasch<strong>en</strong>buch, 1986.<br />
Hess (Remi), Le mom<strong>en</strong>t tango, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 1997, 320 pages.<br />
Hess (Remi), H<strong>en</strong>ri Lefebvre et l’av<strong>en</strong>ture du siècle, <strong>Paris</strong>, Métailié, 1988.<br />
Hess (Remi), Weigand (Gaby), La relation pédagogique, <strong>Paris</strong>, Armand Colin, 1994.<br />
Hess (Remi) de Luze (Hubert), Le mom<strong>en</strong>t de la création, échanges de lettres 1999-2000,<br />
<strong>Paris</strong>, Anhropos, 2001, 358 pages.<br />
Hess (Remi), Voyage à Rio, sur les traces de R<strong>en</strong>é Lourau, <strong>Paris</strong>, Téraèdre, 2003.<br />
Hess (Remi), Le journal des mom<strong>en</strong>ts (8 tomes), Presses Universitaires de Sainte-Gemme, <strong>en</strong><br />
cours d’édition.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri), Nietzsche (1939), 2° éd. Syllepse, <strong>Paris</strong>, 2003 (avec une préface de Michel<br />
Trebitsch), 208 p.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri), L’exist<strong>en</strong>tialisme (1946), 2° éd. 2001, <strong>Paris</strong>, Anthropos, précédé de "H<strong>en</strong>ri<br />
Lefebvre, philosophe", par R. Hess, 252 p. + XLVIII p.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri), Descartes, <strong>Paris</strong>, éd. d’hier et d’aujourd’hui, 1947.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri), Critique de la vie quotidi<strong>en</strong>ne (3 tomes), <strong>Paris</strong>, L’Arche, 1947 (deuxième<br />
édition 1958) ; 1962 ; 1981.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri), La somme et le reste, (1958), <strong>Paris</strong>, Méridi<strong>en</strong> Klincksieck, 3° édition, 1989.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri) (1965), Métaphilosophie, 2° édition, <strong>Paris</strong>, Syllepse, 2001.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri) (1967), Position : contre les technocrates, <strong>en</strong> finir avec l'humanité-fiction,<br />
<strong>Paris</strong>, éd. Gonthier, 1967, 230 p.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri) (1975), Le temps des méprises, <strong>Paris</strong>, Stock.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri) (1974), La production de l’espace, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2000, 485 p.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri), Logique formelle et logique dialectique, 2° éd. <strong>Paris</strong>, Anthropos, 1969 ; 3°<br />
édition, Messidor, 1985.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri), Le droit à la ville, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 1968.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri), La prés<strong>en</strong>ce et l’abs<strong>en</strong>ce, contribution à la théorie des représ<strong>en</strong>tations,<br />
Tournai, Casterman, 1980.<br />
Lefebvre (H<strong>en</strong>ri), Qu’est-ce que p<strong>en</strong>ser ?, Publisud, 1985.<br />
Marcuse (Herbert), L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, 1932, trad. de<br />
l’allemand par G. Raulet et H. A. Baatsch, <strong>Paris</strong>, Minuit, 1972, 342 pages.<br />
Francis Lesourd, Les mom<strong>en</strong>ts privilégiés <strong>en</strong> formation exist<strong>en</strong>tielle, Contribution<br />
multiréfér<strong>en</strong>tielle à la recherche sur les temporalités éducatives chez les adultes <strong>en</strong><br />
transformation dans les situations liminaires, thèse de sci<strong>en</strong>ces de l’éducation, sous la<br />
direction de Jean-Louis Le Grand, LAMCEEP, sout<strong>en</strong>ue à <strong>Paris</strong> 8, octobre 2004.<br />
Marx (Karl), Contribution à la critique de l’économie politique, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 1968.<br />
Merleau-Ponty (M .), Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, 526 p.<br />
428
Müller-Schöll (Ulrich), Das System und der Rest, Kritische Theorie in der Perspektive H<strong>en</strong>ri<br />
Lefebvres, Sammlung kritisches Wiss<strong>en</strong>, Mössing<strong>en</strong>-Talheim, Talheimer Verlag, 1999, 313 p.<br />
Nietzsche (Friedrich), Œuvres, <strong>en</strong> quinze volumes, dtv, de Gruyter, édition de Giorgio Colli<br />
et Mazzino Montinari, Berlin-New York, 1967, éd. de poche Deutscher Tasch<strong>en</strong>buch Verlag,<br />
1999.<br />
Schleiermacher (F. E. D.), Ausgewählte pädagogische Schrift<strong>en</strong>, par Ernst Licht<strong>en</strong>stein, 4°<br />
éd., Paderborn, Ferdinand Schöningh, 1994 (Les écrits pédagogiques. Confér<strong>en</strong>ces de l'année<br />
1826, notes d'après ses cours).<br />
Schleiermacher (F. E. D.), Der Christliche Glaube, Walter de Gruyter & co, Berlin, 1960, p.<br />
36 à 39.<br />
Zweig (Stefan), Nietzsche (1930), <strong>Paris</strong>, Stock, 2004.<br />
Sur le journal :<br />
Coulon (Alain), Le métier d’étudiant, 2° édition, <strong>Paris</strong>, Anthropos, coll. “ éducation ”, 2005.<br />
Didier (Béatrice), Le journal intime, <strong>Paris</strong>, PUF, 1991, 205 pages.<br />
Fonvieille, Raymond, "Du journal de bord à l'autobiographie : outils de l'analyse<br />
institutionnelle", Pratiques de formation n° 32, sur "Socianalyse et ethnosociologie", 1996.<br />
Girard (Alain), Le journal intime, PUF, 1986, 2° éd. de Le journal intime et la notion de<br />
personne, <strong>Paris</strong>, Puf, 1963.<br />
Gusdorf (Georges), La découverte de soi, <strong>Paris</strong>, Puf, 1948.<br />
Hess (Paul), La vie à Reims p<strong>en</strong>dant la guerre de 1914-1918, notes et impressions d'un<br />
bombardé, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 1998, illustré, 680 pages.<br />
Hess (Remi), La pratique du journal, l’<strong>en</strong>quête au quotidi<strong>en</strong>, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 1998.<br />
Hess (Remi), Le lycée au jour le jour, ethnographie d'un établissem<strong>en</strong>t d'éducation, <strong>Paris</strong>,<br />
Méridi<strong>en</strong>s Klincksieck, 1989, coll. "Analyse institutionnelle".<br />
Hess (Remi), Le mom<strong>en</strong>t tango, et Les tangomaniaques, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 1997, et 1998, coll.<br />
"Anthropologie de la danse", 315 pages, et 290 pages.<br />
Hess (Remi), Pédagogues sans frontière, écrire l'intérité, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 1998, coll.<br />
"Exploration interculturelle et sci<strong>en</strong>ce sociale", 300 pages.<br />
Hess (Remi), Le voyage à Rio, sur les traces de R<strong>en</strong>é Lourau, <strong>Paris</strong>, Téraèdre, 2003.<br />
Hess (Remi), Produire son œuvre, le mom<strong>en</strong>t de la thèse, <strong>Paris</strong>, Téraèdre, 2003 ; trad.<br />
brésili<strong>en</strong>ne : Produzir sua obra, O mom<strong>en</strong>to da tese, Liber Livro Editora, Brasilia, 2005, Série<br />
Pesquisa, 187 p.<br />
Hess (Remi), Le journal des idées, <strong>Paris</strong>, Presses universitaires de Sainte-Gemme, 2005.<br />
Hess (Remi), Le journal des mom<strong>en</strong>ts : section 2, Journaux de voyage : Vol. 1 : La découverte de<br />
l'Amérique : Tome 1, Les Etats-Unis, Livre 1 et 2 (New York, Stanford, Berkeley), 2006, 219 p. ;<br />
Tome 2, Recherches brésili<strong>en</strong>nes, Livre II et III, 2007, 140 p. ; Livres IV et V, 2007, 180 p.<br />
Tome 3, L’Arg<strong>en</strong>tine, Livre 1 : Voyage à Bu<strong>en</strong>os Aires 2005, 2007, 211 pages. Vol. 2 : Construire<br />
l’Europe de l’éducation, Tome 2, Cara Italia, 2007, 304 p. (Presses universitaires de Sainte-<br />
Gemme).<br />
Julli<strong>en</strong>, Marc-Antoine (Chevalier), Essai sur une méthode qui a pour objet de bi<strong>en</strong> régler<br />
l'emploi du tems, premier moy<strong>en</strong> d'être heureux; A l'usage des jeunes g<strong>en</strong>s de l'age de 16 à 25<br />
ans; extrait d'un travail général, plus ét<strong>en</strong>du, sur l'Éducation, l'ouvrage est signé M. A. J.<br />
(206 pages, à <strong>Paris</strong>, chez Firmin-Didot, 1808). Seconde édition augm<strong>en</strong>tée (348 pages) <strong>en</strong><br />
1810, destiné aux 15-25 ans ; nouvelle édition sous le titre : Essai sur l'emploi du temps, édité<br />
et prés<strong>en</strong>té par Kare<strong>en</strong> Illiade, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2006.<br />
Julli<strong>en</strong>, Marc-Antoine, Biomètre ou Mémorial horaire, instrum<strong>en</strong>t pour mesurer la vie, A<br />
Milan, de l'imprimerie royale, 1813.<br />
Julli<strong>en</strong>, Marc-Antoine, Ag<strong>en</strong>da général ou Mémorial portatif pour l'année 18..., livret<br />
pratique d'emploi du temps, composé de tablettes utiles et commodes, d'un usage journalier,<br />
3° éd., <strong>Paris</strong>, G<strong>en</strong>ève, 1815.<br />
429
Korczak (Janusz), Mom<strong>en</strong>ts pédagogiques, <strong>Paris</strong>, Anthropos, 2006.<br />
Leleu (Michèle), Les journaux intimes, Puf, 1952.<br />
Lejeune (Philippe), "Cher cahier...", témoignages sur le journal personnel recueillis et<br />
prés<strong>en</strong>tés par, Gallimard, coll. "Témoins", 1990, 259 p.<br />
Lejeune (Philippe), La pratique du journal personnel, <strong>en</strong>quête, Cahiers de sémiotique<br />
textuelle, n°17, <strong>Paris</strong> X-Nanterre, 1990.<br />
Leiris (Michel), L'Afrique fantôme, <strong>Paris</strong>, Gallimard, 1981.<br />
Lourau (R<strong>en</strong>é), Le journal de recherche, matériaux pour une théorie de l'implication, <strong>Paris</strong>,<br />
Méridi<strong>en</strong>s Klincksieck, 1988, coll. "Analyse institutionnelle".<br />
Lourau (R<strong>en</strong>é), Le rêver, inédit, 1999.<br />
Mauss (Marcel), Manuel d'ethnographie, 1947, <strong>Paris</strong>, Payot, 1967.<br />
Morin (Edgar), Journal d'un livre, <strong>Paris</strong>, Interéditions, 1981.<br />
430