Allocution du Président d'Irlande Monsieur Michael D. Higgins

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23.06.2013 Views

d’émancipation et de progrès, sans parler des experts politiques triés sur le volet, et inféodés aux intérêts sécuritaires qui guident les affaires de notre monde. » Ce passage exprime bien plus que de la nostalgie pour les glorieuses années de la pensée européenne. Il identifie le fossé qui s’est creusé entre une Europe qui privilégie la pensée technocratique, s’apparentant par bien des aspects à cette bureaucratie irrationnelle dont Max Weber prédisait l’avènement, entre un continent qui a eu tendance à occulter l’histoire et son héritage intellectuel, et ces autres continents auxquels l’Europe ne prête pas attention. Là-bas, on forge de nouvelles manières de penser un monde plus vaste et plus divers, un monde qui s’est éloigné de l’ordre ancien, et qui s’efforce d’inventer de nouveaux modèles. Ces nouveaux modèles sont très différents de ceux qui se caractérisent encore par des restes d’impérialisme, et, à l’évidence, de la pensée d’intellectuels qui vénéraient le pouvoir d’un Etat centralisé au détriment de la liberté individuelle. Les choix qui prévalaient au temps de la guerre froide ne sont désormais plus pertinents pour les nombreux pays qui, à l’époque, s’étaient vu forcés, ou incités, à les adopter. Dans le dernier chapitre de son ouvrage Culture et impérialisme, Edward Said résumait ainsi sa vision des changements qui se produisaient au début des années 1990 : « Les vieilles histoires, les vieilles traditions, et les vieux modes de gouvernement sont en train de céder la place à de nouvelles théories, plus flexibles, pour rendre compte des clivages et tensions qui caractérisent l’époque contemporaine. En Occident, le post-modernisme s’est focalisé sur la vacuité historique, le consumérisme et le caractère spectaculaire de l’ordre nouveau. Au postmodernisme sont affiliées d’autres idées comme le post-Marxisme et le post-structuralisme, avatars de ce que le philosophe italien Gianni Vatimo a appelé la ‘pensée faible’ de la ‘fin de la modernité’. Cependant, dans le monde arabe et islamique, de nombreux artistes et intellectuels s’intéressent

toujours au concept-même de modernité, qui est bien loin d’être épuisé. C’est également le cas aux Antilles, en Europe de l’est, en Amérique latine, en Afrique et dans le sous-continent indien ; ces mouvements s’entrecroisent au sein d’un fascinant espace culturel cosmopolite animé par des écrivains de stature internationale comme Salman Rushdie, Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez, Milan Kundera, qui participent activement aux débats d’idées, non seulement en tant que romanciers, mais également en tant que commentateurs et essayistes. Et à la question de ce qui est moderne ou post-moderne s’ajoute celle, urgente et inquiète, de savoir comment nous allons moderniser notre monde, au vu des bouleversements cataclysmiques qu’il traverse en cette fin de siècle : comment préserver le statut de la vie lorsque les exigences du quotidien menacent de l’emporter sur la présence humaine ? » Lorsque j’ai lu ces mots pour la première fois, ils m’ont ému par leur caractère urgent et poignant. Aujourd’hui, je les considère comme un cri de ralliement en des temps d’incertitude, comme un appel lancé aux intellectuels et à la pensée universitaire à se réengager pour la défense de la sphère publique. Comment donc l’Europe peut-elle réagir face à cette nouvelle donne ? Les problèmes auxquels nous sommes confrontés sont planétaires. Ma conviction est qu’il nous faut inventer un discours commun qui saura reconnaître à leur juste valeur les liens d’interdépendance qui nous unissent à l’échelle planétaire, qui saura accepter leur complexité ainsi que l’urgence morale qu’il y a à résoudre des conflits et des problèmes mondiaux, aux conséquences intergénérationnelles. Ce discours devra inclure des citoyens d’origines, de croyances et de cultures diverses. Peut-être le moment est-il venu de se tourner vers les expériences, non seulement de l’exil, mais de la migration, afin de s’inspirer des intuitions théoriques qu’ils nous offrent. Délivrée du fardeau des possessions matérielles, mais également des carcans d’une respectabilité fondée sur la

toujours au concept-même de modernité, qui est<br />

bien loin d’être épuisé. C’est également le cas aux<br />

Antilles, en Europe de l’est, en Amérique latine, en<br />

Afrique et dans le sous-continent indien ; ces<br />

mouvements s’entrecroisent au sein d’un fascinant<br />

espace culturel cosmopolite animé par des écrivains<br />

de stature internationale comme Salman Rushdie,<br />

Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez, Milan<br />

Kundera, qui participent activement aux débats<br />

d’idées, non seulement en tant que romanciers,<br />

mais également en tant que commentateurs et<br />

essayistes. Et à la question de ce qui est moderne<br />

ou post-moderne s’ajoute celle, urgente et inquiète,<br />

de savoir comment nous allons moderniser notre<br />

monde, au vu des bouleversements cataclysmiques<br />

qu’il traverse en cette fin de siècle : comment<br />

préserver le statut de la vie lorsque les exigences <strong>du</strong><br />

quotidien menacent de l’emporter sur la présence<br />

humaine ? »<br />

Lorsque j’ai lu ces mots pour la première fois, ils m’ont ému par leur<br />

caractère urgent et poignant. Aujourd’hui, je les considère comme un cri de<br />

ralliement en des temps d’incertitude, comme un appel lancé aux<br />

intellectuels et à la pensée universitaire à se réengager pour la défense de la<br />

sphère publique.<br />

Comment donc l’Europe peut-elle réagir face à cette nouvelle donne ? Les<br />

problèmes auxquels nous sommes confrontés sont planétaires. Ma<br />

conviction est qu’il nous faut inventer un discours commun qui saura<br />

reconnaître à leur juste valeur les liens d’interdépendance qui nous unissent<br />

à l’échelle planétaire, qui saura accepter leur complexité ainsi que l’urgence<br />

morale qu’il y a à résoudre des conflits et des problèmes mondiaux, aux<br />

conséquences intergénérationnelles.<br />

Ce discours devra inclure des citoyens d’origines, de croyances et de cultures<br />

diverses. Peut-être le moment est-il venu de se tourner vers les expériences,<br />

non seulement de l’exil, mais de la migration, afin de s’inspirer des intuitions<br />

théoriques qu’ils nous offrent. Délivrée <strong>du</strong> fardeau des possessions<br />

matérielles, mais également des carcans d’une respectabilité fondée sur la

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