Allocution du Président d'Irlande Monsieur Michael D. Higgins

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23.06.2013 Views

croissantes, l’émergence d’un véritable quartmonde, la pauvreté enfantine, les bas salaires et j’en passe, s’est discréditée. Avec son obsession de la privatisation, cette idéologie vide de sa substance la fonction première de l’Etat. Elle vend les restes d’un espace public de réflexion à des investisseurs financiers avides de profits et subordonne la culture et l’éducation aux intérêts et aux caprices de mécènes qui sont dépendants des cycles du marché. » Il me semble que ce que Jürgen Habermas diagnostique ici n’est pas uniquement un projet fragile, pour reprendre son expression. C’est une crise sociale. C’est l’émergence et la réalisation de ce que le grand sociologue allemand Max Weber perçut au tournant du siècle comme le « sombre hiver » qui succéderait à « la promesse du printemps », lorsque, avec l’engourdissement des consciences et la dégradation de la rationalité en irrationalité, ce qui nous opprimait cessa d’être remis en cause, en vint à se représenter comme inévitable et à s’imposer comme naturel. Dans ses travaux précédents, Habermas avait analysé une « crise de légitimité ». Les signes de cette rationalité devenue irrationalité sont là, devant nous, dès lors que le spectacle se substitue à la pensée, que la longueur des communiqués se réduit, que l’image médiatique se substitue à l’organisation de débats ouverts entre points de vue différents ou communs – dès lors aussi que des options politiques alternatives susceptibles d’inciter les citoyens européens à échanger de façon créative sur les grands sujets de notre monde, qu’il s’agisse de la pauvreté, de la liberté, de la démocratie ou de la conscience environnementale intergénérationnelle, ont été ignorées, purement et simplement rejetées, ou reléguées aux oubliettes du passé. Cette dérive que le philosophe canadien Charles Taylor a appelé la « nonliberté » est selon moi une perte plus grande encore que la perte de liberté qui résulte de la force des armes ou d’une occupation militaire. En effet, selon l’expression célèbre de Montesquieu : « La tyrannie d’un prince ne met pas un Etat plus près de sa ruine que l’indifférence pour le bien commun n’y met une république. » Il nous faut une vision de ce que pourrait signifier être européen qui ne soit pas qu’une utopie, mais un projet réalisable. Elle doit être fondée sur une

analyse des relations historiques passées qui ait suffisamment d’ouverture d’esprit pour tenir compte de l’ « autre » et parvenir à un dépassement de récits stériles. C’est à cette condition que nous pourrons traiter les défis d’aujourd’hui, qu’il s’agisse d’échapper à la faim, de s’impliquer davantage en faveur des droits de l’homme, de restructurer les théories économiques sur la croissance, la pauvreté, l’inégalité et le développement durable. Ces défis doivent devenir la marque de reconnaissance d’une nouvelle Europe qui ne soit pas seulement préservée de la guerre, mais qui, par un dialogue ouvert et respectueux, incite les autres nations à refonder la communauté mondiale sur des principes d’éthique dans la diversité. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une vie intellectuelle nouvelle et courageuse, d’institutions éducatives dévouées aux valeurs de la pensée indépendante et de la démocratie, d’une culture économique placée au service des exigences de l’éthique et des intuitions de la philosophie – une économie politique en phase avec une nouvelle époque et de nouveaux enjeux. Les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui sont bien plus complexes que ceux qui se posaient au temps de la guerre froide. Et pourtant, comme la vie intellectuelle semble moins vive aujourd’hui qu’au cours des décennies qui suivirent la seconde guerre mondiale. Dans Culture et impérialisme, Edward Said suggère que l’époque moderne semble avoir subi une forme d’effondrement : « La mort, dans les années 1980, de Jean-Paul Sartre, de Roland Barthes, d’I.R. Stone, de Michel Foucault, de Raymond Williams et de C.L.R. James marque la fin d’un ordre ancien ; ils avaient été des figures de savoir et d’autorité dont la maîtrise de multiples champs de connaissance ne se limitait pas à la compétence professionnelle : ce qui les caractérisait en tant qu’intellectuels, c’était un véritable style critique. Les technocrates à l’inverse, comme l’écrit Jean-François Lyotard dans La Condition postmoderne, ont pour principale compétence la capacité à résoudre des problèmes circonscrits, et non celle de poser les questions majeures impliquées par les grands récits

analyse des relations historiques passées qui ait suffisamment d’ouverture<br />

d’esprit pour tenir compte de l’ « autre » et parvenir à un dépassement de<br />

récits stériles. C’est à cette condition que nous pourrons traiter les défis<br />

d’aujourd’hui, qu’il s’agisse d’échapper à la faim, de s’impliquer davantage en<br />

faveur des droits de l’homme, de restructurer les théories économiques sur<br />

la croissance, la pauvreté, l’inégalité et le développement <strong>du</strong>rable. Ces défis<br />

doivent devenir la marque de reconnaissance d’une nouvelle Europe qui ne<br />

soit pas seulement préservée de la guerre, mais qui, par un dialogue ouvert<br />

et respectueux, incite les autres nations à refonder la communauté mondiale<br />

sur des principes d’éthique dans la diversité.<br />

Ce dont nous avons besoin, c’est d’une vie intellectuelle nouvelle et<br />

courageuse, d’institutions é<strong>du</strong>catives dévouées aux valeurs de la pensée<br />

indépendante et de la démocratie, d’une culture économique placée au<br />

service des exigences de l’éthique et des intuitions de la philosophie – une<br />

économie politique en phase avec une nouvelle époque et de nouveaux<br />

enjeux.<br />

Les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui sont bien plus<br />

complexes que ceux qui se posaient au temps de la guerre froide. Et<br />

pourtant, comme la vie intellectuelle semble moins vive aujourd’hui qu’au<br />

cours des décennies qui suivirent la seconde guerre mondiale.<br />

Dans Culture et impérialisme, Edward Said suggère que l’époque moderne<br />

semble avoir subi une forme d’effondrement :<br />

« La mort, dans les années 1980, de Jean-Paul<br />

Sartre, de Roland Barthes, d’I.R. Stone, de Michel<br />

Foucault, de Raymond Williams et de C.L.R. James<br />

marque la fin d’un ordre ancien ; ils avaient été des<br />

figures de savoir et d’autorité dont la maîtrise de<br />

multiples champs de connaissance ne se limitait pas<br />

à la compétence professionnelle : ce qui les<br />

caractérisait en tant qu’intellectuels, c’était un<br />

véritable style critique. Les technocrates à l’inverse,<br />

comme l’écrit Jean-François Lyotard dans La<br />

Condition postmoderne, ont pour principale<br />

compétence la capacité à résoudre des problèmes<br />

circonscrits, et non celle de poser les questions<br />

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