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Allocution du Président d'Irlande Monsieur Michael D. Higgins

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<strong>Allocution</strong> <strong>du</strong> <strong>Président</strong> d’Irlande<br />

<strong>Monsieur</strong> <strong>Michael</strong> D. <strong>Higgins</strong><br />

« Année européenne <strong>du</strong> citoyen :<br />

Quelle citoyenneté ? Quelle Europe »<br />

Lundi 18 février 2013 de 11h00 à 13h00<br />

Grand amphithéâtre de la Sorbonne<br />

47 rue des Ecoles<br />

75005 Paris


<strong>Monsieur</strong> le Recteur,<br />

Madame la <strong>Président</strong>e,<br />

Seule l’allocution prononcée fait foi<br />

Je vous remercie de votre très aimable invitation à m’adresser à vous<br />

aujourd’hui à l’Université de la Sorbonne.<br />

Pour commencer, je souhaiterais dire que Jacques Delors avait l’intention<br />

d’être parmi nous aujourd’hui, mais les circonstances l’en ont empêché. Je<br />

lui adresse mes meilleurs vœux de bon rétablissement. J’ai eu le plaisir par le<br />

passé de participer à sa toute première initiative « Une âme pour l’Europe ».<br />

Jacques Delors est de longue date un ami de l’Irlande, et il nous connaît bien.<br />

Je suis ravi que le laboratoire d’idées qu’il a créé, Notre Europe, soit<br />

partenaire de l’événement qui nous rassemble aujourd’hui. L’immense<br />

contribution de cet institut au débat intellectuel européen est appréciée à<br />

Paris, à Bruxelles, et partout ailleurs.<br />

Je tiens à féliciter Notre Europe pour l’étude excellente, minutieuse et<br />

sérieuse, « Forty Years a Growing », qu’elle a con<strong>du</strong>ite sur les relations de<br />

l’Irlande avec l’Europe.<br />

Madame la <strong>Président</strong>e,<br />

C’est pour moi une très grande émotion de pouvoir m’exprimer ici à Paris, en<br />

cette institution qui a tant fait pour que notre existence commune puisse<br />

être marquée <strong>du</strong> sceau de l’humanité.<br />

C’est à Paris et dans les amphithéâtres de ses universités que sont nés tous<br />

ces concepts, ces mots, et ces actions, qui étaient indispensables pour que<br />

ces vies que nous partageons puissent être marquées <strong>du</strong> sceau de la raison –<br />

ces vies entrelacées de tant de façons, au cours de l’histoire.


Combien de fois Paris, ses universités, ses habitants, leur parole et leur<br />

ouverture au monde, ont-ils joué un rôle crucial dans les grands<br />

bouleversements de notre histoire ! On ne saurait sous-estimer l’influence de<br />

ce que, dans des pays luttant pour leur indépendance ou leur liberté, on se<br />

mit à désigner <strong>du</strong> nom d’ « idées françaises ». Parfois, ces idées furent<br />

accueillies avec enthousiasme, atten<strong>du</strong>es avec impatience. Plus souvent, elles<br />

furent craintes, tournées en dérision, ou punies et censurées par ceux qui<br />

détenaient le pouvoir, ou profitaient de systèmes autoritaires ou exclusifs<br />

menacés par l’émergence de mouvements démocratiques à Paris,<br />

mouvements si souvent formés par les migrants intellectuels.<br />

Dans les circonstances actuelles, nous avons beaucoup à gagner de la culture<br />

migratoire européenne. Si James Joyce et Samuel Beckett sont peut-être les<br />

exemples les plus célèbres de la culture migratoire irlandaise à l’époque<br />

moderne, les liens de l’Irlande avec l’Europe et la France sont anciens.<br />

Souvenons-nous que le projet de James Joyce d’ « irlandiser l’Europe et<br />

d’européaniser l’Irlande » fut anticipé, bien des siècles plus tôt, par exemple<br />

par Colomban et Gall, qui, au début <strong>du</strong> VIIème siècle, apportèrent en France,<br />

depuis le monastère de Bangor, de précieux manuscrits et traités ; ou par<br />

Jean Scot Erigène, qui réintro<strong>du</strong>isit le grec en Europe à la fin <strong>du</strong> Haut Moyen<br />

Age, au terme d’un long voyage qui le con<strong>du</strong>isit jusqu’à la cour <strong>du</strong> roi de<br />

France au IXème siècle pour tra<strong>du</strong>ire <strong>du</strong> grec au latin les écrits de Pseudo-<br />

Denys l’Aréopagite. Citons encore Pierre d’Irlande, qui, dans les<br />

amphithéâtres de la Sorbonne, enseigna au XIIIème siècle la philosophie et la<br />

théologie à Saint Thomas d’Aquin ; et, plus tard, Berkeley, le « cartésien<br />

irlandais », qui, au XVIIIème siècle, engagea un dialogue philosophique avec<br />

des penseurs français tels que Malebranche ; ou encore, puisque je prône un<br />

renouvellement de notre pensée économique, le penseur franco-irlandais<br />

Richard Cantillon, né dans le comté de Kerry en 1680 et dont L’Essai sur la<br />

nature <strong>du</strong> commerce en général, écrit en 1730, fut décrit par William Stanley<br />

Jevons comme « l’acte de naissance de la politique économique » et<br />

influença Adam Smith et Karl Marx.<br />

C’est une vieille tradition en Irlande que de voyager, mû par la curiosité<br />

intellectuelle et la créativité, et Paris et la Sorbonne ont été à la fois une<br />

étape et une destination de choix.


Baptisée « la dernière des villes humaines » par James Joyce, Paris était au<br />

début <strong>du</strong> vingtième siècle l’un des meilleurs emplacements à partir desquels<br />

observer son propre peuple au prisme de l’exil, mais des écrivains aussi<br />

révolutionnaires que James Joyce n’étaient pas les seuls à mettre à profit<br />

l’expérience de l’exil, ainsi que la liberté et la compagnie que leur offraient la<br />

présence d’autres expatriés à Paris. Car la communauté si diverse des<br />

intellectuels dissidents que l’on trouvait à Paris ne se limitait pas à la<br />

littérature. Dans l’histoire de la pensée et de l’action politique irlandaise,<br />

Paris a souvent été source d’inspiration pour les idées et les actions radicales<br />

qui mèneraient à l’indépendance.<br />

Comme c’est clairement le cas de James Joyce et de Samuel Beckett, la<br />

présence d’exilés à Paris a pu être le fait d’un choix délibéré, attirés qu’ils<br />

étaient par tout ce que la ville et sa communauté avaient à offrir, ce qu’elles<br />

leur apportaient en termes de créativité littéraire, et tout particulièrement<br />

une atmosphère leur donnant la liberté d’expérimenter, sur fond de débats<br />

théoriques et de circulation d’idées. Mais Paris a aussi servi de laboratoire<br />

d’idées politiques : les Féniens, par exemple, mais également des<br />

intellectuels isolés, s’inspirèrent alors des idées radicales qui émergeaient des<br />

murs des universités, mais provenaient bien plus souvent encore de<br />

l’extérieur de leur enceinte.<br />

Les échanges d’idées dans les cafés, les caves et les bars visaient à définir le<br />

sens d’une république, à débattre des conditions de sa mise en œuvre et, une<br />

fois accomplie, à imaginer ce qu’apporterait l’indépendance, promesse de<br />

liberté, de dignité, de créativité, de solidarité, d’humanité enfin tenue et<br />

concrétisée.<br />

Pour les penseurs <strong>du</strong> monde entier et de toutes les époques, jeunes et moins<br />

jeunes, le nom de Paris évoque l’héritage laissé par ses intellectuels, leurs<br />

idées, leurs livres, leurs discours, à l’intérieur et l’extérieur de l’université,<br />

leur goût pour la confrontation des idées et leur attachement à la<br />

communauté savante. Qu’il s’agisse de Jean-Paul Sartre, de Simone de<br />

Beauvoir, de Michel Foucault, de Paul Ricœur, de Gertrude Stein, de Vladimir<br />

Nabokov, de James Joyce, de Samuel Beckett ou plus récemment de Julia<br />

Kristeva – la liste est longue de ceux qui ont suscité tant de curiosité, voire<br />

d’envie pour cet espace de pensée, d’action et de parole, cet héritage unique<br />

qu’est la vie intellectuelle parisienne.


En cette heure d’importants changements, la place qu’occupe Paris, avec ses<br />

universités, ses habitants, leur parole et leur ouverture au monde, fait donc<br />

de cette ville le lieu idéal pour réfléchir aux mutations que notre monde est<br />

en train de connaître et à leurs implications pour l’Union Européenne, son<br />

avenir et son image.<br />

Je souhaiterais commencer par quelques remarques préliminaires : si nous<br />

voulons réfléchir à la manière de donner naissance à une Union européenne<br />

des citoyens qui saura relever les défis posés par nos liens de plus en plus<br />

interdépendants sur une planète fragile et vulnérable, il peut être utile de se<br />

tourner vers les écrivains <strong>du</strong> passé, comme par exemple vers ces écrivains<br />

anti-impérialistes de la fin <strong>du</strong> XVIIIème siècle au premier rang desquels figure<br />

Denis Diderot.<br />

Cette réflexion, je la mène également en ayant bien à l’esprit qu’elle se tient<br />

dans le contexte d’une année désignée comme l’Année européenne des<br />

citoyens, et qui voit l’Irlande assurer, pour la septième fois, la présidence de<br />

l’Union européenne.<br />

Avec sa longue tradition d’affirmation et de défense <strong>du</strong> concept de<br />

citoyenneté, Paris est un cadre particulièrement approprié pour envisager ce<br />

que peut être une Europe des citoyens, au sens fort d’une citoyenneté<br />

partagée à tous les niveaux, une Europe véritablement sociale, basée sur la<br />

dignité, l’égalité devant le respect, la solidarité et les droits de l’homme.<br />

C’est plein d’humilité, donc, et en toute conscience de ce que nous devons<br />

aux penseurs <strong>du</strong> passé, que je m’apprête à réfléchir devant vous aux défis qui<br />

se présentent à l’Union européenne. Aujourd’hui, plus que jamais, dans un<br />

moment de crise économique et de perte de confiance envers les institutions<br />

et les dirigeants, je crois que si l’Europe veut proposer une vision aussi<br />

énergique, engagée et créative que notre époque l’exige, alors assurément<br />

les vies, les conversations, les angoisses, les espoirs, les convictions et les<br />

combats de ceux qui jadis croyaient, en réponse aux défis de leur propre<br />

époque, non seulement qu’un monde plus humain était nécessaire, mais qu’il<br />

était possible, peuvent nous servir d’exemples de force morale et nous aider<br />

à surmonter les contradictions de notre temps.<br />

Après tout, c’est à Paris plus qu’ailleurs que furent si énergiquement et<br />

<strong>du</strong>rablement débattues les contradictions entre, d’une part, les exigences de<br />

l’éthique et de la morale, et, de l’autre, une expansion impériale effrénée. S’il


est vrai que les dirigeants politiques d’alors bénéficièrent de la caution que<br />

certains grands intellectuels apportèrent aux présupposés et systèmes de<br />

pensée dominants à l’époque, je garde à l’esprit les précieuses voix de ces<br />

dissidents qui contestèrent le projet impérial lui-même, quitte à se voir<br />

marginalisés, ré<strong>du</strong>its au silence et même, à l’instar de quelques-uns des<br />

écrivains dont je vais parler, mis en prison.<br />

Je veux saluer la sortie récente de l’ouvrage que Sankar Muthu a consacré à<br />

certaines des voix dissidentes les plus importantes qui se sont élevées <strong>du</strong><br />

cœur de l’empire. C’est cet ouvrage qui a porté à mon attention les<br />

contributions des opposants à l’empire en Europe à l’époque des Lumières.<br />

Cet ouvrage séminal, Enlightenment Against Empire, étudie la pensée et les<br />

écrits anti-impérialistes de Denis Diderot, Emmanuel Kant and Johann<br />

Gottfried Herder. Dans le cas de Diderot, j’ai été étonné de découvrir que<br />

c’est alors qu’emprisonné pour ses opinions sur la religion, il recevait la visite<br />

de Rousseau, qu’il encouragea ce dernier à publier ses idées. De tels<br />

exemples nous rappellent avec éclat les sacrifices consentis par des<br />

intellectuels qui ont eu le courage de ne pas céder dans leur quête de la<br />

vérité, et de la partager avec le plus grand nombre.<br />

En se confrontant aux illusions confortables de leur époque, ces intellectuels<br />

dissidents avaient conscience que la conquête impériale était légitimée par la<br />

notion de civilisation, par l’idée de progrès, par une théologie complaisante<br />

qui refusait de reconnaître une âme à ceux dont la culture était différente,<br />

par un racisme qui privait de toute dignité quiconque était d’une autre<br />

couleur de peau. Ces écrivains dissidents savaient qu’il était nécessaire de<br />

s’opposer aux penseurs dont la seule priorité était de s’attirer les bonnes<br />

grâces de leurs dirigeants. Il faut savoir gré au Professeur Muthu d’avoir fait<br />

la vérité sur le courage et le sens moral immenses qu’il a fallu à ces<br />

intellectuels pour entrer ainsi en dissidence. Ils n’étaient pas parfaits. Par<br />

exemple, Kant ne corrigea jamais véritablement ses premières affirmations<br />

sur les races. Mais sa prise de conscience <strong>du</strong> caractère délétère <strong>du</strong> concept<br />

même d’empire et de son héritage, sans parler des conséquences de sa mise<br />

en place, est d’une importance morale majeure. Pour nous, ce contre-récit<br />

soulève d’importantes questions relatives à l’éthique de la mémoire. Ce dont<br />

nous avons besoin, c’est une pensée qui nous permette non seulement<br />

d’écrire un nouveau récit pour l’Europe, mais également de contester les<br />

récits déformants <strong>du</strong> passé devenus hégémoniques et de refuser cette


amnésie confortable et amorale qui prétend qu’on peut vivre dans le présent<br />

sans s’encombrer des problèmes <strong>du</strong> passé.<br />

En janvier 1988, le <strong>Président</strong> François Mitterrand se tint dans ce même<br />

amphithéâtre où nous sommes aujourd’hui rassemblés pour aborder un sujet<br />

d’une importance capitale concernant l’éthique de la mémoire : comment la<br />

nation devait envisager les célébrations <strong>du</strong> bicentenaire de la Révolution<br />

française prévues l’année suivante.<br />

Lors de son discours, le <strong>Président</strong> Mitterrand posa cette grande question :<br />

comment concilier les aspects contradictoires de la Révolution, sa mémoire,<br />

ses buts et ses principes fondateurs, avec la violence qui s’ensuivit ? Selon lui,<br />

il fallait considérer la Révolution comme un tout, prendre en compte<br />

l’ensemble des évènements, et résister à la tentation de séparer ce qui avait<br />

été louable et vertueux de la violence et <strong>du</strong> désordre.<br />

Ici, à la Sorbonne, en ce mois de janvier 1988, ainsi que dans un discours<br />

ultérieur au mois de juin de la même année, le <strong>Président</strong> Mitterrand affirma<br />

qu’ « un peuple sans mémoire n’est plus un peuple libre », et énonça une<br />

vérité universelle à propos des liens entre mémoire et liberté en déclarant<br />

que « les dictatures commencent par effacer de l’histoire les faits qui les<br />

encombrent, par barrer l’accès au passé et, se croyant maîtresses des voies<br />

de l’avenir, musèlent toute pensée, toute parole rebelles. »<br />

1989, l’année <strong>du</strong> bicentenaire, fut elle-même une année de révolution. Cette<br />

année-là, dans toute l’Europe de l’Est, des gens ordinaires, guidés pour<br />

beaucoup d’entre eux par l’esprit de Voltaire et de Diderot, puisèrent dans<br />

les Lumières les principes de liberté et d’égalité qui leur permirent de se<br />

libérer. D’ailleurs, le <strong>Président</strong> Mitterrand eut lui-même la possibilité d’être<br />

aux premières loges, à l’occasion d’une mémorable rencontre avec des<br />

dissidents bulgares peu avant la révolution.<br />

Nous sommes aujourd’hui à un moment de l’histoire de l’Europe et de notre<br />

monde fragile qui nous oblige à nous tourner de nouveau <strong>du</strong> côté de la<br />

pensée critique : c’est à cette condition que nous pourrons marquer notre<br />

société <strong>du</strong> sceau de l’éthique et encadrer moralement notre pensée<br />

économique. Nous devons revoir nos présupposés passés et présents si nous<br />

souhaitons bâtir un avenir fondé, notamment, sur la justice entre les<br />

générations.


Sur ce sujet de l’éthique de la mémoire, une contribution fondamentale nous<br />

est apportée selon moi par les brillants travaux philosophiques <strong>du</strong> regretté<br />

Professeur Paul Ricœur, diplômé et titulaire de la Chaire de Philosophie de la<br />

Sorbonne, dont les idées ont été appliquées avec une grande pertinence par<br />

le philosophe irlandais Richard Kearney au conflit nord-irlandais. Il y a<br />

beaucoup de leçons à tirer de ce travail qui évoque notamment les étapes<br />

con<strong>du</strong>isant à l’amnistie plutôt qu’à une amnésie immorale dans l’aprèsconflit,<br />

en Irlande <strong>du</strong> Nord comme ailleurs. Dans le cadre de l’Union<br />

européenne, ce travail pourrait aider à repenser la relation que certaines des<br />

nations qui la composent entretiennent avec les continents <strong>du</strong> Sud, relation<br />

qui continue d’être marquée par l’héritage des « Ruines de l’Empire », pour<br />

reprendre l’expression de Pankaj Mishra.<br />

S’agissant de l’héritage impérial, il me semble qu’une amnésie complaisante<br />

a pu faire perdre le sens de l’histoire et le souvenir de l’empire aux<br />

descendants de certaines des puissances européennes. Mais aucune amnésie<br />

de cette sorte ne frappe les descendants de ceux qui éprouvaient encore<br />

récemment les effets de l’impérialisme et ont, eux, leur histoire bien à<br />

l’esprit.<br />

Je voudrais revenir brièvement à ce que dit Ricœur sur le rôle de la mémoire<br />

et la force <strong>du</strong> récit dans Temps et Récit ainsi que dans Mémoire, Histoire,<br />

Oubli. D’après Ricœur, le récit « nous donne la figure d’une chose » qui nous<br />

permet de transcender l’amnésie aveugle de l’instant présent et, ainsi que<br />

Richard Kearney l’a expliqué, de résister à la tendance contemporaine à<br />

ré<strong>du</strong>ire l’histoire à un présent sans profondeur que l’on pourrait appeler<br />

« l’irréférence ». En combinant l’éthique et la poétique, le récit et la mémoire<br />

narrative remplissent une fonction importante qui est de créer l’empathie,<br />

c’est-à-dire une façon de s’identifier avec autant d’hommes que possible et<br />

de participer à un sens moral commun.<br />

Telle est la tâche de la mémoire. C’est en écrivant et en récrivant l’histoire,<br />

qu’il s’agisse <strong>du</strong> passé, <strong>du</strong> présent ou d’un futur imaginé, que nous créons par<br />

interaction un monde dont nous pouvons partager le récit, un monde<br />

susceptible de nous donner collectivement les moyens d’agir, avec empathie<br />

et de façon responsable, comme l’auraient dit Paul Ricœur et Hannah Arendt.<br />

Nous nous retrouvons confrontés en Europe à des défis d’une complexité<br />

unique. Mais quelle que soit la myriade de solutions qu’il nous faudra<br />

trouver, il est une ligne de con<strong>du</strong>ite qui les conditionne toutes : il nous faut


chercher à bâtir une citoyenneté qui soit ouverte, engagée politiquement<br />

sans être dogmatique, dotée d’une conscience sociale et culturelle, une<br />

citoyenneté permettant de consolider des institutions respectueuses de<br />

l’équilibre des sociétés et des droits indivi<strong>du</strong>els, capable également de<br />

donner naissance à un sens <strong>du</strong> devoir qui ne soit pas cette version<br />

déontologique superficielle <strong>du</strong> devoir contractuel que nous propose le<br />

conséquentialisme, mais un sens <strong>du</strong> devoir fondé sur le respect et la<br />

compréhension. Et en tant qu’espace de pensée critique, l’université joue un<br />

rôle central dans ce projet.<br />

Il faut que les Européens s’affrontent à la question morale de la mémoire. Sur<br />

le plan des relations internationales, faire face aux réalités <strong>du</strong> passé<br />

impérialiste est un impératif à la fois moral et pratique si nous voulons<br />

parvenir à une paix mondiale, proposer un nouveau discours pour une<br />

Europe nouvelle, écrire un nouveau récit et prolonger la marche en avant des<br />

droits de l’homme universels. C’est aussi à cette condition que nous<br />

parviendrons à une féconde reconnaissance trans-nationale de ce que les<br />

différentes cultures et les différents systèmes de croyance peuvent apporter<br />

à la constitution et à l’acceptation de droits de l’homme universels.<br />

Quelle est donc cette Europe que nous souhaitons ? Comment doit-on la<br />

définir ? Comment doit-elle se souvenir d’elle-même ? Que souhaite-t-elle<br />

être ? Un simple bloc commercial ou une communauté ? Au niveau mondial,<br />

comment veut-elle que les autres se l’imaginent, la considèrent ? Toutes ces<br />

questions sont souvent évitées ou laissées de côté afin de ménager des<br />

intérêts nationaux rivaux à courte vue ou qui, cédant à la pression <strong>du</strong><br />

populisme, versent dans une politique de la peur et une rhétorique chauvine.<br />

Nous pouvons nous interroger sur le prix qu’il a fallu payer, y compris au sein<br />

de nos universités, lorsque tout discours régulateur s’est vu rejeter, et qu’un<br />

alliage nocif entre indivi<strong>du</strong>alisme extrême et bureaucratie irrationnelle est<br />

venu se substituer à une société d’égaux.<br />

Aujourd’hui plus que jamais nous avons besoin d’une pensée ouverte et<br />

émancipatrice susceptible de porter une vision généreuse et humaine de<br />

l’Europe en son sein et dans la communauté mondiale. Nous commettrions<br />

une erreur tragique si nous ne tirions pas profit de la puissante tradition<br />

intellectuelle qui est à notre disposition au sein des diverses cultures<br />

européennes.


Ne serait-il pas, en effet, tragique que, par notre silence ou notre<br />

indifférence, nous laissions instrumentaliser des œuvres séminales de la<br />

pensée européenne ? Citons en exemple la distorsion des travaux d’Adam<br />

Smith par ceux qui, non contents d’occulter La Théorie des sentiments<br />

moraux, détournent avec force citations tronquées ce qu’il écrit dans La<br />

Richesse des nations, en lui faisant abusivement tenir un propos opposé à la<br />

régulation.<br />

La vie intellectuelle est à son sommet lorsqu’elle est émancipatrice,<br />

lorsqu’elle aide, soutient et donne la liberté. C’est cette pensée dont nous<br />

avons besoin à présent, alors que nous réfléchissons à l’avenir de l’Union<br />

européenne. Et si elle n’est pas encore dominante en Europe, cette pensée<br />

neuve et émancipatrice émerge déjà au niveau mondial.<br />

Tout comme Diderot, Kant, Herder et quelques autres perçurent les failles et<br />

les risques de l’impérialisme en plein cœur de l’Europe des Lumières, de<br />

nombreux intellectuels <strong>du</strong> monde entier perçoivent aujourd’hui les failles et<br />

les risques d’un modèle économique international qui s’imposerait comme<br />

modèle hégémonique, un modèle fondé sur le mythe de marchés dérégulés.<br />

Ce modèle, qu’il s’agisse de sa version héritée de Von Hayek ou de Friedman,<br />

qui défend l’idée d’un rôle limité de l’Etat, ou de sa version ordolibérale, a<br />

exigé que les Etats s’accommodent d’une économie de marché sans égard<br />

pour les peuples. Il nous a été présenté comme la seule alternative<br />

acceptable aux modèles d’économie sociale fondés sur des principes<br />

démocratiques et conçus de façon responsable par les représentants <strong>du</strong><br />

peuple à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale.<br />

Jürgen Habermas résume cela très bien lorsqu’il analyse les défis que l’Union<br />

européenne devra relever afin de s’assurer un développement véritablement<br />

humain, cette Europe qu’il décrit comme « notre projet fragile » :<br />

« Mon espoir, c’est que l’on ne prenne plus<br />

l’idéologie néolibérale pour argent comptant, mais<br />

qu’elle puisse être remise en cause. Ce projet qui<br />

consiste à soumettre le monde vivant aux<br />

impératifs <strong>du</strong> marché ne doit pas échapper à un<br />

regard critique… Cette idéologie irresponsable qui<br />

place les intérêts des actionnaires au-dessus de<br />

tout, et qu’indiffèrent les inégalités sociales


croissantes, l’émergence d’un véritable quartmonde,<br />

la pauvreté enfantine, les bas salaires et<br />

j’en passe, s’est discréditée. Avec son obsession de<br />

la privatisation, cette idéologie vide de sa substance<br />

la fonction première de l’Etat. Elle vend les restes<br />

d’un espace public de réflexion à des investisseurs<br />

financiers avides de profits et subordonne la culture<br />

et l’é<strong>du</strong>cation aux intérêts et aux caprices de<br />

mécènes qui sont dépendants des cycles <strong>du</strong><br />

marché. »<br />

Il me semble que ce que Jürgen Habermas diagnostique ici n’est pas<br />

uniquement un projet fragile, pour reprendre son expression. C’est une crise<br />

sociale. C’est l’émergence et la réalisation de ce que le grand sociologue<br />

allemand Max Weber perçut au tournant <strong>du</strong> siècle comme le « sombre<br />

hiver » qui succéderait à « la promesse <strong>du</strong> printemps », lorsque, avec<br />

l’engourdissement des consciences et la dégradation de la rationalité en<br />

irrationalité, ce qui nous opprimait cessa d’être remis en cause, en vint à se<br />

représenter comme inévitable et à s’imposer comme naturel.<br />

Dans ses travaux précédents, Habermas avait analysé une « crise de<br />

légitimité ». Les signes de cette rationalité devenue irrationalité sont là,<br />

devant nous, dès lors que le spectacle se substitue à la pensée, que la<br />

longueur des communiqués se ré<strong>du</strong>it, que l’image médiatique se substitue à<br />

l’organisation de débats ouverts entre points de vue différents ou communs<br />

– dès lors aussi que des options politiques alternatives susceptibles d’inciter<br />

les citoyens européens à échanger de façon créative sur les grands sujets de<br />

notre monde, qu’il s’agisse de la pauvreté, de la liberté, de la démocratie ou<br />

de la conscience environnementale intergénérationnelle, ont été ignorées,<br />

purement et simplement rejetées, ou reléguées aux oubliettes <strong>du</strong> passé.<br />

Cette dérive que le philosophe canadien Charles Taylor a appelé la « nonliberté<br />

» est selon moi une perte plus grande encore que la perte de liberté<br />

qui résulte de la force des armes ou d’une occupation militaire. En effet,<br />

selon l’expression célèbre de Montesquieu : « La tyrannie d’un prince ne met<br />

pas un Etat plus près de sa ruine que l’indifférence pour le bien commun n’y<br />

met une république. »<br />

Il nous faut une vision de ce que pourrait signifier être européen qui ne soit<br />

pas qu’une utopie, mais un projet réalisable. Elle doit être fondée sur une


analyse des relations historiques passées qui ait suffisamment d’ouverture<br />

d’esprit pour tenir compte de l’ « autre » et parvenir à un dépassement de<br />

récits stériles. C’est à cette condition que nous pourrons traiter les défis<br />

d’aujourd’hui, qu’il s’agisse d’échapper à la faim, de s’impliquer davantage en<br />

faveur des droits de l’homme, de restructurer les théories économiques sur<br />

la croissance, la pauvreté, l’inégalité et le développement <strong>du</strong>rable. Ces défis<br />

doivent devenir la marque de reconnaissance d’une nouvelle Europe qui ne<br />

soit pas seulement préservée de la guerre, mais qui, par un dialogue ouvert<br />

et respectueux, incite les autres nations à refonder la communauté mondiale<br />

sur des principes d’éthique dans la diversité.<br />

Ce dont nous avons besoin, c’est d’une vie intellectuelle nouvelle et<br />

courageuse, d’institutions é<strong>du</strong>catives dévouées aux valeurs de la pensée<br />

indépendante et de la démocratie, d’une culture économique placée au<br />

service des exigences de l’éthique et des intuitions de la philosophie – une<br />

économie politique en phase avec une nouvelle époque et de nouveaux<br />

enjeux.<br />

Les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui sont bien plus<br />

complexes que ceux qui se posaient au temps de la guerre froide. Et<br />

pourtant, comme la vie intellectuelle semble moins vive aujourd’hui qu’au<br />

cours des décennies qui suivirent la seconde guerre mondiale.<br />

Dans Culture et impérialisme, Edward Said suggère que l’époque moderne<br />

semble avoir subi une forme d’effondrement :<br />

« La mort, dans les années 1980, de Jean-Paul<br />

Sartre, de Roland Barthes, d’I.R. Stone, de Michel<br />

Foucault, de Raymond Williams et de C.L.R. James<br />

marque la fin d’un ordre ancien ; ils avaient été des<br />

figures de savoir et d’autorité dont la maîtrise de<br />

multiples champs de connaissance ne se limitait pas<br />

à la compétence professionnelle : ce qui les<br />

caractérisait en tant qu’intellectuels, c’était un<br />

véritable style critique. Les technocrates à l’inverse,<br />

comme l’écrit Jean-François Lyotard dans La<br />

Condition postmoderne, ont pour principale<br />

compétence la capacité à résoudre des problèmes<br />

circonscrits, et non celle de poser les questions<br />

majeures impliquées par les grands récits


d’émancipation et de progrès, sans parler des<br />

experts politiques triés sur le volet, et inféodés aux<br />

intérêts sécuritaires qui guident les affaires de notre<br />

monde. »<br />

Ce passage exprime bien plus que de la nostalgie pour les glorieuses années<br />

de la pensée européenne. Il identifie le fossé qui s’est creusé entre une<br />

Europe qui privilégie la pensée technocratique, s’apparentant par bien des<br />

aspects à cette bureaucratie irrationnelle dont Max Weber prédisait<br />

l’avènement, entre un continent qui a eu tendance à occulter l’histoire et son<br />

héritage intellectuel, et ces autres continents auxquels l’Europe ne prête pas<br />

attention. Là-bas, on forge de nouvelles manières de penser un monde plus<br />

vaste et plus divers, un monde qui s’est éloigné de l’ordre ancien, et qui<br />

s’efforce d’inventer de nouveaux modèles. Ces nouveaux modèles sont très<br />

différents de ceux qui se caractérisent encore par des restes d’impérialisme,<br />

et, à l’évidence, de la pensée d’intellectuels qui vénéraient le pouvoir d’un<br />

Etat centralisé au détriment de la liberté indivi<strong>du</strong>elle. Les choix qui<br />

prévalaient au temps de la guerre froide ne sont désormais plus pertinents<br />

pour les nombreux pays qui, à l’époque, s’étaient vu forcés, ou incités, à les<br />

adopter.<br />

Dans le dernier chapitre de son ouvrage Culture et impérialisme, Edward Said<br />

résumait ainsi sa vision des changements qui se pro<strong>du</strong>isaient au début des<br />

années 1990 :<br />

« Les vieilles histoires, les vieilles traditions, et les<br />

vieux modes de gouvernement sont en train de<br />

céder la place à de nouvelles théories, plus flexibles,<br />

pour rendre compte des clivages et tensions qui<br />

caractérisent l’époque contemporaine. En Occident,<br />

le post-modernisme s’est focalisé sur la vacuité<br />

historique, le consumérisme et le caractère<br />

spectaculaire de l’ordre nouveau. Au postmodernisme<br />

sont affiliées d’autres idées comme le<br />

post-Marxisme et le post-structuralisme, avatars de<br />

ce que le philosophe italien Gianni Vatimo a appelé<br />

la ‘pensée faible’ de la ‘fin de la modernité’.<br />

Cependant, dans le monde arabe et islamique, de<br />

nombreux artistes et intellectuels s’intéressent


toujours au concept-même de modernité, qui est<br />

bien loin d’être épuisé. C’est également le cas aux<br />

Antilles, en Europe de l’est, en Amérique latine, en<br />

Afrique et dans le sous-continent indien ; ces<br />

mouvements s’entrecroisent au sein d’un fascinant<br />

espace culturel cosmopolite animé par des écrivains<br />

de stature internationale comme Salman Rushdie,<br />

Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez, Milan<br />

Kundera, qui participent activement aux débats<br />

d’idées, non seulement en tant que romanciers,<br />

mais également en tant que commentateurs et<br />

essayistes. Et à la question de ce qui est moderne<br />

ou post-moderne s’ajoute celle, urgente et inquiète,<br />

de savoir comment nous allons moderniser notre<br />

monde, au vu des bouleversements cataclysmiques<br />

qu’il traverse en cette fin de siècle : comment<br />

préserver le statut de la vie lorsque les exigences <strong>du</strong><br />

quotidien menacent de l’emporter sur la présence<br />

humaine ? »<br />

Lorsque j’ai lu ces mots pour la première fois, ils m’ont ému par leur<br />

caractère urgent et poignant. Aujourd’hui, je les considère comme un cri de<br />

ralliement en des temps d’incertitude, comme un appel lancé aux<br />

intellectuels et à la pensée universitaire à se réengager pour la défense de la<br />

sphère publique.<br />

Comment donc l’Europe peut-elle réagir face à cette nouvelle donne ? Les<br />

problèmes auxquels nous sommes confrontés sont planétaires. Ma<br />

conviction est qu’il nous faut inventer un discours commun qui saura<br />

reconnaître à leur juste valeur les liens d’interdépendance qui nous unissent<br />

à l’échelle planétaire, qui saura accepter leur complexité ainsi que l’urgence<br />

morale qu’il y a à résoudre des conflits et des problèmes mondiaux, aux<br />

conséquences intergénérationnelles.<br />

Ce discours devra inclure des citoyens d’origines, de croyances et de cultures<br />

diverses. Peut-être le moment est-il venu de se tourner vers les expériences,<br />

non seulement de l’exil, mais de la migration, afin de s’inspirer des intuitions<br />

théoriques qu’ils nous offrent. Délivrée <strong>du</strong> fardeau des possessions<br />

matérielles, mais également des carcans d’une respectabilité fondée sur la


épression, la détermination ou l’exclusion, l’expérience migratoire et sa<br />

précarité constitutive ont posé les fondements d’une morale.<br />

Dans une Union confrontée au problème majeur <strong>du</strong> chômage, et tout<br />

particulièrement celui des jeunes, qui pose la question de la justice entre les<br />

générations, nous avons besoin d’un discours fédérateur tel que celui-là ;<br />

mais pour qu’il puisse exister, il nous faut au préalable accepter que nos<br />

problèmes planétaires, dans un monde de plus en plus interdépendant, ne<br />

peuvent plus être affrontés avec les solutions technocratiques <strong>du</strong> passé, qui<br />

ont fait la preuve de leur échec. Il nous faut également reconnaître que les<br />

défis ne sont pas seulement économiques : ils sont sociaux, politiques et<br />

culturels. Nous voulons exister comme des êtres sociaux, pas comme des<br />

consommateurs marchandisés, sans attaches historiques et incapables<br />

d’imaginer un avenir différent.<br />

A nouveau me vient à l’esprit l’œuvre de Paul Ricœur, et ce qu’il considérait<br />

comme les étapes indispensables à une théorie généreuse, et à un<br />

avènement, de la citoyenneté. Sa vision, inspirée d’Aristote, est que l’action<br />

doit être orientée vers le bien, qu’elle doit rechercher la vie bonne avec et<br />

pour autrui, dans le cadre d’institutions justes. Si nous voulons atteindre<br />

cette vie bonne, nous devons créer des institutions qui correspondent à notre<br />

sens de la justice, à la fois par les obligations qu’elles nous imposent, et par<br />

les privilèges et les opportunités qu’elles nous offrent. Comme l’écrit Ricœur :<br />

« C’est comme citoyens que nous devenons humains. Le souhait de vivre<br />

dans des institutions justes ne signifie pas autre chose. »<br />

La tâche de la politique est de déterminer ce qu’exige la justice, et de créer<br />

les institutions qui rendent cette justice effective. Le pouvoir exercé en<br />

commun doit l’emporter sur la domination. La tâche essentielle d’une<br />

politique juste est de créer et de protéger les institutions où la justice peut<br />

s’épanouir.<br />

Il y a une vérité indéniable dans l’affirmation de Ricœur selon laquelle « le<br />

souhait de vivre dans des institutions justes provient <strong>du</strong> même niveau de<br />

moralité que le désir d’épanouissement personnel et de réciprocité dans<br />

l’amitié. » Mais, c’est un point crucial, il ne s’agit pas simplement de vivre<br />

bien au milieu d’amis, mais également de vivre bien avec les autres, ceux que<br />

Ricœur appelle les « autres lointains ». C’est ce désir d’une vie bonne, et<br />

d’une vie avec les autres, qui anime la « vie des institutions ». C’est une vision<br />

qui conçoit la vie humaine comme une existence sociale commune


permettant de partager ces récits qui constituent nos vies, et se refuse à la<br />

ré<strong>du</strong>ire à celle de l’homo economicus.<br />

Ma conviction, c’est que ce sont les institutions politiques qui doivent définir<br />

le cadre et la responsabilité des autres institutions dont nous avons besoin<br />

pour faire fonctionner l’Etat ou l’économie. Vivre en citoyen conscient,<br />

comme l’aurait dit Raymond Williams, c’est être comme sa propre flèche,<br />

plutôt que de servir de cible au marché et aux agents de la marchandisation.<br />

C’est la tâche de la politique démocratique de s’assurer que les institutions<br />

sont transparentes et responsables. C’est la tâche de la politique de définir<br />

quels sont les objectifs de la justice. C’est sur cette base que la politique<br />

recherche la légitimité et l’assentiment de tous. En revanche, elle risque de<br />

perdre sa légitimité auprès des citoyens, si elle cherche à déplacer les<br />

responsabilités qui doivent être celles des représentants élus, vers une<br />

technocratie ne rendant pas compte de ses actes ou vers les lois<br />

mystérieuses <strong>du</strong> marché. Pour développer une véritable conscience<br />

citoyenne, les états membres de l’Union européenne ont besoin d’un<br />

système é<strong>du</strong>catif qui donne sa place à l’esprit critique, qui autorise la<br />

démocratie à é<strong>du</strong>quer afin, en retour, de démocratiser l’é<strong>du</strong>cation.<br />

D’où pourraient venir les idées et les discours dont nous avons besoin, si ce<br />

n’est des institutions é<strong>du</strong>catives, et <strong>du</strong> débat libre et ouvert des<br />

intellectuels ? Quel est l’avenir d’un tel débat ? Comment va-t-il pouvoir se<br />

poursuivre, alors que les médias sont de plus en plus aux mains de<br />

monopoles commerciaux, et que notre époque voit décliner, voire<br />

disparaître, le service public audiovisuel, dans tellement de pays ? Face à<br />

toutes ces questions, il serait tentant de sombrer dans un pessimisme à la<br />

Adorno. Mais nous devons nous créer un espace, comme d’autres l’ont fait<br />

avant nous, et commencer, pleins de confiance et de joie, à forger notre<br />

propre discours. Notre époque exige des intellectuels qu’ils fassent preuve de<br />

force morale, qu’ils rompent le silence et rejettent l’illusion que le monde ne<br />

peut être changé.<br />

Dans l’Europe d’aujourd’hui, les liens entre discours démocratique et pensée<br />

émancipatrice s’affaiblissent plus qu’ils ne se renforcent. Toutefois, nous<br />

devons être encouragés par le fait que, déjà, ailleurs dans le monde, sur<br />

d’autres continents, ces liens ont permis de donner naissance à une variété<br />

de modèles féconds pour l’avenir. Accueillons avec bienveillance cette<br />

pensée innovante et dialoguons avec elle comme le firent au cours des


siècles ces intellectuels irlandais expatriés à la Sorbonne et partout en<br />

Europe.<br />

Nos universités doivent ouvrir de nouvelles pistes, trouver de nouvelles<br />

façons d’engager le dialogue avec les citoyens au sujet <strong>du</strong> long avenir que<br />

nous devons partager. Les universités et les intellectuels doivent s’élever en<br />

faveur d’une parole émancipatrice rompant avec la quiétude de cette « nonliberté<br />

» qui gagne notre monde, selon les mots qu’utilise Charles Taylor dans<br />

son analyse de l’obsession contemporaine de l’« authenticité ».<br />

L’université est émancipatrice lorsqu’elle favorise la liberté intellectuelle,<br />

sociale, culturelle, morale et économique, qu’elle permet de développer,<br />

d’anticiper et d’imaginer des façons parfois insoupçonnées de vivre<br />

pleinement et collectivement, d’une façon <strong>du</strong>rable et responsable. Nous<br />

pouvons consommer pour vivre, mais notre destin ne consiste pas à vivre<br />

pour consommer.<br />

En conclusion, je veux donc de nouveau saluer la riche tradition intellectuelle<br />

de Paris, de la Sorbonne et <strong>du</strong> peuple français. A l’instar <strong>du</strong> Professeur Sankar<br />

Muthu, je veux également rendre hommage au courage extraordinaire des<br />

penseurs qui, comme Diderot, Rousseau, Kant et Herder, résistèrent en leur<br />

temps à la pression populiste en faveur de l’impérialisme : au cœur de<br />

l’Europe des Lumières, ils surent prendre tous les risques et firent entendre<br />

leur parole critique.<br />

N’oublions jamais non plus qu’en s’engageant ainsi à leur époque, ils<br />

ouvrirent la voie à d’autres en des contrées fort lointaines. Par exemple,<br />

C.L.R. James a montré quelles perspectives ont été ouvertes par l’Abbé<br />

Raynal, les autres Encyclopédistes et la Révolution elle-même pour des<br />

révolutionnaires tels que Toussaint L’Ouverture qui menait le combat en<br />

faveur des ses compatriotes haïtiens :<br />

« S’il était sans é<strong>du</strong>cation, face au danger,<br />

Toussaint parvenait néanmoins à trouver les<br />

accents d’un Diderot, d’un Rousseau, d’un Raynal,<br />

d’un Mirabeau, d’un Robespierre et d’un Danton. Et<br />

il les surpassait même tous sur un point. Car tous<br />

ces maîtres de l’art oratoire et de la chose écrite,<br />

pris qu’ils étaient dans les complexités <strong>du</strong> système<br />

de classe de leur société, se retrouvaient trop


souvent à s’interrompre, hésiter, nuancer.<br />

Toussaint, lui, pouvait défendre sans réserve la<br />

liberté des Noirs et cela donnait à son discours une<br />

force et une détermination rarement égalées dans<br />

les grands textes de l’époque. La bourgeoisie<br />

française était incapable de comprendre que<br />

l’éloquence de Toussaint ne relevait ni de la<br />

grandiloquence ni de la rhétorique, mais qu’il<br />

écrivait la vérité pure et simple. » (Edward Saïd,<br />

Culture et Impérialisme)<br />

Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin d’intellectuels qui nous<br />

aideront à envisager cette vérité émancipatrice simple et généreuse dont<br />

nous avons tant besoin, et qui pourra nourrir notre fragile démocratie sans<br />

lui nuire.<br />

Dans les circonstances qui sont les nôtres aujourd’hui, le temps est venu<br />

d’une pensée forte, qui fixe des règles, qui soit démocratique et fédératrice.<br />

L’avenir de l’Europe peut-il être envisagé correctement dans le cadre d’une<br />

doctrine bâtie sur l’intérêt particulier ?<br />

Je ne le crois pas et, d’ailleurs, même dans le cas contraire, les dégâts qui<br />

s’ensuivraient ne se limiteraient pas à l’Europe mais s’étendraient au monde<br />

entier. Le langage lui-même doit recouvrer ses vertus libératrices. Il faut que<br />

nous parvenions de nouveau à parler au nom de notre humanité, de ses<br />

capacités encore inexploitées et de ce qu’il nous est possible d’accomplir,<br />

plutôt que de se résigner à ce que le langage ne soit utilisé que comme un<br />

outil grossier au service d’intérêts discordants. Telle est la conclusion qu’un<br />

grand Européen, Vaclav Havel, tira dans son journal à son retour d’une visite<br />

des institutions de l’Union européenne il y a quelques années.<br />

Lorsque, en 1971, Noam Chomsky prononça son discours à Cambridge en<br />

l’honneur de Bertrand Russell, il cita la « version <strong>du</strong> monde auquel nous<br />

devons aspirer » proposée par Russell :<br />

« Un monde où l’esprit créatif est vivant, où la vie<br />

est une aventure pleine de joie et d’espoir, fondée<br />

sur le désir de construire plutôt que celui de<br />

conserver ce que nous possédons ou de prendre à<br />

autrui ce qui lui appartient. Ce doit être un monde


qui donne libre cours à l’affection, où l’amour est<br />

débarrassé de l’instinct de domination, où la<br />

cruauté et l’envie ont été chassées par le bonheur<br />

et le développement sans entraves de tous les<br />

instincts qui contribuent à la vie et la nourrissent<br />

des joies de l’esprit. »<br />

Cette vision a encore <strong>du</strong> sens, et doit nous inspirer. Alors, en cette année<br />

européenne des citoyens, soutenons un projet européen qui contribue à<br />

l’authenticité de notre vie, de nos langues, pour tous nos peuples et pour<br />

leurs institutions. Portons-nous au-delà d’une Europe qui ne serait que<br />

spectacle stérile et parole morte, et exprimons-nous avec nos propres mots<br />

et notre propre pensée pour rendre à notre vie son accent d’humanité.<br />

Ensemble, allons vers une Europe des citoyens.

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