Le Théâtre de Charles Ludlam - Université Paris-Sorbonne
Le Théâtre de Charles Ludlam - Université Paris-Sorbonne
Le Théâtre de Charles Ludlam - Université Paris-Sorbonne
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UNIVERSITÉ PARIS IV - SORBONNE<br />
ÉCOLE DOCTORALE 4<br />
THÈSE<br />
Pour obtenir le gra<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS IV<br />
Discipline : Anglais<br />
présentée et soutenue publiquement par Marie PECORARI<br />
le 27 novembre 2008<br />
Titre :<br />
<strong>Le</strong> <strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong> (1943-1987)<br />
Directrice <strong>de</strong> thèse : Madame Elisabeth Angel-Perez<br />
JURY<br />
Mme Elisabeth Angel-Perez<br />
M. Christian Biet<br />
Mme Marie-Claire Pasquier<br />
M. Pierre-Yves Pétillon
<strong>Le</strong> théâtre <strong>de</strong> <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong> (1943-1987)<br />
3
Remerciements<br />
Je remercie Elisabeth Angel-Perez, qui m’accompagne <strong>de</strong>puis le DEA. Bien que nos aires<br />
d’intérêt aient à première vue peu en commun (ma connaissance du théâtre contemporain<br />
britannique étant limitée), son ouverture d’esprit, sa curiosité et sa fine compréhension <strong>de</strong>s<br />
questions théâtrales m’ont poussée à affermir ma réflexion. Avec patience et tact, elle a su me<br />
faire confiance sur un sujet difficile, m’aiguiller dans <strong>de</strong>s directions heureuses et m’éloigner <strong>de</strong>s<br />
fausses pistes.<br />
Je remercie aussi Christian Biet, que sa passion pour le théâtre conduit sur <strong>de</strong>s chemins peu<br />
fréquentés et tout aussi peu évi<strong>de</strong>nts. Son adhésion sans réserves à la pratique et la théorie<br />
théâtrales américaines, son intelligence du sujet et sa générosité ont été d’une ai<strong>de</strong> précieuse dans<br />
les moments <strong>de</strong> doute.<br />
Je remercie également les autres membres du jury, Marie-Claire Pasquier et Pierre-Yves Pétillon,<br />
que je ne connaissais jusqu’ici que comme auteurs. <strong>Le</strong>urs ouvrages sur le théâtre américain et la<br />
littérature américaine, respectivement, ont été une source d’inspiration dans la rédaction <strong>de</strong> cette<br />
thèse. Je suis curieuse et enthousiaste à l’idée <strong>de</strong> recueillir leur point <strong>de</strong> vue sur un sujet qu’ils<br />
connaissent <strong>de</strong> première main, puisqu’ils ont sur moi l’avantage rare d’avoir été <strong>de</strong>s spectateurs<br />
<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>.<br />
Je remercie Richard Schechner. Sa disponibilité, son regard amical, franc, sans con<strong>de</strong>scendance,<br />
et son immense culture performative m’ont permis <strong>de</strong> repenser ma manière d’envisager le théâtre.<br />
Je remercie les conservateurs du fonds Billy Rose <strong>de</strong> la bibliothèque <strong>de</strong> Lincoln Center à New<br />
York, d’avoir mis à ma disposition les archives du fonds <strong>Ludlam</strong>.<br />
4
Je remercie ma famille, les présents et les absentes, qui a su me supporter sans (trop) rien dire<br />
pendant ces années laborieuses.<br />
Enfin, à tous ceux que j’ai croisés, avec qui j’ai pu partager, discuter, expliquer mon sujet, et qui<br />
m’ont parfois entraînée sans le savoir dans <strong>de</strong>s directions fructueuses.<br />
5
Sommaire<br />
Introduction 12<br />
1. Prélu<strong>de</strong> 33<br />
1.1. Départs 39<br />
1.1.a) Frustration 39<br />
1.1.b) Révélation 51<br />
1.2. Propositions 58<br />
1.2.a) <strong>Théâtre</strong> et texte 58<br />
1.2.b) Dramaturgie et artifice 64<br />
1.2.c) Critique <strong>de</strong> l’illusion 66<br />
1.2.d) Contre le réalisme ? 73<br />
1.2.e) <strong>Le</strong> choix du maximalisme 76<br />
1.3. Redéfinitions : resserrement et redéploiement 82<br />
1.3.a) Permanence <strong>de</strong> l’autorité 83<br />
1.3.b) Dialectique du drame 84<br />
1.3.c) Quel mo<strong>de</strong>rnisme pour le théâtre ? 86<br />
6
2. <strong>Le</strong> Ridicule : quelques repères 97<br />
2.1. Déviations 108<br />
2.1.a) <strong>Le</strong> Ridicule : éléments <strong>de</strong> définition 113<br />
2.1.b) Précé<strong>de</strong>nts 119<br />
2.1.c) Directions 122<br />
2.1.d) <strong>Le</strong>ctures 125<br />
2.2. Figures 135<br />
2.2.a) Jack Smith 137<br />
2.2.b) John Vaccaro 153<br />
2.2.c) Ronald Tavel 158<br />
3. Premiers essais dramatiques 160<br />
3.1. The Life of Lady Godiva (1966) 168<br />
3.1.a) Une dramaturgie <strong>de</strong> l’empêchement 170<br />
3.1.b) L’antithèse, figure du délitement 176<br />
3.1.c) Homosexualité et critique 185<br />
3.2. <strong>Le</strong>s pièces « épiques » (1966-1969) 191<br />
3.2.a) Big Hotel (1966) 193<br />
3.2.b) Conquest of the Universe, or When Queens Colli<strong>de</strong> (1967) 208<br />
3.2.c) Turds in Hell (1969) 213<br />
7
4. Poétique 221<br />
4.1. Causes du revirement 223<br />
4.1.a) Contraintes matérielles 223<br />
4.1.b) Insatisfactions esthétiques 226<br />
4.2. La « pièce bien faite », un véritable renouveau ? 235<br />
4.2.a) Une réaction aristotélicienne ? 237<br />
4.2.b) Figures du dévoilement 241<br />
4.3. Parodie et reprise : comment trouver sa voix/e 253<br />
4.3.a) La parodie : quelques définitions 255<br />
4.3.b) Kitsch et parodie 265<br />
4.3.c) Figures du dépassement 269<br />
5. <strong>Le</strong>s pièces 277<br />
Petite étu<strong>de</strong> génétique 281<br />
Bluebeard (1970) 284<br />
Eunuchs of the Forbid<strong>de</strong>n City (1971) 290<br />
Corn (1972) 293<br />
Camille (1973) 297<br />
Hot Ice (1974) 302<br />
Stage Blood (1975) 307<br />
Caprice, or Fashion Bound (1976) 311<br />
Der Ring Gott Farblonjet (1977) 314<br />
8
The Ventriloquist’s Wife (1978) 320<br />
Utopia, Incorporated (1978) 323<br />
The Enchanted Pig (1979) 327<br />
A Christmas Carol (1979) 331<br />
Reverse Psychology (1980) 334<br />
Love’s Tangled Web (1981) 338<br />
Secret Lives of the Sexists (1982) 342<br />
Exquisite Torture (1982) 347<br />
<strong>Le</strong> Bourgeois Avant-Gar<strong>de</strong> (1983) 351<br />
Galas (1983) 356<br />
The Mystery of Irma Vep (1984) 363<br />
How to Write a Play (1984) 368<br />
Salammbô (1985) 371<br />
The Artificial Jungle (1986) 374<br />
6. <strong>Ludlam</strong> aujourd’hui 377<br />
6.1. Quelques continuateurs 379<br />
6.2 Directions 392<br />
Bibliographie 400<br />
In<strong>de</strong>x 413<br />
9
Avertissement<br />
Cette thèse étant soutenue en vue d’une double qualification en anglais et étu<strong>de</strong>s<br />
théâtrales, nous avons trouvé bon <strong>de</strong> traduire les passages en langue étrangère, tout en conservant<br />
l’original en note. Et sauf mention contraire, toutes les traductions sont <strong>de</strong> l’auteur <strong>de</strong> la thèse.<br />
Cependant, en raison <strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong> traduction particuliers à l’écriture <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, nous avons<br />
choisi <strong>de</strong> conserver les citations <strong>de</strong>s pièces en version originale. (La question <strong>de</strong> la traduction est<br />
abordée en filigrane tout au long <strong>de</strong> la thèse, et plus spécifiquement en conclusion - nous y<br />
renvoyons). L’entreprise <strong>de</strong> traduction <strong>de</strong>s pièces pose <strong>de</strong>s problèmes spécifiquement théâtraux,<br />
relève déjà <strong>de</strong> choix <strong>de</strong> mise en scène - c’est un autre travail, qui débor<strong>de</strong> le cadre <strong>de</strong> cette thèse.<br />
Nous prions d’avance les non-anglophones <strong>de</strong> nous excuser, en espérant que les idées poétiques<br />
<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et les commentaires <strong>de</strong>s pièces suffiront à susciter l’envie <strong>de</strong> le voir jouer un jour sur<br />
les scènes françaises.<br />
Nous avons choisi d’orthographier la première lettre <strong>de</strong> Ridicule en majuscule dans les cas -<br />
majoritaires - où l’adjectif fait référence au style, groupe, genre théâtral du même nom, pour le<br />
distinguer <strong>de</strong> son emploi courant.<br />
10
Depuis longtemps je me vantais <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r tous les paysages possibles, et<br />
trouvais dérisoires les célébrités <strong>de</strong> la peinture et <strong>de</strong> la poésie mo<strong>de</strong>rne.<br />
J’aimais les peintures idiotes, <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> portes, décors, toiles <strong>de</strong><br />
saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée,<br />
latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans <strong>de</strong> nos aïeules,<br />
conte <strong>de</strong> fées, petits livres <strong>de</strong> l’enfance, opéras vieux, refrains niais,<br />
rhythmes naïfs.<br />
Je rêvais croisa<strong>de</strong>s, voyages <strong>de</strong> découvertes dont on n’a pas <strong>de</strong><br />
relations, républiques sans histoires, guerres <strong>de</strong> religion étouffées,<br />
révolutions <strong>de</strong> mœurs, déplacements <strong>de</strong> races et <strong>de</strong> continents : je croyais à<br />
tous les enchantements.<br />
(Rimbaud, Délires II, « Alchimie du verbe »)<br />
11
Introduction<br />
Ces pièces combinaient <strong>de</strong>s formes artistiques populaires et nobles, mêlaient mise<br />
en scène haute en couleur, humour scatologique et travestissement féminin à <strong>de</strong>s<br />
intrigues et à <strong>de</strong>s styles empruntés à la littérature dramatique et opératique. <strong>Le</strong><br />
traitement […] qu’en offrait <strong>Ludlam</strong> allait au-<strong>de</strong>là du simple pastiche : la<br />
profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> son investissement, expliquait-il, donnait naissance à <strong>de</strong>s œuvres<br />
indépendantes qui transcendaient la parodie. La Ridiculous Theatrical Company,<br />
un <strong>de</strong>s premiers théâtres new-yorkais à traiter explicitement <strong>de</strong>s thèmes<br />
homosexuels, montrait souvent <strong>Ludlam</strong> dans <strong>de</strong>s rôles féminins - rôles qu’il ne<br />
jouait pas nécessairement <strong>de</strong> manière outrée. 1<br />
(Alisa Solomon, entrée « <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong> », in The Cambridge Gui<strong>de</strong> to American<br />
Theatre, éd. Don B. Wilmeth. 2007, 405-406)<br />
La notice consacrée à <strong>Ludlam</strong> dans une anthologie <strong>de</strong> référence exprime en quelques<br />
lignes les difficultés d’interprétation posées par l’oeuvre. Alisa Solomon, critique <strong>de</strong> théâtre et <strong>de</strong><br />
performance queer, semble mettre en gar<strong>de</strong> à chaque détour <strong>de</strong> phrase contre les préjugés, idées<br />
1 “these plays combined popular and high art forms, mixing colorful staging, scatological humor and female<br />
impersonation with plots and styles drawn from dramatic and operatic literature. <strong>Ludlam</strong>’s treatment went beyond<br />
mere spoofing : his <strong>de</strong>pth of involvement, he explained, gave rise to in<strong>de</strong>pen<strong>de</strong>nt works that transcend parody. The<br />
Ridiculous Theatrical Company, one of the first New York theatres to <strong>de</strong>al explicitly with homosexual themes, often<br />
featured <strong>Ludlam</strong> in female roles - which he didn’t necessarily play campily.”<br />
12
eçues et amalgames dont <strong>Ludlam</strong> a fait l’objet : théâtre gay, théâtre <strong>de</strong> travestis, pour ne pas dire<br />
<strong>de</strong> drag queens, théâtre parodique, léger, infantile et caricatural. Sans nier ces aspects <strong>de</strong> l’œuvre,<br />
A. Solomon invite à les dépasser, à montrer comment ils s’intègrent à une vision du théâtre plus<br />
complexe qu’elle en a l’air. Cette mise à bas <strong>de</strong>s idées reçues sera l’objet <strong>de</strong> cette thèse. Se<br />
détournant <strong>de</strong>s clichés, sans chercher à se poser en justicier non plus, il s’agira avant tout <strong>de</strong><br />
traiter <strong>Ludlam</strong>, plus que <strong>de</strong> le juger.<br />
<strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong> (1943-1987) est un mal-aimé <strong>de</strong> l’historiographie du théâtre américain, lui-même<br />
relativement négligé par la critique universitaire française. S’intéresser au dramaturge, metteur en<br />
scène et comédien new-yorkais n’a pas été une évi<strong>de</strong>nce. Ce n’est pas le délaissement apparent<br />
dont il fait l’objet qui m’a guidée ; beaucoup d’autres connaissent le même sort et ne méritent pas<br />
forcément pour autant d’être mis en valeur individuellement.<br />
Débuts du parcours <strong>de</strong> recherche<br />
Mon objectif <strong>de</strong> départ n’était pas la rédaction d’une monographie, mais plutôt d’une étu<strong>de</strong><br />
thématique sur le théâtre d’avant-gar<strong>de</strong> américain d’après-guerre. <strong>Le</strong>s premières figures sur<br />
lesquelles je me suis penchée relevaient <strong>de</strong> près ou <strong>de</strong> loin du « théâtre d’images ». Il était<br />
question d’explorer la relation au texte dans un théâtre qui posait problème, dans lequel le texte<br />
était apparemment en retrait. Cette question avait déjà été au centre <strong>de</strong> ma thèse <strong>de</strong> DEA<br />
(« Anatomie d’une fleur : analyse <strong>de</strong>s écrits sur le théâtre d’Edward Gordon Craig », direction<br />
Elisabeth Angel-Perez, <strong>Paris</strong> IV - <strong>Sorbonne</strong>), quoique concernant une époque (la première moitié<br />
du vingtième siècle) et une aire culturelle (l’Europe, avec une connaissance <strong>de</strong>s formes<br />
asiatiques) différentes, qui plus est un penseur coupé <strong>de</strong> la pratique (praticien à ses débuts, Craig<br />
a cessé <strong>de</strong> l’être quand il commence à publier sa revue The Mask). La première année <strong>de</strong> thèse,<br />
passée en France, a été consacrée à la lecture <strong>de</strong> documents et d’ouvrages consacrés au théâtre<br />
13
américain en général, avec un intérêt particulier pour Robert Wilson, Richard Foreman, Mabou<br />
Mines et le Wooster Group. <strong>Le</strong>s limitations <strong>de</strong>s fonds français (bibliothèque Gaston Baty <strong>de</strong> <strong>Paris</strong><br />
III - <strong>Sorbonne</strong> Nouvelle, département <strong>de</strong>s arts du spectacle <strong>de</strong> la Bibliothèque Nationale <strong>de</strong><br />
France) se sont vite révélées un obstacle. Avec le soutien et les encouragements <strong>de</strong> ma directrice<br />
<strong>de</strong> thèse et <strong>de</strong> <strong>Paris</strong> IV - <strong>Sorbonne</strong>, je réussis à obtenir une bourse d’échange à Columbia<br />
University, puis l’année suivante un poste <strong>de</strong> lectrice à Florida State University. Au même<br />
moment, Elisabeth Angel-Perez me propose un projet <strong>de</strong> traduction, relayé par Christian Biet<br />
(<strong>Paris</strong> X - Nanterre et Institut Universitaire <strong>de</strong> France), un recueil d’écrits du théoricien et metteur<br />
en scène new-yorkais Richard Schechner. J’accepte après avoir lu avec grand bonheur le<br />
manuscrit, avec une attention particulière pour « <strong>Le</strong> déclin et la chute <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong><br />
américaine », qui confirme certaines <strong>de</strong> mes intuitions, et révèle aussi mes lacunes dans la<br />
connaissance du théâtre d’avant-gar<strong>de</strong>. Ce projet m’a occupée pendant une année entière ; loin<br />
d’être distrayant, il m’a donné les moyens d’approfondir ma connaissance générale <strong>de</strong> l’avant-<br />
gar<strong>de</strong> et d’accé<strong>de</strong>r à <strong>de</strong>s outils théoriques jusqu’alors largement ignorés en France. Il m’a aussi<br />
permis <strong>de</strong> rencontrer à plusieurs reprises Richard Schechner, <strong>de</strong> l’interroger en personne et <strong>de</strong> lui<br />
faire part <strong>de</strong> mes interrogations. Ma tendance à tout mettre en doute, souvent interprétée par<br />
d’autres comme une volonté maligne <strong>de</strong> déstabiliser mon auditeur, a trouvé grâce à ses yeux. Il a<br />
fait l’effort <strong>de</strong> tenter <strong>de</strong> me répondre et d’accepter <strong>de</strong> reconnaître son impuissance <strong>de</strong>vant<br />
certaines questions. Pendant mon séjour à Columbia, j’en ai aussi profité pour visionner <strong>de</strong><br />
nombreuses captations <strong>de</strong> la collection Billy Rose à la bibliothèque <strong>de</strong> Lincoln Center. Cela m’a<br />
permis <strong>de</strong> découvrir <strong>de</strong>s artistes dont mes lectures en France ne m’avaient pas laissé soupçonner<br />
l’existence, ou dont les publications peinaient à rendre justice. S’agissant d’un théâtre d’images,<br />
il n’était pas étonnant que l’accès aux documents visuels modifie gran<strong>de</strong>ment ma perception <strong>de</strong>s<br />
spectacles. J’ai visionné entre autres The Mystery of Irma Vep, <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, sans m’y arrêter. Ce<br />
14
n’est que plus tard, quand, tombant par hasard sur le recueil <strong>de</strong> ses dits et écrits (éd. Steven<br />
Samuels, 1992), que j’ai commencé à m’intéresser <strong>de</strong> près à lui. Il a retenu mon attention d’abord<br />
parce qu’il est l’un <strong>de</strong>s seuls à commenter son œuvre ouvertement, sans résistance - trait peu<br />
courant parmi l’avant-gar<strong>de</strong>, <strong>de</strong> surcroît aux Etats-Unis, où règne une certaine méfiance <strong>de</strong>s<br />
artistes envers la critique. <strong>Ludlam</strong> n’a pas écrit à proprement parler, comme ont pu le faire<br />
Jouvet, Copeau, Vitez ou Stanislavski, mais entre ses notes informelles, le texte <strong>de</strong>s programmes<br />
et les entretiens qu’il a donnés, on arrive à quelque <strong>de</strong>ux cents pages. Je sentais que j’avais besoin<br />
<strong>de</strong> cette base d’autocommentaire pour continuer à avancer, éprouvant une certaine lassitu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>vant les pirouettes rhétoriques <strong>de</strong> certains artistes face à la critique. Non qu’il faille forcément<br />
prendre la parole <strong>de</strong> l’artiste au pied <strong>de</strong> la lettre, mais un réel effort d’auto-explication donne<br />
souvent <strong>de</strong>s repères bienvenus. Autre point important, <strong>Ludlam</strong> problématisait très fortement le<br />
rapport du texte à l’image, soit la problématique qui avait été au centre <strong>de</strong> mon DEA et sur<br />
laquelle j’étais partie lorsque j’avais entamé mes recherches sur le théâtre américain. <strong>Ludlam</strong><br />
n’était pas un simple dramaturge, détaché <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> réalisation scénique, et pourtant il se<br />
disait avant tout dramaturge. Alors qu’il produisait <strong>de</strong>s spectacles très chargés visuellement, ce en<br />
quoi l’on pouvait le rattacher au « théâtre d’images », il persistait à se présenter comme écrivain,<br />
comme si le spectacle trouvait son incarnation essentielle dans les mots. Autant <strong>de</strong> paradoxes<br />
apparents qui m’intriguaient et me semblaient mériter d’être creusés. C’est donc par le détour <strong>de</strong><br />
la théorie que j’en suis venue à étudier un dramaturge auquel je n’avais pas prêté d’attention<br />
particulière auparavant. N’étant ni intéressée par le théâtre gay - catégorie dans laquelle <strong>Ludlam</strong><br />
est souvent rangé, même s’il la conteste -, n’ayant aucune connaissance particulière <strong>de</strong> la culture<br />
homosexuelle dont il se sert, et désirant à l’origine prendre mes distances avec le théâtre <strong>de</strong> texte,<br />
le choix était loin d’être évi<strong>de</strong>nt.<br />
15
Historique et état <strong>de</strong> la recherche en France<br />
Mes recherches initiales en bibliothèque m’avaient montré que le théâtre américain était<br />
généralement négligé par l’édition française. La situation <strong>de</strong> la France est à cet égard relativement<br />
unique en Europe : le fait que les écrits <strong>de</strong> Richard Schechner aient été publiés si tard est en soit<br />
parlant. En Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas, la pensée <strong>de</strong> ce chercheur est <strong>de</strong>puis longtemps<br />
familière, et la réflexion sur le théâtre américain <strong>de</strong> tradition plus ancienne. Quelques chercheurs<br />
français se sont bien intéressés à la question, mais leur cas <strong>de</strong>meure généralement isolé.<br />
Françoise Kourilsky tout d’abord, qui, après une thèse consacrée à la toute première vague <strong>de</strong><br />
l’avant-gar<strong>de</strong> américaine, s’est attachée à faire connaître et venir les artistes américains au<br />
festival <strong>de</strong> Nancy. Elle a ensuite continué à favoriser les échanges franco-américains dans les<br />
<strong>de</strong>ux sens : grâce à son théâtre Ubu, installé à New York entre 1982 et 2001, dans lequel étaient<br />
présentées <strong>de</strong>s pièces françaises en traduction, et en poursuivant son travail <strong>de</strong> découvreuse <strong>de</strong><br />
talents américains.<br />
Frank Jotterand, journaliste en séjour prolongé à New York, publie en 1970 un ouvrage sur le<br />
« nouveau théâtre américain », qui contient <strong>de</strong> courtes présentations, sans effort <strong>de</strong> classement, <strong>de</strong><br />
compagnies contemporaines. <strong>Le</strong>s <strong>de</strong>scriptions détaillées <strong>de</strong> spectacles s’avèrent parfois fort<br />
utiles, d’autant que Jotterand rend compte <strong>de</strong> ses impressions immédiates, en faisant abstraction<br />
<strong>de</strong>s jugements critiques connus dans la sélection <strong>de</strong>s spectacles auxquels il assiste, ce qui donne à<br />
l’ensemble une qualité vagabon<strong>de</strong> bienvenue. On trouve ainsi parmi les spectacles commentés -<br />
fait suffisamment rare pour être relevé -, <strong>de</strong>ux pièces Ridicules, Conquest of the Universe, <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong>, et The Life of Lady Godiva, <strong>de</strong> Ronald Tavel.<br />
Marie-Claire Pasquier, quelques années plus tard, s’intéresse elle aussi au théâtre américain, à la<br />
suite d’une thèse sur Gertru<strong>de</strong> Stein, auteur d’une véritable réflexion sur le théâtre et référence<br />
majeure pour les praticiens <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> américaine d’après-guerre. Elle publie un ouvrage<br />
16
sur le théâtre américain en 1978, offrant un panorama sélectif et problématisé <strong>de</strong>s artistes<br />
importants, tout en publiant par ailleurs <strong>de</strong> nombreux articles et en dirigeant <strong>de</strong>s thèses sur la<br />
question. Parmi ses anciens étudiants, on trouve Xavier <strong>Le</strong>moine, aujourd’hui maître <strong>de</strong><br />
conférences à Nantes et auteur d’une thèse sur le théâtre queer contemporain (<strong>Paris</strong> X - Nanterre,<br />
2001), qui s’attache à faire connaître <strong>de</strong>s figures souvent méconnues en France (en premier lieu,<br />
Reza Abdoh, certes invité plusieurs fois, mais dont la très courte carrière a laissé - trop - peu <strong>de</strong><br />
traces).<br />
Plus récemment, d’autres thèses ont été soutenues sur le théâtre américain : d’abord celle d’Anne<br />
Cuisset, qui s’est intéressée aux échanges théâtraux franco-américains sous un angle politico-<br />
économique (<strong>Paris</strong> X - Nanterre, direction Emmanuel Wallon, 2005) ; puis celle d’Ophélie<br />
Landrin (<strong>Paris</strong> X - Nanterre, direction Christian Biet, 2007), qui offre un panorama <strong>de</strong>s jeunes<br />
compagnies new-yorkaises contemporaines réunies autour <strong>de</strong> la question <strong>de</strong> la fragmentation,<br />
traitée sur un plan esthétique. Ces <strong>de</strong>ux thèses contiennent un ample historique du théâtre<br />
américain d’après-guerre, et comblent ainsi le vi<strong>de</strong> existant entre les ouvrages publiés à la fin <strong>de</strong>s<br />
années soixante-dix et la situation actuelle. On les consultera pour plus d’informations sur la<br />
scène théâtrale américaine en général. C’est aussi une <strong>de</strong>s raisons pour lesquelles j’ai préféré me<br />
passer d’un long rappel, me contentant <strong>de</strong> courts éléments <strong>de</strong> mise en perspective ici et là, quand<br />
la nécessité y obligeait. Il m’a semblé plus pertinent <strong>de</strong> me concentrer sur le Ridicule et <strong>de</strong><br />
prendre le risque d’accor<strong>de</strong>r toute mon attention à une esthétique peu traitée par ailleurs, en<br />
faisant comme si sa valeur allait <strong>de</strong> soi. Car à force <strong>de</strong> vouloir justifier la légitimité <strong>de</strong> son objet,<br />
on finit par faire douter <strong>de</strong> celui-ci.<br />
Il faut aussi évoquer l’importance <strong>de</strong> la présence en France <strong>de</strong> praticiens américains. <strong>Le</strong>ur venue<br />
au festival <strong>de</strong> Nancy, au festival Sigma <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux, puis leur programmation régulière dans <strong>de</strong>s<br />
théâtres souvent fidèles (Robert Wilson, Mabou Mines, plus récemment le Wooster Group, les<br />
17
New York City Players <strong>de</strong> Richard Maxwell…), . <strong>Le</strong>ur séjour en rési<strong>de</strong>nce encore davantage,<br />
comme celui <strong>de</strong> Richard Foreman à Gennevilliers au début <strong>de</strong>s années quatre-vingt, qui a<br />
bénéficié <strong>de</strong> la coprésence d’un théâtre et d’une publication (<strong>Théâtre</strong>/Public) relayant ses idées. Il<br />
n’est donc pas étonnant que les artistes les mieux traités soient ceux qui ont le plus marqué les<br />
spectateurs français. Des choix <strong>de</strong> programmation différents auraient sans doute mené à un<br />
paysage critique tout autre. Il suffit pour s’en rendre compte <strong>de</strong> jeter un œil sur les ouvrages <strong>de</strong><br />
théâtre américains, dont les classifications ten<strong>de</strong>nt à inclure <strong>de</strong>s noms peu évocateurs pour les<br />
Français (pour prendre l’exemple d’un panorama récent du théâtre d’avant-gar<strong>de</strong> américain, celui<br />
d’Arnold Aronson (2000), on trouve, parmi les artistes qui font l’objet d’un traitement extensif,<br />
Spalding Gray, Jack Smith, ou le Performance Group <strong>de</strong> Richard Schechner - noms à peine<br />
connus en France, alors que leur impact, et l’importance <strong>de</strong> leur filiation, sont par ailleurs<br />
établis). Et même dans le contexte américain, la scène new-yorkaise bénéficie d’un traitement<br />
privilégié par rapport au reste du pays, avec une certaine injustice envers <strong>de</strong>s pôles régionaux très<br />
actifs (notamment, Chicago, la Californie, sans parler du cas <strong>de</strong>s théâtres installés dans <strong>de</strong>s zones<br />
isolées théâtralement (Iowa Theatre Lab, Firehouse Theatre et la compagnie contemporaine<br />
Skewed Visions à Minneapolis…)). Il ne sera pas question ici <strong>de</strong> revenir sur la domination <strong>de</strong><br />
New York, mais il est certain que l’esthétique Ridicule aurait méritée d’être étudiée en relation<br />
avec ses manifestations régionales, tant synchroniquement que diachroniquement, et<br />
particulièrement à San Francisco. <strong>Le</strong> corpus new-yorkais étant suffisamment complexe à démêler<br />
en l’état, il a fallu se résoudre à s’en contenter.<br />
La pério<strong>de</strong> d’intérêt prononcé pour l’avant-gar<strong>de</strong> américaine, allant à peu près du choc provoqué<br />
par la venue du Living Theatre en 1968 au début <strong>de</strong>s années quatre-vingt, a été suivie d’un creux,<br />
peut-être lié à une analyse pessimiste <strong>de</strong> la situation (Richard Schechner dès 1982, puis d’autres à<br />
sa suite, soutiennent qu’on est en présence d’un essoufflement, voire <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong>).<br />
18
Récemment, un regain d’attention se fait jour ; non seulement en faveur d’une réévaluation <strong>de</strong><br />
l’héritage <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong>, mais aussi <strong>de</strong> la découverte du travail contemporain. <strong>Le</strong>s thèses<br />
précé<strong>de</strong>mment évoquées en sont la preuve, <strong>de</strong> même que la publication récente d’un numéro<br />
spécial <strong>de</strong> la revue Ubu - dont la ligne éditoriale est habituellement plutôt européenne -, consacré<br />
au théâtre américain actuel (Ubu Scènes d’Europe/European Stages, no 40-41, avril 2007). La<br />
rédactrice en chef <strong>de</strong> la revue, Chantal Boiron, a senti la présence d’un véritable mouvement qui<br />
cesse <strong>de</strong> se définir en termes <strong>de</strong> rupture et <strong>de</strong> nouveauté ; il rompt en cela avec la rhétorique <strong>de</strong><br />
l’avant-gar<strong>de</strong>, ou plutôt, pour reprendre une idée <strong>de</strong> Richard Schechner, il transforme l’héritage<br />
<strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> en style. <strong>Le</strong>s jeunes compagnies produisent un théâtre souvent virtuose,<br />
complexe aussi bien visuellement que textuellement, et intensément autoréflexif.<br />
Au même moment sont parus <strong>de</strong>ux ouvrages <strong>de</strong> Frédéric Martel, fruits d’un travail <strong>de</strong> terrain <strong>de</strong><br />
quatre ans aux Etats-Unis. (Theater : Sur le déclin du théâtre en Amérique (et comment il peut<br />
résister en France) et De la culture en Amérique (2006)). Je suis certes en désaccord complet<br />
avec la thèse soutenue (selon F. Martel, bien qu’ayant <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> financement très différents,<br />
les systèmes théâtraux français et américain seraient tout compte fait dans une situation analogue<br />
- conclusion qui ferait bondir n’importe quel artiste américain) et doute du bien-fondé et <strong>de</strong><br />
l’utilité <strong>de</strong>s recherches effectuées (une lecture plus attentive <strong>de</strong>s revues spécialisées aurait sans<br />
doute évité à F. Martel <strong>de</strong>s recherches inutiles et <strong>de</strong>s découvertes bien peu nouvelles). Mais il faut<br />
reconnaître qu’il n’est pas absolument mauvais que le théâtre américain re<strong>de</strong>vienne un sujet <strong>de</strong><br />
discussion en France.<br />
Enfin, citons le travail <strong>de</strong> transmission d’un dix-septièmiste à l’esprit ouvert, Christian Biet, dont<br />
la réflexion sur la dimension spectaculaire du répertoire préclassique l’a conduit à s’intéresser<br />
aussi bien à la théorisation qu’à la pratique d’un théâtre dans lequel le texte ne joue pas un rôle<br />
central. <strong>Le</strong>s étu<strong>de</strong>s théâtrales se sont certes <strong>de</strong>puis longtemps détachées d’une approche purement<br />
19
littéraire ou poétique du texte <strong>de</strong> théâtre, mais la dramaturgie reste encore souvent l’aspect le plus<br />
commenté - la mise en scène faisant alors figure d’explication <strong>de</strong> texte. Christian Biet, qui a<br />
dirigé <strong>de</strong> nombreux travaux sur le théâtre américain, dont la thèse récente d’Ophélie Landrin,<br />
joue un rôle <strong>de</strong> passeur dans la connaissance actuelle <strong>de</strong> la scène théâtrale new-yorkaise. D’abord<br />
par sa présence régulière en tant que professeur invité à New York University, institution par<br />
laquelle sont passés un certain nombre <strong>de</strong> ses étudiants (<strong>de</strong>rnièrement, Anne Cuisset, Ophélie<br />
Landrin, et moi), et par la dynamique d’ouverture et <strong>de</strong> recherche qu’il a enclenchée. <strong>Le</strong> récent<br />
colloque sur l’impact <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> américaine en Europe et la question <strong>de</strong> la performance<br />
(<strong>Paris</strong>, <strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> la Colline et Institut National d’Histoire <strong>de</strong> l’Art, 21-23 janvier 2008), qui a<br />
rassemblé <strong>de</strong>s praticiens et <strong>de</strong>s universitaires américains et européens, et que nous avons co-<br />
organisé, a montré la nécessité <strong>de</strong> prendre en compte l’apport européen en matière <strong>de</strong> recherche<br />
sur la question. Ce colloque a eu lieu à la suite <strong>de</strong> la publication du recueil d’essais <strong>de</strong> Richard<br />
Schechner que j’ai traduit (Editions théâtrales, 2008). L’esprit d’ouverture <strong>de</strong> Christian Biet est<br />
partagé par Elisabeth Angel-Perez, ma directrice <strong>de</strong> thèse, qui n’a pas hésité à prendre le risque<br />
<strong>de</strong> diriger une thèse dans un domaine dont elle n’est pas spécialiste mais qu’elle connaît bien,<br />
ayant d’ailleurs déjà figuré à <strong>de</strong>s jurys <strong>de</strong> thèse sur le théâtre et/ou la littérature américains. <strong>Le</strong><br />
rôle central que j’ai tenu à donner à la problématique théâtrale, au-<strong>de</strong>là du contexte civilisationnel<br />
américain, a conforté la pertinence <strong>de</strong> ce choix. Il existe actuellement peu <strong>de</strong> chercheurs en<br />
théâtre américain : les anglicistes spécialistes <strong>de</strong> théâtre concentre surtout leur attention sur le<br />
domaine anglo-irlandais, les américanistes sur le cinéma ou la littérature non dramatique. Il<br />
semble pertinent d’engager une dynamique d’échange dans les <strong>de</strong>ux directions : la problématique<br />
du théâtre, même dans le cas d’un théâtre <strong>de</strong> texte, mérite d’être examinée en tant que telle, au-<br />
<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s classifications nationales les plus évi<strong>de</strong>ntes. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai<br />
souhaité <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r une double qualification : en anglais, évi<strong>de</strong>mment, mais aussi en étu<strong>de</strong>s<br />
20
théâtrales, car la lecture <strong>de</strong> cette thèse exige au moins autant <strong>de</strong> familiarité avec les<br />
problématiques dramatiques que <strong>de</strong> compétences d’anglicistes.<br />
Si le théâtre américain d’avant-gar<strong>de</strong> a connu un tel sort en France, on peut s’interroger sur les<br />
causes plus profon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> son délaissement, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s hasards <strong>de</strong> programmation et d’édition.<br />
Éléments d’explication<br />
<strong>Le</strong> théâtre dit d’avant-gar<strong>de</strong>, qu’on a eu tendance à qualifier <strong>de</strong> « théâtre d’images », pose<br />
problème dès lors qu’il ne se détache pas complètement <strong>de</strong> la tradition théâtrale. Qu’il adopte la<br />
rhétorique <strong>de</strong> la table rase, qu’il cesse <strong>de</strong> se faire appeler théâtre, qu’il remette en question les<br />
règles <strong>de</strong> jeu <strong>de</strong> la réception, il passe alors pour une nouveauté radicale, pour une reformulation<br />
qui n’a plus tout à fait à voir avec le théâtre. C’est le cas par exemple du happening, qui, à bien<br />
<strong>de</strong>s égards, continue à être du théâtre, si l’on donne <strong>de</strong> celui-ci une définition large (le happening<br />
fonctionne sur l’improvisation, mais les acteurs partent en fait d’un projet, qu’ils peuvent<br />
modifier au cours <strong>de</strong> la représentation, et dont ils restent malgré tout les maîtres ; sur ce plan, il y<br />
a donc maintien d’un rapport <strong>de</strong> différenciation net entre acteurs et spectateurs, même si la<br />
proximité physique laisse croire le contraire ; il n’y a pas <strong>de</strong> texte écrit, mais le projet doit être<br />
considéré comme un scénario, aussi minimal soit-il, et même s’il n’est pas articulé<br />
verbalement…). <strong>Le</strong> happening, la performance et leur théorisation (et peut-être justement parce<br />
que le caractère éphémère et unique inscrit dans leur définition ouvre la voie au commentaire)<br />
n’ont pas connu le même sort que le théâtre qui continuait à se dire théâtre. <strong>Le</strong>s ouvrages,<br />
traductions, thèses <strong>de</strong> et/ou sur Allan Kaprow, John Cage ou Merce Cunningham sont moins<br />
rares. <strong>Le</strong>s praticiens américains relevant du « théâtre d’images » et qui ont été les mieux reçus<br />
sont aussi, sans surprise, ceux dont le travail est le plus visuel (Robert Wilson en premier lieu, qui<br />
se fait connaître grâce à un spectacle sans paroles, <strong>Le</strong> Regard du Sourd ; il est d’ailleurs<br />
21
intéressant <strong>de</strong> relever qu’on continue souvent à commenter l’aspect plastique du travail <strong>de</strong> R.<br />
Wilson, en faisant abstraction <strong>de</strong> son rapport au répertoire, alors qu’il monte <strong>de</strong>s textes<br />
dramatiques classiques <strong>de</strong>puis plusieurs années). <strong>Le</strong>e Breuer <strong>de</strong> Mabou Mines, qui intègre à ses<br />
visions dramatiques une forme d’humour verbal fondé sur <strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong> mots, calembours et<br />
allusions culturelles, est au contraire relativement méconnu en France. Si ses textes sortent <strong>de</strong>s<br />
normes dramatiques les plus convenues, ils ne relèvent ni <strong>de</strong> l’improvisation, ni du cri, ni <strong>de</strong> la<br />
partition détachée <strong>de</strong> l’action scénique. On est plutôt du côté du théâtre épique, mais du théâtre<br />
tout <strong>de</strong> même. <strong>Le</strong>e Breuer fait aussi intervenir <strong>de</strong>s formes théâtrales non occi<strong>de</strong>ntales ou non<br />
dramatiques (bunraku, marionnettes, chant et esthétique gospel…), mais très codifiées et/ou<br />
traditionnelles. On peut certes invoquer l’obstacle linguistique ; mais cela n’explique ni la<br />
reconnaissance <strong>de</strong> ces praticiens dans <strong>de</strong>s pays non anglophones, ni la présence sur les scènes<br />
françaises <strong>de</strong> spectacles étrangers linguistiquement exigeants.<br />
Au contraire, les auteurs écrivant explicitement pour le théâtre sont dans une situation plus<br />
favorable. Pour <strong>de</strong>s raisons évi<strong>de</strong>ntes, il est plus facile <strong>de</strong> s’intéresser à un texte écrit en vue<br />
d’une représentation qu’à un texte qui fait corps avec le spectacle dans son ensemble et n’a pas<br />
d’existence autonome. Un texte <strong>de</strong> Richard Foreman ou <strong>de</strong> Richard Maxwell ne se lit pas, ou mal,<br />
et ne fait sens que dans le contexte <strong>de</strong> sa prise en charge scénique. Il est donc quasiment illisible<br />
pour qui n’a pas été témoin <strong>de</strong> la représentation, a fortiori en l’absence <strong>de</strong> captation ou <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>scription détaillée.<br />
Si la littérature dramatique américaine est là encore moins bien traitée que son équivalent anglo-<br />
irlandais, elle est tout même mieux connue. Eugene O’Neill, Tennessee Williams, Arthur Miller,<br />
Edward Albee, Sam Shepard ou David Mamet ont été traduits et joués en France, et <strong>de</strong> nombreux<br />
travaux universitaires leur ont été consacrés. Très récemment, la pièce la plus connue et<br />
accessible <strong>de</strong> Suzan-Lori Parks a été montée en France (Topdog/Un<strong>de</strong>rdog, mise en scène Philip<br />
22
Boulay, <strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> l’Athénée, septembre-octobre 2007). Sans compter les pièces <strong>de</strong> facture plus<br />
classiques régulièrement programmées dans les théâtres privés, et complètement laissées <strong>de</strong> côté<br />
par la critique universitaire (Donald Margulies, John Patrick Shanley, mais aussi David Mamet<br />
ou Edward Albee - preuve que les classifications hiérarchiques (high brow, low brow, middle<br />
brow) ne résistent pas toujours aux frontières nationales). Mais les auteurs actuels les plus<br />
audacieux, et auxquels s’intéresse la critique américaine universitaire, restent peu connus en<br />
France (Will Eno, Mac Wellman, ou Sarah Ruhl; que dire encore, pour la génération précé<strong>de</strong>nte,<br />
<strong>de</strong> l’ignorance d’August Wilson ou <strong>de</strong> Paula Vogel ?).<br />
<strong>Ludlam</strong>, un sujet d’abord difficile<br />
<strong>Ludlam</strong> a été victime <strong>de</strong> la même négligence, en France bien sûr, aux Etats-Unis aussi. Sa mort<br />
prématurée et soudaine n’est qu’un élément d’explication. <strong>Le</strong> fait qu’il ait nié et caché sa maladie<br />
jusqu’au bout lui a certes retiré l’aura crépusculaire dont avait pu bénéficier, par exemple, Reza<br />
Abdoh, mort encore plus jeune. La violence scénique extraordinaire <strong>de</strong>s spectacles d’Abdoh était<br />
immédiatement perçue en lien avec l’agressivité <strong>de</strong> la maladie et le désespoir rageur mais<br />
résistant <strong>de</strong> sa victime. La brièveté anticipée <strong>de</strong> l’œuvre avait aussi suscité une démarche<br />
d’archivage <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s admirateurs d’Abdoh. <strong>Le</strong>s spectacles <strong>de</strong> la compagnie Dar-A-Luz sont<br />
ainsi quasiment tous disponibles en vidéo aujourd’hui. Il n’en va pas <strong>de</strong> même pour <strong>Ludlam</strong>, qui<br />
avait parié dès le départ sur la longévité <strong>de</strong> sa troupe. Jusqu’au <strong>de</strong>rnier tiers <strong>de</strong> son œuvre,<br />
<strong>Ludlam</strong> a refusé catégoriquement toute captation. D’abord parce qu’il concevait son travail<br />
comme un répertoire, susceptible <strong>de</strong> reprises et <strong>de</strong> modifications à l’infini, et donc peu adapté à la<br />
fixation sur un support qui ne permet pas la prise en compte <strong>de</strong> ce processus. Ce n’est que plus<br />
tard qu’il réussit à se laisser convaincre <strong>de</strong> l’utilité, moins esthétique qu’historique, <strong>de</strong> laisser une<br />
trace. C’est la première difficulté que rencontre un chercheur s’intéressant à <strong>Ludlam</strong> : que faire<br />
23
<strong>de</strong> ce corpus proliférant, <strong>de</strong> surcroît peu facile d’accès, en l’absence <strong>de</strong> témoignages visuels ?<br />
C’est une difficulté à laquelle on se heurte habituellement quand on choisit <strong>de</strong> travailler sur une<br />
forme scénique plus ancienne ; elle est plus rare pour un auteur mort il y a à peine vingt ans.<br />
D’autant plus que l’existence d’une édition <strong>de</strong>s œuvres complètes <strong>de</strong> 900 pages donne une<br />
illusion <strong>de</strong> complétu<strong>de</strong> : si l’on dispose <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s pièces, il <strong>de</strong>vrait être possible <strong>de</strong> faire<br />
sens du corpus, et <strong>de</strong> passer outre le manque d’archives visuelles. Ce n’est pas si simple. Car si<br />
les pièces <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> se lisent, elles se lisent mal. Pour reprendre une expression d’Anne<br />
Ubersfeld, ce sont <strong>de</strong>s textes « troués », qui ne s’éclairent vraiment qu’à partir du moment où ils<br />
ont pris corps scéniquement. Dans le cas <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, les pièces n’ont pas été écrites <strong>de</strong> manière à<br />
attiser l’inventivité d’un metteur en scène qui comblerait les béances à sa guise, et créerait un<br />
sous-texte permettant <strong>de</strong> faire fonctionner l’ensemble. <strong>Ludlam</strong> est son propre metteur en scène et<br />
n’écrit jamais pour un autre. Ses pièces sont <strong>de</strong>stinées à sa troupe, écrites en fonction <strong>de</strong>s qualités<br />
<strong>de</strong> celle-ci, réécrites aussi au gré du processus <strong>de</strong> répétition et <strong>de</strong>s représentations, en fonction <strong>de</strong>s<br />
propositions <strong>de</strong>s acteurs. <strong>Le</strong> texte qui est présenté dans les œuvres complètes est donc une version<br />
finale qui ne tient pas compte <strong>de</strong>s modifications successives (hormis quelques passages entre<br />
crochets qui indiquent <strong>de</strong>s ajouts ou <strong>de</strong>s variantes).<br />
Ce qui ne veut pas dire qu’il y ait un sens fixé ou unique : paradoxalement, <strong>Ludlam</strong> préfère<br />
limiter le recours aux indications scéniques précisément pour laisser libre cours à l’imagination<br />
d’un futur metteur en scène. Prenant appui en cela sur le précé<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s textes élisabéthains ou<br />
classiques, il fait le pari que l’obscurité apparente <strong>de</strong>s pièces n’est pas un obstacle, et qu’elle vaut<br />
mieux que <strong>de</strong>s didascalies trop directives qui figeraient la mise en scène, l’infléchiraient dans une<br />
direction unique - quitte à entraîner <strong>de</strong>s contresens, ou à ce que la mise en scène, la distance<br />
temporelle aidant, ne puisse réussir à gommer les imperfections sémantiques. Mieux vaut en<br />
somme montrer <strong>de</strong>s « galions engloutis » (A. Vitez) qu’un objet mo<strong>de</strong>rnisé, débarrassé <strong>de</strong> la<br />
24
patine <strong>de</strong>s ans. Pour un dramaturge qui aime lui-même reprendre <strong>de</strong>s formes vieillies et<br />
obscurcies, et les exhiber dans leur état <strong>de</strong> déliquescence, cela n’a rien d’étonnant.<br />
La liberté <strong>de</strong> manœuvre que <strong>Ludlam</strong> choisit <strong>de</strong> laisser aux futurs metteurs en scène <strong>de</strong> ses pièces<br />
pose tout <strong>de</strong> même problème pour le chercheur qui s’intéresse à l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> metteur en<br />
scène, comédien et chef <strong>de</strong> troupe. <strong>Le</strong>s sources littéraires ou dramaturgiques sont les moins<br />
faciles à analyser : on peut relever <strong>de</strong>s emprunts, commenter leur inscription intertextuelle, mais<br />
on reste alors dans une analyse poétique sans rapport avec la réalisation scénique. <strong>Le</strong>s sources<br />
cinématographiques sont plus satisfaisantes, car elles offrent plus <strong>de</strong> prise, constituant d’emblée<br />
un document multimédia. Mais on est paradoxalement contraint <strong>de</strong> revenir vers les oeuvres<br />
reprises par <strong>Ludlam</strong> pour se faire une idée du traitement qu’il a pu leur faire subir - le cinéma<br />
étant le seul médium permettant <strong>de</strong> conserver toutes les dimensions d’un spectacle, que celui-ci<br />
soit théâtral ou directement cinématographique. Cela étant, lorsque <strong>Ludlam</strong> cite une source<br />
filmique, il ne le fait pas nécessairement <strong>de</strong> manière simple : il y a couramment fragmentation <strong>de</strong>s<br />
mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> citation. Un acteur peut ainsi adopter la gestuelle <strong>de</strong> Garbo et prendre la voix <strong>de</strong><br />
Marlene Dietrich tout en citant Lauren Bacall, toutes dans <strong>de</strong>s films différents. Dans la version<br />
écrite, on retrouverait alors la seule citation <strong>de</strong> Bacall, en perdant le jeu intertextuel qui n’était<br />
perceptible que sur scène. La prolifération sémantique sur laquelle fonctionne ce théâtre se<br />
retourne contre lui, dès lors qu’il s’agit <strong>de</strong> l’analyser : ce qui passerait pour richesse dans le genre<br />
romanesque <strong>de</strong>vient un obstacle pour le critique théâtral, dans la mesure justement où les<br />
captations font défaut. Ou alors il aurait fallu que, selon la volonté <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, le répertoire<br />
continue d’être joué. Comme la troupe a été décimée par le SIDA, et que la présence <strong>de</strong>s acteurs<br />
joue un rôle essentiel dans la transmission <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> théâtre, dont les métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> jeu sont<br />
proches à la fois <strong>de</strong> la commedia <strong>de</strong>ll’arte et <strong>de</strong>s formes asiatiques plus codifiées, ce chaînon<br />
manquant explique en partie l’oubli dans lequel est tombée l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>.<br />
25
Historique et état <strong>de</strong> la recherche sur <strong>Ludlam</strong><br />
Malgré les obstacles posés à la recherche sur le sujet, <strong>de</strong>s efforts récents ont tenté <strong>de</strong> remédier à<br />
ces lacunes. D’abord, l’obstacle méthodologique a été comblé en partie par l’important travail<br />
d’entretiens effectué par l’auteur d’une biographie <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, David Kaufman (Ridiculous ! The<br />
Theatrical Life and Times of <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong>. 2002). <strong>Le</strong>s cassettes <strong>de</strong>s entretiens sont disponibles<br />
à la bibliothèque <strong>de</strong> Lincoln Center. Ce travail <strong>de</strong> terrain monumental réalisé sur plusieurs<br />
années, avec <strong>de</strong>s personnalités proches du dramaturge, dont certains collaborateurs, m’a été d’une<br />
ai<strong>de</strong> extrêmement précieuse. <strong>Le</strong>s entretiens, dont une partie est reprise dans la biographie,<br />
donnent une idée <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et du regard qu’il porte sur ses pièces. Ils<br />
constituent en ce sens un complément aux dits et écrits publiés par Steven Samuels (autre ancien<br />
collaborateur) sous le titre Scourge of Human Folly (1992). Kaufman donne aussi un aperçu <strong>de</strong> la<br />
réception <strong>de</strong>s pièces. Il ne se penche pas sur l’esthétique <strong>de</strong> l’œuvre, si ce n’est pour en vanter les<br />
mérites, ou pour offrir à l’occasion <strong>de</strong>s détails <strong>de</strong> jeu, <strong>de</strong> décor ou <strong>de</strong> mise en scène. Pour le reste,<br />
l’ouvrage contient <strong>de</strong>s anecdotes personnelles d’un intérêt pas toujours évi<strong>de</strong>nt, et adopte une<br />
perspective hagiographique un tant soit peu lassante. <strong>Ludlam</strong> parlait peu <strong>de</strong> sa vie privée,<br />
détestait le mélange entre la vie et l’œuvre - cette séparation est cruciale car c’est sur ce point que<br />
le dramaturge entend se distinguer du théâtre gay : ce n’est pas parce qu’on est homosexuel, ni<br />
même parce que cette homosexualité est rendue visible sur scène (par un jeu d’allusions, <strong>de</strong> sous-<br />
entendus, l’emploi <strong>de</strong> procédés Camp…), qu’elle se dit comme telle, c’est-à-dire qu’elle se prend<br />
elle-même pour sujet. C’est pourquoi je me gar<strong>de</strong>rai d’évoquer les circonstances <strong>de</strong> la biographie<br />
<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, sauf lorsque celles-ci ont un impact esthétique perceptible, en renvoyant qui s’y<br />
intéresse à la biographie.<br />
26
<strong>Le</strong> Ridicule est abordé sous sa dimension esthétique et sociologique dans l’ouvrage <strong>de</strong> Stephen<br />
Bottoms (Playing Un<strong>de</strong>rground : A Critical History of the 1960s Off-Off-Broadway Movement.<br />
2004 ; la photographie en couverture <strong>de</strong> l’ouvrage montre la troupe <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>), qui s’arrête<br />
cependant relativement tôt dans la carrière <strong>de</strong> la compagnie, qui commence en 1967, ne couvrant<br />
que les trois premières années. S. Bottoms part du principe que le théâtre d’avant-gar<strong>de</strong> dit<br />
« littéraire » a été victime d’un oubli injustifié. Cet oubli est dû à la richesse <strong>de</strong>s mises en scène, à<br />
l’obscurité <strong>de</strong>s textes dramatiques détachés <strong>de</strong> leur contexte <strong>de</strong> représentation, et à la négligence<br />
générale envers l’archivage et la publication - constat qui correspond dans une certaine mesure<br />
aussi à la situation <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. Cette « avant-gar<strong>de</strong> littéraire » s’inscrirait dans un espace flou (ni<br />
« théâtre d’images », ni pièces facilement lisibles), qui expliquerait sa marginalisation aux dépens<br />
<strong>de</strong>s démarches plus tranchées - analyse à laquelle je souscris. L’ouvrage a le mérite <strong>de</strong><br />
contextualiser les différentes nébuleuses Ridicules dans le milieu du théâtre expérimental, et<br />
d’offrir un aperçu <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> production et <strong>de</strong> représentation <strong>de</strong>s premiers spectacles <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> et <strong>de</strong> ses collègues.<br />
Ces <strong>de</strong>ux ouvrages récents marquent véritablement les débuts d’une étu<strong>de</strong> sérieuse <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et<br />
du Ridicule. Auparavant, <strong>de</strong>ux thèses <strong>de</strong> doctorat avaient été consacrées à <strong>Ludlam</strong>, celle <strong>de</strong><br />
Robert Wharton (Florida State University, 1985) et <strong>de</strong> Rick Roemer (UCLA, 1995 ; publiée en<br />
1998) - thèses au format américain, c’est-à-dire très brèves par rapport aux normes françaises<br />
(environ 200 pages). Wharton part du constat que la Ridiculous Theatrical Company est la seule<br />
troupe expérimentale à avoir travaillé si longtemps avec ses membres fondateurs (<strong>Ludlam</strong>, Black-<br />
Eyed Susan, Bill Vehr, John Brockmeyer et Lola Pashalinski). Il tente <strong>de</strong> montrer comment et<br />
pourquoi cette cohésion a pu se maintenir. Wharton part d’une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> terrain, réalise <strong>de</strong>s<br />
entretiens <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et <strong>de</strong> sa troupe, mais concentrés sur quelques jours et non au terme d’une<br />
observation <strong>de</strong> longue durée. Sa bibliographie est minimale et son approche théorique confinée à<br />
27
la méthodologie <strong>de</strong> l’entretien. Wharton exprime son ambivalence foncière pour le dramaturge,<br />
qu’il trouve à la fois fascinant et énervant, magnétique et humiliant. Il ne sait dire si <strong>Ludlam</strong> le<br />
reprend par perfectionnisme ou par méchanceté gratuite. Cette thèse en dit finalement au moins<br />
aussi long sur la méfiance <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> envers la critique que sur son travail ; elle est, après les<br />
travaux <strong>de</strong> David Kaufman, <strong>de</strong>venue largement obsolète.<br />
Celle <strong>de</strong> Rick Roemer adopte une approche différente et constitue la première tentative d’abor<strong>de</strong>r<br />
le travail <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> sous sa dimension esthétique. Cependant, Roemer offre moins les<br />
« analyses » annoncées qu’il ne répertorie les sources possibles <strong>de</strong>s pièces, après en avoir résumé<br />
l’intrigue. Ce travail <strong>de</strong> recherche n’est pas inutile, mais il est loin d’être exhaustif ; et surtout,<br />
chose gênante, il ne s’interroge pas sur le sens d’une telle démarche : se fixer pour but <strong>de</strong><br />
découvrir toutes les sources <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, est-ce bien nécessaire ? N’y a-t-il pas une part <strong>de</strong> vanité à<br />
vouloir chercher ce qui est caché au détriment <strong>de</strong> ce qui est visible en surface ? Il n’est pas<br />
question <strong>de</strong> nier l’utilité <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong>s sources, mais dans le cas <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, qui se sert<br />
d’un répertoire polymorphe, il faut peut-être d’abord se poser la question du bien-fondé <strong>de</strong> ce jeu<br />
<strong>de</strong> cache-cache, et savoir aussi s’arrêter. Il y a bien une tentative <strong>de</strong> problématiser la démarche <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> dans le contexte du théâtre gay/queer, mais celle-ci <strong>de</strong>meure peu convaincante, ne<br />
pouvant se détacher d’un certain prosélytisme homosexuel quelque peu encombrant. C’est la<br />
raison pour laquelle je préfère faire coïnci<strong>de</strong>r les débuts d’une véritable réflexion sur le sujet avec<br />
la publication <strong>de</strong> la biographie <strong>de</strong> D. Kaufman.<br />
Il faut bien sûr évoquer aussi les progrès <strong>de</strong> la recherche en queer studies, qui dans le domaine du<br />
théâtre, se sont beaucoup intéressées à l’art <strong>de</strong> la performance ou au cinéma ; du côté du Ridicule,<br />
c’est à travers le prisme d’Andy Warhol et <strong>de</strong> ses collaborateurs que la question a été abordée. La<br />
démarche queer a l’avantage <strong>de</strong> permettre le traitement <strong>de</strong> l’homosexualité en <strong>de</strong>hors d’une<br />
28
i<strong>de</strong>ntité fixée : « le queer distille, contre l’assignation i<strong>de</strong>ntitaire du gay, l’incertitu<strong>de</strong> d’un jeu,. au<br />
sens d’une provocation autant que d’une marge <strong>de</strong> manœuvre » (Cusset 2002, 9).<br />
Il faut aussi prendre en compte, <strong>de</strong> manière plus générale, l’abondance <strong>de</strong>s ressources théâtrales<br />
anglo-saxonnes et leur mo<strong>de</strong> d’approche largement interdisciplinaire. <strong>Le</strong>s bases <strong>de</strong> données ont<br />
progressé <strong>de</strong> manière fulgurante entre le début <strong>de</strong> mes recherches et aujourd’hui. <strong>Le</strong>s périodiques<br />
anglo-saxons sont les mieux accessibles (Jstor et Project Muse mettent ainsi à disposition<br />
l’intégralité <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> TDR : The Drama Review, <strong>de</strong> Theatre Journal et <strong>de</strong> Performing Arts<br />
Journal, pour citer les gran<strong>de</strong>s revues américaines <strong>de</strong> théâtre). La richesse <strong>de</strong> ce fonds (en théâtre,<br />
mais aussi dans tous les domaines <strong>de</strong>s sciences humaines) et la facilité <strong>de</strong> son mo<strong>de</strong> d’accès ont<br />
constitué une ai<strong>de</strong> inestimable, en complément <strong>de</strong>s inexhaustibles bibliothèques universitaires<br />
américaines. Passant donc d’une pauvreté documentaire à l’embarras du choix, il a fallu trouver<br />
un angle d’approche critique adéquat pour traiter l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, en l’absence <strong>de</strong> toute<br />
approche poétique.<br />
Problématiques<br />
<strong>Le</strong> choix <strong>de</strong> la monographie s’est imposé d’emblée au regard <strong>de</strong> l’amplitu<strong>de</strong> du corpus. Il n’a<br />
jamais été question <strong>de</strong> replacer <strong>Ludlam</strong> parmi d’autres auteurs ou d’offrir une problématisation<br />
du Ridicule en tant que mouvement. Quelques éléments <strong>de</strong> définition du terme seront bien<br />
entendu proposés, mais il ne s’agira pas <strong>de</strong> mettre en parallèle le parcours <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et celui <strong>de</strong>s<br />
dramaturges <strong>de</strong> la mouvance dans laquelle il a fait ses débuts. Une ébauche <strong>de</strong> comparaison sera<br />
offerte, mais cela afin d’isoler <strong>de</strong>s traits poétiques communs à la culture homosexuelle, et aussi<br />
pour montrer sur quel terrain <strong>Ludlam</strong> se distingue <strong>de</strong>s autres. L’histoire <strong>de</strong>s groupes Ridicules et<br />
<strong>de</strong> leurs relations, qui reste à faire, serait le sujet d’une autre thèse.<br />
29
J’ai écarté d’emblée l’approche thématique : il aurait été tentant <strong>de</strong> passer <strong>Ludlam</strong> au crible <strong>de</strong><br />
tous les points <strong>de</strong> vue critiques possibles (<strong>Ludlam</strong> gay/queer, <strong>Ludlam</strong> dramaturge, <strong>Ludlam</strong><br />
théoricien, <strong>Ludlam</strong> avant-gardiste…). Ces questions seront abordées <strong>de</strong> manière indirecte au fil<br />
<strong>de</strong> la thèse, mais les séparer aurait été périlleux tant elles se recoupent. Surtout, ce qui<br />
m’importait, c’était <strong>de</strong> pouvoir abor<strong>de</strong>r ce corpus frontalement, comme objet poétique et<br />
dramatique, en la quasi-absence <strong>de</strong> commentaires. Finalement, seules les critiques journalistiques<br />
rédigées au moment <strong>de</strong> la sortie <strong>de</strong>s pièces restaient comme témoignages et tentatives <strong>de</strong><br />
jugement esthétiques - aucun critique ne s’étant emparé du corpus dans son ensemble, ni même<br />
s’étant penché sur le fonctionnement rhétorique <strong>de</strong>s pièces. Demeurait donc une vision parcellaire<br />
du corpus (la critique jugeant chaque pièce individuelle, même si les comparaisons avec le reste<br />
du répertoires étaient fréquentes), et sans recul temporel. Il fallait d’autre part éviter l’écueil d’un<br />
traitement « littéraire » <strong>de</strong> ces textes, d’une vision détachée <strong>de</strong> la réalisation scénique - mais nous<br />
avons vu que les pièces elles-mêmes y faisaient obstacle. C’est pourquoi c’est sous l’angle <strong>de</strong> la<br />
dramaturgie, suivant en cela la primauté que <strong>Ludlam</strong> lui donne, que j’ai choisi d’abor<strong>de</strong>r l’œuvre.<br />
Il entre dans ce choix une part <strong>de</strong> facilité, car la lecture <strong>de</strong>s pièces est plus simple que la<br />
recherche d’hypothétiques archives, mais aussi <strong>de</strong> bon sens : il était temps <strong>de</strong> consacrer à <strong>Ludlam</strong><br />
une étu<strong>de</strong> poétique, <strong>de</strong> le prendre au mot et d’éprouver la résistance <strong>de</strong> l’œuvre face à une analyse<br />
<strong>de</strong> son fonctionnement rhétorique. C’était enfin une manière d’échapper aux catégorisations dans<br />
lesquelles <strong>Ludlam</strong> est rangé (Christopher Bigsby, auteur d’une anthologie qui fait autorité sur le<br />
théâtre américain, place ainsi <strong>Ludlam</strong> sous la bannière du « théâtre gay »), voire dans le meilleur<br />
<strong>de</strong>s cas <strong>de</strong> les invali<strong>de</strong>r par défaut, sans être obligée <strong>de</strong> les attaquer directement.<br />
<strong>Le</strong> découpage chronologique m’a paru le point <strong>de</strong> départ le plus simple et le plus pertinent, car<br />
<strong>Ludlam</strong> divise lui-même son œuvre en <strong>de</strong>ux parties : après une première pério<strong>de</strong> dite « épique »,<br />
succé<strong>de</strong>rait l’accès à la maturité avec le passage à la « pièce bien faite ». Ce découpage reste<br />
30
sommaire, car il tient compte d’une rupture qui a eu lieu en début <strong>de</strong> carrière, et passe sous<br />
silence les développements et évolutions ultérieures. Mais il a l’avantage <strong>de</strong> reprendre une<br />
problématique d’écriture chère à <strong>Ludlam</strong>, et qui mérite à ce titre d’être examinée <strong>de</strong> près, quitte à<br />
s’en détacher par la suite.<br />
Dans une première partie, j’ai choisi <strong>de</strong> dresser un tableau <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s influences dramatiques<br />
reconnues par <strong>Ludlam</strong>, afin <strong>de</strong> les situer et d’expliciter leur lien avec les questions sur lesquelles<br />
s’est penché le dramaturge. Cette première partie repose certes sur un artifice, puisqu’elle<br />
présuppose une connaissance <strong>de</strong>s pièces ultérieures, qu’on éclaire par avance - mais il est difficile<br />
<strong>de</strong> faire autrement, d’autant que <strong>Ludlam</strong> se lance dans l’écriture avec un bagage et <strong>de</strong>s idées déjà<br />
affirmées, qui entrent aussi en conflit avec la pratique Ridicule. Il était donc nécessaire <strong>de</strong><br />
montrer en quoi l’adhésion <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> au Ridicule n’avait rien d’évi<strong>de</strong>nt, et sur quelles bases il<br />
avait pu, par la suite, vouloir s’en distancer.<br />
C’est cette esthétique Ridicule, s’il y en a une - et non plusieurs -, qu’on s’attachera à cerner dans<br />
un <strong>de</strong>uxième temps, en présentant les figures marquantes <strong>de</strong> ce qu’on qualifiera, par défaut, <strong>de</strong><br />
« nébuleuse » Ridicule, tant les individualités sont prononcées.<br />
On abor<strong>de</strong>ra dans un troisième temps les premiers essais dramatiques, ces « pièces épiques » d’un<br />
accès difficile, et sur lesquelles on s’attar<strong>de</strong>ra au cas par cas. Celles-ci seront suivies d’une étu<strong>de</strong><br />
poétique d’ensemble, située avant une étu<strong>de</strong> individuelle <strong>de</strong>s pièces. Cette analyse aura pour<br />
objectif <strong>de</strong> montrer l’existence <strong>de</strong> tropes récurrents, en relation leur inscription dans un théâtre<br />
privilégiant le jeu <strong>de</strong>s comédiens, leur présence et qualités physiques et vocales. Il s’agira, en<br />
somme, <strong>de</strong> se distancier d’une démarche <strong>de</strong> recherche <strong>de</strong>s sources qui avait auparavant pu<br />
sembler être la seule approche possible. Lorsque <strong>Ludlam</strong> affirme « fai[re] un usage<br />
anagrammatique <strong>de</strong> la matrice universelle <strong>de</strong>s fables » (“make anagrammatic use of the world’s<br />
plot matrix”) (Samuels 1992, 4), j’insisterai donc sur les ressorts <strong>de</strong> cet « usage<br />
31
anagrammatique » plutôt que sur le geste <strong>de</strong> reprise, tout en traitant les <strong>de</strong>ux dimensions. J’ai<br />
choisi, plutôt que <strong>de</strong> tenter un classement, <strong>de</strong> mettre en valeur les liens entre les pièces, au-<strong>de</strong>là<br />
<strong>de</strong>s parentés thématiques ou génériques évi<strong>de</strong>ntes, au-<strong>de</strong>là aussi <strong>de</strong> la dichotomie entre « épique »<br />
et « bien fait ». <strong>Le</strong>s pièces seront donc présentées par ordre chronologique. Cet isolement<br />
permettra aussi <strong>de</strong> revenir sur les circonstances <strong>de</strong> production, <strong>de</strong> représentation et <strong>de</strong> réception<br />
<strong>de</strong> chaque œuvre en particulier.<br />
Enfin, en guise <strong>de</strong> conclusion, je proposerai <strong>de</strong>s directions pour une réévaluation <strong>de</strong> l’héritage <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong>, plutôt que <strong>de</strong> m’attar<strong>de</strong>r sur une postérité peu fécon<strong>de</strong> ; ce sera tout <strong>de</strong> même l’occasion<br />
d’évoquer brièvement quelques héritiers présomptifs.<br />
New York, <strong>Paris</strong>, Tallahassee<br />
octobre 2003- octobre 2008<br />
32
1. Prélu<strong>de</strong><br />
J’aime le mot <strong>de</strong> déca<strong>de</strong>nce tout miroitant <strong>de</strong> pourpre et<br />
d’or. J’en révoque, bien entendu, toute imputation injurieuse<br />
et toute idée <strong>de</strong> déchéance. Ce mot suppose au contraire <strong>de</strong>s<br />
pensées raffinées d’extrême civilisation, une haute culture<br />
littéraire, une âme capable d’intenses voluptés.[…] C’est<br />
l’art <strong>de</strong> mourir en beauté.<br />
(Verlaine, <strong>Le</strong>s Poètes maudits)<br />
<strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong> rejoint l’avant-gar<strong>de</strong> théâtrale new-yorkaise au début <strong>de</strong>s années soixante,<br />
soit à peu près au milieu <strong>de</strong> sa pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> plein épanouissement. Il s’intègre très rapi<strong>de</strong>ment au<br />
gré <strong>de</strong> coups <strong>de</strong> force et d’éclat, et à seulement vingt-trois ans, possè<strong>de</strong> sa propre troupe, pour<br />
laquelle il commence à constituer un répertoire dramatique. L’idée <strong>de</strong> répertoire va au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la<br />
conservation du texte écrit et relève plus largement du spectacle sous toutes ses dimensions,<br />
33
intégrant à la fois l’écriture, la mise en scène et le jeu. Plutôt que d’offrir un panorama général <strong>de</strong><br />
la scène théâtrale au moment <strong>de</strong> l’arrivée <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> - exercice effectué ailleurs 2 -, nous<br />
proposons <strong>de</strong> donner ici à ce parcours une coloration subjective. C’est à travers l’itinéraire <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> que sera donc évoqué l’arrière-plan théâtral, afin d’offrir une vue synthétique <strong>de</strong> ses<br />
positions et <strong>de</strong> restituer sa singularité. L’intérêt est aussi <strong>de</strong> palier à l’indigence <strong>de</strong>s recherches<br />
historiographiques en la matière, <strong>Ludlam</strong> figurant souvent « en marge » dans les histoires <strong>de</strong><br />
l’avant-gar<strong>de</strong>. On suivra les étapes et les choix suivis par le jeune <strong>Ludlam</strong>, en essayant <strong>de</strong><br />
retrouver le lien, pas toujours évi<strong>de</strong>nt, entre ses goûts premiers et ses orientations esthétiques<br />
postérieures. On soulignera aussi les absences : dans le milieu relativement ouvert <strong>de</strong> l’avant-<br />
gar<strong>de</strong>, où tous se connaissent et ont la possibilité <strong>de</strong> voir les œuvres <strong>de</strong>s autres, le silence est<br />
signifiant (dédain, désintérêt, rivalité : il faudra tenter d’interpréter au cas par cas). Adoptant une<br />
perspective à la fois synchronique et diachronique, il s’agira <strong>de</strong> faire la part entre la spécificité <strong>de</strong><br />
la démarche <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et son inscription dans un contexte historico-esthétique donné. Tout en se<br />
démarquant d’un type d’approche désuet (recherche positiviste <strong>de</strong>s « sources », <strong>de</strong>s<br />
« influences »), il est important <strong>de</strong> rappeler ce sur quoi <strong>Ludlam</strong> prend appui, <strong>de</strong> manière plus ou<br />
moins déclarée, et <strong>de</strong> mettre en évi<strong>de</strong>nce les rapprochements, quand il y a lieu, sans postuler <strong>de</strong><br />
déterminisme. 3<br />
2 Pour une vision globale, partielle mais érudite, <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> et <strong>de</strong> sa théorisation, on consultera Aronson 2000.<br />
Pour une étu<strong>de</strong> topique du milieu artistique (et pas seulement théâtral), voir la monographie <strong>de</strong> Sally Banes (1993),<br />
qui se concentre sur l’année 1963.<br />
3 En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s commentaires <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> lui-même, un travail <strong>de</strong> ce type a bien été effectué par Rick Roemer<br />
(1998), mais celui-ci reste très partiel et peu problématisé. On trouve aussi d’autres informations utiles, glanées<br />
essentiellement à travers <strong>de</strong>s entretiens avec <strong>de</strong>s participants au Ridiculous, dans la biographie <strong>de</strong> David Kaufman<br />
(2002).<br />
34
Déca<strong>de</strong>nce et <strong>de</strong>struction<br />
Si l’on illustrait la première partie du parcours <strong>de</strong> <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong> au moyen d’une figure, ce<br />
serait celle d’une courbe <strong>de</strong>scendante. De l’étudiant fasciné par le mo<strong>de</strong>rnisme et les modèles<br />
traditionnels <strong>de</strong> la pratique du théâtre (troupe, répertoire, texte) au débutant sur la scène new-<br />
yorkaise d’avant-gar<strong>de</strong>, on peut en effet lire le choix conscient d’une dégradation métaphorique, à<br />
la fois déclin et dégénérescence. Cette régression volontaire marque donc dans le parcours <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> un écart par rapport à une vision initiale déjà affirmée, quoique restant à mettre en actes,<br />
aux ambitions proches <strong>de</strong> celles du théâtre d’art 4 . Parce qu’à ses débuts, le jeune dramaturge<br />
s’applique à mal faire, à défaire ce qu’il connaît et ce à quoi il a été formé ; parce que, aussi, cet<br />
acharnement à mettre en pièces les modèles, à exhiber leur mise à mort sans proposer <strong>de</strong> solution<br />
nouvelle est une pose partagée avec d’autres, qui multiplient les références au déca<strong>de</strong>ntisme.<br />
Mais l’image du tracé <strong>de</strong> la chute dépasse l’anecdotique littéralisation <strong>de</strong> la déca<strong>de</strong>nce. Sans<br />
vouloir à tout prix effectuer un découpage chronologique <strong>de</strong> la carrière <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, il est difficile<br />
<strong>de</strong> passer à côté d’une distinction qu’il effectue lui-même entre ses toutes premières œuvres et le<br />
reste. Suite à ce qu’il considère comme une révolution dramaturgique personnelle, liée à un<br />
changement <strong>de</strong> métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> travail, il y aurait ainsi passage d’une pério<strong>de</strong> d’expérimentation en<br />
liberté à l’atteinte d’une discipline d’écriture et <strong>de</strong> mise en scène. A la <strong>de</strong>scente aux enfers <strong>de</strong>s<br />
débuts succé<strong>de</strong>rait l’accès à la maîtrise, même si <strong>Ludlam</strong> se gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> renier la première pério<strong>de</strong>.<br />
Parce que ce découpage, proposé par <strong>Ludlam</strong> et repris par la critique, semble aller <strong>de</strong> soi, il est<br />
essentiel <strong>de</strong> tenter d’en comprendre les tenants. Entre la rupture avec la pièce « épique » (1967-<br />
4 Cette notion d’origine européenne n’est pas déplacée dans le contexte du théâtre américain. Elle a été reprise par les<br />
premières avant-gar<strong>de</strong>s théâtrales dans les années 1920-30, donnant lieu à un véritable mouvement (“Little Theatre<br />
Movement”). Faute d’unité esthétique, le mouvement s’articule autour <strong>de</strong> quelques principes : primauté du texte,<br />
texte exigeant, renouvellement du rapport au spectateur, hantise <strong>de</strong> l’esthétique commerciale <strong>de</strong> Broadway. Peu à peu<br />
rattrapé par les exigences d’Equity, le syndicat <strong>de</strong>s acteurs, il n’est déjà plus considéré comme une force<br />
d’innovation après-guerre, les contraintes financières gênant la prise <strong>de</strong> risque. Au moment où commence <strong>Ludlam</strong>, le<br />
Living Theatre reprend à son compte les exigences <strong>de</strong> ce théâtre d’art, le renouvelant à sa manière.<br />
35
1970) et l’adoption <strong>de</strong> la pièce « bien faite » (1970-1987) - les termes sont <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> -, l’écart<br />
serait difficilement explicable sans une connaissance préalable <strong>de</strong>s préoccupations <strong>de</strong> départ <strong>de</strong><br />
l’artiste. En d’autres termes, il y a d’abord un ordre sous-jacent que <strong>Ludlam</strong> s’applique ensuite à<br />
pervertir, non par provocation, mais au contact <strong>de</strong> solutions théâtrales dont il explore les<br />
possibilités esthétiques dans un esprit <strong>de</strong> laboratoire. Présenter les convictions <strong>de</strong> départ du<br />
dramaturge permettra d’apprécier la <strong>de</strong>uxième partie <strong>de</strong> sa carrière non comme la restauration <strong>de</strong><br />
l’ordre, autrement dit comme un renoncement rétrogra<strong>de</strong>, interprétation communément avancée<br />
(par exemple, S. Brecht 1978). On aura au contraire les éléments nécessaires à la constitution<br />
d’une relation dialectique entre les <strong>de</strong>ux points, reliés par la transformation catalytique <strong>de</strong> la<br />
pério<strong>de</strong> d’essais. Cela permettra ensuite <strong>de</strong> réexaminer la question <strong>de</strong> la séparation entre les <strong>de</strong>ux<br />
pério<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> soulever les problèmes qu’elle pose, voire d’en mettre en doute la validité.<br />
<strong>Ludlam</strong> effectue indéniablement un choix conscient parmi un nombre pléthorique <strong>de</strong> groupes <strong>de</strong><br />
théâtre. Il se voit imposer en même temps <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> pratique et <strong>de</strong>s impératifs<br />
esthétiques, acceptés aussi en partie par défaut. <strong>Le</strong> fait que la mouvance Ridicule démarre à peine<br />
au moment où il la rejoint joue en sa faveur, lui permettant ainsi d’imprimer une direction à une<br />
esthétique encore embryonnaire. Là encore, cet aperçu <strong>de</strong> ses débuts est utile pour dégager les<br />
contraintes <strong>de</strong>s choix ; on comprendra mieux ainsi les conditions menant à la rupture par la suite<br />
et on évitera les égarements interprétatifs et le constat <strong>de</strong> régression. Celui-ci fait partie <strong>de</strong>s<br />
risques <strong>de</strong> son projet et il est vraisemblable que <strong>Ludlam</strong> a anticipé la réaction négative au choix<br />
du terme <strong>de</strong> « pièce bien faite », connoté très péjorativement - la provocation tenant aussi à<br />
l’ambiguïté <strong>de</strong> la démarche. Il aurait certes été plus aisé <strong>de</strong> faire la même chose sous un nom<br />
nouveau et d’éloigner tout soupçon <strong>de</strong> passéisme.<br />
36
Reprises : exhumation et dénudation<br />
<strong>Le</strong> rapprochement entre le Ridicule et la déca<strong>de</strong>nce servira ici à définir et encadrer un ensemble<br />
<strong>de</strong> procédés poétiques rarement analysés en profon<strong>de</strong>ur 5 ; ceux-ci seront mis en miroir avec un<br />
précé<strong>de</strong>nt qui lui, a déjà fait l’objet <strong>de</strong> nombreuses étu<strong>de</strong>s. La proximité n’a rien <strong>de</strong> gratuit,<br />
puisqu’elle est recherchée par les acteurs eux-mêmes ; il s’agira aussi <strong>de</strong> s’interroger sur la nature<br />
<strong>de</strong> cette relation. Celle-ci est d’abord thématique : il y a reprise et allusions récurrentes aux topoï<br />
<strong>de</strong> la morbidité, <strong>de</strong> la volonté alchimique <strong>de</strong> transformer la boue en or et d’esthétiser la lai<strong>de</strong>ur/le<br />
mal, <strong>de</strong>s perversions sexuelles…. La reprise s’accompagne <strong>de</strong> l’exhibition, <strong>de</strong> la mise à nu du<br />
processus artistique et d’une recherche systématique <strong>de</strong> l’artifice. <strong>Le</strong> Ridicule met en œuvre une<br />
poétique fondée sur la mise en valeur <strong>de</strong> la pourriture, à la fois exposée brutalement et<br />
transcendée et entretient un rapport au passé proche <strong>de</strong> la nécrophagie. Il y a donc conjonction<br />
étroite entre le fonds culturel utilisé, les métho<strong>de</strong>s selon lesquelles celui-ci est retravaillé et la<br />
présentation dont il fait l’objet. Se nourrissant <strong>de</strong> formes et <strong>de</strong> genres tombés en désuétu<strong>de</strong>, le<br />
Ridicule entreprend <strong>de</strong> les mettre en valeur, <strong>de</strong> les racheter, non en cautionnant leur médiocrité,<br />
mais en explorant les possibilités esthétiques d’une exhumation. Enfin, l’adoption d’une<br />
esthétique sciemment détachée <strong>de</strong>s impératifs du professionnalisme, <strong>de</strong>s conventions du beau et<br />
<strong>de</strong>s principes du théâtre commercial, a pour effet recherché une suspension provisoire du<br />
jugement. Car la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s modèles n’est pas une simple inversion en négatif, geste nihiliste<br />
dont la portée serait facile à décrypter. C’est à partir du moment où il y a recherche d’une autre<br />
voie et non seulement retournement que la démarche <strong>de</strong>vient digne d’intérêt. Dans un<br />
mouvement qui s’aventure volontiers dans la voie <strong>de</strong> la puérilité et <strong>de</strong> l’idiotie, il faudra tenter<br />
5 <strong>Le</strong> titre <strong>de</strong> l’ouvrage <strong>de</strong> Bonnie Marranca, Theatre of the Ridiculous (1979), est quelque peu trompeur. S’il pose les<br />
bases d’un rapprochement entre trois auteurs (John Vaccaro, Kenneth Bernard et <strong>Ludlam</strong>), postulant l’existence<br />
d’une communauté poétique Ridicule partageant <strong>de</strong>s traits génériques et stylistiques, l’ouvrage se présente en fait<br />
comme l’édition <strong>de</strong> trois pièces, accompagnées d’introductions succinctes. L’effort <strong>de</strong> synthèse et/ou <strong>de</strong> comparaison<br />
n’est qu’ébauché.<br />
37
une distinction problématique entre les œuvres qui relèvent vraiment <strong>de</strong> ces qualités et celles qui,<br />
intégrant ces éléments à une vision qui les dépasse, jouent et se jouent <strong>de</strong> l’ineptie. Pour un<br />
théâtre véhiculant une i<strong>de</strong>ntité homosexuelle, mais dénué d’ambition didactique, la recherche du<br />
décentrement <strong>de</strong> la perspective canonique ou dominante sert à la fois <strong>de</strong> visée esthétique et<br />
politique.<br />
Dans cette analyse <strong>de</strong>s convictions premières <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, le but est <strong>de</strong> dégager les articulations et<br />
les détours esthétiques privilégiés par le dramaturge, acteur et metteur en scène à ses débuts, en<br />
s’appuyant sur les commentaires qu’il en offre à travers ses écrits. Ceux-ci sont lacunaires - il n’y<br />
a pas <strong>de</strong> volonté systématique <strong>de</strong> justification ou d’explicitation, surtout en début <strong>de</strong> carrière -, et<br />
correspon<strong>de</strong>nt généralement à une analyse a posteriori <strong>de</strong>s travaux précé<strong>de</strong>nts. Ces réserves mises<br />
à part, on posera, pour <strong>de</strong>s raisons pratiques (la datation <strong>de</strong>s écrits étant fréquemment difficile à<br />
établir avec sûreté), l’hypothèse d’une continuité <strong>de</strong> la réflexion, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’évolution <strong>de</strong>s choix<br />
dramaturgiques et théâtraux. La cohérence et la constance <strong>de</strong>s objectifs <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> permettent <strong>de</strong><br />
corroborer cette position sans que l’analyse en souffre outre mesure 6 . L’apparent déroulement<br />
chronologique <strong>de</strong> cette étu<strong>de</strong> se démarque par ailleurs d’un traitement biographique, déjà effectué<br />
et sur lequel on ne reviendra que lorsque nécessaire à la réflexion esthétique 7 . Afin <strong>de</strong> mieux<br />
comprendre les enjeux <strong>de</strong> la déviation opérée par <strong>Ludlam</strong> à partir <strong>de</strong> son installation à New York,<br />
6 Nous prenons appui sur le précé<strong>de</strong>nt établi par Steven Samuels, éditeur posthume <strong>de</strong>s écrits <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, qui a choisi<br />
<strong>de</strong> les présenter selon une perspective thématique plutôt que chronologique, sauf dans le cas <strong>de</strong>s commentaires sur<br />
<strong>de</strong>s œuvres particulières, qui apparaissent alors dans leur ordre <strong>de</strong> création. Il n’est pas certain qu’à ses débuts<br />
<strong>Ludlam</strong> ait eu le recul critique suffisant pour analyser son travail dans les mêmes termes. Quoiqu’il en soit, le fait<br />
qu’il considère ses premières pièces comme partie intégrante <strong>de</strong> son œuvre - les pièces <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> dite « épique »<br />
figurent dans les œuvres complètes et ont été reprises par la compagnie après la mort <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> - suffit à laisser<br />
penser que la reconstitution qu’il donne <strong>de</strong> ses objectifs esthétiques antérieurs n’est pas trahie ou déformée au fil <strong>de</strong>s<br />
changements <strong>de</strong> direction.<br />
Steven Samuels, ed. Ridiculous Theatre : Scourge of Human Folly. New York : Theatre Communication Group.<br />
1992.<br />
7 Voir la biographie <strong>de</strong> David Kaufman, qui s’intéresse aussi à la réception <strong>de</strong>s œuvres : Ridiculous ! The Theatrical<br />
Life and Times of <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong>. New York : Applause. 2002.<br />
38
il faut d’abord rendre compte <strong>de</strong>s insatisfactions esthétiques sur lesquelles il fon<strong>de</strong> sa recherche.<br />
Il ne leur trouve pas <strong>de</strong> résolution simple ou unique, mais s’attache à proposer <strong>de</strong>s dépassements,<br />
liés en partie à sa découverte d’autres mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> pratique du théâtre. Ces rencontres jouent un rôle<br />
plus proche <strong>de</strong> l’émulation que <strong>de</strong> l’imitation ; elles ont une fonction fondatrice dans la<br />
découverte <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> pratique et <strong>de</strong> production hors du circuit commercial.<br />
1. 1 Départs<br />
1.1. a) Frustration<br />
La formation initiale <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> le place au croisement d’univers esthétiques contradictoires.<br />
Avant <strong>de</strong> rejoindre l’avant-gar<strong>de</strong>, il suit un cursus universitaire traditionnel à l’université locale<br />
<strong>de</strong> Hofstra, choisissant <strong>de</strong> se spécialiser dans le théâtre (le paradigme <strong>de</strong>s performance studies est<br />
encore en cours d’élaboration, il s’agit donc essentiellement d’étu<strong>de</strong>s dramaturgiques et <strong>de</strong><br />
pratique du jeu). Il en retire une connaissance approfondie du répertoire européen et américain,<br />
ainsi qu’une familiarité avec la pratique du théâtre commercial - le théâtre universitaire <strong>de</strong><br />
39
l’époque se voulant généralement une réplique du modèle professionnel, une propé<strong>de</strong>utique<br />
reflétant les impératifs et l’orthodoxie en vigueur à Broadway, et non un lieu d’expérimentation 8 .<br />
De son côté, il s’est familiarisé avec <strong>de</strong>s formes théâtrales non enseignées, par exemple le théâtre<br />
asiatique, ou <strong>de</strong>s formes considérées comme mineures ou extra-théâtrales (marionnettes, cabaret,<br />
burlesque 9 , minstrel…). <strong>Ludlam</strong> a donc déjà les moyens <strong>de</strong> constater la relativité et les lacunes<br />
<strong>de</strong> l’enseignement qu’on lui propose. Cette déception est à la mesure <strong>de</strong>s attentes qu’il pouvait y<br />
placer, après ses expériences théâtrales <strong>de</strong> lycéen et sa première mise en contact avec le mon<strong>de</strong><br />
professionnel, lors d’un apprentissage <strong>de</strong> quelques mois dans une troupe <strong>de</strong> summer stock. De<br />
cette <strong>de</strong>rnière expérience, il gar<strong>de</strong> en mémoire la rapidité, les idées <strong>de</strong> répertoire et <strong>de</strong> troupe, et<br />
les libertés prises vis-à-vis du réalisme décoratif en vigueur dans le théâtre commercial 10 . Bien<br />
8 On se référera par exemple à l’article <strong>de</strong> Bonnie Marranca, “Theatre and the University at the End of the Twentieth<br />
Century” (Performing Arts Journal, Vol.17, No 2/3, (mai-septembre 1995), 55-71), pour une <strong>de</strong>scription et analyse<br />
<strong>de</strong> la tradition d’enseignement du théâtre dans les universités américaines. Elle met en lumière les absences - dont<br />
font partie les traditions <strong>de</strong> jeu et <strong>de</strong> mise en scène, même après l’apparition <strong>de</strong>s performance studies, et surtout le<br />
manque <strong>de</strong> mise en perspective historique et culturelle. Elle i<strong>de</strong>ntifie une tendance à isoler et valoriser le texte écrit -<br />
drama -, aussi bien par rapport à l’histoire <strong>de</strong> sa mise en scène et interprétation qu’à son contexte esthétique<br />
contemporain.<br />
Sans toutefois offrir d’explication, elle déplore la mise à l’écart d’auteurs qu’elle juge importants et qu’elle distingue,<br />
malgré leur utilisation courante <strong>de</strong> références à la culture populaire, du divertissement ou <strong>de</strong>s procédés<br />
commerciaux. Elle propose à titre d’illustration une liste <strong>de</strong> noms <strong>de</strong> dramaturges <strong>de</strong>s années soixante. Parmi les<br />
onze auteurs cités, tous issus du mouvement Off-Off Broadway, il est frappant <strong>de</strong> constater qu’une majorité - six :<br />
Rochelle Owens, Ronald Tavel, Kenneth Bernard, Tom Eyen, Rosalyn Drexler, H.M. Koutoukas - est rattachée<br />
intimement à l’esthétique Ridicule. <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong> n’est pas cité directement mais par le biais <strong>de</strong> sa compagnie.<br />
Ce constat invite au rapprochement entre les lacunes <strong>de</strong> l’enseignement universitaire américain et l’absence <strong>de</strong>s<br />
auteurs Ridicules, entre autres parce que ces <strong>de</strong>rniers sont difficilement compréhensibles sans une connaissance<br />
préalable <strong>de</strong>s traditions <strong>de</strong> jeu et <strong>de</strong> mise en scène à la fois théâtrales et cinématographiques auxquelles ils font<br />
référence dans leurs pièces. Celles-ci ont souvent été publiées, il est vrai, sans ou avec peu d’indications scéniques.<br />
9 <strong>Le</strong> terme burlesque est ici utilisé en référence au contexte du vau<strong>de</strong>ville (terme américain désignant un spectacle <strong>de</strong><br />
variétés dont l’équivalent le plus proche serait le music-hall), dont il constitue une variation générique. Rien à voir<br />
donc avec le comique <strong>de</strong> geste <strong>de</strong>s films <strong>de</strong> Mack Sennett ou <strong>de</strong> Buster Keaton, dont <strong>Ludlam</strong> se servira par ailleurs<br />
aussi.<br />
10 Moins que <strong>de</strong> chercher à valoriser les qualités esthétiques du théâtre <strong>de</strong> stock, qui tiennent sûrement plus <strong>de</strong><br />
contraintes matérielles que d’une vision théâtrale, essayons d’en retenir quelques traits, qui, dans un contexte<br />
différent, seront réutilisées par <strong>Ludlam</strong> au service d’une autre idée du théâtre.<br />
<strong>Le</strong> summer stock est une forme <strong>de</strong> théâtre commercial, au répertoire souvent médiocre, <strong>de</strong>stiné à un public <strong>de</strong><br />
vacanciers à l’attention diffuse. Apparu parallèlement au développement d’une société <strong>de</strong> loisirs, le stock suit le<br />
spectateur urbain dans son lieu <strong>de</strong> villégiature. La qualité artistique importe peu ; le répertoire est rassurant - vieux<br />
succès commerciaux -, et le rythme <strong>de</strong> travail <strong>de</strong>s acteurs et techniciens intense. Si les apparences laissent une<br />
impression d’amateurisme - peu <strong>de</strong> temps <strong>de</strong> préparation, décors réduits au minimum et réutilisés d’une pièce à<br />
40
que l’esthétique <strong>de</strong> ce théâtre ne correspon<strong>de</strong> pas à ses objectifs personnels, il insiste au contraire<br />
sur les bénéfices retirés <strong>de</strong> la maîtrise d’une tradition et d’une métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> travail théâtrales<br />
approchées en contact direct, dans un esprit <strong>de</strong> continuité et <strong>de</strong> reproduction plutôt que<br />
d’expérimentation. Insistant sur la valeur <strong>de</strong> l’exercice et <strong>de</strong> la technique comme fondations<br />
premières à une discipline <strong>de</strong> la pratique : voilà l’exemple d’un point bien peu original en soi,<br />
mais sur lequel il se distinguera bientôt <strong>de</strong>s autres praticiens Ridicules.<br />
Autre distinction avec ses futurs collègues, la formation théâtrale universitaire <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> lui<br />
permet <strong>de</strong> critiquer en connaissance <strong>de</strong> cause les styles <strong>de</strong> théâtre contre lesquels réagit l’avant-<br />
gar<strong>de</strong>. Quelles que soient ses cibles, <strong>Ludlam</strong> préfère les explorer <strong>de</strong> l’intérieur, condition <strong>de</strong> leur<br />
subversion et distorsion effectives, et raison peut-être aussi d’une ambivalence qui écarte<br />
l’agressivité. Plus qu’aux formes théâtrales désuètes, qu’il va s’empresser <strong>de</strong> réhabiliter, <strong>Ludlam</strong><br />
s’en prend à la mo<strong>de</strong> naturaliste, dont il estime les exigences appauvrissantes. La convention<br />
réaliste a surtout le tort <strong>de</strong> reposer sur une illusion d’immédiateté ; quoique par <strong>de</strong>s moyens<br />
différents, il sera question pour <strong>Ludlam</strong> d’opérer une révolution <strong>de</strong> type brechtien, c’est-à-dire <strong>de</strong><br />
chercher une manière <strong>de</strong> mettre à distance, <strong>de</strong> montrer l’artifice du spectacle. Sa lutte contre la<br />
croyance en l’immédiateté en art, incarnée par la recherche <strong>de</strong> la vérité réaliste poursuivie par le<br />
théâtre commercial - auquel on peut adjoindre l’hyperréalisme <strong>de</strong> certaines tendances <strong>de</strong> l’avant-<br />
gar<strong>de</strong> -, est directement liée à sa première expérience universitaire. Répondant aux obstacles<br />
posés à ses ambitions <strong>de</strong> comédien - son homosexualité transparaissant <strong>de</strong> manière jugée trop<br />
évi<strong>de</strong>nte dans son jeu d’acteur -, <strong>Ludlam</strong> fuit d’abord les limitations imposées par un théâtre régi<br />
par le système <strong>de</strong>s emplois. L’idée qu’il doit y avoir correspondance entre le physique et la voix<br />
l’autre, pauvreté <strong>de</strong>s moyens -, il s’agit d’un théâtre <strong>de</strong> professionnels. Cette pratique du théâtre présente la<br />
particularité d’être à la fois une caricature d’un théâtre commercial aux ca<strong>de</strong>nces et aux principes industriels, et un<br />
certain retour à l’esprit <strong>de</strong> la troupe et du répertoire, généralement absente du premier.<br />
Pour une analyse diachronique <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> production du summer stock, voir Martha Schmoyer LoMonaco,<br />
Summer Stock ! An American Theatrical Phenomenon. New York : Palgrave Macmillan. 2004.<br />
41
<strong>de</strong> l’acteur, et le personnage qu’il joue, en somme la notion <strong>de</strong> crédibilité, est au fon<strong>de</strong>ment du<br />
théâtre réaliste, mais aussi d’avant-gar<strong>de</strong>s qui préten<strong>de</strong>nt s’opposer à ce <strong>de</strong>rnier. Pour comprendre<br />
la démarche <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, il est nécessaire <strong>de</strong> clarifier sa position sur la question <strong>de</strong> la<br />
vraisemblance, après l’avoir brièvement contextualisée.<br />
Réalisme et anti-réalisme : essai <strong>de</strong> définition<br />
Qu’on s’arrête un instant sur la notion problématique <strong>de</strong> « théâtre réaliste » et sur sa fortune aux<br />
Etats-Unis. Bien qu’issu au départ d’une avant-gar<strong>de</strong>, en réaction à <strong>de</strong>s conventions routinières <strong>de</strong><br />
jeu et <strong>de</strong> mise en scène, le réalisme au théâtre est, après-guerre, connoté péjorativement <strong>de</strong>puis<br />
longtemps. Articulé à une recherche <strong>de</strong> la vérité, à un désir <strong>de</strong> mettre en scène le réel par<br />
l’effacement <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> théâtralité, le terme est ensuite tourné en dérision et i<strong>de</strong>ntifié à la<br />
reproduction photographique, détaillée et non sélective d’une tranche <strong>de</strong> vie. Pris en ce sens<br />
caricatural, on peut difficilement qualifier le théâtre américain commercial <strong>de</strong> « réaliste ». Et<br />
pourtant, <strong>de</strong> nombreux éléments relevant <strong>de</strong> cette esthétique rejetée subsistent, même dans une<br />
partie du théâtre à visée anti-réaliste. Prenons l’exemple <strong>de</strong> Tennessee Williams, dont les pièces<br />
sont jouées avec succès à Broadway immédiatement après la Secon<strong>de</strong> Guerre Mondiale, moment<br />
concomitant aux débuts du Living Theatre, afin d’apprécier l’écart entre les <strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong><br />
théâtre. (L’exemple du Living sera développé peu après, en raison <strong>de</strong> son importance dans le<br />
parcours <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>). Williams se déclare ouvertement anti-réaliste, mais au nom <strong>de</strong> la vérité.<br />
Autrement dit, le réalisme est rejeté pour son manque d’efficacité, son incapacité à cerner une<br />
réalité dont l’existence est en même temps réaffirmée. La mise à distance n’est qu’un<br />
contournement provisoire, moyen mis au service d’une fin qui reste la même, celle <strong>de</strong> l’atteinte<br />
d’une essence. Tom Wingfield, le personnage doué d’une fonction métathéâtrale, résume ainsi cet<br />
impératif poétique : « Je vous donne la vérité sous le masque charmant <strong>de</strong> l’illusion. » (“I give<br />
42
you the truth in the pleasant guise of illusion.”) (Williams 1962, 234) - déjà explicité dans la<br />
préface :<br />
L’expressionnisme et toutes les autres techniques anti-conventionnelles n’ont qu’un seul<br />
but valable, qui est <strong>de</strong> s’approche plus avant <strong>de</strong> la vérité. Quand une pièce utilise <strong>de</strong>s<br />
techniques anti-conventionnelles, elle n’essaie pas, ou du moins ne <strong>de</strong>vrait pas essayer,<br />
d’échapper à sa responsabilité qui est le sienne d’affronter la réalité ou d’interpréter<br />
l’expérience, mais elle essaie véritablement ou <strong>de</strong>vrait essayer, <strong>de</strong> trouver un mo<strong>de</strong><br />
d’approche plus fin, une expression <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong>s choses plus vive et pénétrante. 11<br />
(Williams 1962, 233)<br />
La rhétorique <strong>de</strong> Williams pourrait aussi être interprétée comme une concession habile au<br />
discours ambiant valorisant la recherche d’une proximité avec la « réalité » ; quoi qu’il en soit,<br />
l’autojustification <strong>de</strong> Williams en dit assez sur la prégnance <strong>de</strong> ce discours dans le théâtre<br />
américain.<br />
Vérité et simulacre<br />
S’il fallait établir une ligne <strong>de</strong> partage entre le théâtre réaliste et son contraire, ce serait plutôt du<br />
côté du rapport à l’idée <strong>de</strong> vérité qu’il se trouverait, problème sur lequel il sera nécessaire <strong>de</strong><br />
revenir par la suite. Reprenons pour aller vite le débat entre Platon et Aristote : sous l’étiquette <strong>de</strong><br />
théâtre réaliste, on classerait toute dramaturgie se donnant pour fin d’éclairer une vérité, quels<br />
que soient les moyens utilisés (on retrouve ainsi dans le discours <strong>de</strong> Williams la condamnation <strong>de</strong><br />
la tromperie d’un reflet « photographique » du réel, d’un simulacre peu fidèle à la vérité ;<br />
11 “Expressionism and all other unconventional techniques in drama have only one valid aim, and that is a closer<br />
approach to truth. When a play employs unconventional techniques, it is not, or certainly shouldn’t be, trying to<br />
escape its responsibility of <strong>de</strong>aling with reality, or interpreting experience, but is actually or should be attempting to<br />
find a closer approach, a more penetrating and vivid expression of things as they are.”<br />
43
l’atteinte <strong>de</strong>s Idées doit bien faire l’objet d’une recherche); sous l’expression <strong>de</strong> théâtre anti-<br />
réaliste, on désignerait toute démarche affirmant l’autonomie <strong>de</strong> l’objet dramatique par rapport à<br />
une vérité extérieure à lui-même. La pièce n’a pas à se soucier <strong>de</strong> concordance avec un ailleurs,<br />
puisqu’elle est porteuse <strong>de</strong> sa propre réalité et vérité. A partir du moment où le spectacle <strong>de</strong>vient<br />
un référent en soi, il cesse d’être un simulacre. Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> cette distinction, peu importent<br />
alors les moyens mis en œuvre : on peut accumuler les signes <strong>de</strong> théâtralité (écrans, adresses<br />
directes au public, discours métathéâtraux, éclairages et décors stylisés…) sans changer le fond<br />
<strong>de</strong> la recherche. Dans La Ménagerie <strong>de</strong> Verre, l’effet <strong>de</strong> mise à distance provient <strong>de</strong><br />
l’appropriation <strong>de</strong> techniques brechtiennes - filtrées par le cinéma - visant à rompre avec le mo<strong>de</strong><br />
dramatique en lui opposant l’épique. On n’est pas seulement en présence d’une question <strong>de</strong><br />
« manière » (Aristote 1448a, 25), ne mettant pas en cause la croyance première en une essence du<br />
mon<strong>de</strong>. Il n’est pas question ici <strong>de</strong> mettre sur le même plan les essais dramatiques <strong>de</strong> Tennessee<br />
Williams ou d’Arthur Miller et d’un répertoire contemporain à succès plus routinier. Notons tout<br />
<strong>de</strong> même que l’opposition apparemment tranchée qu’énonce Williams ne repose pas sur une<br />
véritable révolution dans la pensée du théâtre, mais relève plutôt d’un changement <strong>de</strong> métho<strong>de</strong><br />
d’écriture.<br />
<strong>Le</strong> point d’ancrage <strong>de</strong> la démarche <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> pourrait donc être défini à partir <strong>de</strong> cette<br />
opposition réalisme/anti-réalisme, <strong>Ludlam</strong> se situant du côté du second pôle. Affirmer la validité<br />
<strong>de</strong> l’artifice comme fin et pas seulement moyen, c’est une manière <strong>de</strong> consacrer l’indépendance<br />
<strong>de</strong> l’œuvre d’art par rapport au mon<strong>de</strong>, sans pour autant renoncer à la visée politique du théâtre –<br />
puisque l’artifice est le produit reconnaissable d’une intervention humaine, souvent l’affirmation<br />
d’une culture partagée. Est-ce à dire que toute l’avant-gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’époque montre autant <strong>de</strong><br />
détachement envers l’inscription du réel sur scène ? Non, loin <strong>de</strong> là. Il convient à cette fin d’offrir<br />
44
un bref panorama <strong>de</strong>s tendances <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> avant <strong>de</strong> passer en revue les influences<br />
fondatrices sur la carrière <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>.<br />
L’avant-gar<strong>de</strong> au théâtre : quelques repères<br />
Classer parmi l’avant-gar<strong>de</strong> tous les types <strong>de</strong> dramaturgie éloignés <strong>de</strong>s critères commerciaux<br />
conduirait à une définition trop vague. Gardons-nous <strong>de</strong> confondre déclaration <strong>de</strong> principe et<br />
mise en pratique : <strong>de</strong> même qu’on veut rarement être qualifié <strong>de</strong> réaliste, on se vante difficilement<br />
d’être commercial - ce qui n’empêche pas la pauvreté <strong>de</strong> pièces qui s’autoproclament d’avant-<br />
gar<strong>de</strong> ; et inversement, <strong>de</strong>s œuvres dites expérimentales connaissent un succès public dès les<br />
années soixante (nous renvoyons au cas d’Edward Albee et <strong>de</strong> Who’s Afraid of Virginia Woolf ?,<br />
traité plus loin). De l’hyperréalisme, du naturalisme en rupture avec la construction<br />
aristotélicienne « organique » à la satire et au pastiche, en passant par le « théâtre politique »<br />
(qu’on désignera désormais pour plus <strong>de</strong> commodité du nom <strong>de</strong> « militant »), les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
traitement sont trop variés et les frontières génériques trop poreuses pour suffire à une définition<br />
commune. <strong>Le</strong> fait qu’un même dramaturge puisse s’illustrer dans plusieurs styles et genres ne<br />
facilite rien. Il est donc nécessaire <strong>de</strong> laisser <strong>de</strong> côté la dramaturgie per se pour regar<strong>de</strong>r du côté<br />
<strong>de</strong>s autres aspects <strong>de</strong> la représentation théâtrale. C’est d’ailleurs un <strong>de</strong>s points sur lequel l’avant-<br />
gar<strong>de</strong> d’après-guerre se distingue, privilégiant les croisements avec <strong>de</strong>s disciplines étrangères au<br />
théâtre. Sans abandonner le texte, celui-ci, quand il ne passe pas au second plan, est <strong>de</strong> moins en<br />
moins détaché d’une vision plus spectaculaire que dramaturgique :<br />
Une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> la fabuleuse explosion que connaît le théâtre américain dans les<br />
années soixante se situe hors du champ d’une histoire <strong>de</strong> la littérature au sens strict. […]<br />
<strong>Le</strong>s barrières tombent, par ailleurs, entre théâtre et autres mo<strong>de</strong>s artistiques comme la<br />
musique ou la danse. L’événement dramatique l’emporte sur le texte. Souvent, il n’y a pas<br />
45
<strong>de</strong> texte ; plus souvent encore, le script n’est plus qu’un élément parmi d’autres dans une<br />
œuvre « totale ».<br />
(Pétillon 2003, 277)<br />
Ce serait là un moyen <strong>de</strong> séparer les recherches théâtrales d’avant-guerre, qui remettaient peu en<br />
question la primauté textuelle et la révolution théâtrale d’après-guerre, qui va chercher <strong>de</strong>s<br />
modèles dans <strong>de</strong>s arts voisins, souvent non narratifs et non mimétiques. Pour avoir une vision<br />
plus juste <strong>de</strong> ce qu’est l’esthétique nouvelle, il faut s’intéresser à la mise en scène, aux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
production, aux métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> travail, sans pour autant négliger l’écriture dramatique, mais en<br />
cessant tout simplement <strong>de</strong> voir en cette <strong>de</strong>rnière le critère premier. Cela ne signifie pas non plus<br />
qu’il n’y a pas d’expérimentations purement dramaturgiques, mais c’est un cas minoritaire. S’il<br />
fallait dresser un tableau schématique <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s tendances <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong><br />
la dramaturgie, au moment où <strong>Ludlam</strong> commence sa carrière, au début <strong>de</strong>s années soixante, on<br />
pourrait en proposer la version suivante :<br />
L’auteur au premier plan<br />
<strong>Le</strong>s groupes/compagnies privilégiant l’auteur, dont les modèles seraient La Mama ETC<br />
(Experimental Theatre Club) à ses débuts, Caffe Cino et Theatre Genesis. Ces dramaturges sont<br />
souvent aussi metteurs en scène ou du moins jouent une part active dans la mise en scène <strong>de</strong> leurs<br />
spectacles. Qu’ils soient avant tout auteurs ne signifie pas qu’ils délaissent l’aspect visuel, sonore<br />
ou scénographique <strong>de</strong> leur œuvre ; il n’est pas rare (et c’est la raison pour laquelle on peut hésiter<br />
à qualifier ces essais théâtraux d’expérimentations « dramaturgiques ») que la mise en scène soit<br />
inscrite dans l’écriture même. D’où <strong>de</strong>s textes soit chargés <strong>de</strong> didascalies, soit difficilement<br />
compréhensibles, « troués », lorsque ces <strong>de</strong>rnières sont omises. On a alors affaire à une écriture<br />
plastique plus que discursive. <strong>Le</strong>s lieux d’accueil ont parfois une politique <strong>de</strong> soutien <strong>de</strong>s auteurs<br />
46
dans la durée, acceptant <strong>de</strong> suivre un dramaturge même après un échec, faisant <strong>de</strong> ces lieux <strong>de</strong>s<br />
rési<strong>de</strong>nces <strong>de</strong> fait.<br />
<strong>Le</strong>s operae<br />
Opera est le terme que revendique Robert Wilson pour qualifier le type <strong>de</strong> théâtre qu’il pratique<br />
lui-même - manière d’inscrire son travail dans l’histoire <strong>de</strong>s formes esthétiques, et d’aller à<br />
l’encontre <strong>de</strong> ceux qui insistent sur l’originalité radicale <strong>de</strong> l’émergence <strong>de</strong> ce genre d’œuvres 12 .<br />
Même si Robert Wilson lui-même ne commence à travailler au théâtre qu’à la fin <strong>de</strong>s années<br />
soixante, on empruntera le terme opera pour désigner <strong>de</strong>s spectacles dans lesquels le texte <strong>de</strong><br />
théâtre passe en retrait, voire disparaît complètement (<strong>Le</strong> Regard du Sourd (1970) en constituera<br />
l’exemple extrême). Malgré tout, il semble réducteur <strong>de</strong> mettre en avant la seule portée visuelle<br />
d’un genre <strong>de</strong> spectacles qu’on a rassemblés sous le terme <strong>de</strong> « théâtre d’images » 13 - en<br />
témoigne par exemple le cheminement <strong>de</strong> Wilson vers les grands textes du répertoire.<br />
L’exploration <strong>de</strong>s frontières<br />
Dans la lignée <strong>de</strong>s expériences <strong>de</strong> John Cage, qui expérimente les limites du médium musical et<br />
met en question les conditions <strong>de</strong> représentation, le théâtre est soumis à une réflexion analogue.<br />
<strong>Le</strong> théâtre est à la fois redéfini par recentrement, par recherche <strong>de</strong> ses spécificités essentielles et<br />
uniques, et mis au contact d’autres arts, les <strong>de</strong>ux démarches se recoupant. Par exemple, Richard<br />
12 Il n’est pas question <strong>de</strong> minimiser l’impact <strong>de</strong> ces oeuvres sur le public, car elles provoquent bien une rupture avec<br />
les habitu<strong>de</strong>s du spectateur <strong>de</strong> théâtre. Pensons par exemple, pour la réception en Allemagne, à l’étonnement <strong>de</strong><br />
Hans-Thies <strong>Le</strong>hmann <strong>de</strong>vant le Regard du Sourd :“Das gibt’s nicht.” (« L’avant-gar<strong>de</strong> américaine en Europe ». 1.<br />
Performance. <strong>Théâtre</strong>/Public. Gennevilliers: Centre Dramatique National. no 187, septembre 2008). Il faut plutôt <strong>de</strong><br />
replacer ces operae dans un contexte esthétique plus ouvert, ce à quoi invitent Wilson et <strong>Ludlam</strong>, premiers surpris <strong>de</strong><br />
se voir attribuer une intention <strong>de</strong> rupture radicale.<br />
13 Marranca, Bonnie. The Theatre of Images. Baltimore: Johns Hopkins University Press. 1977. B. Marranca illustre<br />
son propos avec, outre Robert Wilson, <strong>Le</strong>e Breuer <strong>de</strong> Mabou Mines et Richard Foreman - <strong>de</strong>ux artistes qui sont aussi<br />
les dramaturges <strong>de</strong> la plupart <strong>de</strong> leurs spectacles.<br />
47
Schechner s’inspire <strong>de</strong> formes auparavant considérées comme extrathéâtrales comme le rituel<br />
pour repenser la relation traditionnelle entre public et comédiens. A son travail sur<br />
l’environnement (exploration <strong>de</strong> l’interface spectateur/acteur, rupture <strong>de</strong> la cloison imaginaire<br />
scène/salle grâce à <strong>de</strong>s scénographies originales), on peut adjoindre les happenings d’Allen<br />
Kaprow (immersion du quotidien en art, unicité <strong>de</strong> la représentation, participation du public) et<br />
plus généralement les recherches sur l’effacement <strong>de</strong> la frontière entre vie et art, l’atteinte d’un<br />
“lifelike art” (Michael Kirby 14 ) (task-performance <strong>de</strong>s danseurs <strong>de</strong> Judson, utilisation esthétique<br />
<strong>de</strong> la maladresse <strong>de</strong>s acteurs amateurs (Richard Foreman, Robert Wilson)). <strong>Le</strong>s collaborations<br />
pluridisciplinaires sont courantes (Julian Beck est peintre <strong>de</strong> formation, Robert Wilson plasticien<br />
et architecte…). Il y a souvent absence <strong>de</strong> texte dramatique, ou quand celui-ci est présent, il est<br />
retravaillé, mutilé, difficilement audible, dépassé par la réalité physique du spectacle. Michael<br />
Kirby parle <strong>de</strong> « performance non matriciée » (“non matrixed performance”), la « matrice »<br />
représentant le texte dramatique.<br />
Off-Off Broadway et le Ridicule<br />
<strong>Le</strong> contournement <strong>de</strong>s normes est dans la majorité <strong>de</strong>s cas la position <strong>de</strong> départ <strong>de</strong>s praticiens du<br />
mouvement dit Off-Off Broadway 15 , déjà en activité. En cela, la réaction <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> n’a rien <strong>de</strong><br />
particulièrement original, si ce n’est qu’elle s’exerce à rebours <strong>de</strong> conventions connues, ce qui est<br />
14 Kirby, Michael. Happenings. New York: Dutton.1965. 17.<br />
15 <strong>Le</strong> terme, inventé par le critique du Village Voice Jerry Tallmer en 1960, reflète en fait un phénomène théâtral<br />
apparu dès le début <strong>de</strong>s années cinquante à New York. Il prend appui sur la fermeture relative <strong>de</strong>s réseaux<br />
professionnels (Broadway et Off-Broadway), protégés par un système syndical exigeant. Off-Off-Broadway apparaît<br />
peu après le rattachement d’Off-Broadway au syndicat <strong>de</strong>s acteurs. Il serait néanmoins réducteur d’attribuer cette<br />
naissance uniquement à <strong>de</strong>s critères économiques : la corrélation entre les <strong>de</strong>ux est relativement lâche, et les<br />
différences esthétiques entre le théâtre <strong>de</strong> texte d’Off-Broadway, re<strong>de</strong>vable à la tradition du théâtre d’art, et la<br />
dimension performative et visuelle du nouveau mouvement, ne placent pas pour autant ce <strong>de</strong>rnier dans la position<br />
d’héritier ou <strong>de</strong> continuateur.<br />
On relèvera au passage l’arrivée relativement tardive <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> dans cet univers.<br />
48
loin d’être le cas <strong>de</strong> tous : c’est ce qu’implique le dramaturge Robert Patrick, cité par Stephen<br />
Bottoms, lorsqu’il affirme qu’« une <strong>de</strong>s qualités les plus américaines du mouvement Off-Off<br />
Broadway était l’absence <strong>de</strong> mouvement - <strong>de</strong> manifeste, <strong>de</strong> credo, <strong>de</strong> critères. Il est apparu, c’est<br />
tout. » (Bottoms 2004, 15). L’unité du phénomène Off-Off Broadway tient à son ignorance,<br />
volontaire ou non, <strong>de</strong>s impératifs du professionnalisme, réglementé et sélectif aux Etats-Unis. <strong>Le</strong>s<br />
nouveaux auteurs et acteurs ont en commun une connaissance <strong>de</strong> la dramaturgie réaliste filtrée<br />
par le cinéma, qui reprend systématiquement, à partir du parlant, les succès <strong>de</strong> Broadway, sans<br />
grand effort d’adaptation au médium.<br />
En revanche, il n’y a pas au départ <strong>de</strong> convergence, ni même parfois <strong>de</strong> dialogue entre les<br />
praticiens, venus souvent d’univers ou d’arts différents. La concentration géographique du milieu<br />
artistique expérimental modifie malgré tout assez rapi<strong>de</strong>ment cette situation, encore plus marquée<br />
au théâtre, qui exige davantage d’espace et l’ouverture au public.<br />
Cependant, la connaissance préalable approfondie que possè<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s formes<br />
théâtrales et <strong>de</strong> la dramaturgie, et notamment du mo<strong>de</strong>rnisme et <strong>de</strong> certains théâtres extra-<br />
européens, lui donne a priori les moyens <strong>de</strong> discerner avec davantage <strong>de</strong> sûreté le caractère<br />
expérimental et original d’une œuvre, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> son extérieur esthétique immédiat. S’il est<br />
conscient d’être lui-même en phase d’apprentissage, et refuse l’idée d’abandonner<br />
l’expérimentation, il se situe déjà dans une position marginale par rapport au reste <strong>de</strong>s<br />
dramaturges naissants. Non que ceux-ci manquent par ailleurs <strong>de</strong> culture, mais celle-ci ne<br />
comprend généralement pas l’histoire <strong>de</strong>s formes théâtrales, reflétant l’exclusion <strong>de</strong> celles-ci à la<br />
fois <strong>de</strong> la culture populaire et du cursus universitaire. Si l’on s’en tient au genre du Ridicule, les<br />
connaissances <strong>de</strong>s participants se concentrent sur le vingtième siècle, et plus spécifiquement sur<br />
l’histoire du cinéma, <strong>de</strong> la télévision et du théâtre commercial américains, et, pour les apports<br />
étrangers, à <strong>de</strong>s référents homosexuels récurrents (Oscar Wil<strong>de</strong>, Christopher Marlowe, Jean<br />
49
Cocteau, l’esthétique déca<strong>de</strong>nte, edwardienne et art déco, l’expressionnisme allemand…). (Nous<br />
posons cette hypothèse au regard du corpus <strong>de</strong>s références les plus régulièrement citées par<br />
<strong>Ludlam</strong>, recoupées par d’autres trouvées dans les œuvres <strong>de</strong> Ronald Tavel, Robert Patrick ou<br />
encore dans le travail plastique d’Andy Warhol - ce « canon » homosexuel, théorisé dans les<br />
années soixante, et définissant la « sensibilité » dite Camp, est analysé au chapitre 4. On en<br />
retrouve aujourd’hui la trace évi<strong>de</strong>nte - retour nostalgique/simple citation/tombeau? - dans Angels<br />
in America <strong>de</strong> Tony Kushner.) Seuls quelques praticiens possè<strong>de</strong>nt une culture théâtrale ou<br />
esthétique <strong>de</strong> niveau égal, et on trouve parmi eux <strong>de</strong>s créateurs <strong>de</strong> formes et d’univers poétiques<br />
idiosyncratiques, aussi éloignés <strong>de</strong> l’offre existante, sans pour autant renier leurs sources : <strong>Le</strong>e<br />
Breuer <strong>de</strong> Mabou Mines et sa mythologie animalière, Richard Foreman et son exploration <strong>de</strong><br />
l’idiotie, Robert Wilson et ses recherches <strong>de</strong>s débuts sur la théâtralisation <strong>de</strong> la communication<br />
avec les handicapés.<br />
<strong>Ludlam</strong> ne rejette ainsi aucun genre a priori, tant que celui-ci est pris dans un rapport <strong>de</strong> relativité<br />
avec les autres genres ou formes, y compris le réalisme américain. Dans un milieu qui fait parfois<br />
preuve d’un certain anti-intellectualisme, voire pour qui le manque <strong>de</strong> culture tient lieu <strong>de</strong> pose -<br />
pensons à l’ineptie revendiquée par le Pop Art -, la position <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> passe pour une anomalie.<br />
Même si ses ambitions <strong>de</strong> départ sont liées au jeu plutôt qu’à l’écriture ou à la mise en scène, il<br />
ne distingue pas fondamentalement les trois, et l’on peut avancer sans trop <strong>de</strong> risques une liaison<br />
étroite entre ces différents aspects du théâtre - le jeu étant d’ailleurs, lorsqu’il est appréhendé <strong>de</strong><br />
manière scientifique dans un rapport <strong>de</strong> construction et non d’i<strong>de</strong>ntification émotionnelle, un<br />
prolongement et une lecture <strong>de</strong> l’écriture dramatique. De même, la dramaturgie est perçue par<br />
<strong>Ludlam</strong> comme résultant en partie <strong>de</strong> contraintes matérielles liées à la forme théâtrale, et c’est<br />
l’intégration intelligente <strong>de</strong> celles-ci et non leur négation qui distingue les voix les plus<br />
50
singulières. Un tel point <strong>de</strong> vue n’a rien d’original en soi, mais l’insistance <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> à ce sujet<br />
doit se mesurer à l’aune <strong>de</strong> l’inertie théâtrale du contexte américain dans lequel il s’inscrit.<br />
1.1 b) Révélation<br />
<strong>Le</strong> premier choc théâtral <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> réoriente sa vision du métier, d’abord en donnant corps à une<br />
ambition qu’il n’avait pas encore crue réalisable dans le contexte américain <strong>de</strong> son époque, celle<br />
<strong>de</strong> pratiquer le théâtre en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s contraintes <strong>de</strong>s structures professionnelles - d’où un surcroît<br />
<strong>de</strong> liberté d’expression :<br />
Je suis allé voir le Living Theatre : j’ai vu jouer Julian Beck et Judith Malina, à New<br />
York, tout en bas <strong>de</strong> Manhattan, dans le Village, dans leur salle <strong>de</strong> la 14 e rue. J’ai vu <strong>de</strong>ux<br />
spectacles à <strong>de</strong>ux occasions différentes : Ce Soir, on improvise, et The Connection [1959].<br />
Cela a représenté un grand choc pour moi, car je me suis aperçu qu’il était possible <strong>de</strong><br />
faire un théâtre très différent du théâtre commercial - que le théâtre pouvait être ce qu’on<br />
voulait qu’il soit. <strong>Le</strong> théâtre pouvait être un mo<strong>de</strong> d’expression personnel.<br />
<strong>Le</strong>s Beck sont <strong>de</strong>venus <strong>de</strong>s idoles. Je voulais leur ressembler. À cette époque, ils ne<br />
s’étaient pas encore convertis au genre <strong>de</strong> théâtre non narratif inauguré par The Brig. Ils<br />
pratiquaient encore ce qu’ils appelaient la poésie et le symbole. Ils montaient Piran<strong>de</strong>llo et<br />
Eschyle. C’est ce que je voulais faire à ce moment-là.<br />
Ils mettaient en scène ces pièces tout à fait passionnantes en recourant à <strong>de</strong>s techniques<br />
théâtrales européennes, filtrées par une sensibilité américaine, par le jazz et<br />
l’improvisation.<br />
51
Il m’est apparu très clairement que le théâtre pouvait être davantage qu’un moyen <strong>de</strong><br />
divertissement. 16<br />
(Samuels 1992, 9)<br />
Pour un jeune homme élevé dans une banlieue ouvrière <strong>de</strong> Long Island, dans un milieu peu<br />
favorisé culturellement, il s’agit d’une première incursion dans l’enclave bohémienne <strong>de</strong> New<br />
York, lieu historique <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> et du mon<strong>de</strong> artistique plus généralement. Une fois ses<br />
étu<strong>de</strong>s terminées, il y passera le reste <strong>de</strong> sa vie.<br />
<strong>Le</strong> trouble métathéâtral<br />
<strong>Le</strong>s spectacles auxquels il a assisté ont en commun d’interroger la réflexivité du médium<br />
théâtral : Piran<strong>de</strong>llo, dans Ce soir, on improvise, offre un regard sur les <strong>de</strong>ssous du théâtre et le<br />
rapport du texte définitif à l’improvisation ou à l’autorité qui le fait naître, et sur l’intervention<br />
<strong>de</strong>s acteurs et du metteur en scène. Si les personnages <strong>de</strong> Ce Soir, on improvise sont <strong>de</strong>s acteurs,<br />
incarnés à leur tour par <strong>de</strong> véritables acteurs, l’autre pièce donnée par le Living Theatre en<br />
alternance explore <strong>de</strong> manière plus radicale encore le passage entre art et réalité. L’ambiguïté du<br />
statut théâtral <strong>de</strong> The Connection, <strong>de</strong> Jack Gelber, a fait scandale à l’époque 17 . La pièce se<br />
présente comme une répétition. Sur scène, on voit <strong>de</strong>s drogués en attente d’être ravitaillés : les<br />
16 “I went to see the Living Theatre: Julian Beck and Judith Malina playing in New York, down on 14 th Street, in the<br />
Village. I saw two productions on two different occasions: Tonight We Improvise and The Connection. That was<br />
really a big breakthrough for me, because I realized that it was possible to do something very different from<br />
commercial theatre - that theatre could be what you wanted it to be. It could be personal expression.<br />
The Becks became idols. I wanted to be like them. At that time they hadn’t taken the leap into the kind of<br />
nonnarrative theatre The Brig brought on. They were still into what they called poetry and symbol. They were doing<br />
Piran<strong>de</strong>llo and Aeschylus. That’s what I wanted to do at the time.<br />
They did these very interesting plays using European theatrical techniques filtered through an American sensibility,<br />
with a lot of jazz and improvisation. It became very clear to me that the theatre could be more than just an<br />
entertainment medium.”<br />
17 On consultera la monographie <strong>de</strong> John Tytell, The Living Theatre: Art, Exile, Outrage, New York : Grove Press,<br />
1995, pour une <strong>de</strong>scription du spectacle et une analyse <strong>de</strong> sa réception.<br />
52
spectateurs ne savent pas s’ils ont affaire à <strong>de</strong>s acteurs représentant <strong>de</strong>s drogués, à <strong>de</strong> véritables<br />
drogués prolongeant sur scène la réalité, ou à <strong>de</strong>s acteurs drogués. <strong>Le</strong>s trois interprétations ont été<br />
avancées, et le Living Theatre s’est gardé d’en vali<strong>de</strong>r aucune officiellement. L’hyperréalisme<br />
apparent <strong>de</strong> la mise en scène (il y a consommation visible <strong>de</strong> drogue, les acteurs présentent les<br />
symptômes hallucinatoires qui l’accompagnent, leur langage et leur diction sont relâchés, ils<br />
emploient <strong>de</strong>s grossièretés jusque-là inouïes sur scène) est confondant, et contraste avec le<br />
dispositif théâtral qui l’encadre. <strong>Le</strong>s acteurs annoncent au début <strong>de</strong> la représentation que le<br />
spectacle va commencer, et la pièce met en scène l’attente d’un non événement, puisque le<br />
spectacle prévu n’a pas lieu pas. Il est évi<strong>de</strong>nt d’une part qu’on se trouve en présence d’une pièce<br />
au déroulement planifié, encadré, fixé - l’existence d’un auteur semblant garantir cet état <strong>de</strong> fait.<br />
D’autre part, la présence <strong>de</strong> musiciens <strong>de</strong> jazz pratiquant l’improvisation au cours <strong>de</strong> la<br />
représentation appelle à reconnaître la place <strong>de</strong> l’écart, <strong>de</strong> la variation vis-à-vis d’un texte<br />
immuable. L’ambiguïté du statut <strong>de</strong>s interprètes - jouent-ils ? Sont-ils « eux-mêmes » ? Peut-on<br />
être soi-même sur scène ? - provoque une réflexion <strong>de</strong> la part du spectateur, sans pour autant faire<br />
appel au didactisme. Cette réflexion est généralement épargnée par un style <strong>de</strong> jeu traditionnel<br />
(l’acteur incarnant un personnage, dissimulant sa persona <strong>de</strong>rrière celle d’un autre), qui laisse à<br />
l’acteur le soin <strong>de</strong> régler pour lui-même cette ambiguïté. Dans l’art <strong>de</strong> la performance auquel le<br />
jeu du Living Theatre se rattache, l’acteur est à la fois lui-même, un autre, lui-même montrant<br />
qu’il est un autre. Cette confluence <strong>de</strong> niveaux <strong>de</strong> jeu enrichit les possibilités <strong>de</strong> lecture et permet<br />
dans un même mouvement <strong>de</strong> percevoir le jeu comme une écriture : le sens n’est pas absolu, il<br />
s’exprime à travers un style aussi singulier que relatif. Judith Malina, co-directrice du Living<br />
Theatre et ancienne élève <strong>de</strong> Piscator à la New School for Social Research, connaissait<br />
parfaitement la problématique du jeu épique et la vision du jeu comme phénomène esthétique<br />
historiquement daté. Son spectacle sur le statut du jeu (l’acteur raconte qu’il va jouer, et joue à<br />
53
aconter qu’il va jouer : combinaison inséparable <strong>de</strong> jeu épique et d’incarnation) a sans doute eu<br />
l’effet escompté - le trouble - sur un public américain peu habitué à cette confusion. <strong>Le</strong> statut<br />
incertain <strong>de</strong> la pièce a intrigué Martin Esslin, qui inclut Jack Gelber dans la secon<strong>de</strong> édition du<br />
<strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> l’Absur<strong>de</strong> (1969), sur la foi <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux seules oeuvres. La pièce y est perçue comme une<br />
émule du Godot <strong>de</strong> Beckett, reprenant le thème <strong>de</strong> l’attente ; l’improvisation <strong>de</strong>s musiciens et le<br />
lyrisme sont jugées <strong>de</strong>s réussites. Mais c’est bien l’i<strong>de</strong>ntité dramatique <strong>de</strong> la pièce qui pose<br />
problème : « The Connection, pièce brillante à certains moments, échoue par son hésitation entre<br />
<strong>de</strong>ux conventions : le théâtre réaliste <strong>de</strong> réforme sociale ou le <strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> l’Absur<strong>de</strong>. » (Esslin<br />
1969, 305). On notera qu’Esslin n’envisage pas la récupération <strong>de</strong> la première convention au<br />
service <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong>, hypothèse pourtant imaginable dans le contexte ; en outre, sa typologie<br />
envisage la mise en scène du Living dans un contexte dramaturgique uniquement contemporain<br />
(la domination du théâtre didactique/politique d’un côté, et du théâtre fondé sur une recherche<br />
formelle, sous-tendu par une vision existentialiste, <strong>de</strong> l’autre), alors qu’il semblerait pertinent<br />
d’aller rechercher une filiation esthétique mo<strong>de</strong>rniste, suggérée par la formation <strong>de</strong> Judith Malina,<br />
qui connaît bien l’expressionnisme allemand, via Piscator - celui-ci ancre en effet son théâtre<br />
politique dans une tradition esthétique au départ non politique - et les problématiques picturales<br />
rencontrées par Julian Beck, peintre influencé par Kandinsky et Mondrian et proche <strong>de</strong> certains<br />
expressionnistes abstraits. En outre, Judith Malina et Julian Beck reconnaissent comme influence<br />
majeure le travail <strong>de</strong> la danseuse/actrice alleman<strong>de</strong> Valeska Gert, qui poursuit une recherche sur<br />
le grotesque et la parodie <strong>de</strong> l’abstraction, offrant <strong>de</strong>s caractérisations non naturalistes virtuoses et<br />
frénétiques, tout en se distanciant <strong>de</strong> l’expressionnisme 18 . À travers cette filiation<br />
18 La figure <strong>de</strong> Valeska Gert a une importance particulière dans le milieu <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong>. Contentons-nous <strong>de</strong><br />
relever ici son impact sur l’avant-gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’immédiat après-guerre, qui a l’occasion <strong>de</strong> la voir jouer au théâtre, puis<br />
dans son cabaret downtown, The Beggar Bar (1936-48). Outre le Living Theatre, on compte parmi ses admirateurs<br />
Tennessee Williams, Meyerhold, Eisenstein, Brecht.<br />
54
vraisemblable 19 , on retrouve une réflexion sur l’illusion, et The Connection peut être interprété<br />
comme une forme d’exploration <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> celle-ci sur le spectateur. Par-<strong>de</strong>ssus tout, le<br />
répertoire <strong>de</strong>s débuts du groupe atteste une nette préférence pour les textes possédant une<br />
dimension métathéâtrale, même débarrassée <strong>de</strong> l’ambiguïté gênant Esslin. Il est difficile <strong>de</strong> juger,<br />
en définitive, si l’enthousiasme <strong>de</strong> l’époque a conduit à la surévaluation <strong>de</strong> la pièce, ou si Esslin<br />
lui-même passe à côté du fonctionnement essentiel <strong>de</strong> l’œuvre.<br />
Éthique et esthétique<br />
En tout état <strong>de</strong> cause, l’attrait qu’éprouve <strong>Ludlam</strong> pour le Living Theatre rési<strong>de</strong> autant dans le<br />
spectacle sur scène que dans la qualité <strong>de</strong> l’expérience offerte au spectateur :<br />
<strong>Le</strong>ur travail est empreint d’une qualité humaine. On a vraiment affaire à <strong>de</strong>s êtres humains<br />
qui ne se sont pas endurcis et protégés comme le font certains professionnels impeccables.<br />
Presque tout le reste du mon<strong>de</strong> du théâtre est bourgeois - passable, ni trop intelligent, ni<br />
trop stupi<strong>de</strong>. 20<br />
(Samuels 1992, 194-195)<br />
L’amateurisme du Living Theatre a marqué une génération <strong>de</strong> spectateurs <strong>de</strong>venus praticiens à<br />
leur tour. Dépassement à la fois <strong>de</strong> l’efficacité insignifiante <strong>de</strong> Broadway et du dilettantisme<br />
souvent complaisant <strong>de</strong>s non-professionnels, le travail du Living Theatre se distingue sans aucun<br />
Voir Anna Theresa <strong>de</strong> Keersmaeker, “Valeska Gert”. TDR : The Drama Review, vol. 25, no. 3, (automne1981), 55-<br />
66.<br />
19 Christopher Innes, spécialiste du sujet, aurait pu se montrer éclairant. Il choisit au contraire <strong>de</strong> réduire le Living<br />
Theatre à ses expérimentations postérieures, qu’il condamne, sans établir <strong>de</strong> distinction dans leur évolution, et, en<br />
guise <strong>de</strong> filiation, replace le Living dans le théâtre environnemental contemporain.<br />
Ch. Innes. Avant-Gar<strong>de</strong>…, op. cit., 121-32.<br />
20 “There is a human quality in what they’re doing. You’re really <strong>de</strong>aling with human beings who have not armored<br />
themselves and protected themselves in the way that a certain kind of slick professionals do. Most of the rest of the<br />
theatre world is bourgeois - kind of middlebrow; not too brainy and not too stupid.”<br />
55
doute par ses ambitions, celles d’un amateurisme au sens premier, refusant les contraintes du<br />
professionnalisme et la relation conventionnelle au public. On retrouve dans les exigences<br />
humaines <strong>de</strong>s Beck l’héritage <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> la Volksbühne, transmis là encore par Piscator 21 . <strong>Le</strong><br />
Living fait en effet figure d’exception dans un paysage théâtral dominé par <strong>de</strong>s professionnels<br />
organisés, au statut sanctionné et reconnu, attachés à une pratique commerciale, dans un pays où<br />
les subventions étatiques sont quasiment inexistantes. L’idée que l’on puisse faire du théâtre à<br />
partir <strong>de</strong> (presque) rien, et se démarquer <strong>de</strong> l’esthétique et <strong>de</strong>s contingences commerciales est<br />
illustrée par le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> production <strong>de</strong>s spectacles du groupe et le renouvellement <strong>de</strong> la relation<br />
au public (la compagnie n’a pas encore abordé sa phase participative): choix <strong>de</strong> textes ambitieux,<br />
voire difficiles, sans souci <strong>de</strong> rentabilité, volonté <strong>de</strong> découvrir <strong>de</strong> nouveaux auteurs (Jack Gelber,<br />
Kenneth Brown), <strong>de</strong> faire connaître <strong>de</strong>s auteurs écartés du système commercial, <strong>de</strong> surcroît non<br />
anglophones (Cocteau, Genet, Brecht), élaboration d’un répertoire, pratique <strong>de</strong> l’alternance,<br />
importance donnée à l’environnement théâtral (soin apporté à la personnalisation <strong>de</strong> la salle, par<br />
opposition à la décoration standardisée <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s salles <strong>de</strong> Broadway), volonté <strong>de</strong> toucher un<br />
large public (le spectateur n’est pas contraint par <strong>de</strong>s critères économiques - les places sont peu<br />
chères -, seule sa curiosité intellectuelle est mise à l’épreuve), insistance sur le maintien d’un<br />
groupe permanent… Cette éthique <strong>de</strong> la pratique théâtrale marque fortement <strong>Ludlam</strong>, même si<br />
son détour par les cercles <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> et du Ridicule vont l’en détourner un moment. Il finira<br />
à son tour par constituer une troupe, construire un répertoire, et jouer en alternance, pendant vingt<br />
ans et jusqu’à sa mort en 1987, faisant <strong>de</strong> sa compagnie une <strong>de</strong>s plus durables <strong>de</strong> l’histoire du<br />
théâtre américain d’après-guerre. Malgré <strong>de</strong>s solutions esthétiques divergentes, <strong>Ludlam</strong> reconnaît<br />
21<br />
Pour une analyse du travail <strong>de</strong>s années d’exil <strong>de</strong> Piscator à New York et <strong>de</strong> son impact sur les milieux du théâtre,<br />
on consultera :<br />
John Willett. “Erwin Piscator : New York and the Dramatic Workshop 1939-1951”. Performing Arts Journal. Vol. 2,<br />
No.3 (hiver 1978), 3-16.<br />
56
jusqu'à la fin <strong>de</strong> sa carrière sa <strong>de</strong>tte envers le Living Theatre : « Ils sont extraordinaires et ont<br />
exercé sur moi une influence extraordinaire. » (“They are very great, a great influence on<br />
myself”) (Samuels 1992, 194). En 1963, le Living Theatre part en exil en Europe, lassé <strong>de</strong>s<br />
difficultés imposées par les autorités new-yorkaises. Cela semble laisser un vi<strong>de</strong> - <strong>de</strong>ux ans plus<br />
tard, <strong>Ludlam</strong> dresse un constat très pessimiste <strong>de</strong> l’état du théâtre et <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> :<br />
Je suis atterré par l’état <strong>de</strong> tous les arts dans ce pays. J’ai regardé attentivement ce qui est<br />
monté et je n’aime pas ce que je vois. L’avant-gar<strong>de</strong> se fourvoie. Tout part dans la<br />
mauvaise direction. La mo<strong>de</strong> et la cupidité détruisent les arts. New York n’a rien à offrir à<br />
part <strong>de</strong>s distractions sans valeur. 22<br />
(lettre à Christopher Scott, 1965 ; cité par Kaufman 2002, 39)<br />
Avant d’abor<strong>de</strong>r sa phase d’activité professionnelle, et gardant en mémoire l’exemple du Living<br />
Theatre, il paraît pertinent <strong>de</strong> rendre d’abord compte <strong>de</strong>s problématiques théâtrales envisagées par<br />
le jeune <strong>Ludlam</strong>, afin <strong>de</strong> dégager aussi en même temps ses influences dramaturgiques principales.<br />
22 “I am appalled by the state of all the arts in this country. I have taken a good long look at what is being produced<br />
and I don’t like it. The avant-gar<strong>de</strong> are wrong. Everything is moving in the wrong direction. Faddism and the <strong>de</strong>sire<br />
to make money are <strong>de</strong>stroying the arts. New York City has nothing to offer except many petty distractions.”<br />
57
1.2 Propositions<br />
1.2. a) <strong>Théâtre</strong> et texte<br />
Si la carrière <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> a pour point <strong>de</strong> départ le rejet du théâtre commercial, c’est au moins<br />
autant aux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> production <strong>de</strong> celui-ci qu’à son répertoire qu’il s’oppose. Quant au texte <strong>de</strong><br />
théâtre proprement dit, <strong>Ludlam</strong> cherche certes à renouveler son approche et sa lecture, mais non à<br />
le diminuer ou le supprimer. Contrairement à une partie <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> américaine<br />
contemporaine, influencée par les arts visuels, <strong>Ludlam</strong> ne part pas du principe que la solution aux<br />
maux du théâtre se trouve dans le retrait du son articulé. Il se réclame pourtant comme d’autres<br />
<strong>de</strong>s principes d’Artaud ; mais le retour <strong>de</strong> la richesse visuelle et du rituel ne signifie pas pour<br />
autant l’effacement concomitant <strong>de</strong> la présence verbale ni du logos. La profusion verbale peut<br />
certes tendre vers la logorrhée, et la vitesse du débit contribuer à la distorsion ou à l’effacement<br />
du sens, mais celui-ci reste malgré tout présent, pour qui a le courage d’écouter attentivement.<br />
C’est le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> lecture, c’est-à-dire l’intervention du spectateur, qui conditionne l’appréhension<br />
et la fixation du sens. Cette relation à la parole, qu’on va retrouver explorée par le Ridicule, n’est<br />
pas étrangère au spectateur américain, habitué à la ca<strong>de</strong>nce soutenue <strong>de</strong>s débuts du parlant (le<br />
genre <strong>de</strong> la screwball comedy, populaire dans les années trente, par exemple, n’offre rien <strong>de</strong><br />
spectaculaire visuellement, mais transfère la notion d’action au niveau verbal : la guerre entre les<br />
protagonistes se lit dans la précision et l’extrême rapidité <strong>de</strong>s échanges, qu’on peut assimiler à<br />
une chorégraphie verbale). Mais elle tranche radicalement avec les hésitations, les balbutiements<br />
et les silences <strong>de</strong>s acteurs <strong>de</strong> la Métho<strong>de</strong>, introduits au nom du réalisme, et qui s’imposent au<br />
58
cinéma à partir <strong>de</strong>s années cinquante. L’exploration <strong>de</strong> la folie, la fascination pour le<br />
subconscient, n’est pas représentée sur scène, mais s’appréhen<strong>de</strong>, si le spectateur choisit<br />
d’orienter ainsi sa lecture, à un autre niveau. La cruauté qu’explore Peter Brook à la même<br />
époque à travers Marat/Sa<strong>de</strong> (1964, en tournée à Broadway en 1965-1967) a peu à voir avec les<br />
thèmes apparemment banals - par leur manque <strong>de</strong> nouveauté plutôt que par leur quotidienneté -<br />
qui intéressent <strong>Ludlam</strong>. La cruauté n’apparaît pas directement, mais s’offre au prix d’un effort <strong>de</strong><br />
lecture. <strong>Le</strong> langage n’est pas mutilé ni obscurci, bien que le sens subisse une série<br />
d’anamorphoses, en conjonction avec le texte visuel. <strong>Ludlam</strong> essaie <strong>de</strong> concilier Artaud avec la<br />
littérature dramatique, ne renonçant jamais au logos, sans que celui-ci soit i<strong>de</strong>ntifié au texte écrit -<br />
sachant que toute parole est transcriptible a posteriori, l’improvisation est considérée comme un<br />
texte dramatique potentiel. L’interprétation que <strong>Ludlam</strong> donne d’Artaud ne contredit pas les<br />
principes <strong>de</strong> l’écrivain français, qui n’appelle pas au sacrifice du répertoire ni même du texte<br />
écrit, mais plutôt à une reformulation <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments esthétiques <strong>de</strong> leur translation scénique, y<br />
compris <strong>de</strong> la diction et du rapport <strong>de</strong> la parole au corps 23 .<br />
Il y a bien une tradition dramatique américaine qui, au nom d’une recherche d’authenticité,<br />
sacrifie la clarté d’expression au profit <strong>de</strong> la reproduction du langage quotidien ; pensons à la<br />
23 On regar<strong>de</strong>ra, pour une <strong>de</strong>scription plus approfondie <strong>de</strong> la pratique théâtrale d’Artaud, la recontextualisation<br />
historico-esthétique <strong>de</strong> Christopher Innes, qui confronte les notes <strong>de</strong> mise en scène rarement consultées aux écrits<br />
surchargés d’interprétations d’Artaud. Ch. Innes met au jour la <strong>de</strong>tte d’Artaud envers Strindberg, à propos duquel il<br />
emploie pour la première fois le terme <strong>de</strong> cruauté ; l’emprunt <strong>de</strong> la gestuelle symbolique à l’expressionnisme théâtral<br />
et cinématographique allemand ; l’allusion à la biomécanique <strong>de</strong> Meyerhold <strong>de</strong>rrière la notion d’« athlétisme<br />
affectif » ; et surtout, l’omniprésence <strong>de</strong> la référence cinématographique dans la notation scénique, concernant aussi<br />
bien la scénographie, le jeu <strong>de</strong>s acteurs que le rythme et la progression du spectacle. Que le cinéma per<strong>de</strong> son sens<br />
pour Artaud avec la naissance du parlant est à interpréter non pas dans le sens d’une méfiance envers la parole ellemême,<br />
mais <strong>de</strong> la substitution qu’elle effectue, affaiblissant la puissance plastique du spectacle, transférée au logos.<br />
Tous ses exemples recoupent <strong>de</strong>s préoccupations centrales à la pratique <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> ; que celui-ci rechigne à citer le<br />
nom d’Artaud a certainement beaucoup à voir avec l’utilisation trop polyvalente qui en est faite dans le discours<br />
théâtral <strong>de</strong> son époque, et surtout à propos d’un type <strong>de</strong> spectacle relevant davantage <strong>de</strong> la performance que du<br />
drame. Cela dit, et malgré les rapprochements qu’on ne peut manquer d’effectuer entre les <strong>de</strong>ux hommes <strong>de</strong> théâtre,<br />
il ne semble pas que <strong>Ludlam</strong> ait eu connaissance d’Artaud autrement qu’à travers ses écrits les plus connus.<br />
L’hypothèse la plus plausible pour expliquer les convergences repose sur la culture mo<strong>de</strong>rniste <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, fondée en<br />
partie sur les mêmes références qu’Artaud, à travers notamment le cinéma <strong>de</strong>s débuts.<br />
Ch. Innes, Avant-Gar<strong>de</strong> Theatre : 1892-1992. Londres et New York : Routledge. 1993. 59-94.<br />
59
peinture que fait O’Neill <strong>de</strong> la classe ouvrière, dans The Hairy Ape ou Anna Christie, dans<br />
lesquels les personnages s’expriment dans un idiolecte difficilement compréhensible, expression<br />
d’une marginalisation sociale et ethnique, reflet d’une Amérique en construction. Sans se référer<br />
à Artaud 24 , et sans abandonner une recherche dramaturgique formelle, O’Neill est à l’origine <strong>de</strong><br />
la prise en compte <strong>de</strong> la voix <strong>de</strong>s personnages, <strong>de</strong> leur différenciation par le discours. Il influence<br />
largement les écrivains américains <strong>de</strong> théâtre après lui, conduisant les critiques à railler les<br />
dérives d’un théâtre se complaisant dans les détails <strong>de</strong>s idiosyncrasies langagières, parfois<br />
malaisément déchiffrables. <strong>Ludlam</strong> retire d’O’Neill davantage les essais structurels - par<br />
exemple, la structure en spirale (apparent ressassement <strong>de</strong>s mêmes thèmes, masquant une<br />
progression dramatique lente mais réelle, chaque avancée étant précédée d’un retour en arrière)<br />
<strong>de</strong> Long Day’s Journey into Night -, ou encore la possibilité <strong>de</strong> mêler peinture hypernaturaliste et<br />
architecture dramatique singulière. C’est certainement l’explication qu’il faut donner à son<br />
absence <strong>de</strong> rejet du réalisme, tolérable tant qu’il reste <strong>de</strong> surface et ne vise pas à l’illusion<br />
d’optique. La surface langagière a valeur d’épi<strong>de</strong>rme : elle représente à la fois l’aspect théâtral et<br />
plastique le plus immédiatement appréhensible, et le voile clair d’une dramaturgie qui le dépasse<br />
- et l’on peut du reste s’interroger sur le statut d’un naturalisme qui se présente dans un rapport<br />
d’exotisme radical, sans pour autant cé<strong>de</strong>r au sentimentalisme et rechercher l’i<strong>de</strong>ntification par la<br />
sympathie.<br />
24 En revanche, il est vraisemblable que la référence fonctionne dans l’autre sens - l’allusion d’Artaud au théâtre noir<br />
américain laissant penser à une familiarité avec les pièces expressionnistes d’O’Neill, The Great God Brown (1925),<br />
All God’s Chillun Got Wings (1923) ou The Emperor Jones (1920), probablement les seuls véhicules théâtraux <strong>de</strong> la<br />
condition noire disponibles à l’époque en traduction hors <strong>de</strong>s États-Unis.<br />
60
Un texte iconoclaste<br />
L’essence visuelle du théâtre n’est pas sacrifiée au mot, et inversement : si la présence <strong>de</strong><br />
recherches verbale et visuelle concurrentes semble <strong>de</strong>voir mener au pléonasme ou à la collision,<br />
c’est cette <strong>de</strong>rnière position que choisit d’explorer <strong>Ludlam</strong>. Il s’inscrit en cela dans un courant <strong>de</strong><br />
l’avant-gar<strong>de</strong> d’après-guerre largement négligé par la critique, courant qu’on a parfois tendance à<br />
qualifier péjorativement <strong>de</strong> « littéraire », s’il n’était animé <strong>de</strong> préoccupations viscéralement<br />
théâtrales, c’est-à-dire visuelles et performatives 25 . On peut certes déceler une évocation<br />
indéniable du corpus théâtral mo<strong>de</strong>rniste dans la dramaturgie d’avant-gar<strong>de</strong> à partir <strong>de</strong>s années<br />
cinquante, dans laquelle on retrouve <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> l’héritage surréaliste, dada, ou symboliste.<br />
Sans toujours volonté ni conscience d’imiter, cette dramaturgie nouvelle repose malgré tout sur<br />
<strong>de</strong>s présupposés philosophiques et esthétiques trop éloignés pour qu’on puisse risquer un<br />
rapprochement hâtif. Contentons-nous ici <strong>de</strong> noter la prolongation implicite <strong>de</strong> la filiation<br />
mo<strong>de</strong>rniste, afin <strong>de</strong> ne pas isoler ou attribuer une originalité qu’elle n’a pas aux solutions<br />
esthétiques envisagées par <strong>Ludlam</strong>. « Littéraire » ne signifie rien d’autre ici qu’une confiance<br />
gardée en la langue, définition trop vague pour qualifier une voix, et trop étroite pour rendre<br />
compte <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s possibilités laissées ouvertes. Confinons ici cette définition à l’étu<strong>de</strong><br />
25 L’ouvrage <strong>de</strong> Stephen J. Bottoms, Playing Un<strong>de</strong>rground: A Critical History of the 1960s Off-Off-Broadway<br />
Movement . Ann Arbor : The University of Michigan Press. 2004, retrace l’histoire du versant littéraire du théâtre Off-<br />
Off Broadway. Il rassemble sous ce titre les formes <strong>de</strong> théâtre non centrées sur l’interprète (il exclut ainsi le Living<br />
Theatre, le Performance Group et l’Open Theatre) ou étrangères au théâtre politique (la San Francisco Mime Troupe<br />
et le Bread and Puppet sont écartés). Il pose l’hypothèse d’un abandon par la critique dû à la survalorisation<br />
concomitante du théâtre expérimental à dominante visuelle, justifiée au moyen d’une analyse <strong>de</strong> la réception du<br />
théâtre contemporain dans les revues professionnelles. Des quatre grands lieux <strong>de</strong> création dramaturgique <strong>de</strong> la<br />
pério<strong>de</strong> (Caffè Cino, La Mama, Judson Poets’ Theatre et Theatre Genesis), on n’a retenu qu’une seule figure, Sam<br />
Shepard. Il est d’ailleurs rarement évoqué en relation avec le contexte <strong>de</strong> Theatre Genesis, lieu dans lequel il a subi et<br />
entraîné <strong>de</strong>s influences notables, à la fois comme auteur, acteur, Dramaturg, et metteur en scène.<br />
61
du théâtre expérimental <strong>de</strong>stiné directement à la scène, par opposition au texte écrit conservant<br />
une lisibilité en l’absence <strong>de</strong> traduction scénique. Posons comme conditions <strong>de</strong> lisibilité:<br />
que le texte ne soit pas écrit pour un groupe/individu particulier, possédant seul les clés<br />
d’un langage commun, d’un réseau d’allusions et <strong>de</strong> références - donc un texte publiable<br />
en l’état, pouvant être soumis à l’aveugle à un metteur en scène/producteur.<br />
par extension, que ce langage soit accessible au plus grand nombre, sans travail <strong>de</strong><br />
déchiffrage préalable.<br />
qu’il y ait intégration dans la pièce elle-même d’un horizon d’attente dramaturgique,<br />
nécessaire à la compréhension immédiate <strong>de</strong> l’objectif dramatique - conséquence <strong>de</strong> la<br />
première condition. La pièce contient donc déjà un travail <strong>de</strong> mise en scène contraignant -<br />
les indications scéniques servant à l’i<strong>de</strong>ntification aux normes d’un genre plutôt qu’à la<br />
constitution d’une proposition scénique ou plastique originale -, sans avoir pour autant été<br />
éprouvée sur une scène. Sachant que l’activité dramaturgique n’est pas toujours précédée<br />
par une expérience théâtrale directe, cela pose évi<strong>de</strong>mment problème.<br />
<strong>Le</strong>s conditions <strong>de</strong> lisibilité décrites sont celles du système commercial, sans exclure la possibilité<br />
qu’une pièce véritablement expérimentale puisse s’en accommo<strong>de</strong>r et les déjouer un temps. Mais<br />
c’est par leur enfreinte que se met en place la dramaturgie d’avant-gar<strong>de</strong> ; relevons le lien entre<br />
conditions <strong>de</strong> production et contraintes esthétiques, particulièrement étroit dans le contexte<br />
américain.<br />
L’approche <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> théâtre est rendue difficile par le jeu entre l’écriture, souvent <strong>de</strong>nse et<br />
allusive, et la mise en scène qui l’explicite, dans un rapport <strong>de</strong> commentaire, d’accord et/ou <strong>de</strong><br />
tension. La dimension visuelle est généralement absente du texte écrit, à moins d’être transcrite<br />
au moyen d’indications scéniques élaborées - choix rarement effectué par <strong>de</strong>s dramaturges pas<br />
62
toujours soucieux <strong>de</strong> la pérennité <strong>de</strong> leurs œuvres, celles-ci reposant au départ sur un certain<br />
<strong>de</strong>gré d’improvisation et <strong>de</strong> collaboration. En somme, il s’agit d’une définition assez<br />
traditionnelle <strong>de</strong> la dramaturgie, mais qui vaut la peine d’être reformulée, car celle-ci est à<br />
l’époque cooptée par le théâtre à dominante visuelle et/ou les expérimentations sur la mise à mal<br />
<strong>de</strong> l’autorité du texte écrit. Nous reviendrons sur la question <strong>de</strong> l’autorité <strong>de</strong>s œuvres dans ce<br />
théâtre verbal, qui constitue l’un <strong>de</strong>s points essentiels <strong>de</strong> différentiation du mouvement Ridicule à<br />
ses débuts par rapport au système commercial, à l’Off-Broadway, ainsi qu’aux tendances réalistes<br />
dans l’Off-Off-Broadway. La connaissance que possè<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> du répertoire n’entraîne pas <strong>de</strong><br />
relation prévisible à la translation scénique : il se distingue à la fois <strong>de</strong> la rhétorique du service du<br />
texte et <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> la maltraitance du texte. L’invention requise <strong>de</strong> l’acteur et du metteur en scène<br />
s’inscrit dans une problématique extérieure à l’opposition respect/iconoclasme. S’il y a infraction<br />
aux normes, ce sont davantage les canons <strong>de</strong> la pratique professionnelle, et les pièces formatées<br />
qu’elle engendre, qui sont à attaquer - pas les chefs d’œuvre du répertoire occi<strong>de</strong>ntal. L’optique<br />
<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> le différencie nettement <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Grotowski à la même époque, qui se sert d’œuvres<br />
passées pour en offrir une relecture radicale à la lumière <strong>de</strong>s conditions présentes et <strong>de</strong>s<br />
catastrophes récentes. <strong>Ludlam</strong> ne vise pas non plus à la reconstitution, mais plutôt à montrer le<br />
passé en l’état, jouant aussi sur la monstruosité créée par le décalage temporel, et dont la langue<br />
porte la marque, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s conditions et choix <strong>de</strong> mise en scène. La théâtralité, avant même<br />
d’être monstration, prend corps dans les « galions engloutis» (Vitez, in Sallenave 1991, 188)<br />
révélés par la langue.<br />
On retrouve cette tension entre verbe et image au sein <strong>de</strong> la première troupe Ridicule, et nous<br />
nous contenterons ici <strong>de</strong> relever qu’elle est à l’origine <strong>de</strong> la rupture <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et <strong>de</strong> sa prise <strong>de</strong><br />
contrôle <strong>de</strong>s trois niveaux d’interprétation, jeu, mise en scène et écriture - sachant qu’il envisage<br />
cette <strong>de</strong>rnière comme une inscription nécessairement interprétative dans l’histoire d’une forme.<br />
63
1.2. b) Dramaturgie et artifice<br />
<strong>Ludlam</strong> ne projette à aucun moment <strong>de</strong> renoncer au texte <strong>de</strong> théâtre, à la dramaturgie, au concept<br />
<strong>de</strong> personnage - quoi qu’il prenne <strong>de</strong>s libertés avec la définition traditionnelle <strong>de</strong> ces termes. Ses<br />
recherches ont lieu à l’intérieur <strong>de</strong> ce cadre défini, pensant pouvoir mieux subvertir et éro<strong>de</strong>r ce<br />
qui est déjà connu, fixé et attendu. Il faut alors déplacer les attentes du spectateur, plutôt que <strong>de</strong><br />
les contrecarrer frontalement. Cette vision est en cela conforme aux influences mo<strong>de</strong>rnistes qu’il<br />
revendique, et particulièrement celle <strong>de</strong> Strindberg, dont <strong>Ludlam</strong> retient l’analogie entre l’écriture<br />
et la peinture, l’idée <strong>de</strong> correspondances verbales et visuelles, ainsi que la cohabitation <strong>de</strong><br />
plusieurs niveaux <strong>de</strong> sens. Il est dès le départ mis en contact avec la problématique <strong>de</strong> la mise en<br />
scène, du jeu, et à partir <strong>de</strong> là perçoit le texte théâtral dans sa dimension scénique, dans son<br />
potentiel théâtral, et non simplement langagier. On peut là encore retrouver dans cette<br />
préoccupation la filiation strindbergienne, qui cherche à investir le texte dramatique d’une<br />
dimension plastique directe, plutôt que <strong>de</strong> reproduire la séparation stricte entre texte proprement<br />
dit et indications scéniques, ou <strong>de</strong> laisser ouverte la traduction scénique du texte - ce qui ne<br />
signifie pas pour autant la fermeture <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> mise en scène, mais offre, par ces<br />
limitations, une autre manière <strong>de</strong> penser le rapport du texte à la scène. <strong>Le</strong> fonctionnement <strong>de</strong> cette<br />
proposition repose sans doute aussi sur l’autonomie du texte visuel et son dépassement <strong>de</strong>s<br />
possibilités d’expression verbale : il y a à la fois disjonction entre les textes parlé et vu, et<br />
nécessaire coordination. C’est justement en mesurant l’écart entre les possibilités écrites et leur<br />
64
éalisation scénique que <strong>Ludlam</strong> en vient à critiquer, d’une part, le manque d’audace du<br />
répertoire joué, d’autre part, le conformisme dans la mise en scène <strong>de</strong> textes ambitieux. Tous<br />
<strong>de</strong>ux sont attribués aux impératifs commerciaux régissant le théâtre américain, se répercutant<br />
ensuite par imitation sur les choix <strong>de</strong>s amateurs et universitaires. <strong>Le</strong>s premiers contacts <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> avec le théâtre lui laissent le souvenir d’un spectacle réglé comme une machinerie<br />
impersonnelle, sacrifiant l’inventivité au profit d’une efficacité éloignée <strong>de</strong> critères esthétiques.<br />
<strong>Le</strong> texte <strong>de</strong> théâtre est certes écrit pour la scène - le théâtre commercial n’est pas à l’époque, à<br />
quelques exceptions près, un théâtre poétique, quoiqu’il puisse être excessivement verbal/verbeux<br />
-, mais quel intérêt présente-t-il si sa traduction scénique ne pose pas problème ? En d’autres<br />
termes, si elle n’exige pas la création parallèle d’un texte <strong>de</strong> nature essentiellement différente,<br />
dont l’objectif dépasse la simple illustration ?<br />
Il n’est pas question non plus <strong>de</strong> sacrifier à la rhétorique du naturel, <strong>de</strong> l’écriture comme geste<br />
organique. <strong>Le</strong> choix <strong>de</strong> l’artifice est le geste premier ; dans le cas <strong>de</strong> la dramaturgie, il est à<br />
interpréter comme un rejet sous-jacent <strong>de</strong> l’orthodoxie dramaturgique américaine, attachée au<br />
modèle aristotélicien - exposition, drame, dénouement -, suivant une progression qui se veut<br />
harmonieuse et imperceptible. La phase expressionniste d’O’Neill y fait exception, mais le<br />
modèle reste celui d’une communion recherchée <strong>de</strong> la part du public, par exemple par<br />
l’envoûtement exotique <strong>de</strong>s rythmes africains dans The Emperor Jones. À travers les écrits <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong>, on retrouve la métaphore <strong>de</strong> l’écriture comme artisanat, comme architecture - qui certes<br />
ne prétend pas plus que celle <strong>de</strong> l’organisme à la nouveauté -, mais a pour avantage d’illustrer<br />
explicitement cet écart par rapport à la tradition américaine d’une rhétorique du corps. L’auteur<br />
est un rhapso<strong>de</strong>, il bro<strong>de</strong> et bâtit à partir <strong>de</strong> matériaux usés, et fait naître un objet qu’il est<br />
intéressant d’examiner <strong>de</strong> près, qui révèle ses coutures pour qui choisit <strong>de</strong> les regar<strong>de</strong>r. <strong>Le</strong><br />
65
discours du naturel au théâtre ne présente plus tant un danger illusionniste - le cinéma semble sur<br />
ce point hors d’atteinte -, qu’un risque <strong>de</strong> retour à une poétique <strong>de</strong> l’immédiateté.<br />
1. 2. c) Critique <strong>de</strong> l’illusion<br />
En revanche, la réflexion sur l’illusion reste valable sous une autre dimension. Il est ici<br />
particulièrement utile <strong>de</strong> souligner l’héritage strindbergien revendiqué par <strong>Ludlam</strong> dès ses débuts,<br />
car on retrouve un nombre important <strong>de</strong> recherches du dramaturge suédois dans les<br />
expérimentations conduites par l’avant-gar<strong>de</strong> dans toutes les disciplines à partir du début <strong>de</strong>s<br />
années cinquante. Strindberg représente le modèle du dramaturge expérimentateur, n’hésitant pas<br />
à changer radicalement <strong>de</strong> direction pour mener à bien un objectif critique qui reste le même.<br />
Dans sa première pério<strong>de</strong> naturaliste, Strindberg cherche une solution aux maux du théâtre,<br />
<strong>de</strong>venu une biblia pauperum 26 , une présentation facile d’images naïves ; il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pour cela au<br />
dramaturge <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir hypnotiste, <strong>de</strong> battre l’illusion sur son propre terrain. Par exemple, dans<br />
Ma<strong>de</strong>moiselle Julie, malgré la continuité dramaturgique - la pièce n’a qu’un seul acte et se<br />
déroule en temps réel -, l’idée d’unité est déjà minée à travers la conception du personnage<br />
comme composite, éloigné <strong>de</strong> tout schématisme psychologique et <strong>de</strong> tout archétype. Strindberg<br />
recherche l’efficacité hypnotique en détournant <strong>de</strong>s techniques non illusionnistes à l’origine, pour<br />
les mettre au service <strong>de</strong> l’illusion (par exemple, certains procédés picturaux impressionnistes, ou<br />
encore la structure <strong>de</strong> la composition musicale, substituée à l’architecture rigi<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
démonstration). Même la relation <strong>de</strong> cause à effet sur laquelle est fondée la dramaturgie<br />
26 August Strindberg. « Préface ». Ma<strong>de</strong>moiselle Julie. [1888] adapt. Boris Vian. <strong>Paris</strong> : l’Arche. 1982.<br />
66
aristotélicienne est mise à mal par la multiplication <strong>de</strong>s causes possibles, sans qu’on sache<br />
lesquelles sont véritablement responsables <strong>de</strong> tel effet. L’hypnose ne fait donc pas l’effet d’un<br />
opiacé, elle force le spectateur à prendre la responsabilité d’une explication. <strong>Ludlam</strong> ne<br />
s’intéresse pas à cet aspect-là du dramaturge suédois, mais il est évi<strong>de</strong>nt que sa tolérance à<br />
l’égard du répertoire réaliste tient certainement compte <strong>de</strong>s possibilités sous-jacentes <strong>de</strong> ce style -<br />
que <strong>Ludlam</strong> en ait pris conscience à travers Strindberg ou directement, relisant ses essais après<br />
coup à la lumière <strong>de</strong> Strindberg, il n’est pas possible <strong>de</strong> le dire. Il est tout <strong>de</strong> même important <strong>de</strong><br />
souligner que <strong>Ludlam</strong> est un <strong>de</strong>s seuls à relever la liaison directe entre tentatives mo<strong>de</strong>rnistes et<br />
expérimentations contemporaines au théâtre, alors que ces <strong>de</strong>rnières sont souvent perçues comme<br />
neuves, ou symptomatiques <strong>de</strong> l’émancipation <strong>de</strong> l’art américain par rapport aux canons<br />
européens. Par exemple, John Cage fon<strong>de</strong> ses recherches sur le hasard sur une lecture <strong>de</strong> la<br />
philosophie orientale, ignorant délibérément ou non les travaux d’autres mo<strong>de</strong>rnistes, qui<br />
s’étaient déjà penchés sur la question <strong>de</strong> l’objectivité en art. Toujours est-il que, malgré son<br />
admiration pour John Cage et pour certaines formes théâtrales asiatiques, <strong>Ludlam</strong> ne cè<strong>de</strong>ra<br />
jamais à l’orientalisme en vogue, continuant à se nourrir <strong>de</strong> modèles européens sans préjugés<br />
négatifs à leur égard.<br />
<strong>Le</strong> pan <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Strindberg que <strong>Ludlam</strong> situe comme une influence fondatrice avant même<br />
ses débuts professionnels correspond à la pério<strong>de</strong> postérieure à sa « conversion », relatée <strong>de</strong><br />
manière semi-autobiographique dans <strong>Le</strong> Chemin <strong>de</strong> Damas. Reprenant la problématique déjà<br />
esquissée dans le traitement du naturalisme - à savoir, que la production <strong>de</strong> l’illusion exige<br />
l’artifice -, Strindberg rompt cette fois avec ses ambitions d’hypnotiste. Ou plutôt, il effectue un<br />
transfert <strong>de</strong> l’hypnose vers une dramaturgie du rêve, dont le manifeste poétique est contenu dans<br />
67
sa pièce <strong>Le</strong> Songe et sa préface 27 . <strong>Ludlam</strong> a d’ailleurs mis en scène <strong>Le</strong> Songe, encore adolescent.<br />
Abandonnant l’idée <strong>de</strong> retenir l’attention du public par la continuité et l’intensité du spectacle,<br />
Strindberg développe alors une forme dramaturgique plus lâche, unifiée par la perspective du<br />
rêveur ; cela revient en fait à étendre à tous les aspects du spectacle les principes <strong>de</strong> non<br />
continuité et <strong>de</strong> non cohérence avec la logique canonique - relation <strong>de</strong> cause à effet -, déjà<br />
ébauchées dans la phase naturaliste mais limités au personnage.<br />
Il [Strindberg] a sans doute exercé l’influence la plus importante dans mon évolution,<br />
particulièrement son œuvre surréaliste et ses pièces expressionnistes. On trouve dans <strong>Le</strong><br />
Songe <strong>de</strong> Strindberg un grand nombre <strong>de</strong>s chefs d’œuvres mo<strong>de</strong>rnes. On trouve en creux<br />
En Attendant Godot, <strong>Le</strong>s Chaises <strong>de</strong> Ionesco. Tout Genet est dans la chambre aux<br />
jacinthes <strong>de</strong> La Sonate <strong>de</strong>s spectres.<br />
J’étais très intéressé par les éléments panoramiques et baroques dans ses pièces. Dès le<br />
début, même adolescent, quand je l’ai découverte, son œuvre m’a parlé. Son incroyable<br />
noirceur, sa tristesse implacable m’attiraient à l’époque. 28<br />
(Samuels 1992, 10-11)<br />
On voit que <strong>Ludlam</strong> s’embarrasse peu <strong>de</strong> distinctions <strong>de</strong> genre, mais relie au contraire <strong>de</strong>s œuvres<br />
considérées comme dépassement du mo<strong>de</strong>rnisme - par leur scepticisme tant à l’égard <strong>de</strong><br />
l’optimisme attribué à celui-ci que <strong>de</strong>s formes et genres préexistants -, les situant comme <strong>de</strong>s<br />
étu<strong>de</strong>s miniaturistes d’un aspect déjà travaillé et pensé avant elles, sans nier la valeur <strong>de</strong> ce<br />
27 A. Strindberg. <strong>Le</strong> Songe. trad. André Marcowitz et Frédéric Noguer. <strong>Paris</strong>: les Solitaires intempestifs. 2006.<br />
28 “Probably he is the most powerful influence in my <strong>de</strong>velopment, especially his surrealistic work and<br />
expressionistic plays. You find in Strindberg’s Dream Play lots of little mo<strong>de</strong>rn masterpieces. Hid<strong>de</strong>n there you’ll<br />
find Waiting for Godot, The Chairs of Ionesco. You might find everything of Genet in the Hyacinth Room of Ghost<br />
Sonata.<br />
I was very interested in the panoramic, baroque elements in his plays. From the beginning - even as a teenager, when<br />
I first became acquainted with him - his work struck a cord in me. The incredible somberness of it, the unrelenting<br />
sadness of it appealed to me at the time.”<br />
68
etour et <strong>de</strong> cette isolation d’une dimension spécifique. On est très loin <strong>de</strong>s discours sur la<br />
rupture, ou même du regroupement effectué par Martin Esslin dans <strong>Le</strong> <strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> l’Absur<strong>de</strong>, au<br />
nom <strong>de</strong> critères esthétiques reflétant une évolution philosophique existentialiste - l’absurdité a<br />
déjà été explorée, et la solution mystique qui lui est donnée - la conversion - peut après tout être<br />
relue comme une image, celle <strong>de</strong> la confiance retrouvée en l’art, en <strong>de</strong>hors du contexte religieux.<br />
Soulignons aussi en passant l’attirance <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> pour la noirceur, sur laquelle il faudra revenir,<br />
afin <strong>de</strong> ne pas se méprendre sur sa définition du comique : si lui-même se définit plus tard comme<br />
un bouffon - au sens <strong>de</strong> fool -, il rejette l’idée <strong>de</strong> divertissement pur et ne présente jamais <strong>de</strong><br />
vision comique sans mélange, c’est-à-dire dénuée d’une part d’amertume, puisqu’il se pose<br />
comme objectif la représentation <strong>de</strong> l’universel. À propos <strong>de</strong> ses premiers essais <strong>de</strong> dramaturge,<br />
<strong>de</strong>s dramaticules « expressionnistes », une « tragédie » et « une pièce semi-autobiographique,<br />
plus ou moins expressionniste sur l’histoire <strong>de</strong> [sa] famille » - dont on ne conserve, à notre<br />
connaissance, aucune trace, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s commentaires <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> à leur sujet -, il affirme<br />
qu’ « ils contenaient en germe beaucoup d’aspects <strong>de</strong> mon œuvre à venir. » 29 (Samuels 1992, 11)<br />
Dans l’emploi <strong>de</strong>s adjectifs « panoramique » et « baroque » appliqués à Strindberg, il faut<br />
prendre la mesure <strong>de</strong>s défis posés à la représentation théâtrale par les pièces en question, et pas<br />
seulement par leur simple longueur. Strindberg opère une substitution visuelle <strong>de</strong> l’hypnose, à<br />
partir du plan narratif, qui passe alors en retrait, sans jamais toutefois disparaître. L’image permet<br />
la constitution d’une logique autre, plus flui<strong>de</strong> et moins sujette aux obligations discursives que la<br />
fable, puisque le rêve est confiné dans une sphère pré- ou extraverbale, possédant son<br />
fonctionnement propre. La projection d’images rendue possible par l’utilisation <strong>de</strong> la lanterne<br />
magique est intéressante non tant parce qu’elle permet la constitution d’une reproduction réaliste<br />
29 “I can see now that it contained the seeds of many things I’ve done since.”<br />
69
ou un montage fantastique sur le modèle cinématique - il n’y a pas à proprement parler cinéma,<br />
car pas <strong>de</strong> mouvement, la lanterne magique fonctionnant davantage sur le modèle <strong>de</strong>s<br />
diapositives -, et n’est pas exploitée en ce sens par Strindberg 30 . Elle est intéressante surtout<br />
parce qu’elle met en jeu le statut du théâtre, par la juxtaposition d’un univers fantomatique<br />
commandant le déroulement <strong>de</strong> la vision, et la présence d’acteurs vivants, dont la position <strong>de</strong>vient<br />
problématique. Si la logique du rêve dirige le déroulement <strong>de</strong> la représentation, les interprètes sur<br />
scène semblent exilés, inadaptés à la volatilité et à la motilité du songe. Ce sont eux, les plus<br />
vivants, qui <strong>de</strong>viennent les vestiges d’une vision qui, faute <strong>de</strong> pouvoir les intégrer, fait spectacle<br />
<strong>de</strong> leur rejet. Strindberg ne cherche pas à éliminer les acteurs, et il y a un intérêt certain dans<br />
l’exploitation <strong>de</strong> leur perte <strong>de</strong> pouvoir. On remarquera en revanche que son idée <strong>de</strong> départ,<br />
exprimée dans la préface, correspond bien à une définition négative du théâtre : « le temps et<br />
l’espace n’existent pas ».<br />
Réinscription et confrontation<br />
On peut à partir <strong>de</strong> là penser le passage <strong>de</strong> l’écrit à la scène en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la problématique du<br />
« texte troué » 31 , qui pose le texte scénique comme un complément indispensable à la<br />
compréhension du texte <strong>de</strong> départ. Que l’absence résulte du retrait du texte scénique, antérieur à<br />
30<br />
Pour une analyse plus détaillée <strong>de</strong>s expérimentations <strong>de</strong> Strindberg en relation au contexte esthétique et technique<br />
<strong>de</strong> son époque, on consultera :<br />
- Eszter Szalczer, « Nature’s Dream Play : Mo<strong>de</strong>s of Vision and August Strindberg’s Re-Definition of the<br />
Theatre ». Theatre Journal, Vol. 25, No. 1 (printemps 2001), 33-52.<br />
- ------------------- « Strindberg and the Visual Arts ». Performing Arts Journal, Vol. 25, No.3 (automne<br />
2003), 42-50.<br />
- Vreni Hockenjos, « Strindberg and Visual Media ». Performing Arts Journal, Vol. 25, No. 3 (automne<br />
2003), 51-63.<br />
Eszter Szalczer affirme que « Strindberg déconseillait régulièrement aux metteurs en scène d’essayer <strong>de</strong> matérialiser<br />
le songe sur scène, et leur recommandait au contraire l’utilisation <strong>de</strong> procédés qu’il pensait à même <strong>de</strong> créer un effet<br />
opposé. » (“Nature’s…”, 48) - ce qui va dans le sens d’une exploitation <strong>de</strong> la théâtralité sur la défensive, forcée alors<br />
d’affirmer sa différence essentielle en présence en son sein d’un corps étranger.<br />
31 Anne Ubersfeld. Lire le théâtre. [1977] <strong>Paris</strong> : Belin. 1996.<br />
70
la fixation écrite (modèles entre autres <strong>de</strong>s théâtres élisabéthain et du Siècle d’Or), ou <strong>de</strong> la<br />
volonté du dramaturge, elle est envisagée comme manque à combler. La problématique <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong>, après Strindberg, est davantage la réinscription sur du déjà lu/vu, puisque la perspective<br />
imposée par un autre est chargée d’images et <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s préexistant à la mise en scène. Celle-ci<br />
<strong>de</strong>vient alors non pas remplissage, mais lutte nécessaire, en collision avec la vision d’un autre. La<br />
confrontation est inhérente, même s’il n’y a pas d’opposition délibérée au dramaturge, et ne peut<br />
varier qu’en <strong>de</strong>gré, du frontal à l’asymptotique. Cette lutte redouble du reste par analogie celle du<br />
rêve - subjectivité qui ne fait pas l’effort d’une translation sur le mo<strong>de</strong> universel du langage - et<br />
<strong>de</strong> la présence - objectivité ravalée à l’immédiateté, à la transparence. Il s’agit tout compte fait<br />
d’une problématique <strong>de</strong> mise en scène, si l’on envisage celle-ci comme vision personnelle et non<br />
comme interprétation se voulant neutre 32 - mais elle est alors ici intégrée directement à l’écriture,<br />
traitant celle-ci comme un texte parmi d’autres. Si l’on pousse la logique dans ses<br />
retranchements, l’écriture finit par être reléguée au second plan, parce que le caractère<br />
taxonomique <strong>de</strong> la langue fait nécessairement obstacle à l’expression d’une sensibilité singulière.<br />
Il est facile à partir <strong>de</strong> ce constat <strong>de</strong> retracer la logique d’Artaud, qui va jusqu’au bout, ou celle du<br />
courant <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> américaine à qui on a donné le nom <strong>de</strong> « théâtre d’images » 33 , et dont on<br />
pourrait décrire l’objectif implicite comme une mise en scène <strong>de</strong> l’inadéquation du langage. Il est<br />
sans doute plus pertinent <strong>de</strong> percevoir ces expériences moins comme la manifestation d’une<br />
métaphysique <strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong> que comme un héritage artaudien, mais pas au sens nihiliste qu’on lui<br />
32 <strong>Le</strong> raisonnement implique une séparation essentielle entre les textes verbal et visuel ; les auteurs/metteurs en<br />
scène sont donc concernés <strong>de</strong> la même manière, et seule une différence <strong>de</strong> <strong>de</strong>gré les distingue <strong>de</strong>s metteurs en scène<br />
aux prises avec un texte <strong>de</strong> théâtre dont ils ne sont pas l’auteur.<br />
33<br />
Bonnie Marranca. Theatre of Images. New York: Drama Book Specialists [1977]. Baltimore: Johns Hopkins<br />
University Press. 1996.<br />
<strong>Le</strong>s trois figures paradigmatiques proposées par B. Marranca - Robert Wilson, Richard Foreman et <strong>Le</strong>e Breuer - ont<br />
en commun d’être à la fois auteurs/metteurs en scène/concepteurs scéniques. La référence au rêve est évi<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> la<br />
part <strong>de</strong> Robert Wilson, par exemple dans <strong>Le</strong> Regard du Sourd. (Deafman Glance, 1971). On retrouve une réflexion<br />
sur le langage dans les mises en scène que fait <strong>Le</strong>e Breuer <strong>de</strong> Beckett, seul auteur qu’il confronte à sa propre vision.<br />
71
accor<strong>de</strong> trop souvent - il y a plus que jamais confiance dans la langue, et dans sa capacité à<br />
supporter les torsions, déplacements et évi<strong>de</strong>ments qu’on lui fait subir. <strong>Le</strong> cri d’Artaud n’est<br />
peut-être qu’un vagitus, le signal d’un début <strong>de</strong> réapprentissage radical du verbe, et par<br />
conséquent d’un renouvellement <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> communication.<br />
Strindberg finit lui-même par explorer la réversibilité <strong>de</strong> la singularité absolue et <strong>de</strong> son absence,<br />
dans ses expériences sur le photogramme, mais hors du théâtre et <strong>de</strong> la langue - l’idiotie totale<br />
étant vraisemblablement aussi hors d’atteinte que la disparition du point <strong>de</strong> vue. C’est en ce sens<br />
qu’on peut parler d’une critique <strong>de</strong> l’illusion, au sens kantien : il y a interrogation <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s et<br />
instruments <strong>de</strong> perception, et pas seulement enregistrement et exhibition d’un flot impressionniste<br />
<strong>de</strong> visions intérieures - l’illusion elle-même ne faisant pas l’objet d’un jugement <strong>de</strong> valeur.<br />
<strong>Ludlam</strong> n’ira jamais aussi loin, se fixant pour limites non pas celles du théâtre, mais celles du<br />
drame, qui entretient avec le théâtre un rapport d’inclusion.<br />
Ce savoir théorique accumulé et mis en pratique à une échelle mo<strong>de</strong>ste et sans continuité, ne fait<br />
sens qu’à partir du moment où il reçoit la confirmation <strong>de</strong> sa mise en application possible. Sa<br />
découverte du Living Theatre joue ce rôle, à la fois réaffirmant ses intuitions, et le mettant en<br />
présence <strong>de</strong> voies nouvelles. Il s’agit d’abord <strong>de</strong> reconstituer ses influences fondatrices, avant sa<br />
rencontre avec le Ridicule, afin <strong>de</strong> comprendre et <strong>de</strong> dégager les changements <strong>de</strong> direction qu’il<br />
effectue après, au regard <strong>de</strong> ses certitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> départ.<br />
72
1.2. d) Contre le réalisme ?<br />
La perception d’une ouverture <strong>de</strong>s possibilités du jeu, loin <strong>de</strong>s idéaux normatifs du théâtre<br />
commercial a beaucoup marqué le jeune <strong>Ludlam</strong>. Il ne cesse d’insister sur la pauvreté d’un style<br />
confiné aux impératifs du réalisme, ou plutôt <strong>de</strong> sa version « bourgeoise », telle que l’a définie<br />
Roland Barthes : cet art « signalétique », « surindiqu[ant] l’intention », fonctionnant par<br />
« intimidation par le détail, qui est évi<strong>de</strong>mment à l’opposé du réalisme, puisque le réalisme<br />
suppose une typification, c’est-à-dire une présence <strong>de</strong> la structure, donc <strong>de</strong> la durée ». 34 <strong>Le</strong>s<br />
spectacles du Living Theatre agissent comme une confirmation <strong>de</strong> son postulat <strong>de</strong> départ ; l’écart<br />
creusé entre le théâtre qu’il concevait et la réalité <strong>de</strong> la pratique cesse d’exister, mettant fin à son<br />
sentiment d’aliénation:<br />
Quand je faisais du théâtre conventionnel - même à l’université -, on pensait toujours que<br />
mon jeu était démodé, que je surjouais. J’ai donc dû créer un théâtre qui me permette<br />
d’exister. J’ai dû créer, pour survivre, un univers me permettant d’exploiter mes talents.<br />
<strong>Le</strong> théâtre naturaliste est une innovation très récente, une démarche corrective, qui ne<br />
marque pas la fin <strong>de</strong> quoi que ce soit. C’est <strong>de</strong>venu une mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> faire les choses avec<br />
naturel. Il est difficile d’agir <strong>de</strong> manière non naturelle, à moins <strong>de</strong> prétendre détenir <strong>de</strong>s<br />
pouvoirs surnaturels.<br />
L’idée du naturel <strong>de</strong>vient un concept tout à fait oppressif et creux. Au fur et à mesure <strong>de</strong><br />
ma formation suivant la métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> Stanislavski, je me suis rendu compte que mes<br />
professeurs voulaient que je me conduise <strong>de</strong> manière civilisée et que je me gar<strong>de</strong> d’agir <strong>de</strong><br />
manière extraordinaire. Mais tout ce qui m’intéresse est extraordinaire.<br />
34 Roland Barthes. « L’art vocal bourgeois ». Mythologies. <strong>Paris</strong>: Éditions du Seuil. 1957. 168-70.<br />
73
<strong>Le</strong> naturalisme a toujours tendance à réduire la personnalité, à détailler et à rétrécir. C’est<br />
toujours un danger terrible, et cela ne m’a jamais convenu. 35<br />
(Samuels 1992, 16-17)<br />
La domination du naturalisme dans le théâtre américain est perçu par <strong>Ludlam</strong> davantage comme<br />
un attribut <strong>de</strong> la mise en scène et <strong>de</strong> l’interprétation, que comme une caractéristique <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong><br />
théâtre eux-mêmes. Du moins regrette-t-il l’absence <strong>de</strong> prise en compte d’un répertoire non<br />
naturaliste pourtant riche, dont l’existence est validée par les choix du Living. Il ne rejette pas le<br />
répertoire américain pour autant, et met en scène, encore étudiant, à côté <strong>de</strong> pièces russes et<br />
japonaises d’avant-gar<strong>de</strong>, The Great God Brown d’O’Neill. On peut voir en O’Neill un exemple<br />
<strong>de</strong> ce réalisme porté par une structure originale, ni aristotélicienne ni linéaire ; la durée y est prise<br />
en charge comme construction, non comme accumulation <strong>de</strong> moments successifs tendus vers une<br />
résolution visant la progression <strong>de</strong>rrière une continuité sans coutures. <strong>Le</strong>s goûts dramaturgiques<br />
<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> rejoignent, sans forcément les recouper, ceux du Living Theatre <strong>de</strong> l’époque,<br />
professant une préférence nette pour les expériences mo<strong>de</strong>rnistes <strong>de</strong> la fin du dix-neuvième siècle<br />
au milieu du vingtième siècle. Lorsque <strong>Ludlam</strong> découvre le Living Theatre, sa découverte relève<br />
donc en partie <strong>de</strong> la reconnaissance. Malgré les évolutions que subira sa dramaturgie personnelle,<br />
ce point d’attache (le mo<strong>de</strong>rnisme) restera présent, même quand il en donnera plus tard <strong>de</strong>s<br />
définitions fluctuantes. La référence à Stanislavski, dans ce contexte, ne contredit pas sa<br />
35 “When I was in conventional theatre - even when I was going to school - people thought my acting was too broad,<br />
too pasty. So I had to create a theatre where I could exist. I had to create, for my own survival, a world where I could<br />
take advantage of my talents.<br />
Naturalistic theatre is a very recent innovation, a corrective <strong>de</strong>vice. It wasn’t the end of anything. It was a fashion to<br />
do things naturally. You can’t really perform an unnatural act, unless you claim supernatural powers.<br />
The i<strong>de</strong>a of being natural becomes a very oppressive concept. It’s shallow. Gradually, through training with<br />
Stanislavski teachers, I realized they wanted me to behave in a civilized manner in a room, not to do anything<br />
extraordinary. But everything I’m interested in is extraordinary.<br />
In naturalism there is always the ten<strong>de</strong>ncy to be less than you are, to be more specific and less. That was always a<br />
terrible danger. It certainly didn’t work for me.”<br />
74
définition du réalisme : <strong>Ludlam</strong> admire le metteur en scène russe 36 et critique plutôt ici<br />
l’interprétation <strong>de</strong> sa métho<strong>de</strong> et les contresens <strong>de</strong> ses disciples aux Etats-Unis. L’héritage <strong>de</strong><br />
Stanislavski y est en effet connu à travers la vulgarisation qu’en ont faite <strong>de</strong>s professeurs comme<br />
<strong>Le</strong>e Strasberg, Sanford Meisner, Uta Hagen et Herbert Berghof, dont le rayonnement est grand à<br />
l’époque. Ceux-ci en ont retiré l’idée d’exploration psychologique personnelle, allant parfois<br />
jusqu’à couper le sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la formation et <strong>de</strong> la répétition <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> la représentation, reléguée<br />
au second plan. Ce type <strong>de</strong> jeu, celui <strong>de</strong> la « Métho<strong>de</strong> », popularisé par le cinéma, n’est pas<br />
forcément adapté aux exigences <strong>de</strong> la scène : l’insistance sur la spontanéité, le rejet <strong>de</strong> la<br />
technique théâtrale au profit du naturel conviennent mieux à un médium dans lequel la répétition<br />
journalière est remplacée par la reproductibilité du support. La projection, l’effort d’« athlétisme<br />
affectif » (Artaud) fourni par le comédien n’ont plus lieu d’être et sont même déplacés : la caméra<br />
capte le détail, le miniature, se rapproche <strong>de</strong>s visages, leur surimpose <strong>de</strong>s effets qui les modifient<br />
et changent la portée <strong>de</strong> leur expression. La métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> travail reproduit l’esthétique du<br />
montage : la scène est sectionnée, les acteurs la rejouant plusieurs fois <strong>de</strong> différents points <strong>de</strong> vue,<br />
et à l’i<strong>de</strong>ntique pour respecter les exigences <strong>de</strong>s raccords. L’idéal <strong>de</strong> réduction, <strong>de</strong> minimalisme,<br />
36 Une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières mises au point <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> (Samuels 1992, 255) clarifie sans équivoque la dissociation entre<br />
Stanislavski et son interprétation aux Etats-Unis, ainsi que l’influence du théoricien russe dans la réflexion <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> sur la performance:<br />
<strong>Le</strong>s acteurs confrontés au système <strong>de</strong> Stanislavski au cours <strong>de</strong> leur carrière sont plus « théâtraux », non<br />
parce que la métho<strong>de</strong> transmise par le maître comporte <strong>de</strong>s défauts, mais à cause <strong>de</strong>s innombrables<br />
interprétations erronées <strong>de</strong> cette métho<strong>de</strong> telle qu’elle est enseignée aux Etats-Unis. <strong>Le</strong>s acteurs <strong>de</strong>vraient<br />
pourtant connaître le système ; il est essentiel à tout travail théâtral mo<strong>de</strong>rne digne d’intérêt.<br />
Notons le retournement opéré par <strong>Ludlam</strong> sur le terme « théâtral » - qu’il revendique pourtant sans ironie, mais<br />
comme convention consciente -, mais qui prend ici une connotation péjorative envers la pratique américaine. <strong>Ludlam</strong><br />
exprime finalement une position très proche <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription que Vitez donne <strong>de</strong> l’acteur mo<strong>de</strong>rne, tout le contraire<br />
du « mandarin », forcé à la connaissance parcellaire mais universelle <strong>de</strong> son art.<br />
Antoine Vitez. Écrits sur le théâtre, I :L’École. <strong>Paris</strong> : POL. 1994.<br />
(“Actors who come upon the Stanislavski system a little on their careers are more “theatrical”, not because of any<br />
fault in the method as it was taught by the master, but taking into account the myriad misinterpretations of that<br />
method as it is taught in the United States. Actors should know the system, though. It is essential to any fruitful work<br />
in the mo<strong>de</strong>rn theatre.”)<br />
75
<strong>de</strong> maîtrise décourageant la prise <strong>de</strong> risque, importune <strong>Ludlam</strong>, qui décèle en lui une mutilation<br />
<strong>de</strong>s possibilités d’expression.<br />
1.2. e) <strong>Le</strong> choix du maximalisme<br />
Cette opposition à la réduction n’a rien à voir avec une condamnation du cinéma, mais plutôt<br />
avec le transfert <strong>de</strong> la technique <strong>de</strong> jeu cinématographique au théâtre, sans distinction <strong>de</strong> nature.<br />
La relation <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> au cinéma est centrale à la compréhension <strong>de</strong> leur<br />
esthétique, qui joue sur la mise en présence et la concurrence d’éléments obéissant à <strong>de</strong>s<br />
contraintes esthétiques différentes (scénario, son, parole articulée, musique, image, montage…) et<br />
<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> lecture possibles, sans pour autant rechercher l’unité du Gesamtkunstwerk. <strong>Le</strong>s<br />
possibilités et les développements techniques filmiques ont sans doute contribué davantage à<br />
l’abandon <strong>de</strong> l’idéal d’unité et d’harmonie que les évolutions théâtrales parallèles - pensons<br />
simplement à la dissociation essentielle entre le son et l’image au cinéma. D’autre part, le<br />
caractère visuel du jeu <strong>de</strong>s acteurs <strong>de</strong> cinéma - les films muets en particulier font l’objet <strong>de</strong><br />
références récurrentes - sert <strong>de</strong> support à l’accentuation <strong>de</strong> la dimension performative du jeu<br />
théâtral - ou du moins à un autre regard sur le travail corporel <strong>de</strong> l’interprète -, la caméra étant<br />
généralement bien plus proche du comédien que l’œil du spectateur. Mais le répertoire<br />
revendiqué est celui <strong>de</strong>s débuts du cinéma, d’abord du muet, puis du parlant, c’est-à-dire<br />
correspondant à une phase d’adaptation à un nouveau médium puis à <strong>de</strong> nouvelles possibilités<br />
techniques, moments où le cinéma fait appel aux praticiens <strong>de</strong> théâtre pour effectuer la transition.<br />
76
Bien qu’il y ait développement d’un type <strong>de</strong> jeu spécifique au cinéma avant la domination <strong>de</strong>s<br />
canons naturalistes <strong>de</strong> la Métho<strong>de</strong>, l’interprétation est encore re<strong>de</strong>vable par bien <strong>de</strong>s aspects à un<br />
jeu théâtral. Ce qui ne signifie pas unicité normative (il n’est pas rare <strong>de</strong> voir un acteur<br />
expressionniste côtoyer un comédien classique britannique et une ve<strong>de</strong>tte <strong>de</strong> Broadway dans le<br />
même film), mais une commune expansivité, reposant sur l’exhibition d’une technique qui, sans<br />
être forcément autoréférentielle, ne cache pas son statut (en ce sens la Métho<strong>de</strong> peut être définie<br />
comme une méfiance envers la virtuosité, une résistance envers la prévisibilité <strong>de</strong> la technique,<br />
conduisant à l’émergence d’une anti-technique qui n’en est pas moins une) - d’où le<br />
développement d’un style personnel, proche <strong>de</strong> l’écriture, reconnaissable, susceptible d’être<br />
parodié, détourné, cité. La variation ne s’effectue pas dans le cadre d’une croyance en la<br />
transformation totale - esthétique <strong>de</strong> la dissimulation, <strong>de</strong> la table rase -, mais au contraire dans les<br />
limites <strong>de</strong> ce qui est déjà connu - esthétique <strong>de</strong> la reprise, <strong>de</strong> l’écart, appelant aussi une lecture<br />
palimpsestique. La persona <strong>de</strong>s acteurs <strong>de</strong> cinéma, façonnée et reprise <strong>de</strong> film en film, est proche<br />
<strong>de</strong> l’emploi, pour les seconds rôles, et plus individualisée, quoique non moins fixe, pour les rôles<br />
principaux.<br />
La critique que fait <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong> la pauvreté du jeu d’acteur s’étend aussi, par analogie, à la<br />
dramaturgie :<br />
Même au lycée, je rejetais déjà Beckett et Genet. Je cherchais <strong>de</strong>s textes plus mystérieux,<br />
plus exotiques. Beckett et Genet étaient trop minimalistes ! <strong>Le</strong>urs possibilités manquaient<br />
<strong>de</strong> richesse. Ils appartenaient déjà à la génération précé<strong>de</strong>nte, vingt ans avant. Pour moi,<br />
faire la même chose, c’était reconnaître son échec. Encore aujourd’hui, lorsque je les<br />
admire en tant qu’artistes, je reste du même avis.<br />
L’art mo<strong>de</strong>rne jusqu’à Beckett cherche à réduire la forme, à éliminer. Il n’y a pas moyen<br />
<strong>de</strong> dépasser Beckett, parce qu’on ne peut pas être plus minimaliste. On réduit jusqu’à ce<br />
77
qu’il n’y ait plus rien. On est comme pris dans un labyrinthe sans issue ; la seule manière<br />
d’en sortir, c’est <strong>de</strong> voler. J’emprunte la direction inverse, je tends vers une vision<br />
maximaliste, plus baroque. 37<br />
(Samuels 1992, 31-32)<br />
On relèvera d’abord que <strong>Ludlam</strong> reprend à son compte l’adjectif « baroque », déjà appliqué à<br />
Strindberg - le terme fera l’objet d’une étu<strong>de</strong> plus précise dans les chapitre suivants. <strong>Le</strong> constat<br />
fait par <strong>Ludlam</strong> à propos <strong>de</strong> l’art en général prend toute sa valeur, appliqué au contexte théâtral,<br />
art dont la spécificité est difficile à établir, puisqu’il semble être un alliage <strong>de</strong> plusieurs arts<br />
(architecture, écriture, peinture, mouvement…). <strong>Le</strong> minimalisme au théâtre relève davantage <strong>de</strong><br />
l’escamotage <strong>de</strong> certains éléments au profit <strong>de</strong> la mise en valeur d’un autre. Par exemple, lorsque<br />
Grotowski distingue l’interprétation comme composante essentielle du théâtre, dans sa première<br />
pério<strong>de</strong>, il ne perd pas pour autant <strong>de</strong> vue les costumes, les lumières, la scénographie, etc… <strong>Le</strong>s<br />
négliger risquerait justement <strong>de</strong> poser obstacle à la valorisation du jeu <strong>de</strong>s acteurs et à sa<br />
réception. L’absence apparente n’est donc que mise en retrait, et non abandon - en somme, un<br />
<strong>de</strong>gré zéro, une transparence stylistique volontaire, qui dissimule souvent une gran<strong>de</strong><br />
sophistication. Cette tentative <strong>de</strong> cerner l’essence du théâtre comme ce qui le distingue <strong>de</strong>s autres<br />
arts est reconnaissable dans les essais <strong>de</strong> Genet et <strong>de</strong> Beckett, dont l’œuvre théâtrale minimaliste<br />
a pour point d’appui et complément une production romanesque qui, elle, n’a rien <strong>de</strong> minimaliste.<br />
Puisque le théâtre supporte la soustraction, envisagé dans les termes du repli et non <strong>de</strong><br />
l’effacement, on peut envisager une infinité <strong>de</strong> variations et <strong>de</strong> combinaisons <strong>de</strong> mise à<br />
37 “Even in high school I had rejected Beckett and Genet. I was looking for more arcane, more exotic material.<br />
Beckett and Genet were so minimal! There wasn’t that richness of possibilities. They were already a generation past<br />
- they were twenty years before. To me, doing them was just admitting <strong>de</strong>feat. Even today, when I admire them as<br />
artists, I feel the same way.<br />
Mo<strong>de</strong>rn art up through Beckett is the reduction of form - the elimination of things. There’s no way to go beyond<br />
Beckett, because you can’t get more minimal. You reduce and reduce until there’s nothing. It’s like being in a<br />
labyrinth with no exits: the only way to get out is to fly. I’m moving in the other direction, to a maximal, more<br />
baroque vision.”<br />
78
l’écart/dissimulation <strong>de</strong>s différents éléments entrant en jeu dans la représentation théâtrale. Par<br />
exemple, si l’on s’en tient au Beckett tardif, plutôt que d’envisager la réduction comme un silence<br />
ou un statisme, on peut discerner le traitement d’éléments simples, terme à terme, qui faisaient<br />
jusqu’alors l’objet <strong>de</strong> combinaisons. Beckett procè<strong>de</strong> par raffinement <strong>de</strong> possibilités explorées<br />
avant, par agrandissement <strong>de</strong> l’image scénique, dont une partie fait l’objet d’un gros plan - visuel<br />
ou vocal - au détriment <strong>de</strong>s autres : la bouche <strong>de</strong> Pas Moi qui refuse <strong>de</strong> dire je/d’incarner, la<br />
lumière diffuse <strong>de</strong> Va-et-vient, qui met en scène la circulation et l’indifférenciation <strong>de</strong>s figures, la<br />
dissémination spatiale <strong>de</strong>s voix <strong>de</strong> Cette Fois. Cette fuite <strong>de</strong>vant la métonymie essentielle au<br />
théâtre (même si une composante scénique est obscurcie, on constate l’absence, présente en<br />
creux) contient les conditions d’une réflexion sur ses propres limites. Il n’y a pas <strong>de</strong> la part <strong>de</strong><br />
Beckett d’affaiblissement du dramatique ou d’appauvrissement du langage, si l’on prend soin <strong>de</strong><br />
distinguer entre la position d’élocution souvent problématique <strong>de</strong>s personnages et la qualité <strong>de</strong> la<br />
langue elle-même, malmenée mais familière, riche, pittoresque. L’entreprise <strong>de</strong> Beckett est<br />
minimaliste au sens où elle procè<strong>de</strong> par recyclage <strong>de</strong> sa propre production, tandis que celle <strong>de</strong><br />
Joyce, dont se réclame <strong>Ludlam</strong>, glane et récupère une matière externe :<br />
Joyce a écrit une pièce [Exiles] à la manière d’Ibsen, mais plus sobre et beaucoup plus<br />
simple. Il ne croyait pas que ce qu’il faisait dans Finnegans Wake puisse s’appliquer au<br />
théâtre. <strong>Le</strong> temps est venu <strong>de</strong> lancer une offensive contre la langue au théâtre. 38<br />
(Samuels 1992, 222)<br />
Au lieu d’opposer maximalisme et minimalisme, il paraît plus juste dans ce cas d’interpréter la<br />
différence comme une distinction <strong>de</strong> choix d’objet et <strong>de</strong> mouvement : on aurait alors à faire aux<br />
<strong>de</strong>ux versants - centripète et centrifuge - d’un même processus.<br />
38<br />
“Joyce himself wrote a play and he did it like Ibsen, but more restrained, much more simple. He didn’t believe that<br />
what he did in Finnegans Wake applied to the drama.<br />
We are ready for a major onslaught on the language of the theatre.”<br />
79
Ce bref détour par Beckett permet <strong>de</strong> réinterpréter la critique <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> dans le sens d’une<br />
absence d’opposition réelle. Ce qu’il déplore, moins que la direction prise par Beckett, ce sont les<br />
mauvaises imitations <strong>de</strong> ses contemporains, qui ne retiennent <strong>de</strong> lui que le dépouillement<br />
apparent, et n’ont pas les moyens <strong>de</strong> s’inspirer <strong>de</strong> cette vision, ne possédant ni la rigueur dans le<br />
traitement du médium dramatique, ni l’imagerie personnelle du dramaturge irlandais. Beckett est<br />
lui-même conscient d’adopter une approche possible mais non unique, sachant que les <strong>de</strong>ux<br />
formes <strong>de</strong> traitement esthétique ne reposent pas forcément sur <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments philosophiques<br />
antagonistes ou contradictoires :<br />
Comme on ne peut pas éliminer la langue d’un coup, on <strong>de</strong>vrait du moins la défaire au<br />
maximum, pour éviter <strong>de</strong> contribuer à entraîner sa disgrâce. La percer <strong>de</strong> trous successifs,<br />
jusqu’au moment où ce qu’elle renferme - que ce soit quelque chose ou rien - finisse par<br />
s’en écouler ; je n’imagine pas <strong>de</strong> but plus noble pour un écrivain aujourd’hui. […]<br />
Un tel programme n’a à mon sens rien à voir avec la <strong>de</strong>rnière œuvre <strong>de</strong> Joyce [Work in<br />
Progress, rebaptisée plus tard Finnegans Wake (1939)]. Il y est plutôt question d’une<br />
apothéose du mot. À moins que l’Ascension au Ciel et la Descente aux Enfers ne fassent<br />
qu’un. Ce serait beau d’être capable d’y croire. Mais pour le moment, que cela reste une<br />
simple intention. 39<br />
La morale <strong>de</strong> l’hypotexte central à la première pièce <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, Big Hotel - détournement du<br />
titre du film Grand Hotel, dans lequel un client <strong>de</strong> l’hôtel résume les assises dramaturgiques ainsi<br />
39 „Da wir sie [die Sprache] so mit einem Male nicht ausschalten können, wollen wir wenigstens nichts versaümen,<br />
was zu ihrem Verruf beitragen mag. Ein Loch nach <strong>de</strong>m an<strong>de</strong>rn in ihr zu bohren, bis das Dahinterkauern<strong>de</strong>, sei es<br />
etwas o<strong>de</strong>r nichts, durchzusickern anfängt - ich kann mir für <strong>de</strong>n heutigen Schriftsteller kein höheres Ziel vorstellen.<br />
[...] Mit einem solchen Programm hat meiner Absicht nach die allerletzte Arbeit von Joyce gar nichts zu tun. Dort<br />
scheint es sich vielmehr um eine Apotheose <strong>de</strong>s Wortes zu han<strong>de</strong>ln. Es sei <strong>de</strong>nn Himmelfahrt und Höllensturz sind<br />
eins and dasselbe. Wie schön wäre es, glauben zu können, es sei in <strong>de</strong>r Tat so. Wir wollen uns aber vorläufig auf die<br />
Absicht beschränken.“<br />
Samuel Beckett. “German <strong>Le</strong>tter of 1937” [9 juillet 1937], Disjecta. New York: Grove Press. 1984, 53. (traduction<br />
anglaise <strong>de</strong> la lettre par Martin Esslin : 172).<br />
80
que la philosophie du film par la phrase : « On va, on vient, il ne se passe jamais rien » (“People<br />
come. People go. Nothing ever happens” 40 )) peut être mise en regard du constat d’Estragon :<br />
« Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s’en va, c’est terrible. » (“Nothing happens,<br />
nobody comes, nobody goes, it’s awful.”) 41 - le trop-plein s’avère aussi vi<strong>de</strong> que l’absence.<br />
<strong>Ludlam</strong> associe le minimalisme au naturalisme plutôt qu’à l’abstraction : cette <strong>de</strong>rnière étant trop<br />
émancipée du référent pour présenter un véritable risque d’i<strong>de</strong>ntification sentimentale, c’est le<br />
naturalisme qui, insidieusement, réduit les possibilités expressives sous couvert <strong>de</strong> proposer une<br />
version universelle et totalisante <strong>de</strong> la vérité - ce qui ne rend pas le naturalisme invali<strong>de</strong><br />
esthétiquement, mais uniquement replacé dans le cadre délimité du potentiel expressif qu’il<br />
représente.<br />
40 Grand Hotel. Dir. Edmund Goulding. Perf. Greta Garbo, John Barrymore, Joan Crawford, Wallace Beery, Lionel<br />
Barrymore. [MGM, 1932]. DVD: Warner Brothers, 2004.<br />
41 S. Beckett. En Attendant Godot. <strong>Paris</strong>: Minuit. 1952, 57-8.<br />
--------------. Waiting for Godot. Londres: Faber and Faber. 1959, 41.<br />
81
1. 3 Redéfinitions: resserrement et redéploiement<br />
<strong>Le</strong> transfert annoncé <strong>de</strong> la métho<strong>de</strong> joycienne au théâtre pourrait passer pour désinvolte ou<br />
impru<strong>de</strong>nt. La structure cyclique ou spiralée <strong>de</strong> Finnegans Wake semble mieux adaptée au<br />
roman : l’objet-livre est manipulable à loisir, et c’est le lecteur qui contrôle les modalités <strong>de</strong><br />
lecture. En ce sens, l’architecture <strong>de</strong> Finnegans Wake exploite et met en scène les possibilités <strong>de</strong><br />
la possession physique d’une œuvre alors même que son contenu paraît (s’) échapper. <strong>Le</strong> théâtre<br />
au contraire ne permet pas, et n’est pas <strong>de</strong>stiné à être dirigé par le spectateur. <strong>Le</strong> projet <strong>de</strong> Brecht<br />
visant à redonner au public les moyens d’une distanciation critique <strong>de</strong> l’œuvre ne change<br />
finalement rien au fonctionnement fondamental du spectacle. Son déroulement n’est pas<br />
contrôlable, modifiable par le <strong>de</strong>stinataire, qui peut tout au plus s’en détacher et le juger. Autre<br />
tentative d’enrayer l’impression <strong>de</strong> succession, plus radicale encore, celle <strong>de</strong> Gertru<strong>de</strong> Stein, qui<br />
annonce vouloir écrire <strong>de</strong>s « pièces paysages » (landscape plays), qu’on puisse embrasser <strong>de</strong><br />
haut, comme vues d’avion, par opposition au déroulement linéaire du voyage en train que<br />
représente la pièce construite sur une fable, procédant par succession <strong>de</strong> péripéties. La dimension<br />
picturale du happening, tel qu’il est défini par Kaprow, contribue à abolir la visibilité <strong>de</strong><br />
l’égrainement du temps présent dans les pièces <strong>de</strong> théâtre traditionnelles, et semble en ce sens<br />
82
emplir l’objectif <strong>de</strong> G. Stein 42 . <strong>Le</strong> théâtre n’en reste pas moins un art du temps, contrairement à<br />
la peinture, l’intégrité d’un tableau étant appréhensible au premier regard - à moins que l’on<br />
considère l’expérience du visionnage <strong>de</strong> l’œuvre, aussi brève soit-elle, dans sa dimension<br />
temporelle, comme faisant partie intégrante <strong>de</strong> l’œuvre.<br />
1.3. a) Permanence <strong>de</strong> l’autorité<br />
La problématique <strong>de</strong> l’ouverture au spectateur, du relâchement du contrôle univoque sur l’œuvre,<br />
est au centre <strong>de</strong>s préoccupations <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> contemporaine. Au lieu <strong>de</strong> s’intéresser à l’objet<br />
fini, il y a déplacement <strong>de</strong> la perspective en faveur d’une attention au processus <strong>de</strong> fabrication <strong>de</strong><br />
l’œuvre et à sa réception. <strong>Le</strong> concept <strong>de</strong> théâtre environnemental, développé par Richard<br />
Schechner (1973) à partir, entre autres, <strong>de</strong>s idées <strong>de</strong> Kaprow sur le happening, propose une<br />
solution plus spécifiquement théâtrale à l’abandon <strong>de</strong> la cloison entre scène et salle. La barrière<br />
physique n’existe plus, acteurs et spectateurs ayant la possibilité <strong>de</strong> se mélanger, d’organiser leur<br />
propre circulation à l’intérieur <strong>de</strong> l’espace théâtral. D’autre part, afin <strong>de</strong> contourner l’impression<br />
d’autorité unique, la perspective est disséminée et décentrée par la multiplication <strong>de</strong>s aires <strong>de</strong> jeu,<br />
elles-mêmes flui<strong>de</strong>s et provisoires. Mais cette solution n’est pas non plus absolument satisfaisante<br />
en définitive : <strong>de</strong>rrière la polyphonie et l’autonomie apparentes <strong>de</strong>s participants, on retrouve la<br />
voix organisatrice d’un seul. De plus, la prise en compte du processus et non seulement du<br />
résultat (le public est invité à venir assister aux échauffements puis à rester après la<br />
42 Kaprow fait en réalité le chemin en sens inverse, partant <strong>de</strong> la peinture pour aller vers le théâtre - sans lui donner<br />
explicitement ce nom -, via l’environnement. Là n’est pas la question : l’important est dans la recherche d’une<br />
transversalité picturale/théâtrale, dans le croisement <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux arts aux problématiques et exigences distinctes.<br />
83
eprésentation, se calant ainsi sur le rythme <strong>de</strong>s artistes), aussi transparente soit-elle, ne maintient<br />
pas moins une séparation implicite entre acteurs et spectateurs. D’abord, le déroulement du<br />
spectacle est connu d’avance, et les écarts possibles sont anticipés par les praticiens, laissant une<br />
place réduite à l’improvisation ; le public en revanche abor<strong>de</strong> sa propre participation sans<br />
véritable préparation. En outre, l’effet polylogique créé émane en fait d’un seul, ou <strong>de</strong> la<br />
coordination finale d’un seul ; il s’agit davantage d’une illusion d’optique que d’un retrait <strong>de</strong><br />
l’autorité. Il y a donc développement d’une forme <strong>de</strong> théâtre qui renouvelle la relation avec le<br />
public <strong>de</strong> manière visible, mais sans toucher aux fon<strong>de</strong>ments mêmes <strong>de</strong> cette relation, qui sont<br />
réaffirmés. Aussi loin que peuvent aller les tentatives d’oblitération <strong>de</strong> la perspective, il y a<br />
toujours une voix <strong>de</strong>rrière le dispositif mis en place, <strong>de</strong>rrière l’invitation à réfléchir à la mort <strong>de</strong><br />
l’auteur - qu’il y ait expansion et détournement du point <strong>de</strong> vue, comme dans le 4’33’’ <strong>de</strong> John<br />
Cage, obligeant le public à prendre en compte non seulement ce qu’on lui donne en spectacle <strong>de</strong><br />
manière évi<strong>de</strong>nte (le pianiste et son instrument muet), mais aussi l’implicite (le dispositif du<br />
concert, l’environnement) ; ou qu’il y ait effacement <strong>de</strong> la perception extérieure jusqu’à un<br />
minimum irréductible, renvoyant le sujet <strong>de</strong>vant lui-même, comme dans l’expérience d’abolition<br />
sonore <strong>de</strong> la chambre anéchoïque.<br />
1.3. b) Dialectique du drame<br />
La démarche <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> s’inscrit dans une autre direction, bien que les essais <strong>de</strong> John Cage sur le<br />
hasard informent la poétique <strong>de</strong> ses premières pièces. Il n’énonce pas <strong>de</strong> volonté <strong>de</strong><br />
rapprochement ou d’échange avec le public, c’est-à-dire qu’il ne s’intéresse pas au calcul <strong>de</strong>s<br />
84
effets a priori. Son estime pour le travail du Living Theatre, dont la politique envers le public est<br />
fondée sur le respect d’une certaine éthique étrangère au théâtre commercial - éthique qui passe<br />
par la prise <strong>de</strong> risque esthétique, la remise en jeu <strong>de</strong> l’adhésion du spectateur -, semble indiquer<br />
qu’il se range plutôt <strong>de</strong> ce côté que <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> la participation environnementale. Relevons aussi<br />
qu’il n’exprime à aucun moment l’intention d’écrire du théâtre « dans un fauteuil », <strong>de</strong>stiné à la<br />
lecture. Son écriture n’a d’autre but que la production d’un objet scénique : il n’y a donc pas,<br />
jusque dans la comparaison avec Joyce, d’ambiguïté concernant la conservation <strong>de</strong>s contraintes<br />
du théâtre réel. Prenant acte <strong>de</strong> l’impossibilité essentielle <strong>de</strong> parvenir à l’immédiateté rêvée, son<br />
ambition « maximaliste » prend appui sur une recherche extérieure <strong>de</strong> la théâtralité, c’est-à-dire<br />
extérieure au théâtre <strong>de</strong> son époque, dont il trouve la théâtralité affaiblie, étriquée, annexée à<br />
d’autres genres. Il ne s’agit pas non plus d’effectuer la reconstruction archéologique et<br />
anachronique d’une pureté utopique. <strong>Ludlam</strong> resserre le champ <strong>de</strong> la théâtralité pour mieux<br />
ensuite faire apparaître la subtilité <strong>de</strong>s variations qu’elle permet. Cette théâtralité, non confinée au<br />
théâtre, est recherchée dans <strong>de</strong>s formes marginales comme le cabaret, le vau<strong>de</strong>ville, le cirque ou<br />
encore le cinéma muet et <strong>de</strong>s débuts du parlant - formes facilement annexées à une définition<br />
élargie du théâtre aujourd’hui, mais pas forcément acceptées comme telles à l’époque. Elles<br />
servent à revivifier une tradition dramatique qui a cessé d’être intéressante d’un point <strong>de</strong> vue<br />
théâtral. <strong>Ludlam</strong> emprunte ainsi <strong>de</strong>s formes au départ non dramatiques, pour les intégrer au<br />
drame. En somme, il conduit une entreprise d’intégration et <strong>de</strong> revalorisation dans l’esprit <strong>de</strong> la<br />
discipline qui s’élabore au même moment, celle <strong>de</strong>s performance studies. Cette nouvelle<br />
délimitation plus large n’est valable que dans la mesure où une redéfinition <strong>de</strong> la théâtralité est<br />
proposée. <strong>Ludlam</strong> prend certes en compte <strong>de</strong>s formes théâtrales négligées parce que, pour<br />
reprendre l’explication <strong>de</strong> Richard Schechner, celles-ci suivent un « texte <strong>de</strong> performance » 43 ,<br />
43 On se référera à la gradation établie par Richard Schechner en fonction du niveau <strong>de</strong> conservabilité du texte<br />
85
transmissible oralement et par imitation, et non un texte dramatique, dont l’intégrité <strong>de</strong>meure par<br />
écrit, indépendamment <strong>de</strong> toute mise en scène réelle. Mais <strong>Ludlam</strong> réduit ses choix à <strong>de</strong>s formes<br />
historiquement proches du théâtre dans leur présentation, c’est-à-dire possédant les<br />
caractéristiques suivantes : séparation scène/salle (matérialisée physiquement ou non), distinction<br />
entre acteurs et spectateurs, tradition <strong>de</strong> performance reposant sur la maîtrise d’une technique <strong>de</strong><br />
jeu (par exemple, la commedia <strong>de</strong>ll’arte, le théâtre Nô ou la liturgie catholique). <strong>Le</strong> texte<br />
dramatique l’intéresse dans sa dimension sous-jacente <strong>de</strong> texte <strong>de</strong> performance, dont il s’agit <strong>de</strong><br />
retrouver les origines théâtrales, non par la reconstitution historique, mais en se réappropriant un<br />
héritage qui n’a pas non plus à faire l’objet d’un « dépoussiérage », et doit au contraire « montrer<br />
les fractures du temps » (Vitez in Sallenave 1991, 188). Il y a donc un double mouvement <strong>de</strong><br />
transfert: les qualités spectaculaires du théâtre non dramatique, plus facilement isolables<br />
justement parce que le drame en est absent, sont mis au service du drame ; et le répertoire est relu<br />
<strong>de</strong> manière à faire apparaître sa dimension théâtrale et les modalités <strong>de</strong> son articulation avec la<br />
fable.<br />
1.3. c) Quel mo<strong>de</strong>rnisme pour le théâtre ?<br />
<strong>Ludlam</strong> n’est pas non plus dans la position <strong>de</strong>s avant-gar<strong>de</strong>s historiques, qui luttaient contre un<br />
ennemi unique, l’esthétique dominante, autre nom pour désigner les normes bourgeoises. On peut<br />
difficilement défendre la thèse d’une unité esthétique parmi l’avant-gar<strong>de</strong> théâtrale, tant du point<br />
plastique (les recherches menées au croisement entre plusieurs arts auparavant cloisonnés<br />
performatif et <strong>de</strong> son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> transmission dans l’essai “Drama, Script, Theatre and Performance”. Performance<br />
Theory. [1988] Londres : Routledge. 2003.<br />
86
permettent une infinité <strong>de</strong> combinaisons) que dramaturgique (l’exploration d’un réalisme non<br />
naturaliste côtoie celle <strong>de</strong> l’abstraction et <strong>de</strong> formes dévaluées, comme la comédie musicale).<br />
L’offre <strong>de</strong> Broadway, aussi médiocre soit-elle dans l’ensemble, laisse émerger un dramaturge<br />
majeur lié à l’avant-gar<strong>de</strong> musicale et picturale et à la sensibilité homosexuelle au début <strong>de</strong>s<br />
années soixante, Edward Albee. Une partie <strong>de</strong>s revenus du spectacle <strong>de</strong> Qui a peur <strong>de</strong> Virginia<br />
Woolf ? est réinvestie par l’auteur <strong>de</strong> la pièce dans une organisation soutenant les dramaturges<br />
émergents (on relèvera en passant la complexité <strong>de</strong>s rapports entre la scène commerciale et<br />
amateur, ainsi que le fait qu’Albee est avant tout dramaturge, même s’il <strong>de</strong>vient plus tard metteur<br />
en scène) : c’est en acceptant les contraintes <strong>de</strong> production à Broadway qu’il a réussi à voir sa<br />
pièce jouée. Comme dans le cas du Living Theatre, <strong>Ludlam</strong> accor<strong>de</strong> au moins autant<br />
d’importance au résultat qu’aux qualités <strong>de</strong> production. Loin <strong>de</strong> rêver d’une carrière comme celle<br />
d’Albee, il refusera à plusieurs reprises un transfert à Broadway, par peur <strong>de</strong> compromettre la<br />
qualité du spectacle.<br />
Broadway, entre rejet et ambivalence<br />
La transposition <strong>de</strong> la problématique avant-gardiste d’opposition radicale à la pratique artistique<br />
majoritaire paraît trop simpliste appliquée au contexte américain d’après-guerre, et cela pour<br />
<strong>de</strong>ux raisons. D’une part, si Broadway peut effectivement renvoyer à une esthétique bourgeoise,<br />
son opportunisme commercial même le gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r à l’inertie et d’être entièrement cooptée<br />
par les arbitres du middlebrow, car la culture populaire, qui enfreint constamment les règles du<br />
bon goût, y gar<strong>de</strong> toujours une place, notamment dans le genre <strong>de</strong> la comédie musicale. C’est en<br />
ce sens qu’il faut comprendre l’ambivalence d’une partie <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> envers Broadway, qui<br />
cesse alors <strong>de</strong> sembler contradictoire. <strong>Le</strong> caractère bourgeois <strong>de</strong> Broadway rési<strong>de</strong> davantage dans<br />
son manque d’accessibilité que dans la qualité <strong>de</strong> son offre. D’autre part, il y a bien un type <strong>de</strong><br />
87
pièces <strong>de</strong>stiné exclusivement au public bourgeois, souvent <strong>de</strong>s comédies <strong>de</strong> moeurs obéissant à<br />
une construction convenue, celle <strong>de</strong> la pièce bien faite - dont on peut voir en Qui a peur <strong>de</strong><br />
Virginia Woolf ? une parodie, explication plausible <strong>de</strong> son succès. Mais l’avant-gar<strong>de</strong> théâtrale<br />
choisit rarement <strong>de</strong> prendre position contre ce modèle éculé, pour le miner <strong>de</strong> l’intérieur, comme<br />
le fait Albee : elle au contraire en <strong>de</strong>hors - ce qui ne veut pas dire qu’elle s’émancipe <strong>de</strong> toute<br />
lecture dia- ou synchronique <strong>de</strong> l’art, mais que l’exemple du théâtre bourgeois ne fait pas partie<br />
<strong>de</strong> ses cibles. <strong>Ludlam</strong> lui-même s’intéresse relativement peu au répertoire <strong>de</strong> Broadway,<br />
autrement qu’à travers les adaptations filmiques <strong>de</strong> succès théâtraux - mais il y a déjà un écart<br />
qualitatif entre les possibilités esthétiques <strong>de</strong> la transposition cinématographique d’une pièce<br />
même moyenne, et les conventions <strong>de</strong> mise en scène fatiguées <strong>de</strong> Broadway.<br />
Échanges et repli<br />
Si l’on i<strong>de</strong>ntifie la recherche <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> à un travail <strong>de</strong> redéfinition du théâtre, on constate qu’il<br />
n’est pas le seul à poursuivre un objectif <strong>de</strong> cet ordre parmi l’avant-gar<strong>de</strong>, quoique sous <strong>de</strong>s<br />
modalités souvent très différentes. Un certain courant <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> théâtrale américaine,<br />
influencée - et parfois aussi animée - par <strong>de</strong>s artistes au départ extérieurs au théâtre, conduit en<br />
effet <strong>de</strong>s expérimentations en vue d’isoler la spécificité du théâtre. Il ne s’agit pas forcément<br />
d’une démarche consciente - du moins, étant donné l’absence d’écrits permettant d’avancer cette<br />
thèse, corroborée par la quasi-absence <strong>de</strong> manifestes esthétiques émanant <strong>de</strong> praticiens <strong>de</strong> théâtre,<br />
a-t-on affaire à une démarche implicite. <strong>Le</strong>s échanges attestés entre les milieux <strong>de</strong> la peinture et<br />
du théâtre 44 autorisent en revanche à penser que les hommes <strong>de</strong> théâtre n’étaient pas étrangers<br />
44 Stephen Bottoms relève que:<br />
le terme Off-Off Broadway est quelque peu trompeur […] puisqu’il implique une relation constitutive,<br />
verticale avec le théâtre établi. Pendant les années soixante, cette relation était en fait moins prononcée que<br />
la relation horizontale avec les poètes, danseurs, peintres, musiciens et cinéastes qui expérimentaient en<br />
même temps et <strong>de</strong> manière directement comparable. Aujourd’hui, les réussites <strong>de</strong> beaucoup d’autres artistes<br />
88
aux considérations formelles débattues dans le milieu <strong>de</strong> la peinture. Cette préoccupation renvoie<br />
directement à un impératif mo<strong>de</strong>rniste, dont l’interprétation formaliste est alors jugée comme un<br />
refuge obligé pour le véritable artiste, dépassant les clivages politiques par un engagement<br />
esthétique total. Cette recherche est théorisée par analogie aux autres arts, dont la particularité est<br />
plus aisée à définir (par exemple, la bidimensionnalité pour la peinture, menant à l’abolition <strong>de</strong> la<br />
perspective, puis à l’abstraction), popularisée à l’époque aux Etats-Unis, entre autres, par le<br />
critique d’art Clement Greenberg. La définition donnée est potentiellement applicable à <strong>de</strong><br />
manière universelle, en tant que caractéristique essentielle du mo<strong>de</strong>rnisme, posé comme mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
fonctionnement autoréflexif reprenant et transposant en art une ambition <strong>de</strong> la philosophie<br />
critique alleman<strong>de</strong> 45 :<br />
<strong>de</strong> la pério<strong>de</strong> - d’Allen Ginsberg à Andy Warhol, et du Judson Dance Theater au Velvet Un<strong>de</strong>rground - sont<br />
regardées comme <strong>de</strong>s événements majeurs dans l’histoire <strong>de</strong> leur médium respectif, fait qui rend l’‘oubli’<br />
collectif du mouvement théâtral alternatif d’autant plus extraordinaire. <strong>Le</strong> théâtre expérimental était-il tout<br />
simplement insignifiant ou dénué d’imagination comparé à l’inventivité dans les autres arts ? On était loin<br />
<strong>de</strong> le penser à l’époque : le théâtre était pour le moins perçu comme un médium permettant à <strong>de</strong>s artistes aux<br />
parcours différents <strong>de</strong> dépasser les frontières entre disciplines et d’expérimenter ensemble, en collaboration.<br />
(Playing…, op. cit., 2-3.)<br />
On notera au passage l’étonnement <strong>de</strong> S. Bottoms regardant l’oblitération d’une partie du théâtre Off-Off dans<br />
l’historiographie théâtrale <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong>, par opposition à celle <strong>de</strong>s arts visuels, qui traite <strong>de</strong>puis longtemps <strong>de</strong>s<br />
artistes du même milieu. <strong>Le</strong> peu <strong>de</strong> cas fait <strong>de</strong> l’archivage et <strong>de</strong> la transmission au théâtre en est certes partiellement<br />
responsable, mais pas seulement. Il est pour cela utile <strong>de</strong> consulter <strong>de</strong>s ouvrages consacrés aux arts annexes au<br />
théâtre, qui évoquent celui-ci en filigrane. Par exemple, la monographie <strong>de</strong> Patrick S. Smith, Andy Warhol’s Art and<br />
Films, Ann Arbor : University of Michigan Press. 1986, qui contient une série précieuse d’entretiens avec <strong>de</strong>s<br />
collaborateurs <strong>de</strong> Warhol, dont certaines figures liées au Ridicule (Jackie Curtis, Ondine, Ronald Tavel, Holly<br />
Woodlawn….).<br />
(“the term off-off-Broadway is itself somewhat misleading in this respect […] since it implies an integral, vertical<br />
relationship with the establishment. During the 1960s, this was in fact far less pronounced than the scene’s horizontal<br />
relationship with the poets, dancers, painters, musicians, and filmmakers who were, simultaneously, experimenting<br />
in directly comparable ways. Today, the achievements of many other downtown artists of the period - from Allen<br />
Ginsberg to Andy Warhol, and from the Judson Dance Theater to the Velvet Un<strong>de</strong>rground - are regar<strong>de</strong>d as being of<br />
pivotal importance in the histories of their respective art-forms, a fact that makes the collective “forgetting” of the<br />
alternative theater movement all the more extraordinary. Was the experimental theater simply insignificant or<br />
unimaginative by comparison with what was happening in the other arts? Certainly nobody thought so at the time: if<br />
anything, theater was regar<strong>de</strong>d as a medium in which artists from different backgrounds could cross disciplinary<br />
bor<strong>de</strong>rs and experiment together, collaboratively.”)<br />
45 Nous ne souhaitons pas ici nous attar<strong>de</strong>r sur la distinction mo<strong>de</strong>rniste/post-mo<strong>de</strong>rniste, pour laquelle nous<br />
renvoyons à l’introduction générale. Greenberg écrit avant Lyotard, et la définition que ce <strong>de</strong>rnier donne du postmo<strong>de</strong>rnisme<br />
en art est tout à fait proche <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Greenberg. Que Greenberg soit rattaché aux New York<br />
Intellectuals et influencé par les théories <strong>de</strong> l’école <strong>de</strong> Francfort, c’est-à-dire ouvertement élitiste et méfiant envers la<br />
culture <strong>de</strong> masse, ne l’empêche pas <strong>de</strong> prêter attention aux expérimentations contemporaines citant la culture<br />
89
J’i<strong>de</strong>ntifie le Mo<strong>de</strong>rnisme à l’intensification, presque à l’exacerbation <strong>de</strong> cette tendance<br />
autocritique qu’a inaugurée le philosophe Kant. Parce qu’il a le premier critiqué les<br />
moyens mêmes <strong>de</strong> la critique, je considère Kant comme le premier véritable Mo<strong>de</strong>rniste.<br />
Je vois l’essence du Mo<strong>de</strong>rnisme dans l’utilisation <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s caractéristiques d’une<br />
discipline afin <strong>de</strong> critiquer cette discipline même, non dans le but <strong>de</strong> la subvertir, mais<br />
dans l’idée d’affermir davantage son domaine <strong>de</strong> compétence. 46<br />
(Greenberg [1960] 1995 , 85)<br />
La définition donnée par Greenberg correspond exactement à la formulation que <strong>Ludlam</strong> donne<br />
<strong>de</strong> ses objectifs :<br />
Je suis fondamentalement théâtraliste. La dimension ridicule est importante, mais la<br />
théâtralité l’est aussi absolument : en d’autres termes, il faut se servir du théâtre<br />
conformément à sa nature - faire appel à ce qui est essentiellement théâtral, à ce qui relève<br />
du domaine du théâtre.<br />
Une théorie contemporaine avance que tout médium artistique trouve son but dans<br />
populaire, dont on pourrait penser qu’elles renvoient immédiatement au kitsch : l’important est dans la distinction<br />
entre la lecture <strong>de</strong>s enjeux esthétiques et la surface littérale. Il est en ce sens regrettable d’interpréter la position<br />
mo<strong>de</strong>rniste <strong>de</strong> Greenberg comme re<strong>de</strong>vable à un « grand récit » hiérarchique à l’égard duquel il n’aurait aucun recul.<br />
Ainsi, il ne rejette pas le Pop Art et reconnaît à certaines œuvres du mouvement une gran<strong>de</strong> rigueur formelle.<br />
L’ennemi, pour Greenberg et l’ensemble <strong>de</strong>s New York Intellectuals, c’est plutôt le Midcult (Dwight MacDonald),<br />
désignant les œuvres sans valeur s’appropriant les recherches formelles du haut mo<strong>de</strong>rnisme pour les diluer et les<br />
rendre accessibles au grand public. <strong>Le</strong> kitsch est scandaleux à cause du mensonge qu’il véhicule, et non à cause <strong>de</strong> sa<br />
nullité.<br />
Pour une approche <strong>de</strong> la position <strong>de</strong> Lyotard, on consultera par exemple, « Règles et paradoxes et appendice svelte »,<br />
Babylon 1 (1983), 67-80, texte dans lequel il compare la position du philosophe à celle <strong>de</strong> l’artiste d’avant-gar<strong>de</strong>,<br />
créateur <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> son propre discours, grâce à une connaissance intime <strong>de</strong>s contraintes <strong>de</strong> son médium, condition<br />
<strong>de</strong> leur dépassement – dépassement qui s’effectue non par reniement, mais par découverte et exploration d’un<br />
interstice inexploité. Lyotard y clarifie aussi l’absence <strong>de</strong> classification chronologique du terme : sont désignés<br />
comme « post-mo<strong>de</strong>rnes » <strong>de</strong>s artistes aussi peu contemporains que Rabelais, Sterne, Stendhal ou Cézanne.<br />
46 “I i<strong>de</strong>ntify Mo<strong>de</strong>rnism with the intensification, almost the exacerbation, of this self-critical ten<strong>de</strong>ncy that began<br />
with the philosopher Kant. Because he was the first to criticize the means itself of criticism, I conceive of Kant as,<br />
the first real Mo<strong>de</strong>rnist.<br />
The essence of Mo<strong>de</strong>rnism lies, as I see it, in the use of characteristic methods of a discipline to criticize the<br />
discipline itself, not in or<strong>de</strong>r to subvert it but in or<strong>de</strong>r to entrench it more firmly in its area of competence.”<br />
90
l’expression <strong>de</strong> lui-même, <strong>de</strong> sa vraie nature - que la peinture est peinture, qu’elle n’est<br />
pas un arbre. La peinture, en tant que médium, réalise sa nature quand elle <strong>de</strong>vient<br />
autonome, et arrive à une qualité esthétique unique.<br />
On peut en dire autant du théâtre. <strong>Le</strong> théâtre parle sa propre langue. Plus le théâtre<br />
s’approche <strong>de</strong> ce but interne, plus il s’élève, et plus il est libre dans le choix du contenu<br />
traité.<br />
Nous communiquons dans la langue du théâtre - d’un théâtre qui se veut théâtre plutôt<br />
qu’autre chose. Je crois que le théâtre doit être théâtre, doit prendre pour sujet le théâtre.<br />
Tout le reste relève du naturalisme, du réalisme, c’est-à-dire <strong>de</strong> la tentative d’imiter<br />
fidèlement autre chose. C’est une impasse, car elle limite beaucoup le champ <strong>de</strong> ce qui<br />
peut être représenté sur scène. 47<br />
(Samuels 1992, 95)<br />
Il est regrettable que <strong>Ludlam</strong> n’explicite pas plus avant la relation du théâtre à la définition<br />
mo<strong>de</strong>rniste 48 qu’il reprend - il ne cite pas Greenberg, mais la réputation du critique était telle que<br />
47 “Basically, I’m a theatricalist. Ridiculousness is important but theatricalism is also very important; that is, using<br />
the theatre in a way that is true to its nature – using that which is inherently theatrical, is of the domain of the theatre.<br />
There is this theory in our century that any particular artform comes more and more into its own as itself, its true<br />
nature: that paint is paint, paint is not a tree. Painting, the medium, realizes itself when paint comes into its own, has<br />
its own aesthetic quality.<br />
The same is true of theatre. The theatre speaks its own language. The more the theatre comes to this self-realization,<br />
the higher it becomes and the freer the subject matter.”<br />
48 La définition qu’attribue <strong>Ludlam</strong> au terme lui-même est problématique et fluctuante: autant il évoque positivement<br />
le mo<strong>de</strong>rnisme théâtral <strong>de</strong> Strindberg et définit son travail comme relevant <strong>de</strong> cet héritage (« <strong>Le</strong> Ridiculous<br />
Theatrical Company est une troupe <strong>de</strong> théâtre <strong>de</strong> répertoire qui travaille dans la tradition mo<strong>de</strong>rniste. » (“The<br />
Ridiculous Theatrical Company is an ensemble repertory theatre working in the mo<strong>de</strong>rnist tradition”) (Samuels 1992,<br />
84)), autant il se méfie du mo<strong>de</strong>rnisme pictural comme abstraction et minimalisme, stigmatisé <strong>de</strong> surcroît à une<br />
époque où ce mouvement artistique au départ anti-bourgeois est institutionnalisé et intégré au corpus <strong>de</strong> la culture<br />
bourgeoise. (voir par exemple Andreas Huyssen. “Mapping the Postmo<strong>de</strong>rn”. New German Critique. No. 33<br />
(automne 1984), 5-52) Autre hypothèse, celle d’une condamnation <strong>de</strong> l’appauvrissement généré par l’exploitation <strong>de</strong><br />
la seule relation inductive, certes nécessaire, mais non suffisante. L’amputation <strong>de</strong> la phase déductive serait alors<br />
responsable <strong>de</strong> l’assèchement par condamnation <strong>de</strong> la dialectique au statisme.<br />
En tout état <strong>de</strong> cause, et plutôt que <strong>de</strong> postuler une incohérence ou d’improbables repositionnements radicaux<br />
successifs <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> - invraisemblables au regard <strong>de</strong>s dates -, il est plus juste <strong>de</strong> renvoyer à l’absence <strong>de</strong><br />
consensus envers les définitions elles-mêmes, faisant sans cesse l’objet <strong>de</strong> commentaires préalables. Malgré la<br />
91
ses idées circulaient même au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s milieux artistiques. Greenberg s’intéresse lui-même avant<br />
tout à la peinture, et il est certain que la nature composite du théâtre pose problème et conduit<br />
nécessairement à la sélection plutôt ou en même temps qu’à la réduction. Cette direction est<br />
suivie aux Etats-Unis à travers les expériences <strong>de</strong> Grotowski sur le théâtre pauvre ou <strong>de</strong> Peter<br />
Brook sur le théâtre <strong>de</strong> la cruauté, dont le travail rigoureux sur l’acteur, en qui l’on choisit <strong>de</strong><br />
placer l’essence du théâtre, est commenté et transmis à partir du milieu <strong>de</strong>s années soixante par<br />
The Tulane Drama Review (TDR), revue <strong>de</strong> théâtre <strong>de</strong> référence dirigée par Richard Schechner,<br />
culminant avec la venue <strong>de</strong> Grotowski aux Etats-Unis en 1967. Il y a alors déplacement et<br />
recadrement <strong>de</strong>s objectifs assignés au théâtre, conduisant à la constitution d’un champ d’étu<strong>de</strong>s,<br />
celui <strong>de</strong> la performance, par opposition à celui <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s théâtrales, encore dominé par la<br />
centralité du texte. Si Grotowski prend encore appui sur <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> théâtre, ceux-ci ne sont pas<br />
mis en scène dans leur intégr(al)ité, et sont davantage exploités pour leur potentiel scénique que<br />
littéraire. La performance délimite le domaine du théâtre - le rôle central <strong>de</strong> l’interprète, et son<br />
interaction avec le public -, pour mieux l’ouvrir à d’autres formes, pas forcément incluses<br />
auparavant dans le canon du théâtre. L’incorporation du rituel, du sport, ou <strong>de</strong>s interactions <strong>de</strong> la<br />
vie quotidienne au domaine d’étu<strong>de</strong> permet en retour d’appréhen<strong>de</strong>r les conventions <strong>de</strong> la<br />
pratique théâtrale américaine dans leur relativité, et d’adopter une perspective pluridisciplinaire<br />
comparatiste - sociologique, anthropologique, puis féministe, queer…- , et non pas seulement<br />
littéraire ou sémiologique. C’est en ce sens que l’on peut rattacher l’évolution théorique à une<br />
résurgence du mo<strong>de</strong>rnisme, à un moment où celui-ci semble dépassé : la redéfinition du champ<br />
n’entraîne pas <strong>de</strong> fermeture mais au contraire l’intégration au domaine <strong>de</strong> pratiques<br />
marginalisées, grâce à l’abandon <strong>de</strong> la hiérarchisation traditionnelle, choisies pour leur<br />
confusion apparente, l’important est <strong>de</strong> constater l’absence d’ambiguïté dans l’explicitation du (post)mo<strong>de</strong>rnisme<br />
comme approfondissement <strong>de</strong> l’essence du médium dans le positionnement personnel <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>.<br />
92
exemplarité performative. Ce qui n’empêche pas R. Schechner et TDR d’adopter une position<br />
élitiste i<strong>de</strong>ntifiable au haut mo<strong>de</strong>rnisme et <strong>de</strong> refuser <strong>de</strong> reconnaître la valeur du mouvement Off-<br />
Off-Broadway jusqu’à la fin <strong>de</strong>s années soixante : penser le théâtre à partir <strong>de</strong> paradigmes<br />
pluridisciplinaires et interculturels est aussi un moyen <strong>de</strong> renforcer les exigences <strong>de</strong> la pratique -<br />
il est donc compréhensible que le laisser-faire du milieu amateur, dans lequel on trouve le<br />
meilleur et plus souvent le pire, sans direction esthétique claire, soit exclu <strong>de</strong> cette logique. C’est<br />
ce qui explique la coexistence non contradictoire d’esthétiques maximalistes et minimalistes<br />
parmi les expérimentateurs. <strong>Le</strong> décalage temporel du théâtre, qui effectue sa critique interne plus<br />
tardivement que les autres arts, et sous l’impulsion <strong>de</strong> domaines étrangers, est attribuable en<br />
partie à la particularité <strong>de</strong> son statut composite déjà explicité.<br />
On peut aisément retracer dans le discours <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> une interprétation mo<strong>de</strong>rniste <strong>de</strong>s<br />
propositions d’Artaud, reposant sur l’idée que l’art fonctionne selon un système <strong>de</strong> vases<br />
communicants. L’enrichissement et la mise en valeur d’un aspect entraîneraient automatiquement<br />
l’appauvrissement et le retrait d’un autre - en l’occurrence, la physicalité <strong>de</strong> la performance et la<br />
parole articulée respectivement. L’esthétique du courant littéraire minoritaire <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong><br />
théâtrale postule le contraire, mettant l’accent à la fois sur la performativité et le caractère<br />
littéraire du texte joué, reposant souvent sur un jeu d’allusions parodiques sophistiqué. <strong>Le</strong> texte<br />
seul paraît a posteriori crypté, difficile à déchiffrer, tant le contexte <strong>de</strong> la représentation entre<br />
dans la compréhension du spectacle. <strong>Le</strong> texte laissé paraît moins troué ou appauvri<br />
qu’énigmatique ou verbeux - conséquence imputable en partie au <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> la parodie 49 une fois<br />
que les allusions qu’elle contient sont tombées en désuétu<strong>de</strong>. Prédire que ce choix, ou plutôt ce<br />
refus du choix, fonctionne, est un <strong>de</strong>s paris <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et du Ridicule - reste à définir selon<br />
49 <strong>Le</strong> terme est explicité au chapitre 4. Il est employé au sens large <strong>de</strong> reprise, <strong>de</strong> pratique intertextuelle, et<br />
indépendamment <strong>de</strong> la portée attribuée au geste (hommage, subversion, neutralité…).<br />
93
quelles modalités il procè<strong>de</strong>, et sous quelles conditions il peut encore y avoir réaffirmation du<br />
« domaine <strong>de</strong> compétence » du théâtre, et non éloignement.<br />
Coda<br />
<strong>Ludlam</strong> entame sa carrière professionnelle avec <strong>de</strong>s convictions dramaturgiques déjà soli<strong>de</strong>s, sans<br />
être pour autant rigi<strong>de</strong>s. Son enthousiasme pour le mo<strong>de</strong>rnisme théâtral aurait dû logiquement le<br />
conduire à suivre la voie d’un classicisme formel érudit, ce dont la découverte du Ridicule le<br />
détourne 50 . Il n’en reste pas moins attaché à la même problématique, celle d’une rethéâtralisation<br />
du théâtre, d’une critique interne à un art qui s’est fourvoyé en absorbant les apports d’autres arts.<br />
<strong>Ludlam</strong> part du principe que le théâtre est en état <strong>de</strong> crise, tiraillé entre une tendance à<br />
l’absorption omnivore d’apports extra-théâtraux non filtrés préalablement, et le remè<strong>de</strong> radical<br />
mais insatisfaisant qui lui a été administré : la résolution <strong>de</strong> cette intrusion par la réduction <strong>de</strong> la<br />
définition du théâtre à l’art <strong>de</strong> l’acteur, reléguant hors <strong>de</strong> scène les autres composantes théâtrales<br />
essentielles. Partant du principe que cette oblitération n’est pas tenable, <strong>Ludlam</strong> cherche les<br />
conditions <strong>de</strong> la translation scénique <strong>de</strong>s objets et mo<strong>de</strong>s étrangers, puisqu’il n’est pas possible <strong>de</strong><br />
revenir sur la dimension composite du théâtre et sa dépendance à l’égard <strong>de</strong>s arts annexes. Ceux-<br />
ci sont d’une part indispensables à la constitution du spectacle - leur absence se présentant alors<br />
davantage comme un appauvrissement voulu, un recul <strong>de</strong>vant le traitement, que comme une<br />
disparition. D’autre part, il n’est pas non plus souhaitable, même lorsqu’un art n’est pas essentiel<br />
50 Dans sa biographie du dramaturge, David Kaufman laisse d’ailleurs entendre que <strong>Ludlam</strong> n’est pas vraiment<br />
impressionné par les premières œuvres Ridicules auxquelles il assiste, et met un certain temps avant <strong>de</strong> se rendre<br />
compte <strong>de</strong>s possibilités du genre, lui préférant les expérimentations dans le style du Living Theatre première pério<strong>de</strong>.<br />
D. Kaufman. Ridiculous…, op. cit., 41.<br />
94
au théâtre - par exemple, le cinéma -, <strong>de</strong> le laisser <strong>de</strong> côté comme pour renier son influence sur la<br />
vision du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> son époque. Dans sa volonté <strong>de</strong> réappropriation du théâtre, <strong>Ludlam</strong> reconnaît<br />
la nécessité <strong>de</strong> prendre en compte l’évolution du regard du public, conditionné par les co<strong>de</strong>s<br />
cinématographiques plus que dramaturgiques, avec lesquels il faut composer sans pour autant y<br />
cé<strong>de</strong>r.<br />
Son ambition le place en quelque sorte dans la position <strong>de</strong> Walter Gropius, qui appelle dans le<br />
Manifeste du Bauhaus (1919) à l’unification <strong>de</strong>s arts plastiques. Gropius s’oppose à la création<br />
d’une œuvre révélant son caractère hétérogène - l’idéal wagnérien du Gesamtkunstwerk, soit<br />
convergence <strong>de</strong>s contributions vers un but unique prédéterminé -, mais vise au contraire la<br />
production d’une surface plastique sans aspérités, véritable creuset rendant impossible la<br />
distinction <strong>de</strong>s travaux individuels. La convergence <strong>de</strong> l’Einheitskunstwerk est fondée non pas sur<br />
le retrait <strong>de</strong> l’autorité <strong>de</strong> chacun, mais au contraire sur une autorité assumée ensemble et sans<br />
hiérarchie :<br />
La construction est le but final <strong>de</strong>s arts visuels. La décoration <strong>de</strong>s bâtiments a été un temps<br />
la plus noble <strong>de</strong> leur fonction. Aujourd’hui ils existent isolément, et seul un effort<br />
conscient et coopératif <strong>de</strong> tous leurs artisans mettra fin à leur séparation. Architectes,<br />
peintres et sculpteurs doivent réapprendre à connaître le caractère composite d’une<br />
construction formant une entité. C’est alors seulement que leur travail sera habité <strong>de</strong><br />
l’esprit architectonique qu’il a perdu lorsqu’il est <strong>de</strong>venu un « art <strong>de</strong> salon ». 51<br />
51 „Das Endziel aller bildnerischen Tätigkeit ist <strong>de</strong>r Bau! Ihn zu schmücken war einst die vornehmste Aufgabe <strong>de</strong>r<br />
bil<strong>de</strong>n<strong>de</strong>n Künste, sie waren unablösliche Bestandteile <strong>de</strong>r großen Baukunst. Heute stehen sie in selbstgenügsamer<br />
Eigenheit, aus <strong>de</strong>r sie erst wie<strong>de</strong>r erlöst wer<strong>de</strong>n können durch bewußtes Mit- und Ineinan<strong>de</strong>rwirken aller Werkleute<br />
untereinan<strong>de</strong>r. Architekten, Maler und Bildhauer müssen die vielgliedrige Gestalt <strong>de</strong>s Baues in seiner Gesamtheit<br />
und in seinen Teilen wie<strong>de</strong>r kennen und begreifen lernen, dann wer<strong>de</strong>n sich von selbst ihre Werke wie<strong>de</strong>r mit<br />
architektonischem Geiste füllen, <strong>de</strong>n sie in <strong>de</strong>r Salonkunst verloren.“<br />
(Walter Gropius, Manifest <strong>de</strong>s Bauhaus ; 05/06/2008 http://www.bauhaus.<strong>de</strong>/bauhaus1919/manifest1919.htm)<br />
95
L’analogie du théâtre avec l’art <strong>de</strong> la construction, souvent effectuée, montre qu’un tel objectif<br />
n’est pas original mais répond à une préoccupation ancienne à laquelle ne convient pas la solution<br />
<strong>de</strong> l’opéra - œuvre, mais qui a dérivé vers le sens d’un assemblage d’interventions séparées,<br />
symptôme <strong>de</strong> l’inflexion générale du modèle. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la dramaturgie - nous avons vu que<br />
<strong>Ludlam</strong> se rattache au discours sur le construit, par opposition à l’organique -, qui n’est qu’un<br />
microcosme <strong>de</strong> l’ensemble, c’est le fonctionnement <strong>de</strong> chacune <strong>de</strong>s parties, et leur inscription<br />
dans le tout, qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt à faire l’objet d’un réexamen. La critique ne néglige aucun aspect, y<br />
compris le domaine du jeu, le plus souvent épargné par le discours théorique.<br />
S’il doit y avoir effacement, ce n’est pas par l’obstruction d’un ou <strong>de</strong> plusieurs éléments,<br />
l’abandon défaitiste d’une dimension, mais par la prise en compte <strong>de</strong> toutes, <strong>de</strong> manière à créer<br />
une œuvre collaborative plutôt que collective, fusion plutôt qu’accumulation. Cet idéal suppose<br />
un haut <strong>de</strong>gré d’organisation, <strong>de</strong> maîtrise technique <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s participants, et <strong>de</strong><br />
sophistication. C’est ce rêve que vient perturber et confirmer en creux l’adhésion à l’esthétique<br />
Ridicule, avant <strong>de</strong> finalement servir <strong>de</strong> catalyseur au développement d’une direction personnelle.<br />
96
2. <strong>Le</strong> Ridicule : quelques repères<br />
La découverte du Ridicule par <strong>Ludlam</strong> à sa sortie <strong>de</strong> l’université en 1965 ne provoque pas<br />
chez le jeune acteur <strong>de</strong> choc ou <strong>de</strong> révélation <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> celle du Living Theatre. <strong>Le</strong><br />
mouvement en est encore à ses débuts, et malgré une définition théorique <strong>de</strong> départ comme « au-<br />
<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong> » (selon les termes <strong>de</strong> Ronald Tavel), reste pauvrement explicité et positionné.<br />
<strong>Le</strong> terme <strong>de</strong> mouvement est d’ailleurs abusif - il serait plus juste d’évoquer une sensibilité,<br />
comme le fait Susan Sontag pour le concept <strong>de</strong> « Camp » - mais a l’avantage <strong>de</strong> décrire la<br />
concentration <strong>de</strong> la pratique autour d’un nombre restreint d’individus se connaissant, sans former<br />
<strong>de</strong> compagnie ni <strong>de</strong> structure. L’imprécision conceptuelle d’origine va permettre à plusieurs<br />
figures marquantes d’en proposer une interprétation personnelle, à la suite <strong>de</strong> scissions<br />
successives du groupe. L’esprit Ridicule s’articule autour <strong>de</strong> participants presque exclusivement<br />
homosexuels, ou tout ou moins maîtrisant les co<strong>de</strong>s du milieu, théorisés sous le nom <strong>de</strong> Camp.<br />
Pour définir brièvement cette notion avant <strong>de</strong> l’abor<strong>de</strong>r plus longuement, le Camp est un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
lecture fondé sur la parodie au sens le plus large <strong>de</strong> reprise ; il fonctionne selon un double niveau<br />
97
<strong>de</strong> codage, <strong>de</strong>stiné à exclure les non initiés, sans effacer le niveau <strong>de</strong> lecture immédiat ou littéral,<br />
compréhensible par tous.<br />
Quelle politique?<br />
Rappelons que la culture homosexuelle traverse à cette époque un moment charnière: encore<br />
illégale, l'homosexualité <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en plus visible à New York, capitale artistique <strong>de</strong>s Etats-<br />
Unis, drainant <strong>de</strong> jeunes homosexuels <strong>de</strong> l'ensemble du pays, avant l'émergence et la prise <strong>de</strong><br />
relais <strong>de</strong> San Francisco, ville dans laquelle existe aussi un équivalent <strong>de</strong> l’esthétique Ridicule,<br />
autour notamment <strong>de</strong>s Cockettes et du Palace Theater 52 . C'est en raison <strong>de</strong> la visibilité croissante<br />
<strong>de</strong> cette culture homosexuelle, <strong>de</strong> fait tolérée, que la réaction policière du maire <strong>de</strong> New York en<br />
juin 1969 paraîtra d'autant plus insupportable et anachronique. <strong>Le</strong>s émeutes <strong>de</strong> Stonewall (du<br />
nom d'un bar homosexuel new-yorkais où une <strong>de</strong>scente <strong>de</strong> police avait été accueillie par la colère<br />
<strong>de</strong>s clients), qui conduiront à la légalisation <strong>de</strong> l'homosexualité et à l'affirmation d'un<br />
militantisme gay, ont donc lieu au début <strong>de</strong> la carrière <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. Ce qui ne veut pas dire qu'il<br />
faille nécessairement voir une corrélation entre une Histoire à laquelle <strong>Ludlam</strong> est directement<br />
confrontée et son reflet dans l'oeuvre. L'hypothèse mérite d'être posée et la coïnci<strong>de</strong>nce<br />
chronologique est tentante; mais s'il y a bien évolution esthétique et rupture dramaturgique en<br />
1970, les changements dans le traitement <strong>de</strong>s références homosexuelles ne semblent pas notables.<br />
<strong>Ludlam</strong> lui-même ne commente pas les événements, plaçant son discours dans un domaine<br />
résolument extra-politique. Il ne faut pas minimiser non plus la violence <strong>de</strong> ces années (débuts <strong>de</strong><br />
l'engagement au Vietnam, qui culmine en 1968 avec les manifestations étudiantes; mouvement<br />
pour les droits civiques), qui trouve à s'exprimer non seulement dans <strong>de</strong>s spectacles politiques <strong>de</strong><br />
52 Voir notamment le documentaire <strong>de</strong> David Weissman, The Cockettes. New York: Strand Releasing. 2003, pour<br />
une histoire du groupe et <strong>de</strong> ses relations avec la scène new-yorkaise.<br />
98
type brechtien, voire plus ouvertement militants, mais aussi dans <strong>de</strong>s formes émergentes comme<br />
le performance art ou tout simplement dans <strong>de</strong>s pièces présentant <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> violence non<br />
i<strong>de</strong>ntifiées. Si l'on veut prendre la mesure <strong>de</strong> l'apolitisme relatif <strong>de</strong>s œuvres Ridicules, il est<br />
nécessaire <strong>de</strong> comparer celles-ci au <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> violence <strong>de</strong>s autres. Surtout, dans un mouvement<br />
tiraillé à ses débuts entre <strong>de</strong>s personnalités en conflit (John Vaccaro, Ronald Tavel et <strong>Charles</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> se disputant la direction du groupe), désorganisé sous tous points <strong>de</strong> vue, y compris sur<br />
scène (il n'est pas rare qu'un spectateur monte sur le plateau et intervienne à l'improviste, ou qu'un<br />
acteur prolonge sur scène un différend initié en coulisse), il est difficile <strong>de</strong> retracer l'origine du<br />
chaos. Reflet d'une situation politique ou mise en miroir <strong>de</strong> querelles internes? Certainement les<br />
<strong>de</strong>ux à la fois et en même temps pas du tout et autre chose. Prenons l'exemple <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième<br />
pièce <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, Conquest of the Universe. Il y a bien un parallèle établi entre l'expansionnisme<br />
américain et la mégalomanie du « Prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la Terre » Tamberlaine, mais s'il fallait lire la<br />
pièce comme une œuvre brechtienne, cela obligerait à renouveler la définition <strong>de</strong> cette <strong>de</strong>rnière et<br />
à passer outre d'autres dimensions <strong>de</strong> l'œuvre, qui brouillent la lecture politique au premier <strong>de</strong>gré.<br />
La dimension grotesque oriente ainsi la lecture vers une allégorie du pouvoir proche <strong>de</strong> l'Ubu Roi<br />
<strong>de</strong> Jarry; les références à la dramaturgie élisabéthaine, ne serait-ce que dans la reprise du<br />
personnage <strong>de</strong> Tamerlan et <strong>de</strong> passages verbatim tirés <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> Marlowe, renvoient à<br />
l'hypotexte et créent un jeu intertextuel intra-esthétique. D'autre part, le sous-titre <strong>de</strong> la pièce,<br />
“When Queens Colli<strong>de</strong>”, fait référence aussi bien au sujet <strong>de</strong> la pièce (le héros Tamburlaine est<br />
homosexuel et contraint ses ennemis défaits à une forme d’esclavage sexuel) qu’à une querelle<br />
interne au milieu Ridicule.<br />
<strong>Ludlam</strong> a l’occasion <strong>de</strong> rejoindre le groupe Ridicule au moment <strong>de</strong> son installation à Manhattan,<br />
en partie parce que celui-ci, en phase <strong>de</strong> constitution, est ouvert aux étrangers, et aussi parce qu’il<br />
partage certaines <strong>de</strong> ses orientations esthétiques, notamment une fascination pour le cinéma, ainsi<br />
99
que le contrôle du système <strong>de</strong> signes homosexuels - les <strong>de</strong>ux allant d’ailleurs largement<br />
ensemble. En revanche, le Ridicule sous sa forme <strong>de</strong> départ dévie largement <strong>de</strong>s objectifs<br />
théâtraux mo<strong>de</strong>rnistes dont <strong>Ludlam</strong> avait reconnu l’incarnation rêvée dans les travaux du Living<br />
Theatre d'avant l'exil européen.<br />
Cinéma et/ou théâtre?<br />
L’orientation théâtrale du Ridicule est acci<strong>de</strong>ntelle : un scénario <strong>de</strong> Ronald Tavel, collaborateur<br />
fréquent d’Andy Warhol, est refusé par une superstar <strong>de</strong> la Factory. R. Tavel déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> mettre son<br />
œuvre en scène au lieu <strong>de</strong> la tourner. La distinction entre théâtre et cinéma est peu problématisée,<br />
le passage étant posé comme une évi<strong>de</strong>nce, entraînant <strong>de</strong> simples différences <strong>de</strong> réalisation<br />
technique. Il est vrai que l’écriture <strong>de</strong> R. Tavel pour le cinéma est elle-même très théâtralisée,<br />
notamment grâce au recours fréquent à l’autoréférentialité et à l’adresse directe à la caméra<br />
spectatrice. La théâtralité ressort aussi par défaut, en raison du renoncement à l’exploitation <strong>de</strong>s<br />
possibilités techniques du médium cinématographique (montage quasiment absent, remplacé par<br />
<strong>de</strong> longs plans séquences, caméra fixe, qu'on trouve par exemple dans The Chelsea Girls). Quant<br />
à la simulation qui constituerait le cinéma par opposition à la présence vivante <strong>de</strong> l’acteur au<br />
théâtre, il faudrait encore réussir à convaincre les disciples <strong>de</strong> Warhol que la mise en valeur <strong>de</strong> la<br />
superstar doit cé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>vant le principe <strong>de</strong> réalité du théâtre. Cela exigerait d’abandonner au<br />
contraire la croyance en la réalité supérieure <strong>de</strong> la capture en gros plan et du regard réflexif <strong>de</strong> la<br />
caméra, quasiment impossible au théâtre, sauf par analogie au cinéma. <strong>Ludlam</strong> a lui-même une<br />
connaissance encyclopédique du cinéma, notamment du répertoire américain <strong>de</strong>s années<br />
quarante, largement partagée par les gens <strong>de</strong> sa génération.<br />
100
Une entreprise <strong>de</strong> recyclage<br />
L’utilisation <strong>de</strong> cette matière, à travers un programme <strong>de</strong> recyclage culturel, est un <strong>de</strong>s axes<br />
principaux du Ridicule. Sans abandonner sa dimension politique, le théâtre est envisagé comme<br />
un site d’exhibition <strong>de</strong> la marge, espace-refuge donnant en spectacle ce qui a cessé d'être vu ou<br />
visible - car trop daté, trop médiocre, trop audacieux. Bien que le Ridicule se serve d'une matière<br />
elle-même souvent (mais pas toujours) médiocre, il faut distinguer sa démarche du discours<br />
souvent conformiste, voyeuriste, voire rétrogra<strong>de</strong> <strong>de</strong>s esthétiques qu'il reprend. C'est bien là<br />
l'objet <strong>de</strong> l'inconfort que le Ridicule crée; une provocation esthétique qui n'est plus, comme pour<br />
les avant-gar<strong>de</strong>s du début du siècle, un retour au primitif (infantilisme ou exotisme <strong>de</strong>s peuples<br />
« premiers ») mais la reprise d'une culture encore proche, quoiqu'inacceptable culturellement. Au<br />
moment où les œuvres <strong>de</strong>s avant-gar<strong>de</strong>s du premier vingtième siècle entrent au musée, le postulat<br />
Ridicule présente toutes les conditions pour se voir qualifié <strong>de</strong> lowbrow - échelon le plus bas dans<br />
la hiérarchie culturelle américaine (nous reviendrons sur la distinction et son importance dans la<br />
constitution <strong>de</strong>s évaluations culturelles au chapitre 4). Bien qu’il y ait retour <strong>de</strong> la fable -<br />
c’est l’un <strong>de</strong>s sens <strong>de</strong> la démarche, <strong>de</strong> cet « au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong> » qui refuse la structure<br />
circulaire <strong>de</strong> son prédécesseur -, celle-ci n’est pas un retour en arrière. C’est toujours le<br />
scepticisme envers la fable qui est mis en scène à travers la reprise <strong>de</strong> la fable, qui semble alors<br />
tourner à vi<strong>de</strong>. <strong>Le</strong>s personnages d'En attendant Godot cherchaient inlassablement <strong>de</strong>s numéros<br />
dérisoires à mettre en scène; les personnages Ridicules les ont trouvés et font comme si tout<br />
s'enchaînait impeccablement, malgré l'ennui diffus, suggéré mais non explicité. On tourne en<br />
rond, mais on cesse simplement <strong>de</strong> le montrer. Ou pour reprendre l'expression canonique <strong>de</strong>s<br />
comédies musicales mises en abyme (genre à part entière), “the show must go on”, avec le<br />
sourire mais les <strong>de</strong>nts qui grincent. Pourquoi interpréter ce retour à la fable comme une avancée<br />
101
et non un retour complaisant? D'abord, et c'est le sens <strong>de</strong> la démarche <strong>de</strong> R. Tavel, parce que la<br />
réflexivité pure <strong>de</strong> l'absur<strong>de</strong> ne convient pas à l'expression d'une vision du mon<strong>de</strong> vernaculaire.<br />
L'absur<strong>de</strong>, dont il existe cependant <strong>de</strong>s manifestations notables aux États-Unis, y compris en<br />
conjonction avec l'expression d'une sensibilité homosexuelle (voir l'exemple d'Edward Albee et<br />
<strong>de</strong> Who's Afraid of Virginia Woolf? développé dans le chapitre 1), est jugé à la fois dépassé et<br />
trop européen. <strong>Le</strong> rapport à l’américanité du Ridicule est ainsi envisagé en relation à la<br />
dépendance vis-à-vis du récit, du mythe. La possibilité ou non d’en sortir, lorsque l'on met en<br />
question la validité <strong>de</strong> ces fictions, dépend moins <strong>de</strong> l'abandon que <strong>de</strong> la compréhension <strong>de</strong> leurs<br />
contraintes. La subversion passe donc par la reproduction, par un mimétisme dérangeant, car<br />
dangereusement proche <strong>de</strong> l'original.<br />
Gay ou Queer?<br />
<strong>Le</strong>s interrogations du Ridicule rejoignent en cela les préoccupations <strong>de</strong> la scène théâtrale<br />
expérimentale <strong>de</strong> l’époque, mais sans accepter l’intégration ouverte du politique à sa poétique.<br />
Dans le contexte <strong>de</strong> l’émergence d’un théâtre homosexuel, le Ridicule choisit une direction non<br />
militante, voire exclut la représentation du personnage homosexuel, au nom du rejet du réalisme<br />
et du naturalisme. On assiste à proprement parler, dans le cas <strong>de</strong> New York, à une renaissance du<br />
théâtre exploitant ouvertement la codification du Camp, après une première pério<strong>de</strong> allant <strong>de</strong> la<br />
fin du dix-neuvième siècle au retour à l’ordre moral correspondant à la fin <strong>de</strong> la Prohibition.<br />
Comme le montre George Chauncey dans son étu<strong>de</strong> socio-historique Gay New York : Gen<strong>de</strong>r,<br />
Urban Culture, and the Making of the Gay Male World, 1890-1940 (1994), la vitalité <strong>de</strong>s<br />
pratiques artistiques homosexuelles était élevée, connue et visible, sans toutefois donner lieu à un<br />
militantisme alors inconcevable. <strong>Le</strong> Ridicule commence certes à un moment où l’homosexualité<br />
est encore criminalisée, mais peu après, les émeutes <strong>de</strong> Stonewall en 1969 et les réformes<br />
102
ultérieures mettant fin à son illégalité ne semblent pas avoir déclenché <strong>de</strong> réorientations<br />
esthétiques majeures. En revanche, il y a bien développement en parallèle d’un militantisme<br />
théâtral gay, passant par la représentation réaliste du héros homosexuel. L’hypothèse d’une<br />
transmission orale <strong>de</strong> ces co<strong>de</strong>s paraît tout à fait envisageable - notamment au regard d’allusions<br />
que fait <strong>Ludlam</strong> dans ses pièces -, et cela d’autant plus qu’un écart <strong>de</strong> seulement une trentaine<br />
d’années sépare la fin <strong>de</strong> la première pério<strong>de</strong> et les débuts du dramaturge. S’il peut paraître<br />
anachronique <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> théâtre queer, au sens d’une mise en question <strong>de</strong> la représentation <strong>de</strong>s<br />
différences sexuelles débarrassée à la fois du « trope du placard » et <strong>de</strong>s revendications<br />
i<strong>de</strong>ntitaires, on est tout <strong>de</strong> même du côté d’un théâtre résolument proto-queer 53 . <strong>Le</strong> mot est<br />
pourtant utilisé bien plus tôt : c’est ainsi sous ce terme que Stefan Brecht théorise un corpus<br />
majoritairement Ridicule à la fin <strong>de</strong>s années soixante-dix, dans son ouvrage Queer Theatre. Au-<br />
<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la référence à l’orientation sexuelle <strong>de</strong>s praticiens, le terme <strong>de</strong> S. Brecht vise surtout à<br />
souligner la distanciation inhérente à cette esthétique et renvoie en filigrane à l’origine<br />
étymologique du queer, constitué comme étrangeté. La définition <strong>de</strong> queer donnée par S. Brecht<br />
correspond en fait plus ou moins à celle du Ridicule, mais comprend aussi <strong>de</strong>s artistes qui n’en<br />
revendiquent pas explicitement l’appartenance et conduisent néanmoins une recherche proche <strong>de</strong><br />
ses principes (le cinéaste John Waters, Andy Warhol). S. Brecht ne distingue pas entre queer et<br />
gay, dont la séparation actuelle appliquée à l’art correspondrait à une distinction entre adoption<br />
<strong>de</strong> co<strong>de</strong>s homosexuels (médiation) et représentation <strong>de</strong> l’homosexualité (immédiateté ou codage<br />
minimal). <strong>Ludlam</strong> effectue lui-même cette distinction au théâtre (voir en particulier la section<br />
“Gay Theatre” dans S. Samuels, Scourge…, op. cit., 228-33), qui a peu <strong>de</strong> rapport avec<br />
l’évolution historique <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mots. Peut-être est-ce à la suite <strong>de</strong> la définition <strong>de</strong> S. Brecht que<br />
53 Nous nous réfèrons ici à la thèse <strong>de</strong> Xavier <strong>Le</strong>moine, « Naissance et développement du théâtre queer aux USA »<br />
(doctorat en étu<strong>de</strong>s anglaises, dir. Marie-Claire Pasquier, <strong>Paris</strong> X - Nanterre, 2001). X. <strong>Le</strong>moine date l’émergence du<br />
théâtre queer du début <strong>de</strong>s années quatre-vingt-dix, tout en en retraçant les prémisses dans les décennies précé<strong>de</strong>ntes.<br />
103
le terme <strong>de</strong> théâtre queer en est venu à exclure la représentation non médiée <strong>de</strong> l’homosexualité<br />
sur scène. (S. Brecht distingue en fait “faggot theatre” et “gay theatre” : le premier terme, très<br />
péjoratif, est réservé à une esthétique <strong>de</strong> l’apitoiement, le <strong>de</strong>uxième à celle <strong>de</strong> l’affirmation<br />
intransigeante <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité homosexuelle. Mais dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas<br />
représentation directe <strong>de</strong> l’homosexuel - il s’agit plutôt d’une différence <strong>de</strong> qualité et <strong>de</strong> mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
traitement, que recouvre le terme <strong>de</strong> queer. Voir S. Brecht, Queer…, op. cit., 111). La définition<br />
actuelle semble bien plus difficile à démêler : le queer est aujourd’hui très fortement associé au<br />
militantisme dans la société civile, tout en ayant pris un sens plus large dans le champ<br />
académique, allant parfois jusqu’à désigner toute forme <strong>de</strong> marginalisation (sexuelle, mais aussi<br />
raciale, sociale…) et à partir <strong>de</strong> l’épidémie <strong>de</strong> SIDA, le théâtre a vu remettre en question la<br />
séparation stricte entre les <strong>de</strong>ux esthétiques - pensons à Angels in America (1992), dont les<br />
personnages homosexuels résistent au désespoir en perpétuant l’humour noir <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s du<br />
Camp : il y a dans ce memento mori à la fois mise à distance et renvoi à l’i<strong>de</strong>ntité commune <strong>de</strong>s<br />
victimes <strong>de</strong> la maladie. Il serait difficile <strong>de</strong> définir la pièce en fonction d’une séparation souvent<br />
présentée comme exclusive. Notons que Tony Kushner reconnaît la filiation du Ridicule à travers<br />
<strong>Ludlam</strong> et John Vaccaro.<br />
<strong>Le</strong> Ridicule : décomposition, libération, expérimentation<br />
L’entreprise <strong>de</strong> distanciation menée par le Ridicule opère par décomposition systématique <strong>de</strong>s<br />
genres, styles, thèmes et objets culturels existants. En présentant une vision mortifère <strong>de</strong>s<br />
artefacts culturels - brisés, exilés, putréfiés -, le Ridicule effectue un déplacement du sens<br />
d’origine, et resémantise sa cible, sans toutefois offrir d’interprétation <strong>de</strong> rechange claire. À ses<br />
débuts, le fonctionnement esthétique du Ridicule obéit à un processus nihiliste d’évi<strong>de</strong>ment - le<br />
sens tenant tout entier dans la manifestation <strong>de</strong> son retrait. Ce programme est en cela proche <strong>de</strong><br />
104
celui <strong>de</strong>s avant-gar<strong>de</strong>s historiques <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>ux-guerres, en particulier <strong>de</strong> Dada, ou du<br />
surréalisme. On en retrouve <strong>de</strong>s traces évi<strong>de</strong>ntes dans la recherche d’une rupture radicale avec<br />
l’idéal du bien fait, qui conduit au développement d’une anti-technique, d’une maîtrise à rebours<br />
<strong>de</strong>s conventions données pour vérité. Plus qu’une exaltation du sublime par libération <strong>de</strong>s<br />
contraintes normatives <strong>de</strong> la beauté, on est en présence d’une attaque contre la médiocrité <strong>de</strong> la<br />
culture américaine, contre son formatage industriel et prévisible - qui n’épargne pas les<br />
boursouflures <strong>de</strong> la culture bourgeoise masquant sa vacuité sous un voile <strong>de</strong> sérieux.<br />
Comment interpréter la rupture?<br />
Ce projet <strong>de</strong> négation méthodique ne correspond pas tout à fait à l’objectif premier <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>,<br />
plus proche <strong>de</strong> l’expérimentation mo<strong>de</strong>rniste qu’avant-gardiste, si l’on reprend la distinction<br />
qu'en donne l’historien Matei Calinescu :<br />
En France, en Italie, en Espagne, et dans d’autres pays européens, l’avant-gar<strong>de</strong>, malgré<br />
ses objectifs éclectiques et souvent contradictoires, tend à être regardée comme la forme<br />
<strong>de</strong> négativité artistique la plus radicale - l’art lui-même étant sa première victime. Quant<br />
au mo<strong>de</strong>rnisme, dont le sens varie certes selon la langue et selon les auteurs, il ne renvoie<br />
jamais à l’idée <strong>de</strong> négation universelle et hystérique si caractéristique <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong>.<br />
L’anti-traditionnalisme du mo<strong>de</strong>rnisme est souvent subtilement traditionnel. 54<br />
Il s’agit alors <strong>de</strong> s’interroger sur la nature du revirement accompli par <strong>Ludlam</strong>. A-t-on affaire à<br />
une remise en question absolue <strong>de</strong> ses certitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> départ, ébranlées par la découverte <strong>de</strong><br />
possibilités nouvelles ? L’hypothèse, au regard <strong>de</strong> son enthousiasme très modéré pour les<br />
premiers spectacles du mouvement Ridicule, semble peu crédible. Il paraît plus pertinent <strong>de</strong><br />
54<br />
Matei Calinescu. Faces of Mo<strong>de</strong>rnity : Avant-Gar<strong>de</strong>, Deca<strong>de</strong>nce, Kitsch. Bloomington et Londres : University of<br />
Indiana Press. 1977. 140.<br />
105
postuler le développement d’une tendance négligée mais déjà présente dans la réflexion préalable<br />
<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. Son contact avec le Ridicule lui permet d’élaborer une réflexion particulière en ce<br />
sens, en partie par imitation, en partie en réponse aux contraintes existantes. Comment est-il<br />
légitimement envisageable <strong>de</strong> prétendre accé<strong>de</strong>r à l’anti-art en ayant connaissance du corpus<br />
Dada ou surréaliste, à une époque où cette forme d'anti-art a été acceptée comme art ? <strong>Le</strong><br />
nihilisme revendiqué est alors plus proche <strong>de</strong> la relecture, du renouvellement <strong>de</strong>s modèles déjà<br />
familiers - ce qui permet <strong>de</strong> surcroît d’oeuvrer en connaissance <strong>de</strong> cause, et d’élaborer plus<br />
rapi<strong>de</strong>ment une anti-technique sophistiquée.<br />
Il y a malgré tout nouveauté indéniable dans la spécificité et la quasi-exclusivité du médium pris<br />
pour cible, le cinéma. Au moment <strong>de</strong>s débuts du Ridicule, celui-ci a presque totalement éclipsé le<br />
théâtre comme référence culturelle aux Etats-Unis, tant d’un point <strong>de</strong> vue esthétique que<br />
thématique. Faire théâtre du cinéma <strong>de</strong>vient un geste plus signifiant qu’à l’époque <strong>de</strong>s avant-<br />
gar<strong>de</strong>s historiques, où les <strong>de</strong>ux media faisaient l’objet d’une réflexion théorique commune et<br />
d’expérimentations, mais sans qu’un socle culturel commun fasse <strong>de</strong>s références<br />
cinématographiques une évi<strong>de</strong>nce. De plus, le caractère visuel du cinéma permet <strong>de</strong> rendre au<br />
théâtre cet aspect essentiel qu'il a souvent perdu - contrairement à Broadway, où le bavardage est<br />
<strong>de</strong> mise, mais aussi aux avant-gar<strong>de</strong>s historiques, où c'est encore le modèle du texte dramatique<br />
comme fondation du spectacle qui prévaut, même si celui-ci peut aussi être détourné (l'exemple<br />
extrême étant celui <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> Beckett, qui intègrent une véritable mise en scène,<br />
contraignante, aux paroles proprement dites, quand il y en a). Non que le cinéma ne puisse à son<br />
tour emprunter la même voie verbale ou verbeuse; notons donc, pour éloigner le doute, la large<br />
place faite au répertoire muet par les auteurs Ridicules.<br />
Dans un contexte d’expérimentations généralisées - et d’usurpation du terme : qui oserait se<br />
réclamer <strong>de</strong> l’arrière-gar<strong>de</strong> ? -, il faut dégager l’originalité <strong>de</strong> la proposition Ridicule par rapport<br />
106
à l’offre existante, théâtrale mais aussi pluridisciplinaire. Sachant qu’on a affaire davantage a une<br />
sensibilité qu’à un mouvement, il est nécessaire <strong>de</strong> proposer un aperçu <strong>de</strong>s variations internes,<br />
afin <strong>de</strong> définir la position spécifique <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. Bien qu'il revendique la paternité du genre<br />
(« J’ai dû créer le genre entier tout seul » (“I had to basically go and create the entire genre for<br />
myself”) (Samuels 1992, 15)), gardons-nous <strong>de</strong> le croire sur parole et <strong>de</strong> confondre jugement<br />
poétique détaché et positionnement stratégique face à <strong>de</strong>s rivaux. Sans vouloir non plus<br />
minimiser l'apport <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, il est nécessaire au préalable d'examiner <strong>de</strong> plus près l'œuvre<br />
d'auteurs comme R. Tavel ou Jack Smith. On comprendra mieux ainsi ce qu'il en retire, ce qu'il<br />
en fait et, s'il dit vrai, comment il se distingue radicalement d'eux. À partir <strong>de</strong> là, il <strong>de</strong>vient<br />
possible <strong>de</strong> discerner les contours d’une poétique théâtrale et dramaturgique personnelle. Ses<br />
tenants sont apparemment provisoires et mouvants: <strong>Ludlam</strong> sépare en effet ses pièces en <strong>de</strong>ux<br />
pério<strong>de</strong>s distinctes, le moment « épique » (1966-1969), suivi du retour à la pièce « bien faite »<br />
(1970-1987). Là encore, il s'agira <strong>de</strong> s'interroger sur la pertinence et la portée <strong>de</strong> cette séparation<br />
sur laquelle <strong>Ludlam</strong> insiste si fortement. Bien qu’il commente peu la continuité <strong>de</strong> son œuvre,<br />
préférant marquer la séparation, il ne renie pas pour autant la première pério<strong>de</strong>, inscrite <strong>de</strong> fait au<br />
répertoire du Ridicule, mais jamais reprise par sa troupe <strong>de</strong> son vivant. Cet aspect <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
exploration, tant la parenté et les résurgences <strong>de</strong> la première pério<strong>de</strong> semblent manifestes après la<br />
rupture, qui reste malgré tout i<strong>de</strong>ntifiable.<br />
107
2.1 Déviations<br />
Dès son installation à Manhattan en 1965, <strong>Ludlam</strong> rejoint les cercles <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> et<br />
intègre le mouvement Ridicule alors en formation. <strong>Le</strong> Living Theatre, modèle premier, est alors<br />
en exil en Europe après la fermeture forcée <strong>de</strong> son théâtre en 1963. La compagnie change au<br />
même moment d’orientation, abandonnant l’engagement purement esthétique pour une ouverture<br />
plus explicite au militantisme politique. Cette nouvelle phase, <strong>Ludlam</strong> en prend sans doute<br />
connaissance dès le virage <strong>de</strong> 1963 avec The Brig <strong>de</strong> Kenneth Brown, bien qu'il ne commente pas<br />
ce spectacle en particulier. Arrêtons-nous un instant sur ce spectacle. Texte dramatique en<br />
théorie, The Brig raconte une journée dans un camp <strong>de</strong> prisonniers militaires; les paroles sont<br />
hurlées, difficilement discernables (comme l'on s'en rendra compte en visionnant la version <strong>de</strong><br />
Jonas Mekas filmée dans le style « cinéma-vérité »). L'action s'organise autour <strong>de</strong>s rapports entre<br />
les officiers et les militaires <strong>de</strong> base, entre ceux qui ont la parole et ceux qui en sont privés. C'est<br />
donc l'aspect visuel qui prédomine. C'est le premier spectacle véritablement « artaudien » du<br />
Living Theatre. (La première traduction d'Artaud n'est publiée aux Etats-Unis qu'en 1958; le<br />
spectacle précé<strong>de</strong>nt, The Connection, commenté au chapitre 1, était encore d'esprit piran<strong>de</strong>llien.)<br />
Tout est fait pour qu'il y ait cette fois non pas confusion entre réalité et fiction comme dans The<br />
108
Connection, mais impression <strong>de</strong> réalité et retrait <strong>de</strong> la fiction. <strong>Le</strong>s métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> répétition et le<br />
traitement <strong>de</strong>s acteurs reproduisent l'entraînement <strong>de</strong>s Marines; il y a recherche d'une<br />
correspondance entre l'acteur et le personnage, non par la voie d'une investigation psychologique,<br />
comme dans la Métho<strong>de</strong>, mais par incarnation externe, partant <strong>de</strong> la dimension corporelle (Judith<br />
Malina fait explicitement référence à la biomécanique <strong>de</strong> Meyerhold 55 ). Avant l'ouverture à la<br />
participation du public dans Paradise Now et à l'abandon du texte dramatique en faveur <strong>de</strong> la<br />
création collective, le Living donne à voir une œuvre rappelant étrangement le naturalisme fin <strong>de</strong><br />
siècle, quand celui-ci était encore une avant-gar<strong>de</strong>: présence rigi<strong>de</strong> du quatrième mur (matérialisé<br />
dans le spectacle par les grilles séparant la prison <strong>de</strong> la salle), retrait apparent du discours<br />
esthétique et illusion <strong>de</strong> non-artifice dans une volonté <strong>de</strong> choquer, <strong>de</strong> déstabiliser le public - le<br />
propos du Living étant tout <strong>de</strong> même déjà politique, visant à dénoncer les méfaits d'une certaine<br />
discipline militaire, en pleine guerre du Vietnam. <strong>Le</strong> Living à partir <strong>de</strong> The Connection et a<br />
fortiori après le retour du groupe à New York en 1968, est moins proche <strong>de</strong>s ambitions <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong>, même si son admiration pour le travail <strong>de</strong> la compagnie ne paraît pas diminuée.<br />
Relevons surtout au passage que le discours sur Artaud, qui <strong>de</strong>vient un lieu commun dans l'avant-<br />
gar<strong>de</strong> à partir du début <strong>de</strong>s années 1960, n'est pas i<strong>de</strong>ntifiable, explicitement ou même<br />
allusivement, dans la rhétorique Ridicule. Encore faut-il distinguer entre le discours <strong>de</strong>s<br />
praticiens qui se réclament d'Artaud et ses manifestations scéniques. Il est <strong>de</strong> même possible <strong>de</strong><br />
commenter l'esthétique Ridicule, surtout celle <strong>de</strong> la première pério<strong>de</strong>, en faisant intervenir<br />
Artaud, et <strong>de</strong> retrouver un lien entre <strong>de</strong>s œuvres qui ne semblent pas partager <strong>de</strong> traits poétiques<br />
<strong>de</strong> manière évi<strong>de</strong>nte. Nous le ferons quand un rapprochement s'avérera pertinent, sans exagérer<br />
l'impact d'Artaud, dont les propositions sont somme toute assez vagues, sans vouloir non plus<br />
55 Texte <strong>de</strong> juillet 1964, non publié, reproduit à l'adresse suivante: http://the-brig.blogspot.com/2006/09/directingbrig-by-judith-malina.html.<br />
(disponible en ligne au 23 juin 2008)<br />
109
minimiser son importance dans la pensée du théâtre américain <strong>de</strong> cette époque. Ce virage militant<br />
du Living, accompagné d'un discours artistique utopique, trouve un écho dans une partie <strong>de</strong><br />
l'avant-gar<strong>de</strong> 56 .<br />
Un tournant critique<br />
L'arrivée <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> à New York coïnci<strong>de</strong> aussi avec un moment pivot dans l'historiographie du<br />
théâtre américain : la scène expérimentale sort en effet progressivement <strong>de</strong> l’ignorance dans<br />
laquelle la critique l’avait jusque-là généralement tenue. La revue spécialisée sans doute la plus<br />
influente, The Tulane Drama Review (TDR), publie en 1966 un plaidoyer du critique Michael<br />
Smith, du Village Voice. 57 Cet hebdomadaire <strong>de</strong> quartier, aujourd'hui reconnu pour son travail<br />
critique pionnier, n'avait pas l'aura intellectuelle <strong>de</strong> TDR et surtout n'était pas diffusé en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong><br />
la ville <strong>de</strong> New York. Appelant la rédaction <strong>de</strong> TDR à reconsidérer sa position d’exclusion, au<br />
regard <strong>de</strong> la qualité <strong>de</strong>s innovations, Michael Smith donne le départ d'une réévaluation critique<br />
qui ne s'est toujours pas remise <strong>de</strong> la négligence originelle. (<strong>Le</strong> Living Theatre et ses émules<br />
oeuvraient alors, rappelons-le, <strong>de</strong>puis presque vingt ans; le Living fait l'objet d'une présentation<br />
approfondie dans TDR pour la première fois en 1962, c'est-à-dire au moment du tournant<br />
artaudien; la première partie <strong>de</strong> son œuvre reste encore méconnue au regard <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong>). <strong>Le</strong><br />
rédacteur en chef <strong>de</strong> TDR, Richard Schechner, enseignant à l'université <strong>de</strong> Tulane en Louisiane,<br />
avait jusqu'alors refusé ce qu'il considérait comme du théâtre amateur, préférant réserver la<br />
56 On se référera en particulier à la première partie <strong>de</strong> l’ouvrage <strong>de</strong> Marie-Claire Pasquier, « La gran<strong>de</strong> explosion <strong>de</strong>s<br />
années soixante » (Pasquier, 1978). La division chronologique met en valeur l’orientation militante <strong>de</strong> la première<br />
pério<strong>de</strong>, par opposition au repli formaliste <strong>de</strong> la décennie suivante : si l’on laisse <strong>de</strong> côté le phénomène <strong>de</strong>s<br />
happenings, les compagnies étudiées ont un discours ouvertement politisé (Living Theatre, Bread and Puppet, Teatro<br />
Campesino et le mouvement du théâtre noir).<br />
57<br />
Michael Smith. “The Good Scene: Off Off-Broadway”. The Tulane Drama Review. Vol. 10, No. 4 (été 1966).<br />
159-76.<br />
110
éflexion aux groupes professionnels. Autant dire que dans ces conditions, la revue s'intéressait<br />
davantage aux expérimentations européennes qu'américaines; la ligne éditoriale favorisait <strong>de</strong><br />
surcroît presque exclusivement la dramaturgie. M. Smith avance que le mouvement qu'on nomme<br />
à partir <strong>de</strong> 1960 « Off-Off-Broadway », cette pratique du « théâtre sans théâtres », est caractérisé<br />
par son indépendance à l’égard <strong>de</strong>s réglementations professionnelles et a les moyens d’innover<br />
par défaut, justement parce que l’organisation du théâtre est « inadaptée » à l’expérimentation.<br />
Tout en ayant conscience <strong>de</strong>s revers <strong>de</strong> la permissivité, manifestée par la gran<strong>de</strong> inégalité <strong>de</strong><br />
l’offre, M. Smith distingue et documente le parcours prometteur <strong>de</strong> plusieurs personnalités et<br />
groupes. Faisant <strong>de</strong> nécessité vertu, le manque <strong>de</strong> moyens est jugé non comme un frein mais<br />
comme une incitation à l’imagination artistique. M. Smith situe l’origine du phénomène Off-Off-<br />
Broadway dans les lectures accueillies par les cafés, avant <strong>de</strong> se développer à plus gran<strong>de</strong> échelle,<br />
<strong>de</strong> donner lieu à <strong>de</strong> véritables mises en scène, et <strong>de</strong> se fixer autour <strong>de</strong> quatre lieux principaux :<br />
Caffè Cino (1960-1968), Judson Poets’ Theatre (1961-1981), La MaMa ETC (Experimental<br />
Theatre Club) (1962-) et Theatre Genesis (1964-1978). <strong>Le</strong>s quatre gran<strong>de</strong>s structures autour<br />
<strong>de</strong>squelles s’organise ce mouvement informel s’intéressent avant tout au dramaturge, et déjà<br />
certaines figures ont émergé, sont accueillies en rési<strong>de</strong>nce et voient leurs œuvres<br />
systématiquement montées (Doric Wilson, Claris Nelson, Paul Foster, Sam Shepard…).<br />
Pourquoi le Ridicule?<br />
Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que <strong>Ludlam</strong> ait préféré rejoindre un groupe en<br />
développement plutôt que <strong>de</strong>s structures établies quelques années auparavant, dans lesquelles il<br />
aurait été plus difficile <strong>de</strong> trouver sa place. Contrarié dans sa carrière d’acteur à l'université,<br />
<strong>Ludlam</strong> s’obstine dans cette direction, et met d’abord <strong>de</strong> côté ses ambitions dramaturgiques. Il est<br />
évi<strong>de</strong>mment pour lui exclu, étant donné ses exigences personnelles et l’improbabilité <strong>de</strong> sa<br />
111
éussite, <strong>de</strong> rejoindre le théâtre commercial, dont il connaît les contraintes à travers sa formation<br />
universitaire.<br />
L’adoption du Ridicule - à la fois mo<strong>de</strong>, genre, style, philosophie et credo esthétique, qu’il faudra<br />
tenter <strong>de</strong> définir - par <strong>Ludlam</strong>, passe par la pratique du jeu avant l'écriture, qui intervient peu<br />
après. Dans sa première pièce écrite pour le groupe, Big Hotel, il tient le rôle principal. La limite<br />
entre jeu et écriture reste ténue, tant l’apport créatif <strong>de</strong>s acteurs et <strong>de</strong> l’improvisation scénique<br />
modèlent le texte définitif et orientent la vision dramaturgique, dans ce style <strong>de</strong> théâtre. <strong>Ludlam</strong><br />
est sans doute re<strong>de</strong>vable au fonctionnement poétique introduit par Ronald Tavel, quoiqu'il s'en<br />
défen<strong>de</strong> - reste à savoir dans quelle mesure, et à isoler les indices d’une déviation par rapport à ce<br />
modèle. Il est aussi nécessaire <strong>de</strong> réfléchir à la relation entre écriture et mise en scène, puisqu’on<br />
a affaire à un théâtre aussi spectaculaire qu’il est verbal. La première phase du Ridicule repose<br />
sur la collaboration entre R. Tavel et le metteur en scène John Vaccaro, qui envisage le texte <strong>de</strong><br />
théâtre comme matière première « prétexte » plus que comme œuvre achevée. La tension entre le<br />
style copieux, orné <strong>de</strong> R. Tavel et le traitement scénique brutal que lui fait subir J. Vaccaro,<br />
tendant à faire passer le texte au second plan, à créer les conditions <strong>de</strong> son inintelligibilité, est à la<br />
source <strong>de</strong> la définition du style Ridicule. Même une fois libre d'écrire pour sa propre compagnie,<br />
<strong>Ludlam</strong> continue tout au long <strong>de</strong> sa carrière à chercher à mettre en valeur cette tension première,<br />
à lui trouver <strong>de</strong>s solutions provisoires, sans l'étouffer. <strong>Ludlam</strong> choisit finalement d’effectuer une<br />
synthèse entre jeu, écriture et mise en scène, dont on tentera d’extraire les modalités particulières.<br />
En voulant présenter un panorama succinct <strong>de</strong>s figures centrales au Ridicule, il s’agira <strong>de</strong><br />
concentrer la réflexion autour <strong>de</strong>s personnalités avec lesquelles <strong>Ludlam</strong> s’est trouvé en contact<br />
direct, et ce jusqu’à sa rupture avec le groupe en 1967 et la formation subséquente <strong>de</strong> sa propre<br />
compagnie. Il est évi<strong>de</strong>nt que la carrière <strong>de</strong> ces praticiens dépasse <strong>de</strong> loin ce qui est ici présenté.<br />
Comme dans le cas <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, ces hommes <strong>de</strong> théâtre effectuent eux aussi <strong>de</strong>s réorientations<br />
112
esthétiques au cours <strong>de</strong> leur parcours, dont il n’est ici donné qu’une coupe transversale abrupte 58 .<br />
<strong>Le</strong>ur trajectoire est évoquée uniquement dans la mesure où elle croise <strong>de</strong> près ou <strong>de</strong> loin celle <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong>.<br />
2.1. a) <strong>Le</strong> Ridicule : éléments <strong>de</strong> définition<br />
Il est tentant <strong>de</strong> s’arrêter à une définition par défaut du Ridicule 59 . On retrouve dans la plupart <strong>de</strong>s<br />
ouvrages la même citation <strong>de</strong> R. Tavel, érigée arbitrairement en manifeste poétique. Celle-ci est<br />
cependant suffisamment vague pour permettre <strong>de</strong> rassembler <strong>de</strong>s personnalités diverses sous le<br />
même mot d’ordre ; mais elle n’est pas assez claire pour rendre compte <strong>de</strong> la position personnelle<br />
<strong>de</strong> son auteur et <strong>de</strong>s divergences au sein du même groupe, pris à tort pour un mouvement. La<br />
citation « Nous avons dépassé l’absur<strong>de</strong>. Notre position est absolument aberrante. » (“We have<br />
passed beyond the absurd. Our position is absolutely preposterous.”) apparaît dans le programme<br />
<strong>de</strong> la première pièce <strong>de</strong> R. Tavel écrite spécifiquement pour le théâtre, The Life of Lady Godiva<br />
58 <strong>Le</strong> Ridicule dans son ensemble mériterait une série <strong>de</strong> monographies. On a trop souvent pris l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
regrouper les participants comme s’il s’agissait d’un véritable mouvement, et d’opérer seulement quelques nuances<br />
schématiques entre eux. L’ouvrage <strong>de</strong> Stephen J. Bottoms, Playing…, op. cit., a ouvert la voie à une entreprise <strong>de</strong><br />
réévaluation <strong>de</strong> ce corpus, et offre <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> comparaison utiles ; mais les étu<strong>de</strong>s poétiques font encore défaut.<br />
59 Pour <strong>de</strong>s raisons pratiques, et parce que l’établissement <strong>de</strong> la filiation du terme n’est pas l’objet principal <strong>de</strong> ce<br />
travail, on s'en tiendra ici à une définition sélective et circonscrite chronologiquement : bien que la date <strong>de</strong><br />
l’invention <strong>de</strong> l’expression « <strong>Théâtre</strong> du Ridicule » soit sujette à caution, la formule a servi à définir l’esthétique <strong>de</strong><br />
la mise en scène <strong>de</strong>s premières pièces <strong>de</strong> R. Tavel, montées à partir <strong>de</strong> 1965. Quant aux participants, nous incluons<br />
tous ceux qui ont collaboré à un ou plusieurs spectacles <strong>de</strong> R. Tavel avant sa rupture avec John Vaccaro en 1967.<br />
Après quoi il n’est plus nécessaire <strong>de</strong> maintenir l’impression peu tenable d’une définition unique, puisqu’il y a<br />
scission en plusieurs groupes distincts, proposant chacun une vision i<strong>de</strong>ntifiable : un théâtre <strong>de</strong> texte pour R.Tavel,<br />
un théâtre <strong>de</strong> mise en scène pour J.Vaccaro, un théâtre total sans collaboration pour Jack Smith, et un théâtre<br />
d’acteurs pour <strong>Ludlam</strong>.<br />
113
(1966). <strong>Le</strong> spectacle a effectivement rassemblé les forces créatives majeures du premier<br />
Ridicule : en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> R. Tavel, on trouve le metteur en scène John Vaccaro, le créateur <strong>de</strong><br />
costumes Jack Smith (aussi, et surtout, connu pour son travail <strong>de</strong> cinéaste et d’artiste <strong>de</strong><br />
performance) et <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong>, acteur remarqué dans le rôle <strong>de</strong> Peeping Tom. Il n’est donc pas<br />
étonnant, dans ce contexte, que le « nous » employé par R. Tavel ait été perçu comme un objectif<br />
collectif - alors même que le groupe original est connu pour son incapacité à collaborer et sa<br />
tendance à se scin<strong>de</strong>r successivement. Souvent qualifiée <strong>de</strong> « post-absur<strong>de</strong> » sur la foi <strong>de</strong> cette<br />
définition, la position du Ridicule se nourrit du même constat désespérant que l’absur<strong>de</strong>, mais<br />
entretient une relation d’opposition avec ce <strong>de</strong>rnier dans les moyens d’expression <strong>de</strong> ce constat.<br />
L’objectif pour le Ridicule, c’est <strong>de</strong> mettre en danger l’auteur du jugement, à la fois responsable<br />
et victime. C’est ainsi qu’il faut entendre la formule <strong>de</strong> R. Tavel : « l’absolument aberrant » est<br />
une observation luci<strong>de</strong> mais subie, et c’est aussi une injonction poétique, peut-être inspiré <strong>de</strong><br />
l’absolument mo<strong>de</strong>rne rimbaldien. La relation d’opposition entre les termes épouse aussi la forme<br />
d’une tautologie apparente : absurd(e) et aberrant (preposterous) étant synonymes dans le<br />
langage courant, la proposition <strong>de</strong> R. Tavel semble illustrer la définition qu’il s’attache à donner,<br />
celle du ridicule : ce qui est risible - ajoutant au cercle <strong>de</strong> la tautologie un autre synonyme <strong>de</strong>s<br />
premiers, tout en introduisant l’idée d’un dédoublement schizophrène du point <strong>de</strong> vue : est<br />
ridicule ce qui fait rire, est ridicule celui qui rit. La réversibilité inscrite dans la définition<br />
(opposition/i<strong>de</strong>ntité, parallélisme/contradiction) illustre parfaitement la position du Ridicule à<br />
l’égard à la fois <strong>de</strong> l’émetteur et du <strong>de</strong>stinataire : la cible est toujours interne et externe, se joue<br />
dans un dialogue entre soi et le mon<strong>de</strong>, un rapport d’attachement/détachement. En termes<br />
esthétiques, l’équivalence posée marque à la fois un arrêt <strong>de</strong> l’évolution et un rejet <strong>de</strong> l’idée<br />
d’avancée en art, puisque le même semble donner naissance au même sous un autre nom. Enfin,<br />
le sens premier du mot renvoie à une attirance pour la marginalité, le dépassement <strong>de</strong>s normes<br />
114
(preposterous signifie littéralement inversion <strong>de</strong> l’ordre, et l’on retrouve dans la traduction que<br />
nous en proposons - aberrant - l’idée <strong>de</strong> déviation). Ce début <strong>de</strong> définition a tout <strong>de</strong> même<br />
l’avantage <strong>de</strong> clarifier quelque peu le rapport du Ridicule au genre <strong>de</strong> la comédie. L’équivalence<br />
hâtive entre ridicule et drôlerie rend mal compte d’une poétique qui exploite surtout un sous-<br />
genre <strong>de</strong> la comédie - si tant est qu’on puisse attribuer à celle-ci une i<strong>de</strong>ntité générique -, le<br />
grotesque.<br />
Bonnie Marranca a tenté une définition du Ridicule dans la courte préface d’un recueil <strong>de</strong> pièces<br />
publié en 1978, et révisé en 1998. <strong>Le</strong> titre <strong>de</strong> l’ouvrage est trompeur : loin d’amorcer une<br />
réflexion critique, la définition proposée est sommaire, et ressemble à l’énumération <strong>de</strong> clichés :<br />
Qu’est-ce que le Ridicule ? En voici une <strong>de</strong>scription possible: c’est une entreprise<br />
anarchique <strong>de</strong> minage <strong>de</strong>s catégories politiques, sexuelles, psychologiques et culturelles,<br />
qui se sert souvent <strong>de</strong> structures dramatiques parodiant <strong>de</strong>s formes littéraires classiques ou<br />
reprenant <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> divertissement populaires américaines, et qui fait toujours<br />
allusion à l’i<strong>de</strong>ntité du spectacle comme « performance ». Fondé sur un style hautement<br />
autoréférentiel, le Ridicule tire vers le Camp, le kitsch, le travestissement, le grotesque, le<br />
spectaculaire et le flamboyant, et le dandysme littéraire. C’est un type <strong>de</strong> comédie au-<strong>de</strong>là<br />
<strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong>, parce que moins intellectuel et plus trivial, primal, libéré. Ni tragi-comédie<br />
ni burlesque métaphysique, le Ridicule offre une nouvelle version du « clown ». Sa<br />
dépendance envers les icônes, les artefacts et les divertissements <strong>de</strong> la culture <strong>de</strong> masse<br />
américaine - les « stars », les vieux films, les chansons populaires, la télévision et la<br />
publicité - font <strong>de</strong> la vision Ridicule du théâtre une véritable singularité américaine.<br />
Qui appartient au Ridicule ? La liste <strong>de</strong> ceux qui s’y rattachent est longue, car le style,<br />
parti du cinéma et du théâtre, est maintenant pratiqué à la télévision, dans la musique rock<br />
et la mo<strong>de</strong>. En voici une liste, pour commencer : Jeff Weiss, Rochelle Owens, H. M.<br />
115
Koutoukas, Hot Peaches, les “ve<strong>de</strong>ttes” <strong>de</strong> The Gong Show, Rosalyn Drexler, Tom Eyen,<br />
Jackie Curtis, Seth Allen, Christopher Durang, Albert Innaurato, Harvey Fierstein, Tom<br />
O’Horgan, Divine, Alice Cooper, les rockers punk, Bette Midler, John Waters. Sans<br />
oublier bien sûr, Kenneth Bernard, <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong>, Ronald Tavel. 60<br />
(Marranca et Dasgupta 1998, xiv)<br />
Sans être fausse, la définition est trop générale et ne rend pas compte <strong>de</strong>s différences <strong>de</strong><br />
traitement. Elle contribue en outre à la fiction <strong>de</strong> l’unité, alors que les praticiens concernés se sont<br />
connus au mieux brièvement. Enfin, la typologie ébauchée en fin <strong>de</strong> préface se contente<br />
d’introduire les quatre auteurs au regard d’une seule <strong>de</strong> leurs œuvres, celle publiée dans le<br />
recueil. <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong>vient ainsi, sur la foi d’une pièce <strong>de</strong> milieu <strong>de</strong> carrière, Stage Blood<br />
(1976), « exemple du versant littéraire du Ridicule » (“an example of the literary si<strong>de</strong> of the<br />
Ridiculous.”) par opposition au « versant camp, ludiquement sexuel » (“campy, sexually playful<br />
si<strong>de</strong>”) <strong>de</strong> R. Tavel, représenté par The Life of Lady Godiva (1966) et au « grotesque » <strong>de</strong> The<br />
Magic Show of Dr. Ma-Gico (1973) <strong>de</strong> Kenneth Bernard. Seul l’article ou l’entretien inséré avant<br />
chaque pièce permet <strong>de</strong> restaurer un minimum <strong>de</strong> cohérence diachronique, et encore. Aucune<br />
vision d'ensemble <strong>de</strong> la poétique <strong>de</strong> ces auteurs ne transparaît, donnant l'impression que le champ<br />
d'exploration <strong>de</strong> ces auteurs est nettement délimité. La réalité est moins claire: on peut<br />
60 “What is the Ridiculous? Here is one way to <strong>de</strong>scribe it: an anarchic un<strong>de</strong>rmining of political, sexual,<br />
psychological, and cultural categories, frequently in dramatic structures that parody classical literary forms or refunction<br />
American popular entertainments, and always allu<strong>de</strong> to themselves as “performances”. A highly selfconscious<br />
style, the Ridiculous tends toward camp, kitsch, transvestism, the grotesque, flamboyant visuals, and<br />
literary dandyism. It is comedy beyond the absurd because it is less intellectual, more earthy, primal, liberated. Not<br />
tragi-comedy but metaphysical burlesque, the Ridiculous offers a new version of the “clown”. Its <strong>de</strong>pen<strong>de</strong>ncy on the<br />
icons, artifacts, and entertainments of mass culture in America - the “stars”, old movies, popular songs, television<br />
and advertising – makes the Ridiculous a truly indigenous American approach to making theatre.<br />
Who is the Ridiculous? There is a long list of people who touch base with this style since it has spread over the years<br />
from film and theatre into the worlds of television, rock music and fashion. Here is a start: Jeff Weiss, Rochelle<br />
Owens, H. M. Koutoukas, Hot Peaches, The Gong Show ‘celebrities’, Rosalyn Drexler, Tom Eyen, Jackie Curtis,<br />
Seth Allen, Christopher Durang, Albert Innaurato, Harvey Fierstein, Tom O’Horgan, Divine, Alice Cooper, punk<br />
rockers, Bette Midler, John Waters. And, of course, Kenneth Bernard, <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong>, Ronald Tavel.”<br />
116
effectivement qualifier Stage Blood <strong>de</strong> pièce « littéraire », parce qu'elle est une réécriture<br />
évi<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> l'Hamlet <strong>de</strong> Shakespeare et dans une moindre mesure <strong>de</strong> La Mouette <strong>de</strong> Tchekhov.<br />
Mais l'hypotexte n'est pas toujours aussi i<strong>de</strong>ntifiable dans les œuvres <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> : on a aussi<br />
affaire à <strong>de</strong>s références au niveau générique, stylistique, ou encore reconnaissables mais <strong>de</strong><br />
manière fugitive (c'est-à-dire créant un effet d'ordre anecdotique). On pourrait aussi (et la lecture<br />
<strong>de</strong> Lady Godiva y invite) appliquer à R. Tavel le terme « littéraire », même si son système<br />
d'allusions fait aussi appel aux arts visuels - tout comme celui <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, les <strong>de</strong>ux dimensions<br />
étant rarement séparées. Autre problème <strong>de</strong> la synthèse proposée par B. Marranca et G. Dasgupta,<br />
la liaison établie entre l'originalité du Ridicule et son caractère national. <strong>Le</strong> Ridicule serait selon<br />
eux le produit et le reflet d'une américanité définie par son culte <strong>de</strong>s images: « <strong>Le</strong> Ridicule a été<br />
le premier théâtre américain à véritablement comprendre l'obsession américaine qui consiste à<br />
penser en images et à transformer celles-ci en langage » (“The Ridiculous was the first American<br />
theatre to truly comprehend the American obsession with thinking in images and the<br />
transformation of them into a language”, G. Dasgupta, préface à l'édition <strong>de</strong> 1998.) Avant <strong>de</strong><br />
dresser un tel constat, une comparaison synchronique avec <strong>de</strong>s praticiens européens aurait été<br />
utile et pru<strong>de</strong>nte; nous en tenterons une dans le <strong>de</strong>rnier chapitre. D'autre part, la citation <strong>de</strong> B.<br />
Marranca invite à ériger le cinéma en paradigme du Ridicule, sans pour autant expliciter la<br />
dimension théâtrale qui est justement recherchée à travers les références cinématographiques. S'il<br />
est certain qu'il existe un style hollywoodien, une culture <strong>de</strong> studios localisable<br />
géographiquement, y faire référence, même <strong>de</strong> manière obsessionnelle, ne confère pas à celui qui<br />
s'en sert une quelconque marque d'américanité. Il faut donc partir du principe que le Ridicule<br />
commente la culture américaine, effectue un travail critique (avec toute l'ambiguïté et<br />
l'ambivalence que celui-ci peut avoir) par choix et non par atavisme national. Avant que <strong>Ludlam</strong><br />
n'articule l'idée du cinéma comme répertoire et conservatoire <strong>de</strong> styles <strong>de</strong> jeu théâtraux, Jack<br />
117
Smith va d'ailleurs déjà dans le même sens en choisissant pour icône une actrice marginale, à<br />
l'opposé <strong>de</strong>s canons du jeu hollywoodien. On est donc en présence d'images qui posent problème<br />
en tant qu'images, dont l'analyse se révèle difficile, déroutante - que dire alors <strong>de</strong> leur<br />
« transformation en langage », expression laissant entendre un système décryptable, visant à faire<br />
sens au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> sa présence matérielle. Enfin, ce type <strong>de</strong> fonctionnement poétique « par images »<br />
renvoie au concept du « <strong>Théâtre</strong> <strong>de</strong> l'Image », théorisé l'année précé<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> manière aussi<br />
succincte par un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mêmes auteurs, B. Marranca (1977). Là encore, B. Marranca effectue<br />
un rapprochement entre l'émergence d'un théâtre d'où le verbe disparaît et l'américanité <strong>de</strong>s<br />
praticiens. Mais d'autres interprétations pourraient être avancées, contredisant l'immédiateté <strong>de</strong> ce<br />
lien ou la nature <strong>de</strong> ce rapport : la fascination contemporaine pour Artaud - partagée par les<br />
Américains et les Européens -, qui privilégie l'image (visuelle aussi bien qu'acoustique) au<br />
détriment du sens, <strong>de</strong> la parole articulée; le fait que c'est le choix même du sujet qui empêche<br />
l'usage <strong>de</strong> la parole et gui<strong>de</strong> la mise en images (expression <strong>de</strong> l'inconscient pour Richard<br />
Foreman, perception <strong>de</strong> ceux qui n'ont pas la parole (surdité, autisme) pour Robert Wilson). Ces<br />
<strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers reconnaissent le rôle fondateur du Ridicule dans leur esthétique - ce qui ne signifie<br />
pas que leur démarche aille dans le même sens. <strong>Le</strong> Ridicule conserve la trace <strong>de</strong>s références dont<br />
il se sert, obligeant à abor<strong>de</strong>r chaque œuvre comme un palimpseste, privé d'existence immédiate,<br />
barrant la voie à une lecture phénoménologique, faisant <strong>de</strong> l'artifice le niveau premier. Lorsque R.<br />
Foreman et R. Wilson s'inspirent <strong>de</strong> procédés poétiques Ridicules, le sens en est différent: même<br />
s’il y a un discours commun avec le Ridicule sur l’idiotie, leur démarche ne vise pas à mettre en<br />
scène la mémoire du théâtre, mais plutôt un univers personnel hermétique, au fonctionnement<br />
plus ou moins autarcique, filtré par un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> perception singulier (l’inconscient pour R.<br />
Foreman, le handicap pour R. Wilson).<br />
118
La tentative <strong>de</strong> détermination du Ridicule présentée ici visera moins à proposer une définition<br />
antagoniste (celle <strong>de</strong> B. Marranca n’étant pas en soi fausse) qu’à faire apparaître les problèmes <strong>de</strong><br />
définition d’un mouvement qui n’en a jamais été un, et dont la pratique risque constamment <strong>de</strong><br />
prêter à contresens.<br />
2.1. b) Précé<strong>de</strong>nts<br />
<strong>Le</strong> groupe constitué autour <strong>de</strong> Ronald Tavel et <strong>de</strong> la philosophie du Ridicule ne se distingue pas<br />
particulièrement parmi les autres compagnies dans son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> fonctionnement. Sans lieu fixe<br />
<strong>de</strong> répétition et <strong>de</strong> représentation, jouant souvent dans <strong>de</strong>s lieux non théâtraux (cinémas, lofts,<br />
galeries d’art), non intégré à une structure, sa force dépend au départ <strong>de</strong> l’aura qu’il retire <strong>de</strong> ses<br />
liens avec Andy Warhol. La sensibilité homosexuelle qui le sous-tend n’a rien d’original en soit<br />
dans le milieu théâtre <strong>de</strong> l’époque, au contraire 61 . Malgré la proximité avec la Factory <strong>de</strong> Warhol,<br />
le style développé par le Ridicule contraste avec le dépouillement et la franchise naturalistes <strong>de</strong>s<br />
films du plasticien. R. Tavel a écrit pour Warhol <strong>de</strong>s scénarii proches d’un style kitchen sink (The<br />
Chelsea Girls (1966) s’ouvre littéralement sur un décor <strong>de</strong> cuisine) - ce qui n’empêche ni l’ironie<br />
ni la parodie, mais est très éloigné <strong>de</strong> l’esthétique qu’il élabore à partir du moment où il crée<br />
spécifiquement pour le théâtre.<br />
61 Dans le recueil <strong>de</strong> pièces issues d’Off-Off-Broadway édité par M. Smith, Ralph Cook, directeur artistique <strong>de</strong><br />
Theatre Genesis, éprouve ainsi le besoin <strong>de</strong> marquer la différence <strong>de</strong> son lieu d’accueil dans le paysage théâtral<br />
d’avant-gar<strong>de</strong>, qui se distingue par « son hétérosexualité presque ostensible ». (“an almost conspicuous<br />
heterosexuality”). En revanche, il est certain que le traitement <strong>de</strong> l’homosexualité donne lieu à <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s variations,<br />
qu’il soit littéral, codifié ou évacué. (Smith et Orzel 1966, 94)<br />
119
R. Tavel ne rompt pas pour autant avec ses racines cinématographiques, mais s’inspire d’un autre<br />
style développé à la même époque, celui <strong>de</strong>s recréations parodiques <strong>de</strong> films conventionnels. Des<br />
cinéastes comme les jumeaux Kuchar, Ron Rice, John Waters et surtout Jack Smith, qui travaille<br />
aussi sur la performance, tentent <strong>de</strong> recréer le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> représentation <strong>de</strong> genres souvent mineurs,<br />
dont le caractère conventionnel apparaît <strong>de</strong> manière plus évi<strong>de</strong>nte que celui du canon classique,<br />
reposant sur la croyance en la singularité <strong>de</strong> l’oeuvre. Il ne faut pas pour autant surestimer la<br />
présence <strong>de</strong> la métaphore cinématographique au théâtre, il s’agirait plutôt du mouvement inverse,<br />
d’une intrusion - qu’on peut aussi voir comme un retour– du théâtre au cinéma. Dans ces films<br />
d’amateurs, le réalisateur <strong>de</strong>vient producteur au sens premier : à la fois scénariste - ou initiateur<br />
d’une idée <strong>de</strong> départ, quand les acteurs improvisent le dialogue -, metteur en scène, parfois<br />
acteur, et monteur, il rompt avec la division du travail régissant le milieu professionnel pour<br />
reprendre possession <strong>de</strong> la totalité <strong>de</strong> l’œuvre. L’imperfection <strong>de</strong>s qualités <strong>de</strong> production dérive<br />
en partie <strong>de</strong> l’intransigeance à l’égard du contrôle <strong>de</strong> l’œuvre. Mais pas seulement : le<br />
renoncement consenti est converti en dépassement <strong>de</strong>s contraintes normatives. <strong>Le</strong>s cinéastes<br />
jouent à défaire les co<strong>de</strong>s imposés, cherchent à en offrir un contournement créatif, et à mettre en<br />
évi<strong>de</strong>nce l’infraction plutôt que <strong>de</strong> la dissimuler. Par exemple, le cadrage est suffisamment large<br />
pour que le lieu du tournage - toit d’immeuble, pièce d’appartement - soit révélé, dans un rapport<br />
d’opposition absolue avec ce qu’il est censé représenter : au lieu du site exotique exigé par<br />
l’histoire, on est ramené à la réalité du studio, et plus encore, à la rêverie d’amateurs s’imaginant<br />
cinéastes. On pourrait définir ce style comme la combinaison d’un résultat dramatique - les<br />
acteurs jouent comme si <strong>de</strong> rien n’était, sans ironie, comme si le décalage entre l’ailleurs joué et<br />
l’invasion du réel n’existait pas - et d’un esprit d’essence épique - l’histoire du tournage est<br />
présente en creux, il y a coprésence d’une fable et <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> ses narrateurs. La différence<br />
avec les films involontairement médiocres, c’est qu’ici la prise en charge <strong>de</strong> l’autoréférentialité<br />
120
est intentionnelle : l’utopie est inscrite en tant que telle - ailleurs impossible - dans le film, le<br />
point <strong>de</strong> vue du rêveur n’est pas effacé. Une fois ce principe accepté, les imperfections techniques<br />
ouvrent <strong>de</strong>s possibilités esthétiques, puisqu’elles font l’objet d’une prise <strong>de</strong> contrôle. <strong>Le</strong> refus <strong>de</strong><br />
l’effacement <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> production rappelle la position du théâtre dans l’ère post-cinéma :<br />
aussi réussie soit-elle, l’illusion peine à rivaliser avec les possibilités filmiques. Bien que l’écran<br />
soit aussi circonscrit spatialement que la boîte scénique, le cinéma permet une variation infinie et<br />
très rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s distances, <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue et <strong>de</strong>s cadrages. L’espace théâtral paraît en<br />
comparaison le lieu <strong>de</strong> l’enfermement, même s’il reste possible d’y échapper. Mais les moyens<br />
sont alors différents : échapper au confinement <strong>de</strong>man<strong>de</strong> le développement <strong>de</strong> dramaturgies non<br />
illusionnistes, présentant un rapport non mimétique à l’espace, abstrait ou stylisé - par exemple,<br />
les paravents <strong>de</strong> Craig, qui représentent <strong>de</strong>s lieux différents en fonction <strong>de</strong> variations <strong>de</strong> lumière<br />
et d’inclinaison, permettant <strong>de</strong>s changements <strong>de</strong> lieux et d’atmosphères rapi<strong>de</strong>s et imperceptibles.<br />
Plus que d’une relation mimétique avec le matériau source, on a affaire à une imitation <strong>de</strong><br />
l’imitation, à une représentation dont la surface se confond avec la mise à nu <strong>de</strong> ses conditions <strong>de</strong><br />
production ; celles-ci sont en effet intégrées à l’histoire et non détachées ou distanciées. C’est en<br />
cela qu’il faut interpréter l’attirance pour les films à petit budget, parce que leur imperfection<br />
technique dans tous les domaines (scénario, décors, jeu, montage…) laisse transparaître - certes<br />
souvent involontairement - les <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> leur fabrication. Cette branche du cinéma d’avant-<br />
gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’époque délaisse en cela la tradition narcissique du cinéaste comme persona/poète<br />
(Maya Deren, qui s’inspire <strong>de</strong>s œuvres surréalistes <strong>de</strong> Buñuel ou <strong>de</strong> Cocteau, et plus tard Jonas<br />
Mekas, Stan Brakhage) au profit d’une mise en spectacle <strong>de</strong> la réécriture. Tous les aspects <strong>de</strong> la<br />
production déplacent et mettent à mal les co<strong>de</strong>s hollywoodiens du bien fait, sans pour autant<br />
proposer <strong>de</strong> vision radicalement autre, contrairement à la solution trouvée par le cinéma poétique<br />
pour se libérer <strong>de</strong>s contraintes <strong>de</strong> la fable. <strong>Le</strong> résultat met en évi<strong>de</strong>nce l’ambivalence entretenue à<br />
121
l’égard du matériau <strong>de</strong> départ, la lutte interne entre validation et agression. La mauvaise qualité<br />
<strong>de</strong> la production parodiée a souvent été interprétée comme un signe <strong>de</strong> déca<strong>de</strong>nce, d’avilissement<br />
consenti - “so bad it’s good” -, qui rattacherait aussi le mouvement à une époque post-mo<strong>de</strong>rne<br />
libérée <strong>de</strong> la distinction entre haute culture et culture <strong>de</strong> masse. Aussi nihiliste que l’esthétique<br />
Ridicule puisse paraître, il semble erroné au regard <strong>de</strong> son corpus <strong>de</strong> maintenir un tel discours.<br />
L’attitu<strong>de</strong> est bien plus complexe, et les éléments culturels empruntés à la sphère populaire le<br />
sont dans un objectif précis, et <strong>de</strong>meurent d’un bout à l’autre encadrés et filtrés par le processus<br />
<strong>de</strong> relecture. <strong>Le</strong> Ridicule a conscience <strong>de</strong> choquer, <strong>de</strong> rompre avec l’interprétation et l’évaluation<br />
usuelles <strong>de</strong> ces œuvres ; le recyclage effectué dépasse la simple provocation et relève d’une<br />
entreprise <strong>de</strong> réévaluation esthétique, dont il est nécessaire <strong>de</strong> démêler les enjeux. <strong>Le</strong> nihilisme<br />
n’est pas véhiculé par une agression frontale et sans objet, mais c’est effectivement la lecture<br />
qu’on risque d’en donner si l’on ignore la portée du projet.<br />
2.1. c) Directions<br />
<strong>Le</strong>s procédés dont R. Tavel et les autres participants empruntent le modèle au cinéma exigent lors<br />
<strong>de</strong> leur transfert sur scène une réflexion analogue sur les conditions <strong>de</strong> production spécifiquement<br />
théâtrales. On discerne là un début <strong>de</strong> réflexion sur la spécificité du médium, mais limitée à<br />
l’exploitation <strong>de</strong> l’autoréférentialité liée au processus. L’œuvre elle-même ne fait pas encore<br />
122
l’objet d’une interrogation systématique <strong>de</strong> l’intérieur ; en d’autres termes, sa présence est<br />
instrumentalisée au service <strong>de</strong> la dénonciation <strong>de</strong> l’illusion. <strong>Le</strong> contenu <strong>de</strong> l’œuvre ne prétend pas<br />
à l’innovation, il est au contraire constitué <strong>de</strong> références reconnaissables. C’est à cette condition<br />
que la réflexion sur le processus peut avoir lieu. L’absence <strong>de</strong> points <strong>de</strong> repère culturels<br />
supposerait l’utopie d’une définition préexistante du théâtre, à laquelle on pourrait renvoyer sans<br />
médiation. Cette définition est posée à la même époque, notamment à travers les recherches<br />
d’inspiration grotowskienne (Open Theatre, Performance Group…), mais elle n’est pas<br />
totalement satisfaisante : délimitation a minima <strong>de</strong> la fonction du théâtre, elle laisse <strong>de</strong> côté <strong>de</strong><br />
nombreuses composantes <strong>de</strong> cet art. <strong>Le</strong> recentrement sur l’acteur qui en résulte est partagé par le<br />
Ridicule, dans lequel la dimension performative est aussi centrale, mais qui choisit <strong>de</strong> ne pas<br />
sacrifier les autres éléments.<br />
Il est difficile en ce sens d’imaginer une dramaturgie Ridicule autonome, privée d’intertexte - au<br />
sens large <strong>de</strong> réservoir <strong>de</strong> conventions, genres, styles, pas seulement <strong>de</strong> références spécifiques -<br />
i<strong>de</strong>ntifiable. Ce qui n’empêche pas la réflexion critique, mais pose la question <strong>de</strong> l’importance <strong>de</strong><br />
l’objet représenté au théâtre, et notamment <strong>de</strong> la possibilité ou non <strong>de</strong> l’abstraction, dans un art<br />
fondé sur la présence <strong>de</strong> l’acteur. La première phase du Ridicule exhibe l’inadéquation <strong>de</strong>s<br />
solutions existantes, les montre en train <strong>de</strong> tourner à vi<strong>de</strong>, mais se gar<strong>de</strong> d’en proposer une autre.<br />
Il est moins fait allusion aux avant-gar<strong>de</strong>s historiques nihilistes, comme le surréalisme ou le<br />
Dadaïsme, qu’à l’imagerie déca<strong>de</strong>nte. Celle-ci n’est pas seulement thématique : elle informe le<br />
discours à travers <strong>de</strong>s références visuelles et littéraires à la pério<strong>de</strong> historique du même nom (Art<br />
Nouveau, Nineties, Bau<strong>de</strong>laire, Poe, Huysmans…), <strong>de</strong>s thématiques récurrentes (androgynie,<br />
vampirisme, satanisme, lesbianisme, mortalité, artificialité…). <strong>Le</strong> cinéaste et critique Jonas<br />
Mekas théorise à la même époque la tendance du cinéma d’avant-gar<strong>de</strong> qui a directement<br />
123
influencé le Ridicule sous le nom <strong>de</strong> « cinéma bau<strong>de</strong>lairien » 62 , en référence en particulier aux<br />
œuvres <strong>de</strong> Jack Smith. Par-<strong>de</strong>ssus tout, la métaphore déca<strong>de</strong>nte renvoie au geste d’exhumation,<br />
qui vise à faire théâtre <strong>de</strong> la monstruosité du passé et à en montrer la valeur en même temps. <strong>Le</strong><br />
Ridicule poursuit un objectif critique vis-à-vis <strong>de</strong> la culture, ce qui suppose d’opérer <strong>de</strong>s choix. Il<br />
paraît plus pertinent <strong>de</strong> poser l’hypothèse d’un glanage sélectif et problématisé - confirmé en<br />
partie par la présence <strong>de</strong> justifications concernant les choix en question -, que <strong>de</strong> renvoyer<br />
machinalement au corpus homosexuel et/ou à la transmission interne <strong>de</strong>s références. Il y a<br />
indéniablement aussi un mécanisme d’échange, mais le mentionner ne suffit pas à en expliquer<br />
les ressorts. Il n’est pas jusqu’à la vulgarité elle-même qui ne serve le propos nihiliste - ce qui<br />
renvoie <strong>de</strong> nouveau à la question <strong>de</strong> l’intentionnalité, et exige la mise en place d’un dispositif<br />
théâtral empêchant justement la tentation <strong>de</strong> lecture littérale. Si le Ridicule se permet <strong>de</strong> traiter<br />
côte à côte les œuvres les plus triviales et les plus élevées, il ne peut le faire qu’en leur imposant<br />
la même procédure - car agir autrement reviendrait à vali<strong>de</strong>r les jugements <strong>de</strong> valeur existants<br />
contre lesquels il lutte. <strong>Le</strong> résultat, au lieu <strong>de</strong> ressembler à une fusion indiscriminée, résiste à<br />
l’assimilation et porte encore les marques du combat et la mémoire du combattant. La singularité<br />
et l’unité du geste trouvent leur sens dans l’échec <strong>de</strong> l’association.<br />
<strong>Le</strong> Ridicule, dont le <strong>de</strong>gré d’agressivité et <strong>de</strong> nihilisme est comparable à celui <strong>de</strong>s avant-gar<strong>de</strong>s<br />
historiques, s’en distingue par la nature <strong>de</strong> son but dans le rapport au passé. Comme pour ses<br />
prédécesseurs, on assiste à une réévaluation <strong>de</strong> la classification académique et réifiée <strong>de</strong> l’art.<br />
L’objectif ultime dans les <strong>de</strong>ux cas <strong>de</strong>vient non plus un renversement <strong>de</strong> valeurs terme à terme,<br />
mais une exaltation du beau selon d’autres critères, exaltation qui véhicule l’enthousiasme <strong>de</strong> sa<br />
62 Jonas Mekas. “On Bau<strong>de</strong>lairian Cinema”. The Village Voice. 2 mai 1963.<br />
Voir aussi Carel Rowe. The Bau<strong>de</strong>lairian Cinema : A Trend Within the American Avant-Gar<strong>de</strong>. Ann Arbor :<br />
University of Michigan Press. 1982.<br />
124
justification. Là où le Ridicule se distingue, c’est par l’exhibition du caractère mortifère <strong>de</strong>s<br />
objets qu’il sauvegar<strong>de</strong>. L’image n’est plus celle <strong>de</strong> l’embaumement du corps muséifié, mais <strong>de</strong><br />
la putréfaction <strong>de</strong>s restes démembrés, exilés. <strong>Le</strong> darwinisme <strong>de</strong> l’art est exprimé dans l’une à<br />
travers l’idolâtrie d’un « Panthéon » - Artaud estime qu’on peut le « brûler » 63 , les surréalistes ou<br />
le Dadaïsme veulent le casser en leur opposant <strong>de</strong>s critères <strong>de</strong> jugement autres -, tandis que la<br />
<strong>de</strong>uxième image, celle du Ridicule, s’applique à l’ensemble du passé. Même la pièce <strong>de</strong> musée ne<br />
fait plus illusion, et révèle sa rigidité. Mais surtout, le Ridicule entend donner voix aux oubliés,<br />
anciennes idoles tombées : pour la beauté du spectacle <strong>de</strong> leur chute, et parce que la séparation<br />
temporelle est un voile, qui dissimule et divulgue tout à la fois, et dont le potentiel théâtral est<br />
évi<strong>de</strong>nt.<br />
2.1. d) <strong>Le</strong>ctures<br />
Avant tout, la cible unique i<strong>de</strong>ntifiée par les avant-gar<strong>de</strong>s historiques, celle du bon goût<br />
bourgeois, n’a plus son équivalent à l’époque aux États-Unis, où les œuvres les plus scandaleuses<br />
du mo<strong>de</strong>rnisme sont entrées au musée. Il n’est pas alors question <strong>de</strong> s’opposer à cette<br />
réappropriation, ce qui reviendrait à adopter le point <strong>de</strong> vue nostalgique <strong>de</strong>s conservateurs -<br />
63 « Protestation contre le rétrécissement <strong>de</strong> la culture en la réduisant à une sorte d’inconcevable Panthéon ; ce qui<br />
donne une idolâtrie <strong>de</strong> la culture, comme les religions idolâtres mettent <strong>de</strong>s dieux dans leur Panthéon. […] On peut<br />
brûler la bibliothèque d’Alexandrie. […] Et il est bon que <strong>de</strong> trop gran<strong>de</strong>s facilités disparaissent et que <strong>de</strong>s formes<br />
tombent en oubli, et la culture sans espace ni temps et que détient notre capacité nerveuse reparaîtra avec une énergie<br />
accrue. »<br />
Antonin Artaud. <strong>Le</strong> <strong>Théâtre</strong> et son double. [1938] <strong>Paris</strong> : Gallimard. 1964. 13<br />
125
qualifiés tour à tour <strong>de</strong> pré- ou post-mo<strong>de</strong>rnes, qui rêvent <strong>de</strong> rattraper le passé par un<br />
contournement du mo<strong>de</strong>rnisme et <strong>de</strong> l’abstraction. La solution recherchée au théâtre par le<br />
Ridicule prend appui sur la proposition du cinéma un<strong>de</strong>rground : le moyen <strong>de</strong> retrouver l’esprit<br />
du scandale tient moins aux emprunts à la culture populaire, qui ont perdu tout pouvoir <strong>de</strong><br />
subversion - s’ils n’en ont jamais eu dans le contexte culturel américain, trop jeune et<br />
démocratique -, mais à travers la mise à mal qu’elle impose aux processus <strong>de</strong> fabrication <strong>de</strong> l’art.<br />
C’est cela qui choque et que dénonce le critique Parker Tyler dans son analyse du cinéma<br />
un<strong>de</strong>rground :<br />
Il existe, bien entendu, une différence majeure entre les œuvres reconnues du cinéma<br />
un<strong>de</strong>rground <strong>de</strong>s années soixante et le corpus <strong>de</strong>s films d’avant-gar<strong>de</strong> jusqu’en 1930, et<br />
cette différence tient surtout à la relation au mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> fabrication. <strong>Le</strong>s collages et<br />
assemblages néo-Dadaïstes, quelle que soit leur importance, donnent encore aujourd’hui<br />
l’impression d’avoir été soigneusement composés et manifestent un sens <strong>de</strong> l’harmonie et<br />
<strong>de</strong> la structure plastiques - comme s’ils avaient été, pour ainsi dire, faits pour durer. Au<br />
contraire, beaucoup <strong>de</strong> films un<strong>de</strong>rground contemporains ont l’air décousu et justifient<br />
leur surnom <strong>de</strong> « ban<strong>de</strong>s fétichistes », terme faisant écho aux ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong> film brutes<br />
connues sous le nom <strong>de</strong> rushes, c’est-à-dire l’ensemble <strong>de</strong>s bobines qui servent<br />
normalement au montage du film final. […]<br />
<strong>Le</strong> problème, au regard <strong>de</strong> ses meilleurs prédécesseurs du cinéma américain d’avant-<br />
gar<strong>de</strong>, c’est que le mouvement a pris pour objet <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction les qualités formelles, et l’a<br />
fait <strong>de</strong> manière autocratique, en excluant inflexiblement ces qualités au moyen d’une loi<br />
126
<strong>de</strong> tolérance universelle. <strong>Le</strong>s qualités formelles valables ne trouvent ainsi qu’une place<br />
minoritaire, et non majoritaire dans le mouvement. 64<br />
(Tyler 1995, 15 et 34)<br />
L’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> P. Tyler est transposable dans le milieu du théâtre, non seulement en raison <strong>de</strong> la<br />
proximité du Ridicule avec le type <strong>de</strong> cinéma dénoncé - Andy Warhol est sans doute la cible<br />
première, on peut aussi reconnaître Jack Smith -, mais aussi à cause <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong>s accusations.<br />
On isole dans la critique <strong>de</strong> Tyler une méfiance envers une pratique qui vise à s’exclure du<br />
domaine <strong>de</strong> l’art, à échapper au jugement, qui trouve son répondant dans une certaine impatience<br />
regardant le traitement du spectateur, soumis à un brouillon sans dépassement prévu ni possible,<br />
contraint à perdre son temps. Cet art dont on ne semble pas pouvoir tirer <strong>de</strong> profit esthétique<br />
représente peut-être en cela l’ultime provocation anti-bourgeoise, qu’illustre en parallèle la<br />
réflexion ironique sur la marchandisation <strong>de</strong> l’art qui la sous-tend.<br />
<strong>Le</strong> minage systématique <strong>de</strong>s conventions théâtrales, atteintes dans leur manifestation plastique,<br />
est central à l’esthétique du Ridicule. C’est sur ce point que se divise la critique à l’époque,<br />
situant le mouvement entre gran<strong>de</strong>ur et ignorance, ou dédain, reflet d’une misère recherchée.<br />
Stefan Brecht i<strong>de</strong>ntifie ainsi les mêmes mobiles esthétiques que Tyler mais en retire une<br />
appréciation divergente:<br />
64 “Of course there is a signal difference between the recognized Un<strong>de</strong>rground film works of the sixties and the sum<br />
of avant-gar<strong>de</strong> films up to 1930, and the difference lies largely in the attitu<strong>de</strong> toward craftsmanship. Even today neo-<br />
Dada collage and assemblage, whatever their importance, are carefully composed objects showing plastic harmony<br />
and pattern - built, as it were, to last. Many contemporary Un<strong>de</strong>rground films, on the other hand, seem flung<br />
together and justify their nickname of “fetish footage”, a term echoing the raw footage of film known as the rushes;<br />
that is, all the exposed reel from which the final film is supposedly edited. […]<br />
The catch is that, consi<strong>de</strong>ring its best pre<strong>de</strong>cessors in American avant-gar<strong>de</strong> film, the movement has taken<br />
specifically formal virtues as the object of <strong>de</strong>struction, and has done so not autocratically, by rigidly excluding those<br />
virtues, but by using its universal-tolerance co<strong>de</strong>. Valid formal virtues therefore manifest themselves on the<br />
movement as a minority, not a majority.”<br />
127
La gran<strong>de</strong> qualité <strong>de</strong> Play-House of the Ridiculous [nom du groupe pris en 1966], c’est<br />
qu’ils ne cherchent pas à faire <strong>de</strong> l’art. […] <strong>Le</strong> manque d’ambition du genre est calculé, et<br />
<strong>Ludlam</strong> ne prétend pas être dramaturge. […] Aujourd’hui, ces verreries brillent comme<br />
<strong>de</strong>s diamants. Surtout, on assiste à un massacre <strong>de</strong> la culture, pas à un commentaire<br />
nostalgique <strong>de</strong> la culture <strong>de</strong> masse. 65<br />
(S. Brecht 1986, 56)<br />
S. Brecht fait certainement un contresens sur les ambitions <strong>de</strong> dramaturge <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, déjà<br />
affirmées à ce moment-là, tout comme sur celles <strong>de</strong>s meilleurs participants au Ridicule - leur<br />
enlever la conscience <strong>de</strong> leur geste est ennuyeux, et cela reviendrait à affirmer qu’ils font <strong>de</strong><br />
l’anti-art sans connaître les conventions auxquelles ils s’opposent. Il n’en reste pas moins que la<br />
politique inclusive dénoncée par Tyler trouve ses limites évi<strong>de</strong>ntes dans l’ambiguïté essentielle<br />
au geste : comment juger <strong>de</strong> la réussite d’une œuvre, sinon en érigeant cette négation <strong>de</strong> la<br />
technique en technique en creux, c’est-à-dire en appliquant <strong>de</strong>s critères <strong>de</strong> jugement<br />
artistiques forcément sélectifs? Qu’on ne se laisse pas duper par la rhétorique du relativisme<br />
indiscriminé - “anything goes” -, qui fait partie intégrante du jeu ; on constate pourtant, dès le<br />
début, qu’une sélection drastique se fait d’elle-même parmi le Ridicule, ne laissant subsister que<br />
les personnalités les plus intéressantes.<br />
Dans un essai <strong>de</strong> 1964 consacré à Flaming Creatures, Susan Sontag se range du côté <strong>de</strong>s<br />
admirateurs, mais montre la nécessité d’opérer un tri. <strong>Le</strong>s critères esthétiques retenus doivent<br />
cesser d’être prescriptifs et doivent au départ être dégagés par induction, afin <strong>de</strong> tenir compte du<br />
déplacement <strong>de</strong>s normes :<br />
65 “The great thing about the Playhouse of the Ridiculous is they don’t go in for art. […] The genre is studiedly<br />
unambitious, <strong>Ludlam</strong> does not claim to be a playwright. […] Nowadays this fake glass glitters like diamonds. But,<br />
more particularly : a slaughter of the theatre, not a nostalgic gloss on mass culture.”<br />
128
Un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux nouveaux styles d’avant-gar<strong>de</strong> du cinéma américain (Jack Smith, Ron Rice,<br />
et d’autres, mais pas Gregory Markopoulos ou Stan Brakhage) se distingue par sa crudité<br />
technique délibérée. <strong>Le</strong>s nouveaux films - les meilleurs comme les pires, les moins<br />
inspirés - font preuve d’une indifférence exaspérante envers le moindre détail technique,<br />
d’une primitivité calculée. Il s’agit d’un style très contemporain et tout à fait américain.<br />
Nulle part ailleurs le vieux cliché romantique européen - l’intellect assassin contre le cœur<br />
spontané - n’a eu <strong>de</strong> postérité si longue qu’aux États-Unis. Ici plus qu’ailleurs, la croyance<br />
perdure à travers l’idée que le soin et l’attention portés à la technique interfèrent avec la<br />
spontanéité, la vérité, l’immédiateté. La plupart <strong>de</strong>s techniques utilisées par l’art d’avant-<br />
gar<strong>de</strong> (il faut parler <strong>de</strong> technique car même s’opposer à la technique exige une technique)<br />
expriment cette conviction. En musique, la performance aléatoire côtoie la composition,<br />
ainsi que les nouvelles sources <strong>de</strong> son et les nouvelles manières <strong>de</strong> mutiler les vieux<br />
instruments ; en peinture et en sculpture, on privilégie les matériaux précaires ou trouvés,<br />
et la transformation <strong>de</strong>s objets en environnements ou « happenings » périssables, à usage<br />
unique. 66<br />
(Sontag 2001, 227-31)<br />
Sontag n’abandonne pas l’idée <strong>de</strong> rattacher les nouveaux phénomènes à l’histoire <strong>de</strong> la pratique<br />
artistique et cherche à montrer les enjeux <strong>de</strong> leur inscription dans cette histoire, en les cernant à<br />
66 “The hallmark of one of the two new avant-gar<strong>de</strong> styles in American cinema (Jack Smith, Ron Rice, et al., but not<br />
Gregory Markopoulos or Stan Brakhage) is its willful technical crudity. The newer films - both the good ones and<br />
the poor, uninspired work - show a mad<strong>de</strong>ning indifference to every element of technique, a studied primitiveness.<br />
This is a very contemporary style, and very American. Nowhere in the world has the old cliché of European<br />
romanticism - the assassin mind versus the spontaneous heart - had such a long career as in America. Here, more<br />
than anywhere else, the belief lives on that neatness and carefulness of technique interfere with spontaneity, with<br />
truth, with immediacy. Most of the prevailing techniques (for even to be against technique <strong>de</strong>mands a technique) of<br />
avant-gar<strong>de</strong> art express this conviction. In music, there is aleatory performance now as well as composition, and new<br />
sources of sound and new ways of mutilating the old instruments; in painting and sculpture, there is the favoring of<br />
impermanent or found materials, and the transformation of objects into perishable (use-once-and-throw-away)<br />
environments or “happenings”.<br />
129
l’ai<strong>de</strong> d’une double perspective, synchronique et pluridisciplinaire d’un côté, et diachronique <strong>de</strong><br />
l’autre. <strong>Le</strong> nihilisme <strong>de</strong> ce qui s’apparente à un iconoclasme n’est pas une sortie du domaine <strong>de</strong><br />
l’art, ni même un en <strong>de</strong>çà. L’analyse évoque en filigrane les avant-gar<strong>de</strong>s historiques auxquelles<br />
renvoient les nouvelles pratiques, montrant ainsi la relativité <strong>de</strong> leur nouveauté. On reconnaît<br />
dans la postérité anti-rationnelle du Romantisme la définition du Dadaïsme comme « abolition <strong>de</strong><br />
la mémoire » et « croyance absolue indiscutable dans chaque dieu produit immédiat <strong>de</strong> la<br />
spontanéité » (Tzara 2005) ou encore du surréalisme comme « dictée <strong>de</strong> la pensée, en l’absence<br />
<strong>de</strong> tout contrôle exercé par la raison, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> toute préoccupation esthétique ou morale »<br />
(Breton 1985). Là où la lecture <strong>de</strong> Sontag pose problème, c’est que le cinéma d’avant-gar<strong>de</strong> se<br />
passe <strong>de</strong> manifeste. Cela n’aurait qu’une importance secondaire si l’on passait outre les liens<br />
profonds entre ce cinéma et le Ridicule ; ce <strong>de</strong>rnier, nous l’avons vu, n’éprouve pas plus que le<br />
premier le besoin <strong>de</strong> justifier son travail a priori. L’absence <strong>de</strong> légitimation théorique laisse<br />
ouvert le champ <strong>de</strong>s interprétations. Dans ce contexte, la lecture n’engage que son lecteur ; on ne<br />
sait si Sontag attribue une visée anti-intellectuelle à cette esthétique parce que ses praticiens<br />
refusent d’en légitimer l’adoption par le discours, ou si sa critique provient d’une simple lecture<br />
<strong>de</strong>s oeuvres - en somme, il s’agit <strong>de</strong> savoir si elle arrive à ce constat par reconstitution <strong>de</strong>s<br />
intentions supposées. Comment en effet parvenir à un tel constat sans spéculer sur un projet<br />
poétique inconnu ou flou? Sontag déclare pourtant vouloir se démarquer <strong>de</strong> ce procédé critique<br />
courant, ce qui la place dans une position difficilement tenable. Pour illustrer le caractère<br />
contradictoire <strong>de</strong> sa position, voyons par exemple <strong>de</strong>ux passages <strong>de</strong> ses “Notes on Camp” <strong>de</strong><br />
1964, qui traitent d’un corpus en rapport direct avec le Ridicule: dans une série <strong>de</strong> paragraphes<br />
courts marqués par la rhétorique péremptoire <strong>de</strong> l’aphorisme wildien, Sontag tente la définition<br />
d’un phénomène dont la réception pose problème. Elle tente d’abord <strong>de</strong> distinguer entre le Camp<br />
« naïf » et le Camp « délibéré », distinction importante puisque le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> conscience est jugé<br />
130
influer sur la qualité finale <strong>de</strong> l’œuvre : « <strong>Le</strong> Camp qui se sait Camp est généralement moins<br />
satisfaisant 67 ». (Sontag 2001, 282). Mais dès le paragraphe suivant, elle nie s’intéresser à la<br />
reconstruction <strong>de</strong>s intentions supposées d’un artiste : « On n’a pas besoin <strong>de</strong> connaître les<br />
intentions privées <strong>de</strong> l’artiste. L’œuvre parle d’elle-même 68 . » Cette volte-face conforme à<br />
l’orthodoxie du New Criticism - refus <strong>de</strong> l’illusion intentionnelle (intentional fallacy) - met en<br />
lumière le piège tendu par un type d’œuvres qui pousse le jeu interprétatif dans ses<br />
retranchements. Du reste, on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si le fait que la « primitivité » attribuée aux films<br />
d’avant-gar<strong>de</strong> fasse l’objet d’un calcul si délibéré, ou du moins s’oppose si méthodiquement aux<br />
normes en vigueur, ne lui enlève pas toute possibilité d’innocence - là encore, on se retrouve<br />
<strong>de</strong>vant la question <strong>de</strong> l’intention première. Quoi qu’il en soit, cette remarque met en évi<strong>de</strong>nce la<br />
difficulté inhérente à la lecture <strong>de</strong>s œuvres lorsque l’ambiguïté est essentielle à sa démarche,<br />
notamment en raison <strong>de</strong> son fon<strong>de</strong>ment parodique. Comme l’analyse Beckett dans l’essai « La<br />
peinture <strong>de</strong>s Van <strong>de</strong> Vel<strong>de</strong> ou le mon<strong>de</strong> et le pantalon » à propos <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Salvador Dali :<br />
Ceci soulève <strong>de</strong> vastes problèmes d’esthétique pratique, je parle <strong>de</strong> ceux ayant trait au<br />
pompier, à l’hypopompier, à l’hyperpompier et au pompier <strong>de</strong> propos délibéré, à leurs<br />
rapports réciproques et zones <strong>de</strong> clivage, et d’une manière générale à la légitimité, pardon,<br />
à l’opportunité, <strong>de</strong> la malfaçon créatrice voulue. […] Pourquoi ne ferait-il pas du pompier<br />
délibérément, si c’est son affaire ?<br />
Ne peut-on concevoir le pompier et le non-pompier réunis, celui-là au service <strong>de</strong> celui-ci ?<br />
(Beckett 1984, 122)<br />
67<br />
“One must distinguish between naïve and <strong>de</strong>liberate Camp. Pure Camp is always naïve. Camp which knows itself<br />
to be Camp (“camping”) is usually less satisfying.”<br />
68 “One doesn’t need to know the artist’s private intentions. The work tells all.”<br />
131
Il suffit <strong>de</strong> remplacer « pompier » par « mal fait » pour retrouver la même problématique, celle du<br />
traitement <strong>de</strong> genres, <strong>de</strong> conventions discursives reconnaissables. Beckett finit par renvoyer le<br />
spectateur <strong>de</strong>vant lui-même, tout en invitant à dépasser les classifications génériques voilant la<br />
singularité <strong>de</strong> chaque œuvre : « Il n’a d’ailleurs été question à aucun moment <strong>de</strong> ce que font ces<br />
peintres, ou croient faire, ou veulent faire, mais uniquement <strong>de</strong> ce que je les vois faire. » (Beckett<br />
1984, 131). Si la démarche interprétative se nourrit <strong>de</strong> la reconstruction in absentia d’un projet<br />
poétique, elle s’effectue en autarcie, dans une relation tout compte fait narcissique, gênante pour<br />
le critique qui voudrait croire à l’existence <strong>de</strong> l’œuvre hors <strong>de</strong> tout discours.<br />
C’est dans cette perspective d’isolation d’une singularité qu’il paraît pertinent <strong>de</strong> traiter les<br />
individualités composant le Ridicule. D’abord, évoquons la difficulté <strong>de</strong> penser le nihilisme<br />
artistique comme immédiateté : d’une part, parce que l’anti-art est nécessairement une négation<br />
d’un art auquel on s’oppose, ce que dégage Sontag en exprimant l’exaspération ressentie par<br />
l’infraction systématique aux règles, alors supposées connues, et en invoquant la filiation<br />
romantique. D’autre part, on peut s’interroger sur la survivance <strong>de</strong> la naïveté après Duchamp,<br />
installé à l’époque à New York. Si l’on retient le sens du ready-ma<strong>de</strong>, réduisant et forçant l’art au<br />
geste minimal, celui <strong>de</strong> l’autoproclamation, il paraît difficile d’accepter la persistance <strong>de</strong> l’anti-art<br />
autrement que dans l’ironie. La croyance en un ailleurs, un autre, qui animait encore les avant-<br />
gar<strong>de</strong>s historiques, et motivait leur négation <strong>de</strong>s modèles existants ne trouve plus son répondant<br />
dans le Ridicule. La seule solution est <strong>de</strong> refaire, et la nouveauté rési<strong>de</strong> dans le spectacle <strong>de</strong> ce<br />
geste - d’où l’enfermement parodique comme quasi-nécessité. Il semble plus juste <strong>de</strong> parler <strong>de</strong><br />
fausse naïveté dans le cas du Ridicule, et <strong>de</strong> transférer l’accusation du côté <strong>de</strong>s ambitions<br />
intermedia 69 du théâtre politique et/ou environnemental, par exemple, qui, eux, retrouvent une<br />
69<br />
Terme inventé par l’artiste du groupe Fluxus Dick Higgins pour désigner la dialectique entre les arts, et entre l’art<br />
et la vie.<br />
132
vision utopique. La naïveté écartée, le danger tient plutôt à l’enlisement dans la répétition. Quant<br />
à l’anti-intellectualisme qui sous-tend la vision romantique, il n’est pas pru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> le confondre<br />
avec la naïveté : il relève d’un refus discursif et ne présage en rien <strong>de</strong> l’intelligence<br />
exclusivement esthétique du résultat.<br />
<strong>Le</strong> cas <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> est sur ce point plus facile à abor<strong>de</strong>r que d’autres, qui se refusent parfois<br />
obstinément à délivrer la moindre bribe d’explication. Sans avoir rédigé <strong>de</strong> manifeste avant<br />
1975 70 , c’est-à-dire dix ans après le début <strong>de</strong> sa carrière, <strong>Ludlam</strong> commente a posteriori son<br />
travail <strong>de</strong> l’époque. Même si l’on peut trouver suspicieuse une relecture construisant une logique<br />
après coup, la culture du théâtre et du cinéma que possè<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> dès le départ est assez<br />
exceptionnelle, et réduit en cela la possibilité d’une lecture innocente. Il n’est qu’acteur à ses<br />
débuts, et après une brève phase dadaïste et minimaliste dont il perçoit l’impasse, il place ses<br />
premiers essais dramaturgiques dans la filiation <strong>de</strong> John Cage, passant du nihilisme à son envers,<br />
l’ouverture totale :<br />
J’étais très influencé par les idées <strong>de</strong> John Cage. Je voulais trouver <strong>de</strong>s moyens nouveaux<br />
<strong>de</strong> dépasser mon goût personnel et d’éviter les décisions esthétiques. Je voulais me<br />
débarrasser du « non » et dire « oui » à tout 71 .<br />
(Samuels 1992, 18)<br />
<strong>Ludlam</strong> décrit sa première pièce, Big Hotel (1966), comme une expérience d’« écriture<br />
aléatoire » (“aleatoric writing”) (Samuels 1992, 14), dont la structure ouverte permet<br />
Dick Higgins. “Statement on Intermedia” [1966]. Wolf Vostell, éd. Dé-coll/age 6. Francfort et New York : Typos<br />
Verlag et Something Else Press. (juillet 1967).<br />
70 Voir chapitre 3. Ce bref manifeste, placé en exergue <strong>de</strong> l’édition <strong>de</strong>s œuvres complètes, ne revient pas sur les<br />
intentions non programmatiques du Ridicule ; il est davantage <strong>de</strong>scriptif que prescriptif.<br />
71 “I was very influenced by the i<strong>de</strong>as of John Cage. I wanted to find ways of getting beyond my own personal taste<br />
and avoiding aesthetic <strong>de</strong>cisions. I wanted to get rid of that “no” to say “yes” to everything.”<br />
133
l’intégration <strong>de</strong> matériaux trouvés, et le retrait maximal <strong>de</strong> l’auctorialité. Avant <strong>de</strong> passer à<br />
l’analyse <strong>de</strong> la pièce proprement dite, il convient <strong>de</strong> cerner les influences à l’origine du<br />
changement <strong>de</strong> direction <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. Du mo<strong>de</strong>rnisme attaché à la rigueur formelle, <strong>Ludlam</strong><br />
choisit la voie opposée, celle <strong>de</strong> l’indéfinition, <strong>de</strong> l’indétermination. D’une part, il affirme la<br />
nécessité <strong>de</strong> poursuivre une direction déjà amorcée par les mo<strong>de</strong>rnistes qu’il admire (voir 1.1.c)<br />
sur les expériences <strong>de</strong> Strindberg sur le photogramme), en faisant entrer au théâtre <strong>de</strong>s recherches<br />
qui jusque-là concernaient surtout les autres arts. D’autre part, <strong>Ludlam</strong> se définit en opposition au<br />
Ridicule lui-même, qu’il interprète comme une survivance <strong>de</strong> l’esprit dadaïste, i<strong>de</strong>ntifié à une<br />
aporie esthétique :<br />
Je n’ai jamais essayé <strong>de</strong> prouver mon appartenance au Ridicule. […] Je suis le premier à<br />
avoir pensé que le Ridicule se prêtait à la comédie. Avant, ce n’était qu’un mouvement<br />
dadaïste, surréaliste. […]<br />
D’une certaine manière, je suis en désaccord avec le travail <strong>de</strong>s autres. Comme les<br />
différentes branches du Ridicule se livrent une compétition presque démente, absolument<br />
démesurée et déplacée, j’ai dû créer le genre entier tout seul 72 .<br />
(Samuels 1992, 15)<br />
Avant d’examiner la validité <strong>de</strong> l’affirmation <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, il paraît pertinent d’offrir un bref<br />
panorama <strong>de</strong>s figures principales du Ridicule. Si <strong>Ludlam</strong> exprime d’emblée son indépendance par<br />
rapport aux autres, il est nécessaire d’en isoler les critères. L’objectif est d’i<strong>de</strong>ntifier la nature <strong>de</strong>s<br />
modalités <strong>de</strong> cette prise d’autonomie, et d’un autre côté <strong>de</strong> mettre l’affirmation <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> à<br />
l’épreuve du travail <strong>de</strong>s autres. Il semble a priori logique que <strong>Ludlam</strong> veuille se distancier d’un<br />
72 “I never tried to prove I was Ridiculous. […] I’m the first one who thought the Ridiculous could be comedy.<br />
Before that it was an angry, dadaist, surrealist thing. […]<br />
In a way I’m very divorced from the work of the others. Since there’s an element of almost <strong>de</strong>mented competition<br />
among the various branches of the Ridiculous – which is way out of proportion and totally inappropriate – I had<br />
basically to go and create the entire genre myself.”<br />
134
mouvement qu’il l’a influencé d’abord, ce qui le conduit sans doute à minimiser la portée du<br />
contact avec le premier Ridicule sur les œuvres <strong>de</strong> ses débuts.<br />
2.2 Figures<br />
<strong>Ludlam</strong> commence à travailler en tant qu’acteur en 1965. Il joue dans trois oeuvres <strong>de</strong><br />
Ronald Tavel (The Life of Lady Godiva, Screen Test, Indira Gandhi’s Daring Device), avant<br />
d’écrire <strong>de</strong>ux pièces pour le groupe, Big Hotel (1966) et Conquest of the Universe (1967). Il se<br />
fait remarquer dans <strong>de</strong>s rôles secondaires, puis s’impose par surprise en improvisant un<br />
personnage dans Screen Test. Son rôle est finalement maintenu, réécrit <strong>de</strong> soir en soir au gré <strong>de</strong>s<br />
essais scéniques, métho<strong>de</strong> que <strong>Ludlam</strong> reprendra plus tard dans la composition <strong>de</strong> ses pièces.<br />
Pendant la première pério<strong>de</strong> du Ridicule (1965-67), on assiste à une compétition intense entre les<br />
figures ensuite à l’origine <strong>de</strong> tendances distinctes : Ronald Tavel, John Vaccaro, <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong>,<br />
auxquels on peut ajouter Jack Smith, qui ne s’agrège vraiment à aucun groupe. Il est intéressant<br />
d’examiner le travail réalisé lors <strong>de</strong> ce bref intervalle, et notamment <strong>de</strong> discerner les influences<br />
mutuelles <strong>de</strong>rrière les rivalités et contradictions proclamées.<br />
135
Ronald Tavel est d’abord le seul dramaturge. Il développe un type d’écriture spécifique au<br />
médium théâtral, fondé sur un style verbal, sophistiqué, hautement autoréférentiel et citationnel.<br />
Ce style contraste avec son écriture scénaristique, plus réaliste, et dont l’autoréférentialité est<br />
généralement intégrée à l’histoire, et non détachée ou donnée en spectacle pour elle-même,<br />
comme il le fait au théâtre. La verbosité <strong>de</strong> ses pièces est contrecarrée par la mise en scène <strong>de</strong><br />
John Vaccaro, qui affirme préférer travailler à partir d’une œuvre faible (Bottoms 2005, 219).<br />
Vaccaro impose un style <strong>de</strong> mise en scène agressif, dans lequel l’aspect visuel prend en charge le<br />
sens au détriment du texte écrit. Sous sa direction, les acteurs sont poussés dans leurs<br />
retranchements, constamment désarçonnés. Dans l’esprit <strong>de</strong> la transe artaudienne, Vaccaro vise à<br />
recréer <strong>de</strong>s conventions <strong>de</strong> jeu non par imitation du déjà connu et du déjà appris, mais en<br />
retrouvant par la pratique un vocabulaire et <strong>de</strong>s traditions intemporelles. Jack Smith, déjà connu<br />
publiquement comme cinéaste à cause du scandale suscité par Flaming Creatures, abandonne peu<br />
à peu le cinéma pour se tourner vers le théâtre. Il collabore en tant que créateur <strong>de</strong> décors et <strong>de</strong><br />
costumes, et acteur. L’atmosphère <strong>de</strong> ses films contribue pour beaucoup à la vision scénique du<br />
premier Ridicule. Sa conception du jeu, dérivée d’une critique <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong>s acteurs <strong>de</strong><br />
cinéma, ouvre une troisième voie, entre épisation et incarnation. La croyance en la mise à<br />
distance ou en la transformation du moi en personnage <strong>de</strong>vient obsolète. Il y a convergence entre<br />
les <strong>de</strong>ux tensions, qui s’annulent l’une l’autre : le jeu n’est plus le domaine <strong>de</strong> l’expression d’un<br />
contenu caché, car tout est surface.<br />
<strong>Ludlam</strong> reconnaît l’héritage <strong>de</strong> Jack Smith, avoue sa <strong>de</strong>tte envers J. Vaccaro, mais reste muet au<br />
sujet <strong>de</strong> R.Tavel. En analysant tour à tour ces personnalités fondatrices, il s’agira <strong>de</strong> dégager ce<br />
qu’elles ont apporté à <strong>Ludlam</strong>. S’il rompt avec le groupe en 1967, peu après le départ <strong>de</strong> R.Tavel,<br />
et insiste ensuite sur l’originalité <strong>de</strong> son apport personnel, <strong>Ludlam</strong> n’en est pas moins marqué par<br />
l’héritage <strong>de</strong>s autres fondateurs du Ridicule. Pour le montrer, il est nécessaire d’examiner les<br />
136
tenants <strong>de</strong> sa réaction. Si l’on part du principe qu’aller contre est une forme d’hommage inversé,<br />
induisant la reconnaissance préalable <strong>de</strong> l’objet rejeté, on peut situer la rupture <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> dans<br />
ce cadre. Cette démarche ne semble pas illégitime ni extravagante a contrario, si l’on postule que<br />
<strong>Ludlam</strong> passe sous silence ce qu’il méprise et n’envisage pas <strong>de</strong> commenter ni <strong>de</strong> reprendre.<br />
D’autre part, ses convictions et influences <strong>de</strong> jeunesse, traitées au chapitre 1, offrent un<br />
contrepoint permettant, par déduction, d’extraire la somme <strong>de</strong>s modifications qu’il subit au<br />
contact du premier groupe Ridicule.<br />
2.2 a) Jack Smith (1932-1989)<br />
Jack Smith est reconnu par Bonnie Marranca comme « le père du style [Ridicule]» (« the father<br />
of the style ») (Marranca 1998, xiii), affirmation avec laquelle <strong>Ludlam</strong> s’accor<strong>de</strong> (Brecht 1986,<br />
28). <strong>Le</strong>s performances <strong>de</strong> J.Smith partagent certes les caractéristiques génériques du Happening,<br />
tel que les définit par exemple Susan Sontag dans un essai <strong>de</strong> 1962, “Happenings: an Art of<br />
Radical Juxtaposition” (Sontag 2001, 263-274): enfreintes au respect du public, rupture avec<br />
l’unicité <strong>de</strong> la perspective, traitement du temps imprévisible, déroulement au présent continu,<br />
improvisation apparente, utilisation <strong>de</strong> matériaux et d’objets sans valeur…<br />
Cependant, l’ascendant exercé par Jack Smith sur le Ridicule et sur l’avant-gar<strong>de</strong> en général<br />
mérite qu’on s’arrête sur son œuvre, tant cinématographique que théâtrale, qui dépasse le cadre<br />
du mouvement <strong>de</strong>s happenings. <strong>Le</strong>s réponses qu’il donne aux problèmes posés par la forme du<br />
137
happening sont reconnues comme particulièrement fructueuses, et leur filiation, après celle <strong>de</strong><br />
John Cage, est peut–être la plus largement reconnue. J. Smith s’est peu soucié <strong>de</strong> la conservation<br />
et <strong>de</strong> la transmission <strong>de</strong> son oeuvre, c’est donc à travers les comptes rendus <strong>de</strong> spectateurs - parmi<br />
lesquels on trouve Jonas Mekas, Stefan Brecht, Robert Wilson, Richard Foreman, Andy Warhol -<br />
qu’on mesure la portée <strong>de</strong> son influence. L’aperçu <strong>de</strong> l’œuvre évoqué ici est restreint aux axes<br />
explorés par le Ridicule. Il s’attache aussi à montrer les différences d’interprétation <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>,<br />
quand il y a lieu. Pour une liste complète <strong>de</strong>s ouvrages sur J.Smith, on se référera à la section <strong>de</strong><br />
la bibliographie qui lui est consacrée.<br />
Crudité, cruauté<br />
Lorsque Susan Sontag analyse le fonctionnement <strong>de</strong> la tendance « bau<strong>de</strong>lairienne » du nouveau<br />
cinéma d’avant-gar<strong>de</strong>, c’est pour prendre la défense <strong>de</strong> Jack Smith. Sontag le distingue parmi les<br />
autres cinéastes :<br />
Dans Flaming Creatures [1963], l’amateurisme <strong>de</strong> la technique n’est pas frustrant, comme<br />
dans tant d’autres films « un<strong>de</strong>rground ». Car Smith est très généreux visuellement, et à<br />
chaque instant, il donne à voir une quantité impressionnante <strong>de</strong> matière.<br />
(Sontag 2001, 228) 73<br />
Sontag considère cette richesse visuelle suffisante pour éloigner les accusations <strong>de</strong> voyeurisme ;<br />
l’originalité du traitement <strong>de</strong> la matière l’emporte sur la crudité <strong>de</strong> son thème, sans entraver la<br />
perspective originale <strong>de</strong> J. Smith sur la sexualité. <strong>Le</strong> parallèle bau<strong>de</strong>lairien initié par Jonas Mekas<br />
renvoie à la dimension potentiellement scandaleuse <strong>de</strong> l’œuvre : le choc n’est pas la visée<br />
<strong>de</strong>rnière, même s’il sert à faire le tri entre le lecteur innocent, qui s’y arrête, et le lecteur averti,<br />
73 “In Flaming Creatures, amateurishness of technique is not frustrating, as it is in so many other recent<br />
“un<strong>de</strong>rground” films. For Smith is visually very generous; at practically every moment there is simply a tremendous<br />
amount to see on the screen.”<br />
138
qui passe outre. Sontag insiste sur l’innocence du film, interprété à tort comme pornographique.<br />
La présence visible <strong>de</strong> l’artifice interdit la lecture littérale, garantit la prise <strong>de</strong> distance que suscite<br />
l’amoralisme, et non l’infraction ouverte à la morale. En outre, l’autoréférentialité n’est pas<br />
d’essence négative. Sontag oppose Flaming Creatures à l’équivalence contemporaine entre<br />
indifférence technique et minimalisme, par exemple l’« ascétisme esthétique » (“aesthetic<br />
asceticism”, Sontag 1964, 229) <strong>de</strong> l’Expressionnisme abstrait. Dans celui-ci, l’autoréférentialité<br />
s’exerce en effet en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la représentation, pour gar<strong>de</strong>r uniquement la trace du geste<br />
créateur. Jack Smith ne se contente pas <strong>de</strong> remettre en avant le contenu – ce pourquoi Sontag<br />
l’intègre au Pop Art. Il semble cependant réducteur ou trop général <strong>de</strong> définir ainsi J. Smith. <strong>Le</strong>s<br />
liens du Ridicule au Pop Art via la filiation warholienne ont été explicités plus haut. On a vu que<br />
R. Tavel modifiait profondément son mo<strong>de</strong> d’écriture lors <strong>de</strong> la transition vers le théâtre, passant<br />
du réalisme à l’explosion verbale. Si le rapprochement avec le Pop Art est simpliste, c’est parce<br />
que l’apport <strong>de</strong> J. Smith ne tient pas seulement à la nature du contenu - objets <strong>de</strong> consommation<br />
courante, produits <strong>de</strong> la culture populaire - mais à la présentation qu’il en offre. Warhol ne se<br />
départit pas du minimalisme, renforcé par la monotonie <strong>de</strong> la sérialité, dans laquelle les variations<br />
s’effectuent sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’infime. Jack Smith, au contraire, présente une vision surchargée<br />
d’images, une poétique <strong>de</strong> l’accumulation et <strong>de</strong> la prolifération. <strong>Le</strong> Ridicule doit davantage sur ce<br />
plan à la poétique <strong>de</strong> J. Smith qu’au dépouillement warholien. On peut dire que J. Smith effectue<br />
sur le plan visuel l’équivalent du travail sur la langue entrepris par R. Tavel. Même si J. Smith ne<br />
modifie pas les fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> son esthétique en passant au théâtre, les exigences <strong>de</strong> la scène le<br />
conduisent à <strong>de</strong>s solutions <strong>de</strong> nature différente, qu’il s’agira <strong>de</strong> cerner.<br />
139
Cinéma et/au théâtre<br />
En transférant son univers du cinéma au théâtre, J. Smith <strong>de</strong>vient l’acteur principal du spectacle.<br />
Ses films sont déjà centrés sur l’aspect performatif, mais les interprètes captés par la caméra font<br />
figure <strong>de</strong> marionnettes, puisque le cinéaste et monteur a le pouvoir absolu sur la présentation<br />
finale. Au théâtre, l’œil du spectateur est libre <strong>de</strong> balayer la surface du cadre <strong>de</strong> scène - réel ou<br />
imaginaire, si l’on accepte qu’il existe aussi dans les lieux non-théâtraux, mais n’est pas<br />
matérialisé. J. Smith prend acte <strong>de</strong> la nature différente du regard cinématographique, et en<br />
propose un équivalent théâtral. En dirigeant ses spectacles <strong>de</strong> manière à être toujours au centre, et<br />
à en contrôler intégralement le déroulement, J. Smith retrouve le pouvoir absolu du cinéaste. On<br />
pourrait définir son rôle comme la combinaison d’un acteur, metteur en scène, et d’une figure<br />
inédite, celle du monteur (il est à l’origine <strong>de</strong>s ruptures <strong>de</strong> rythme, <strong>de</strong>s changements brusques et<br />
<strong>de</strong>s choix <strong>de</strong> sujet, il contrôle la vitesse du spectacle). <strong>Le</strong> Ridicule à ses débuts trouve une autre<br />
solution : la lutte pour l’attention du public est représentée par le déploiement <strong>de</strong> virtuosité auquel<br />
se livrent les interprètes, armés <strong>de</strong> répliques et <strong>de</strong> gestes improvisés ou mis au service du combat.<br />
Même s’il y a un texte <strong>de</strong> départ et une mise en scène, ceux-ci servent seulement <strong>de</strong> point d’appui<br />
et sont sujets à <strong>de</strong>s variations constantes. J. Smith, au contraire, refuse l’idée <strong>de</strong> collaboration en<br />
empêchant toute initiative <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s autres. Lorsqu’il ne joue pas seul, il n’en reste pas moins<br />
maître du déroulement et du rythme <strong>de</strong> la représentation. Il va parfois, pour couper court à la<br />
préméditation, jusqu’à recruter ses comédiens au début du spectacle. En <strong>de</strong>hors du contrôle total<br />
<strong>de</strong> la représentation, cette métho<strong>de</strong> <strong>de</strong> travail assure aussi l’adéquation avec le propos esthétique :<br />
les objets <strong>de</strong> consommation <strong>de</strong> masse, montrés cassés, mutilés, exilés, ont pour analogie les<br />
acteurs « trouvés », inadaptés au rôle qu’on leur <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> jouer. J. Smith s’intéresse justement<br />
au décalage créé par l’attribution d’un rôle à un non acteur, mis <strong>de</strong>vant l’obligation <strong>de</strong> jouer et<br />
l’impossibilité d’incarner. Reste alors la performance, l’effort visible <strong>de</strong> l’acteur tendant vers le<br />
140
personnage. Ce rôle est matérialisé dans la mythologie <strong>de</strong> J. Smith par la figure <strong>de</strong> Maria Montez.<br />
Actrice considérée par la critique comme une <strong>de</strong>s plus mauvaises, J. Smith perçoit dans son jeu<br />
<strong>de</strong>s qualités ignorées :<br />
Maria Montez Reine <strong>de</strong> Cinéma Moisie, Épaulette, Sirène aux chaussures compensées<br />
dorées, Déterminée, en route pour le rêve, Espagnole, Irlandaise, Négresse ?, Indienne<br />
venue à Hollywood <strong>de</strong> la République Dominicaine. Actrice épouvantable – pathétique<br />
comme actrice, pourquoi insister sur le fait qu’elle est actrice– pourquoi la limiter. Ne<br />
dites pas <strong>de</strong> mal <strong>de</strong> sa féminité si belle, qui admire sa propre beauté et toute beauté– ou ce<br />
qui en elle a rendu beaux les affreux décors en carton pâte. Son œil a vu non seulement la<br />
beauté, mais une beauté incroyable, délirante, hallucinatoire, comme sous l’effet d’une<br />
drogue.<br />
Femme et pourtant imaginatrice/croyante/enfant/simple d’esprit douée d’une foi<br />
pathétique et sans défense - une belle femme qui sait rêver - en connaissez-vous<br />
d’autres comme elle ?<br />
Reconnaître la validité <strong>de</strong> Maria Montez reviendrait à cé<strong>de</strong>r à la moisissure, au Rapt du<br />
Glamour, à <strong>de</strong>s délices schizophrènes, à une naïveté désespérée, et au scintillement <strong>de</strong>s<br />
déchets en technicolor ! 74<br />
(Smith 1997, 25-26)<br />
74 “Maria Montez Moldy Movie Queen, Shoul<strong>de</strong>r pad, gold platform wedgie siren, Determined, dreambound,<br />
Spanish, Irish, Negro?, Indian girl who went to Hollywood from the Dominican Rep. Wretch actress - pathetic as<br />
actress, why insist about her being an actress - why limit her? Don’t slan<strong>de</strong>r her beautiful womanliness that took joy<br />
in her own beauty and all beauty - or whatever in her that turned plaster cornball sets to beauty. Her eyes saw not just<br />
beauty but incredible, <strong>de</strong>lirious, drug-like hallucinatory beauty.<br />
Woman and yet imaginator/believer/child/simple pathetically believing with no <strong>de</strong>fenses - a beautiful woman who<br />
could fantasy - do you know of a woman like that?<br />
To admit of Maria Montez validities would be to turn on to moldiness, Glamorous rapture, schizophrenic <strong>de</strong>light,<br />
hopeless naivete, and glittering technicolored trash!”<br />
141
La gran<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> Montez tient en sa croyance au personnage, contrastant avec l’artifice évi<strong>de</strong>nt du<br />
décor qui l’entoure. La valeur du jeu dépend <strong>de</strong> l’engagement sans faille <strong>de</strong> l’actrice, et du<br />
pathétique inscrit dans l’écart entre sa foi et le résultat navrant. Du personnage, il ne reste rien, et<br />
le seul rôle joué par Montez est le sien, représentation pure d’une volonté <strong>de</strong> jeu. J. Smith ne<br />
récupère pas M. Montez parce qu’elle est mauvaise, dans un esprit d’opposition aux normes<br />
souvent faussement attribué aussi au Ridicule via le contresens sur l’utilisation du « Camp » - la<br />
lucidité <strong>de</strong> J. Smith à cet égard ressortant clairement <strong>de</strong> ce seul passage. Il lit<br />
autrement l’interprétation <strong>de</strong> Montez parce qu’il change les conventions d’évaluation critique. La<br />
refondation <strong>de</strong>s conventions sur laquelle J. Smith fon<strong>de</strong> sa recherche est originale parce qu’elle<br />
est justifiée et systématisée théâtralement, et non pas seulement défendue a priori. (J. Smith se<br />
désintéresse du reste <strong>de</strong>s possibilités du logos ; voir son entretien avec le sémiologue Silvère<br />
Lotringer dans Hoberman et <strong>Le</strong>ffingwell 1997). <strong>Ludlam</strong> inscrit en ce sens son travail dans la<br />
lignée <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> J. Smith :<br />
<strong>Le</strong> théâtre <strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong> refusait <strong>de</strong> prendre les choses au sérieux, sabotant le sérieux.<br />
Notre approche consiste à prendre les choses très au sérieux, en nous attachant en<br />
particulier aux choses dépréciées par la société pour les réévaluer, leur donner un sens et<br />
une valeur nouveaux, en modifiant leur contexte. 75<br />
(Samuels 1992, 31)<br />
Ce rapprochement pourrait sembler exagéré, non en raison <strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> parenté entre les <strong>de</strong>ux<br />
artistes, attestée et reconnue par <strong>Ludlam</strong>, mais à cause du contexte culturel plus large dans lequel<br />
ils s’inscrivent. <strong>Le</strong> Ridicule en général fonctionne sur la réévaluation <strong>de</strong>s objets, mais pas<br />
75 “The Theatre of the Absurd refused to take things seriously, sabotaging seriousness. Our slant was actually to take<br />
things very seriously, especially focusing on those things held in low esteem by society and revaluing them, giving<br />
them new meaning, new worth, by changing their context.”<br />
142
toujours selon un mo<strong>de</strong> défini, et souvent pour <strong>de</strong>s raisons sentimentales. J. Smith et <strong>Ludlam</strong><br />
partagent une attention particulière à la qualité visuelle - spectaculaire - <strong>de</strong> l’œuvre, fondée sur<br />
une connaissance profon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> l’art. Ils se distancient ainsi à la fois <strong>de</strong>s canons<br />
réputés intemporels du bon goût, et <strong>de</strong>s fluctuations <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong> - sachant les mettre l’un et l’autre<br />
au service d’une vision critique du beau.<br />
La mimesis, qui trouve son sens dans l’incarnation, c’est-à-dire la représentation directe <strong>de</strong>s<br />
personnages sur scène, est mise en question. La différence avec le contraire <strong>de</strong> l’incarnation, le<br />
mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> jeu épique, c’est qu’ici il y a conservation <strong>de</strong> la fiction d’incarnation. L’acteur<br />
incompétent joue à être un autre et raconte en même temps son impuissance à incarner. <strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
types <strong>de</strong> jeu sont imbriqués au point <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir indissociables. J. Smith élève un culte à Maria<br />
Montez, manière d’exprimer sa fascination et <strong>de</strong> reléguer son idole au rang d’objet. <strong>Le</strong> concept<br />
<strong>de</strong> « superstar » est emprunté à J. Smith par Andy Warhol dans le même esprit, celui <strong>de</strong> la mise<br />
en valeur d’acteurs beaux jusque dans leur idiotie. Passée la curiosité initiale suscitée à<br />
contresens par l’interprète, un problème esthétique se pose, puisqu’il n’y a pas d’évolution<br />
possible du jeu - ou plutôt du non-jeu - <strong>de</strong> l’acteur, à moins que celui-ci n’acquière <strong>de</strong> véritables<br />
compétences. L’absence d’autonomie <strong>de</strong>s autres participants est utilisée à profit par J. Smith,<br />
mais elle finit par gêner <strong>Ludlam</strong>, qui pense le théâtre comme art <strong>de</strong> la collaboration.<br />
Perception et présent<br />
<strong>Le</strong> refus <strong>de</strong> la collaboration s’explique aussi par la problématique dramaturgique <strong>de</strong> l’œuvre, qui<br />
sollicite une qualité d’attention éloignée <strong>de</strong>s critères courants. <strong>Le</strong> traitement traditionnel du texte<br />
<strong>de</strong> théâtre est mis <strong>de</strong> côté au profit <strong>de</strong> la dimension visuelle. Ce fait seul ne suffirait pas à<br />
distinguer J. Smith <strong>de</strong> la pratique contemporaine théâtrale d’avant-gar<strong>de</strong> s’il n’était articulé à une<br />
recherche sur la perception. <strong>Le</strong> spectacle se déroule en effet à une lenteur extrême. La parcimonie<br />
143
<strong>de</strong> la parole est moins le signe d’un retrait que d’une mise en valeur : la rareté sollicite l’attention<br />
du spectateur au lieu <strong>de</strong> la noyer sous un flot verbal ou narratif qui oblige à un effort ou alors<br />
provoque l’abandon et le détachement. J. Smith s’inscrit en cela dans la filiation <strong>de</strong> Gertru<strong>de</strong><br />
Stein, qui recherche l’adéquation entre le rythme intérieur du spectateur et ce qui lui est présenté<br />
sur scène. Stein perçoit le théâtre traditionnel, asservi à l’intrigue, comme contraignant, et<br />
envisage la suppression <strong>de</strong> la fable : « A quoi bon raconter une histoire alors qu’il y en a tant et<br />
que tout le mon<strong>de</strong> en connaît tant et en raconte tant » (“What is the use of telling a story since<br />
there are so many and everybody knows so many and tells so many.”; G. Stein 1985, 119). Ce<br />
geste est cristallisé dans le concept <strong>de</strong> « pièce paysage », pièce qui cesse d’avancer et redonne au<br />
spectateur la liberté <strong>de</strong> suivre le spectacle avec le niveau d’attention souhaité :<br />
J’ai senti que si une pièce ressemblait exactement à un paysage cela mettrait fin à la<br />
question <strong>de</strong> savoir si l’émotion <strong>de</strong> la personne qui regar<strong>de</strong> la pièce est en retard ou en<br />
avance sur la pièce car le paysage n’a pas besoin <strong>de</strong> faire connaissance. On a peut-être<br />
besoin <strong>de</strong> faire sa connaissance, mais pas lui, il est là et comme la pièce est écrite la<br />
relation entre vous à n’importe quel moment correspond si exactement à cela qu’il [le<br />
paysage] n’a aucune importance à moins qu’on le regar<strong>de</strong>. 76<br />
(G. Stein 1985, 122)<br />
<strong>Le</strong> public choisit <strong>de</strong> se concentrer sur les aspects qui l’intéressent au lieu d’être soumis au<br />
déroulement <strong>de</strong> l’histoire, dont dépend le sens du spectacle. <strong>Le</strong> concept <strong>de</strong> paysage est lié à une<br />
entreprise <strong>de</strong> déhiérarchisation. Il propose un retour vers une égalité idéale dans lequel le<br />
spectateur est invité à créer un ordre personnel et non à se conformer à une vision préétablie :<br />
76 “I felt that if a play was exactly like a landscape then there would be no difficulty about the emotion of the person<br />
looking on at the play being behind or ahead of the play because the landscape does not have to make acquaintance.<br />
You may have to make acquaintance with it, but it does not with you, it is there and so the play being written the<br />
relation between you at any time is so exactly that that it is of no importance unless you look at it.”<br />
144
Pour moi, un être humain est aussi important qu’un autre être humain, et l’on pourrait dire<br />
que le paysage a les mêmes valeurs, qu’un brin d’herbe a la même valeur qu’un arbre.<br />
Parce que le réalisme <strong>de</strong> ceux qui pratiquaient le réalisme avant l’heure était un réalisme<br />
visant à rendre les hommes réels. Je ne m’intéressais pas à rendre les hommes réels, mais<br />
à l’essence ou, comme le dirait un peintre, à la valeur. 77<br />
(G. Stein 1973, 16)<br />
Au théâtre, le paysage renvoie à la dimension visuelle, subsumée dans la tradition occi<strong>de</strong>ntale par<br />
le texte et la fable. <strong>Le</strong> paysage est unifié par le regard <strong>de</strong> celui qui le contemple, mais laisse<br />
transparaître la fragmentation irréductible <strong>de</strong> ses éléments et son ouverture vers un hors champ<br />
présent quoique non représenté. La visée consiste à rompre avec la conception idéaliste du<br />
spectacle comme organisme ne supportant pas l’ablation d’une <strong>de</strong> ses parties.<br />
L’étirement extrême du temps interdit l’interprétation réaliste et place le spectateur dans une<br />
position d’anticipation contemplative. <strong>Le</strong> rythme du déroulement du spectacle coïnci<strong>de</strong> alors avec<br />
celui du spectateur. Richard Foreman décrit à travers son expérience <strong>de</strong> spectateur la réalisation<br />
<strong>de</strong> l’idéal steinien <strong>de</strong> synchronisation entre les rythmes du public et <strong>de</strong>s interprètes :<br />
Voir jouer Jack Smith, c’était assister à la métamorphose du comportement humain en<br />
stase granuleuse ; chaque instant du spectacle paraissait en quelque sorte contenir en<br />
germe le possible inimaginable. […]<br />
La lenteur prolongée, jointe à la faillite continue (et quelque peu calculée) <strong>de</strong> chaque<br />
spectacle, amenait le public à un état d’attention présente, état qui est précisément ce que<br />
l’autre théâtre évitait, afin d’affecter (c’est-à-dire <strong>de</strong> manipuler) son public. La plupart du<br />
77 “To me one human being is as important as another human being, and you might say that the landscape has the<br />
same values, a bla<strong>de</strong> of grass has the same value as a tree. Because the realism of the people who did realism before<br />
was a realism of trying to make people real. I was not interested in making the people real but in the essence or, as a<br />
painter would call it, value.”<br />
145
temps, le théâtre hypnotise ; il entraîne dans un rêve imitant un lieu où voudrait se trouver<br />
le spectateur. 78<br />
(<strong>Le</strong>ffingwell 1997, 26)<br />
La lenteur pourrait <strong>de</strong>venir un procédé facile - ce que R. Foreman reproche par ailleurs à la<br />
poétique onirique <strong>de</strong> Robert Wilson -, si elle n’était elle-même mise en danger par <strong>de</strong>s ruptures <strong>de</strong><br />
rythme imprévisibles. J. Smith ne rejette pas forcément la fable, mais celle-ci passe au second<br />
plan. <strong>Le</strong>s changements <strong>de</strong> rythme du spectacle ne s’accor<strong>de</strong>nt pas avec le découpage <strong>de</strong> la fable.<br />
Il y a donc disjonction entre fable et histoire. J. Smith travaille du reste essentiellement sur <strong>de</strong>s<br />
mythes ou œuvres connues (Hamlet, La Sonate <strong>de</strong>s spectres d’Ibsen, la mythologie<br />
hollywoodienne), <strong>de</strong> sorte que peu <strong>de</strong> place est laissé au suspense. <strong>Le</strong>s allusions sont surtout<br />
exprimées plastiquement, au moyen <strong>de</strong>s objets présentés et <strong>de</strong>s images projetées. Elles font<br />
référence autant au signe extérieur qu’elles reproduisent avec plus ou moins <strong>de</strong> déformation,<br />
qu’au mon<strong>de</strong> intérieur, très codifié, <strong>de</strong> J. Smith et à leur place dans l’histoire <strong>de</strong> son œuvre.<br />
L’univers <strong>de</strong> J. Smith est <strong>de</strong> ce fait relativement énigmatique pour le non-initié.<br />
J. Smith joue dans la première pièce <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, Big Hotel, dans un rôle qui relève <strong>de</strong> l’auto-<br />
parodie : son personnage <strong>de</strong> Mr. X évolue avec une lenteur encore plus prononcée que <strong>de</strong><br />
coutume. Mais la présence <strong>de</strong> J. Smith n’y est qu’anecdotique, car <strong>Ludlam</strong> résout autrement la<br />
difficulté <strong>de</strong> perception posée par Gertru<strong>de</strong> Stein. <strong>Ludlam</strong> reprend <strong>de</strong>s œuvres i<strong>de</strong>ntifiables, mais<br />
leur impose un traitement différent : l’accumulation et l’entrecroisement <strong>de</strong>s histoires <strong>de</strong>vient si<br />
complexe que toute tentative <strong>de</strong> suivre le fil est mise en échec, voire découragée:<br />
78 “To watch Jack Smith perform was to watch human behavior turn into granular stasis, in which every moment of<br />
being seemed, somehow, to contain the seed of unthinkable possibility. […]<br />
That exten<strong>de</strong>d slowness, combined with the continual (and somewhat calculated) going wrong of every performance,<br />
brought the audience into a state of present attention that is precisely what other theater avoi<strong>de</strong>d in or<strong>de</strong>r to affect<br />
(i.e., manipulate) its audience. The theater generally hypnotizes ; it pulls into a dream that imitates a place in which<br />
the spectator would like to be.”<br />
146
“BELLHOP : The whole play is falling to pieces. I’ve lost the thread of the narrative.” (17).<br />
Alors que J. Smith ne commente pas l’hermétisme <strong>de</strong> son œuvre et ne prend pas en compte les<br />
difficultés <strong>de</strong> lecture, <strong>Ludlam</strong> dénu<strong>de</strong> le procédé poétique sur lequel est fondée la structure <strong>de</strong> la<br />
pièce. Il coupe court ainsi à toute possibilité <strong>de</strong> mystification : si l’absence ou le désordre<br />
structurels sont assumés, il est inutile d’essayer <strong>de</strong> déchiffrer dans la transgression un sens autre<br />
qu’évi<strong>de</strong>nt. Inversement, il est tout aussi vain <strong>de</strong> juger en fonction <strong>de</strong>s paramètres traditionnels,<br />
puisque leur défaite est prononcée. La tentative d’échapper aux critères normatifs conduit à un<br />
contournement nihiliste, racheté par l’expression consciente <strong>de</strong> son état. <strong>Le</strong> fait que le nihilisme<br />
soit soumis à une problématisation le fait déjà accé<strong>de</strong>r au scepticisme. L’autoréférentialité<br />
présente dans la première pièce <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> annonce un trait poétique maintenu tout au long <strong>de</strong><br />
l’œuvre : le langage est perçu comme ressource ultime, comme secours contre l’absurdité, même<br />
s’il ne sert qu’à dire l’aporie.<br />
Plus tard, <strong>Ludlam</strong> choisit aussi <strong>de</strong> faire appel à <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s génériques éculés, reconnaissables sans<br />
se référer à une oeuvre spécifique. Il retrouve ainsi la <strong>de</strong>uxième solution proposée par G. Stein :<br />
fascinée par la mathématique du mélodrame, Stein remarque que dans les genres extrêmement<br />
codifiés, l’histoire perd toute importance, car elle obéit à <strong>de</strong>s conventions trop prévisibles pour ne<br />
pas être anticipées dès le départ par le spectateur :<br />
N’importe qui peut s’intéresser à une histoire <strong>de</strong> meurtre parce que peu importe combien<br />
<strong>de</strong> fois les témoins racontent la même histoire l’insistance est différente. C’est ce <strong>de</strong> quoi<br />
est faite la vie, le fait que cette insistance soit différente peu importe combien <strong>de</strong> fois on<br />
147
aconte la même histoire s’il y a quelque chose <strong>de</strong> vivant dans la manière <strong>de</strong> raconter<br />
l’accent est différent. 79<br />
(G. Stein 1985, 167)<br />
L’abolition <strong>de</strong> la fable n’est pas donc pas une nécessité, à condition que les enjeux <strong>de</strong> lecture -<br />
condition <strong>de</strong> possibilité <strong>de</strong> l’ « insistance » - soient posés clairement. L’originalité est alors<br />
déplacée <strong>de</strong> la fable comme entité vers la dialectique entre fable et genre, entre variation et<br />
matrice.<br />
Sexualité et transgression<br />
Lors du procès <strong>de</strong> Flaming Creatures, Jack Smith se défend en arguant du contresens sur<br />
l’horizon d’attente <strong>de</strong> son film, conçu comme une comédie. <strong>Le</strong> type <strong>de</strong> comédie dans lequel<br />
s’inscrit J. Smith est relativement proche <strong>de</strong> la définition qu’en donne plus tard <strong>Ludlam</strong>, celle <strong>de</strong><br />
la comédie comme célébration <strong>de</strong> l’universel. <strong>Ludlam</strong> est davantage re<strong>de</strong>vable à la vision <strong>de</strong> J.<br />
Smith qu’à l’agressivité dadaïste ou surréaliste qu’il perçoit dans les premières mises en scène du<br />
Ridicule. <strong>Le</strong>ur ton est en effet comparable à l’humour noir <strong>de</strong>s surréalistes, alors que pour J.<br />
Smith la mise en valeur <strong>de</strong> l’artifice, la présence <strong>de</strong> la parodie n’implique pas le retrait du<br />
lyrisme. C’est l’étrangeté <strong>de</strong> la diversité donnée à voir comme libérée <strong>de</strong>s hiérarchisations<br />
normatives qui engendre le comique. Dans Flaming Creatures, la diversité est d’essence sexuelle.<br />
Sontag remarque que la vision <strong>de</strong> Smith est moins homosexuelle qu’ « intersexuelle » (Sontag<br />
2001, 230). L’œuvre <strong>de</strong> Smith est scandaleuse parce qu’elle rejoue les classifications sexuelles<br />
79 “Anybody can be interested in a story of a crime because no matter how often the witnesses tell the same story the<br />
insistence is different. That is what makes life that the insistence is different, no matter how often you tell the same<br />
story if there is anything alive in the telling the emphasis is different.”<br />
148
sociales sur un mo<strong>de</strong> parodique, et exhibe le pathétique ressortant <strong>de</strong> ce jeu. Comme le propose<br />
Judith Butler, il faut distinguer entre la nature <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité sexuelle, fondée sur <strong>de</strong>s conventions<br />
arbitraires et non essentielles, et son expression - sa performance -, soumise aux contraintes <strong>de</strong> la<br />
sphère sociale. <strong>Le</strong> film <strong>de</strong> J. Smith n’est pas homosexuel au sens où il donnerait<br />
systématiquement à voir l’envers <strong>de</strong>s normes - implicitement hétérosexuelles - du genre. Il est<br />
«intersexuel » parce qu’il montre la nature arbitraire du genre, mis à mal par le jeu. Il y a écart<br />
entre l’incompétence <strong>de</strong>s acteurs, qui semblent ne pouvoir jouer qu’eux-mêmes, et leur capacité à<br />
bousculer les normes sociales en s’appropriant, même mal, un rôle qui ne leur appartient pas :<br />
<strong>Le</strong> genre est un acte passé en répétition, tout comme un texte survit aux acteurs<br />
particuliers qui s’en servent, et dont la réalisation et la reproduction en tant que réalité<br />
exige <strong>de</strong>s acteurs individuels. 80<br />
(Butler 1988, 526)<br />
Présenter une i<strong>de</strong>ntité sexuelle imparfaite, mal jouée, s’inscrit dans une démarche radicalement<br />
différente <strong>de</strong> celle du travestissement illusionniste, qui lui repose sur une croyance en la<br />
transformation. La perfection du déguisement revient à cautionner en creux les normes<br />
auxquelles on s’oppose, en les prenant pour point d’appui. J. Smith choisit au contraire <strong>de</strong><br />
dévoiler le travestissement en tant qu’artifice. Celui-ci est envisagé non comme trompe l’œil,<br />
mais transparence. <strong>Le</strong> paradoxe, c’est que la monstration <strong>de</strong> l’artifice, évoquée plus haut, donne<br />
au film un aspect documentaire - on voit autant la fable que l’histoire <strong>de</strong> ceux qui la mettent en<br />
scène - qui brouille la frontière entre réalité et fiction. Or c’est justement la démarcation entre les<br />
sphères sociale et théâtrale qui conditionne l’interprétation du travestissement comme acceptable<br />
ou non:<br />
80 “Gen<strong>de</strong>r is an act which has been rehearsed, much as a script survives the particular actors who make use of it, but<br />
which requires individual actors in or<strong>de</strong>r to be actualized and reproduced as reality once again.”<br />
149
Bien que les performances théâtrales puissent se heurter à la censure politique et à <strong>de</strong>s<br />
critiques virulentes, les performances du genre dans <strong>de</strong>s contextes non théâtraux obéissent<br />
à <strong>de</strong>s conventions sociales plus clairement punitives et régulatrices. Ainsi, la vue du même<br />
travesti sur scène peut être appréciée et applaudie, alors que la vue du même travesti assis<br />
à côté <strong>de</strong> soi dans le bus peut entraîner une réaction <strong>de</strong> peur, <strong>de</strong> rage, <strong>de</strong> violence même.<br />
[…] l’acte <strong>de</strong>vient dangereux, le cas échéant, précisément parce que le caractère purement<br />
imaginaire <strong>de</strong> l’acte n’est pas délimité par <strong>de</strong>s conventions théâtrales […] l’acte n’est pas<br />
mis en contraste avec le réel, mais constitue une réalité d’une certaine manière nouvelle,<br />
une modalité du genre qui ne peut être immédiatement assimilée par les catégories<br />
préexistantes qui régulent la réalité du genre. […]<br />
<strong>Le</strong> travesti peut cependant faire plus que simplement exprimer la distinction entre sexe et<br />
genre, il remet en cause au moins implicitement la distinction entre apparence et réalité<br />
qui structure la plupart <strong>de</strong>s croyances populaires sur l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> genre. Si la réalité du<br />
genre est constituée par la performance elle-même, alors il n’y a pas <strong>de</strong> recours possible à<br />
un « sexe » ou « genre » essentiel et abstrait que les performances du genre exprimeraient<br />
ostensiblement. <strong>Le</strong> genre du travesti est en effet aussi réel que le genre <strong>de</strong> celui dont la<br />
performance est conforme aux attentes sociales. 81<br />
(Butler 1988, 527)<br />
81 “Although theatrical performances can meet with political censorship and scathing criticism, gen<strong>de</strong>r performances<br />
in non-theatrical contexts are governed by more clearly punitive and regulatory social conventions. In<strong>de</strong>ed, the sight<br />
of the same transvestite onstage can compel pleasure and applause while the sight of the same transvestite on the seat<br />
next to us on the bus can compel fear, rage, even violence. […] the act becomes dangerous, if it does, precisely<br />
because there are no theatrical conventions to <strong>de</strong>limit the purely imaginary character of the act […] the act is not<br />
contrasted with the real, but constitutes a reality that is in some sense new, a modality of gen<strong>de</strong>r that cannot readily<br />
be assimilated into the pre-existing categories that regulate gen<strong>de</strong>r reality. […]<br />
The transvestite, however, can do more than simply express the distinction between sex and gen<strong>de</strong>r, but challenges at<br />
least implicitly, the distinction between appearance and reality that structures a good <strong>de</strong>al of popular thinking about<br />
gen<strong>de</strong>r i<strong>de</strong>ntity. If the reality of gen<strong>de</strong>r is constituted by the performance itself, then there is no recourse to an<br />
essential and unrealized “sex” or “gen<strong>de</strong>r” which gen<strong>de</strong>r performances ostensibly express. In<strong>de</strong>ed, the transvestite’s<br />
gen<strong>de</strong>r is as fully real as anyone whose performance complies with social expectations.”<br />
150
L’exaltation <strong>de</strong> l’artifice comme moyen d’exposer l’artificialité <strong>de</strong>s normes est une critique sous-<br />
jacente <strong>de</strong> l’illusion réaliste. L’utilisation <strong>de</strong> l’artifice n’est pas seulement un parti pris esthétique,<br />
mais possè<strong>de</strong> une dimension politique, quoique non didactique. L’esprit du travestissement<br />
proposé par J. Smith dans son film est repris par le Ridicule. Il ne s’agit pas d’un travestissement<br />
mimétique, visant à la reproduction parfaite d’une i<strong>de</strong>ntité autre. On a affaire au contraire à la<br />
juxtaposition <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntitaires normalement contradictoires. La révolution copernicienne<br />
amorcée par J. Smith, puis théorisée par Butler, consiste à présenter le genre comme une<br />
catégorie <strong>de</strong> pensée plutôt que comme une essence : si l’existence du genre est indéniable, celui-<br />
ci ne peut exister librement que dans la mesure où l’on accepte <strong>de</strong> pouvoir le penser autrement.<br />
Au contraire <strong>de</strong> l’androgynie, qui entretient la confusion, le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> travestissement Ridicule<br />
refuse l’idée d’hypocrisie et présente un masque ouvertement incomplet, hétéroclite - par<br />
exemple, le maquillage mal appliqué <strong>de</strong>s travestis, filmé en hyper gros plan, révèle leurs visages<br />
mal rasés. Un tel procédé fait directement appel au mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> réception du genre, à l’arbitraire <strong>de</strong>s<br />
catégories mentales et sociales qui entourent la pensée d’un phénomène au point d’invali<strong>de</strong>r les<br />
possibilités non conformes. Au-<strong>de</strong>là du cas du travestissement, ne rien dissimuler est un <strong>de</strong>s<br />
axiomes fondateurs <strong>de</strong> la poétique du Ridicule, que <strong>Ludlam</strong> exploitera à la fois visuellement et<br />
dramaturgiquement.<br />
Lobster Landlordism on Rented Island : un théâtre politique ?<br />
L’œuvre <strong>de</strong> Jack Smith n’est pas une forme <strong>de</strong> narcissisme dépolitisé. Jonas Mekas voit ainsi<br />
dans J. Smith une figure <strong>de</strong> fossoyeur administrant « les rites funéraires du capitalisme » (“the<br />
final burial rites of the capitalist civilization”, Hoberman et <strong>Le</strong>ffingwell 1997, 48). La pratique <strong>de</strong><br />
J. Smith va à rebours <strong>de</strong>s rythmes <strong>de</strong> la vie industrielle mo<strong>de</strong>rne : les spectacles ont lieu la nuit,<br />
n’ont pas <strong>de</strong> durée ni d’horaires fixes et défient les normes <strong>de</strong> l’efficacité du théâtre commercial<br />
151
soumis à la rationalité capitaliste (gratuité, refus du spectaculaire, <strong>de</strong> la publicité personnelle,<br />
pauvreté <strong>de</strong>s moyens, absence - apparente - <strong>de</strong> virtuosité et <strong>de</strong> compétence). Sa poétique <strong>de</strong> la<br />
lenteur s’inscrit dans la même direction: l’art est perçu comme un domaine maltraité par <strong>de</strong>s<br />
exigences étrangères aux siennes ; seules les actions utilitaires méritent d’être effectuées avec<br />
rapidité. L’entreprise <strong>de</strong> réhabilitation à laquelle il se livre contient aussi en elle-même une<br />
dimension politique. Célébrer le « moisi » contre la nouveauté perpétuelle <strong>de</strong> la société <strong>de</strong><br />
consommation, c’est une forme <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> recul, <strong>de</strong> retrait distancié. Mais ce geste s’inscrit, nous<br />
l’avons vu, dans une dimension esthétique critique : les matériaux sont sauvés non pour leurs<br />
qualités absolues (il n’est pas question <strong>de</strong> prétendre que Maria Montez est une bonne actrice, ou<br />
que les décors en carton pâte font illusion), mais par un changement <strong>de</strong> regard, une interrogation<br />
<strong>de</strong>s normes et classifications. J. Smith explicite sa position anticapitaliste <strong>de</strong> manière plus<br />
violente à travers une mythologie idiosyncratique. <strong>Le</strong> paiement du loyer <strong>de</strong>vient le symbole <strong>de</strong><br />
l’asservissement capitaliste, car il ne prend jamais fin. <strong>Le</strong> propriétaire, représenté par la figure du<br />
Homard aux pinces démesurées, est l’allégorie <strong>de</strong> cette avidité sans fond, écrasant sa victime,<br />
incarnée par un reptile, contraint à ramper. J. Smith réussit à animer la critique sociale sans la<br />
rendre didactique grâce à la constitution d’un imaginaire fabuleux. <strong>Le</strong> codage qu’il effectue est à<br />
la fois hermétique et compréhensible à cause <strong>de</strong> l’analogie anthropomorphique <strong>de</strong>s animaux<br />
choisis. <strong>Le</strong> déchiffrement attendu n’a rien à voir avec la maîtrise du discours Camp, car sa<br />
compréhension n’est pas fondée sur la connaissance <strong>de</strong> co<strong>de</strong>s préétablis. L’ésotérisme <strong>de</strong> J.<br />
Smith, son indifférence apparente envers la compréhension du spectateur sont la suite logique <strong>de</strong><br />
sa nonchalance envers le logos. <strong>Ludlam</strong> partage cette position envers le public au début <strong>de</strong> sa<br />
carrière, affirmant :<br />
Nous connaissions la fable, mais je ne suis pas sûr qu’il en allait <strong>de</strong> même du public. Cela<br />
n’avait pas vraiment d’importance. Ce qui nous importait, c’était <strong>de</strong> rompre avec la nature<br />
152
épétitive <strong>de</strong> l’essentiel du théâtre - les conventions, le placement, les techniques<br />
réutilisées sans arrêt pour faire passer <strong>de</strong>s messages. 82<br />
2.2. b) John Vaccaro (date <strong>de</strong> naissance inconnue)<br />
(Samuels 1992, 18)<br />
<strong>Le</strong>s premières pièces <strong>de</strong> R. Tavel sont mises en scène par John Vaccaro après avoir été refusées<br />
par d’autres, car jugées mauvaises. J. Vaccaro occupe une position particulière parmi les metteurs<br />
en scène d’avant-gar<strong>de</strong>. On trouve certes <strong>de</strong>s praticiens peu soucieux ou méfiants envers le texte<br />
<strong>de</strong> théâtre. Ceux-ci choisissent alors d’écrire, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s normes dramaturgiques occi<strong>de</strong>ntales,<br />
<strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> performance dont la compréhension est conditionnée par l’appréhension <strong>de</strong><br />
l’ensemble du spectacle et/ou la connaissance <strong>de</strong> leur univers personnel. Pensons aux premiers<br />
spectacles <strong>de</strong> Robert Wilson, à Richard Foreman, et en général à la tendance que Bonnie<br />
Marranca a théorisée sous le nom <strong>de</strong> « <strong>Théâtre</strong> d’Images » (Theatre of Images) (Marranca 1996).<br />
Une autre manière d’interroger le rapport au texte consiste à se réapproprier <strong>de</strong>s textes classiques<br />
pour les réécrire, les couper, les remanier. Cette tendance <strong>de</strong> mise en scène se développe en<br />
particulier sous l’influence du travail <strong>de</strong> Grotowski, documenté dès le début <strong>de</strong>s années soixante<br />
par The Tulane Drama Review, puis vu en tournée à New York quelques années plus tard. Plus<br />
que <strong>de</strong> l’influence dadaïste ou surréaliste, ce courant <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> se réclame du mysticisme<br />
d’Artaud, <strong>de</strong> l’idéal <strong>de</strong> la transe. La richesse du texte est alors perçue comme un obstacle. En<br />
82 “We knew what the plot was, but I don’t know if the audience did.<br />
That wasn’t really important. What was important for us was to break down that rote quality that you get in most<br />
theatre - the conventions, the blocking, the techniques used over and over to get points across.”<br />
153
evanche, l’architecture dramaturgique, réduite à ses articulations, n’est pas rejetée, et sert <strong>de</strong><br />
canevas à la mise en scène. J. Vaccaro pourrait à première vue être classé dans ce <strong>de</strong>uxième<br />
groupe, si les conditions <strong>de</strong> pratique et les principes esthétiques du Ridicule ne s’écartaient trop<br />
radicalement <strong>de</strong>s objectifs <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> européenne et <strong>de</strong> son équivalent américain à la même<br />
époque. On s’attachera ici à définir la position <strong>de</strong> J. Vaccaro en relation aux <strong>de</strong>ux pôles <strong>de</strong> mise<br />
en scène dominants. L’apport <strong>de</strong> J. Vaccaro est relativement mal documenté : <strong>de</strong>s entretiens<br />
sporadiques contribuent à la compréhension <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> production <strong>de</strong> ses spectacles, et les<br />
commentaires <strong>de</strong> ses collaborateurs et <strong>de</strong>s critiques ai<strong>de</strong>nt à dégager l’originalité <strong>de</strong> sa<br />
contribution. Mais il reste, en l’absence d’écrits commentant sa pratique personnelle et/ou <strong>de</strong><br />
captations, plus difficile à cerner que les autres figures évoquées ici - problématique commune à<br />
l’histoire <strong>de</strong> la mise en scène.<br />
Contre le texte ?<br />
J. Vaccaro n’a jamais montré d’intérêt pour l’écriture et possè<strong>de</strong> un rapport apparemment<br />
iconoclaste au texte dramatique. Contrairement au théâtre d’Off-Off Broadway qui place l’auteur<br />
au premier plan, J. Vaccaro choisit les textes qu’il met en scène en fonction <strong>de</strong> critères <strong>de</strong> mise en<br />
scène. <strong>Le</strong> texte n’est plus <strong>de</strong>stiné à faire entendre la voix d’un auteur, mais à servir <strong>de</strong> support<br />
au spectacle, entendu comme création d’essence visuelle. Cette forme d’irrévérence envers le<br />
texte diffère <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> inspirée <strong>de</strong> Grotowski en ce qu’elle ne consiste pas en une<br />
relecture d’une œuvre déjà connue, voire classique J. Vaccaro prend appui au contraire sur <strong>de</strong>s<br />
œuvres contemporaines, dont l’horizon d’attente est indéfini. <strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux premières pièces <strong>de</strong> R.<br />
Tavel écrites pour le théâtre, The Life of Lady Godiva et Indira Gandhi’s Daring Device,<br />
enfreignent les canons dramaturgiques <strong>de</strong> la pièce bien faite. Elles sont jugées mal construites, et<br />
154
surtout inadaptées au médium car trop verbales. J. Vaccaro s’en empare comme d’une partition<br />
musicale, prêtant moins attention au sens qu’à leur qualité sonore. La dimension visuelle, la<br />
présence <strong>de</strong> musiciens <strong>de</strong> jazz improvisant indépendamment contribuent à faire du texte un fond<br />
sonore au service <strong>de</strong> la mise en scène. Il faut ajouter à cela la direction d’acteurs singulière <strong>de</strong><br />
Vaccaro, tendant à une interprétation souvent qualifiée d’« hystérique ».<br />
Repenser les limites du jeu<br />
J. Vaccaro est lui-même présent sur scène, dirigeant directement ses acteurs <strong>de</strong> manière à<br />
conserver une part d’improvisation. L’autoréférentialité du Ridicule se prête à ce genre<br />
d’intervention. Par exemple, dans Lady Godiva, J. Vaccaro joue le personnage <strong>de</strong> Mother<br />
Superviva, sorte <strong>de</strong> maître <strong>de</strong> cérémonie exerçant une fonction chorique et intervenant<br />
ponctuellement dans l’histoire. Si le texte publié permet difficilement <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong>s<br />
interventions du metteur en scène, on peut mesurer l’étendue <strong>de</strong>s possibilités d’intervention du<br />
metteur en scène rien qu’à l’énoncé <strong>de</strong> sa double fonction, épique et dramatique. La contribution<br />
<strong>de</strong> J. Vaccaro est en outre renforcée par le fait qu’il s’entoure d’acteurs inexpérimentés. Comme<br />
dans les films <strong>de</strong> Warhol ou <strong>de</strong> Jack Smith, les interprètes sont le plus souvent <strong>de</strong>s « objets<br />
trouvés », recrutés pour leur potentiel esthétique - beauté, étrangeté, idiotie - plus que pour leurs<br />
compétences. En revanche, au lieu <strong>de</strong> laisser vagabon<strong>de</strong>r ses acteurs sur scène comme le fait<br />
Warhol <strong>de</strong>vant la caméra, J. Vaccaro se distingue pour un style <strong>de</strong> direction très exigeant. Jugé<br />
« impitoyable » (Bottoms 2005, 223) tant il pousse les acteurs dans leurs retranchements, J.<br />
Vaccaro recherche l’épiphanie au bout <strong>de</strong> l’épuisement. Ses métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> direction pourraient<br />
rappeler l’exigence <strong>de</strong> Grotowski - le mysticisme anthropologique en moins -, dont il partage la<br />
croyance en la nécessité <strong>de</strong> ne pas révéler l’homme <strong>de</strong>rrière le masque du maître. En revanche, et<br />
c’est là la différence essentielle, J. Vaccaro n’élabore pas <strong>de</strong> système d’exercices <strong>de</strong>stinés à la<br />
155
perfection <strong>de</strong> l’acteur. La remarque <strong>de</strong> Sontag à propos <strong>de</strong> la technique dans le cinéma d’avant-<br />
gar<strong>de</strong> comme survivance <strong>de</strong> la méfiance romantique envers l’intellect se retrouve ici : la maîtrise<br />
<strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s <strong>de</strong> jeu conventionnels est dédaignée au profit <strong>de</strong> la spontanéité - même si celle-ci finit<br />
par donner lieu à une nouvelle forme <strong>de</strong> maîtrise :<br />
Nous avons rejeté l’idée <strong>de</strong> professionnalisme et cultivé une chose beaucoup plus extrême<br />
que l’amateurisme. <strong>Le</strong>s acteurs étaient choisis pour leur personnalité, presque comme <strong>de</strong>s<br />
« objets trouvés » ; le personnage se trouvait quelque part entre l’intention du texte et la<br />
personnalité <strong>de</strong> l’acteur. <strong>Le</strong>s niveaux <strong>de</strong> sens étaient extrêmement riches. Tout contribuait<br />
à cet effet : le texte, les interprètes, et jusqu’aux acci<strong>de</strong>nts qui ne cessaient <strong>de</strong> se produire<br />
sur scène. 83<br />
(Samuels 1992, 17)<br />
<strong>Ludlam</strong> commente le travail <strong>de</strong> la première pério<strong>de</strong> du Ridicule dans sa dimension <strong>de</strong> convention<br />
consciente, et non d’absence <strong>de</strong> recul critique. On perçoit en creux l’importance du rôle du<br />
metteur en scène dans un spectacle qui ne peut compter sur l’autonomie et l’inventivité <strong>de</strong><br />
l’interprète. En réalité, J. Vaccaro n’est pas opposé a priori aux conventions, à condition qu’elles<br />
se présentent comme telles. L’ennemi est plutôt le « naturel » réaliste, la mythologie <strong>de</strong><br />
l’immédiateté si prégnante dans le théâtre américain et légitimée dans le cinéma d’après-guerre.<br />
Il n’est pas donc contradictoire que <strong>Ludlam</strong> défen<strong>de</strong> le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> direction <strong>de</strong> J. Vaccaro, qui lui<br />
apparaît libérateur : « Il [John Vaccaro] m’a donné toute liberté. Il m’a autorisé à faire sur scène<br />
tout ce que je voulais, il n’a jamais pensé que j’étais trop démodé, ringard, maniéré, outrancier. »<br />
(“He [J. Vaccaro] gave me freedom. He allowed me to flip out all I wanted onstage, he never felt<br />
83 “We threw out the i<strong>de</strong>a of professionalism and cultivated something much more extreme than amateurism. Actors<br />
were chosen for their personalities, almost like “found objects”; the character fell somewhere between the intention<br />
of the script and the personality of the actor. The textures of meaning were amazingly rich. Everything contributed to<br />
the effect: the script, the performers, even the acci<strong>de</strong>nts which were always happening onstage.”<br />
156
that I was too pasty, corny, mannered campy.” Samuels 1992, 13) Sachant que son style <strong>de</strong> jeu<br />
avait valu à <strong>Ludlam</strong> d’être exclu <strong>de</strong> fait <strong>de</strong>s spectacles universitaires, et sachant d’autre part que<br />
J. Vaccaro est connu pour son exigence, la rencontre avec J. Vaccaro fait figure pour <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong><br />
révélation sans ombre <strong>de</strong> complaisance. <strong>Ludlam</strong> reproche toutefois à J. Vaccaro <strong>de</strong> ne pas<br />
renoncer à son rôle <strong>de</strong> manipulateur, qui ne compense pas son ouverture stylistique. <strong>Ludlam</strong><br />
poursuit un idéal d’autonomie individuelle, et refuse le rapport hiérarchique créé par le décalage<br />
entre le metteur en scène tout-puissant et ses acteurs-marionnettes. Sans renoncer à l’idée<br />
d’acteurs trouvés, <strong>Ludlam</strong> veut construire une troupe à long terme, et refuse pour cela<br />
l’autoritarisme <strong>de</strong> metteur en scène <strong>de</strong> J. Vaccaro :<br />
Ce qui se faisait Off-Off Broadway était improvisé - les distributions étaient assemblées,<br />
puis défaites. Je voulais créer un ensemble. J’ai trouvé <strong>de</strong>s gens partageant mon point <strong>de</strong><br />
vue au théâtre, dans le cinéma un<strong>de</strong>rground. J’invitais <strong>de</strong>s amis, <strong>de</strong>s gens rencontrés dans<br />
la rue. Je créais, j’inventais mes propres stars. Je construisais quelque chose, en<br />
découvrant les gens et en assurant la continuité <strong>de</strong> l’ensemble. 84<br />
(Samuels 1992, 17)<br />
J. Vaccaro finit par renvoyer Tavel, puis <strong>Ludlam</strong>, et continue à diriger tout seul la Play-House of<br />
the Ridiculous. Car dès l’annonce <strong>de</strong> son renvoi, <strong>Ludlam</strong> est soutenu par la majorité <strong>de</strong>s acteurs<br />
<strong>de</strong> la Play-House, qui le suivent et forment un nouveau groupe, The Ridiculous Theatrical<br />
Company. Parmi ces acteurs se trouve déjà l’essentiel <strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> la compagnie permanente<br />
pendant les vingt prochaines années, réalisant ainsi l’ambition <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> d’un théâtre par et pour<br />
l’acteur.<br />
84 “These Off-Off Broadway things were thrown together - casts were thrown together and busted apart. I wanted to<br />
create an ensemble. I found some like-min<strong>de</strong>d people in the theatre, in un<strong>de</strong>rground movies. Friends, people I met in<br />
the street - I’d invite them. I created - invented - my own stars. I was building something by discovering people and<br />
creating a continuity for them.”<br />
157
2.2. c) Ronald Tavel (1941)<br />
R. Tavel gar<strong>de</strong> la réputation d’un dramaturge médiocre, éclipsé et transcendé par les mises en<br />
scène <strong>de</strong> J. Vaccaro. À en croire la critique <strong>de</strong> l’époque, ce n’est pas étonnant : « J’étais surpris<br />
d’apprendre qu’un texte <strong>de</strong> la pièce Godiva existait vraiment. L’activité scénique déchaînée avait<br />
étouffé une bonne partie <strong>de</strong> l’humour verbal. » (“I was surprised to find that a script actually<br />
existed for Godiva. The wild stage business had smothered a good <strong>de</strong>al of verbal wit.”), constate<br />
Dan Isaac dans un article <strong>de</strong> 1968 consacré à R. Tavel. Que J. Vaccaro ait déclaré s’être emparé<br />
<strong>de</strong>s œuvres parce qu’elles étaient mauvaises n’arrange rien. <strong>Ludlam</strong> prend à son tour position<br />
pour Vaccaro contre Tavel. (Kaufman 2002, 59) Malgré les rivalités, <strong>Ludlam</strong> reconnaît sa <strong>de</strong>tte<br />
envers J. Vaccaro mais omet <strong>de</strong> mentionner l’influence <strong>de</strong> R. Tavel. Il est pourtant certain qu’en<br />
tant qu’acteur, <strong>Ludlam</strong> connaissait très bien la pièce écrite <strong>de</strong> R. Tavel. Alors que l’hypothèse<br />
d’une parenté entre les <strong>de</strong>ux dramaturges a été jusqu’ici négligée, il est souhaitable <strong>de</strong> l’examiner<br />
<strong>de</strong> plus près. La démarche semblerait vaine à en croire <strong>Ludlam</strong> et ses critiques, mais la lecture<br />
attentive <strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux dramaturges suffit à mettre en évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s rapprochements<br />
nombreux et fructueux. Cela permettra aussi <strong>de</strong> dégager, par déduction, l’originalité <strong>de</strong> la<br />
démarche <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>.<br />
La seule œuvre publiée <strong>de</strong> la première pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> R. Tavel est The Life of Lady Godiva. Ses<br />
scénarii filmés sont généralement disponibles, la postérité <strong>de</strong> Warhol - pour lequel il a<br />
exclusivement écrit - aidant. Manquent les scénarii <strong>de</strong>stinés au cinéma et mis en scène à la place<br />
158
par le premier groupe Ridicule (Shower et Juanita Castro - pour une analyse <strong>de</strong>s spectacles et <strong>de</strong><br />
leur réception, voir Kaufman 2002, 49-52 et Bottoms 2005, 219-23). Parmi le corpus <strong>de</strong>s pièces<br />
écrites pour le théâtre, manque aussi la <strong>de</strong>uxième œuvre, Indira Gandhi’s Daring Device - la<br />
documentation disponible sur la pièce est très pauvre, et se réduit le plus souvent à commenter la<br />
dimension scandaleuse <strong>de</strong> l’œuvre, dans laquelle le personnage éponyme est représenté dans <strong>de</strong>s<br />
situations indignes <strong>de</strong> son aura. La <strong>de</strong>rnière absence concerne Gorilla Queen, pièce <strong>de</strong> la<br />
sécession, finalement jouée au Judson Poets’ Theatre, lieu d’une autre sensibilité théâtrale<br />
homosexuelle, plus nostalgique et moins agressive.<br />
La version <strong>de</strong> Lady Godiva publiée dans Theatre of the Ridiculous a le mérite et le défaut d’une<br />
édition tardive. Défaut, parce qu’une version unique permet difficilement <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong>s<br />
variations apportées par l’improvisation scénique, élément majeur <strong>de</strong> la pratique théâtrale<br />
Ridicule - cette question, on y reviendra, se pose au regard <strong>de</strong> l’œuvre entier <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, et<br />
particulièrement <strong>de</strong>s premières pièces. Son mérite tient au fait que la version a posteriori intègre<br />
les improvisations successives, sans les différencier du texte d’origine, à travers <strong>de</strong>s didascalies<br />
nombreuses, longues et précises. <strong>Le</strong> texte est déjà plus qu’un texte <strong>de</strong> théâtre individuel, il faut<br />
l’envisager aussi comme texte <strong>de</strong> performance collectif - mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pratique théâtrale que nous<br />
allons tenter d’éclairer en nous concentrant sur une œuvre à laquelle ont collaboré R. Tavel/ J.<br />
Vaccaro, The Life of Lady Godiva.<br />
159
3. Premiers essais dramatiques<br />
Après avoir mis en valeur l’arrière-plan culturel avec lequel <strong>Ludlam</strong> est en contact avant<br />
ses débuts, il s’agira ici <strong>de</strong> dégager <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> convergence avec l’un <strong>de</strong>s premiers animateurs<br />
du Ridicule, Ronald Tavel. <strong>Ludlam</strong> se défend <strong>de</strong> l’existence d’une quelconque proximité<br />
dramaturgique ou stylistique entre eux ; reste à savoir dans quelle mesure il dit vrai. Nous<br />
proposons donc d’effectuer une comparaison entre les œuvres théâtrales <strong>de</strong> R. Tavel et les<br />
premières pièces <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. L’objectif <strong>de</strong> cette mise en parallèle est aussi <strong>de</strong> corriger<br />
l’insatisfaction que la confrontation entre <strong>de</strong>s inspirateurs revendiqués et la réalité du travail <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> ne manque pas <strong>de</strong> créer (nous l’avons vu avec l’exemple du Living Theatre). Il est<br />
question <strong>de</strong> faire la part entre les « influences » proclamées, mais plus difficilement saisissables,<br />
et les parentés vraisemblables, mais passées sous silence ou niées. Il ne faut pas non plus<br />
s’attar<strong>de</strong>r trop sur ces ressemblances, ni montrer <strong>Ludlam</strong> sous les traits d’un imitateur sans<br />
scrupule; il importe surtout <strong>de</strong> mettre en valeur certains traits communs à une esthétique en<br />
formation, qui doit elle-même beaucoup à la culture homosexuelle. La gran<strong>de</strong> nouveauté, c’est<br />
surtout le passage au théâtre, la prise <strong>de</strong> possession d’un médium auquel les artistes queer avaient<br />
160
jusque-là accès dans les limites d’un discours crypté et hautement codifié. La confrontation<br />
suivante vise surtout à mettre au jour <strong>de</strong>s traits poétiques communs aux premières œuvres <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> et <strong>de</strong> Ronald Tavel, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s références et <strong>de</strong>s thématiques voisines. <strong>Le</strong>s quelques<br />
pièces <strong>de</strong> jeunesse <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> ont été perdues ; elles témoignent sans surprise d’un intérêt pour la<br />
dramaturgie mo<strong>de</strong>rniste européenne (David Kaufman les évoque dans sa biographie). Nous ne<br />
nous attar<strong>de</strong>rons pas sur ces tout premiers essais dramatiques, car <strong>Ludlam</strong> n’y fait pas référence<br />
et ne les cite pas, contrairement aux pièces étudiées dans ce chapitre, qui seront toujours<br />
considérées comme partie intégrante du corpus Ridicule, même après la rupture et l’adoption<br />
d’une esthétique autre.<br />
Ronald Tavel : le théâtre au filtre du cinéma<br />
On manque d’informations concernant R. Tavel, dont la culture théâtrale semble toutefois<br />
moindre que celle <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>; s’il possè<strong>de</strong> <strong>de</strong>s connaissances spécifiquement théâtrales, du moins<br />
celles-ci n’apparaissent pas <strong>de</strong> manière visible dans ses œuvres (certes, la notion <strong>de</strong> « visibilité »<br />
n’est pas forcément un critère pertinent, mais dans une pratique poétique dans laquelle la citation<br />
abon<strong>de</strong>, la simple absence en dit souvent beaucoup). Bien qu’il soit cité comme l’auteur <strong>de</strong> la<br />
définition <strong>de</strong> départ du Ridicule (cet « au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong> » évoqué dans le chapitre précé<strong>de</strong>nt),<br />
il n’éprouve aucun besoin <strong>de</strong> théoriser sa pratique, comme la majorité <strong>de</strong>s praticiens <strong>de</strong> théâtre<br />
américains. Parmi les pièces <strong>de</strong> ses débuts (<strong>de</strong> manière évi<strong>de</strong>nte, les scénarii mis en scène sans<br />
effort <strong>de</strong> transposition scénique, mais aussi dans Lady Godiva et Gorilla Queen, œuvres écrites<br />
spécifiquement pour le théâtre), le corpus <strong>de</strong>s références est plus ou moins limité au canon<br />
homosexuel. Parmi celui-ci brille la connaissance encyclopédique du cinéma hollywoodien, à<br />
travers lequel sont filtrées et déformées <strong>de</strong> nombreuses formes théâtrales (comédie musicale,<br />
adaptations <strong>de</strong> pièces commerciales, vau<strong>de</strong>ville, cirque…). C’est donc à partir <strong>de</strong> la matière<br />
161
cinématographique que R. Tavel construit son opposition aux normes dramaturgiques, en<br />
l’absence <strong>de</strong> réflexion diachronique sur le théâtre. À une époque où l’on adapte régulièrement <strong>de</strong>s<br />
pièces à succès sans grand effort <strong>de</strong> transposition au médium filmique, la perspective <strong>de</strong> R. Tavel<br />
sur la dramaturgie conventionnelle n’est pas si faussée. <strong>Le</strong>s lacunes se situent plutôt dans le hors<br />
champ que le cinéma ne montre pas : formes non occi<strong>de</strong>ntales, dramaturgies expérimentales qui,<br />
à la même époque, font justement l’objet <strong>de</strong> recherches sur la nature du théâtre, notamment dans<br />
une tentative <strong>de</strong> différenciation avec le cinéma (Grotowski, par exemple, est accueilli aux Etats-<br />
Unis en 1967 et connu par ses écrits quelques années avant). C’est ce chaînon manquant entre<br />
l’avant-gar<strong>de</strong> théâtrale proprement dite et son équivalent cinématographique que <strong>Ludlam</strong> sera<br />
mieux à même <strong>de</strong> combler - ou du moins <strong>de</strong> mettre en tension.<br />
Mise en miroir, ou mise en question du théâtre ?<br />
Il est bon <strong>de</strong> rappeler l’importance <strong>de</strong> la pluridisciplinarité, mais il ne faut pas oublier que celle-ci<br />
s’accompagne d’un mouvement pendulaire inverse : on s’ouvre à d’autres arts pour y puiser <strong>de</strong>s<br />
éléments qui servent en définitive aussi à redéfinir le sien, pas forcément pour créer une œuvre<br />
hybri<strong>de</strong>. <strong>Le</strong>s happenings ou le mixed media théorisés à la même époque en sont certes <strong>de</strong>s<br />
exemples, mais leur postérité au théâtre est relativement limitée. En excluant bien entendu les<br />
spectacles plus traditionnels, on s’aperçoit tout <strong>de</strong> même que le théâtre a emprunté d’autres<br />
directions (même la dramaturgie environnementale, théorisée à partir <strong>de</strong>s recherches d’Allan<br />
Kaprow, inventeur présumé du happening, s’en distingue nettement, et d’abord par la place<br />
qu’elle accor<strong>de</strong> au texte dramatique et à l’improvisation, dont la part est relativement réduite et<br />
l’encadrement très strict). Que dire aussi <strong>de</strong> l’exploration <strong>de</strong> la bidimensionnalité en peinture<br />
(impératif d’esprit tout à fait mo<strong>de</strong>rniste fixé par le critique d’art Clement Greenberg, réalisé par<br />
exemple à travers la série d’objets plats <strong>de</strong> Jasper Johns (drapeau, cibles <strong>de</strong> fléchettes)) ou du<br />
162
minimalisme musical d’un Philip Glass, connu par ailleurs pour ses collaborations<br />
interdisciplinaires avec Mabou Mines ? En tout état <strong>de</strong> cause, et en l’absence <strong>de</strong> directions<br />
théoriques explicites <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s praticiens au début du Ridicule, il est difficile <strong>de</strong> postuler une<br />
réflexion sur le statut purement théâtral <strong>de</strong>s œuvres - réflexion que reprendra <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong> manière<br />
plus systématique au cours <strong>de</strong> sa carrière. Malgré tout, et c’est ce qui est susceptible <strong>de</strong> prêter à<br />
confusion, le Ridicule effectue un travail éminemment réflexif ; distinguons donc en passant,<br />
avant d’explorer plus avant cette différence, le procédé <strong>de</strong> mise en abyme et la réflexion sur<br />
l’essence du médium.<br />
<strong>Le</strong> premier, simple outil rhétorique, peut être employé dans les œuvres les plus conventionnelles<br />
(pensons au sous-genre <strong>de</strong>s backstage musicals pour le théâtre) et ne signale pas toujours une<br />
mise en question <strong>de</strong>s normes dramaturgiques dont il fait usage. Tandis que la secon<strong>de</strong> peut avoir<br />
lieu dans le cadre d’un dispositif conservant le quatrième mur (c’est-à-dire ne pas s’intéresser à<br />
rappeler au public qu’il est au théâtre). Qu’on songe par exemple au travail <strong>de</strong> Grotowski, qui<br />
dans son utopie du « théâtre pauvre », tente <strong>de</strong> revenir à l’essence du théâtre en dépouillant ce<br />
<strong>de</strong>rnier du superflu (costumes, lumières, maniérismes <strong>de</strong> jeu ; reste le corps du comédien face au<br />
public) - tout en cherchant à affecter le spectateur <strong>de</strong> manière hypnotique, loin du clin d’œil<br />
distancié <strong>de</strong>s comédies. Il est donc nécessaire <strong>de</strong> renoncer à i<strong>de</strong>ntifier réflexivité et intelligence<br />
du médium, car les <strong>de</strong>ux ne vont pas forcément <strong>de</strong> pair. La dramaturgie <strong>de</strong> Piran<strong>de</strong>llo (certaines<br />
<strong>de</strong> ses pièces ont été montées pour la première fois aux Etats-Unis par le Living Theatre) est peut-<br />
être responsable <strong>de</strong> la confusion, car elle correspond aux <strong>de</strong>ux définitions à la fois : exploration<br />
<strong>de</strong>s conséquences dramaturgiques d’un procédé discursif pris au pied <strong>de</strong> la lettre (par exemple,<br />
que faire quand les personnages sont vraiment ce qu’ils doivent être, c’est-à-dire pas grand-chose,<br />
<strong>de</strong>s créatures <strong>de</strong> papier, <strong>de</strong>s archétypes fantomatiques, dans Six Personnages en quête<br />
d’auteur ?). <strong>Ludlam</strong> évoque rarement Piran<strong>de</strong>llo, mais celui-ci fait partie, <strong>de</strong>s grands dramaturges<br />
163
mo<strong>de</strong>rnistes européens qu’il connaît bien. Voilà une piste <strong>de</strong> réflexion à conserver en préparation<br />
<strong>de</strong> cette comparaison et pour plus tard : la permanence <strong>de</strong> l’autoréflexion est pour le Ridicule une<br />
donnée <strong>de</strong> départ, un trope récurrent, et non le fon<strong>de</strong>ment d’une esthétique - à moins <strong>de</strong> s’en tenir<br />
à une définition réductrice et indécise. C’est en ayant présente à l’esprit cette distinction entre la<br />
mise en miroir comme procédé rhétorique manifeste et la mise en question comme réflexion<br />
esthétique pas forcément explicite, qu’il faut examiner les propositions poétiques du Ridicule.<br />
Cela permettra <strong>de</strong> mesurer plus justement leur portée réelle et leur positionnement parmi les<br />
expérimentations théâtrales contemporaines.<br />
<strong>Le</strong> « mal fait » : problématiques<br />
Lorsque le critique Stephen Bottoms déclare que les pièces <strong>de</strong> R. Tavel sont « expressément mal<br />
faites » (“knowingly ill-ma<strong>de</strong> plays”, Bottoms 2005, 64), il ne met pas en doute les compétences<br />
<strong>de</strong> dramaturge <strong>de</strong> R. Tavel et ne sous-estime pas non plus la conscience entrant dans la démarche<br />
d’écriture. <strong>Le</strong> Ridicule ne peut pas ignorer qu’il s’expose à un jugement <strong>de</strong> valeur, mais fait<br />
semblant du contraire, en se réfugiant <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>s techniques et <strong>de</strong>s références faussement<br />
naïves. Ce masque en lui-même pose problème, car que penser d’un masque qui ne laisse jamais<br />
apercevoir le jeu entre sa surface et ce qu’il recouvre, qui adhère si bien à la surface dont il<br />
<strong>de</strong>vrait se détacher qu’il ne fait qu’un avec elle ? Il semble toutefois trop bref <strong>de</strong> s’arrêter au<br />
« mal fait », car défaire suppose la recréation d’une esthétique autre et pas forcément<br />
contradictoire. L’émancipation par rapport au modèle ne doit pas être interprétée comme<br />
transgression - ce que suggère la connotation morale <strong>de</strong> « mal fait », comme s’il <strong>de</strong>vait y avoir<br />
désobéissance ou écart. Il y a bien mouvement <strong>de</strong> dégagement, mais le résultat n’a rien d’un<br />
assaut nihiliste frontal. Il prend plutôt les <strong>de</strong>hors d’une interrogation sur les modalités<br />
d’opposition possibles, passées en revue, évaluées une à une avant d’être rejetées comme<br />
164
inadéquates. <strong>Le</strong> Ridicule, contrairement à d’autres courants <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong>, refuse <strong>de</strong> faire table<br />
rase ; le « mal fait » comporte ainsi les traces du modèle qu’il reprend et défait tout à la fois. On a<br />
donc affaire à un objet théâtral étrange, palimpseste intertextuel dans lequel l’hypotexte, parfois<br />
cité littéralement, occupe une place gênante. Surtout, ce « mal fait », employé par un spécialiste<br />
<strong>de</strong> théâtre, est une référence évi<strong>de</strong>nte à un idéal et à un moment dramaturgiques : celui d’un texte<br />
fonctionnant comme une machine à divertir, sans temps mort, <strong>de</strong>stiné à absorber l’attention du<br />
public. Quoique située dans les milieux <strong>de</strong> la bourgeoisie, la pièce bien faite n’atteint pas non<br />
plus à la comédie <strong>de</strong> mœurs : le tableau qu’elle offre <strong>de</strong> la condition <strong>de</strong>s personnages est trop<br />
sommaire pour présenter un réel intérêt. Elle effectue en somme le renouvellement <strong>de</strong>s<br />
archétypes anciens <strong>de</strong> la comédie et <strong>de</strong> la farce, diminués tout <strong>de</strong> même, car c’est l’intrigue qui<br />
prend le pas sur la caractérisation. <strong>Le</strong> précé<strong>de</strong>nt péjoratif qu’est la « pièce bien faite » est <strong>de</strong>venu<br />
synonyme <strong>de</strong> platitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> conformisme dramaturgique. Sa théorisation (on attribue son<br />
invention, ou son perfectionnement, à Scribe, actif dans la première moitié du dix-neuvième<br />
siècle), lacunaire, est perceptible davantage à travers les œuvres elles-mêmes que par<br />
l’intermédiaire d’un commentaire métacritique. Cette utopie <strong>de</strong> perfection dramaturgique,<br />
souvent associée à une réflexion sur la réception, n’a rien <strong>de</strong> neuf. On peut en situer les débuts<br />
dans la Poétique d’Aristote - à la différence près que ce <strong>de</strong>rnier relie hypnose et réflexion<br />
philosophique. En d’autres termes, l’attention du spectateur mérite pour Aristote d’être captée par<br />
la fable parce qu’elle sert un but qui lui est extérieur, celui d’émouvoir et <strong>de</strong> faire réfléchir (l’un<br />
n’allant pas sans l’autre : le théâtre n’est pas pensé comme un instrument exclusivement<br />
didactique). Dans la pièce bien faite, la fable n’a d’autre existence que pour elle-même : elle ne<br />
représente pas la condition humaine et elle est privée <strong>de</strong> dimension exemplaire. Que la pièce bien<br />
faite relève surtout <strong>de</strong> la comédie et <strong>de</strong> la farce n’y change rien ; si Aristote ne commente que la<br />
tragédie, il n’est qu’à penser à la tradition <strong>de</strong> la Renaissance pour trouver <strong>de</strong>s modèles <strong>de</strong><br />
165
comédies, voire <strong>de</strong> farces, qui donnent à réfléchir. (Nous y reviendrons : Shakespeare et Molière<br />
font en effet l’objet <strong>de</strong> références récurrentes dans les pièces <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>). C’est cette gratuité<br />
absolue qui a concentré l’essentiel <strong>de</strong>s attaques dont a été victime la pièce bien faite.<br />
L’expression « mal fait », contient donc aussi l’idée d’une réaction contre la vacuité et<br />
l’unidimensionnalité du divertissement pur. <strong>Le</strong> Ridicule n’est pas le premier à s’en prendre à la<br />
pièce bien faite : Ibsen lui avait restitué un sens dans le genre sérieux, se servant <strong>de</strong> certains <strong>de</strong><br />
ses topoï et procédés dramatiques (peinture <strong>de</strong> la bourgeoisie, péripéties) pour l’infléchir dans<br />
une autre direction, réintroduisant une dimension expérimentale. Dans le genre <strong>de</strong> la comédie,<br />
Oscar Wil<strong>de</strong> parodie et mine <strong>de</strong> l’intérieur la pièce bien faite en respectant scrupuleusement et<br />
jusqu’à l’absur<strong>de</strong> ses conventions. Dans les <strong>de</strong>ux cas, on a affaire à une reprise qui dissimule le<br />
changement <strong>de</strong>rrière le maintien d’une faça<strong>de</strong>. <strong>Le</strong> Ridicule fait un pas <strong>de</strong> plus, choisissant <strong>de</strong><br />
montrer la faça<strong>de</strong> et son envers. Mais pour ce faire, il ne glisse pas subrepticement une lecture<br />
souterraine, un double fond comme le font Ibsen ou Wil<strong>de</strong>. <strong>Le</strong> Ridicule rend manifeste la<br />
critique, sans la rendre didactique ni univoque : <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> l’esthétique bien faite (thèmes,<br />
allusions précises, situations) subsistent, mais leur assemblage hétéroclite contredit le principe<br />
poétique qui sous-tendait l’idée <strong>de</strong> « bien fait » - et dont Ibsen ou Wil<strong>de</strong> se servaient encore<br />
finalement - : celui <strong>de</strong> la captation unilatérale <strong>de</strong> l’attention du spectateur. On se trouve alors avec<br />
le Ridicule dans une pensée <strong>de</strong> la réception tout autre : cet entre<strong>de</strong>ux, tension entre reproduction<br />
et <strong>de</strong>struction, a tous les <strong>de</strong>hors d’un divertissement miné, saboté. Bien que non systématisée ni<br />
exprimée, cette attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant la réception constitue un apport à une réflexion contemporaine<br />
allant dans le même sens : division et sélectivité <strong>de</strong> l’attention dans le théâtre environnemental<br />
(auquel peut se rattacher le « three-ring circus » <strong>de</strong> R. Tavel, quoiqu’il soit contenu dans l’espace<br />
scénique et qu’il y ait encore séparation scène/salle), recherche par Robert Wilson à la suite <strong>de</strong><br />
166
Gertru<strong>de</strong> Stein d’un « temps naturel » permettant le vagabondage <strong>de</strong> l’esprit, à l’opposé du<br />
« temps accéléré » <strong>de</strong> la dramaturgie aristotélicienne.<br />
Après une étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> R. Tavel, on se livrera à une analyse <strong>de</strong>s premières œuvres <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> - celles <strong>de</strong> sa pério<strong>de</strong> dite « épique », avant la rupture <strong>de</strong> 1970 - servira à expliciter les<br />
points <strong>de</strong> convergence poétiques entre les <strong>de</strong>ux dramaturges. <strong>Le</strong> choix d’une étu<strong>de</strong> relativement<br />
détaillée <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> R. Tavel a pour objectif <strong>de</strong> contribuer à la compréhension <strong>de</strong>s rapports<br />
entre l’esthétique du premier Ridicule, partie <strong>de</strong> R. Tavel via Warhol et le cinéma, et le travail<br />
immédiatement ultérieur <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> ; parions que ce détour permettra <strong>de</strong> mieux mettre en<br />
évi<strong>de</strong>nce à la fois les divergences et la <strong>de</strong>tte <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> envers un « mouvement » dont il dit, pour<br />
<strong>de</strong>s raisons sans doute aussi stratégiques, être le véritable inventeur. S’attacher à la pièce en<br />
faisant abstraction <strong>de</strong> la mise en scène est insatisfaisant et risquerait <strong>de</strong> conduire au contresens ; il<br />
sera donc nécessaire <strong>de</strong> rappeler, dans la mesure du possible, les orientations esthétiques du<br />
metteur en scène, John Vaccaro, dont la contribution est au moins aussi importante que celle <strong>de</strong><br />
R. Tavel. On se heurtera ici comme ailleurs à la difficulté <strong>de</strong> commenter un type <strong>de</strong> théâtre à la<br />
fois très verbal et dépendant d’effets <strong>de</strong> mise en scène, pas toujours inscrits dans le texte. La<br />
pièce <strong>de</strong> R. Tavel est tout à fait lisible (ce qui est loin d’être le cas <strong>de</strong> tous les « scénarii » <strong>de</strong><br />
spectacles expérimentaux), montable en l’état. Mais une mise en scène qui respecterait<br />
scrupuleusement les indications <strong>de</strong> l’auteur s’éloignerait considérablement du résultat proposé<br />
par John Vaccaro - qui a fait précisément le contraire.<br />
167
3.1 The Life of Lady Godiva (1966)<br />
La pièce reprend un mythe populaire, connu aussi par le poème <strong>de</strong> Tennyson et le tableau<br />
du peintre préraphaélite John Collier. L’histoire en quelques mots : la jeune Lady Godiva prend<br />
pitié <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> Coventry, accablés par les impôts exigés par son mari <strong>Le</strong>ofric. Celui-ci<br />
défie sa femme <strong>de</strong> traverser la ville nue à cheval, en échange <strong>de</strong> quoi il leur ferait grâce <strong>de</strong>s<br />
impôts. Lady Godiva le prend au mot, et après avoir ordonné aux habitants <strong>de</strong> rester chez eux,<br />
elle s’exécute, couverte seulement <strong>de</strong> sa longue chevelure. Un tailleur lui désobéit, surnommé<br />
pour sa faute Peeping Tom, et se voit frappé d’aveuglement. <strong>Le</strong>ofric tient finalement parole.<br />
Ronald Tavel situe sa réécriture du mythe <strong>de</strong> Godiva dans un décor indéfini peuplé <strong>de</strong> références<br />
à l’Angleterre edwardienne ; plus qu’un espace réaliste, le décor fonctionne par succession et<br />
accumulation d’objets anecdotiques dans un lieu qui est surtout celui <strong>de</strong> la mémoire, <strong>de</strong> la rêverie,<br />
<strong>de</strong>s artefacts culturels. Dans ce contexte, relever la présence d’anachronismes n’a plus guère <strong>de</strong><br />
sens, la temporalité étant celle <strong>de</strong> l’imagination, qui embrasse tous les niveaux <strong>de</strong> temps dans un<br />
même cercle. L’encombrement <strong>de</strong> cet espace est matérialisé par la juxtaposition et la simultanéité<br />
<strong>de</strong>s actions sur scène, dans une scénographie rappelant le dispositif du three-ring circus (piste <strong>de</strong><br />
cirque à trois anneaux concentriques, chacun délimitant une action différente) où tout a lieu à<br />
vue.<br />
La mise en scène<br />
<strong>Le</strong> metteur en scène John Vaccaro entretient un rapport d’emblée ambivalent à l’égard du texte<br />
<strong>de</strong> R. Tavel. Au départ, le Ridicule fonctionne ainsi dans une relation <strong>de</strong> tension entre drame et<br />
mise en scène, écriture et incarnation, tension qui se traduit par la séparation <strong>de</strong>s tâches : auteur<br />
168
d’un côté, et metteur en scène <strong>de</strong> l’autre, sans véritable collaboration, même si les <strong>de</strong>ux se<br />
connaissent. C’est d’ailleurs sur ce point que les différentes scissions au sein du Ridicule vont se<br />
jouer. Réputé intéressé par les textes sans gran<strong>de</strong> valeur dramatique ni littéraire, en partie parce<br />
qu’ils lui donnent l’occasion d’exprimer sa virtuosité <strong>de</strong> metteur en scène sans trop <strong>de</strong> gêne, J.<br />
Vaccaro considère l’œuvre <strong>de</strong> R. Tavel davantage comme une matière première, un canevas pour<br />
le spectacle, que comme un texte digne d’être entendu pour lui-même. On assiste là à un<br />
mouvement contemporain <strong>de</strong> rupture avec la foi en le verbe poétique au théâtre, représenté par le<br />
premier travail du Living Theatre et <strong>de</strong> ses émules sur le drame poétique (utopie dont est proche<br />
aussi la poésie beat), travail qui est abandonné à la même époque au profit <strong>de</strong>s vociférations <strong>de</strong><br />
The Brig (encore malgré tout considéré comme un texte d’auteur), puis <strong>de</strong>s « créations<br />
collectives ». J. Vaccaro conserve cependant le texte dans son intégralité, mais passe sous silence<br />
d’une autre manière (diction frénétique, paroles à peine audibles, disjonction entre le sens <strong>de</strong>s<br />
mots et le jeu <strong>de</strong> scène…) les passages qui lui semblent par trop verbeux. J. Vaccaro, dont les<br />
directions artistiques pourraient être comparées à celles d’Artaud dans <strong>Le</strong> <strong>Théâtre</strong> et son double<br />
(passage du texte au second plan, insistance sur le jeu, sur l’athlétisme <strong>de</strong>s acteurs, poussés dans<br />
leurs <strong>de</strong>rniers retranchements), impose un style et un rythme énergiques, sans temps mort, à un<br />
texte qui aurait facilement pu traîner en longueur. Enfin, Vaccaro est connu pour sa direction<br />
d’acteurs intransigeante, n’hésitant pas à déstabiliser les interprètes pendant la représentation (il<br />
joue lui-même un rôle <strong>de</strong> metteur en scène mis en abyme dans la pièce).<br />
Caveat<br />
<strong>Le</strong> recyclage, trait poétique récurrent du Ridicule, induit la préexistence d’un horizon d’attente.<br />
Plutôt que d’innover et <strong>de</strong> surprendre, l’œuvre se présente comme stratégie <strong>de</strong> relecture. <strong>Le</strong><br />
suspense, cette fuite en avant perturbante dénoncée par Gertru<strong>de</strong> Stein comme allant à l’encontre<br />
169
du « temps naturel » du spectateur (« l’émotion <strong>de</strong> celui qui voit la pièce est toujours en avance<br />
ou en retard sur la pièce » (“the emotion of the one seeing the play is always ahead or behind the<br />
play”), Stein 1985, 99), est contourné au profit d’une reprise, d’une remise en jeu du déjà connu.<br />
<strong>Le</strong> fonctionnement parodique est à la source du Ridicule <strong>de</strong> manière évi<strong>de</strong>nte, et en même temps<br />
ne suffit pas à exprimer sa spécificité. En raison <strong>de</strong> l’acception très large <strong>de</strong> la parodie, les<br />
variations <strong>de</strong> définition et <strong>de</strong> traitement doivent être explicitées au fil <strong>de</strong> la démonstration. Il<br />
convient tout <strong>de</strong> même d’éloigner d’avance un malentendu possible. <strong>Le</strong> traitement qu’offre R.<br />
Tavel du mythe <strong>de</strong> Lady Godiva paraît à première vue relever du travestissement burlesque,<br />
variante du renversement carnavalesque. L’antithèse est certes un <strong>de</strong>s procédés rhétoriques<br />
centraux. Mais il n’y a pas rabaissement systématisé du mythe à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> références moins<br />
nobles. L’agressivité du Ridicule n’est pas tournée directement vers son objet, avec lequel il<br />
entretient une relation ambivalente. Ce sont plutôt les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> réception qui sont attaqués. La<br />
démarche consiste alors à proposer <strong>de</strong>s critères <strong>de</strong> jugement esthétique autres, ou du moins à<br />
entrer dans une relation critique avec le processus <strong>de</strong> lecture. Autre précision : dans l’étu<strong>de</strong> qui<br />
suit, le terme <strong>de</strong> « burlesque » est employé strictement en référence à la forme théâtrale dérivée<br />
du vau<strong>de</strong>ville, et caractérisée entre autres par la présentation tapageuse <strong>de</strong> femmes peu vêtues.<br />
(voir Allen 1991)<br />
3.1. a) Une dramaturgie <strong>de</strong> l’empêchement<br />
<strong>Le</strong> choix <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> Lady Godiva illustre une stratégie caractéristique du Ridicule : mettre en<br />
scène un récit auquel il est <strong>de</strong>venu impossible <strong>de</strong> croire. Il s’agit alors <strong>de</strong> donner en spectacle son<br />
athéisme, son impuissance à trouver la foi, tout en s’attachant à en perpétuer les rituels. <strong>Le</strong><br />
170
traitement qu’offre R. Tavel <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> Lady Godiva fait voler en éclat la sainteté <strong>de</strong><br />
l’héroïne, sans pour autant abandonner le récit traditionnel, dont seule la toute fin est modifiée.<br />
Godiva cesse d’être sainte non tant parce qu’elle n’en a pas la stature - quoique sa vulgarité et sa<br />
malhonnêteté y font obstacle, mais les personnages du Ridicule ont tous un fond <strong>de</strong> cruauté plus<br />
ou moins prononcé - mais parce que son action est présentée comme purement gratuite,<br />
contrecarrant l’utilité du sacrifice.<br />
Mort <strong>de</strong> l’illusion<br />
Il n’y a pas <strong>de</strong> sacrifice possible lorsque le but est le dévoilement, qui trouve sa finalité et son<br />
achèvement en lui-même, en l’absence <strong>de</strong> transcendance. La pièce se présente comme une<br />
réflexion sur le voyeurisme, illustrée à la fois par un discours métathéâtral et par un ensemble <strong>de</strong><br />
procédés stylistiques contribuant à interroger et à rompre l’illusion. <strong>Le</strong> travail <strong>de</strong> R. Tavel rejoint<br />
<strong>de</strong>s enjeux dramaturgiques essentiels à la pratique dans laquelle il s’inscrit :<br />
Prenez le théâtre occi<strong>de</strong>ntal <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers siècles : sa fonction est essentiellement <strong>de</strong><br />
manifester ce qui est réputé secret (les « sentiments », les « situations », les « conflits »),<br />
tout en cachant l’artifice même <strong>de</strong> la manifestation (la machinerie, la peinture, le fard, les<br />
sources <strong>de</strong> lumière). La scène à l’italienne est l’espace <strong>de</strong> ce mensonge : tout s’y passe<br />
dans un intérieur subrepticement ouvert surpris, épié, savouré par un spectateur tapi dans<br />
l’ombre. Cet espace est théologique, c’est celui <strong>de</strong> la Faute : d’un côté, dans une lumière<br />
qu’il feint d’ignorer, l’acteur, c’est-à-dire le geste et la parole, <strong>de</strong> l’autre, dans la nuit, le<br />
public, c’est-à-dire la conscience.<br />
(Barthes 1994b, 789)<br />
Comme le suggère Roland Barthes dans L’Empire <strong>de</strong>s signes, le théâtre occi<strong>de</strong>ntal est pris dans<br />
une lutte avec le sens, dont il ne peut se dégager tant qu’il postule la séparation et le décalage<br />
171
entre intériorité et extériorité. Cette séparation est à la source du voyeurisme dramatique et<br />
dramaturgique, qui prend forme dans le tracé menant à la révélation. Ce qui est gênant, c’est la<br />
pauvreté du résultat, qui rend vain le mouvement dramatique mis en place pour l’atteindre. Si le<br />
résultat est posé d’emblée - si l’on connaît l’histoire, les péripéties <strong>de</strong> l’histoire -, le sens perd sa<br />
dimension vectorielle et <strong>de</strong>vient pur présent. Il <strong>de</strong>vient alors possible d’accor<strong>de</strong>r une valeur égale<br />
à chaque instant, au lieu d’induire dans chaque étape le dénouement vers lequel elle tend.<br />
R. Tavel se sert du mythe comme fon<strong>de</strong>ment architectural <strong>de</strong> la pièce. L’histoire <strong>de</strong> Godiva<br />
pourrait donner lieu à une œuvre théâtrale <strong>de</strong> facture classique, c’est-à-dire reprenant la structure<br />
aristotélicienne en trois parties : ordre, désordre (Lady Godiva prend position contre son mari<br />
<strong>Le</strong>ofric en faveur <strong>de</strong> la population <strong>de</strong> Coventry, soumise à <strong>de</strong>s impôts excessifs), restauration <strong>de</strong><br />
l’ordre (Godiva surmonte l’épreuve imposée par <strong>Le</strong>ofric en échange <strong>de</strong> la baisse <strong>de</strong>s impôts :<br />
traverser la ville nue sur un cheval. Elle sauve l’honneur en dissimulant sa nudité sous sa longue<br />
chevelure, et <strong>Le</strong>ofric peut cé<strong>de</strong>r au peuple sans perdre la face). R. Tavel choisit <strong>de</strong> mettre en<br />
évi<strong>de</strong>nce la dimension doublement érotique <strong>de</strong> l’histoire : d’abord parce qu’il y a déferrement du<br />
dévoilement, ensuite parce que celui-ci n’est pas total. La portée politique et sociale du mythe est<br />
dénoncée comme un masque <strong>de</strong>stiné à légitimer une action qui n’a rien <strong>de</strong> moral en elle-même.<br />
La focalisation du voyeur, matérialisée par la visibilité ininterrompue du personnage <strong>de</strong> Peeping<br />
Tom, est le fil conducteur <strong>de</strong> la pièce. <strong>Le</strong> personnage n’est pas une invention <strong>de</strong> R. Tavel : il<br />
apparaît dans <strong>de</strong>s variantes tardives du mythe comme le seul habitant <strong>de</strong> Coventry à avoir bravé<br />
l’interdiction <strong>de</strong> Godiva, qui ne voulait pas qu’on la voie passer nue. Il est aussi une variation<br />
possible sur le mythe <strong>de</strong> Diane et d’Actéon. « L’espace <strong>de</strong> la Faute » évoqué par Barthes est<br />
littéralisé par le site du couvent, davantage nommé que représenté. La figure tutélaire, Mother<br />
Superviva, jouée par le metteur en scène John Vaccaro, exerce une fonction démiurgique,<br />
commentant et infléchissant l’action comme si elle se créait <strong>de</strong>vant ses yeux.<br />
172
Mythe et parodie<br />
La démarche <strong>de</strong> R. Tavel mine le propos voyeuriste grâce à la reprise mythique, permettant <strong>de</strong><br />
créer les conditions du suspense sans lui laisser la possibilité d’exister. Comme l’histoire est<br />
connue d’avance, on sait que Godiva ne montrera rien, ou trop peu. Privilégier la dimension<br />
proleptique est un <strong>de</strong>s ressorts du Ridicule, et l’équivalent diégétique <strong>de</strong> la dénudation. R. Tavel<br />
peut même se permettre <strong>de</strong> changer la fin <strong>de</strong> l’histoire dans un retournement nonchalant :<br />
TOM : Hey, <strong>Le</strong>ofric, how does this plot wind up, anyhow ?<br />
LEOFRIC : It winds up tragically. Despite her naked ri<strong>de</strong> through Coventry at high noon I<br />
never remit the tax.<br />
L’intérêt du voyeurisme étant tout entier lié à l’exhibition du corps <strong>de</strong> Lady Godiva, le sens <strong>de</strong><br />
son geste est perdu une fois l’épreuve passée. C’est une manière <strong>de</strong> dénoncer le mensonge <strong>de</strong><br />
l’histoire : si la démarche <strong>de</strong> Godiva n’a plus valeur <strong>de</strong> sacrifice, n’est pas rachetée par son<br />
résultat, elle est absolument gratuite - peu importe alors l’issue véritable <strong>de</strong> son action. La<br />
linéarité d’ensemble sert d’armature à la succession <strong>de</strong> scènes très brèves et souvent<br />
désarticulées. <strong>Le</strong> mélange <strong>de</strong>s genres (théâtre, comédie musicale, burlesque, cirque…) et <strong>de</strong> leur<br />
fonction (narrative, décorative, allusive, autoréférentielle…) contribue en outre à l’impression <strong>de</strong><br />
désordre. R. Tavel trouve une solution hybri<strong>de</strong> à l’interrogation <strong>de</strong> Gertru<strong>de</strong> Stein : ni pièce<br />
paysage, ni forme narrative codifiée, l’œuvre emprunte <strong>de</strong>s éléments aux <strong>de</strong>ux possibilités<br />
envisagées par Stein. L’autoréférentialité constante renvoie au statisme du paysage, à la clôture<br />
du théâtre. <strong>Le</strong>s références à différentes formes codifiées sont disparates, mais unifiées autour<br />
d’une trame narrative non pas générique mais mythique, donc - ce qui revient à peu près au<br />
(75)<br />
173
même -, prévisible. <strong>Le</strong>ofric n’est plus marié à Godiva dans la pièce. Il réagit à son nom dès qu’il<br />
la rencontre, et se remémore le mythe :<br />
LEOFRIC : Ah, Godiva. Lady Godiva. Then it is clear, my child, what you must do. And<br />
my duty is clear too, the <strong>de</strong>mand I must make is clear. For all this was written in the mind<br />
of God and thereafter inscribed in the history books long before either of us was born.<br />
And all these things I re-rehearse in you that that which happens in the future may be<br />
closer to you.<br />
La fiction <strong>de</strong> la virginité du mythe et <strong>de</strong> sa représentation est énoncée et en même temps éludée à<br />
travers le « comme si » du jeu. L’impossibilité fondamentale <strong>de</strong> sa nouveauté voile l’histoire sans<br />
lui faire obstacle. <strong>Le</strong> procédé <strong>de</strong> distanciation est différent <strong>de</strong> l’interprétation brechtienne en ce<br />
qu’il n’y a pas séparation entre acteur et personnage. On a affaire au contraire à un personnage<br />
commentant sa position dans l’histoire esthétique dans laquelle s’inscrit l’oeuvre. <strong>Le</strong> statut<br />
mythique, c’est-à-dire l’accumulation <strong>de</strong> paroles, <strong>de</strong> commentaires sur l’objet, est mis en<br />
spectacle en même temps que l’objet lui-même. L’innocence est d’avance condamnée - position<br />
qui reprend le constat déca<strong>de</strong>nt bau<strong>de</strong>lairien (« J’aime le souvenir <strong>de</strong> ces époques nues…»)<br />
auquel est re<strong>de</strong>vable le Ridicule, notamment à travers Jack Smith. Mais R. Tavel refuse le mo<strong>de</strong><br />
splénétique, dont est plus proche la lenteur insoutenable <strong>de</strong> J. Smith, au profit d’une brillance<br />
frénétique - qui en est sans doute la face inverse.<br />
Finalement, la démarche <strong>de</strong> R. Tavel peut être résumée à son enfermement dans la parodie. Cet<br />
emprisonnement n’est pas passif, il est traversé au contraire <strong>de</strong> tentatives <strong>de</strong> fuite. L’artifice n’est<br />
pas seulement création humaine par opposition à production naturelle ; c’est le mythe même <strong>de</strong> la<br />
création qui est nié. R. Tavel donne en spectacle la claustration imposée par la parodie,<br />
matérialisée par l’amoncellement débridé <strong>de</strong> solutions potentielles, qui finissent par s’annuler les<br />
(55)<br />
174
unes les autres. Ce procédé rejoint le nihilisme dadaïste et l’évi<strong>de</strong>ment absurdiste en ce qu’il<br />
montre le vi<strong>de</strong>. La gran<strong>de</strong> différence, c’est qu’il y a exécution, épuisement au service <strong>de</strong> la<br />
recherche, au lieu du statisme agressif ou passif <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux premières propositions.<br />
Division et décentrement<br />
La perspective du voyeur gui<strong>de</strong> le déroulement <strong>de</strong>s événements : le but ultime, la dénudation du<br />
corps <strong>de</strong> Godiva, est constamment annoncé, rappelé, repoussé. Il n’y a pas <strong>de</strong> progression<br />
véritable, plutôt un évitement signalé par l’accumulation <strong>de</strong> micro-événements qui détournent du<br />
but final. Ce modèle dramaturgique évoque le romanesque, et notamment l’esprit ludique <strong>de</strong>s<br />
Aventures <strong>de</strong> Tristram Shandy <strong>de</strong> Sterne, qui fait prendre à la narration <strong>de</strong>s détours sans la mener<br />
au but annoncé au départ, et que les attentes génériques avaient laissé anticiper. On pourrait aussi<br />
penser au théâtre épique brechtien, qui annule la dichotomie aristotélicienne séparant récit et<br />
drame, épopée et théâtre. Mais Brecht s’appuie sur un commentaire social : comme le héros<br />
épique, le nouveau héros dramatique n’est pas isolé <strong>de</strong> la société et <strong>de</strong> l’histoire, auxquelles peut<br />
échapper le héros dramatique traditionnel (le modèle extrême : l’autarcie du héros tragique<br />
racinien, qui ne communique avec le mon<strong>de</strong> que par le langage et le filtre <strong>de</strong>s messagers). <strong>Le</strong><br />
gestus <strong>de</strong>s personnages <strong>de</strong> R. Tavel serait homosexuel, pas social au sens marxiste. La pièce <strong>de</strong><br />
R. Tavel contient certes une visée <strong>de</strong> critique sociale très forte, mais celle-ci s’exerce en <strong>de</strong>hors<br />
<strong>de</strong> la représentation scénique du mon<strong>de</strong>, par la médiation <strong>de</strong> formes culturelles i<strong>de</strong>ntifiables.<br />
D’autre part, si la quête <strong>de</strong> Lady Godiva ressemble <strong>de</strong> loin à l’odyssée du héros épique, le<br />
traitement autoréférentiel <strong>de</strong> l’espace et du temps dans la pièce met à mal l’idée <strong>de</strong> progression<br />
(tout est à vue en permanence), et contredit l’idée <strong>de</strong> rupture spatio-temporelle centrale au théâtre<br />
épique brechtien, et inspirée du montage cinématographique. Enfin, l’esthétique du tableau -<br />
découpe parfaite <strong>de</strong> la représentation, dont l’intégrité visuelle échappe à l’accrétion narrative -<br />
175
théorisée par Di<strong>de</strong>rot et reprise par Brecht rend mal compte du statut du spectacle <strong>de</strong> R. Tavel. <strong>Le</strong><br />
cadre scénique reste en effet statique, englobant tous les éléments nécessaires au spectacle.<br />
L’enfermement dans la boîte scénique est contré non par la succession <strong>de</strong> tableaux, mais par la<br />
coexistence <strong>de</strong> plusieurs points focaux. Comme dans le happening ou le théâtre environnemental,<br />
la focalisation n’est plus i<strong>de</strong>ntifiée à la prise <strong>de</strong> parole. Si n’importe quel point du tableau est<br />
susceptible d’attirer l’attention du spectateur, la hiérarchisation du point <strong>de</strong> vue est mise à mal.<br />
De même, l’ordre d’importance <strong>de</strong>s emplois est mis en question : <strong>Ludlam</strong> se fait ainsi remarquer<br />
dans le rôle peu bavard <strong>de</strong> Peeping Tom, qui lui donne l’occasion <strong>de</strong> créer un texte visuel riche et<br />
<strong>de</strong> rappeler l’importance <strong>de</strong> sa présence : “VERONICAS : […] (to Tom) You really don’t have<br />
very many lines, do you, sweetie ?” (46) - la réplique se moque <strong>de</strong>s conventions dramatiques<br />
dans lesquelles il y a équivalence entre longueur verbale et importance du rôle. Cependant, le<br />
spectacle ne va pas jusqu’à supprimer la séparation entre scène et salle. <strong>Le</strong>s premiers spectacles<br />
Ridicules sont ouverts à l’intervention d’amateurs et à l’improvisation, mais il y a toujours<br />
passage clair du statut <strong>de</strong> spectateur à celui d’acteur, matérialisé par un cadre <strong>de</strong> scène physique<br />
ou implicite, mais non mobile.<br />
3.1.b) L’antithèse, figure du délitement<br />
L’entreprise <strong>de</strong> R. Tavel ressemble <strong>de</strong> loin à un travail <strong>de</strong> sape. La démarche est pourtant plus<br />
complexe : les conventions sont certes jugées inadéquates, mais ne sont pas niées a priori : elles<br />
sont montrées, éprouvées, avant d’être rejetées. <strong>Le</strong>ur simple présence révèle l’ambivalence dont<br />
elles font l’objet. La profession <strong>de</strong> foi ne cesse <strong>de</strong> révéler l’hypocrisie <strong>de</strong> celui qui la prononce,<br />
176
hypocrisie non pas cynique mais désespérée, comme si la répétition furieuse avait le pouvoir <strong>de</strong><br />
faire accé<strong>de</strong>r à une autre forme <strong>de</strong> transcendance. R. Tavel égrène les solutions sans réussir à en<br />
retenir aucune. L’esthétique antithétique qui en résulte traduit la déliquescence du processus.<br />
Chaque proposition fait figure d’élan brisé, invariablement repoussée dès sa présentation<br />
achevée. La thèse est utopique, et pour tenter <strong>de</strong> la cerner sont mises à l’épreuve <strong>de</strong>s antithèses<br />
perdantes. Il semble plus juste <strong>de</strong> préférer la figure <strong>de</strong> l’antithèse à celle <strong>de</strong> l’oxymore. Il n’y a<br />
pas simultanéité et coexistence <strong>de</strong>s contraires, ce qui supposerait une volonté d’assemblage ou<br />
d’encadrement, possible même à partir d’une matière hétéroclite. Au contraire, quand il y a<br />
rapprochement, c’est afin <strong>de</strong> créer les conditions d’une explosion.<br />
Déplacer les limites du métathéâtral<br />
<strong>Le</strong> texte est à la fois très lâche dramatiquement, construit autour d’une intrigue réduite au<br />
minimum, et surchargé d’éléments dramatiques hétéroclites. Cette mosaïque <strong>de</strong> vignettes<br />
visuelles ou verbales n’est pas hors <strong>de</strong> propos pour autant. Elle remplit une fonction d’illustration<br />
ou <strong>de</strong> commentaire vis-à-vis <strong>de</strong> l’action, sans pour autant servir à faire avancer la trame <strong>de</strong><br />
l’histoire ou expliciter la psychologie <strong>de</strong>s personnages. La fonction <strong>de</strong> commentaire est<br />
empruntée au chœur antique, qu’on retrouve ici sous la forme vulgaire <strong>de</strong> la chorus line <strong>de</strong> la<br />
comédie musicale. <strong>Le</strong> commentaire est aussi directement mis en scène, servi par un discours<br />
métathéâtral réparti entre tous les personnages. Celui-ci n’a pas pour seule fonction <strong>de</strong> porter la<br />
marque <strong>de</strong>s contraintes du théâtre - fonction tellement banalisée, même dans le théâtre<br />
commercial, que le réalisme absolu en paraîtrait presque original en comparaison. R. Tavel le fait<br />
tout <strong>de</strong> même avec un humour sarcastique, comme lorsqu’il commente l’absurdité <strong>de</strong> la division<br />
du travail imposée par les syndicats dans le théâtre professionnel américain :<br />
VERONICAS : Take of the stones of this place, and put them for your pillows, sweetie.<br />
177
(GODIVA rises momentarily out of her faint to adjust to the awkward stones.)<br />
GODIVA : Oh, - er - much obliged.<br />
VERONICAS : Forget it, sweetie, I get prop-man salary for that bit.<br />
Veronicas fait exactement le contraire <strong>de</strong> ce qu’elle énonce: son ordre <strong>de</strong>vient purement<br />
rhétorique, vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sens, s’autoannule. On n’a pas affaire non plus à une séparation entre l’actrice<br />
- ou la représentation d’une actrice fictive <strong>de</strong>rrière le personnage - et le personnage. Il est évi<strong>de</strong>nt<br />
qu’on n’est pas au théâtre commercial, où une dramaturgie <strong>de</strong> ce type a peu <strong>de</strong> place, donc<br />
l’allusion ne laisse pas d’ambiguïté sur son caractère artificiel. Au-<strong>de</strong>là, la dimension<br />
métacritique sert à interroger le statut même <strong>de</strong> la pièce, posant la question <strong>de</strong> sa valeur :<br />
“VERONICAS : […] I’m supposed to cry throughout this whole scene…dreadful scene, dreadful<br />
scene !” (66) <strong>Le</strong> double sens <strong>de</strong> “dreadful” (triste/mauvais) permet aux dimensions dramatique et<br />
métathéâtrale <strong>de</strong> cohabiter, même si cette <strong>de</strong>rnière est privilégiée, du seul fait que le personnage<br />
exprime le manque d’évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> son action, ordre ou <strong>de</strong>voir plutôt que réaction émotive. Un tel<br />
procédé peut facilement se retourner en précaution rhétorique à visée d’excuse, et pose <strong>de</strong>s<br />
problèmes <strong>de</strong> lecture. C’est ce que dénonce Stefan Brecht en 1973, qui trouve irritant et<br />
malhonnête ce genre d’autojustification :<br />
C’est <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r pitié sous prétexte qu’on est pitoyable. Cette série d’échecs est<br />
intentionnelle. L’auteur (ou l’acteur) qui se montre pitoyable - c’est-à-dire exhibant son<br />
manque d’esprit, sa nullité -, vise à exprimer son constat d’échec. Ni l’homosexualité ni<br />
son exhibition volontaire en tant qu’i<strong>de</strong>ntité personnelle n’obligent à être odieusement<br />
pitoyable ou pitoyablement odieux. 85<br />
85 “it is a plea for pity advanced on the grounds of one’s being pitiful. It is inten<strong>de</strong>d to be a series of failures. The<br />
author’s (or actor’s) display of himself as pitiful, - e.g. lacking in wit, or being grungy, - is to express his sense of<br />
(58)<br />
178
(S. Brecht 1986, 111)<br />
On a affaire à une caractéristique inhérente à la parodie, le jugement <strong>de</strong> valeur applicable à une<br />
œuvre autonome lui résistant. Comment évaluer une œuvre sciemment mauvaise, prenant les<br />
<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la nullité dans le but <strong>de</strong> dénoncer celle-ci ? La reprise mimétique doit-elle<br />
nécessairement signifier son écart par rapport à l’hypotexte visé ? Avant d’expliciter les<br />
problèmes <strong>de</strong> lecture spécifiques à la parodie au chapitre 4, relevons ici quelques traits communs<br />
à la pratique du Ridicule. R. Tavel, puis <strong>Ludlam</strong> après lui, choisissent le plus souvent <strong>de</strong> prendre<br />
le risque <strong>de</strong> passer pour mauvais. La stratégie est dangereuse, et relève en partie <strong>de</strong> la volonté<br />
d’opérer un tri parmi le public, <strong>de</strong> diviser les complices et les autres. Si rien ne garantit que<br />
l’initié approuvera la relecture, il est tout <strong>de</strong> même nécessaire <strong>de</strong> comprendre qu’il s’agit d’une<br />
reprise et non d’une création ex nihilo. <strong>Ludlam</strong> tentera plus tard <strong>de</strong> s’éloigner <strong>de</strong> l’élitisme du<br />
premier Ridicule, dont il porte l’exemple au plus haut point dans sa première pièce Big Hotel,<br />
quasiment incompréhensible pour qui n’en maîtrise pas les références.<br />
Théâtraliser la temporalité<br />
<strong>Le</strong> traitement <strong>de</strong> la temporalité interroge la nature <strong>de</strong>s exigences dramatiques. L’accumulation<br />
linéaire d’événements respecte les articulations <strong>de</strong> l’histoire narrée. Mais le mythe lui-même<br />
passe en retrait, <strong>de</strong>vient un simple repère auquel on se réfère <strong>de</strong> temps à autre avec désinvolture.<br />
<strong>Le</strong>s personnages évoquent leur inscription dans l’histoire comme s’ils avaient le choix <strong>de</strong> ne pas<br />
la suivre :<br />
LEOFRIC : And then what happened ?<br />
SUPERVIVA : (Laughing) Then when ?<br />
failure. Neither homosexuality nor its voluntary display as one’s i<strong>de</strong>ntity constrain to obnoxious pitifulness or pitiful<br />
obnoxiousness.”<br />
179
LEOFRIC : When you <strong>de</strong>man<strong>de</strong>d of her that she go through with her historic ri<strong>de</strong>.<br />
L’absence d’évi<strong>de</strong>nce concernant le rôle à jouer rappelle la tension piran<strong>de</strong>llienne du personnage<br />
en quête d’un auteur pour le diriger. Mais on aurait tort <strong>de</strong> lire dans la référence possible à la<br />
dramaturgie piran<strong>de</strong>llienne une notation psychologique. On a alors moins affaire à l’intériorité<br />
<strong>de</strong>s personnages, qui en ont peu, qu’à une tension dramatique dont ils se font le porte-voix<br />
marionnettique. <strong>Le</strong> temps <strong>de</strong> la pièce et le temps <strong>de</strong> la fable ne cessent <strong>de</strong> se dissocier, et<br />
illustrent la défaite d’une fusion qui, dans le théâtre dramatique traditionnel, passe pour évi<strong>de</strong>nte.<br />
De même, le résultat <strong>de</strong> la péripétie dramatique - la réaction émotionnelle que celle-ci est censée<br />
susciter - est annulé d’avance par la dénonciation <strong>de</strong> l’artifice du procédé, par la préméditation <strong>de</strong><br />
la stratégie d’écriture :<br />
SUPERVIVA : […] And hark me well, cause this is plot material. Good child, Godsend<br />
Godiva, sweet babe o’mine, I am your mother!<br />
<strong>Le</strong> discours sur l’artifice atteint la représentation du temps : quand le rythme ralentit, on surprend<br />
les personnages en état <strong>de</strong> mutisme, avant que l’un d’eux ne se déci<strong>de</strong> à combler le vi<strong>de</strong>, ou qu’ils<br />
ne s’indiquent entre eux la marche à suivre:<br />
A long pause. Everyone on stage maintains his position a little uneasily as if not knowing<br />
what to do next ; as if there were really nothing to do next.<br />
SUPERVIVA : (Desperate) Thorold ! What should I do ?<br />
THOROLD : Look <strong>de</strong>mure and coy, such is always effective when there are no<br />
appropriate stage directions.<br />
(71)<br />
(61)<br />
(56)<br />
(73)<br />
180
La tactique <strong>de</strong> remplissage est explicitée comme nécessité scénique, manière d’insister sur les<br />
contraintes matérielles du théâtre:<br />
TOM : Ladies and Gentlemen, this is the divertissement : it has nothing to do with the rest<br />
of the play, but then, divertissements seldom do. Actually, its purpose is to give the other<br />
actors time to change costumes. Basically, the divertissement is superficial - or<br />
superficially, it’s basic.<br />
<strong>Le</strong> discours <strong>de</strong> Tom rappelle la fonction pénitentielle du prologue théâtral, dans lequel l’auteur<br />
s’excuse <strong>de</strong>s imperfections <strong>de</strong> son œuvre. Mais ici les excuses sont retournées en apologie.<br />
D’autre part, l’autoréférentialité annule le but même du divertissement, <strong>de</strong>stiné à l’origine à<br />
combler le vi<strong>de</strong> sans le montrer. Alors qu’il a perdu sa raison d’être, le divertissement est malgré<br />
tout représenté. La fonction didactique <strong>de</strong> la présentation <strong>de</strong> Tom, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> sa dimension<br />
parodique, matérialise l’écart entre le théâtre et le cinéma. La critique insiste certes sur la filiation<br />
cinématographique du Ridicule, mais on entrevoit surtout dans la première pièce <strong>de</strong> R. Tavel<br />
écrite spécialement pour le médium théâtral un souci <strong>de</strong> différencier la temporalité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux arts.<br />
Au lieu <strong>de</strong> dissimuler l’infériorité technologique du théâtre, R. Tavel choisit <strong>de</strong> l’exhiber. <strong>Le</strong><br />
théâtre est vécu comme l’espace <strong>de</strong> la lenteur, soumis à une pesanteur à laquelle échappe le<br />
cinéma. <strong>Le</strong>s contraintes théâtrales sont en même temps intéressantes parce qu’elles limitent<br />
l’emprise <strong>de</strong> l’illusion. R. Tavel fait se succé<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s scènes exigeant un dispositif théâtral<br />
sophistiqué, pour mieux en montrer l’effondrement. Par exemple, au divertissement succè<strong>de</strong> la<br />
constitution d’un tableau vivant dans lequel les acteurs prennent place sur une échelle géante,<br />
revêtus <strong>de</strong> costumes d’anges encombrants :<br />
When they reach the top of the lad<strong>de</strong>r, they clumsily crawl over the top and begin<br />
<strong>de</strong>scending the front foot. Then some go up and some go down, all with great difficulty,<br />
(58)<br />
181
and, though they try to be serious and maintain angelic dignity, they constantly trip over<br />
each other’s gowns, get in each other’s way, etc., and make a general messy show of<br />
things. When a certain picturesqueness of position has been achieved, they all freeze.<br />
Il est difficile <strong>de</strong> dire si l’indication scénique traduit a posteriori l’échec <strong>de</strong>s efforts <strong>de</strong>s acteurs,<br />
ou s’il s’agit d’une défaite anticipée, recherchée. La didascalie a sans doute une valeur au moins<br />
aussi rétrospective (surtout si l’on pense à la direction d’acteurs énergique <strong>de</strong> John Vaccaro) que<br />
prescriptive. Que l’échec soit attribuable à l’ambition délibérément démesurée <strong>de</strong> la mise en<br />
scène ou à la préméditation du dramaturge, peu importe. La propension du Ridicule à montrer la<br />
déliquescence du processus <strong>de</strong> création est une <strong>de</strong>s caractéristiques les plus originales <strong>de</strong> ses<br />
débuts. R. Tavel multiplie les figures <strong>de</strong> la désagrégation dans le traitement du temps, <strong>de</strong><br />
l’espace, <strong>de</strong> la narration, <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s personnages… À la <strong>de</strong>scription du décor Art Nouveau<br />
anglais au début <strong>de</strong> la pièce succè<strong>de</strong> une série d’anachronismes et <strong>de</strong> déplacements<br />
géographiques. Plutôt que d’indétermination ou <strong>de</strong> confusion spatio-temporelle, il paraît plus<br />
juste <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> superposition <strong>de</strong> plusieurs niveaux <strong>de</strong> lectures. Au lieu <strong>de</strong> coexister, ils<br />
s’annulent mutuellement, faute <strong>de</strong> lieu commun. Lady Godiva est tour à tour malhonnête,<br />
repentante, coquette, lubrique, pudique, exhibitionniste… Son i<strong>de</strong>ntité est délibérément<br />
incohérente, résiste agressivement à la définition. La comparaison avec la fragmentation<br />
psychologique proposée par Strindberg est tentante. La démarche <strong>de</strong> R. Tavel prend toutefois une<br />
direction différente : le personnage est constitué <strong>de</strong> fragments <strong>de</strong> discours montrés comme<br />
extérieurs à lui-même, et avec lesquels il se débat. Il est essentiellement acteur et entretient une<br />
relation mimétique à la décomposition du spectacle. On voit ainsi <strong>Le</strong>ofric adopter le style <strong>de</strong> la<br />
Métho<strong>de</strong>, avant d’être rappelé à l’ordre par Tom :<br />
(59)<br />
182
LEOFRIC : (The height of drama) How can you claim to serve me unless you<br />
comprehend the manner in which I pick up a pretzel after taking a sip of celery tonic ?<br />
TOM : (Poking his head through the sheer curtain) James Dean is <strong>de</strong>ad !<br />
Dès qu’un personnage tente <strong>de</strong> s’enfermer dans un style i<strong>de</strong>ntifiable, il est dénoncé, comme s’il<br />
trichait. La tricherie tient à la tentation <strong>de</strong> masquer l’errance générique et stylistique existentielle<br />
<strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité Ridicule. Veronicas et Godiva s’essaient à leur tour à la distanciation brechtienne (ou<br />
plutôt à son contresens grossier):<br />
VERONICAS : (Stepping out of character into the actress she really is) I am the rug-<br />
maker’s daughter ! Don’t laugh - just think whose daughter you are !<br />
GODIVA : (Stepping out of character into the actress she really is) For years the public<br />
has clamored to see more of me. This play answers their request !<br />
Dans les <strong>de</strong>ux cas, la tentative tombe à plat : celle <strong>de</strong> Veronicas parce que la biographie du<br />
personnage n’apporte rien dramatiquement, et celle <strong>de</strong> Godiva parce que sa révélation n’est pas<br />
biographique mais littérale. La notion <strong>de</strong> « réalité » mène à une impasse, car elle suppose<br />
l’existence d’un <strong>de</strong>dans et d’un <strong>de</strong>hors auxquels le Ridicule refuse <strong>de</strong> souscrire.<br />
À supposer qu’il y ait une psychologie du personnage, celle-ci est mise à l’écart, hors champ.<br />
Cette impression est causée par le fait qu’il n’y a pas <strong>de</strong> séparation nette entre le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
représentation et le mon<strong>de</strong> réel. L’autoréférentialité traverse le spectacle, sans qu’on puisse en<br />
situer l’origine. L’artifice est le premier niveau, le mon<strong>de</strong> se donne comme mythique. <strong>Le</strong>s acteurs<br />
jouent à jouer, révèlent leur personnalité <strong>de</strong>rrière le masque du personnage, mais sans hypocrisie,<br />
car il n’y a pas <strong>de</strong> masque. C’est ce qu’exprime <strong>Ludlam</strong> lorsqu’il évoque la richesse émanant <strong>de</strong><br />
l’entrecroisement <strong>de</strong>s niveaux <strong>de</strong> sens, à la fois intentionnels et acci<strong>de</strong>ntels :<br />
(55)<br />
(67)<br />
183
Nous pensions que le théâtre épique ouvrait <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s possibilités expressives, et nous<br />
les exploitions sans hésiter. Nous rejetions l’idée <strong>de</strong> professionnalisme et cultivions<br />
quelque chose <strong>de</strong> plus extrême que l’amateurisme. <strong>Le</strong>s acteurs étaient choisis pour leur<br />
personnalité, presque comme <strong>de</strong>s « objets trouvés » ; le personnage existait quelque part<br />
entre l’intention du texte et la personnalité <strong>de</strong> l’acteur. <strong>Le</strong>s textures <strong>de</strong> sens étaient<br />
incroyablement riches. Tout contribuait à cet effet : le texte, les interprètes, et jusqu’aux<br />
acci<strong>de</strong>nts qui ne manquaient pas d’arriver sur scène 86 .<br />
(Samuels 1992, 17)<br />
Tout <strong>de</strong>vient espace <strong>de</strong> jeu : si l’on <strong>de</strong>vait définir la différence par rapport à la tradition<br />
dramatique occi<strong>de</strong>ntale, on pourrait parler d’incarnation sans caractérisation. L’acteur incarne<br />
parce qu’il représente un personnage, parle et agit en son nom, mais la caractérisation lui est<br />
refusée dans la mesure où il ne crée pas <strong>de</strong> forme corporelle, gestuelle, vocale étrangère à la<br />
sienne. Ou alors l’imitation est si grossière - sans ironie, répétons-le - qu’elle ne suffit pas ou ne<br />
cherche pas à masquer ce qu’il est. Il s’agit là d’un problème esthétique auquel se heurte <strong>Ludlam</strong><br />
dès ses débuts. Rappelons que son admiration envers le Living Theatre est liée au renouvellement<br />
du rapport au jeu <strong>de</strong> l’acteur et à sa lecture (nous renvoyons à l’analyse du spectacle The<br />
Connection au chapitre 1). Il envisage ensuite dans la pratique Ridicule une autre solution <strong>de</strong> jeu :<br />
le trouble naturaliste entretenu par le Living trouve son équivalent dans la confusion artificielle<br />
du Ridicule. Ce qui est gênant, c’est la confluence <strong>de</strong> tous les niveaux <strong>de</strong> sens en un seul, sans<br />
qu’une clé <strong>de</strong> lecture permettant d’en isoler les strates (fiction, réalité, mise en abyme <strong>de</strong> l’une ou<br />
86 “We felt that epic theatre had great expressive possibilities, and we used them without holding back. We threw out<br />
the i<strong>de</strong>a of professionalism and cultivated something much more extreme than amateurism. Actors were chosen for<br />
their personalities, almost like ‘found objects’; the character fell somewhere between the intention of the script and<br />
the personality of the actor. The textures of meaning were amazingly rich. Everything contributed to the effect: the<br />
script, the performers; even the acci<strong>de</strong>nts which were always happening onstage.”<br />
184
<strong>de</strong> l’autre) soit offerte. La volonté <strong>de</strong> savoir taxonomique est rendue inopérante. La<br />
différentiation intervient ailleurs, mais pas dans un rapport <strong>de</strong> dévoilement propre au théâtre<br />
occi<strong>de</strong>ntal. La raison pour laquelle <strong>Ludlam</strong> ne se satisfait pas <strong>de</strong> la solution Ridicule tient au<br />
manque <strong>de</strong> compétence <strong>de</strong>s acteurs, dont les possibilités expressives sont limitées et contrôlées <strong>de</strong><br />
l’extérieur par le metteur en scène. Il n’est pas question non plus d’opter pour une forme <strong>de</strong> jeu<br />
rétrogra<strong>de</strong>, d’en revenir à la séparation <strong>de</strong>dans/<strong>de</strong>hors.<br />
3.1. c) Homosexualité et critique<br />
La réflexion sur l’hypocrisie envahit jusque l’i<strong>de</strong>ntité sexuelle <strong>de</strong>s personnages, et par ce biais,<br />
interroge le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> codage homosexuel sur lequel repose la pièce. <strong>Le</strong> travestissement lui-même<br />
n’a rien d’original. Il est largement pratiqué dans le théâtre commercial et <strong>de</strong>s formes non<br />
dramatiques comme le vau<strong>de</strong>ville, avec un décalage entre la subversion <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités masculine et<br />
féminine. La féminisation <strong>de</strong> l’acteur masculin donne lieu à un traitement comique souvent<br />
grossier, visant à dissiper toute ambiguïté. Son envers fait preuve au contraire <strong>de</strong> subtilité et<br />
d’érotisme semant le trouble. <strong>Le</strong> travestissement Ridicule ne joue pas sur la révélation <strong>de</strong><br />
l’i<strong>de</strong>ntité - que celle-ci se laisse voir par transparence ou se dissimule. L’i<strong>de</strong>ntité sexuelle est<br />
montrée comme composite, toujours prête à voler en éclat, à évoluer, sans pouvoir se fixer.<br />
Godiva est jouée par une femme, Superviva par un homme : il n’y a pas inversion systématique<br />
<strong>de</strong>s rôles sexuels, sans que ceux-ci soient pour autant indifférents. <strong>Le</strong> fait que Godiva soit jouée<br />
par une femme permet <strong>de</strong> maintenir la tension voyeuriste, pour mieux la contrer à la fin : “she is<br />
nu<strong>de</strong> except for the long yellow draping wig” (69). Surtout, la présence <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong><br />
185
caractérisation sexuelle - « naturelle » et « artificielle » - n’est pas hiérarchisée. On aurait ainsi<br />
tort <strong>de</strong> penser le Ridicule comme systématiquement carnavalesque dans son traitement <strong>de</strong><br />
l’i<strong>de</strong>ntité sexuelle. Accor<strong>de</strong>r trop <strong>de</strong> valeur au simple renversement <strong>de</strong>s rôles sexuels reviendrait<br />
aussi à diminuer l’apport <strong>de</strong>s actrices dans ce théâtre. Bien que majoritairement homosexuel et<br />
masculin, le premier Ridicule ne l’est pas exclusivement, les comédiennes (Black-Eyed Susan et<br />
Lola Pashalinki surtout) jouant dès le départ un rôle prépondérant. La représentation <strong>de</strong> la<br />
féminité par une femme est jugée aussi artificielle, c’est-à-dire critique, que celle qu’en donne<br />
l’acteur masculin - et inversement. La pièce s’ouvre sur un monologue <strong>de</strong> la mère supérieure du<br />
couvent, Mother Superviva. Elle énonce d’emblée le propos <strong>de</strong> la pièce sous forme d’aphorismes<br />
spirituels en accord avec le décor déca<strong>de</strong>nt et Art Nouveau anglais qui l’entoure :<br />
SUPERVIVA : Nudity is the quintessence of essence, though it is sickrilegious to say<br />
so…(Long pause) Nudity is the most natural prerogative of the innovational spirit.<br />
<strong>Le</strong> paradoxe représente ici le versant opposé d’une autre forme <strong>de</strong> dénonciation: autant le<br />
Ridicule s’attache à démonter la rhétorique du naturel pour en montrer le caractère<br />
conventionnel, autant il condamne la morale qui réprime le peu <strong>de</strong> naturel qui existe en l’homme<br />
pour en faire le comble <strong>de</strong> l’artifice. <strong>Le</strong> constat s’applique à la condamnation <strong>de</strong> l’homosexualité,<br />
encore pénalisée à l’époque, et dont les signes sont omniprésents dans la pièce :<br />
SUPERVIVA : Thorold, I’d like to see you in my closet.<br />
THOROLD : You’ve got the wrong play, Madam.<br />
Jouant sur l’homonymie entre la situation caricaturale du triangle boulevardier et la métaphore <strong>de</strong><br />
la dissimulation homosexuelle, R. Tavel exprime à la fois son rejet d’une forme poétique<br />
essentiellement voyeuriste, et son i<strong>de</strong>ntité sexuelle et esthétique. L’autoréférentialité du Ridicule<br />
(39)<br />
(48)<br />
186
est souvent exploitée <strong>de</strong> la même façon, permise par le double niveau <strong>de</strong> lecture du Camp. La<br />
pièce peut d’ailleurs être interprétée comme une réponse à l’intérêt contemporain pour la culture<br />
homosexuelle. Susan Sontag se pose en défenseuse ambivalente du Camp dès 1964, dans un essai<br />
qui popularise la notion auprès du grand public. Bien que l’essai soit dédié à Oscar Wil<strong>de</strong>, la<br />
relation du Camp à l’homosexualité n’est pas explicitée. Reconnaissant la nature évolutive du<br />
Camp, qui suppose la coexistence d’un regard ironique et bienveillant, Sontag n’en énumère pas<br />
moins la liste archétypale. (“Notes on Camp”, Sontag 2001, 275-92). <strong>Ludlam</strong>, comme on le verra<br />
plus en détail au chapitre 4, s’oppose à une lecture figeant en « canon » ce qui ne peut<br />
essentiellement le <strong>de</strong>venir : une fois la récupération du Camp par le reste <strong>de</strong> la société, celui-ci<br />
cesse d’être un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> codage <strong>de</strong> groupe et perd ainsi sa raison d’être. Sans connaître la<br />
réaction <strong>de</strong> R. Tavel à ce sujet, on peut tout <strong>de</strong> même relever la présence dans sa pièce d’éléments<br />
nommés par Sontag :<br />
a Tiffany lamp […] the <strong>de</strong>cor and costumes should be in Art Nouveau style […]<br />
SUPERVIVA is dressed in an English fin <strong>de</strong> siècle type nun’s habit […] It should be Art<br />
Nouveau music […] GODIVA, a buxom beauty, is dressed in a Gibson Girl gown with<br />
lace collar coming up to her chin ; Gibson Girl hairdo. Both sit for a tableau vivant until<br />
the overture finishes. Then they [Godiva and Peeping Tom] both speak with an<br />
exaggerated British accent.<br />
(39-40)<br />
L’insistance sur les clichés picturaux et décoratifs évoquant les Nineties peut être interprétée<br />
aussi bien comme une tentative <strong>de</strong> réappropriation d’un canon banalisé que comme autoparodie<br />
agressive, <strong>de</strong>stinée à tendre un miroir aux voyeurs hétérosexuels - ce que suggère la présence <strong>de</strong><br />
Peeping Tom. <strong>Le</strong> risque parodique atteint jusqu’au mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> codage, puisque le Camp perd sa<br />
duplicité et son caractère ésotérique. Ses outils <strong>de</strong> langage <strong>de</strong>venus vains, comment<br />
187
l’homosexualité peut-elle se dire autrement qu’en tendant un miroir à son déchiffreur? La<br />
démarche <strong>de</strong> R. Tavel met en scène la ruine du sens en même temps qu’elle célèbre ses vestiges.<br />
Il refait par là le geste du Camp, celle <strong>de</strong> la reprise et <strong>de</strong> la réévaluation <strong>de</strong> ce qui ne vaut plus<br />
rien, mais dans un contexte différent. <strong>Le</strong> rachat est <strong>de</strong>venu inutile, et le geste se révèle absur<strong>de</strong>,<br />
propre à illustrer la vacuité d’une entreprise dont les objets ont été dérobés. Conséquence <strong>de</strong> la<br />
récupération du co<strong>de</strong>, celui-ci est voué à l’indétermination, à moins qu’il y ait réinvention <strong>de</strong>s<br />
modalités <strong>de</strong> son utilisation. <strong>Ludlam</strong> adopte d’emblée cette <strong>de</strong>rnière position. Quoiqu’il fasse<br />
grand usage tout au long <strong>de</strong> sa carrière d’une partie du répertoire Camp, notamment <strong>de</strong> son pan<br />
cinématographique, <strong>Ludlam</strong> s’en sert rarement <strong>de</strong> manière polémique. Ou du moins, lorsque la<br />
dimension <strong>de</strong> critique sociale est repérable, celle-ci est rattrapée par le traitement théâtral. S’il y a<br />
violence, celle-ci est intégrée à la pièce, et n’intervient pas dans la relation entre le public et les<br />
interprètes. <strong>Ludlam</strong> fait du respect du cadre <strong>de</strong> scène une <strong>de</strong>s composantes majeures <strong>de</strong> son<br />
esthétique dramatique - essentiellement pour <strong>de</strong>s raisons <strong>de</strong> satisfaction esthétique, et parce qu’il<br />
préconise un théâtre d’acteurs, dont l’interprétation souffre quand il y a invasion <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong><br />
jeu. Ce qu’il nomme avec provocation la portée « traditionaliste » (Samuels 1992, 104) du<br />
dispositif frontal est ironiquement dirigée contre les errements <strong>de</strong> la scénographie<br />
environnementale mal comprise (ni le Living Theatre ni le Performance Group, qu’il reconnaît<br />
admirer, ne sont visés ; supposons qu’il dénonce plutôt <strong>de</strong> leurs épigones paresseux).<br />
L’agressivité verbale <strong>de</strong> R. Tavel, mélange <strong>de</strong> stupidité érudite et d’auto<strong>de</strong>struction infantile, ne<br />
trouve <strong>de</strong> rachat qu’à travers une mise en scène inventive. Au contraire, <strong>Ludlam</strong> pense dès le<br />
départ en termes <strong>de</strong> mise en scène, ce qui explique en partie la difficulté d’approche <strong>de</strong> ses<br />
premiers textes.<br />
188
Coda<br />
Ronald Tavel met en place un début <strong>de</strong> réflexion sur la spécificité du médium théâtral dans sa<br />
première vraie pièce - dans quelle mesure cette recherche relève d’une démarche consciente et<br />
systématique, laissons <strong>de</strong> côté la question en l’absence d’éléments <strong>de</strong> réponse. Cette visée<br />
critique rejoint celle <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. Cependant, le corpus <strong>de</strong> R. Tavel est assez limité et tend à<br />
<strong>de</strong>venir prévisible, aussi bien thématiquement que poétiquement. <strong>Le</strong> discours sur le cinéma, déjà<br />
omniprésent dans son œuvre <strong>de</strong> scénariste et filtré par la métaphore théâtrale, trouve son envers<br />
dans la métaphore du cinéma au théâtre :<br />
GODIVA : But, good Earl, how can I possibly ri<strong>de</strong> through the marketplace of Coventry<br />
at high noon on the bare back of that old horse when I’m stark naked ? I have<br />
hemorrhoids.<br />
LEOFRIC : Do they hurt ?<br />
GODIVA : No ; but they photograph dreadfully.<br />
La superstar warholienne n’est finalement pas si loin, entretenant la confusion entre persona et<br />
personnage. <strong>Ludlam</strong> reprend à son tour les références cinématographiques, mais en offre un<br />
traitement radicalement autre. D’abord parce qu’il y a exagération et systématisation <strong>de</strong>s<br />
procédés mis en place par R. Tavel. L’amoralisme et la superficialité <strong>de</strong>s personnages Ridicules<br />
sont mis en scène par <strong>Ludlam</strong> avec un <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> violence et <strong>de</strong> cruauté absent <strong>de</strong> l’univers <strong>de</strong> R.<br />
Tavel. Il faudra s’interroger sur le statut <strong>de</strong> cette démarcation : à quel moment la différence <strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>gré bascule-t-elle pour changer <strong>de</strong> nature ?<br />
<strong>Ludlam</strong> élargit aussi considérablement ses sources dramaturgiques, permettant <strong>de</strong>s variations<br />
moins prévisibles. Il est indéniable que le théâtre <strong>de</strong> R. Tavel s’enferme facilement dans le<br />
(56)<br />
189
sentimentalisme homosexuel nostalgique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’intervention du<br />
metteur en scène a joué un rôle prépondérant dans le spectacle, souvent à peine audible malgré la<br />
sophistication verbale. <strong>Le</strong>s clins d’œil constants ralentissent l’action <strong>de</strong> manière prévisible - c’est<br />
toujours la même rhétorique <strong>de</strong> dénonciation <strong>de</strong> l’artifice par l’artifice. Seul dépassement<br />
possible, une mise en scène qui contrecarre ces arrêts fixés et impose son propre rythme. La<br />
réussite <strong>de</strong> la direction <strong>de</strong> John Vaccaro tient justement à son irrévérence envers un texte qu’il<br />
n’est pas toujours souhaitable <strong>de</strong> respecter. Quand la rhétorique autoréférentielle envahit l’œuvre,<br />
assénant sans relâche les mêmes arguments tout en se défendant <strong>de</strong> faire acte <strong>de</strong> didactisme,<br />
l’irritation guette. C’est certes un <strong>de</strong>s effets recherchés. <strong>Ludlam</strong> fait tout <strong>de</strong> même le pari qu’il<br />
existe <strong>de</strong>s manières plus créatives - on n’oserait dire constructives, <strong>de</strong> peur <strong>de</strong> contredire la<br />
poétique du premier Ridicule - d’énerver et <strong>de</strong> déstabiliser le spectateur, sans retomber pour<br />
autant dans l’ornière <strong>de</strong> l’agression ou du mysticisme <strong>de</strong>s avant-gar<strong>de</strong>s historiques. L’humour<br />
potache version homosexuelle rappelle certes celui <strong>de</strong> l’Ubu <strong>de</strong> Jarry ou encore celui du Bœuf sur<br />
le Toit <strong>de</strong> Cocteau. La démarche consiste, sans se priver <strong>de</strong> l’autoréférentialité, à trouver <strong>de</strong>s<br />
moyens théâtraux, et pas seulement rhétoriques <strong>de</strong> l’intégrer à la pièce. R. Tavel s’appuie aussi<br />
sur la réécriture d’un mythe, mais le pseudo-Hamlet <strong>de</strong> Jarry est délivré du didactisme<br />
dramaturgique - l’autoréférentialité encombrante qui justifie la médiocrité, ce “faggot theatre”<br />
honni par Stefan Brecht - qui envahit Lady Godiva. L’œuvre <strong>de</strong> Jack Smith et sa filiation du côté<br />
du performance art sont davantage les héritiers <strong>de</strong> ce mo<strong>de</strong>rnisme théâtral, à dominante visuelle,<br />
tandis que le Ridicule à partir <strong>de</strong> R. Tavel est un théâtre du verbe. La mise en scène <strong>de</strong> J. Vaccaro<br />
éloigne un temps cette dimension <strong>de</strong> l’écriture, mais <strong>Ludlam</strong> adhère à la problématique <strong>de</strong> R.<br />
Tavel et refuse l’abandon du texte dramatique au profit du seul aspect visuel. Cet attachement est<br />
certes attribuable à sa connaissance préalable d’un corpus dramatique important plus qu’à<br />
190
l’influence <strong>de</strong> R.Tavel. Ce <strong>de</strong>rnier laisse néanmoins une trace poétique i<strong>de</strong>ntifiable dans les<br />
premières œuvres <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, qu’on va maintenant s’attacher à mettre en valeur ou à écarter.<br />
3.2 <strong>Le</strong>s pièces « épiques » (1966-69)<br />
<strong>Le</strong> terme « épique » est utilisé par <strong>Ludlam</strong> lui-même en référence à ses quatre premières<br />
pièces, jusqu’à la révolution dramaturgique amorcée par Bluebeard. Son acception est<br />
apparemment inspirée <strong>de</strong> la définition brechtienne, se référant à la discontinuité spatio-temporelle<br />
<strong>de</strong>s scènes/tableaux. Cependant, comme on a déjà pu le relever à propos <strong>de</strong> R. Tavel, la<br />
dramaturgie du Ridicule est caractérisée par la simultanéité et la continuité, et est trop<br />
autoréférentielle pour se laisser marquer par les interruptions <strong>de</strong> la fable. Entre aussi dans la<br />
définition que donne <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong> l’épique une référence à l’expansion narrative <strong>de</strong> l’épopée.<br />
Même si ce genre est opposé par Aristote au dramatique, il faut l’entendre dans un sens plus<br />
ouvert, comme reprise <strong>de</strong>s caractéristiques <strong>de</strong> la fable, quel qu’en soit le traitement choisi<br />
(narration ou représentation scénique). C’est le sens qu’on donne à l’époque aux « fresques<br />
historiques » adaptées au cinéma (par exemple, le genre du péplum) qui se distinguent par leur<br />
longueur et leur complexité diégétique. Celles-ci fonctionnent aussi selon un découpage en<br />
tableaux, propre à la fragmentation du récit cinématographique rendue possible par le montage, et<br />
191
accentuée par les exigences du récit historique. Pensons aussi au Chemin <strong>de</strong> Damas <strong>de</strong><br />
Strindberg, pour citer un dramaturge dont l’impact est revendiquée explicitement par <strong>Ludlam</strong>.<br />
<strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux définitions ne sont pas contradictoires, sachant que Brecht s’inspire aussi du montage<br />
cinématographique via Piscator et l’expressionnisme.<br />
Si <strong>Ludlam</strong> insiste sur la différence dramaturgique radicale entre ses pièces épiques et le reste <strong>de</strong><br />
son œuvre, c’est avant tout parce qu’il les écrit et les monte dans une atmosphère relativement<br />
anarchique, et n’exerce pas le contrôle voulu sur la réalisation du spectacle. Cela n’empêche pas<br />
les pièces <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> comporter <strong>de</strong>s résurgences du style épique, ni les premières<br />
pièces <strong>de</strong> comprendre <strong>de</strong>s éléments dramaturgiques plus classiques. Envisageons pour le moment<br />
d’appliquer la distinction au spectacle, et non strictement au texte dramatique.<br />
Après une brève étu<strong>de</strong> dramaturgique individuelle <strong>de</strong>s pièces, on dégagera les traits poétiques<br />
déjà présents dans la pièce <strong>de</strong> R. Tavel afin <strong>de</strong> mettre à l’épreuve l’hypothèse d’une imitation. Il<br />
semble important <strong>de</strong> s’arrêter sur chaque pièce, en raison <strong>de</strong>s évolutions et revirements poétiques<br />
rapi<strong>de</strong>s du début <strong>de</strong> carrière. S’il fallait unifier les premières pièces à l’ai<strong>de</strong> d’un critère<br />
proprement dramaturgique, ce serait sans doute leur caractère d’expérimentations formelles qui<br />
prévaudrait, et notamment l’exploration <strong>de</strong> la notion d’auctorialité. C’est à travers cette <strong>de</strong>rnière<br />
que l’on se propose d’examiner le parcours du jeune <strong>Ludlam</strong>. On n’insistera pas sur les<br />
conditions <strong>de</strong> production ni la réception <strong>de</strong>s pièces, déjà documentées (voir Brecht 1986, Bottoms<br />
2005, et surtout Kaufman 2002), sauf lorsqu’elles présentent un intérêt pour le commentaire<br />
poétique.<br />
192
3.2. a) Big Hotel (1966)<br />
La première pièce connue <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> reprend la métaphore cinématographique chère à R. Tavel.<br />
Celle-ci est moins utilisée dans sa dimension autoréférentielle qu’interne à la fable ; on est tout <strong>de</strong><br />
même en présence, comme dans Lady Godiva, d’acteurs déclarés. Mais <strong>Ludlam</strong> trouve une<br />
solution à la métathéâtralité parfois pesante <strong>de</strong> R. Tavel, en se servant <strong>de</strong> personnages déjà<br />
connus pour leurs ambitions artistiques et chargés d’une histoire qui dépasse la pièce, limitant<br />
ainsi la tentation <strong>de</strong> fusion entre l’acteur et son rôle, caractéristique entre autres du style <strong>de</strong>s<br />
superstars warholiennes. La pièce annonce son statut parodique dès le titre, détournement <strong>de</strong><br />
Grand Hotel, film <strong>de</strong> prestige <strong>de</strong> 1932, avec Greta Garbo en ballerine russe 87 . <strong>Le</strong> personnage <strong>de</strong><br />
Grushinskaya prend le nom burlesque <strong>de</strong> Birdshitskaya, mais ne fait pas pour autant l’objet d’un<br />
traitement systématiquement carnavalesque. L’hôtel n’est guère plus que le lieu unifiant les<br />
différentes intrigues, et la seule connaissance du film hypotexte ne suffirait pas à comprendre la<br />
pièce. Comme dans la pièce <strong>de</strong> R. Tavel, le traitement <strong>de</strong> l’espace fon<strong>de</strong> la continuité du jeu: la<br />
disjonction apparente <strong>de</strong>s scènes est contrebalancée visuellement par l’absence d’illusion.<br />
<strong>Ludlam</strong> théorise ce jeu à vue comme une référence à la commedia <strong>de</strong>ll’arte. L’équivalent<br />
temporel <strong>de</strong> la continuité visuelle est assuré par l’immortalité <strong>de</strong>s personnages : soumis à <strong>de</strong>s<br />
menaces <strong>de</strong> mort permanentes, ils échappent à toutes les catastrophes ou renaissent intacts. La<br />
vision <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> est à la fois extrêmement violente et irréductiblement comique. L’arrêt<br />
signifierait la mort, et aucune place n’est laissée au tragique (même lorsque la pièce est annoncée<br />
comme une tragédie, comme une <strong>de</strong>s pièces suivantes, Conquest of the Universe, la structure est<br />
celle du genre <strong>de</strong> la tragédie, mais le tragique lui est étranger). L’accumulation et la prolifération,<br />
87<br />
Grand Hotel. dir. Edmund Goulding. avec Greta Garbo, John et Lionel Barrymore, Joan Crawford et Wallace<br />
Beery. MGM, 1932.<br />
193
déjà présentes dans la dramaturgie <strong>de</strong> R. Tavel et amplifiées par <strong>Ludlam</strong>, évoquent plus<br />
directement l’univers <strong>de</strong> la farce.<br />
Une esthétique du castelet<br />
Il est aussi utile <strong>de</strong> penser les pièces <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> en référence au théâtre <strong>de</strong> marionnettes.<br />
Contrairement à la pièce <strong>de</strong> R. Tavel, dans laquelle l’unité structurelle reposait uniquement sur la<br />
trame narrative linéaire, dans Big Hotel la cohérence est assurée davantage par la prévisibilité <strong>de</strong>s<br />
lois scéniques. <strong>Le</strong> récit peut disparaître, se fragmenter jusqu’à ce que son tracé soit rendu illisible<br />
- reste toujours la mécanique imperturbable <strong>de</strong>s personnages. <strong>Le</strong> comportement <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>rniers<br />
est d’autant plus aisément anticipé que leur histoire est connue - propre du mythe, effet que R.<br />
Tavel exploite aussi -, qu’ils sont réductibles à <strong>de</strong>s archétypes (par exemple, celui <strong>de</strong> la femme<br />
fatale, définition à laquelle répon<strong>de</strong>nt à peu près tous les personnages féminins <strong>de</strong> la pièce), ou<br />
sont doués d’une i<strong>de</strong>ntité tautologique, n’ayant d’autre substance que le nom, parfois exploité<br />
dans sa double dimension littérale et métaphorique, créant un effet tautologique typiquement<br />
Ridicule:<br />
CRAMWELL : How’d you get a name like Magic Mandarin ?<br />
MANDARIN : I’m magic.<br />
ALL : We thought you were <strong>de</strong>ad !<br />
MANDARIN : I was. But I am lisen.<br />
CRAMWELL : How can you rise from <strong>de</strong>ad ?<br />
MANDARIN : I’m magic.<br />
MARTOK : I’m a High Priestess. I’m high.<br />
[…]<br />
(6-8)<br />
194
<strong>Le</strong> schématisme fonctionnel <strong>de</strong>s personnages, joint à leur vitalité inattaquable, rappelle les lois <strong>de</strong><br />
la marionnette, « représentation magnifique <strong>de</strong> l’immortalité » :<br />
(17)<br />
Toujours, involontairement ou non, les marionnettes représentent la violence, elles<br />
sont incapables <strong>de</strong> <strong>de</strong>mi-mesures, elles tuent, elles meurent, elles renaissent sans<br />
cesse, elles sont lubriques et perverses comme <strong>de</strong>s personnages <strong>de</strong> contes <strong>de</strong> fée.<br />
(Vitez 1996, 41-42)<br />
<strong>Ludlam</strong> fait directement référence au théâtre <strong>de</strong> marionnettes, dans le traitement <strong>de</strong><br />
Birdshitskaya. Empruntant à Norma Desmond sa tendance suicidaire, la ballerine se jette du toit<br />
<strong>de</strong> l’hôtel à trois reprises dans la pièce, sans effet. Une poupée <strong>de</strong> chiffon représente l’actrice, qui<br />
renaît sans surprise après chaque chute :<br />
(BIRDSHITSKAYA appears above and throws an effigy of herself off the roof. It lands in<br />
front of the <strong>de</strong>sk.)<br />
CRAMWELL : (To BELLHOP) Is she hurt ?<br />
BELLHOP : (Picking up limp dummy) No, but she will never dance again. (Carries<br />
dummy off)<br />
CRAMWELL : Thank God she’s not hurt.<br />
La dissociation entre le corps <strong>de</strong> l’actrice et son effigie est exploitée <strong>de</strong> manière à créer un<br />
décalage contradictoire entre le texte visuel, se rapportant à l’effigie, et le texte verbal, renvoyant<br />
au personnage vivant. Il est possible que le traitement <strong>de</strong> la danseuse en marionnette fasse<br />
allusion à l’essai <strong>de</strong> Kleist (« Über das Marionnettentheater », 1810), dans lequel le personnage<br />
du danseur affirme la supériorité <strong>de</strong> la marionnette sur le danseur vivant. Sachant que la<br />
démonstration <strong>de</strong> Kleist s’élève contre les dangers <strong>de</strong> l’affectation du jeu naturaliste, jeu contre<br />
(6)<br />
195
lequel lutte le Ridicule et <strong>Ludlam</strong> en premier lieu (voir chapitre 1), et sachant aussi la fascination<br />
<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> pour l’art <strong>de</strong> la marionnette, l’hypothèse est plausible. Même si la référence directe au<br />
théâtre <strong>de</strong> marionnettes reste discrète dans la pièce, sa présence révèle déjà son importance pour<br />
<strong>Ludlam</strong> :<br />
La marionnette est une invention purement théâtrale. Elle est presque l’expression la plus<br />
pure <strong>de</strong> l’interprète, au sens où la mise en scène, ou la dimension scénique, et l’interprète,<br />
ne font qu’un. <strong>Le</strong>s possibilités expressives <strong>de</strong> la marionnette sont infinies. […]<br />
C’est pour moi un objet d’étu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> fascination, que j’intègre constamment au tissu <strong>de</strong><br />
mon travail. La marionnette fait partie <strong>de</strong> mon vocabulaire d’artiste.<br />
La beauté <strong>de</strong> la marionnette est éternelle. 88<br />
(Samuels 1992, 58)<br />
La position <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> n’a rien d’étonnant dans le contexte américain. Elle reflète l’intérêt <strong>de</strong><br />
l’avant-gar<strong>de</strong> d’avant-guerre, en particulier le Little Theatre Movement, pour le théâtre <strong>de</strong><br />
marionnettes comme forme populaire, et surtout comme voie d’exploration singulière <strong>de</strong>s<br />
possibilités scéniques. Si l’utilisation que fait <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong> la marionnette au début <strong>de</strong> son œuvre<br />
peut paraître relativement originale à l’époque - l’intégration <strong>de</strong> la marionnette dans le discours<br />
<strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> (Mabou Mines, Julie Taymor, Theodora Skipitares, jusqu’à Basil Twist) étant<br />
plus tardive, à l’exception notable du Bread and Puppet Theatre 89 -, elle anticipe moins qu’elle ne<br />
reprend une forme négligée et déjà quelque peu oubliée. La nouveauté tient plutôt à la<br />
88 “The puppet is a purely theatrical creation. It is almost the most pure expression of the performer in the sense that<br />
the mise en scène, or scenic element, and the performer are one. The puppet has unlimited expressive possibilities.<br />
[…]<br />
That was a study and a fascination of mine. It constantly gets rewoven into the fabric of my work. It’s part of my<br />
vocabulary as an artist.<br />
Puppets keep their looks forever.”<br />
89 Pour une analyse <strong>de</strong> l’esthétique du Bread and Puppet, on se référera au chapitre que consacre Marie-Claire<br />
Pasquier à la compagnie dans son ouvrage <strong>Le</strong> <strong>Théâtre</strong> américain d’aujourd’hui. Presses Universitaires <strong>de</strong> France.<br />
1978.<br />
196
econtextualisation <strong>de</strong> la forme et à son insertion dans une forme <strong>de</strong> dramaturgie qui lui est<br />
souvent étrangère.<br />
L’art <strong>de</strong> la marionnette représente pour <strong>Ludlam</strong> un idéal <strong>de</strong> jeu alliant virtuosité et précision du<br />
signe. L’idéal <strong>de</strong> cet art a pour fin l’autonomie parfaite <strong>de</strong> l’interprète, obtenue grâce au contrôle<br />
<strong>de</strong> l’instrument, du personnage par procuration, à défaut <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> son propre corps. Il ne faut<br />
pas confondre l’ambition <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> avec celle <strong>de</strong> John Vaccaro. <strong>Ludlam</strong> cherche à faire <strong>de</strong> ses<br />
acteurs <strong>de</strong>s marionnettistes - ou encore ce qui correspondrait à peu près aux Surmarionnettes <strong>de</strong><br />
Craig, à ces acteurs capables <strong>de</strong> se servir <strong>de</strong> leur visage comme d’un masque et <strong>de</strong> leur corps<br />
comme d’un pantin. Il s’agit aussi et surtout d’échapper au modèle du metteur en scène<br />
manipulateur, auquel correspondrait J. Vaccaro. L’utopie <strong>de</strong> jeu <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> répond en fait à ce<br />
que Kleist désigne comme l’extrême inverse <strong>de</strong> l’innocence, la conscience absolue, les <strong>de</strong>ux<br />
extrêmes se rejoignant dans la perfection :<br />
Et quel avantage auraient vos marionnettes sur <strong>de</strong>s danseurs vivants ?<br />
Quel avantage ? D’abord un avantage négatif, mon cher ami, celui <strong>de</strong> ne paraître jamais<br />
affecté. Car l’affectation apparaît, comme vous le savez, quand l’âme (vis motrix) se<br />
déplace hors du centre <strong>de</strong> gravité du mouvement. Comme le machiniste ne contrôle rien<br />
d’autre que ce centre à l’ai<strong>de</strong> du câble ou du fil, alors tous les membres restants sont<br />
comme ils doivent être : morts, <strong>de</strong> simples pendules, ils suivent la seule loi <strong>de</strong> la gravité.<br />
C’est une excellente qualité, qu’on chercherait en vain chez la plupart <strong>de</strong> nos danseurs. 90<br />
90<br />
“Und <strong>de</strong>r Vorteil, <strong>de</strong>n diese Puppe vor lebendigen Tänzern voraus haben wür<strong>de</strong>?<br />
Der Vorteil? Zuvör<strong>de</strong>rst ein negativer, mein vortrefflicher Freund, nämlich dieser, daß sie sich niemals zierte. - Denn<br />
Ziererei erscheint, wie Sie wissen, wenn sich die Seele (vis motrix) in irgen<strong>de</strong>inem an<strong>de</strong>rn Punkte befin<strong>de</strong>t, als in<br />
<strong>de</strong>m Schwerpunkt <strong>de</strong>r Bewegung. Da <strong>de</strong>r Maschinist nun schlechthin, vermittelst <strong>de</strong>s Drahtes o<strong>de</strong>r Fa<strong>de</strong>ns, keinen<br />
an<strong>de</strong>rn Punkt in seiner Gewalt hat, als diesen: so sind alle übrigen Glie<strong>de</strong>r, was sie sein sollen, tot, reine Pen<strong>de</strong>l, und<br />
folgen <strong>de</strong>m bloßen Gesetz <strong>de</strong>r Schwere; eine vortreffliche Eigenschaft, die man vergebens bei <strong>de</strong>m größesten Teil<br />
unsrer Tänzer sucht.” (Kleist 1810. http://www.kleist.org/marionettentheater/in<strong>de</strong>x.htm, 4-5)<br />
197
Contrairement au Lady Godiva <strong>de</strong> R. Tavel, dans lequel les références culturelles s’articulaient <strong>de</strong><br />
près ou <strong>de</strong> loin à la trame narrative, celles utilisées par <strong>Ludlam</strong> mettent en jeu la compréhension<br />
<strong>de</strong> la fable. Comme pour la pièce <strong>de</strong> R. Tavel, l’histoire semble à première vue inexistante ou peu<br />
cohérente, mais plusieurs lectures attentives montrent qu’elle l’est plus qu’on ne le croit, à la fois<br />
effet <strong>de</strong> la mise en scène surchargée (Big Hotel est aussi confiée à John Vaccaro pour la mise en<br />
scène), et d’une réelle complexité, commentée dans la pièce elle-même. Il n’est pas question ici<br />
d’en rendre compte, mais simplement <strong>de</strong> relever que l’effort <strong>de</strong> lecture n’est pas vain - à la<br />
condition obligatoire <strong>de</strong> maîtriser les références. (voir S. Brecht 1986, 46-47 pour une liste<br />
partielle). Il ne faut pas trop insister non plus sur l’hermétisme apparent <strong>de</strong>s allusions. Pour le<br />
spectateur <strong>de</strong> théâtre contemporain possédant une connaissance minimale du corpus Camp, le<br />
réseau <strong>de</strong> référence n’a rien <strong>de</strong> particulièrement abscons ni original. <strong>Ludlam</strong> emprunte beaucoup<br />
à l’univers <strong>de</strong> Jack Smith (l’exotisme <strong>de</strong> pacotille, le culte <strong>de</strong> la femme déesse : palmiers en pots,<br />
jungle artificielle, temple et cérémonie du Cobra - référence à la Femme Cobra, personnage <strong>de</strong><br />
Maria Montez, idole <strong>de</strong> J. Smith -, esclaves au corps enduit d’huile…), et à <strong>de</strong>s films<br />
hollywoodiens relativement connus. C’est plutôt l’effet d’accumulation, <strong>de</strong> fusion et <strong>de</strong><br />
croisement rapi<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s textes qui pose problème.<br />
La pièce est surtout intéressante par le réseau d’associations qu’elle contient, rendu possible par<br />
l’utilisation <strong>de</strong> personnages et d’œuvres mythiques, donc déjà chargés <strong>de</strong> paroles. Il suffit qu’une<br />
œuvre soit représentée par un seul personnage pour que les autres personnages soient convoqués,<br />
et que l’œuvre entière soit implicitement présente. Par exemple, à partir d’un archétype Camp (la<br />
diva fanée prise d’illusions <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur), <strong>Ludlam</strong> construit une série <strong>de</strong> personnages en miroir,<br />
dont les i<strong>de</strong>ntités se recoupent :<br />
198
BIRDSHITSKAYA : (Angry) Comeback ! How Ay hate dat expression ! The word is<br />
“return”. If <strong>de</strong>y tink Ayam coming back now, they’ve got another ting coming ! They<br />
didn’t want me when I was a hopeless cripple. Not good enuff to dance the great roles<br />
they said ! But now that I’ve fought my way back from the grave, they’re on their knees.<br />
(Laughs wildly) Hah ! They’ll eat those words, “not good enough.” They’ll crawl back to<br />
me. And when I get good and ready to dance…I’LL DANCE…ON THEIR FACES !<br />
<strong>Le</strong>s premiers mots <strong>de</strong> Birdshitskaya reprennent littéralement la réplique célèbre <strong>de</strong> Norma<br />
Desmond dans Sunset Boulevard, mais sont prononcés avec le pseudo-accent russe <strong>de</strong> Garbo<br />
dans Grand Hotel. Grushinskaya, placée dans la même situation que Norma Desmond - le risque<br />
<strong>de</strong> ne plus pouvoir continuer son métier -, prend l’espace d’un instant l’i<strong>de</strong>ntité d’un autre fictif.<br />
<strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux personnages sont pris dans un rapport <strong>de</strong> comparaison constant, allant <strong>de</strong> la<br />
complémentarité (Norma veut jouer Salomé, elle en a le caractère intransigeant et sanguinaire,<br />
mais la ballerine est mieux à même <strong>de</strong> danser la danse <strong>de</strong>s Sept Voiles), au parallélisme ou à<br />
l’opposition. On remarquera l’absence <strong>de</strong> cohérence <strong>de</strong> l’accent (passage sans transition <strong>de</strong><br />
l’anglais estropié <strong>de</strong> l’étrangère à la gouaille <strong>de</strong> l’ancienne actrice), jouant sur la coprésence <strong>de</strong><br />
Desmond et <strong>de</strong> Birdshitskaya. Ce changement rapi<strong>de</strong> d’i<strong>de</strong>ntités, matérialisé par le passage d’un<br />
accent ou d’un niveau <strong>de</strong> langue à l’autre, était déjà un procédé récurrent dans la pièce <strong>de</strong> R.<br />
Tavel. La richesse <strong>de</strong> la cohabitation <strong>de</strong>s rôles est renforcée par la référence cinématographique :<br />
ce ne sont pas seulement <strong>de</strong>s paroles, comme dans le cas d’une allusion littéraire, qui se font<br />
écho, mais un texte multimedia complexe. Celui-ci est convoqué par transparence sur la scène <strong>de</strong><br />
théâtre, même si aucune autre allusion autre que verbale ne le soutient. Il suffit d’entendre la<br />
phrase <strong>de</strong> Norma Desmond pour que revienne en mémoire le palais abandonné <strong>de</strong> l’actrice, les<br />
personnages, les situations du film. Ainsi, lorsque Norma lit la lettre <strong>de</strong> « C.B. » au début <strong>de</strong><br />
(17)<br />
199
l’acte III (19-20), la situation illustre la <strong>de</strong>stitution du personnage - C.B., c’est-à-dire Cecil B.<br />
DeMille, s’intéresse à la voiture ancienne <strong>de</strong> Norma plutôt qu’à la carrière <strong>de</strong> celle-ci -, faisant<br />
l’ellipse <strong>de</strong> la démonstration narrative présente dans le film pour n’en donner que le résultat. <strong>Le</strong><br />
passage paraît absur<strong>de</strong> à qui n’en peut i<strong>de</strong>ntifier la source - mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> fonctionnement légèrement<br />
différent <strong>de</strong> celui du Camp, car ce <strong>de</strong>rnier conserve un sens évi<strong>de</strong>nt, garant <strong>de</strong> l’hermétisme du<br />
sens profond. <strong>Le</strong> personnage <strong>de</strong> Norma est pris dans un jeu <strong>de</strong> mise en abyme : <strong>Ludlam</strong> joue<br />
Norma, ancienne actrice du cinéma muet qui passe son temps à regar<strong>de</strong>r ses vieux films, tout en<br />
rêvant <strong>de</strong> jouer Salomé, rôle dont elle a dépassé l’âge, mais que le miroir déformant <strong>de</strong> l’écran,<br />
qui lui renvoie l’image <strong>de</strong> son visage juvénile, lui laisse croire possible. <strong>Le</strong> film <strong>de</strong> Billy Wil<strong>de</strong>r<br />
fonctionne grâce à l’illusion <strong>de</strong> porosité entre la vie et la fiction: Norma est jouée par Gloria<br />
Swanson, véritable ancienne actrice du muet - les « films dans le film » que Norma se projette<br />
sont ceux <strong>de</strong> la jeune Gloria Swanson -, mais qui aurait pu difficilement s’auto-parodier si son<br />
parcours ne divergeait <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> son rôle. <strong>Le</strong> film joue aussi sur la portée mythique <strong>de</strong><br />
l’onomastique, puisque le prénom <strong>de</strong> l’héroïne convoque l’univers <strong>de</strong> l’opéra <strong>de</strong> Bellini, et une<br />
autre histoire <strong>de</strong> femme déclinante, éclipsée par une rivale plus jeune ; l’opéra n’est pas évoqué<br />
directement, mais on en trouve une trace dans la présence d’une gran<strong>de</strong> prêtresse (“High<br />
Priestess”), fonction <strong>de</strong> Norma dans l’opéra. L’association d’idées fonctionne à l’infini, et donne<br />
l’impression d’une œuvre ouverte, impossible à clore. La prolifération part <strong>de</strong> la relation<br />
dénotative dans laquelle est pris le signifiant : le site <strong>de</strong> l’hôtel, marqueur géographique <strong>de</strong> la<br />
position sociale du personnage dans la mythologie hollywoodienne, sas d’attente avant<br />
l’ascension ou la chute, <strong>de</strong>vient celui d’autres films. Par exemple, les références à The Cocoanuts<br />
(1929) <strong>de</strong>s Marx Brothers contrastent avec le sérieux <strong>de</strong> Grand Hotel : l’esprit burlesque du film,<br />
un <strong>de</strong>s premiers <strong>de</strong>s Marx Brothers ; sa scénarisation sommaire ne masquant pas la succession<br />
200
sans transition <strong>de</strong> sketches ; le type <strong>de</strong> jeu, sans concession faite au réalisme - éléments qui font<br />
directement référence au genre du vau<strong>de</strong>ville dont sont issus les frères.<br />
La dénotation s’étend jusqu’aux acteurs réels auxquels les films font allusion : leur nom dépasse<br />
la somme <strong>de</strong>s déclinaisons <strong>de</strong> leurs rôles passés. <strong>Le</strong> sens <strong>de</strong> la démarche consiste à mettre<br />
l’accent sur la continuité du parcours plutôt que sur l’unicité <strong>de</strong>s rôles - démarche qui correspond<br />
à une conception <strong>de</strong> l’incarnation non comme transformation, mais comme variation sur le même.<br />
<strong>Le</strong>s acteurs empruntent ainsi l’i<strong>de</strong>ntité d’autres personnages qu’ils ont incarnés dans leur<br />
carrière : sans aucune logique narrative, on voit ainsi intervenir Mata Hari, jouée dans un film<br />
éponyme par Greta Garbo, interprète <strong>de</strong> la ballerine Grushinskaya <strong>de</strong> Grand Hotel ; Marilyn<br />
Monroe est tour à tour la femme fatale meurtrière <strong>de</strong> Niagara (1953) et la starlette idiote <strong>de</strong> la<br />
comédie boulevardière The Seven Year Itch (1955) (18). La continuité se moque <strong>de</strong> la linéarité<br />
narrative, mais possè<strong>de</strong> une logique interne incontestable. <strong>Le</strong> personnage est ainsi doué d’une<br />
fonction métonymique : ce qu’on en voit ne représente qu’une partie infime <strong>de</strong> ce qu’il contient<br />
par extension - reste au spectateur à dérouler le fil et à rétablir les liaisons effacées.<br />
La pièce, qualifiée <strong>de</strong> « collage » par <strong>Ludlam</strong> (Samuels 1992, 18), fonctionne tout entière sur ce<br />
principe. <strong>Le</strong> terme fait sans doute référence aux jeux surréalistes (<strong>Ludlam</strong> se sert plusieurs fois <strong>de</strong><br />
la référence au surréalisme dans ses écrits, y compris pour qualifier Big Hotel (« C’était tout à fait<br />
surréaliste » (“It was very surrealistic” (Samuels 1992, 19))) - référence vers laquelle il reviendra<br />
tout au long <strong>de</strong> son oeuvre). La composition est faite <strong>de</strong> fragments arrachés à <strong>de</strong>s œuvres<br />
i<strong>de</strong>ntifiables, et dont chaque morceau est porteur. <strong>Le</strong> collage montre à la fois la mutilation <strong>de</strong>s<br />
œuvres sources et leur redondance par le chevauchement <strong>de</strong> ses parties. Aucun effort <strong>de</strong> liaison<br />
visant à corriger les aspérités <strong>de</strong>s brisures n’est effectué, sans que l’on puisse pour autant<br />
contester la logique organisatrice <strong>de</strong> l’ensemble : lorsque l’on attente à son intégrité, le collage<br />
doit à son tour porter la marque <strong>de</strong> la partie manquante. Sinon il n’est qu’assemblage - autre<br />
201
esthétique, que <strong>Ludlam</strong> suit dans une <strong>de</strong> ses expérimentations suivantes, The Grand Tarot. <strong>Le</strong><br />
fonctionnement <strong>de</strong> l’association d’idée est alors remplacé par l’indépendance <strong>de</strong>s parties, par la<br />
rupture <strong>de</strong>s liens et <strong>de</strong> l’avancée continue et infinie.<br />
Montrer l’absence<br />
Tout en reprenant la métaphore cinématographique <strong>de</strong> R. Tavel, <strong>Ludlam</strong> en modifie<br />
considérablement le sens. <strong>Le</strong> cinéma ne sert plus seulement une fonction métacritique - qui dans<br />
le cas <strong>de</strong> R. Tavel ne va pas au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la solution piran<strong>de</strong>llienne -, il répond à une question <strong>de</strong><br />
représentation théâtrale. D’un côté, l’allusion littéraire permettait d’évoquer <strong>de</strong>s images absentes,<br />
par le jeu <strong>de</strong>s connotations, mais uniquement <strong>de</strong>s images sonores. D’autre part, le langage visuel<br />
(décors, gestuelle, costumes, scénographie…), purement connotatif, s’émancipait difficilement <strong>de</strong><br />
sa représentation scénique concrète. C’est une <strong>de</strong>s explications du développement d’un théâtre<br />
poétique : parce que la présence concrète <strong>de</strong> l’image ne peut rivaliser avec la souplesse et la<br />
richesse <strong>de</strong> l’image sonore, on peut déci<strong>de</strong>r <strong>de</strong> transférer le pouvoir <strong>de</strong> représentation au langage<br />
et <strong>de</strong> laisser la scène dépouillée. La solution proposée par <strong>Le</strong> Living Theatre pour rompre avec le<br />
théâtre poétique, remplaçant la primauté <strong>de</strong> la parole par l’athlétisme plastique du corps, ne<br />
satisfait pas <strong>Ludlam</strong>. Sa réticence a pour cause son attachement d’une part à la parole articulée, et<br />
d’autre part à la dramaturgie occi<strong>de</strong>ntale :<br />
À mesure que le Living Theatre se rapprochait d’un théâtre purement physique, j’ai<br />
commencé à prendre mes distances. Je n’avais pas le tempérament, les aptitu<strong>de</strong>s, pour les<br />
suivre, même s’ils m’impressionnaient beaucoup. Je voulais un théâtre d’illusions dans<br />
lequel je serais libre <strong>de</strong> rompre l’illusion. <strong>Le</strong> Living était trop désillusionniste pour moi. Il<br />
n’y avait plus d’illusion, restait seulement le jeu physique… Je ne pensais pas possible <strong>de</strong><br />
202
vieillir avec ce théâtre, parce que c’était trop athlétique ! La danse me posait le même<br />
problème. 91<br />
(Samuels 1992, 259-260)<br />
<strong>Ludlam</strong> trouve dans le cinéma le moyen <strong>de</strong> convoquer une image à la fois concrète (le film a une<br />
existence réelle en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la pièce, il est visionnable à l’infini, par tous, dans la même version)<br />
et absente (le film n’est pas projeté en direct, il est présent uniquement dans la mémoire du<br />
spectateur). La solution <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> permet <strong>de</strong> contourner la dimension référentielle <strong>de</strong> la parole,<br />
par exemple lorsqu’une réplique est reconnue comme allusion. C’est le propre <strong>de</strong> la parole<br />
mythique, « système sémiologique second » (Barthes 1993, 687), dont le signifié est abstrait <strong>de</strong><br />
tout référent dans le mon<strong>de</strong>. La resémantisation <strong>de</strong> la parole passée est porteuse en filigrane <strong>de</strong><br />
son sens premier, dans une relation <strong>de</strong> relecture pouvant aller du mimétisme à la contradiction, <strong>de</strong><br />
la reproduction du contexte originel à l’aliénation.<br />
<strong>Le</strong> système poétique mis en place dans Big Hotel permet une rapidité extrême <strong>de</strong>s échanges,<br />
grâce à l’élision <strong>de</strong> la démonstration dramaturgique. En ce sens, on peut dire que les premières<br />
pièces <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> sont épiques au sens brechtien, car elles renient la métaphore organique <strong>de</strong><br />
l’architecture aristotélicienne. Mais contrairement au théâtre non dramatique - pensons par<br />
exemple aux premières œuvres <strong>de</strong> Robert Wilson ou à la danse -, la progression dramaturgique<br />
est présente en creux, discernable pour celui qui sait la reconstruire <strong>de</strong>rrière le chaos apparent. La<br />
démarche diffère <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux solutions avancées par Gertru<strong>de</strong> Stein : ni pièce paysage, car le drame<br />
est encore présent, ni réutilisation d’une forme hautement codifiée, comme le mélodrame donné<br />
par G. Stein comme l’extrême inverse <strong>de</strong> la pièce-paysage, la dramaturgie <strong>de</strong> Big Hotel crée un<br />
91 “As the Living Theatre moved to sheer physical theatre, I began to back away. It didn’t suit my temperament, my<br />
abilities, to do that, although I was very impressed by it. I wanted a theatre of illusion in which I could break<br />
illusions if I wanted to. That was too <strong>de</strong>sillusionistic for me. It went with no illusion, and the sheer physicality…I<br />
didn’t think it was a theatre you could grow old in, because it was too athletic! It is also a problem I have with<br />
dance.”<br />
203
effet <strong>de</strong> stase causé par la succession <strong>de</strong> références appartenant à <strong>de</strong>s genres codifiés, trop<br />
évanescentes pour suivre la progression dramaturgique du genre auquel elles renvoient, trop<br />
marquée par leur origine pour ne pas être reconnues comme porteuses <strong>de</strong> ses qualités. On peut<br />
voir dans l’agressivité <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> à l’égard <strong>de</strong>s modèles dramaturgiques une forme <strong>de</strong> nihilisme.<br />
Lui-même se défend d’avoir jamais voulu rejeter la tradition textuelle occi<strong>de</strong>ntale, tout en<br />
reconnaissant l’existence d’un malentendu à propos du sens <strong>de</strong> ses premières œuvres.<br />
<strong>Le</strong> cinéma, conservatoire <strong>de</strong> lieux communs<br />
La richesse <strong>de</strong>s échanges intertextuels ne se limite pas au domaine verbal, mais concerne<br />
l’ensemble du dispositif théâtral : costumes, gestuelle, décors, voix, styles <strong>de</strong> jeu…, que ceux-ci<br />
soient i<strong>de</strong>ntifiables en tant que genres ou traits individuels. La dimension plurielle du texte <strong>de</strong><br />
théâtre est largement perdue, et très peu restituée à la lecture <strong>de</strong>s indications scéniques. On peut<br />
juger, à voir la complexité du seul texte verbal, <strong>de</strong> l’étendue <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> croisements <strong>de</strong>s<br />
différentes dimensions textuelles. <strong>Ludlam</strong> prend appui sur le cinéma d’abord parce qu’il permet<br />
la conservation <strong>de</strong>s pratiques historiques <strong>de</strong> jeu, pratiques souvent issues du théâtre, voire sans<br />
effort <strong>de</strong> transposition, avant le développement d’un style <strong>de</strong> jeu adapté à l’écran. Dans Big<br />
Hotel, le cinéma est donc moins une métaphore existentielle, comme pour R. Tavel, qu’un<br />
ensemble <strong>de</strong> prélèvements témoignant <strong>de</strong> différentes phases archéologiques du jeu.<br />
<strong>Ludlam</strong> se sert aussi <strong>de</strong> la mémoire du cinéma pour mieux se démarquer <strong>de</strong> ce médium, avec<br />
lequel il n’entretient un rapport mimétique qu’en apparence. Au lieu <strong>de</strong> montrer, le système<br />
allusif mis en place évoque, convoque, sans reproduire à l’i<strong>de</strong>ntique, profitant <strong>de</strong> l’absence<br />
visuelle pour déformer et relire l’original. Contrairement à Strindberg, à l’époque duquel le<br />
cinéma n’était qu’à ses débuts, <strong>Ludlam</strong> s’appuie sur l’existence d’un corpus cinématographique<br />
commun. Il <strong>de</strong>vient alors possible, grâce à la connaissance et à la reproduction <strong>de</strong> la matière<br />
204
filmique, <strong>de</strong> faire fonctionner la référence cinématographique <strong>de</strong> manière analogue à l’allusion<br />
littéraire. <strong>Le</strong>s diapositives <strong>de</strong> Strindberg permettaient <strong>de</strong> concurrencer visuellement la plasticité et<br />
la rapidité <strong>de</strong>s échanges verbaux, en substituant à la lour<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s décors l’évanescence <strong>de</strong>s<br />
images projetées. Mais ces <strong>de</strong>rnières pouvaient au mieux offrir une reproduction photographique<br />
<strong>de</strong> la réalité, ou servir à recréer un décor non réaliste en <strong>de</strong>ux dimensions, comme un tableau.<br />
Dans la pièce <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, le décor existe autant par ce qu’il montre que ce à quoi il fait allusion.<br />
Il y a bien un décor physique, auquel le Ridicule en général prête gran<strong>de</strong> attention. Il y a surtout<br />
un décor hypotextuel, celui <strong>de</strong>s œuvres mentionnées, qui comportaient déjà un élément visuel.<br />
Celui-ci fonctionne différemment à la fois <strong>de</strong> la dimension connotative <strong>de</strong> la langue, et <strong>de</strong> la<br />
<strong>de</strong>scription verbale, relevant toutes <strong>de</strong>ux d’un fonctionnement intralinguistique. Par exemple,<br />
toute allusion à la Salomé <strong>de</strong> Wil<strong>de</strong> renvoie à la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> l’Orient dans l’œuvre, même si le<br />
passage en question n’est pas une <strong>de</strong>scription, conformément au pouvoir métonymique <strong>de</strong><br />
l’allusion déjà explicité plus haut. La <strong>de</strong>scription reste toutefois dépendante du pouvoir évocateur<br />
du verbe, et n’est pas physiquement représentée - sauf dans le souvenir d’une mise en scène<br />
particulière, dont la brièveté et la non conservabilité, ajoutées à la circonscription spatio-<br />
temporelle réduite du spectacle, ren<strong>de</strong>nt difficile la constitution d’une mémoire commune à au<br />
moins une partie du public. <strong>Le</strong> procédé poétique exploité par <strong>Ludlam</strong> permet <strong>de</strong> croiser et <strong>de</strong><br />
confronter une présence concrète et une présence voilée, dont l’interaction augmente les<br />
possibilités sémantiques.<br />
La composition du personnage<br />
<strong>Ludlam</strong> pose les fon<strong>de</strong>ments d’une vision dans laquelle l’artifice est le premier niveau et échappe<br />
au référent dans le mon<strong>de</strong> - à moins que ce mon<strong>de</strong> soit une œuvre d’art. La personnalité <strong>de</strong><br />
l’acteur telle qu’elle était utilisée par Warhol et R. Tavel n’est plus une page blanche ou<br />
205
prévisible, tout au plus dans la pièce <strong>de</strong> R. Tavel une construction vau<strong>de</strong>villesque. Elle <strong>de</strong>vient le<br />
faisceau <strong>de</strong>s choix esthétiques effectués : l’acteur ne doit pas tendre à exprimer - au sens que<br />
donne Barthes au terme quand il emploie la métaphore du <strong>de</strong>dans/<strong>de</strong>hors : faire sortir - une vérité<br />
intérieure. L’acteur peut tout au plus montrer qu’il joue, c’est-à-dire montrer le processus <strong>de</strong><br />
construction d’une i<strong>de</strong>ntité, sa relativité et son artifice. Cela ne veut pas obligatoirement dire que<br />
la prise <strong>de</strong> distance est signifiée. Il s’agit davantage <strong>de</strong> forcer l’acteur à changer <strong>de</strong> masque, <strong>de</strong><br />
rompre avec l’illusion, moins par le recours à une technique <strong>de</strong> jeu métathéâtrale que par<br />
l’exhibition d’une illusion instable et changeante, donc relative. <strong>Ludlam</strong> requiert <strong>de</strong> ses acteurs<br />
une maîtrise virtuose <strong>de</strong> styles <strong>de</strong> jeu immédiatement i<strong>de</strong>ntifiables. La réussite <strong>de</strong> l’interprétation<br />
n’est pas liée à la construction cohérente d’un personnage unifié, comme l’exige la tradition<br />
réaliste américaine. On peut même aller jusqu’à rattacher la problématique du personnage<br />
strindbergien à cette approche <strong>de</strong> composition d’un personnage. Il faut effectivement distinguer<br />
l’hétérogénéité <strong>de</strong>s états psychologiques du personnage strindbergien - qui relève <strong>de</strong> la peinture<br />
dramaturgique d’un caractère, peut être joué dans un style uniforme, et présenter un intérêt<br />
théâtral pauvre - <strong>de</strong> la juxtaposition <strong>de</strong> styles hétéroclites. Cette <strong>de</strong>rnière ne dépend pas non plus<br />
<strong>de</strong> la richesse dramaturgique initiale, mais <strong>de</strong> l’inventivité interprétative, et peut donc s’exercer à<br />
partir d’un texte relativement faible. C’est une <strong>de</strong>s raisons majeures <strong>de</strong> l’inintelligibilité ou <strong>de</strong> la<br />
faiblesse apparente du corpus Ridicule. Comme R. Tavel commençait déjà à le faire dans Lady<br />
Godiva, <strong>Ludlam</strong> reprend l’idée d’un texte dramatique hybri<strong>de</strong>. À partir d’un texte à la fois verbal,<br />
littéraire (avec ce que ce qualificatif peut avoir <strong>de</strong> péjoratif au théâtre), et porteur <strong>de</strong> situations<br />
dramatiques fortes, la gageure consiste à ne pas sacrifier l’une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux dimensions, sans<br />
s’appuyer sur la bicéphalie (tension auteur-metteur en scène) <strong>de</strong> fait qui avait contribué à la<br />
réussite du spectacle <strong>de</strong> R. Tavel/J. Vaccaro. C’est donc avec un regard <strong>de</strong> metteur en scène que<br />
206
<strong>Ludlam</strong> approche l’écriture, conscient <strong>de</strong>s limites comme <strong>de</strong>s possibilités scéniques d’un texte<br />
foisonnant.<br />
Une conception différente <strong>de</strong> l’auctorialité<br />
Surtout, c’est par ses choix d’écriture que <strong>Ludlam</strong> se distingue <strong>de</strong> R. Tavel. La première scission<br />
du Ridicule, qui voit le départ <strong>de</strong> R. Tavel, se joue sur une querelle lié à la question du statut <strong>de</strong><br />
l’auteur : R. Tavel finit par donner sa pièce suivante Gorilla Queen à un autre metteur en scène,<br />
pour la protéger du traitement radical que menaçait <strong>de</strong> lui faire subir <strong>de</strong> nouveau l’intervention <strong>de</strong><br />
J. Vaccaro. Réagissant peut-être à l’image <strong>de</strong> l’auteur perpétuée par R. Tavel, <strong>Ludlam</strong> écrit une<br />
pièce-collage, qu’il se vante d’avoir assemblée à partir <strong>de</strong> citations, sans avoir lui-même écrit un<br />
mot. Manière sans doute <strong>de</strong> reprendre en sous-main l’ancienne définition du terme, l’auteur<br />
comme augmentateur et compilateur, <strong>Ludlam</strong> se considère d’autant plus auteur qu’il est conscient<br />
<strong>de</strong> sa <strong>de</strong>tte envers les modèles passés. Ici, l’invention vient <strong>de</strong> la composition et <strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong><br />
« collision » (Samuels 1992, 76) entre les bribes <strong>de</strong> fables, <strong>de</strong> scénarii et <strong>de</strong> pièces. Ce refus <strong>de</strong><br />
l’autorité est une manière <strong>de</strong> mettre en scène un propos sur la lecture qui trouve son expression<br />
du côté <strong>de</strong> la critique à la même époque 92 . La « mort <strong>de</strong> l’auteur » (Barthes) consiste d’abord à<br />
renverser l’approche critique <strong>de</strong>s textes et à mettre en avant l’intervention du lecteur et son<br />
importance dans la réception plus qu’à nier l’existence <strong>de</strong> l’écrivain. Si l’on peut dire que <strong>Ludlam</strong><br />
présente cette problématique à travers ses premiers textes, c’est surtout parce qu’il donne à<br />
entendre au spectateur <strong>de</strong>s fragments donnés comme tel, et dont la compréhension présuppose la<br />
qualité <strong>de</strong> lecteur. Que le spectateur ne comprenne pas les allusions, il ne pourra pas suivre la<br />
pièce (ou alors celle-ci lui paraîtra absur<strong>de</strong>), ce qui le renverra <strong>de</strong>vant son statut <strong>de</strong> lecteur absent,<br />
92 Roland Barthes, « La mort <strong>de</strong> l’auteur », 1968.<br />
Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ?», 1969.<br />
207
manqué, défaillant. <strong>Le</strong> texte a toutes les qualités du mythe, trace <strong>de</strong> paroles déjà prononcées, qu’il<br />
faut non pas appréhen<strong>de</strong>r d’un regard neuf mais reconnaître :<br />
il y a peut-être en l’homme une faculté <strong>de</strong> littérature, une énergie <strong>de</strong> parole, qui n’a rien à<br />
voir avec le « génie », car elle est faite, non d’inspirations ou <strong>de</strong> volontés personnelles,<br />
mais <strong>de</strong> règles amassées bien au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’auteur. Ce ne sont pas <strong>de</strong>s images, <strong>de</strong>s idées ou<br />
<strong>de</strong>s vers que la voix mythique <strong>de</strong> la Muse souffle à l’écrivain, c’est la gran<strong>de</strong> logique <strong>de</strong>s<br />
symboles, ce sont les gran<strong>de</strong>s formes vi<strong>de</strong>s qui permettent <strong>de</strong> parler et d’opérer.<br />
On imagine les sacrifices qu’une telle science pourrait coûter à ce que nous aimons ou<br />
croyons aimer dans la littérature quand nous en parlons, et qui est souvent l’auteur. Et<br />
pourtant : comment la science pourrait-elle parler d’un auteur ? La science <strong>de</strong> la littérature<br />
ne peut qu’apparenter l’œuvre littéraire, bien qu’elle soit signée, au mythe, qui, lui, ne<br />
l’est pas.<br />
3.2. b) Conquest of the Universe, or When Queens Colli<strong>de</strong> (1967)<br />
(Barthes 1993, 41-42)<br />
Écrite avant la séparation d’avec J. Vaccaro, la pièce est d’abord montée par ce <strong>de</strong>rnier, avant<br />
d’être reprise par <strong>Ludlam</strong> - qui n’en avait pas les droits - sous un nouveau titre, When Queens<br />
Colli<strong>de</strong>. Outre une allusion ironique à la rupture avec J. Vaccaro, le titre est le détournement d’un<br />
film <strong>de</strong> science-fiction intergalactique, When Worlds Colli<strong>de</strong>. L’hypotexte principal <strong>de</strong> l’œuvre<br />
est la pièce élisabéthaine <strong>de</strong> Marlowe, Tamburlaine. On trouve aussi <strong>de</strong> nombreuses allusions à<br />
Hamlet (oeuvre qui sera reprise plus tard et plus explicitement dans Stage Blood), et notamment à<br />
ses traits génériques, liés à la tragédie <strong>de</strong> la revanche et à la mise en abyme du théâtre<br />
208
(“COSROE : The dinner’s the thing wherein I’ll catch the something of the King.<br />
ALL : Revenge ! Revenge ! Revenge !”). Sous-titrée “A Tragedy”, la pièce <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> n’est<br />
véritablement tragique que structurellement, narrant la carrière du <strong>de</strong>spote Tamerlan <strong>de</strong> sa prise<br />
<strong>de</strong> pouvoir à sa chute. La pièce obéit strictement à la définition <strong>de</strong> la tragédie que donne R.<br />
Barthes dans Sur Racine :<br />
C’est d’ailleurs cet être-là du partenaire qui contient en germe le meurtre : réduit<br />
obstinément à une horrible contrainte spatiale, le rapport humain ne peut s’éclaircir qu’en<br />
se nettoyant : il faut que ce qui occupe une place en disparaisse, il faut que la vue soit<br />
débarrassée : l’autre est un corps entêté qu’il faut possé<strong>de</strong>r ou détruire. <strong>Le</strong> radicalisme <strong>de</strong><br />
la solution tragique tient à la simplicité du problème initial : toute la tragédie semble tenir<br />
dans un vulgaire pas <strong>de</strong> place pour <strong>de</strong>ux. <strong>Le</strong> conflit tragique est une crise d’espace.<br />
(Barthes 1993, 1006)<br />
L’esthétique <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> diffère évi<strong>de</strong>mment <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Racine - <strong>Ludlam</strong> penche du côté du<br />
« maximalisme virtuose » (“the catch phrase for my movement would be “virtuoso maximalism”,<br />
enemy of minimalism.” Samuels 1992, 222) plutôt que du dépouillement racinien. Alors que le<br />
conflit d’espace passe par la langue dans l’œuvre <strong>de</strong> Racine, son traitement dans Conquest of the<br />
Universe est plus proche <strong>de</strong> la tragédie élisabéthaine ou sénéquéenne. La violence - physique,<br />
politique, sexuelle… - est montrée sur scène sans voile. L’excès dans la représentation <strong>de</strong> la<br />
violence permet <strong>de</strong> transcen<strong>de</strong>r la gêne du réalisme, sans esquiver la question <strong>de</strong> la représentation<br />
elle-même. Cette esthétique du choc visuel, <strong>de</strong> l’obscène, contraste avec le raffinement poétique<br />
<strong>de</strong> Marlowe. Par exemple, il y a détournement et littéralisation <strong>de</strong>s noms <strong>de</strong> planètes : au lieu<br />
d’être détours poétiques, comme dans le texte <strong>de</strong> Marlowe elles <strong>de</strong>viennent conquêtes<br />
potentielles, et per<strong>de</strong>nt tout intérêt une fois conquises. Tout est prétexte à détournement obscène,<br />
les termes élisabéthains étant joyeusement repris et leur symbolisme phallique mis en avant :<br />
209
sword, pierce, queen… La lecture homosexuelle du personnage du roi <strong>de</strong> Perse a d’ailleurs sans<br />
doute pour origine une relecture anachronique assumée du terme « fruit » (argot mo<strong>de</strong>rne pour<br />
désigner un homosexuel) auquel il est assimilé dans la pièce <strong>de</strong> Marlowe :<br />
COSROE : when the princely Persian dia<strong>de</strong>m<br />
Shall overweigh his weary witless head,<br />
And fall, like mellow'd fruit, with shakes of <strong>de</strong>ath,<br />
In fair Persia noble Tamburlaine<br />
Shall be my regent, and remain as king.<br />
(Marlowe, Tamburlaine, II,1, v.45-49)<br />
La <strong>de</strong>scription physique du roi insiste sur son efféminement (qui a l’époque n’est pas un signe<br />
d’« homosexualité », au contraire) mais est relue autrement. La pièce abon<strong>de</strong> <strong>de</strong> représentations<br />
d’actes sexuels, qui sont systématiquement associés au pouvoir, dans une relation <strong>de</strong><br />
dominant/dominé qui n’a pas pour objet direct le plaisir :<br />
ALICE : Tamberlaine will use Bajazeth like a woman.<br />
ZABINA : No !<br />
ALICE : Your husband will writhe un<strong>de</strong>r mine. His legs spread apart. His ass bare.<br />
ZABINA : No !<br />
Cet exhibitionnisme homosexuel va directement à l’encontre <strong>de</strong> la politique <strong>de</strong> R. Tavel, qui<br />
refusait <strong>de</strong> montrer <strong>de</strong>s actes explicites, préférant procé<strong>de</strong>r par allusions à un réseau <strong>de</strong> références<br />
culturelles gay.<br />
Une conquête qui tourne en rond<br />
(28)<br />
210
<strong>Ludlam</strong> multiplie les tropes autoréférentiels, et au-<strong>de</strong>là, insiste sur la clôture essentielle <strong>de</strong> son<br />
univers dramatique. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la critique bien présente <strong>de</strong> l’expansionnisme américain<br />
(“Neptune - Uranus - Pluto - Cambodia - Laos - North Vietnam - South Vietnam” (34)), qui est<br />
une <strong>de</strong>s clés <strong>de</strong> lectures <strong>de</strong> l’œuvre, mais dont il faut se méfier en raison du caractère peu fiable<br />
<strong>de</strong>s lectures politiques Ridicule (le didactisme, ou la possibilité d’une lecture claire, sont rarement<br />
présents, et quand ils le sont, déceptifs), il y a une analogie entre la fable d’une conquête trop<br />
facile, qui épuise les territoires disponibles, et la fermeture scénique. <strong>Le</strong>s limitations imposées par<br />
la scène sont aussi bien physiques que dramaturgiques, et constamment mises en avant plutôt que<br />
gommées dans la pièce:<br />
TAMBERLAINE: We’ll go to the theater tonight and let everyone see us.<br />
ALICE: What’s playing?<br />
TAMBERLAINE: The Conquest of the Universe, or When Queens Colli<strong>de</strong> by <strong>Charles</strong><br />
<strong>Ludlam</strong>.<br />
ALICE: Filth! The insane ravings of a <strong>de</strong>generate mind! I won’t go! Besi<strong>de</strong>s I haven’t a<br />
thing to wear!<br />
Que reste-t-il à faire une fois qu’on a conquis le mon<strong>de</strong>, sinon se contempler en train <strong>de</strong> rejouer la<br />
conquête ?<br />
TAMBERLAINE : « What’s left us then ? There are no more worlds to conquer.<br />
(Resumes crying like a baby).<br />
<strong>Le</strong>s personnages ne sont pas limités par le mythe, les paroles qui les précè<strong>de</strong>nt et entravent leur<br />
liberté <strong>de</strong> mouvement, comme dans Big Hotel ou même Lady Godiva, mais plutôt par l’absence<br />
<strong>de</strong> variété dans la violence et l’abjection. Comme l’exprime Tamerlan dès la scène 2, la<br />
conscience d’être déjà en scène empêche <strong>de</strong> prendre plaisir à rejouer le même :<br />
(36)<br />
211
TAMBERLAINE : I humped Mars earlier in this play.<br />
(Thun<strong>de</strong>r)<br />
VENUS : And that didn’t satisfy you ?<br />
TAMBERLAINE : No, baby, I always could come bullets, I wanna come comets and<br />
meteors.<br />
Seules l’accumulation et l’augmentation peuvent laisser espérer un renouvellement <strong>de</strong>s plaisirs,<br />
mais le changement <strong>de</strong> nature est exclu - tout a déjà été découvert, conquis, et c’est le geste<br />
même <strong>de</strong> la conquête qui est posé comme absur<strong>de</strong>, essentiellement anachronique car il y a retrait<br />
<strong>de</strong> la chronologie au profit du surplace.<br />
En apparence plus proche <strong>de</strong> la dramaturgie <strong>de</strong> R. Tavel par sa linéarité, Conquest of the<br />
Universe met en scène une cruauté et un déchaînement <strong>de</strong> violence absents <strong>de</strong> l’univers <strong>de</strong> Lady<br />
Godiva. La sexualité n’y est pas ludique mais volonté <strong>de</strong> puissance, moyen <strong>de</strong> domination et<br />
d’humiliation mortifères du plus faible. L’excès <strong>de</strong> violence et <strong>de</strong> sang confine au comique, mais<br />
un comique grinçant : Tamerlan révèle à la fin <strong>de</strong> la pièce le désir qui l’anime, programme<br />
d’annihilation culturelle anti-Ridicule (“Whenever I hear the word “culture”, I draw my pistol”<br />
(45)).<br />
Intimité et intertextualité<br />
<strong>Ludlam</strong> dissémine <strong>de</strong>s allusions à Big Hotel, inaugurant un procédé qui joue sur la connivence<br />
avec un public d’habitués, qu’il développera tout au long <strong>de</strong> son œuvre ; c’est une manière <strong>de</strong><br />
laisser une trace dramaturgique d’un répertoire en évolution permanente, mais qui se reprend,<br />
s’auto-cite et se recycle lui-même sans cesse :<br />
BAJAZETH : What are we having for dinner, Alice ?<br />
(30)<br />
212
ALICE : (With an air of unexpected intimacy) Mofongo and rice and beans !<br />
(La référence renvoyant à l’ouverture <strong>de</strong> Big Hotel :<br />
MANDARIN : Is your name Mofongo ?<br />
MOFONGA : Certainly not ! O Magic One, you must have mistaken me for that Puerto<br />
Rican dish “Mofongo”. (3))<br />
De même, Conquest of the Universe s’ouvre sur une réapparition <strong>de</strong>s Fire Women, femmes<br />
fatales sanguinaires qui présidaient aux exécutions dans Big Hotel. Ce tissage <strong>de</strong> références est<br />
incompréhensible en <strong>de</strong>hors d’une connaissance <strong>de</strong> la première pièce, d’une relation<br />
d’« intimité » avec le reste <strong>de</strong> l’oeuvre ; on a donc affaire à un lien intertextuel pur, en apparence<br />
gratuit ou absur<strong>de</strong>, car non justifiable dramaturgiquement.<br />
C’est à l’ai<strong>de</strong> d’une transition intertextuelle <strong>de</strong> ce type que <strong>Ludlam</strong> relie When Queens Colli<strong>de</strong> à<br />
sa pièce suivante, Turds in Hell : les étrons et l’agneau du banquet final réapparaissent dans le<br />
titre et au début <strong>de</strong> la pièce, alors même que les <strong>de</strong>ux œuvres expérimentent dans <strong>de</strong>s directions<br />
différentes.<br />
3.2. c) Turds in Hell (1969)<br />
(43)<br />
213
La troisième pièce <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, co-écrite avec l’acteur Bill Vehr 93 , est sans doute la plus proche <strong>de</strong><br />
Godiva dramaturgiquement. La mise en scène <strong>de</strong> John Vaccaro, aussi iconoclaste soit-elle vis-à-<br />
vis du texte <strong>de</strong> R. Tavel, ne mettait pas fondamentalement en question son raffinement et son<br />
dandysme. Ce que fait ici <strong>Ludlam</strong>, créant un texte <strong>de</strong> théâtre très proche poétiquement <strong>de</strong> celui <strong>de</strong><br />
R. Tavel, mais mis en scène dans un esprit radicalement différent, transparaissant en partie<br />
seulement dans les didascalies. L’entreprise révèle une visée parodique, située dans l’écart entre<br />
la réécriture mimétique et la mise en scène. À la fois reprise méticuleuse et prise <strong>de</strong> distance<br />
irrévérente, ce mo<strong>de</strong> parodique sert pour <strong>Ludlam</strong> à redéfinir les fon<strong>de</strong>ments du Ridicule comme<br />
exploitation polyvalente <strong>de</strong> la culture homosexuelle, convoquée dans toutes ses dimensions. Au-<br />
<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la comparaison évi<strong>de</strong>nte avec un collègue Ridicule, c’est à un autre dramaturge<br />
homosexuel que renvoie la pièce, qui évoque l’atmosphère et la structure du Camino Real <strong>de</strong><br />
Tennessee Williams.<br />
Homosexualité et excès<br />
L’homosexualité y est mise en scène comme excès, hors norme, et pas seulement sur le mo<strong>de</strong><br />
allusif du Camp, même si l’on retrouve un certain nombre <strong>de</strong> références à la culture Camp dans la<br />
pièce :<br />
C’est bien la pièce la plus grossière que l’on puisse rêver : activités homosexuelles,<br />
femmes énormes mises à nu, paradis haïtien où Adam fait son entrée en chevauchant un<br />
énorme phallus, Christ dénudé traînant sa croix à travers la salle, flagellations. À <strong>de</strong>ux<br />
93 Nous n’insisterons pas sur la dimension collaborationnelle <strong>de</strong> l’écriture, étant donné la position <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> vis-àvis<br />
<strong>de</strong> la notion d’auteur à cette étape <strong>de</strong> son œuvre, déjà commentée précé<strong>de</strong>mment ; peu d’informations sont<br />
disponibles à ce sujet, et il s’agit <strong>de</strong> la seule pièce du recueil dans ce cas. Bill Vehr fait partie du noyau restreint<br />
d’acteurs qui resteront dans la compagnie après la rupture avec les pièces épiques. Il est par ailleurs l’auteur d’une<br />
pièce mise en scène et reprise plusieurs fois par <strong>Ludlam</strong> et avec la compagnie, Whores of Babylon.<br />
214
heures du matin, je m’ennuyais au point que je préférai affronter seul le quartier désert,<br />
privé <strong>de</strong> taxi, plutôt que d’attendre la sortie <strong>de</strong>s autres spectateurs.<br />
(Jotterand 1970, 230)<br />
<strong>Le</strong> témoignage du journaliste français Frank Jotterand montre que la dimension transgressive <strong>de</strong><br />
la pièce ne tenait pas seulement à son contenu, mais aussi à sa longueur, son absence apparente<br />
<strong>de</strong> clôture et <strong>de</strong> progression. Jotterand met en regard la mise en scène <strong>de</strong> Turds in Hell avec celle<br />
<strong>de</strong> Lady Godiva (toujours sous la direction <strong>de</strong> J. Vaccaro, mais vue dans une distribution<br />
différente, sans <strong>Ludlam</strong> et les acteurs partis avec lui), cette fois élogieuse pour R. Tavel/J.<br />
Vaccaro:<br />
une suite <strong>de</strong> visions […] qui n’ont rien d’obscène grâce à la mise en scène. Vaccaro utilise<br />
les costumes et les accessoires, les rythmes et les chansons pour styliser ce qui, ailleurs,<br />
paraîtrait pornographique. On n’a jamais l’impression <strong>de</strong> briser un tabou.<br />
(230)<br />
C’est justement cette « stylisation » qu’a voulu éviter <strong>Ludlam</strong>, reprochant à J. Vaccaro <strong>de</strong> vouloir<br />
passer sous silence la dimension homosexuelle. Ce reproche s’étend aussi indirectement à<br />
Tennessee Williams, qui met en scène le baron <strong>de</strong> Charlus dans Camino Real (repris par <strong>Ludlam</strong>,<br />
quoique le « baron » ne soit pas directement nommé), sans pour autant expliciter une<br />
homosexualité filtrée, protégée par une référence littéraire connue. <strong>Le</strong> discours dramaturgique<br />
excessif <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> permet <strong>de</strong> contourner à la fois les explications rationnelles du militantisme, et<br />
la facilité <strong>de</strong> la pornographie (comme le reconnaît Jotterand, on est plus proche <strong>de</strong> l’ennui que <strong>de</strong><br />
l’excitation), sans éviter une certaine puérilité, d’ailleurs revendiquée. Orgone, le personnage <strong>de</strong><br />
« bossu, idiot, obsédé sexuel » (“the Hunchback, Pinhead, Sex Maniac”) est ainsi joué par un<br />
ancien interprète <strong>de</strong> vau<strong>de</strong>ville, coiffé d’un chapeau d’âne pouvant s’allumer, un gigantesque<br />
phallus attaché à son costume en fausse peau <strong>de</strong> mouton, à la fois satyre et Saint Jean-Baptiste<br />
215
enfant ; le jeu du vieil acteur Arthur Kraft, sa lubricité cabotine, innocente et ludique d’une autre<br />
époque, créaient une distanciation plus proche du comique fellinien que <strong>de</strong> l’immédiateté<br />
obscène.<br />
C’est justement en montrant <strong>de</strong>s pratiques sexuelles « anormales » (dont il est pourtant évi<strong>de</strong>nt<br />
qu’elles ne sont pas réelles, ce qui toucherait alors véritablement à la pornographie et au<br />
naturalisme abhorré), <strong>de</strong>s corps monstrueux, qu’on se détache <strong>de</strong> la vision normative qui sous-<br />
tend la pornographie hétérosexuelle.<br />
Reprise et dépassement<br />
<strong>Ludlam</strong> abandonne la linéarité tragique <strong>de</strong> When Queens Colli<strong>de</strong>, sans toutefois procé<strong>de</strong>r par un<br />
collage aussi fulgurant que dans Big Hotel ; on est plus proche ici du three-ring circus <strong>de</strong> Godiva,<br />
au sens où les actions se chevauchent et s’entrecroisent en une succession <strong>de</strong> tableaux (parfois au<br />
sens littéral, avec la présence récurrente <strong>de</strong> « tableaux vivants », forme populaire désuète),<br />
quoique le dispositif scénique favorise moins la simultanéité que celui <strong>de</strong> R. Tavel, qui mettait en<br />
dialogue tous les points <strong>de</strong> la scène en même temps. Un critique commente ainsi la mise en<br />
scène :<br />
C’est mis en scène <strong>de</strong> façon très ingénieuse. Des scènes sans rapport les unes aux autres<br />
étaient présentées simultanément, l’attention passant <strong>de</strong> l’une à l’autre, un peu à la<br />
manière d’un tableau baroque complexe. 94<br />
<strong>Ludlam</strong> reprend un grand nombre <strong>de</strong> thèmes <strong>de</strong> Lady Godiva ou appartenant à l’imagerie<br />
homosexuelle : le décor Art Nouveau fait place à une atmosphère <strong>de</strong> salon proustien, dominé par<br />
un baron lubrique qui rappelle Charlus, et parsemé <strong>de</strong> références bau<strong>de</strong>lairiennes (l’albatros, la<br />
94 “It is very ingeniously staged, with unrelated scenes - simultaneously presented, focus shifting from one to the<br />
next, somewhat in the manner of a complex baroque painting.” Martin Washburn, The Village Voice. 8 décembre,<br />
1968. 47.<br />
216
danse macabre : “ORGONE : Proud fondling whores, in spite of talc and rouge and all the gaudy<br />
lipstick, you smell of <strong>de</strong>ath.” (68) ; l’érotisme <strong>de</strong> la maigreur : “TYRANNICAL WHORE :<br />
Thinness is more naked, more in<strong>de</strong>cent than corpulence.” (69)). On retrouve <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong><br />
mélodrame, notamment la scène <strong>de</strong> reconnaissance <strong>de</strong> la mère et du fils, que <strong>Ludlam</strong> rapproche<br />
davantage <strong>de</strong> l’histoire oedipienne (le nouveau né Orgone est abandonné par sa mère sur une<br />
montagne et recueilli, blessé, par une autre) que <strong>de</strong> la parodie du drame bourgeois comme dans la<br />
pièce <strong>de</strong> R. Tavel. <strong>Le</strong> comique verbal pratiqué est très proche <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> Godiva : l’imagerie<br />
religieuse catholique est sujette à plaisanteries sexuelles, blasphématoires et anti-cléricales<br />
faciles:<br />
ORGONE : You’re nothing but a filthy prostitute !<br />
VERA : (Enraged) What did you say ?<br />
ORGONE : (More viciously) You’re nothing but a filthy prostitute.<br />
VERA : (Relieved) Oh, I thought you said Protestant.<br />
ORGONE : Are you a nun or are you straight ?<br />
l’ange “Gaybriel”<br />
ST. OBNOXIOUS : Come, my disciples ! […] <strong>Le</strong>t us go into the sanctuary and take the<br />
Last Supper. I’ll pick up the tab.<br />
Enfin, <strong>de</strong>rnier trait commun avec la poétique <strong>de</strong> R. Tavel, le dialogue est verbal, voire verbeux,<br />
mais a pour vocation d’être décoratif, volontairement pauvre et <strong>de</strong>stiné à servir <strong>de</strong> fond à une<br />
action visuelle. (par exemple, les échanges dialogués <strong>de</strong>s pages 57-58, qui restituent une<br />
atmosphère <strong>de</strong> salon proustien).<br />
(63)<br />
(64)<br />
(59)<br />
217
Eloge <strong>de</strong> l’échec<br />
A la dénonciation du voyeurisme, morale ambiguë <strong>de</strong> Lady Godiva, est substituée celle du culte<br />
<strong>de</strong> l’argent. Celui-ci est présent visuellement tout au long <strong>de</strong> la pièce et prétexte à effets scéniques<br />
spectaculaires : neige, argent du casino tombant en pluie, étrons dorés du baron… <strong>Le</strong> projet<br />
poétique avoué a pour objectif <strong>de</strong> :<br />
synthétiser le Satiricon - et trois autres histoires - pour évoquer <strong>de</strong>s vrais démons et mettre<br />
en scène une messe noire - et ce n’était pas faisable. <strong>Le</strong> désordre et les décombres qui en<br />
résultaient constituaient l’œuvre d’art. 95<br />
(Samuels 1992, 107-108)<br />
<strong>Ludlam</strong> s’engage dans la voie <strong>de</strong> l’expérimentation au sens premier (sortir <strong>de</strong>), en associant cette<br />
ambition à un échec programmé - autre variation sur cette idée <strong>de</strong> déca<strong>de</strong>nce consentie étudiée<br />
dans le premier chapitre. <strong>Le</strong> Satiricon <strong>de</strong> Fellini est sorti en salles l’année suivante (1970) (ce<br />
n’est donc pas une source avouée, même si un <strong>de</strong>s acteurs choisi par Fellini pour jouer un <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>ux rôles principaux, Hiram Keller, appartenait au milieu <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> et du Ridicule), mais<br />
il est facile <strong>de</strong> comprendre l’incompatibilité essentielle entre le genre <strong>de</strong> la satire, duquel relève le<br />
texte <strong>de</strong> Pétrone, et l’idée <strong>de</strong> synthèse - surtout si l’on y ajoute trois autres histoires du même<br />
genre. Il ne faut pas écarter du propos <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> une tentative d’autojustification a posteriori,<br />
même s’il y a bien <strong>de</strong>s références à une « messe noire » dans la pièce. <strong>Le</strong> projet <strong>de</strong> « messe<br />
95 “the concept was to synthesize Satyricon - and three other plots - to evoke actual <strong>de</strong>mons and to stage a black mass<br />
- and it couldn’t be done. The resulting mess and <strong>de</strong>bris was the work of art.”<br />
218
noire » a d’ailleurs davantage trait à la mise en scène qu’à la dramaturgie proprement dite : dans<br />
un esprit « environnemental » avant la lettre, <strong>Ludlam</strong> avait tenté <strong>de</strong> recréer l’atmosphère <strong>de</strong> la<br />
liturgie catholique. Et comme il l’avait fait avec l’onomastique hagiographique (Saint<br />
Obnoxious), il avait pris quelques libertés avec le rituel traditionnel, étouffant les spectateurs sous<br />
les fumées d’encens à tel point que certains ont dû quitter la salle irrespirable.<br />
3. 2. d) The Grand Tarot<br />
La pièce témoigne <strong>de</strong> l’influence <strong>de</strong> John Cage et <strong>de</strong>s expérimentations sur le hasard. (On<br />
retrouvera d’ailleurs <strong>de</strong>s allusions plus ou moins moqueuses au I Ching tout au long <strong>de</strong> l’œuvre) :<br />
toutes les scènes, qui représentent chacune une carte du jeu <strong>de</strong> tarot, sont autonomes et<br />
susceptibles d’être jouées à chaque représentation dans un ordre différent. En fait, cette ambition<br />
s’étant révélée difficilement réalisable, l’ordre s’est plus ou moins fixé et l’expérience du tirage<br />
au sort a été abandonnée. Malgré tout, aucun effort <strong>de</strong> liaison entre les scènes n’a été consenti, et<br />
le texte <strong>de</strong> départ n’a pas fait l’objet <strong>de</strong> remaniements. On est donc en présence d’une mosaïque<br />
<strong>de</strong> fragments, qui ont un lien thématique et sont surtout unifiés par la personnalité <strong>de</strong>s comédiens,<br />
reconnaissable d’une pièce à l’autre et créatrice d’un grand récit Ridicule dépassant chaque<br />
œuvre individuelle, en somme d’un répertoire. L’œuvre porte la notion d’épique à son point<br />
extrême - point <strong>de</strong> non-retour, puisque c’est à la suite <strong>de</strong> cet essai épuisant que <strong>Ludlam</strong> déci<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
rompre avec cette direction <strong>de</strong> recherche. Car chaque scène étant absolument autonome, les<br />
comédiens doivent repartir <strong>de</strong> zéro à chaque fois, comme s’ils vivaient une expérience <strong>de</strong><br />
montage en direct. Non que cela soit impossible au théâtre. Spalding Gray, dans A Personal<br />
219
History of American Theatre (1985) s’est soumis à une tentative du même genre, avec tirage au<br />
sort <strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> récits. Mais Gray est seul en scène, et sa démarche est épique au sens<br />
premier : c’est un conteur, et non un acteur ; il raconte et n’incarne pas (même si le récit inclut<br />
<strong>de</strong>s passages d’incarnation). Sa plasticité verbale extrême, liée au minimalisme du dispositif<br />
scénique (acteur seul, assis <strong>de</strong>rrière une table pendant toute la représentation) contribue beaucoup<br />
à la réussite du défi.<br />
Mais au lieu <strong>de</strong> percevoir la tentative <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> comme un échec, voyons-là plutôt comme une<br />
révélation : c’est en effet à la suite du Grand Tarot que le dramaturge prend conscience <strong>de</strong> la<br />
nécessité <strong>de</strong> créer les conditions d’une continuité du récit (aussi artificielle soit-elle), afin d’offrir<br />
aux interprètes un espace <strong>de</strong> jeu et <strong>de</strong> déplacer les contraintes ailleurs.<br />
Si le Grand Tarot est pénible à lire, ses qualités résidaient sans doute dans sa sophistication<br />
visuelle. De l’avis <strong>de</strong> la critique, le spectacle était d’un grand raffinement plastique, avec une<br />
attention particulière portée aux costumes. <strong>Le</strong>s cartes du tarot étaient incarnées par les acteurs ; le<br />
costume était un prolongement sartorial <strong>de</strong> la schizophrénie exigée <strong>de</strong>s interprètes sur le plan<br />
dramaturgique : contraints d’incarner un morceau <strong>de</strong> papier inanimé, une figure en <strong>de</strong>ux<br />
dimensions, dans les <strong>de</strong>ux sens (haut et bas) et coupée en <strong>de</strong>ux en diagonale, soit une somme<br />
d’exigences apparemment irrésolubles au théâtre.<br />
On peut voir dans le Grand Tarot les <strong>de</strong>rniers éclairs d’une ambition artaudienne, celle <strong>de</strong> la<br />
production d’« hiéroglyphes vivants », d’une incarnation sublime car contrainte, tirée dans une<br />
direction opposée qu’elle dépasse.<br />
« Lis <strong>Le</strong> <strong>Théâtre</strong> et son double d’Artaud. Certains <strong>de</strong> mes projets y sont en germe. »<br />
(“Read Artaud’s The Theatre and Its Double. Some of my plans are blueprinted therein.”)<br />
(lettre <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> à Christopher Scott, 1965 ; cité par Kaufman 2002, 40).<br />
220
4. Poétique<br />
<strong>Ludlam</strong> divise son œuvre en <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s, celle <strong>de</strong>s essais dramatiques <strong>de</strong>s<br />
débuts, la pério<strong>de</strong> « épique », et celle <strong>de</strong> la maturité, où il embrasse la forme <strong>de</strong> la « pièce bien<br />
faite ». En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> ce que peut avoir <strong>de</strong> provocateur l’idée d’une progression vers la « pièce<br />
bien faite », modèle dramatique désuet qui connoterait plutôt la régression et le décrochage avec<br />
l’avant-gar<strong>de</strong>, il faudra examiner l’intérêt <strong>de</strong> cette séparation, sa validité et ses conditions<br />
d’existence. C’est en effet à partir <strong>de</strong> considérations théâtrales, et pas seulement dramaturgiques -<br />
même si les <strong>de</strong>ux sont intimement liées -, que <strong>Ludlam</strong> envisage sa rupture esthétique. Il insiste<br />
par exemple sur l’impact <strong>de</strong>s conditions matérielles sur l’écriture, sachant qu’il écrit avec un<br />
regard <strong>de</strong> chef <strong>de</strong> troupe et <strong>de</strong> metteur en scène. Mais au-<strong>de</strong>là, il s’agit aussi, à l’issue d’une<br />
pério<strong>de</strong> d’expérimentations intenses, <strong>de</strong> récolter les fruits <strong>de</strong> celles-ci en les intégrant à <strong>de</strong>s<br />
221
formes dramatiques plus maîtrisées, déjà éprouvées, mais renouvelées <strong>de</strong> l’intérieur grâce à la<br />
greffe d’éléments qui leur étaient jusque-là étrangers. Il n’y a donc pas arrêt <strong>de</strong>s<br />
expérimentations, mais plutôt tentative d’intégration, <strong>de</strong> liaison entre ancien et nouveau. De là à<br />
dire que le Ridicule, perdant en audace, perd sa raison d’être, il n’y a qu’un pas (ce sera la<br />
position <strong>de</strong> Stefan Brecht). D’autres y voient au contraire l’atteinte d’une maîtrise qui fait oublier<br />
les premières tentatives brouillonnes et informes. Il ne sera pas question <strong>de</strong> porter ici un jugement<br />
<strong>de</strong> valeur sur la qualité comparée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux pério<strong>de</strong>s. L’historiographie tend à valoriser la secon<strong>de</strong><br />
pério<strong>de</strong>, plus longue, plus visible, plus accessible - attitu<strong>de</strong> encouragée par le silence relatif <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> envers la pério<strong>de</strong> épique. Il conviendra pour nous <strong>de</strong> repérer la persistance d’éléments<br />
épiques dans la secon<strong>de</strong> pério<strong>de</strong>, et d’analyser leur portée et leur poids dans la nouvelle poétique.<br />
Il faudra aussi s’attacher à isoler, s’il y en a, <strong>de</strong>s stratégies dramatiques propres à la secon<strong>de</strong><br />
partie.<br />
Nous partirons <strong>de</strong> l’analyse <strong>de</strong>s causes du revirement dramatique <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, avant <strong>de</strong> nous<br />
arrêter sur la théorisation et la définition <strong>de</strong> la « pièce bien faite ». Il s’agira d’isoler en même<br />
temps les tropes poétiques au centre du fonctionnement dramaturgique <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. Et<br />
puisque <strong>Ludlam</strong> prend appui sur un modèle (dé)passé, il faudra interroger les procédés <strong>de</strong> parodie<br />
et <strong>de</strong> reprise en liaison avec les notions <strong>de</strong> kitsch et <strong>de</strong> Camp.<br />
222
4.1. Causes du revirement<br />
Quand <strong>Ludlam</strong> déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> réorienter le travail <strong>de</strong> sa compagnie dans une autre direction, il<br />
ne se détourne pas pour autant <strong>de</strong> la première partie <strong>de</strong> son œuvre, l’intégrant à son répertoire.<br />
Mais il ne reprendra pas ces premières pièces et ne reviendra pas sur la rupture. C’est à partir <strong>de</strong><br />
ce paradoxe apparent qu’il faut tenter d’éclairer les conditions et les fon<strong>de</strong>ments du revirement<br />
théâtral <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. Autre point <strong>de</strong> divergence avec le reste <strong>de</strong> la mouvance Ridicule, il est<br />
attaché aux idées <strong>de</strong> troupe, <strong>de</strong> répertoire et d’alternance, qui renvoient à une vision traditionnelle<br />
du théâtre que n’ont pas Vaccaro ou Tavel. C’est aussi en fonction <strong>de</strong> ces idéaux théâtraux qu’il<br />
convient d’envisager la rupture <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et son désir d’écrire autrement, dans <strong>de</strong>s conditions<br />
nouvelles.<br />
4.1. a) Contraintes matérielles<br />
<strong>Ludlam</strong> insiste sur la pesanteur du manque <strong>de</strong> moyens et sur les sacrifices esthétiques qu’elle<br />
entraîne. On est en présence d’une caractéristique commune à l’avant-gar<strong>de</strong> théâtrale, et à la<br />
situation <strong>de</strong>s arts aux Etats-Unis 96 . Même avant les années quatre-vingt, qui voient la dégradation<br />
96 On se méfiera <strong>de</strong> la thèse défendue par Frédéric Martel dans Theater : Sur le déclin du théâtre en Amérique et<br />
comment il peut résister en France (2006), qui affirme que le théâtre américain se trouve dans une situation<br />
financière aussi enviable que le théâtre subventionné européen, la seule différence majeure tenant aux mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
223
<strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> vie <strong>de</strong>s artistes (politique du gouvernement Reagan, explosion immobilière à<br />
Manhattan, crise du SIDA…), le théâtre n’a jamais reçu <strong>de</strong> subventions à la hauteur <strong>de</strong> celles <strong>de</strong>s<br />
pays européens. <strong>Le</strong>s artistes, et plus particulièrement ceux qui s’engagent dans une voie non<br />
commerciale, sont déjà, pour reprendre le mot <strong>de</strong> Ruth Maleczech, <strong>de</strong> la « chair à canon » 97 . Cela<br />
est d’autant plus vrai quand on renonce au minimalisme et qu’on rêve d’un théâtre foisonnant,<br />
baroque par ses ambitions. Si la désorganisation initiale a pu nourrir l’inspiration (nous l’avons<br />
vu plus haut : <strong>Ludlam</strong> se plaît à intégrer les acci<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> parcours à l’ensemble, créant <strong>de</strong>s<br />
niveaux <strong>de</strong> sens inattendus), elle est aussi source <strong>de</strong> tensions, <strong>de</strong> perte <strong>de</strong> temps et <strong>de</strong> contrôle. En<br />
l’absence <strong>de</strong> compagnie stable, il y a <strong>de</strong>s disputes permanentes entre les acteurs pour les rôles,<br />
qui ne s’arrêtent pas une fois que la pièce est jouée, car les spectateurs n’hésitent pas à franchir la<br />
rampe pour intervenir - gage <strong>de</strong> la connivence avec le public, et moyen que ne renie pas <strong>Ludlam</strong>,<br />
car il lui a permis à ses débuts <strong>de</strong> s’imposer, à la faveur d’une improvisation.<br />
Trois ans, c’est long. Nous avons monté Big Hotel, When Queens Colli<strong>de</strong>, Whores of<br />
Babylon [pièce <strong>de</strong> Bill Vehr, autre comédien <strong>de</strong> la troupe] et Turds in Hell, sans aucun<br />
soutien financier. C’étaient <strong>de</strong>s spectacles qui <strong>de</strong>mandaient d’assez grands moyens, que<br />
nous avons montés avec <strong>de</strong>s volontaires et <strong>de</strong>s matériaux offerts. Pendant <strong>de</strong>s années,<br />
nous n’avons eu que cinq ou dix minutes pour tout mettre en place, et encore, nous<br />
<strong>de</strong>vions nous dépêcher pour y arriver. Nous n’avions pas <strong>de</strong> temps pour nous préparer.<br />
Nous ne répétions jamais dans un théâtre. Nous avions rarement d’argent pour travailler,<br />
faire <strong>de</strong> la publicité, ou faire quoi que ce soit. Il n’est pas juste <strong>de</strong> juger <strong>de</strong>s pièces que j’ai<br />
montées sans argent et sans aucun avantage.<br />
financement. La comparaison semble aussi peu tenable historiquement qu’aujourd’hui. Voir notre recension <strong>de</strong><br />
l’ouvrage dans The Comparatist. Chapel Hill : North Carolina University Press., vol. 31, mai 2007. pp. 175-176.<br />
97 Ruth Maleczech . « Mabou Mines et l’avant-gar<strong>de</strong> américaine ». <strong>Théâtre</strong>/Public, « L’avant-gar<strong>de</strong> américaine en<br />
Europe. 1. Performance. ». no187, septembre 2008.<br />
224
A l’époque, tous les acteurs, tout le mon<strong>de</strong>, faisait du théâtre pour s’amuser. Il y a une<br />
gran<strong>de</strong> différence entre le moment où c’était comme un casino illicite et le moment où<br />
c’est <strong>de</strong>venu un vrai théâtre. 98<br />
(Samuels 1992, 18)<br />
Autre phénomène entrant en ligne <strong>de</strong> compte dans la pratique du théâtre, la consommation<br />
fréquente <strong>de</strong> drogues dures. Il n’est pas question <strong>de</strong> réduire les expérimentations <strong>de</strong> l’époque à<br />
autant d’hallucinations incontrôlées, et encore moins d’accréditer l’hypothèse d’un accès à la<br />
maîtrise due à une sobriété retrouvée. <strong>Le</strong> parcours <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> semble suffisamment cohérent,<br />
quoique non linéaire, pour invali<strong>de</strong>r cette possibilité. Il est certain que <strong>Ludlam</strong> fait partie <strong>de</strong>s<br />
consommateurs, et il est attesté que certains praticiens du Ridicule considèrent la drogue comme<br />
une source d’inspiration (Jackie Curtis se lance ainsi dans la rédaction <strong>de</strong> sa pièce Heaven Grand<br />
in Amber Orbit, notant toutes les visions qui lui passent par la tête, avec pour résultat un collage<br />
fou et <strong>de</strong>s associations d’idées proches en apparence <strong>de</strong> l’esthétique <strong>de</strong> Big Hotel). Mais il est<br />
douteux que <strong>Ludlam</strong> ait jamais fait jouer une pièce tirée directement d’une hallucination :<br />
l’apport <strong>de</strong>s comédiens, qui modifie le texte <strong>de</strong> départ, l’attention au propos dramaturgique (et<br />
non aux seules qualités poétiques, détachées <strong>de</strong>s contraintes du médium), et tout simplement la<br />
distance critique que permet la reprise <strong>de</strong> la pièce, laissent penser le contraire. Il faut envisager le<br />
geste <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong> la drogue comme faisant partie intégrante du processus créatif, comme<br />
volonté <strong>de</strong> bousculer les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> pensée habituels. Nous nous rangerons du côté <strong>de</strong> Richard<br />
98 “Three years is a long time. We did Big Hotel, When Queens Colli<strong>de</strong>, Whores of Babylon and Turds in Hell, all<br />
without funding. They were rather lavish productions, which we did entirely with volunteers and donated materials.<br />
For years we had just five or ten minutes to set up the stage, and then we had to rush and do it. We didn’t have any<br />
time to prepare. We never rehearsed in a theatre. We rarely had any money to work with, to advertise it, to do<br />
anything. It is not fair to judge plays I did with no money and without any advantages.<br />
At that time, all the actors, everyone, was in it for the adventure. There’s a big difference between the times it was<br />
like a floating crap game and when it became a real theatre.”<br />
225
Foreman sur ce point : peu importe ce qu’on sait ou imagine <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> production, seule<br />
compte la réussite finale.<br />
L’art que je voyais à l’époque où je traînais autour <strong>de</strong> la Cinémathèque, qui me semblait le<br />
plus vrai et le plus provocant, était fait par <strong>de</strong>s gens qui étaient purement et simplement<br />
drogués. Et qu’est-ce que cela signifie? Je ne pense pas que cela signifie grand-chose -<br />
cela signifie que la drogue les a empêchés <strong>de</strong> bouger les doigts comme l’habitu<strong>de</strong> leur<br />
avait appris à le faire, <strong>de</strong> sorte que <strong>de</strong> nouvelles énergies ont pu commencer à circuler.<br />
C’est étrange pour moi, quand j’y pense, surtout du fait que la plupart <strong>de</strong> ces gens ont fait<br />
<strong>de</strong>s choses très belles, en majorité perdues, et que beaucoup parmi eux ont cessé <strong>de</strong> créer.<br />
Ils se sont vraiment autodétruits. Et moi je tire parti <strong>de</strong> tout cela. Enfin, combien <strong>de</strong> ces<br />
soi-disant figures <strong>de</strong> proue du théâtre expérimental américain ont une <strong>de</strong>tte énorme envers<br />
Jack Smith ? 99<br />
4.1.b) Insatisfactions esthétiques<br />
(S. Brecht 1978, 18)<br />
Aux contraintes matérielles s’ajoute le sentiment <strong>de</strong> s’engager dans une impasse poétique. Non<br />
qu’il y ait regret, ou volonté d’effacer un moment ingrat. Il faut plutôt envisager la position <strong>de</strong><br />
99 “The art that I was seeing in the days I was hanging around the Cinematheque, which seemed to me the truest and<br />
the most provocative, was ma<strong>de</strong> by people un<strong>de</strong>r the influence of drugs, pure and simple. Now what does that mean ?<br />
I don’t think it means much - it means the drugs stopped them from moving their fingers in the way habit had taught<br />
them so their energies would start bleeding through. It is strange to me, to think of it, especially since a lot of these<br />
people ma<strong>de</strong> very beautiful things, most of which are now lost, and many of them are burned out. They really<br />
<strong>de</strong>stroyed themselves. And here am I benefiting from all of it. I mean, how many people who are now so-called<br />
lea<strong>de</strong>rs of the American experimental theatre owe volumes to Jack Smith ?”<br />
226
<strong>Ludlam</strong> dans un rapport dialectique : <strong>de</strong> même que le chaos <strong>de</strong>s débuts laisse place à un désir <strong>de</strong><br />
maîtrise, l’atteinte d’un certain <strong>de</strong>gré d’ordre cè<strong>de</strong> le pas <strong>de</strong>vant la peur <strong>de</strong> la routine, qui conduit<br />
à une nouvelle mise en danger. <strong>Ludlam</strong> est obsédé par la peur <strong>de</strong> l’enlisement, et il insiste<br />
constamment sur la nécessité d’avancer, non à la manière d’un avant-gardiste qui inventerait,<br />
mais d’un découvreur qui éclairerait à chaque fois un pan différent <strong>de</strong>s possibles 100 . Se voir<br />
cantonné dans le rôle d’un ennemi du drame 101 explique en partie sa réaction, et la provocation<br />
liée à la reprise du terme <strong>de</strong> « pièce bien faite », qui connote la direction contraire :<br />
Au cours <strong>de</strong> cette expérimentation, on m’a peut-être à tort - ou à raison, je ne sais pas -<br />
attribué l’intention <strong>de</strong> me débarrasser <strong>de</strong> l’intrigue - <strong>de</strong> l’évacuer <strong>de</strong> la pièce, du drame - et<br />
je l’ai peut-être fait. […] Je me suis aperçu qu’on me considérait comme une figure <strong>de</strong><br />
proue, comme le créateur d’une chose que d’autres feraient mais que je ne ferais pas, et<br />
qui consiste à jeter le bébé avec l’eau du bain, à aller jusqu’au drame informe et non<br />
structuré. 102<br />
(Samuels 1992, 20)<br />
100 Voir à ce sujet notre article « <strong>Le</strong> Ridicule <strong>de</strong> <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong>: reculer pour mieux sauter. » <strong>Théâtre</strong>/Public,<br />
« L’avant-gar<strong>de</strong> américaine en Europe. 1. Performance ». no 187, septembre 2008.<br />
101 Nous nous gar<strong>de</strong>rons <strong>de</strong> faire intervenir ici le concept <strong>de</strong> « post-dramatique » (Hans-Thies <strong>Le</strong>hmann). La<br />
définition du terme, qui pose problème en elle-même, paraît peu pertinente dans le contexte américain, tant pour <strong>de</strong>s<br />
raisons chronologiques (le milieu <strong>de</strong>s années soixante-dix, i<strong>de</strong>ntifié par <strong>Le</strong>hmann comme le point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> la<br />
tendance, ne correspond pas à une rupture dans l’avant-gar<strong>de</strong> américaine) que pour <strong>de</strong>s raisons théoriques. La<br />
définition d’un post-dramatique présuppose l’existence d’un dramatique dont la définition proposée par <strong>Le</strong>hmann ne<br />
semble pas convaincante. <strong>Le</strong>s formes post-dramatiques telles que les énumère <strong>Le</strong>hmann n’ont <strong>de</strong> surcroît rien <strong>de</strong><br />
nouveau. Si le théâtre a bien subi <strong>de</strong>s changements profonds <strong>de</strong>puis l’après-guerre - fait que nous nous gar<strong>de</strong>rons <strong>de</strong><br />
nier -, la théorisation <strong>de</strong> leur nouveauté reste encore à effectuer. <strong>Le</strong> terme <strong>de</strong> « théâtre d’images » (Bonnie Marranca)<br />
paraît sur ce point plus pertinent, même s’il y a parmi l’avant-gar<strong>de</strong>, comme le relève justement par ailleurs<br />
<strong>Le</strong>hmann, <strong>de</strong>s expérimentateurs textuels, <strong>de</strong> loin les plus négligés et problématiques.<br />
Nous renvoyons à notre article « Entre distanciation et renonciation : enjeux et effets du développement <strong>de</strong>s<br />
performance studies sur la théorisation du théâtre aux Etats-Unis ». Coulisses 34, Besançon: Presses <strong>de</strong> l’université<br />
<strong>de</strong> Franche-Comté, octobre 2006.<br />
102 “In the course of this experimentation I was perhaps mistakenly credited - or credited fairly, I don’t know - with<br />
getting rid of plot- out of the play, out of drama - and maybe I did. […] I realized that I was being credited with<br />
being a figurehead, the creator of something others would do that I would not do, which was to throw out the baby<br />
with the bathwater, take it into formless, nonstructured drama.”<br />
227
<strong>Le</strong> revirement intervient au moment où <strong>Ludlam</strong> s’aperçoit qu’il ne pourra pas avancer, c’est-à-<br />
dire exploiter tout l’éventail <strong>de</strong>s possibilités créatives, à moins <strong>de</strong> disposer d’une compagnie<br />
stable et dévouée. Il convient d’insister sur la volatilité extrême <strong>de</strong>s acteurs - ou plus justement<br />
<strong>de</strong>s « personnalités » - associés au Ridicule. Pendant ces toutes premières années, nombreux sont<br />
ceux qui ne font que passer ; on répète à peine, les rôles sont repris par d’autres quand il y a une<br />
défection - ce qui arrive souvent, en raison à la fois du manque <strong>de</strong> moyens, <strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> lieu<br />
stable et <strong>de</strong> direction claire. <strong>Le</strong> problème tient à ce que, comme le tirage <strong>de</strong>s cartes du Grand<br />
Tarot, le résultat est difficilement prévisible et n’est jamais <strong>de</strong>ux fois le même. Parker Tyler,<br />
critique <strong>de</strong> cinéma, commente le rapport <strong>de</strong>s metteurs en scène et comédiens du milieu<br />
Un<strong>de</strong>rground, en insistant sur les répercussions que les limitations du jeu <strong>de</strong>s acteurs font subir à<br />
la vision <strong>de</strong> celui qu’au même moment on théorise sous le nom d’« auteur ». Tyler montre que<br />
l’utilisation <strong>de</strong> comédiens amateurs n’est pas forcément gage <strong>de</strong> libération par rapport aux<br />
conventions <strong>de</strong> jeu, qu’il ne faut pas confondre incompétence et indépendance :<br />
En théorie, un cinéaste Un<strong>de</strong>rground est un auteur au sens récemment adopté par la<br />
critique cinématographique à la mo<strong>de</strong>, emmenée par l’école <strong>de</strong> <strong>Paris</strong> autour <strong>de</strong>s Cahiers<br />
du Cinéma. Mais en pratique, il n’est souvent rien <strong>de</strong> plus qu’un assistant à la mise en<br />
scène dans la vie quotidienne <strong>de</strong> la bohème Un<strong>de</strong>rground. Andy Warhol, l’exemple<br />
suprême, met en scène savamment les fantasmes plus ou moins privés <strong>de</strong> ses superstars. Il<br />
se peut que Warhol reçoive un vrai scénario d’une personne <strong>de</strong> talent comme Ronald<br />
Tavel, mais il est adapté (voir Screen Test I et Screen Test II) à la personnalité <strong>de</strong> tels<br />
comédiens. <strong>Le</strong> résultat filmé est une petite mascara<strong>de</strong> qui n’exprime pas tant l’idée du<br />
scénariste qu’elle ne la traduit librement en délires <strong>de</strong> superstar. La caméra finit donc par<br />
228
être l’auteur principal - cette caméra qui a cette faculté merveilleuse d’être le miroir <strong>de</strong><br />
Narcisse. 103<br />
(Tyler 1969, 89-90)<br />
<strong>Le</strong> milieu et les personnalités évoqués par Tyler sont très proches <strong>de</strong>s cercles du Ridicule (et pas<br />
seulement grâce à la présence mentionnée <strong>de</strong> Ronald Tavel), qui, comme nous l’avons vu, sont<br />
fortement liés au cinéma et aux collaborateurs d’Andy Warhol. <strong>Le</strong> constat <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> est moins<br />
sévère, puisqu’il choisit d’insister sur les moments <strong>de</strong> grâce apportés par ces acteurs sans l’être,<br />
considérant que le dramaturge - peut-être favorisé en cela par le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> narcissisme moindre <strong>de</strong><br />
la scène par rapport à la caméra qui capte le moindre détail - peut trouver les moyens <strong>de</strong> tirer le<br />
meilleur parti <strong>de</strong> ce genre d’acteurs.<br />
Certains <strong>de</strong>s [acteurs que j’ai] découverts ont donné <strong>de</strong>s interprétations fulgurantes. Ils ont<br />
brillé comme <strong>de</strong>s météores. Mais les pulsions initiales d’auto-exploitation et<br />
d’exhibitionnisme ne suffisent pas à faire un acteur. Quand le travail et les conditions <strong>de</strong><br />
travail sont <strong>de</strong>venus difficiles, ils se sont évaporés dans la nature. Peu d’entre eux étaient<br />
capables <strong>de</strong> s’engager vraiment. 104<br />
(Samuels 1992, 24)<br />
En rompant avec J. Vaccaro, <strong>Ludlam</strong> fait un premier pas, en s’affirmant comme chef <strong>de</strong> troupe.<br />
Restait à élaguer et à constituer un groupe <strong>de</strong> fidèles pour travailler dans la durée, c’est-à-dire<br />
103 “Theoretically an Un<strong>de</strong>rground filmmaker is an auteur in the sense recently adopted by fashionable film criticism<br />
as spearhea<strong>de</strong>d by the Cahiers du Cinéma School of <strong>Paris</strong>. But practically he is frequently no more than a stage<br />
manager of the daily lives of Un<strong>de</strong>rground bohemia. Andy Warhol as an archexample, astutely stage manages the<br />
more or less private-life fantasies of his superstars. Warhol may get a scenario of sorts from someone of talent like<br />
Ronald Tavel but it is tailored (see Screen Test I and Screen Test II) to the personalities of given performers. What<br />
turns up on film is a little chara<strong>de</strong>, not expressing the scenarist’s i<strong>de</strong>a so much as translating it freely into<br />
superstarmania. The film camera therefore turns out to be the chief auteur – that camera which has such a won<strong>de</strong>rful<br />
faculty of being Narcissus’ pool.”<br />
104 “Some of my discoveries gave blazing performances. They blazed like meteors. But the initial impulses of selfexploitation<br />
and exhibitionism are not sufficient to produce an actor. When the work and working conditions got<br />
tough they fizzled out. Few of the performers were capable of making <strong>de</strong>ep commitments.”<br />
229
pour former <strong>de</strong>s acteurs, quoique sans credo ni métho<strong>de</strong> particulière, puisqu’il s’agit justement<br />
d’acquérir une connaissance universelle <strong>de</strong>s styles <strong>de</strong> jeu - cette « folie », cette versatilité et<br />
plasticité extrême que Stefan Brecht i<strong>de</strong>ntifie comme le propre du jeu Ridicule.<br />
En contraste avec le fou naturel, le fou artificiel feint la folie au nom du comique. Au<br />
théâtre, <strong>de</strong>ux sortes <strong>de</strong> fous peuvent être employées. Dans la Ridiculous Theatrical<br />
Company, on a utilisé successivement <strong>de</strong>s fous naturels puis artificiels, peut-être parce<br />
que les seconds sont plus prévisibles et artistiques que les premiers. 105<br />
(Samuels 1992, 30)<br />
<strong>Ludlam</strong> interprète donc la rupture comme une avancée, non pas au sens où il y aurait progrès <strong>de</strong><br />
la démarche dramaturgique, mais comme une adaptation souhaitable à un nouveau contexte. <strong>Le</strong>s<br />
pièces épiques lui proposaient <strong>de</strong>ux directions insatisfaisantes : soit il s’adaptait aux caprices <strong>de</strong>s<br />
acteurs et limitait ses possibilités <strong>de</strong> dramaturge, se résignant en somme à une voie minimaliste,<br />
celle <strong>de</strong> la reprise <strong>de</strong>s mêmes procédés sans variété ; soit il passait outre et tentait le diable pour<br />
imposer sa vision « baroque », « maximaliste » (Samuels 1992, 32), en prédisant et acceptant son<br />
échec. C’est la <strong>de</strong>uxième solution qu’il a retenue, en essayant <strong>de</strong> sublimer cet échec, lui conférant<br />
une valeur esthétique.<br />
Stefan Brecht, qui a accompagné le Ridicule à ses débuts en tant qu’acteur avant <strong>de</strong> quitter le<br />
groupe à la suite d’une dispute pendant les représentations du Grand Tarot (1969), fait<br />
correspondre le déclin <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> à la rupture avec la pério<strong>de</strong> épique (et, ce qui explique aussi la<br />
dureté du propos, à sa propre rupture avec <strong>Ludlam</strong>) :<br />
105 “In contrast to the natural fool, the artificial fool affects <strong>de</strong>rangement in or<strong>de</strong>r to be comic. In theatre both sorts of<br />
fools can be utilized. In the Ridiculous Theatrical Company there has been a movement from the use of natural to<br />
artificial fools, perhaps because the latter are more predictable and artistic than the former.”<br />
230
<strong>Charles</strong>, l’hiver 69, a choisi le divertissement. L’idée, c’était simplement d’être drôle. Ce<br />
qui était drôle était évi<strong>de</strong>nt : l’obscénité ridicule du genre humain. Il n’y avait pas besoin<br />
d’insister là-<strong>de</strong>ssus : une haute théâtralité dans la tradition française - qui entraînerait la<br />
beauté - supposerait cela. Avec cette gran<strong>de</strong> ambition, <strong>Ludlam</strong> est <strong>de</strong>venu ouvrier, il a<br />
abandonné sa liberté et effacé certaines significations : au nom <strong>de</strong> la forme et <strong>de</strong>s rires ; et<br />
s’est préparé à sombrer dans une adoration réticente <strong>de</strong> la vie et une misanthropie<br />
aujourd’hui parvenues à maturité, d’une gran<strong>de</strong>ur triste. En fait, il a renoncé à la Réussite.<br />
Sa rébellion a pris fin, il a laissé tomber la rébellion. Il laissait <strong>de</strong>rrière LA FUREUR DE<br />
LA FURIE DE L’ADOLESCENCE. Et, comme d’autres dramaturges avant lui, sa<br />
transition vers la sobriété classique a été un échec. 106<br />
(S. Brecht 1978, 83)<br />
Il est intéressant <strong>de</strong> relever que la rhétorique et les idées phares <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> sont reprises par S.<br />
Brecht (le dramaturge comme simple ouvrier, la recherche d’une « forme », l’attachement à la<br />
comédie et à la tradition française, la perception <strong>de</strong> la rupture comme atteinte d’une maîtrise,<br />
d’une maturité) et retournées contre elles-mêmes pour nourrir le constat d’échec. Il est certain<br />
que les propos <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> prêtent le flanc à ce genre <strong>de</strong> critique : à force d’adopter la rhétorique<br />
<strong>de</strong> l’arrière-gar<strong>de</strong> par provocation envers une avant-gar<strong>de</strong> décriée, on finit par risquer d’être mis<br />
dans le même sac que les médiocres rétrogra<strong>de</strong>s ou paresseux. Mais cette maladresse stratégique<br />
<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> mise à part, notons que S. Brecht passe à côté <strong>de</strong>s véritables enjeux <strong>de</strong> la rupture - ou<br />
fait semblant <strong>de</strong> les ignorer. Ce qu’il faut surtout retenir, c’est que c’est au nom du jeu que<br />
106 “<strong>Charles</strong> in the winter of ’69 opted for entertainment. The point was to be just funny. What was funny was<br />
evi<strong>de</strong>nt : the ridiculous obscenity of the human race. It nee<strong>de</strong>d not be insisted on : a high theatricality in the French<br />
tradition, -which would spin off beauty, -would presume it. By this grand ambition, <strong>Ludlam</strong> became a worker,<br />
foregoing a liberty and writing off some significances : for form and laughs ; and preparing to sink a now matured,<br />
grandly sad misanthropy and grudging adoration of life […]. In fact, he stepped out of the Bigtime. His rebellion was<br />
over, he dropped out of the rebellion. He was now without THE FUROR OF THE FURY OF ADOLESCENCE. And<br />
he did not manage, as have other playwrights before him, a transition into classical sobriety.”<br />
231
<strong>Ludlam</strong> défend sa position - et non pas au nom d’une ambition poétique primant sur <strong>de</strong>s<br />
considérations théâtrales. Or, après avoir décrié la platitu<strong>de</strong> du nouveau style dramaturgique, S.<br />
Brecht encense les acteurs <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> justement à cause <strong>de</strong> la maîtrise dont ils font preuve, allant<br />
jusqu’à comparer le style <strong>de</strong> jeu développé aux formes orientales traditionnelles - comparaison<br />
qui va justement dans le sens du classicisme comique dénoncé quelques lignes plus haut :<br />
<strong>Le</strong>s expressions sont choisies comme <strong>de</strong>s couleurs sur une palette <strong>de</strong> maquillage. Elles ont<br />
été utilisées plusieurs fois, <strong>de</strong>vant la caméra, sur scène. Elles sont conventionnelles - sont<br />
<strong>de</strong>venues explicitement conventionnelles - elles désignent (comme dans certaines formes<br />
<strong>de</strong> théâtre asiatique). C’est bien sûr le résultat d’un art. Non seulement il faut éviter <strong>de</strong> se<br />
tromper en en mettant une ou en l’enlevant, mais il faut aussi savoir coordonner tel<br />
mouvement <strong>de</strong> la main avec telle intonation, savoir comment se tourner quand on a telle<br />
expression, <strong>de</strong> sorte qu’aucun acteur ne <strong>de</strong>vienne plat à aucun moment ; mais il y a <strong>de</strong>s<br />
choix possibles, le texte étant entièrement sous-texte, si bien qu’il faut savoir réfléchir<br />
pour comprendre ce qui se passe entre soi et l’autre acteur à tel instant. 107<br />
(S. Brecht 1978, 105)<br />
De plus, S. Brecht n’a sans doute pas le recul nécessaire au moment où il écrit (1978), pour<br />
discerner la tendance au retour à l’amateurisme qui traverse la secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> l’œuvre : dès<br />
qu’il y a atteinte d’un certain <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> maîtrise, <strong>Ludlam</strong> s’attache à le rompre, à réintégrer <strong>de</strong>s<br />
inconnues pour faire évoluer la compagnie et l’empêcher <strong>de</strong> tomber dans la routine - procédé<br />
particulièrement criant jusque dans son avant-<strong>de</strong>rnière pièce, Salammbô, et justifié ainsi :<br />
107 “The expressions are chosen like colors in a make-up kit. They have been used many times, in front of the film<br />
camera, on the stage. They are conventional - have become explicitly conventional - <strong>de</strong>signations (as in some<br />
manners of Asiatic theatre). Of course there is an art to this. Not only must you not fumble in putting one of them on<br />
or taking it off, must know how your hand goes with what intonation, how your body might turn with that look so<br />
that none of you is a blank at any time, but you have choices, the text being all sub-text, so you have to use your<br />
head to figure out what’s going on between you and the other actor at this point.”<br />
232
Il arrive qu’un critique qualifie notre jeu d’« amateur » ; mais ce qu’il ne comprend pas,<br />
c’est que notre prétendu style amateur est le résultat d’une démarche consciente et<br />
calculée. Nous ne voulons pas être lisses comme <strong>de</strong>s acteurs <strong>de</strong> Broadway, parce que nous<br />
ne voulons pas que notre jeu démente l’effort <strong>de</strong>rrière le spectacle.<br />
Après tout, c’est la conscience <strong>de</strong> l’effort qui rend un spectacle vivant comme un concert<br />
plus enthousiasmant qu’un enregistrement, ou un tapis Navaho plus intéressant qu’un<br />
tapis industriel. <strong>Le</strong>s erreurs dans les tapis faits main et les spectacles vivants se voient<br />
peut-être plus que dans les formes d’art plus lisses, beaucoup plus travaillées, mais le<br />
triomphe n’en est que plus grand. 108<br />
(Samuels 1992, 134)<br />
Enfin, toujours en commentant le jeu <strong>de</strong>s acteurs, S. Brecht contredit sans le vouloir son<br />
affirmation première, puisqu’il comprend que l’interprétation prend le pas sur la linéarité ou la<br />
banalité apparentes <strong>de</strong> l’intrigue, et retrouve grâce à la <strong>de</strong>xtérité extrême <strong>de</strong>s acteurs un<br />
équivalent joué <strong>de</strong> la dramaturgie du collage <strong>de</strong>s pièces épiques :<br />
<strong>Le</strong> génie <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> en tant qu’acteur tient à son absolument énergique facetterie, chaque<br />
facette, - craquelée, obscure, ou radieuse - <strong>de</strong> son portrait <strong>de</strong>s comportements sociaux<br />
représentant la face d’un but asocial unique : les mille masques humains du singe. <strong>Le</strong>s<br />
faussetés se succè<strong>de</strong>nt avec une rapidité incroyable, toutes absolument fidèles à une nature<br />
risible. Que la rapidité <strong>de</strong> la succession <strong>de</strong>s gestes complets d’ordre hypocrite soit<br />
108 “Sometimes a reviewer will call our performances « amateurish », but what he doesn’t un<strong>de</strong>rstand is that our socalled<br />
amateurish style has been consciously, purposefully arrived at. We don’t want to be slick like Broadway<br />
performers because we don’t want our acting to belie the effort that goes into a production.<br />
After all, it’s the awareness of effort that makes a live production, such as a concert, more exciting than a recording,<br />
or a Navaho rug more interesting than a factory-ma<strong>de</strong> one. The mistakes in handma<strong>de</strong> rugs and live productions<br />
might show more that they would in slicker highly edited artforms, but so do the triumphs.”<br />
233
incroyable signale (1) que la croissance, la transition, la continuité du personnage sont<br />
interceptées et (2) que le port d’aucun masque <strong>de</strong> convenance n’est observable. 109<br />
(S. Brecht 1978, 104)<br />
En quoi la réorganisation <strong>de</strong> la compagnie <strong>de</strong>vait-elle s’accompagner d’une réforme<br />
dramaturgique ? Pourquoi <strong>Ludlam</strong> n’envisage-t-il pas tout simplement <strong>de</strong> continuer à jouer ce<br />
répertoire épique qui se prête si bien à la mise en valeur <strong>de</strong> cette « facetterie » virtuose que décrit<br />
Stefan Brecht ? L’idéal <strong>de</strong> la troupe permanente, modèle théâtral traditionnel, n’appelait pas <strong>de</strong><br />
manière évi<strong>de</strong>nte celui <strong>de</strong> la « pièce bien faite ». Encore faudrait-il s’entendre sur ce terme<br />
hautement péjoratif, que <strong>Ludlam</strong> emploie sans doute aussi par provocation, et sur ses implications<br />
dramaturgiques directes.<br />
109 “<strong>Ludlam</strong>’s genius as an actor is in the totally energetic facetry, each facet, cracked or murky, radiant, of his<br />
portrayal of social conduct as a face of single asocial purpose : the many human masks of the monkey. The<br />
insincerities succeed one another with incredible rapidity, each totally true to ludicrous nature. That the rapidity of<br />
succession of complete gestures of hypocritic concern is incredible means (1) growth, transition, continuity of the<br />
character are intercepted, and (2) no putting on of any mask of covenance is observable.”<br />
234
4. 2. La « pièce bien faite » : un véritable renouveau ?<br />
Il est délicat <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> retour au drame dans le cas <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, qui n’a jamais renoncé à<br />
la dramaturgie. Si nous employons cette expression malgré tout, c’est parce qu’il y a<br />
recentrement, concentration sur cette direction, au détriment <strong>de</strong>s expérimentations antérieures,<br />
plus flottantes, faisant parfois la part belle à d’autres considérations (pensons à la splen<strong>de</strong>ur<br />
visuelle <strong>de</strong> Turds in Hell ou The Grand Tarot, pièces dans lesquelles l’effet dramatique était<br />
noyé ; ou aux ellipses <strong>de</strong> sens dues à la construction par collage d’allusions dans Big Hotel, pièce<br />
dans laquelle le drame a lieu autant entre les personnages que structurellement, entre les<br />
fragments <strong>de</strong> la mosaïque <strong>de</strong> références - et bien sûr à l’« existentialisme camp » 110 , au <strong>de</strong>gré<br />
zéro du jeu <strong>de</strong>s acteurs). Il arrive un moment où <strong>Ludlam</strong> comprend qu’en respectant une structure<br />
d’apparence linéaire, on peut continuer à expérimenter en sous-main. En déformant tout en<br />
donnant l’impression d’une surface conventionnelle, on produit un effet d’illusion optique qui<br />
échappe à tous sauf aux plus aguerris <strong>de</strong>s amateurs - moyen d’introduire le drame dans le mo<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> réception, <strong>de</strong> diviser le public, <strong>de</strong> lui renvoyer la responsabilité <strong>de</strong> la « collision », qui<br />
auparavant transparaissait uniquement dans le chaos scénique.<br />
Est-ce à dire qu’il n’y avait pas déjà <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> la pièce bien faite pendant la pério<strong>de</strong> épique,<br />
et inversement, que <strong>de</strong>s résurgences épiques ne se font pas sentir une fois le revirement effectué ?<br />
110 « Si l’on fait remarquer à un fan <strong>de</strong> l’Un<strong>de</strong>rground que le numéro travesti <strong>de</strong> Montez est franchement mauvais<br />
(jugé selon les critères <strong>de</strong> numéros <strong>de</strong> travestis), il rétorquera que c’est là justement l’intérêt, que l’ineptie du<br />
parodiste fait partie <strong>de</strong> la beauté <strong>de</strong> la parodie. Mario Montez n’imite pas Maria Montez ; il est (c’est-à-dire, souhaite<br />
être) Maria Montez. C’est l’existentialisme camp. » (Tyler 1969, 74.)<br />
(« If one remarks to an Un<strong>de</strong>rground buff that usually Montez’ drag act (rated by drag-act standards) is pretty bad, he<br />
will reply that that is the point, it is part of the beauty of the parody that the parodist be inept. Mario Montez does not<br />
impersonate Maria Montez ; he is (that is, wishes to be) Maria Montez. That is camp existentialism. »)<br />
235
Si une pièce comme The Grand Tarot porte à son <strong>de</strong>gré le plus extrême l’idée <strong>de</strong> l’épique comme<br />
montage (l’ordre <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> la pièce était tiré au sort tous les soirs, quoique le procédé ait été<br />
rapi<strong>de</strong>ment abandonné, à cause <strong>de</strong>s difficultés qu’il posait aux acteurs), nous avions déjà évoqué<br />
la structure linéaire <strong>de</strong> Conquest of the Universe. La pièce reste épique parce qu’elle a été montée<br />
dans les conditions chaotiques <strong>de</strong> la première pério<strong>de</strong>, et que les acteurs improvisés prenaient <strong>de</strong>s<br />
libertés avec le texte, à tel point que celui-ci finissait souvent noyé sous les ajouts intempestifs et<br />
imprévisibles. La rupture est donc plus complexe qu’elle en a l’air (ce qui explique aussi<br />
l’ambivalence plutôt que le rejet) et doit être envisagée à tous les niveaux, et pas seulement<br />
dramaturgique. En témoigne par exemple ce commentaire <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> en milieu <strong>de</strong> carrière, qui<br />
insiste sur la souplesse du passage entre les <strong>de</strong>ux formes :<br />
Je pense avoir réussi - heureusement sans que personne ne le voie - à synthétiser la forme<br />
épique avec la forme concentrique. Reverse Psychology en est un exemple parfait. On ne<br />
peut pas soutenir que ce n’est pas une pièce épique, et pourtant on perçoit la pièce comme<br />
une unité structurelle. 111<br />
Pour reprendre le précepte <strong>de</strong> Craig, « avant la théorie, la pratique ».<br />
(Samuels 1992, 102)<br />
111 “I feel that I did - fortunately without anybody noticing it - synthesize the epic form with the concentric form.<br />
Reverse Psychology is a perfect example. There is no way that isn’t an epic play, yet people perceive it as a structural<br />
whole.”<br />
236
4.2. a) Une réaction aristotélicienne ?<br />
La rupture avec la pièce épique s’articule apparemment à une réaction aristotélicienne. Il y aurait<br />
volonté <strong>de</strong> revenir à une structure dramatique plus linéaire, organique, selon les termes<br />
d’Aristote :<br />
Il faut donc, comme c’est aussi le cas dans les autres arts d’imitation, que l’unité <strong>de</strong><br />
l’imitation correspon<strong>de</strong> à l’unité <strong>de</strong> l’objet ; ainsi en est-il également pour l’intrigue :<br />
puisqu’elle est l’imitation d’une action, il faut que celle-ci soit une et forme un tout ; et en<br />
ce qui concerne les parties <strong>de</strong>s faits, elles doivent être construites <strong>de</strong> telle sorte que si l’on<br />
en déplace une ou si on la supprime, l’ensemble diffère et soit bouleversé, car ce que l’on<br />
peut ajouter ou ne pas ajouter sans que cela se remarque n’est pas une partie du tout.<br />
(Poétique 1451a, 30-35)<br />
Envisager une réaction <strong>de</strong> cet ordre serait paradoxal, puisque <strong>Ludlam</strong> réaffirme sans cesse<br />
s’inscrire dans une tradition comique, même lorsqu’il semble écrire une tragédie. Or, la recherche<br />
<strong>de</strong> l’unité, cette tension vers l’organique, c’est bien pour Aristote le propre du plaisir tragique, par<br />
opposition justement à l’émotion comique, qui s’accommo<strong>de</strong> mieux <strong>de</strong> la variété et <strong>de</strong> la<br />
juxtaposition. Pour <strong>Ludlam</strong>, il faut envisager cette tension non comme une recherche d’unité,<br />
mais d’abord d’un point <strong>de</strong> vue pratique, parce que la spécificité du théâtre repose sur le jeu en<br />
continu. <strong>Le</strong>s comédiens jouent les scènes les unes à la suite <strong>de</strong>s autres, et prétendre qu’ils peuvent<br />
progresser librement <strong>de</strong> situation en situation sans continuité est un leurre. <strong>Le</strong> théâtre diffère en<br />
cela du cinéma, qui repose sur le montage et permet ces coupures. On a vu que l’esthétique<br />
épique était d’ailleurs nourrie <strong>de</strong> références cinématographiques, mais plus que par les allusions<br />
aux films hollywoodiens, c’est plus profondément par leur structure rapi<strong>de</strong> et hachée qu’elles<br />
237
s’apparentent au cinéma. C’est une fois <strong>de</strong> plus à partir d’un réflexe pratique - tirer le meilleur<br />
parti <strong>de</strong>s acteurs - que <strong>Ludlam</strong> se lance dans cette nouvelle forme.<br />
La pièce épique est épuisante. Elle est exigeante car l’effet cumulatif <strong>de</strong> la fable ne<br />
produit rien. Comme le disait Brecht, dans la pièce épique, chaque scène est autonome<br />
[…] On a beau investir dans la pièce épique, on n’obtient rien d’autre que sa mise <strong>de</strong><br />
départ. Dans un spectacle <strong>de</strong> variétés, chaque chose est exactement la même que la<br />
précé<strong>de</strong>nte. On repart à zéro à chaque numéro. C’est très dur <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong> l’élan. […]<br />
La structure concentrique - comme celle <strong>de</strong> la pièce bien faite, celle <strong>de</strong>s pièces qui se<br />
conforment à <strong>de</strong>s unités, <strong>de</strong>s pièces qui ont une structure plus serrée, dans lesquelles le<br />
point culminant est très contrôlé et prévisible - sont plus sécurisantes pour l’acteur.<br />
Comme je fais un théâtre pour les acteurs, j’ai ressenti le besoin <strong>de</strong> trouver cette sécurité<br />
dans le texte. Personnellement, je trouve plus satisfaisant <strong>de</strong> jouer dans une pièce où le<br />
point culminant est construit tout à fait consciemment en vue <strong>de</strong> certains effets<br />
rythmiques. C’était inévitable, comme c’était un acteur qui écrivait les pièces, qu’il<br />
choisirait le mo<strong>de</strong> le plus sécurisant. 112<br />
(Samuels 1992, 102)<br />
Il n’est pas question non plus d’élu<strong>de</strong>r les difficultés, mais plutôt, en mettant l’écriture<br />
dramatique du côté <strong>de</strong>s acteurs, <strong>de</strong> leur permettre <strong>de</strong> jouer sans entraves, <strong>de</strong> favoriser l’éclosion<br />
<strong>de</strong>s nuances <strong>de</strong> la « facetterie ». En somme, <strong>Ludlam</strong> reprend l’argument <strong>de</strong> Gertru<strong>de</strong> Stein en<br />
112 “The epic drains you. It <strong>de</strong>mands, because the cumulative effect of the plot doesn’t pay off. As Brecht said, in the<br />
epic each scene stands for itself […]. The more you invest in the epic, you’re always getting face value back. In a<br />
variety show, each thing is exactly the same as the thing that came before. You always start from scratch with each<br />
act. It’s very hard to get momentum going. […]<br />
Concentric structure - like the well-ma<strong>de</strong> play, plays that conform to unities, plays with more intricate structure,<br />
where the climax is very controlled, contrived - are more supportive of the actor. Since this is actors’ theatre, I felt<br />
we nee<strong>de</strong>d that support from the script. Personally, I find it more satisfying to act in a play where the climax is built<br />
very consciously for certain rhythmic effects. It was inevitable, since an actor was writing the scripts, that we would<br />
choose the mo<strong>de</strong> that gave us the most support.”<br />
238
faveur du mélodrame. Si la « pièce-paysage » (landscape play) est ouvertement dénuée <strong>de</strong><br />
progression dramatique, <strong>de</strong>s formes conventionnelles comme le mélodrame sont codifiées à<br />
l’extrême au point d’empêcher elles aussi le spectateur <strong>de</strong> ressentir l’effet (et le décalage négatif)<br />
<strong>de</strong> l’avancée. Mais alors que Gertru<strong>de</strong> Stein se place du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la réception (les effets <strong>de</strong><br />
la pièce-paysage étant analogues à ceux du mélodrame), <strong>Ludlam</strong> regar<strong>de</strong> du côté <strong>de</strong> l’acteur. Or,<br />
le parallélisme entre les <strong>de</strong>ux formes cesse d’opérer dès lors qu’on envisage leurs conditions <strong>de</strong><br />
jeu. Alors que le mélodrame fournit un cadrage progressif, « sécurisant » (pour reprendre le terme<br />
<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>) aux comédiens, la pièce-paysage ou la pièce épique sont structurées <strong>de</strong> manière<br />
discontinue (si l’on réfléchit strictement par rapport au déroulement <strong>de</strong> la fable, ce qui ne veut pas<br />
que ces pièces ne puissent pas être construites avec art et minutie). Cette discontinuité dans la<br />
progression, assimilable à un montage <strong>de</strong> scènes, parce qu’elle oblige le comédien à briser son<br />
élan, s’oppose alors radicalement à la linéarité <strong>de</strong> la pièce bien faite. Vu sous cet angle, peu<br />
importe que l’intrigue soit artificielle ou « prévisible », du moment qu’elle laisse à l’acteur les<br />
moyens d’avancer sans être obligé <strong>de</strong> repartir <strong>de</strong> rien à chaque scène - il faut favoriser à tout prix<br />
l’expression <strong>de</strong> l’athlétisme affectif du comédien.<br />
Peekaboo !<br />
C’est même avec l’aspect artificiel <strong>de</strong> l’intrigue que <strong>Ludlam</strong> ne va pas cesser <strong>de</strong> jouer, annonçant<br />
un principe poétique essentiel au Ridicule, celui du dévoilement : « Rien n’est caché dans le<br />
Ridicule », affirme <strong>Ludlam</strong>. (“Nothing is concealed in the Ridiculous.” (Samuels 1992, 228)).<br />
Tout est dit dès le départ, tout est montré : la dimension organique d’origine aristotélicienne que<br />
reprend <strong>Ludlam</strong> est donc mise au service d’un but tout autre. Il ne s’agit pas d’hypnotiser et <strong>de</strong><br />
retenir l’attention (ou, symptôme d’échec <strong>de</strong> cette ambition, <strong>de</strong> faire souffrir le spectateur en le<br />
ballotant tout au long <strong>de</strong> la pièce à un rythme étranger au sien, dirait Gertru<strong>de</strong> Stein), mais <strong>de</strong><br />
239
proposer <strong>de</strong>s formes conventionnelles susceptibles d’être mises à distance par le public. La<br />
progression linéaire est au contraire mise au service <strong>de</strong> l’acteur, et lui permet <strong>de</strong> concentrer son<br />
attention sur chaque instant du déroulement sans être gêné par les coupures et les changements<br />
abrupts <strong>de</strong> scènes. Si la pièce est « bien faite », c’est parce qu’elle possè<strong>de</strong> <strong>de</strong>s qualités pratiques<br />
favorables à l’acteur, mais en aucun cas parce qu’elle s’inspire extérieurement d’un modèle<br />
dramaturgique complaisant <strong>de</strong>stiné au contraire à happer l’attention du public. Mais que <strong>Ludlam</strong><br />
ait joué sur la provocation et cultivé l’ambiguïté du terme n’a rien <strong>de</strong> surprenant. Il faut aussi<br />
replacer <strong>Ludlam</strong> dans le contexte <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> et <strong>de</strong> sa tendance à prendre le contre-pied du<br />
conformisme ambiant (qui voudrait être d’arrière-gar<strong>de</strong> ?). Doit-on penser pour autant que<br />
<strong>Ludlam</strong> se désintéresse <strong>de</strong> l’effet produit sur le spectateur ? Loin <strong>de</strong> là. Mais s’il veut marquer<br />
l’esprit du public, c’est d’abord au moyen <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong>s acteurs et non <strong>de</strong> la seule<br />
virtuosité dramaturgique. Stefan Brecht voit dans ce renoncement à la folie épique et dans ce<br />
parti pris <strong>de</strong> dévoilement une cause majeure du déclin <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> :<br />
Je dirais que ce qui s’est passé, c’est qu’il a compris qu’il n’avait PLUS RIEN A<br />
CACHER - et s’est ainsi trouvé privé <strong>de</strong> la JOIE DE CACHER ; et s’est aperçu<br />
que c’est cette joie qui avait infusé <strong>de</strong> l’énergie dans son intellect. Son travail avait<br />
consisté à cacher - et non à révéler : je dirais que c’était son impression. Mais le<br />
secret avait fini par s’échapper, - pas exactement par être révélé, mais par<br />
disparaître. Peut-être n’y en avait-il eu aucun. Plus rien ne semblait sacrilège - ou<br />
même honteux. 113<br />
(S. Brecht 1978, 93)<br />
113 “I would say that what happened is that he found he NO LONGER HAD ANYTHING TO HIDE -, and thus<br />
found himself <strong>de</strong>prived of the GLEE OF HIDING ; and found that it had been this glee that had pumped energy into<br />
his intelligence. His work had consisted in hiding, - not in revealing : I would say that was how it had felt to him. But<br />
somehow the secret had slipped away, - not revealed, exactly, just disappeared. Perhaps there hadn’t been any.<br />
Nothing seemed sacrilegious anymore, - or even shameful.”<br />
240
Là encore, on peut dire que S. Brecht, s’il i<strong>de</strong>ntifie parfaitement le fonctionnement essentiel <strong>de</strong><br />
cette dramaturgie, se méprend sur le sens <strong>de</strong> la démarche. Il n’a jamais été question <strong>de</strong> dissimuler,<br />
du moins la continuité entre la poétique <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux pério<strong>de</strong>s sur ce point le laisse difficilement<br />
penser. En revanche, que la mise en scène et le jeu <strong>de</strong>s acteurs aient donné cette impression <strong>de</strong><br />
voilage est une hypothèse recevable. Même quand <strong>Ludlam</strong> utilise <strong>de</strong>s références apparemment<br />
obscures, il y a encore moyen pour le spectateur <strong>de</strong> se raccrocher à une trame visuelle,<br />
thématique, parfois aussi narrative, et surtout liée à la personnalité prévisible <strong>de</strong>s acteurs - et il ne<br />
cesse pas non plus <strong>de</strong> dissimuler <strong>de</strong>s références à partir du moment où il entre dans la secon<strong>de</strong><br />
pério<strong>de</strong>. Mais cette question relève davantage d’une problématique <strong>de</strong> la réécriture ou <strong>de</strong> la<br />
parodie que <strong>de</strong> la dramaturgie proprement dite, puisque c’est ainsi que nous interprétons le<br />
commentaire <strong>de</strong> S. Brecht. Il faut aussi se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> confondre l’effet recherché (soit le<br />
dévoilement) et les procédés mis en œuvre pour y parvenir (soit la fabrique, plus ou moins<br />
secrète, du dramaturge). Il semble surtout que l’esthétique <strong>de</strong> la « pièce bien faite » ait fourni le<br />
véhicule dramaturgique adéquat à la mise en valeur <strong>de</strong> ce trait poétique essentiel au Ridicule, qui<br />
renvoie à la définition première du terme : l’idiot, c’est-à-dire le même, le plaisir pris à la<br />
réitération <strong>de</strong> ce qui est déjà connu.<br />
4.2. b) Figures du dévoilement<br />
L’idée <strong>de</strong> révélation est d’ailleurs insatisfaisante : prise dans une conception dynamique du<br />
drame, elle trahit un certain mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée, qui s’accompagne d’une croyance en l’idée<br />
241
d’avancée <strong>de</strong> l’intrigue. Or, tout dire d’avance est bien peu apocalyptique. Reste le jeu, la<br />
possibilité <strong>de</strong> faire semblant, c’est-à-dire la mise en relief du drame comme artifice. <strong>Ludlam</strong><br />
emploie <strong>de</strong>ux séries <strong>de</strong> figures privilégiées pour susciter cet effet <strong>de</strong> révélation, les unes<br />
entretenant un rapport statique à la fable, les autres un rapport dynamique. <strong>Le</strong> travail sur les<br />
archétypes permet <strong>de</strong> peindre les personnages en insistant sur la prévisibilité <strong>de</strong> leurs actes, tandis<br />
que les constructions proleptiques annoncent le déroulement du drame à venir et minent les effets<br />
<strong>de</strong> suspense - ou plutôt, dirait <strong>Ludlam</strong>, en renforcent le plaisir, car il n’est rien <strong>de</strong> plus agréable<br />
que d’acquérir une supériorité sur le personnage.<br />
Il n’est pas question ici d’offrir une taxinomie exhaustive <strong>de</strong>s figures <strong>de</strong> rhétorique utilisées par<br />
<strong>Ludlam</strong>, mais plutôt d’éclairer le fonctionnement <strong>de</strong> sa dramaturgie à partir <strong>de</strong> quelques tropes<br />
récurrents. Nous écartons d’emblée les figures <strong>de</strong> la théâtralité : elles abon<strong>de</strong>nt, dans l’œuvre <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> comme dans le Ridicule et la culture homosexuelle en général, et dans bien d’autres<br />
types <strong>de</strong> dramaturgies. On pourrait même affirmer que le théâtre, suivant en cela une tendance<br />
mo<strong>de</strong>rniste, tend à ne plus parler que <strong>de</strong> lui-même, à multiplier les tropes <strong>de</strong> la mise en miroir. Et<br />
comme nous l’avons vu précé<strong>de</strong>mment, ce n’est pas même une caractéristique propre à l’art dit<br />
d’avant-gar<strong>de</strong>, puisque la culture populaire s’est approprié ce trait. Il y aurait donc peu d’intérêt à<br />
étudier les variations sur la théâtralité pour tenter <strong>de</strong> mettre en valeur la spécificité dramaturgique<br />
<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> - quoique les figures que nous allons évoquer entretiennent un lien privilégié avec<br />
elle.<br />
Figures du même : archétypes, tautologie, prolepse et gnomisme<br />
<strong>Le</strong> problème dramaturgique posé par l’utilisation d’archétypes est lié à leur statisme. Comment<br />
faire avancer l’intrigue si l’on sait déjà par avance comment réagiront les personnages ? C’est<br />
alors l’intrigue qui doit déstabiliser les personnages et introduire <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> conflit, quand il<br />
242
n’y a pas <strong>de</strong> confrontation et d’évolution personnelles possibles. La solution retenue par <strong>Ludlam</strong><br />
peut paraître étonnante au regard <strong>de</strong> ses affinités déclarées avec Strindberg, qui rejette à la fois<br />
l’archétype et la cohérence <strong>de</strong> la psychologie réaliste - quoiqu’il serait envisageable <strong>de</strong> postuler<br />
que les <strong>de</strong>ux extrêmes (l’archétype et l’éclatement <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité) se rejoignent, équivalents<br />
analogiques respectifs <strong>de</strong> la convention dramaturgique poussée à l’extrême et <strong>de</strong> la « pièce<br />
paysage ». <strong>Le</strong>s personnages <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> relèvent résolument <strong>de</strong> la comédie : même les plus grands<br />
passent du sublime à la boue (la Galas, diva obèse oubliée sur un quai <strong>de</strong> gare, qui finit par<br />
chanter à la Scala ; Birdshitskaya dans Grand Hotel, qui chute littéralement <strong>de</strong>s sommets ; la<br />
grandiloquence du Ring <strong>de</strong> Wagner, contrebalancée par les costumes en plastique recyclé, les<br />
passages en yiddish du Lower East Si<strong>de</strong> et les mauvais jeux <strong>de</strong> mots dans Der Ring Gott<br />
Farblonjet). Ni bons ni méchants, ils sont souvent médiocres, sauf lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> satisfaire<br />
leur appétit. Ils sont avant tout mus par l’intérêt (le sexe et le pouvoir pour le tyran <strong>de</strong> Conquest<br />
of the Universe, le contrôle du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong> dans Caprice, la reconnaissance du milieu <strong>de</strong><br />
l’art pour le Bourgeois Avant-Gar<strong>de</strong>). Tous ne sont pas monstrueux, mais il y a une affinité<br />
remarquable avec l’univers du théâtre <strong>de</strong> marionnettes (voir sur ce point le paragraphe « Une<br />
esthétique du castelet » dans 3.2a), à propos <strong>de</strong> Big Hotel), avec le caractère excessif et sans<br />
limites <strong>de</strong>s passions. Surtout, ces personnages sont dénués <strong>de</strong> psychologie, et sont à ce titre<br />
incapables <strong>de</strong> toute introspection et d’évolution personnelle, même s’il reste la possibilité pour le<br />
dramaturge <strong>de</strong> mettre en valeur les unes après les autres les différentes facettes <strong>de</strong> leur persona.<br />
La pièce Reverse Psychology, qui met en scène un couple <strong>de</strong> psychanalystes, abor<strong>de</strong> ainsi la<br />
psychologie sous un angle purement dramatique. <strong>Le</strong> titre peut sembler trompeur, car il n’est pas<br />
question <strong>de</strong> se livrer à une expérimentation sur la peinture psychologique <strong>de</strong>s personnages. Si la<br />
psychologie est un sujet intéressant théâtralement, c’est parce que, pour ceux qui en connaissent<br />
les ressorts et en font leur métier, elle confère un pouvoir. La psychologie est douée d’une aura<br />
243
capable d’impressionner l’autre, ce qui la place d’emblée dans une situation dramatique 114 . <strong>Le</strong><br />
psychanalyste renvoie donc au désir <strong>de</strong> pouvoir - trait partagé par la majorité <strong>de</strong>s personnages et<br />
plus généralement véhicule du drame.<br />
Surtout, les archétypes sont discernables parce que <strong>Ludlam</strong> insiste sur leur présence au moyen <strong>de</strong><br />
procédés tautologiques. Non seulement les personnages sont prisonniers <strong>de</strong> leur type, mais ils<br />
réitèrent sans relâche leur impossibilité d’agir autrement - et annoncent ainsi le piétinement <strong>de</strong><br />
l’intrigue, ou leur refus <strong>de</strong> la faire avancer.<br />
CRAMWELL : How can you rise from <strong>de</strong>ad ?<br />
MAGIC MANDARIN: I’m magic.<br />
BLUEBEARD : I am very bad.<br />
SOLDIER : Are you leaving this camp ?<br />
GYPSY : We gypsies never linger. […]<br />
SOLDIER : Is he in love with you ?<br />
GYPSY : All Gypsies are in love.<br />
(Big Hotel, 8)<br />
(Bluebeard, 126)<br />
(Turds in Hell, 53)<br />
<strong>Le</strong> personnage est lié au fatum <strong>de</strong> son archétype - ce qui permet aussi au passage <strong>de</strong> mettre en<br />
évi<strong>de</strong>nce l’absurdité <strong>de</strong> l’imaginaire exotique, d’autant mieux dénoncé qu’il est repris fidèlement<br />
plutôt que distancié.<br />
114 “LEONARD: you know, there is a certain inequity built into the psychotherapeutic process. I get to know every<br />
intimate <strong>de</strong>tail of a patient’s life but the patient doesn’t get to know anything about me.” (578)<br />
244
Enfin, les archétypes renvoient aussi à la troupe et à la notion d’emplois. Si <strong>Ludlam</strong> écrit <strong>de</strong>s<br />
rôles variés pour chacun, et n’enferme pas forcément ses comédiens dans <strong>de</strong>s variations sur le<br />
même, il tient compte malgré tout <strong>de</strong> leurs possibilités et défauts physiques et vocaux : la<br />
silhouette massive <strong>de</strong> Lola Pashalinski, duègne ou reine-mère, la beauté <strong>de</strong> jeune première <strong>de</strong><br />
Black-Eyed Susan, la haute taille et la souplesse <strong>de</strong> John Brockmeyer…et son propre physique <strong>de</strong><br />
lutin trapu. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas <strong>de</strong> contre-emploi possible, mais à ce moment-<br />
là, la transgression est visible, mise en valeur même, c’est-à-dire consciente (le torse velu <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> sous la robe décolletée <strong>de</strong> Marguerite Gautier dans Camille en est sans doute l’exemple<br />
le plus célèbre). Surtout, les archétypes créent un horizon d’attente lié au répertoire : <strong>de</strong> pièce en<br />
pièce, on retrouve les mêmes, et plutôt que <strong>de</strong> prétendre incarner un autre au point <strong>de</strong> se fondre<br />
en lui (principe <strong>de</strong>rrière le jeu <strong>de</strong> la Métho<strong>de</strong>, par exemple), on montre qu’il y a continuité et<br />
reprise du même <strong>de</strong>rrière les variations. Il ne s’agit pas pour l’interprète <strong>de</strong> se dédoubler, <strong>de</strong> faire<br />
un pas <strong>de</strong> côté comme l’acteur brechtien, pour montrer qui il est <strong>de</strong>rrière le masque du<br />
personnage. <strong>Le</strong> comédien du Ridiculous n’a pas <strong>de</strong> personnalité cachée, il ne dit pas qui il est<br />
vraiment (<strong>Ludlam</strong> déteste l’étalage <strong>de</strong>s états d’âme et ne croit pas à la révélation <strong>de</strong> l’intériorité -<br />
qui signale déjà elle-même l’amorce d’un processus théâtral). En revanche, le comédien porte la<br />
trace <strong>de</strong>s interprétations antérieures, n’hésitant pas à rappeler d’un geste ou d’une inflexion <strong>de</strong><br />
voix fugitifs la mémoire d’un rôle précé<strong>de</strong>nt - procédé <strong>de</strong> jeu qui n’a aucun sens d’un point <strong>de</strong><br />
vue réaliste, ou même poétique si l’on regar<strong>de</strong> chaque pièce individuellement - mais qui prend<br />
toute sa signification si l’on perçoit les liaisons à l’intérieur <strong>de</strong> l’œuvre entier et qu’on accepte <strong>de</strong><br />
participer à ce petit jeu intertextuel. Ni masqué ni démasqué, l’acteur évolue dans une dimension<br />
purement artificielle, qui se passe du réel comme référent.<br />
Ce qui n’empêche pas <strong>Ludlam</strong>, pour faire une pirouette aux archétypes, <strong>de</strong> les déjouer parfois<br />
nonchalamment, créant une situation dramatique tout à fait artificielle. <strong>Le</strong> mouvement<br />
245
proleptique est brisé, et l’absurdité <strong>de</strong>s signes qui semblaient <strong>de</strong>voir conduire à la fin attendue est<br />
dénoncée :<br />
BLUEBEARD : Lamia ! I thought you were <strong>de</strong>ad.<br />
LAMIA : My <strong>de</strong>ar, didn’t you know ? A cat has nine lives.<br />
(Bluebeard, 140)<br />
<strong>Ludlam</strong> se sert ici d’un archétype (les neufs vies du chat) comme argument pour excuser la<br />
résurrection invraisemblable du personnage, tout en jouant sur le fait que Lamia est présentée dès<br />
le départ comme féline (Lamia est la femme léopard). La mort et la résurrection du Mandarin<br />
Magique dans Big Hotel fonctionnent <strong>de</strong> la même façon. Même Galas, portrait à peine voilé <strong>de</strong> la<br />
Callas, subit un <strong>de</strong>stin différent <strong>de</strong> son modèle réel et contredit la biographie (Galas se suici<strong>de</strong>). Il<br />
y a un plaisir pris à offrir une fin désinvolte, à casser l’arc dramatique apparemment linéaire et à<br />
présenter une fin qui semble appartenir à une autre pièce - signe possible d’une permanence <strong>de</strong> la<br />
poétique épique.<br />
La tautologie ne sert pas uniquement à l’itération <strong>de</strong>s clichés. Elle est aussi utilisée par les<br />
personnages en connaissance <strong>de</strong> cause, comme arme linguistique dans un conflit. Elle prend alors<br />
la forme du gnomisme, cette tendance à fixer les leçons <strong>de</strong> la sagesse par <strong>de</strong>s proverbes - que<br />
nous proposons d’élargir ici aux citations en général, à toute forme <strong>de</strong> discours préexistant et<br />
i<strong>de</strong>ntifiable en tant que tel. Car la parole est le premier instrument <strong>de</strong> pouvoir. <strong>Le</strong>s personnages<br />
ont besoin d’une confirmation linguistique <strong>de</strong> leur pouvoir pour conférer à celui-ci une réalité :<br />
ainsi, le premier geste <strong>de</strong> Tamberlaine après avoir maîtrisé physiquement Bajazeth<br />
(“TAMBERLAINE is standing with his foot on the neck of BAJAZETH, who lies on the floor,<br />
vanquished.”), c’est d’obliger le vaincu à reconnaître la supériorité <strong>de</strong> son souverain, comme si la<br />
possession physique seule ne suffisait pas, et nonobstant le fait qu’une parole prononcée sous la<br />
contrainte n’a plus grand sens. (Conquest of the Universe, 26). De même, Bram dans Love’s<br />
246
Tangled Web exige <strong>de</strong> Sylvia qu’elle confirme verbalement la supériorité physique qu’il a déjà<br />
sur elle :<br />
BRAM : Listen to me, you little tramp. You are my slave, no more, no less.<br />
SYLVIA : You’re hurting my arm.<br />
BRAM (Through his teeth) : What are you ? I want to hear it from your own lips.<br />
SYLVIA (In a hushed voice) : Slave.<br />
BRAM : Whose slave ?<br />
SYLVIA : (As if about to faint) : Your slave.<br />
BRAM : Good. I think we un<strong>de</strong>rstand each other now. Yes, I think we’ve finally come to<br />
an un<strong>de</strong>rstanding.<br />
(613)<br />
Recourir aux proverbes, à une sagesse déjà fixée mais à l’utilité morale douteuse (les leçons ne<br />
s’embarrassent pas <strong>de</strong> contradictions, puisqu’on peut souvent trouver tout et son contraire dans la<br />
sagesse populaire) est une manière d’asseoir son pouvoir en prenant appui sur un précé<strong>de</strong>nt,<br />
comme si la force du précé<strong>de</strong>nt suffisait à justifier tout acte. La pièce Eunuchs of the Forbid<strong>de</strong>n<br />
City est construite d’un bout à l’autre sur l’utilisation du gnomisme comme arme : rivalisant dans<br />
l’invention <strong>de</strong> pseudo-proverbes chinois et d’un style formulaire à l’authenticité douteuse,<br />
<strong>Ludlam</strong> montre les personnages en lutte à coup <strong>de</strong> paroles rituelles - non pas contraints par le<br />
décorum impérial, mais s’en servant au contraire au service <strong>de</strong> leur ambition personnelle. De<br />
même, Neroni dans Exquisite Torture tente <strong>de</strong> justifier son action en invoquant une tradition<br />
familiale :<br />
NERONI : We have a family motto.<br />
SOLANGE : Your family has too many mottoes.<br />
(680)<br />
247
La stratégie est immédiatement percée à jour par son interlocutrice, qui comprend que la sagesse<br />
familiale varie en fonction <strong>de</strong>s circonstances. La tendance au gnomisme peut aussi être signe <strong>de</strong><br />
faiblesse, pour celui qui se contente <strong>de</strong> répéter les paroles d’un autre sans en comprendre le sens<br />
réel ; c’est le cas <strong>de</strong> l’ingénue Elfie, dans Stage Blood, qui reprend les préceptes <strong>de</strong> Grotowski et<br />
s’attire les quolibets <strong>de</strong> Carl, exaspéré par son enthousiasme niais, quand elle cite Ophélie :<br />
ELFIE : For to the noble mind, rich gifts wax poor when givers prove unkind.<br />
CARL : (sarcastically) I saw the movie.<br />
(304)<br />
La problématique d’écriture <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> a pour point focal la reprise. Il convient donc <strong>de</strong> relever<br />
que le procédé <strong>de</strong> reprise est porteur d’un sens dramatique immédiat, quand il est présenté<br />
comme tel, quand l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> la parole comme itération est dévoilée. Il ne s’agit pas <strong>de</strong><br />
dissimuler la source, mais au contraire d’exploiter son impact sur le conflit. <strong>Ludlam</strong> se sert<br />
également <strong>de</strong> citations dans un but purement comique - car il n’est pas question <strong>de</strong> nier la<br />
présence récurrente <strong>de</strong> plaisanteries Ridicules gratuites, n’ayant <strong>de</strong> place autre que décorative<br />
dans l’économie du drame. Mais il franchit un <strong>de</strong>gré supplémentaire quand il doue ses<br />
personnages <strong>de</strong> la conscience du pouvoir conféré par la parole, faisant d’eux autre chose que <strong>de</strong>s<br />
porte-voix malgré eux.<br />
Figures <strong>de</strong> la rupture: littéralisation et syllepse<br />
En réaction à l’envahissement du gnomisme et à la fixation <strong>de</strong> la parole, a lieu un mouvement <strong>de</strong><br />
retour vers le sens originel. Non pas vers un cratylisme (quoique, dans les pièces épiques, il y ait<br />
quelques tentatives mineures <strong>de</strong> ce genre, et que le Ridicule soit très proche <strong>de</strong> l’esprit infantile<br />
du cratylisme), mais vers un retour au sens littéral. La littéralisation d’une expression<br />
248
métaphorique lexicalisée au point d’avoir perdu son lien avec le sens originel retrouve celui-ci<br />
dans un mouvement à la fois ludique et artificiel. <strong>Ludlam</strong> joue à casser les clichés langagiers en<br />
les remotivant un instant - jeu qui ne fonctionnerait pas non plus s’il ne s’appuyait pas sur la<br />
force <strong>de</strong> l’habitu<strong>de</strong>, avant <strong>de</strong> s’en prendre à elle:<br />
CARL : Break a leg.<br />
(JENKINS exits hurriedly, trips over the sandbag, and falls)<br />
JENKINS : I always had a feeling I was going to play that part someday.<br />
CARL : But you knew Pop would only let you play it over his <strong>de</strong>ad body.<br />
[…]<br />
(299)<br />
Jenkins se casse la jambe alors que Carl vient <strong>de</strong> l’encourager à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> la formule rituelle <strong>de</strong>s<br />
comédiens, et Carl, en voulant insister sur l’inflexibilité <strong>de</strong> son père, fait maladroitement allusion<br />
au fait que Jenkins est accusé d’avoir tué « Pop ». Autre exemple, l’homosexualité du personnage<br />
d’Izzy Husband (“Is he [a] husband ?”) est suggérée visuellement lorsque celui-ci se cache dans<br />
un placard - in the closet, métaphore <strong>de</strong> l’homosexualité non assumée - pour observer son frère en<br />
train <strong>de</strong> séduire sa femme sur ses ordres. Loin d’être perturbé par la scène, Izzy encourage son<br />
frère, ce qui confirme son absence d’attirance envers les femmes, et ne sort du placard que<br />
lorsque l’enjeu sexuel a pris fin. La portée ironique <strong>de</strong> la littéralisation est parfois prise en charge<br />
par les personnages eux-mêmes. Dans l’exemple suivant, Caprice désamorce le langage imagé<br />
d’Adamant, se moquant <strong>de</strong> la maladresse <strong>de</strong> la métaphore en envisageant ses implications<br />
littérales :<br />
ADAMANT : (Confi<strong>de</strong>ntially asi<strong>de</strong>, with his hand on Caprice’s shoul<strong>de</strong>r) Melancholy<br />
has poisoned all my goodness. Black bile curdles the milk of human kindness.<br />
249
CAPRICE : <strong>Le</strong>t me get you a bicarbonate of soda.<br />
(369)<br />
Autre manière <strong>de</strong> rompre avec le sens courant, l’usage <strong>de</strong> la syllepse, figure qui permet <strong>de</strong> jouer<br />
sur la pluralité <strong>de</strong>s signifiés à partir d’un signifiant unique. A la différence <strong>de</strong> la littéralisation, qui<br />
passe du figuré au littéral, la syllepse ne s’attaque pas aux clichés mais propose un glissement <strong>de</strong><br />
sens, une manière d’envisager le sens d’un signifiant autrement ; on n’est plus dans un rapport <strong>de</strong><br />
substitution mais <strong>de</strong> cohabitation entre les différentes possibilités sémantiques. Ce procédé est un<br />
élément essentiel au mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> codage Camp, qui s’appuie sur la coexistence <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux sens : l’un,<br />
évi<strong>de</strong>nt, est une faça<strong>de</strong> permettant <strong>de</strong> dissimuler un autre sens caché, accessible aux seuls initiés.<br />
<strong>Le</strong> jeu fonctionne lorsqu’il y a activation <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sens en même temps : avoir accès à la clé<br />
cachée ne signifie pas qu’on oublie le sens le plus évi<strong>de</strong>nt. Au contraire, la permanence du sens<br />
courant qui trompe le profane ajoute à la jubilation <strong>de</strong> la maîtrise. Exemple <strong>de</strong> syllepse doublée<br />
d’un jeu <strong>de</strong> mot Camp typique, celui <strong>de</strong> l’emploi du terme “faggot” :<br />
NANINE : (Waking) There are no more faggots in the house. (Falls asleep)<br />
MARGUERITE : (Plaintively looking out at the audience) No faggots in the house ?<br />
Open the window, Nanine, see if there are any in the street.<br />
(Camille, 246)<br />
<strong>Ludlam</strong> fait un usage autoréférentiel <strong>de</strong> la plaisanterie : le “faggot” désigne, dans le contexte<br />
dramatique immédiat, et selon son sens le plus courant, le fagot manquant, élément important <strong>de</strong><br />
l’intrigue car Marguerite étant mourante, cette absence <strong>de</strong> bois <strong>de</strong> chauffe va précipiter sa mort ;<br />
mais le “faggot”, c’est aussi, en argot, l’homosexuel. La première syllepse <strong>de</strong> “faggot” se double<br />
d’une autre, puisque “house” ne fait pas seulement référence à la maison <strong>de</strong> Marguerite, mais<br />
aussi à la salle <strong>de</strong> théâtre. <strong>Ludlam</strong> en Marguerite regar<strong>de</strong> droit <strong>de</strong>vant, fixant le public, pour nier<br />
ironiquement l’évi<strong>de</strong>nce, alors que son public est composé en gran<strong>de</strong> partie d’homosexuels ;<br />
250
surtout, il est impossible <strong>de</strong> comprendre la plaisanterie à moins <strong>de</strong> maîtriser quelques rudiments<br />
d’humour gay. Autre exemple <strong>de</strong> double syllepse, accompagnée d’un polyptote, et qui rentre dans<br />
la catégorie du mauvais jeu <strong>de</strong> mots :<br />
MOFONGA : Is it true that the High Priestess’s glance can turn me to stone ?<br />
MARTOK : (Giving her Cobra Jewel) : No, but the High Priestess can turn you on, and<br />
you’ll get stoned.<br />
(Big Hotel, 22)<br />
C’est un exemple courant <strong>de</strong> plaisanterie relativement gratuite, idiote car jouant sur la reprise du<br />
même (le signifiant), mais avec une déviation polysémique du signifié dans une direction obscène<br />
(to turn on : exciter) ou illicite (to get stoned : être défoncé). Autre illustration, Foufas, le<br />
Bourgeois Avant-Gar<strong>de</strong>, piégé à la fin <strong>de</strong> la pièce par un stratagème mené par sa servante Violet.<br />
Cette <strong>de</strong>rnière met en évi<strong>de</strong>nce la méprise linguistique dont a été victime son maître : celle<br />
d’imaginer que le terme d’avant-gar<strong>de</strong> a un véritable référent. Se moquant <strong>de</strong>s limitations<br />
intellectuelles <strong>de</strong> Foufas (ou plutôt, <strong>de</strong> la division entre son intuition juste et son désir <strong>de</strong> plaire à<br />
une coterie artistique mal choisie), Violet le contraint à dépasser l’avant-gar<strong>de</strong>, à se débarrasser<br />
physiquement du mot le mangeant. Foufas s’exécute :<br />
VIOLET : you must eat those words avant-gar<strong>de</strong> !<br />
[…]<br />
(VIOLET removes a letter from the printed title and offers it to MR. FOUFAS, who takes<br />
a bite out of it.)<br />
MR. FOUFAS : [(Chews a long time, swallows hard)] It’s a little hard to swallow.<br />
(723)<br />
Foufas a littéralement du mal à mâcher les lettres <strong>de</strong> carton, et à avaler la vérité, à mettre <strong>de</strong>rrière<br />
lui une illusion à laquelle il a trop donné.<br />
251
Mais le comique <strong>de</strong> la syllepse peut aussi être intégré à l’intrigue, auquel cas, soit il cesse <strong>de</strong><br />
paraître gratuit, soit il semble l’être d’autant plus que la justification dramatique est absur<strong>de</strong>.<br />
Voyons un passage <strong>de</strong> Eunuchs of the Forbid<strong>de</strong>n City, dans lequel l’eunuque-en-chef, An Te Hai,<br />
est menacé <strong>de</strong> décapitation pour exactions sexuelles. Il se défend en révélant que l’empereur est<br />
impuissant, et qu’il lui sert <strong>de</strong> substitut :<br />
AN TE HAI : I am no eunuch. I am Hung (He whips out his schlong), Father of Emperors.<br />
The secret weapon of the concubines !<br />
(The ax falls and cuts off his dick.)<br />
TING PAO CHEN : He has cast doubt upon the legitimacy of the entire dynasty.<br />
TSI NAN FU : It is forbid<strong>de</strong>n to make any comment whatsoever on the conduct of the<br />
Imperial Family. All rumors must go un<strong>de</strong>nied and unconfirmed. <strong>Le</strong>t’s hang him in a<br />
public place and let history write itself.<br />
(175)<br />
La syllepse joue sur le sens <strong>de</strong> to hang, pendre. L’eunuque <strong>de</strong>vait être décapité, mais à partir du<br />
moment où il révèle sa véritable i<strong>de</strong>ntité et annonce qu’il a un sexe (“I am Hung”, avec une<br />
première syllepse sur un nom à consonance pseudo-chinoise et une expression obscène), il est<br />
immédiatement émasculé et condamné à la pendaison (“<strong>Le</strong>t’s hang him”) - mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> mise à mort<br />
à la fois ironique, puisque le personnage vient <strong>de</strong> perdre ses attributs masculins, et littéralisante,<br />
puisque Hung est son i<strong>de</strong>ntité et <strong>de</strong>vient donc son <strong>de</strong>stin (Hung <strong>de</strong>vient hanged, les <strong>de</strong>ux<br />
participes du verbe to hang). En jouant avec une syllepse, <strong>Ludlam</strong> fait ici avancer l’intrigue très<br />
rapi<strong>de</strong>ment : le franc-parler d’An Te Hai se retourne contre lui, l’action suit la parole et entraîne<br />
<strong>de</strong>s conséquences dramatiques importantes. On peut juger inversement qu’emporté par<br />
l’exploitation d’un mauvais jeu <strong>de</strong> mots, <strong>Ludlam</strong> fait subir à la fable <strong>de</strong>s détours inutiles, ou qu’il<br />
sacrifie un moment crucial <strong>de</strong> l’action en le noyant <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>s plaisanteries superflues. Enfin, il<br />
252
n’est pas inutile que cette ambiguïté persiste, que le spectateur soit mis dans une position<br />
inconfortable - cela fait ouvertement partie du programme poétique <strong>de</strong> l’auteur.<br />
4.3. Parodie et reprise : comment trouver sa voix/e<br />
Comme nous l’avons vu, si la « pièce bien faite » accompagne dramaturgiquement le<br />
renouvellement <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> production, elle n’effectue pas <strong>de</strong> virage poétique majeur. Dans<br />
les premières pièces, <strong>Ludlam</strong> se vantait <strong>de</strong> disparaître en tant qu’auteur, <strong>de</strong> n’être qu’un<br />
assembleur <strong>de</strong> bribes énoncées par d’autres. <strong>Le</strong> procédé du collage est poussé à l’extrême dans la<br />
pério<strong>de</strong> épique, mais cela ne signifie pas que <strong>Ludlam</strong> cesse <strong>de</strong> s’interroger sur la notion<br />
d’invention. Même lorsqu’il accepte <strong>de</strong> se considérer comme un auteur à part entière, il se réfère<br />
constamment à <strong>de</strong>s précé<strong>de</strong>nts théâtraux, persuadé que les modèles existants sont utiles pour<br />
avancer. En somme, on ne peut créer qu’à partir <strong>de</strong> l’ancien, non pas parce que celui-ci est<br />
supérieur (on n’a pas affaire à un retour nostalgique), mais parce qu’il offre <strong>de</strong>s leçons déjà<br />
éprouvées. C’est donc justement parce que <strong>Ludlam</strong> croit en l’idée d’avancée qu’il prône le retour<br />
en arrière - position qui n’est pas si paradoxale qu’elle en a l’air. Mais ce faisant, il a tendance à<br />
se maintenir dans un univers clos et risque <strong>de</strong> ne pas trouver sa voix. Nous avions vu qu’il<br />
253
écusait la démarche minimaliste <strong>de</strong> Ionesco ou <strong>de</strong> Beckett, préférant aller dans la direction<br />
opposée, vers une ampleur baroque, un « maximalisme ». Il désigne ainsi non pas un style qui,<br />
par sa variété, s’opposerait à une voix blanche ; ce n’est pas le vieux débat entre asianisme et<br />
atticisme qui se rejoue ici. C’est plutôt entre monotonie et polyphonie que la rupture se situe.<br />
Beckett ou Racine (autre modèle cité par <strong>Ludlam</strong>, manière aussi <strong>de</strong> montrer que la tentation<br />
minimaliste n’est pas nouvelle) ten<strong>de</strong>nt vers une voix unique, tandis que le médium théâtral<br />
voudrait que les personnages aient chacun une voix particulière, bien différenciée, sous peine <strong>de</strong><br />
rompre l’illusion et <strong>de</strong> laisser l’impression que c’est un narrateur qui prend en charge la fable,<br />
qu’on est du côté <strong>de</strong> l’épique. Bien que <strong>Ludlam</strong> prenne la direction opposée, il rejoint les<br />
minimalistes sur un point : il ne recherche pas l’illusion parfaite, et ce n’est pas dans un but<br />
réaliste qu’il emploie la polyphonie. <strong>Le</strong>s personnages n’ont pas une voix personnelle, mais <strong>de</strong>s<br />
voix, tellement nombreuses et variées qu’il <strong>de</strong>vient impossible <strong>de</strong> dire quelle est la leur, quel est<br />
leur style (Der Ring Gott Farblonjet marque bien un effort <strong>de</strong> cohérence en ce sens, puisque<br />
<strong>Ludlam</strong> s’attache à donner à chacun un <strong>Le</strong>itmotiv i<strong>de</strong>ntifiable, mais le défi linguistique posé par<br />
la pièce exigeait sans doute qu’on limite les difficultés.). Cette i<strong>de</strong>ntité problématique <strong>de</strong>s<br />
personnages, que Stefan Brecht reliait au jeu protéen, simiesque <strong>de</strong>s acteurs, reflète et met en<br />
valeur un questionnement poétique essentielle <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> : « Voilà le problème : quand on cesse<br />
<strong>de</strong> parodier un genre, comment parlent les gens? » 115 Au lieu <strong>de</strong> contourner le problème, <strong>Ludlam</strong><br />
déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> le souligner, et <strong>de</strong> montrer la présence <strong>de</strong> discours étrangers et étranges, plutôt que <strong>de</strong><br />
les neutraliser. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s voix <strong>de</strong>s personnages, c’est sa voix/voie en tant que dramaturge qui<br />
est affectée par la solution choisie, c’est-à-dire par le parti pris en faveur <strong>de</strong> la parodie.<br />
115 “The problem is, when you’re not parodying a genre anymore, how do people talk?”<br />
254
Après avoir tenter <strong>de</strong> situer et <strong>de</strong> définir la position <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> par rapport à la parodie, nous<br />
étudierons la relation <strong>de</strong> celle-ci au kitsch, et par extension au Camp. Nous verrons dans un<br />
<strong>de</strong>uxième temps au moyen <strong>de</strong> quels procédés <strong>Ludlam</strong> réussit malgré tout à commenter et à<br />
dépasser la reprise <strong>de</strong> ses modèles.<br />
4.3 a) La parodie : quelques définitions<br />
Nous ne passerons pas ici en revue toutes les définitions qui ont été données du terme ; ce serait<br />
trop long, la parodie ayant fait l’objet <strong>de</strong> commentaires abondants. Tentons d’abord d’approcher<br />
mo<strong>de</strong>stement la question en partant <strong>de</strong> la définition qu’en donne <strong>Ludlam</strong> avant <strong>de</strong> la confronter à<br />
d’autres. Relevons en passant le problème philologique posé par l’existence d’un seul terme en<br />
anglais, parody, pour désigner à la fois ce qu’en français on distinguerait sous les noms <strong>de</strong><br />
parodie et <strong>de</strong> pastiche. Si certains penseurs américains (notamment Fredric Jameson) ont repris le<br />
terme « pastiche » pour tenter <strong>de</strong> combler le manque et d’introduire une nuance sémantique<br />
manquante, il s’agit d’un emprunt au français, symptôme sans doute aussi <strong>de</strong> la prévalence <strong>de</strong> la<br />
French Theory au même moment. Nous traduirons systématiquement par parodie - choix qui<br />
nous amène à reprendre un procédé Ridicule et à dévoiler par avance notre conclusion, à savoir la<br />
prévalence <strong>de</strong> la parodie par rapport au pastiche.<br />
L’ambiguïté du sens <strong>de</strong> la parodie est inscrite dans son étymologie : contre-chant, elle peut être<br />
perçue comme une reprise en forme d’hommage, à côté <strong>de</strong> l’original, ou comme un remaniement<br />
<strong>de</strong>stiné à ridiculiser la source, en opposition à l’original. De ce point <strong>de</strong> vue, <strong>Ludlam</strong> embrasse<br />
255
les <strong>de</strong>ux sens possibles et ne voit pas <strong>de</strong> contradiction à les faire cohabiter. La recherche du<br />
comique - que <strong>Ludlam</strong> conçoit comme une sorte <strong>de</strong> carnavalesque bakhtinien, une manière <strong>de</strong><br />
rééquilibrer le sérieux par le trivial, et inversement, dans un jeu <strong>de</strong> bascule permanent - l’entraîne<br />
logiquement à adopter un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> traitement poétique qui privilégie le maintien <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
dimensions :<br />
La parodie est un art perdu, un genre incompris dans ce pays. C’est formidable <strong>de</strong> pouvoir<br />
rire <strong>de</strong> soi suffisamment pour parodier ce qu’on admire ; c’est-à-dire, l’imiter dans un but<br />
comique, mais aussi pour en éclairer la valeur. En parodiant, on peut en dire autre chose et<br />
commenter dans une veine humoristique. 116<br />
(Samuels 1992, 111)<br />
Il n’est pas question <strong>de</strong> perdre une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux dimensions, <strong>de</strong> rabaisser l’original pour faire briller<br />
la copie qui s’en moque : ce serait alors offrir non plus une parodie mais un spoof, terme que<br />
<strong>Ludlam</strong> récuse, qui correspondrait à un pastiche irrévérent. Il en va <strong>de</strong> même lorsque les sources<br />
parodiées n’ont pas la valeur canonique du Ring ou <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> Shakespeare : la matière<br />
parodiée doit présenter un intérêt suffisant pour mériter d’être reprise. Position apparemment<br />
paradoxale et qui peut sembler démagogique, car toutes les références semblent alors être mises<br />
sur le même plan, déhiérarchisées. D’où, pour beaucoup, l’impression insistante que le<br />
dramaturge favorise les objets culturels dévalués.<br />
En fait, j’utilise ces matériaux non pour m’en moquer, mais parce que je pense qu’ils ont<br />
<strong>de</strong> la valeur. La théorie du « c’est tellement mauvais que c’en est bien » est un contresens<br />
à propos <strong>de</strong> mon programme <strong>de</strong> recyclage culturel. On limite la portée <strong>de</strong> mon travail. Si<br />
116 “Parody is a lost art, a misun<strong>de</strong>rstood genre in this country. It’s grand to be able to laugh at yourself enough to do<br />
a parody of something you admire; that is, to do an imitation of it for comic purposes, but also to enlighten one about<br />
it. By parodying, you can make other points about it and comment on it in a humorous vein.”<br />
256
je ne fais que <strong>de</strong>s choses qui sont tellement mauvaises qu’elles en <strong>de</strong>viennent bonnes, je<br />
laisse alors au public le soin <strong>de</strong> déci<strong>de</strong>r si j’avais raison ou non. 117<br />
(Samuels 1992, 112)<br />
Il est certain que, si l’on envisage la démarche <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> comme programme <strong>de</strong> recyclage, les<br />
sources <strong>de</strong> moindre valeur font une progression exponentielle, tandis que Hamlet ou Roméo et<br />
Juliette, qui n’ont pas un besoin aussi pressant d’être sorties <strong>de</strong> l’oubli, et qui font couramment<br />
l’objet <strong>de</strong> reprises, frappent moins l’esprit. Si <strong>Ludlam</strong> utilise ces sources et les met en valeur,<br />
c’est parce qu’il voit en elles une charge théâtrale très forte ; les œuvres plus connues peuvent<br />
bien être douées d’un potentiel théâtral tout aussi élevé, mais le fait qu’elles soient <strong>de</strong>venues<br />
canoniques enlève au pouvoir du choc. Car le théâtre est immédiatement envisagé comme ce qui<br />
sort <strong>de</strong> l’ordinaire, ce qui frappe la vue. Ce sont donc pour <strong>Ludlam</strong> les old chestnuts, les<br />
vieilleries démodées dont on a perdu l’habitu<strong>de</strong>, qui sont le mieux à même <strong>de</strong> conserver tout leur<br />
impact théâtral.<br />
Parodie et postmo<strong>de</strong>rnisme<br />
On se gar<strong>de</strong>ra d’entrer dans le débat, mais avant <strong>de</strong> conclure au postmo<strong>de</strong>rnisme <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>,<br />
arrêtons-nous un instant sur le rapport entre la parodie, la culture populaire et le postmo<strong>de</strong>rnisme.<br />
Linda Hutcheon théorise la parodie comme trope, style ou genre central à la culture<br />
postmo<strong>de</strong>rne :<br />
C’est comme dire une chose tout en mettant <strong>de</strong>s guillemets autour <strong>de</strong> ce qu’on dit. Ce qui<br />
a pour effet <strong>de</strong> surligner, ou <strong>de</strong> « surligner », et <strong>de</strong> subvertir, ou <strong>de</strong> « subvertir » ; le mo<strong>de</strong><br />
117 “Basically, I’m using these materials not to make fun of them, but because I think they are valuable. That ‘sobad-it’s-good’<br />
theory is a misun<strong>de</strong>rstanding of my cultural recycling program. What that does is limit me. If I only<br />
do things that are so bad they’re good, it puts it up to the audience to <strong>de</strong>ci<strong>de</strong> whether I was right or not.”<br />
257
elève alors d’une « connaissance » <strong>de</strong> nature ironique - ou même « ironique ». <strong>Le</strong> trait<br />
distinctif du postmo<strong>de</strong>rnisme tient à cette espèce d’attachement tout à fait « insistant » au<br />
double ou à la duplicité. Sur bien <strong>de</strong>s plans, c’est un processus équitable, parce que le<br />
postmo<strong>de</strong>rnisme réussit finalement à installer et à renforcer les conventions et les<br />
présupposés qu’il semble mettre en question, autant qu’à les saper et à les subvertir. 118<br />
(Hutcheon 1989, 1-2)<br />
Il est intéressant <strong>de</strong> relever que la définition <strong>de</strong> Hutcheon correspond mot pour mot à celle que<br />
Sontag donne du Camp, celle d’une manière <strong>de</strong> percevoir le mon<strong>de</strong> « entre guillemets ». Sontag<br />
écrit en 1963 et ne parle pas encore <strong>de</strong> condition postmo<strong>de</strong>rne, mais elle relève néanmoins la<br />
tendance <strong>de</strong> son époque à s’approprier une vision ironique, démocratique et artificialisée <strong>de</strong> la<br />
culture selon un modèle auparavant associé essentiellement aux cercles homosexuels. <strong>Le</strong><br />
recoupement <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux montre qu’avant d’apposer l’étiquette postmo<strong>de</strong>rniste, il faut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
si <strong>Ludlam</strong> n’est pas davantage re<strong>de</strong>vable à la culture homosexuelle, dont nous avons vu la<br />
présence marquante dès ses débuts, qu’à un esprit du temps. Cela n’empêche pas d’envisager son<br />
succès auprès d’un plus large public comme un symptôme <strong>de</strong> la prévalence du modèle culturel<br />
postmo<strong>de</strong>rne. Mais surtout, le recours au postmo<strong>de</strong>rnisme comme point <strong>de</strong> référence est gênant ;<br />
comme le reconnaît Hutcheon, la parodie, loin d’être un phénomène nouveau, était pratiquée sous<br />
une forme proche par les mo<strong>de</strong>rnistes (elle cite T. S. Eliot, Thomas Mann, James Joyce, Picasso,<br />
Manet, Magritte) (Hutcheon 1989, 99). Or il semble que <strong>Ludlam</strong>, qui se réclame ouvertement du<br />
118 “It is rather like saying something whilst at the same time putting inverted commas around what is being said.<br />
The effect is to highlight, or ‘highlight,’ and to subvert, or ‘subvert,’ and the mo<strong>de</strong> is therefore a ‘knowing’ and an<br />
ironic - or even ‘ironic’ - one. Postmo<strong>de</strong>rnism's distinctive character lies in this kind of wholesale ‘nudging’<br />
commitment to doubleness, or duplicity. In many ways it is an even-han<strong>de</strong>d process because postmo<strong>de</strong>rnism<br />
ultimately manages to install and reinforce as much as un<strong>de</strong>rmine and subvert the conventions and presuppositions it<br />
appears to challenge. Nevertheless, it seems reasonable to say that the postmo<strong>de</strong>rn's initial concern is to <strong>de</strong>-naturalize<br />
some of the dominant features of our way of life; to point out that those entities that we unthinkingly experience as<br />
‘natural’ (they might even inclu<strong>de</strong> capitalism, patriarchy, liberal humanism) are in fact ‘cultural’, ma<strong>de</strong> by us, not<br />
given to us.”<br />
258
mo<strong>de</strong>rnisme, soit au moins aussi proche <strong>de</strong> ce modèle-ci que du postmo<strong>de</strong>rnisme. La simple<br />
précé<strong>de</strong>nce chronologique ne fait rien à l’affaire ; la différence tiendrait plutôt à la portée du<br />
geste : tandis que le postmo<strong>de</strong>rnisme, si l’on suit Hutcheon, opère dans le domaine du politique et<br />
<strong>de</strong> l’éthique (il « dénaturalise », montre que tout est mythe, révèle l’artifice, c’est-à-dire la vérité),<br />
le mo<strong>de</strong>rnisme reste confiné au domaine esthétique sans remettre celui-ci en question (Hutcheon<br />
parle <strong>de</strong>s « présupposés mo<strong>de</strong>rnistes non reconnus sur la clôture, la distance, l’autonomie<br />
artistique et la nature apolitique <strong>de</strong> la représentation. » (“unacknowledged mo<strong>de</strong>rnist assumptions<br />
about closure, distance, artistic autonomy, and the apolitical nature of representation”) Hutcheon<br />
1989, 99). La difficulté, c’est qu’il y a cohabitation dans la pensée <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong> traits<br />
mo<strong>de</strong>rnistes et postmo<strong>de</strong>rnistes. Sa dramaturgie repose sur l’intertextualité, mais en même temps,<br />
il envisage l’univers <strong>de</strong>s possibles comme essentiellement clos. S’il part à la recherche du<br />
nouveau, c’est pour combler les trous dans sa classification <strong>de</strong>s éléments, pas par croyance en la<br />
création pure. De même, il ne s’intéresse pas foncièrement à la portée politique <strong>de</strong> son œuvre, si<br />
par là on signifie faire accé<strong>de</strong>r le spectateur à une forme <strong>de</strong> lucidité sur lui-même et sur le mon<strong>de</strong>.<br />
Ce qui ne veut pas dire que <strong>Ludlam</strong> se détourne <strong>de</strong> la problématique <strong>de</strong> la réception (le médium<br />
théâtral y oblige sans doute), mais c’est alors dans un esprit purement esthétique : il s’agit <strong>de</strong><br />
juger l’effet et l’efficacité <strong>de</strong> l’intrigue, <strong>de</strong> l’humour, <strong>de</strong> la mise en scène. De là aussi la<br />
répugnance du dramaturge à être rattaché à la catégorie du « théâtre gay » et son contournement<br />
systématique du réalisme. (Il y a bien <strong>de</strong>s pièces au décor prétendument réaliste (The<br />
Ventriloquist’s Wife, How to Write A Play, The Artificial Jungle), quoiqu’il faille plutôt parler <strong>de</strong><br />
naturalisme ou d’hyperréalisme, ou <strong>de</strong> mise en valeur du réalisme comme convention ; le<br />
réalisme est alors bien « dénaturalisé », mis à distance et exhibé comme forme parmi d’autres).<br />
Lorsqu’il y a dénonciation <strong>de</strong> l’artifice, ce n’est pas pour faire accé<strong>de</strong>r à une dimension extra-<br />
esthétique : à l’artifice dénoncé se substitue un autre artifice, au mythe un autre mythe, porteur <strong>de</strong><br />
259
leur propre ambiguïté - le sens du propos étant aussi sans doute <strong>de</strong> montrer que si tout est artifice,<br />
alors le discours sur l’artifice se doit lui-même <strong>de</strong> ne pas déroger à la règle.<br />
Renoncement ou libération ?<br />
Linda Hutcheon fait l’éloge <strong>de</strong> la parodie postmo<strong>de</strong>rne, insistant sur sa richesse plutôt que sur ses<br />
limitations. Elle critique en sous-main Fredric Jameson, qui préfère lui parler <strong>de</strong> pastiche, qu’il<br />
définit au départ « comme la parodie, imitation d’un style étrange ou unique, port d’un masque<br />
stylistique, discours dans une langue morte » (“pastiche is, like parody, the imitation of a peculiar<br />
or unique style, the wearing of a stylistic mask, speech in a <strong>de</strong>ad language”) (Jameson [1984]<br />
1991, 17). Ce n’est pas une distinction formelle mais une différence d’investissement sémantique<br />
qui séparerait la parodie du pastiche :<br />
C’est [le pastiche] une pratique neutre <strong>de</strong> cette imitation, privée <strong>de</strong>s motifs ultérieurs <strong>de</strong> la<br />
parodie, amputée <strong>de</strong> son ressort satirique, dénué <strong>de</strong> rire et <strong>de</strong> toute conviction qu’à côté <strong>de</strong><br />
la langue anormale qu’on a un moment empruntée, existe toujours une normalité<br />
linguistique saine. <strong>Le</strong> pastiche est ainsi une parodie creuse, une statue aux orbites<br />
aveugles. 119<br />
(Jameson 1991, 18)<br />
<strong>Le</strong> simulacre sans original que <strong>de</strong>vient le pastiche perd la duplicité essentielle au fonctionnement<br />
<strong>de</strong> la parodie. <strong>Le</strong> problème posé par la proposition <strong>de</strong> Jameson, c’est que la distinction relève<br />
d’un jugement du lecteur ; et le maintien ou non <strong>de</strong> la duplicité touche aussi bien la parodie que le<br />
pastiche. Imaginons un spectateur qui n’ait aucune connaissance <strong>de</strong> l’original (œuvre singulière,<br />
119 “It is a neutral practice of such mimicry, without any of parody’s ulterior motives, amputated of the satiric<br />
impulse, <strong>de</strong>void of laughter and of any conviction that alongsi<strong>de</strong> the abnormal tongue you have momentarily<br />
borrowed, some healthy linguistic normality still exists. Pastiche is thus blank parody, a statue with blind eyeballs.”<br />
260
ou plus largement style, genre, co<strong>de</strong>s…) ; lorsqu’il est mis en présence d’une reprise <strong>de</strong><br />
l’original, il sera incapable <strong>de</strong> juger s’il a affaire à une parodie (enrichissement et commentaire)<br />
ou à un pastiche (imitation mécanique) - c’est une question qu’il ne peut pas se poser. Que<br />
restera-t-il à ce spectateur ? A juger la reprise comme s’il avait affaire à un original, en lui<br />
appliquant les mêmes critères. Jameson critique le pastiche parce qu’il reproduit ce qui est déjà<br />
en décalage avec les normes, mais escamote celles-ci. <strong>Ludlam</strong> donne pourtant l’exemple <strong>de</strong><br />
réactions opposées <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s spectateurs, montrant ainsi que ce qui est parodie pour l’un peut<br />
être pris par l’autre pour un original - et que l’horizon d’attente du public n’est pas toujours<br />
prévisible :<br />
Dans le public d’Irma Vep, il y avait <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> spectateurs. Il y avait les spectateurs<br />
qui percevaient la pièce comme une satire, un pastiche, une parodie d’histoire à suspense<br />
gothique. La parodie était tellement bonne qu’elle était aussi bonne que la vraie version.<br />
Il y avait donc <strong>de</strong>s spectateurs qui riaient d’un bout à l’autre et d’autres qui ne riaient pas<br />
mais qui, tout d’un coup, se mettaient à crier d’effroi. La distinction est subtile.<br />
<strong>Le</strong> public est mon ennemi, d’une certaine manière. <strong>Le</strong> sens qu’il veut donner n’a pas<br />
forcément à voir avec ce que je fais. 120<br />
(Samuels 1992, 187)<br />
La frustration <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong>vant les réactions <strong>de</strong> son public montre qu’il s’inscrit dans une<br />
troisième direction, rarement comprise réellement. Car il ne s’agit pas d’être entièrement du côté<br />
du rire détaché, ni <strong>de</strong> l’adhésion hypnotique, mais dans un entre<strong>de</strong>ux prenant en compte les <strong>de</strong>ux<br />
120 “In Irma Vep there were two kinds of audiences. There was the audience that perceived it as a satire, a spoof, a<br />
parody of a gothic thriller, and then there were those for whom it was a gothic thriller. The parody was so good that it<br />
was just as good as the thing itself.<br />
So there were some audiences that laughed all the way through and others that wouldn’t laugh but all of a sud<strong>de</strong>n<br />
would scream with fright. It’s a thin line.<br />
The audience is my enemy at a certain level. What they want it to be is not necessarily what I’m doing.”<br />
261
dimensions en même temps. Au jeu schizophrène <strong>de</strong> l’acteur <strong>de</strong> la Ridiculous Theatrical<br />
Company <strong>de</strong>vrait alors répondre en miroir la « facetterie » analogue du spectateur, signe que ce<br />
<strong>de</strong>rnier en saisit toutes les dimensions, tous les <strong>de</strong>grés.<br />
Quant à chercher dans les écrits et dits <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> un éclairage sur sa position précise<br />
relativement au mo<strong>de</strong>rnisme/postmo<strong>de</strong>rnisme, il faut y renoncer. Comme nous l’avions relevé<br />
dans le premier chapitre, le dramaturge oscille entre le mélioratif et le péjoratif quand il est<br />
question <strong>de</strong> qualifier le mo<strong>de</strong>rnisme, preuve non tant d’une ambivalence que d’une difficulté <strong>de</strong><br />
définition. Quand le mo<strong>de</strong>rnisme désigne un ensemble d’expérimentations formelles <strong>de</strong>stinant à<br />
faire avancer un médium dans le sens qui lui est propre (pour reprendre grossièrement la<br />
définition <strong>de</strong> Greenberg), il est connoté positivement. Quand ces essais formels sont présentés<br />
tels quels, sans effort pour les réintégrer à une vision plus large, ils <strong>de</strong>viennent vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sens et<br />
sont alors perçus négativement. <strong>Ludlam</strong> n’hésite pas alors à se réclamer du postmo<strong>de</strong>rnisme pour<br />
contredire les excès minimalistes <strong>de</strong>s néo-mo<strong>de</strong>rnes. Voyons sa critique <strong>de</strong> la mise en scène du<br />
Prince Constant <strong>de</strong> Grotowski, <strong>de</strong> passage à New York en 1967 :<br />
Grotowski est un artiste mo<strong>de</strong>rne. Il réduit la forme et dépouille les charmes du baroque,<br />
ne laissant rien que les miasmes orgiaques <strong>de</strong> la barbarie. S’il doit sacrifier la féminité,<br />
alors qu’il sacrifie aussi la masculinité. Car nous avons franchi le seuil <strong>de</strong> la pério<strong>de</strong><br />
postmo<strong>de</strong>rne et une fantasmagorie née d’une extase transcendant tout plaisir terrestre se<br />
joue à nos horizons mentaux. 121<br />
(Schechner 1997, 143)<br />
121 “Grotowski is a mo<strong>de</strong>rn artist. He reduces form and strips away the glamour of the baroque, leaving nothing but<br />
the orgiastic miasmas of barbarity. If he must sacrifice femininity let him sacrifice masculinity too. For we have<br />
crossed the threshold of the post-mo<strong>de</strong>rn period and a phantasmagoria born of ecstasy transcending all earthly bliss<br />
plays on our mental horizons.”<br />
262
<strong>Le</strong> reproche fait à Grotowski est d’ordre dramaturgique : celui <strong>de</strong> n’avoir pas tenu compte <strong>de</strong>s<br />
possibilités <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> Cal<strong>de</strong>rón, drame baroque qui exigeait selon <strong>Ludlam</strong> plus d’exubérance<br />
dans la mise en scène. La lecture <strong>de</strong> Grotowski relève alors pour lui du contresens, car elle passe<br />
sous silence le personnage féminin qui détient la clé poétique <strong>de</strong> la pièce. Grotowski a<br />
certainement pris la pièce comme prétexte, ne prétendant pas l’illustrer « fidèlement » ; <strong>Ludlam</strong><br />
le reprend sur un point <strong>de</strong> lecture, non tant parce qu’il trahit l’original, que parce qu’il manque un<br />
point <strong>de</strong> la pièce qui aurait pu enrichir la mise en scène. Et <strong>de</strong> même qu’expérimentation et<br />
dépouillement ne doivent pas nécessairement aller <strong>de</strong> pair, expérimentation et négation <strong>de</strong>s<br />
conventions théâtrales existantes ne sont pas toujours obligatoires. <strong>Ludlam</strong> accuse surtout<br />
Grotowski <strong>de</strong> nihilisme, <strong>de</strong> dénoncer sans proposer <strong>de</strong> solution alternative - choix esthétique qu’il<br />
rattache au moralisme, alors que lui-même essaie d’opérer dans un univers purement esthétique,<br />
amoral. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> Grotowski lui-même, <strong>Ludlam</strong> relève une tendance mo<strong>de</strong>rniste marquée dans<br />
l’avant-gar<strong>de</strong> (on est à l’époque <strong>de</strong> Bluebeard, au début <strong>de</strong>s années soixante-dix), qu’il juge<br />
comme un appauvrissement tournant à vi<strong>de</strong> :<br />
Tout au festival allait dans le sens <strong>de</strong> Grotowski - Grotowski Jr. C’était dégoûtant. Il y<br />
avait un Roi <strong>Le</strong>ar roumain joué dans <strong>de</strong>s sacs à linge en plastique. <strong>Le</strong> ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> scène<br />
n’avait pas été utilisé au festival <strong>de</strong>puis six ans. La <strong>de</strong>uxième soirée, on s’était passé le<br />
mot, ils [les spectateurs] étaient <strong>de</strong>bout dans les travées, et nous avons reçu un tonnerre<br />
d’applaudissements. Ils étaient tellement soulagés <strong>de</strong> rire. Tout le reste ressemblait à <strong>de</strong>s<br />
gendarmes, attachés a réformer les terribles vices du public. 122<br />
(Samuels 1992, 27)<br />
122 “Everything at the festival was Grotowski-oriented - Grotowski Jr. It was disgusting. There was a Rumanian King<br />
<strong>Le</strong>ar in plastic laundry bags. The front curtain hadn’t been used at the festival in six years.<br />
The second night, after word got around, they were standing in the aisles, and we got standing ovations. They were<br />
so relieved to laugh. Everything else was coming on like gangbusters, trying to reform the audience’s terrible vices.”<br />
263
Cet amoralisme <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, cet infantilisme infra-moral revendiqué par le Ridicule ne manque<br />
tout <strong>de</strong> même pas <strong>de</strong> poser problème lorsqu’on examine la question <strong>de</strong> la valeur esthétique du<br />
corpus. N’y aurait-il pas une hiérarchisation minimale à adopter ? Peut-on réellement tout mettre<br />
sur le plan ? Comme nous l’avons vu plus haut, <strong>Ludlam</strong> défend son intégration <strong>de</strong> matériaux low<br />
brow en mettant l’accent sur leur impact théâtral supérieur et leur capacité <strong>de</strong> choquer. L’effet<br />
recherché se détournerait <strong>de</strong>s conventions morales, mais sans toutefois leur échapper, puisque le<br />
choc présuppose le contournement d’un horizon d’attente. Il paraît difficile dans ce cas, quoique<br />
<strong>Ludlam</strong> esquive la question, <strong>de</strong> ne pas s’arrêter un instant sur les rapports <strong>de</strong> son théâtre au<br />
kitsch, terme historiquement commenté sous sa dimension éthique.<br />
4.3. b) Kitsch et parodie<br />
Roland Barthes commente ainsi la problématique dans laquelle se trouve l’auteur contemporain,<br />
une fois que toutes les solutions semblent avoir été épuisées, et que tout langage risque d’emblée<br />
<strong>de</strong> tomber dans la parodie :<br />
En fait, il n’y a aujourd’hui aucun lieu du langage extérieur à l’idéologie bourgeoise :<br />
notre langage vient d’elle, y retourne, y reste enfermé. La seule riposte possible n’est ni<br />
l’affrontement ni la <strong>de</strong>struction, mais seulement le vol : fragmenter le texte ancien <strong>de</strong> la<br />
culture, <strong>de</strong> la science, <strong>de</strong> la littérature, en disséminer les traits selon <strong>de</strong>s formules<br />
méconnaissables, <strong>de</strong> la même façon que l’on maquille une marchandise volée.<br />
(Barthes 1993, 1045-46)<br />
264
La solution consiste donc non pas à élu<strong>de</strong>r la difficulté, auquel cas on se laisse prendre au piège<br />
et l’on <strong>de</strong>vient la victime d’une parodie involontaire - quand même l’écriture « blanche », le<br />
« <strong>de</strong>gré zéro », le style le plus apparemment neutre ne sont plus <strong>de</strong>s stratégies <strong>de</strong> sortie possibles.<br />
Surtout, Barthes emploie une comparaison qui n’est sans doute pas anodine, quoique non<br />
explicitée (l’absence d’explicitation - que nous interprétons comme un refus calculé - illustrant le<br />
propos sur le vol et le cryptage) : celle <strong>de</strong> la marchandise volée maquillée, une <strong>de</strong>s définitions<br />
reconnues du kitsch 123 . Parmi toutes les définitions possibles du kitsch, on retrouve l’idée d’une<br />
marchandise dévaluée, qu’on essaie <strong>de</strong> faire passer pour autre chose que ce qu’elle est. Qu’on le<br />
ramasse au bord <strong>de</strong> la route ou qu’on le crée ex nihilo pour satisfaire le goût supposé d’un autre,<br />
l’objet kitsch repose sur la tromperie du <strong>de</strong>stinataire. En ce sens, Barthes imagine un auteur<br />
condamné au kitsch : parce qu’il est forcé <strong>de</strong> ruser face à un lecteur non encore libéré <strong>de</strong>s lieux<br />
communs esthétiques (il y aurait la tradition contre l’avant-gar<strong>de</strong>, la continuité revendiquée ou<br />
l’affrontement), il lui faut pratiquer la déception, seul moyen <strong>de</strong> continuer lui-même à résister - et<br />
<strong>de</strong> triompher <strong>de</strong>s philistins. Barthes envisage un type <strong>de</strong> parodie cryptique, dont la duplicité n’est<br />
accessible qu’à ceux qui sont capables <strong>de</strong> faire sens <strong>de</strong> la mosaïque <strong>de</strong> fragments, <strong>de</strong> mettre au<br />
jour le « vol ». Barthes propose donc une esthétique qui fait <strong>de</strong> la reprise dissimulée la subversion<br />
suprême - idée chère à <strong>Ludlam</strong>, qui parfois, sûr <strong>de</strong> son coup, ne s’embarrasse pas <strong>de</strong> tant <strong>de</strong><br />
précautions, exhibant son forfait <strong>de</strong>rrière un codage minimal, avec autant d’audace que la lettre<br />
volée (le cas extrême <strong>de</strong>meurant The Enchanted Pig).<br />
123 L’origine du terme est discutée, mais il y a un consensus autour <strong>de</strong> quelques notions.<br />
1. le kitsch serait une déformation <strong>de</strong> « sketch », en référence aux <strong>de</strong>ssins bon marché que recherchaient les touristes<br />
anglais à Munich.<br />
2. le mot serait issu du dialecte mecklembourgeois et signifierait « ramasser <strong>de</strong> la boue sur la route ».<br />
3. le terme ferait partie du jargon <strong>de</strong>s antiquaires pour désigner le fait <strong>de</strong> « maquiller <strong>de</strong>s meubles neufs pour qu’ils<br />
paraissent anciens ».<br />
4. kitsch serait dérivé du verbe « verkitschen » signifiant « vendre à bas prix ».<br />
Nous renvoyons pour plus <strong>de</strong> détails à l’Histoire <strong>de</strong> la lai<strong>de</strong>ur, éd. Umberto Eco, 394.<br />
265
<strong>Le</strong> kitsch, ou « le mal dans le système <strong>de</strong> valeurs <strong>de</strong> l’art » (H. Broch)<br />
L’offre <strong>de</strong> Barthes a les <strong>de</strong>hors d’une provocation envers les conventions artistiques, auxquelles<br />
se rattache une vision éthique du geste esthétique (l’auteur a le droit <strong>de</strong> citer, pas <strong>de</strong> plagier ; tout<br />
ce qui est emprunté doit être présenté comme tel). <strong>Le</strong> rôle positif et créateur que Barthes fait<br />
jouer à l’emprunt masqué bouscule et renouvelle les normes acceptées. Car c’est la hantise<br />
envers la dissimulation sournoise qui a longtemps animé les pourfen<strong>de</strong>urs du kitsch : une œuvre<br />
kitsch est mauvaise non seulement parce qu’elle est <strong>de</strong> moindre valeur artistique, mais aussi parce<br />
qu’elle sème la confusion, qu’elle est tout compte fait suffisamment bonne pour tromper l’œil du<br />
profane et le détourner <strong>de</strong> la beauté. Hermann Broch évoque ainsi un « système plagiaire »<br />
(Broch 1985, 360), et fait du créateur kitsch, qui satisfait les appétits les plus immédiats <strong>de</strong> son<br />
lecteur, un « reprouvé éthique […] qui veut le mal radical. » (364). La vision <strong>de</strong> Broch et celle <strong>de</strong><br />
l’école viennoise est relayée aux Etats-Unis par The Partisan Review, et reste dans les mémoires<br />
grâce à l’essai <strong>de</strong> Clement Greenberg, « Avant-gar<strong>de</strong> et kitsch » (1939). <strong>Le</strong>s années cinquante et<br />
soixante sont une pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> réflexion intense sur les valeurs culturelles aux États-Unis : Russell<br />
Lynes publie The Tastemakers (1954), ouvrage dans lequel il distingue trois catégories, lowbrow,<br />
middlebrow, highbrow, termes empruntés au domaine <strong>de</strong> la phrénologie et référence moqueuse<br />
aux héros <strong>de</strong> Virginia Woolf, dont le haut front signale la gran<strong>de</strong>ur d’âme. Dwight MacDonald,<br />
collaborateur au Partisan Review, reprend cette classification tripartite en 1960 avec les notions<br />
<strong>de</strong> Masscult et <strong>de</strong> Midcult, par opposition à la High Culture. Alors que le Masscult, culture<br />
populaire accessible à tous, est doué <strong>de</strong> vertus sociales unifiantes qui rachètent son absence <strong>de</strong><br />
valeur esthétique, le Midcult représente en revanche le véritable danger, car il copie<br />
extérieurement les œuvres sérieuses, mais les dépouille du discours esthétique profond qui les<br />
anime. C’est donc le Midcult, plus que le Masscult, qui correspond au kitsch dénoncé par<br />
Greenberg, ou encore par Broch.<br />
266
Barthes retourne l’indignation <strong>de</strong> Broch, en montrant que le vol peut avoir <strong>de</strong>s vertus : quand le<br />
lecteur est en mesure <strong>de</strong> faire la différence, quand l’idée d’originalité et d’invention a perdu <strong>de</strong><br />
son lustre, pourquoi ne pas célébrer son dépassement ? Et tandis que Broch faisait du kitsch le<br />
symptôme d’une époque <strong>de</strong> « désagrégation <strong>de</strong>s valeurs », Barthes dénonce implicitement les<br />
effets pervers causés par le culte <strong>de</strong> l’originalité et <strong>de</strong> la nouveauté. La nouvelle « désagrégation<br />
<strong>de</strong>s valeurs », ce serait l’inculture, l’absence <strong>de</strong> perspective historique, auxquelles le vol remédie,<br />
en renversant le sens du geste kitsch, en faisant passer <strong>de</strong> l’ancien pour du nouveau. À charge au<br />
lecteur <strong>de</strong> faire son travail, s’il ne veut pas se laisser prendre au piège - piège qui consiste non pas<br />
à vendre une marchandise inférieure, mais au contraire à faire (re)découvrir <strong>de</strong>s trésors culturels<br />
enfouis. Ceux-ci n’ont pas forcément <strong>de</strong> valeur esthétique intrinsèque - c’est ce qui pose<br />
problème - ; ils peuvent avoir été jugés classiquement beaux ou franchement ratés, l’estimation<br />
<strong>de</strong> la valeur ne dépendant plus <strong>de</strong>s critères habituels. C’est du côté du geste <strong>de</strong> relecture qu’il faut<br />
se pencher, pour regar<strong>de</strong>r en quoi ces archives délaissées ont été jugées dignes d’être tirées <strong>de</strong><br />
l’oubli. Filtrées par la nouvelle problématique posée par un relecteur, elles acquièrent un intérêt<br />
que leurs lecteurs d’origine (voire leur auteur) ne soupçonnaient pas. <strong>Le</strong> renouvellement <strong>de</strong> leur<br />
sens est donc rendu possible par une vision panoramique, intertextuelle et mo<strong>de</strong>rniste (on<br />
recherche dans une œuvre la résolution d’un problème formel, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la représentation) <strong>de</strong><br />
l’art. Par exemple, <strong>Ludlam</strong> cite visuellement la première version <strong>de</strong> la série Flash Gordon dans<br />
Conquest of the Universe, parce que les effets spéciaux rudimentaires sont d’une gran<strong>de</strong> richesse<br />
théâtrale, qu’ils signalent malgré eux leur artifice (jeu emprunté d’acteurs choisis sur critères<br />
physiques, gros plan sur un reptile censé être géant, jamais montré dans le même plan que les<br />
personnages, lutte avec une pieuvre mécanique dans l’eau d’une piscine…). Il en va <strong>de</strong> même<br />
pour le film <strong>de</strong> Fritz Lang, Die Niebelungen, repris dans Der Ring Gott Farblonjet pour sa<br />
théâtralité exacerbée (jeu expressionniste, dragon animé en carton pâte, faux crânes chauves qui<br />
267
laissent dépasser la chevelure…). <strong>Le</strong> premier exemple est considéré comme low brow, tandis que<br />
le second est tenu pour un chef-d’œuvre. Il n’est pas question <strong>de</strong> prétendre que ce sont <strong>de</strong>ux<br />
œuvres <strong>de</strong> valeur égale, mais <strong>de</strong> montrer que, au-<strong>de</strong>là du succès du résultat, les <strong>de</strong>ux films se<br />
servent <strong>de</strong> solutions du même type (prendre le risque <strong>de</strong> la mimesis et du ridicule avec <strong>de</strong>s<br />
moyens techniques équivalant à ceux d’un plateau <strong>de</strong> théâtre) pour résoudre <strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong><br />
représentation analogues.<br />
<strong>Le</strong> Camp, célébration ambiguë<br />
Susan Sontag, fine connaisseuse <strong>de</strong>s intellectuels américains du Partisan Review, inaugure ce<br />
revirement critique dans ses “Notes on Camp” (1964) : le Camp, kitsch consenti, distancié, sans<br />
cesser <strong>de</strong> perdre ses caractéristiques (mauvais goût, surcharge, basse qualité, trompe l’œil qui ne<br />
trompe personne…), est le résultat d’un changement <strong>de</strong> regard, dû à l’abandon du cloisonnement<br />
hiérarchique <strong>de</strong>s arts. « Sensibilité » difficile à saisir, le Camp est une tentation dont le lecteur<br />
mo<strong>de</strong>rne ne se prive plus, qu’il revendique, sans toutefois perdre <strong>de</strong> vue l’échec esthétique que le<br />
Camp représente. <strong>Le</strong> terme kitsch gar<strong>de</strong> donc une connotation négative, celle d’un vol qui se fait<br />
aux dépens du lecteur, qui le lèse en lui offrant une œuvre <strong>de</strong> qualité moindre : « est kitsch<br />
l’œuvre qui, pour justifier sa fonction <strong>de</strong> stimulatrice d’effets, se pavane avec les dépouilles<br />
d’autres expériences, et se vend comme art sans réserves » (pour citer un commentaire récent,<br />
celui <strong>de</strong> l’Histoire <strong>de</strong> la lai<strong>de</strong>ur, d’Umberto Eco (2007)). <strong>Le</strong> Camp, au contraire, jouit d’une<br />
réputation positive, alors même que les objets kitsch et Camp sont souvent les mêmes. C’est donc<br />
une différence <strong>de</strong> perception, <strong>de</strong> lecture qui distingue les <strong>de</strong>ux. <strong>Le</strong> Camp, c’est d’abord la<br />
tentative <strong>de</strong> rachat <strong>de</strong> ce qui est vil ; le geste <strong>de</strong> mise en valeur commence par la reconnaissance<br />
<strong>de</strong> l’humilité <strong>de</strong> l’objet, condition première <strong>de</strong> son élévation à un statut plus élevé. L’objet est<br />
toujours surévalué, mais la surévaluation est présentée comme telle, comme démarche<br />
268
consciente, qui vise aussi à bousculer les notions habituelles du Beau en montrant leurs<br />
présupposés et limitations :<br />
<strong>Le</strong> Camp transforme en objet <strong>de</strong> satisfaction esthétique la lai<strong>de</strong>ur d’hier - en un jeu<br />
ambigu où l’on ne sait pas clairement si le laid est racheté comme beau ou si le beau (en<br />
tant qu’« intéressant ») se réduit au laid.<br />
(Eco 2007, 417)<br />
Mais au lieu d’atténuer l’ambiguïté attachée au kitsch et au Camp, <strong>Ludlam</strong> adopte le parti pris<br />
inverse : celui d’un soulignement <strong>de</strong> l’excès, d’une insistance sur le débor<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s normes <strong>de</strong><br />
modération. On peut rattacher cette démarche à l’envergure démesurée <strong>de</strong> l’œuvre Camp,<br />
caractéristique relevée par Sontag. En revanche, dans le cas <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, on est en présence d’une<br />
démarche consciente, calculée, tandis que Sontag fait <strong>de</strong> la can<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l’artiste la condition <strong>de</strong><br />
réussite <strong>de</strong> l’œuvre Camp - réussite qui se mesure, dans l’œil du lecteur, à la perception d’un<br />
décalage entre une ambition sublime et l’échec du résultat. <strong>Ludlam</strong> reprend donc délibérément la<br />
rhétorique excessive du Camp, pour en faire une convention - manière aussi <strong>de</strong> dénoncer au<br />
passage la faiblesse critique <strong>de</strong> l’approche <strong>de</strong> Sontag, qui joue sur la dichotomie entre l’innocence<br />
supposée du créateur et la conscience du lecteur, sur la recréation d’une intention autoriale dont<br />
on ne sait finalement rien.<br />
4.3. c) Figures du dépassement<br />
<strong>Ludlam</strong> décline une série <strong>de</strong> figures <strong>de</strong> l’excès qui brouillent les pistes, entretiennent l’ambiguïté<br />
sur le sens <strong>de</strong> l’œuvre et le niveau <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> son auteur. S’il refuse <strong>de</strong> renoncer au<br />
269
mauvais ou au mal fait, c’est d’une part, comme nous l’avons vu, par hantise <strong>de</strong> la fixité, <strong>de</strong><br />
l’enlisement dans la routine, <strong>de</strong> la répétition d’une recette éprouvée. C’est aussi, plus<br />
profondément, par conviction esthétique : l’excès par rapport aux normes théâtrales établies<br />
déstabilise le spectateur et <strong>de</strong>vient le cadre privilégié <strong>de</strong> l’expérimentation (les termes excès et<br />
expérimentation ayant d’ailleurs une étymologie proche). Est-ce à dire que <strong>Ludlam</strong>, pris par le<br />
désir <strong>de</strong> choquer, s’enferme dans une rhétorique <strong>de</strong> l’escala<strong>de</strong>, qui pourrait avoir <strong>de</strong>s effets<br />
négatifs sur son projet poétique ? C’est un reproche qu’il a dû essuyer jusqu’à la fin <strong>de</strong> sa<br />
carrière, lorsqu’il revient périodiquement à un amateurisme déclaré. Mais l’objection contraire lui<br />
a été faite : il se serait progressivement assagi au point <strong>de</strong> perdre le caractère incisif <strong>de</strong> ses débuts.<br />
Quoi qu’il en soit, le mauvais ou le laid est aussi peu facile à cerner que le beau, qu’il ne<br />
contredit pas toujours <strong>de</strong> manière frontale. L’impression d’excès laissée par le mal fait mérite<br />
donc une étu<strong>de</strong> analytique ; nous tenterons ainsi une classification brève <strong>de</strong> ses éléments. Après<br />
avoir envisagé plus haut les modalités <strong>de</strong> l’aspect textuel du mauvais, nous privilégierons ici la<br />
dimension théâtrale, à l’exclusion <strong>de</strong> la dramaturgie. Il faut envisager ces figures <strong>de</strong> l’excès<br />
comme un ajout au programme poétique, ajout qui n’est pas simple juxtaposition ou collage, mais<br />
qui interagit étroitement avec le texte dramatique.<br />
Nous consacrons à cette facette <strong>de</strong> l’œuvre une place réduite par rapport à la poétique fondée sur<br />
le texte. C’est d’abord une contrainte, liée à la pauvreté <strong>de</strong>s archives disponibles et au manque <strong>de</strong><br />
captations. C’est aussi un choix, et en premier lieu celui <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, que d’insister sur la primauté<br />
<strong>de</strong> la dramaturgie. Dans le chapitre suivant, consacré à l’analyse individuelle <strong>de</strong>s pièces, nous<br />
essaierons d’illustrer au cas par cas le propos général développé ici.<br />
270
L’obscène<br />
C’est sans doute la dimension la plus évi<strong>de</strong>nte du Ridicule, celle d’un infantilisme scatologique et<br />
scabreux, qui n’est pas spécifique à <strong>Ludlam</strong>. Pensons à l’innocence orgiaque <strong>de</strong> Flaming<br />
Creatures <strong>de</strong> Jack Smith, au phallus géant du Cockstrong <strong>de</strong> Tom Murrin, à la fausse pu<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />
la Lady Godiva <strong>de</strong> Ronald Tavel. <strong>Ludlam</strong> va plus loin que cette vision puérile <strong>de</strong> la sexualité,<br />
fondée sur une idée fixe à l’intérêt théâtral évi<strong>de</strong>nt (la sexualité est vecteur d’hypocrisie). <strong>Ludlam</strong><br />
associe à l’obscène (car cette dimension est toujours présente, voire plus crue que chez certains,<br />
comme R. Tavel, qui préférait finalement en montrer le moins possible) une autre forme <strong>de</strong><br />
commentaire : la sexualité est ainsi liée à la fertilité primitive (l’enfant-satyre Orgone dans Turds<br />
in Hell, renvoie dans un geste autoréférentiel à l’origine bachique du théâtre ; les corps plus que<br />
charnus <strong>de</strong> Lola Pashalinski, et plus tard <strong>de</strong> Katy Dierlam, font référence à un idéal <strong>de</strong> vénusté<br />
démodé, <strong>de</strong>s flancs hypertrophiées <strong>de</strong>s déesses africaines aux chairs <strong>de</strong>s Rubens). La sexualité est<br />
aussi, comme nous l’avons vu, liée au pouvoir ; elle <strong>de</strong>vient alors une manière <strong>de</strong> confirmer son<br />
ascendant sur un plus faible (nous renvoyons aux exemples <strong>de</strong> Conquest of the Universe et <strong>de</strong><br />
Love’s Tangled Web, commentés en début <strong>de</strong> chapitre). L’acte sexuel est alors montré dénué <strong>de</strong><br />
tout érotisme, même celui du sadisme, car aucune place n’est laissée à la gratuité. La sexualité a<br />
encore valeur <strong>de</strong> commentaire social : l’aspect ritualisé du geste sexuel est mis en valeur, manière<br />
<strong>de</strong> souligner son caractère conventionnel. <strong>Ludlam</strong> et L. Pashalinski se livrent ainsi à une scène <strong>de</strong><br />
séduction mémorable dans Bluebeard, empruntant <strong>de</strong>s mimiques au rituel amoureux animal, pour<br />
finir par une parodie <strong>de</strong> préliminaires (les acteurs étant tous <strong>de</strong>ux ouvertement homosexuels, le<br />
caractère artificiel et improbable <strong>de</strong> la scène se surimpose à l’immédiateté apparente <strong>de</strong> la<br />
nudité). <strong>Le</strong> propos sert aussi à dénoncer le naturel supposé <strong>de</strong> la sexualité, qui est en réalité prise<br />
dans un discours mythique ; c’est une façon <strong>de</strong> combattre l’idée selon laquelle l’homosexualité<br />
serait contre-nature. En montrant, en l’absence <strong>de</strong> tout didactisme, que la sexualité repose sur une<br />
271
série <strong>de</strong> conventions ni plus ni moins authentiques que tout autre pratique sexuelle, <strong>Ludlam</strong> fait<br />
passer un commentaire queer sans sacrifier à la théâtralité, point central <strong>de</strong> son esthétique.<br />
<strong>Le</strong> monstrueux et le grotesque<br />
L’obscène est le plus souvent tiré du côté <strong>de</strong> l’étrange, du monstrueux, <strong>de</strong> sorte qu’il échappe aux<br />
conventions à la fois pornographiques et érotiques. <strong>Ludlam</strong> n’hésite pas à mettre en scène <strong>de</strong>s<br />
corps non traditionnels, éloignés <strong>de</strong>s canons <strong>de</strong> beauté en vigueur : corps obèses, outrageusement<br />
musclés (les culturistes <strong>de</strong> Salammbô), âgés (Turds in Hell), laids (<strong>Ludlam</strong> lui-même, qui<br />
exploite habilement les décalages possibles avec les rôles qu’il s’attribue). On pourrait objecter<br />
qu’aller à l’encontre <strong>de</strong>s normes traditionnelles <strong>de</strong> beauté revient à créer un univers parallèle régi<br />
par ses propres critères - les canons acceptés étant d’ailleurs largement relatifs. Il entre certes une<br />
part <strong>de</strong> réaction vis-à-vis <strong>de</strong>s idéaux occi<strong>de</strong>ntaux contemporains, réaction du même ordre que<br />
celle <strong>de</strong> l’intrusion <strong>de</strong> l’objet kitsch dans un univers décoratif avec lequel il est en porte-à-faux.<br />
Ce serait surtout faire abstraction <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong> créatures physiques franchement<br />
monstrueuses (c’est-à-dire qui attirent le regard, qui font spectacle) ou grotesques (pour revenir à<br />
l’origine du terme, celle <strong>de</strong> l’imaginaire maniériste <strong>de</strong>s grottes ornées d’un bestiaire fantaisiste).<br />
De même que <strong>Ludlam</strong> teste les limites <strong>de</strong> tolérance du spectateur par l’écriture (la concaténation<br />
<strong>de</strong> plaisanteries <strong>de</strong> Utopia, Incorporated, l’intrigue évanescente d’Exquisite Torture,<br />
l’indétermination générique d’Irma Vep (parodie ou suspense au premier <strong>de</strong>gré ?), vecteur <strong>de</strong><br />
division du public…), il pratique un jeu visuel analogue. La présence <strong>de</strong> corps hors normes pose<br />
la même problématique <strong>de</strong> réception : a-t-on affaire à une proposition <strong>de</strong> retour à un modèle <strong>de</strong><br />
beauté dépassé ? À une satire en creux <strong>de</strong>s idéaux contemporains ? À une provocation, une<br />
volonté gratuite <strong>de</strong> choquer ? À une allusion autoréférentielle au théâtre, art <strong>de</strong> la vue ? S’il y a<br />
sortie <strong>de</strong>s normes, où se situe la limite entre le simple écart, et la franche rupture ? Est-on en<br />
272
présence d’une différence <strong>de</strong> <strong>de</strong>gré, ou <strong>de</strong> nature ? Ces questions n’ont pas <strong>de</strong> réponse unique ou<br />
claire. <strong>Le</strong> lecteur est, là encore, laissé responsable <strong>de</strong> son interprétation. On distinguera cependant<br />
les créatures monstrueuses naturelles et artificielles. <strong>Le</strong>s premières relèvent du phénomène du<br />
freak, <strong>de</strong> la bête <strong>de</strong> foire exhibée pour son physique singulier. <strong>Le</strong>s secon<strong>de</strong>s (par exemple, le<br />
corps nu et classiquement beau <strong>de</strong> Black-Eyed Susan, affublé d’un organe génital inédit (le<br />
« troisième sexe » (“third genital”)), représenté par une patte <strong>de</strong> poulet, dans Bluebeard (voir<br />
illustration dans les œuvres complètes, 140), résultat d’une expérience ratée du savant fou; le<br />
satyre Orgone dans Turds in Hell ; le personnage du « Porc du Nord » dans The Enchanted Pig,<br />
bête <strong>de</strong> conte évoquée au moyen d’un masque géant en papier mâché posé sur un corps<br />
d’homme). Alors que <strong>Ludlam</strong> a tendance à privilégier l’artifice dans les autres aspects <strong>de</strong> son<br />
œuvre, l’emploi du monstrueux naturel lui permet d’ajouter une dimension d’inquiétante<br />
étrangeté et d’ambiguïté que le monstrueux artificiel, qui tend plutôt vers le comique, ne permet<br />
pas.<br />
<strong>Le</strong> vain<br />
Nous avons vu que <strong>Ludlam</strong> se méfiait <strong>de</strong> la perfection, préférant exhiber au théâtre une part<br />
d’amateurisme et d’artisanal, manière d’inscrire les conditions <strong>de</strong> production dans une esthétique<br />
fondée sur la révélation. <strong>Ludlam</strong> ne commente pas un aspect <strong>de</strong> sa pratique a priori<br />
contradictoire, celle <strong>de</strong> la virtuosité déguisée. Rappelons-nous que la rupture avec la pério<strong>de</strong><br />
épique avait pour origine une observation d’acteur : celle <strong>de</strong> l’impossibilité <strong>de</strong> tenir le rythme,<br />
d’observer sans dommage pour le jeu les coupures, les changements <strong>de</strong> ton d’une scène à l’autre.<br />
D’abord inspiré par l’esthétique du montage cinématographique, <strong>Ludlam</strong> se rend compte que ce<br />
qui paraît fonctionner dramaturgiquement est un désastre dès lors que les comédiens sont tenus<br />
<strong>de</strong> jouer dans la continuité au théâtre. Pourtant, <strong>Ludlam</strong> continue plus tard <strong>de</strong> se poser <strong>de</strong>s défis<br />
273
<strong>de</strong> jeu, à la limite du tenable. The Mystery of Irma Vep est sans doute la pièce qui pousse ce<br />
procédé à son paroxysme. Deux acteurs y jouent une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> rôles différents, <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
sexes, <strong>de</strong> diverses conditions sociales, auxquelles renvoient un accent, une posture, <strong>de</strong>s<br />
maniérismes particuliers. Ils ne quittent jamais la scène en même temps (et toujours sous un<br />
prétexte intégré à l’intrigue, quoique souvent manifestement artificiel) et changent <strong>de</strong> persona en<br />
coulisses, en essayant <strong>de</strong> laisser la scène vi<strong>de</strong> le moins longtemps possible. <strong>Ludlam</strong> fait<br />
explicitement référence au quick-change, sous-catégorie <strong>de</strong> la magie dans laquelle la<br />
métamorphose d’un personnage à l’autre se fait sous les yeux du public. Mais au lieu <strong>de</strong> montrer<br />
la modification, <strong>Ludlam</strong> la dissimule en coulisses (on ne voit pas les acteurs se changer). <strong>Le</strong><br />
spectateur sait ce qu’il se passe, se doute qu’il y a trucage, mais il ne voit rien - la <strong>de</strong>xtérité qui<br />
fait l’intérêt du quick-change disparaît au profit d’un spectacle qui renvoie davantage au montage<br />
filmique, mais qui au cinéma serait réalisé sans le moindre effort. Seule la sueur perlant au front<br />
<strong>de</strong>s comédiens et leur essoufflement, qu’ils tentent <strong>de</strong> gommer sans y parvenir complètement,<br />
ainsi que la conviction intime du spectateur, rappellent qu’on est bien au théâtre. <strong>Ludlam</strong> choisit<br />
ainsi <strong>de</strong> masquer la virtuosité au moment où elle pourrait facilement prendre toute la place. Cette<br />
valorisation <strong>de</strong> la vanité apparaît plus généralement dans la pratique d’un type <strong>de</strong> jeu que Stefan<br />
Brecht qualifie <strong>de</strong> « facetterie » - jeu qui continue d’entretenir avec le collage une relation <strong>de</strong><br />
contiguïté, mais qui est sans doute moins spectaculaire car il repose sur une médiation culturelle.<br />
Pour comprendre en effet l’effort requis par la juxtaposition <strong>de</strong> styles, voix, gestuelles d’époque<br />
et <strong>de</strong> genres variées, il faut maîtriser un certain corpus et être à même d’apprécier une mosaïque<br />
<strong>de</strong> signes qui ne doit rien au hasard - et que là encore, les techniques cinématographiques<br />
(montage, dissociation du son et <strong>de</strong> l’image) simplifieraient à l’extrême. Quel intérêt donc, si ce<br />
n’est celui <strong>de</strong> célébrer l’athlétisme et la vaillance <strong>de</strong> l’acteur ?<br />
274
L’injouable<br />
Lorsque le texte traîne en longueur, <strong>de</strong>vient incompréhensible, abscons, surchargé, se produit<br />
alors un retournement. Tandis que la langue semble occuper le premier plan, le référent échappe<br />
et l’on n’entend plus que la musique du signifiant. <strong>Le</strong> sens est transféré vers le plateau, le jeu, la<br />
mise en scène. <strong>Le</strong> spectateur qui, comme le souffre-douleur <strong>de</strong> Gertru<strong>de</strong> Stein, n’a plus la force<br />
<strong>de</strong> suivre, se raccroche à la dimension visuelle. Ce procédé <strong>de</strong> remplissage hypertrophique est<br />
l’opposé du silence du mime ; pourtant, examinés sous l’aspect <strong>de</strong> la réception, les <strong>de</strong>ux extrêmes<br />
se rejoignent, produisant un effet analogue sur le spectateur. Der Ring Gott Farblonjet, réécriture<br />
en charabia d’inspiration joycienne du Ring wagnérien, fait explicitement référence à cette forme<br />
<strong>de</strong> musicalité liée au retrait du sens. Dans d’autres pièces, le procédé apparaît <strong>de</strong> manière moins<br />
manifeste. <strong>Le</strong>s tira<strong>de</strong>s interminables et le style poétique copieux, purple, <strong>de</strong> Salammbô, qui déjà<br />
posaient problème pour les lecteurs <strong>de</strong> Flaubert, sont un autre exemple <strong>de</strong> défi posé au jeu.<br />
Certaines pièces dans lesquelles ce procédé apparaît <strong>de</strong> manière moins systématique sont aussi<br />
sujettes à <strong>de</strong>s effets périodiques <strong>de</strong> mise en sourdine du sens : la conversation à bâtons rompus<br />
d’un salon proustien dans Turds in Hell (57-58), le Newspeak sans qualités (710-711) et les<br />
créations lexicales incessantes et gratuites, car détachées <strong>de</strong> tout référent réel dans <strong>Le</strong> Bourgeois<br />
Avant-Gar<strong>de</strong>, pièce dans laquelle le protagoniste, pris à son propre piège, finit par être forcé à<br />
ingérer le sens d’un mot qu’il ne comprend pas (“VIOLET : In or<strong>de</strong>r to become a member of the<br />
post-avant-gar<strong>de</strong>, you must eat the words avant-gar<strong>de</strong>.” (723); ou encore l’exemple plus classique<br />
d’une dispute dans laquelle le ton et la gestuelle prennent le pas sur la logorrhée, dans Secret<br />
Lives of the Sexists (646-647), mais compliquée par un défi technique, la superposition exacte <strong>de</strong>s<br />
voix et le lancer <strong>de</strong> boue, lui aussi simultané (They all begin throwing mud in each other’s face<br />
and talking simultaneously.) (646)). Ces passages sont comme autant <strong>de</strong> tableaux visuels et<br />
sonores, qui marquent une stase <strong>de</strong> l’intrigue ; ils sont aussi, pour les acteurs, une forme<br />
275
d’entraînement au détachement du sens, une école <strong>de</strong> jeu anti-réaliste - ce qui ne signifie pas, au<br />
contraire, qu’il y ait retrait du sens ou intrusion <strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong> (le sens est déplacé, pris en charge<br />
autrement que linguistiquement), ni même décrochage réel par rapport à l’intrigue.<br />
276
5. <strong>Le</strong>s pièces<br />
Plutôt que <strong>de</strong> tenter un classement <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, nous avons choisi <strong>de</strong> les<br />
présenter chronologiquement, sans opérer <strong>de</strong> découpage chronologique. L’auteur lui-même se<br />
gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> le faire, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la rupture avec la pério<strong>de</strong> dite épique, analysée précé<strong>de</strong>mment. Si<br />
nous avons préféré résister à la tentation taxinomique, c’est avant tout parce qu’il aurait fallu<br />
tenir compte d’un nombre incontrôlable <strong>de</strong> critères, qui dépassent la simple démarche d’écriture<br />
et en même temps l’infléchissent considérablement : changements dans la troupe,<br />
déménagements (<strong>Ludlam</strong> affirme écrire différemment en fonction <strong>de</strong> la configuration <strong>de</strong> la salle),<br />
évolutions formelles, thématiques, performatives, dramaturgiques… Tous ces critères se croisent,<br />
et <strong>de</strong> surcroît <strong>de</strong> manière rarement linéaire. C’est pourquoi nous insisterons sur les effets d’écho à<br />
l’intérieur <strong>de</strong> l’œuvre, évi<strong>de</strong>nts comme souterrains. Sans être re<strong>de</strong>vable à la notion d’« emploi »<br />
au sens traditionnel, <strong>Ludlam</strong> se sert <strong>de</strong>s talents <strong>de</strong> chaque acteur <strong>de</strong> sa troupe, accordant son<br />
écriture aux dons <strong>de</strong> chacun ; on peut lire les pièces comme autant <strong>de</strong> « tombeaux » (Vitez)<br />
277
offerts aux acteurs <strong>de</strong> la troupe, qui connaissent <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> grâce et d’éclipse difficilement<br />
explicables par <strong>de</strong>s raisons purement professionnelles. Quoique cohérent, le parcours est en<br />
somme peu prévisible en raison <strong>de</strong> la multiplicité <strong>de</strong>s aspects à prendre en compte, et les<br />
tentatives <strong>de</strong> classements vouées à l’échec ou du moins peu pertinentes.<br />
Un corpus instable<br />
<strong>Le</strong> répertoire <strong>de</strong>s pièces retenues est celui <strong>de</strong>s œuvres complètes posthumes (Harper & Collins,<br />
1989). Il faut s’arrêter un instant sur la constitution <strong>de</strong> cette édition. Du vivant <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> sont<br />
parues quelques pièces individuelles dans l’édition Samuel French, mais il faut attendre la<br />
parution <strong>de</strong>s œuvres complètes pour qu’on ait accès à un véritable recueil. <strong>Ludlam</strong> envisage son<br />
œuvre comme un répertoire inscrit dans la durée, et souhaite qu’on reprenne ses pièces dans<br />
d’autres théâtres. Il s’oppose en cela à une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s metteurs en scène d’avant-gar<strong>de</strong>, du<br />
théâtre d’images, créateurs d’un univers idiosyncratique qui supporte mal le passage par d’autres<br />
mains. Que le transfert puisse se faire facilement est une autre question, à laquelle il se gar<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
répondre, mais qu’il faut poser, en regard <strong>de</strong> la difficulté d’accès <strong>de</strong> ses textes, renforcée par<br />
l’indigence générale <strong>de</strong>s indications scéniques.<br />
<strong>Le</strong>s pièces déjà publiées ont été reprises telles quelles dans l’édition posthume. Posent surtout<br />
problème les pièces <strong>de</strong>s débuts, fondées en partie sur l’improvisation et susceptibles d’évoluer <strong>de</strong><br />
soir en soir. L’éditeur a dû se livrer à un travail <strong>de</strong> reconstitution à partir <strong>de</strong>s notes du dramaturge<br />
et <strong>de</strong>s témoignages <strong>de</strong>s acteurs et participants. <strong>Ludlam</strong> semble ambivalent à l’égard du répertoire<br />
épique : d’un côté, il ne le renie à aucun moment et semble même prendre appui sur <strong>de</strong>s essais <strong>de</strong><br />
la première pério<strong>de</strong> jusque dans ses <strong>de</strong>rnières pièces, y revenant et y puisant sans cesse <strong>de</strong><br />
l’inspiration. <strong>Le</strong>s pièces épiques constituent donc sa « matrice » personnelle au sein <strong>de</strong> la<br />
« matrice <strong>de</strong>s fables du mon<strong>de</strong> ». D’un autre côté, il n’effectue sur elles aucun travail d’édition,<br />
278
condition permettant leur reprise par d’autres, et ne les rejouera pas une fois passé à la « pièce<br />
bien faite ». A noter toutefois, son partenaire Everett Quinton, qui reprend la direction du théâtre<br />
et <strong>de</strong> la troupe après sa mort (1987-1997), déci<strong>de</strong>ra <strong>de</strong> remonter certaines pièces « épiques »,<br />
preuve qu’elles font bien partie du répertoire Ridicule et ne doivent pas être considérées comme<br />
une origine dépassée.<br />
Autre problème : l’édition posthume intègre <strong>de</strong>s œuvres non jouées (Isle of the Hermaphrodites,<br />
projet <strong>de</strong> livret d’opéra, et Me<strong>de</strong>a, pièce dictée à la hâte pour satisfaire à une obligation<br />
administrative, mais abandonnée aussitôt), œuvres <strong>de</strong> comman<strong>de</strong> <strong>de</strong>stinées à être montées dans<br />
<strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> production étrangères au fonctionnement habituel <strong>de</strong> la troupe. Que faire <strong>de</strong> ces<br />
œuvres qui n’ont pas été montées ni même répétées, quand on connaît le poids du processus <strong>de</strong><br />
maturation lié au contact avec la scène et à l’intervention <strong>de</strong>s comédiens dans le résultat final ?<br />
Comment les traiter ? Nous avons choisi ici <strong>de</strong> les laisser <strong>de</strong> côté.<br />
Inversement, une partie du répertoire <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> n’est pas intégrée à l’édition. Il s’agit<br />
notamment <strong>de</strong> dramaticules joués <strong>de</strong> manière quasiment improvisée, sur canevas, avec <strong>de</strong>s<br />
comédiens <strong>de</strong> la troupe aguerris, souvent montés au <strong>de</strong>rnier moment. Ils sont difficiles à<br />
i<strong>de</strong>ntifier. On conserve la trace <strong>de</strong> leur existence au détour <strong>de</strong> témoignages ou dans les écrits <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong>. C’est ainsi par exemple que l’unique passage <strong>de</strong> la troupe en France, au festival <strong>de</strong><br />
Nancy en 1976 (le thème <strong>de</strong> l’édition était le théâtre comique populaire, autour <strong>de</strong>s « <strong>de</strong>scendants<br />
<strong>de</strong> la commedia <strong>de</strong>ll’arte »), est documenté uniquement dans <strong>de</strong>s souvenirs <strong>de</strong> spectateurs<br />
(Kaufman 2002, 244-245). <strong>Le</strong>s répétitions s’effectuent dans <strong>de</strong>s conditions difficiles, la majorité<br />
<strong>de</strong> la troupe ayant déserté à l’issue d’une longue tournée européenne. On retrouve un processus<br />
<strong>de</strong> création proche <strong>de</strong> l’atmosphère chaotique <strong>de</strong>s pièces épiques, où il faut faire <strong>de</strong> nécessité<br />
vertu - quoique les interprètes aient alors atteint un niveau et une cohésion <strong>de</strong> jeu digne <strong>de</strong> la<br />
commedia <strong>de</strong>ll’arte au programme du festival, et ne soient plus les « objets trouvés » <strong>de</strong>s débuts.<br />
279
Commenter ces pièces improvisées, cela veut dire effectuer une critique dans l’esprit <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s<br />
théâtrales et laisser <strong>de</strong> côté un moment la dramaturgie. Cette démarche serait souhaitable, mais <strong>de</strong><br />
même que pour le reste du corpus <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, on en est souvent réduit à partir du texte. En<br />
l’absence <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier, et quand les documents iconographiques et les témoignages sont rares,<br />
nous avons préféré <strong>de</strong> mentionner ces œuvres que brièvement plutôt que <strong>de</strong> tenter une<br />
hypothétique reconstruction.<br />
Pour pallier tout <strong>de</strong> même à cette insatisfaction, nous avons choisi, avant d’abor<strong>de</strong>r chaque pièce<br />
individuelle, <strong>de</strong> proposer en ouverture une analyse génétique d’un manuscrit trouvé dans les<br />
archives <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> à la Billy Rose Theater Collection <strong>de</strong> Lincoln Center à New York. Ce<br />
manuscrit n’est pas daté, même si les références qu’il fait à d’autres pièces <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> permettent<br />
<strong>de</strong> le situer grossièrement, mais là n’est pas l’essentiel. Il s’agit plutôt <strong>de</strong> d’éclairer le<br />
déroulement <strong>de</strong> la démarche d’écriture et son fonctionnement. Il est vraisemblable que ce<br />
manuscrit correspon<strong>de</strong> au spectacle donné lors du festival <strong>de</strong> Nancy, The Fearless Adventures of<br />
the Fearless Fucker Carigos, car les <strong>de</strong>scriptions <strong>de</strong>s spectateurs et le manuscrit lui-même<br />
concor<strong>de</strong>nt en bien <strong>de</strong>s points.<br />
280
Petite étu<strong>de</strong> génétique<br />
<strong>Le</strong> manuscrit trouvé dans les archives <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> à Lincoln Center se trouve dans un<br />
cahier d’écolier, au milieu <strong>de</strong> notes diverses (idées <strong>de</strong> pièces, <strong>de</strong> décor, <strong>de</strong> costume, bons mots,<br />
bribes <strong>de</strong> dialogue, croquis et schémas…) prises au crayon. Il se présente sous forme <strong>de</strong> notes<br />
brèves.<br />
Rappelons le contexte : en tournée en Europe en 1976, <strong>Ludlam</strong> se voit invité au festival <strong>de</strong> Nancy<br />
à la <strong>de</strong>rnière minute. Fatiguée par les exigences <strong>de</strong> la tournée et peu enthousiaste à la vue <strong>de</strong>s<br />
conditions <strong>de</strong> séjour à Nancy, la majeure partie <strong>de</strong> sa troupe l’abandonne. <strong>Ludlam</strong> avait été invité<br />
pour jouer Camille, un classique <strong>de</strong> son répertoire, mais il est contraint d’écrire une nouvelle<br />
pièce. Ou plutôt, au lieu <strong>de</strong> puiser parmi ses pièces passées une œuvre qui pourrait convenir à sa<br />
troupe réduite, il choisit <strong>de</strong> monter une œuvre inédite, The Fearsome Adventures of the Fearless<br />
Fucker Caragos. Ce défi est sans doute lié au thème du festival, sur le théâtre comique et les<br />
héritiers <strong>de</strong> la commedia <strong>de</strong>ll’arte. Il s’agit alors pour le dramaturge d’offrir la démonstration<br />
d’un théâtre fondé sur l’improvisation, grâce à <strong>de</strong>s interprètes qui se connaissent intimement pour<br />
avoir joué ensemble le même corpus <strong>de</strong> pièces.<br />
La brièveté <strong>de</strong>s notes est donc directement liée à la fois au manque <strong>de</strong> temps et à l’histoire <strong>de</strong> la<br />
compagnie, à son attachement à la continuité, au répertoire et à la troupe.<br />
Dans l’urgence, faire jouer la matrice <strong>de</strong>s fables<br />
281
<strong>Ludlam</strong> fait alors un « usage anagrammatique » <strong>de</strong> son propre répertoire : dans le plan <strong>de</strong> la<br />
pièce, on trouve ainsi pour chaque partie la reprise d’un fragment d’une pièce précé<strong>de</strong>nte - “from<br />
Corn”, “from Hot Ice”, “Camille”… Cet aspect fragmentaire est aussi encouragé par l’inscription<br />
dans le genre farcesque : <strong>Ludlam</strong> se sert d’ailleurs <strong>de</strong> « divertissements » tout au long du<br />
spectacle, manière d’assurer les transitions en respectant l’art dramatique brisé <strong>de</strong> la farce.<br />
Il peut sembler étonnant d’offrir un concentré du répertoire Ridicule dans un contexte où le<br />
public n’est pas du tout familier avec l’œuvre. Mais il n’en est rien : en privilégiant la reprise <strong>de</strong><br />
textes connus, que les acteurs ont déjà joués, le dramaturge fait appel non seulement à la mémoire<br />
verbale <strong>de</strong> sa troupe, mais à sa mémoire corporelle et vocale. La mise en scène bâclée peut donc<br />
s’appuyer au moins sur le jeu <strong>de</strong>s acteurs, ce qui importe particulièrement dans un contexte où le<br />
public n’est pas anglophone, et où l’aspect théâtral au sens premier doit l’emporter sur le texte.<br />
Ce choix est mis en avant dans le titre du spectacle, qui fait référence à Karagheuz ou Karagöz<br />
(orthographié Kharagoz dans le manuscrit, transformé dans le titre en Caragos), capitaine<br />
fanfaron dans la tradition turque du théâtre d’ombre, personnage métonymique d’une forme<br />
théâtrale comme le sont Guignol ou Punch et Judy. On a donc affaire à une source <strong>de</strong> nature<br />
visuelle et à un personnage archétypal. On notera que <strong>Ludlam</strong> choisit une référence comique<br />
moins canonique dans la tradition occi<strong>de</strong>ntale, (mais tout <strong>de</strong> même traditionnelle, au sens où elle<br />
est le produit d’une longue histoire), et qui répond au thème du festival tout en créant un effet<br />
d’étrangement dû à la fois à son origine nationale et à son statut <strong>de</strong> forme mineure.<br />
Faire théâtre <strong>de</strong> l’outrance<br />
<strong>Ludlam</strong> prend le parti, pour la première introduction du Ridicule en France et en référence sans<br />
doute aussi à la dimension comique du thème, d’aller vers l’outrance, annoncée dès le titre :<br />
accumulation <strong>de</strong> plaisanteries scatologiques, satire <strong>de</strong> la mé<strong>de</strong>cine dans la lignée moliéresque<br />
282
(“you’ll live to fuck us all”), sexualité exacerbée (“she [Geets] massages his neck as though she<br />
were masturbating his whole body - he stiffens spits white stuff and then goes limp.” - reprise <strong>de</strong><br />
la relation implicitement incestueuse entre le gangster et sa mère dans la source, le film White<br />
Heat, et déjà infléchie dans un sens sexuel dans la pièce Hot Ice). Ce qui lui vaut, malgré la<br />
concurrence <strong>de</strong>s autres farceurs, un succès <strong>de</strong> scandale.<br />
<strong>Le</strong>s conditions d’écriture extrêmes <strong>de</strong> The Fearless Fucker… ne sont peut-être pas<br />
représentatives <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s habituelles <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, en ce qu’elles en constituent une forme <strong>de</strong><br />
caricature. Mais l’urgence a sans doute le mérite d’en révéler les tendances saillantes. Et cette<br />
urgence, mise en scène plus tard dans How to Write a Play, joue apparemment un rôle récurrent<br />
dans le processus d’écriture.<br />
283
Bluebeard (1970)<br />
A Melodrama in Three Acts<br />
<strong>Le</strong> sous-titre <strong>de</strong> Bluebeard annonce le revirement <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> : employer l’expression<br />
« mélodrame en trois actes », c’est à la fois revenir à une formulation désuète du contenu d’une<br />
pièce, et signaler l’accès à une nouvelle forme <strong>de</strong> stratégie dramatique : trois, c’est le chiffre<br />
parfait <strong>de</strong> la structure aristotélicienne, c’est-à-dire un début, un milieu et une fin.<br />
Cette structure que <strong>Ludlam</strong> a mis du temps à embrasser est aussi celle du scénario<br />
cinématographique hollywoodien type ; sur ce plan, on peut poser l’hypothèse que le théâtre s’est<br />
détourné du modèle « bien fait » à partir du moment où celui-ci est <strong>de</strong>venu le schéma narratif<br />
dominant au cinéma. Ce qui aurait pu poser problème pour <strong>Ludlam</strong>, qui recycle un grand nombre<br />
<strong>de</strong> références cinématographiques. Si la pièce est loin <strong>de</strong> ressembler à un film, c’est d’abord<br />
parce que <strong>Ludlam</strong> s’inspire <strong>de</strong> mauvais films aux qualités manifestement (mais pas toujours<br />
volontairement) théâtrales. <strong>Le</strong> genre du film <strong>de</strong> savant fou, et en particulier L’Île du Docteur<br />
Moreau, figure au premier plan. Il suffit <strong>de</strong> penser aux séries B avec Boris Karloff ou Vincent<br />
Price, aux films <strong>de</strong> Jacques Tourneur. <strong>Le</strong>s personnages sont placés dans une situation archétypale<br />
du genre : enfermés sur une île déserte, sous la coupe d’un savant fou tyrannique - le Barbe Bleue<br />
du titre -, et menacés d’être torturés dans la « Maison <strong>de</strong>s souffrances » (House of Pain) en cas <strong>de</strong><br />
désobéissance. Autre orientation générique proposée, celle du mélodrame, qu’il faut sans doute<br />
interpréter ici aussi bien thématiquement que structurellement (bien que la pièce soit divisée<br />
284
clairement entre trois parties, cela n’empêche pas les péripéties <strong>de</strong> se succé<strong>de</strong>r suivant les lois du<br />
suspense, du cliffhanger propre au mélodrame 124 ).<br />
Utopie et expérimentation<br />
Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’exotisme utopique (l’utopie joue dans les <strong>de</strong>ux sens : l’île est un non-lieu ; les<br />
ambitions du savant sont <strong>de</strong> nature à changer le mon<strong>de</strong>), Bluebeard dissimule un certain nombre<br />
<strong>de</strong> références moliéresques qui ont échappé à la critique et que <strong>Ludlam</strong> a passées sous silence.<br />
Pourtant, il y a <strong>de</strong>s passages entiers du Dom Juan en traduction anglaise (à commencer par la<br />
définition que donne Sheemish, reprise <strong>de</strong> Sganarelle, <strong>de</strong> son maître Bluebeard (il « traite <strong>de</strong><br />
billevesées tout ce que nous croyons» ; « billevesées» <strong>de</strong>venant « ridicule » en traduction (“turns<br />
to ridicule everything we believe in”) (121)). <strong>Le</strong> « grand seigneur méchant homme » n’est plus<br />
condamnable pour ses amours (quoiqu’il ne soit pas monogame, comme le montre la reprise<br />
verbatim <strong>de</strong> la scène <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux paysannes (131-132 ; Dom Juan II, 5)), mais pour ses recherches<br />
scientifiques repoussant les limites <strong>de</strong> l’humain :<br />
BLUEBEARD : I am about to perform the magnum opus. The creation of a third genital<br />
organ will perhaps lead to the creation of a third sex. You will be my ultimate masterpiece<br />
of vivisection.<br />
(131)<br />
Comme Frankenstein, qui se sert <strong>de</strong> fragments <strong>de</strong> tissus humains pour constituer une nouvelle<br />
créature, Bluebeard tente l’alchimie <strong>de</strong>s sexes : ni homme, ni femme, mais les <strong>de</strong>ux à la fois et<br />
autre chose aussi. La référence au « troisième sexe » est une manière ironique <strong>de</strong> traiter le motif<br />
124 Nous reprenons ici les analyses <strong>de</strong> Ben Singer sur la définition du genre dans son contexte américain (Singer,<br />
Ben. Melodrama and Mo<strong>de</strong>rnity ; Early Sensational Cinema and Its Contexts. New York : Columbia University<br />
Press. 2001.<br />
285
du genre : à supposer qu’il y ait moyen <strong>de</strong> créer un organe génital original inédit, reste à lui<br />
assigner une i<strong>de</strong>ntité sexuelle. Il est difficile <strong>de</strong> dire en quoi elle pourrait consister. A moins d’y<br />
voir une justification a posteriori du caractère essentiellement épicène du Ridicule, cette<br />
combinaison <strong>de</strong>s sexes a surtout pour résultat d’évoquer avec humour l’expérience queer, celle<br />
d’un détachement du sexe biologique en faveur d’une i<strong>de</strong>ntité sociale plus souple. Car vouloir<br />
littéraliser l’indétermination (ou plutôt la souplesse) i<strong>de</strong>ntitaire est aussi absur<strong>de</strong> que <strong>de</strong> persister<br />
à faire correspondre sexe et i<strong>de</strong>ntité sexuelle. En ce sens, l’épicène se distingue <strong>de</strong> l’androgynie<br />
en ce qu’il laisse en suspens le sens <strong>de</strong> la lecture (l’androgynie combine <strong>de</strong>s caractéristiques <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>ux sexes, tandis que l’épicène, qui contient l’androgynie, peut aussi fonctionner par<br />
neutralisation <strong>de</strong>s différences, ou par inversion), et rejoint par sa liberté sémantique l’ouverture<br />
du queer. <strong>Ludlam</strong> se moque plus ouvertement <strong>de</strong>s rituels <strong>de</strong> séduction hétérosexuels dans la<br />
pièce, notamment lors <strong>de</strong> la scène <strong>de</strong> séduction entre Miss Cubbidge et Bluebeard, dont la pièce<br />
écrite rend mal compte, car il s’agissait d’une succession <strong>de</strong> lazzi assez longue, et <strong>de</strong> l’avis<br />
général, drôle et réussie (“a scene of unprece<strong>de</strong>nted eroticism in which MISS CUBBIDGE gives<br />
herself voluptuously to BARON VON BLUEBEARD” (128)).<br />
Faire <strong>de</strong> Bluebeard un savant fou, dramaturge à ses heures perdues, est aussi un moyen <strong>de</strong><br />
proposer une analogie ironique entre son propre parcours d’expérimentateur et l’excentricité<br />
scientifique <strong>de</strong> Bluebeard, personnage qui est par ailleurs très conservateur sur le plan esthétique<br />
(“I <strong>de</strong>test avant-gar<strong>de</strong> theater” (124)). <strong>Ludlam</strong> ne croit pas à l’invention mais à la transformation<br />
et à la découverte, tandis que le savant se lance dans la création d’un « troisième organe génital »<br />
- mais ce « troisième sexe » est aussi une synthèse <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux autres, synthèse qu’on peut<br />
interpréter à la fois comme reprise, effacement et dépassement.<br />
286
Une rupture avec la pièce épique ?<br />
Comme nous l’avons évoqué plus haut en passant à propos <strong>de</strong> l’esthétique du mélodrame, le fait<br />
qu’il y ait formellement un début, un milieu et une fin ne signifie pas forcément que l’arc<br />
dramatique soit linéaire ou, pour reprendre un critère aristotélicien, que la pièce forme comme<br />
une unité organique. <strong>Ludlam</strong> a trouvé la solution pour continuer d’expérimenter en sous-main,<br />
tout en conservant une cohérence <strong>de</strong> faça<strong>de</strong>. Tout dépend aussi à quelle pièce épique on compare<br />
Bluebeard, car le corpus est loin d’être unifié. Mais il est certain que Bluebeard prend le contre-<br />
pied <strong>de</strong> la pièce directement précé<strong>de</strong>nte, The Grand Tarot. Il y a toujours recyclage visible <strong>de</strong><br />
références variées, mais là, <strong>Ludlam</strong> choisit <strong>de</strong> présenter ces lieux communs culturels au moyen <strong>de</strong><br />
leur forme habituelle : aux allusions aux films <strong>de</strong> savant fou, genre le plus visible <strong>de</strong> la pièce,<br />
correspond donc une structure <strong>de</strong> mélodrame <strong>de</strong> série B. C’est aussi par le jeu <strong>de</strong> cette<br />
correspondance formelle que d’autres allusions <strong>de</strong>viennent moins manifestes et ont tendance à<br />
être effacées, car elles sont en décrochage avec leur structure formelle habituelle. Auparavant,<br />
dans les pièces épiques, la structure d’ensemble était moins facilement rattachable à un genre<br />
particulier, et les références entraient alors davantage dans une relation d’égalité.<br />
Visuellement et thématiquement, on reste tout <strong>de</strong> même proche <strong>de</strong> l’exotisme épique. <strong>Ludlam</strong><br />
s’est entouré <strong>de</strong>s mêmes collaborateurs, simplement, il a effectué un tri parmi eux et n’a gardé<br />
que les plus fidèles, qui vont former sa troupe permanente. On trouve ainsi Mario Montez,<br />
découvert par Jack Smith et réincarnation <strong>de</strong> la plus mauvaise actrice du mon<strong>de</strong>, Maria Montez ;<br />
il joue Lamia, la Femme Léopard (the <strong>Le</strong>opard Woman). De la pério<strong>de</strong> épique <strong>de</strong>meure une<br />
galerie <strong>de</strong> freaks, <strong>de</strong> personnages monstrueux, animalisés : par leur comportement et gestuelle<br />
(Sheemish dit <strong>de</strong> Bluebeard qu’il « vit comme un animal » (“he lives like an animal”) (121); les<br />
amants se roulent par terre en poussant <strong>de</strong>s cris animaux (“They clinch and roll about on the floor<br />
making animal noises” (128); la femme leopard est féline jusque dans ses moindres mouvements<br />
287
(“Enters and crawls with catlike stealth” (139)); leur apparence physique (la femme léopard, mi-<br />
bête, est vêtue d’imprimé léopard <strong>de</strong> pied en cap (“wearing more leopard than the costume<br />
<strong>de</strong>signer thought advisable” (117); le « troisième organe génital », qui est en fait une patte <strong>de</strong><br />
poulet ; leur nom (Mrs. Maggot ; Sheemish le peureux, dont le nom semble être une combinaison<br />
<strong>de</strong> sheepish et <strong>de</strong> squeamish) ; Lamia, nom d’une femme mythologique qui, <strong>de</strong>venue folle,<br />
<strong>de</strong>vient mi-femme, mi-serpent).<br />
La réception<br />
L’œuvre suscite d’emblée <strong>de</strong>s réactions enthousiastes, aussi bien <strong>de</strong> la part du public que <strong>de</strong> la<br />
critique. Richard Schechner, rédacteur en chef <strong>de</strong> la revue The Drama Review, reconnaît<br />
immédiatement les qualités <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. Alors qu’il avait assisté à <strong>de</strong>s « pièces épiques » sans<br />
éprouver le besoin <strong>de</strong> commenter son expérience, avec Bluebeard il a le sentiment d’être en<br />
présence d’un événement théâtral tel que l’envisage <strong>Ludlam</strong> lui-même : celle <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong><br />
tradition comique, d’un théâtre traditionnel (texte, costume, personnages, lumières…). Alors<br />
même que le travail <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> part dans une direction opposée à ses propres recherches (R.<br />
Schechner s’intéresse à l’époque au théâtre environnemental, qui prend ses distances avec la<br />
tradition occi<strong>de</strong>ntale, notamment dans son rapport à la réception), il situe les qualités <strong>de</strong> l’œuvre<br />
dans la redécouverte <strong>de</strong> ces co<strong>de</strong>s. Continuateur plutôt que révolutionnaire, <strong>Ludlam</strong> aurait<br />
retrouvé un <strong>de</strong>gré d’excellence <strong>de</strong>puis longtemps perdu - au point <strong>de</strong> passer souvent pour avant-<br />
gardiste auprès d’un public non averti. Et, comme nous l’avons vu à travers le traitement <strong>de</strong>s<br />
références au Dom Juan <strong>de</strong> Molière, <strong>Ludlam</strong> met en place les premiers éléments d’une stratégie<br />
<strong>de</strong> dissimulation, qui culminera avec The Enchanted Pig, et qui consiste à ne rendre publique<br />
qu’une partie seulement <strong>de</strong>s allusions. <strong>Le</strong>s moins évi<strong>de</strong>ntes sont souvent aussi les plus parlantes :<br />
dans le cas <strong>de</strong> Dom Juan, c’est une manière <strong>de</strong> rappeler une allégeance au théâtre classique, au-<br />
288
<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la reprise apparente <strong>de</strong> mauvais films plus ou moins contemporains ; <strong>de</strong> défier les<br />
spectateurs, en montrant que la parodie la plus révélatrice n’est pas forcément là où on le croit, et<br />
qu’on risque constamment <strong>de</strong> confondre original et copie (la critique s’est ainsi extasiée sur<br />
l’habilité du traitement dramaturgique <strong>de</strong> la scène <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux paysannes, alors que le passage est<br />
une traduction littérale <strong>de</strong> Molière) ; le parallèle moliéresque que Schechner fondait sur les<br />
qualités théâtrales <strong>de</strong> la mise en scène en général, sont donc aussi inscrites dans le texte.<br />
289
Eunuchs of the Forbid<strong>de</strong>n City (1971)<br />
Surnommée par <strong>Ludlam</strong> « notre pièce historique chinoise » (“our Chinese history play”,<br />
Samuels 1992, 29), l’œuvre partage avec la référence générique shakespearienne une dimension<br />
épique, au sens <strong>de</strong> fresque, <strong>de</strong> tableau dramatique ample. <strong>Le</strong>s complexités <strong>de</strong> l’intrigue pourraient<br />
laisser penser à un retour à l’épique première manière, mais c’est une impression trompeuse, car<br />
l’ensemble reste plutôt proche <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> la « pièce bien faite » : tous les revirements et<br />
péripéties <strong>de</strong> l’intrigue sont minutieusement justifiés, jusqu’à l’absur<strong>de</strong> et à rebours <strong>de</strong> la<br />
vraisemblance, mais le fil <strong>de</strong> la logique n’est jamais ouvertement rompu. La structure - qui doit<br />
aussi à l’épaisseur romanesque d’Imperial Woman (1956) <strong>de</strong> Pearl Buck - est linéaire et suit le<br />
parcours <strong>de</strong> l’empereur, <strong>de</strong> son enfance à sa majorité. L’idée d’un retour en arrière est nourrie<br />
aussi par la sophistication visuelle et scénique extrême <strong>de</strong> la mise en scène, qui rappelle par<br />
exemple le raffinement <strong>de</strong> The Grand Tarot.<br />
Rites et Ridicule<br />
<strong>Ludlam</strong> entoure son étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’empire chinois d’une majesté (pageantry) théâtralisée : les rites <strong>de</strong><br />
la Cité Interdite sont immédiatement théâtraux, et les personnages conscients <strong>de</strong> jouer un rôle<br />
prédéterminé, qu’ils respectent à la lettre pour mieux en détourner l’esprit. La pompe impériale<br />
n’est donc pas seulement décorative, quoiqu’il ne faille pas mésestimer l’importance <strong>de</strong><br />
l’élégance <strong>de</strong>s décors et costumes. Elle est surtout un prétexte dramatique et comique <strong>de</strong> choix,<br />
puisqu’elle permet à la fois le jeu traditionnel Ridicule sur un exotisme <strong>de</strong> pacotille, et une<br />
réflexion sur le langage, puisqu’il y a un décalage dramatiquement fécond entre le formalisme<br />
d’un langage policé à l’extrême et <strong>de</strong>s intentions qui le sont beaucoup moins. L’exotisme<br />
290
artificiel, c’est celui du film Broken Blossoms <strong>de</strong> D. W. Griffith, <strong>de</strong>s films <strong>de</strong> la série Charlie<br />
Chan, dans lesquels <strong>de</strong>s acteurs européens jouent <strong>de</strong>s Chinois en plissant les yeux pour faire<br />
bonne mesure. Mais c’est aussi l’univers <strong>de</strong> l’opéra chinois, d’une culture excessivement raffinée<br />
et par bien <strong>de</strong>s aspects esthétiques, plus avancée que les traditions européennes. <strong>Ludlam</strong> joue sur<br />
les <strong>de</strong>ux dimensions, mais en offrant une relecture <strong>de</strong>s lieux communs <strong>de</strong> la culture populaire sur<br />
la Chine. <strong>Le</strong>s clichés sont d’abord soumis à un traitement Ridicule (onomastique révélatrice et<br />
tautologique, grotesque <strong>de</strong>s faux proverbes, plaisanteries sexuelles, calembours, autoréférentialité<br />
insistante (“the asphalt jungle of the Forbid<strong>de</strong>n City” (149); “this is a loose plot !” (154) ; un<br />
personnage s’écrie <strong>de</strong>vant une poupée <strong>de</strong> chiffon : “We woke him. But he doesn’t even cry. What<br />
a profound-looking baby” (159)). Mais plus profondément, les lieux communs sont vidés <strong>de</strong> leur<br />
sens, détournés à d’autres fins, <strong>de</strong> sorte que la politesse et la platitu<strong>de</strong> verbales extrêmes sont<br />
mises en contraste avec les intentions réelles <strong>de</strong>s personnages, qui les resémantisent. <strong>Le</strong>s<br />
personnages d’Eunuchs sont à première vue l’envers <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong> Conquest of the Universe (ils<br />
choisissent leurs moindres paroles avec précaution ; loin d’exprimer leur désir <strong>de</strong> conquête, ils le<br />
dissimulent), et en même temps les rejoignent (tous sont animés d’une passion viscérale pour le<br />
pouvoir et la possession sous toutes ses formes).<br />
Une langue en état d’éclatement<br />
<strong>Ludlam</strong> met en fait en avant l’inadéquation <strong>de</strong> la langue, quand celle-ci est d’un formalisme figé<br />
que les circonstances démentent, dans un jeu <strong>de</strong> décalages exploités comiquement. Il décline<br />
toutes les stratégies possibles <strong>de</strong> sortie <strong>de</strong>s contraintes <strong>de</strong> cette langue : juxtaposition monstrueuse<br />
<strong>de</strong> l’incorrection et <strong>de</strong> la politesse habituelle (“TSU HSI : Then die a miserable rat, O Glorious<br />
Dragon !” (150)), mouvement <strong>de</strong> détachement du sens littéral (“T’UNG CHIH : Speak plain<br />
291
Chinese.” (169)), réaction contraire <strong>de</strong> retour à l’euphémisme (“TSU HIS: No, the dread<br />
Immortal Dragon is not <strong>de</strong>ad. He has gone to join his ancestors.” (150))<br />
<strong>Le</strong>s convenances langagières sont maintenues alors que le pouvoir ne cesse <strong>de</strong> changer <strong>de</strong> mains,<br />
faça<strong>de</strong> masquant la violence d’une situation dans laquelle, pour s’en sortir, il faut savoir se servir<br />
<strong>de</strong>s ressources <strong>de</strong> la langue comme d’une arme.<br />
292
Corn (1972)<br />
A Country-Western Musical<br />
Après le raffinement pervers <strong>de</strong> la Chine imaginaire <strong>de</strong> Eunuchs of the Forbid<strong>de</strong>n City,<br />
<strong>Ludlam</strong> se tourne vers une autre forme d’exotisme mythique, celle <strong>de</strong> l’Ouest américain. Située<br />
en 1959 (202), soit quelques années avant sa représentation, la pièce est suffisamment décalée<br />
dans le temps pour ajouter un surcroît <strong>de</strong> corniness à l’imaginaire qu’elle fait vivre, mais pas<br />
assez pour assurer le charme <strong>de</strong> l’éloignement. <strong>Le</strong>s années cinquante correspon<strong>de</strong>nt aussi au<br />
moment où Hollywood transpose à l’écran <strong>de</strong>s comédies musicales à succès, dont un certain<br />
nombre ont pour toile <strong>de</strong> fond le mythe <strong>de</strong> l’Ouest (citons par exemple Annie Get Your Gun<br />
(1950), Calamity Jane (1953), Seven Bri<strong>de</strong>s for Seven Brothers (1954), Oklahoma ! (1955)…).<br />
Quel que soit le parti pris, décor naturel et gros budget (Oklahoma !) ou artificialité flagrante,<br />
quoique sans doute involontaire (matte paintings, rétroprojection et autres effets spéciaux<br />
visiblement artisanaux, dans Calamity Jane), la comédie musicale est un genre qui se prête mal<br />
au traitement réaliste. Ce que les films hollywoodiens essayaient à tout prix <strong>de</strong> masquer, <strong>Ludlam</strong><br />
l’affiche manifestement. Non en dénonçant l’artificialité <strong>de</strong> la comédie musicale, qui semble<br />
constitutionnelle au genre, mais en minant systématiquement la crédibilité du mythe du Wild<br />
West. <strong>Le</strong> décor <strong>de</strong> la pièce est celui d’un paradis perdu :<br />
LOLA: Unless a country singer stays close to her roots, she’s just another pop-art product,<br />
like old Kentucky recipe frozen dinners. We gotta keep country music country.<br />
(184)<br />
La dramaturgie s’organise autour <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux confrontations entremêlées : celle liée à la quête<br />
personnelle <strong>de</strong> Lola Lola, chanteuse <strong>de</strong> country à succès revenue dans son village natal <strong>de</strong><br />
293
Hicksville en compagnie <strong>de</strong> son impresario, Du<strong>de</strong> Greaseman, et qui cherche à retrouver ses<br />
racines oubliées; d’autre part, la lutte que se livrent dans le village <strong>de</strong>ux familles ennemies, les<br />
Hatfield et McCoy, dont la rivalité est inspirée d’un épiso<strong>de</strong> historique et retravaillée à partir <strong>de</strong><br />
Roméo et Juliette (“DUDE : Why, this is a regular backwoods Romeo and Juliet !” (193)). Sans<br />
faire beaucoup appel aux tropes <strong>de</strong> mise en abyme, bien qu’il y en ait, <strong>Ludlam</strong> montre <strong>de</strong>s<br />
personnages évoluant dans un mon<strong>de</strong> auxquels eux-mêmes ne peuvent croire, qui leur échappe,<br />
s’il a jamais existé :<br />
LOLA : I wanna get back to my roots. I wanna make sure my roots are real !<br />
DUDE : Any hairdresser will tell you that your roots are the only thing about you that is<br />
real.<br />
(198)<br />
<strong>Ludlam</strong> entretient la nostalgie envers le mon<strong>de</strong> et la langue du western musical - vulgaires,<br />
criards, patauds -, reproduits et rejoués comme dans un mauvais film, tout en les critiquant <strong>de</strong><br />
l’intérieur à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> leurs propres instruments (chevilles dramatiques lour<strong>de</strong>s (“I got an i<strong>de</strong>a. I<br />
want to bring love and harmony to Hicksville.” (193)), plaisanteries pas drôles (“LOLA :<br />
(sarcastically to the audience) Laugh it up, folks ! I think these are the jokes.” (200)),<br />
prononciation, syntaxe et lexique backwoods fautifs et caricaturaux). Ce procédé pourrait<br />
facilement, et à juste titre, passer pour un manque <strong>de</strong> distance vis-à-vis du sujet traité. Relevons<br />
toutefois la complexité <strong>de</strong> la présentation <strong>de</strong> la mythologie <strong>de</strong> l’Ouest. Celle-ci est toujours<br />
montrée au public filtrée par le point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Lola Lola qui, en s’éloignant <strong>de</strong> ses racines, a<br />
perdu pied avec la réalité. Ce sont les illusions <strong>de</strong> Lola Lola, son horizon d’attente édénique, qui<br />
sont mis à bas au fil <strong>de</strong> la pièce, y compris son rêve <strong>de</strong> restaurer l’amour et l’harmonie. Mais c’est<br />
justement au moment où son ambition échoue que les ploucs se révèlent aussi truculents que Lola<br />
les avait rêvés et, selon Du<strong>de</strong>, « barbares » (“These people are barbarians.” (198)) au point <strong>de</strong><br />
294
débor<strong>de</strong>r la caractérisation hollywoodienne. <strong>Le</strong> décor en carton-pâte tombe, mais la lutte <strong>de</strong>s<br />
Hatfield et McCoy continue <strong>de</strong> plus belle.<br />
<strong>Le</strong>s mots et les choses : disjonction et excès<br />
Un autre drame est en jeu, <strong>de</strong> nature philologique : plus il apparaît que la réalité échappe à la<br />
vision rêvée <strong>de</strong> l’Ouest, plus la langue est lancée à son secours pour essayer <strong>de</strong> rattraper ce qu’il<br />
en reste. Lola Lola tente <strong>de</strong> réconcilier les mots et les choses (“There are no cows in the Cow<br />
Palace, not a bla<strong>de</strong> of grass in Madison Square Gar<strong>de</strong>n” (188)). <strong>Ludlam</strong> les montre dans un<br />
rapport à la fois <strong>de</strong> disjonction et d’excès. D’un côté, l’univers <strong>de</strong> Hicksville est montré comme<br />
absolument inauthentique, ce dont les personnages, qui entretiennent une nostalgie proche <strong>de</strong><br />
celle <strong>de</strong> Lola, sont eux-mêmes conscients :<br />
MAW : Rachel, bring Mr. Greaseman some of that instant cornbread you ma<strong>de</strong>.<br />
LOLA : How high is the corn ?<br />
(189)<br />
PAW : Shucks, we don’t grow corn no more ain’t no money in it. I got a special grant to<br />
grow cellulose for automobile dashboards.<br />
LOLA : You cain’t eat cellulose.<br />
PAW : Naw, we buy our food now, frozen. I wouldn’t want them government fellers to<br />
find out, but I grow a little corn, secretlike, for my still. An’ to remind me of the way<br />
things was.<br />
(191)<br />
D’autre part, <strong>Ludlam</strong> renforce les signes d’appartenance langagière au mythe <strong>de</strong> l’Ouest jusqu’à<br />
l’excès. Syntaxe, grammaire, déformations lexicales, accent : tous les maniérismes redneck<br />
possibles sont cumulés dans la même phrase, parfois jusqu’à l’absur<strong>de</strong> (“eggplant parmigianer”).<br />
295
Cette saturation <strong>de</strong> signes peut passer pour <strong>de</strong> la complaisance vis-à-vis du sujet, puisque la pièce<br />
perpétue les clichés sur l’Ouest et entretient la nostalgie envers les (mauvais) films qui les<br />
traitent. Mais elle peut aussi au contraire être perçue comme une forme <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> distance,<br />
puisque l’excès fait ressortir l’artifice et crée une forme d’autoréférentialité. (Celle-ci est<br />
d’ailleurs plus apparente et moins ambiguë à d’autres endroits, quand par exemple il est fait<br />
allusion au corpus Ridicule : “PAW : (Firing again) Back, Whores of Babylon !” (197). <strong>Le</strong> titre<br />
<strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> Bill Vehr n’est pas mentionné gratuitement, il est légitimé dramatiquement (il est<br />
vraisemblable que Paw fasse usage d’insultes bibliques, le cliché du protestantisme austère étant<br />
associé à l’image <strong>de</strong>s pionniers), mais il est aussi un rappel humoristique <strong>de</strong> la continuité du<br />
répertoire, sans rapport direct avec Corn).<br />
A guilty pleasure ?<br />
C’est cette ambiguïté qui a rendu la pièce difficile à appréhen<strong>de</strong>r - ambiguïté qu’on peut mettre<br />
sur le compte du désir <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong> diviser son public, <strong>de</strong> créer un effet <strong>de</strong> collision (qu’on peut<br />
aussi envisager comme collision intérieure, comme schizophrénie du jugement).<br />
La critique n’a souvent vu en Corn qu’un divertissement superficiel et une œuvre mineure dans le<br />
corpus du Ridiculous. Stefan Brecht, grand défenseur <strong>de</strong> la Ridiculous Theatrical Company à ses<br />
débuts, voit dans le succès <strong>de</strong> Corn un symptôme <strong>de</strong> la déca<strong>de</strong>nce du groupe ; Robert Wilson<br />
défend au contraire la profon<strong>de</strong>ur cachée sous la légèreté <strong>de</strong> surface. <strong>Le</strong> public réserve à l’œuvre<br />
un accueil très chaleureux, au point d’attirer l’intérêt <strong>de</strong> producteurs plus sérieux que Du<strong>de</strong><br />
Greaseman. La pièce a ainsi failli être jouée à Broadway, mais <strong>Ludlam</strong> a refusé le transfert,<br />
préférant sans doute que l’œuvre reste « proche <strong>de</strong> ses racines » Ridicules.<br />
296
Camille (1973)<br />
A Travesty on La Dame aux Camélias by Alexandre Dumas Fils<br />
Avec Camille, <strong>Ludlam</strong> met en scène pour la première fois une adaptation, principe qu’il<br />
reprendra par la suite (The Enchanted Pig, A Christmas Carol, <strong>Le</strong> Bourgeois Avant-Gar<strong>de</strong>). Bien<br />
qu’il annonce en sous-titre se fon<strong>de</strong>r sur la pièce d’Alexandre Dumas Fils, c’est bien plus à la<br />
version filmée <strong>de</strong> Cukor (1936) qu’il est re<strong>de</strong>vable. Des passages entiers du scénario sont ainsi<br />
cités dans la pièce.<br />
Un tombeau à Garbo<br />
L’héroïne est jouée par Greta Garbo, référence majeure <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, qui est déjà apparue sous les<br />
traits <strong>de</strong> Birdshitskaya (déformation <strong>de</strong> Grushinskaya) et <strong>de</strong> Mata Hari dans Big Hotel (reprise <strong>de</strong><br />
Grand Hotel), et sans doute aussi par ailleurs sous forme <strong>de</strong> référence visuelle à ses films muets.<br />
Pourquoi Garbo, actrice célèbre pour sa beauté mais non pour ses talents d’actrice ? Garbo n’est<br />
pas Maria Montez, elle n’est pas ouvertement médiocre, et <strong>Ludlam</strong> n’en fait pas une référence<br />
pour <strong>de</strong> mauvaises raisons. <strong>Le</strong> jeu impassible <strong>de</strong> Garbo contraste d’abord avec le naturalisme<br />
torturé <strong>de</strong> la Métho<strong>de</strong> qu’abhorre <strong>Ludlam</strong>, et emprunte aussi une direction opposée aux efforts<br />
artaudiens du théâtre expérimental <strong>de</strong> la même époque. Garbo est donc absolument démodée<br />
quand <strong>Ludlam</strong> lui redonne une place centrale. <strong>Le</strong> rapprochement peut aussi paraître étrange au<br />
regard <strong>de</strong> la virtuosité et <strong>de</strong> la polyvalence du jeu <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, capable <strong>de</strong> changer d’expression à<br />
loisir. Mais <strong>de</strong>rrière les limitations apparentes du jeu <strong>de</strong> Garbo pointe une stratégie <strong>de</strong> lecture<br />
297
iconoclaste : Garbo, si l’on regar<strong>de</strong> bien, a tendance à aller à contre-courant <strong>de</strong> ce qu’on lui donne<br />
à jouer. Dans Camille, par exemple, elle est pensive dans les scènes comiques, rieuse et légère<br />
quand la mort approche. Elle désamorce le sens attendu ; que ce soit par désinvolture, par<br />
détachement ou par contresens, peu importe :<br />
Certaines femmes ont essayé <strong>de</strong> jouer Camille récemment et ont échoué parce qu’elles<br />
<strong>de</strong>mandaient à être prises au sérieux. Elles voulaient qu’on les confon<strong>de</strong> avec le<br />
personnage d’une manière quotidienne, <strong>de</strong> sorte que le public trouvait qu’on le trompait.<br />
Mais si c’est joué <strong>de</strong> sorte qu’on n’essaie <strong>de</strong> duper personne - si c’est créé par, pour et<br />
avec le théâtre - il <strong>de</strong>vient alors possible d’apprécier et d’accepter une plus large part <strong>de</strong><br />
ce texte. 125<br />
(Samuels 1992, 43)<br />
Si l’on dit <strong>de</strong> Garbo qu’elle a révélé ses dons d’actrice comique dans Ninotchka (Lubitsch, 1939),<br />
son avant-<strong>de</strong>rnier film, son humour plus ou moins volontaire transparaissait pourtant dès le départ<br />
dans toutes ses compositions. C’est une explication possible à l’hommage appuyé que lui rend<br />
<strong>Ludlam</strong> tout au long <strong>de</strong> son œuvre.<br />
Travestissements<br />
La pièce est présentée comme un “travesty”. <strong>Ludlam</strong> joue sur le sens littéral le plus courant du<br />
terme : celui d’un vêtement posé sur un modèle inadéquat, créant une rencontre étrange, le plus<br />
souvent dans le sens <strong>de</strong> la création d’un personnage féminin par un homme. C’est <strong>Ludlam</strong> lui-<br />
même qui joue le rôle tenu par Garbo, vêtu d’une robe décolletée qui laisse voir son torse velu.<br />
125 “Certain women have tried to play Camille in mo<strong>de</strong>rn times and failed because they were asking to be taken<br />
seriously. They were asking to be mistaken for the character in an everyday kind of way, so the audience thought<br />
they were being tricked. But if it’s played in a manner that does not call for you to be a fool - if it’s being created by,<br />
for and of the theatre - then they are able to appreciate and accept a much broa<strong>de</strong>r amount of material.”<br />
298
Aucun effort n’est donc fait pour cacher le travestissement, et c’est sur sa seule composition <strong>de</strong><br />
comédien que <strong>Ludlam</strong> peut compter. Cette stratégie va à l’encontre du traitement habituel du<br />
drag dans la culture populaire, qui repose sur un certain réalisme physique (on gomme toutes les<br />
marques extérieures du masculin) contredit par la maladresse ou l’exagération du mimétisme<br />
gestuel et vocal féminin. <strong>Ludlam</strong> recherche une vérité du jeu au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’artifice apparent.<br />
L’artifice lui-même, loin d’être un obstacle, contribue à cette vérité recherchée : puisque l’acteur<br />
ne peut compter sur une ressemblance immédiate et innée, il est forcé <strong>de</strong> composer le rôle, et<br />
<strong>de</strong>vient en cela supérieur à une comédienne qui ne jouerait qu’elle-même - pensée qui rejoint la<br />
vision du travestissement dans le théâtre japonais, par exemple.<br />
<strong>Le</strong> travesty, c’est aussi une référence à un mo<strong>de</strong>, sous-catégorie <strong>de</strong> la parodie : celui d’une<br />
imitation outrancière ou grotesque visant à tourner en ridicule son modèle. Si la pièce reprend le<br />
schéma du scénario du film <strong>de</strong> Cukor et incorpore un grand nombre <strong>de</strong> répliques du film, la<br />
relecture Ridicule n’est pas seulement illustrée scéniquement, mais dramatiquement aussi. La<br />
pièce se situe donc à mi-chemin entre l’adaptation et le commentaire (soit le sens premier <strong>de</strong><br />
parodie, chant autour <strong>de</strong>). Notons que <strong>Ludlam</strong> ne tourne pas en ridicule son modèle <strong>de</strong> manière<br />
unilatérale, ce qui serait contraire à ses habitu<strong>de</strong>s. S’il se permet <strong>de</strong> travestir l’original, c’est parce<br />
que celui-ci, selon lui, se prête déjà immédiatement au jeu :<br />
On ne sait pas trop si c’est comique ou sérieux. D’une certaine façon, je vénère ce rôle -<br />
que j’adore -, mais c’est une parodie. Je ne suis pas sûr que ces choses-là aient jamais été<br />
prises au sérieux. Elles étaient déjà burlesques au moment où l’original a été écrit. 126<br />
(Samuels 1992, 43)<br />
126 “It’s not all that settled whether it’s comedy or serious. In a sense I venerate the role - I love it- but it is a parody.<br />
I’m not sure these things were ever taken so seriously. There were burlesque versions the minute the original was<br />
written.”<br />
299
Passons ici en revue quelques modifications effectuées par <strong>Ludlam</strong>.<br />
D’abord, l’orientation sexuelle du baron <strong>de</strong> Varville, qui poursuit Marguerite Gautier, est<br />
inversée : il est clairement homosexuel et efféminé (“VARVILLE plants a kiss on<br />
MARGUERITE’s arm. Lipstick is left.” (233) ; “VARVILLE, who has been cruising the butler”<br />
(243) ; “PRUDENCE : The baron has taken up with little boys.” (247)). Ce changement <strong>de</strong><br />
préférence sexuelle n’a aucun sens dramatiquement, puisque le baron est censé aimer Marguerite<br />
et qu’elle-même ne l’aime pas ; ils entretiennent donc, autre nouveauté, une relation sado-<br />
masochiste (“MARGUERITE (Pulling out whip and mask of black leather)” (234)). C’est peut-<br />
être une manière <strong>de</strong> rappeler l’artifice <strong>de</strong> la situation <strong>de</strong>s acteurs (<strong>de</strong>ux acteurs homosexuels, dont<br />
un en femme, jouant la comédie <strong>de</strong> l’hétérosexualité). <strong>Ludlam</strong> glisse ensuite <strong>de</strong>s allusions<br />
Ridicules (autoréférentialité gay <strong>de</strong> la réplique “Are there faggots in the house ?” (246) ;<br />
allusions culturelles gratuites “last year at Marienbad” (224), “a rhapsody by Rauschenberg”<br />
(224)). Enfin, il réécrit certains passages pour leur donner plus <strong>de</strong> réalisme et <strong>de</strong> vulgarité,<br />
manière <strong>de</strong> rompre avec la noblesse <strong>de</strong> l’héroïne dans l’original et d’insister en filigrane sur la<br />
métathéâtralité :<br />
MARGUERITE: Listen, Nichette, I came up from grinding poverty and it stinks. I never<br />
want to go back to work in a shop and live in two little rooms with cucarachas and ratóns.<br />
No, no, I’ll never go back! There are only two ways a woman may rise from the gutter<br />
and become a queen: prostitution or the stage. And believe me, Nichette, I’d rather peddle<br />
my coosie in the streets than become an actress!<br />
(236)<br />
Camille remporte un grand succès et <strong>de</strong>vient une <strong>de</strong>s pièces les plus jouées du répertoire du<br />
Ridiculous, sans cesse remontée pour remplir les caisses du théâtre en cas d’échec. L’œuvre<br />
300
contribue aussi au malentendu suscité par le sens du travestissement <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, qui est souvent<br />
par la suite i<strong>de</strong>ntifié à ce rôle.<br />
301
Hot Ice (1974)<br />
Après les décors fin <strong>de</strong> siècle <strong>de</strong> Camille, <strong>Ludlam</strong> situe sa prochaine pièce dans<br />
l’atmosphère d’un autre genre cinématographique, celui du film <strong>de</strong> gangsters. Même si l’œuvre<br />
est censée être contemporaine, elle est très marquée par une ambiance <strong>de</strong> cinéma <strong>de</strong>s années<br />
quarante. <strong>Le</strong> titre est un détournement d’un classique avec James Cagney, White Heat (1949),<br />
film dans lequel un malfaiteur psychopathe, épileptique et très attaché à sa mère, maltraite les<br />
femmes, tue sans vergogne et, dans la scène finale, fait exploser l’usine <strong>de</strong> produits chimiques<br />
dans laquelle le FBI l’a suivi plutôt que <strong>de</strong> se rendre. <strong>Ludlam</strong> exploite la référence au film à<br />
travers le personnage <strong>de</strong> Max Mortimer (“it seems this guy, Max Mortimer, is a little crazy. He<br />
has epileptic seizures and a really sick relationship with his mother.” (259)). Mortimer est<br />
prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> la « fondation cryogénique », et à ce titre il est recherché par la « police <strong>de</strong><br />
l’euthanasie », qui vise à mettre un terme à ses activités : la glace est donc un sujet brûlant, selon<br />
l’oxymore du titre. L’humour macabre <strong>de</strong>s corps congelés et décongelés est traité avec une<br />
vulgarité qui doit autant à l’idiotie Ridicule<br />
(“THE KID : Why are there so many piss references in this play ?<br />
NARRATOR : Because the author wants to bathe the audience in his imagery.”)<br />
… qu’aux références hard-boiled aux films noirs. (Ramona Malone a le langage et l’insolence<br />
d’une moll, poussant son interrogateur Tank Irish dans ses retranchements : “TANK : I’m goin’<br />
nuts trying to make sense outa that screwball dame.” (257)). Il est possible aussi que <strong>Ludlam</strong> se<br />
soit inspiré d’un spectacle <strong>de</strong> l’Open Theatre, Terminal (1969), qui traitait déjà <strong>de</strong> la question <strong>de</strong><br />
la phase terminale, quoique dans un esprit radicalement différent. Cette hypothèse parodique<br />
paraît d’autant plus légitime que le spectacle pastiche, cette fois ouvertement, les pratiques<br />
302
expérimentales d’une tendance <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> new-yorkaise, et notamment le théâtre<br />
environnemental.<br />
Expérimenter la narration<br />
Dramaturgiquement, la pièce doit autant à l’esthétique du film noir, souvent manifestement<br />
romanesque (usage récurrent <strong>de</strong> la voix-off, d’un narrateur plus ou moins omniscient) qu’à celle<br />
d’un certain théâtre expérimental contemporain, qui rejette ou reformule les co<strong>de</strong>s dramatiques<br />
occi<strong>de</strong>ntaux traditionnels. Un narrateur omniscient est présent tout au long <strong>de</strong> la pièce, même<br />
quand il n’intervient pas (“NARRATOR retires to an inconspicuous position upstage and begins<br />
to play with a yo-yo.” (255)). <strong>Ludlam</strong> se moque d’un procédé narratif qui, dans un médium<br />
comme le cinéma, est souvent tautologique et facilement risible. <strong>Le</strong> narrateur qu’il met en scène<br />
est surtout gênant, offrant <strong>de</strong>s commentaires peu nécessaires sur la situation, ralentissant le<br />
déroulement <strong>de</strong> la fable par ses interventions, qui ressemblent le plus souvent à <strong>de</strong>s didascalies<br />
dites à voix haute :<br />
NARRATOR : Buck Armstrong bounds onto the stage a real he-man.<br />
(256)<br />
NARRATOR : Playing his role to the hilt. […] Passionately […] Not quite laughing. […]<br />
Sad boozer’s eyes. […] With a kind of world-weary scorn […] Existentially.<br />
(267-268)<br />
L’utilisation du prétérit <strong>de</strong> narration, en décalage avec l’illusion du présent théâtral, crée aussi un<br />
effet comique, renforcé par l’ineptie du commentaire didactique ou pédant. La présence scénique<br />
du narrateur déteint même sur les personnages, qui ne sont pas censés être conscients <strong>de</strong> son<br />
existence :<br />
NARRATOR : Sud<strong>de</strong>nly her face contorted grotesquely.<br />
303
RAMONA : Help me. Please help me. I’ll make it worth your while.<br />
BUCK : (Asi<strong>de</strong>) Sud<strong>de</strong>nly she looked like ten thousand bucks and a vacation in Rio to me.<br />
I could hear the clink of ice cubes in a tall glass.<br />
MAX : do you know what a phoenix is, Gooney ?<br />
BUCK : A bird ?<br />
(257)<br />
NARRATOR : In monumental effigies, in pyramids of stone, and in treasured mummies,<br />
the Egyptians sought eternity. Is it any won<strong>de</strong>r that their culture gave rise to the myth of<br />
the <strong>de</strong>athless bird, the phoenix ?<br />
BUCK : A bird that lives forever ?<br />
<strong>Le</strong> théâtre d’avant-gar<strong>de</strong> pour cible<br />
(272)<br />
L’expérimentation avec l’épique, au sens aristotélicien (mettre en valeur le processus <strong>de</strong> narration<br />
plutôt que faire incarner en dissimulant la voix médiatrice) trouve un prolongement dans la<br />
parodie <strong>de</strong> procédés utilisés couramment dans le théâtre d’avant-gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’époque. A<br />
commencer par la participation du public, qui interrompt le bon déroulement non seulement <strong>de</strong> la<br />
fable mais aussi <strong>de</strong> la représentation :<br />
WOMAN IN THE AUDIENCE : I suggest you just close the play down. […] This play is<br />
evil and insensitive.<br />
CHARLES : Would somebody please take this woman out so we can finish the play ?<br />
BILL (Trying to reason with him) : <strong>Charles</strong>, no. <strong>Le</strong>t’s listen to what she has to say.<br />
CHARLES (Sarcastic but giving in) : Great, audience participation ! My favorite<br />
theatrical <strong>de</strong>vice. […]<br />
304
WOMAN (Taking the floor, she speaks intensely, even passionately) : My mother was a<br />
vegetable. For thirteen years she lay, being fed intravenously, in an iron lung. The doctors<br />
gave up hope […]<br />
MAN : Look lady, shut up or ship out. We came here to be entertained, not to listen to a<br />
discussion of euthanasia.<br />
(265)<br />
<strong>Ludlam</strong> ridiculise un procédé censé être spontané, mais qui est souvent monté <strong>de</strong> toutes pièces,<br />
ou provoqué. Il s’attaque aussi à la nullité <strong>de</strong>s discussions <strong>de</strong> comptoir et <strong>de</strong>s psychodrames à<br />
quoi conduisent le plus souvent les interventions improvisées du public. Mais il pousse<br />
l’expérience jusqu’au bout, et joue son propre rôle <strong>de</strong> metteur en scène réticent. Un acteur est<br />
recruté parmi le public (“CHARLES : At the risk of sounding experimental, would you be willing<br />
to come up out of the audience and be inducted into the Euthanasia Police Force ?” (266)). Un<br />
<strong>de</strong>s membres <strong>de</strong> la troupe, John (Brockmeyer) dans son propre rôle, y met <strong>de</strong> la mauvaise<br />
volonté, jusqu’à ce qu’on lui rappelle le nerf <strong>de</strong> la guerre, remè<strong>de</strong> qui agit miraculeusement et<br />
bien plus efficacement que les techniques <strong>de</strong> la Métho<strong>de</strong> :<br />
CHARLES : Pick it up, John.<br />
JOHN : I’ve lost my concentration.<br />
CHARLES : John, you can get back into it. Think about your inner life, John.<br />
JOHN : Eeecht !<br />
CHARLES (Massaging his shoul<strong>de</strong>rs near his neck) : Well, think about a situation<br />
analogous to the character but personal to yourself.<br />
JOHN (At a loss)<br />
CHARLES (Desperate) : Use the magic “if”, John. What “if” we had to return the<br />
audience’s money.<br />
305
JOHN: It’s all coming back to me.<br />
(267)<br />
La parodie <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> est aussi un moyen <strong>de</strong> mettre en abyme le théâtre, procédé qui sera<br />
exploité <strong>de</strong> manière plus systématique dans la pièce suivante, Stage Blood. La satire <strong>de</strong> l’avant-<br />
gar<strong>de</strong> sera aussi reprise plus tard, dans <strong>Le</strong> Bourgeois Avant-Gar<strong>de</strong>, mais d’une manière plus<br />
corrosive.<br />
La pièce rencontre un grand succès public, et la critique salue l’habile exploitation dramatique<br />
d’un sujet si absur<strong>de</strong> et <strong>de</strong> si mauvais goût.<br />
306
Stage Blood (1975)<br />
Réécriture <strong>de</strong> Hamlet, la pièce est située dans le milieu <strong>de</strong>s comédiens. Non les comédiens<br />
<strong>de</strong> la pièce dans la pièce dont se sert Hamlet pour piéger sa mère et son beau-père, mais les<br />
acteurs d’une compagnie <strong>de</strong> théâtre sur le déclin, qui jouent Hamlet en tournée dans <strong>de</strong>s villes<br />
provinciales : “the curtains part revealing a bare stage, riggings, and the glare of a work light”<br />
(283). Stage Blood traite autant <strong>de</strong> l’original shakespearien que <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s représentations<br />
<strong>de</strong> la pièce. En somme, les spectres dans Stage Blood sont autant ceux <strong>de</strong> la mémoire du théâtre<br />
que celui du père <strong>de</strong> Hamlet qui, lui - privilège du texte écrit - survit : “STONE : I used to be<br />
Hamlet. […] Now I’m just a ghost. Poetic justice. I’m a ghost of my former self.” (283) De<br />
même que Hamlet peinait à venger son père, Carl, le fils <strong>de</strong> Stone, n’est pas enthousiaste à l’idée<br />
<strong>de</strong> continuer la tradition : “CARL : Pop, you’re making me feel guilty. I never wanted to play<br />
Hamlet. It was your i<strong>de</strong>a.” (283). <strong>Le</strong> couple père-fils rappelle la relation explosive entre O’Neill<br />
père, acteur célèbre, et ses fils, Eugene et James, telle qu’elle apparaît par exemple dans Long<br />
Day’s Journey Into Night (“Enter CARLTON STONE, SR. And JR. They are having a heated<br />
argument. STONE, SR. is obviously drunk.”).<br />
<strong>Le</strong> titre <strong>de</strong> la pièce joue sur <strong>de</strong>ux sens possibles : la transmission héréditaire du métier (ici<br />
ironique, car elle fonctionne mal) et le sang <strong>de</strong> théâtre, c’est-à-dire l’artifice, le trompe l’œil qui<br />
est utilisé dramatiquement tout au long <strong>de</strong> la pièce, émaillée <strong>de</strong> meurtres sur et hors scène qui<br />
finissent toujours par se révéler factices.<br />
307
Tradition et nouveauté en collision<br />
<strong>Ludlam</strong> témoigne dans Stage Blood <strong>de</strong> son affection envers une certaine tradition du théâtre, celle<br />
<strong>de</strong> la troupe et du répertoire. Carlton Stone, Jr. est qualifié d’“actor-manager” dans le dramatis<br />
personae, terme qui renvoie à une époque du théâtre d’avant l’émergence du metteur en scène.<br />
Vue sous un angle Ridicule, cette tradition n’est pas attaquée frontalement mais tout <strong>de</strong> même<br />
montrée comme poussiéreuse. La valeureuse Caucasian Theatrical Company a peine à dissimuler<br />
sa fatigue : les comédiens sont constamment renvoyés, à travers <strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong> mots Ridicules, à<br />
leur statut <strong>de</strong> cabotin (“HELGA : Will somebody stuff this ham with cloves ?” (287)), elle<br />
perpétue les clichés (par exemple, le fils sans vocation est forcé, au nom <strong>de</strong> la couleur locale,<br />
d’être affublé d’une perruque blon<strong>de</strong> pour jouer Hamlet - car un Danois doit être blond). Nul<br />
doute que <strong>Ludlam</strong> a profité <strong>de</strong>s passages connus du Hamlet <strong>de</strong> Shakespeare, dont il joue <strong>de</strong>s pans<br />
entiers dans le cadre <strong>de</strong> Stage Blood (sans parfois pouvoir résister à <strong>de</strong> légères modifications<br />
Ridicules : “CARL : Alas, poor Urine, he pissed his life away.” (308))<br />
La Caucasian Theatrical Company est imperméable aux évolutions du jeu et aux mo<strong>de</strong>s, ce qui,<br />
dans certains cas, peut se révéler bénéfique. L’ouverture est incarnée par <strong>de</strong>ux personnages,<br />
l’apprenti dramaturge Jenkins et la comédienne débutante Elfie Fey. Lorsque cette <strong>de</strong>rnière tente<br />
<strong>de</strong> mettre en pratique la Métho<strong>de</strong> qu’elle a apprise en cours ou Grotowski, elle est rappelée à<br />
l’ordre : le jeu doit être externe, il ne sert à rien <strong>de</strong> chercher en soi une intériorité et <strong>de</strong> tenter <strong>de</strong> la<br />
transmettre. Il s’agit là d’une <strong>de</strong>s convictions <strong>de</strong> jeu à laquelle adhère <strong>Ludlam</strong> - même s’il ne faut<br />
pas toujours prendre au pied <strong>de</strong> la lettre les parallélismes possibles avec sa propre compagnie :<br />
CARL : Now, the handkerchief is a little stage curtain, concealing the onion from the<br />
audience’s view. It goes up and comes down, see? Up and down. Of course the great<br />
Berma was reputed to have been able to hold both the onion and the handkerchief in one<br />
hand, but I think it is too advanced for you. We’ll just take it one step at a time. Forget the<br />
308
play, the scene, the character, just go for the eternal thing: go for the emotion. Work<br />
yourself up.<br />
(293)<br />
Elfie est naïve et ne sait pas trouver d’arguments pour imposer son style <strong>de</strong> jeu. Il n’en va pas <strong>de</strong><br />
même <strong>de</strong> Jenkins, dramaturge expérimental qui croit pouvoir faire avancer l’art dramatique.<br />
Jenkins est un prétexte pour introduire une réflexion sur la dramaturgie, qui est pleinement<br />
développée à l’acte III. On n’est plus alors dans la reconstitution <strong>de</strong> Hamlet, mais dans La<br />
Mouette <strong>de</strong> Tchekhov, source que ne cite pas <strong>Ludlam</strong> mais qui paraît assez évi<strong>de</strong>nte. Jenkins<br />
reprend le rôle <strong>de</strong> Treplev, jeune dramaturge ambitieux qui s’oppose radicalement aux traditions<br />
théâtrales et veut faire table rase. Jenkins a <strong>de</strong>s idées qui ressemblent a priori à celles <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> :<br />
sa pièce, Fossil Fuel, annonce un programme <strong>de</strong> recyclage culturel ambitieux. Mais en pratique,<br />
le spectacle dans le spectacle, dans lequel Jenkins fait jouer la jeune actrice naïve Effie et fait<br />
d’elle sa Nina, est plus proche <strong>de</strong>s mises en scène d’avant-gar<strong>de</strong> dont <strong>Ludlam</strong> a pu se moquer tout<br />
au long <strong>de</strong> son œuvre, et en premier lieu dans la pièce précé<strong>de</strong>nte, Hot Ice. <strong>Le</strong> drame futuriste et<br />
primitif <strong>de</strong> Jenkins ressemble à un mélange du Dionysus in 69 du Performance Group (le rituel <strong>de</strong><br />
la naissance) et <strong>de</strong>s spectacles <strong>de</strong> Richard Foreman (la sonnerie, les fils, le metteur en scène tout<br />
puissant) :<br />
(During the following, JENKINS periodically yells “Cue !” and a bell rings. CARL<br />
attaches string to Elfie and the set.) […]<br />
ELFIE (Grunts) : My wooommmbb ! Nunga nunga nunga nunga nunga nunga. (Then she<br />
breaks out of the scene and says matter-of-factly) Rebirth. (She then lies on her back and<br />
enacts ritual labor pains.) Labor Ritual/May Day - Unyin Square. (Screams<br />
experimentally)<br />
(312)<br />
309
Comme Treplev, Jenkins a une réaction <strong>de</strong> rage quand il entend <strong>de</strong>s rires <strong>de</strong> la salle, et arrête la<br />
représentation sur le champ. <strong>Ludlam</strong> ne prend finalement pas position, et laisse les <strong>de</strong>ux extrêmes<br />
dos à dos, préférant employer une voie serpentine.<br />
310
Caprice or Fashion Bound (1976)<br />
Pour la première fois <strong>de</strong> sa carrière, <strong>Ludlam</strong> écrit une pièce qui traite <strong>de</strong> l’homosexualité<br />
<strong>de</strong> front. Ce qui ne signifie pas qu’il se débarrasse <strong>de</strong>s lieux communs sur la question, au<br />
contraire. Il se plaît à les mettre en scène et à en exploiter les possibilités dramaturgiques. Caprice<br />
est le nom du protagoniste, couturier engagé dans une lutte pour la domination du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
mo<strong>de</strong>, et victime <strong>de</strong> ses ambitions. <strong>Le</strong> titre reprend celui d’un film <strong>de</strong> Doris Day (1967), comédie<br />
légère et inepte sur une espionne qui vole <strong>de</strong>s secrets cosmétiques à une entreprise rivale. <strong>Le</strong> titre<br />
Fashion Bound est un jeu <strong>de</strong> mots sur ces <strong>de</strong>ux sens : Caprice est un nouveau Prométhée<br />
enchaîné, prisonnier <strong>de</strong> sa passion, la mo<strong>de</strong> ; Caprice est aussi à la conquête du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
mo<strong>de</strong>, en route vers le sommet. La pièce s’articule autour <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux pôles : les épiso<strong>de</strong>s<br />
dramatiques qui ponctuent son ascension, et les contrecoups personnels dont cette conquête est le<br />
prix (par exemple, la mélancolie du protagoniste, inspiré du <strong>de</strong>s Esseintes d’A Rebours, qui donne<br />
un banquet dans lequel la nourriture est intégralement noire, pour illustrer son chagrin).<br />
L’intrigue est morcelée en un grand nombre <strong>de</strong> scènes courtes (33 au total), avec fréquents<br />
changements <strong>de</strong> lieux, donc une esthétique proche du montage et dans laquelle il n’y a pas <strong>de</strong><br />
temps morts.<br />
L’agressivité <strong>de</strong> Caprice envers son rival Adamant est le moteur du drame. La stratégie <strong>de</strong> chacun<br />
vise à voler le secret <strong>de</strong> l’autre et à le discréditer auprès du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la mo<strong>de</strong>. L’intrigue est très<br />
complexe, ponctuée <strong>de</strong> retournements et <strong>de</strong> trahisons incessants, et paraît d’autant plus dérisoire<br />
que l’objet <strong>de</strong> la lutte semble frivole. On retrouve l’ambiance Renaissance <strong>de</strong> la pièce précé<strong>de</strong>nte,<br />
Isle of the Hermaphrodites (en fait livret pour un opéra jamais monté), avec empoisonnements et<br />
311
machiavélisme poussés à leur comble, qui culminent avec l’assassinat d’Adamant à l’ai<strong>de</strong> d’une<br />
paire <strong>de</strong> gants empoisonnés.<br />
<strong>Le</strong> Roi est nu<br />
Comme dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art décrit plus tard dans <strong>Le</strong> Bourgeois Avant-Gar<strong>de</strong>, l’univers <strong>de</strong> la<br />
mo<strong>de</strong> est montré comme un jeu rhétorique plutôt qu’un combat <strong>de</strong> fond. Caprice est à bien <strong>de</strong>s<br />
égards un charlatan, inventeur du “gownless evening strap”, qui a renversé les critères habituels<br />
<strong>de</strong> la mo<strong>de</strong> et peut compter sur le masochisme et le fanatisme dévoué <strong>de</strong> ses clientes. <strong>Le</strong> couple<br />
Feinschmecker (littéralement, qui a bon goût ; le jeu consistant à laisser planer l’ambiguïté sur<br />
celui que l’adjectif désigne, car ils ont tous les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>s goûts opposés) a pour locataire Caprice,<br />
mauvais payeur, mais à qui Madame passe toutes ses incarta<strong>de</strong>s car elle vénère la mo<strong>de</strong>, que son<br />
mari ne comprend pas. L’argument <strong>de</strong> Zuni Feinschmecker est le suivant :<br />
ZUNI : The uglier my clothes, the more beautiful I appear by contrast. So many<br />
<strong>de</strong>signers want all the attention to go to their clothes. But not Caprice, he makes clothes<br />
ugly and women beautiful.<br />
(372)<br />
La pièce a une certaine visée politique, puisque <strong>Ludlam</strong> a pris pour but <strong>de</strong> monter<br />
l’homosexualité tel quel est, non telle qu’elle <strong>de</strong>vrait être, prenant le risque <strong>de</strong> s’attirer les foudres<br />
<strong>de</strong> la communauté gay pour avoir représenté un personnage aussi caricatural. Caprice reprend la<br />
thématique déca<strong>de</strong>nte surtout utilisée pendant la pério<strong>de</strong> épique. <strong>Le</strong> Baron Feinschmecker se<br />
convertit ainsi à l’homosexualité pour <strong>de</strong>venir une sorte <strong>de</strong> Baron <strong>de</strong> Charlus, à la suite d’un<br />
passage dans un bain turc.<br />
312
Surtout, <strong>Ludlam</strong> continue <strong>de</strong> jouer avec l’idée que les maniérismes homosexuels sont<br />
conventionnels, qu’ils peuvent être imités à loisir et ne peuvent donc sans risques faire l’objet<br />
d’une lecture littérale :<br />
ZUNI : But surely this can’t be a symptom of homosexuality. There are at least as many<br />
heterosexual faggots as there are heterosexual ones.<br />
(381)<br />
313
Der Ring Gott Farblonjet (1976) 127<br />
A Masterwork<br />
Peu après l’abandon d’un projet d’opéra dont il avait écrit le livret sur comman<strong>de</strong>, Isle of<br />
the Hermaphrodites, <strong>Ludlam</strong> se consacre à un médium qui l’intéresse <strong>de</strong> longue date. C’est son<br />
<strong>de</strong>uxième spectacle musical, après Corn, mais la direction du travail est ici relativement<br />
différente. D’abord, on quitte le domaine américain pour revenir vers la fascination initiale pour<br />
les révolutions artistiques européennes. <strong>Ludlam</strong> s’attaque à une oeuvre monumentale (le<br />
“Masterwork” du sous-titre), la Tétralogie wagnérienne, à laquelle il mêle quelques références<br />
aux Vikings à Helgeland (1857) d’Ibsen, pièce panoramique inspirée d’un autre corpus<br />
mythologique, celui <strong>de</strong>s sagas islandaises.<br />
127 D’après le Dictionnary of American Regional English (Hall 1979, 40) « farblonjet » est un terme yiddish dérivé<br />
<strong>de</strong> l’allemand verblen<strong>de</strong>n (aveugler, tromper) signifiant perdu, paumé. L’entrée ajoute que « Farbonjet a une<br />
sonorité merveilleusement expressive, dont ont tiré partie les comiques <strong>de</strong> la télévision. […] Danny Thomas a<br />
consacré une émission au thème « Que signifie Farblonjet ? » (“Farblonjet has a won<strong>de</strong>rfully expressive sound,<br />
which has been taken advantage of by TV comics. […] Danny Thomas <strong>de</strong>voted a show to “What means<br />
Farblonjet ?””). <strong>Ludlam</strong> annonce là encore une intrusion <strong>de</strong> la culture populaire dans l’art le plus élitiste.<br />
L’expression fait en outre déjà partie <strong>de</strong> l’imaginaire Ridicule, puisqu’elle a été utilisée par Jack Smith, dans le titre<br />
d’un <strong>de</strong> ses spectacles (Steplad<strong>de</strong>r to Farblonjet, repris sous le nom <strong>de</strong> Miracle in Farblonjet (1968)). Jack Smith a<br />
apparemment apprécié la « sonorité merveilleusement expressive » du terme, puisqu’il en remplace le signifié usuel<br />
par une interprétation toute personnelle : le Farblonjet comme invitation au voyage (ou Paradis perdu, conjugaison<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sens ?).<br />
314
<strong>Le</strong> projet<br />
<strong>Le</strong>s ajouts au titre wagnérien, en un allemand bien loin du Hoch<strong>de</strong>utsch, donnent le ton : il est<br />
question <strong>de</strong> réécrire la Tétralogie avec irrévérence, mais sans intention dépréciative. Pas <strong>de</strong><br />
pastiche donc, mais une parodie au sens premier, celle d’un chant qui accompagne et commente.<br />
C’est autant un commentaire sur Wagner que sur l’histoire <strong>de</strong> son traitement théâtral. <strong>Le</strong> kitsch<br />
monumental avec lequel Wagner est souvent monté est en quelque sorte l’envers du Ridicule : un<br />
esprit <strong>de</strong>s plus sérieux, sans humour, qui <strong>de</strong>vient ridicule à force <strong>de</strong> s’obstiner à ne pas vouloir<br />
l’être. En matière d’opéra, Wagner paraît à première vue un choix moins évi<strong>de</strong>nt que le genre <strong>de</strong><br />
l’opera buffa (qu’on verra traité indirectement à travers les vies mouvementées <strong>de</strong>s cantatrices<br />
dans Exquisite Torture et Galas), plus proche du Ridicule stylistiquement. Ce sont les<br />
innovations musicales du compositeur allemand qui attirent <strong>Ludlam</strong>, mais aussi et surtout leurs<br />
implications théâtrales : Wagner représente l’utopie d’un auteur qui contrôle tous les aspects du<br />
spectacle, <strong>de</strong> la conception à la réception, qui impose une vision unifiée à un projet, sans pour<br />
autant l’appauvrir - le fantasme du Gesamtkunstwerk. C’est le Wagner polyvalent qui fascine<br />
<strong>Ludlam</strong>, l’artisan <strong>de</strong> l’utopie <strong>de</strong> Bayreuth : l’architecte, le scénographe, le poète ; le compositeur<br />
qui repense la représentation musicale <strong>de</strong>s personnages, individualisant ceux-ci au moyen d’un<br />
thème différent (le <strong>Le</strong>itmotiv). <strong>Ludlam</strong> s’attache à illustrer théâtralement les <strong>Le</strong>itmotive<br />
wagnériens, notant ainsi dans un carnet :<br />
Each character in Siegfried [c’est-à-dire par métonymie la Tétralogie] will have a different<br />
speech motive.<br />
Siegfried: speaks German<br />
Mime speaks archaic translation english<br />
Twoton sprecht English<br />
Forest bird – flute<br />
315
Fofnir – nothing but roaring<br />
Erda – Black blues<br />
Brünhilda – abstein<br />
(Lincoln Center, fonds Ch. <strong>Ludlam</strong>, boîte I, cahier 2)<br />
Malgré tout, à la seule lecture du texte, ces distinctions stylistiques apparaissent faiblement ; elles<br />
étaient donc certainement davantage prises en charge par l’interprétation <strong>de</strong>s acteurs que la<br />
dramaturgie. <strong>Le</strong> texte est tout à fait lisible, et malgré les germanismes et yiddishismes passagers,<br />
la seule connaissance <strong>de</strong> l’anglais suffit (il y a d’ailleurs un jeu sur la proximité phonique entre<br />
les <strong>de</strong>ux langues (Wasser/water, trinken/drinking, scheint/shines…, renforcée par <strong>de</strong> nombreux<br />
néologismes ou tournures fautives à cheval entre les <strong>de</strong>ux langues : “das uglische Dwarf”, “the<br />
Gotts”…) , qui facilitent la compréhension). <strong>Ludlam</strong> affirme avoir essayé d’inventer<br />
une langue <strong>de</strong> théâtre ; j’essayais d’enrichir la langue afin <strong>de</strong> la différencier du parler<br />
quotidien. C’était presque une autre langue, un médium poétique. Nous avons tous le<br />
même vocabulaire, finalement, et la capacité <strong>de</strong> choisir <strong>de</strong>s mots parmi ce vocabulaire. Je<br />
voulais jouer avec l’idée <strong>de</strong> montrer une évolution du langage. <strong>Le</strong>s personnages parlent <strong>de</strong><br />
différentes manières, utilisent <strong>de</strong>s mots qui rappellent certaines pério<strong>de</strong>s historiques. J’ai<br />
donné aux personnages <strong>de</strong>s leitmotifs linguistiques : les Nihilumpens parlent en allemand<br />
<strong>de</strong> cuisine ; les Gibichungen parlent la langue élisabéthaine <strong>de</strong> la tragédie <strong>de</strong> la revanche ;<br />
les Valkyries - chastes, héroïques, vierges lesbiennes - parlent la langue <strong>de</strong> Gertru<strong>de</strong> Stein.<br />
(Mes Valkyries étaient <strong>de</strong>s motar<strong>de</strong>s lesbiennes. Valhalla était Lincoln Center, que nous<br />
brûlions au <strong>de</strong>rnier acte.) Je présentais une sorte d’histoire con<strong>de</strong>nsée <strong>de</strong> l’anglais et <strong>de</strong><br />
l’allemand. 128<br />
128 “a language of the theatre, I was trying to layer the language so that it wasn’t like everyday speech. It was almost<br />
another language, a poetic medium. We all have the same vocabulary, ultimately, and the ability to choose words out<br />
316
(Samuels 1992, 63-64)<br />
<strong>Ludlam</strong> cite une autre filiation mo<strong>de</strong>rniste <strong>de</strong>rrière son projet langagier, le James Joyce <strong>de</strong><br />
Finnegans Wake. Mais l’ambition philologique annoncée par <strong>Ludlam</strong> ne semble pas si originale<br />
comparée au reste <strong>de</strong> son corpus - simplement poussée à un <strong>de</strong>gré inégalé ailleurs. La<br />
juxtaposition <strong>de</strong> traces discursives relevant <strong>de</strong> genres, d’époques, <strong>de</strong> styles hétéroclites est en<br />
effet un procédé Ridicule récurrent. Elle est simplement systématisée ici et organisée autour <strong>de</strong>s<br />
voix <strong>de</strong> chaque personnage : à chacun correspond ainsi un style précis, alors que le personnage<br />
Ridicule en adopte traditionnellement plusieurs, changeant au cours <strong>de</strong> la pièce. L’i<strong>de</strong>ntité du<br />
personnage est ainsi généralement assurée par la présence physique, l’individualité <strong>de</strong> l’acteur -<br />
d’où aussi l’importance <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> troupe, garantissant la visibilité du parcours -, car il n’y a pas<br />
<strong>de</strong> « cohérence » discursive, encore moins psychologique. Ce qui ne veut pas dire qu’il y ait<br />
redondance dans Der Ring Gott : alors que l’intrigue est habituellement le fil directeur <strong>de</strong> la pièce<br />
- aussi absur<strong>de</strong> et compliquée soit-elle -, ici elle passe au second plan, et c’est l’architecture <strong>de</strong>s<br />
voix <strong>de</strong>s personnages qui structure la pièce, dans une volonté <strong>de</strong> reprendre le procédé poétique<br />
central <strong>de</strong> l’oeuvre que Wagner définissait d’abord comme « cycle dramatique ».<br />
The Method to his Madness<br />
La reprise Ridicule reprend les contraintes du médium <strong>de</strong> l’opéra : le texte est bien accompagné<br />
<strong>de</strong> musique en permanence, comme dans Wagner, même si la musique elle-même est une<br />
réécriture <strong>de</strong> l’original par un musicien contemporain, Jim McElwaine. <strong>Ludlam</strong> déclare avoir<br />
of that vocabulary. I wanted to play with the i<strong>de</strong>a of showing an evolution of speech. The characters speak in<br />
different ways, using words that ring of certain periods of history. I gave the characters linguistic leitmotifs: the<br />
Nihilumpens speak in potato-German; the Gibichungen speak an elevated revenge-tragedy Elizabethan speech; the<br />
Valkyries - chaste, heroic, virgin lesbians - have Gertru<strong>de</strong> Steinian speech. (My Valkyries were lesbian<br />
motorcyclists. Valhalla was Lincoln Center, which we burned down in the last act.) I presented a kind of history of<br />
English and German compacted.”<br />
317
travaillé à partir <strong>de</strong> plusieurs libretti <strong>de</strong> Wagner, dont il a conservé l’armature dramaturgique, en<br />
concentrant l’action sur quelques passages célèbres (pour qui ne connaît pas bien le Ring, ce<br />
découpage pose problème) ; il a ensuite entièrement réécrit le dialogue en anglo-germano-<br />
américano-yiddish et néologismes.<br />
<strong>Le</strong>s décors dénotent une volonté <strong>de</strong> sublime à la fois kitsch et Camp : kitsch, parce que l’usage<br />
extensif et visible du plastique, matière du toc par excellence, s’accor<strong>de</strong> difficilement avec la<br />
noblesse <strong>de</strong>s héros wagnériens, et met en doute la légitimité <strong>de</strong> leurs rôles, renvoyant aussi par<br />
ricochet à l’artifice <strong>de</strong> la persona <strong>de</strong> l’acteur (bouteilles <strong>de</strong> lessive tronquées pour les couronnes<br />
<strong>de</strong>s souverains, « Brunnhild dort sous un couvercle en plexiglas ou du vinyle transparent<br />
chiffonné, éclairé par <strong>de</strong>s lumières rouges » (“Brunnhild sleeps un<strong>de</strong>r Plexiglas hood or crumpled<br />
clear vinyl with red lights reflecting.”), « mylar pour les chaussures, ceintures, bijoux au poignet<br />
et ceintures » (“mylar applied to shoes, belts, wrists pieces and collars”), notes pour le décor,<br />
Lincoln Center). La démarche a aussi <strong>de</strong>s affinités avec l’esthétique Camp en ce qu’elle témoigne<br />
d’une ambition grandiose vouée à l’échec, mais dont la gran<strong>de</strong>ur rési<strong>de</strong> dans une croyance naïve<br />
en la beauté ; mais on est vraisemblablement du côté du Camp conscient décrié par Sontag, même<br />
si le traitement ironique n’est pas dénué <strong>de</strong> tendresse envers son objet - c’est tout le problème <strong>de</strong><br />
la distinction trop tranchée proposée par Sontag, qui a du mal à rendre compte <strong>de</strong> l’ambivalence<br />
du Ridicule envers son objet. Au-<strong>de</strong>là du commentaire sur Wagner, c’est d’une source<br />
cinématographique que <strong>Ludlam</strong> s’inspire essentiellement : celle du film muet <strong>de</strong> Fritz Lang, Die<br />
Niebelungen. <strong>Ludlam</strong> ne parle étrangement pas <strong>de</strong> cette source, alors qu’il n’avait pas hésité à<br />
évoquer la <strong>de</strong>tte <strong>de</strong> sa mise en scène <strong>de</strong> Camille envers le film <strong>de</strong> Cukor. Mais la proximité<br />
visuelle frappante <strong>de</strong>s photographies <strong>de</strong> son spectacle avec les images du film, sans parler du fait<br />
que le répertoire muet allemand est une source constante d’inspiration, invite au rapprochement.<br />
L’archaïsme <strong>de</strong>s effets spéciaux <strong>de</strong> l’époque, qui renvoie instantanément à la théâtralité <strong>de</strong> la<br />
318
scène filmée, joint à la lai<strong>de</strong>ur grotesque <strong>de</strong>s costumes, et au mélange d’un jeu expressionniste et<br />
hiératique : on est là en présence d’autant d’éléments qui faisaient du film une proie idéale pour<br />
une reprise Ridicule.<br />
La réception<br />
<strong>Le</strong> principal obstacle à l’accessibilité <strong>de</strong> la pièce ne rési<strong>de</strong> pas, comme nous l’avons vu, dans sa<br />
langue, mais plutôt dans son traitement <strong>de</strong> la Tétralogie. <strong>Le</strong>s spécialistes <strong>de</strong> Wagner ont été<br />
agréablement surpris <strong>de</strong> la version retravaillée par <strong>Ludlam</strong>, qui connaissait très bien les<br />
problématiques <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> départ et n’en a pas proposé une parodie <strong>de</strong> surface (le spoof<br />
superficiel, auquel <strong>Ludlam</strong> oppose sa propre définition <strong>de</strong> la parodie). <strong>Le</strong> public a en revanche<br />
buté sur la longueur et l’ennui du spectacle (moins que les quatorze heures <strong>de</strong>mandées par le Ring<br />
<strong>de</strong>s Nibelungen, mais tout <strong>de</strong> même quatre bonnes heures). <strong>Ludlam</strong> a d’abord choisi <strong>de</strong> ne pas<br />
jouer dans la pièce, pour la première et <strong>de</strong>rnière fois <strong>de</strong> sa carrière, avant <strong>de</strong> rejoindre la<br />
distribution au milieu <strong>de</strong> la série <strong>de</strong> représentations. Cela ne change pas grand-chose, ni au texte<br />
ni à la mise en scène, et la pièce doit s’arrêter au bout <strong>de</strong> quelques semaines. Elle reste malgré<br />
tout dans les esprits comme une <strong>de</strong>s œuvres phares du répertoire Ridicule, sans doute parce<br />
qu’elle représente, mieux que tout autre et sous toutes ses dimensions, le caractère excessif <strong>de</strong><br />
cette dramaturgie. Fait symbolique, lors d’un festival récent d’inspiration Ridicule, le « Ridicu-<br />
fest » (New York, Lower East Si<strong>de</strong>, 22 juin-23 juillet 2000), c’est Der Ring Gott Farblonjet qui a<br />
été choisi parmi un corpus d’auteurs Ridicules pour représenter l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, en<br />
compagnie d’une seule autre pièce, Stage Blood, qui elle, a fait l’objet <strong>de</strong> nombreuses reprises.<br />
319
The Ventriloquist’s Wife (1978)<br />
A Psychodrama for Cabaret<br />
Après l’ampleur et l’échec relatif <strong>de</strong> la réécriture du Ring wagnérien, <strong>Ludlam</strong> entreprend<br />
un projet plus mo<strong>de</strong>ste, une petite forme, en duo avec un <strong>de</strong>s membres fondateurs <strong>de</strong> la troupe,<br />
Black-Eyed Susan. <strong>Le</strong> troisième personnage est une marionnette tenue par <strong>Ludlam</strong>, Walter Ego,<br />
qu’il fait parler grâce à ses dons <strong>de</strong> ventriloque. Walter est grossier, insultant, lubrique,<br />
insupportable - l’Id laissé en liberté :<br />
The Ventriloquist’s Wife est, d’une certaine manière, théâtralité pure. Depuis longtemps,<br />
j’avais voulu mettre en scène le récit <strong>de</strong> la possession, qui est l’histoire du ventriloque.<br />
J’aime l’idée que le ventriloque tient la marionnette alors que celle-ci a une volonté, une<br />
volonté antagoniste. Parce qu’on a une volonté antagoniste à l’intérieur <strong>de</strong> soi.<br />
Mentalement.<br />
J’ai fait l’inventaire <strong>de</strong>s ressources <strong>de</strong> la ventriloquie, <strong>de</strong> ses possibilités, et j’en ai fait<br />
mon vocabulaire. 129<br />
(Samuels 1992, 69)<br />
<strong>Ludlam</strong> joue le rôle <strong>de</strong> la victime <strong>de</strong> Walter, celui d’un saltimbanque raté, et Black-Eyed Susan<br />
<strong>de</strong> sa femme aigrie, lassée <strong>de</strong> ses échecs successifs. La beauté <strong>de</strong> l’actrice est exploitée, comme<br />
elle le sera plus tard dans The Artificial Jungle, <strong>de</strong> manière à créer un contraste dramatique avec<br />
son emploi <strong>de</strong> jeune première et sa position sociale dégradante (“The WIFE is frying fish in ankle<br />
129 “The Ventriloquist’s Wife is, in a sense, pure theatricality. For years I had wanted to do the story of possession,<br />
which is the ventriloquist’s story. I like the i<strong>de</strong>a of the ventriloquist who’s doing the dummy while the dummy still<br />
had a will, an opposing will. Because you have an opposing will within yourself. Mentally.<br />
I catalogued the resources of ventriloquism, of what ventriloquism could do, and I used that as my vocabulary.”<br />
320
socks” (443)). <strong>Ludlam</strong> choisit le milieu du New York <strong>de</strong>s cabarets, la culture <strong>de</strong>s comiques<br />
miteux, du Broadway Danny Rose <strong>de</strong> Woody Allen comme toile <strong>de</strong> fond. Il y a un jeu avec la<br />
couleur locale, comme si cet univers était exotique - ou alors manière <strong>de</strong> montrer l’artificialité <strong>de</strong><br />
la vision cinématographique <strong>de</strong> la ville : la femme du ventriloque effectue ainsi la transition vers<br />
la scène suivante à l’ai<strong>de</strong> d’un commentaire ressemblant à une voix off <strong>de</strong> cinéma (procédé<br />
épique qui, au théâtre, <strong>de</strong>vient vite autoréférentiel) ; les clichés sur le quartier véhiculés par le<br />
personnage sont d’autant plus comiques que la pièce est jouée à cet endroit même (« He got a job<br />
in a nightclub in Greenwich Village, that little Bohemia situated in the triangle of crooked streets<br />
in the heart of old New York » (445)). Notons que le thème du ventriloque et <strong>de</strong> sa marionnette<br />
déchaînée est un lieu commun <strong>de</strong> la culture populaire, et qu’il avait déjà été traité par un autre<br />
dramaturge Ridicule quelques années avant (The Night Show (1970), <strong>de</strong> Kenneth Bernard,<br />
dramaturge fétiche <strong>de</strong> John Vaccaro et connu pour son humour sombre).<br />
Deux formes croisées : ventriloquie et cabaret<br />
<strong>Ludlam</strong> pratique la ventriloquie <strong>de</strong>puis sa jeunesse et saisit là l’occasion <strong>de</strong> mettre en valeur une<br />
forme populaire mésestimée, dont il veut souligner les qualités proprement théâtrales. Il déci<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
placer le numéro du ventriloque dans une structure <strong>de</strong> cabaret. Ce croisement <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux formes a<br />
<strong>de</strong>s implications dramaturgiques immédiates : le ventriloque et sa marionnette s’opposent l’un à<br />
l’autre, créant les conditions du drame - drame permanent, poussé à l’extrême, puisque le conflit<br />
ne se résout pas sans la mort <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux (soit la marionnette est rangée dans sa valise, soit,<br />
dans les versions fantastiques <strong>de</strong> la relation, la marionnette prend le pouvoir et peut aller jusqu’à<br />
tuer son maître - les <strong>de</strong>ux versants <strong>de</strong> la relation étant présentes dans la pièce). <strong>Le</strong> cadre du<br />
cabaret permet <strong>de</strong> montrer les nuances <strong>de</strong> ce drame : non que le cabaret soit fondé sur une<br />
continuité <strong>de</strong> l’intrigue, puisqu’il n’y a pas <strong>de</strong> fable, mais au contraire une succession <strong>de</strong><br />
321
numéros, suivant en cela un processus épique. En obligeant le couple infernal à repartir à zéro <strong>de</strong><br />
scène en scène, on évite l’enlisement ; la continuité étant <strong>de</strong> toute façon assurée par l’intimité <strong>de</strong><br />
la relation entre les « <strong>de</strong>ux » protagonistes.<br />
<strong>Le</strong> recours au « psychodrame », genre donnée en sous-titre, n’a pas d’inci<strong>de</strong>nce dramaturgique<br />
directe ; l’existence du jeu <strong>de</strong> rôles n’est mise en évi<strong>de</strong>nce qu’à la toute fin <strong>de</strong> la pièce. En<br />
revanche, la présence du psychodrame signale l’ambiguïté crée par le dédoublement <strong>de</strong> la<br />
personnalité du ventriloque, envoûté par son alter ego incontrôlable, et ajoute un niveau<br />
d’autoréférentialité. A la fin <strong>de</strong> la pièce, le ventriloque assume le rôle d’un psychiatre, manière <strong>de</strong><br />
se faire croire à lui-même que tout cela n’était qu’un jeu, qu’un psychodrame dont il aurait été le<br />
metteur en scène - mais la marionnette reprend le <strong>de</strong>ssus juste avant que le noir ne se fasse<br />
(“Sud<strong>de</strong>nly the dummy’s hand rises from the bodice of her dress and grabs her throat.”(455))<br />
La pièce a été conçue davantage comme un canevas qu’un texte fixe. <strong>Le</strong> fait qu’elle ait été jouée<br />
par <strong>de</strong>ux acteurs seulement, et partenaires <strong>de</strong> longue date, a facilité les improvisations <strong>de</strong> ce<br />
genre. Black-Eyed Susan déclare s’être préparée en écoutant <strong>de</strong>s enregistrements radiophoniques<br />
<strong>de</strong> vieux comiques (Kaufman 2002, 271). <strong>Ludlam</strong> reconnaît l’impact du genre radiophonique,<br />
faisant <strong>de</strong> la pièce avant tout une joute verbale. (« L’essentiel <strong>de</strong> la pièce était re<strong>de</strong>vable à la<br />
radio, même si l’impact visuel était très marqué. On communiquait surtout verbalement, <strong>de</strong>bout<br />
<strong>de</strong>rrière un micro. 130 » (Samuels 1992, 70))<br />
La critique a accueilli le spectacle très chaleureusement, répit <strong>de</strong> courte durée avant une autre<br />
pièce fondée sur l’enchaînement <strong>de</strong>s effets comiques, mais cette fois sans le secours <strong>de</strong> la<br />
simplicité et <strong>de</strong> la brièveté.<br />
130<br />
“A lot of it was owed to radio, even though the visual impact is very strong. Much was communicated verbally,<br />
just by standing still at a microphone.”<br />
322
Utopia, Incorporated (1978)<br />
An Industrial<br />
<strong>Le</strong>s plaisanteries les plus courtes sont les meilleures (proverbe)<br />
Après le succès du numéro <strong>de</strong> ventriloque insolent, vif et resserré - le dramaticule A<br />
Ventriloquist’s Wife -, <strong>Ludlam</strong> se lance dans l’écriture d’une pièce <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> ampleur, susceptible<br />
d’offrir un rôle à chaque membre <strong>de</strong> la compagnie. Comme pour Hot Ice auparavant, la genèse<br />
est douloureuse.<br />
Une concaténation <strong>de</strong> plaisanteries<br />
<strong>Ludlam</strong> annonce en 1975 « une satire aristophanique sur le concept d’utopie comme état<br />
économique statique ; un essai <strong>de</strong> philosophie politico-économique » (“an Aristophanic satire on<br />
a concept of Utopia as a static economic state ; an attempt at a politico-economic philosophy.”<br />
(Kaufman 2002, 228)). <strong>Le</strong> titre est fixé dès le départ, l’écriture traîne, et le résultat déplaît aux<br />
acteurs comme à la presse. Pourtant, le sous-titre promet une nouveauté générique intrigante, “an<br />
Industrial”, que <strong>Ludlam</strong> n’explicite pas. Il est difficile <strong>de</strong> <strong>de</strong>viner, à la lecture <strong>de</strong> la pièce et en<br />
l’absence <strong>de</strong> postérité dramatique, quelle peut en être la direction esthétique. Tout au plus trouve-<br />
t-on <strong>de</strong>s éléments thématiques et critiques relatifs à l’industrie dans la pièce, mais sans intérêt<br />
générique manifeste. C’est peut-être aussi une manière <strong>de</strong> désigner le procédé poétique central à<br />
la pièce, procédé qui a contribué à l’échec <strong>de</strong> l’œuvre : construisant le drame comme une<br />
concaténation <strong>de</strong> plaisanteries, <strong>Ludlam</strong> s’était fixé pour but <strong>de</strong> tester la validité dramatique d’une<br />
323
œuvre constituée d’un bout à l’autre <strong>de</strong> bons mots. En d’autres termes, il s’agissait <strong>de</strong> mesure les<br />
effets d’une « industrialisation » du procédé : si les plaisanteries les plus courtes sont les<br />
meilleures, à partir <strong>de</strong> quel moment celles-ci commencent-elles à irriter le spectateur ? Par quelles<br />
réactions celui-ci passe-t-il, et que <strong>de</strong>vient la plaisanterie une fois détournée <strong>de</strong> son but premier,<br />
celui <strong>de</strong> faire rire ? On commente rarement cet aspect-là <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> mais, dans les pièces jugées<br />
faibles ou ratées, entre souvent un élément d’expérimentation avec la réception. Cette dimension<br />
du travail est certes moins spectaculaire et manifeste que celle proposée par le théâtre<br />
environnemental, par exemple, à la même époque, mais elle n’en est pas moins présente en<br />
filigrane. La mise en place <strong>de</strong> la plaisanterie ressemble elle-même à un acte dramatique<br />
(alternance setup/joke). Mais quand l’armature <strong>de</strong> la pièce dépend <strong>de</strong> l’assemblage <strong>de</strong> ces micro-<br />
événements dramatiques, on finit par perdre <strong>de</strong> vue l’architecture d’ensemble. Malgré la présence<br />
d’une fable i<strong>de</strong>ntifiable, il y a tension entre la structure répétitive <strong>de</strong>s plaisanteries successives et<br />
la progression <strong>de</strong> l’intrigue : la fable est éclipsée, semble passer au second plan et faire du<br />
surplace. Inutile d’ailleurs d’énumérer les péripéties <strong>de</strong> l’intrigue, qui n’a pas grand intérêt -<br />
celui-ci est ailleurs.<br />
Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?<br />
<strong>Le</strong> titre fait sans doute référence à un opéra peu connu <strong>de</strong> Gilbert et Sullivan, Utopia, Limited,<br />
conçu comme une critique du capitalisme britannique et applaudie par George Bernard Shaw.<br />
La critique a relevé la présence <strong>de</strong> références shakespeariennes, notamment à La Tempête, qui<br />
semble être l’hypotexte dominant, en plus d’un corpus utopique dix-huitièmiste (le nom du<br />
capitaine Gullible est la traduction Ridicule <strong>de</strong> Gulliver). La réflexion sur le voyage fournit aussi<br />
un prétexte trouvé pour renouer avec l’exotisme kitsch <strong>de</strong>s débuts : réapparition d’un personnage<br />
<strong>de</strong> Big Hotel, Martok, “the Grand Wazir of the Fire Cult” (458) et d’une “High Priestess”, <strong>de</strong>s<br />
324
décors visiblement artificiels (“palms, jungle greenery, pool, birds, and orchids” (469), le tout en<br />
plastique), <strong>de</strong>s costumes “à la Carmen Miranda” (470).<br />
S’il est vrai que le « Prési<strong>de</strong>nt d’Utopie », Anarch, et sa fille Phyllis, rappellent Miranda et<br />
Prospero, c’est d’abord filtrés par l’opéra <strong>de</strong> Gilbert and Sullivan, dont personne n’a semblé<br />
<strong>de</strong>viner la présence sous-jacente (cela n’a rien d’étonnant : l’œuvre est très peu connue, encore<br />
moins jouée). Comme juste après avec The Enchanted Pig, qui pousse le procédé encore plus<br />
loin, <strong>Ludlam</strong> joue avec un hypotexte quasiment inconnu, réputé mineur dans l’œuvre <strong>de</strong><br />
compositeurs déjà mineurs (du moins dans la hiérarchie culturelle : c’est low brow, ce n’est que<br />
<strong>de</strong> l’opérette) pour faire passer <strong>de</strong>s allusions plus nobles. Au lieu d’apparaître directement, les<br />
références à Shakespeare - situé lui à l’extrême opposé <strong>de</strong> l’échelle culturelle (high brow, malgré<br />
la coexistence <strong>de</strong> la majesté et <strong>de</strong> la bouffonnerie qui caractérise la dramaturgie élisabéthaine) -<br />
sont passées au crible d’une référence jugée basse. A une époque où la vieille classification<br />
rhétorique a pris fin, où tout sujet peut être traité, <strong>Ludlam</strong> rappelle in fine que la hiérarchie a<br />
simplement changé <strong>de</strong> place, mais qu’elle est bien présente, à travers une échelle <strong>de</strong>s valeurs<br />
omniprésente. Cette hiérarchisation précè<strong>de</strong> l’appréciation <strong>de</strong> l’objet, la conditionne, lui donne<br />
une existence <strong>de</strong> mythe immédiat avant <strong>de</strong> lui laisser la possibilité d’apparaître<br />
phénoménologiquement. <strong>Le</strong> geste <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> est une critique <strong>de</strong> la réception, du fonctionnement<br />
d’un rapport à la culture qui se donne pour immédiat, naturel, alors qu’il est encadré par <strong>de</strong>s<br />
discours. C’est le comble <strong>de</strong> l’insolence (insolence qui opère ici en toute discrétion) que <strong>de</strong><br />
donner à voir à ceux qui sont aveuglés par <strong>de</strong>s jugements <strong>de</strong> valeur un renversement<br />
carnavalesque qu’ils ne peuvent percevoir. C’est aussi un moyen <strong>de</strong> prendre en défaut ceux qui<br />
n’ont qu’une perspective tronquée <strong>de</strong> la culture, en célébrant sans agressivité l’union <strong>de</strong>s<br />
différents niveaux. <strong>Le</strong> procédé apparaissait déjà dans sa première pièce, Big Hotel, mais sous une<br />
forme différente : par exemple, le personnage <strong>de</strong> Salomé est présent à travers la vision qu’en<br />
325
avait Norma Desmond, actrice recluse qui rêve <strong>de</strong> retourner (“not a comeback, a return”) <strong>de</strong>vant<br />
la caméra sous les traits <strong>de</strong> la jeune fille qu’elle n’est plus. Salomé n’a pas d’existence comme<br />
personnage autonome dans la pièce ; elle est évoquée uniquement comme prolongement <strong>de</strong><br />
Norma, comme partie intégrante <strong>de</strong> son imaginaire. La référence est reconnaissable<br />
essentiellement à <strong>de</strong>s bribes <strong>de</strong> la pièce d’Oscar Wil<strong>de</strong>, mais il n’y a pas <strong>de</strong> représentation ou<br />
d’incarnation du personnage. L’i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> l’allusion à Salomé exige qu’on puisse effectuer<br />
la liaison entre les fragments <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> Wil<strong>de</strong> et les fantasmes <strong>de</strong> Norma Desmond (qu’on<br />
connaît à condition d’avoir vu le film <strong>de</strong> Billy Wil<strong>de</strong>r). La maîtrise d’une seule <strong>de</strong>s références<br />
empêche la possibilité <strong>de</strong> saisir l’autre. Dans Utopia, Incorporated (et dans l’œuvre « refondée »<br />
en général), <strong>Ludlam</strong> réussit à juxtaposer les hypotextes <strong>de</strong> manière à ce que ceux-ci se recoupent,<br />
qu’on n’aie pas l’impression d’assister à la réécriture d’une réécriture ; il y a escamotage d’un <strong>de</strong>s<br />
niveaux <strong>de</strong> filtrage (par exemple ici, on croit voir La Tempête alors qu’on a sous les yeux une<br />
sous-Tempête, c’est-à-dire sa reprise version Gilbert and Sullivan). L’œuvre en est plus<br />
démocratique, plus « théâtre populaire » (un <strong>de</strong>s soucis <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>) au sens où elle cherche à<br />
rassembler le plus grand nombre sans sacrifier la richesse du sens. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’utopie bon<br />
enfant, c’est aussi, nous venons <strong>de</strong> le voir, une manière ingénieuse et retorse <strong>de</strong> commenter le<br />
statu quo culturel.<br />
326
The Enchanted Pig (1979)<br />
A Fairy Tale for the Disenchanted<br />
Caveat <strong>Le</strong>ctor<br />
Je dis que la pièce ne vaut rien, qu’elle est ridicule et vaine, et le public, dans son refus<br />
pervers <strong>de</strong> faire ce que je lui dis <strong>de</strong> faire, insiste sur sa profon<strong>de</strong>ur, son sérieux, son<br />
importance et sa portée philosophique. Alors que si je lui disais que c’est sérieux, profond<br />
et philosophique, il prétendrait le contraire. 131<br />
(Samuels 1992, 130)<br />
Cette pièce étrange est très favorablement accueillie par la critique, preuve que <strong>Ludlam</strong> a<br />
retrouvé son élan créateur après l’échec <strong>de</strong> Utopia, Incorporated. Malgré tout, on relève une<br />
tonalité, un style particuliers, absents <strong>de</strong>s œuvres précé<strong>de</strong>ntes. Mais ayant affaire à un dramaturge<br />
qui se définit comme protéiforme, qui essaie d’échapper à tout enfermement générique ou<br />
stylistique, on n’y voit rien d’étonnant. A la suite <strong>de</strong> Jack and The Beanstalk et <strong>de</strong> A Christmas<br />
Carol, c’est une pièce <strong>de</strong>stinée aux enfants. Conçue comme un spectacle <strong>de</strong> marionnettes, la<br />
pièce est finalement jouée par les acteurs <strong>de</strong> la compagnie, dans un décor et <strong>de</strong>s costumes<br />
particulièrement inventifs, qui rappellent l’esthétique du castelet et en exploitent les possibilités<br />
scéniques.<br />
131 “I say the play is worthless and ridiculous and meaningless, and then the public, in its perverse refusal to do what<br />
I told them to do, insists that it’s profound, serious, important and philosophical. Whereas if I said it was serious,<br />
profound and philosophical, they would say it wasn’t.”<br />
327
David Kaufman analyse ainsi le projet poétique <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> :<br />
Après sa tentative inefficace d’incorporer La Tempête à Utopia, Incorporated, <strong>Ludlam</strong> se<br />
tourne ensuite vers une tragédie tout aussi audacieuse. The Enchanted Pig est un mélange<br />
charmant mais hautement improbable du Roi <strong>Le</strong>ar et d’un certain nombre <strong>de</strong> contes <strong>de</strong><br />
fée, parmi lesquels on trouve <strong>de</strong>s emprunts à La Belle et la bête, au Prince Crapaud, à<br />
Cendrillon et à Rumpelstiltskin. 132<br />
…concluant tout <strong>de</strong> même que « débarrassée à la fois <strong>de</strong>s excès du Camp et <strong>de</strong>s messages plus<br />
sérieux qui traversent généralement ses autres œuvres, [la pièce] <strong>de</strong>meure une énigme dans<br />
l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> » (“without either the campy excesses or the more serious messages that<br />
usually inform his other works, it remains something of a mystery for <strong>Ludlam</strong>.” (Kaufman 2002,<br />
296)). La pièce est effectivement d’une sobriété peu habituelle, exempte <strong>de</strong>s références au<br />
répertoire du Ridicule (mise à part l’évocation ponctuelle du “Gypsy camp” (511) <strong>de</strong> Turds in<br />
Hell) qu’on trouve généralement dans une œuvre qui se présente aussi comme une somme, une<br />
récapitulation permanente <strong>de</strong> son propre parcours. Tout cela ne surprend pas, s’agissant après tout<br />
d’un spectacle pour enfants, quoique le public visé soit certainement plus large. Certains crient au<br />
chef d’œuvre, admirant l’élégance et la simplicité du style et <strong>de</strong> l’intrigue. On y voit là une<br />
réaction <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> après l’excès foisonnant d’Utopia. Personne ne s’est étonné du fait que la<br />
pièce ait été écrite si rapi<strong>de</strong>ment, car cela n’a rien d’inhabituel.<br />
132 “After his ineffectual attempt to incorporate The Tempest into Utopia, Incorporated, <strong>Ludlam</strong> turned to an equally<br />
challenging Shakespearean tragedy for his next venture . The Enchanted Pig is a highly improbable but charming<br />
blend of King <strong>Le</strong>ar, with any number of fairy tales, including elements of Beauty and the Beast, The Frog Prince,<br />
Cin<strong>de</strong>rella, and Rumpelstiltskin.”<br />
328
La lettre volée<br />
Si <strong>Ludlam</strong> est allé si vite, c’est surtout parce qu’il n’a pas écrit une ligne <strong>de</strong> la pièce : il s’est<br />
contenté <strong>de</strong> découper les passages <strong>de</strong> dialogue d’un conte populaire roumain du même titre,<br />
figurant dans l’anthologie victorienne d’Andrew Lang, The Red Fairy Tale Book. <strong>Le</strong>s emprunts<br />
au conte d’origine sont cités verbatim, intégralement et dans l’ordre. Ni la critique (très<br />
récemment, David Kaufman évoque ainsi l’adaptation que fait <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong> Jacques et le haricot<br />
magique, du Conte <strong>de</strong> Noël, ainsi qu’une œuvre plus originale, The Enchanted Pig ». (“<strong>Ludlam</strong>’s<br />
adaptations of Jack and the Beanstalk, A Christmas Carol, and a more original work, The<br />
Enchanted Pig.” (221)), ni même ses proches collaborateurs n’avaient percé le secret. <strong>Ludlam</strong>,<br />
qui avait un certain sens <strong>de</strong> l’humour, a voulu s’amuser jusqu’au bout et n’a rien dit. La<br />
plaisanterie a été découverte par hasard, après avoir abondamment crayonné l’édition à la<br />
recherche <strong>de</strong>s références dissimulées.<br />
Sens possible du projet<br />
En tout état <strong>de</strong> cause, on peut difficilement accuser <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong> renier ses convictions sur<br />
l’autorité. C’est pour cette raison que l’œuvre doit être considérée comme une pièce maîtresse <strong>de</strong><br />
la stratégie dramaturgique <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> : ce n’est pas à l’origine une œuvre dramatique, il n’en est<br />
pas l’auteur et cependant il joue à visage découvert (il conserve le titre d’origine du conte). <strong>Le</strong><br />
secret <strong>de</strong> la pièce met en question toutes les idées qu’on peut se faire <strong>de</strong> la notion d’influence et<br />
d’intertextualité. Elle lance un avertissement au critique, affirmant que le sens <strong>de</strong> l’œuvre n’est<br />
pas dans le déchiffrement méthodique <strong>de</strong>s allusions - à condition bien sûr que le critique ait été<br />
suffisamment curieux (et chanceux) pour voir le piège se refermer sur lui. En même temps - et<br />
c’est bien là tout le paradoxe -, qui oserait avoir la naïveté <strong>de</strong> penser pouvoir comprendre<br />
l’ensemble <strong>de</strong> l’œuvre sans faire ce travail <strong>de</strong> défrichage et <strong>de</strong> déchiffrage préalable ?<br />
329
Un mirage intertextuel<br />
Sur ce plan, la pièce est loin <strong>de</strong> rompre avec l’entreprise <strong>de</strong> réflexion sur la réception que<br />
constituait Utopia, Incorporated, que The Enchanted Pig prolonge d’une autre manière. Cette<br />
fois, il n’est plus question <strong>de</strong> présenter une œuvre majeure à travers le prisme d’une référence<br />
mineure (quoique ce conte roumain ne soit pas particulièrement connu), mais <strong>de</strong> brouiller les<br />
pistes, en choisissant une œuvre sans rapport possible avec une autre bien plus célèbre et qui<br />
l’évoque pourtant irrésistiblement. <strong>Le</strong> jeu fonctionne encore <strong>de</strong> manière relativement analogue :<br />
The Enchanted Pig ressemble à s’y méprendre à une réécriture du Roi <strong>Le</strong>ar, alors que les <strong>de</strong>ux<br />
textes n’ont vraisemblablement aucun lien. C’est là une manière <strong>de</strong> réaffirmer l’existence d’une<br />
gigantesque « matrice <strong>de</strong> fables » dont l’abondance apparemment sans fin n’empêche pas la<br />
limitation (<strong>Ludlam</strong> ne cite pas Vladimir Propp, mais l’idée y est). En même temps, il faut se<br />
gar<strong>de</strong>r d’y voir l’œuvre d’un plagiaire peu scrupuleux. <strong>Ludlam</strong> a certes pour habitu<strong>de</strong> d’annoncer<br />
son intention à l’avance, lorsqu’il procè<strong>de</strong> à une adaptation. Camille, un <strong>de</strong> ses spectacles les plus<br />
réussis, est une adaptation déclarée, signe que la mise en scène (c’est-à-dire avant tout la lecture<br />
d’un texte donné) a au moins autant d’importance pour lui que l’écriture du texte lui-même.<br />
Cette révélation faite, le sous-titre prend dès lors valeur <strong>de</strong> confession : “a Fairy Tale for the<br />
Disenchanted” (Conte <strong>de</strong> fée pour les désenchantés), soit la possible expression du doute du<br />
dramaturge après l’échec retentissant <strong>de</strong> Utopia, Incorporated et les difficultés avec la compagnie<br />
lors <strong>de</strong> l’écriture d’une pièce qui ne voit pas le jour et dont The Enchanted Pig prend la place.<br />
Que dire du pressentiment d’un succès dramatique pour les mauvaises raisons, <strong>de</strong> la victoire d’un<br />
contresens planifié?<br />
330
A Christmas Carol (1979)<br />
Adapted from the Novel by <strong>Charles</strong> Dickens<br />
Peu après un autre spectacle pour enfants, The Enchanted Pig, <strong>Ludlam</strong> ajoute un élément<br />
à un sujet qui lui tient à cœur, la construction d’un répertoire pour enfants, commencée par hasard<br />
avec Jack and the Beanstalk. Avec A Christmas Carol, <strong>Ludlam</strong> crée ce qu’il envisage comme un<br />
spectacle <strong>de</strong> répertoire, saisonnier, <strong>de</strong>stiné à être joué tous les ans au moment <strong>de</strong>s fêtes, en<br />
alternance ; il cherche en somme à donner au théâtre son Casse-Noisettes. C’est aussi l’occasion<br />
d’ouvrir un instant la troupe, <strong>de</strong> faire intervenir d’autres participants, dont un grand nombre<br />
d’enfants aux côtés <strong>de</strong>s acteurs permanents, dans <strong>de</strong> petites rôles (il y a au moins quarante-cinq<br />
personnages, allant <strong>de</strong>s rôles principaux à <strong>de</strong> la figuration). Comme Jack and the Beanstalk et<br />
The Enchanted Pig, <strong>Ludlam</strong> est attiré par une certaine sombreur, une cruauté, présents dans les<br />
contes européens, mais qui tranchent avec le répertoire pour enfants américain (adaptations<br />
Disney <strong>de</strong> contes, <strong>Le</strong> Magicien d’Oz, certaines comédies musicales ; il y a bien <strong>de</strong>s méchants,<br />
mais les bons s’en sortent toujours in<strong>de</strong>mnes).<br />
Un <strong>de</strong>gré zéro <strong>de</strong> la mise en scène<br />
Alors que les <strong>de</strong>ux pièces précé<strong>de</strong>ntes faisaient encore usage <strong>de</strong> références plus compréhensibles<br />
par les adultes, avec l’adaptation <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> Dickens, <strong>Ludlam</strong> s’approche au plus près d’un<br />
<strong>de</strong>gré zéro <strong>de</strong> la mise en scène. L’absence d’allusions au répertoire du Ridicule, à la mémoire du<br />
théâtre, si présents ailleurs, si essentiels à la compréhension <strong>de</strong> la poétique <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, manquent<br />
ici. Comme si, dans l’écriture pour enfants, le dramaturge prenait conscience <strong>de</strong> l’exigence <strong>de</strong> son<br />
œuvre encyclopédique, et voulait épargner à ses jeunes spectateurs le malaise <strong>de</strong> se sentir<br />
331
dépassés. Toujours est-il que <strong>Ludlam</strong> donne avec cette pièce une <strong>de</strong>s œuvres les moins<br />
intéressantes à la lecture. Qualifiée d’adaptation, la pièce n’a pourtant rien à voir avec Camille,<br />
dont la richesse <strong>de</strong> traitement apparaît à la simple lecture, ou même avec The Enchanted Pig,<br />
pièce tirée d’un conte vraisemblablement choisi pour son potentiel intertextuel trompeur. On<br />
pourrait certes s’arrêter un instant sur le passage du roman au théâtre, mais celui-ci n’est pas<br />
problématisé, comme ce sera le cas plus tard dans Salammbô : au lieu d’un travail sur la<br />
dimension épique et sur le transfert <strong>de</strong>s contraintes romanesques à la scène, <strong>Ludlam</strong> s’est<br />
contenté <strong>de</strong> découper <strong>de</strong>s passages dialogués du roman <strong>de</strong> Dickens et <strong>de</strong> les assembler. En<br />
l’absence <strong>de</strong> captation et <strong>de</strong> témoignages d’acteurs sur ce point, il reste difficile <strong>de</strong> confirmer si la<br />
mise en scène elle-même retenait ce parti pris <strong>de</strong> platitu<strong>de</strong>.<br />
Représenter la naïveté<br />
Ces remarques faites non en guise <strong>de</strong> jugement <strong>de</strong> valeur, mais pour bien marquer a contrario la<br />
différence fondamentale entre les « adaptations » habituelles (toutes les pièces <strong>de</strong>s débuts, « sans<br />
auteur », Camille, <strong>Le</strong> Bourgeois Avant-Gar<strong>de</strong>…), qui exhibent leur statut mémoriel, et ce genre<br />
<strong>de</strong> mise en scène, qui au contraire dissimule ou neutralise le sien. <strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux types relèvent certes<br />
<strong>de</strong> la mise en scène, mais à un <strong>de</strong>gré divers. A Christmas Carol a pour seul intérêt sa mise en<br />
spectacle (les didascalies se révèlent sur ce point peu utiles, si ce n’est pour vérifier la proximité<br />
<strong>de</strong> la mise en scène avec l’atmosphère <strong>de</strong> l’original), tandis que les autres « adaptations »<br />
réécrivent leurs sources sous toutes leurs dimensions, y compris celui <strong>de</strong> la partition dramatique.<br />
Il n’est pas question non plus d’affirmer que la mise en scène du roman <strong>de</strong> Dickens se passe<br />
d’engagement <strong>de</strong> lecture, car il n’est pas <strong>de</strong> mise en scène innocente ; simplement <strong>de</strong> montrer que<br />
<strong>Ludlam</strong> feint la naïveté, étouffe le foisonnement, la polyphonie qui caractérisent son œuvre. La<br />
lecture est ici réduite à un petit nombre <strong>de</strong> références culturelles (costumes rappelant le mon<strong>de</strong><br />
332
<strong>de</strong>s gueux <strong>de</strong> l’Opéra <strong>de</strong> quat’sous (“a <strong>de</strong>n in the wretched part of town, whose whole quarter<br />
reeks with crime, with filth, with misery” (537)), grimage grotesque et perspective accentuant les<br />
traits archétypaux <strong>de</strong>s personnages et du décor qu’ils habitent…), <strong>de</strong>stinées à éclairer l’œuvre <strong>de</strong><br />
Dickens plutôt qu’à suggérer un ailleurs. Alors que la démarche Ridicule est plus souvent <strong>de</strong><br />
l’ordre du dédoublement, d’une diversion où le jeu <strong>de</strong>s références fait que l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> l’objet<br />
n’est jamais stable, le mouvement centrifuge fait place ici à un repli sur soi.<br />
Malgré tout, le choix même <strong>de</strong> l’œuvre possè<strong>de</strong> une dimension subversive. Alors qu’à cette<br />
époque <strong>de</strong> l’année, on emmène plutôt les enfants voir <strong>de</strong>s spectacles lisses, l’esthétique sombre<br />
<strong>de</strong> Dickens, que transcrit la mise en scène (“The spirit opens its robe and discloses two children,<br />
a boy and a girl, yellow, meager, ragged, scowling, wolfish, stale and shriveled as if pinched and<br />
twisted by age - monsters of horror and dread” (535)), apporte une alternative notable. Il suffit <strong>de</strong><br />
regar<strong>de</strong>r une photo <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> dans le rôle <strong>de</strong> Scrooge pour s’apercevoir <strong>de</strong> la distance avec la<br />
niaiserie proprette et clinquante d’un autre « perennial » <strong>de</strong> Noël new-yorkais, les Rockettes <strong>de</strong><br />
Radio City Music Hall.<br />
333
Reverse Psychology (1980)<br />
A Farce<br />
Première d’une série <strong>de</strong> trois pièces consacrées à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s rapports amoureux, Reverse<br />
Psychology envisage la question sous sa dimension farcesque, clairement annoncée en sous-titre.<br />
<strong>Le</strong> lien générique est surtout structurel : la pièce avance au fil d’une série <strong>de</strong> retournements<br />
dramatiques qui annulent le précé<strong>de</strong>nt, progressant finalement en <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> scie. <strong>Ludlam</strong> ne recule<br />
pas non plus <strong>de</strong>vant les procédés ouvertement farcesques, malgré le réalisme apparent <strong>de</strong> la pièce,<br />
qui ressemble a priori à une comédie <strong>de</strong> mœurs, et qui se passe d’exploiter l’habituel exotisme<br />
Ridicule : confusion <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités, coïnci<strong>de</strong>nces grossières et peu vraisemblables…. <strong>Le</strong>s<br />
péripéties sont justifiées dramatiquement par la psychologie <strong>de</strong>s personnages : ils obéissent au<br />
principe du « désir triangulaire » (René Girard), selon lequel on désire ce qu’on n’a pas, et plus<br />
un objet semble désirable, plus il acquiert <strong>de</strong> valeur symbolique. <strong>Le</strong>s personnages désirent<br />
changer <strong>de</strong> persona, vivre leurs fantasmes, alors même qu’ils reconnaissent être satisfaits <strong>de</strong> leur<br />
situation <strong>de</strong> départ. Tentant <strong>de</strong> faire coïnci<strong>de</strong>r leurs fantasmes avec la réalité, ils enclenchent une<br />
mécanique infernale, dans laquelle intervient aussi la magie : grâce à une pilule miracle qui<br />
détourne celui qui la prend <strong>de</strong> l’objet <strong>de</strong> son amour et lui rend désirable celle qui le laissait<br />
auparavant indifférent - procédé qui rappelle un ressort dramaturgique du Songe d’une nuit d’été.<br />
<strong>Le</strong> chassé-croisé amoureux est encore compliqué par le fait que les quatre personnages - <strong>de</strong>ux<br />
couples -, mis en scène s’éprennent, sans le savoir, du partenaire <strong>de</strong> l’autre couple. <strong>Ludlam</strong> dit<br />
s’être inspiré <strong>de</strong> la pièce Private Lives <strong>de</strong> Noel Coward, et la complexité <strong>de</strong> l’intrigue et la<br />
<strong>de</strong>xtérité avec laquelle elle est menée rappellent Fey<strong>de</strong>au. <strong>Le</strong>s échanges verbaux (pour ne pas dire<br />
334
verbeux) incisifs et rapi<strong>de</strong>s évoquent en outre le genre <strong>de</strong> la screwball comedy - qui est d’ailleurs<br />
un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> traitement cinématographique du conflit amoureux.<br />
Il entre dans le portrait <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux psychanalystes, Silver et Gold, une part <strong>de</strong> satire convenue.<br />
C’est évi<strong>de</strong>nt quand Silver et Gold sont peints comme cupi<strong>de</strong>s (ils sont déjà condamnés par<br />
l’onomastique) et peu professionnels (elle dresse la liste <strong>de</strong> ses courses en pleine consultation,<br />
refuse <strong>de</strong> faire crédit à une patiente et une fois celle-ci partie, réserve une table dans un grand<br />
restaurant ; lui interrompt un patient en train <strong>de</strong> parvenir à une révélation, pour lui rappeler qu’il<br />
est temps <strong>de</strong> finir). Mais surtout, la psychanalyse est mise au service d’une visée dramaturgique :<br />
il n’est pas question pour <strong>Ludlam</strong> d’adopter une approche psychologique du personnage<br />
(d’ailleurs, ceux-ci sont tellement torturés par leurs doutes et leur imagination qu’ils<br />
ressembleraient alors aux psychologies kaléidoscopiques voulues par Strindberg, qui refuse la<br />
cohérence). <strong>Ludlam</strong> s’attache surtout à montrer comment la psychanalyse peut être détournée <strong>de</strong><br />
son but premier et <strong>de</strong>venir un redoutable instrument <strong>de</strong> pouvoir sur l’autre - comment elle est, en<br />
somme, essentiellement dramatique, c’est-à-dire propice à l’émergence <strong>de</strong> conflits.<br />
L’autoréflexivité au crible <strong>de</strong> la farce<br />
Comme dans <strong>de</strong> nombreuses autres pièces, Reverse Psychology inclut <strong>de</strong>s passages <strong>de</strong> réflexion<br />
sur l’art. Directement, cette fois, puisqu’un <strong>de</strong>s personnages, Freddie, est peintre, et que<br />
l’analogie entre peinture et écriture semble être posée. Freddie, en visite au Metropolitan<br />
Museum of Art, s’arrête <strong>de</strong>vant un tableau minuscule et que rien ne paraît distinguer <strong>de</strong>s autres :<br />
FREDDIE: You see how the layers of paint are applied to the canvas one on top of the<br />
other ?<br />
KAREN: Yes.<br />
335
FREDDIE: Well, he did it without losing what was un<strong>de</strong>rneath. The un<strong>de</strong>rlayers still<br />
show through. That’s what gives it that luminous quality.<br />
KAREN: The brushwork is so controlled. He must have been very painstaking.<br />
FREDDIE: Actually, that’s a popular misconception about his work. He worked very<br />
quickly. He was almost slapdash in his work methods. Also, he didn’t always use a brush.<br />
He sometimes pushed the paint around with his fingers.<br />
KAREN: It looks so precise, and yet, when you get closer, it all seems to break down into<br />
little blobs of paint.<br />
FREDDIE: He was able to be spontaneous because he had a virtuoso technique.<br />
KAREN: Well, I certainly agree that he did it as well as it can be done.<br />
FREDDIE: No, I’ve ma<strong>de</strong> certain advances on his technique in my own work.<br />
KAREN: That’s mo<strong>de</strong>st of you.<br />
FREDDIE: In all fairness to him, I’ve had some advantages. Being mo<strong>de</strong>rn, I can select<br />
my own subject matter. In those days painters painted what they were told to by patrons.<br />
Of course, freedom is not always an advantage to an artist.<br />
KAREN: No ? I’d have thought it was.<br />
FREDDIE: Sometimes I find myself won<strong>de</strong>ring what to do next. Our problems are more<br />
existential.<br />
(551)<br />
La <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> travail du peintre semblent faire figure <strong>de</strong> manifeste esthétique.<br />
Mais l’impression est immédiatement déjouée : alors que l’on croit avoir affaire à une révélation<br />
transparente et un peu trop didactique, le sérieux du personnage est mis à mal. Quand il s’agit <strong>de</strong><br />
son œuvre personnelle, Freddie prend la pose <strong>de</strong> l’artiste incompris, et révèle sans le vouloir sa<br />
336
véritable orientation sexuelle et ses goûts quelque peu kitsch - ce qui introduit le doute sur<br />
l’interprétation à donner aux convictions esthétiques qu’il a exprimées juste avant :<br />
ELEANOR: You paint everyone feminine. Remember the Italian <strong>de</strong>livery boy you got to<br />
pose for you ? He was furious that he came out all pink and aqua. There was absolutely<br />
nothing recognizable in the painting ! And yet you ma<strong>de</strong> him pose nu<strong>de</strong>!<br />
FREDDIE: My work is lost on such philistines. Rembrandt had the same problem.<br />
(558)<br />
Manière aussi pour <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong> jouer avec la psychologie du spectateur, d’inciter à penser une<br />
chose, puis son contraire, laissant finalement le doute planer.<br />
La pièce a reçu un accueil critique partagé, mais l’ampleur <strong>de</strong> son succès public a surpris <strong>Ludlam</strong>.<br />
337
Love’s Tangled Web (1981)<br />
La pièce reprend le thème du chassé-croisé amoureux traité dans l’œuvre précé<strong>de</strong>nte,<br />
Reverse Psychology, sur un autre mo<strong>de</strong>, celui <strong>de</strong> l’univers désenchanté du conte <strong>de</strong> fée, déjà<br />
exploré dans The Enchanted Pig. Intitulée au départ “Sylvia, or the White Zombie”, l’œuvre<br />
conserve quelques éléments d’inspiration fantastique (présence d’un personnage doué <strong>de</strong><br />
pouvoirs surnaturels, Raeanne, “a paranormal”, d’un jardinier nommé Bram, sans doute en<br />
référence à l’auteur <strong>de</strong> Dracula), mais ces détails contribuent à l’atmosphère plus qu’ils<br />
n’éclairent le fonctionnement générique et dramaturgique <strong>de</strong> la pièce.<br />
Disparition par excès <strong>de</strong> l’intrigue<br />
Celle-ci a été assez mal accueillie par la critique, jugée bâclée et inutilement alambiquée.<br />
L’intrigue progresse à rebours, au fil d’une succession <strong>de</strong> dévoilements qui ramènent <strong>de</strong> plus en<br />
plus loin dans le passé, reflétant le titre <strong>de</strong> la pièce, extrait d’une citation <strong>de</strong> Walter Scott, qui<br />
apparaît en entier à un moment clé <strong>de</strong> la pièce : “O what a tangled web we weave when we first<br />
practice to <strong>de</strong>ceive” (616). Cette toile emmêlée par le jeu <strong>de</strong>s tromperies, c’est aussi le fil <strong>de</strong><br />
l’intrigue, qui échappe dès qu’on tente <strong>de</strong> s’en saisir.<br />
Tous ces événements délirants et improbables dans ces comédies ne <strong>de</strong>vraient pas être pris<br />
littéralement ; ils sont simplement trop ridicules…Dans la nouvelle pièce, Love’s Tangled<br />
Web, le public ne sera pas en mesure <strong>de</strong> se souvenir <strong>de</strong> l’intrigue. C’est comme Fey<strong>de</strong>au -<br />
c’est très, très compliqué. 133<br />
133 “All those zany, improbable events in these comedies shouldn’t be taken literally ; they’re simply too<br />
ridiculous… In the new play, Love’s Tangled Web, the audience will not be able to recount the plot. It’s like Fey<strong>de</strong>au<br />
- it’s very, very complicated.”<br />
338
(Samuels 1992, 105)<br />
Malgré la réception peu chaleureuse faite à la pièce, Love’s Tangled Web est un premier essai en<br />
direction d’une intrigue évanescente (suite rigoureusement logique mais anormalement complexe<br />
d’événements, qui finissent par perdre leur sens et à laisser place à l’oubli), qui sera continué par<br />
la suite avec Exquisite Torture, et enfin avec le succès escompté dans The Mystery of Irma Vep.<br />
La critique a réagi comme le spectateur idéal <strong>de</strong> Gertru<strong>de</strong> Stein, accablé sous le déluge <strong>de</strong><br />
retournements et <strong>de</strong> rebondissements au point <strong>de</strong> décrocher.<br />
L’abondance <strong>de</strong>s péripéties provient uniquement <strong>de</strong> l’évolution <strong>de</strong>s luttes <strong>de</strong> pouvoir entre les<br />
personnages, car la pièce fonctionne en huis-clos. Comme dans La Cerisaie (autre « forêt »,<br />
paradis perdu cette fois, à la fois littéral et métaphorique), c’est un retour à la maison (“house”,<br />
qui désigne aussi dans un jeu métathéâtral la salle <strong>de</strong> théâtre) qui déclenche une remise en cause<br />
<strong>de</strong> la hiérarchie, les domestiques <strong>de</strong>vant réapprendre la soumission aux maîtres. La question<br />
<strong>de</strong>venant : une fois les négociations et les ajustements effectués, qui va occuper le <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> la<br />
scène ?<br />
Sylvia, qui terrorise tout le mon<strong>de</strong> en se faisant passer pour infirme, est démasquée, et doit cé<strong>de</strong>r<br />
au chantage <strong>de</strong> Bram, le jardinier qui a découvert son secret. Forçant Sylvia à répondre à ses<br />
avances sexuelles, Bram ne prend aucun plaisir à la soumission <strong>de</strong> celle qu’il a aimée. Comme<br />
dans Conquest of the Universe, le sexe scelle la conquête, l’asservissement, mais entérine par là<br />
même l’extinction sans retour du désir.<br />
BRAM : You know, it’s funny. All that time I wanted you. I would have done anything to<br />
have you. You were unattainable to me. Now when I can use you as I please you no<br />
longer interest me.<br />
(613)<br />
339
Selon le principe du « désir triangulaire » (René Girard), une proie trop facile est dévaluée et<br />
inintéressante - elle n’est plus qu’un moyen <strong>de</strong> confirmer sa puissance. Mais cette confirmation<br />
doit avoir lieu verbalement, alors même que le pouvoir résulte <strong>de</strong> la contrainte :<br />
BRAM : Listen to me, you little tramp. You are my slave, no more, no less.<br />
SYLVIA : You’re hurting my arm.<br />
BRAM (Through his teeth) : What are you ? I want to hear it from your own lips.<br />
SYLVIA (In a hushed voice) : Slave.<br />
BRAM : Whose slave ?<br />
SYLVIA : (As if about to faint) : Your slave.<br />
BRAM : Good. I think we un<strong>de</strong>rstand each other now. Yes, I think we’ve finally come to<br />
an un<strong>de</strong>rstanding.<br />
(613)<br />
…et l’obéissance pourtant recherchée conduit au dégoût : “BRAM : You make me sick. You’d<br />
do anything. Nothing is beneath you.” (614)<br />
Noirceur et marivaudage<br />
On est dans la face noire du conte, et <strong>Ludlam</strong> multiplie les allusions aux dangers <strong>de</strong> la forêt et à<br />
l’arbre <strong>de</strong> la Chute, directement perceptible dans l’onomastique (Sylvia, Woodville, Eve).<br />
<strong>Ludlam</strong> avoue s’être inspiré <strong>de</strong> Pinky, film d’Elia Kazan qui raconte l’histoire d’une jeune femme<br />
du Sud, apparemment blanche, mais en réalité <strong>de</strong> sang-mêlé, qui hérite d’une aristocrate et cache<br />
ses origines. Mais surtout, et bien davantage que l’influence reconnue <strong>de</strong> Fey<strong>de</strong>au, la source<br />
d’inspiration non déclarée <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> est sans doute Marivaux : l’entrelacement <strong>de</strong>s thèmes <strong>de</strong><br />
l’amour et <strong>de</strong> l’argent, le jeu <strong>de</strong> rôles (“SYLVIA : you must play your part to the hilt. Really<br />
convince Raeanne you are in love with her. Try to get her to marry you. (609)”), la cruauté <strong>de</strong>s<br />
340
personnages, et jusqu’au prénom <strong>de</strong> l’héroïne, homophone et quasi-homographe <strong>de</strong> Silvia, actrice<br />
fétiche <strong>de</strong> Marivaux et nom <strong>de</strong> personnage <strong>de</strong> plusieurs <strong>de</strong> ses pièces. L’écriture <strong>de</strong> Marivaux<br />
entretient aussi un lien structural avec l’idée d’intrigue évanescente qu’expérimente <strong>Ludlam</strong>, avec<br />
un effet semblable sur le spectateur, comme le décrit Jean-François <strong>de</strong> la Harpe :<br />
jamais on n’a mis autant d’apprêt à vouloir paraître simple ; jamais on n’a retourné les<br />
pensées communes <strong>de</strong> tant <strong>de</strong> manières plus affectées les unes que les autres […] on<br />
sourit, mais on bâille. <strong>Le</strong> nœud <strong>de</strong> ses pièces n’est autre chose qu’un mot qu’on s’obstine<br />
à ne dire qu’à la fin, et que tout le mon<strong>de</strong> sait dès le commencement. <strong>Le</strong>s obstacles ne<br />
naissent jamais que <strong>de</strong> son dialogue, et, au lieu <strong>de</strong> nouer une intrigue, il file à l’infini une<br />
déclaration ou un aveu.<br />
(La Harpe 1825, 372-373)<br />
L’intrigue n’en finit pas <strong>de</strong> se dénouer, et quand on croit être parvenu à une résolution, un autre<br />
fil est tiré, et la toile s’emmêle <strong>de</strong> nouveau : après un mariage et <strong>de</strong>s révélations, tout le mon<strong>de</strong><br />
semble trouver son compte dans le nouvel équilibre du pouvoir. Mais <strong>Ludlam</strong> fait un pied <strong>de</strong> nez<br />
à la clôture archétypale du conte, car tout est bien qui recommence mal :<br />
([Eve] takes out page and holds it up revealing to the audience the article feared by the<br />
Pastor on the other si<strong>de</strong>: the one that says, “Abusive Pastor Accused”, and features a<br />
large picture of Bates) […]<br />
EVE : Well, everything has turned out for the best ! (Sits in armchair, kicks off her shoes,<br />
breathes <strong>de</strong>eply) At last, I can relax and read this paper from cover to cover.<br />
(624 et 627)<br />
341
Secret Lives of the Sexists (1982)<br />
The Farce of Mo<strong>de</strong>rn Life<br />
La pièce constitue le <strong>de</strong>rnier élément d’une trilogie implicite sur les relations amoureuses.<br />
Comme Reverse Psychology, elle est rattachée au genre <strong>de</strong> la farce, et partage avec la pièce<br />
précé<strong>de</strong>nte, Love’s Tangled Web, une inspiration marivaudienne : gran<strong>de</strong> complexité <strong>de</strong><br />
l’intrigue, jeu <strong>de</strong> rôles, place centrale accordée aux thèmes <strong>de</strong> l’amour et <strong>de</strong> l’argent. Mais elle est<br />
plus proche <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> Fey<strong>de</strong>au que <strong>de</strong> Marivaux dans le traitement <strong>de</strong>s situations<br />
sexuellement explicites : on revient là aux jeux <strong>de</strong> mots obscènes et au double entendre <strong>de</strong>s<br />
débuts du Ridicule. L’atmosphère <strong>de</strong> l’imaginaire naturaliste new-yorkais rappelle celui <strong>de</strong> The<br />
Ventriloquist’s Wife (classes populaires, milieu du spectacle). <strong>Le</strong> rattachement au genre <strong>de</strong> la<br />
farce est justifié narrativement par l’accumulation <strong>de</strong> péripéties et <strong>de</strong> retournements et par les<br />
situations sexuelles.<br />
Jeux <strong>de</strong> genre<br />
Mais c’est aussi à un autre sens <strong>de</strong> genre que la pièce fait référence, le gen<strong>de</strong>r. Car les jeux <strong>de</strong><br />
rôle auxquels se livrent les personnages sont mis au service d’un propos sur la sexualité, et plus<br />
généralement sur les contraintes sociales <strong>de</strong>s rôles sexués. La pièce met en scène <strong>de</strong>ux frères,<br />
dont l’un est marié et homosexuel sans se l’avouer, Izzy Husband (calembour sur “Is he a<br />
husband ?”). Devant, pour toucher un héritage, avoir un enfant, il charge son frère <strong>de</strong> séduire sa<br />
femme. Pendant la rencontre entre les <strong>de</strong>ux amants, le frère homosexuel se cache dans un placard<br />
pendant que son frère séduit sa femme, littéralisant la métaphore <strong>de</strong> l’homosexualité.<br />
FANNY : Maybe I should be Izzy and you be Fanny.<br />
342
BUDDY : No, no, I’ll be Izzy and you be Fanny.<br />
FANNY : But I already am Fanny. It would be more fun if neither of us was who we<br />
really are.<br />
BUDDY : I’m perfectly content to be Izzy.<br />
FANNY : But I want to be Izzy.<br />
BUDDY : But I want to be Izzy.<br />
FANNY : But I love Izzy.<br />
BUDDY : I adore Izzy ! (IZZY makes threatening gestures from the closet) All right you<br />
be Izzy.<br />
FANNY : No, on second thought you’d better be Izzy. After all, it is my Fanny that needs<br />
practice.<br />
(639-640)<br />
L’entraîneur joué par <strong>Ludlam</strong>, Phil Lan<strong>de</strong>rs, doit faire semblant d’être homosexuel pour pouvoir<br />
être recruté dans une salle <strong>de</strong> sport :<br />
ZENA : Phil, are you gay ?<br />
PHIL : Usually - sometimes I get <strong>de</strong>pressed just like anybody else.<br />
ZENA : I mean are you straight ?<br />
PHIL : Straight ? Am I straight ? You mean you have to ask if I am straight ? You can’t<br />
see with your own eyes ?<br />
ZENA : That’s what I was afraid of. I’m looking for a gay man for this job. You see all<br />
my customers are women. I think it would be very bad for business if one of the<br />
customers became involved with a male employee. I couldn’t consi<strong>de</strong>r hiring you if you<br />
were straight.<br />
343
PHIL : (His voice breaking into falsetto as he crosses his legs at the knee and throws a<br />
limp wrist) Straight ? Am I straight ? (Wetting his pinky at his lips and tracing his<br />
eyebrow with it) You mean you have to ask, you can’t see with your own eyes ?<br />
(642)<br />
Zena obtient ce qu’elle attendait, l’assurance d’avoir trouvé un homme inoffensif, mais elle se<br />
laisse prendre par les clichés sur l’homosexualité, que Phil, passé le malentendu initial, a pu<br />
reprendre car il les connaissait - preuve par l’absur<strong>de</strong> que les maniérismes homosexuels résultent<br />
d’un jeu et non d’une essence, mais aussi que pour fonctionner, ce jeu doit être connu <strong>de</strong> tous, et<br />
donc qu’il a bien une existence indépendante.<br />
Artifice et absurdité<br />
<strong>Le</strong>s femmes se révoltent contre le rôle social qu’on les oblige à jouer, mais proposent une<br />
solution radicale : l’abolition <strong>de</strong>s sexes, comme si la notion <strong>de</strong> sexe pouvait être mise <strong>de</strong> côté<br />
grâce à une astuce sémantique. <strong>Ludlam</strong> s’en donne à cœur joie dans la critique <strong>de</strong> l’égalitarisme<br />
extrême : substitution systématique du morphème man par person (“Would this practice taken to<br />
its logical conclusion <strong>de</strong>mand that Manhattan be called Personhattan, a mango be called a<br />
persongo, and a maniac become a personiac ?” (657)), suggestion loufoque <strong>de</strong> fusion <strong>de</strong>s sexes :<br />
NADINE : I say we should do away with women altogether.<br />
FANNY : But what would that accomplish ?<br />
NADINE : Get rid of the woe and the woo and let’s all be men !<br />
FANNY : Have our sex changed ?<br />
NADINE : No, we’d simply give all women a promotion and make them legally men.<br />
Some men would have mammary glands and vaginas and some men would carry the seed.<br />
This tiny <strong>de</strong>gree of specialization, however, would not be regar<strong>de</strong>d as sufficiently<br />
344
significant to warrant two completely different sexes with different roles and legal status.<br />
Those men who bear children would be subsidized during the period of their disability. As<br />
long as there are two sexes there can be no equality !<br />
(657)<br />
L’unité apparente <strong>de</strong>s femmes n’est qu’une faça<strong>de</strong>, puisque dans leur vie privée, elles n’hésitent<br />
pas à se battre violemment entre elles, offrant un prétexte à un déchaînement farcesque : “They<br />
all begin throwing mud in each other’s face and talking simultaneously.” (646)<br />
<strong>Le</strong>s hommes se travestissent et s’immiscent dans le rallye féministe, inspiré <strong>de</strong>s Thesmophories<br />
d’Aristophane. Lorsqu’ils sont dénoncés (“there are male spies present at this meeting who<br />
slipped in in drag” (661)), l’argument <strong>de</strong>s femmes perd son sens, puisque la dénonciation n’est<br />
possible que s’il y a dichotomie entre les <strong>de</strong>ux sexes. Toutes les tentatives pour échapper à la<br />
distinction entre les sexes tombent à plat, et toute tentative <strong>de</strong> fixer l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s sexes aussi : on<br />
n’en sort pas, et c’est un serpent qui se mord la queue qui nous est présenté. L’image est<br />
d’ailleurs littéralisée au début <strong>de</strong> la pièce, dans la chorégraphie <strong>de</strong> Zena avec le diable qui fait<br />
partie d’elle-même et qui lutte avec elle :<br />
MME. ZENA GROSSFINGER onstage at the Kiss of Fire nightclub. She wears a <strong>de</strong>vil’s<br />
head on one shoul<strong>de</strong>r, and his outfit clothes one arm. To the tune of a bluesy saxophone<br />
combo, ZENA and her <strong>de</strong>vil dance seductively. She struggles against him as he attempts<br />
to strip her.<br />
(631)<br />
Derrière les ficelles mélodramatiques, la bouffonnerie et la légèreté <strong>de</strong> faça<strong>de</strong>, Secret Lives of the<br />
Sexists représente une mise au point importante sur l’i<strong>de</strong>ntité sexuelle, thème central au théâtre <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong>, d’autant plus par sa dimension autoréflexive.<br />
345
La pièce a reçu <strong>de</strong>s critiques plutôt favorables, mais rarement enthousiastes. Elle a en revanche<br />
été un très grand succès public.<br />
346
Exquisite Torture (1982)<br />
A Romantic Ecstasy<br />
Cette pièce déroutante est le <strong>de</strong>uxième essai <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> en direction d’une intrigue<br />
évanescente, commencée avec Love’s Tangled Web, et poursuivie avec The Mystery of Irma Vep.<br />
L’indication générique donnée en sous-titre est <strong>de</strong> l’invention <strong>de</strong> l’auteur, qui définit cette<br />
« extase romantique » comme « une romance surréaliste […], notre première expérimentation<br />
avec le « poststructuralisme », un théâtre <strong>de</strong> pure émotion. […] un nouveau genre, véhicule pour<br />
un jeu excessivement émotionnel. » (“Exquisite Torture was a surrealist romance, ‘an ecstasy’,<br />
our first foray into ‘poststructuralism‘, a theatre of pure emotion. ‘An ecstasy’ is a new genre, a<br />
vehicle for overly emotional acting.” (Samuels 1992, 116)). <strong>Ludlam</strong> avoue s’être inspiré <strong>de</strong><br />
l’unique roman peu connu <strong>de</strong> Salvador Dali, Visages cachés.<br />
L’extase, c’est littéralement la sortie <strong>de</strong> soi, étymologie exploitée d’un bout à l’autre <strong>de</strong> la pièce.<br />
L’œuvre est située à Rome, et s’il y a <strong>de</strong>s effets <strong>de</strong> couleur locale exploités <strong>de</strong> manière farcesque,<br />
ce n’est pas l’impression dominante. L’onirisme <strong>de</strong> la pièce est peut-être aussi re<strong>de</strong>vable à<br />
Fellini. La mise en scène du cauchemar <strong>de</strong> Neroni, par exemple, fait écho aux mauvais rêves <strong>de</strong><br />
Guido Anselmi, qui envahissent son quotidien, tout en rappelant visuellement un paysage <strong>de</strong><br />
Dali : “A surrealist <strong>de</strong>sert landscape. NERONI is sleeping un<strong>de</strong>r a cactus, dreaming. He appears<br />
to himself as in an actor’s nightmare. He keeps forgetting his lines and having to be prompted.”<br />
(688)<br />
Disparition, recréation, imitation<br />
<strong>Le</strong> prétexte <strong>de</strong> l’intrigue est le retour prétendu d’une femme disparue il y a plusieurs années,<br />
347
Solange. Un détective, Frank Barlowe (parodie du Philip Marlowe <strong>de</strong> Chandler) croit l’avoir<br />
i<strong>de</strong>ntifiée. Il est au service du mari <strong>de</strong> la disparue, le conte Benito Neroni, aristocrate déca<strong>de</strong>nt<br />
<strong>de</strong>scendant <strong>de</strong> Néron, et désespéré <strong>de</strong> sa perte. <strong>Le</strong> personnage semble ne pas exister, ou du moins<br />
être insaisissable. On tente <strong>de</strong> s’approcher d’elle, mais on n’obtient qu’un reflet, comme si le<br />
miroir tendu pouvait être une pure image, et ne refléter rien <strong>de</strong> réel.<br />
SOLANGE : (Looks at the photograph and turns white as <strong>de</strong>ath) Where did you get this ?<br />
FRANK : Is it familiar to you ?<br />
SOLANGE : It’s not my photograph.<br />
FRANK : No ? But you must admit the resemblance is striking.<br />
SOLANGE : (Visibly shaken) Who is that woman ?<br />
(674)<br />
On s’aperçoit bientôt que celle qu’on pense être Solange est amnésique. Ce qui conduit Frank a<br />
lui offrir <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>r à jouer le rôle <strong>de</strong> Solange, pour re<strong>de</strong>venir comme avant, <strong>de</strong>venant une sorte <strong>de</strong><br />
Pygmalion. L’avancée <strong>de</strong> l’intrigue se double alors d’une réflexion métathéâtrale sur le jeu et<br />
l’imitation.<br />
SOLANGE : And what if I were this Solange ? How would I get back my estate ? How<br />
can I convince others of something I don’t believe myself ?<br />
FRANK : I’ll help you. I know everything about your past life. I’ll tutor you. You can<br />
learn Solange the way an actor learns a part.<br />
(676)<br />
Mais on ne sait tout compte fait jamais si la femme est véritablement Solange, ou une invention<br />
du Comte désespéré, ou en proie à un désordre érotique, victime <strong>de</strong> l’illusion que l’horloge<br />
fondue continue à dire l’heure.<br />
SOLANGE : I can’t go through with this ! Oh, you poor man. I’m not Solange. He<br />
348
[Barlowe] put me up to it. I’m sorry. I must go now.<br />
NERONI : No. Don’t leave me ! You are Solange.<br />
(678)<br />
NERONI : Toinette, how can you even doubt for a moment that she’s Solange ? Look at<br />
the painting ! It’s a perfect likeness.<br />
TOINETTE : Ah, you blind fool ! Solange disappeared seven years ago. You think if she<br />
were alive she’d look the way she did ? She was almost past her bloom then. […] No, my<br />
boy, you’ve lost the pearl of great price, and now you’ve accepted imitation jewelry. […]<br />
You’re in love with love, that’s all. The object doesn’t matter.<br />
(681)<br />
La vraie Solange est finalement révélée par Toinette : enfermée dans un asile, rendue folle par le<br />
Comte, elle apparaît sur scène voilée <strong>de</strong> pied en cap. On ne la voit donc jamais, ou mal, ce qui<br />
renforce le doute sur son existence. Seules les images (photographies, tableau) permettent d’avoir<br />
une idée <strong>de</strong> ce à quoi elle a pu ressembler.<br />
Un retour aux cadavres exquis<br />
Ce n’est pas seulement l’intrigue qui est évanescente, c’est l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s personnages aussi. Il y a<br />
sans doute un jeu aussi avec les cadavres exquis surréalistes : exquis, c’est-à-dire ce que l’on<br />
cherche (ex-quaerere), et le produit <strong>de</strong>s hasards que l’on trouve. L’intrigue évanescente résulte<br />
aussi d’une suite d’épiso<strong>de</strong>s apparemment décousus, qui ont une logique (celle <strong>de</strong> la correction<br />
grammaticale et syntaxique dans les expériences surréalistes, celle <strong>de</strong> la dramaturgie chez<br />
<strong>Ludlam</strong>). <strong>Le</strong> cadavre, c’est la femme disparue, qu’on croit morte sans avoir retrouvé l’essentiel,<br />
son corps. La torture fonctionne à plusieurs niveaux : c’est aussi bien les méandres imposés à<br />
l’intrigue (torquere : tordre), les souffrances i<strong>de</strong>ntitaires <strong>de</strong>s personnages, que le traitement subi<br />
349
par le spectateur. Cette torture est exquise, c’est-à-dire intense, qui peut avoir en anglais un sens<br />
aussi bien positif que négatif, d’où l’ambiguïté du sens du titre. L’ambiguïté est au centre <strong>de</strong><br />
l’expérience du Comte, personnage tourmenté dont l’i<strong>de</strong>ntité même est peu claire, et qui s’auto-<br />
inflige les peines et les plaisirs <strong>de</strong> cette torture mentale.<br />
BARBARA : What is Count Neroni really like ?<br />
FRANK : Oh, he’s a little bit queer up here (Taps his temple) but he’s authentic.<br />
BARBARA : You mean he’s not a phony.<br />
FRANK : I wouldn’t say that. It’s just that even the phoniness rings true.<br />
(685)<br />
La pièce a été mal reçue, jugée trop complexe et difficile à suivre, malgré (ou à cause <strong>de</strong>) sa<br />
lenteur. L’importance d’Exquisite Torture rési<strong>de</strong> dans ce qu’elle contient <strong>de</strong>s expérimentations<br />
qui arriveront à maturité avec The Mystery of Irma Vep : structurellement, avec une même<br />
recherche sur une intrigue évanescente, et thématiquement, avec une même idée d’intrigue (la<br />
tentative <strong>de</strong> remplacement d’une absente par une autre femme).<br />
350
<strong>Le</strong> Bourgeois Avant-Gar<strong>de</strong> (1983)<br />
A Comedy Ballet After Molière<br />
Bien que <strong>Ludlam</strong> ait pris soin d’annoncer qu’il a présenté une oeuvre « d’après Molière »,<br />
la critique a perçu la pièce comme une œuvre originale. Cela révèle la méconnaissance du<br />
dramaturge français du côté américain, car les <strong>de</strong>ux bourgeois, le Jourdain <strong>de</strong> Molière et le Rufus<br />
Foufas <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, se ressemblent beaucoup, parfois mot pour mot. <strong>Ludlam</strong> s’est parfois contenté<br />
<strong>de</strong> transcrire une traduction du Bourgeois Gentilhomme. <strong>Le</strong> « Vous n’êtes pas gentilhomme, vous<br />
n’aurez point pas fille » <strong>de</strong>vient par exemple “If you aren’t avant-gar<strong>de</strong>, you can’t have my<br />
daughter.” (714) L’idéal aristocratique <strong>de</strong> Monsieur Jourdain est mo<strong>de</strong>rnisé en une fascination<br />
pour la notion d’avant-gar<strong>de</strong>, terme dont la définition paraît d’autant plus énigmatique qu’elle est<br />
creuse : “VIOLET : As far as I can see, anything can be avant-gar<strong>de</strong> as long as it doesn’t make<br />
any sense and goes against the natural way of doing things.” (715), ainsi s’exprime la servante<br />
pleine <strong>de</strong> bon sens. <strong>Le</strong>s sycophantes courtisant Foufas se livrent <strong>de</strong>s batailles verbales pour<br />
définir <strong>de</strong>s œuvres qu’ils nomment à défaut <strong>de</strong> créer ou même <strong>de</strong> commenter intelligemment :<br />
HACK : Mr. Foufas, the avant-gar<strong>de</strong> don’t do plays. We do pieces.<br />
MR. FOUFAS : You shouldn’t do just pieces. You should do the whole thing.<br />
HACK : You misun<strong>de</strong>rstand me. A play is a piece and a piece is a play.<br />
(701)<br />
351
Une Comédie Ballet<br />
La transposition fonctionne relativement bien, quoique <strong>de</strong> manière un peu pesante pour un lecteur<br />
français qui connaît déjà l’œuvre <strong>de</strong> Molière. <strong>Ludlam</strong> rappelle dans le sous-titre qu’il s’agit d’une<br />
“Comedy Ballet”, genre dont il tire pleinement profit en insérant <strong>de</strong>s petits spectacles dans le<br />
spectacle (“pieces” d’une nullité prétentieuse, scènes dansées avec le chorégraphe, et bien sûr, la<br />
gran<strong>de</strong> duperie finale avec le Grand Mamamouchi, qui <strong>de</strong>vient un « rituel » à la manière du<br />
Living Theatre ou du Performance Group). Cet aspect spectaculaire permettait sans doute à la<br />
mise en scène d’offrir un contrepoint salutaire aux attaques didactiques contre la mascara<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />
faux avant-gardistes. La satire est donc à la fois véhiculée par une charge verbale et un dispositif<br />
scénique d’un grotesque très inventif. (Pour une fois, les didascalies sont abondantes, disertes et<br />
offrent même un <strong>de</strong>gré d’ironie supplémentaire. Voyons l’entrée du “graffiti artist” (sans aucun<br />
doute un oxymore) Mo<strong>de</strong>rna 83 (la pièce est jouée en 1983) :<br />
MODERNA enters in Greek costume, wearing a mask and buskin, carrying a lyre and a<br />
cage with a live chicken in it. The cage has a roll of sheet music attached. As the sheet<br />
music is pulled through the cage, the chicken’s footprints becomes notes of music, which<br />
presumably the composer presumably is playing.<br />
Vacuité et vanité <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong><br />
(719))<br />
La substitution du discours sur l’avant-gar<strong>de</strong> à celui sur l’aristocratie donne à la pièce une<br />
dimension métapoétique que l’œuvre <strong>de</strong> Molière n’avait pas (<strong>Le</strong> Bourgeois gentilhomme<br />
contenait bien <strong>de</strong>s éléments métathéâtraux ; M. Jourdain est d’une certaine manière l’histoire<br />
d’un (mauvais) comédien, puisqu’il cherche à atteindre une persona qui n’est pas la sienne par<br />
une imitation externe <strong>de</strong> ses mimétismes archétypaux (savoir faire <strong>de</strong> l’escrime, <strong>de</strong>s vers,<br />
352
danser…)). <strong>Le</strong> Foufas <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> est aussi gauche, mais dans son cas, l’i<strong>de</strong>ntité à atteindre<br />
<strong>de</strong>meure floue. Comment <strong>de</strong>vient-on d’avant-gar<strong>de</strong> ? La réponse <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> à travers la pièce,<br />
c’est que ce terme galvaudé appartient à celui qui s’en empare, qu’il relève <strong>de</strong> l’auto-<br />
proclamation. Au rêveur peu luci<strong>de</strong> qu’était M. Jourdain succè<strong>de</strong> un ambitieux que rien ne pourra<br />
satisfaire ou décevoir, car il court après une réalité qui échappe, celle d’un mot dénué <strong>de</strong> sens et<br />
pourtant brandi sans arrêt comme s’il en avait. <strong>Ludlam</strong> fait <strong>de</strong> la pièce une arme polémique,<br />
manière <strong>de</strong> régler ses comptes avec la complaisance <strong>de</strong> certaines coteries du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art (plus<br />
qu’avec la critique : contrairement à d’autres, qui ont mis du temps à être reconnus hors <strong>de</strong>s<br />
colonnes du Village Voice, <strong>Ludlam</strong> a été plutôt bien traité, voire encensé, surtout à partir <strong>de</strong><br />
Bluebeard) : « Je n’attaquais pas le théâtre expérimental. Je critiquais plutôt le genre <strong>de</strong> travail<br />
qui se fait passer pour d’avant-gar<strong>de</strong> mais n’est en réalité qu’inutilement déroutant. » (“I wasn’t<br />
attacking experimental theatre. I was, rather, criticizing the kind of work that masquera<strong>de</strong>s as<br />
avant-gar<strong>de</strong> but is, in reality, merely confusing.” (Samuels 1992, 116)). <strong>Ludlam</strong> a lui-même une<br />
position ambiguë vis-à-vis du terme « avant-gar<strong>de</strong> » : il ne souscrit pas au concept d’avancée en<br />
art, préférant au contraire regar<strong>de</strong>r en arrière. Lui-même choisit <strong>de</strong> mettre en scène et <strong>de</strong> rendre<br />
visible le travail <strong>de</strong> la mémoire, stratégie poétique parmi d’autres. Il considère surtout qu’ignorer<br />
l’histoire <strong>de</strong> son art, c’est se priver d’un avantage et risquer <strong>de</strong> reprendre sans originalité ce qui a<br />
déjà été fait. Suivant la logique <strong>de</strong> ce raisonnement, <strong>Ludlam</strong> finit par retourner le sens <strong>de</strong><br />
l’expression contre elle-même : est d’avant-gar<strong>de</strong> celui qui, ayant une connaissance approfondie<br />
<strong>de</strong>s possibilités dia- et synchroniques du médium, sait se frayer une direction et offrir <strong>de</strong><br />
nouvelles combinaisons (L’univers <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> est essentiellement clos : il y a une obsession<br />
envers la classification et le dénombrement <strong>de</strong>s possibles ; l’invention y est, au sens premier,<br />
rencontre avec ce qui existe, non découverte <strong>de</strong> l’inconnu). En ce sens, si l’on file le parallèle<br />
moliéresque, <strong>Le</strong> Bourgeois Avant-Gar<strong>de</strong> est La Critique <strong>de</strong> l’Ecole <strong>de</strong>s Femmes <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, <strong>de</strong><br />
353
même que How to Write a Play sera plus tard son Impromptu <strong>de</strong> Versailles. Autre rappel du<br />
corpus <strong>de</strong> Molière, l’intrusion d’éléments farcesques plus agressifs que ceux contenus dans <strong>Le</strong><br />
Bourgeois Gentilhomme : c’est la cruauté <strong>de</strong> la satire <strong>de</strong>s mé<strong>de</strong>cins qui est mise au service <strong>de</strong> la<br />
polémique. <strong>Ludlam</strong> renoue avec l’infantilisme <strong>de</strong> ses débuts et l’âpreté <strong>de</strong>s premières farces <strong>de</strong><br />
Molière (scatologie, fesses prosthétiques, arsenal du mé<strong>de</strong>cin purgeur administrant <strong>de</strong>s clystères;<br />
Foufas « déconstruit » <strong>de</strong>vient Ass Fouf, le Grand Mamamouchi, Caca Muchi ).<br />
Un discours à double tranchant<br />
Malgré tout, le dramaturge risque toujours <strong>de</strong> se laisser prendre au piège <strong>de</strong> la rhétorique <strong>de</strong> ses<br />
ennemis : à critiquer les excès du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art, on peut passer pour démagogue et du côté <strong>de</strong>s<br />
philistins. <strong>Ludlam</strong> ne se prive pas <strong>de</strong> lancer quelques piques ad hominem (Peter Brook et son<br />
Orghast (708), Robert Wilson et sa Byrd Hoffman School of Byrds (<strong>de</strong>venue “School of Birds”)<br />
(709)), ainsi que <strong>de</strong>s allusions relativement transparentes (Richard Foreman, son Ontological-<br />
Hysteric Theatre et la récurrence <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> châtiments corporels dans ses spectacles : “I wish<br />
to god I could be whipped ! In public, where everyone could see me, if it could teach me the true<br />
meaning of ontology” (709); dans la scène finale, le spectacle « rituel » style Living Theatre ou<br />
Performance Group autour <strong>de</strong> 1968). <strong>Le</strong> danger <strong>de</strong> la démarche est résumé par Foufas lui-même :<br />
<strong>Le</strong>t the fools laugh. Every major innovation in mo<strong>de</strong>rn art has been greeted with laughter<br />
by the ignorant bourgeoisie, and everything they took seriously when it first appeared<br />
proved later to be kitsch. So let them laugh at me and everything I do. I take it as a<br />
compliment to be laughed at by idiots !<br />
(708)<br />
<strong>Le</strong> Bourgeois <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> est l’envers exact <strong>de</strong> M. Jourdain : ce <strong>de</strong>rnier se trompait d’idéal,<br />
s’attachant au seul titre, passant à côté <strong>de</strong> l’honnête homme (Cléonte) ; Foufas confond <strong>de</strong> même<br />
354
la surface avec le sens profond. <strong>Ludlam</strong> n’offre pas <strong>de</strong> solution, et en cela <strong>Le</strong> Bourgeois Avant-<br />
Gar<strong>de</strong> fait figure <strong>de</strong> manifeste esthétique in absentia, passant en revue toutes les impasses dans<br />
lequel s’est engagé l’art et le théâtre contemporains. En même temps, ceux qui sont attaqués, ce<br />
sont moins les praticiens précités (R. Foreman, R. Wilson, R. Schechner…), dont <strong>Ludlam</strong><br />
appréciait et respectait la démarche, que leurs (mauvais) épigones. La leçon <strong>de</strong> l’histoire : seuls<br />
les cognoscenti sont capables <strong>de</strong> distinguer le vrai du faux, indépendamment <strong>de</strong> leurs préférences<br />
esthétiques. <strong>Le</strong>s amateurs dans une certaine mesure aussi, à condition qu’ils suivent leur instinct,<br />
et qu’ils n’essaient pas <strong>de</strong> se conformer à <strong>de</strong>s critères extérieurs dont ils ne comprennent pas le<br />
sens :<br />
HACK : Ours is an interdisciplinary art. It’s mixed media.<br />
MR. FOUFAS : Sounds like a big mess to me.<br />
(702)<br />
355
Galas (1983)<br />
Après la critique du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’art dans <strong>Le</strong> Bourgeois Avant-Gar<strong>de</strong>, <strong>Ludlam</strong> poursuit son<br />
entreprise <strong>de</strong> positionnement métapoétique, à travers un portrait <strong>de</strong> la Callas, inspiré d’une<br />
biographie publiée l’année précé<strong>de</strong>nte. Dans son premier rôle <strong>de</strong> femme <strong>de</strong>puis Camille, <strong>Ludlam</strong><br />
interprète la cantatrice incomprise et tente d’éclairer ses choix artistiques en leur attribuant une<br />
portée proche <strong>de</strong>s siennes. La Galas fait office <strong>de</strong> porte-parole du dramaturge, même si le<br />
métadiscours est cette fois davantage intégré au drame et justifié par l’intrigue que dans la pièce<br />
précé<strong>de</strong>nte.<br />
Une autre vision <strong>de</strong> l’opéra<br />
La pièce représente un retour au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’opéra, six ans après la réécriture du Ring, Der Ring<br />
Gott Farblonjett. La vision est ici moins grotesque, quoique toujours bouffonne, et l’attention est<br />
centrée sur la figure <strong>de</strong> la cantatrice, qui apparaît dans toutes les scènes, au lieu d’être partagée<br />
par une distribution nombreuse. Ce retour vers l’univers <strong>de</strong> l’opéra est aussi une manière <strong>de</strong><br />
revisiter un pan <strong>de</strong> la culture homosexuelle : femmes à voix, divas à la personnalité outrancière,<br />
mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la presse à scandale, sentiments exacerbés, <strong>de</strong>stins tragiques. Sous-titrée “a Mo<strong>de</strong>rn<br />
Tragedy”, la pièce joue sur les origines grecques du modèle sur plusieurs plans : générique<br />
d’abord, puisque la tonalité tragique du <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> la Galas diffère légèrement <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> son<br />
inspiration réelle (elle se suici<strong>de</strong>, abandonnée <strong>de</strong> tous), et aussi pour rappeler que l’histoire est<br />
déjà connue, qu’on a affaire à un mythe contemporain ; géographique ensuite (une partie <strong>de</strong><br />
l’intrigue se déroule en Grèce, à partir <strong>de</strong> la rencontre avec le magnat Odysseus) ; anecdotique<br />
356
enfin, et soumis à un traitement pleinement Ridicule (comique gestuel <strong>de</strong> Bruna rappelant <strong>de</strong>s<br />
poses <strong>de</strong> statues grecques, mauvaises plaisanteries sur les noms grecs à rallonge<br />
(“Krakitoukitipoulous” (753)).<br />
L’opéra est aussi intégré <strong>de</strong> manière plus fine dans la trame dramaturgique <strong>de</strong> la pièce : <strong>de</strong>s bribes<br />
d’opéra apparaissent à certains moments-clés <strong>de</strong> la pièce : le chœur <strong>de</strong>s marins à l’ouverture<br />
l’acte II <strong>de</strong> la Gioconda (littéralement, la femme joyeuse, titre ironique) <strong>de</strong> Ponchielli, modèle <strong>de</strong><br />
grand opéra tragique, est ainsi chanté sur le yacht (750). Sans que le parallélisme soit explicité,<br />
les connaisseurs <strong>de</strong> l’opéra peuvent reconnaître la proximité <strong>de</strong>s situations et apprécier la portée<br />
proleptique du chant. Comme dans la Gioconda, <strong>de</strong>ux femmes rivales s’affrontent en mer pour le<br />
même homme au même point <strong>de</strong> l’intrigue, le début du <strong>de</strong>uxième acte. <strong>Ludlam</strong> va jusqu’à<br />
modifier le dénouement <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> la Galas pour lui donner une fin plus conforme au modèle<br />
tragique : comme l’héroïne éponyme <strong>de</strong> l’opéra, qui est aussi chanteuse, la Galas se suici<strong>de</strong>. C’est<br />
donc la référence culturelle qui prend le pas sur la vérité biographique.<br />
<strong>Ludlam</strong> tente aussi <strong>de</strong> donner à la pièce une coloration musicale, sans toutefois aller jusqu’au<br />
chant. Il s’agit plutôt, tout en restant dans le cadre du dialogue <strong>de</strong> théâtre, <strong>de</strong> trouver un<br />
équivalent à certains traits opératiques, d’infléchir un ton singulier dont témoigne par exemple la<br />
didascalie suivante : “The following speeches are spoken together, three times in a round, meant<br />
to evoke an operatic trio” (758).<br />
<strong>Le</strong> mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’opéra apparaît aussi plus visiblement dans la scène où la Galas se produit à l’opéra<br />
<strong>de</strong> Rome. <strong>Ludlam</strong> choisit alors, au seul moment <strong>de</strong> la pièce où la cantatrice est montrée en train<br />
d’exercer le métier pour lequel elle est connue, <strong>de</strong> renverser la perspective :<br />
A view of an opera box as seen from behind the spectators. The box plays upstage and<br />
forms a kind of proscenium for the silhouetted figures of the spectators while the<br />
performance is in progress.<br />
357
(748)<br />
Ce sont les spectateurs <strong>de</strong> l’opéra <strong>de</strong> Rome qui sont mis en scène et en miroir, la diva ne<br />
réapparaissant qu’au moment où elle a cessé <strong>de</strong> chanter. Comprenant que sa voix affaiblie va<br />
bientôt lui faire défaut, elle entre en scène à l’entracte pour annoncer son intention <strong>de</strong> partir avant<br />
la fin <strong>de</strong> la représentation:<br />
(As the last applause [before intermission] dies away, LA GALAS flies onto the stage in<br />
her Norma costume, pursued by MERCANTEGGINI and atten<strong>de</strong>d by BRUNA in great<br />
consternation.)<br />
MERCANTEGGINI : But you must finish the performance !<br />
GALAS : I can’t ! I wish to god I could. But I can’t. The voice…the voice is slipping.<br />
Un porte-parole du dramaturge?<br />
(748)<br />
Exploitée par son mari, le fabricant <strong>de</strong> briques Mercanteggini, dont le nom annonce la cupidité, la<br />
Galas est en butte aux exigences du commerce, alors qu’elle ne peut se résoudre à chanter<br />
médiocrement - l’analogie avec la relation <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> lui-même à son art est assez claire. Si<br />
<strong>Ludlam</strong> n’insiste pas dans la pièce sur le parallélisme, celui-ci est explicité dans les écrits :<br />
Comme Maria Callas […], certaines choses que l’on fait paraissent absolument nouvelles,<br />
audacieuses et révolutionnaires, mais sont en fait traditionnelles. On restaure une tradition<br />
perdue, et l’on est perçu comme tout à fait radical, parce que l’on rompt avec la mo<strong>de</strong><br />
actuelle, qui n’a aucun lien profond avec la tradition. 134<br />
134 “Like Maria Callas […] sometimes things you do that seem terribly new and daring and revolutionary are really<br />
traditional things. You’re restoring a tradition that’s been lost, and they think you are doing something very radical<br />
because it’s flying in the face of a current fashion that has no real roots in any kind of tradition.”<br />
358
(Samuels 1992, 119)<br />
Mais cette comparaison apparaît franchement légitime au regard d’autres passages <strong>de</strong> la pièce. La<br />
cantatrice rejette la virtuosité gratuite, <strong>de</strong> la technique détachée du sens : “GALAS : Of course<br />
you can yell your head off in these operas […] or you can sing them musically, which is quite a<br />
different matter” (747). Elle privilégie le sens et sa transmission plutôt qu’une fidélité aveugle<br />
POPE : We only regret that you did not sing Parsifal in the original German. Wagner<br />
loses so much when translated into Italian.<br />
GALAS : We were broadcasting for the Italian public. If we had sung in German only a<br />
very few would have un<strong>de</strong>rstood us.<br />
POPE : True. But Wagner’s music should not be separated from his words. He wrote<br />
them both. They were born together and they are inseparable.<br />
GALAS : I don’t agree. Very little is lost in translation. In or<strong>de</strong>r to un<strong>de</strong>rstand the <strong>de</strong>pth<br />
of music one must un<strong>de</strong>rstand the sense of the words.<br />
(747)<br />
On ne sait finalement si la Galas est un véritable porte-parole, une simple empêcheuse <strong>de</strong> tourner<br />
en rond amoureuse du paradoxe.<br />
<strong>Le</strong> réalisme au filtre du cinéma<br />
L’artificialité <strong>de</strong> l’univers opératique et l’abstraction <strong>de</strong>s réflexions sur l’art sont contrebalancées<br />
par le traitement cinématographique <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> la cantatrice. Non que <strong>Ludlam</strong> s’essaie vraiment<br />
au naturalisme, mais parce qu’il sème <strong>de</strong>s références au cinéma italien : le réalisme est donc<br />
filtré, mis à distance par les allusions. La pièce s’ouvre sur l’arrivée <strong>de</strong> la Galas en gare <strong>de</strong><br />
Vérone, avec le bagage typique <strong>de</strong>s pauvres du Mezzogiorno émigrant vers le Nord dans les films<br />
359
néo-réalistes, une valise en carton fermée par <strong>de</strong>s ficelles (“A cardboard suitcase tied with<br />
strings” (734)). Un train en carton-pâte et en <strong>de</strong>ux dimensions traverse la scène à grands renforts<br />
<strong>de</strong> fumigènes (voir photographie, 735), alors que Mercanteggini confond la Galas avec une<br />
« beauté sculpturale » qui attend un certain « Guido » - la scène fait assez clairement référence à<br />
Huit et <strong>de</strong>mi <strong>de</strong> Fellini. <strong>Le</strong> trivial et le sublime sont constamment juxtaposés : la Galas chante<br />
divinement bien, mais elle est grosse (ou l’excès inverse, émaciée) et lai<strong>de</strong> ; le contraste le plus<br />
frappant en ce sens est celui du portrait <strong>de</strong> Bruna Lina Rasta, qu’on prend pour une souillon avant<br />
<strong>de</strong> s’apercevoir <strong>de</strong> sa finesse esthétique. Suivant un procédé rhétorique typique du Ridicule, la<br />
Galas fait le bilan <strong>de</strong> sa vie au moyen d’une ca<strong>de</strong>nce majeure, dans laquelle l’énumération <strong>de</strong>s<br />
échecs est suivie d’une apodose triviale :<br />
What do I do from morning to night if I don’t have my career? I have no family, I have no<br />
husband, I have no babies, I have no lover, I have no dog, I have no voice, and there’s<br />
nothing good on television tonight.<br />
(763-764)<br />
La structure épique - au sens brechtien - , avec montage d’épiso<strong>de</strong>s entrecoupés d’ellipses<br />
temporelles, succession <strong>de</strong> scènes matérialisée par <strong>de</strong>s noirs, donne aussi structurellement à la<br />
pièce <strong>de</strong>s allures <strong>de</strong> biopic.<br />
Une perspective décentrée<br />
Malgré la distanciation immédiate provoquée par le travestissement en femme, le choix <strong>de</strong> la<br />
Callas pose problème et trouble le rapport <strong>de</strong> l’acteur au personnage. La Callas a retenu<br />
l’attention par ses dons d’interprètes, jugés tels qu’ils excusent même certaines faiblesses<br />
vocales. Ce pouvoir d’incarnation n’est pas représenté dans la pièce, puisque <strong>Ludlam</strong> se refuse à<br />
montrer la chanteuse en action. Est-ce à dire qu’il y a là un terrain sur lequel le Ridicule ne peut<br />
360
s’aventurer, là où le grotesque cesse d’exister, laissant place au sublime sans mélange? Si c’est le<br />
cas, doit-on y voir <strong>de</strong> la révérence ou un manque d’intérêt pour ce qui ne laisse plus <strong>de</strong> prise à<br />
l’ambivalence? Toujours est-il que la Galas n’est perçue qu’à travers les événements plus ou<br />
moins triviaux <strong>de</strong> sa vie hors scène. Même lorsque la chanteuse offre <strong>de</strong>s réflexions sur son<br />
rapport à l’art, le contexte dramatique tend à les replacer dans un cadre plus prosaïque. Par<br />
exemple, dans la scène <strong>de</strong> l’audience au Vatican (746-748), la Galas n’hésite pas à tenir tête au<br />
souverain pontife en le persuadant que le bel canto, considéré comme un genre mineur, est plus<br />
difficile à chanter et vaut mieux que toute la pompe <strong>de</strong> Wagner :<br />
POPE : Your achievement in this opera is very great. All the greater perhaps because of<br />
all operas Wagner’s are the most difficult to sing.<br />
GALAS : Not really. The operas of the bel canto repertoire make far greater vocal<br />
<strong>de</strong>mands. Wagner’s operas are relatively easy.<br />
POPE : But Wagner’s operas were conceived on a far gran<strong>de</strong>r scale. His mythic heroes<br />
<strong>de</strong>mand a greater emotional range.<br />
GALAS : Nonsense. Why, there is more true feeling on any page of Donizetti, Rossini,<br />
Verdi, or Bellini than there is in all the bombast and rhetoric of the Ring.<br />
(747)<br />
Mais l’échange <strong>de</strong> répliques est précédé d’un jeu <strong>de</strong> scène pendant lequel le Pape humilie la<br />
cantatrice lorsqu’elle lui baise la main, l’obligeant presque à toucher le sol. La discussion sur l’art<br />
est donc encadrée par le désir <strong>de</strong> vengeance <strong>de</strong> la Galas, à replacer dans le contexte d’une volonté<br />
<strong>de</strong> contredire à tout prix son interlocuteur, c’est-à-dire justifiée dramatiquement, manière d’éviter<br />
le didactisme ou l’abstraction.<br />
La vérité est finalement détenue par l’autre figure <strong>de</strong> cantatrice <strong>de</strong> la pièce, Bruna Lina Rasta<br />
(déformation Ridicule du nom d’une chanteuse réelle, Lina Bruna Rasa). Au départ personnage<br />
361
grotesque, la servante peu douée fait figure <strong>de</strong> silène, dévoilant son intelligence profon<strong>de</strong> du<br />
chant sous <strong>de</strong>s <strong>de</strong>hors frustres : elle se révèle être une ancienne artiste <strong>de</strong> talent, capable <strong>de</strong><br />
dispenser <strong>de</strong>s conseils judicieux à la Galas sur ses capacités vocales et le déroulement <strong>de</strong> sa<br />
carrière, pour éviter qu’elle ne per<strong>de</strong> la voix à son tour.<br />
La réception<br />
La pièce est un <strong>de</strong>s plus grands succès <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. Elle renforce paradoxalement un certain<br />
malentendu sur le sens du travestissement, alors même que le dramaturge met en scène une<br />
cantatrice incomprise. La critique partage l’enthousiasme du public, et la pièce fait l’objet d’une<br />
captation, aujourd’hui disponible à Lincoln Center.<br />
362
The Mystery of Irma Vep (1984)<br />
A Penny Dreadful<br />
<strong>Ludlam</strong> s’était déjà essayé à écrire pour <strong>de</strong>ux acteurs dans The Ventriloquist’s Wife, pièce<br />
d’un format mo<strong>de</strong>ste. Avec Irma Vep, il choisit <strong>de</strong> s’attaquer à une pièce <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> ampleur, dans<br />
laquelle les huit personnages sont joués par <strong>de</strong>ux acteurs à tour <strong>de</strong> rôle, <strong>Ludlam</strong> lui-même et<br />
Everett Quinton. <strong>Ludlam</strong> spécifie en vue <strong>de</strong> représentations futures que la pièce doit être jouée<br />
par <strong>de</strong>ux acteurs du même sexe, afin qu’ils soient forcés, à un moment ou à un autre, d’apparaître<br />
travestis.<br />
Vanité et virtuosité<br />
<strong>Le</strong>s séries <strong>de</strong> changements <strong>de</strong> rôle à répétition se réfèrent à la pratique du quick change,<br />
divertissement proche <strong>de</strong> la magie qui consiste à transformer sa persona (costume, maquillage,<br />
perruque, mais aussi intonation, accent, langage corporel) le plus vite possible et en masquant au<br />
maximum la transition. Ce procédé censé mettre en valeur la virtuosité <strong>de</strong>s comédiens, <strong>Ludlam</strong><br />
choisit <strong>de</strong> ne pas l’exhiber : si le spectateur sait, car il est au théâtre, que la métamorphose<br />
physique n’est pas le résultat d’un montage, celle-ci n’a pas lieu <strong>de</strong>vant lui, mais en coulisses. Il<br />
est donc privé <strong>de</strong> ce déploiement d’agilité, même s’il le <strong>de</strong>vine. D’abord parce que le quick<br />
change, aussi parfaitement maîtrisé soit-il, a ses limites : la sueur perlant à grosses gouttes sur le<br />
front, l’essoufflement perceptible, sont là pour laisser une trace du changement qui vient d’être<br />
effectué. Ce jeu n’est pas dénué d’une certaine vanité, puisqu’il revient à se priver <strong>de</strong> l’intérêt<br />
principal du spectacle. C’est aussi une manière <strong>de</strong> montrer que le théâtre peut rivaliser avec le<br />
cinéma, obtenir un résultat i<strong>de</strong>ntique visuellement - mais faire mieux par la même occasion, tant<br />
363
que le spectateur a conscience, même sans le voir, d’assister à un tour <strong>de</strong> force qui ne doit rien au<br />
montage.<br />
Ces changements <strong>de</strong> personnages sont autant <strong>de</strong> prétextes au rappel <strong>de</strong> l’artifice <strong>de</strong> la situation et<br />
à la mise en valeur dramaturgique <strong>de</strong> la métathéâtralité. Comme les personnages ne peuvent pas<br />
être plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux sur scène, c’est-à-dire plus que le nombre d’acteurs, ils ne cessent <strong>de</strong> s’étonner<br />
<strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong>s autres :<br />
LADY ENID : Send for Nico<strong>de</strong>mus. I <strong>de</strong>mand to see him at once.<br />
JANE : Nico<strong>de</strong>mus can’t come, Lady Enid. For obvious reasons.<br />
LADY ENID : For obvious reasons ? (The light dawns) Oh ! Oh ! For obvious reasons.<br />
Oh I see. In that case, I’ll go to him.<br />
JANE : Are you fond of Nico<strong>de</strong>mus ?<br />
LADY ENID : Fond of Nico<strong>de</strong>mus ? Sometimes I feel that I am Nico<strong>de</strong>mus. That<br />
Nico<strong>de</strong>mus and I are the same person.<br />
(789)<br />
La pièce est donc un huis clos, située essentiellement à Mandacrest, <strong>de</strong>meure ancestrale <strong>de</strong> la<br />
famille Hillcrest, ainsi que dans une tombe égyptienne <strong>de</strong> fantaisie, à propos <strong>de</strong> laquelle il est<br />
révélé à la fin <strong>de</strong> la pièce qu’elle n’était qu’un décor <strong>de</strong> théâtre - manière nonchalante d’expliquer<br />
après coup le manque <strong>de</strong> vraisemblance absolu <strong>de</strong> la représentation <strong>de</strong> l’Égypte, et <strong>de</strong> réaffirmer<br />
l’enfermement dans la boîte scénique. De même, l’Angleterre <strong>de</strong> Mandacrest est un univers dont<br />
on ne prend pas la peine <strong>de</strong> masquer l’artificialité (portes battantes en plastique léger, coups <strong>de</strong><br />
tonnerre provenant visiblement d’un bruiteur en coulisses, cadavre en peluche du loup-garou…).<br />
364
Une esthétique du feuilleton<br />
<strong>Ludlam</strong> rattache l’œuvre au genre du penny dreadful, équivalent victorien du dime novel, c’est-à-<br />
dire à une forme <strong>de</strong> littérature populaire au sensationnalisme exacerbé. <strong>Le</strong> suspense et le<br />
fantastique sont <strong>de</strong>s éléments centraux dans une œuvre qui multiplie les références à <strong>de</strong>s sources<br />
plus ou moins connues, dont Rebecca, <strong>Le</strong>s Hauts <strong>de</strong> Hurlevent, <strong>Le</strong> Roman <strong>de</strong> la Momie,<br />
Nosferatu… La trame <strong>de</strong> l’histoire ressemble <strong>de</strong> manière la plus évi<strong>de</strong>nte à celle <strong>de</strong> Rebecca,<br />
Irma Vep jouant le rôle <strong>de</strong> la femme disparue et vénérée. Pourtant, ce n’est pas vraiment du côté<br />
du romanesque qu’il faut aller chercher l’inspiration d’Irma Vep. La pièce n’a rien d’épique (au<br />
sens cette fois non pas ludlamesque, mais aristotélicien). Si elle est re<strong>de</strong>vable à la poétique du<br />
penny dreadful, c’est sans doute d’un point <strong>de</strong> vue structural : fonctionnant par succession<br />
d’épiso<strong>de</strong>s et <strong>de</strong> révélations, tous aussi improbables, la narration du roman populaire est linéaire<br />
en surface, mais ne possè<strong>de</strong> pas <strong>de</strong> véritable arc dramatique. <strong>Le</strong>s événements se succè<strong>de</strong>nt par<br />
accrétion, renversant et annulant les certitu<strong>de</strong>s laissées par l’épiso<strong>de</strong> précé<strong>de</strong>nt, plutôt que les<br />
confirmant. Il n’est pas étonnant que, selon ses collaborateurs, <strong>Ludlam</strong> ne se soit soucié <strong>de</strong><br />
trouver une fin à la pièce que quelques jours seulement avec le début <strong>de</strong>s représentations. <strong>Ludlam</strong><br />
réitère son allégeance à l’héritage surréaliste et reformule son objectif d’écrire une pièce à<br />
l’intrigue évanescente. La première tentative, Exquisite Torture, n’avait pas produit l’effet<br />
escompté sur le public et la critique. Avec Irma Vep, le dramaturge arrive enfin au but recherché,<br />
peut-être en partie parce que les expérimentations formelles sont prises en charge et dissimulées<br />
par <strong>de</strong>s références culturelles et génériques plus évi<strong>de</strong>ntes que celles <strong>de</strong> l’essai précé<strong>de</strong>nt.<br />
Un personnage métapoétique<br />
Irma Vep, c’est aussi l’anagramme <strong>de</strong> vampire, et au-<strong>de</strong>là, une référence implicite au<br />
fonctionnement poétique <strong>de</strong> l’œuvre et à l’ambition <strong>de</strong> « faire usage anagrammatique <strong>de</strong> la<br />
365
matrice universelle <strong>de</strong>s fables » (Samuels 1992, 4). Car finalement, malgré l’accumulation <strong>de</strong><br />
lieux communs exotiques, on est constamment mis <strong>de</strong>vant les limitations <strong>de</strong> la scène <strong>de</strong> théâtre :<br />
limitations <strong>de</strong> l’acteur qui, malgré le quick change (ou à cause <strong>de</strong> lui), révèle qu’il est le même<br />
au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s personae successives qu’il revêt ; vanité <strong>de</strong>s décors qui ramènent tous au point <strong>de</strong><br />
départ, la scène ; retour prévisible du même dans l’intrigue ; histoire apparemment nouvelle<br />
peuplée <strong>de</strong> références culturelles envahissantes… Ce propos métapoétique est énoncé en filigrane<br />
et non explicitement, comme il a pu l’être dans d’autres pièces (Bluebeard, Stage Blood, <strong>Le</strong><br />
Bourgeois Avant-Gar<strong>de</strong>…). Mais il faut se gar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> privilégier la dimension parodique : pour<br />
que l’anagramme fonctionne, les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>grés doivent marcher <strong>de</strong> concert. <strong>Ludlam</strong> relève ainsi<br />
que son public est divisé : une partie, percevant l’histoire au premier <strong>de</strong>gré, se laisse emporter par<br />
le suspense ; l’autre partie, sans doute majoritaire, prend plaisir à i<strong>de</strong>ntifier les références<br />
disséminées par un dramaturge qui vampirise la culture, et passe à côté du sens immédiat.<br />
<strong>Ludlam</strong> regrette que les <strong>de</strong>ux lectures soient envisagées comme incompatibles, alors que lui-<br />
même cherche, non tant à les concilier qu’à les faire entrer en collision - comme si la tension<br />
inhérente au drame <strong>de</strong>vait se prolonger et trouver son équivalence dans la réception.<br />
La réception<br />
The Mystery of Irma Vep rencontre un succès critique et populaire immédiat, et sera reprise sans<br />
arrêt tant du vivant <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> qu’après. La pièce est l’une <strong>de</strong>s rares disponibles en captation, à<br />
Lincoln Center, dans <strong>de</strong>ux versions différentes : la mise en scène originale, avec <strong>Ludlam</strong> et<br />
Everett Quinton, ainsi qu’une reprise posthume, avec Quinton et un autre acteur. Cette <strong>de</strong>uxième<br />
version, jouée pourtant par l’héritier déclaré <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, est bien inférieure, preuve que les<br />
qualités <strong>de</strong> comédien du dramaturge entraient pour une large part dans la réussite <strong>de</strong> ses pièces.<br />
366
<strong>Le</strong>s difficultés techniques posées par la pièce ne l’ont pas empêchée d’être reprise par d’autres,<br />
bien au contraire. C’est la pièce <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong> loin la plus jouée, notamment dans le réseau <strong>de</strong>s<br />
théâtres régionaux, dont le public est peu sensibilisé aux problématiques queer. La pièce risque<br />
alors d’être montée dans un style « Cage aux folles » à l’opposé <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> son auteur, le<br />
traitement grotesque du travestissement étant d’ailleurs tout à fait courant dans la culture<br />
populaire. C’est aussi l’une <strong>de</strong>s rares pièces du corpus à être traduites (il existe une version<br />
française, non publiée, la pièce ayant été jouée au Québec). Enfin, Irma Vep connaît une postérité<br />
étonnante au Brésil, pays dans lequel elle est <strong>de</strong>venue récemment la pièce jouée le plus<br />
longtemps sans interruption <strong>de</strong> l’histoire du théâtre brésilien. Un film commercial a même été<br />
tourné d’après la pièce, Irma Vap - O Retorno (dir. Carla Camurati, 2006), mais il n’a pas été<br />
diffusé hors <strong>de</strong>s frontières du Brésil. La réalisatrice, qui n’a bien sûr pas pu restituer les obstacles<br />
techniques posés par le quick change, a choisi au contraire <strong>de</strong> traiter l’histoire au moyen du trope<br />
du théâtre mis en abyme, du backstage show, reprenant ainsi le procédé utilisé dans Stage Blood.<br />
367
How to Write a Play (1984)<br />
An Absolute Farce<br />
<strong>Le</strong>s conditions <strong>de</strong> production <strong>de</strong> la pièce font d’elle une forme d’Impromptu <strong>de</strong> Versailles<br />
- précé<strong>de</strong>nt moliéresque dont <strong>Ludlam</strong> a sans doute apprécié l’ombre quand il a été contraint, suite<br />
à un engagement administratif, <strong>de</strong> rédiger une pièce en toute hâte :<br />
CHARLES : The play ? Oh, it’s coming along. Yes. I’m writing it now. Well, I don’t have<br />
anything down on paper yet. But I’ve been thinking about it a lot. You know, thinking is<br />
part of the process too. Yes, I know, three weeks. Yes. Or else we have to give the forty<br />
thousand dollars back. I know. Don’t worry. I’m writing it now.<br />
(818)<br />
Si l’œuvre est une « farce absolue », c’est donc d’abord ironiquement par son rôle <strong>de</strong> bouche-trou<br />
dans la programmation, statut assumé et intégré à l’intrigue :<br />
CHARLES : By the way, we’re not doing Salammbô next.<br />
EVERETT : We’re not ?<br />
CHARLES : No. There isn’t time.<br />
(817)<br />
Mais plus sérieusement, la pièce obéit aux canons génériques <strong>de</strong> la farce : succession <strong>de</strong> scènes<br />
allant toutes dans la même direction (empêcher le dramaturge <strong>de</strong> travailler), absence <strong>de</strong><br />
progression réelle <strong>de</strong> l’intrigue (à la fin <strong>de</strong> la pièce, « <strong>Charles</strong> » n’a rien écrit), comique <strong>de</strong><br />
répétition, intrusion d’un mixed bag <strong>de</strong> personnages hauts en couleur, souvent issus du milieu du<br />
spectacle (Ima Poussy, compositeur raté mais tenace, Natalie, femme <strong>de</strong> ménage « aux<br />
368
proportions épiques » et strip-teaseuse amateur, Madame Wong, cuisinière chinoise et espion <strong>de</strong><br />
la CIA à l’accent prononcé, Mrs. Hornblatt, stage mother from hell et mommy <strong>de</strong>arest, et sa fille<br />
peu douée, couple impérial <strong>de</strong> la pseudo-contrée d’Humidia…). Ces types rappellent la diversité<br />
<strong>de</strong>s personnages <strong>de</strong> Big Hotel ; How To Write a Play a d’ailleurs en commun avec Big Hotel <strong>de</strong><br />
se dérouler dans un lieu unique (l’appartement du dramaturge, d’où l’on va et vient sans arrêt).<br />
Mais la différence essentielle tient au fait toutes les entrées et sorties ont pour but unique <strong>de</strong><br />
contribuer à la procrastination du dramaturge, tandis que dans le précé<strong>de</strong>nt épique, il n’y avait pas<br />
<strong>de</strong> fil directeur unique mais au contraire une fragmentation à l’extrême <strong>de</strong> la fable. <strong>Le</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
pièces font en définitive du surplace, mais pour <strong>de</strong>s raisons opposées.<br />
<strong>Le</strong> mirage autobiographique<br />
L’inscription du genre <strong>de</strong> la farce dans le sous-titre a aussi pour but d’éloigner tout soupçon<br />
autobiographique : si les <strong>de</strong>ux protagonistes, <strong>Charles</strong> et Everett, portent le nom <strong>de</strong> l’auteur et <strong>de</strong><br />
son partenaire, qui jouent leur propre rôle, et que leur mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie comporte <strong>de</strong>s allusions réelles,<br />
celles-ci relèvent plutôt <strong>de</strong> la plaisanterie complice que d’une volonté <strong>de</strong> peinture réaliste. <strong>Le</strong>s<br />
figures qui traversent l’appartement new-yorkais n’ont pas plus <strong>de</strong> référent réel que le ventriloque<br />
et sa femme (The Ventriloquist’s Wife, 1978), ou les amants <strong>de</strong> la jungle artificielle (The Artificial<br />
Jungle, 1986), pièces qui se déroulent toutes dans le même décor urbain déclassé. <strong>Le</strong> portrait <strong>de</strong><br />
l’auteur permet aussi <strong>de</strong> voir passer l’ombre <strong>de</strong>s pièces précé<strong>de</strong>ntes, selon un procédé d’inclusion<br />
fréquent. Ce procédé est encore plus évi<strong>de</strong>nt ici, et rappelle le statut étrange du héros dans la<br />
<strong>de</strong>uxième partie <strong>de</strong> Don Quichotte ; car les personnages connaissent « <strong>Charles</strong> » en tant qu’acteur<br />
et personnage, sans parfois pouvoir distinguer les <strong>de</strong>ux: le général uruguayen Fanfarron tombe<br />
ainsi amoureux <strong>de</strong> <strong>Charles</strong> en Galas, au point <strong>de</strong> le poursuivre sans comprendre qu’il n’est pas<br />
une femme. Si le processus d’écriture paraît mis à nu (le spectateur a l’impression d’avoir accès à<br />
369
la fabrique <strong>de</strong>s pièces), il n’en est rien : on ne voit rien, et le projet poétique est annoncé<br />
nonchalamment à la toute fin <strong>de</strong> la pièce :<br />
CHARLES : Oh, my God ! I’ve got to write this play ! I can’t do it ! The <strong>de</strong>adline is up,<br />
and I’m completely dry. I’m burned out…It’s writer’s block. I haven’t got an i<strong>de</strong>a in my<br />
head ! They’ve just been too many distractions ! (He collapses in <strong>de</strong>spair)<br />
EVERETT : Why don’t you write about all the distractions and interruptions that happen<br />
to you when you’re trying to write a play ?<br />
CHARLES : That’s a brilliant i<strong>de</strong>a ! I’ll do it !<br />
(392)<br />
<strong>Le</strong> serpent se mord la queue, bien qu’il faille faire attention à l’ambiguïté <strong>de</strong> la conclusion : d’un<br />
côté, <strong>Ludlam</strong> révèle la vérité <strong>de</strong>rrière le projet (il s’agit d’une obligation administrative<br />
impérieuse) et <strong>de</strong> l’autre, il laisse croire que la pièce à laquelle on vient d’assister est la reprise<br />
d’une situation réelle, tout en enlevant à la confusion grâce au sous-titre (quoique, dans l’univers<br />
<strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, le mon<strong>de</strong> soit une farce).<br />
Jouée en public un total <strong>de</strong> trois fois en l’absence <strong>de</strong> la critique, la pièce n’a pas bénéficié d’une<br />
reprise, en projet, mais qui n’eut jamais lieu.<br />
370
Salammbô (1985)<br />
An Erotic Tragedy<br />
<strong>Ludlam</strong> annonce dès l’abord que sa pièce est « adaptée librement du roman <strong>de</strong> Gustave<br />
Flaubert ». Moins que l’originalité <strong>de</strong> la démarche d’adaptation, c’est le choix du sujet qui doit<br />
retenir l’attention. Roman à la limite <strong>de</strong> la lisibilité, au style extrêmement copieux et aux<br />
<strong>de</strong>scriptions sans fin, la Salammbô <strong>de</strong> Flaubert est un objet littéraire étrange dont le passage sur<br />
scène est intrigant. <strong>Ludlam</strong> ne cherche pas à rendre compte <strong>de</strong> l’épaisseur romanesque, <strong>de</strong> la<br />
couleur locale véhiculée par les <strong>de</strong>scriptions qui ralentissent le récit. La pièce met l’accent au<br />
contraire sur la violence <strong>de</strong>s Carthaginois, violence à la fois physique et verbale. Si les longues<br />
tira<strong>de</strong>s ont donné au public une impression d’enlisement, celles-ci sont en fait, examinées <strong>de</strong> près,<br />
un concentré <strong>de</strong> violence rhétorique (usage pléthorique du point d’exclamation rythmant <strong>de</strong>s<br />
phrases courtes, emploi <strong>de</strong> l’impératif, récurrence <strong>de</strong>s images <strong>de</strong> violence…).<br />
<strong>Ludlam</strong> n’est pas le premier à s’intéresser à la mise en image <strong>de</strong>s visions exotiques <strong>de</strong> Flaubert,<br />
puisque l’opéra et la peinture s’en sont emparés avant lui. La Salammbô <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> n’est pas très<br />
éloignée <strong>de</strong> Salomé, rôle qui le suit <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong> sa carrière (rappelons que Norma<br />
Desmond, la diva vieillissante <strong>de</strong> Sunset Boulevard et héroïne <strong>de</strong> Big Hotel, rêve <strong>de</strong> jouer<br />
Salomé) et perpétue l’archétype <strong>de</strong> la jeune fille fragile mais forte. <strong>Le</strong> rapprochement est explicite<br />
au moment où Salammbô danse la danse <strong>de</strong>s sept voiles (876). <strong>Ludlam</strong> joue le rôle-titre et rédige<br />
les dialogues dans un style archaïsant et incantatoire qui rappelle celui <strong>de</strong> la Salomé <strong>de</strong> Wil<strong>de</strong>.<br />
Comme dans Galas, il prend <strong>de</strong>s libertés avec la fin : au lieu <strong>de</strong> mourir sous le choc <strong>de</strong><br />
l’assassinat <strong>de</strong> Mathô, Salammbô se suici<strong>de</strong>. Mais on n’échappe pas au massacre <strong>de</strong> Mathô, qui<br />
en plus d’avoir le cœur arraché comme dans le roman, est castré.<br />
371
Cette atmosphère sanguinaire se prête mal à une réalisation scénique dénuée <strong>de</strong> grotesque, car la<br />
violence extrême est difficilement représentable et risque à chaque instant <strong>de</strong> passer du côté du<br />
comique. <strong>Ludlam</strong> <strong>de</strong>vait d’ailleurs l’année suivante se voir proposer la mise en scène d’une autre<br />
tragédie sanglante, Coriolanus, au Public Theater, dans le cadre du New York Shakespeare<br />
Festival. La mise en scène n’a pas pu avoir lieu, mais le parti pris <strong>de</strong> lecture qu’il avait adopté<br />
allait très clairement dans le sens d’une valorisation <strong>de</strong> la violence visuelle, et du comique <strong>de</strong><br />
répétition suscité par la succession <strong>de</strong>s horreurs. C’est donc un regard comique que <strong>Ludlam</strong><br />
continue <strong>de</strong> poser sur le genre tragique, dans les rares cas où il le traite directement.<br />
Retour à l’épique<br />
Salammbô marque surtout un retour frappant à l’esthétique <strong>de</strong>s pièces épiques. La critique n’a pas<br />
perçu la portée du geste <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et a vécu ce retour à l’amateurisme comme un<br />
appauvrissement et une déviation par rapport aux qualités virtuoses <strong>de</strong> la troupe permanente. Il<br />
faut au contraire comprendre cette régression apparente comme une tentative calculée <strong>de</strong> rupture<br />
avec la perfection routinière dans laquelle le dramaturge craignait toujours <strong>de</strong> s’installer. <strong>Ludlam</strong><br />
se sert d’une galerie <strong>de</strong> freaks qui ont une certaine parenté visuelle avec les personnages du<br />
Satiricon <strong>de</strong> Fellini (1969) (on se référera pour un aperçu très révélateur à l’image p. 870) :<br />
culturistes huilés, femme obèse dénudée, et lui-même, acteur laid et vieillissant travesti en jeune<br />
fille… Cet Orient <strong>de</strong> pacotille est celui du terrain <strong>de</strong> jeu <strong>de</strong>s premières pièces, <strong>de</strong> Jack Smith et <strong>de</strong><br />
Maria Montez. L’exotisme mis en scène doit être compris théâtralement aussi : il s’agit <strong>de</strong><br />
présenter ce qui choque, ce qui rompt avec les habitu<strong>de</strong>s du spectateur. <strong>Le</strong> jeu guindé, le manque<br />
d’intelligence du texte et l’accent new-yorkais <strong>de</strong>s culturistes, contribuaient sans doute au moins<br />
autant à l’inconfort du spectateur que les contraintes poétiques du texte lui-même. L’érotisme<br />
372
annoncé en sous-titre pouvait aussi se lire ironiquement, car les acteurs étaient éloignés <strong>de</strong>s<br />
canons <strong>de</strong> beauté, et leurs corps exhibés plutôt qu’adroitement révélés.<br />
On a lu la pièce après coup comme une forme <strong>de</strong> testament, comme une image d’un mon<strong>de</strong><br />
crépusculaire rongé par le SIDA. Il n’en est rien, d’après <strong>Ludlam</strong>, qui ne se savait pas encore<br />
mala<strong>de</strong> : « J’aurais sans doute pu qualifier cette pièce <strong>de</strong> « pièce sur le SIDA » ; mais c’était tout<br />
autre chose. » (“I certainly could have called it an AIDS play; it had nothing to do with that.”)<br />
(Samuels 1992, 247).<br />
373
The Artificial Jungle (1986)<br />
A Suspense Thriller<br />
La <strong>de</strong>rnière pièce <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> s’écarte <strong>de</strong>s expérimentations <strong>de</strong> Salammbô pour renouer<br />
avec l’esthétique du film <strong>de</strong> gangster, déjà abordée dans Hot Ice. Mais là le récit est linéaire (il<br />
est comparé à un train lancé à toute vitesse : “ROXANNE : Listen, Zack, we’re on this train<br />
together and we’re not getting off until the last stop.” (897)), entrecoupé d’ellipses temporelles, et<br />
sans narrateur omniscient. L’aspect parodique à l’égard du théâtre expérimental qu’on trouvait<br />
dans Hot Ice a disparu, même si la scénographie rappelle le modèle d’un groupe d’avant-gar<strong>de</strong>,<br />
celui du Squat Theatre (comme avec le Squat, il y a renversement <strong>de</strong> la perspective : les<br />
spectateurs sont assis à l’arrière d’une boutique, la rue <strong>de</strong>venant une scène :<br />
We sit in the back of the store and look out through the shop to the street where<br />
occasional passers-by stop and look in the window. Signs naming species and prices<br />
break up the otherwise tropical effect. A sign on the window spells Pet Shop backwards.<br />
(879))<br />
On retrouve tout <strong>de</strong> même parmi les acteurs un <strong>de</strong>s culturistes <strong>de</strong> Salammbô, mais qui se trouve<br />
plus à son aise dans une pièce située dans le New York populaire. L’intrigue <strong>de</strong> la pièce doit<br />
beaucoup à celle du Facteur sonne toujours <strong>de</strong>ux fois (The Postman Always Rings Twice) <strong>de</strong><br />
James M. Cain, porté à l’écran en 1946 (dir. Tay Garnett, avec Lana Turner et John Garfield) et<br />
avant par Visconti en 1943 : une femme et son amant conspirent pour tuer le mari, réussissant<br />
leur forfait avant d’être rattrapés par la culpabilité. <strong>Le</strong> titre fait en outre référence à un autre<br />
classique du roman et film noirs, The Asphalt Jungle (dir. John Huston, 1950). <strong>Ludlam</strong> mêle le<br />
374
éalisme misérabiliste du Lower East Si<strong>de</strong>, déjà exploité dans The Ventriloquist’s Wife, à un<br />
exotisme ouvertement artificiel. La jungle en question est d’abord, métaphoriquement, celle <strong>de</strong> la<br />
ville, comme dans le film <strong>de</strong> Huston :<br />
ZACHARY : What if he cries and somebody comes to help him ?<br />
ROXANNE : Are you kidding ? This is New York City.<br />
(896)<br />
Mais c’est aussi, au sens premier, la jungle d’une animalerie new-yorkaise : l’image est donc<br />
littéralisée, et les <strong>de</strong>ux sens continuent à fonctionner ensemble. <strong>Ludlam</strong> retrouve aussi<br />
l’atmosphère <strong>de</strong>s premières pièces et les créatures animalisées qui les peuplaient (les femmes<br />
cobras <strong>de</strong> Big Hotel, l’enfant satyre Orgone <strong>de</strong> Turds in Hell, la femme léopard <strong>de</strong> Bluebeard…).<br />
<strong>Le</strong> dramaturge insiste sur l’écart par rapport au réalisme très clairement dans les didascalies :<br />
“Large potted plants and lush foliage lend a tropical touch. The overall effect is one of <strong>de</strong>nseness<br />
and kitsch exoticism. It is clear that these people are creatures of fantasy.” (879) Bien que<br />
l’artificialité <strong>de</strong> cette jungle soient vécus par les personnages eux-mêmes, le spectateur en est<br />
encore distancié par la représentation qu’en donne <strong>Ludlam</strong>, à commencer par celle <strong>de</strong>s piranhas,<br />
qui jouent un rôle important dans l’histoire puisqu’ils font disparaître le corps <strong>de</strong> la victime, et<br />
qui sont en fait <strong>de</strong>s silhouettes promenées au bout d’un bâton.<br />
Ce qu’entend <strong>Ludlam</strong> par « créatures <strong>de</strong> fantaisie », c’est aussi sans doute l’intervention du<br />
fantastique : le mort, Chester Nurdiger (nerd), joué par <strong>Ludlam</strong>, réapparaît le visage à moitié<br />
mutilé, car il a été jeté dans l’acquarium <strong>de</strong>s piranhas après son assassinat - seuls les coupables le<br />
voient ainsi (“it is CHESTER with part of his face eaten away” (900)). La mère du mort, Mrs.<br />
Nurdiger, jouée par Ethyl Eichelberger, a i<strong>de</strong>ntifié les assassins, mais ne peut parler ; elle<br />
communique visuellement à la place : “MRS. NURDIGER sits stone still, her eyes burning like<br />
cold fires in their sockets.” (903) ; “ROXANNE : She’s like a statue coming to life.” (904).<br />
375
La réception<br />
La pièce est saluée comme un retour bienvenu à une esthétique plus proche <strong>de</strong>s conventions du<br />
Ridicule <strong>de</strong> la « pièce bien faite » - comme si Salammbô n’avait été qu’une mauvaise passe.<br />
<strong>Ludlam</strong> est déjà très mala<strong>de</strong> pendant les premières représentations, mais ignore les symptômes.<br />
Quand il finit par comprendre, il continue à jouer comme si <strong>de</strong> rien n’était, jusqu’à ce qu’il soit<br />
forcé d’être hospitalisé. Cette pièce n’a donc aucunement valeur <strong>de</strong> testament ou <strong>de</strong> clôture, <strong>de</strong><br />
même que Salammbô n’était pas une œuvre sur le SIDA. <strong>Ludlam</strong> laisse aussi en chantier d’autres<br />
projets annexes, dont une idée <strong>de</strong> pièce sur le magicien Houdini et une mise en scène <strong>de</strong><br />
Coriolanus au New York Shakespeare Festival.<br />
376
6. <strong>Ludlam</strong> aujourd’hui<br />
<strong>Ludlam</strong> est peu connu aujourd’hui. Il en va <strong>de</strong> même du Ridicule en général, dont il reste<br />
tout <strong>de</strong> même la figure la plus emblématique. Nous ne reviendrons pas sur les raisons possibles<br />
<strong>de</strong> ce désintérêt <strong>de</strong> la critique, raisons qui ont été abordées en introduction. Peu <strong>de</strong> pièces ont été<br />
remontées <strong>de</strong>puis la fermeture du théâtre et la séparation <strong>de</strong> la compagnie en 1998. Suggérons la<br />
personnalité d’acteur envahissante <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et <strong>de</strong> ses acteurs, qui ont marqué les rôles au point<br />
<strong>de</strong> les rendre difficiles à reprendre. <strong>Le</strong> visionnage <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux versions d’Irma Vep, l’une dans la<br />
mise en scène originale <strong>de</strong> et avec <strong>Ludlam</strong>, la <strong>de</strong>uxième avec autre un acteur (voir la notice<br />
consacrée à la pièce), permet <strong>de</strong> s’en rendre compte. Sur ce point, gageons que l’emprise du<br />
temps sera bénéfique : à mesure que les souvenirs <strong>de</strong>s représentations originales s’estompent, que<br />
les mots sur la page restent la seule trace, il <strong>de</strong>vrait suffire d’une redécouverte à partir du texte<br />
377
pour redonner un souffle nouveau aux pièces, quitte à risquer les déformations sémantiques ou les<br />
contresens, en présence <strong>de</strong> références non éclaircies. Contresens qui, d’ailleurs, ne déplairaient<br />
pas à <strong>Ludlam</strong>, qui se plaît à encourager la reprise créative et déformante <strong>de</strong>s idées <strong>de</strong>s autres, une<br />
fois que la distance temporelle a ajouté une patine d’obscurité non effaçable à l’original. C’est ici<br />
aux perspectives futures que nous allons nous intéresser, en envisageant les solutions possibles<br />
pour une redécouverte <strong>de</strong> l’œuvre. On abor<strong>de</strong>ra par la même occasion les praticiens qui se<br />
déclarent marqués par <strong>Ludlam</strong>, et qui continuent donc, parfois <strong>de</strong> manière souterraine, à en<br />
perpétuer la mémoire.<br />
On trouvera <strong>de</strong>s indications sur la postérité dramatique <strong>de</strong> chaque pièce individuelle dans la<br />
section précé<strong>de</strong>nte (reprises après la mort <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, nouvelles mises en scène). Plutôt que <strong>de</strong><br />
procé<strong>de</strong>r à un nouveau passage en revue, nous avons préféré traiter cet aspect historique avant.<br />
Cette partie sera donc consacrée aux mises en scène potentielles, c’est-à-dire à une interrogation<br />
sur la possibilité et la nécessité <strong>de</strong> jouer <strong>Ludlam</strong> aujourd’hui. L’œuvre a-t-elle vieilli ? Supporte-<br />
t-elle d’être mise en scène par d’autres que son auteur ?<br />
C’est l’enjeu premier <strong>de</strong> ce théâtre que d’être rejoué. <strong>Ludlam</strong> écrit pour la postérité : s’il regar<strong>de</strong><br />
volontiers en arrière, il envisage son théâtre comme un maillon dans une histoire qui doit se<br />
poursuivre avec ses pièces, sans lui. La référence à Shakespeare, qu’on retrouve dans <strong>de</strong><br />
nombreuses pièces, n’est pas simplement décorative ou parodique. <strong>Ludlam</strong> vit un rêve<br />
élisabéthain, celui d’être un nouveau Shakespeare, quitte à être un chef <strong>de</strong> troupe un peu dégradé,<br />
comme le père ivrogne <strong>de</strong> Stage Blood, qui continue à jouer Hamlet envers et contre tout.<br />
378
6.1. Quelques continuateurs<br />
« <strong>Le</strong> problème, ce n’est pas que je les ai influencés,<br />
c’est que je ne les ai pas influencés assez. »<br />
(Kaufman 2002, xiii)<br />
De son vivant, <strong>Ludlam</strong> n’a pas été amène avec les praticiens se réclamant <strong>de</strong> sa filiation. Il n’a<br />
pas cherché à transmettre son œuvre en <strong>de</strong>hors du cadre <strong>de</strong> sa compagnie et <strong>de</strong> cours <strong>de</strong><br />
dramaturgie dispensés à l’université (notamment, l’Experimental Theatre Wing <strong>de</strong> la Tisch<br />
School of the Arts à New York University). La question <strong>de</strong> l’héritage <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> se pose sur <strong>de</strong>ux<br />
plans : celui du jeu et <strong>de</strong> la mise en scène, d’une part, et celui <strong>de</strong> la dramaturgie - les <strong>de</strong>ux étant<br />
intimement liés. Dans le contexte américain, nous restreignons volontairement le corpus aux<br />
artistes ayant déclaré <strong>de</strong> près ou <strong>de</strong> loin avoir été marqués par <strong>Ludlam</strong>. La culture Ridicule a eu<br />
un impact important sur l’avant-gar<strong>de</strong> théâtrale et artistique en général, mais <strong>Ludlam</strong> n’en est pas<br />
le seul représentant, même s’il prétend avoir « inventé » le genre. Un cinéaste comme John<br />
Waters (1946), par exemple, que Stefan Brecht incluait déjà dans son ouvrage Queer Theatre, se<br />
rattache indéniablement au Ridicule, mais est très éloigné <strong>de</strong>s problématiques dramaturgiques <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong>. J. Waters a sans doute vu les spectacles <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, mais il n’en parle pas et n’inclut pas<br />
<strong>de</strong> références évi<strong>de</strong>ntes au dramaturge dans ses films. Il faut donc se méfier avant d’attribuer<br />
hâtivement un impact qui n’en est pas un.<br />
379
Il nous a donc paru plus pertinent d’étudier <strong>Ludlam</strong> sous sa dimension dramaturgique plutôt que<br />
d’insister sur son appartenance au milieu gay. Il rejette lui-même le rattachement au « théâtre<br />
gay », préférant l’appellation <strong>de</strong> « queer » - terme dans lequel il faut voir, non une simple nuance<br />
<strong>de</strong> sens, mais une vision autre <strong>de</strong>s rapports au théâtre : là où le théâtre gay est revendicatif, le<br />
théâtre queer tente au contraire d’élu<strong>de</strong>r toute catégorisation, <strong>de</strong> brouiller les pistes - il transcen<strong>de</strong><br />
donc l’homosexualité, si l’on définit celle-ci comme i<strong>de</strong>ntité, ou la recoupe, si l’on comprend<br />
celle-ci comme construction d’une persona essentiellement artificielle et théâtrale.<br />
<strong>Le</strong>s acteurs <strong>de</strong> la troupe, véritables héritiers ?<br />
La troupe était très ouverte, et <strong>Ludlam</strong> n’a pas cessé d’intégrer <strong>de</strong> nouveaux acteurs tout au long<br />
<strong>de</strong> sa carrière. On peut même dire qu’après le départ <strong>de</strong> certains membres fondateurs (John<br />
Brockmeyer, Lola Pashalinski) et aussi par souci <strong>de</strong> recruter au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s cercles homosexuels, il<br />
s’est ouvert à cette idée et a recruté avec enthousiasme parmi <strong>de</strong> nouveaux venus, dont certains <strong>de</strong><br />
ses anciens étudiants. Ses véritables continuateurs seraient donc ses acteurs et tous ceux qui ont<br />
travaillé avec lui dans la durée. Ceux-ci se sont dispersés sans chercher à perpétuer l’héritage<br />
Ridicule - à l’exception d’Everett Quinton, qui a repris la direction <strong>de</strong> la compagnie pendant dix<br />
ans après la mort <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> (1987-1997), puis a dû abandonner la salle <strong>de</strong> Sheridan Square en<br />
raison <strong>de</strong> la pression immobilière et <strong>de</strong>s conditions financières intenables. E. Quinton a repris le<br />
répertoire <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et y a adjoint <strong>de</strong> nouvelles pièces (écrites par d’autres, lui-même n’étant pas<br />
dramaturge), toujours dans la veine Ridicule. Mais <strong>de</strong> l’avis général, la compagnie a perdu<br />
beaucoup <strong>de</strong> son attrait après la mort <strong>de</strong> son fondateur. Depuis, E. Quinton mène une carrière<br />
d’acteur indépendante réussie, essentiellement dans le théâtre régional. Lola Pashalinski a joué<br />
avec d’autres metteurs en scène <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> new-yorkaise (Robert Wilson, Richard<br />
Foreman, <strong>Le</strong>e Breuer et JoAnne Akalaitis <strong>de</strong> Mabou Mines, et plus récemment, Liz <strong>Le</strong>Compte du<br />
380
Wooster Group) : interrogée sur la motivation <strong>de</strong>s metteurs en scène qui l’ont recrutée, sur leur<br />
désir possible <strong>de</strong> l’employer en tant qu’ « actrice Ridicule », pour <strong>de</strong>s raisons plus (dépositaire<br />
d’un style <strong>de</strong> jeu) ou moins (véhicule malgré elle d’une histoire et d’une image) bonnes, L.<br />
Pashalinski pense qu’il n’en est rien - sans doute parce que le style <strong>de</strong> jeu du Ridicule est aussi un<br />
non-style, ou plutôt un hyper-style, qui repose sur l’usage encyclopédique d’un corpus <strong>de</strong><br />
métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> jeu, sans en privilégier aucune. <strong>Le</strong> Ridicule serait donc davantage une<br />
propé<strong>de</strong>utique, un entraînement à la plasticité, à l’adaptabilité ; essentiellement protéen, l’acteur<br />
Ridicule serait capable <strong>de</strong> se conformer aisément à n’importe quel style étranger. En ce sens, la<br />
problématique d’écriture <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> (comment sortir <strong>de</strong> la parodie, quand toutes les voix<br />
semblent déjà prises ?) s’étend au jeu d’acteur, et cette proximité rapproche les comédiens plus<br />
que quiconque du dramaturge. Cependant, aucun ancien acteur <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> ne s’est sérieusement<br />
intéressé à l’écriture. Ethyl Eichelberger (1945-1990), collaborateur occasionnel, a bien écrit <strong>de</strong>s<br />
pièces, mais elles relevaient davantage <strong>de</strong> l’art <strong>de</strong> la performance que du drame : comme celles <strong>de</strong><br />
<strong>Charles</strong> Busch, ces pièces étaient <strong>de</strong>stinées à un seul acteur, qui jouait presque toujours un rôle <strong>de</strong><br />
femme forte, et mettaient en valeur la virtuosité physique hors du commun d’Eichelberger.<br />
Hormis une pièce publiée dans un recueil sur la performance (Nefert-iti, in Jo Bonney 1999, 74-<br />
81), ses textes n’ont pas été édités, et posent les mêmes problèmes <strong>de</strong> lecture et <strong>de</strong> mise en scène<br />
que ceux du Ridicule en général. Autre acteur aux ambitions <strong>de</strong> dramaturge dans la troupe, Bill<br />
Vehr (1940-1988), avec qui <strong>Ludlam</strong> avait co-écrit Turds in Hell. La vision dramatique <strong>de</strong> Bill<br />
Vehr, cinéaste d’avant-gar<strong>de</strong> avant <strong>de</strong> rejoindre le Ridicule, avait suffisamment intrigué <strong>Ludlam</strong><br />
pour qu’il monte plusieurs versions différentes <strong>de</strong> la pièce <strong>de</strong> Vehr, Whores of Babylon. Mais il a<br />
pas beaucoup écrit et est mort du SIDA peu après <strong>Ludlam</strong>.<br />
381
<strong>Charles</strong> Busch (1954)<br />
<strong>Le</strong>s débuts <strong>de</strong> l’acteur, dramaturge et metteur en scène <strong>Charles</strong> Busch ressemblent à ceux <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> : passionné <strong>de</strong> théâtre dès son enfance, il constate les limites <strong>de</strong> l’enseignement<br />
universitaire, microcosme du théâtre commercial ; partant d’un désir d’acteur, il écrit <strong>de</strong>s pièces<br />
qu’il monte et joue. Il fait <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> son influence fondatrice, tentant, lorsqu’il s’installe à New<br />
York après l’université, <strong>de</strong> se rapprocher <strong>de</strong> lui. Ch. Busch se fait connaître dans le milieu <strong>de</strong> l’art<br />
en montant <strong>de</strong>s spectacles <strong>de</strong> travesti, seul en scène, dans <strong>de</strong>s cafés-cabarets du Lower East Si<strong>de</strong>.<br />
<strong>Ludlam</strong> s’irrite <strong>de</strong> son succès et du fait que Ch. Busch se réclame publiquement <strong>de</strong> son œuvre,<br />
sans avoir jamais collaboré avec lui. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la rivalité personnelle, tentons <strong>de</strong> dégager ce que<br />
Ch. Busch retient <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et en quoi le rejet <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier est justifié.<br />
Ch. Busch cherche à recréer l’idéal <strong>de</strong> la diva hollywoodienne, imposante, hiératique,<br />
insupportable. De même que celle-ci occupe l’écran à elle seule, il écrit pour un seul acteur.<br />
Différence essentielle avec <strong>Ludlam</strong> qui, même lorsqu’il se donne le rôle <strong>de</strong> Norma Desmond,<br />
n’envisage à aucun moment <strong>de</strong> renoncer à l’idée <strong>de</strong> troupe. Pour que le drame prenne corps, il<br />
faut au moins <strong>de</strong>ux antagonistes ; même lorsqu’il expérimente à l’extrême la multiplication <strong>de</strong>s<br />
personnages comme dans Irma Vep, <strong>Ludlam</strong> ne va pas jusqu’à attribuer tous les rôles à un seul<br />
acteur.<br />
D’autre part, Ch. Busch reprend un certain nombre <strong>de</strong> références déjà utilisées par son père<br />
spirituel (connaissance encyclopédique <strong>de</strong>s vieux films hollywoodiens, et donc <strong>de</strong>s styles <strong>de</strong> jeu<br />
qui vont avec ; goût pour les références à la déca<strong>de</strong>nce, à l’exotisme ; présence d’allusions à la<br />
culture populaire), mais il n’a pas <strong>de</strong> vision du théâtre ou <strong>de</strong> volonté d’expérimenter. Plus que<br />
l’histoire et les possibilités du médium, ce qui intéresse Ch. Busch, c’est d’abord le personnage.<br />
Tous les <strong>de</strong>ux écrivent pour les acteurs, mais Ch. Busch part du rôle, tandis que <strong>Ludlam</strong> partait <strong>de</strong><br />
382
la fable, et faisait passer les personnages en second, les soumettant à la stratégie dramaturgique.<br />
<strong>Le</strong>s titres <strong>de</strong>s spectacles <strong>de</strong> Ch. Busch reflètent, surtout à ses débuts, une volonté assez manifeste<br />
<strong>de</strong> revendiquer un certain héritage Ridicule : Vampire <strong>Le</strong>sbians of Sodom (1984), Theodora, She-<br />
Bitch of Byzantium (1984), Gidget Goes Psychotic (1986)…<br />
Enfin, Ch. Busch se spécialise dans un type <strong>de</strong> rôles : il joue toujours, en travesti, une diva à la<br />
personnalité extravagante et extravertie. S’il puise son inspiration d’acteur dans le répertoire <strong>de</strong>s<br />
années quarante et cinquante, s’éloignant, comme <strong>Ludlam</strong>, <strong>de</strong>s canons <strong>de</strong> jeu réalistes, il ne<br />
cherche pas à élargir son corpus, à adopter le type <strong>de</strong> jeu frénétique et virtuose dans l’expansivité<br />
qui caractérisait la Ridiculous Theatrical Company. Ch. Busch approfondit une direction <strong>de</strong> jeu<br />
précise, qu’il maîtrise à la perfection, mais il est alors plus proche <strong>de</strong> la tradition asiatique que <strong>de</strong><br />
la polyvalence et <strong>de</strong> la « facetterie » <strong>de</strong>s acteurs <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. Si l’on tient compte du fait que<br />
<strong>Ludlam</strong> détestait qu’on l’i<strong>de</strong>ntifie à ses rôles <strong>de</strong> travesti (qui comptaient certes parmi ses plus<br />
grands succès - Camille, Irma Vep, Galas -, mais étaient en réalité en minorité parmi son<br />
répertoire), il n’est pas étonnant qu’il ait vu d’un mauvais œil l’ascension <strong>de</strong> Ch. Busch. <strong>Ludlam</strong><br />
a insisté sans relâche sur la primauté du théâtre et du drame dans son œuvre, dans laquelle la<br />
culture homosexuelle occupe un rang moindre. Réservoir <strong>de</strong> thèmes, <strong>de</strong> lieux communs,<br />
sensibilité liée autant à la stratégie <strong>de</strong> départ d’intégration dans le milieu Ridicule qu’à <strong>de</strong>s goûts<br />
personnels, elle n’est pas pour autant au centre <strong>de</strong> l’œuvre (ou du moins, le discours <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong><br />
vise à le faire croire), au sens où elle n’informe pas directement les expérimentations théâtrales,<br />
génériques et/ou structurelles. Après avoir été joué à Broadway (The Tale of the Allergist’s Wife<br />
(2000), Our <strong>Le</strong>ading Lady (2007)), Ch. Busch semble s’orienter <strong>de</strong> plus en plus vers le cinéma,<br />
d’abord dans une veine proche <strong>de</strong> ses spectacles (Psycho Beach Party (2000), parodie d’un surfer<br />
movie qui reprend l’atmosphère <strong>de</strong> ses premiers spectacles, Gidget Goes Psychotic (1984) et la<br />
pièce du même nom (1987), puis ouvertement vers le réalisme (A Very Serious Person (2006),<br />
383
film sur le thème <strong>de</strong> l’homosexualité qu’il écrit et réalise). Son parcours est aujourd’hui très<br />
éloigné <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>.<br />
Tony Kushner (1956)<br />
Surtout connu pour sa fresque dramatique sur le SIDA, Angels in America (1991-1992), Tony<br />
Kushner considère d’abord <strong>Ludlam</strong>, qu’il a vu sur scène mais jamais rencontré, comme un très<br />
grand acteur. Il déplore l’oubli dans lequel sont tombés ses écrits, qu’il trouve intégralement,<br />
« plus ou moins, digne d’être joué[s] » (“everything <strong>Ludlam</strong> wrote is, in varying <strong>de</strong>grees,<br />
stageworthy”) (préface - “A Fan’s Foreword” - à l’édition d’un recueil <strong>de</strong> pièces <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong><br />
(2001)).<br />
Mais le rapprochement avec <strong>Ludlam</strong> est tout <strong>de</strong> même moins évi<strong>de</strong>nt que dans le cas <strong>de</strong> <strong>Charles</strong><br />
Busch : d’abord parce que, tout en revendiquant l’influence du Ridicule, T. Kushner précise qu’il<br />
a été marqué non seulement par <strong>Ludlam</strong> mais par ce qu’il appelle les « <strong>de</strong>ux branches », celle <strong>de</strong><br />
<strong>Ludlam</strong> et celle <strong>de</strong> Vaccaro (jeu frénétique, comique plus sombre, inquiétant et cruel, surtout à<br />
partir <strong>de</strong> la collaboration avec le dramaturge Kenneth Bernard) (Savran 1994, 24-25). Ensuite,<br />
parce que T. Kushner est uniquement dramaturge - et traducteur <strong>de</strong> théâtre -, certes très impliqué<br />
dans la mise en scène <strong>de</strong> ses œuvres, mais sans avoir <strong>de</strong> connaissance directe du plateau, <strong>de</strong> la<br />
troupe, du jeu. Enfin, parce que, pour T. Kushner, <strong>Ludlam</strong> est le représentant d’une époque<br />
révolue : le Ridicule a laissé place au Fabuleux, à un théâtre qui, dans l’ère post-SIDA, ne peut<br />
plus se passer <strong>de</strong> représentation politique. T. Kushner ne prône pas non plus le didactisme ni le<br />
militantisme homosexuel contre lequel allait <strong>Ludlam</strong>, mais l’inscription d’une conscience sociale<br />
plus nette au théâtre - retour aux sources <strong>de</strong> cet art, en somme, et réaction face au repli dans<br />
l’exotisme (exotisme aussi bien spatial que temporel) du Ridicule.<br />
384
[il y a eu] évolution du <strong>Théâtre</strong> du Ridicule vers le <strong>Théâtre</strong> du Fabuleux. La Nation Queer<br />
chante : « On est là. On est queer. On est fabuleux. Il faut s’y faire. » et utilise fabuleux<br />
dans <strong>de</strong>ux sens. D’abord, fabuleux s’oppose à ridicule. […] Je ne veux pas porter <strong>de</strong><br />
jugement, mais il entre encore [dans le Ridicule] une part très lour<strong>de</strong> <strong>de</strong> haine <strong>de</strong> soi. On<br />
ne pourrait pas dire que <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong> ne s’aimait pas. Mais, d’une certaine manière, le<br />
masochisme […] vient du fait que l’on hait sa propre faiblesse. <strong>Le</strong> Ridicule en général fait<br />
sienne une certaine faiblesse et impuissance…. […] Ce qui est aussi incompatible avec un<br />
discours politique direct. […] Et ce que le SIDA a bien sûr obligé la communauté<br />
[homosexuelle] à reconnaître, c’est la nécessité absolue <strong>de</strong> ce discours. […] <strong>Le</strong> fabuleux a<br />
donc le sens d’une avancée, d’une évolution par rapport à la notion <strong>de</strong> ridicule, et a aussi<br />
le sens <strong>de</strong> ce qui fait l’objet d’une fable, ce qui a une histoire. C’est très important que<br />
nous ayons conscience d’où nous venons, conscience que John Vaccaro et <strong>Charles</strong><br />
<strong>Ludlam</strong>, à l’époque d’avant Stonewall, n’avaient pas. On peut revenir en arrière jusqu’à<br />
Jack Smith, et cette tradition entière dont il a été l’incarnation la plus magnifique et<br />
aboutie. 135<br />
(Savran 1999, 97-98)<br />
135 “A change from the Theatre of the Ridiculous to the Theatre of the Fabulous. The Queer Nation chant: “We’re<br />
here. We’re queer. We’re fabulous. Get used to it,” uses fabulous in two senses. First, there’s fabulous as opposed to<br />
ridiculous. […] I don’t want to talk in a judgmental way, but there’s still a very heavy weight of self-loathing, I<br />
think, that’s caught up in it. You couldn’t say that <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong> was self-loathing. But there is a sense in which<br />
the masochism […] comes from the fact that one hates one’s own weakness. There’s a certain embracing of<br />
weakness and powerlessness in the whole Ridiculous… […] And there’s also an incompatibility with direct political<br />
discourse. […] And of course what AIDS forced on the community was the absolute necessity of doing that […] So<br />
there’s fabulous in the sense of an evolutionary advance over the notion of being ridiculous, and fabulous also in the<br />
sense of being fabled, having a history. That’s very important, that we now have a consciousness about where we<br />
come from in a way that John Vaccaro and <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong>, when they were making it, pre-Stonewall, didn’t have.<br />
Think back to Jack Smith, that whole tradition of which he was the most gorgeous and accomplished incarnation.”<br />
385
Ce qui ne veut pas dire que le Fabuleux rejette le Ridicule, dont il prolonge la démarche, dans un<br />
mouvement dialectique. Tout en prenant ses distances avec le Ridicule, T. Kushner se pose même<br />
implicitement en continuateur <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> :<br />
<strong>Ludlam</strong> est mort avant la création d’ACT UP. S’il avait vécu, je ne doute pas qu’il<br />
n’aurait pas rejeté cette évolution. Je ne connaissais pas ses écrits théoriques <strong>de</strong> son<br />
vivant, tout ce que je savais, c’est qu’il était l’homme le plus drôle que j’avais jamais vu.<br />
Mais il travaillait à partir d’une politique et d’une théorie du théâtre rigoureuses, et je suis<br />
sûr qu’il aurait effectué <strong>de</strong>s changements extraordinaires dans son art. 136<br />
(Savran 1999, 98)<br />
On trouve d’ailleurs dans Angels in America <strong>de</strong>s traces Ridicules, au moment où cet héritage est<br />
sur le point d’être réévalué et <strong>de</strong> laisser place au Fabuleux. Par exemple, lorsqu’au début <strong>de</strong> la<br />
pièce, Prior Walter constate les effets dégradants <strong>de</strong> la maladie sur son corps encore jeune, il<br />
rejoue le rôle <strong>de</strong> Norma Desmond, rôle fétiche <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> :<br />
PRIOR (Alone, putting on makeup, then examining the results in the mirror; to the<br />
audience): “I’m ready for my closeup, Mr. DeMille.”<br />
One wants to move through life with elegance and grace, blossoming infrequently but<br />
with exquisite taste, and perfect timing, like a rare bloom, a zebra orchid…One<br />
wants…But one so seldom gets what one wants, does one? No. One does not. One gets<br />
fucked. Over. One…dies at thirty, robbed of…<strong>de</strong>ca<strong>de</strong>s of majesty.<br />
Fuck this shit. Fuck this shit.<br />
(He almost crumbles; he pulls himself together; he studies his handiwork in the mirror)<br />
136 “<strong>Ludlam</strong> died before ACT UP started. Had he lived, there’s no question but that he would have had no problem<br />
with it. I knew nothing about his theoretical writings when he was alive, I just knew he was the funniest man I’d ever<br />
seen. But he was working through a very strong politics and theory of the theatre, and I’m sure the times would have<br />
ma<strong>de</strong> many amazing changes in his art.”<br />
386
I look like a corpse. A corpsette. Oh my queen; you know you’ve hit rock-bottom when<br />
even drag is a drag.<br />
(Kushner 1995, 36-37)<br />
On pourrait objecter que Sunset Boulevard est une référence trop connue et trop souvent annexée<br />
par la culture homosexuelle pour être signifiante, mais la conjonction d’éléments Ridicules<br />
pointent tout <strong>de</strong> même vers une forme d’hommage à <strong>Ludlam</strong> : le fait que Norma Desmond soit<br />
jouée par un homme jeune, qui plus est atteint du SIDA, la juxtaposition <strong>de</strong> raffinement et <strong>de</strong><br />
vulgarité, les jeux <strong>de</strong> mots idiots (le mot-valise “a corpsette” et l’antanaclase “when even drag is<br />
a drag”). <strong>Le</strong> choix du porte-parole n’est pas anodin non plus, puisque Prior Walter est l’héritier<br />
d’une dynastie, qu’il fait le lien avec le passé, comme son prénom le signale. Seul le constat amer<br />
<strong>de</strong> Prior tranche avec la poétique <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, dans laquelle les personnages sont rarement<br />
capables d’un tel niveau d’auto-analyse, ou alors c’est l’éloignement avec le contexte politique<br />
contemporain qui laisse cette impression.<br />
Angels in America ne fait pas figure d’exception dans l’oeuvre <strong>de</strong> T. Kushner, qui maintient cette<br />
sensibilité politique aiguë au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> sa relecture <strong>de</strong> la démarche théâtrale queer (par exemple,<br />
Homebody/Kabul, sur le regard <strong>de</strong>s Occi<strong>de</strong>ntaux sur l’Afghanistan ; Caroline, Or Change,<br />
comédie musicale sur le racisme dans le Sud). Et malgré tout, T. Kushner plai<strong>de</strong> pour un théâtre<br />
qui parle avec légèreté <strong>de</strong> la gravité du mon<strong>de</strong> - peut-être parce que la frivolité est le meilleur<br />
appât et la stratégie la plus sournoise pour abor<strong>de</strong>r les problèmes qui la dépassent :<br />
[<strong>Le</strong> théâtre est] un mon<strong>de</strong> qui est tant <strong>de</strong> choses, mais qui a toujours été impur, vulgaire, et<br />
superflu. C’est très important d’éviter <strong>de</strong> dévaluer l’impur, le vulgaire et le superflu, et la<br />
vulgarité et la fausseté essentielles du théâtre sont effectivement son plus grand atout<br />
387
esthétique et sa plus gran<strong>de</strong> force politique. […] Il [le théâtre] doit gar<strong>de</strong>r les plumes, le<br />
miroir et la fumée. 137<br />
Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s Etats-Unis (Orton, Fassbin<strong>de</strong>r, Copi)<br />
(Fisher 2002, 1-2)<br />
Isabelle Barbéris, auteur d’une thèse récente sur Copi (<strong>Paris</strong> X - Nanterre, direction Jean-Louis<br />
Besson), s’est servi <strong>de</strong>s écrits et pensées <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> pour théoriser le fonctionnement poétique <strong>de</strong><br />
l’oeuvre <strong>de</strong> Copi, que ce <strong>de</strong>rnier se refusait lui-même à commenter. Ce n’est pas par volonté <strong>de</strong><br />
placage (on pouvait imaginer rapprochement plus évi<strong>de</strong>nt), mais par reconnaissance <strong>de</strong> traits<br />
communs, <strong>de</strong> coïnci<strong>de</strong>nces esthétiques étranges qui vont bien au-<strong>de</strong>là du traitement <strong>de</strong>s<br />
références homosexuelles. La démarche mérite d’autant plus d’être relevée que le Ridicule a été<br />
théorisé en tant que mouvement typiquement américain :<br />
[L]a dépendance [du Ridicule] envers les icônes, les artefacts et les divertissements <strong>de</strong> la<br />
culture <strong>de</strong> masse américaine - les « stars », les vieux films, les chansons populaires, la<br />
télévision et la publicité - font <strong>de</strong> la vision Ridicule du théâtre une véritable singularité<br />
américaine. 138<br />
(Marranca et Dasgupta 1998, xiv)<br />
Comme la culture populaire américaine a fortement imprégné l’Europe d’après-guerre, il n’y a<br />
pas <strong>de</strong> raison <strong>de</strong> penser que ces références communes ne peuvent pas faire l’objet d’une<br />
appropriation par <strong>de</strong>s Européens. Il n’y a aucune raison d’ignorer <strong>de</strong>s manifestations <strong>de</strong> ce type<br />
137 “a world that’s many things but has always been tainted, tawdry, and superfluous. It’s very important not to<br />
<strong>de</strong>value the tainted, the tawdry, and the superfluous and in<strong>de</strong>ed, the essential tackiness and falseness of the theatre is<br />
its greatest aesthetic asset and political strength. […] It has to have the feathers and the mirror and the smoke.”<br />
138 “Its <strong>de</strong>pen<strong>de</strong>ncy on the icons, artifacts, and entertainments of mass culture on America - the ‘stars’, old movies,<br />
popular songs, television and advertising - makes the Ridiculous a truly indigenous American approach to making<br />
theatre.”<br />
388
hors <strong>de</strong>s Etats-Unis, ou <strong>de</strong> leur refuser l’appellation Ridicule, quitte à en mesurer la distance avec<br />
la version américaine, elle-même loin d’être unifiée, comme nous l’avons vu au chapitre 2.<br />
Nous évoquerons ici brièvement trois noms, tout en laissant ouverte la liste <strong>de</strong>s possibles (il<br />
faudrait dresser une liste <strong>de</strong>s absents, mais nous n’avons choisi pour cet exercice d’« œuvres<br />
parallèles » que les figures les plus évi<strong>de</strong>ntes; pensons par exemple aussi à Pasolini, à Carmelo<br />
Bene, Pedro Almodovar, Fellini…). Il suffira pour juger du <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> « Ridicule » d’un praticien<br />
<strong>de</strong> se référer aux critères dégagés dans cette thèse. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s coïnci<strong>de</strong>nces passagères, un<br />
faisceau <strong>de</strong> correspondances fortes doit pouvoir permettre <strong>de</strong> faire entrer un praticien dans la<br />
catégorie du Ridicule, ou du moins d’en faire un cousin suffisamment proche pour mériter une<br />
analyse parallèle. Malgré tout, cet exercice risque facilement <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir vain, tant le corpus paraît<br />
exponentiel. Et au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s praticiens homosexuels, n’a-t-on pas affaire là à la manifestation plus<br />
généralisée d’une démocratisation <strong>de</strong> la culture gay, <strong>de</strong> l’ironie <strong>de</strong> la lecture Camp, ou d’une<br />
tendance postmo<strong>de</strong>rniste ?<br />
Rainer Werner Fassbin<strong>de</strong>r (1945-1982)<br />
Plutôt connu pour son œuvre cinématographique, Fassbin<strong>de</strong>r a débuté au théâtre ; la connaissance<br />
<strong>de</strong> son parcours théâtral éclaire beaucoup la compréhension <strong>de</strong> ses films. Il commence comme<br />
<strong>Ludlam</strong>, en réaction à la littérature dramatique et à la notion d’auteur : d’abord dans le cadre <strong>de</strong><br />
l’action-teater, à Munich, où il s’inspire <strong>de</strong>s pratiques artaudiennes du Living Theatre, puis avec<br />
l’antiteater, qu’il crée en 1968. L’antiteater marque ses débuts <strong>de</strong> dramaturge : il s’en prend aux<br />
classiques du répertoire, qu’il réécrit audacieusement et attaque <strong>de</strong> front<br />
(Klassikerzertrümmerung, c’est-à-dire réduire les classiques à l’état <strong>de</strong> décombres), et aux<br />
traditions <strong>de</strong> jeu du théâtre allemand. Fassbin<strong>de</strong>r travaille dès le départ avec une troupe et dans un<br />
théâtre, comme metteur en scène et acteur occasionnel. Très marqué par le cinéma, pour lequel il<br />
389
finit par abandonner sa carrière théâtrale, il fait constamment référence à la culture populaire<br />
américaine, s’en servant aussi bien à <strong>de</strong>s fins esthétiques que satiriques. La structure du<br />
mélodrame informe un certain nombre <strong>de</strong> ses films. L’hyperréalisme <strong>de</strong> ses réalisations est<br />
tempéré par les allusions visuelles à l’artifice du cinéma hollywoodien (et en premier lieu,<br />
l’univers kitsch <strong>de</strong> Douglas Sirk ; Angst essen Seele aus (1974)). Comme <strong>Ludlam</strong>, Fassbin<strong>de</strong>r<br />
n’abandonne ni la fable, ni le personnage, ni la métathéâtralité, mais sa vision satirique du mon<strong>de</strong><br />
est plus sérieuse et agressive qu’humoristique et légère. Son tableau <strong>de</strong> l’Allemagne<br />
contemporaine, sa conscience sociale, filtrés par le kitsch hollywoodien, sont plus proches du<br />
« Fabuleux » décrit par T. Kushner que du « Ridicule ». La <strong>de</strong>rnière partie <strong>de</strong> la carrière <strong>de</strong><br />
Fassbin<strong>de</strong>r est plus ouvertement marquée par les thèmes homosexuels : Faustrecht <strong>de</strong>r Freiheit<br />
(1974), film dans lequel tous les personnages sont homosexuels ; In einem Jahr mit 13 Mon<strong>de</strong>n<br />
(1978), qui suit la vie d’un transsexuel, et Querelle (1982), adaptation du roman <strong>de</strong> Genet.<br />
Fassbin<strong>de</strong>r est l’exemple d’un dramaturge qui, partageant <strong>de</strong>s convictions <strong>de</strong> départ proches du<br />
Ridicule, a emprunté plus tard une direction absolument différente. Cela est d’autant plus<br />
étonnant qu’il existe, en Allemagne, une tradition queer liée à la culture <strong>de</strong> cabaret (cette<br />
mythologie entretenue par la culture populaire américaine apparaît clairement dans la comédie<br />
musicale culte Cabaret (1966) elle-même adaptée <strong>de</strong>s Berlin Stories <strong>de</strong> Christopher Isherwood<br />
(1935),ou dans l’œuvre du chorégraphe Bob Fosse).<br />
Joe Orton (1933-1967)<br />
Joe Orton fait scandale au Royaume-Uni à l’époque où <strong>Ludlam</strong> débute. Son écriture est plus en<br />
prise avec la société britannique, qu’il satirise <strong>de</strong> manière plus directe et agressive que les<br />
praticiens du Ridicule. Même si Orton se sert <strong>de</strong> formes parodiées comme la comédie <strong>de</strong> mœurs,<br />
le roman policier et surtout la farce noire, l’attaque n’est pas filtrée par une batterie <strong>de</strong> références<br />
390
culturelles envahissantes comme dans le Ridicule. Malgré tout, les personnages d’Orton sont<br />
souvent <strong>de</strong>s freaks sociaux, peu vraisemblables (Mike, l’ex-boxeur et escroc catholique irlandais<br />
et sa femme Joyce, ex-prostituée protestante dans The Ruffian on the Stairs (1964), les <strong>de</strong>ux<br />
jeunes voleurs <strong>de</strong> Loot, les pulsions meurtrières généralisées), et véhiculent en cela un certain<br />
exotisme <strong>de</strong> l’un<strong>de</strong>rworld, qui fait aussi référence indirectement à un univers fictionnel,<br />
romanesque et cinématographique. Poétiquement, Orton opère à rebours <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> : rien n’est<br />
dévoilé d’avance, au contraire, on progresse <strong>de</strong> révélation en révélation, non parce que l’intrigue<br />
avance, mais plutôt à mesure que les différentes facettes <strong>de</strong> la personnalité louche <strong>de</strong>s<br />
personnages sont révélées et confrontées. En l’état, vouloir rapprocher Orton <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> ne<br />
constitue pas une piste manifestement fructueuse. L’atmosphère inquiétante <strong>de</strong>s pièces est plus<br />
évi<strong>de</strong>mment proche du théâtre <strong>de</strong> Pinter et la prise en charge <strong>de</strong> la satire sociale doit plus à Oscar<br />
Wil<strong>de</strong>. Cependant, l’écriture d’Orton entretient <strong>de</strong>s affinités étonnantes avec celle d’un autre<br />
dramaturge Ridicule, Kenneth Bernard. Il y a donc bien une direction à explorer en ce sens.<br />
Copi (Raul Damonte Botana, dit) (1939-1987)<br />
<strong>Le</strong> dramaturge français d’origine argentine Copi est sans doute le dramaturge le plus proche<br />
poétiquement du Ridicule. Copi ne théorise pas sa pratique, mais les ressemblances sont<br />
frappantes : pratique du collage <strong>de</strong> références culturelles (thématiques et génériques),<br />
désinvolture envers la fable, mais maintien <strong>de</strong> la fable tout <strong>de</strong> même, humour scatologique et jeux<br />
<strong>de</strong> mots faciles, artificialité affichée. Reste que Copi évoque l’homosexualité plus<br />
ouvertement que <strong>Ludlam</strong> : les allusions à la culture gay sont ainsi doublées <strong>de</strong> la présence<br />
scénique <strong>de</strong> personnages homosexuels ou travestis (L’Homosexuel ou la difficulté <strong>de</strong> s’exprimer<br />
(1971), <strong>Le</strong>s Quatre jumelles (1973), Une Visite inopportune (1988)), et Copi a tendance à ne<br />
parodier que <strong>de</strong>s genres mineurs. On se référera à l’étu<strong>de</strong> poétique <strong>de</strong> la dramaturgie <strong>de</strong> Copi,<br />
391
confrontée aux écrits théoriques <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, effectuée dans la thèse d’Isabelle Barbéris (<strong>Paris</strong> X -<br />
Nanterre, dir. Jean-Louis Besson, 2007).<br />
6.2. Directions<br />
<strong>Le</strong>s pièces méritent-elles toutes d’être rejouées ? Sans doute non. Cela tient en partie au<br />
mo<strong>de</strong> d’écriture : que faire par exemple <strong>de</strong> Camille, adaptation qui relève davantage <strong>de</strong> la mise en<br />
scène que <strong>de</strong> la réécriture, ou encore plus <strong>de</strong> A Christmas Carol ou The Enchanted Pig, dont pas<br />
un mot, mises à part les rares didascalies, ne sont <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> ? On se heurte là à la question <strong>de</strong><br />
l’autorité, déjà évoquée, plutôt qu’à celle du mérite intrinsèque <strong>de</strong> ces pièces. <strong>Ludlam</strong> est le<br />
premier à insister sur la primauté <strong>de</strong> la dramaturgie - mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> raisonnement qui se retourne dans<br />
ce genre <strong>de</strong> cas contre lui.<br />
D’autres pièces pèchent par leur ambition « maximaliste » : si <strong>Ludlam</strong> voit une qualité dans cet<br />
échec, symptôme d’une gran<strong>de</strong>ur intransigeante quoique perdue d’avance, il n’est pas sûr que <strong>de</strong>s<br />
pièces comme Der Ring Gott Farblonjet ou Salammbô tentent jamais un nouveau metteur en<br />
scène - à moins <strong>de</strong> les remonter dans un esprit Ridicule proche <strong>de</strong> la reconstruction, ce dont<br />
<strong>Ludlam</strong> se serait méfié. Der Ring Gott Farblonjet a bien été rejoué récemment, mais la mise en<br />
392
scène était davantage une reconstitution qu’une véritable relecture <strong>de</strong> l’œuvre, lors un festival<br />
problématisé autour du théâtre Ridicule. Peut-être faudrait-il attendre qu’un metteur étranger à<br />
cette esthétique prenne le risque <strong>de</strong> se confronter à ce corpus.<br />
Comme nous l’avons vu, la séparation entre pièces « épiques » et « bien faites » n’est pas<br />
toujours opérante quand il s’agit <strong>de</strong> prédire le <strong>de</strong>stin d’une pièce et son <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> « faisabilité » : si<br />
The Grand Tarot pose <strong>de</strong>s problèmes <strong>de</strong> compréhension et <strong>de</strong> mise en scène évi<strong>de</strong>nts, la structure<br />
tragique linéaire <strong>de</strong> Conquest of the Universe se prête tout à fait à une reprise, et les références<br />
mentionnées sont souvent relativement claires. Big Hotel pose davantage la question <strong>de</strong> la<br />
maîtrise <strong>de</strong>s références, mais une fois celles-ci élucidées, la pièce cesse <strong>de</strong> paraître absur<strong>de</strong> ; on<br />
peut imaginer ce qu’un metteur en scène inventif pourrait en tirer, d’autant que le propos sur la<br />
spectralité recoupe <strong>de</strong>s préoccupations dramaturgiques. A moins que ce genre <strong>de</strong> pièces ne pèche<br />
par excès <strong>de</strong> richesse et ne soit condamné à rester du théâtre virtuel, <strong>de</strong>s « spectacles dans un<br />
fauteuil ». C’est là que doit intervenir un travail d’édition visant à éclaircir les allusions.<br />
Comment l’éditer ?<br />
L’édition <strong>de</strong> référence <strong>de</strong>s œuvres complètes comporte peu <strong>de</strong> didascalies. Ainsi en a voulu<br />
<strong>Ludlam</strong>, pour plusieurs raisons. D’abord, parce que la rédaction extensive d’indications scéniques<br />
prend du temps, et l’on peut imaginer que la fréquence <strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong> scène n’aurait pas facilité la<br />
tâche. Cela supposerait <strong>de</strong> plus que le jeu soit relativement figé, qu’il n’intègre pas <strong>de</strong> variations<br />
et <strong>de</strong> déviations, principe qui va à l’encontre <strong>de</strong> la politique <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>. Si le texte finit par être<br />
plus ou moins fixé, il n’en va pas <strong>de</strong> même <strong>de</strong> l’interprétation, qui peut varier d’un soir à l’autre,<br />
au gré <strong>de</strong> l’inspiration d’une troupe qui se connaît très bien, facilitant ainsi les improvisations.<br />
Mais tout cela est, après tout, lié à la nature du théâtre, et n’a pas empêché d’autres dramaturges<br />
<strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r autrement. Cependant, à l’encontre par exemple <strong>de</strong> Beckett, <strong>Ludlam</strong> ne souhaite pas<br />
393
imposer <strong>de</strong> mise en scène à travers le texte. <strong>Le</strong>s mots sont ouverts à l’interprétation, laissés là<br />
sans véritable direction, en quête d’un metteur en scène. <strong>Ludlam</strong> préfère laisser un texte troué,<br />
avec <strong>de</strong>s zones d’ombre, plutôt qu’une pièce invitant à la reconstitution à l’i<strong>de</strong>ntique. Ayant lui-<br />
même éprouvé ses talents face à <strong>de</strong>s œuvres anciennes, élisabéthaines surtout, il ne déteste pas<br />
l’idée du contresens, le trouvant plus riche et révélateur qu’une copie fidèle qui ne comprendrait<br />
pas les ressorts <strong>de</strong> ce qu’elle imite.<br />
<strong>Le</strong> meilleur moyen <strong>de</strong> rendre compte du texte <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> serait une édition savante, avec texte <strong>de</strong><br />
la pièce d’un côté, notes explicatives en regard - plutôt que <strong>de</strong>s notes en bas <strong>de</strong> pages qui<br />
risqueraient vite <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir envahissantes. Cette édition annotée n’aurait pas non plus l’ambition<br />
d’un Mo<strong>de</strong>lbuch ou d’un Notebook beckettien, mais aurait plutôt valeur d’explication, <strong>de</strong><br />
contextualisation, <strong>de</strong>stinée autant aux metteurs en scène potentiels qu’aux lecteurs - à charge à<br />
eux ensuite d’inventer une mise en scène qui tienne compte du sens originel, l’ignore ou s’en<br />
éloigne en connaissance <strong>de</strong> cause. Il s’agit en somme <strong>de</strong> combler les lacunes sémantiques, en<br />
laissant ouvertes les directions <strong>de</strong> jeu.<br />
Pour qu’une édition <strong>de</strong> ce type voie le jour, il faudrait mettre en place une collaboration étroite<br />
avec les acteurs d’origine (chose difficile, car la plupart <strong>de</strong>s interprètes sont morts du SIDA ;<br />
restent essentiellement Black-Eyed Susan, Lola Pashalinski et Everett Quinton). Notre entretien<br />
avec Lola Pashalinski 139 a révélé la difficulté <strong>de</strong> parvenir à évoquer <strong>de</strong>s souvenirs <strong>de</strong> jeu vieux<br />
parfois <strong>de</strong> quarante ans. Restent les témoignages d’époque, consignés dans les critiques rédigées<br />
sur le moment : elles ont pour mérite <strong>de</strong> donner la clé <strong>de</strong> certaines allusions immédiatement<br />
contemporaines. Sinon, elles offrent une lecture extérieure pas toujours juste, car n’ayant aucune<br />
139<br />
« Lola Pashalinski : Parcours d’une actrice ». Ubu Scènes d’Europe/European Stages. no. 40-41. avril 2007. 98-<br />
99.<br />
Entretien réalisé le 12 décembre 2006 à New York.<br />
394
part à la fabrique <strong>de</strong>s spectacles. Il suffit d’étudier la réception <strong>de</strong> The Enchanted Pig pour<br />
s’apercevoir du risque <strong>de</strong> placage <strong>de</strong> références, d’autant plus dangereux que la chasse aux<br />
allusions fait partie du jeu dans un spectacle Ridicule. Autre piste, les archives <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> à<br />
Lincoln Center, qui offrent un niveau d’auto-commentaire supplémentaire sur l’œuvre. Mais elles<br />
sont loin d’être exhaustives et égales : on dispose d’un grand nombre <strong>de</strong> documents pour<br />
certaines pièces, peu ou pas pour d’autres, et leur qualité varie.<br />
<strong>Le</strong> risque <strong>de</strong> ce travail est tout compte fait <strong>de</strong> mener à la reconstitution plutôt qu’à l’ouverture,<br />
d’être directif plutôt que libérateur. On n’en sort pas et l’on reste pris entre <strong>de</strong>ux pôles peu<br />
satisfaisants : ne pas en savoir assez et en savoir trop. Nous pencherons toujours pour le<br />
<strong>de</strong>uxième, car il est plus ingénieux <strong>de</strong> prétendre oublier que <strong>de</strong> faire semblant <strong>de</strong> savoir - soit le<br />
principe même sur lequel <strong>Ludlam</strong> a fondé sa poétique.<br />
Comment le traduire ?<br />
Autre problème majeur, celui <strong>de</strong> la traduction ; on est à cent lieux <strong>de</strong> la langue dépouillée, post-<br />
beckettienne d’Edward Albee, ou même <strong>de</strong> la langue plus crue et argotique <strong>de</strong> Sam Shepard ou<br />
<strong>de</strong> David Mamet, qui a déjà un précé<strong>de</strong>nt cinématographique connu. Avec <strong>Ludlam</strong>, il s’agit <strong>de</strong><br />
restituer <strong>de</strong>s fragments <strong>de</strong> discours à l’i<strong>de</strong>ntité discursive, culturelle ou générique très marquée.<br />
Mais la fragmentation a lieu au sein <strong>de</strong> la même œuvre, parfois d’une réplique à l’autre, et les<br />
passages s’effectuent avec une souplesse qui valorisait à l’origine la virtuosité <strong>de</strong>s acteurs. Il<br />
faudrait une connaissance approfondie à la fois <strong>de</strong>s références utilisées par <strong>Ludlam</strong> (dont nous<br />
avons vu qu’elles posaient <strong>de</strong> nombreux problèmes d’i<strong>de</strong>ntification) et un savoir archéologique<br />
<strong>de</strong> la traduction. Il resterait malgré tout difficile <strong>de</strong> rendre l’effet d’éclatement sémantique entre<br />
<strong>de</strong>s citations textuelle, corporelle, et vocale renvoyant à <strong>de</strong>s sources différentes et parfois jouées<br />
ensemble par le même acteur. La traduction rendrait compte <strong>de</strong> la citation textuelle, oblitérant le<br />
395
este du texte (au sens premier, <strong>de</strong> tissage). Il semble donc qu’il faille se résoudre à un<br />
mouvement <strong>de</strong> réduction, d’appauvrissement du texte original dans le travail <strong>de</strong> traduction. A<br />
moins que ce constat pessimiste ne soit lié à une volonté <strong>de</strong> restituer l’intégrité <strong>de</strong> la mise en<br />
scène originale et la polysémie <strong>de</strong> l’écriture - et qu’il faille à ce moment-là considérer que ce à<br />
quoi <strong>Ludlam</strong> a choisi <strong>de</strong> donner voix et <strong>de</strong> laisser comme trace prime sur le reste. Si l’on en croit<br />
<strong>Ludlam</strong> lui-même, cette piste est absolument légitime :<br />
Aujourd’hui, mon grand problème en tant qu’auteur a trait à la langue. J’aime la langue.<br />
Je suis fou <strong>de</strong>s mots. J’aime beaucoup la danse, mais il est arrivé un moment au milieu<br />
<strong>de</strong>s années soixante-dix où j’ai voulu que les comédiens arrêtent <strong>de</strong> danser, qu’ils ne<br />
bougent plus et ne fassent que parler. Et ils n’arrêtaient pas <strong>de</strong> danser, et nous faisaient<br />
culpabiliser d’être si peu entraînés. C’en est même arrivé au point où j’ai désiré voir <strong>de</strong>s<br />
acteurs dans un état physique déplorable parler pendant <strong>de</strong>s heures. 140<br />
(Samuels 1992, 61-62)<br />
<strong>Le</strong> trait est sans doute un peu exagéré, car les acteurs <strong>de</strong> la Ridiculous Theatrical Company, à<br />
commencer par <strong>Ludlam</strong> lui-même, n’ont jamais été dans un état physique désastreux. Et bien que<br />
<strong>Ludlam</strong> n’hésite jamais à forcer la caractérisation d’un personnage, à « surjouer » par rapport aux<br />
canons réalistes en vigueur, sa troupe se gar<strong>de</strong> effectivement <strong>de</strong> toute virtuosité visible (ce<br />
masquage touchant ses limites dans le quick change dissimulé d’Irma Vep). Même l’exhibition<br />
du quotidien et la recherche d’une anti-virtuosité, en vogue à l’époque et lancées par les danseurs<br />
<strong>de</strong> Judson, prenait pour contrepoint (et donc pour point <strong>de</strong> référence tout <strong>de</strong> même), l’héritage <strong>de</strong><br />
140 “My main problem as a writer now is with language. I love the language. I’m hung up on words. I enjoy dance<br />
myself, but there came a point in the mid-seventies when I wanted the people on stage to stop dancing, stand still and<br />
talk. Yet there they were, dancing around and making us feel bad that we were so out of shape. In<strong>de</strong>ed, it got so that I<br />
wanted to see people who were in terrible physical condition talk for hours.”<br />
396
la danse. La virtuosité simiesque <strong>de</strong>s comédiens <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong>, relevée par Stefan Brecht, opère<br />
ainsi, malgré les apparences, dans la discrétion, avec une sorte <strong>de</strong> sprezzatura.<br />
Autre parti pris <strong>de</strong> traduction, encore plus appauvrissant mais tout <strong>de</strong> même intéressant, celui<br />
d’aplanir les difficultés stylistiques et <strong>de</strong> ne retenir que l’armature dramatique. Si l’on en croit<br />
<strong>Ludlam</strong>, il reste à ce théâtre suffisamment d’extravagance et d’ambition dans le traitement <strong>de</strong><br />
l’intrigue seule (c’est après tout, rappelons-le, sur ce point que <strong>Ludlam</strong> entendait se distinguer,<br />
cet « usage anagrammatique <strong>de</strong> la matrice universelle <strong>de</strong>s fables ») pour résister à ce parti pris.<br />
Dans quel sens continuer les recherches ?<br />
“Someday some poor sucker will be writing his doctoral thesis on<br />
the relationship between my writings and my bowel movements.”<br />
(Jenkins, Stage Blood, 289)<br />
<strong>Le</strong>s « étu<strong>de</strong>s Ridicules » n’en sont qu’à leur début. Un regain d’intérêt pour le versant littéraire<br />
du théâtre d’avant-gar<strong>de</strong> se fait jour. Il n’y a pas lieu <strong>de</strong> mettre sur le compte du caractère visuel<br />
<strong>de</strong> ce théâtre, et <strong>de</strong> la difficulté d’articuler un texte chargé avec une mise en scène qui l’est tout<br />
autant. D’autres artistes, qui pourtant n’invitaient pas facilement à l’analyse, qui <strong>de</strong> surcroît<br />
refusaient <strong>de</strong> commenter leur œuvre, ont fait l’objet d’un traitement privilégié (Robert Wilson,<br />
The Wooster Group). D’autres ont réussi grâce à leur maîtrise <strong>de</strong>s outils éditoriaux, à leur volonté<br />
<strong>de</strong> dialogue avec la critique et/ou à leur médiatisation (Richard Schechner, Richard Foreman,<br />
The Living Theatre). <strong>Le</strong> sort critique <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> américaine en France dépend beaucoup <strong>de</strong><br />
397
sa présence en France. <strong>Le</strong>s artistes en rési<strong>de</strong>nce sont ceux dont on dispose généralement <strong>de</strong> la<br />
documentation la plus abondante (par exemple, Mabou Mines dans les années soixante-dix, ou<br />
Richard Foreman au début <strong>de</strong>s années quatre-vingt). Un passage régulier par le festival<br />
d’Automne garantit aussi une certaine visibilité (The Wooster Group, Richard Maxwell ou plus<br />
récemment Ca<strong>de</strong>n Manson). La curiosité <strong>de</strong>s chercheurs français lors <strong>de</strong> séjours à l’étranger<br />
compte aussi, mais cette approche a, pour <strong>de</strong>s raisons pratiques évi<strong>de</strong>ntes, ses limites. <strong>Ludlam</strong> a<br />
effectué <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s tournées à l’étranger, mais n’est passé en France qu’une seule fois,<br />
quelques jours au festival <strong>de</strong> Nancy en 1976. Pour beaucoup, l’oubli n’est pas explicable<br />
autrement que par le fait qu’il y a relativement peu d’étu<strong>de</strong>s sur le théâtre <strong>de</strong> cette pério<strong>de</strong>. Cela<br />
tient à la périssabilité du médium, à la négligence relative à l’égard du geste <strong>de</strong> conservation (par<br />
manque <strong>de</strong> temps, <strong>de</strong> moyens autant que d’intérêt), phénomènes accélérés par l’épidémie <strong>de</strong><br />
SIDA, qui a vu mourir la majorité <strong>de</strong>s praticiens masculins.<br />
Malgré le choix <strong>de</strong> la monographie, l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’oeuvre <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> reste ici à l’état <strong>de</strong> survol.<br />
L’étu<strong>de</strong> poétique proposée ici mériterait d’être prolongée et approfondie. La tâche ingrate <strong>de</strong><br />
recherche <strong>de</strong>s sources est loin d’être terminée, et le meilleur moyen d’y parvenir serait<br />
certainement la collaboration du plus grand possible <strong>de</strong> lecteurs avisés. Nous avons réussi à<br />
mettre au jour un certain nombre <strong>de</strong> sources non révélées, ni par <strong>Ludlam</strong>, ni par la critique, en<br />
raison d’une connaissance du répertoire français, et notamment <strong>de</strong> Molière, dont les emprunts<br />
n’avaient jusqu’ici pas été i<strong>de</strong>ntifiés. <strong>Le</strong> hasard a aussi joué un rôle, car à force <strong>de</strong> chercher <strong>de</strong><br />
manière vagabon<strong>de</strong> ou sans trop y croire, on tombe parfois par ricochet sur une référence<br />
insoupçonnée. Par exemple, pour The Enchanted Pig, la source victorienne a été découverte lors<br />
d’une recherche sur la gran<strong>de</strong> tangled web, Internet. L’existence intrigante d’un conte portant le<br />
même titre que la pièce <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> a mené au téléchargement <strong>de</strong> ce conte : restait ensuite à<br />
constater que <strong>Ludlam</strong> avait repris mot pour mot tous les passages dialogués du conte. Voilà qui<br />
398
expliquait pourquoi la critique avait salué le style étonnant et l’atmosphère étrange <strong>de</strong> la pièce, en<br />
rupture avec les habitu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> ; pourquoi <strong>Ludlam</strong> s’était enfermé pour écrire le texte et<br />
n’avait pris que trois jours, arrivant en répétition avec une pièce achevée, ce qui n’était pas<br />
toujours le cas. <strong>Ludlam</strong> avait joué le jeu jusqu’au bout, ne révélant rien à ses plus proches<br />
collaborateurs, ce qui a été confirmé par Lola Pashalinski - qui n’a pas eu l’air choqué ni étonné<br />
<strong>de</strong> ce procédé 141 .<br />
La présence du cinéma dans l’œuvre pourrait faire l’objet d’une étu<strong>de</strong> à elle seule, <strong>de</strong> même que<br />
la question <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> avec l’ensemble <strong>de</strong>s praticiens Ridicule. Enfin, les directions<br />
comparatistes à peine ébauchées doivent être poursuivies, tant dans un sens synchronique que<br />
diachronique, afin <strong>de</strong> mettre au jour les parentés et les divergences dramaturgiques tant à<br />
l’intérieur du cercle Ridicule, que dans le théâtre avec lequel il partage certains traits (artifice,<br />
parodie, intertextualité…) : la brève étu<strong>de</strong> menée ci-<strong>de</strong>ssus montre qu’il y a autant <strong>de</strong> fausses<br />
pistes que <strong>de</strong> surprises.<br />
141 op. cit.<br />
399
I . <strong>Ludlam</strong><br />
A) Œuvres<br />
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The Mystery of Irma Vep, Galas, Stage Blood, Camille et Bluebeard).<br />
Captations disponibles : Galas (1983) et Irma Vep (1984). Billy Rose Theatre Collection. Lincoln<br />
Center for the Performing Arts. New York, New York.<br />
Nb: <strong>Ludlam</strong> a formellement refusé la captation <strong>de</strong> ses œuvres jusqu’en 1982. Il existe donc <strong>de</strong>s<br />
enregistrements <strong>de</strong> ses sept <strong>de</strong>rnières pièces uniquement, dont <strong>de</strong>ux seulement sont actuellement<br />
accessibles au public. Pour avoir une idée <strong>de</strong> ses mises en scène, restent donc les photographies et<br />
les <strong>de</strong>ssins (costumes, décors), malgré tout très utiles. Ces <strong>de</strong>rniers se trouvent rassemblés dans le<br />
fonds <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong> à Lincoln Center.<br />
400
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A<br />
Adventures of the Fearless Fucker Carigos<br />
(The) 280<br />
Albee, Edward 22, 23, 45, 87, 88, 102, 395<br />
Angel-Perez, Elisabeth 4, 13, 14, 20<br />
Angels in America 50, 104, 182, 384, 386,<br />
387, 406<br />
Aronson, Arnold 18, 34, 407<br />
Artaud, Antonin 59, 60, 72, 108, 109, 118,<br />
125, 169<br />
Artificial Jungle (The) 9, 374<br />
B<br />
Barrymore, John et Lionel 81, 193, 413<br />
Barthes, Roland 73, 171, 172, 203, 206-9,<br />
264-7, 411, 413<br />
Bau<strong>de</strong>laire, <strong>Charles</strong> 123, 413<br />
Beck, Julian 48, 51, 52, 54, 56, 71, 77, 78-<br />
81, 106, 131, 132, 254, 393-5, 407, 413<br />
Beckett, Samuel 54, 77-81, 106, 131, 132,<br />
254, 393-5, 407, 413<br />
Beery, Wallace 81, 193, 413<br />
Berghof, Herbert 75, 413<br />
Bernard, Kenneth 37<br />
Biet, Christian 4, 14, 17, 19, 20, 408, 409,<br />
413<br />
Big Hotel 7, 80, 112, 133, 135, 146, 179,<br />
193, 194, 198, 201, 203, 211-3, 216, 224,<br />
225, 235, 243, 244, 246, 251, 297, 324, 325,<br />
369, 371, 375, 393, 401, 413<br />
Black-Eyed Susan 27, 97, 128, 137, 186,<br />
187l 245, 268, 273, 320, 322, 394, 401, 407,<br />
412, 413<br />
Bluebeard 8, 191, 244 246, 263, 271, 284-8,<br />
353, 366, 375, 400-2, 413<br />
INDEX<br />
Bottoms, Stephen M. 27, 49, 61, 88, 89, 113,<br />
136, 155, 159, 164, 192, 405, 413<br />
Bourgeois Avant-Gar<strong>de</strong> (<strong>Le</strong>) 9, 243, 251,<br />
275, 297, 306, 312, 351-6, 366, 402<br />
Bread and Puppet Theatre 61, 110, 196, 295<br />
Brecht, Bertold 41, 44, 54, 82, 99, 174-6,<br />
183, 192, 203, 222, 226, 230, 238, 245, 360,<br />
408<br />
Brecht, Stefan 36, 103, 104, 127, 128, 137,<br />
138, 178, 179, 190, 192, 198, 230-4, 240,<br />
241, 254, 274, 296, 379, 397, 405<br />
Breuer, <strong>Le</strong>e 22, 47, 50, 71, 380<br />
Broch, Hermann 266, 267, 411<br />
Brockmeyer, John 27, 245, 305, 380<br />
Brook, Peter 59,92, 354, 409<br />
Brown, Kenneth 56, 108<br />
Busch, <strong>Charles</strong> 381-4<br />
Butler, Judith 149-51, 300, 406<br />
C<br />
Cage, John 21, 47,67,84, 133, 138, 219<br />
Cagney, James 302<br />
Calinescu, Matei 105, 411<br />
Callas, Maria 246, 356, 358, 360<br />
Camille 8, 245, 250, 281, 282, 297, 298,<br />
300, 302, 318, 330, 332, 356, 383, 392, 400-<br />
2<br />
Caprice 8, 230, 243, 249, 250, 311, 312, 413<br />
Chauncey, George 102, 406<br />
Cino (Caffè) 46, 61, 111, 413<br />
Cocteau, Jean 50, 56, 121, 121, 408, 413<br />
Conquest of the Universe 7, 16, 99, 135,<br />
193, 208, 209, 211-3, 236, 243, 246, 267,<br />
271, 291, 339<br />
Copeau, Jacques 15<br />
413
Corn 8, 282, 293, 295, 296, 303, 314<br />
Crawford, Joan 81, 193, 413<br />
Cuisset, Anne 17, 20<br />
Cukor, George 297,2 99<br />
Cunningham, Merce 21<br />
Curtis, Jackie 89, 116, 225<br />
D<br />
Dada, dadaïsme 61, 105, 106, 123, 126,<br />
127,133, 133, 134, 148, 153, 175, 412 et 413<br />
Dasgupta, Gautam 403<br />
DeMille, Cecil B. 200, 386<br />
Der Ring Gott Farblonjet 8, 243, 254, 267,<br />
314, 319, 356, 392, 401<br />
Dietrich, Marlene 25<br />
Drexler, Rosalyn 40, 116<br />
Dumas, Alexandre (fils) 297<br />
E<br />
Eco, Umberto 265, 268, 441<br />
Eisenstein, Sergueï 54<br />
Enchanted Pig (The) 9, 265, 273, 288, 297,<br />
325, 327-32, 338, 392, 395, 398, 401<br />
Esslin, Martin 54, 55, 69, 80<br />
Eunuchs of the Forbid<strong>de</strong>n City 247, 252,<br />
290, 291, 293<br />
Exquisite Torture 247, 272, 339, 347, 350,<br />
365, 386<br />
F<br />
Fassbin<strong>de</strong>r, Rainer Werner 388-90, 406<br />
Fellini, Fe<strong>de</strong>rico 215, 218, 347, 360, 372,<br />
389<br />
Fey<strong>de</strong>au, Georges 334, 338, 340, 342<br />
Fierstein, Harvey 116<br />
Flaubert, Gustave 275, 371, 402<br />
Foreman, Richard 14, 18, 22, 47, 48,50, 71,<br />
118, 138, 145, 146, 153, 226, 309, 354, 355,<br />
380, 397, 398<br />
Foster, Paul 111<br />
G<br />
Galas 243, 246, 315, 356-62, 369, 371, 383,<br />
400, 401, 402<br />
Garbo, Greta 25, 81, 193, 199, 201, 297, 298<br />
Gelber, Jack 52, 54, 56, 414<br />
Genet, Jean 56, 68, 77, 78, 390, 411<br />
Genette, Gérard 411<br />
Gert, Valeska 16, 54, 55, 82, 144, 146, 167,<br />
169, 173, 203, 238, 239, 275, 316, 317, 339,<br />
412<br />
Gilbert and Sullivan 324-6<br />
Ginsberg, Allen 89<br />
Grand Tarot (The) 202, 219, 220, 230, 235,<br />
236, 287, 290, 393, 401<br />
Great God Brown (The) 60, 74<br />
Greenberg, Clement 89-92, 162, 262, 266,<br />
411<br />
Gropius, Walter 95<br />
Grotowski, Jerzy 63, 78, 92, 123, 153-5,<br />
162, 163, 248, 262, 263, 308, 403<br />
H<br />
Hagen, Uta 75<br />
Hockenjos, Vreni 70<br />
Hofstra University 39<br />
How to Write a Play 259, 283, 354, 368, 369<br />
Hutcheon, Linda 257-60<br />
Huysmans, Joris Karl 123<br />
Huyssens, Andreas 91<br />
I<br />
Ibsen, Henrik 79, 146, 166, 314<br />
Innes, Christopher 55, 59, 216, 408<br />
Ionesco, Eugène 68, 254<br />
Isle of the Hermaphrodites 279, 311, 314<br />
J<br />
Jack and the Beanstalk 327, 329, 331,<br />
Jarry, Alfred 99, 190<br />
Jotterand, Frank 16, 214, 215, 408<br />
Jouvet, Louis 15<br />
Joyce, James 79, 80, 85, 258, 317, 391<br />
Judson Church (Judson Poets’ Theatre et<br />
Judson Dance Theatre) 48, 61, 89, 89, 111,<br />
159, 396<br />
K<br />
Kandinsky, Wassili 54<br />
Kaprow, Allan 21, 48, 82, 83, 162<br />
Kaufman, David 26, 28, 34, 38, 57, 94, 158,<br />
159, 161, 192, 220, 279, 322, 323, 328, 329,<br />
379, 403, 404<br />
Keller, Hiram 218<br />
414
Keaton, Buster 40<br />
Kirby, Michael 48<br />
Kleist, Heinrich (von) 195, 197, 408<br />
Kourilsky, Françoise 16, 408<br />
Koutoukas, H. M. 40, 116<br />
Kraft, Arthur 215<br />
Kuchar, George et Bill<br />
Kushner, Tony 50, 104, 384, 386, 387, 390,<br />
406<br />
L<br />
LaMama, ETC 46, 61, 111<br />
Landrin, Ophélie 17, 20, 409<br />
<strong>Le</strong>hmann, Hans-Thies 47, 227<br />
<strong>Le</strong>moine, Xavier 17, 103, 406<br />
Lincoln Center 4, 14, 26, 280, 316-8, 362,<br />
366, 395, 400<br />
Living Theatre (The) 18, 35, 42, 51-5, 57,<br />
72-4, 85, 87, 94, 97, 108, 110, 160, 163, 169,<br />
184, 188, 202, 203, 352, 354, 389, 397<br />
LoMonaco, Martha Schmoyer 41, 409<br />
Long Day’s Journey Into Night 60, 307<br />
Love’s Tangled Web 244, 246, 271, 338-40,<br />
342, 347<br />
Lyotard, Jean-François 89, 90<br />
M<br />
Mabou Mines 17, 22, 47, 50, 163, 196, 224,<br />
380, 398, 414<br />
Maleczech, Ruth 224<br />
Malina, Judith 51-4, 109<br />
Mamet, David 22, 23, 395<br />
Marlowe, Christopher 49, 99, 208-10, 348<br />
Marranca, Bonnie 37, 40, 47, 71, 115-9, 137,<br />
153, 227, 388, 405, 409<br />
Me<strong>de</strong>a 279<br />
Meisner, Sanford 75<br />
Meyerhold, Vsevolod 54, 59, 109<br />
Miller, Arthur 22, 44, 300<br />
Molière 166, 282, 285, 288, 289, 351-4, 368<br />
Mondrian, Piet 54<br />
Montez, Maria 141-3, 152, 198, 235, 297,<br />
372<br />
Montez, Mario 235, 287<br />
Mystery of Irma Vep (The) 14, 261, 272,<br />
274, 339, 347, 350, 363, 365-7, 377, 382,<br />
383, 396, 400-2<br />
N<br />
Nelson, Claris 111<br />
New York University 20, 379<br />
O<br />
O’Neill, Eugene 22, 60, 65, 74, 307<br />
Open Theatre 61, 123, 302<br />
Orton, Joe 388, 390, 391, 407<br />
Owens, Rochelle 40, 115, 116<br />
P<br />
Parks, Suzan-Lori 22<br />
Pashalinski, Lola 27, 186, 245, 271, 380,<br />
381, 394, 399<br />
Pasolini, Pier Paolo 389<br />
Pasquier, Marie-Claire 16, 103, 110, 196,<br />
407, 409<br />
Patrick, Robert 49, 50<br />
Performance Group (The) 18, 61, 123, 188,<br />
352, 354<br />
Pétillon, Pierre-Yves 4, 46, 409<br />
Piscator, Erwin 53, 54, 56, 192<br />
Propp, Vladimir 330<br />
Q<br />
Quinton, Everett 279, 363, 366, 380, 394<br />
R<br />
Racine, Jean 209, 254<br />
Rasa, Lina Bruna 361<br />
Reverse Psychology 236, 243, 334, 335, 338,<br />
342, 402<br />
Roemer, Rick 27, 28, 34, 404<br />
Rowe, Carel 124, 260, 264, 406<br />
Ruhl, Sarah 23<br />
S<br />
Salammbô 9, 232, 272, 275, 332, 368, 371,<br />
372, 374, 376, 392, 402, 403<br />
San Francisco Mime Troupe 61<br />
Satiricon (<strong>Le</strong>) 218, 372<br />
Schechner, Richard 4, 14, 16, 18-20, 48, 83,<br />
85, 92, 93, 110, 262, 288, 289, 355, 397,<br />
403, 409<br />
Scott, Christopher 57, 220,<br />
Secret Lives of the Sexists 9, 342, 345<br />
415
Sennett, Mack 40<br />
Shakespeare, William 117, 166, 256, 308,<br />
325, 328, 372, 376, 378, 404<br />
Shepard, Sam 22, 61, 111, 395<br />
Singer, Ben 285, 410<br />
Smith, Jack 7, 18, 107, 113, 114, 120, 124,<br />
127, 129, 135-49, 151, 152, 155, 174, 190,<br />
198, 226, 271, 287, 314, 372, 385, 405, 406<br />
Smith, Michael 110, 111, 119, 409<br />
Stanislavski, Constantin 15, 73-5<br />
Strasberg, <strong>Le</strong>e 75<br />
Strindberg, August 59, 64, 66-72, 78, 91,<br />
134, 182, 192, 204-6, 243, 335, 410<br />
Sunset Boulevard 199, 371, 387<br />
Szalczer, Eszter 70, 410<br />
T<br />
Tallmer, Jerry 48<br />
Tavel, Ronald 16, 40, 50, 89, 97, 99, 100,<br />
102, 107, 112-4, 116, 117, 119, 120, 122,<br />
135, 136, 139, 153, 154, 157-62, 164, 166-<br />
77, 179, 181, 182, 186-94, 198, 199, 202,<br />
204-7, 210, 212, 214-7, 228, 229, 271, 404,<br />
405<br />
Tchekhov, Anton 117, 309<br />
Teatro Campesino (El)<br />
Theatre Genesis 46, 61, 111, 119<br />
Tourneur, Jacques 284<br />
Turds in Hell 213, 215, 224, 225, 235, 244,<br />
271-3, 275, 328, 375, 381, 402<br />
Tytell, John 52, 410<br />
Tzara, Tristan 130, 412<br />
U<br />
Ubersfeld, Anne 24, 70<br />
Utopia, Incorporated 272, 323, 326-8, 330<br />
V<br />
Vaccaro, John 37, 99, 104, 112-4, 135, 136,<br />
153-9, 167-9, 172, 182, 190, 197, 198, 206-<br />
8, 213, 215, 223, 229, 321, 284, 385, 405<br />
Vehr, Bill 27, 213, 214, 224, 381<br />
Ventriloquist’s Wife (The) 259, 320, 323,<br />
342, 363, 369, 375<br />
Verlaine, Paul 33<br />
Vitez, Antoine 15, 24, 63, 75, 86, 195, 277,<br />
410<br />
W<br />
Wagner, Richard 243, 315, 317-9, 359, 361<br />
Warhol, Andy 28, 50, 89, 100, 103, 119,<br />
127, 138, 139, 143, 155, 158, 167,189, 193,<br />
205, 228, 229, 405<br />
Wellman, Mac 23, 410<br />
White Heat 302<br />
Willett, John 56, 410<br />
Williams, Tennessee 22, 42-4, 54, 214, 215,<br />
410<br />
Wilson, August 23<br />
Wilson, Doric 111<br />
Wilson, Robert 14, 17, 21, 47, 48, 50, 71,<br />
118, 138, 146, 153,166, 203, 296,354, 380,<br />
397<br />
Wharton, Robert 27, 28, 404<br />
416
Résumé<br />
Cette monographie sur l’œuvre théâtrale <strong>de</strong> <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong> (1943-1987), dramaturge, comédien,<br />
metteur en scène et directeur <strong>de</strong> la Ridiculous Theatrical Company (1967-1987) à New York,<br />
s’attache à mettre en valeur le fonctionnement poétique <strong>de</strong>s pièces. A partir <strong>de</strong> l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />
réception, <strong>de</strong>s archives et <strong>de</strong>s commentaires <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong> et surtout, <strong>de</strong>s pièces elles-mêmes, il<br />
s’agit <strong>de</strong> réexaminer la validité <strong>de</strong>s jugements critiques portés sur l’œuvre, qui n’a pas fait l’objet<br />
<strong>de</strong> réévaluation sérieuse <strong>de</strong>puis le contexte immédiat <strong>de</strong> la création <strong>de</strong>s pièces. Prenant nos<br />
distances avec les classifications habituelles du dramaturge (théâtre gay, théâtre <strong>de</strong><br />
divertissement, théâtre parodique), nous montrons que la compréhension <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> <strong>Ludlam</strong><br />
ne peut avoir lieu sans une confrontation à la tradition et à la pensée du théâtre occi<strong>de</strong>ntal.<br />
<strong>Ludlam</strong> entretient ainsi un rapport ambigu et ambivalent au milieu <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> dans lequel il<br />
s’inscrit, qui explique en partie les contresens dont il a été victime.<br />
Mots-clés : Avant-Gar<strong>de</strong> (esthétique), Comédie, Esthétique mo<strong>de</strong>rne, Etats-Unis, <strong>Théâtre</strong> - 20e<br />
siècle, <strong>Théâtre</strong> expérimental.<br />
Summary<br />
This monograph on the theatrical works of <strong>Charles</strong> <strong>Ludlam</strong> (1943-1987), playwright, actor,<br />
director and foun<strong>de</strong>r of the Ridiculous Theatrical Company (1967-1987) in New York City, aims<br />
at exploring the poetic un<strong>de</strong>rpinnings of the plays. Based on the study of the works’ reception, of<br />
<strong>Ludlam</strong>’s archive and own commentaries, and above all, of the plays per se, our purpose was to<br />
reexamine the validity of the critical judgments on works which have not been seriously<br />
reconsi<strong>de</strong>red since their original opening. Distancing ourselves from the usual labels attached to<br />
the playwright (gay theatre, entertainment, parody), we show that any real un<strong>de</strong>rstanding of<br />
<strong>Ludlam</strong> ought to rely on a confrontation with the tradition of and reflection on western theatre<br />
practices. <strong>Ludlam</strong> thus enjoyed an ambiguous and ambivalent relationship with the avant-gar<strong>de</strong><br />
milieu of which he was part, which accounts in part for the misun<strong>de</strong>rstandings to which his work<br />
has fallen prey.<br />
Keywords: Aesthetics - Mo<strong>de</strong>rn, Avant-gar<strong>de</strong> (aesthetics), Comedy, Drama - 20th century,<br />
Experimental Drama, United States.<br />
417