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30 Vu de Moscou Les relations franco-russes, hier et demain Evguenia Obitchkina Quand ils évoquent les relations franco-russes, les responsables russes ne manquent jamais de rappeler l’amitié historique qui lie les deux pays. Si on laisse de côté l’attraction mutuelle particulière existant entre deux des plus riches cultures européennes pour s’intéresser exclusivement au champ politique, il convient avant toute chose de se remémorer l’Alliance franco-russe de 1893, qui anticipait la Première Guerre mondiale. À l’époque soviétique, la renaissance de l’idée d’une alliance Moscou-Paris a abouti à l’Accord franco-soviétique de 1944. Dans les deux cas, ces rapprochements qui visaient à parer à la menace allemande furent des unions sans amour : les divergences étaient trop profondes entre la France libérale et républicaine et la Russie tsariste puis soviétique. Après l’instauration de la V ème République, la relation spéciale avec Moscou est devenue l’une des composantes essentielles de la politique étrangère de Charles de Gaulle. La France cherchait à « s’inviter » dans le dialogue des deux superpuissances. L’URSS, qui voyait dans l’éloignement de Paris vis-à-vis de Washington un signe de l’affaiblissement de l’unité transatlantique, a voulu utiliser cet état de faits à la fois pour résoudre le problème allemand d’une façon conforme à ses intérêts et pour promouvoir avec la France l’idée d’une détente européenne. Cependant, Moscou ne pouvait que constater qu’à chaque montée de tension entre l’Est et l’Ouest, la France restait invariablement une alliée fidèle des États-Unis. L’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, qui a coïncidé avec la crise de la détente, semblait annoncer une rupture avec la politique gaullienne consistant à développer un dialogue horsblocs avec l’Union soviétique. Pourtant, ni la suspension des discussions francosoviétiques au plus haut niveau au début des années 1980, ni le soutien actif de Paris au déploiement des missiles nucléaires américains en Europe ne se sont accompagnés d’une réduction des liens économiques bilatéraux. D’ailleurs, c’est Evguenia Obitchkina, Professeur à l’Institut d’État des relations internationales de Moscou (MGIMO). RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013
Vu de Moscou précisément à cette époque qu’a été conclu l’accord « gaz contre gazoducs », selon lequel la France obtenait du gaz sibérien et l’Union soviétique des équipements de pointe pour ses stations de pompage. Ainsi, le vecteur de la politique n’avait pas changé : aux yeux de Moscou, la France était toujours un pays privilégiant ses intérêts nationaux à la solidarité transatlantique. Mais la dynamique des relations bilatérales continuait de dépendre du climat global des relations entre l’Est et l’Ouest. Les périodes de rapprochement succédaient aux refroidissements, ce qui nourrissait le scepticisme des observateurs à propos des sempiternelles déclarations sur les « relations privilégiées » de Moscou et Paris. Un scepticisme particulièrement vivace parmi les experts français, largement acquis à un paradigme civilisationnel transatlantique datant de l’époque de la Guerre froide. Au centre de cette vision du monde, il y a le noyau transatlantique que forment les États-Unis et l’Europe occidentale. L’URSS/Russie n’appartenant pas à cet ensemble, il convient d’avoir avec elle des relations conformes aux standards occidentaux et aux intérêts d’un bloc occidental nécessairement solidaire. Ce scepticisme est si profondément enraciné qu’il est susceptible de refroidir l’enthousiasme des analystes et des praticiens russes des relations franco-russes. Ceux-ci sont pour la plupart non seulement d’excellents connaisseurs de la France, mais aussi de grands francophiles. Néanmoins, leur adhésion à l’idée d’un partenariat privilégié ne découle pas seulement de la sympathie qu’ils éprouvent à l’égard de la France. Elle reflète les priorités réelles de la politique étrangère de Moscou, qui se languit de l’Europe. L’abandon de la vision du monde héritée de la Guerre froide pourrait conférer une nouvelle dimension à une coopération russofrançaise enfin débarrassée de l’ambiguïté qui l’a marquée jusqu’à présent. L E C O M P L E X E E T C O M M E N T L E S U R M O N T E R À l’été 1990, dans un entretien accordé au Figaro, Zbigniew Brzezinski a nommé les deux vainqueurs de la Guerre froide : les États-Unis et l’Allemagne. Et deux vaincus : l’URSS et la France. Ces deux pays, expliquait-il, étaient des adversaires historiques du renforcement de l’Allemagne en Europe et devaient donc être considérés comme des victimes potentielles de la réunification allemande. Mais cette analyse était, en réalité, tournée vers le passé. Cette vision des choses rejetait dès le départ la possibilité de la construction d’une Europe dénuée de lignes de partage. Ce n’est pas le désespoir partagé par deux « vaincus » qui a rapproché Mikhaïl Gorbatchev et François Mitterrand, mais la volonté de bâtir une « maison européenne commune ». La réunification allemande a été non la raison d’être, mais la toile de fond de leur étroite collaboration diplomatique. Impressionné par le courage de Gorbatchev, Mitterrand mettait en garde les autres leaders mondiaux contre toute intimidation à l’égard d’une Union RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013 31
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