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22.06.2013 Views

20 Ambivalence et distanciation Perceptions de la Russie en France Anne de Tinguy La Russie laisse rarement les Français indifférents. Elle suscite « un mélange de fascination, d'émerveillement et d'horreur », résume Dominique Fernandez qui lui a consacré plusieurs romans et récits. Au fil du temps, cet immense pays a été à l’origine d’analyses aussi nombreuses que variées et de bien des interrogations. Certains évoquent une « âme russe » et l’exceptionnalité d’une Russie à cheval sur l’Europe et l’Asie. D’autres la perçoivent comme l’héritière du pays arriéré décrit au XIXè siècle par Adolphe de Custine. D’autres encore comme une puissance qui, depuis Pierre le Grand, en dépit de multiples tragédies, en particulier celles de la période soviétique, progressivement se modernise et se tourne vers l’Europe, ou comme « une puissance pauvre » (Georges Sokoloff) en quête depuis des siècles de « normalité ». Aujourd’hui, les images de la Russie en France restent plurielles et complexes, mais, si l’on en juge par les études de l’opinion publique et de nombreuses publications, elles sont pour la plupart négatives. En dépit d’une russophilie traditionnelle, du formidable attrait que la culture russe continue à exercer, du discours de certaines élites dirigeantes sur une « grande Russie amie de la France », elles se sont fortement dégradées ces dernières années. Les représentations ayant un impact direct en relations internationales, le sujet est d’importance : « on agit, écrivait le politologue américain Kenneth Boulding, en fonction de la manière par laquelle nous voyons le monde, non pas en fonction de ce qu’il est véritablement. » L’image peut être fausse, mais « c’est toujours l’image, et non la vérité, qui détermine immédiatement le comportement ». À travers le regard porté sur la Russie, c’est celui sur sa place en Europe dont il est question, c’est aussi la perméabilité des Français aux positions prises par la Russie. Le but de cet article est d’identifier certaines de ces images et de tenter d’en comprendre les origines et les répercussions. Anne de Tinguy, Professeur des universités, INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales) et Sciences Po-CERI (Centre d’Études et de Recherches Internationales), Paris. RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013

Ambivalence et distanciation D É T É R I O R AT I O N D E L’ I M A G E D E L A RU S S I E Depuis plusieurs années, en France comme dans les autres pays membres de l’UE, les perceptions de la Russie se sont sérieusement détériorées. En décembre 2004, selon un sondage fait par GlobeScan dans 23 pays, la Russie était l’État perçu comme ayant une influence positive par le plus faible nombre de pays. Plus de la moitié des personnes interrogées en France (57 %) « considèrent l’influence de la Russie dans le monde aujourd’hui comme plutôt négative », moins d’un tiers, « comme plutôt positive ». Deux ans plus tard (sondage BBC World Service), la France est de loin celui des huit pays de l’UE étudiés dans lequel les perceptions de la Russie sont les plus négatives : les deux tiers des personnes interrogées estiment que son influence est principalement négative, 14 % seulement en ont une vision positive. En 2008, huit Français sur dix interrogés par le Pew Research Center déclarent avoir peu ou pas du tout confiance dans la capacité de Vladimir Poutine à gérer les affaires mondiales. En 2009, plusieurs sondages (BBC World Service, Pew Reseach Center et German Marshall Fund) confirment cette détérioration. D’autres enquêtes montrent que la Russie est depuis 2007 une source d’inquiétudes et que sa politique en Europe est désapprouvée : en 2010 (sondage Gallup), seuls 13 % des Français l’approuvent. La même année, ils sont moins de quatre sur dix à considérer que les relations UE- Russie sont bonnes. Trois ans plus tard, la méfiance continue à dominer. En mai 2012 (sondage BBC World Service), un quart seulement des Français interrogés sur leur vision de l’influence de la Russie estiment que celle-ci est « principalement positive », six sur dix qu’elle est « principalement négative ». 31 % de ceux interrogés par le German Marshall Fund (Transatlantic Trends 2012) ont une opinion favorable de la Russie, 64 % une opinion défavorable. Le recul est général en Europe. La France fait partie des États dans lesquels il est le plus prononcé. La Russie est par ailleurs perçue comme un pays en perte de vitesse. En juillet 2008 (enquête CSA), 6 % seulement des élites françaises (4 % du « grand public ») la citent comme faisant partie des pays les plus dynamiques du monde – ils la situent très loin derrière la Chine, l’Inde, les États Unis et d’autres, au même niveau que l’Irlande – et 1 % des uns et des autres comme faisant partie des pays les plus innovants. Elle n’est pas non plus considérée comme une priorité de politique étrangère. À titre d’exemple, en 2009 (German Marshall Fund), 1 % seulement des Français interrogés estiment que les relations avec la Russie devraient être la priorité du président des États Unis et des leaders européens. Elle ne représente pas, on le voit, un enjeu politique. Sondages et enquêtes sont à prendre avec prudence : ils ne sont que des photographies d’une situation à un moment donné. Mais la répétition du message délivré année après année laisse peu de place au doute : tout indique la présence dans le regard porté sur la Russie d’une forte défiance et d’une grande incompréhension. RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013 21

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Ambivalence et distanciation<br />

Perceptions de la Russie en France<br />

Anne de Tinguy<br />

La Russie laisse rarement les Français indifférents. Elle suscite « un mélange de<br />

fascination, d'émerveillement et d'horreur », résume Dominique Fernandez qui<br />

lui a consacré plusieurs romans et récits. Au fil du temps, cet immense pays a été<br />

à l’origine d’analyses aussi nombreuses que variées et de bien des interrogations.<br />

Certains évoquent une « âme russe » et l’exceptionnalité d’une Russie à cheval sur<br />

l’Europe et l’Asie. D’autres la perçoivent comme l’héritière du pays arriéré décrit<br />

au XIXè siècle par Adolphe de Custine. D’autres encore comme une puissance qui,<br />

depuis Pierre le Grand, en dépit de multiples tragédies, en particulier celles de la<br />

période soviétique, progressivement se modernise et se tourne vers l’Europe, ou<br />

comme « une puissance pauvre » (Georges Sokoloff) en quête depuis des siècles de<br />

« normalité ». Aujourd’hui, les images de la Russie en France restent plurielles et<br />

complexes, mais, si l’on en juge par les études de l’opinion publique et de nombreuses<br />

publications, elles sont pour la plupart négatives. En dépit d’une russophilie<br />

traditionnelle, du formidable attrait que la culture russe continue à exercer, du<br />

discours de certaines élites dirigeantes sur une « grande Russie amie de la France »,<br />

elles se sont fortement dégradées ces dernières années. Les représentations ayant<br />

un impact direct en relations internationales, le sujet est d’importance : « on agit,<br />

écrivait le politologue américain Kenneth Boulding, en fonction de la manière par<br />

laquelle nous voyons le monde, non pas en fonction de ce qu’il est véritablement. »<br />

L’image peut être fausse, mais « c’est toujours l’image, et non la vérité, qui détermine<br />

immédiatement le comportement ». À travers le regard porté sur la Russie, c’est celui<br />

sur sa place en Europe dont il est question, c’est aussi la perméabilité des Français<br />

aux positions prises par la Russie. Le but de cet article est d’identifier certaines de<br />

ces images et de tenter d’en comprendre les origines et les répercussions.<br />

Anne de Tinguy, Professeur des universités, INALCO (Institut National des Langues<br />

et Civilisations Orientales) et Sciences Po-CERI (Centre d’Études et de Recherches<br />

Internationales), Paris.<br />

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