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194 Raphaël Liogier Q U I S O N T L E S M U S U L M A N S F R A N Ç A I S ? Il existe aujourd’hui une grande diversité de musulmans français. De manière générale, on assiste à la fois à un regain de foi et de pratique, et à un certain embourgeoisement de l’islam. Et bien sûr, il y a un attrait pour les mouvements fondamentalistes, en particulier salafistes. Mais même parmi les salafistes, on aura trois catégories de fidèles : les piétistes individualistes qui entendent non changer le monde mais se changer eux-mêmes (qui sont majoritaires), ceux qui sont effectivement attirés par la réforme sociale, et enfin une extrême minorité qui croit à l’action directe, voire violente. Mais il faut bien réaliser que, dans ce foisonnement spirituel et social, nous aurons aussi une association d’homosexuels musulmans, HM2F (Homosexuels musulmans de France), qui bat en brèche par sa seule existence l’opposition soi-disant unanime des musulmans à l’homosexualité. Nous aurons aussi des phénomènes surprenants comme l’association Amazones de la République, fondée par des jeunes filles en voile intégral qui entendent, contre l’image oppressive qu’a de ce vêtement le sens commun, défendre la liberté des femmes et combattre le machisme des hommes musulmans. Nous ne pouvons que constater une plus grande ferveur spirituelle, le succès des labels halal, du ramadan, une visibilité accrue, le désir d’exister en tant que musulman « parce que c’est mon choix ». On peut dire que l’Europe, et singulièrement la France, est devenue une sorte de laboratoire dans lequel l’islam est en train de se moderniser, avec évidemment toutes les résistances d’une religiosité n’ayant pas fait son aggiornamento comme l’Église catholique avec Vatican II. Du reste, cette communauté est toujours dans une situation de grande fragilité, perméable aux influences extérieures, qu’elles viennent du Qatar, d’Arabie Saoudite ou d’ailleurs, mais sans qu’il y puisse être repérée de ligne directrice, d’orientation particulière dominante. Les plus fragiles fidèles, souvent les musulmans de la dernière heure, peuvent effectivement être plus facilement endoctrinés, voire enrôlés, comme toute personne fragile à qui l’on promet un avenir radieux et une identité retrouvée. Les difficultés toujours actuelles d’organisation de l’islam de France - au-delà de la structure théologique d’une religion qui n’admet pas d’intercesseur légitime entre le divin et l’humain, où chacun est par conséquent son propre prêtre si l’on peut dire, entretenant une relation directe avec Dieu - sont en grande partie dues à ce foisonnement, à ces multiples courants qui traversent le monde musulman européen en pleine ébullition. Mais il n’existe pas de solidarité de principe entre les musulmans français et les combattants islamistes maliens par exemple. Cette vision d’une solidarité musulmane globale est parfaitement erronée et conditionnée par le mythe de l’islamisation (qui trouve une de ses origines dans les textes de l’islamologue Bernard Lewis, inventeur de la célèbre expression de « choc des civilisations » qui désigne essentiellement la RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013

Le mythe de l’islamisation « civilisation islamique » ; l’expression a été reprise par Samuel Huntington avec presque la même signification relative à l’existence d’une solidarité essentielle et guerrière des musulmans de par le monde, quelles que soient leurs différentes situations sociales, économiques et culturelles). Le conflit malien, par exemple, ne relève en aucun cas d’un processus d’islamisation. Il s’agit d’une société musulmane tolérante, traditionnellement imprégnée de soufisme et d’islam confrérique, qui subit l’attaque de groupes extrémistes se revendiquant eux-mêmes de l’islam (mais d’une idéologie islamiste tout à fait exogène). Ce sont des musulmans contre des musulmans, avec en arrière fond des intérêts géostratégiques et économiques très précis. Les musulmans français ne se sentent pas a priori concernés par le combat des djihadistes maliens. De même que les printemps arabes ont été accueillis favorablement, et parfois avec fierté, parce qu’ils permettaient de montrer que des populations « arabes » pouvaient se prendre en main pour se libérer de dictatures (dont certaines comme la Tunisie étaient effectivement soutenues par la France !) Il n’y a pas, là non plus, de sentiment de solidarité avec les islamistes au pouvoir chez les musulmans français. Il y aurait plutôt, au contraire, une certaine défiance critique. Mais il y a aussi un sentiment d’agacement face à la vision univoque et obnubilée d’islamisation, alors que dans les faits de telles révolutions ne peuvent se faire en un jour, pas plus que la Révolution française qui s’est traduite par des périodes de terreur avant de réussir à se stabiliser. Il est plutôt bon signe que la volonté de certains islamistes au pouvoir de s’imposer produise en Égypte comme en Tunisie, par exemple, de nombreuses manifestations d’opposition. Enfin, je voudrais terminer en disant que s’il existe un processus majoritaire d’adhésion aux valeurs démocratiques, à la liberté d’expression, à la modernité en général, et s’il reste aussi des problèmes de fond dans l’islam français, des résistances parfois inacceptables pour un esprit moderne, le cas de Mohammed Merah ne relève pas de ces résistances. Merah était avant tout un individu en déshérence sociale très fragile psychologiquement, qui est passé par l’alcool, la délinquance de quartier, il a aussi été indic pour la police, il a même cherché à entrer dans la Légion étrangère mais a été déclaré inapte. Il a adhéré à l’islam en dernier recours et n’est, par conséquent, par du tout typique de la nouvelle effervescence spirituelle de la jeunesse musulmane. Il est en revanche un produit typique du mythe de l’islamisation. Il a revêtu le vêtement de l’islam parce que cette religion fait peur. Il a voulu devenir djihadiste avant d’être musulman, pour se venger, pour justifier sa violence et expulser sa frustration. Il commença d’ailleurs par assassiner des légionnaires (par ailleurs musulmans !), parce qu’ils participaient de sa frustration de n’avoir pu entrer dans leurs rangs. RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013 195

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Raphaël Liogier<br />

Q U I S O N T L E S M U S U L M A N S F R A N Ç A I S ?<br />

Il existe aujourd’hui une grande diversité de musulmans français. De manière<br />

générale, on assiste à la fois à un regain de foi et de pratique, et à un certain<br />

embourgeoisement de l’islam. Et bien sûr, il y a un attrait pour les mouvements<br />

fondamentalistes, en particulier salafistes. Mais même parmi les salafistes, on<br />

aura trois catégories de fidèles : les piétistes individualistes qui entendent non<br />

changer le monde mais se changer eux-mêmes (qui sont majoritaires), ceux qui<br />

sont effectivement attirés par la réforme sociale, et enfin une extrême minorité<br />

qui croit à l’action directe, voire violente. Mais il faut bien réaliser que, dans ce<br />

foisonnement spirituel et social, nous aurons aussi une association d’homosexuels<br />

musulmans, HM2F (Homosexuels musulmans de France), qui bat en brèche par sa<br />

seule existence l’opposition soi-disant unanime des musulmans à l’homosexualité.<br />

Nous aurons aussi des phénomènes surprenants comme l’association Amazones<br />

de la République, fondée par des jeunes filles en voile intégral qui entendent,<br />

contre l’image oppressive qu’a de ce vêtement le sens commun, défendre la liberté<br />

des femmes et combattre le machisme des hommes musulmans. Nous ne pouvons<br />

que constater une plus grande ferveur spirituelle, le succès des labels halal, du<br />

ramadan, une visibilité accrue, le désir d’exister en tant que musulman « parce que<br />

c’est mon choix ».<br />

On peut dire que l’Europe, et singulièrement la France, est devenue une sorte<br />

de laboratoire dans lequel l’islam est en train de se moderniser, avec évidemment<br />

toutes les résistances d’une religiosité n’ayant pas fait son aggiornamento comme<br />

l’Église catholique avec Vatican II. Du reste, cette communauté est toujours dans<br />

une situation de grande fragilité, perméable aux influences extérieures, qu’elles<br />

viennent du Qatar, d’Arabie Saoudite ou d’ailleurs, mais sans qu’il y puisse être<br />

repérée de ligne directrice, d’orientation particulière dominante. Les plus fragiles<br />

fidèles, souvent les musulmans de la dernière heure, peuvent effectivement être<br />

plus facilement endoctrinés, voire enrôlés, comme toute personne fragile à qui<br />

l’on promet un avenir radieux et une identité retrouvée. Les difficultés toujours<br />

actuelles d’organisation de l’islam de France - au-delà de la structure théologique<br />

d’une religion qui n’admet pas d’intercesseur légitime entre le divin et l’humain, où<br />

chacun est par conséquent son propre prêtre si l’on peut dire, entretenant une relation<br />

directe avec Dieu - sont en grande partie dues à ce foisonnement, à ces multiples<br />

courants qui traversent le monde musulman européen en pleine ébullition. Mais il<br />

n’existe pas de solidarité de principe entre les musulmans français et les combattants<br />

islamistes maliens par exemple. Cette vision d’une solidarité musulmane globale<br />

est parfaitement erronée et conditionnée par le mythe de l’islamisation (qui trouve<br />

une de ses origines dans les textes de l’islamologue Bernard Lewis, inventeur de<br />

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