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Olga Boutorina<br />
une ampleur nationale. Tournant le dos à son passé industriel soviétique, la Russie<br />
s’est retrouvée coincée entre la ville et le village.<br />
L’existence de ces occupations agraires informelles constitue un important<br />
élément stabilisateur de la situation socio-économique, à la grande satisfaction des<br />
autorités de tous niveaux. Ainsi, en 2009, alors que le PIB a accusé une chute de<br />
7,8 %, les revenus réels de la population ont, selon le Service fédéral de statistiques<br />
(Rosstat), augmenté de 3 %, à prix constants. Il n’en reste pas moins que ce<br />
phénomène entérine le système existant de relations hors marché, et engendre des<br />
obstacles durables sur la voie de la modernisation.<br />
Les familles à bas niveau de revenu doivent soupeser longuement chaque<br />
dépense. Elles n’achètent que des biens et services absolument nécessaires, qu’il<br />
est impossible de produire soi-même ou d’échanger contre des produits de son<br />
travail : services publics, essence, céréales, chaussures, livres, fournitures scolaires...<br />
Les ressources financières de ces familles étant réduites, leur consommation de<br />
ces biens est strictement limitée. Même lorsqu’elles ont mis de côté des quantités<br />
significatives de nourriture, elles ne peuvent pas se permettre d’acheter un appareil<br />
photo, des livres, des médicaments, des billets de train ou d’avion. Leurs membres<br />
sont coupés des avantages de la mondialisation comme la téléphonie mobile ou<br />
l’Internet. Les enseignants, travailleurs médicaux et sociaux, serruriers, électriciens<br />
et chauffeurs devenus cultivateurs à mi-temps ne peuvent pas être les porteurs<br />
de pratiques novatrices dans leur emploi officiel, et leur travail de la terre sera<br />
toujours technologiquement arriéré et inefficace.<br />
Le fait que l’économie n’ait été que partiellement monétisée renforce la<br />
perception, très répandue en Russie, selon laquelle l’argent serait une substance d’un<br />
genre particulier, dotée de pouvoirs quasi surnaturels. On compose des légendes<br />
sur l’argent, on jette des sorts pour en obtenir, comme dans l’Europe du Moyen-<br />
Âge. Seule une partie minime des Russes considèrent que l’argent n’est qu’un<br />
instrument et savent s’en servir correctement. La fétichisation de l’argent contribue<br />
à la préservation des échanges symboliques et des dons hiérarchiques propres aux<br />
sociétés archaïques. Les cadeaux offerts aux professeurs, aux médecins, aux patrons<br />
et aux fonctionnaires ne sont pas seulement une forme douce de corruption, mais<br />
aussi une manière profondément enracinée, presque obligatoire, de manifester son<br />
respect. D’ailleurs, les compagnies européennes présentes en Russie n’hésitent pas à<br />
recourir à ces méthodes douteuses pour accroître leurs ventes. Au printemps 2012,<br />
l’un des leaders du marché des cosmétiques avait diffusé des affiches publicitaires<br />
barrées du slogan « C’est la fin de l’année scolaire, les professeurs attendent leurs<br />
cadeaux ! »<br />
Dans le même temps, la désurbanisation contribue au développement d’une<br />
pratique et d’une idéologie hors marché.<br />
RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013