Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
À l'épreuve du marché<br />
Aussi étonnant que cela puisse paraître, vingt ans de réformes de marché n’ont<br />
pas suffi à monétiser entièrement l’économie russe. Il est vrai que les autorités ont<br />
réussi à surmonter le système de troc et la dollarisation qui étaient en vigueur dans<br />
les années 1990, et à accroître le degré de monétisation de l’économie (le ratio de<br />
l’agrégat monétaire M2 par rapport au PIB est passé d’un inconcevable 11 % à<br />
40 %). Il n’empêche : deux mondes parallèles continuent de coexister dans le pays,<br />
ceux de l’économie monétaire et non monétaire.<br />
Je m’explique. En avril 2010, 36 % des travailleurs touchaient un salaire brut<br />
inférieur à 12 200 roubles par mois (inférieur à 7 400 roubles pour 16 % d’entre<br />
eux). Leur salaire net s’élevait donc respectivement à 10 600 et 6 400 roubles par<br />
mois — et cela, alors que le minimum vital était estimé à 6 500 roubles. En d’autres<br />
termes, 16 % des actifs pouvaient à peine subvenir à leurs propres besoins, et 20 %<br />
dépassaient de peu le seuil de pauvreté (dans le cas de deux adultes entretenant un<br />
enfant). Ne parlons même pas des parents célibataires et des familles ayant deux<br />
ou trois personnes à charge. Une question se pose : comment ces gens surviventils<br />
et pourquoi ne se rebellent-ils pas ? La réponse est simple : une proportion<br />
importante des citoyens vit de revenus « invisibles » apportés par le travail des<br />
champs, la chasse, la pêche et la cueillette.<br />
Il suffit de se promener, le printemps venu, au marché de quelque petite ville<br />
pour découvrir le spectacle d’un commerce dynamique de graines, de semis et<br />
de toutes sortes d’animaux d’élevage : poussins, cannetons, lapins... Vers la fin<br />
de l’été, les pots de verre et les couvercles deviennent un produit très demandé :<br />
pour conserver leur récolte, les femmes au foyer passent leur journée à préparer<br />
des confitures, des jus de fruits, des compotes et autres marinades. En Sibérie, en<br />
Extrême-Orient, dans le nord de la partie européenne de la Russie, des hommes<br />
ayant reçu une éducation moyenne voire supérieure vont souvent chasser et pêcher<br />
afin de fournir à leur famille des aliments riches en protéines. La cueillette des<br />
champignons et des baies n’est pas seulement un hobby national, mais aussi une<br />
source importante de nourriture pour les couches les moins aisées de la population.<br />
Si en Europe occidentale, le processus de désindustrialisation a duré plusieurs<br />
décennies, il a été en Russie extrêmement rapide, se produisant simultanément aux<br />
réformes de marché des années 1990. Partout, les usines et les fabriques fermaient<br />
leurs portes. Des centaines de milliers de travailleurs, d’ingénieurs, de techniciens,<br />
de comptables et d’autres spécialistes se retrouvaient sans profession, sans statut<br />
social, sans ressources. Pour survivre et pour nourrir leurs enfants, une bonne<br />
partie de ces professionnels déclassés n’ont eu d’autre solution que de se mettre à<br />
cultiver les lopins attenant à leurs maisonnettes situées en périphérie des villes.<br />
Tout en restant formellement des urbains, ils penchaient de plus en plus, à leur<br />
corps défendant, vers un mode de vie paysan. Cette désurbanisation cachée a pris<br />
RUSSIA IN GLOBAL AFFAIRS • VOL. 11 • NUMERO SPECIAL • 2013<br />
109