Économie Évolutionniste et Culture d'Entreprise

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9.3 LA FIRME COMME UNE COMMUNAUTE DE COMMUNAUTES 9.3.1 Des communautés intensives en connaissance Dans la vision autopoiëtique de la firme 93 que nous avons développée dans le chapitre 5, nous allons dans ce travail développer un modèle de firmes composées d’une myriade de communautés autonomes. Cette perspective va nous permettre de bien mettre en exergue le processus de construction de la culture d’entreprise dans une organisation conçue comme une communauté. Concevoir la firme comme étant composée d’une myriade de communautés imbriquées les unes dans les autres, suppose dans une vision dynamique : (i) d’identifier et de caractériser les différentes communautés qui composent l’entreprise, (ii) de montrer leur rôle dans le processus collectif de création de connaissances, en situant leurs avantages et leurs limites. Ces réflexions sont nécessaires pour interpréter (dans la partie suivante) l’interaction des diverses communautés entre elles (de comprendre comment s’établit la cohérence de la firme), l’intensité de leurs recoupements, leur transformation mutuelle, et de quelle manière elles contribuent à expliquer les mutations profondes de l’organisation. Toutefois, avant d’analyser les différentes formes de communautés et leurs propriétés, il est important de distinguer cette notion des groupes hiérarchiques traditionnels (groupes fonctionnels, et équipes projets notamment), où l’appartenance au groupe est régulée par la hiérarchie de l’organisation de sorte que se posent en permanence à l’intérieur de ces groupes hiérarchiques les problèmes d’incitations pour maintenir l’adhésion au groupe. Les groupes fonctionnels sont relativement homogènes et sont constitués d’agents partageant une même spécialisation disciplinaire (finance, génie mécanique, etc.) sous la responsabilité hiérarchique d’un chef de département ou d’un responsable fonctionnel. Les équipes projets sont par définition plus hétérogènes et reposent sur la volonté d’opérer un croisement disciplinaire, mais elles sont aussi placées sous une autorité hiérarchique (le chef de projet). 94 93 L’autopoiëse, nous l’avons vu, désigne la capacité de s’autocréer et de s’autorenouveler. Les systèmes autopoiëtiques sont caractérisés par trois caractéristiques : autonomie, circularité et autoréférence. L’environnement est énacté comme une projection d’une vision. Les modèles d’organisation sont dans cette vision émergents, et non plus imposés (auto-organisation spontanée). L’autopoïèse désigne l’émergence spontanée de nouvelles structures et de nouvelles formes de comportement dans des systèmes ouverts, loin de l’équilibre, caractérisées par des boucles de rétroaction. Cette auto-organisation résulte des effets combinés du non-équilibre, de l’irréversibilité, de la rétroaction, de l’instabilité, dans des systèmes complexes. Le terme d’autopoïèse entend que les systèmes s’auto-produisent. Cette capacité est générée par le besoin de garder une identité propre. On obtient en fin de compte des systèmes qui au contact de leur environnement, entrent en interaction et finissent par se régénérer eux-mêmes. Faire de l’autopoïèse une métaphore donne à la compréhension des organisations un nouvel éclairage : les organisations tentent sans cesse d’intégrer leur environnement dans un système d’interactions et cherchent à faire face à leur environnement tout en gardant leur identité propre. 94 On peut qualifier ces groupes fonctionnels et équipes projets de “groupes hiérarchiques” qui sont bien distincts des “communautés autonomes”. Ils ne répondent en effet à aucun des trois principaux critères que Wenger (1998) adopte pour définir une communauté : l’existence d’une forme d’engagement mutuel, d’un projet commun et d’un répertoire partagé. Les formes d’engagement mutuel qu’on peut y retrouver ne sont pas endogènes mais assises sur une base de mécanismes incitatifs très forts. Leur projet commun est dicté par la hiérarchie et les membres ne peuvent en négocier les objectifs. Le manager demeure le principal pourvoyeur de sens. Et leur répertoire partagé finalement est pauvre relativement à celui d’une communauté. Il comporte essentiellement des supports physiques (maquettes, prototypes) ou des documents codifiés (cahiers des charges, documents de projet). Les histoires partagées, le background commun, les langages communs et les normes endogènes au groupe qui se construisent sur un temps relativement long sont absents dans ces groupes hiérarchiques forcément limités dans le temps et dont les membres n’ont souvent jamais travaillé ensemble auparavant.

Une définition courante de concept “communauté” renvoie aux intérêts communs, aux finalités communes, à un idéal commun d’un groupe. Une définition sociologique classique renvoie au caractère intégré d’un système, marqué par le partage des mêmes valeurs culturelles et de liens affectifs et de solidarité. Le concept “communauté” (Gemeinchaft) est forgée à l’origine en 1887 par le sociologue Ferdinand Tönnies pour désigner une structure sociale fondée sur une volonté organique, naturelle et instinctive, entre des gens qui se comprennent et qui sont liés par une solidarité spontanée. A ce type d’organisation sociale, Tönnies oppose la “société” (Gesellschaft), fondée sur une volonté arbitraire. Cette approche sociologique de la communauté est inadaptée dans le monde moderne (Schuler, 1996, p. 9) 95 , notamment face aux pressions sélectives dans une économie basée sur la connaissance. Ce que nous considérons dans ce travail, ce sont de véritables “communautés autonomes” fondées sur un principe d’adhésion volontaire des agents en fonction du partage d’un certain nombre de valeurs, de normes ou d’intérêts communs. Cette adhésion volontaire est accompagnée par le partage d’un intérêt cognitif ou d’une pratique commune. Ces communautés sont des lieux où se construisent en permanence des modèles locaux, des représentations partagées, des jargons. Elles sont fondées sur des relations de confiance (une confiance non calculée stratégiquement, mais fondée sur des mêmes valeurs sociales). Ainsi, a priori, cette forme de coordination relègue au second plan le problème de risque d’opportunisme et d’asymétries informationnelles pour se focaliser sur celui des asymétries cognitives. Nous définissons ici la communauté organisationnelle intensive en connaissance comme un système relationnel (ou interactionnel) dynamique et auto-organisé : [A] Knowledge intensive community can broadly be defined as a gathering within the organization of individuals who accept to exchange voluntarily and on a regular basis about a common interest or objective in given field of knowledge. Through this regular exchange, common cognitive platforms and common social norms are built and will guide the newcomers’ behaviours. Thus, KnICs (or “cognitive communities”) share a common ground that differentiates them from other types of communities (e.g. communities of interest, social communities, etc.). They rely on repeated and continuous interactions between individuals sharing a common cognitive interest or objective, and actively exchanging and accumulating knowledge in a given field. Their commitment to this process of generation or accumulation of specialised parcels of knowledge is paramount for it determines the degree of members’ involvement in the group. (Cohendet et al., 2003, p. 2). Les communautés organisationnelles intensives en connaissance prennent principalement la forme de communautés de pratique (Lave et Wenger, 1991 ; Brown et Duguid, 1991). L’appartenance à une communauté de pratique est basée sur la complémentarité des compétences et sur la capacité des 95 De même que chez Hardin (1968), dans la “Théorie de la tragédie des biens communs” (The Tragedy of the Commons) (1968), où il décrit comment une ressource commune soumise à des agents économiques rationnels est condamnée à la disparition par sur-exploitation. Le problème étant ainsi posé, les solutions qui en résultent sont la privatisation ou la mise en place d’une autorité centrale chargée de gérer l’accès aux ressources, c’est-à-dire de les contrôler en utilisant à cet effet des outils de gestion économique ou administrative. Les critiques les plus importantes de l’article de Hardin ont mis en évidence que la tragédie n’est pas due au caractère commun des ressources mais plutôt à leur accès libre. Les exemples sont nombreux pour illustrer qu’une ressource commune peut faire l’objet d’une gestion durable par la communauté. Un aspect central occulté chez Hardin est que la gouvernance fait référence aux représentations des acteurs et se fonde sur un principe de négociation. Constatant le manque d’opérationnalité d’une approche locale en raison de l’interférence avec des acteurs extérieurs ou de contraintes provenant d’échelles différentes, l’évolution actuelle de la recherche tend vers le concept de co-gestion (McCay et Jones, 1997).

Une définition courante de concept “communauté” renvoie aux intérêts communs, aux finalités<br />

communes, à un idéal commun d’un groupe. Une définition sociologique classique renvoie au caractère<br />

intégré d’un système, marqué par le partage des mêmes valeurs culturelles <strong>et</strong> de liens affectifs <strong>et</strong> de<br />

solidarité. Le concept “communauté” (Gemeinchaft) est forgée à l’origine en 1887 par le sociologue<br />

Ferdinand Tönnies pour désigner une structure sociale fondée sur une volonté organique, naturelle <strong>et</strong><br />

instinctive, entre des gens qui se comprennent <strong>et</strong> qui sont liés par une solidarité spontanée. A ce type<br />

d’organisation sociale, Tönnies oppose la “société” (Gesellschaft), fondée sur une volonté arbitraire. C<strong>et</strong>te<br />

approche sociologique de la communauté est inadaptée dans le monde moderne (Schuler, 1996, p. 9) 95 ,<br />

notamment face aux pressions sélectives dans une économie basée sur la connaissance.<br />

Ce que nous considérons dans ce travail, ce sont de véritables “communautés autonomes” fondées sur un<br />

principe d’adhésion volontaire des agents en fonction du partage d’un certain nombre de valeurs, de<br />

normes ou d’intérêts communs. C<strong>et</strong>te adhésion volontaire est accompagnée par le partage d’un intérêt<br />

cognitif ou d’une pratique commune. Ces communautés sont des lieux où se construisent en permanence<br />

des modèles locaux, des représentations partagées, des jargons. Elles sont fondées sur des relations de<br />

confiance (une confiance non calculée stratégiquement, mais fondée sur des mêmes valeurs sociales).<br />

Ainsi, a priori, c<strong>et</strong>te forme de coordination relègue au second plan le problème de risque d’opportunisme<br />

<strong>et</strong> d’asymétries informationnelles pour se focaliser sur celui des asymétries cognitives. Nous définissons<br />

ici la communauté organisationnelle intensive en connaissance comme un système relationnel (ou<br />

interactionnel) dynamique <strong>et</strong> auto-organisé :<br />

[A] Knowledge intensive community can broadly be defined as a gathering within the organization of individuals<br />

who accept to exchange voluntarily and on a regular basis about a common interest or objective in given field of<br />

knowledge. Through this regular exchange, common cognitive platforms and common social norms are built and<br />

will guide the newcomers’ behaviours. Thus, KnICs (or “cognitive communities”) share a common ground that<br />

differentiates them from other types of communities (e.g. communities of interest, social communities, <strong>et</strong>c.). They<br />

rely on repeated and continuous interactions b<strong>et</strong>ween individuals sharing a common cognitive interest or objective,<br />

and actively exchanging and accumulating knowledge in a given field. Their commitment to this process of<br />

generation or accumulation of specialised parcels of knowledge is paramount for it d<strong>et</strong>ermines the degree of<br />

members’ involvement in the group. (Cohend<strong>et</strong> <strong>et</strong> al., 2003, p. 2).<br />

Les communautés organisationnelles intensives en connaissance prennent principalement la forme de<br />

communautés de pratique (Lave <strong>et</strong> Wenger, 1991 ; Brown <strong>et</strong> Duguid, 1991). L’appartenance à une<br />

communauté de pratique est basée sur la complémentarité des compétences <strong>et</strong> sur la capacité des<br />

95 De même que chez Hardin (1968), dans la “Théorie de la tragédie des biens communs” (The Tragedy of the Commons)<br />

(1968), où il décrit comment une ressource commune soumise à des agents économiques rationnels est condamnée à la<br />

disparition par sur-exploitation. Le problème étant ainsi posé, les solutions qui en résultent sont la privatisation ou la mise en<br />

place d’une autorité centrale chargée de gérer l’accès aux ressources, c’est-à-dire de les contrôler en utilisant à c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> des<br />

outils de gestion économique ou administrative. Les critiques les plus importantes de l’article de Hardin ont mis en évidence<br />

que la tragédie n’est pas due au caractère commun des ressources mais plutôt à leur accès libre. Les exemples sont nombreux<br />

pour illustrer qu’une ressource commune peut faire l’obj<strong>et</strong> d’une gestion durable par la communauté. Un aspect central occulté<br />

chez Hardin est que la gouvernance fait référence aux représentations des acteurs <strong>et</strong> se fonde sur un principe de négociation.<br />

Constatant le manque d’opérationnalité d’une approche locale en raison de l’interférence avec des acteurs extérieurs ou de<br />

contraintes provenant d’échelles différentes, l’évolution actuelle de la recherche tend vers le concept de co-gestion (McCay <strong>et</strong><br />

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