SOMMAIRE - Association AD Process
SOMMAIRE - Association AD Process
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Introduction<br />
<strong>SOMMAIRE</strong><br />
PREMIÈRE PARTIE<br />
Le démembrement de l'acte juridictionnel sous l'influence du droit<br />
processuel européen<br />
Titre I - L’éventail des actes juridictionnels<br />
Titre II - La mise en oeuvre des actes juridictionnels<br />
DEUXIÈME PARTIE<br />
La métamorphose des pouvoirs du juge national par le droit processuel<br />
européen<br />
Titre I - La délimitation européenne de l'office du juge<br />
Titre II - La démultiplication européenne des garanties procédurales
UNIVERSITE PANTHEON-ASSAS (PARIS II)<br />
Droit - Economie - Sciences Sociales<br />
LE PROCES CIVIL A L'EPREUVE<br />
DU DROIT PROCESSUEL EUROPEEN<br />
Thèse - Droit privé<br />
pour obtenir le grade de<br />
DOCTEUR DE L'UNIVERSITE PANTHEON-ASSAS (PARIS II)<br />
Droit - Economie - Sciences Sociales<br />
(arrêté du 30 mars 1992)<br />
présentée et soutenue publiquement par<br />
Ioannis S. DELICOSTOPOULOS<br />
JURY<br />
Directeur de thèse : Monsieur Serge GUINCHARD<br />
Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris<br />
II)<br />
Doyen honoraire de la Faculté de droit de Lyon<br />
Membres du jury : Monsieur Gérard COHEN-JONATHAN<br />
Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris<br />
II)<br />
Doyen honoraire de la Faculté de droit de<br />
Strasbourg<br />
II)<br />
(Paris I)<br />
Etienne<br />
Date de soutenance : 12 février 1999<br />
Monsieur Philippe THERY<br />
Professeur à l'Université Panthéon-Assas (Paris<br />
Monsieur Loïc C<strong>AD</strong>IET<br />
Professeur à l'Université Panthéon-Sorbonne<br />
Monsieur Fabrice PICOD<br />
Professeur à l'Université Jean Monnet de Saint-
L'UNIVERSITE PANTHEON-ASSAS (PARIS II)<br />
Droit - Economie - Sciences Sociales<br />
n'entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises<br />
dans les thèses, ces opinions devront être considérées comme propres à<br />
leurs auteurs.<br />
38
LA FONDATION "ALEXANDRE S. ONASSIS"<br />
a octroyé<br />
une Bourse d'Etudes et de Recherches Juridiques<br />
pour la préparation de cette thèse.<br />
39
RESUME<br />
L’encadrement européen (communautaire et conventionnel) du procès<br />
civil français confirme à la fois l’instrumentalisation du phénomène<br />
juridictionnel par le droit substantiel, les limites des analyses<br />
autoréférentielles des processualistes et la diversité phénoménologique<br />
de l’acte juridictionnel. Celle-ci s’explique par l’absence de l’univocité du<br />
droit substantiel et démontre l’instrumentalisation de la procédure par le<br />
droit substantiel. Ainsi, malgré l’absence d’une méthode processuelle de<br />
la part de la Cour de justice des Communautés européennes et de la<br />
Cour européenne des droits de l’homme pour ce qui est des actes<br />
juridictionnels, la mise en œuvre des arrêts européens dans l’ordre<br />
national, même si elle répond à un enjeu substantiel, finit par satisfaire les<br />
exigences processuelles. La « juridicisation » des thèmes européens<br />
devient effective et implique la reconnaissance des effets processuels des<br />
arrêts rendus par la Cour de Luxembourg et par celle de Strasbourg.<br />
L’autorité du précédent des arrêts de Strasbourg, qui assure l’effet<br />
obligatoire de sa jurisprudence interprétative, la reconnaissance complète<br />
des effets processuels des arrêts de manquement de la Cour de<br />
40
Luxembourg et la solution possible, par le biais de l’utilisation d’un texte<br />
interne, du conflit entre un arrêt de la Cour de Strasbourg et une décision<br />
interne traduisent l’instrumentalisation par l’ordre européen de la force<br />
obligatoire du dire du droit. La « primauté » des effets des jugements<br />
européens sous-tend la primauté du droit processuel européen sur la<br />
procédure interne en ce sens que le droit processuel national qui occupe<br />
de prime abord le terrain, le quitte et/ou se soumet en présence du droit<br />
processuel communautaire et eu égard à la démultiplication des garanties<br />
procédurales par le droit européen conventionnel. L’autonomie<br />
procédurale est dépassée, la progression de la primauté du droit<br />
processuel européen implique la création d’un Etat de droit au niveau de<br />
l’ordre juridique européen.<br />
41
Introduction<br />
<strong>SOMMAIRE</strong><br />
PREMIERE PARTIE<br />
Le démembrement de l'acte juridictionnel sous l'influence du droit<br />
processuel européen<br />
Titre I - L’éventail des actes juridictionnels<br />
Titre II - La mise en oeuvre des actes juridictionnels<br />
DEUXIEME PARTIE<br />
La métamorphose des pouvoirs du juge national par le droit processuel<br />
européen<br />
Titre I - La délimitation européenne de l'office du juge<br />
Titre II - La démultiplication européenne des garanties procédurales<br />
42
INTRODUCTION<br />
1. L’européanisation du droit national est le résultat d’une double<br />
imprégnation de l’ordre juridique communautaire et du droit issu de la<br />
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des<br />
libertés fondamentales du 4 novembre 1950. En conséquence, une<br />
discussion renouvelée sur le droit européen (droit communautaire et<br />
Convention européenne des droits de l’homme) s’est développée dans les<br />
années quatre vingt dix et cette fois-ci avec l’introduction d’une doctrine<br />
dite nationale 1 .<br />
2. D’un point de vue processuel, on constate une évolution parallèle<br />
mais asymétrique du droit européen et du droit processuel national : les<br />
normes et surtout la jurisprudence européennes marquent, par un effet<br />
vertical, l’encadrement européen de la procédure civile française alors<br />
qu’il n’existe pas, en droit strict, un seul droit européen. L’affirmation se<br />
défend.<br />
1 Dès 1983, G. Rouhette, « L’ordre juridique processuel Réflexions sur le droit du procès »,<br />
Mélanges P. Raynaud, Sirey, 1985 p. 687 et s., spéc. n° 5 à 7 ; J. Vincent et S. Guinchard,<br />
Procédure civile, 24 e éd. Dalloz, 1996, spéc. Introduction générale et dès la 22 e éd., 1991,<br />
n° 12 ; J. Vincent, S. Guinchard, G. Montagnier et A. Varinard, La justice et ses institutions, 4e<br />
éd, Dalloz, 1996, n° 53 et s. ; M. Delmas - Marty, Pour un droit commun, Seuil 1994, du même<br />
auteur, « Réinventer le droit commun », D 1995, Chron p. 1 ; B. Oppetit, « Droit commun et droit<br />
européen », Mélanges Loussouarn, Dalloz, 1994, p. 311 ; G. Montagnier, Droit communautaire<br />
et procédure civile in Encyclopédie Dalloz de Procédure Civile ; F. Ferrand, « La Convention<br />
43
A titre indicatif, on mentionne certains titres utilisés par des auteurs<br />
pour décrire « l’européanisation de la procédure civile » 2 . Ainsi, il s’agit<br />
d’intégrer « la justice dans son environnement européen 3 ». Ou encore<br />
relève-t-on « de Strasbourg à Luxembourg et Maastricht » 4 . L’enjeu saute<br />
aux yeux. L’« européanisation » de la procédure civile française, du droit<br />
français même, se produit en même temps que l’« européanisation » de<br />
l’Europe. Il n’existe pas un droit européen, mais plutôt plusieurs droits<br />
européens, le droit communautaire, celui des droits de l’homme, et même<br />
celui relatif à la reconnaissance et l’exécution des jugements issus de la<br />
Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 dans sa rédaction<br />
modifiée par la Convention d’adhésion de 1989 et de la Convention de<br />
Lugano du 16 septembre 1988 5 .<br />
3. Analyser les conséquences du droit communautaire et du droit<br />
issu de la Convention européenne des droits de l’homme sur la procédure<br />
civile française peut paraître ainsi une tâche rude et ingrate. Pourtant, ce<br />
n’est pas le moment de se dérober. Le temps nous manque. Le temps.<br />
Tout l’intérêt est là. Le temps de penser 6 présuppose une matière sur<br />
laquelle on se penche pour mieux la saisir. Or, l’encadrement européen<br />
européenne des droits de l'homme et la Cour de cassation française », Rev. int. dr. comp. 1995,<br />
p. 691.<br />
2 Expression de S. Guinchard in J. Vincent et S. Guinchard, préc., n° 20.<br />
3 J. Vincent, S. Guinchard, G. Montagnier, A. Varinard, préc., n° 53.<br />
4 J. Vincent et S. Guinchard, préc., n° 25.<br />
5 . Sur ces deux Conventions V. B. Audit, Droit international privé, 2 e éd., Economica, 1997, n°<br />
491 et s., p. 413 à 485.<br />
6 V. M. Gobert « Le temps de penser de la doctrine », Revue Droits, 1994, n° 20, p. 97.<br />
44
du droit processuel se heurte à... l’encadrement européen. Tel qu’on le<br />
conçoit, le droit européen est une abstraction. En réalité c’est un domaine<br />
fragmenté. Alors on opère des choix. Choix de sources européennes tout<br />
d’abord car on se limite au droit communautaire et au droit issu de la<br />
Convention européenne des droits de l’homme. Choix de méthodes<br />
ensuite car alors que le point de départ comme le point final de notre<br />
analyse est la procédure civile française - et ceci dans le but<br />
d’appréhender les conséquences actuelles et aussi potentielles du droit<br />
européen sur la procédure civile française - on place l’ensemble dans un<br />
cadre européen. Cette option implique que cette « européanisation » de<br />
la procédure civile est un phénomène permanent à vocation continue et<br />
qui ne peut que se développer dans l’avenir. Donc, choix de politique<br />
juridique. La dialectique de l’intégration européenne doit être à notre sens<br />
la source d’un pluralisme juridique européen 7 ordonné autour d’un centre<br />
fixe 8 .<br />
4. Les droits européens ne sont pas des « droits qui veulent<br />
s’intégrer » 9 , ils s’intègrent au jour le jour. « La méthode qui permet de<br />
retrouver l’essence, la dialectique, n’est pas qu’une méthode, elle est déjà<br />
vérité » 10 . La vision platonicienne de la Cité idéale correspond<br />
7<br />
V. sur l’hypothèse du pluralisme juridique J. Carbonnier, Flexible droit, 7e éd., LGDJ, 1992<br />
p. 16 et s.<br />
8<br />
En ce sens, V. M. Delmas-Marty, « Réinventer le droit commun », D. 1995, Chron. p. 1.<br />
9<br />
J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, 1996, p. 47.<br />
10<br />
J. Chanteur, Platon, Le désir et la cité, Sirey 1980, p. 118.<br />
45
parfaitement, nous semble-t-il, au modèle européen qui est en train de se<br />
construire. Un autre exemple, plus pertinent peut-être, moins idéalisant<br />
certainement est la conception hégélienne de la légende de la Tour de<br />
Babel : « Dans les lointaines vallées de l’Euphrate, l’homme érige une<br />
oeuvre architecturale immense ; tous les hommes y travaillent en<br />
commun, et c’est cette communauté qui constitue à la fois le but et le<br />
contenu de l’oeuvre. Cette union qu’on a voulu créer n’était pas une<br />
association purement patriarcale. Au contraire ; elle devait marquer la<br />
dissolution de cette association, et la construction qui devait s’élever<br />
jusqu’aux nuages devait signifier précisément l’objectivation de cette<br />
dissolution et la réalisation d’une union plus vaste. Tous les peuples<br />
d’alors y ont travaillé, et [...] s’ils se sont ainsi acquittés des tâches qui<br />
sont exigées de nos jours par les moeurs, les coutumes et l’organisation<br />
légale de l’Etat, ç’a été uniquement pour créer entre eux un lien qui devait<br />
être indissoluble » 11 .<br />
5. Même si le droit européen est toujours une matière fragmentée, il<br />
convient d'essayer de présenter certains critères déterminants de<br />
définition de l'ordre juridique européen. Ceci va être fait afin d'assurer une<br />
sorte de fil conducteur de l'encadrement de la procédure civile par le droit<br />
communautaire et le droit européen conventionnel.<br />
11 Hegel, Esthétique, III, 1, 1.<br />
46
I. Essai de typologie de l'ordre juridique européen<br />
6. La conception de l’ordre juridique européen est loin d’être<br />
neutre ; elle sous-tend une certaine orientation, elle obéit à une logique<br />
supranationale, elle implique un optimisme certain. En tout cas, elle ne<br />
s’impose pas. Pour autant, est-ce qu’elle se mérite ?<br />
47
1. Les premiers repères<br />
7. L’affirmation ici prétendue de l’existence d’un ordre juridique<br />
européen se heurte à l’incertitude des contours européens : quelle est<br />
l’étendue actuelle de l’ordre européen ? Celle de l’Union européenne ou<br />
bien celle du Conseil de l’Europe ? Les deux peut-être ? Incertitude des<br />
concepts également. Autant le préciser immédiatement. Si l’ordre<br />
juridique européen est l’espace qui correspond géographiquement à<br />
l’Union européenne, juridiquement, il ne se cantonne pas aux seules<br />
Communautés européennes. En effet, le droit issu de la Convention<br />
européenne des droits de l’homme encadre le droit national - en raison de<br />
la jurisprudence des organes de contrôle de Strasbourg, c’est à dire la<br />
Cour et la Commission - mais aussi, ce qui est moins évident, le droit<br />
communautaire. Cet encadrement européen du droit communautaire<br />
s’effectue aussi au niveau national par le biais de la fonction européenne<br />
du juge national qui est juge européen au sens de la Convention à tout<br />
moment, sous la double condition que la Convention ait été insérée dans<br />
l’ordre juridique national et que le litige porte sur des droits et obligations<br />
protégés par la Convention 12 .<br />
L’ordre juridique européen apparaît ainsi comme l’expression d’un<br />
tissage permanent entre le droit communautaire et le droit issu de la<br />
48
Convention européenne des droits de l’homme (dénommée ici « la<br />
Convention »), la consécration d’un véritable enchevêtrement des normes<br />
européennes (CE et CEDH) et nationales. En effet, l’encadrement<br />
européen est activé dès lors que le litige porte sur les droits et obligations<br />
reconnus dans la Convention. En d’autres termes, l’ordre juridique<br />
européen constitue le noyau dur de la grande Europe, celle du Conseil de<br />
l’Europe. La « dialectique de l’intégration » trouve alors sa véritable<br />
expression dans cet ordre juridique nécessitant une précision sans faille<br />
des concepts.<br />
8. On l’admet volontiers, l’ordre juridique européen est une<br />
abstraction. Le modèle proposé souffre de manque de consistance<br />
institutionnelle, mais la même critique vaut pour l’Union européenne 13 , de<br />
l’absence de rapport hiérarchique entre les juridictions nationales et les<br />
juridictions européennes - la même lacune s’applique aux Communautés<br />
européennes 14 - et surtout, cet ordre juridique européen souffre de<br />
l’absence d’une hiérarchie des normes au niveau supranational 15 . Dans<br />
l’étagement hiérarchique de l’ordre juridique européen, les normes des<br />
degrés supérieurs et inférieurs se confondent, de telle façon que le point<br />
12 Alors que le juge national n’est juge de droit commun du droit communautaire que lorsque le<br />
litige dont il est saisi porte sur des règles de droit communautaire.<br />
13 V. J. Boulouis, Droit institutionnel de l’Union Européenne, 5e éd., Montchrestien, 1995, n° 57.<br />
14 V. D. Simon, Le système juridique communautaire, PUF 1997, n° 313.<br />
15 En ce sens V. M. Delmas - Marty, « Réinventer le droit commun », D. 1995, Chron. p. 1.<br />
49
de référence ne peut être qu’arbitrairement choisi 16 . Mais<br />
paradoxalement, et pour donner une réponse partielle à une critique par<br />
ailleurs justifiée 17 , ce modèle européen au sens large (CE et CEDH) est<br />
dans sa version actuelle le plus proche de la méthode du jus commune. Il<br />
existe en effet un ensemble des normes européennes mais la hiérarchie<br />
de ces normes n’est pas préétablie. Loin d’être une faiblesse, cette<br />
souplesse dans les rapports d’ordres normatifs aussi bien que dans les<br />
rapports d’ordres juridictionnels peut apparaître comme étant la force de<br />
la configuration proposée 18 . Ce schéma permet une capacité d’adaptation<br />
que seule la flexibilité autorise. Le pragmatisme d’un système doit<br />
s’apprécier en fonction de sa potentialité d’adaptation aux problèmes qui<br />
lui sont constamment posés. Quels seraient les éléments permettant<br />
d’affirmer l’existence d’un ordre juridique européen ?<br />
9. Ordre des sources, tout d’abord. Au nombre de deux : les<br />
Communautés européennes, organisations d’intégration 19 , sont un<br />
système institutionnalisé de création de normes 20 , « un ordre juridique<br />
16 En ce sens V. G. Rouhette, « L’ordre juridique processuel, Réfléxions sur le droit du procès »,<br />
Mélanges P. Raynaud, 1985, p. 687, spéc. p. 690.<br />
17 . B. Oppetit, « Droit commun et droit européen », op. cit., loc. cit.<br />
18 En ce sens V. M. Delmas - Marty, op. cit., p. 4 ; Dans le même sens O. Beaud, « L’Europe<br />
entre droit commun et droit communautaire », Droits, L’Europe et le Droit, n° 14, p. 10.<br />
19 V. J.-P. Jacqué, « Communauté européenne et Convention européenne des droits de<br />
l’homme », in La Convention européenne des droits de l’homme, commentaire article par article,<br />
Préface P.-H. Teitgen, Economica 1985 p. 83 ; V. aussi G. Isaac, Droit communautaire général,<br />
5e éd., Armand Collin 1996, p. 315.<br />
20 V. J.-V. Louis, L’ordre juridique communautaire, 6e éd., Commission des communautés<br />
européennes, Collection « Perspectives Européennes », Bruxelles 1993, p. 27.<br />
50
propre, intégré au système juridique des Etats membres » 21 . Ensuite, la<br />
Convention européenne des droits de l’homme, traité normatif, est aussi<br />
un traité d’organisation qui « vise à jeter les bases d’une communauté<br />
institutionnalisée dotée d’organes investis de compétences<br />
spécifiques » 22 . Mais, alors que l’ordre communautaire institue un « degré<br />
poussé de centralisation et de l’application des normes 23 , le droit de la<br />
Convention participe à un degré moindre à la création des normes, en ce<br />
sens que la Convention européenne des droits de l’homme impose (en<br />
théorie) un standard minimum commun 24 , un système de contrôle<br />
subsidiaire par rapport au contrôle national 25 .<br />
10. Communauté de missions ensuite. On retrouve le même but,<br />
l’harmonisation, grâce à la réalisation d’une « union plus étroite » selon<br />
une formule identique dans le Préambule de la Convention européenne<br />
des droits de l’homme et dans les dispositions communes du Traité sur<br />
21 C.J.C.E., 15 juillet 1964, Costa c/ E.N.E.L., aff. 6/64, Rec. p. 1141.<br />
22 F. Ost, « Originalité des méthodes d’interprétation de la Cour européenne des droits de<br />
l’homme » in Delmas-Marty, Raisonner la raison d’Etat, PUF, 1989, p. 405 et spéc. p. 415.<br />
23 G. Isaac, op. cit., p. 116.<br />
24 Aux termes de l’article 60 de la Convention : « Aucune des dispositions de la présente<br />
Convention ne sera interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et aux<br />
libertés fondamentales qui pourraient être reconnus conformément aux lois de toute Partie<br />
Contractante ou à toute autre Convention à laquelle cette Partie Contractante est partie ».<br />
25 Aux termes de l’article 35 de la Convention : « La Cour ne peut-être saisie qu’après<br />
l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit<br />
international généralement reconnus et dans le délai de six mois, à partir de la date de la<br />
décision interne définitive » ; V. aussi article 41 de la Convention lequel prévoit que la Cour<br />
européenne des droits de l’homme accorde une satisfaction équitable à la partie lésée que si le<br />
droit interne ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la décision de la Cour<br />
qui déclare une atteinte aux obligations découlant de la Convention.<br />
51
l’Union européenne (article premier des dispositions communes) 26 / 27 .<br />
D’ailleurs, la mission des deux Cours - Cour européenne des droits de<br />
l’homme 28 (Cour de Strasbourg) et Cour de justice des Communautés<br />
européennes (Cour de Luxembourg) - est semblable. En effet, aux termes<br />
de l’ancien article 45 de la Convention européenne des droits de<br />
l’homme, (avant la mise en vigueur du Protocole 11), la compétence de la<br />
Cour de Strasbourg « s’étend à toutes les affaires concernant<br />
l’interprétation et l’application de la présente Convention [...] » La mission<br />
de la Cour de Luxembourg est circonscrite en des termes identiques - elle<br />
assure le respect du droit « dans l’interprétation et l’application du présent<br />
traité » (article 220 CE) 29 - formule visiblement inspirée de la Convention<br />
européenne des droits de l’homme 30 .<br />
11. Enfin, parallélisme de concepts et des méthodes, et ceci dans<br />
un langage qui n’est pas proprement communautaire mais également<br />
européen 31 . Le principe de l’effet utile et l’interprétation téléologique<br />
26<br />
V. P. Tavernier, « La Cour européenne des droits de l’homme applique-t-elle le droit<br />
international ou un droit de type interne ? » in P. Tavernier, Quelle Europe pour les droits de<br />
l’homme ? Préface P.-H. Imbert, Bruylant Bruxelles 1996, p. 17.<br />
27<br />
On introduit par anticipation la renuméroration résultant du traité d'Amsterdam, signé le 2<br />
octobre 1997. Cette nouvelle numérotation des articles ne deviendra effective qu'à la date<br />
d'entrée en vigueur du traité d'Amsterdam. Sur ce traité V. J.H. Weiler, "Amsterdam,<br />
Amsterdam", Editorial, European Law Journal, décembre 1997, Vol. 3, n° 4, p. 309 et s.<br />
28<br />
V. J.-P. Marguénaud, La Cour européenne des droits de l’homme, Dalloz, Connaissance du<br />
Droit, 1997.<br />
29<br />
Ex article 164.<br />
30<br />
V. en ce sens P. Pescatore in Traité instituant la CEE, Commentaire article par article, sous la<br />
direction de V. Constantinesco, R. Kovar, J.-P. Jacqué et D. Simon, Economica 1992, p. 941 et<br />
s.<br />
31<br />
Contra J. Boulouis, « Quelques réflexions à propos du langage juridique communautaire »<br />
Revue Droits, L’Europe et le droit, n° 14, p. 97.<br />
52
prédominent tant en droit communautaire 32 qu’en droit de la Convention<br />
européenne des droits de l’homme 33 . Le renvoi au droit national, ainsi<br />
qu’au droit comparé, est un trait commun du droit communautaire et du<br />
droit issu de la Convention européenne des droits de l’homme 34 . En ce<br />
sens, la confrontation des diverses solutions juridiques nationales est, de<br />
facto, une des fonctions remplies par l’avocat général de la Cour de<br />
justice des Communautés européennes 35 . Toutefois, ce renvoi au droit<br />
national s’opère de manière peu lisible en droit communautaire alors qu’il<br />
n’existe « ni clause générale ni liste systématique » 36 de répartition des<br />
compétences entre la Communauté et les Etats membres.<br />
12. Le parallélisme de concepts qu’on vient de proposer puise sa<br />
source dans le mouvement d’unification européenne de l’après-guerre 37<br />
et s’inscrit clairement dans une logique d’harmonisation. Les<br />
Communautés européennes apparaissent ainsi comme étant la<br />
32 V. C. Haguenau, L’application effective du droit communautaire en droit interne, thèse Paris II<br />
1994, Bruylant Bruxelles 1995, p. 178 et s. ; pour une étude récente V.D.Chalmers, "Judicial<br />
preferences and the Community legal order", Modern Law Review mars 1997, Vol. 60, n° 2, p.<br />
164 et s.<br />
33 V. F. Ost, op. cit., p. 408 ; Ainsi, la Cour de Strasbourg fonde le droit à l’exécution d’une<br />
décision de justice sur l’effet utile de l’article 6-1 de la Convention. V. C.E.D.H., 19 mars 1997,<br />
Hornsby c/ Grèce, D. 1998, Jur.p.74, note Fricéro.<br />
34 Contra O. Beaud, op. cit. loc. cit.<br />
35 Sur la fonction de l’avocat général V. M. Darmon, « La fonction d’avocat général à la Cour de<br />
justice des Communautés européennes », Mélanges R. Perrot, Dalloz, 1996, p. 75.<br />
36 D. Simon, op. cit. n° 64.<br />
37 V. J.-Cl. Bonichot, « La Cour de justice des Communautés européennes, la Cour européenne<br />
des droits de l’homme et l’intégration de l’Europe », préc., in P. Tavernier, Quelle Europe pour<br />
les droits de l’hommes ?, p. 93 et s., spéc. p. 96 ; V. aussi S. Perrakis, « La protection des droits<br />
de l’homme et les projets de l’intégration européenne », Mélanges Ph. Végléris, A. Sakkoulas,<br />
Athènes 1988, p. 585-99.<br />
53
« première expérience réussie de souveraineté juridique partagée » 38 ,<br />
alors que le but de la Convention a toujours été d’éviter des « retours<br />
toujours possibles de la raison d’Etat » 39 . On voit bien surgir les deux<br />
faces d’une même médaille : d’un côté, la jurisprudence des organes de<br />
contrôle de la Convention relative à la liberté d’expression 40 , au délai<br />
raisonnable 41 (et même la jurisprudence plus récente relative au domaine<br />
fiscal 42 ), au droit à exécution des décisions de justice 43 sert à élargir cette<br />
« brèche dans la forteresse des souverainetés étatiques » 44 . D’un autre<br />
côté, des notions telles que l’effet direct 45 , la primauté 46 , le droit à la<br />
protection provisoire, le droit au juge, les droits de la défense, le principe<br />
de la responsabilité de l’Etat en cas de violation du droit communautaire<br />
ayant engendré un dommage, enfin la nature même du recours devant les<br />
38 J. Dutheil de la Rochère, « La souveraineté de l’Etat et l’Union européenne », in Souveraineté<br />
de l’Etat et interventions internationales, sous la direction de R. Drago, Dalloz, 1996, p. 48.<br />
39 Pierre Henri Teitgen, Conseil de l’Europe, Rec. des travaux préparatoires de la Convention<br />
européenne des droits de l’homme, Volume I, La Haye 1975, p. 293.<br />
40 Article 10 de la Convention. Parmi une jurisprudence abondante V. en part. C.E.D.H.,<br />
29 octobre 1992, Open Door et Dublin Well Woman c/ Irlande, Série A, n° 246-A, R.T.D.H.<br />
1993, p. 345 et s. note F. Rigaux.<br />
41 Article 6 de la Convention.<br />
42 V. C.E.D.H. 24 février 1994, Bendenoun, Série A, n° 284, Justices, 1995-1, p. 154, obs.<br />
Cohen-Jonathan et Flauss.<br />
43 V. C.E.D.H., 19 mars 1997, Hornsby c/ Grèce. Dans cette affaire, la Cour de Strasbourg<br />
déclare formellement que le droit à exécution des jugements fait partie intégrante du procès<br />
équitable au sens de l’article 6 de la Convention et constate par la même qu’il y a eu violation<br />
dans le sens que les autorités helléniques se sont abstenues de prendre les mesures<br />
nécessaires pour se conformer, et donc exécuter un arrêt de manquement rendu par la Cour de<br />
justice.<br />
44 V. F. Sudre, La Convention européenne des droits de l'homme, PUF 1994, Que sais-je, p. 6.<br />
45 V. C. Haguenau, op. cit., p. 181.<br />
46 V. W. Baranès et M.A. Frison-Roche, « Le souci de l’effectivité du droit », D. 1996, Chron.<br />
p. 301, spéc. n° 20.<br />
54
organes de contrôle de Strasbourg 47 sont tous des modalités de la<br />
protection effective des particuliers 48 .<br />
13. De ce point de vue, l’affirmation de l’existence d’un ordre<br />
juridique européen semble apporter à l’ordre communautaire une<br />
justification noble, se débarrassant à la fois de l’accusation de<br />
« positivisme juridique le plus exacerbé » 49 et de celle de droit nimbé de la<br />
seule philosophie marchande 50 . En d’autres termes, le droit issu de la<br />
Convention (y compris la jurisprudence interprétative de Strasbourg)<br />
apparaît aussi comme un rempart aux yeux de ceux qui, d’une manière<br />
ou d’une autre, manifestent une opposition certaine à l’extension de la<br />
sphère d’intervention communautaire. Car, selon le Professeur Flauss,<br />
l’ancrage de la constitution communautaire dans les droits de l’homme<br />
« est un antidote, pour le moins partiel, au déficit démocratique des<br />
Communautés » 51 . A l’opposé, le droit de la Convention se présente<br />
comme un moyen de cohésion du système juridique communautaire aux<br />
yeux de ceux qui souhaitent l’harmonisation renforcée, voire l’unification à<br />
finalité fédéraliste.<br />
47<br />
V. infra La justiciabilité européenne. V. aussi G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, PUF<br />
1996, p. 109. Les auteurs voient dans le recours individuel prévu par l’article 34 (ex-article 25)<br />
de la Convention « une sorte de recours de pleine juridiction au sens administratif ».<br />
48<br />
En ce sens A. Rigaux, « L’arrêt Brasserie du Pêcheur - Factortame III : Le roi peut mal faire<br />
en droit communautaire... », Europe, mai 1996, Chron. n° 5, p. 3.<br />
49<br />
B. Oppetit, op. cit., loc. cit., p. 314.<br />
50<br />
V. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n° 11.<br />
55
14. Si l’on doit choisir, on considère qu’à long terme le droit issu de<br />
la Convention ne constitue pas un moyen adéquat d’appréhender la<br />
raison d’Etat communautaire et ceci, même s’il est présenté de la sorte à<br />
moyen terme. En effet, il est dans l’intérêt de la Cour de justice des<br />
Communautés européennes de s’approprier une fois de plus - et selon la<br />
même méthode sélective - le droit de la Convention sans y adhérer. La<br />
méthode est connue. C’est la conquête par moyen de soumission 52 ; elle<br />
a fait ses preuves : la Cour de Luxembourg va assurer le respect de la<br />
Convention, instrument constitutionnel de l’ordre public européen, de la<br />
même manière qu’elle a assuré le respect des droits fondamentaux, c’est<br />
à dire en tant que principe général du droit communautaire 53 . L’avantage<br />
pour la Cour de justice est évident : elle maintient, et même elle renforce<br />
sa primauté à l’égard des juridictions nationales, car elle sauvegarde sa<br />
légitimé, tout en affirmant indirectement mais certainement, cette même<br />
primauté à l’égard de la Cour européenne des droits de l’homme. En<br />
51<br />
J.-F. Flauss, « Les droits de l’homme, comme élément d’une Constitution et de l’ordre<br />
européen », préc., p. 9.<br />
52<br />
Arg. p. an. : Les architectes japonais ont utilisé à travers les siècles le bois, matière qui, à<br />
première vue, résiste mal aux éléments de la nature. A l’opposé, les architectes occidentaux ont<br />
eu pour matière de prédilection la pierre, matière qui, par sa solidité, s’impose à la nature. Les<br />
architectes japonais se soumettent à la nature, ils ne s’y opposent pas et procèdent à la<br />
reconstruction des monuments endommagés. La conquête par moyen de soumission est -<br />
selon certains - la méthode des femmes orientales. Sur cette méthode V. l’excellent ouvrage de<br />
D.J. Boorstin, The Creators, A history of heroes of the imagination, First Vintage Books edition,<br />
New York 1993, spéc. p. 138-9.<br />
53<br />
V. désormais articles 6.1, 6.2 et 46.d des versions consolidées du traité sur l'Union<br />
européenne et du traité instituant la Communauté européenne ; sur le droit communautaire des<br />
droits fondamentaux V.F. Sudre, Chronique de la jurisprudence de la Cour de justice des<br />
Communautés européennes, RTDH 1988, p. 675 et s., spéc. p. 676 : le traité d'Amsterdam<br />
confère à la Cour de justice "une compétence expresse (qui lui faisait défaut) en matière de<br />
droits fondamentaux", partant, l'Union européenne procède à "une intégration douce de la<br />
Convention européenne des droits de l'homme [...]".<br />
56
érigeant les droits fondamentaux en véritable « source de légalité » 54 , la<br />
Cour de Luxembourg devient la Cour suprême de l’ordre juridique<br />
européen.<br />
A-t-elle pour autant la compétence d’assurer le respect de la<br />
Convention en tant que principe général du droit communautaire ?<br />
Auparavant et si l'on en juge par rapport au raisonnement adopté par la<br />
Cour de justice dans l’avis qu’elle a rendu le 28 mars 1996 55 , une réponse<br />
négative s’imposait. En effet, selon la Cour, « aucune disposition du<br />
Traité ne confère aux institutions communautaires, de manière générale,<br />
le pouvoir d’édicter des règles en matière de droits de l’homme » 56 . Mais<br />
alors, - une doctrine qui fait autorité le souligne 57 - où a-t-elle bien trouvé<br />
le fondement de sa compétence pour s’approprier le domaine des droits<br />
fondamentaux auparavant ? Le débat a désormais clairement évolué : la<br />
Cour de justice assure le respect des droits fondamentaux tels qu'ils sont<br />
garantis par la Convention européenne des droits de l'homme en ce qui<br />
concerne l'action des institutions communautaires, dans la mesure où la<br />
Cour est compétente en vertu des traités. 58 En tout état de cause, ce<br />
débat nous instruit davantage sur l’absence actuelle d’une finalité<br />
54<br />
Expression de J.-F. Flauss, « Les droits de l’homme, comme élément d’une Constitution et de<br />
l’ordre européen », préc., p. 10.<br />
55<br />
C.J.C.E., 28 mars 1996, Avis 2/94 sur l’adhésion de la Communauté à la Convention<br />
européenne des droits de l’homme.<br />
56<br />
C.J.C.E., Avis préc., point 27.<br />
57<br />
D. Simon, "L'avis 2/94 du 28 mars 1996 sur l'adhésion de la Communauté à la Convention<br />
européenne des droits de l'homme", Europe, juin 1996, Chron. n° 6, p. 3.<br />
58<br />
.Lecture combinée des articles 6.2 et 46.d des versions consolidées.<br />
57
européenne claire 59 que sur la définition du modèle juridique européen tel<br />
qu’on le conçoit. A l’opposé, deux contradictions, l’une inhérente à l’ordre<br />
juridique européen actuel, l’autre fictive, démontrent à la fois la réalité et<br />
le potentiel de l’ordre européen tout en traçant de manière provisoire -<br />
c’est-à-dire au stade actuel du processus de l’élaboration européenne -<br />
ses limites. Précisons ce point suivant.<br />
59 V. B. Oppetit, « Droit commun et droit européen », op. cit., loc. cit.<br />
58
2. Des repères insuffisants<br />
15. Il existe une contradiction réelle : d’une part, la qualification de<br />
la Convention d’« instrument constitutionnel de l’ordre publique<br />
européen » 60 par la Cour de Strasbourg , et d’autre part, la Cour de<br />
justice de Luxembourg qui voit dans le Traité C.E.E. « la charte<br />
constitutionnelle d’une Communauté de droit » 61 . En d’autres termes, on<br />
est en présence de deux Constitutions, dont l ‘existence détruit a priori<br />
l’affirmation selon laquelle il n’y aurait qu’un seul ordre juridique<br />
européen 62 .<br />
De plus, l’existence d’un ordre public européen semble se heurter<br />
aux dispositions mêmes de la Convention, c’est-à-dire au principe selon<br />
lequel la Convention n’impose qu’un standard minimum commun 63 . Peut-<br />
on vraiment concilier la vision « constitutionnaliste » 64 de la Convention et<br />
son statut traditionnel « d’instrument d’harmonisation à effet<br />
60 C.E.D.H., 23 mars 1995, Loizidou c/ Turquie, Série A, n° 310 ; V. aussi l’opinion du juge<br />
Jambrek dans l’affaire Fischer (C.E.D.H., 26 avril 1995, Fischer c/ Autriche, Série A, n° 312) qui<br />
qualifie la Convention d’« instrument constitutionnel vivant de l’ordre public européen ».<br />
61 C.J.C.E. , 23 avril 1996, Les Verts, 294/93, Rec. p. 1357 ; V. dans le même sens Avis du 14<br />
décembre 1991, Espace économique européen, 1/91, Rec. I-6079.<br />
62 Sur l’aspect communautaire de la question et le rôle de la Cour de justice V. H. Rasmussen,<br />
On Law and Policy in the European Court of Justice, Nijhoff Dordrecht 1986 ; M. Cappelletti, The<br />
Judicial <strong>Process</strong> in Comparative Perspective, Clarendon Press, 1989 ; J. Weiler, « Journey to an<br />
Unknown Destination : A Retrospective and Prospective of the European Court of Justice in the<br />
Arena of Political Integration », Journal of Common Market Studies 1993, Vol. 31 p. 417 ; G.F.<br />
Mancini, « The Making of a Constitution for Europe » (1989) 26 Common Market Law Review<br />
p. 595.<br />
63 Article 60 de la Convention. V. supra.<br />
64 Expression de P. Tavernier, op. cit, loc. cit, p. 34.<br />
59
minimum » 65 ? On considère que les deux notions ne sont pas exclusives.<br />
Le droit issu de la Convention européenne des droits de l’homme se<br />
présente de prime abord comme la couche inférieure de l’édifice<br />
européen, le seuil minimal de protection des droits du justiciable<br />
européen. De plus, à l’échelle européenne, la garantie du droit d’agir<br />
signifie qu’il existe désormais un standard processuel européen<br />
commun 66 . Enfin, le statut constitutionnel attribué à la Convention par la<br />
Cour de Strasbourg confirme la thèse soutenue par le Professeur Cohen-<br />
Jonathan selon laquelle dans « l’ordre international - et devant la Cour<br />
européenne - la Convention a la primauté sur tous les actes internes » 67 .<br />
En effet, la primauté est, à première vue, une notion<br />
bidimensionnelle à la fois dans le droit communautaire 68 et dans le droit<br />
de la Convention 69 . La primauté du droit de la Convention se heurte plutôt<br />
à l’absence d’obligation d’incorporation de la Convention dans le droit<br />
interne 70 qu’au prétendu principe de standard minimum commun 71 ou qu’à<br />
65 D. Evrigenis, « Réflexions sur la dimension nationale de la Convention européenne des droits<br />
de l’homme », Actes du colloque sur la Convention européennes des droits de l’homme par<br />
rapport à d’autres instruments internationaux pour la protection des droits de l’homme, Athènes<br />
1978, Conseil de l’Europe, Strasbourg 1979, p. 70.<br />
66 V. infra II La justiciabilité européenne.<br />
67 G. Cohen-Jonathan, « La place de la C.E.D.H. dans l’ordre juridique français », in Le droit<br />
français et la Convention européenne des droits de l’homme, 1974-1992, sous la direction de<br />
F. Sudre, Editions N.P. Engel, Kehl, Strasbourg, Arlington 1994, p. 7 ; Contra F. Sudre, « Existet-il<br />
un ordre public européen ? », in P. Tavernier Quelle Europe pour les droits de l’homme ?<br />
Préface P.-H. Imbert, Bruylant Bruxelles 1996, p. 59 note 152 et P. Tavernier, op. cit., loc. cit., p.<br />
36.<br />
68 Joseph H. Weiler, « The Community System : The Dual Character of Supranationalism »,<br />
(1981) 1 Yearbook of European Law, p. 267.<br />
69 G. Cohen-Jonathan, « La place de la C.E.D.H. dans l’ordre juridique français », op. cit., loc.<br />
cit.<br />
70 C.E.D.H., 6 février 1976, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives, Série A, n° 20.<br />
60
l’absence formelle de la procédure de renvoi préjudiciel en interprétation<br />
telle qu’elle existe devant la Cour de Luxembourg (article 234 C.E) 72 .<br />
De même, l’applicabilité directe de la Convention 73 devient de fait<br />
une notion bidimensionnelle dès lors que l’intégration de la Convention<br />
dans le droit national n’est pas imposée en droit européen. Dans l’ordre<br />
juridique européen - et devant la Cour de Strasbourg - la Convention est<br />
directement applicable (article 1 Convention) car elle confère directement<br />
aux individus des droits qui ont un caractère objectif - ils s’attachent à la<br />
seule qualité de personne humaine 74 - dont ils vont pouvoir se prévaloir<br />
devant les juridictions nationales. Mais dans l’ordre national, cette<br />
applicabilité directe restait lettre morte dans l’hypothèse où la Convention<br />
n’avait pas été insérée dans l’ordre juridique interne 75 .<br />
On le constate tout en le déplorant : ni la notion d’ordre public<br />
européen, ni celle de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel<br />
ne peuvent servir comme fondements de la définition de l’ordre juridique<br />
européen en l’état actuel des choses. Le statut constitutionnel de la<br />
Convention se heurte à la position que lui reconnaît la jurisprudence<br />
71<br />
Contra F. Sudre, « Existe-t-il un ordre public européen ? », op. cit., p. 59.<br />
72<br />
Contra, P. Tavernier, op. cit., loc. cit., p. 36.<br />
73<br />
V. G. Cohen-Jonathan, La Convention européenne des droits de l’homme, Economica 1989,<br />
p. 243 et s.<br />
74<br />
V. F. Sudre, « Existe-t-il un ordre public européen ? », op. cit., p. 44.<br />
75<br />
Tel était le cas p. ex. du Royaume-Uni.<br />
61
communautaire 76 . Ce statut constitutionnel dans l’ordre européen<br />
implique d’ailleurs nécessairement la supra-constitutionnalité de la<br />
Convention par rapport aux constitutions des Etats, situation qui conduit à<br />
un abandon certain de souveraineté 77 . Néanmoins, force est de constater<br />
que la mission de la Cour de Strasbourg s’inscrit dans la logique de<br />
définition de cet ordre public européen.<br />
16. Les effets de l’affirmation de l’existence d’un ordre public<br />
européen commencent seulement à se faire sentir sur le terrain<br />
procédural comme sur celui du droit substantiel 78 . Un ordre public<br />
européen dont la Convention constitue l’instrument constitutionnel<br />
signifie, il nous semble, la primauté incontestable de la Convention sur les<br />
traités de Rome et dans l’ordre interne. Le juge national aura peut-être<br />
l’obligation de relever d’office les dispositions de la Convention, alors<br />
qu’actuellement le juge français procède à un examen d’office desdites<br />
dispositions de manière peu constante 79 . Les parties ne pourront pas<br />
déroger à la Convention 80 . L’autorité incontestable des arrêts de la Cour<br />
76 Contra P. Tavernier, op. cit., p. 35. Selon le Professeur Tavernier le statut constitutionnel de la<br />
Convention est conforté par la position qui lui reconnaît la jurisprudence communautaire. A notre<br />
connaissance, il n’existe aucune décision de la Cour de Luxembourg qui conforte, même<br />
implicitement le statut constitutionnel de la Convention.<br />
77 Point inadmissible pour certains. V. en ce sens R. Drago, in Souveraineté de l’Etat et<br />
intervention internationales, Dalloz, 1996, p. 73.<br />
78 V. G.Cohen-Jonathan, Conclusions générales in Les Nouveaux développements du procès<br />
équitable au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Université de<br />
Strasbourg et Cour de cassation, 22 mars 1996, Bruylant Bruxelles 1996, p. 159 et s., spéc.<br />
p. 173.<br />
79 V. R. de Gouttes, « Le juge judiciaire français et la Convention européenne des droits de<br />
l’homme : Avancées et réticences », in Quelle Europe pour les droits de l’homme ?, préc. p. 217<br />
et s., spéc. p. 227.<br />
80 V. F. Sudre, « Existe-t-il un ordre public européen ? », op. cit., p. 59, note 151.<br />
62
de Strasbourg s’imposera 81 . L’adhésion de la Communauté à la<br />
Convention serait-elle nécessaire si la Cour de Luxembourg adhérait<br />
également à la conception constitutionnaliste de la Convention 82 ?<br />
17. En l’état actuel du droit européen, le point de départ de l’ordre<br />
juridique européen reste à identifier. Si l’on se borne à le rechercher dans<br />
une certaine conception de la Convention, on risque l’arbitraire absolu. Il<br />
nous semble - au-delà de la seule Convention - que ce point de départ ne<br />
se concrétise pas dans une norme quelconque qui, de plus, se situerait<br />
au niveau supranational 83 . Dans l’ordre juridique européen, il y a<br />
harmonisation par le haut, dans la mesure où il s’agit des normes<br />
européennes impératives, parfois d’intérêt commun supérieur et qui se<br />
superposent. Mais la seule Convention ne conduit pas à une<br />
harmonisation par le haut 84 car elle n’assure pas le plus haut niveau de<br />
protection des droits de l’homme 85 . On pourrait voir une certaine<br />
harmonisation par le haut grâce aux juridictions européennes en ce sens<br />
que la Cour de Luxembourg est la Cour suprême communautaire, tandis<br />
81<br />
V. infra Un pouvoir de « pleine juridiction » pour la Cour européenne des droits de l’homme,<br />
Première Partie, Titre I, Chapitre III.<br />
82<br />
V. supra.<br />
83<br />
V. Mais uniquement sur l’aspect communautaire de la question P. Eleftheriadis, « Aspects of<br />
European Constitutionalism », (1996) 21 E.L.R., p.32 et s.<br />
84<br />
Contra O. Beaud, « L’Europe entre droit commun et droit communautaire », op. cit., p. 11.<br />
85<br />
V. Joseph H. Weiler, « Fundamental Rights and Fundamental Boundaries : On Standards and<br />
Values in the protection of Human Rights », N. A. Neuwahl and A. Rosas (eds), 1995 Kluwer, p.<br />
51-76.<br />
63
que la Cour de Strasbourg semble s’ériger dans certains cas en<br />
« quatrième instance » 86 .<br />
18. Cette dernière réflexion nous amène tout naturellement au point<br />
central qui peut servir de fondement à l’ordre juridique européen. C’est le<br />
droit de l’individu d’agir à l’échelle européenne et son corollaire, la notion<br />
de juge européen, critères déterminants de définition de cet ordre<br />
juridique européen. L’existence de l’ordre juridique européen nécessite<br />
l’affirmation d’un ordre juridique processuel européen.<br />
II. LA JUSTICIABILITÉ EUROPÉENNE.<br />
19. Le concept de justiciabilité, introduit en droit européen, a une<br />
fonction structurante car il permet de délimiter l’ordre juridique européen.<br />
Notion transposée du droit communautaire, elle nécessite donc une<br />
définition en droit européen. Elle a le double mérite d’introduire du concret<br />
dans une matière qui peut se passer d’une abstraction de plus, telle que<br />
la notion d’ordre juridique européen, tout en se rapprochant par là même,<br />
86 En ce sens F. Sudre, JCP 96, I, 3910, point 21 sur l’affaire Bellet c/ France ; Aussi J.-F.<br />
Flauss, « Les nouvelles frontières du procès équitable » in Les nouveaux développements du<br />
64
de la méthode du jus commune. En effet, la notion de justiciabilité a pour<br />
seconde vertu d’assurer l’unité conceptuelle de l’ordre juridique européen<br />
et ceci, grâce au travail de la raison juridique. Surtout, elle démontre les<br />
limites actuelles de l’ordre européen. La justiciabilité européenne, source<br />
de précision, devient, par sa variabilité même, un concept fluctuant.<br />
20. La paternité du concept de justiciabilité conçue comme « la<br />
capacité du juge interne à assurer l’efficacité du droit communautaire et<br />
l’effectivité de la protection juridictionnelle de ses sujets » 87 revient au<br />
Professeur Simon. La notion a été élaborée dans le cadre du droit<br />
communautaire afin d’expliquer une jurisprudence communautaire qui<br />
impose l’effet obligatoire du droit communautaire indépendamment de<br />
son effet direct 88 . Dans la mise en oeuvre du droit communautaire, toutes<br />
les normes communautaires sont invocables devant le juge national. Leur<br />
effet obligatoire est plus une conséquence de la primauté du droit<br />
communautaire que l’éventuel effet direct de la norme 89 . A la seule<br />
différence que lorsqu’il s’agit d’une norme ayant effet direct, le juge<br />
national est alors tenu de l’appliquer immédiatement et directement, s’il<br />
procès équitable au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Université de<br />
Strasbourg et Cour de cassation, 22 mars 1996, Bruylant Bruxelles 1996, p. 81.<br />
87 D. Simon, Le système juridique communautaire, PUF 1997, n° 290.<br />
88 V. p. ex. CJCE 19 novembre 1991, Francovich et Bonifaci, C-6/90 et C-9/90, Rec. I-5357 ;<br />
CJCE 5 mars 1996, Brasserie du Pêcheur et Factortame III, C-46/93 et C-48/93, Europe, mai<br />
1996, Chron. 5.<br />
89 D. Simon, op. cit., n° 293.<br />
65
n’existe pas de norme nationale applicable ou si la norme nationale lui est<br />
contraire 90 .<br />
Le concept de justiciabilité permet donc, en droit communautaire,<br />
d’avoir une vue d’ensemble de la jurisprudence et d’opérer ainsi cette<br />
distinction désormais nécessaire entre une justiciabilité minimale, fondée<br />
sur le principe de primauté, et une justiciabilité renforcée qui s’appuie<br />
plutôt sur l’effet direct de la norme communautaire. Mais la notion de<br />
justiciabilité, transposée cette fois à l’échelle européenne, a un rôle plus<br />
général. Elle présuppose la redéfinition de la notion de juridiction<br />
européenne.<br />
21. Dans l’ordre juridique européen, la justiciabilité se définit<br />
comme la capacité du juge européen, (qu’il soit juge national, de droit<br />
commun du droit communautaire, ou juge de droit européen<br />
conventionnel) à assurer l’efficacité du droit européen et l’effectivité de la<br />
protection juridictionnelle des particuliers. Le concept de justiciabilité<br />
européenne remplit une fonction structurante offrant à tout citoyen<br />
européen une invocabilité minimale du droit européen au sens de la<br />
Convention : c’est-à-dire faire contrôler par le juge européen la<br />
90 D. Simon, op. cit., n° 294.<br />
66
compatibilité du droit national ou du droit communautaire avec le droit<br />
issu de la Convention européenne des droits de l’homme.<br />
22. Si l’on examine le justiciabilité européenne sous l’angle du juge<br />
national, on s’aperçoit qu’il ne peut pas être à l’échelle européenne, juge<br />
de droit commun du droit communautaire et, dans le même sens du<br />
terme, juge de droit commun du droit européen 91 . Aux deux offices -<br />
national et communautaire- du juge français, correspond en réalité une<br />
triple mission à vocation variable, conséquence d’une double<br />
imprégnation de l’ordre juridique communautaire et du droit issu de la<br />
Convention européenne des droits de l’homme. Le juge français est juge<br />
national, juge de droit commun du droit communautaire et juge européen<br />
au sens de la Convention. Mais il n’est juge de droit commun du droit<br />
communautaire que lorsque le litige dont il est saisi porte sur des règles<br />
de droit communautaire. Il est juge européen au sens de la Convention à<br />
tout moment. La fonction européenne encadre donc en quelque sorte les<br />
deux autres -nationale et communautaire- tout en empiétant sur leur<br />
domaine. A l’opposé, l’office communautaire du juge national est délimité<br />
et surtout constant 92 . Au-delà de ces conséquences quant à la variabilité<br />
de la justiciabilité européenne, cette opposition, à ce point de notre<br />
91 V. cep. P. Tavernier, « La Cour européenne des droits de l’homme applique-t-elle le droit<br />
international ou un droit de type interne ? » in Quelle Europe pour les Droits de l’homme ?<br />
Bruylant Bruxelles 1996, Préface de P.H. Imbert, p. 17 et spéc. p. 19 ; V. aussi G. Cohen-<br />
Jonathan et J.-F. Flauss, Justices, 1996-3, p. 223.<br />
92 V. A. Barav, La fonction communautaire du juge national, thèse Strasbourg 1983<br />
67
analyse, réintroduit le débat relatif à la nature spécifique de la Convention<br />
européenne des droits de l’homme. On considère en effet que la notion<br />
de juge européen est indissociable de la conception que l’on retient de la<br />
Convention même. Précisons.<br />
23. Si le juge national relève du système juridictionnel de l’Etat<br />
auquel il appartient organiquement - ainsi le juge français statue au nom<br />
du peuple français même lorsqu’il exerce l’office communautaire ou<br />
lorsqu’il applique la Convention - ce même juge a pour mission, quand il<br />
applique la Convention, de protéger les droits des particuliers, attachés à<br />
la seule qualité de personne humaine, et non à celle de citoyen français.<br />
De plus le juge accomplit sa mission dans le cadre du système européen<br />
qui permet à tout Etat d’agir au bénéfice de ces individus alors même<br />
qu’ils ne sont pas ses propres ressortissants 93 .<br />
24. A ce point, on se permet d’ouvrir une parenthèse : Le processus<br />
de constitutionnalisation de la Convention européenne 94 dans le cadre<br />
d’un ordre européen, qui selon nous est inéluctable, sous-tend<br />
l’européanisation permanente du juge national. Ceci implique l’intégration<br />
de la Convention dans la totalité des ordres juridiques nationaux et<br />
l’application d’office par la juge national des moyens de droit issus de la<br />
Convention (ce qui est aujourd’hui contestable). En d’autres termes, dans<br />
68
l’avenir, même si le juge national relève toujours du système juridictionnel<br />
de son Etat, il ne sera pas déplacé de parler plutôt de l’office national du<br />
juge européen que de l’office européen du juge national. Si la Cour de<br />
Luxembourg faisait le saut qualitatif et admettait, d’une manière ou d’une<br />
autre, la vision « constitutionnaliste » de la Convention, il nous semble<br />
que la position actuelle du Conseil constitutionnel français, qui se refuse à<br />
introduire formellement dans le bloc de constitutionnalité les droits<br />
fondamentaux tels qu’ils sont reconnus par la Convention, deviendrait<br />
intenable. Le droit de la Convention, droit porteur des principes de valeur<br />
universelle, ne semble pas générer pour le moment les mêmes réticences<br />
dans les milieux nationaux que le droit communautaire. Aux yeux des<br />
justiciables, le droit de la Convention apparaît comme un moyen<br />
supplémentaire d’engendrer la responsabilité de l’Etat. L’applicabilité de<br />
la Convention dans les rapports entre particuliers 95 par le biais de<br />
l’imposition des obligations positives à la charge des Etats 96 ainsi que<br />
l’« intérêt possessif » que le droit de la Convention porte de manière<br />
générale sur le droit français 97 sont ignorés par le grand public, et même<br />
parfois par les praticiens du droit.<br />
93<br />
Article 33 de la Convention.<br />
94<br />
V. supra.<br />
95<br />
V. p. ex. C.E.D.H., 25 mars 1993, Costello-Roberts c/Royaume-Uni, Série A, n° 247C.<br />
96<br />
V. F. Sudre, La Convention européenne des droits de l’homme, PUF, coll. « Que sais-je ? »,<br />
p. 31 et s. ; V. aussi J.F. Flauss « Actualité de la Convention européenne des droits de<br />
l’homme » AJDA 1993, p. 486.<br />
97 e<br />
J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la V République, Flammarion 1996, p. 47.<br />
69
L’approche prétendue minimaliste, selon laquelle la Convention<br />
n’assure qu’un standard de protection minimale des droits de l’homme,<br />
(bien que réelle si l’on se contente de l’interprétation textuelle de la<br />
Convention), devient douteuse lorsqu’on examine de près la<br />
jurisprudence des organes de Strasbourg dans certains domaines 98 . A<br />
moyen terme, le véritable enjeu ne sera pas l’application par la<br />
jurisprudence nationale de la Convention même, mais plutôt l’application<br />
de la Convention telle qu’elle est interprétée par les organes de contrôle<br />
de Strasbourg. Au niveau national, il y a risque de dévaluation de la<br />
Convention par une invocation abusive de celle-ci lorsque les juridictions<br />
nationales ne se réfèrent pas à la jurisprudence interprétative des<br />
organes de Strasbourg 99 .<br />
25. Fermons la parenthèse (utile à ce stade de réflexion car le<br />
domaine européen est une matière en évolution permanente dont<br />
l’analyse arrêtée à un moment donné ne suffit pas) pour analyser l’ordre<br />
98 Mais ce débat n’est pas le propre de la présente étude.<br />
99 Pour un exemple récent, V. Cour de cassation, 3 e Civ., 6 mars 1996, D 1997, Jup p. 167 note<br />
B. de Lamy. Cet arrêt est intéressant car non seulement il concerne l’applicabilité de la<br />
Convention européenne dans des rapports entre particuliers mais surtout parce que la Cour de<br />
cassation affirme, sur le fondement de l’article 8-1 de la Convention qu’un contrat de bail ne<br />
peut pas avoir pour effet de priver le preneur de la possibilité d’héberger ses proches,<br />
notamment le père de ses deux derniers enfants et sa soeur. L’article 8 se réfère au droit du<br />
respect de la vie privée et familiale et du domicile. Mais les droits en question ne sont pas<br />
inconditionnels. La Convention même (article 8-2) prévoit des ingérences à ces droits dès lors<br />
que ces ingérences sont nécessaires et légales dans le but d’assurer, parmi d’autres, la<br />
protection de la santé et la protection des droits d’autrui. La Cour de cassation, comme le<br />
souligne M. de Lamy, se contente d’invoquer le paragraphe premier de l’article 8 de la<br />
Convention sans examiner la jurisprudence européenne ou la matière. S’il est vrai que la<br />
décision en question semble être conforme à la jurisprudence des organes de Strasbourg, il<br />
nous semble qu’une généralisation de l’invocation de la Convention et ceci par une motivation<br />
succincte risque d’engendrer de l’hostilité à l’égard du droit de cette Convention. V. Ch.-L. Vier,<br />
70
européen tel qu’il se présente actuellement. La redéfinition de la notion de<br />
juridiction européenne, élément-clé du concept de justiciabilité, implique<br />
l’examen de l’action en justice en dehors et au-delà du contexte national.<br />
La lecture large de l’office du juge européen (juge national, juge de droit<br />
commun du droit communautaire, juge de Strasbourg) passe par<br />
l’affirmation de la généralisation de la protection juridictionnelle 100 dans<br />
l’ordre juridique européen.<br />
Une évidence, tout d’abord : La notion européenne de l’action -<br />
l’Etat comme l’individu agissant au sens de la Convention pour<br />
sauvegarder des droits individuels attachés à la qualité de personne<br />
humaine - conduit, par un effet de dilution, à un affaiblissement de la<br />
souveraineté nationale. Une évidence constitutive de toute une<br />
problématique. Paradoxalement, tandis que l’on essaye de proposer un<br />
modèle européen souple fondé sur une justiciabilité à l’échelle<br />
européenne et qui s’affranchit de la vision manichéenne entre l’ordre<br />
communautaire et la Convention, tout en réfutant par la même l’analyse<br />
du juge national comme juge de droit commun européen 101 , c’est dans le<br />
« Les risques de dévalorisation de la C.E.D.H. » in C.E.D.H. et Droit communautaire. Actes du<br />
colloque du 18 juin 1987, La Documentation française, 1988, p. 57 et s.<br />
100 V. E. Kastanas, Unité et Diversité : notions autonomes et marge d’appréciation des Etats<br />
dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant Bruxelles 1996, p.<br />
355 et s. L’auteur voit dans la généralisation de la protection juridictionnelle une modalité de<br />
l’interprétation autonome de la part de la Cour de Strasbourg.<br />
101 Ce qui implique que l’on réfute l’office du juge national en tant que notion comme point de<br />
départ de notre analyse, tout en admettant que la Cour européenne des droits de l’homme<br />
utilise le droit national comme point de départ de sa démarche. Ceci constitue nullement un<br />
contresens car on se situe à un niveau différent et, de plus, l’ordre juridique européen ne se<br />
limite pas à la seule Cour de Strasbourg.<br />
71
concept de l’action en justice tel qu’il a été élaboré par une doctrine dite<br />
nationale que l’on trouve des repères supplémentaires de solution.<br />
Essayons de concrétiser.<br />
26. En droit interne, la définition de l’action en justice donne lieu à<br />
de vives controverses. Alors que certains la qualifient de droit subjectif 102<br />
distinct 103 , voire de droit subjectif processuel 104 , d’autres refusent de voir<br />
dans la notion un droit distinct car il s’agit, selon eux, d’une façon<br />
commode de désigner les demandes et les défenses 105 . Un troisième<br />
courant doctrinal met l’accent sur le caractère fondamental du droit<br />
d’agir 106 , consacré en tant que tel par une jurisprudence constitutionnelle<br />
française 107 mais aussi européenne 108 . Suivant cette dernière analyse, le<br />
droit d’agir en justice, droit fondamental, se dissocie clairement de la<br />
faculté d’agir en justice, pouvoir légal qui se traduit de manière concrète<br />
par l’acte de la demande en justice 109 .<br />
102 H. Motulsky, Principes d’une réalisation méthodique du droit privé. La théorie des éléments<br />
générateurs des droits subjectifs, Sirey 1948, réimp Dalloz, 1991, n° 31 et s.<br />
103 F. Terré, Introduction générale au droit, 3 e ed, Dalloz, 1996, n° 624.<br />
104 L. Cadiet, Droit judiciaire privé, Litec, 1992, n° 14 et n° 669 ; dans la présente étude on se<br />
réfère à la première édition de l'ouvrage du Professeur Cadiet, sauf mention spéciale de la<br />
deuxième édition.<br />
105 J. Héron, Droit judiciaire privé, Montchrestien, 1991, n° 37 et s.<br />
106 J. Vincent et S. Guinchard, préc., n° 51 et s. ; Th. Renoux, « Le droit au recours<br />
juridictionnel », JCP. 93, I 3675 ; M. Bandrac, « L’action en justice, droit fondamental »,<br />
Mélanges Perrot, Dalloz 1996, p. 1.<br />
107 V. J. Vincent et S. Guinchard, op. cit., n° 60.<br />
108 V. J. Vincent et S. Guinchard, op. cit., n° 57.<br />
109 V. J. Vincent et S. Guinchard, op. cit., n° 72.<br />
72
27. A l’échelle européenne, le droit d’agir a une fonction structurale<br />
qui va bien au-delà du simple cadre du procès. En tant que notion<br />
européenne, il fait beaucoup plus que marquer une limite à la puissance<br />
de l’Etat 110 . Le droit d’agir, droit fondamental européen, qui, de plus,<br />
s’appuie sur la prohibition du déni de justice à l’échelle européenne 111<br />
impose une conception large du juge européen - qu’il soit juge national,<br />
juge de droit commun du droit communautaire ou juge européen au sens<br />
strict - et énonce par la même le principe d’un ordre juridique européen.<br />
D’ailleurs, une certaine doctrine admet implicitement que la notion du droit<br />
d’agir n’est pas le propre de l’ordre national ; dans ce cas, pourquoi ne<br />
pas suivre l’analyse jusqu’à sa conclusion finale lorsqu’elle constate<br />
qu’avec « le droit au recours juridictionnel, on se trouve dès lors au coeur<br />
de l’une de ces zones frontières qui n’appartiennent en propre ni au droit<br />
interne, ni au droit européen, mais constituent le fonds commun des Etats<br />
de droit » 112 ? On considère que le droit d’agir européen énonce une<br />
communauté de droit, non pas strictement communautaire, mais<br />
européenne. La reconnaissance du droit d’agir en tant que droit<br />
supranational implique un pouvoir légal européen. Dans l’ordre juridique<br />
européen, ce pouvoir légal s’exerce au niveau national - d’où l’office<br />
110 Selon M. Bandrac « Inscrire l’action dans la catégorie des libertés publiques ou des droits<br />
fondamentaux, c’est affirmer que cette prérogative marque une limite à la puissance de l’Etat<br />
[...] » in Mélanges Perrot, op. cit., p. 3.<br />
111 C.E.D.H., 21 février 1975, Golder c/ Royaume-Uni, Série A, n° 18.<br />
112 Th. Renoux, « Le droit au recours juridictionnel », op. cit., n° 1.<br />
73
national du juge européen - et au niveau supranational, c’est l’action<br />
européenne devant les instances européennes au sens traditionnel.<br />
28. A l’appui de cette analyse il suffit d’examiner la nature de<br />
l’action en justice européenne. L’action devant les organes de contrôle de<br />
la Convention, « instrument constitutionnel de l’ordre public<br />
européen » 113 , appartient à la fois aux particuliers et à l’Etat et sur un<br />
certain pied d’égalité. Le droit d’agir se traduit par le droit de recours<br />
individuel 114 et par la requête étatique 115 . Le droit de recours individuel<br />
lève l’obstacle de la compétence nationale de l’Etat. En effet il est ouvert<br />
sans considération de nationalité à toute personne qui se prétend victime<br />
d’une violation de la Convention par tout Etat partie à la Convention. Dans<br />
l’avenir, ce droit individuel sera ouvert de plein droit devant la Cour<br />
européenne des droits de l’homme 116 . De plus, tout Etat contractant peut<br />
agir pour tout manquement à la Convention commis par un autre Etat. Il<br />
agit alors pour défendre l’ordre public européen de la même manière que<br />
le Ministère public français peut agir d’office pour la défense de l’ordre<br />
public français 117 .<br />
113 C.E.D.H., 23 mars 1995, Loizidou c/ Turquie, Série A, n° 310.<br />
114 Article 34 de la Convention.<br />
115 Article 33 de la Convention.<br />
116 Ceci résulte des dispositions du Protocole 11 qui a été signé à Strasbourg le 11 mai 1994.<br />
C’est un Protocole d’amendement dont la mise en vigueur est conditionnée par l’obligation pour<br />
les Etats d’exprimer leur consentement. Le Protocole 11 est entré en vigueur le 1er novembre<br />
1998 (décret n° 98-1055, 18 novembre 1998, JO 25 novembre 1998, p. 17777).<br />
117 V. Article 423 NCPC.<br />
74
Ainsi, « c’est seulement quand elle (l’action) appartient aux sujets<br />
qu’elle peut apparaître comme un droit fondamental de ceux-ci » 118 , mais<br />
à quels sujets, si ce n’est ceux de l’ordre juridique européen ? Vue sous<br />
l’angle européen, l’action n’appartient pas aux sujets d’un Etat car elle est<br />
à la fois individuelle et étatique. La requête individuelle comme la requête<br />
étatique relèvent en quelque sorte du mécanisme de garantie collective<br />
introduit par la Convention 119 et surtout, l’Etat doit, comme le doit<br />
l’individu, satisfaire grosso modo aux mêmes conditions de recevabilité.<br />
En effet, aux termes de l’article 35 de la Convention, la Cour européenne<br />
des droits de l’homme ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies<br />
de recours internes et dans un délai de six mois à partir de la date de la<br />
décision interne définitive. Le fait que la Cour examine aussi, et<br />
seulement pour les requêtes individuelles, le bien fondé et le caractère<br />
non abusif de la requête 120 ne change en rien notre analyse car il ne s’agit<br />
pas ici des conditions d’ouverture de l’action européenne au sens propre<br />
du terme, mais plutôt d’un examen sur le fond de la requête (la Cour<br />
opère un « filtrage » supplémentaire des requêtes).<br />
A contrario, on pourrait faire valoir que l’Etat et l’individu ne doivent<br />
pas satisfaire aux mêmes conditions de recevabilité puisque l’individu doit<br />
118 M. Bandrac, « L’action en justice, droit fondamental », op. cit., p. 4.<br />
119 V. F. Sudre, « Existe-t-il un ordre public européen ? » in Quelle Europe pour les droits de<br />
l’homme ? préc., en part. p. 46 et s. ; Dans le même sens J.-F. Flauss, « Les droits de l’homme,<br />
comme élément d’une Constitution et de l’ordre européen », op. cit., loc. cit.<br />
120 Article 35-2 de la Convention.<br />
75
justifier d’un intérêt personnel, direct et actuel 121 . Cette objection doit être<br />
précisée. La jurisprudence européenne en la matière se montre plutôt<br />
souple quant à l’exigence d’un intérêt actuel, impliquant le fait d’être<br />
« victime d’une violation » 122 de la Convention. Elle admet en effet la<br />
requête d’une victime « potentielle » 123 . Il suffit donc que l’individu soit<br />
susceptible de tomber sous l’application d’une loi prétendue incompatible<br />
avec la Convention 124 . Dans le même sens, la disparition de l’objet du<br />
litige (hypothèse du désistement de l’Etat défendeur) ne dessaisit pas<br />
toujours la Cour de Strasbourg 125 .<br />
Ces deux exceptions à l’exigence d’un intérêt actuel ont, nous<br />
semble-t-il, une double signification : Tout d’abord, elles fournissent un<br />
argument supplémentaire à l’autonomie de la notion européenne de<br />
l’action. Ensuite, elles démontrent, conformément à la thèse soutenue par<br />
le Professeur Sudre 126 , que la requête individuelle comme la requête<br />
étatique font partie du mécanisme général de garantie collective instauré<br />
par le droit de la Convention.<br />
121<br />
Pour une vue d’ensemble V. J.-Cl. Soyer et M. de Salvia, Le recours individuel supranational,<br />
Mode d’emploi, LGDJ, 1992, n° 147 et s.<br />
122<br />
Article 34 de la Convention.<br />
123<br />
V. en ce sens C.E.D.H., 22 avril 1993, Modinos c/ Chypre, Série A, n° 259, JCP 1994, I 3742,<br />
obs. Sudre ; V. également C.E.D.H., 29 octobre 1992, Open Door et Dublin Well Woman c/<br />
Irlande, Série A n° 246-A, JCP 1993, I 3654, obs. Sudre ; Mais la jurisprudence française admet<br />
aussi dans certains cas que la menace d’un trouble suffit. V. Com. 5 février 1985, J.C.P. 1985.<br />
IV. 147 ; Et le président du TGI peut prescrire des mesures conservatoires afin de prévenir un<br />
dommage imminent. (Article 809 alinéa premier NCPC).<br />
124<br />
V. en ce sens F. Sudre, JCP 1994, I 3742, point 3.<br />
125<br />
V. en ce sens F. Sudre, op. cit., point 6.<br />
126<br />
V. F. Sudre, « Existe-t-il un ordre public européen ? » in P. Tavernier, Quelle Europe pour les<br />
droits de l’homme ?, préc., p. 46 et s.<br />
76
29. La justiciabilité et ses deux composantes, l’action européenne<br />
et l’office européen du juge, ont un sens propre et peuvent servir ainsi de<br />
points de définition de l’ordre juridique européen. Mais ces notions<br />
connaissent par là-même leurs limites fonctionnelles car elles se heurtent<br />
à des rapports d’ordres normatifs et d’ordres juridictionnels fluctuants. Le<br />
système juridique européen, c’est l’ordre dans le désordre 127 . Situation<br />
bien regrettable si l’on considère que c’est la procédure qui fournit au juge<br />
la légitimité de s’occuper des grands problèmes sociaux qui font<br />
désormais l’objet de décisions judiciaires européennes 128 . Les conflits non<br />
résolus au niveau national se retrouvent dans les salles d’audience<br />
européennes via l’exercice du droit d’agir, droit fondamental européen,<br />
d’autant plus que le déni de justice est interdit au juge européen.<br />
Situation séduisante si l’on considère qu’il revient au droit, « la plus<br />
puissante des écoles de l’imagination » 129 , compris en tant que méthode<br />
et travail de la raison juridique, de déchiffrer cet ordre juridique européen<br />
caractérisé par le désordre 130 . Comme le poète qui s’épanouit en se<br />
127<br />
V. A. Decocq, « Le désordre juridique français », Mélanges Foyer, PUF 1997, p. 147.<br />
128<br />
V. T. Koopmans, « Judicial activism and procedural law », European Review of Private Law<br />
1993, p. 67 et s.<br />
129<br />
Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu.<br />
130<br />
Arg. p. anal. la vision hégélienne de la légende de la Tour de Babel. V. supra. Pour une<br />
analyse linguistique V. Umberto Eco, « La quête d’une langue parfaite dans l’histoire de la<br />
culture européenne, Leçon inaugurale au Collège de France, Collège de France 1992. Eco<br />
analyse la confusion de langues dans le projet de la Tour de Babel comme un signe certain que<br />
l’unité de l’Etat n’est pas universelle, mais qu’elle donne naissance à différentes notions. Il nous<br />
semble, et pour mettre tout ceci en perspective, que le droit de la Convention, tel qu’il est pris en<br />
compte actuellement dans le système communautaire, est un élément de « Babelisation » de<br />
77
libérant des contraintes de la grammaire et du langage précis, le juriste<br />
averti ne trouve-t-il pas sa vocation la plus noble dans l’élaboration d’un<br />
raisonnement juridique là où un tel raisonnement n’est en rien évident,<br />
lorsque l’intervention du pouvoir normatif est source de confusion ?<br />
30. PLAN. L'objet de cette étude est d'aboutir à un certain<br />
ordonnancement processuel en examinant le procès civil à l'épreuve du<br />
droit processuel européen. L'encadrement européen du procès civil<br />
répond à une démarche dissimulée mais omniprésente : dans toute<br />
nouvelle collectivité, il y a une relation de cause à effet entre le droit<br />
substantiel et la procédure. En revanche, tôt ou tard la procédure<br />
s'affranchit, ne serait-ce qu'en partie, de l'emprise du substantiel et l'on<br />
peut alors prétendre à la création d'un véritable Etat de droit. Ce<br />
phénomène binaire se manifeste dans le démembrement de l'acte<br />
juridictionnel sous l'influence du droit processuel européen et dans la<br />
métamorphose des pouvoirs du juge national par ce droit processuel<br />
européen. Dans un premier temps, le morcellement de l'acte juridictionnel<br />
sert à démontrer l'instrumentalisation du processuel par le substantiel.<br />
Dans un second temps, la métamorphose des pouvoirs du juge national<br />
répond à une logique processuelle. Cette évolution sert à accréditer une<br />
l’ordre juridique européen. Ceci dit, l’évolution européenne dépendra de l’attitude de la Cour de<br />
Luxembourg (et du Tribunal de première instance). Si elle s’approprie de la Convention, en tant<br />
qu’instrument constitutionnel de l’ordre européen, elle reprend à son compte un élément de<br />
valorisation, qui devient alors également un élément de définition de cet ordre. La vocation du<br />
droit de la Convention n’est pas d’être un rempart à la constitution communautaire. Il suffit que<br />
la Cour de justice capte pleinement cette source supplémentaire d’harmonisation européenne.<br />
78
nouvelle orientation de l'espace européen : aboutir à un Etat de droit sous<br />
l'impulsion du droit processuel européen.<br />
Nous allons procéder par l'ordre suivant :<br />
- Première Partie : Le démembrement de l'acte juridictionnel sous<br />
l'influence du droit processuel européen.<br />
- Deuxième Partie : La métamorphose des pouvoirs du juge national par<br />
le droit processuel européen.<br />
79
PREMIERE PARTIE<br />
LE DEMEMBREMENT DE L'ACTE JURIDICTIONNEL<br />
SOUS L'INFLUENCE DU DROIT PROCESSUEL EUROPEEN<br />
80
31. Le droit processuel n'est pas une matière cloisonnée. Néanmoins, il<br />
est souvent présenté comme étant une matière autonome, quoi que<br />
connaissant des influences issues du droit administratif, du droit constitutionnel<br />
et du droit européen (communautaire et droit européen conventionnel). Mais<br />
alors, ces phénomènes de croisement concernent principalement l'angle<br />
procédural.<br />
Si le croisement des procédures est un phénomène important, il n'est<br />
pas pour autant suffisamment représentatif de l'interaction des contentieux dès<br />
lors que l'analyse se situe au seul niveau processuel. En effet, le croisement,<br />
par exemple, du droit processuel européen (communautaire et conventionnel)<br />
et de la procédure civile, envisagé sous une optique exclusivement<br />
procédurale, présuppose en quelque sorte, à tort, que chacune de deux<br />
matières est imperméable aux influences extérieures, celles du droit<br />
substantiel. A l'opposé, il se peut que non seulement chaque matière connaisse<br />
en soi une influence du substantiel, mais aussi que leur interaction puise sa<br />
source dans des raisons propres au droit substantiel.<br />
Il va de soi que le thème de la détermination du processuel par le droit<br />
substantiel ne fait pas l'objet de la présente étude. En revanche,<br />
l'instrumentalisation du processuel français et européen par le substantiel est<br />
une idée qui permet d'illustrer, d'une part l'assise et le domaine de<br />
l'encadrement européen des actes juridictionnels au niveau notionnel, d'autre<br />
81
part la mise en œuvre des actes juridictionnels européens (communautaires et<br />
européens au sens de la Convention) dans l'ordre juridique national. Autrement<br />
dit, l'angle susmentionné répond de manière satisfaisante à l'interrogation au<br />
niveau de la raison d'être, de l'étendue et des moyens de l'encadrement<br />
européen de la procédure française. Cet angle s'avère être satisfaisant parce<br />
que la fonction juridictionnelle française et européenne (communautaire et<br />
conventionnel) répond à une finalité définie en dehors de et avant la procédure.<br />
Le domaine et la mise en l'oeuvre des actes juridictionnels sont imprégnés de<br />
considérations propres à la survie et au succès de chaque collectivité humaine<br />
organisée.<br />
Nous examinerons successivement :<br />
Titre I : L'éventail des actes juridictionnels.<br />
Titre II : La mise en œuvre des actes juridictionnels.<br />
82
TITRE I L’ÉVENTAIL DES ACTES JURIDICTIONNELS<br />
32. La source de l’encadrement européen du procès civil est<br />
jurisprudentielle alors même que la justice étatique sert de “support” à cet<br />
encadrement. D'une part, la jurisprudence communautaire cristallise la<br />
primauté du droit européen. D'autre part, en droit européen conventionnel, le<br />
droit normatif primaire -Convention et Protocoles- est presque insignifiant par<br />
rapport au droit communautaire normatif en raison de la généralité des textes,<br />
de l’absence d’une volonté politique équivalente à celle qui existe au niveau de<br />
l’Union européenne et, enfin, en raison de l’absence d’un droit européen<br />
conventionnel dérivé (règlements et directives). Par conséquent, la<br />
jurisprudence européenne des droits de l'homme devient elle-même la source<br />
primordiale de l’encadrement européen du droit processuel interne malgré<br />
l’inexistence de l’équivalent d’un mécanisme de renvoi préjudiciel tel que celui<br />
de l’article 234 CE 131 , d’autant plus que le dire du juge de Strasbourg intervient<br />
directement en faveur du justiciable européen.<br />
La jurisprudence européenne ne fait en réalité que confirmer un<br />
phénomène que l'on rencontre déjà au niveau national : l'instrumentalisation du<br />
processuel par le substantiel se manifeste au niveau du juridictionnel lequel<br />
répond à une nécessité définie en dehors de et avant la procédure. La fonction<br />
juridictionnelle interne se caractérise par la nature non-linéaire des différents<br />
actes juridictionnels. Cette prise en compte du juridictionnel dans son<br />
irréductible identité permet de mieux circonscrire, par la suite, le juridictionnel<br />
83
dans son genre par le biais d'une nouvelle classification. Cette classification fait<br />
ressortir l'acception à la fois large et condensée du phénomène juridictionnel<br />
(Chapitre I).<br />
La cohérence du thème de la fonction juridictionnelle, qu'elle soit<br />
européenne ou nationale présuppose l'acceptation d'un postulat : si la fonction<br />
juridictionnelle répond à une nécessité non-processuelle, l'analyse processuelle<br />
au sein de cette fonction doit aboutir à des réponses homogènes les unes (au<br />
niveau national) par rapport aux autres (au niveau supranational de l'ordre<br />
juridique européen). L'absence d'une véritable méthode processuelle de la part<br />
du juge européen (surtout en ce qui concerne les juges de Strasbourg)<br />
confirme les limites de la méthode autoréférentielle des processualistes. Cette<br />
méthode se heurte en effet à l'instrumentalisation du processuel, donc du<br />
juridictionnel, par le substantiel. Sous cet angle, l'enjeu consiste à établir une<br />
application méthodologique, au niveau national, des solutions adoptées par la<br />
Cour européenne des droits de l'homme au niveau supranational dans le but de<br />
dégager le soubassement européen des actes juridictionnels (Chapitre II).<br />
La découverte de "la méthode dans la méthode" de la Cour européenne<br />
des droits de l'homme détermine notre analyse sur l'autorité des arrêts de la<br />
Cour de Strasbourg. L'autorité du précédent découle d'une part de la<br />
qualification préalable de l'acte du juge européen comme acte juridictionnel,<br />
131 Ex-article 177 CE.<br />
84
d'autre part de la méthode propre à ce juge. La Cour européenne des droits de<br />
l'homme, organe juridictionnel, exerce une fonction juridictionnelle qui se<br />
concrétise par une décision juridictionnelle au fond et participe ainsi en tant<br />
qu'acteur principal à la création d'un nouvel ordre juridique (Chapitre III).<br />
- Chapitre I. Les actes juridictionnels : les limites d'une méthode<br />
autoréférentielle.<br />
- Chapitre II. Les actes juridictionnels au vu du droit européen : l'absence<br />
d'une méthode processuelle.<br />
- Chapitre III. Un pouvoir de "pleine juridiction" pour la Cour européenne<br />
des droits de l'homme.<br />
85
CHAPITRE I<br />
LES ACTES JURIDICTIONNELS : LES LIMITES D’UNE METHODE<br />
AUTOREFERENTIELLE<br />
33. La présentation sommaire des controverses doctrinales à propos de<br />
la matière juridictionnelle peut induire à penser – à tort – que les diverses<br />
théories de l’acte juridictionnel contribuent peu ou mal à la résolution des<br />
questions pratiques. L’enjeu consiste ici à démontrer que l’édifice processuel<br />
est suffisamment souple et solide à la fois pour pouvoir répondre de manière<br />
satisfaisante à la double exigence d’une « procéduralisation » 132 accrue de la<br />
société française et de l’encadrement européen du droit processuel. La<br />
démarche à suivre est conforme au constat au vu duquel chaque thèse<br />
examinée peut fournir des éléments et contribuer à la réussite d’une nouvelle<br />
classification du juridictionnel (Section 1).<br />
La méthode qui consiste à « s’emparer » des typologies existantes pour<br />
construire cette nouvelle présentation des actes juridictionnels présuppose un<br />
accord minimum autour de l’idée selon laquelle les différentes catégories du<br />
juridictionnel (ainsi, pour les ordonnances sur requête, l’amiable composition<br />
judiciaire, la matière gracieuse) n’ont pas une nature linéaire. A titre d’exemple<br />
et pour alimenter le débat dès le départ : la concomitance des divers cas qui<br />
apparaissent sous la dénomination « matière gracieuse » et leur régime<br />
132<br />
V. L. Cadiet, « Le spectre de la société contentieuse », Mélanges G. Cornu, PUF, 1994, p.29 et s., spéc.<br />
p. 48.<br />
268
juridique à priori unique, ne signifient en rien que certains principes (effets 133 )<br />
de l’acte juridictionnel (ainsi, pour le dessaisissement du juge) s’appliquent<br />
intégralement à toutes les hypothèses de la manière gracieuse. La diversité<br />
des situations fait qu’une partie de la matière gracieuse se rapproche des actes<br />
juridictionnels contentieux, alors qu’une autre est manifestement proche d’un<br />
troisième pilier de la fonction juridictionnelle, qui peut être dénommé « les actes<br />
juridictionnels de régulation juridique ». 134 On propose donc d’examiner si la<br />
conceptualisation proposée – une autre présentation des actes juridictionnels –<br />
peut être défendue (Section 2).<br />
CRITERES<br />
SECTION 1. LE JURIDICTIONNEL « IN SPECIE » 135 : A LA RECHERCHE DES<br />
34. Le juridictionnel considéré dans son irréductible identité devrait, de<br />
prime abord, nous conduire à une définition certaine de la notion (le "jus<br />
dicere") et donc à une acception relativement homogène du phénomène. Au<br />
contraire, nous considérons que si la fonction juridictionnelle existe à plusieurs<br />
"exemplaires", les différents actes juridictionnels ne sont pas pour autant<br />
interchangeables entre eux. Si tel est le cas, l'enjeu consiste à prendre acte de<br />
l'absence de fongibilité des différentes manifestations du juridictionnel.<br />
133 V. J. Vincent et S. Guinchard, Procédure Civile, op.cit., n°171 et s.<br />
134 Pour une analyse de la notion de régulation juridique V. C. Delicostopoulos, "Contentieux des autorités<br />
de marché et droit processuel", thèse, Paris II, à paraître.<br />
135 In specie : dans son identité.<br />
269
Pour le faire, il y a lieu de présenter sommairement les positions de la<br />
doctrine processualiste dans le but de démontrer que les auteurs acceptent, au<br />
niveau phénoménologique, l'acception large du juridictionnel sans procéder à<br />
une réévaluation conceptuelle de leurs propres constats (§1).<br />
L'essai de reconstruction théorique ne nécessite donc pas une nouvelle<br />
théorie de la notion d'acte juridictionnel ou même une présentation des théories<br />
relatives à l'acte juridictionnel. Ceci a été déjà fait. 136 Mais la reconstruction<br />
théorique permet d'introduire le germe d'une nouvelle méthode : la variabilité au<br />
sein même du juridictionnel interne. Si cette démarche se confirme, on aboutit<br />
alors à une présentation du juridictionnel plus condensée et donc, davantage<br />
conforme à la réalité : l'in genere devient in specie, c'est à dire, les<br />
manifestations du juridictionnel sont envisagées dans leur individualité. A ce<br />
stade de l'analyse, il faut et il suffit de conclure que les exceptions aux règles<br />
de principe de la notion du juridictionnel ne nient pas le caractère juridictionnel<br />
de certains actes. Cette conclusion constitue par là même la transition vers la<br />
nouvelle classification du juridictionnel. Il s'agit donc ici de prendre acte du<br />
juridictionnel dans son individualité pour mieux mettre en lumière, par la suite,<br />
le juridictionnel dans son genre (§2).<br />
§1. La doctrine classique<br />
35. L'exposé sommaire des positions récentes de la doctrine témoigne<br />
d'une certaine inconsistance entre la présentation phénoménologique des<br />
270
actes juridictionnels et l'analyse du phénomène juridictionnel considéré comme<br />
un ensemble. Les auteurs sont obligés de recourir à des approches<br />
téléologiques et à des analyses exclusivement processuelles alors que le<br />
phénomène du juridictionnel déborde constamment les catégories préétablies<br />
parce qu'il répond à une nécessité non-processuelle et alors qu'un nouveau<br />
juge a fait son apparition : c'est le "juge - administrateur" qui a une fonction<br />
juridictionnelle quasi-continue et qui peut se saisir d'office. Cette nouvelle<br />
conception du juridictionnel répond davantage à une approche matérielle de la<br />
fonction juridictionnelle puisque le critère organique peut faire défaut (ainsi, par<br />
exemple, pour les autorités administratives indépendantes).<br />
A. Expression<br />
36. La doctrine processualiste moderne est désormais prête à accepter,<br />
selon le cas, que l’acte juridictionnel existe en l’absence d’un litige – le gracieux<br />
– en présence d’un litige fictif – les jugements d’expédients – en l’absence d’un<br />
juge – le Conseil de la concurrence, la Commission des opérations de bourse,<br />
la Commission arbitrale des journalistes, pour ne citer que ces trois exemples –<br />
en l’absence d’une décision de l’organe même qui dit le droit (la décision à titre<br />
préjudicielle). Ce qui reste pour définir l’acte juridictionnel est tantôt une<br />
constatation, une vérification des situations juridiques par une démarche propre<br />
au juge (on réintroduit la qualité de l’auteur et ceci à double titre puisqu’on<br />
avance aussi qu’il est impossible d’exclure les critères extrinsèques), tantôt un<br />
136 V. Ch. Jarrosson, La notion d'arbitrage, LGDJ, 1987, préf. Oppetit, spéc. n° 42 à n° 68.<br />
271
tiers étranger aux intérêts en cause (ce qui a pour résultat concret d’exclure<br />
une bonne partie du contentieux disciplinaire, du contentieux financier, peut-<br />
être de la tutelle). Cette dernière caractérisation de l'acte juridictionnel par<br />
rapport au tiers est trop générale et englobe, par conséquent, des fonctions<br />
non juridictionnelles. Donc, elle ne vaut pas critère, ou tout au moins il ne s’agit<br />
pas d’un critère en-soi suffisant. A ce point, une remarque supplémentaire<br />
s'impose : les analyses existantes constituent des efforts remarquables de<br />
synthèse par le biais d’une approche qui est, soit globale et pragmatique 137 , soit<br />
déductive par élimination 138 .<br />
37. Une autre approche consiste à dire que la fonction juridictionnelle se<br />
décompose en cercles polycentriques, sans perdre de vue le noyau dur de la<br />
fonction juridictionnelle qui demeure toujours celui de trancher une contestation<br />
par application du droit 139 . La contestation est, suite à Hébraud, un incident de<br />
l’ordonnancement juridique. La thèse a le mérite de l’apparence, comme quoi<br />
l’on refuse de battre en retraite devant les « assauts » des publicistes, le mythe<br />
d’une certaine continuité processualiste devant être sauvegardé, si besoin,<br />
sous peine d’une élasticité terminologique. Cette doctrine qui reste fidèle à une<br />
terminologie traditionnelle, malgré ou plutôt à cause de la transmutation du<br />
sens des termes « litige » et « contestation », avance que la contestation et le<br />
litige existent avant même l’élévation du contentieux. Elle procède, par la suite,<br />
à analyser les traits et la nature de la matière gracieuse qui se justifie par la<br />
137<br />
J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°151 et s. et préface ; L. Cadiet, Droit judiciaire privé, Litec, 1992,<br />
n°86 et s.<br />
138<br />
J. Héron, Droit judiciaire privé, Montchrestien, 1991, n°254 et s. ; G. Wiederkehr, « Qu’est-ce qu’un<br />
juge ? », Mélanges R. Perrot, préc., p. 575 et s.<br />
139<br />
G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, PUF, 1996, n°17,n°20 à n°22, n°24 et n°25.<br />
272
nécessité du contrôle et de la consécration judiciaire des certains actes de<br />
volonté, pour conclure, à titre de remarque générale : « Par les garanties que<br />
son intervention comporte, le juge n’était-il point l’autorité publique la mieux<br />
qualifiée pour prendre certaines décisions s’appliquant à l’activité des<br />
personnes privées ou affectant leurs droits ? » 140<br />
Mais pour ce qui est d’une définition du juridictionnel, ces auteurs évitent<br />
d’avancer une combinaison des critères susceptibles de produire une réponse<br />
d’ensemble. Leur analyse porte, en substance, pour la matière gracieuse sur le<br />
« telos » , la finalité : la nécessité d’un contrôle par le juge. Le gracieux fait<br />
partie intégrante de la fonction juridictionnelle parce qu’il doit l’être. 141<br />
B. Critique<br />
38. En ce qui concerne la matière gracieuse, on se permet de noter, tout<br />
en partageant l’avis des Professeurs Héron, Vincent et Guinchard et<br />
Wiederkehr 142 , que leur argumentation en faveur du caractère juridictionnel du<br />
gracieux est aussi en partie enfermé dans le même cercle vicieux : les<br />
décisions gracieuses sont des actes juridictionnels parce qu’elles ont autorité<br />
de la chose jugée. Elles ont autorité de la chose jugée parce que ce sont des<br />
actes juridictionnels. L’argument relatif au dessaisissement du juge de première<br />
instance n’est pas en-soi décisif. D’ailleurs, l’amiable compositeur judiciaire<br />
140<br />
G. Cornu et J. Foyer, préc., n°25, p.146.<br />
141<br />
Cf. G. Wiederkehr, Justices, 1995-2, p.286 : J. Héron, préc., n°303, p.225 ; J. Vincent et S. Guinchard,<br />
préc., n°196.<br />
273
n’est-il pas dessaisi suite à son dire ?<br />
39. On propose de commencer par le premier texte qui introduit les<br />
règles propres à la matière gracieuse. Ainsi, aux termes de l’article 25 du<br />
Nouveau Code de procédure civile, « Le juge statue en matière gracieuse<br />
lorsqu’en l’absence de litige il est saisi d’une demande dont la loi exige, en<br />
raison de la nature de l’affaire ou de la qualité du requérant, qu’elle soit<br />
soumise à son contrôle. ». Ensuite, il convient de juxtaposer les dispositions<br />
des articles 480 alinéa 1 et 481 alinéa 1 du NCPC. La lecture combinée sert à<br />
entretenir la confusion.<br />
Au vu de l'article 480 alinéa 1 NCPC, le « jugement qui tranche dans son<br />
dispositif tout ou partie du principal […] a, dès son prononcé, l’autorité de la<br />
chose jugée relativement à la contestation qu’il tranche. ». Les dispositions de<br />
l'article 481 alinéa 1 NCPC prévoient que le « jugement, dès son prononcé,<br />
dessaisit le juge de la contestation qu’il tranche. ». Les dispositions combinées<br />
de ces deux derniers articles démontrent, en raison de l’utilisation du terme<br />
étroit de « contestation », qu’il n’existe pas, en dehors de l’ouverture des voies<br />
de recours (fondement implicite), un fondement textuel incontestable pour<br />
conférer l’autorité de la chose jugée à la décision gracieuse et donc, le<br />
caractère juridictionnel au gracieux.<br />
40. L’excès de rajeunissement de la notion du litige, la multiplicité des<br />
142 Pour des auteurs qui refusent la nature juridictionnelle des décisions gracieuses V. G. Couchez, avec la<br />
collaboration de J.-P.Langlade et D. Lebeau, Procédure civile, Dalloz, 1998, n°1151 et n°1155 et s. ; D.<br />
274
éponses doctrinales divergentes, un certain silence assourdissant des textes,<br />
le passage obligé par le critère de la qualité de l’auteur combiné avec la<br />
dissociation, au cas par cas, de la définition organique et de la définition<br />
fonctionnelle pour des raisons de pure convenance, l’empressement de vider<br />
du contenu du débat la question essentielle qui dépasse le seul cadre<br />
processualiste et qui consiste à savoir à quel moment la fonction fait l’acte et<br />
ceci par le biais des exemples qui intriguent 143 , enfin le fait que le constat selon<br />
lequel « la réalité déborde constamment nos catégories logiques » 144 reste<br />
toujours d’actualité, sont tous des indices qui démontrent un mal sous-jacent 145 ,<br />
quant à la théorie de l'acte juridictionnel.<br />
41. Or, il nous semble que la prémisse d’un raisonnement clair en la<br />
matière réside dans l’acceptation de la réalité suivante : Le phénomène<br />
marquant des deux derniers siècles sous l’angle présent est que l’on passe de<br />
"l’administrateur - juge" 146 au "juge - administrateur". D’où les conséquences<br />
suivantes : soit on abandonne la recherche interminable d’un faisceau des<br />
critères d’identification certaine et exclusive de l’acte juridictionnel [Il se peut<br />
même – la proposition peut surprendre – que si l’on enlève la raison d’être et<br />
d’Ambra, L’objet de la fonction juridictionnelle : dire le droit et trancher les litiges, LGDJ, 1994.<br />
143<br />
V. G. Cornu et J. Foyer, préc., n°17, p.98. Selon M.M. Cornu et Foyer, « La musique existait avant les<br />
pianos ». A l’évidence, il faut inclure les oiseaux, les premiers cris (humains) et ainsi de suite sans pour<br />
autant avoir nécessairement répondu. La musique existe-t-elle avant les musiciens? Mais alors, qu’est-ce<br />
qu’un musicien ?<br />
144<br />
Hauriou cité par Vizioz in H. Vizioz, Etudes de procédure, 1956, p.106.<br />
145 ème<br />
M. Guinchard ne manque pas de souligner la difficulté dans la 24 édition du Précis et ceci à<br />
plusieurs reprises. V. Préface, n°152 et n°154.<br />
146<br />
Sur la théorie de l'"administrateur - juge" V. J. Chevallier, "Réflexions sur l'arrêt Cadot", Droits, n° 9,<br />
PUF, 1989, p. 79 et s., spéc. p. 83-87. Selon cet auteur, "La théorie de l'administrateur - juge est soustendue<br />
par une conception purement matérielle de la fonction juridictionnelle. Cette conception remonte à<br />
l'Ancien Régime et à la Révolution où elle était la seule concevable : les fonctions actives et<br />
juridictionnelles ne se distinguent alors, ni par les organes qui les exercent, ni par les formes utilisées,<br />
275
donc les effets voulus propres à chaque acte, c’est ce qui reste qui soit<br />
véritablement arbitraire], soit on admet, sans état d’âme, qu'il faut établir une<br />
conception tripartite de l'« acte juridictionnel » pour inclure la fonction de<br />
régulation 147 du juge.<br />
La réponse dépendra essentiellement de notre compréhension de ce<br />
qu’est la gestion juridique et aussi de notre volonté de soutenir qu’il y a toujours<br />
de bonnes raisons pour dissocier l’acte juridictionnel de l’acte administratif 148 .<br />
Ceci, malgré la juridictionnalisation de l’action administrative – dans le sens<br />
qu’une décision qui aurait pu être prise par l’administration soit désormais prise<br />
par un juge 149 - et le fait que les administrés bénéficient désormais, selon une<br />
tendance sans cesse grandissante, de plus en plus de droits et de garanties qui<br />
faisaient autrefois partie du seul juridictionnel. L’option que l’on doit adopter<br />
dépend, ici comme en droit européen, du résultat que l’on espère obtenir.<br />
42. Pour ce qui est des analyses actuelles d’origine privatistes, c’est la<br />
thèse des Professeurs Guinchard 150 et Cadiet 151 (dans le sens de la<br />
mais seulement par la nature des questions sur lesquelles elles portent ; l'administrateur se transforme en<br />
juge dès l'instant où il statue sur les litiges engendrés par sa propre action" (p.85-6).<br />
147<br />
La définition du Nouveau Petit Robert est la suivante : 1) Action de régler, de mettre au point. 2) Le<br />
fait de maintenir en équilibre, d’assurer le fonctionnement correct (d’un système complexe).<br />
148<br />
Il devient indispensable de relire les travaux publicistes et de découvrir les écrits des jeunes auteurs V.<br />
M. Degoffe, « La juridiction administrative spécialisée », LGDJ, 1996, Préface L. Richer. Selon ces<br />
auteurs, il est impossible de parler de juridictionnalisation de l’action administrative parce que la notion<br />
de juridiction ne présente pas de différence de nature avec celle de l’administration.<br />
149 ème<br />
Sur ces points V. R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Domat, 1996, 6 éd., n°68 et s, spéc.<br />
n°75 et n°86.<br />
150 ème<br />
Avec l’acquiescement de Jean Vincent. V. Préface de la 24 éd., « J’avais un maître et un ami », préc.<br />
Il va de soi que la combinaison des critères matériels et formels a été déjà introduite auparavant. V.<br />
Hauriou, Précis de droit administratif, Sirey, 11 ème éd., p.385. Pour ce qui est de la notion de constatation<br />
V. Duguit, « L’acte administratif et l’acte juridictionnel », Rev.dr.publ. 1906 ; Guillien, L’acte<br />
juridictionnel et l’autorité de la chose jugée, thèse Bordeaux, 1931.<br />
151<br />
L. Cadiet, Droit judiciaire privé, op.cit., loc.cit.<br />
276
combinaison des critères) qui nous paraît être la plus convaincante parce<br />
qu’elle correspond, selon nous, aux critères suivants : elle se veut globale,<br />
donc il y a matière à discuter, elle est pragmatique, donc il y a matière à se<br />
rapprocher, surtout pour ce qui pourrait être, dans l’esprit de l’auteur de la<br />
présente étude, le troisième pilier de la fonction juridictionnelle ; enfin, cette<br />
analyse admet une certaine souplesse, donc il y a de bonnes raisons de se<br />
rapprocher. Ainsi, le Professeur Guinchard parle, dans la préface à la 24 ème<br />
édition, « de la relativité des certitudes de la science du droit » ; de la théorie<br />
de l’acte juridictionnel qui « constitue l’un de ces problèmes juridiques qui ne<br />
procurent jamais à celui qui les étudie une impression de complète<br />
satisfaction » 152 .<br />
43. Il convient maintenant d'essayer de procéder à une sorte de<br />
reconstruction théorique du phénomène juridictionnel sous un autre angle<br />
d'approche. Cette première approche qui consiste à combiner le critère de la<br />
qualité de l'auteur de l'acte avec des critères procéduraux a pour but de mettre<br />
en lumière le caractère extensible de la fonction juridictionnelle, à condition<br />
d'admettre que certains principes de l'acte juridictionnel peuvent souffrir des<br />
exceptions sans pour autant nuire au caractère juridictionnel de l'acte en<br />
question.<br />
152 J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°154. Cf. Lon Fuller, « The Forms and Limits of Adjudication », 92<br />
Havard Law Review, p.353 et s, (1978). Comme le souligne Fuller « (t)oday it is a mark of intellectual<br />
liberation to realize that there is and can be no such thing as…true adjudication. It is all a matter of<br />
definition ».<br />
277
§2. Essai de reconstruction théorique<br />
44. L'exposé sommaire de la reconstruction du juridictionnel consiste à<br />
réintroduire dans toute sa force le critère du juge combiné avec des critères<br />
procéduraux tout en essayant de dégager la nature non-linéaire des différentes<br />
catégories du juridictionnel.<br />
A cette fin, il convient d'examiner l'amiable composition judiciaire qui<br />
constitue l'application révélatrice de la conception extensive du juridictionnel au<br />
sein du judiciaire.<br />
La vérification du caractère juridictionnel de l'amiable composition<br />
judiciaire permet de démontrer, au sein même du juridictionnel interne, que la<br />
concomitance des divers cas qui apparaissent sous la notion d'acte<br />
juridictionnel ne se traduit pas par un régime unique. L'absence de ce régime<br />
juridique univoque à propos de la matière gracieuse par opposition à la matière<br />
contentieuse, l'introduction de l'amiable composition judiciaire au sein des actes<br />
juridictionnels contentieux et même un certain rapprochement entre le juge des<br />
tutelles et le Conseil de la concurrence sous l'angle du contrôle continu de leurs<br />
domaines respectifs permettent de dégager le caractère artificiel de la<br />
classification actuelle selon une distinction bipolaire (le contentieux et le<br />
gracieux).<br />
A. Exposé<br />
278
45. On se propose de réintroduire dans toute sa force l’élément capital<br />
qui est celui de la qualité de l’auteur 153 . En d’autres termes inverser la<br />
présentation des critères matériels et formels et commencer par le critère<br />
déterminant par excellence : la qualité de l’auteur de l’acte. Tout en ajoutant<br />
que le juge est aussi juge – régulateur et que ce juge – régulateur connaît du<br />
gracieux et bien au-delà.<br />
46. Ensuite, il faut opérer un second choix : Soit on admet, suite à la<br />
doctrine italienne telle qu’elle est exposée par le Professeur Héron 154 (en<br />
réalité, une partie de la doctrine italienne) et suite à l’analyse du Professeur<br />
Wiederkehr 155 , que le juge doit être un tiers au plein sens du terme, c'est-à-dire<br />
complètement extérieur aux intérêts en cause. Soit on met l’accent – mais une<br />
fois de plus il ne peut s’agir que de raisons de pure convenance – sur des<br />
critères procéduraux. Dans le premier cas, il faut exclure du juridictionnel le<br />
Conseil de la concurrence et le Conseil de l’Ordre des avocats (pour ne citer<br />
que deux exemples majeurs) en raison de la possibilité de l’auto - saisine et du<br />
cumul des fonctions de l’enquêteur et du juge pour ce qui est, au moins, du<br />
Conseil de l’Ordre et ceci, qu’il y ait ou non enquête préalable par ledit Conseil<br />
de l’Ordre. 156<br />
153<br />
Contra Lon Fuller, « The Forms and Limits of Adjudication », préc.<br />
154<br />
J. Héron, préc., n°271.<br />
155<br />
G. Wiederkehr, « Qu’est-ce qu’un juge ? », op.cit, spéc.p.582-3. Ainsi, selon M. Wiederkehr : « Ce<br />
qu’il y a d’essentiel dans la fonction de juger, c’est que le juge est complètement extérieur au litige […]<br />
on peut douter qu’une décision émanant d’une juridiction disciplinaire soit un véritable acte<br />
juridictionnel. »<br />
156<br />
Contra R. Martin, obs., JCP 97, II, 22816.<br />
279
La solution en droit positif selon laquelle la saisine d’office d’un tribunal<br />
n’est pas contraire à l'article 6 de la Convention européenne des droits de<br />
l’homme 157 , et ne porte atteinte à aucun principe du droit français 158 semble<br />
être, à première vue, une bonne raison pour ne pas rechercher un ensemble de<br />
critères du juridictionnel et non pas un argument convaincant en faveur de<br />
l’inclusion desdits organismes dans la matière juridictionnelle. L’auto - saisine<br />
combinée avec la possibilité des sanctions (et non des moindres) n’a rien à voir<br />
ici avec les quelques autres exceptions qui existent au principe établi par<br />
l'article 1er 159 du NCPC.<br />
C’est en effet un contresens que de s’appuyer sur la faculté du président<br />
de réprimer, d’habitude par voie d’expulsion, une personne à l’audience (article<br />
439 NCPC) ; c’est un incident réprimé sur-le-champ alors que la juridiction a<br />
déjà été saisie. Aussi, il peut paraître plutôt aléatoire d’inclure, sans nuancer,<br />
dans la même catégorie, l’ouverture de la tutelle (article 493 Code Civil) 160 ainsi<br />
que la saisine d’office à titre exceptionnel pour prévenir d’un danger relatif à la<br />
santé ou à la sécurité d’un mineur (article 375 Code Civil). Mais que faire de<br />
l’adage « Ne procedat judex ex officio » ? 161 Le problème provient en partie du<br />
fait que le mouvement de convergence entre le contentieux judiciaire (civil et<br />
pénal) et le contentieux administratif – dont le droit processuel économique<br />
constitue un exemple parfait – ne correspond plus parfaitement à des règles<br />
157 ère<br />
Com., 17 mars 1981, Bull, IV, n°147, p.115 ; Civ., 1 , 13 novembre 1996, JCP 97, II, 22816, note<br />
Martin.<br />
158 ère<br />
Conseil d'Etat, 14 février 1996, D.1996, IR, p.69 ; civ., 1 , 13 novembre 1996, préc.<br />
159 er<br />
Article 1 : « Seules les parties introduisent l’instance, hors les cas où la loi en dispose autrement<br />
[…] »<br />
160<br />
V. aussi Articles 391, alinéa 1, 491-5 alinéa 2 et 509 Code Civil.<br />
161 ème<br />
V. H. Roland et L. Boyer, Adages du droit français, Litec, 3 éd., 1992, p.838. Selon ces auteurs, à la<br />
différence de la procédure pénale, « le contentieux privé continue de relever du principe dispositif, qui fait<br />
280
qui ont été conçues dans une logique de divergence. 162<br />
La jurisprudence européenne des droits de l’homme conforte<br />
indirectement l’analyse au vu de laquelle la saisine d’office d’un organe tel que<br />
le Conseil de la concurrence ou le Conseil de l’Ordre des avocats est d’une<br />
nature profondément différente de la saisine sur le champ d’un juge pour<br />
sanctionner des « délits d’audience ». Il ressort clairement des arrêts<br />
Ravnsborg 163 et Putz 164 que, d’une part, le montant possible des sanctions<br />
pécuniaires en matière de police des débats judiciaires est largement inférieur<br />
aux sommes infligées en droit de la concurrence (à titre d’exemple : amendes<br />
de 10 000 à 5 000 francs français au vu des dispositions internes telles qu’elles<br />
ressortent du contentieux des délits d’audience), d’autre part, comme le<br />
souligne la Cour de Strasbourg dans les arrêts susvisés, les normes et<br />
sanctions en matière de la répression des infractions dans les débats<br />
judiciaires « dérivent du pouvoir, indispensable à toute juridiction, d’assurer le<br />
déroulement correct et discipliné des procédures dont elle a la charge ». 165 Ce<br />
sont, on se permet de le rajouter, des mesures d’administration judiciaire dans<br />
le but d’assurer le bon déroulement de la procédure. 166<br />
les parties maîtresses du déclenchement et de la conduite du procès civil […] le juge civil ne peut pas se<br />
saisir d’office et les quelques exceptions établies par les textes confirment le principe. »<br />
162 Le Professeur Truchet parle de « la fin de la liaison de la compétence et du fond dans sa rigueur<br />
actuelle », Justices, 1996-3, p.58.<br />
163 CEDH, 23 mars 1994, Ravnsborg c/Suède, Série A, n°283-B, Justices, 1996-3, p.246, obs.Cohen-<br />
Jonathan et Flauss ; AJDA 1994, p.515, obs.Flauss.<br />
164 CEDH, 22 février 1996, Putz c/ Autriche, Justices, 1997-5, p.191, obs.Cohen-Jonathan et Flauss ;<br />
AJDA 1996, p.1010, obs.Flauss.<br />
165 Arrêt du 23 mars 1994, préc., par 34 ; arrêt du 22 février 1996, préc., par 33.<br />
166 Mais V. le film The People v. Larry Flynt (dir. Milos Forman). En cas d’emprisonnement, la sévérité<br />
d’une telle sanction réinstaure la nature juridictionnelle de l’acte. Notre position dans ce domaine est<br />
281
47. La jurisprudence européenne, cette fois celle de la Cour de justice<br />
des Communautés européennes, démontre la nécessité d’une nouvelle<br />
approche de la matière juridictionnelle sous le double angle de l’encadrement<br />
européen du droit processuel français et de l’existence de ce droit processuel.<br />
Ce qui signifie concrètement que l’on peut tirer argument du caractère<br />
juridictionnel de la matière gracieuse de la solution retenue par la Cour de<br />
Luxembourg dans l’arrêt Pretore di Salo du 11 juin 1987 167 à propos d’une<br />
demande préjudicielle formée par un « pretore » italien, organe qui exerce les<br />
fonctions de ministère public et celles de juge d’instruction. 168 La corrélation<br />
que l’on établit, à première vue surprenante, se justifie si l’ont retient que la<br />
juridiction gracieuse est saisie « in rem » 169 . La juridiction gracieuse, à la<br />
différence d’une juridiction contentieuse 170 , « peut fonder sa décision sur tous<br />
les faits relatifs au cas qui lui est soumis, y compris ceux qui n’auraient pas été<br />
allégués ». 171 Etre saisi « in rem » signifie être saisi « quant à la chose ». 172 En<br />
matière d’instruction pénale, le juge a le pouvoir de « procéder aux<br />
qualifications qu’il estime exactes ». 173 Il est saisi in rem. 174<br />
Le rapprochement que l’on opère quant à l’univocité sous–jacente du<br />
débat, c'est-à-dire la nature juridictionnelle d’une décision, s’agissant de la<br />
conforme à l’idée sous-jacente : la nature non linéaire des catégories du juridictionnel. V. articles 24, 438<br />
et 439 NCPC.<br />
167<br />
CJCE, 11 juin 1987, Pretore di Salo, 14/86, Rec.p.2545, concl. F. Mancini.<br />
168<br />
V. le rapport d’audience et les conclusions de l’avocat général Mancini in Pretore di Salo, préc.<br />
169<br />
G. Cornu et J. Foyer, préc., n°22, p.132.<br />
170<br />
Article 7 alinéa 1 NCPC.<br />
171<br />
Article 26 NCPC qui déroge à la règle posée par l'article 7 alinéa 1 NCPC.<br />
172 ème<br />
H. Roland et L. Boyer, Locutions latines du droit français, 3 éd., Litec, 1993, V°In rem.<br />
173<br />
Ibid.<br />
174<br />
Le juge d'instruction ne peut étendre son information à d'autres faits que sur réquisitoire dit supplétif du<br />
procureur. Mais il peut étendre la mise en examen à d'autres personnes que celles désignées par le<br />
282
juridiction gracieuse et d’un juge d’instruction italien, devient davantage<br />
évidente au vu de la remarque suivante : pour ce qui est du régime de l’acte<br />
gracieux, des auteurs français expliquent que la « décision qui rejette une<br />
requête gracieuse n’empêche pas qu’une requête semblable soit<br />
ultérieurement formée pour le même objet et examinée » 175 . Dans l’arrêt<br />
Pretore di Salo, le gouvernement italien soutenait, entre autres, qu’en cas<br />
d’ordonnance de classement du « pretore », il était toujours possible d’engager<br />
à nouveau une action pénale pour les mêmes faits. Par conséquent,<br />
l'ordonnance dudit organe était une mesure non susceptible d’acquérir force de<br />
chose jugée, elle pouvait être rapportée à la suite d’une appréciation différente<br />
des faits. 176<br />
La thèse du gouvernement italien, dont l’enjeu dépasse le seul cadre de<br />
la recevabilité d’une question préjudicielle en matière d’instruction pénale et<br />
retentit sur le caractère juridictionnel ou pas de la matière gracieuse et même<br />
du référé, n’a été accueillie ni par l’avocat général Mancini 177 ni par la Cour de<br />
justice 178 . L’argument tiré de la nature non-juridictionnelle de l’ordonnance de<br />
classement est écarté par la Cour 179 qui estime qu’elle a compétence pour<br />
répondre à la demande préjudicielle du « pretore », malgré la multiplicité de ses<br />
fonctions (fonctions de ministère public et de juge d’instruction) parce qu’il est<br />
réquisitoire à fin d'informer du procureur (s'il s'agit d'un réquisitoire contre personne dénommée) ou la<br />
plainte.<br />
175<br />
G. Cornu et J. Foyer, préc., p.134.<br />
176<br />
V. le rapport d’audience, en part. p.2548 et la conclusions de Mancini, préc., spéc. p. 2555-6.<br />
177<br />
Concl., préc., p.2555-point 4.<br />
178<br />
Arrêt préc., point 7.<br />
179<br />
Arrêt préc., point 14<br />
283
juge – « les pretori sont des magistrats » 180 - et qu’il agit « dans le cadre<br />
général de sa mission de juger » 181 , c'est-à-dire, « juger, en indépendance et<br />
conformément au droit, des affaires pour lesquelles la loi lui confère<br />
compétence » 182 .<br />
Peu importe donc la prétendue absence de force de chose jugée dans<br />
une procédure sommaire d’instruction dès lors qu’il s’agit d’un organe « dont<br />
l’univocité juridictionnelle ne fait pas de doute » 183 (le caractère sommaire de la<br />
procédure permet un premier rapprochement avec le référé au civil alors que la<br />
nature de l’ordonnance de classement, qui n’empêche pas une nouvelle<br />
appréciation de l’affaire, sous-tend un lien avec la juridiction gracieuse tant qu’il<br />
reste douteux que le premier juge puisse revenir sur sa décision). Peu importe<br />
aussi la concentration des divers pouvoirs entre les mains d’un organe – tel que<br />
le « pretore » dans cette affaire Pretore di Salo – concentration qui implique, ne<br />
serait-ce que parce qu’il peut agir en tant que ministère public, que sa nature<br />
de tiers est, pour le moins, douteuse 184 . Ainsi, on se permet de tirer un premier<br />
enseignement de la jurisprudence Pretore di Salo : le critère de la qualité de<br />
l’auteur (juge) dans l’ordre juridique interne prédispose la Cour de Luxembourg<br />
à se déclarer compétente pour répondre aux questions préjudicielles posées.<br />
180<br />
Préc., point 7<br />
181<br />
Ibid<br />
182<br />
Ibid<br />
183<br />
F. Mancini, concl., préc., point 4, p.2556.<br />
184<br />
L’avocat général Mancini la qualifie volontiers de « discutable ». V. concl., préc.<br />
284
48. L’analyse n’est toujours pas irréprochable ou globale. Si « la fonction<br />
juridictionnelle se fait tutélaire » 185 c’est parce que « la nature des choses » 186 ,<br />
c'est-à-dire des raisons propres à des sous-catégories de la matière gracieuse,<br />
fait que le juge du gracieux peut et doit revenir sur sa décision lorsque la réalité<br />
sous-jacente lui impose de le faire. Ce constat vaut aussi pour le Conseil de la<br />
concurrence. Les aléas de la vie qui sont extérieurs à la volonté des parties<br />
(par exemple, la détérioration d’une situation financière) et/ou propres à<br />
l’évolution de la science (par exemple, l’effet Prozac) font, au civil, (ainsi pour le<br />
juge qui se prononce sur le montant d’une pension alimentaire ou pour le juge<br />
des tutelles) qu’il est inconcevable qu’un juge ne puisse pas revenir sur son<br />
dire. Il s’agit donc de déterminer le meilleur moyen pour le faire, les options<br />
consistant en une requête devant le juge du même degré, en l’exercice des<br />
voies de recours, enfin en l’action en nullité. On peut ne pas être d’accord avec<br />
des réponses qui consistent à emprunter des voies exclusives de toute autre<br />
démarche, selon une vision manichéenne (l'ouverture des voies de recours qui<br />
entraîne par définition le dessaisissement du juge du gracieux) 187 au vu de<br />
l’engorgement des juridictions françaises, de la raison d’être du gracieux et des<br />
évolutions scientifiques. 188 Autant ajouter, à ce point, que le divorce sur requête<br />
conjointe, exemple proverbial en faveur de l’argument du dessaisissement du<br />
185 G. Cornu et J. Foyer, préc., p.94.<br />
186 Expression de M. Héron, préc., n°297, p.220, note 3.<br />
187 V. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n° 196.<br />
188 Le Prozac peut agir assez vite, selon le cas ; sommes-nous en train d’avancer qu’il est préférable, dans<br />
le futur, d’exercer la voie de l’appel plutôt qu’une requête semblable à la première devant une juridiction<br />
de première instance agissant comme juge des tutelles et alors que la science aura évolué dans le sens que<br />
des pilules nouvelles auront des effets positifs en quelques semaines ?.<br />
285
juge au gracieux, n’est pas caractéristique de la matière gracieuse 189 , en tout<br />
cas, pas plus que la tutelle ou l’homologation judiciaire.<br />
S’agissant de la nécessité d’un contrôle continu, le même raisonnement<br />
s’applique au Conseil de la concurrence, à la seule différence que l’opérateur<br />
économique peut créer, par sa propre action et de manière plus évidente, la<br />
nouvelle saisine dudit organe. Le rapprochement d’une partie de la matière<br />
gracieuse (ainsi pour la tutelle) et du droit processuel économique, sous le<br />
double angle de l’existence du droit processuel et de son encadrement<br />
européen, implique, d’une part que l’existence – en principe certaine – de<br />
l’autorité de la chose jugée en matière gracieuse est une question non-linéaire,<br />
d’autre part que ce qui a été présenté par la doctrine comme un débat relatif à<br />
la chose jugée est aussi un phénomène des atténuations respectives à la règle<br />
du dessaisissement du juge 190 et des applications, au gracieux, du respect de<br />
la volonté des parties 191 .<br />
Ceci signifie que la correspondance entre l’autorité de la chose jugée<br />
(article 480 NCPC) et le principe du dessaisissement du juge (article 481<br />
NCPC) qui apparaît comme étant univoque au vu de ces deux textes, ne l’est<br />
pas toujours. Les décisions gracieuses ont autorité de la chose jugée 192 (le<br />
189 Contra J. Héron, préc., n°303, p.225.<br />
190 Pour les décisions du juge des tutelles V. articles 491-1 alinéa 2 et 507 (mainlevée) Code civil et article<br />
1256 NCPC (recours spécial pour faire supprimer ou atténuer l’incapacité prononcée) ; pour les décisions<br />
en matière de pensions alimentaires et pour la garde des enfants sous l’angle d’une atténuation à la règle<br />
du dessaisissement du juge V. R. Perrot, Enc. D. Rep.proc.civ., V°chose jugée, n°66.<br />
191 Pour l’homologation judiciaire V. infra.<br />
192 V. G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, préc., n° 22, p. 137 : « Nier toute autorité de chose jugée aux<br />
décisions gracieuses est aujourd’hui une proposition inacceptable » ; V. cep. ibid, n° 133, p. 566 : « les<br />
jugements contentieux ont l’autorité de la chose jugée, les jugements gracieux n’en ont qu’une ombre ».<br />
286
principe), mais le juge peut, sous certaines conditions, connaître de nouveau<br />
de l’affaire en raison de la spécificité de certaines matières qui impose ce<br />
contrôle quasi-permanent. Le juge des tutelles, juge qui peut se saisir d’office et<br />
se déplacer 193 , se prononce par une décision obligatoire. Mais sa décision<br />
rendue, il ne cesse pas d’être juge. Ce n’est pas que « ce n’est pas une affaire<br />
à trancher mais à suivre » 194 . C’est une affaire à trancher et à suivre. Si ce n’est<br />
pas une affaire à trancher, mais à suivre 195 , alors sa fonction n’est pas<br />
juridictionnelle 196 . Au contraire, c’est une affaire à trancher (la chose jugée), à<br />
suivre (l’exception à la maxime « lata sententia, judex desinit esse judex » 197 se<br />
justifie pleinement en raison de la nature de la tutelle) et enfin peut-être, à<br />
trancher de nouveau. En revanche, le juge qui prononce un divorce sur requête<br />
conjointe ne peut pas revenir sur sa décision 198 . En somme, la maxime « la<br />
sentence rendue, le juge cesse d’être juge » concerne aussi les décisions<br />
gracieuses, mais connaît des assouplissements 199 .<br />
193 Articles 493 Code civil, 1244 et 1235 NCPC.<br />
194 G. Cornu et J. Foyer, préc., n°17, p.95.<br />
195 Ibid.<br />
196 Un Professeur de droit, directeur de thèse, suit l’évolution du doctorant. Un juge ne suit pas l’affaire, il<br />
juge. On ne saisit pas le juge pour qu’il suive une affaire, non plus parce qu’il est impartial. On le saisit<br />
parce qu’on est dans l’obligation de le faire pour obtenir le résultat voulu.<br />
197 La maxime signifie « la sentence rendue, le juge cesse d’être juge ». V. H. Roland et L. Boyer, Adages<br />
du droit français, préc., n°186, p.387-8.<br />
198 En ce sens J. Héron, préc., n°303, p.225 ; J. Vincent et S. Guinchard, n°196, p. 184 ; G. Wiederkehr,<br />
Justices, 1995-2, p.286.<br />
199 La doctrine est divisée. Pour l’absence de la règle du dessaisissement au gracieux V. L. Cadiet, Droit<br />
judiciaire privé, op.cit., n°1096 ; G. Couchez avec la collaboration de J.-P. Langlade et de D. Lebeau,<br />
préc., n°1161. Contra J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°196 ; G. Wiederkher, Justices, op. cit., loc. cit.<br />
287
judiciaire<br />
B. Vérification de l'hypothèse : le cas de l'amiable composition<br />
49. En ce qui concerne la définition actuellement dominante de l’acte<br />
juridictionnel, il est intéressant de noter à quel point, dans chaque pays, on peut<br />
être « marqué » par le conditionnement de ses propres contrevérités. En<br />
France, à force de dire que le juge ne peut point statuer en équité, on arrive à<br />
une vision manichéenne du droit et de l’équité, comme quoi les deux notions<br />
sont exclusives l’une de l’autre ; ainsi, on peut statuer en équité mais surtout ne<br />
jamais le dire alors que dans les pays anglo-saxons, surtout en Angleterre, l’on<br />
prétend appliquer cette équité sans nécessairement le faire. Ce constat – on<br />
l’avoue volontiers – est basé sur des connaissances empiriques 200 . On le<br />
maintient, entre autres, pour introduire ce qui va suivre.<br />
50. Aux termes du quatrième alinéa de l'article 12 NCPC « les parties<br />
peuvent […] conférer au juge mission de statuer comme amiable compositeur,<br />
sous réserve d’appel si elles n’y ont pas spécialement renoncé ». Cette amiable<br />
composition judiciaire se définit par la doctrine 201 conformément – semble-t-il –<br />
au droit positif, de la manière suivante : c’est un acte non-juridictionnel dont le<br />
200 Cf. N. Molfessis, obs., RTDciv 1998, p. 221-4, spéc. p. 224. Selon M. Molfessis “l’art de l’équité est<br />
en effet de n’apparaître toujours que sous les habits d’une autre qu’elle - loi, coutume, principes généraux<br />
du droit…- ou bien encore de se glisser dans des méthodes et raisonnements qui permettent de ne pas la<br />
nommer. Eminence grise du droit, elle est soumise à un principe de discrétion qui lui impose, pour jouer<br />
son rôle, de ne prétendre jamais à l’avant-scène. Tout jugement peut bien inspirer de l’équité mais à la<br />
condition de n’expirer que du droit”.<br />
201 L. Cadiet, Droit judiciaire privé, préc., n°10, n°66, n°91, n°101 et n°900. Mais le Professeur Cadiet<br />
admet désormais que l’application du droit n’est pas exclue in JCP 97, I, 4064, n°11 ; J. Vincent et S.<br />
288
égime juridique emprunte certains traits à celui des actes juridictionnels, qui<br />
est rendu par un juge, en la forme d’un jugement, en principe susceptible<br />
d’appel, mais qui échappe, sauf exceptions 202 , au pourvoi en cassation 203 et<br />
pour lequel il est exclu d’appliquer les règles de droit, sauf celles relatives à<br />
l’ordre public.<br />
N’est-il pas plus juste d’affirmer que l’amiable composition judiciaire n’est<br />
en rien exclusive du droit ? Elle permet tout simplement au juge judiciaire d’aller<br />
au-delà et d’examiner aussi ouvertement l’équité. Si tel est le cas et pour savoir<br />
si l’équité est vraiment exclusive du droit, il faudrait alors reprendre une<br />
appréciation in concreto et non point se contenter d’une affirmation générale ;<br />
on devrait donc conclure que l’amiable composition judiciaire peut être un acte<br />
juridictionnel. Au vu de la définition de la fonction juridictionnelle – dire le droit<br />
et le caractère obligatoire de ce dire 204 - on revient à ce qu’on a avancé<br />
précédemment : Lorsqu’on touche à certains domaines incertains, il s’agit de<br />
savoir à quel moment une appréciation de nature quantitative (quel<br />
pourcentage de droit exige-t-on pour admettre que l’acte est juridictionnel ?)<br />
peut donner une réponse de caractère qualitatif différente pour chaque cas.<br />
Autant l’analyse combinée du quantitatif et du qualitatif est incertaine,<br />
autant on frôle l’arbitraire si l’on avance que le juge – amiable compositeur<br />
statue nécessairement en dehors du droit, comme quoi droit et équité seraient<br />
Guinchard, préc., n°200 ; H. Croze et C. Morel, Procédure civile, PUF, 1988, n°57 et n°73 ; mais V .G.<br />
Wiederkehr, Justices, 1995-1, p.247.<br />
202 Il s’agit de la contradiction de motifs ainsi que de toute violation d’une règle d’ordre public.<br />
203 Com., 9 janvier 1979, D.1979, IR p.291, obs. Julien.<br />
289
dans leur essence même mutuellement exclusifs l’un de l’autre. D’ailleurs, et il<br />
est intéressant de noter à quel point on arrive finalement à des considérations<br />
téléologiques, la véritable insécurité juridique réside dans le fait d’admettre que<br />
l’amiable compositeur puisse rendre un jugement en pure équité tout en<br />
échappant, dans la majorité des cas, au contrôle de la Cour de cassation.<br />
51. Pourquoi les praticiens fuient-ils l’amiable composition judiciaire,<br />
malgré une certaine rapidité et l’absence d’une décision d’exequatur, à la<br />
différence de la sentence arbitrale ? 205 Il nous semble que la réponse tient en<br />
des raisons propres au succès de l’arbitrage (le choix et la perception des<br />
qualités des arbitres), dans le constat que les justiciables préfèrent ne pas<br />
prendre le risque de se faire juger sur la base des considérations d’équité et<br />
enfin dans le droit positif.<br />
En droit positif, on exclut les clauses contractuelles d’amiable<br />
composition. Les textes exigent un accord exprès et commun pour<br />
entreprendre la voie de l’amiable composition (article 12 alinéa 3 et 4 NCPC) et<br />
la jurisprudence opère une « lecture » restrictive de la condition d’un accord<br />
exprès. La volonté des parties d’utiliser l’amiable composition judiciaire doit être<br />
certaine et cette volonté se vérifie au moment où le litige est né et non pas<br />
lorsque son éventualité paraît lointaine 206 . En somme, la saisine du juge en tant<br />
204<br />
En ce sens S. Rials, « L’office du juge » in La fonction de juger, Droits, n°9, PUF, 1989, p. 6 et 7 ; J.<br />
Vincent et S. Guinchard, préc., n°180, p.169.<br />
205<br />
V. J. Moury, « Le moyen de droit à travers les articles 12 et 16 du Nouveau Code de procédure<br />
civile », thèse, Paris II, 1986, p.140.<br />
206<br />
En ce sens L. Cadiet, JCP 97, I, 4064, n°11.<br />
290
qu’amiable compositeur est strictement circonscrite. Par conséquent, l’analyse<br />
se "libère" en ce sens que des considérations d’insécurité juridique n’entrent<br />
pas en ligne de compte.<br />
52. A l’appui de l’argument selon lequel l’amiable compositeur judiciaire<br />
peut rendre un acte juridictionnel dès lors qu’il ne se prononce pas<br />
exclusivement en équité, viennent une décision du TGI du Paris 207 et la<br />
difficulté de la classification du jugement de l’amiable composition en dehors du<br />
juridictionnel. En effet, si ce n’est pas un acte juridictionnel, de quoi s’agit-il ?<br />
Dire que c’est « un acte non juridictionnel ayant trait à la solution du litige » 208<br />
démontre, il nous semble, un certain malaise quant à la solution à retenir. Si le<br />
« jugement » de l’amiable compositeur est un acte non-juridictionnel, ceci<br />
signifie qu’il n’a pas autorité de la chose jugée 209 . Cette conclusion est<br />
difficilement admissible au vu de l’ouverture de la voie d’appel (articles 12<br />
alinéa 4, 543 et 546 alinéa 1 NCPC) et au vu du fait que le juge en question ne<br />
statue pas, à la différence du juge des référés, à titre provisoire. Surtout et par<br />
analogie à la solution admise par la doctrine dominante pour les décisions<br />
gracieuses 210 (caractère juridictionnel), en raison de l’ouverture des voies de<br />
207 TGI Paris, 27 mai 1987, Rev. Arb. 1987, p.519, note G. Flécheux ; aussi Ph. Fouchard, « L’arbitrage<br />
judiciaire », Mélanges P. Bellet, Litec, 1991, p.183.<br />
208 J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°200.<br />
209 Mais V. H. Croze et C. Morel, préc., n°57, p.67. Selon ces auteurs, la décision par laquelle un juge<br />
statue comme amiable compositeur est dotée de l’autorité de la chose jugée, mais n’a pas un caractère<br />
juridictionnel.<br />
210 J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°165 et n°196 ; L. Cadiet, Droit judiciaire privé, préc., n°1104.<br />
291
ecours 211 , on doit admettre que les rédacteurs du nouveau Code ont voulu<br />
intégrer les décisions de l’amiable composition au sein des actes juridictionnels.<br />
Au vu de l’article 561 NCPC « l’appel remet la chose jugée en question devant<br />
la juridiction d’appel pour qu’il soit à nouveau statué en fait et en droit ». Par<br />
conséquent, si en matière d’amiable composition judiciaire, l’appel remet la<br />
chose jugée de l’amiable compositeur en question, donc le jugement de<br />
l’amiable composition a autorité de la chose jugée.<br />
Si l’on admet, à l’instar du TGI de Paris, qu’ « en conférant au Tribunal le<br />
pouvoir d’amiable composition, les parties ont manifesté leur volonté de voir<br />
trancher leur litige non pas en application des seules règles de droit, mais aussi<br />
d’obtenir une solution équitable et acceptable par une adaptation, s’il y a lieu,<br />
du droit à l’ensemble des circonstances de fait régissant les rapports des<br />
parties » 212 , il est possible alors d’accepter l’idée que le juge-amiable<br />
compositeur dit le droit in casu : il dit le droit tout en prenant en considération<br />
les circonstances particulières de cas d’espèce. Ce n’est que lorsqu’il écarte le<br />
droit, expressément ou implicitement, que l’acte n’est pas juridictionnel.<br />
L’absence d’un contrôle par la Cour de cassation s’explique alors en raison de<br />
l’appréciation souveraine qui est effectuée par l’amiable compositeur judiciaire<br />
et ne sous-tend en rien le caractère non-juridictionnel de l’acte 213 . Il est difficile<br />
de prétendre que la Cour de cassation n’examine que le droit (article 604<br />
211 Pour l’appel V. articles 543, 546 alinéa 2 et 561 NCPC. Mais l’opposition est, comme le soulignent à<br />
juste titre Couchez, Langlade et Lebeau (préc., n°1162), écartée du gracieux en raison de l’absence de<br />
défendeur.<br />
212 Selon M. Guinchard, c’est « une application intéressante ». Code Litec ss article 12.<br />
213 A rappr. G. Cornu et J. Foyer, préc., n°16, p.85. Arg.p.an. : L’appréciation souveraine par le juge des<br />
référés de l’imminence du dommage, n’exclut en rien que l’ordonnance de référé soit considérée comme<br />
un acte juridictionnel contentieux.<br />
292
NCPC), mais contrôle le dire de l’amiable compositeur, dans les circonstances<br />
par définition particulières d’un cas d’espèce, suite à la volonté des parties,<br />
pour que le juge opère cette appréciation in casu.<br />
C. Conclusion - Transition<br />
53. Mais admettons que tout ce que l’on vient d’avancer sur l’amiable<br />
composition judiciaire, la matière gracieuse et le rapprochement du droit de la<br />
tutelle avec le droit de la concurrence ne soit point concluant. En ce qui<br />
concerne le gracieux, le problème porte sur l’absence de l’aspect négatif de<br />
l’autorité de la chose jugée 214 dès lors qu’une décision peut être rapportée ou<br />
modifiée « si les circonstances dans lesquelles (elle a été prononcée) ont elles-<br />
mêmes changé » 215 .<br />
54. Pour ce qui est de l’amiable composition judiciaire, il pourrait nous<br />
être reproché d’opérer un glissement habile du sens du terme d’équité, d’être<br />
en contradiction avec l’affirmation selon laquelle la fonction juridictionnelle se<br />
limite au dire obligatoire du droit ; enfin, on pourrait nous objecter le fait que<br />
l’application in casu du droit n’est pas le propre de cette amiable composition<br />
judiciaire mais un phénomène généralisé en droit et que, de toute manière,<br />
même s’il s’agit en effet d’une application in casu, ceci ne nuit pas à la<br />
214<br />
V. C. Delicostopoulos, « Contentieux des autorités de marché et droit processuel », thèse, Paris II, à<br />
paraître.<br />
215 ère<br />
Civ., 1 , 6 avril 1994, Bull. civ. I, n°141, p.103, Justices, 1995-2, p.283-4, obs. Wiederkehr. Pour le<br />
reste de la jurisprudence V. infra.<br />
293
conclusion selon laquelle l’acte relève du non-juridictionnel ; il n’y aurait pas en<br />
effet de raison de s’aventurer dans des considérations d’équité si l’application<br />
du droit donnait véritablement un résultat satisfaisant, donc, statuer en équité<br />
signifie statuer en dehors et au-delà du droit. Essayons de réfuter l’ensemble<br />
de ces objections.<br />
Prétendre que la décision de l’amiable compositeur relève du non-<br />
juridictionnel (sinon, pourquoi s’aventurer dans des considérations d’équité ?)<br />
suppose que l’on puisse évaluer de manière certaine la nécessité d’aller au-<br />
delà du droit (parce que l’application normale de la règle du droit conduirait à<br />
des conséquences excessives) au moment de l’accord de volonté des parties<br />
pour saisir le juge judiciaire en tant qu’amiable compositeur. La contre-<br />
argumentation à notre analyse présente déjà une défaillance de méthode<br />
puisqu’elle consiste à attribuer à l’amiable composition a posteriori une raison<br />
d’être et donc une nature difficilement vérifiable a priori : au moment où les<br />
parties confèrent mission au juge de statuer comme amiable compositeur, il est<br />
très difficile de dire avec certitude que ledit juge va statuer nécessairement en<br />
équité de telle manière que le droit soit écarté. En fin de compte, ceci pourrait<br />
bel et bien être notre argument introductif, l’appréciation d’opportunité, quant à<br />
elle, est aussi difficilement vérifiable bien que non exclue de l’acte juridictionnel.<br />
Si le droit est constitué de règles de conduite qui se détaillent en<br />
l’interdit, l’obligatoire et le permis 216 , ces distinctions donnent le résultat suivant<br />
216<br />
En ce sens P. Amselek, « La part de la science dans les activités des juristes », D.1997, Chron.p.337,<br />
en part. p.338.<br />
294
pour le juge français : l’interdit c’est se prononcer en équité, l’obligatoire c’est<br />
statuer en droit, le permis c’est l’équité dans le cas spécifique de l’amiable<br />
composition judiciaire 217 . Notre objection à l’analyse de la doctrine dominante<br />
est qu’elle conçoit le permis, c'est-à-dire l’exception, soit comme une variable<br />
déterminante pour la définition de l’obligatoire, soit comme une variable<br />
exclusive de toute autre démarche (Ainsi, par exemple, pour le gracieux : soit,<br />
suite à M. Guinchard 218 , le juge est toujours dessaisi, soit suite à M. Cadiet 219 , il<br />
ne l’est jamais. On propose de nuancer : Le juge est dessaisi – ainsi, pour le<br />
jugement de divorce sur requête conjointe – ou il ne l’est pas – la tutelle – et il<br />
n’est pas toujours dessaisi en raison aussi du respect de la volonté des parties<br />
– ainsi lorsque la convention homologuée réglant les conséquences du divorce<br />
sur requête conjointe a été modifiée par les parties.)<br />
55. On considère que la décision par laquelle un juge statue comme<br />
amiable compositeur peut être un acte juridictionnel. Cet argument ne nuit en<br />
rien à la proposition, difficilement contestable, selon laquelle la fonction<br />
juridictionnelle se borne au dire obligatoire du droit. 220 Dans un souci de<br />
rigueur, on devrait distinguer ainsi : la proposition générale – la fonction<br />
juridictionnelle qui est constituée par le dire obligatoire du droit de la part du<br />
juge, dans les actes contentieux comme dans les actes gracieux – la règle de<br />
principe, application particulière de la proposition générale – l’interdiction<br />
de se prononcer en équité, l’autorité de la chose jugée, le principe de<br />
217 Cf. N. Molfessis, op. cit., loc. cit.. En effet, “l’équité doit se cacher derrière l’espèce”.<br />
218 J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°196, p.183.<br />
219 L. Cadiet, Droit judiciaire privé, préc., n°1096, p.573.<br />
220 Ce qui signifie, entre autres, exclure l’exécution.<br />
295
dessaisissement du juge – l’exception – l’amiable composition judiciaire, une<br />
certaine atteinte à l’autorité de la chose jugée, l’absence de dessaisissement<br />
du juge – et la conséquence : l’amiable composition judiciaire qui peut être ou<br />
ne pas être un acte juridictionnel selon le cas ; (en réalité, elle est presque<br />
toujours un acte juridictionnel) et la possibilité pour le juge du gracieux de<br />
remettre en cause la décision gracieuse lorsque celle-ci se justifie, alors même<br />
que sa décision reste juridictionnelle.<br />
Ainsi, l’amiable composition judiciaire est une exception à la règle de<br />
principe, de la même manière que l’éventualité du non-dessaisissement du juge<br />
n’est qu’une possibilité exceptionnelle (En tout cas certainement, dans la réalité<br />
judiciaire. Mais elle existe.). Ces exceptions ne jouent pas à l’encontre de la<br />
proposition principale. Une règle de principe, conséquence d’une proposition<br />
principale, peut souffrir des exceptions sans nuire à la valeur de la proposition<br />
principale 221 .<br />
56. La présentation actuelle de la doctrine dominante quant aux actes<br />
juridictionnels n’est pas entièrement satisfaisante. Il y a quelque chose<br />
d’artificiel dans un modèle de classification selon lequel il existe une "« affinité<br />
profonde » 222 entre le contentieux et le gracieux et qui, en même temps, place<br />
l’amiable composition judiciaire en dehors du juridictionnel et surtout dans la<br />
même sous-catégorie que celle des jugements de donné acte. Dans l’amiable<br />
221 L’exception n’est pas une variable déterminante, elle demeure l’exception. L’amiable composition<br />
judiciaire est une exception à la règle de principe et non pas à la proposition principale. La fonction reste<br />
juridictionnelle.<br />
222 G. Cornu et J. Foyer cité par J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°152, note 3.<br />
296
composition judiciaire, il y a certainement contestation. A l’opposé, lorsque le<br />
juge donne acte à l’accord des parties, ceci relève davantage du gracieux ; en<br />
tout cas le lien d’affinité entre les jugements de donné acte et les jugements<br />
rendus suite à une amiable composition est au mieux faible, au pire, non-<br />
existant. Sauf bien sur à affirmer qu’il n’y a point besoin d’affinité, on les place<br />
ensemble tout simplement parce que les deux n’appartiennent à aucune autre<br />
catégorie. Ce qui revient à admettre le caractère artificiel du modèle actuel.<br />
SECTION 2. LE JURIDICTIONNEL « IN GENERE » 223 : UNE QUESTION DE<br />
CLASSIFICATION<br />
57. L'acception large de la fonction juridictionnelle, la prise en compte de<br />
l'individualité des actes juridictionnels et l'insuffisance du modèle actuel de<br />
classification des actes juridictionnels sont des éléments qui nous incitent à se<br />
pencher sur une nouvelle classification du juridictionnel.<br />
Cette nouvelle classification s'impose, à titre principal afin d'appréhender<br />
un nouveau contrôle juridictionnel continu qui présente un caractère inquisitorial<br />
accentué, à titre secondaire dans le but de reconnaître la nature juridictionnelle<br />
de certains actes du juge au sein de la juridiction contentieuse et la nature non-<br />
linéaire des actes juridictionnels gracieux. L'admission de la nouvelle<br />
classification passe par le rejet des critères de "conflit d'intérêts", de<br />
"contestation" de "tiers" et de "décision" comme étant des conditions sine qua<br />
non du juridictionnel (§1).<br />
297
Mais le reclassement des actes juridictionnels présuppose la<br />
reconnaissance d'une certaine variabilité du critère déterminant qui permet de<br />
qualifier l'acte de juridictionnel dans chaque cas. La nouvelle classification ne<br />
se mérite que si elle permet à la fois de présenter le juridictionnel dans son<br />
ensemble tout en respectant les divers actes juridictionnels dans leur<br />
identité (§2).<br />
§1. La nouvelle classification s’impose<br />
58. L’argument principal devient le suivant : dès lors que nous nous<br />
sommes mis d’accord pour franchir le Rubicon et admettre que le gracieux fait<br />
partie du juridictionnel 224 , il nous faut continuer dans la voie entreprise jusqu’à<br />
sa destination finale. Admettre qu’il existe un troisième pilier de la fonction<br />
juridictionnelle - la régulation juridique – qui ne correspond pas (plus)<br />
parfaitement aux deux autres (le contentieux et le gracieux) et opérer, par<br />
conséquent, une distinction tripartite et non plus bipolaire. Ceci, afin d’inclure,<br />
entre autres, le contentieux économique. De plus, l’amiable composition<br />
judiciaire fait partie, en principe, des actes juridictionnels contentieux. Ces deux<br />
propositions répondent de manière imparfaite à la question, telle qu’elle est<br />
223 In genere : dans le genre.<br />
224 Le Professeur Théry écrivait en 1981 (Pouvoir juridictionnel et compétence, thèse, Paris II, 1981) que<br />
les deux fonctions (fonction contentieuse et fonction gracieuse) « se rejoignent par leur but, qui est<br />
d’assurer la réalisation du droit, en écartant dans un cas l’obstacle qu’élève l’adversaire, en apportant dans<br />
le second, un élément de perfection qu’impose la loi » (p.25-6).<br />
298
introduite par M. Guinchard 225 , « être ou ne pas être juridictionnel »<br />
(essentiellement l’objection porte, pour ce qui est du troisième pilier, sur la<br />
qualité de tiers qui n’est pas toujours extérieur aux intérêts en cause, alors<br />
qu’une première réponse réside dans l’admission des conséquences de<br />
l’existence de ce droit processuel). Cette question sous-tend désormais, selon<br />
nous, la question « être ou ne pas être processualiste ». Or, la réponse des<br />
praticiens à cette question risque de nous décevoir. En effet, au vu de certains<br />
modèles actuels de l’acte juridictionnel, il y a peut-être autant de raisons de<br />
vouloir être « procédurier » que processualiste 226 .<br />
Le danger est à la fois réel et actuel. La recherche du juridictionnel<br />
devient une obsession sans raison d’être dès lors que l’on attribue les effets de<br />
l’acte juridictionnel à toute une série de décisions et alors même qu’on leur<br />
refuse la qualité du juridictionnel. La recherche des critères de l’acte<br />
juridictionnel n’est pas un exercice qui a pour but le plaisir intellectuel. La<br />
recherche du juridictionnel concerne les garanties attribuées au justiciable,<br />
c'est-à-dire les règles applicables pendant la procédure, et les conséquences<br />
de la procédure, c'est-à-dire la possibilité de réexaminer la question après un<br />
premier examen (y compris les délais, c'est-à-dire l’exercice des voies de<br />
recours ou l’action en nullité). Mais à force de dire qu’un certain régime<br />
emprunte des traits de l’acte juridictionnel, (ainsi, par exemple, de l’amiable<br />
225 J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°152.<br />
226 La distinction est celle de M. Carbonnier (Droit civil, Introduction). Elle est admise par J. Vincent et S.<br />
Guinchard, préc., n°7. Elle est amplement utilisée par M. Guinchard. V. « La responsabilité des gens de<br />
justice. Rapport de synthèse », Justices, 1997-5, p.109 et s., spéc.p.111.<br />
299
composition judiciaire) et/ou que ses effets sont aussi ceux de l’acte<br />
juridictionnel (ainsi, par exemple, en partie pour la COB, le Conseil de la<br />
concurrence et pour l’amiable composition judiciaire 227 ), sans pour autant<br />
l’inclure dans le juridictionnel, il n’y a pas de raison de rechercher ce qu’est un<br />
acte juridictionnel.<br />
59. L’acte de juridiction n’est pas « l’acte d’un juge, élaboré dans le<br />
respect d’une procédure garantissant la possibilité de la contradiction, qui règle<br />
un conflit d’intérêts par l’application d’une règle de droit » 228 . Ce qui manque<br />
dans cette définition, à l’évidence, c’est que le juge ne doit agir qu’à titre de<br />
juge. L’acte d’un juge, élaboré dans le respect des garanties les plus étendues,<br />
y compris la contradiction, alors qu’il règle un conflit d’intérêts entre sa femme<br />
et sa belle-mère par l’application minutieuse d’une règle de droit, n’est pas un<br />
acte de juridiction. Il n’agit pas alors à titre de juge 229 et son dire n’est pas<br />
obligatoire.<br />
60. Aussi, les critères « de conflit d’intérêts » 230 ou celui de<br />
« contestation » 231 ne sont pas des conditions sine qua non du juridictionnel.<br />
C’est faire de la situation préexistante une variable déterminante, alors qu’elle<br />
ne l’est pas et c’est aussi nier l’existence même du droit processuel. Au civil on<br />
227 On va revenir sur l’ensemble de ces questions. A ce point, V. H. Croze et C. Morel, préc., n°57, p.67.<br />
Les auteurs doutent du caractère juridictionnel de l’amiable composition « bien qu’elle soit dotée de<br />
certains attributs caractéristiques du régime juridique de la décision juridictionnelle (autorité de la chose<br />
jugée, voies de recours…) ».<br />
228 G. Couchez avec la collaboration de J.-P. Langlade et de D. Lebeau, préc., n°1146, p.422.<br />
229 Cf. G. Wiederkehr, « Qu’est-ce qu’un juge ? », op.cit., p.582.<br />
230 G. Couchez avec la collaboration de J.-P. Langlade et de D. Lebeau, préc., n°1145.<br />
300
saisit aussi le juge pour obtenir un résultat obligatoire, même en l’absence d’un<br />
conflit d’intérêts ou d’une contestation. On saisit le juge en présence d’un<br />
intérêt. On s’adresse à lui parce qu’il est juge. Voilà pour le gracieux.<br />
61. On ne saisit pas le juge parce qu’il est tiers, indépendant et impartial.<br />
On le saisit parce qu’on est dans l’obligation de le faire (pour obtenir ce que l’on<br />
veut). On n’espère même pas qu’il soit indépendant et impartial. On veut qu’il<br />
soit favorable à notre cause. S’agissant de ce critère de tiers, le problème avec<br />
l’analyse de M. Héron 232 consiste en ce que ledit critère – « la spécificité de<br />
l’activité du juge tient à ce qu’il est un tiers » 233 - ne répond à rien, en tout cas,<br />
à peu de choses. Un Professeur de droit, directeur d’une thèse, est-il dans<br />
l’obligation de ne pas participer au jury de soutenance du doctorant ? La<br />
réponse est, bien sûr, négative. Le Professeur de droit, directeur d’une thèse,<br />
engage sa responsabilité et son temps lorsqu’il agit en tant que directeur de<br />
thèse. Le jury de soutenance n’a pas une fonction juridictionnelle, malgré la<br />
vérification juridique qu’il opère avec force obligatoire, dans le respect du<br />
contradictoire et suite à une vérification objective des données par application<br />
du droit. Les membres du jury de soutenance, indépendants et impartiaux,<br />
prennent une décision suite au délibéré en examinant les écrits, avec un débat<br />
oral, sans tenir compte des considérations extérieures et subjectives (la race, la<br />
nationalité du doctorant, des quotas de l’université et ainsi de suite). La<br />
décision du jury de soutenance produit une modification substantielle pour le<br />
231<br />
V. G. Cornu et J. Foyer, préc., n°17, p.93. Selon les auteurs, « la juridiction n’a point matière à<br />
s’exercer en l’absence de contestation. Les publicistes avaient cru le contraire […], avant même<br />
l’élévation du contentieux, le litige existe, et la contestation existe encore […] ».<br />
232<br />
J. Héron, préc.<br />
233<br />
J. Héron, préc., n°271, p.200.<br />
301
doctorant. Aussi longtemps qu’il n’existe pas de décision du jury, son droit<br />
d’appartenir à l’université dépend exclusivement de sa relation avec le<br />
Professeur, directeur de la thèse. Lorsqu’une décision a été rendue en sa<br />
faveur, la personne en question a le droit, indépendamment de la relation<br />
préexistante avec son directeur de thèse, de poursuivre une carrière dans une<br />
université. De plus, en cas de bourse (avant ou après la décision du jury), la<br />
décision de ce jury peut produire, dans les deux cas, une modification de la<br />
situation de droit substantiel du particulier. En vertu de certains contrats de<br />
bourse d’ordre privé, le doctorant a une obligation de résultat pour obtenir le<br />
titre de Docteur en droit. En cas de défaillance, c'est-à-dire de non-exécution<br />
de la clause contractuelle (le contrat en question est, bien sûr, res inter alios<br />
acta pour le jury de soutenance), le doctorant doit restituer les sommes<br />
d’argent allouées.<br />
On repose la question : pourquoi un jury de thèse n’exerce-t-il pas une<br />
fonction juridictionnelle ? La réponse, la première réponse, la réponse évidente,<br />
est que les Professeurs de droit ne sont pas des juges. Le critère est celui de la<br />
qualité de l’auteur. Sinon, autant admettre l’impasse conceptuelle absolue : un<br />
jury de soutenance peut rendre un acte juridictionnel. De plus, il est difficile de<br />
dire avec certitude, comme il va être démontré ultérieurement (y compris au<br />
niveau jurisprudentiel européen) qu’une fonction est juridictionnelle en raison<br />
de la démarche propre au juge (démarche inductive, puis déductive). Pour<br />
l’instant, il suffit d’avancer que les membres du jury de soutenance confrontent<br />
aussi, en quelque sorte, les faits, bruts ou juridiquement qualifiés (peu importe<br />
ici), aux règles de droit, et examinent si les conclusions dudit doctorant sont<br />
302
conformes aux effets juridiques des règles.<br />
62. En revanche, le critère de la double démarche – inductive et<br />
déductive – dans l’activité juridictionnelle, explicité parmi d’autres par le<br />
Professeur Cadiet 234 , est utile pour ce qui est de l’amiable composition<br />
judiciaire. L’amiable compositeur judiciaire procède à une constatation suite à<br />
une démarche par excellence déductive, seulement, il bénéficie d’une plus<br />
grande marge de manœuvre. Il fonde sa décision sur la base de cette<br />
démarche déductive. Son impérium se manifeste dans le caractère obligatoire<br />
de son dire. L’opération de décision est présente dans toute sa splendeur.<br />
Ainsi, suite à une amiable composition judiciaire rendue par un juge<br />
conformément aux règles du procès, (contradiction, motivation, droits de la<br />
défense) ni les parties, ni le juge ne peuvent revenir sur la décision qui, quant à<br />
elle, est susceptible d’exécution forcée. Quel est ce principe qui nous oblige, au<br />
détriment de la réalité, à caractériser cet acte du juge comme non-<br />
juridictionnel ?<br />
Le juge dit le droit et non point l’équité. Telle est la règle de principe. A<br />
cette règle, les rédacteurs du Nouveau Code de procédure civile ont introduit<br />
une exception, précisément définie. Cette alternative présuppose un accord de<br />
volontés exprès des parties. L’équité ne peut être ni introduite à la légère, ni<br />
généralisée. Mais lorsqu’il peut aussi se prononcer, dans ce cas spécifique, en<br />
vertu d’un texte, en équité, le juge cesse-t-il d’être un juge ? Son dire cesse-t-il<br />
234 L. Cadiet, Droit judiciaire privé, préc. n°92. La démarche déductive signifie « faire produire ou ne pas<br />
faire produire, en l’espèce, l’effet juridique que la règle attache à son présupposé ».<br />
303
d’être juridictionnel ?<br />
304
63. Mais, au-delà, y-a-t-il plus grande inconsistance que celle de vouloir<br />
prétendre exposer la science de la procédure alors que nos modèles ne<br />
correspondent plus à la réalité du procès, à l’acception première, voire courante<br />
des termes ? Selon MM. Cornu et Foyer 235 , le litige et même la contestation<br />
existent « avant même l’élévation du contentieux » 236 . Ils opèrent une belle<br />
distinction entre « le noyau de la fonction juridictionnelle » et « les nouveaux<br />
espaces de la fonction juridictionnelle » (la juridiction gracieuse, le pouvoir<br />
modérateur du juge, le pouvoir régulateur du juge, l’office du juge des tutelles,<br />
l’office du juge dans le redressement judiciaire des entreprises). On avance que<br />
la doctrine n’a pas à s’expliquer sur la situation préexistante au litige. Par<br />
analogie, peu importe pour la définition du divorce (dissolution du mariage), si<br />
la cause du divorce réside dans le mariage, préexiste à ce mariage et se situe<br />
dans les antécédents familiaux, l’adolescence, un autre amour qu’on n’a jamais<br />
vraiment pu oublier, le manque de réussite professionnelle, l’excès de travail et<br />
ainsi de suite. On n’a pas à se justifier de la réalité des choses.<br />
64. En revanche, on ne peut pas ignorer la réalité. Ce qui signifie que<br />
l'on doit tenir compte de l’absence de l’univocité substantielle de la matière<br />
gracieuse et de ses conséquences procédurales, y compris une analyse non-<br />
linéaire. L’auto-saisine peut démontrer, comme le souligne M. Wiederkehr 237 ,<br />
que le juge « se sent concerné par l’affaire ». En matière de tutelle, on espère<br />
235<br />
G. Cornu et J. Foyer, op.cit., loc.cit.<br />
236<br />
Ibid. aussi V. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°158 et n°166. Le terme « litige » est plus large que<br />
celui de contestation (n°166).<br />
237<br />
G. Wiederkehr, “Qu’est-ce qu’un juge?”, préc., p. 583.<br />
305
qu’il soit ainsi concerné par l’affaire. En droit de la concurrence, on veut que le<br />
Conseil de la concurrence puisse se saisir d’office. Pourquoi ? Parce que les<br />
informations relatives aux pratiques anticoncurrentielles d’une entreprise<br />
peuvent (et elles le sont) être fournies dans un premier temps par un autre<br />
opérateur économique qui préfère ne pas saisir ouvertement le Conseil de la<br />
concurrence. Cet organe a une mission de surveillance et de police du domaine<br />
de la concurrence. Le point commun entre une partie de la matière gracieuse et<br />
la procédure devant le Conseil de la concurrence est le caractère inquisitorial 238<br />
des deux procédures. Pour ce qui est de l’absence d’univocité de l’efficacité<br />
substantielle du contrôle au gracieux, le contrôle du juge en matière<br />
d’adoption 239 n’a rien à voir avec la décision du juge aux affaires familiales,<br />
suite à la déclaration conjointe de deux parents naturels pour exercer en<br />
commun l’autorité parentale 240 . Le contrôle de l’opportunité de l’acte ne<br />
s’exerce que pour l’adoption.<br />
65. Si l’on admet vouloir prévenir les litiges, tout en arrivant à cette<br />
fameuse sécurité qui est le propre de la justice (garanties du procès) et du juge,<br />
quel est le principe infranchissable qui ne nous permet pas d’affirmer que le<br />
jugement de donné acte, rendu par le juge, conformément aux garanties du<br />
procès, est un acte juridictionnel ? Selon une doctrine autorisée sur la matière<br />
gracieuse (on insiste sur le terme « matière », terme neutre qui est celui du<br />
Nouveau Code de procédure civile), donner acte signifie que l’opération du juge<br />
238 Sur le gracieux V. G. Cornu et J. Foyer, préc., n°22, p.132.<br />
239 L’adoption est prononcée à la requête de l’adoptant par le TGI qui vérifie si elle est « conforme à<br />
l’intérêt de l’enfant » (article 353 alinéa 1 Code civil).<br />
306
est une extension de la juridiction gracieuse, elle n’est pas différente de<br />
l’activité d’un notaire » 241 . Seulement voilà, la remarque vaut pour une bonne<br />
partie du gracieux et il se pourrait que la proposition soit faite, à un moment ou<br />
à un autre du XXI ème siècle, d’opérer une sorte de sous-traitance de toutes ces<br />
questions (dans le respect des règles propres au procès ?), aux fins de<br />
‘désengorgement’ et pour atteindre une meilleure qualité en ce qui concerne le<br />
contentieux.<br />
Dès lors que l’on écarte du débat l’artificialité et la simulation et ceci<br />
parce que la fin justifie l’intervention du juge en raison, aussi, de l’auréole de<br />
son imperium, la problématique se pose concrètement, pour le jugement de<br />
donné acte, de la manière suivante : Son caractère non-juridictionnel se justifie-<br />
t-il en raison de l’absence d’une décision 242 , ou est-ce plutôt au niveau de la<br />
constatation que l’on doit rechercher l’absence d’un véritable jugement ? 243 Si<br />
l’on consent à reconnaître le caractère juridictionnel aux jugements d’expédient,<br />
c’est que, finalement, notre objection au caractère juridictionnel d’un acte du<br />
juge ne porte pas tellement sur le critère d’une marge d’appréciation<br />
extrêmement étroite. Si le juge ne décide rien lorsqu’il se contente de donner<br />
acte 244 , il faut reconnaître que la réalité de sa décision dans un jugement<br />
d’expédient est aussi fictive. Il pourrait être avancé que dans les deux cas de<br />
figure – jugement d’expédient et jugement de donné acte – la décision du juge<br />
240 Article 374 alinéa 2 Code civil ; aussi V. article 372 alinéa 2 Code civil sur la reconnaissance de<br />
l’enfant naturel par les parents, avant qu’il ait atteint l’âge d’un an, dès lors que les parents vivent en<br />
commun.<br />
241 G. Cornu et J. Foyer, préc., n°24, p.144.<br />
242 En ce sens G. Wiederkehr, obs., Justices, 1995-1, p.247-8.<br />
243 V. J. Vincent et S. Guinchard, préc. n°164 et n°200.<br />
244 G. Wiederkehr, obs., Justices, 1995-1, loc.cit.<br />
307
est viciée parce que la constatation est forcée ; ce qui nous laisse à examiner si<br />
le dire du juge comporte des motifs et un dispositif.<br />
66. L’élément de décision, troisième critère du juridictionnel proposé par<br />
Duguit, soulève un certain nombre de questions au vu de l’existence des<br />
questions préjudicielles 245 et de l’apport du droit européen. Comme il va l’être<br />
démontré ultérieurement lorsque l’on va examiner le thème de l’autorité des<br />
arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes et celle des arrêts<br />
de la Cour européenne des droits de l’homme 246 , il est difficile de prétendre que<br />
c’est seulement la décision consécutive à une décision à titre préjudiciel qui<br />
entraîne une modification de l’ordre juridique et ceci pour plusieurs raisons.<br />
Pour l’instant il suffit d’avancer qu’en principe les arrêts préjudiciels en<br />
interprétation rendus par la Cour de Luxembourg et les arrêts rendus par la<br />
Cour de Strasbourg ont une autorité qui joue à l’égard de l’ensemble des juges<br />
nationaux. En revanche, on se permet un petit clin d’œil, signe annonciateur de<br />
non-connivence avec certaines analyses de droit européen qui pêchent par<br />
manque de précision. Il relève, en effet, de la quadrature du cercle de vouloir<br />
absolument concilier, de manière parfaite, l’autorité de la chose interprétée et le<br />
dire in concreto du juge européen. Au moins, la solution avancée dans cette<br />
étude et qui consiste à dire que les arrêts de la Cour européenne des droits de<br />
l’homme ont une autorité du précédent 247 , conformément à la jurisprudence de<br />
la Cour de Strasbourg, va dans le bon sens juridique sans pour autant nier la<br />
245 V. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°159 ; Mais V. aussi G. Wiederkehr, « Qu’est-ce qu’un juge ? »,<br />
op.cit., p.581. Selon M. Wiederkehr, « c’est l’ensemble alors qui constitue l’acte juridictionnel ».<br />
246 V. infra “Les actes juridictionnels au vu du droit européen : l’absence d’une méthode”.<br />
247 V. infra « Un pouvoir de pleine juridiction pour la Cour européenne des droits de l’homme ».<br />
308
fonction normative de la jurisprudence européenne.<br />
En effet, supposons pouvoir prétendre que l’apport du droit européen<br />
confirme la distinction conceptuelle constatation – décision consécutive (la<br />
décision du juge qui a pour mission institutionnalisée d’interpréter les textes<br />
européens a une sorte de valeur objective qui dépasse le cas d’espèce et qui<br />
n’entraîne pas en soi une modification de l’ordre juridique ; il faudra attendre,<br />
afin que cette modification se réalise, une nouvelle constatation, celle-là du<br />
juge national, donc, un deuxième acte de l’intelligence et c’est cet acte là qui va<br />
produire une autre décision entraînant, elle, la modification dans l’ordre<br />
juridique). Dans ce cas, il faudrait alors impérativement admettre le concept du<br />
précédent afin de maintenir l’apparence du syllogisme qui est le propre d’une<br />
activité juridictionnelle : pour que la démarche déductive 248 du juge national soit<br />
véritablement concluante et aussi conforme au dire antérieur du juge européen,<br />
sa démarche inductive 249 , par laquelle il confronte les faits de l’espèce aux<br />
présuppositions de la règle de droit, présuppose désormais une nouvelle étape<br />
qui la précède : la comparaison des faits de l’espèce avec les faits matériels du<br />
précédent européen.<br />
67. Ensuite, il pourrait être avancé qu’un arrêt rendu par la Cour<br />
européenne des droits de l’homme le 23 juin 1993 dans l’affaire Ruiz-Mateos 250<br />
confirme l’argument selon lequel lorsque le juge statue sur une question<br />
248<br />
Sur la démarche déductive V. L. Cadiet, op.cit., loc.cit.<br />
249<br />
Ibid.<br />
250<br />
CEDH, 23 juin 1993, Ruiz-Mateos c/ Espagne, Série A, n°262, Justices, 1995-1, p.152-3 et p.160-1,<br />
obs. Cohen-Jonathan et Flauss ; aussi V. CEDH, 16 septembre 1996, Süssmann c/ Allemagne, Justices,<br />
309
préjudicielle, c’est l’ensemble qui constitue l’acte juridictionnel. La Cour de<br />
Strasbourg dit que la période à considérer pour ce qui concerne le respect de<br />
l’exigence d’un « délai raisonnable » englobe la durée des procédures<br />
constitutionnelles et que l'article 6 paragraphe premier de la Convention<br />
européenne des droits de l’homme s’applique aux instances portées devant le<br />
Tribunal constitutionnel espagnol qui statuait sur une question préjudicielle<br />
formulée par un tribunal civil.<br />
Néanmoins, force est de constater que la Cour de Strasbourg met<br />
l’accent sur le contexte particulier du cas d’espèce. Elle constate le lien étroit<br />
entre les objets respectifs de deux types de procédures (civile et<br />
constitutionnelle) : l’annulation, par le Tribunal constitutionnel espagnol, des<br />
normes controversées aurait amené le juge civil à accueillir les prétentions des<br />
requérants 251 . Dans ce contexte, les instances civiles et constitutionnelles<br />
apparaissaient tellement imbriquées « qu’à les dissocier on verserait dans<br />
l’artifice et l'on affaiblirait à un degré considérable la protection des droits des<br />
requérants » 252 . Si la Cour dit expressément qu’elle ne se prononce pas dans<br />
l’abstrait 253 , force est de reconnaître que cette jurisprudence constitue un<br />
argument en faveur de la thèse selon laquelle, lorsque le juge statue sur une<br />
question préjudicielle, c’est l’ensemble qui constitue l’acte juridictionnel 254 .<br />
Dans un contexte préjudiciel, le lien étroit entre les objectifs respectifs de deux<br />
types de procédures paraît presque naturel.<br />
1997-5, p.216-221, obs. Cohen-Jonathan et Flauss. Une procédure de trois ans et quatre mois devant la<br />
Cour constitutionnelle allemande ne viole pas l’exigence de délai raisonnable.<br />
251<br />
Aff.préc., par.59.<br />
252<br />
Ibid.<br />
253<br />
Aff.préc., par 57.<br />
310
L’arrêt Ruiz-Mateos du 23 juin 1993 est, selon nous, un premier indice<br />
sur l’approche à suivre quant à l’apport du droit européen des droits de<br />
l’homme à une théorie générale des actes juridictionnels. Le théoricien du droit<br />
a des bonnes raisons d’être prudent et de ne pas s’aventurer dans des<br />
généralisations trompeuses. La remarque vaut pour cette Cour européenne des<br />
droits de l’homme qui tranche sur la base des normes de droit alors même<br />
qu’elle utilise la méthode d’une lecture autonome des notions-clés de l’article 6<br />
de la Convention pour aboutir à un résultat déterminé. Le « telos » (le droit en<br />
question mérite-t-il une protection ? En l’espèce ?) détermine jusqu’à un certain<br />
point la méthode à suivre. Et ce « telos » est, dans la majorité des cas, non –<br />
procédural. Dans l’affaire Ruiz-Mateos, le droit de propriété devait être protégé<br />
(il y avait eu expropriation pour cause d’utilité publique des sociétés des<br />
requérants), ce droit dépendait d’une procédure constitutionnelle et du dire du<br />
juge constitutionnel espagnol ; la procédure constitutionnelle dans ce cas<br />
d’espèce est donc soumise aux garanties de l'article 6 de la Convention<br />
européenne des droits de l’homme.<br />
§2. La nouvelle classification se mérite<br />
68. Le reclassement des actes juridictionnels doit se faire dans le<br />
respect d’une double exigence : la prise en compte de l’existence d’un droit<br />
processuel et celle des conséquences de l’encadrement européen<br />
(communautaire et droit européen conventionnel). Pour ce qui est de cette<br />
254 En ce sens G. Wiederkehr, « Qu’est-ce qu’un juge ? », op.cit., loc.cit.<br />
311
seconde exigence, objet de la présente étude, on doit reconnaître que dans un<br />
ordre juridique caractérisé par un minimum de bon sens on aurait d’abord réglé<br />
la question constitutionnelle qui est consubstantielle à celle de la répartition des<br />
compétences. Dans l’ordre juridique européen actuel, on doit raisonner en<br />
présence de deux Cours européennes dont les décisions s’imposent aux Etats<br />
et aux autorités administratives et juridictionnelles. Leur autorité est finalement,<br />
en principe, semblable à celle du Conseil constitutionnel français 255 , à la<br />
différence qu’elles exercent aussi des fonctions équivalentes à celles de la<br />
Cour de cassation et du Conseil d’Etat.<br />
L’administration française échappe toujours à l’injonction du juge<br />
national (à l’exception notable de l’injonction du juge administratif) mais non à<br />
celle du juge européen qui a, quant à lui, une mission constitutionnelle qui lui<br />
est propre. Le législateur français n’a pas à se confronter à des arrêts de<br />
règlement prononcés par le juge français. Ils sont interdits. Mais l’exécutif et le<br />
législateur doivent suivre, désormais sous peine d’injonctions, le dire du juge<br />
européen puisque ce dire fait corps avec le texte interprété et a donc une<br />
portée générale qui déborde le cas d’espèce.<br />
En même temps, les Cours européennes ne bénéficient pas, à la<br />
différence, par exemple, du Conseil constitutionnel français, d’un statut<br />
incontestable (tout au moins sous l’angle des compétences) ni d’une assise<br />
fonctionnelle qui donnerait lieu à une légitimation indiscutable de l’ordre<br />
255 Aux termes de l’article 62 alinéa 2 de la Constitution : « Les décisions du Conseil constitutionnel ne<br />
sont susceptibles d’aucun recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités<br />
312
juridique européen. Si la question quis custodiet custodem s’est posée avec<br />
une telle force à propos du juge communautaire (peut-être, demain, se posera-<br />
t-elle à l’égard du juge de Strasbourg) c’est parce que la détention de<br />
l’imperium politique communautaire est contestée. La critique est<br />
essentiellement politique mais aussi profondément juridique et ceci dans le<br />
sens le plus pur de la théorie juridique : le juge communautaire est-il un tiers<br />
par rapport aux intérêts de la Communauté ? Mais quel juge peut-il être<br />
étranger, c'est-à-dire non-concerné, aux intérêts en cause dès lors qu’il exerce<br />
une mission constitutionnelle dans le cadre d’une nouvelle collectivité humaine<br />
en pleine construction ? 256<br />
69. Dans l’ordre interne comme dans le système européen (niveau<br />
supranational), la méthode est celle d’une intervention juridictionnelle qui est<br />
dans son essence téléologique, entre autres, parce qu’il existe un rapport étroit<br />
entre les moyens qui sont mis à la disposition d’un juge (moyens de contrôle et<br />
de contrainte mais aussi moyens au sens le plus étroit : le support administratif<br />
et financier) et la finalité qui consiste essentiellement en la nécessité de<br />
légitimer le contrôle institutionnel sur tout un domaine nouveau d’activités. Le<br />
constat que l’on vient d’avancer doit être pris en compte lorsque l’on examine la<br />
jurisprudence européenne sans qu’il puisse devenir réellement déterminant<br />
pour autant. En d’autres termes, pour emprunter un langage plus procédural,<br />
administratives et juridictionnelles. ».<br />
256 Sur les dangers de la constitutionnalisation de la Cour de Justice V. R. Dehousse, La Cour de Justice<br />
des Communautés européennes, Montchrestien, Coll. Clefs, 2 e éd., 1997, p. 148 et s. ; pour une<br />
proposition en faveur de la création d’un Conseil constitutionnel européen, juridiction chargée de veiller<br />
sur la délimitation des compétences V. Joseph H. Weiler, “The European Union belongs to its citizens :<br />
three immodest proposals”, ELR 1997, Vol. 22, p. 150 et s., spéc. p. 155-6.<br />
313
que l’on retrouve dans l’analyse de M. Héron 257 , les effets substantiels de l’acte<br />
juridictionnel européen doivent être identifiés en-soi. Ils existent et font partie<br />
du droit positif.<br />
70. La somme des différents angles concernant la théorie de l’acte<br />
juridictionnel (en particulier l’angle européen) nous laisse croire que l’esquisse<br />
d’un modèle de classification des actes juridictionnels selon une distinction<br />
désormais tripartite – le contentieux, le gracieux, la régulation juridique – est<br />
faisable si l’on admet, en toute lucidité, une certaine variabilité du critère<br />
déterminant qui permet de qualifier l’acte de juridictionnel dans chaque cas. Le<br />
modèle proposé est une variante de l’analyse d’une doctrine d’après laquelle<br />
on doit inéluctablement combiner les critères matériels et les critères formels 258<br />
(la constatation opérée par le juge, les garanties organiques, les garanties<br />
procédurales) à la différence qu’il faut abandonner cette catégorie artificielle<br />
supposée être « les actes non-juridictionnels ayant trait à la solution du<br />
litige » 259 et adopter des réponses plus équivoques pour le gracieux (à propos<br />
de l’aspect négatif de la chose jugée et du dessaisissement du juge). En<br />
dehors des mesures d’administration judiciaire, tout acte du juge ayant trait à la<br />
solution du litige est un acte juridictionnel. L’acte juridictionnel ne se définit pas<br />
par l’autorité de la chose jugée. Il ne se définit pas non plus par le principe du<br />
257 J. Héron, préc., n°274 et s., p.202. Il va de soi que l’auteur limite l’examen de la question des « effets<br />
substantiels de l’acte juridictionnel » au niveau juridictionnel français.<br />
258 J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°161 ; mais V. G. Couchez avec la collaboration de J.-P. Langlade<br />
et D. Lebeau, préc., n°1144 et n°1145. Les auteurs admettent aussi des critères formels et matériels mais<br />
avancent les concepts de tiers (négations de la nature juridictionnelle des décisions d’un Conseil de<br />
l’Ordre) et de conflit d’intérêts (exclusion du gracieux).<br />
259 J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°200.<br />
314
dessaisissement du juge. Le juge est « celui qui juge » 260 . Il opère la vérification<br />
des situations juridiques, son dire est obligatoire et les garanties organiques et<br />
procédurales sont satisfaisantes.<br />
Le résultat concret du modèle proposé est-il trop large pour être<br />
entièrement satisfaisant ? Il est intéressant de noter que nous n’avons introduit<br />
aucun nouveau critère de l’acte juridictionnel. Si le modèle permet une<br />
présentation globale – c’est d’ailleurs la raison pour laquelle on le soutient – il<br />
ne peut pas pour autant nous être reproché de donner une acception trop large<br />
à n’importe quel critère du juridictionnel. La nouveauté réside dans la<br />
démarche. Elle consiste en la souplesse de la méthode. La solution qui ne fait<br />
que commencer à se dégager semble radicale ; elle est, en réalité, celle d’un<br />
pur classicisme à la différence près, et de taille, que l’on refuse, grâce à la<br />
variabilité de la méthode, l’effet d’exclusion qui est le propre d’une vision<br />
manichéenne (et qui a pour résultat de ne pas admettre le caractère<br />
juridictionnel à l’amiable composition judiciaire) ou celui d’une vision restrictive<br />
puisqu’elle repose sur un critère trop étroit (et qui conduit à l’exclusion du<br />
gracieux). La situation préexistante au litige n’est pas une variable<br />
déterminante pour la définition du juridictionnel. Elle est une variable servant à<br />
déterminer les différentes catégories du juridictionnel. Par analogie, pour la<br />
définition du divorce, c'est-à-dire de la matière du divorce, la situation<br />
préexistante joue au niveau de ses différentes catégories – par exemple,<br />
jugement de divorce sur requête conjointe ou jugement contentieux – mais<br />
dans tous les cas, il y a divorce. La dissolution d’un mariage peut prendre<br />
260 G. Wiederkehr, « Qu’est-ce qu’un juge ? », préc., p.580.<br />
315
plusieurs formes. Le juridictionnel a lieu suite à un conflit d’intérêts ou à cause<br />
de l’intérêt du justiciable, y compris, en France, l’intérêt d’un tiers). 261<br />
Tout ce qui est judiciaire n’est pas juridictionnel. Ce constat est aussi le<br />
nôtre mais, tout en étant une condition sine qua non à toute analyse, il n’est<br />
pas le seul.<br />
L’analyse multidimensionnelle s’impose parce que la fonction<br />
juridictionnelle – le dire obligatoire du droit – est non-linéaire 262 . Ce qui a été<br />
présenté comme une analyse des différents critères, qu’ils soient irréductibles<br />
ou non 263 , est devenu désormais une question de classification, la taxinomie<br />
des actes juridictionnels et non pas de l’acte juridictionnel.<br />
71. Des domaines d’ombre demeurent : ainsi, en cas d’absence<br />
d’autorisation du premier président pour ce qui est de l’appel contre le sursis à<br />
statuer d’un premier juge. Ensuite, quel est le domaine du troisième pilier, c'est-<br />
à-dire, de la régulation juridique ?<br />
Ce que l’on expose ici est l’esquisse d’une nouvelle classification des<br />
actes juridictionnels et sa justification et non pas une analyse complète (objet<br />
261 Au Royaume Uni, par exemple, il n'y a pas de tierce-opposition.<br />
262 Arg.p. an : la manière de procéder de M. Guinchard en ce qui concerne l’analyse de la nature juridique<br />
des ordonnances sur requête (J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°170) ; arg.p.an : l’évolution de la pensée<br />
de M. Cadiet qui admet désormais que l’amiable compositeur judiciaire peut trancher le litige selon les<br />
règles de droit « s’il juge équitable la solution à laquelle ces règles conduisent » V. JCP, 97, I, 4064, n°11<br />
et comp. Droit judiciaire privé, n° 900, p. 473 ; désormais V.L. Cadiet, Droit judiciaire privé, deuxième<br />
édition, Litec, 1998, n° 324, 1137 et 1131 ("jugement d'équité") et comp. n° 319, p. 145, premier<br />
paragraphe, dernière phrase (sur ce qui caractérise l'acte juridictionnel) ; aussi V. L. Cadiet, "L'équité dans<br />
l'office du juge civil", Justices, 1998-9, p. 87 et s., spéc. p. 94-5.<br />
316
d’une étude à part entière) des actes juridictionnels. On va essayer de<br />
démontrer par la suite que le droit européen met l’accent tantôt sur des critères<br />
matériels, tantôt sur des critères formels (garanties organiques et<br />
procédurales), en réalité sur les deux. Si l’on prétend que le droit européen<br />
(droit communautaire et droit européen conventionnel) fait partie du droit<br />
interne – proposition difficilement contestable – il devient contre-productif plus<br />
pour la science de la procédure que pour les justiciables d’avancer avec<br />
insistance que la régulation juridique relève du non-juridictionnel ; en effet,<br />
d’une part, sa procédure est juridictionnelle 264 (c’est la procédure du droit<br />
processuel avec une forte connotation pénaliste en ce qui concerne le droit de<br />
la concurrence) et, d’autre part, la décision de certains organes de cette<br />
régulation juridique (ainsi pour le Conseil de la concurrence) est soumise à un<br />
contrôle judiciaire 265 des juridictions civiles (indice supplémentaire en faveur de<br />
la caractérisation de l’ensemble sous l’enseigne de ce droit processuel).<br />
S’il est certain, au vu du droit européen conventionnel, que l’imbrication<br />
du judiciaire et de l’exécutif rend l’ensemble, en principe, non-satisfaisant du<br />
point de vue du contrôle juridictionnel (violation de l'article 6 de la<br />
Convention) 266 , il nous semble que l’imbrication du judiciaire et du para-<br />
judiciaire ou quasi-judiciaire ne donne pas pour résultat concret du quasi-<br />
juridictionnel. L’ensemble est juridictionnel parce que le contrôle s’opère dans<br />
263<br />
V. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n° 161<br />
264 er<br />
Sur le respect du contradictoire V. article 18 de l’Ordonnance n° 86-1243 du 1 décembre 1986 (droit<br />
de la concurrence).<br />
265 er<br />
Loi n° 87-499 du 6 juillet 1987, article 2 ; désormais article 15 de l’ordonnance du 1 décembre 1986.<br />
266<br />
Il y a violation de l'article 6 dans un cas où le ministre de l’Economie procède à des enquêtes<br />
postérieurement à la décision du Conseil de la concurrence. Les conclusions desdites enquêtes sont<br />
317
le respect des garanties procédurales, se concrétise dans un dire juridique<br />
obligatoire et parce que le quasi-juridictionnel n’implique pas l’exécutif.<br />
La Cour européenne des droits de l’homme retient une position de<br />
principe analogue sur la nécessité du contrôle judiciaire dans la déclaration<br />
suivante : « (la prééminence du droit) implique, entre autres, qu’une ingérence<br />
de l’exécutif dans les droits d’un individu soit soumise au contrôle efficace que<br />
doit normalement assurer, au moins en dernier ressort, le pouvoir judiciaire car<br />
il offre les meilleures garanties d’indépendance, d’impartialité et de procédure<br />
régulière » 267 .<br />
72. Ce qui compte finalement est que le dernier mot revienne à un juge<br />
et que son dire soit obligatoire, l’intervention des organes sui generis ne faisant<br />
pas pencher la balance pour le non-juridictionnel dès lors qu’elle se situe dans<br />
le respect des garanties procédurales et organiques. La solution finale est<br />
juridictionnelle. On l’admet volontiers, le verdict final peut apparaître comme<br />
étant un peu forcé ; il ne l’est pas et d’ailleurs la critique vaut autant pour le<br />
gracieux si l’on ne reconnaît pas, alors que nous proposions de le reconnaître,<br />
l’absence de l’univocité substantielle de la matière gracieuse et les différents<br />
effets processuels d’un jugement (selon qu’il s’agit du principal, du provisoire<br />
ou de la matière gracieuse). La jurisprudence continue de refuser l’autorité de<br />
la chose jugée aux décisions rendues en matière gracieuse 268 , le juge n’est pas<br />
écartées des débats devant la Cour de Paris. En ce sens Paris, 1 ère , sect.conc., 25 mai 1994, BOCCRF n°<br />
10 du 24 juin 1994, Justices, 1995-2, p. 324, obs. Idot.<br />
267 CEDH, 6 septembre 1978, Klass et autres c/ Allemagne, Série A, n°28, par.55.<br />
268 V. Cass, civ 1 ère , 6 avril 1994, Bull.civ. I, n°141, p.103 ; Civ, 1 ère , 17 octobre 1995, Justices, 1996-4,<br />
p.266, obs. Wiederkehr ; Cass, civ, 1 ère , 13 janvier 1996, Juris–Data n°000080.<br />
318
dessaisi et l’action en nullité a été admise s’agissant de l’homologation d’une<br />
convention de changement de régime matrimonial 269 .<br />
73. Par la suite, on examinera les actes juridictionnels sous l’angle<br />
européen. Il s'agit d'essayer de démontrer que la jurisprudence européenne<br />
confirme l’essor de la fonction juridictionnelle élargie parce qu’elle participe en<br />
tant qu’acteur principal à la « juridictionnalisation » 270 de la société française,<br />
phénomène qui correspond à la réalité, phénomène simple 271 qui dépasse une<br />
interrogation complexe 272 .<br />
269 ère ère<br />
Civ, 1 , 14 janvier 1997, D. 1997, Jup. p. 273, rapp. X. Savatier ; aussi V. Civ, 1 , 6 novembre 1979,<br />
D. 1980, Jup. p. 295, note Poisson-Drocourt.<br />
270<br />
Contra L. Richer, Préface in La juridiction administrative spécialisée, LGDJ, 1996.<br />
271<br />
Contra L. Richer, Préface, préc.<br />
272<br />
Contra L. Richer, préc.<br />
319
CHAPITRE II<br />
LES ACTES JURIDICTIONNELS AU VU DU DROIT EUROPEEN :<br />
L’ABSENCE D’UNE METHODE PROCESSUELLE<br />
74. La réalité : le juridictionnel dépasse le judiciaire. L’analyse doctrinale :<br />
Tout ce qui est judiciaire n’est pas juridictionnel (ce qui est juste) mais<br />
l’interrogation reste « fixée », essentiellement, au sein du judiciaire. La<br />
nouveauté : le juridictionnel au-delà du judiciaire emporte et élargit le<br />
juridictionnel au sein du judiciaire. La confirmation : l’encadrement européen du<br />
droit processuel interne. Principale raison d’être de cette nouveauté sous<br />
l’angle du droit européen, objet de la présente étude : la création d’un ordre<br />
juridique. L’ordre juridique européen participe à l’élargissement de la fonction<br />
juridictionnelle parce qu’il utilise le juridictionnel qui devient le moyen et l’assise<br />
du succès de cet ordre européen.<br />
75. Il convient maintenant de démontrer l’absence d’une méthode<br />
processuelle de la part de la Cour européenne des droits de l’homme par<br />
analogie à celle de la Cour de justice des Communautés européennes afin de<br />
dégager ensuite la méthode effective de la Cour de Strasbourg. Cette<br />
démarche nous permet de faire ressortir, dans un premier temps, la véritable<br />
approche du juge européen des droits de l’homme à l’égard de la fonction<br />
juridictionnelle (Section 1).<br />
320
La malléabilité de la notion d’acte juridictionnel conduit à une conception<br />
extensive du juridictionnel dans la jurisprudence de deux Cours européennes<br />
(Luxembourg et Strasbourg). La variabilité dans la détermination par les Cours<br />
européennes de l’élément révélateur du juridictionnel puise sa source dans un<br />
raisonnement non-processuel tout en confirmant des conclusions propres au<br />
phénomène juridictionnel français (Section 2).<br />
SECTION 1. « CAUSA FINALIS, CAUSA CAUSARUM » 273 . DE LA METHODOLOGIE A<br />
L’EDIFICATION D’UN DROIT PROCESSUEL EUROPEEN<br />
76. D’abord, une précision méthodologique : on se concentre de<br />
préférence dans cette section de l’étude sur le droit européen conventionnel.<br />
Dans la section suivante, la présentation sera plus équilibrée. L’apport<br />
jurisprudentiel du droit communautaire va être examiné ici à titre secondaire<br />
parce que l’on estime que les enseignements les plus importants quant à<br />
l’encadrement européen de la procédure civile française, vue sous l’angle<br />
spécifique des actes juridictionnels, émanent principalement de l’examen de la<br />
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.<br />
Ensuite, et c’est la deuxième remarque liminaire, on se permet d’écarter<br />
du débat une décision manifestement erronée de la Commission européenne<br />
273 Causa finalis : la cause finale. Causa causarum : la cause des causes. IL va de soi que le terme cause est<br />
compris dans son acception générale, en dehors du seul droit des contrats, du droit de la responsabilité<br />
civile et de la procédure civile. Sur ceux-ci V. H. Roland et L. Boyer, Locutions latines du droit français,<br />
préc.<br />
321
des droits de l’homme d’après laquelle « le droit d’accès à un tribunal, tel que le<br />
garantit l’article 6, paragraphe 1, de la Convention […] ne s’étend pas à la<br />
procédure d’urgence devant les prud’hommes » 274 .<br />
Si cette décision est en soi problématique – le dire du juge des référés<br />
porte sur le droit ; le fait que sa décision soit de nature provisoire ne nuit en rien<br />
au caractère obligatoire de son dire 275 - le raisonnement de la Commission,<br />
dans cette affaire, brille par son illogisme : selon elle, la procédure d’urgence<br />
en question échapperait à l’article 6 de la Convention parce que ladite<br />
procédure « ne tend pas à une décision ni définitive, ni provisoire, sur les droits<br />
de caractère civil que possède un syndicaliste licencié vis-à-vis de son<br />
employeur » 276 . On ne voit pas comment la procédure sous examen ne tendrait<br />
pas à une décision provisoire sur les droits que possède un syndicaliste<br />
licencié vis-à-vis de son employeur. Au contraire, tel qu’il ressort des faits de la<br />
décision même, il s’agissait d’une procédure d’urgence, prévue par la loi pour<br />
faire face précisément à ce cas de figure : une décision provisoire, suite à une<br />
procédure d’urgence, qui ne porte pas préjudice au principal.<br />
77. Suite à ces deux remarques liminaires, il convient de présenter la<br />
méthode adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme, méthode qui<br />
conduit à l’édification d’un droit processuel européen alors qu’elle est<br />
imprégnée par des considérations propres au droit substantiel (§1). Le fait de<br />
274 Commission, décision du 11 mai 1981, req. n°7990/77, D.R., vol. 24, p.57 et s.<br />
275 D’ailleurs, le Cour de justice des Communautés européennes admet indiscutablement la qualité de<br />
juridiction et donc le droit de renvoyer à titre préjudiciel au juge national des référés. V. p.ex., CJCE, 12<br />
novembre 1969, Stauder, 29/69, Rec. p.419.<br />
276 Affaire préc.<br />
322
dégager la méthode effective de la Cour de Strasbourg permet de circonscrire<br />
les applications de la jurisprudence de Strasbourg. L’application préconisée est<br />
une conséquence endémique de la méthode de cette Cour : il s’agit d’imposer<br />
le synthétique au détriment de l’analytique, c’est-à-dire, imposer une synthèse<br />
du sujet qui ne peut être vraie que par rapport aux faits. L’impossibilité de<br />
procéder, en droit européen conventionnel, à une analyse qui serait<br />
indépendante des faits du cas d’espèce, sous-tend déjà la solution quant à<br />
l’autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme (§2).<br />
§1. La méthode<br />
78. La Cour européenne des droits de l’homme, à la différence de la Cour<br />
de justice des Communautés européennes, n’entre pas dans le débat lorsque<br />
le procès interne est en pleine évolution. La Cour de Strasbourg opère une<br />
appréciation qui a lieu dans les circonstances de la cause et qui est imprégnée<br />
des considérations propres au droit substantiel, en particulier la protection du<br />
droit de propriété. Ce qui fait que la nécessité d’un contrôle juridictionnel se<br />
détermine par rapport à un jugement de valeur de la Cour quant au droit<br />
substantiel sous-jacent.<br />
A. Le cadre de la méthode de deux Cours européennes<br />
79. Le premier point important à souligner est que la démarche de la Cour<br />
323
européenne des droits de l’homme est différente de celle de la Cour de justice<br />
des Communautés européennes parce qu’elle répond à des besoins distincts.<br />
La Cour de Luxembourg se prononce sur la notion de juridiction dans le cadre<br />
de la procédure préjudicielle prévue par l'article 234 du traité CE 277 . Aux termes<br />
de l'article 234 dudit traité, la Cour de Luxembourg ne peut être saisie que par<br />
une juridiction d’un Etat membre. L’intérêt de la réponse concerne la<br />
recevabilité de la question préjudicielle. Lorsque la demande est introduite par<br />
un organe qualifié de non-juridictionnel, elle est déclarée irrecevable.<br />
80. En ce qui concerne la Cour européenne des droits de l'homme, elle<br />
opère un contrôle de la notion de juridiction afin de dire s’il y a eu ou non<br />
violation de l’article 6 de la Convention. La Cour de Strasbourg, à la différence<br />
de la Cour de Luxembourg, n’entre pas dans le débat lorsque le procès est en<br />
pleine évolution ; il ne s’agit pas d’un incident dans la procédure interne. En<br />
général, elle examine l’ensemble de la procédure interne. Tel est le cas<br />
puisque le dire du juge européen des droits de l’homme intervient après<br />
« l’épuisement des voies de recours internes » (article 35 de la Convention) 278 .<br />
Les deux règles stipulées dans l’article 35 – épuisement des voies de recours<br />
internes et saisine de la Commission dans le délai de 6 mois à partir de la date<br />
de la décision interne définitive – constituent, selon le Professeur Picard, « le<br />
motif de près de la moitié des cas d’irrecevabilité prononcés par la<br />
Commission » 279 .<br />
277 Ex article 177 CE.<br />
278 Ex article 26 de la Convention.<br />
279 E. Picard, « Article 26 », in La Convention européenne des droits de l’homme, Commentaire article par<br />
article (dir. L-E. Pettiti, E. Decaux et P-H. Imbert), op.cit., p.591. Sur l’épuisement des voies de recours<br />
324
Les juges de Strasbourg opèrent une appréciation d’ensemble sur la<br />
procédure interne de telle manière que, d’une part, ils peuvent se prononcer sur<br />
la violation de l'article 6 dans la phase para-judiciaire qui précède la phase<br />
proprement contentieuse d’une procédure ; d’autre part, ils bénéficient ainsi<br />
d’une certaine liberté d’appréciation 280 qui leur permet d’aboutir à un résultat<br />
déterminé sans pour autant se lier dans un précédent trop restrictif qui<br />
conduirait, par conséquent dans l’avenir, à un enlisement de caractère limitatif<br />
quant au dire du juge européen des droits de l’homme.<br />
81. En somme, les deux Cours européennes ont une fonction normative<br />
indéniable, à cette différence près que la Cour de Strasbourg a une fonction<br />
normative renforcée puisqu’elle arrive à sauvegarder sa liberté d’appréciation<br />
par le biais d’une lecture autonome des exigences de l'article 6, tout en<br />
prétendant en même temps à une appréciation globale des procédures internes<br />
alors que son dire à elle - l’appréciation de sa part - s’opère in casu, in concreto<br />
(de façon concrète) et de manière souveraine. Le contrôle de Strasbourg a lieu<br />
« dans les circonstances de la cause » 281 .<br />
V. D. de Bruyn in Les exceptions préliminaires dans la Convention européenne des droits de l’homme,<br />
Bruylant Bruxelles, 1997, p.53-76.<br />
280<br />
Comp. la position souple adoptée par le droit anglais. V. par ex. la déclaration instructive de Lord<br />
Wilberforce in Calvin v. Carr (1979) 2 WLR 755. Selon Lord Wilberforce, “no clear and absolute rule<br />
can be laid down on the question whether defects in natural justice appearing at an original hearing,<br />
whether administrative or quasi-judicial, can be “cured” through appeal proceedings. The situations in<br />
which this issue arises are too diverse and the rules by which they are governed so various, that this must<br />
be so”. Pour une analyse V. Carol Harlow et Richard Rawlings, Law and Administration, 2 e éd.,<br />
Butterworths, 1997, p. 506-8.<br />
281<br />
V. p.ex., CEDH, 21 septembre 1993, Zumtobel c/ Autriche, Série A, n°268-A ; aussi V. CEDH, 26<br />
avril 1995, Fischer c/ Autriche, Série A, n°312.<br />
325
B. Les traits principaux de la démarche de la Cour européenne des<br />
droits de l'homme<br />
82. En ce qui concerne spécifiquement la Cour européenne des droits de<br />
l'homme, on considère, au vu d’une lecture globale de la jurisprudence de la<br />
Cour de Strasbourg, que le juriste qui veut obtenir une réponse prévisible quant<br />
au degré des garanties procédurales exigé par la Cour de Strasbourg pour qu’il<br />
n’y ait pas violation de l'article 6 de la Convention, doit, en premier lieu, suivre<br />
la méthode sous-jacente de la Cour telle qu’elle se dégage de sa jurisprudence<br />
et se poser les questions suivantes : quel est le droit substantiel en question ?<br />
Ce droit mérite-t-il une protection ? En l’espèce ? En second lieu – la démarche<br />
est concomitante mais non consubstantielle – il faut se livrer à des<br />
considérations proprement procédurales. On avance que la Cour de Strasbourg<br />
opère alors une mission à deux temps. Dans un premier temps, les juges<br />
européens des droits de l’homme examinent la compétence du tribunal interne,<br />
c'est-à-dire sa compétence telle qu’elle ressort du droit interne 282 . Dans un<br />
second temps, les juges de Strasbourg vérifient que lesdits tribunaux<br />
réunissent les conditions de l'article 6 dans le cadre de leurs attributions.<br />
Cette deuxième démarche, propre au droit processuel, s’opère en deux<br />
temps puisqu’elle comporte deux aspects qui sont, quant à eux,<br />
consubstantiels (il est impossible de séparer l’un de l’autre) sans pour autant<br />
282 Contra J.Cl. Soyer et M. de Salvia, « Article 6 » in La Convention européenne des droits de l’homme,<br />
Commentaire article par article, op.cit., p.239 et s, spéc. p.261.<br />
326
que l’ensemble de la démarche soit linéaire. Il se peut, en effet, que la Cour de<br />
Strasbourg examine s’il y a violation des dispositions relatives au procès<br />
équitable en dehors du procès devant le tribunal. De plus, l’effet combiné d’une<br />
appréciation globale et d’une appréciation souveraine selon une lecture<br />
autonome des termes de l'article 6 fait que la Cour ne répond pas, parfois, à la<br />
problématique portant sur l’acte juridictionnel tout en répondant à la question<br />
de savoir s’il y a eu ou non violation de l'article 6.<br />
83. Aux termes de l'article 6 de la Convention, les garanties du procès<br />
équitable s’appliquent à toute personne dès lors que le tribunal décide, « soit<br />
des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-<br />
fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (la personne) ».<br />
Par conséquent, en matière civile, l’applicabilité de l'article 6 présuppose une<br />
contestation sur ses droits et obligations de caractère civil.<br />
Au vu des arrêts de principe Ringeisen 283 et König 284 , « pour savoir si une<br />
contestation porte sur la détermination d’un droit de caractère civil, seul compte<br />
le caractère du droit qui se trouve en cause » 285 , « peu importent la nature de la<br />
loi suivant laquelle la contestation doit être tranchée et celle de l’autorité<br />
compétente en la matière (juridiction de droit commun, organe administratif,<br />
etc) » 286 . Ainsi, « les termes français ‘contestation sur (des) droits et obligations<br />
de caractère civil’ couvrent toute procédure dont l’issue est déterminante pour<br />
283<br />
CEDH, 16 juillet 1971, Ringeisen c/ Autriche, Série A, n°13.<br />
284<br />
CEDH, 28 juin 1978, König c/ Allemagne, Série A, n°27 ; pour une vue d’ensemble sur la notion de<br />
« caractère civil des droits et obligations » V. G. Cohen-Jonathan, Enc.D., Rép.proc.civ., n°46 et s.<br />
285<br />
Affaire König, préc., par.90.<br />
286<br />
Affaire Ringeisen, préc., par.94.<br />
327
des droits et obligations de caractère privé » 287 . De même, « sous l’angle de<br />
l'article 6 paragraphe 1 de la Convention, seul compte le fait que les<br />
contestations dont il s‘agit ont pour objet la détermination de droits de caractère<br />
privé » 288 .<br />
C. L’importance déterminante du droit substantiel sous-jacent<br />
84. Au-delà de l’importance cruciale et indiscutable des affirmations de<br />
principe précédentes, il nous paraît indispensable en ce domaine, à la<br />
différence de l’interrogation postérieure posée dans cette étude au sujet de<br />
l’articulation possible des voies de droits 289 , de connaître les données factuelles<br />
de chaque affaire. Et ceci parce que c’est dans l’application autonome des<br />
exigences de l’article 6 dans le contexte particulier du cas d’espèce que l’on<br />
arrive à démontrer la démarche sous-jacente de la Cour européenne des droits<br />
de l'homme 290 .<br />
85. Autant le dire immédiatement : on considère que la préoccupation<br />
première de la Cour de Strasbourg est la protection du droit de propriété 291 .<br />
287<br />
Ibid.<br />
288<br />
Affaire König, préc., par.94.<br />
289<br />
V. infra “La primauté du droit processuel communautaire" in "La délimitation européenne de l'office<br />
du juge", Deuxième Partie, Titre I, Chapitre II.<br />
290<br />
Sur l’importance des faits s’agissant des effets processuels du jugement européen V. infra « Un pouvoir<br />
de pleine juridiction pour la Cour européenne des droits de l'homme » (Chapitre III).<br />
291<br />
Pour une analyse supplémentaire du lien droit de propriété – protection procédurale étendue V. infra<br />
les arrêts Benthem du 23 octobre 1985 et H c/ Belgique du 30 novembre 1987 in « Imposer le synthétique<br />
au détriment de l’analytique… ». V. aussi CEDH, 21 février 1997, Guillemin c/ France, AJDA 1997,<br />
p.399, note René Hostiou. La France est condamnée pour violation de la durée raisonnable de la<br />
procédure et violation de l'article 1 er du Protocole n°1 en matière d’expropriation d’un terrain bâti, utilisé<br />
à titre de résidence secondaire, par l’exproprié. Pour la définition du droit de propriété V. article 544<br />
Code Civil.<br />
328
Bien sûr, le droit substantiel ne porte pas toujours sur le droit de propriété 292 .<br />
En revanche, lorsqu’il porte sur ce droit, il mérite, au yeux de la Cour, une<br />
protection intégrale et fait que l’individu dont le droit de propriété a été violé<br />
bénéficie des garanties procédurales étendues. La corrélation que l’on établit<br />
entre la protection accrue du droit de propriété et l’essor du droit processuel<br />
européen (y compris l’« explosion » dans les années quatre-vingt dix, du<br />
contentieux indemnitaire 293 ) se vérifie et se concrétise dans l’examen de la<br />
jurisprudence de Strasbourg 294 .<br />
86. L’affaire Ringeisen 295 porte sur une opération immobilière (contrat<br />
d’achat de terrains) entre le requérant et un couple. Selon le droit autrichien,<br />
tout transfert de propriété entre vifs requiert l’approbation d’une Commission.<br />
Le refus d’approbation de cette Commission entraîne la nullité de l’acte. En<br />
l’espèce, la Commission avait refusé d’approuver le contrat de vente et le<br />
requérant avait attaqué, sans succès, la décision de la première Commission<br />
devant un autre organisme, dénommé « Commission régionale des<br />
transactions immobilières ». La décision de cette Commission régionale était<br />
déterminante, comme le note la Cour de Strasbourg, pour les rapports de<br />
caractère civil entre le requérant et le couple en question.<br />
292 V.p.ex., CEDH, 21 février 1975, Golder c/ Royaume Uni, Série A, n°18 (violation du droit au juge<br />
d’un détenu qui n’a pu consulter un avocat dans le but d’exercer une action en justice) ; sur l'affaire<br />
Golder et le droit à un tribunal en matière civile V.G. Cohen-Jonathan, Enc. D., Rép.proc. civ., n° 73 et s.<br />
; aussi V. pour l’absence d’un droit de propriété CEDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell, Série A, n°80.<br />
293 Expression des Professeurs Cohen-Jonathan et Flauss, Justices, 1997-5, p.184.<br />
294 A rappr. E. Kastanas, Unité et Diversité : notions autonomes et marge d’appréciation des Etats dans la<br />
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, op.cit., p.381. Selon l’auteur, « c’est en<br />
proclamant haut et fort son attachement au noyau dur du droit privé que la Cour soumet aux standards<br />
conventionnels toute une série de procédures régies par le droit public ». Aussi V. l’opinion séparée du<br />
juge Matscher dans l’arrêt König, préc.<br />
295 Affaire préc.<br />
329
L’affaire König présente un lien étroit avec l’arrêt Ringeisen en ce sens<br />
qu’elle porte aussi sur le droit de propriété, à cette différence près que le droit<br />
de propriété en question concerne l’exercice de la profession médicale et<br />
l’exploitation d’une clinique privée. La Cour prend acte du caractère privé de<br />
l’activité du médecin qui fait partie en Allemagne des professions libérales<br />
traditionnelles et ajoute, pour ce qui est de l’exploitation de la clinique, que « se<br />
déployant dans le secteur privé par la conclusion de contrats entre la clinique et<br />
les patients, elle se présente comme l’exercice d’un droit privé s’apparentant à<br />
certains égards au droit de propriété » 296 .<br />
La conclusion de la Cour de Strasbourg dans l’affaire König, selon<br />
laquelle le droit d’exercer une profession (en l’espèce, la profession de<br />
médecin, profession libérale) est un droit civil au sens de l'article 6 paragraphe<br />
premier de la Convention, voire un droit qui s’apparente au droit de propriété,<br />
constitue la clef de voûte de la création d’une protection procédurale étendue<br />
pour l’individu et permet à la Cour de s’immiscer directement, dans les années<br />
quatre-vingts, dans le contentieux disciplinaire. Dès lors que cette protection<br />
procédurale élargie fait partie des « acquis » du droit européen des droits de<br />
l’homme (ainsi, par exemple, suite aux arrêts Le Compte 297 , la Belgique a<br />
introduit par une loi du 13 mars 1985 une certaine publicité des procédures<br />
disciplinaires devant l’Ordre des médecins 298 . En France aussi, dans les<br />
296 Affaire König, préc., par.92<br />
297 CEDH, 23 juin 1981, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c/ Belgique, Série A, n°43 ; 10 février<br />
1983, Albert Le Compte, Série A, n°58 ; aussi V. CEDH, 8 juin 1976, Engel et autres c/ Pays- Bas, Série<br />
A, n°22.<br />
298 En France, au vu du décret n°91-1197 du 27 novembre 1991, la publicité du contentieux disciplinaire<br />
des avocats est possible (devant le Conseil de l’Ordre et la Cour d’appel) mais l’intéressé doit la<br />
demander. S’il y a demande expresse de publicité devant le Conseil de l’Ordre des avocats et devant la<br />
330
années quatre-vingt dix, le conseil de l’Ordre des avocats de Lille s’interdit<br />
(sans succès) de se saisir d’office « aux fins de demeurer la juridiction<br />
indépendante et impartiale visée à l'article 6 de la Convention » 299 et la Cour de<br />
cassation répond à cette initiative intéressante mais suspecte, aussi, sur le<br />
terrain de la Convention 300 ) la Cour va se permettre d’accroître l’effectivité de la<br />
protection du droit de propriété, entre autres, dans les affaires<br />
Papamichalopoulos 301 , Andreadis 302 , Zubani 303 et Akkus 304 . Notre argument<br />
devient le suivant : la protection procédurale et le versement effectif 305 d’une<br />
indemnité considérable (à défaut d’une restitutio in integrum 306 ), dans un délai<br />
normal 307 , constituent les deux faces d’une même médaille : une protection<br />
Cour d’appel (mais il faut la faire, la Cour d’appel n’est pas tenue de le lui rappeler ; en ce sens, Cass,<br />
civ., 1 ère , 26 novembre 1996, JCP 97, I, 3993, n°20, obs. Martin) et que celle-ci soit refusée dans les deux<br />
instances, alors la violation de l'article 6 semble être établie. En revanche, la seule absence de publicité<br />
devant le conseil de l’Ordre ne suffit pas ,en-soi, pour établir une atteinte aux garanties prévues par<br />
l'article 6. L’élément significatif sera l’étendue des garanties procédurales et organiques prévue au niveau<br />
supérieur interne selon une appréciation globale du cas d’espèce (dans la mesure où il y a contrôle de<br />
« pleine juridiction »).<br />
299 Cass., Civ., 1 ère , 13 novembre 1996, JCP 97, II, 22816, note R. Martin.<br />
300 De même, le Conseil d’Etat admet désormais l’applicabilité de l'article 6 de la Convention au<br />
contentieux disciplinaire des avocats. V. CE, 14 février 1996, JCP 96, II, 22669, note Lascombe et Vion.<br />
Sur cette jurisprudence V. N. Fricéro, « Les garanties d’une bonne justice » in Droit et pratique de la<br />
procédure civile (sous la direction de M. Guinchard), Dalloz Action, 1998, n°2182 : l’absence de publicité<br />
devant le conseil de l’Ordre semble être justifié uniquement dans l’éventualité d’atteinte « à un secret<br />
protégé par la loi ». Dans cette hypothèse spécifique, il se peut que la Cour de Strasbourg examine si<br />
l’aménagement à la publicité est « nécessaire dans une société démocratique ».<br />
301 CEDH, 24 juin 1993, Papamichalopoulos et autres c/ Grèce, Série A, n°260-B, (arrêt au principal) ;<br />
même affaire, 31 octobre 1995, Série A, n°330-B, (article 50).<br />
302 CEDH, 9 décembre 1994, Raffineries grecques Stran et Strates Andreadis c/ Grèce, Série A, n°301-B.<br />
303 CEDH, 7 août 1996, Zubani c/ Italie, D.1997, somm.comm.p.211, obs. Fricéro.<br />
304 CEDH, 9 juillet 1997, Akkus c/ Turquie, D.1997, somm.comm.p.363, obs. Fricéro.<br />
305 V. arrêt du 7 août 1996, Zubani, préc. La Cour exige le versement effectif de l’indemnité<br />
d’expropriation et prend en compte le délai anormal de la durée des procédures internes pour en évaluer le<br />
montant.<br />
306 Dans l’affaire Papamichalopoulos, la Cour dit que la Grèce doit restituer aux requérants, dans les six<br />
mois, les terrains litigieux. Faute d’une telle restitution, la Grèce doit verser aux requérants une somme de<br />
près de 100 millions de francs français (le calcul est celui du Professeur Flauss, AJDA 1996, p.377). Pour<br />
autant, il ne soit pas nous échapper que la Cour insiste, pour accorder une satisfaction équitable aussi<br />
large, sur le fait, qu’en l’espèce, il y avait dépossession illicite – « mainmise par l’Etat de terrains<br />
appartenant à des particuliers » - qui n’est pas assimilée à une expropriation licite. V. arrêt du 31 octobre<br />
1995, préc., par.36.<br />
307 V. arrêt du 9 juillet 1997, Akkus, préc. La Cour retient, comme le souligne Mme Fricéro, « le retard<br />
dans le versement d’une indemnité complémentaire d’expropriation pour apprécier le caractère adéquat de<br />
la réparation ».<br />
331
efficace du droit de propriété.<br />
87. Jusqu’à présent, on a avancé que l’arrêt König 308 , outre sa filiation<br />
évidente avec l’arrêt Ringeisen 309 , présente un lien étroit avec la jurisprudence<br />
ultérieure de la Cour de Strasbourg sur le contentieux disciplinaire. Il s’agit<br />
maintenant de démontrer ce lien. Mais avant de le faire, on se permet une<br />
parenthèse : la Cour a-t-elle eu raison de qualifier la situation professionnelle<br />
du Dr. König comme un droit civil au sens de l'article 6 ?<br />
A posteriori, la décision de la Cour paraît presque naturelle. Mais, à<br />
l’époque, une telle conclusion pouvait donner lieu à discussion. L’interrogation<br />
ne porte pas, bien sûr, sur la personnalité du requérant 310 . Elle est beaucoup<br />
plus générale. La médecine et la profession d’avocat, sont, au vu de la<br />
jurisprudence de la Cour, des professions libérales traditionnelles. Le mot<br />
important à retenir ici est « libéral », terme équivoque. Dans le même ordre<br />
d’idées et probablement de manière plus évidente : la lecture combinée des<br />
arrêts Ruiz-Mateos 311 , Papamichalopoulos 312 et Andreadis 313 démontre aussi<br />
une conception libérale de l’économie de la part de la Cour. Ce débat semble<br />
être clos à la fin du XX ème siècle. A ce stade de l’analyse, il suffit de souligner<br />
308 Préc.<br />
309 Préc.<br />
310 Dans le contentieux disciplinaire, la violation de la Convention concerne habituellement l’absence de<br />
publicité de la procédure et/ou du jugement. Dans l’affaire König, le tribunal allemand avait retenu, entre<br />
autres, les accusations suivantes contre le Dr. König : avoir persuadé un patient de subir un traitement non<br />
couvert par la sécurité sociale en l’assurant qu’il pourrait (le docteur), dans un tel cas, employer des<br />
moyens plus efficaces ; avoir offert à une de ses patientes de l’argent pour tout client qu’elle lui amènerait.<br />
Pour la publicité dans le contentieux disciplinaire des avocats V. Séverine Rudloff, Droits et libertés de<br />
l’avocat dans la Convention européenne des droits de l’homme (sous la direction de M. Flauss), Bruylant<br />
Bruxelles, 1995, p.155-166.<br />
311 Préc.<br />
312 Préc.<br />
332
que la procédure est aussi un outil, un moyen qui permet de concrétiser des<br />
droits substantiels sous-jacents 314 .<br />
D. La jurisprudence européenne des droits de l’homme, nouvelle<br />
source juridique du droit processuel<br />
88. Revenons sur le trajet principal. Dans l’affaire König 315 , la procédure<br />
interne se déroulait principalement devant les juridictions administratives<br />
allemandes. Il s’agissait donc des juges étatiques. L’origine légale et la<br />
permanence des organes – critères du juridictionnel – étaient incontestables.<br />
D’ailleurs, le requérant se plaignait de la durée des instances.<br />
Dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere 316 , trois organes se<br />
sont occupés du cas des docteurs belges : un conseil provincial, un conseil<br />
d’appel qui connaissait les recours contre les décisions rendues par le premier<br />
organe (conseil provincial), enfin la Cour de cassation. En l’absence d’une<br />
décision antérieure des juges de Strasbourg dans l’arrêt König, l’applicabilité de<br />
l'article 6 paragraphe 1 dans l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere était<br />
313 Préc.<br />
314 V. infra ; aussi V. CEDH, 27 février 1980, Deweer, Série A, n°35, par. 57 et 58. La Cour ne se<br />
prononce pas, dans cet arrêt Deweer, sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole n° 1 (le droit de<br />
propriété). Elle n’a pas à le faire. La Cour dit qu’il y a eu violation du paragraphe 1 de l'article 6. Cette<br />
affaire porte sur un arrangement parajudiciaire sous contrainte, « hors les murs » du procès : le requérant<br />
avait dû payer une somme à titre de règlement amiable pour la violation de la réglementation nationale sur<br />
les prix en matière de vente des viandes bovines. Suite à ce règlement dit amiable, il a pu rouvrir sa<br />
boucherie. Cette affaire porte sur le « droit à un tribunal » mais aussi, selon nous, sur le droit d’exercer sa<br />
profession, droit civil au sens de la Convention. Aussi V. CEDH, 19 mars 1997, Hornsby c/ Grèce, JCP<br />
97, II, 22949, note O. Dugrip et F. Sudre.<br />
315 Préc.<br />
316 Préc.<br />
333
loin d’être évidente.<br />
Le gouvernement belge dans cette affaire Le Compte, Van Leuven et De<br />
Meyere soulignait, en renvoyant à l’arrêt Engel du 8 juin 1976 317 , le fait que les<br />
poursuites disciplinaires ne relèvent pas, comme telles, de la « matière<br />
pénale » 318 . La Cour prend acte dudit argument et admet qu’elle n’avait pas eu,<br />
jusqu’alors, à trancher de la question en terme exprès. En effet, l’aspect<br />
procédural de l’affaire König concernait principalement devant des juridictions<br />
administratives le retrait de l’autorisation d’exploiter une clinique. Pour fonder<br />
sa décision dans cet arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, la Cour se<br />
base sur l’arrêt König (le droit d’exercer la profession médicale, droit privé,<br />
donc civil) et sur l’arrêt Golder 319 (le droit au juge) : l’applicabilité de l'article 6<br />
aux procédures disciplinaires se fonde sur la nécessité d’un examen<br />
juridictionnel du droit substantiel qui entrait en ligne de compte dans lesdites<br />
procédures et qui était un droit civil, c'est-à-dire le droit d’exercer la profession<br />
médicale. L’issue de la procédure était directement déterminante pour un tel<br />
droit 320 , par conséquent, la procédure en question devait se soumettre aux<br />
exigences de l’article 6. En d’autres termes, l’extension des exigences de<br />
l'article 6, d’une procédure devant des juridictions administratives (König), à<br />
une procédure disciplinaire (Le Compte, Van Leuven et De Meyere), se justifie<br />
et se réalise par le biais de la nécessité d’une protection accrue du droit<br />
d’exercer la profession médicale.<br />
317 Préc.<br />
318 Arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, préc., par.42.<br />
319 Arrêt du 21 février 1975, préc.<br />
320 Arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, préc., par.47<br />
334
89. La solution des juges de Strasbourg dans l’arrêt Le Compte, Van<br />
Leuven et De Meyere nous paraît, quant au fond, juste. En revanche, pour ce<br />
qui est du syllogisme de la Cour, on se permet une remarque : dans l’arrêt<br />
Golder du 21 février 1975 321 , la Cour avait conclu que l'article 6 paragraphe 1<br />
garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation<br />
qui porte sur un droit de caractère civil. La transposition de cette décision dans<br />
l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere donne, pour résultat, que les<br />
docteurs Le Compte, Van Leuven et De Meyere ont le droit à ce qu’un tribunal<br />
connaisse de leur contestation (on admet que cette contestation porte sur un<br />
droit civil indiscutable). Donc, l'article 6 est applicable aux procédures<br />
disciplinaires belges, qu’il y ait ou non un tribunal 322 . S’il y a un tribunal, il faut<br />
vérifier sir les exigences de l'article 6 sont remplies. S’il n’y a pas un tribunal, il<br />
devrait y en avoir un, voire, il devrait y en avoir un qui se prononce<br />
conformément aux garanties de l'article 6.<br />
On commence à déceler une certaine faille dans le raisonnement déductif de<br />
la Cour qui paraît finalement beaucoup moins rigoureux qu’on n’aurait pu le<br />
croire. Quoi qu’il arrive, l'article 6 paragraphe 1 de la Convention est applicable<br />
dès lors que les docteurs belges en question ont pu prétendre à un droit de<br />
caractère civil. Le doublet applicabilité de l'article 6 – observation de l'article 6<br />
est vicié parce qu’il ne correspond pas à une démarche déductive<br />
321 Préc.<br />
322 On retrouve la même démarche dans l’arrêt Sporrong et Lönnroth c/ Suède du 23 septembre 1982<br />
(Série A, n°52) : dès lors que les requérants jugent illégale l’adoption des mesures (expropriation) portant<br />
atteinte au droit de propriété (article 1 du Protocole 1), ils ont droit à ce qu’un tribunal tranche de la<br />
335
irréprochable. Le raisonnement de la Cour n’est pas une opération syllogistique<br />
rigoureuse et déductive parce que la conclusion dudit syllogisme fait déjà partie<br />
de la prémisse. « Les jeux sont faits » non seulement au niveau de<br />
l’applicabilité de l'article 6, mais, en réalité, au niveau de cette partie de<br />
l’examen de l’applicabilité qui concerne le droit substantiel sous examen. La<br />
Cour de Strasbourg crée le droit européen des droits de l’homme, y compris<br />
son aspect processuel.<br />
90. Un syllogisme suppose la démarche suivante : les prémisses (majeure<br />
et mineure) et la conclusion à laquelle on arrive suite au rapport des deux<br />
premiers termes (propositions) avec un troisième terme dénommé moyen<br />
terme. La méthode de la Cour européenne des droits de l'homme est ,selon<br />
nous, partiellement antinomique à son propre dire en ce sens qu’elle ne se<br />
décompose pas dans le doublet applicabilité de l'article 6 – observation de<br />
l'article 6, mais plutôt dans un raisonnement davantage novateur et dans une<br />
démarche créatrice de droit.<br />
En effet, pour ce qui est de l’applicabilité de l'article 6, la majeure est que<br />
tous les individus qui font valoir un droit civil ont un « droit au juge » (Golder), la<br />
mineure est que les docteurs belges dans le cas d’espèce disposent d’un droit<br />
civil (Le Compte, Van Leuven et De Meyere sur le fondement de l’arrêt König),<br />
la conclusion étant, au niveau de l’applicabilité de l'article 6, que lesdits<br />
docteurs ont ce « droit au juge ». La variable importante est, on le constate,<br />
contestation. La Cour examine donc si le contrôle devant un conseil administratif et la Cour administrative<br />
suprême répond aux garanties de l'article 6.<br />
336
l’existence d’un droit de caractère civil.<br />
Ensuite, au niveau de l’observation de l'article 6, il existe une variante. La<br />
majeure est que tous les individus qui font valoir un droit civil ont droit à un<br />
procès équitable, la mineure, les docteurs belges dans le cas d’espèce<br />
disposent d’un droit civil, la conclusion, lesdits docteurs ont droit à un procès<br />
équitable. La variable demeure toujours l’existence d’un droit de caractère civil.<br />
Même ainsi présenté le syllogisme est en partie mal situé. Ce que l’on<br />
vient de présenter comme faisant partie de l’examen de l’observation de l'article<br />
6 (les individus qui font valoir un droit civil ont droit à un procès équitable et les<br />
docteurs belges disposent d’un droit de caractère civil, donc, ils ont droit à un<br />
procès équitable) fait aussi partie, en réalité, de la démarche au niveau de<br />
l’applicabilité de l'article 6.<br />
Telle est la conclusion qui ressort d’une simple lecture de la partie intitulée<br />
« Sur l’applicabilité de l'article 6 paragraphe 1 » dans cet arrêt Le Compte, Van<br />
Leuven et De Meyere 323 . Ainsi, selon la Cour, « (dès) lors que la contestation<br />
des décisions prises à leur encontre doit être considérée comme relative à des<br />
‘droits et obligations de caractère civil’ les requérants avaient droit à l’examen<br />
de leur cause par un ‘tribunal’ remplissant les conditions de l'article 6<br />
paragraphe 1 (arrêt Golder précité, p.18, par.36) » 324 . La Cour continue dans<br />
cette partie intitulée « Sur l’applicabilité de l'article 6 paragraphe 1 » : « En fait,<br />
323 Préc., par.41 et s., spéc paragraphes 50 et 51.<br />
324 Arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, préc., par.50.<br />
337
trois organes s’occupèrent de leur cas : le conseil provincial, le conseil d’appel<br />
et la Cour de cassation. La question se pose donc de savoir s’ils répondaient<br />
aux exigences de l'article 6 paragraphe 1 » 325 .<br />
91. La notion des « exigences de l'article 6 paragraphe 1 », à première<br />
vue équivoque, contient désormais le droit au juge dans une procédure pour<br />
laquelle ce droit n’était pas jusque là évident (le facteur déterminant étant, on le<br />
répète, l’existence d’un droit de caractère civil qui mérite cette protection) et le<br />
droit à un procès équitable qui s’applique à cette même procédure, y compris<br />
une solution juridictionnelle du litige 326 (point sur lequel on va revenir). Les<br />
exigences de l'article 6 (observation) sont telles parce que la Cour dit que ledit<br />
article impose désormais, de manière cumulable, de telles conditions.<br />
La question de l’observation des exigences de l'article 6, circonscrite de<br />
manière exigeante, est introduite par la Cour au niveau de la question de<br />
l’applicabilité ou non de l'article 6 à des poursuites disciplinaires. La Cour fait<br />
même un pas de plus, toujours dans cette partie relative à l’applicabilité. Elle<br />
examine aussi les attributions desdits organismes (conseil provincial 327 et<br />
conseil d’appel 328 ) et de la Cour de cassation 329 . Elle le fait sous l’angle du<br />
juridictionnel. Et elle pose ses exigences du juridictionnel.<br />
92. Le résultat concret est que, déjà au niveau de l’applicabilité, la barre<br />
325 Arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, préc., par.51.<br />
326 Arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, préc., par.51 b.<br />
327 Arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, préc., par.51 a.<br />
328 Arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, préc., par.51 b.<br />
329 Arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, préc., par.51 b.<br />
338
est fixée à une hauteur non-négligeable : ce sont des exigences du<br />
juridictionnel. L’observation de l'article 6 porte sur l’observation du juridictionnel<br />
alors que l’applicabilité du même texte dépasse une conception traditionnelle<br />
du juridictionnel. Le standard pour qu’il n’y ait pas violation de la Convention est<br />
loin d’être un standard minimum. 330<br />
93. La compréhension extensive de la notion d’acte juridictionnel et sa<br />
malléabilité telle qu’elle ressort de la démarche même de la Cour de Strasbourg<br />
font qu’il s’avère nécessaire de dégager un moyen, un outil de<br />
conceptualisation de la jurisprudence européenne de Strasbourg. En l’absence<br />
d’un tel outil, il serait presque impossible de déterminer l’encadrement<br />
processuel européen de la procédure civile. L’enjeu consiste donc à introduire<br />
une méthode de « lecture » de la jurisprudence du droit européen<br />
conventionnel et ceci, malgré le fait que la Cour de Strasbourg n’a pas une<br />
approche processuelle du juridictionnel. Cette « lecture » donne lieu à une<br />
application méthodologique, au niveau national, des solutions adoptées par la<br />
Cour de Strasbourg au niveau supranational. L’examen des applications de la<br />
méthode au niveau interne révèle la nécessité d’une analyse qui prend<br />
suffisamment en compte les faits du cas d’espèce.<br />
§2. Les applications<br />
330 V.D. Evrigenis, « Réflexions sur la dimension nationale de la Convention européenne des droits de<br />
l’homme », Rapport, Colloque d’Athènes, 1978, Actes du Colloque sur la Convention européenne des<br />
droits de l’homme par rapport à d’autres instruments internationaux pour la protection des droits de<br />
339
94. Il convient de réfuter certaines théories qui sont infondées et qui<br />
portent sur la compétence du juge national et sur la définition supposée de la<br />
loi nationale par le juge de Strasbourg. Cela permettra de dégager les<br />
véritables applications du raisonnement du juge de Strasbourg, et de mettre en<br />
lumière le caractère résiduel de certains critères traditionnels tels que la<br />
« causalité » et la « contestation ». En revanche, une application judicieuse de<br />
la méthode de Strasbourg consiste à concéder l’importance grandissante des<br />
faits ainsi que l’emprise du droit substantiel sur le droit processuel.<br />
A. Applications inexactes<br />
95. L’élargissement du juridictionnel (on vient de le constater pour le<br />
contentieux disciplinaire) ne signifie pas, contrairement à ce qu’avancent le<br />
Professeur Soyer et M. de Salvia 331 , que le tribunal – qui se caractérise au sens<br />
matériel par son rôle juridictionnel, c'est-à-dire qui tranche, en droit, toute<br />
question relevant de sa compétence 332 - est un organe dont la compétence est<br />
déterminée par la Cour de Strasbourg « par rapport à la Convention » 333 et<br />
« non pas bien sûr par rapport au droit interne » 334 . La démarche de la Cour est<br />
quand même un peu plus complexe que ces auteurs ne veulent nous le faire<br />
croire.<br />
l’homme, Conseil de L’Europe, Strasbourg, 1979, p. 65 et s., spéc. p. 70 (sur la Convention, « instrument<br />
d’harmonisation à effet minimum »).<br />
331 J.Cl. Soyer et M. de Salvia, « Article 6 », La Convention européenne des droits de l’homme,<br />
Commentaire article par article, op.cit., p.239 et s., spéc. p.261.<br />
332 On reprend ici en partie la définition habituelle dans la jurisprudence de Strasbourg. Sur la fonction<br />
juridictionnelle d’un tribunal et les critères du juridictionnel au vu du droit européen. V. infra.<br />
333 J-Cl. Soyer et M. de Salvia, « Article 6 », op. cit., loc.cit.<br />
340
Leur analyse est la suivante : ils reprennent mot à mot la formule<br />
habituelle de la Cour ; ainsi, un « tribunal se caractérise au sens matériel par<br />
son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit et à l’issue<br />
d’une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence » 335 . Les<br />
auteurs avancent à propos de la compétence du tribunal : « (sa) compétence,<br />
non pas bien sûr par rapport au droit interne, mais par rapport à la Convention.<br />
Laquelle donne précisément au tribunal la mission de trancher la contestation<br />
qui lui est soumise, qu’elle relève du domaine civil ou du domaine pénal. » 336 .<br />
96. Au contraire, nous estimons que la Cour, suite à la démarche qui vient<br />
d’être décrite auparavant à propos de la signification réelle de l’applicabilité de<br />
l'article 6, continue dans un raisonnement à deux temps. Elle examine d’abord<br />
la compétence du « tribunal » national telle qu’elle apparaît par rapport au droit<br />
interne. Ensuite, elle vérifie l’observation de l'article 6 en la matière. La Cour de<br />
Strasbourg s’immisce alors au niveau des exigences du juridictionnel, en<br />
réalité, selon nous, au niveau des exigences du procès équitable, lesquelles<br />
vont au-delà de notre conception traditionnelle du juridictionnel. L’affirmation<br />
générale du Professeur Soyer et de M. de Salvia selon laquelle la Convention<br />
« donne précisément au tribunal la mission de trancher la contestation qui lui<br />
est soumise » 337 est incompréhensible.<br />
En France, la compétence ratione materiae dépend de l’ordre de la<br />
334 Ibid.<br />
335 Sur cette jurisprudence V. infra.<br />
336 J-Cl. Soyer et M. de Salvia, op.cit, loc.cit.<br />
337 Préc.<br />
341
juridiction, du degré et de la nature de chaque juridiction. On ne voit pas<br />
comment la jurisprudence européenne des droits de l’homme, même si l’on<br />
considère que la Cour de Strasbourg se comporte parfois comme un<br />
« quatrième degré » de juridiction (et encore on ne peut pas baser une théorie<br />
sur la seule affaire Bellet 338 ), opère une telle transmutation de la compétence<br />
du « tribunal » interne. En tout cas, une telle conclusion ne se vérifie pas à la<br />
lecture de la jurisprudence européenne des droits de l’homme.<br />
97. Mais supposons que les auteurs aient voulu dire, non pas que la<br />
compétence du tribunal interne est déterminée par la Convention, mais que la<br />
Cour de Strasbourg s’immisce aussi dans le domaine de la compétence ;<br />
avancer, comme le fait parfois la Cour, que le seul contrôle d’une Cour<br />
suprême nationale ne suffit pas lorsque ce contrôle est « cassatoire » et dès<br />
lors que l’ensemble des exigences de l'article 6 ne sont pas satisfaites à<br />
l’échelon inférieur de la procédure interne, n’est pas assimilable à une<br />
prorogation de compétence. Lorsqu’un pays suite à la jurisprudence<br />
européenne introduit la publicité dans certaines procédures alors qu’auparavant<br />
le droit interne ne prévoyait pas une telle condition, il ne s’agit pas d’un<br />
prolongement de la compétence d’attribution dudit organe.<br />
98. A l’opposé, comme il va être démontré, il y a, à notre sens,<br />
prorogation judiciaire de la compétence de la Cour de justice des<br />
Communautés européennes lorsque ladite Cour exige, aux termes de sa<br />
338 CEDH, 4 décembre 1995, Bellet c/ France, Série A, n°333-B, JCP 96, II, 22648, note M. Harichaux ;<br />
sur cette affaire V. surtout G. Cohen-Jonathan, « Conclusions générales », in Les nouveaux<br />
342
jurisprudence Foto-Frost 339 , Zuckerfabrik 340 et Atlanta 341 , que le juge national,<br />
même lorsqu’il ne statue pas en dernier ressort, renvoie en appréciation de<br />
validité – par le biais de la procédure prévue à l'article 234 du traité – dès lors<br />
qu’il estime que l’acte communautaire est invalide 342 . Le juge national renvoie<br />
le litige dont il est saisi à la Cour de Luxembourg qui, au vu de l'article 234 CE,<br />
n’avait pas compétence exclusive pour en connaître. Le fait générateur de cet<br />
élargissement d’une compétence désormais exclusive est jurisprudentiel 343 .<br />
99. Force est de constater que le droit français ne se définit plus<br />
uniquement par sa source nationale –aux termes de l'article 34 de la<br />
Constitution de la République française « La loi est votée par le Parlement » -<br />
mais le fait générateur de ce constat est constitutionnel (article 55 de la<br />
Constitution). 344 Il est aussi vrai que, lorsque la Cour européenne des droits de<br />
l'homme insiste sur l’effectivité et l’accessibilité des voies de droit, elle opère<br />
une appréciation qui lui est propre. Mais de là à affirmer, soit comme le fait le<br />
Professeur Soyer, que la Convention « définit la loi nationale d’une manière<br />
tout autre » et donc, « toute norme peut être tenue pour loi : sa source est<br />
développements, op. cit., p.171 ; V. également J.-F. Flauss, AJDA 1996, p.382.<br />
339 CJCE, 22 octobre 1987, Foto-Frost, 314/85, Rec.p.4199.<br />
340 CJCE, 21 février 1991, Zuckerfabrik, C-143/88 et C-92/89, Rec.p.415.<br />
341 CJCE, 9 novembre 1995, Atlanta, C-465/93 et C-466/93, Rec.p.3761.<br />
342 V. infra « La délimitation européenne de l'office du juge", Deuxième Partie, Titre I, spéc. Chapitre II.<br />
343 Dans un tel cas, au vu de l'article 92 alinéa 2 NCPC, l’incompétence nouvelle du juge national pourra<br />
être relevée d’office par la Cour de cassation (à supposer que la juridiction du fond persiste à connaître, au<br />
principal, de la question d’invalidité). Au vu du droit communautaire, l’incompétence de la juridiction du<br />
fond doit être relevée d’office par la Cour suprême dans le sens qu’elle a l’obligation de renvoyer en<br />
appréciation de validité. Mais les parties ne pourront pas se prévaloir de l’incompétence du juge national<br />
pour la première fois, devant la Cour de Cassation. Cette initiative revient à la Cour de Cassation.<br />
344 Aux termes de l’article 55 de la Constitution, « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou<br />
approuvés, ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque<br />
accord ou traité, de son application par l’autre partie. »<br />
343
indifférente » 345 , soit, avec M. de Salvia, que la compétence du tribunal se<br />
définit « non pas bien sûr par rapport au droit interne, mais par rapport à la<br />
Convention » 346 , il s’agit d’une analyse trop générale, invariable et<br />
intransigeante pour que l’auteur de la présente étude puisse l’entériner.<br />
100. Pour ce qui est du premier argument selon lequel « toute norme peut<br />
être tenue pour loi » et sans trop s’attarder sur cette question qui ne concerne<br />
qu’indirectement le juridictionnel sous l’angle d’une prorogation de compétence<br />
du juge, le Professeur Soyer s’appuie sur l’arrêt Sunday-Times c/ Royaume-Uni<br />
du 26 avril 1979 347 . Cette affaire concerne l’interdiction faite au journal Sunday-<br />
Times de publier des articles sur un procès civil en cours 348 en application du<br />
concept du « contempt of court » (l’équivalent très approximatif – parce que<br />
plus restreint – étant, en procédure civile française, les pouvoirs du juge au vu<br />
des articles 24, 438 et 439 du NCPC). Les requérants dénonçaient la violation<br />
de la liberté d’expression (article 10 de la Convention) qui résultait de<br />
l’injonction des juridictions anglaises sur la base du « contempt of court », qui<br />
est une création de la common law. Ils prétendaient que ledit « contempt of<br />
court » était trop imprécis pour que l’ingérence dans leur liberté d’expression<br />
satisfît à la condition de l'article 10 paragraphe 2 de la Convention d’être<br />
« prévue par la loi ».<br />
Le premier point porte donc sur la prévisibilité du droit du « contempt of<br />
345<br />
J-Cl. Soyer, « La loi nationale et la Convention européenne des droits de l’homme », Mélanges J.<br />
Foyer, PUF, 1997, p.125 et s., spéc. p.127.<br />
346<br />
J-Cl. Soyer et M. de Salvia, « Article 6 », op. cit. , loc. cit.<br />
347<br />
CEDH, 26 avril 1979, Sunday-Times c/ Royaume-Uni, Série A, n°30.<br />
344
court » et concerne la « qualité » de la source du droit en question. Bien sûr,<br />
qui dit « qualité » de la source, dit aussi appréciation de la source en-soi. Et la<br />
Cour répond à la problématique, à juste titre, de la façon suivante : «…dans<br />
(l’expression) ‘prévue par la loi’, le mot ‘loi’ englobe à la fois le droit écrit et le<br />
droit non écrit ». La Cour n’attache donc pas d’importance au fait que le<br />
« contempt of court » est une création de la « common law » et non de la<br />
législation. Selon la Cour, « on irait manifestement à l’encontre de l’intention<br />
des auteurs de la Convention si l’on disait qu’une restriction imposée en vertu<br />
de la ‘common law’ n’est pas ‘prévue par la loi’ au seul motif qu’elle ne ressort<br />
d’aucun texte législatif : on priverait un Etat de ‘common law’, partie à la<br />
Convention, de la protection de l’article 10 par.2 et l’on frapperait à la base son<br />
système juridique ».<br />
La solution de la Cour est en effet « indiscutable » comme le souligne le<br />
Professeur Soyer 349 , à cette différence près que l’on comprend le dire de la<br />
Cour de manière diamétralement opposée au sens qui lui est attribué par<br />
l’auteur en question. Le droit anglais demeure toujours, en partie, le droit de la<br />
‘common law’, c'est-à-dire un droit jurisprudentiel en ce sens que sa<br />
jurisprudence est tenue pour loi. Et la Cour de Strasbourg ne peut ignorer cette<br />
réalité. La Cour aurait défini la loi nationale anglaise de manière tout autre si<br />
elle avait prétendu exclure le droit de la ‘common law’. Au contraire, elle dit<br />
expressément qu’elle ne peut pas priver un Etat de ‘common law’ de sa<br />
‘common law’. Elle ne peut pas priver un Etat dont le droit jurisprudentiel est<br />
348 Le fabricant d’un tranquillisant, la thalidomide, avait été assigné par les parents des enfants nés avec<br />
des malformations, suite à l’absorption de ce médicament par les mères alors enceintes.<br />
345
toujours présent de cette partie de son droit. Par conséquent, contrairement à<br />
l’argument du Professeur Soyer selon lequel la Convention « définit la loi<br />
nationale d’une manière toute autre » 350 , on considère que la Cour est<br />
respectueuse de cette source particulière et traditionnelle du droit anglais. La<br />
loi au sens de l'article 10 ne peut pas être comprise en dehors de son sens<br />
générique, c'est-à-dire, qu’elle ne peut pas être comprise, en droit européen<br />
des droits de l’homme au sens particulier, « spécialisé » 351 , « technique » 352 ,<br />
qui lui est attribué en France. La common law, le terme en-soi explicite, fait<br />
partie intégrale de la loi anglaise. La loi est comprise en tant que règle et non<br />
uniquement en tant que règle émanant du Parlement.<br />
La faille dans le raisonnement de cet auteur réside en la transposition du<br />
dire de la Cour dans cette affaire Sunday-Times qui porte sur le droit anglais,<br />
sans nuance dans le droit français. En droit français, le juge ne peut ni poser<br />
une règle générale qui a valeur de précédent, ni être lié par un tel précédent.<br />
On avance que l’arrêt Sunday-Times donne, en droit français, le résultat<br />
suivant : la Cour de Strasbourg ne peut pas imposer à un Etat qui ne connaît<br />
pas du droit jurisprudentiel comme ayant valeur de précédent (obligatoire) de<br />
reconnaître une telle qualité à cette source. En revanche, la Cour de<br />
Strasbourg examine l’ensemble du droit national, y compris le droit positif tel<br />
qu’il ressort de la jurisprudence nationale. 353<br />
349<br />
J-Cl. Soyer, “La loi nationale et la Convention européenne des droits de l’homme”, op. cit., p. 128.<br />
350<br />
J-Cl. Soyer, « La loi nationale et la Convention… », op. cit., p.127.<br />
351<br />
J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, PUF, 1994, n°5, p.23.<br />
352<br />
Ibid.<br />
353<br />
En ce sens, CEDH, 15 novembre 1996, Cantoni c/France, Rec. 1996-V, par. 26, 29 et 32 : la notion de<br />
« droit » (« law ») englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle (par.29) et la Cour<br />
examine la définition de la disposition légale « à la lumière de la jurisprudence interprétative dont elle<br />
346
C’est en ce sens que doit être compris l’arrêt Kruslin du 24 avril 1990 354 ,<br />
selon lequel, « dans un domaine couvert par le droit écrit, la ‘loi’ est le texte en<br />
vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété en ayant égard, au<br />
besoin, à des données techniques nouvelles ». En présence d’une<br />
jurisprudence nationale bien établie sur l’interprétation d’une norme – dans le<br />
cas d’espèce, celle de la Cour de cassation sur la question des écoutes<br />
téléphoniques pratiquées par la police sous contrôle du juge d’instruction – la<br />
Cour de Strasbourg examine la signification de cette norme telle qu’elle ressort<br />
de la jurisprudence nationale 355 .<br />
101. De plus, la Cour de Strasbourg veut que les juridictions nationales<br />
suivent sa jurisprudence à elle, d’où notre analyse postérieure sur l’autorité du<br />
précédent des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme qui<br />
constitue le moyen d’assurer la res interpretata du dire du juge de<br />
Strasbourg 356 . A ce point, une nuance de taille s’impose. L’autorité du<br />
précédent, si autorité du précédent il y a, concerne alors la relation Cour de<br />
Strasbourg – juridictions nationales. Le concept ne joue pas au niveau des<br />
juridictions nationales entre elles.<br />
s’accompagne » (par. 32) ; cf. CEDH, 24 novembre 1997, Werner c/Autriche, Rec. 1997, par. 48 : « Cela<br />
(l’absence des débats publics) se dégage à la fois clairement de l’esprit de la loi et de l’analyse qu’en fait<br />
la doctrine ». La doctrine n’est pas, bien sûr, une source du droit, mais la Cour examine la position des<br />
auteurs afin de mieux évaluer la situation interne.<br />
354<br />
CEDH, 24 avril 1990, Kruslin c/ France, Série A, n°176-A.<br />
355<br />
Sur l’affaire Kruslin V. E. Kastanas, Unité et Diversité : notions autonomes et marge d’appréciation…,<br />
op. cit., p.39-44. Dans l’ouvrage de M. Kastanas, l’analyse de l’arrêt Kruslin c/ France s’insère dans la<br />
première partie, intitulée « Respecter la diversité : un rapport de compatibilité » et non pas dans la<br />
deuxième partie de l’étude (« Imposer l’uniformité »).<br />
356<br />
V. infra « Un pouvoir de pleine juridiction pour la Cour européenne des droits de l'homme » (Chapitre<br />
III).<br />
347
102. Naturellement, la fonction normative de deux Cours européennes<br />
devient une nouvelle source à examiner et à suivre par le juge national (c’est la<br />
raison d’être de la présente étude). Mais cette évolution résulte de l’existence<br />
de l’ordre juridique européen et de ses conséquences – le droit européen<br />
(communautaire et droits de l’homme) fait partie du droit national, les deux<br />
Cours européennes interprètent ledit droit et même ont une fonction normative<br />
– et non pas d’une définition de la Cour de Strasbourg qui ignore les sources<br />
établies de la loi nationale.<br />
103. Ensuite, pour ce qui est de la compétence du juge national, il est<br />
évident qu’il y a une prorogation légale et judiciaire presque permanente et<br />
évolutive de ses attributions et ceci dans deux sens. De manière générale, le<br />
juge français est juge national, juge de droit commun du droit communautaire<br />
et juge européen au sens de la Convention 357 . Il est juge des droits de l’homme<br />
au sens de la Convention européenne à tout moment. Cette dernière fonction<br />
encadre les deux autres tout en empiétant sur leur domaine.<br />
104. De manière spécifique, à titre d’exemple, il y a une sorte de<br />
prorogation de la compétence du juge civil des référés qui peut connaître, sur la<br />
base de la jurisprudence Zuckerfabrik / Atlanta, de la question administrative<br />
357 Sur l’aspect communautaire V. F. Grevisse et J-Cl. Bonichot, « Les incidences du droit communautaire<br />
sur l’organisation et l’exercice de la fonction juridictionnelle dans les Etats membres », Mélanges<br />
Boulouis, op. cit., spéc. p.310 ; V. Y. Delicostopoulos, « L’influence du droit européen quant aux<br />
pouvoirs du juge judiciaire national sur le fait et le droit », Justices, 1997-6, p.117 et s.<br />
348
qui porte sur la légalité d’un règlement communautaire suite à l’invocation<br />
d’illégalité par un moyen de défense opposé à la demande 358 . Cette<br />
prorogation de compétence est indirecte et provisoire. Elle est indirecte parce<br />
que le juge civil des référés est aussi juge de droit commun du droit<br />
communautaire, ce qui signifie qu’il connaît de toutes les affaires qui ne sont<br />
pas de la compétence de la Cour de justice ou du TPI. Elle est provisoire, non<br />
parce qu’il est juge du provisoire – en-soi – mais parce qu’il a l’obligation de<br />
renvoyer en appréciation de validité s’il estime que la disposition<br />
communautaire est invalide. Il y a là néanmoins, à notre sens, une prorogation<br />
de compétence parce que le juge national est juge de droit commun du droit<br />
communautaire conformément aux règles de compétence de son ordre de<br />
juridiction : le juge civil des référés a compétence pour trancher les litiges dont<br />
la connaissance appartient, quant au fond, aux tribunaux civils.<br />
Le fait générateur comme les limites de cette prorogation se situent dans<br />
la jurisprudence Zuckerfabrik 359 / Atlanta 360 . Dans un premier temps, le juge<br />
civil des référés doit vérifier si les circonstances de fait et de droit invoquées<br />
par les plaideurs l’amènent à la conviction qu’il y a des doutes sérieux sur la<br />
validité du règlement communautaire sur lequel est fondé l’acte national<br />
d’exécution sous examen. Dans un second temps, s’il décide d’ordonner des<br />
mesures provisoires, il doit renvoyer en appréciation de validité en exposant les<br />
motifs d’invalidité qui lui paraissent devoir être retenus. Il connaît ainsi un acte<br />
358 V. infra “ Le juge civil des référés, juge administratif ? “ in “La primauté du droit processuel<br />
communautaire", Deuxième Partie, Titre I, Chapitre II.<br />
359 Préc.<br />
360 Préc.<br />
349
administratif qu’il n’aurait pas connu au vu de sa compétence de juge civil et<br />
porte sur cet acte une appréciation motivée. La question de la validité d’un acte<br />
administratif échappe en principe à la connaissance des juges de l’ordre<br />
judiciaire.<br />
105. On continue dans la voie de la négation de la proposition contestable<br />
de MM. Soyer et de Salvia, d’après laquelle la compétence du « tribunal » se<br />
définit exclusivement par rapport à la Convention et non par rapport au droit<br />
interne. Par là même, il s’agit de vérifier si l’importance du lien sous-jacent droit<br />
de propriété – droit au procès équitable se maintient au fur et à mesure de<br />
l’évolution de la jurisprudence européenne des droits de l’homme. Sans vouloir<br />
être exhaustif, on examinera d’abord un arrêt rendu par la Cour de Strasbourg<br />
le 26 avril 1995 dans l’affaire Fischer c/ Autriche 361 . Ce saut dans le temps<br />
s’impose dans un souci de continuité conceptuelle. L’arrêt Fischer porte<br />
directement sur la compétence d’un « tribunal » interne qui se définit toujours<br />
par rapport au droit interne.<br />
En l’espèce, le requérant exploitait une décharge et s’était vu retirer<br />
l’autorisation nécessaire grâce à laquelle il exploitait ladite décharge. La<br />
procédure juridictionnelle interne s’était déroulée devant une Cour<br />
administrative et devant la Cour constitutionnelle autrichienne, M. Fischer<br />
alléguant, à titre principal, l’absence du droit d’accès à un tribunal doté de la<br />
plénitude de juridiction. Le terme « plénitude de juridiction » nécessite une<br />
350
emarque explicative parce qu’il doit être compris au sens de la jurisprudence<br />
de la Convention.<br />
En droit français, à première vue, un tribunal dispose de la plénitude de<br />
juridiction lorsqu’il peut connaître aussi des affaires qui relèvent de la<br />
compétence d’une autre juridiction établie pour certaines catégories de<br />
justiciables et d’affaires. Le terme « plénitude de juridiction » joue surtout dans<br />
le cadre de l’appréciation de la compétence d’attribution d’une juridiction. 362 Le<br />
terme « plénitude de juridiction » doit être compris, en droit européen des droits<br />
de l’homme, comme signifiant un contrôle juridictionnel entier : la juridiction doit<br />
être en mesure de se prononcer sur toutes les questions litigieuses, qu’elles<br />
soient de fait ou de droit. Ce terme joue donc, en droit de la Convention, dans<br />
le cadre de l’appréciation du caractère juridictionnel d’un organe interne par<br />
rapport aux exigences de l'article 6 de la Convention 363 .<br />
Dans cette affaire Fischer, le contrôle de la Cour constitutionnelle se<br />
limitait aux questions de droit constitutionnel. Le point litigieux était donc de<br />
savoir si la Cour administrative exerçait, en l’espèce, un contrôle juridictionnel<br />
361 CEDH, 26 avril 1995, Fischer c/ Autriche, préc., Justices, 1996-3, p.257 et p.259-60, obs. Cohen-<br />
Jonathan et Flauss. Sous l’angle du contentieux administratif V. CEDH, 21 septembre 1993, Zumbotel c/<br />
Autriche, préc. ; 25 novembre 1994, Ortenberg c/ Autriche, Série A, n°295-B.<br />
362 Comp. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n° 206, p. 195 et n° 381 et Vocabulaire juridique V°<br />
Juridiction (pleine) et V° Pouvoir (du juge). De deux choses l’une : ou bien il faut distinguer entre le<br />
terme « plénitude de juridiction » et celui de « pleine juridiction » ou bien il faudrait admettre que la<br />
doctrine est divisée sur la signification première du terme « plénitude de juridiction ». Force est de<br />
constater que si le terme « plénitude de juridiction » exprime la « connaissance de l’entier litige (dans tous<br />
ses éléments de fait et de droit) », alors, il n’y a pas de divergence entre le droit français et le droit<br />
européen conventionnel.<br />
363 Sur la dérive de la terminologie juridique V. Ch. Atias, D. 1998, n° 16, Dernière Actualité. Comme le<br />
souligne l’auteur : “la terminologie juridique subit l’une des retombées les plus apparentes et les plus<br />
embarrassantes du mouvement de spécialisation […].Transposées d’une discipline à l’autre, les<br />
qualification changent de sens ; les mots se pervertissent”.<br />
351
satisfaisant du point de vue du droit européen des droits de l’homme.<br />
Suite à la jurisprudence Le Compte 364 , la Cour dit que « s’agissant de<br />
décisions sur des ‘droits et obligations de caractère civil’, l’article 6 par.1 de la<br />
Convention commande de soumettre les décisions prises par des autorités<br />
administratives ne remplissant pas elles-mêmes les exigences de cette<br />
disposition, au contrôle ultérieur ‘d’un organe judiciaire de pleine<br />
juridiction’ » 365 .<br />
La Cour, à l’instar de la Commission, dit que la Cour administrative<br />
exerçait un contrôle qui répondait aux exigences de l'article 6 paragraphe 1 366 .<br />
La Cour examine la compétence de cette Cour administrative telle qu’elle se<br />
définit par rapport au droit autrichien 367 . Les attributions de la Cour en question<br />
portaient indiscutablement sur la légalité de la décision de l’administration. Mais<br />
il semble, au vu du dossier tel qu’il ressort de l’arrêt et au vu de l’analyse du<br />
juge Martens 368 , que la Cour administrative ne pouvait pas opérer réellement<br />
un contrôle complet portant sur l’opportunité de la décision de<br />
l’administration. 369 En somme, non seulement la compétence du juge<br />
administratif national se définit par rapport au droit interne, mais aussi, ladite<br />
364<br />
Dans l’arrêt Fischer, la Cour se réfère expressément à l’arrêt Albert et Le Compte du 10 février 1983,<br />
alors que le juge Martens, qui exprime une opinion dissidente dans cette affaire, se réfère, à juste titre, à<br />
l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981.<br />
365<br />
Arrêt Fischer, préc., par.28.<br />
366<br />
Arrêt Fischer, préc., par.34.<br />
367<br />
Arrêt Fischer, préc., par.31 et paragraphes 15 à 20.<br />
368<br />
V. en part. par.21 de son opinion.<br />
369<br />
Sur la frontière fluctuante entre la qualification juridique des faits et l’appréciation de l’opportunité des<br />
décisions administratives par le juge français de l’excès de pouvoir. V. J.-M. Auby et R. Drago, Traité des<br />
recours en matière administrative, Litec, 1992, n° 355, p. 524 et s. ; aussi V. J. Rivero et J. Waline, Droit<br />
administratif, 15è éd., Dalloz, 1994, n° 265, p. 220-1.<br />
352
compétence est, « dans les circonstances de la cause » 370 , déterminante pour<br />
conclure qu’il n’y a pas violation de l'article 6 paragraphe 1 de la Convention.<br />
Il est intéressant de noter que la Cour européenne des droits de l'homme<br />
n’est pas prête à conclure qu’il y a violation du droit d’accès à un « tribunal »<br />
sur la base d’une appréciation de la compétence dudit organe dans un cas où<br />
cet organe – Cour administrative autrichienne – satisfaisait aux critères formels<br />
élémentaires tels que l’origine légale et la permanence. La Cour de Strasbourg<br />
se montre davantage exigeante lorsqu’il s’agit d’un « tribunal » ad hoc. En ce<br />
qui concerne le juridictionnel, on le répète, il est sage de commencer toute<br />
analyse par le critère de la qualité de l’organe en question. Sous l’angle de la<br />
« politique jurisprudentielle », la décision de la Cour dans l’arrêt Fischer s’inscrit<br />
dans une logique de retenue presque exemplaire 371 . Dans la même affaire, la<br />
Cour dit, à l’unanimité, que la violation de la Convention résidait dans l’absence<br />
des débats devant cette Cour administrative nationale. Sous l’angle de<br />
l’individu et d’une protection efficace contre l’administration, l’arrêt Fischer est<br />
loin d’être entièrement satisfaisant (les apparences sont satisfaites, mais le<br />
débat est effectivement clos au niveau du contrôle de l’administration en<br />
l’absence d’un contrôle entier sur la validité par les organes juridictionnels<br />
internes).<br />
B. L’application judicieuse<br />
370 Arrêt Fischer, préc., par.33.<br />
353
106. On se cantonne toujours à l’analyse du juridictionnel sous l’angle des<br />
applications de la méthode adoptée par la Cour de Strasbourg. L’angle<br />
méthodologique est en effet primordial, au niveau national comme au niveau<br />
supranational de l’ordre européen, parce qu’il détermine les solutions à suivre.<br />
La première conclusion – on l’a déjà introduite 372 - est que la pluralité des actes<br />
juridictionnels (pluralité et non pas dualité) impose les effets des actes<br />
juridictionnels et non pas les effets de l’acte juridictionnel. Afin d’être<br />
convaincant au sujet de l’apport européen dans le débat, on est obligé de faire<br />
le tri parmi la multitude des décisions jurisprudentielles européennes. A cette<br />
fin, l’on doit examiner les effets processuels des jugements européens 373 et<br />
surtout la méthode dans la méthode de cette Cour européenne des droits de<br />
l'homme. L’analyse de la jurisprudence de Strasbourg dans sa véritable<br />
dimension conduit à de justes conclusions pour le juridictionnel.<br />
107. Les points communs entre l’affaire Fischer 374 et l’affaire Le Compte,<br />
Van Leuven et De Meyere 375 sont, entre autres, que le contrôle final exercé par<br />
une juridiction placée au sommet de la pyramide hiérarchisée des juridictions<br />
internes – Cour constitutionnelle autrichienne dans l’arrêt Fischer – Cour de<br />
cassation belge pour l’ordre judiciaire dans l’arrêt Le Compte, Van Leuven et<br />
De Meyere – ne suffit pas pour satisfaire aux exigences de l'article 6. La Cour<br />
371<br />
Le Professeur Flauss parle de « timidité » du juge européen des droits de l’homme in « Les nouvelles<br />
frontières du procès équitable »,op. cit., p.82.<br />
372<br />
V. supra « Le juridictionnel in genere : une question de classification ».<br />
373<br />
V. infra « Un pouvoir de pleine juridiction pour la Cour européenne des droits de l'homme ». Aussi V.<br />
infra « Les effets des arrêts de manquement rendus par le Cour de justice des Communautés européennes »<br />
in « La mise en oeuvre des actes juridictionnels » in Titre II, Chapitre II, Section 1.<br />
374<br />
Préc.<br />
354
constitutionnelle en question se bornait à vérifier la conformité de la décision<br />
administrative avec la Constitution 376 . La Cour de cassation belge n’examinait<br />
ni le fait, ni la proportionnalité entre faute et sanction 377 .<br />
Dans les deux cas d’espèce, la Cour de Strasbourg se dirige, par<br />
conséquent, vers l’examen des conditions exigées par l'article 6 à l’échelon<br />
inférieur au sein de cette hiérarchie judiciaire 378 . Ce qui est recherché, semble-<br />
t-il, c’est un contrôle juridictionnel complet (à coup sûr sur le fait et le droit et<br />
aussi, à première vue, sur la légalité et l’opportunité d’une décision, bien que le<br />
contrôle d’opportunité reste litigieux 379 au vu du contrôle, in casu, de ladite Cour<br />
administrative autrichienne) et ceci dans le respect des garanties organiques et<br />
procédurales. En revanche, on ne recherche pas une définition ou une vision<br />
d’ensemble des actes juridictionnels 380 .<br />
108. L’analyse de l'article 6 a été pendant longtemps (et même jusqu’à<br />
aujourd'hui) présentée comme étant celle de la notion du tribunal au sens de la<br />
Convention. Ce phénomène induit, en partie, de fausses conclusions. Notre<br />
proposition s’explique en raison de la contamination du juridictionnel par des<br />
exigences propres au droit de la Convention et qui font que cette fameuse<br />
« lecture autonome » des concepts de l'article 6 se traduit, finalement, par un<br />
affranchissement des définitions traditionnelles. La difficulté réside, selon nous,<br />
375 Préc.<br />
376 Arrêt Fischer, préc., par.29.<br />
377 Arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere, préc., par.33 et 51b.<br />
378 Le terme « hiérarchie judiciaire » est compris ici par opposition au législatif et à l’administratif.<br />
379 Le contrôle d’opportunité d’une décision administrative équivaut à un contrôle de validité (qui<br />
dépasse, bien sûr, le seul contrôle de légalité de l’acte).<br />
380 V. infra.<br />
355
dans la volonté de maintenir une terminologie classique (tribunal, caractère<br />
civil, acte juridictionnel, plénitude de juridiction, compétence, trancher sur la<br />
base de normes de droit, équité) alors que ce vocabulaire ne correspond plus<br />
parfaitement à l’acception première, voire originale, des termes.<br />
La doctrine est consciente de la situation et résout, en quelque sorte,<br />
l’impasse, en insistant à chaque fois sur la phrase, maintes fois répétée, « au<br />
sens de l'article 6 ». Ce qui est à la fois vrai et juste, mais n’éclaircit pas pour<br />
autant le terrain. La même problématique va se poser, dans le cadre de la<br />
présente étude, pour ce qui est de l’autorité des arrêts de la Cour européenne<br />
des droits de l'homme : les arrêts de la Cour de Strasbourg ont une autorité<br />
spécifique. On va refuser de qualifier cette autorité d’autorité sui generis et l’on<br />
va avancer, conformément aux solutions jurisprudentielles et aux textes, la<br />
notion de l’autorité du précédent 381 . Mais la matière se prêtait à une telle<br />
définition précise en raison de la jurisprudence même de la Cour de<br />
Strasbourg.<br />
109. Le même facteur – la jurisprudence européenne des droits de<br />
l’homme – constitue un obstacle majeur à l’analytique du juridictionnel. La Cour<br />
européenne des droits de l'homme se prononce « dans les circonstances de la<br />
cause » et fait qu’on ne peut pas procéder à une analyse qui serait<br />
indépendante des faits du cas d’espèce. En d’autres termes, ce qui manque est<br />
le synthétique, c'est-à-dire une synthèse du sujet qui ne peut être vraie que par<br />
381<br />
V. infra « Un pouvoir de pleine juridiction pour la Cour européenne des droits de l'homme » (Chapitre<br />
III).<br />
356
apport aux faits. Ensuite, l’analyse substantielle (le synthétique) doit<br />
correspondre à l’analyse processuelle (l’autorité du précédent).<br />
On refuse donc dans son ensemble l’analyse de cette partie de la<br />
doctrine 382 qui consiste en une décomposition des termes de l'article 6, bien<br />
que ladite doctrine mette en avant le caractère autonome des divers éléments,<br />
parce que ceci ne suffit pas. La décomposition d’un concept en éléments<br />
distincts se justifierait en l’absence d’une appréciation globale du cas d’espèce<br />
de la part de Strasbourg. Au contraire, la méthode de ladite Cour – in casu, in<br />
concreto et aussi selon une appréciation globale de la procédure interne – fait<br />
que tout effort de décomposition est, dans son essence même, fictif. Surtout,<br />
ladite décomposition mène à de mauvaises conclusions quant à l’encadrement<br />
européen de la notion des actes juridictionnels 383 .<br />
Dans l’arrêt Fischer 384 , la cause du requérant avait été examinée par le<br />
ministère responsable, la Cour administrative et la Cour constitutionnelle. Dans<br />
l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere 385 , le cas des docteurs belges<br />
avait été présenté devant les organes de l’Ordre (conseil provincial et conseil<br />
d’appel) et la Cour de cassation. Dans l’arrêt Fischer, la Cour dit qu’il y a<br />
violation de l'article 6 qui consiste dans le refus exprès de la Cour<br />
administrative de tenir une audience 386 . Dans l’arrêt Le Compte, Van Leuven et<br />
De Meyere, d’un point de vue de pure procédure, la violation procédurale peut,<br />
382<br />
J-Cl. Soyer et M. de Salvia, « Article 6 », op. cit., loc. cit.<br />
383<br />
V. infra.<br />
384<br />
Préc.<br />
385<br />
Préc.<br />
386<br />
Préc., par. 43 et 44.<br />
357
en effet, paraître minime. Il y avait eu contrôle juridictionnel, mais le conseil<br />
d’appel, « tribunal » impartial qui avait procédé à un examen juridictionnel<br />
complet, ne remplissait pas l’exigence de publicité, alors que la Cour de<br />
cassation qui, quant à elle, la remplissait, n’opérait pas un contrôle juridictionnel<br />
sur le fait et sur la proportionnalité entre la faute et la sanction consécutive. Par<br />
conséquent, la Cour dit que la cause des requérants n’a pas été entendue<br />
publiquement par un tribunal jouissant de la plénitude de juridiction. Ainsi, sur<br />
ce point, « il y a eu méconnaissance de l'article 6 par. 1 dans les circonstances<br />
de l’affaire » 387 .<br />
Il est intéressant de noter, pour pouvoir mieux évaluer la magnitude de<br />
l’entorse qui a été faite à leurs droits procéduraux, que lesdits requérants<br />
avaient invoqué à l’origine la violation de l'article 10 de la Convention – la<br />
liberté d’expression – tout en s’attaquant au contenu des décisions prises à leur<br />
encontre et non à la procédure 388 . La violation de l'article 6 était invoquée<br />
seulement à titre subsidiaire.<br />
110. Finalement, on en revient à notre argument de base : la méthode<br />
même de la Cour européenne des droits de l'homme fait qu’il est difficile de<br />
dissocier les divers éléments du texte de l'article 6, comme quoi la Cour opérait<br />
un contrôle indépendant sur chaque aspect selon une appréciation qui serait<br />
propre à chaque exigence particulière du texte fondateur sur le procès<br />
équitable. La jurisprudence de la Cour de Strasbourg ne répond pas, à nos<br />
387 Affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere, préc., par. 61.<br />
388 Affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere, préc., par. 38.<br />
358
yeux, à un degré tel de prévision et de prévisibilité que l’on puisse opérer dans<br />
tout les cas de figure une analyse généralisée en dehors du cas par cas.<br />
L’aspect processuel est intrinsèquement lié à l’examen du droit substantiel<br />
sous-jacent qui englobe, en réalité, la question de la causalité requise pour qu’il<br />
y ait ou non violation de l'article 6. L’issue du procès est-elle déterminante pour<br />
le droit en cause ?<br />
111. Ainsi, l’arrêt rendu par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation<br />
le 8 février 1993 389 , au vu duquel les dispositions de l'article 6 de la Convention<br />
ne sont pas applicables aux décisions de la Commission nationale de discipline<br />
des membres des tribunaux de commerce 390 qui statue en matière disciplinaire<br />
des juges consulaires, est conforme, selon nous, au droit positif jurisprudentiel<br />
des droits de l’homme ; la raison en est qu’il s’agissait du contrôle disciplinaire<br />
d’un juge et que seul dans le cas d’espèce un blâme avait été prononcé à son<br />
encontre. Ces deux conditions sont cumulatives et nous permettent d’affirmer<br />
que ledit arrêt n’entre pas en conflit avec le droit européen des droits de<br />
l’homme sous l’angle primordial du cas d’espèce. Dans le cas examiné, il ne<br />
s’agissait pas de l’exercice d’un profession libérale (absence d’un droit de<br />
caractère civil) et des poursuites pénales n’avaient pas été intentées contre le<br />
juge en question. L’issue de la procédure disciplinaire (blâme) n’était pas<br />
déterminante pour le droit en cause. Dans l’hypothèse où des poursuites<br />
pénales auraient été intentées avec la possibilité d’emprisonnement, la<br />
question de l’applicabilité des dispositions de l'article 6 serait de nouveau<br />
389 Ass. plén., 8 février 1993, Bull. civ., n°5, p. 7.<br />
359
d’actualité, s’agissant d’un juge consulaire, vue sous l’angle du droit d’exercer<br />
une profession (les juges consulaires sont des commerçants). En somme, la<br />
décision de l’Assemblée plénière est conforme au droit de la Convention<br />
uniquement en raison des faits du cas d’espèce.<br />
A l’opposé, les dispositions de l'article 6 sont applicables à une procédure<br />
disciplinaire qui porte sur l’exercice d’une profession libérale (un détective) dès<br />
lors que l’organe responsable de la profession décide de l’exclusion définitive<br />
dudit membre 391 . L’issue de la procédure était déterminante pour un droit de<br />
caractère civil.<br />
112. D’une manière générale, l’incertitude juridique n’a pas à être exclue<br />
puisque la Cour se place dans la perspective d’une appréciation du<br />
juridictionnel au cas par cas, basée sur des critères matériels. La lecture<br />
combinée des deux arrêts Le Compte 392 et de l’arrêt H c/ Belgique 393 par<br />
opposition à l’arrêt Van Marle 394 se prête à une telle conclusion. L’affaire H c/<br />
Belgique porte sur un droit substantiel de caractère privé, celui d’exercer la<br />
profession d’avocat. L’arrêt s’inscrit clairement dans la lignée jurisprudentielle<br />
390<br />
V. articles R.414-1 à R. 414-21 du COJ, en particulier l’article R. 414-17 qui prévoit que la<br />
« commission siège et statue à huis clos ».<br />
391 ère<br />
Civ. 1 , 22 janvier 1991, Bull. civ. I, n°27, p.17.<br />
392<br />
Préc.<br />
393<br />
CEDH, 30 novembre 1987, H c/ Belgique, Série A, n°127.<br />
394<br />
CEDH, 26 juin 1986, Van Marle et autres, c/ Pays-Bas Série A, n°101 ; sur cette affaire V. surtout G.<br />
Cohen-Jonathan, Enc. D., Rép.proc.civ., n°38, obs. crit. Le Professeur Cohen-Jonathan souligne que les<br />
juges minoritaires ont contesté l'interprétation de la majorité au vue de laquelle l'examen par une<br />
commission s'apparentait à un examen de type scolaire ou universitaire et non à une contestation au sens<br />
de l'article 6. Les juges minoritaires se fondent sur le caractère juridictionnel de la commission en<br />
question ; « ils ont relevé que l'interdiction d'exercer une profession à l'avenir ne pouvait être interprétée<br />
autrement que comme une contestation de l'existence d'un droit, et donc comme 'une contestation' au sens<br />
de l'article 6. » Le Professeur Cohen-Jonathan ajoute que cette interprétation avancée par les juges<br />
360
établie dans les deux affaires Le Compte. Cette corrélation est essentielle et se<br />
situe au niveau de l’applicabilité de l'article 6.<br />
Dans cet arrêt H c/ Belgique, le requérant, suite à sa radiation du tableau<br />
de l’Ordre des avocats, avait demandé, quatorze ans plus tard, à être réinscrit.<br />
Le conseil de l’Ordre rejeta la demande. L’affaire Van Marle concerne quatre<br />
requérants qui ont exercé, pendant plusieurs années, l’activité d’expert-<br />
comptable. Cette profession ne faisait l’objet, au Pays-Bas, d’aucune<br />
disposition légale jusqu’à ce que le Parlement des Pays-Bas adopte deux lois<br />
visant à réglementer et délimiter la profession d’expert-comptable. Par<br />
conséquent, lesdits requérants ont sollicité leur immatriculation comme experts-<br />
comptables agréés conformément aux dispositions des nouvelles lois<br />
adoptées.<br />
La commission d’admission et la commission de recours, ont rejeté leurs<br />
demandes au motif que leur dossier (réponses à des questions et présentation<br />
d’un certain nombre de bilans comptables annuels) n’était pas satisfaisant.<br />
Ladite commission de recours connaissait, à titre d’appel, les décisions de la<br />
commission d’admission. La majorité des membres de la commission de<br />
recours étaient des individus qui remplissaient les conditions nécessaires pour<br />
être magistrat. L’ensemble des membres de cette commission étaient tenus au<br />
secret professionnel. La commission en question rendait des décisions<br />
motivées suite à l’audition de chaque intéressé, lequel pouvait être assisté d’un<br />
minoritaires « aurait été beaucoup plus conforme à la jurisprudence habituelle de la Cour, notamment aux<br />
deux arrêts Le Compte [...] ».<br />
361
conseil. Mais la commission pouvait refuser la présence dudit conseil.<br />
Dans l’affaire H c/ Belgique, le conseil de l’Ordre avait statué sur la<br />
demande de réinscription du requérant. La procédure qui a donné lieu à une<br />
violation de l'article 6 était relative à la demande de réinscription. Le conseil de<br />
l’Ordre se compose d’avocats. Il peut réinscrire au barreau un avocat rayé au<br />
cas où des circonstances exceptionnelles justifient une réinscription.<br />
L’appréciation de l’organe sur la nature de telles circonstances est souveraine.<br />
Dans le cas d’espèce, le conseil de l’Ordre rejeta la demande le jour même de<br />
l’audition du requérant, en présence de son avocat. Aucune circonstance<br />
exceptionnelle ne semblait justifier, selon le conseil, une réinscription de<br />
l’avocat en question 395 .<br />
Dans cet arrêt H c/ Belgique, la majorité des juges de Strasbourg estiment<br />
que l'article 6 est applicable aux procédures internes devant le conseil de<br />
l’Ordre. Les juges minoritaires avançaient que l'article 6 n’était pas applicable<br />
en l’espèce en raison de l’absence d’un droit. Au vu du droit interne, le pouvoir<br />
du conseil de l’Ordre des avocats pour réinscrire un de ses membres qui a été<br />
rayé est un pouvoir discrétionnaire. On considère, à l’instar de la majorité de la<br />
Cour, que l’applicabilité de l'article 6 s’impose en la matière. La nature du<br />
contrôle d’un organe ad hoc ne peut justifier en-soi une conclusion qui exclut a<br />
priori le contrôle juridictionnel et par conséquent aboutit à la négation de la<br />
protection pour un droit de caractère civil.<br />
362
Notre argument est en réalité le raisonnement de la Cour dans l’arrêt Le<br />
Compte (sur la base des arrêt König et Golder) présenté en sens inverse. Ce<br />
point est crucial. L’arrêt H c/ Belgique constitue le prolongement naturel de<br />
l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere. Mais, comme on a commencé à<br />
le démontrer auparavant 396 , la Cour dans ce premier arrêt Le Compte, a réécrit<br />
l’article 6, de telle façon qu’il comprend désormais et le droit au juge dans un<br />
cas de figure où ce droit ne s’appliquait pas de manière évidente (le<br />
contentieux disciplinaire propre à chaque profession devant les organes<br />
d’administration de chacune de ces professions) et le droit au procès équitable<br />
applicable auxdites procédures, alors même qu’il ne s’agissait pas à première<br />
vue d’un procès ; sinon, pourquoi insister sur le droit au juge ? Dans les deux<br />
cas, comme il a été relevé 397 , la variable a été l’existence d’un droit de<br />
caractère civil qui mérite une protection procédurale étendue.<br />
La démarche expresse de la Cour dans l’arrêt H c/ Belgique se résume<br />
ainsi : pour ce qui est de l’existence d’une contestation relative à un droit civil,<br />
la réinscription constituait la condition nécessaire pour que le requérant puisse<br />
reprendre son activité d’avocat 398 . La radiation est, en effet, la sanction<br />
disciplinaire la plus lourde dont dispose le conseil de l’Ordre 399 . La tâche de la<br />
Cour consiste à étudier les particularités de la profession d’avocat en<br />
395<br />
La radiation initiale portait sur le fait que le requérant avait fait croire à un client que ce dernier<br />
risquait d’être arrêté s’il ne versait pas immédiatement une somme de 20 000 FB (l’incident avait eu lieu<br />
au début des années soixante).<br />
396<br />
V. supra « La jurisprudence européenne des droits de l’homme, nouvelle source juridique du droit<br />
processuel ».<br />
397<br />
Ibid.<br />
398<br />
Arrêt H c/ Belgique, préc., par.38.<br />
363
Belgique 400 , en même temps que, « pas plus que dans de précédentes affaires,<br />
la Cour ne croit devoir donner en l’espèce une définition abstraite de la notion<br />
de ‘droits et obligations de caractère civil’ » 401 . Cependant, la Cour note que la<br />
« profession d’avocat compte en Belgique parmi les professions libérales<br />
traditionnelles » 402 . Dans le même ordre d’idées, « le cabinet et la clientèle de<br />
l’avocat représentent des éléments patrimoniaux et relèvent à ce titre du droit<br />
de propriété » 403 . A titre de conclusion sur l’applicabilité de l'article 6, la Cour<br />
constate que « les divers aspects de la profession d’avocat en<br />
Belgique…confèrent au droit revendiqué un caractère civil au sens de l'article 6<br />
par.1, lequel trouvait donc à s’appliquer » 404 .<br />
Tout en partageant la décision de la majorité des juges européens des<br />
droits de l’homme sur le fond – il nous paraît juste d’admettre, suite au premier<br />
arrêt Le Compte que le droit revendiqué dans l’affaire H c/ Belgique est un droit<br />
de caractère civil, celui d’exercer une profession libérale 405 - on se permet une<br />
remarque. La question de l’applicabilité de l'article 6 n’est pas résolue, au vu du<br />
texte, dès lors qu’il s’agit d’un droit de caractère civil. Les exigences de ce texte<br />
s’appliquent à la procédure qui porte sur un droit de caractère civil. Et la Cour<br />
n’a pas répondu formellement à la question de savoir pourquoi la procédure<br />
devant le conseil de l’Ordre est une procédure qui tombe dans le champ<br />
d’application des garanties dudit article.<br />
399 H c/ Belgique, préc., par.41.<br />
400 Préc., par.45<br />
401 Préc., par.45<br />
402 Préc., par.47a.<br />
403 Préc., par47b.<br />
404 Préc., par.48.<br />
405 En ce sens aussi V. J-Cl. Soyer et M. de Salvia, « Article 6 », op. cit., p.257, note 3.<br />
364
Au niveau de l’applicabilité, elle renvoie à l’arrêt Benthem du 23 octobre<br />
1985 406 , lequel se base sur l’arrêt König. Ainsi, au vu de ces deux arrêts, « seul<br />
compte le caractère du droit » 407 en question. L’arrêt König porte sur une<br />
procédure actionnée devant des juridictions administratives allemandes alors<br />
que l’arrêt Benthem concerne la section du contentieux du Conseil d’Etat<br />
néerlandais 408 . Les deux arrêts qui fondent l’applicabilité de l'article 6 à une<br />
procédure de réinscription d’un avocat devant un organe ad hoc n’ont rien à<br />
voir avec cette procédure et ces organes.<br />
Dans cette affaire H c/ Belgique, à la différence de l’arrêt Le Compte, Van<br />
Leuven et De Meyere 409 , la Cour mentionne l’arrêt Golder dans la seconde<br />
partie intitulée « Sur l’observation de l'article 6 par.1 ». Elle avance que « il y a<br />
lieu, dès lors, de rechercher si le requérant a bénéficié du ‘droit à un procès<br />
équitable’ (arrêt Golder) » 410 . Mais l’arrêt Golder ne porte pas sur le ‘droit à un<br />
procès équitable’. L’article 6 institue le ‘droit à un procès équitable’. L’arrêt<br />
Golder consacre le droit d’agir en justice 411 , le droit au juge pour tout individu,<br />
parce que sa cause doit être entendue par un tribunal et pour que sa cause soit<br />
406<br />
CEDH, 23 octobre 1985, Benthem c/ Pays-Bas, Série A, n°97.<br />
407<br />
Arrêt König, préc., par.90 ; arrêt Benthem, préc., par.34.<br />
408<br />
Sur cette affaire V. infra « L’élément de décision ne caractérise pas nécessairement l’acte<br />
juridictionnel ».<br />
409<br />
Dans le premier arrêt Le Compte, la référence à l’arrêt Golder sert à la Cour pour construire le<br />
raisonnement de l’applicabilité de l'article 6 aux procédures disciplinaires devant l’Ordre des médecins. V.<br />
supra « La jurisprudence européenne des droits de l’homme, nouvelle source juridique de droit<br />
processuel ».<br />
410<br />
Affaire préc., par.49.<br />
411<br />
Sur l’arrêt Golder V. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°55.<br />
365
entendue par un tribunal 412 . L’explication de cette démarche particulière de la<br />
Cour dans l’arrêt H c/ Belgique est, selon nous, que le ‘droit au juge’ fait<br />
désormais clairement partie du ‘droit à un procès équitable’ et donc il n’y a pas<br />
lieu de revenir sur la question au niveau de l’applicabilité. Seulement voilà, le<br />
même droit au juge vaut pour les requérants dans l’affaire Van Marle.<br />
A ce stade de l’analyse, le point important à retenir est que la Cour, dans<br />
l’arrêt H c/ Belgique, tient essentiellement pour acquise l’applicabilité de l'article<br />
6 aux procédures relatives au droit d’exercer une profession. L’examen de la<br />
fonction juridictionnelle de l’organe de décision joue uniquement au niveau de<br />
l’observation de l’article 6. A l’opposé, dans l’affaire Van Marle, l’appréciation in<br />
casu du caractère non-juridictionnel de ladite commission d’admission fonde<br />
l’inapplicabilité de l'article 6 dans ce cas d’espèce. Le droit substantiel sous-<br />
jacent devient-il déterminant au point que la Cour est prête à accorder une plus<br />
large protection aux médecins et aux avocats plutôt qu’aux experts-<br />
comptables ?<br />
Autant la suspicion peut paraître légitime, autant une conclusion dans ce<br />
sens serait arbitraire. C’est pour cela d’ailleurs que l’on examine l’arrêt H c/<br />
Belgique par opposition à l’arrêt Van Marle dans la section présente de l’étude<br />
(et non pas dans celle intitulée « L’importance déterminante du droit substantiel<br />
sous-jacent »). Ceci dit, les deux arrêts sont difficilement conciliables.<br />
412 Ensuite, la Cour procède à l’examen de la fonction juridictionnelle du conseil de l’Ordre. Sur les<br />
critères du juridictionnel au vu du droit européen V. infra « Causa efficiens : la souplesse dans la<br />
366
Dans l’arrêt Van Marle, la Cour prétend que l’objet du différend était tel (il<br />
s’agissait d’une évaluation de leurs compétences, de leurs connaissances et<br />
l’expérience nécessaire pour exercer la profession d’expert-comptable) qu’il n’y<br />
avait pas « contestation » au sens de l'article 6 413 . En effet, « les intéressés<br />
reprochaient en substance à la commission d’admission d’avoir méjugé de<br />
leurs compétences » 414 . On considère pourtant que la vérification d’une<br />
situation juridique selon une démarche qui est propre au juridictionnel<br />
(inductive, puis déductive) – n’apparaît pas davantage dans l’affaire H c/<br />
Belgique que dans l’affaire Van Marle.<br />
113. Une autre façon de résumer les deux arrêts H c/ Belgique et Van<br />
Marle, serait de dire que dans l’obscurité la Cour opte pour un droit au procès<br />
équitable élargi (la violation du droit de l’avocat radié porte sur l’absence de<br />
publicité de la procédure et du jugement de réinscription dans l’arrêt H c/<br />
Belgique), alors que dans l’incertitude, elle se rappelle la nécessité de<br />
réintroduire une conception stricte, au vu de sa jurisprudence, de l’applicabilité<br />
de l'article 6 (dans cet arrêt Van Marle, elle choisit d’ignorer le critère formel<br />
selon lequel, en droit interne, ladite commission de recours qui connaissait à<br />
titre d’appel des décisions de refus de la commission d’admission, était un<br />
tribunal).<br />
Dans les deux arrêts qu’on vient d’examiner, il s’avère impossible de dire<br />
détermination par les Cours européennes de l’élément révélateur du juridictionnel ».<br />
413 Affaire préc., par.36 et 37 ; à rappr. CE, 9 octobre 1996, D.1996, IR, p.250 ; Dalloz Action 1998,<br />
n°2182, obs Fricéro (sur l’inapplicabilité de l'article 6 par.1 au Conseil supérieur de l’audiovisuel dès lors<br />
qu’il ne prononce que des sanctions administratives).<br />
414 Préc., par.36.<br />
367
à coup sûr, si l’organe opère véritablement une vérification juridique. Il y a deux<br />
façons de voir la question. Sous le seul angle processuel interne (angle<br />
désormais insuffisant), en l’absence de la jurisprudence antérieure de<br />
Strasbourg, on aurait pu opter pour l’inapplicabilité – non pas de l'article 6 –<br />
mais du caractère juridictionnel des cas sous examen. Sous l’angle d’une<br />
protection efficace (donc juridictionnelle) de l’individu mieux vaut opter pour le<br />
juridictionnel (droit au juge et donc droit à un procès équitable), mais alors la<br />
même solution devrait s’appliquer à l’arrêt Van Marle et à l’arrêt H c/ Belgique.<br />
114. La méthode de la Cour est en effet loin d’être à l’abri de toute critique<br />
et impose l’excès du synthétique. Les critères de causalité – l’issue du procès<br />
est-elle déterminante pour le droit en cause ? – et de « contestation » au sens<br />
de l'article 6 sont, en réalité, consubstantiels au critère premier qui est celui de<br />
l’appréciation du droit substantiel 415 . D’où notre refus d’examiner le critère de<br />
« contestation » au sens de l'article 6 dans la partie de la présente étude<br />
intitulée « Les traits principaux de la démarche de la Cour européenne des<br />
droits de l'homme », comme s’il s’agissait d’un élément déterminant en-soi et<br />
indépendant du droit substantiel.<br />
Tout en réfutant les excès d’une école de pensée que l’on peut présenter<br />
sous le nom de ‘réalisme juridique’ (« legal realism »), il nous est permis de<br />
penser, sur la base d’une lecture approfondie de la jurisprudence de la Cour de<br />
Strasbourg, que la Cour européenne des droits de l’homme opère un jugement<br />
368
de valeur sur les mérites, au cas par cas, de la protection procédurale, en<br />
fonction du droit substantiel. La suite de l’exposé synthétique de la<br />
jurisprudence conforte notre interprétation. Finalement, il se peut que « peu<br />
importe que la contestation porte sur des questions de droit ou des points de<br />
fait, dès lors que l’issue du procès est déterminante pour le droit ou l’obligation<br />
de caractère civil » 416 .<br />
115. En effet, pour ce qui est de la causalité, l’issue de la procédure était<br />
tout aussi déterminante pour les requérants dans l’arrêt Van Marle comme pour<br />
le requérant dans l’arrêt H c/ Belgique. Avant de solliciter leur immatriculation<br />
comme experts-comptables agréés, les requérants de l’affaire Van Marle<br />
avaient exercé la profession d’expert-comptable pendant au moins vingt quatre<br />
ans. Suite à l’adoption par les Pays-Bas de deux lois réglementant ladite<br />
profession, il leur aurait été impossible de continuer à utiliser le titre d’expert<br />
comptable sans se rendre passible de sanctions pénales et de poursuites. Sur<br />
quelle base peut-on justifier une différence de traitement par rapport à un<br />
avocat qui avait été radié pour au minimum dix ans (le minimum exigé par le<br />
droit belge), et en fait, l’avait été pendant seize ans? En effet, l’attente légitime<br />
de continuer à exercer la profession vaut au moins autant pour les intéressés<br />
dans l’arrêt Van Marle que pour l’avocat dans l’affaire H c/ Belgique.<br />
Antérieurement à l’intervention du législateur néerlandais pour réglementer la<br />
profession d’expert-comptable, il existait un droit acquis (de facto) par les<br />
415 V. supra. Ainsi, « Sous l’angle de l'article 6 par.1 de la Convention, seul compte le fait que les<br />
contestations dont il s’agit ont pour objet la détermination de droits de caractère privé », affaire König,<br />
préc., par.94.<br />
369
equérants.<br />
116. A l’appui de l’argument avancé vient l’analyse de l’affaire Benthem<br />
considérée par rapport à cette affaire Van Marle. Dans l’arrêt Benthem du 23<br />
octobre 1985 417 , le requérant exploitait un garage dont il était propriétaire. Il<br />
avait sollicité de la municipalité l’autorisation de mettre en service une<br />
installation de vente de gaz de pétrole liquéfié pour voitures. Certains de ses<br />
voisins avaient exprimé des craintes sur la possibilité d’un incendie et<br />
l’inspecteur régional de la santé s’était opposé à la délivrance de l’autorisation<br />
nécessaire ; il avait donc introduit un recours. Entre temps, la municipalité avait<br />
informé le requérant qu’il pouvait construire l’installation, le recours de<br />
l’inspecteur régional n’étant pas suspensif. Mais s’il le faisait, elle dégageait<br />
toute responsabilité en cas d’annulation. La décision de la municipalité fut<br />
annulée deux ans et demi plus tard.<br />
Devant la Cour européenne des droits de l’homme, le premier point<br />
litigieux portait sur l’existence d’une contestation relative à un droit : « Aux yeux<br />
de la Cour, une contestation ‘réelle et sérieuse’ sur ‘l’existence même’ du droit,<br />
revendiqué par le requérant, à l’octroi d’une autorisation a surgi entre lui et les<br />
autorités néerlandaises au moins après le recours de l’inspecteur régional<br />
contre la décision de la municipalité [...]. Cela ressort spécialement du fait que<br />
416 N. Fricéro, « Les garanties d’une bonne justice » in Droit et Pratique de la Procédure civile (sous la<br />
direction de M. Guinchard), Dalloz Action, 1998, n°2105. L’auteur cite les arrêts Pudas c/ Suède du 27<br />
octobre 1987 (n°125-A) et H c/ France du 24 octobre 1989 (n°162-A).<br />
417 Préc.<br />
370
du 11 août 1976 au 30 juin 1979 le requérant a pu, sans enfreindre la loi,<br />
exploiter son installation en vertu de la licence accordée par la municipalité [...].<br />
En outre, l’issue de la procédure litigieuse, laquelle pouvait conduire - et<br />
conduisit du reste - à l’annulation de la décision attaquée, était directement<br />
déterminante pour le droit en jeu. La couronne avait donc à statuer sur une<br />
contestation relative à un droit auquel prétendait M. Benthem » 418 .<br />
Mais dans l’arrêt Van Marle, il y avait aussi une contestation réelle et<br />
sérieuse et les quatre requérants avaient pu, sans enfreindre la loi, exploiter le<br />
titre d’expert-comptable. D’ailleurs, dès lors que l’article 1 du Protocole 1<br />
trouvait à s’appliquer dans le cas d’espèce 419 , ne devaient-ils pas bénéficier du<br />
droit au juge? Dans cet arrêt Van Marle, le moins que l’on puisse dire est que<br />
l’examen de la causalité est difficilement séparable de l’examen du droit<br />
substantiel et du critère matériel prépondérant qui caractérise l’acte<br />
juridictionnel (la vérification d’une situation juridique) en raison de l’amalgame<br />
malheureux, dans le raisonnement de la majorité de la Cour, des notions de<br />
contestation 420 , de l’objet du litige et de la fonction juridictionnelle.<br />
Notre objection est que la majorité des juges disent qu’il n’y avait pas<br />
‘contestation’ au sens de l’article 6, lequel dès lors ne s’appliquait pas en<br />
l’espèce 421 , alors qu’en réalité ils répondent à l’analyse de la fonction<br />
juridictionnelle, voire font une analyse contestable de cette fonction, au vu de la<br />
418<br />
Arrêt Benthem, préc., par.33.<br />
419<br />
V. en ce sens, la Cour, à l’instar de la Commission, préc., par.41.<br />
420<br />
Comme le souligne la minorité des juges dans l’arrêt Van Marle, il y avait, en réalité, contestation qui<br />
portait sur la privation d’exercice professionnel.<br />
421<br />
Arrêt Van Marle, préc., par.37.<br />
371
jurisprudence même de cette Cour de Strasbourg. De plus, la démarche de la<br />
Cour dans cet arrêt Van Marle va à l’encontre de la méthode suivie dans le<br />
contentieux disciplinaire de Strasbourg en général.<br />
D’autre part, n’est-il pas vrai que le caractère civil de la profession<br />
d’expert-comptable se justifie, au vu de la jurisprudence même de la Cour de<br />
Strasbourg relative aux médecins et aux avocats, en raison de la clientèle qui<br />
représente un élément patrimonial non-négligeable et qui se crée au fur et à<br />
mesure des années et de la réputation de chaque professionnel? 422<br />
L’explication du raisonnement réel et sous-jacent de la Cour ne peut pas<br />
résider dans une sorte de jugement de valeur négatif émis par les juges de<br />
Strasbourg sur la profession d’expert-comptable 423 , mais, plutôt, dans un<br />
phénomène de sensibilité accrue quant à la radiation d’un avocat 424 , voire de<br />
tout professionnel du droit.<br />
117. Nous nous sommes jusqu’ici consacré aux applications<br />
méthodologiques du droit européen conventionnel en essayant de démontrer<br />
que la jurisprudence du droit processuel se construit sur la base d’un<br />
raisonnement quelque peu différent que celui qui lui est traditionnellement<br />
attribué. La Cour de Strasbourg se préoccupe surtout du droit substantiel sous-<br />
jacent. C’est le jugement de valeur sur le droit substantiel sous examen qui<br />
détermine l’étendue de la protection processuelle et, par conséquent, la<br />
422<br />
Arg.p.an: l’évaluation d’un fonds de commerce.<br />
423<br />
Il s’agirait presque d’un compliment si la profession d’expert-comptable pouvait susciter de telles<br />
passions.<br />
372
compréhension du juridictionnel. A cette fin, la Cour européenne des droits de<br />
l’homme se prononce « dans les circonstances de la cause » et fait qu’on ne<br />
peut pas procéder à une analyse qui serait indépendante des faits du cas<br />
d’espèce. Elle nous oblige donc à adopter une analyse qui prend en compte les<br />
faits du cas d’espèce. Cette application judicieuse au niveau national de la<br />
jurisprudence européenne des droits de l’homme explique, en partie, la<br />
souplesse dans la détermination par la Cour de Strasbourg de l’élément<br />
révélateur du juridictionnel. Par la suite, on va essayer de démontrer que la<br />
jurisprudence européenne (celle de Luxembourg et celle de Strasbourg)<br />
confirme et impose une conception élargie de la matière juridictionnelle.<br />
424 Selon Mme Rudloff « l’avocat est [...] en tant que tel, le sujet privilégié de droits consacrés par la<br />
Convention » in Droits et libertés de l’avocat dans la Convention européenne des droits de l’homme (sous<br />
la direction de M. Flauss), préc., p.15.<br />
373
SECTION 2. « Causa efficiens » 425 : la souplesse dans la<br />
détermination par les Cours européennes de l’élément révélateur du<br />
juridictionnel<br />
118. Le droit au juge 426 constitue la transition, le passage d’une<br />
compréhension étroite du juridictionnel à une vision globale de la fonction<br />
juridictionnelle. Il n’existe pas un seul critère du juridictionnel. Il y a plusieurs<br />
critères du juridictionnel. Ces critères ne sont pas parfaitement cumulatifs. De<br />
plus, il n’y a pas lieu de définir l’acte juridictionnel. L’acte juridictionnel ne se<br />
définit pas parce qu’il y a plusieurs actes juridictionnels qui correspondent à des<br />
réalités différentes. En revanche, la fonction juridictionnelle, elle, se définit :<br />
c’est le dire obligatoire du droit. La fonction juridictionnelle englobe et détermine<br />
les actes juridictionnels.<br />
La définition de la fonction juridictionnelle peut paraître générale et<br />
abstraite. Elle doit l’être. En revanche, les effets processuels des actes<br />
juridictionnels (et non pas de l’acte juridictionnel) sont spécifiques et concrets.<br />
Mais il ne sont pas les mêmes ; c’est-à-dire, qu’aux différents actes<br />
juridictionnels correspondent des effets processuels qui leur sont propres.<br />
Voilà, en quelques mots, l’apport de la présente étude à la discussion engagée<br />
425<br />
Causa efficiens : la cause efficiente désigne l’élément générateur (acte juridique, fait matériel) d’où<br />
procède l’obligation.<br />
426<br />
Selon Boulouis et M. Darmon, « Le Droit au juge garantit l’existence de l’Etat de droit » in<br />
Contentieux communautaire, Dalloz, 1997, Avant-Propos. Mais ce droit au juge n'est pas sans limites. V.<br />
TPI, 17 juillet 1998, ITT Promedia NV c/ Commission, soutenue par Belgacom, T-III/96, Europe, octobre<br />
1998, comm. n° 310, note D. Simon, comm. n° 334, note L. Idot : "dans des circonstances tout à fait<br />
exceptionnelles", l'action en justice peut constituer un abus de position dominante. Ces circonstances sont<br />
réunies si l'action est manifestement dépourvue de tout fondement et si elle vise à éliminer la concurrence<br />
(critères cumulatifs), ce qui n'était pas le cas en l'espèce.<br />
374
dans le cadre de la science de la procédure.<br />
119. Il convient maintenant de regarder de plus près le soubassement<br />
européen (Luxembourg et Strasbourg) de cette conception des actes<br />
juridictionnels. La présente section s’intéresse à la conjonction du droit<br />
communautaire, du droit européen conventionnel et du droit français.<br />
Les Cours européennes combinent les critères formels et les critères<br />
matériels suite à une détermination de l’élément révélateur du juridictionnel qui<br />
se fait au cas par cas. Mais la Cour européenne des droits de l’homme, à la<br />
différence de la Cour de Luxembourg, se préoccupe davantage de la nécessité<br />
du contrôle juridictionnel en fonction de son appréciation sur le droit substantiel<br />
sous-jacent (§1).<br />
La démarche des Cours européennes conduit, à première vue, à une<br />
divergence entre ces Cours et détermine la position adoptée par une partie de<br />
la doctrine française quant au critère de « décision », condition sine qua non ou<br />
pas des actes juridictionnels. En réalité, ce qui caractérise forcément les actes<br />
juridictionnels est le caractère obligatoire du dire de l’organe en question. Le<br />
caractère obligatoire englobe cet élément de décision. En revanche, un organe<br />
peut prendre une décision qui n’est pas pour autant obligatoire et il peut se<br />
prononcer de manière quasi-obligatoire alors que la décision finale ne lui<br />
appartient pas (§2).<br />
Au caractère obligatoire du dire de l’organe s’ajoute l’existence expresse<br />
des voies de recours en tant qu’arguments de premier ordre en faveur du<br />
375
caractère juridictionnel des décisions de l’amiable compositeur judiciaire, de<br />
celles du juge du gracieux et de celles du Conseil de la concurrence. La<br />
conception organique du juridictionnel (ainsi pour l’amiable composition<br />
judiciaire et la matière gracieuse) se combine alors avec une conception plus<br />
matérielle de la fonction juridictionnelle (ainsi pour le Conseil de la<br />
concurrence) et fait que le juridictionnel dépasse le judiciaire classique. La<br />
conjonction de ces deux axes se situe au niveau des garanties de la procédure.<br />
Par conséquent, il s’agit de tirer les enseignements de l’application extensive<br />
de la fonction juridictionnelle pour ce qui est de la présence du rapporteur du<br />
Conseil de la concurrence au délibéré dudit organe, pour la publicité de la<br />
procédure en matière de la concurrence et surtout pour l’ensemble des<br />
retentissements à la matière gracieuse. Il convient donc d’étudier les<br />
aménagements de l’autorité de la chose jugée, des débats et de publicité au<br />
gracieux. L’enjeu déterminant est, bien sûr, celui d'un contrôle juridictionnel, ce<br />
qui est paradoxalement illustré par la reconnaissance prétorienne de l’action en<br />
nullité contre la convention d’homologation judiciaire de la modification du<br />
régime matrimonial en l’absence d’autres recours (§3).<br />
Le point concluant quant à la matière juridictionnelle sous l’angle<br />
européen porte sur l’entente tacite entre le juridictionnel et l’équité. Le jugement<br />
d’équité se caractérise par le pouvoir modérateur du juge dans un litige<br />
particulier ; ce jugement n’a pas vocation en principe à devenir une règle<br />
générale. Le juge du droit européen conventionnel statue aussi en équité dans<br />
les circonstances du cas d’espèce, ce qui nous oblige, d’une part à nous<br />
abstenir de toute généralisation et à mettre en lumière l’appréciation souveraine<br />
du juge de Strasbourg qui se traduit par un jugement d’espèce, d’autre part à<br />
376
définir éventuellement, sans nuance, l’autorité des arrêts de la Cour<br />
européenne des droits de l’homme (§4).<br />
§1. La Cour de Luxembourg et la Cour de Strasbourg combinent les<br />
critères formels et les critères matériels.<br />
120. Les Cours européennes combinent des critères formels et des<br />
critères matériels de manière alternative ou cumulative. Elles se fondent tantôt<br />
sur les critères matériels (surtout une appréciation de la fonction juridictionnelle<br />
de l’organe dans une situation spécifique), tantôt sur les deux. La réponse de<br />
principe est, donc, que l’argument européen va dans le sens de la nécessité de<br />
combiner critères matériels et critères formels. La détermination de l’élément<br />
révélateur du juridictionnel se fait au cas par cas.<br />
121. La raison d’être de cette souplesse dans la détermination de<br />
l’élément significatif du juridictionnel puise sa source dans des raisons propres<br />
à l’ordre interne, c’est-à-dire, la création, au niveau transnational de l’ordre<br />
européen des organismes, dont la nature est imprécise et qui ont une pluralité<br />
des rôles. Elle s’explique aussi par des raisons propres au droit communautaire<br />
et au droit européen conventionnel. La Cour de Luxembourg assure « le<br />
respect du droit » (article 220 du traité) 427 , essentiellement le respect du droit<br />
communautaire. La suspicion, légitime au vu de sa jurisprudence, est que la<br />
Cour de justice peut être encline, parfois, à se décider en faveur du caractère<br />
377
juridictionnel d’un organe afin qu’elle puisse déclarer la saisine recevable et<br />
donc se prononcer à titre préjudiciel, sur l’interprétation du traité ou la validité et<br />
l’interprétation d’un acte communautaire. Ainsi, un « tribunal d’arbitrage de la<br />
caisse des employés de mine » est une juridiction au sens de l’article 234 du<br />
traité ; par conséquent la demande en interprétation dudit organe est<br />
recevable 428 .<br />
122. Mais cette tendance, si tendance il y a, ne doit pas être exagérée. La<br />
Cour de justice des Communautés européennes écarte la qualification de<br />
juridiction pour une commission consultative qui a pour mission de donner des<br />
avis sur les infractions en matière monétaire 429 , ainsi que pour un organe qui<br />
statuait sur des réclamations fiscales mais qui appartenait au service fiscal ;<br />
n’étant pas un tiers, il n’avait donc pas la qualité de juridiction 430 . La soumission<br />
du processuel aux exigences fonctionnelles de l’ordre juridique communautaire<br />
est presque insignifiante, en ce domaine, comparée à l’œuvre créatrice et<br />
novatrice de la Cour européenne des droits de l’homme.<br />
123. A propos de cette Cour européenne des droits de l’homme, on<br />
considère qu’une bonne partie de sa jurisprudence doit être présentée sous<br />
l’angle du « droit au juge » et non pas exclusivement en fonction du « droit à un<br />
427 Ex article 164 du traité.<br />
428 CJCE, 30 juin 1966, Vve Vaassen-Göbbels, 61-65, Rec. p.377, CDE 1967, p.309 et s., obs. P. Storm;<br />
J. Boulouis et M. Chevallier, Grands arrêts, 5 ème édition, T.1, Dalloz, 1991, n°25. Aussi V. CJCE, 6<br />
octobre 1981, Broekmeulen, 246/80, Rec. p.2311; obs. J. Boulouis et M. Darmon, Contentieux<br />
communautaire, préc., n°35 (pour une commission de recours dans le contentieux disciplinaire).<br />
429 CJCE, Ord. du 5 mars 1986, Regina Greis, 318/85, Rec.p.955.<br />
430 CJCE, 30 mars 1993, Corbiau, C-24/92, Rec.p.1277 ; obs. J. Boulouis et M. Darmon, Contentieux<br />
communautaire, préc., n°34 ; obs. A. Barav, « Le renvoi préjudiciel communautaire », Justices, 1997-6,<br />
378
procès équitable ». Les retentissements de la logique introduite par la Cour<br />
dans l’arrêt Golder 431 vont bien au-delà de la seule affaire Golder. La<br />
classification traditionnelle de la jurisprudence européenne - arrêt Golder : le<br />
droit au juge ; la jurisprudence consécutive, en tout cas une partie majeure, le<br />
droit à un procès équitable - est juste mais partielle. Elle ne met pas<br />
suffisamment l’accent, comme on a commencé à le démontrer 432 , sur la<br />
démarche de la Cour de Strasbourg et donc sur les conséquences actuelles et<br />
potentielles de sa jurisprudence (à l’échelon supranational et national de l’ordre<br />
juridique européen).<br />
De manière générale, on avance que si la Cour de Strasbourg impose un<br />
contrôle juridictionnel au-delà des frontières traditionnelles du juridictionnel,<br />
c’est que, en fin de compte, elle apprécie au cas par cas, non pas la notion de<br />
tribunal mais plutôt, le « droit au juge », voire la nécessité de ce « droit au<br />
juge ». L’appréciation de la nécessité et de l’étendue de ce « droit au juge »<br />
constitue la traduction, en termes procéduraux, de l’appréciation sur le droit<br />
substantiel 433 . La jurisprudence européenne des droits de l’homme, suite à<br />
l’arrêt Golder, est celle de la prohibition du déni de justice en Europe et porte<br />
sur une appréciation de ce déni de justice propre à la Cour européenne des<br />
p.3. Sur l’ensemble de ces questions V. D. Simon, Le système juridique communautaire, op. cit., n°471 et<br />
n°472 ; aussi A. Barav, « Le renvoi préjudiciel communautaire », op.cit., p. 2 et 3.<br />
431<br />
Préc.<br />
432<br />
V. supra « La jurisprudence européenne des droits de l’homme, nouvelle source juridique du droit<br />
processuel ».<br />
433<br />
A rappr. G. Rouhette, « La procédure civile et la Convention européenne des droits de l’homme »,<br />
Rapport au colloque ‘Le Nouveau Code de procédure civile : Vingt ans après’, Cour de cassation, 11 et 12<br />
décembre 1997, La Documentation française, Paris, 1998, p.285. Selon le Professeur Rouhette, « l’article<br />
6 de la CEDH ne se réfère pas à un procès, ou une procédure (ou un tribunal) particulier, mais à l’objet de<br />
la cause déduite en justice : « contestation sur des droits et obligations de caractère civil », « accusation de<br />
caractère pénal ».<br />
379
droits de l’homme 434 . Cet angle que l’on propose est plus satisfaisant car il<br />
permet d’expliquer au cas par cas l’appréciation in globo de la Cour de<br />
Strasbourg, les différences avec celle de la Cour de Luxembourg, et enfin et<br />
surtout, les conséquences sur l’analyse du juridictionnel en droit français.<br />
De manière spécifique, on estime que les affaires Deweer 435 , Le Compte,<br />
Van Leuven et De Meyere 436 , Sporrong 437 , Piersack 438 , Campbell et Fell 439 ,<br />
Sramek 440 , Benthem 441 , Feldbrugge 442 , H c/ Belgique 443 , Belilos 444 , Demicoli 445<br />
et même Ringeisen 446 doivent être expliquées aussi sous l’aspect du « droit au<br />
juge ». Cette liste est, bien sûr, représentative mais non exhaustive 447 .<br />
D’ailleurs, à titre d’exemple, on aurait pu y inclure l’arrêt Bendenoun 448 qui<br />
consacre le « droit au juge » en matière fiscale.<br />
434<br />
Pour d’autres conséquences V. infra in « Le conflit entre un arrêt de la Cour européenne des droits de<br />
l’homme et une décision interne ». D’ailleurs, la Cour de Strasbourg consacre le droit à l’exécution d’un<br />
jugement dans l’arrêt Hornsby c/ Grèce du 19 mars 1997 sur le fondement du droit au juge, tel qu’il a été<br />
introduit par l’arrêt Golder V. en ce sens O. Dugrip et F. Sudre, note, JCP 97, II, 22949, n°7. Comme le<br />
soulignent les Professeurs Dugrip et Sudre, « Le parallélisme du raisonnement suivi par la Cour dans les<br />
deux arrêts est d’ailleurs frappant, l’arrêt Hornsby apparaissant - en « aval » du droit à un tribunal -<br />
comme l’exact « pendant » de la décision Golder, placée « en amont » du droit à un tribunal ».<br />
435<br />
CEDH, 27 février 1980, Deweer, préc.<br />
436<br />
CEDH, 23 juin 1981, Le Compte, préc.<br />
437<br />
CEDH, 23 septembre 1982, Sporrong et Lönnroth, préc.<br />
438 er<br />
CEDH, 1 octobre 1982, Piersack c/ Belgique, Série A, n°53.<br />
439<br />
CEDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell, Série A, n°80.<br />
440<br />
CEDH, 22 octobre 1984, Sramek c/ Autriche, Série A, n°84.<br />
441<br />
CEDH, 23 octobre 1985, Benthem, préc.<br />
442<br />
CEDH, 29 mai 1986, Feldbrugge, Série A, n°99.<br />
443<br />
CEDH, 30 novembre 1987, H c/ Belgique, préc.<br />
444<br />
CEDH, 29 avril 1988, Belilos c/ Suisse, Série A, n°132.<br />
445<br />
CEDH, 27 août 1991, Demicoli c/ Malte, Série A, n°210.<br />
446<br />
L’arrêt Ringeisen a été rendu en 1971, donc avant Golder. Le droit au juge apparaît clairement dans<br />
l’affaire Golder. Mais la logique sous-jacente existe déjà dans l’arrêt Ringeisen.<br />
447<br />
Pour des exemples supplémentaires des arrêts sur le droit au juge V. Natalie Fricéro, « Les garanties<br />
d’une bonne justice », Dalloz Action, préc., n°2112.<br />
448<br />
CEDH, 24 février 1994, Bendenoun c/ France, Série A, n°284-A, AJDA 1994, p.512-4, obs. Flauss ;<br />
Justices, 1995-1, p. 154, obs. Cohen-Jonathan et Flauss ; Justices, 1996-3, p.385 et s., obs. Lamarque ;<br />
(sous condition de l’existence des pénalités fiscales). Mais V. Cass. com., 4 janvier 1994, Bull. civ. IV,<br />
n°8 ; JCP 94, IV, 594 ; Ass. plén., 14 juin 1996, JCP 96, II, 22692 ; Cass. com., 29 avril 1997, JCP 97, II,<br />
22935, note F. Sudre. La Cour de cassation, à la différence de la Cour de Strasbourg, applique l’article 6<br />
même aux litiges concernant l’assiette de l’impôt, c’est-à-dire, hors du seul domaine des pénalités fiscales.<br />
380
L’analyse sous l’aspect, primordial selon nous, de l’effectivité du « droit au<br />
juge » fait ressortir davantage l’habileté de cette Cour de Strasbourg qui<br />
« manipule » en quelque sorte à son gré les critères matériels, organiques et<br />
procédurales et qui place lesdits critères tantôt au niveau de l’applicabilité,<br />
tantôt au niveau de l’observation de l’article 6. Ainsi par exemple, la<br />
qualification d’une juridiction est examinée au niveau de l’applicabilité de<br />
l’article 6 sous l’angle d’un critère organique - le statut - alors que la même<br />
question réapparaît au niveau de l’observation des garanties de l’article 6 sous<br />
la dénomination « tribunal indépendant ».<br />
Cette souplesse dans l’utilisation des critères du juridictionnel, selon une<br />
appréciation globale du cas d’espèce, explique pourquoi la Cour de Strasbourg<br />
peut ignorer le contrôle de la Cour de cassation belge (arrêt Le Compte, Van<br />
Leuven et De Meyere 449 ), la possibilité d’un contrôle juridictionnel de la part de<br />
la Cour administrative suprême de Suède (arrêt Sporrong 450 ), la qualification,<br />
en droit suisse, de la commission de police de Lausanne comme étant une<br />
autorité municipale administrative (arrêt Belilos 451 ) ; elle explique pourquoi la<br />
Cour « méconnaît » la procédure sur recours, avec audience publique et<br />
contradictoire, devant la section du contentieux du Conseil d’Etat néerlandais<br />
qui statue en outre sur le fait et le droit et qui délibère à huis clos (arrêt<br />
Benthem 452 ), tout en décidant qu’un « comité des visiteurs » d’une prison<br />
449 Préc.<br />
450 Préc.<br />
451 Préc.<br />
452 Préc.<br />
381
anglaise qui se prononce sur des infractions disciplinaires au règlement<br />
pénitentiaire est un « tribunal » (arrêt Campbell et Fell 453 ) et alors que l’article 6<br />
trouve application dans une procédure engagée devant des commissions<br />
néerlandaises de recours qui se prononcent sur des allocations d’assurance-<br />
maladie (arrêt Feldbrugge 454 ) ou dans des procédures engagées devant des<br />
autorités régionales des transactions immobilières (Ringeisen 455 , Sramek 456 ) et<br />
devant la Chambre des représentants de Malte (Demicoli 457 ).<br />
124. La définition de la fonction juridictionnelle telle qu’elle est avancée<br />
par la Cour de Strasbourg - un tribunal a pour mission de « trancher, sur la<br />
base de normes de droit et à l’issue d’une procédure organisée, toute question<br />
relevant de sa compétence » 458 - est à première vue juste, certainement<br />
générale, mais elle n’explique pas les différences dans les affaires que l’on<br />
vient de mentionner. La véritable position de principe qui ressort de la<br />
jurisprudence de Strasbourg quant à la summa divisio des décisions des<br />
organes internes en des actes juridictionnels ou non-juridictionnels est la<br />
constance dans la variabilité de la prise en compte des différents critères du<br />
juridictionnel. La Cour de justice apparaît alors comme étant, par rapport à<br />
cette Cour de Strasbourg qui ne cesse de nous étonner par l’audace et<br />
l’habileté de sa démarche ainsi que par le résultat concret de son dire, presque<br />
timide dans l’invocation de la notion fonctionnelle de juridiction combinée avec<br />
453 Préc.<br />
454 Préc.<br />
455 Préc.<br />
456 Préc.<br />
457 Préc.<br />
458 CEDH, 22 octobre 1984, Sramek, préc., par.36 ; 30 novembre 1987, H c/ Belgique, préc., par.50 ; 29<br />
avril 1988, Belilos, préc., par.64 ; 27 août 1991, Demicoli, préc., par.39.<br />
382
des critères formels.<br />
Cette différence s’explique en raison du « telos » qui est propre au<br />
raisonnement de la Cour de Strasbourg : le droit au juge impose l’existence<br />
d’un juge. L’effectivité du droit au juge commande un juge au sens de la<br />
Convention, c’est-à-dire, en réalité, au sens de la jurisprudence de Strasbourg.<br />
S’il n’y a pas de juge, il devrait y en avoir un. Et la Cour examine la procédure<br />
interne comme s’il y avait un juge. Ce qui explique, en partie, pourquoi l’article<br />
13 de la Convention est tombé en désuétude.<br />
125. Aux termes de l’article 13 « (toute) personne dont les droits et<br />
libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi<br />
d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation<br />
aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs<br />
fonctions officielles ». A première vue, ce texte présuppose une violation d’un<br />
autre droit reconnu dans la Convention, mais la jurisprudence interprète cet<br />
article comme garantissant un recours effectif à quiconque « allègue » une<br />
violation. Ainsi, dans l’arrêt Klass c/ Allemagne du 6 septembre 1978 459 , la Cour<br />
conclut que la surveillance secrète des communications postales et<br />
téléphoniques n’était pas constitutive d’une violation de l’article 8 de la<br />
Convention ; néanmoins, elle examine ensuite l’affaire à la lumière de l’article<br />
13 (en l’espèce, non-violation de l’article 13 par le droit allemand). De même,<br />
dans l’arrêt Costello-Roberts du 25 mars 1993 460 ,le châtiment corporel infligé à<br />
459 Préc.<br />
460 CEDH, 25 mars 1993, Costello-Roberts, Série A, n°247-C<br />
383
un enfant dans une école privée britannique ne présentait pas, selon la Cour,<br />
une gravité suffisante pour tomber sous le coup de l’article 3 ou de l’article 8 de<br />
la Convention 461 . La gravité d’une sanction est, d’une manière générale, un des<br />
critères de qualification du traitement dégradant préconisé par l’article 3 ou de<br />
la notion de « matière pénale » de l’article 6 462 . Bien qu’ayant constaté<br />
l’absence d’infraction aux articles 3 et 8 dans l’affaire Costello-Roberts, la Cour<br />
examine par la suite, conformément à sa jurisprudence antérieure 463 , le moyen<br />
fondé sur l’article 13 pour conclure qu’il n’y a pas eu violation dudit article 464 .<br />
A l’opposé, dès lors que la Cour constate une violation de l’article 6, elle<br />
n’examine pas l’affaire sous l’angle de l’article 13. Ceci serait, en effet,<br />
« superflu » 465 , puisque les exigences de l’article 13 sont « moins strictes que<br />
celles de l’article 6 par.1 et absorbées par elles » 466 . Ainsi, aux fins de l’article<br />
13, « l’efficacité d’un recours ne dépend pas de la certitude d’un résultat<br />
favorable » 467 et la Cour ne spécule pas sur la décision des tribunaux internes<br />
en la matière 468 .<br />
126. La Cour de Strasbourg n’a pas à se fonder sur l'article 13 qui joue<br />
aussi en dehors du juridictionnel – toute « instance » nationale indépendante et<br />
impartiale – alors qu’elle prétend se cantonner, par le biais de l’examen de<br />
461<br />
Arrêt Costello-Roberts, préc., par.36.<br />
462<br />
CEDH, 8 juin 1976, Engel et autres c/ Pays-Bas, Série A, n°22.<br />
463<br />
CEDH, 6 septembre 1978, Klass, préc.; 27 avril 1988, Boyle et Rice c/ Royaume-Uni, Série A, n°131.<br />
464<br />
Arrêt Costello-Roberts, préc., par. 39 et 40.<br />
465<br />
CEDH, 9 octobre 1979, Airey c/ Irlande, Série A, n°32.<br />
466<br />
CEDH, 23 septembre 1982, Sporrong, préc.; 22 septembre 1994, Hentrich c/ France, Série A, n°296-<br />
A, par.65 ; 20 novembre 1995, British-American Tobacco, Série A, n°331, par.89.<br />
467<br />
CEDH, 7 juillet 1989, Soering, Série A, n°161, par.122 ; surtout 29 novembre 1991, Pine Valley<br />
Developments, Série A, n°222, par.66.<br />
384
l'article 6, au seul examen du juridictionnel selon des critères précis. En réalité,<br />
elle crée de nouveaux contours du juridictionnel. A la question fondamentale<br />
« le droit est ou le droit doit être ? » la Cour répond que « le droit doit être »,<br />
mais elle le fait de manière subtile sans heurter, dans la majorité des cas, les<br />
sensibilités nationales. Le langage apparaît comme étant « le droit est », la<br />
logique, la méthode et le résultat concret sont plus proches d’une approche<br />
non-positiviste.<br />
Ainsi, à la question « qu’est-ce qu’un juge », la Cour de justice des<br />
Communautés européennes répond, dans un arrêt, que l’autorité nationale doit<br />
être un tiers et donc, le directeur d’un service fiscal qui n’a pas la qualité de<br />
tiers par rapport à la contestation en question, n’a pas le caractère de juridiction<br />
en droit communautaire (affaire Corbiau du 30 mars 1993 469 ). A la même<br />
question – au sens où elle porte sur le fiscal et le contrôle juridictionnel de la<br />
matière – la Cour de Strasbourg donne, suite à l’arrêt Bendenoun 470 , une<br />
réponse sensiblement différente, parce que la question et les enjeux ne sont<br />
pas les mêmes qu’en droit communautaire : devrait-il y avoir un juge en matière<br />
fiscale ? Surtout, quel contrôle doit-il opérer ? Une réponse positive sur la<br />
présence du juge (ainsi, Bendenoun) retentit alors dans les salles d’audience<br />
des juridictions administratives et judiciaires nationales des dizaines de pays<br />
européens et se répercute sur leur droit fiscal 471 . Ces retentissements portent<br />
468<br />
CEDH, 25 mars 1993, Costello-Roberts, préc., par.40.<br />
469<br />
Préc.<br />
470<br />
Préc.<br />
471<br />
Contra J. Lamarque, Chronique de justice fiscale, Justices, 1996-3, p.399. Selon le Professeur<br />
Lamarque, les décisions de la Cour de Strasbourg ne sont pas revêtues de l’autorité de la chose<br />
interprétée. En outre, l’auteur explique que l’assimilation, suite à Bendenoun, de la majoration d’impôt<br />
prévue en cas de mauvaise foi (article 1729 du C.G.I.) à une « accusation en matière pénale » complique<br />
385
sur une nouvelle conception de la prééminence du droit et ne se limitent pas<br />
aux seuls enjeux de la recevabilité d’une question à titre préjudicielle dans le<br />
cadre de l’article 177 du traité.<br />
127. Nous allons envisager maintenant, au-delà même de la gamme de<br />
critères formels et matériels, le rôle de l’élément de « décision ».<br />
inutilement la matière, ne serait-ce que parce que le critère de la gravité de la sanction en tant que critère<br />
déterminant de l’ « accusation en matière pénale » est un critère « très flou ». La seule proposition de<br />
l’arrêt Bendenoun qui ne soit pas, selon le Professeur Lamarque, contestable est « celle qui est fondée sur<br />
la distinction entre les deux idées de réparation pécuniaire et de punition ». C’est la position du Conseil<br />
d’Etat dans un avis du 31 mars 1995 (S.A.R.L. Auto-Industrie Méric, RJF 1995, n°623, concl. Arrighi de<br />
Casanova). La distinction du droit français (jurisprudence du Conseil constitutionnel depuis une décision<br />
n°82-155 DC du 30 décembre 1982 et celle du Conseil d’Etat) entre la pénalité-réparation et la pénalitésanction<br />
est, en-soi, satisfaisante. De plus, les « droits de la défense » sont, de toute manière, comme<br />
l’explique l’auteur, respectés en droit interne (contradictoire et motivation) et s’appliquent à la phase<br />
administrative de l’établissement de la sanction fiscale (à l’exception des sanctions qui n’impliquent pas<br />
une appréciation du comportement du contribuable).<br />
386
§2. L’élément de décision ne caractérise pas nécessairement les<br />
actes juridictionnels<br />
128. La section contentieuse du Conseil d’Etat néerlandais est-elle un<br />
tribunal ? La réponse positive de la part de Luxembourg 472 , semble à première<br />
vue s’opposer à une réponse négative de la part de Strasbourg (arrêt Benthem<br />
du 23 octobre 1985 473 ). Inversons une partie de la question tout en la reposant<br />
de façon générale. L’élément de décision caractérise-t-il les actes<br />
juridictionnels ?<br />
Vincent et M. Guinchard ont écrit, à propos de ce problème, que la<br />
décision ne caractérise pas réellement les actes juridictionnels puisque « un<br />
certain nombre d’actes juridictionnels ne comportent pas de décision<br />
consécutive » 474 . Le raisonnement de la Cour de Strasbourg dans l’arrêt<br />
Benthem semble être l’inverse exact de cet argument : « la compétence de<br />
décider est inhérente à la notion même de ‘tribunal’ au sens de la Convention<br />
(arrêt Sramek du 22 octobre 1984…) » 475 . Or, la section du contentieux du<br />
Conseil d’Etat néerlandais, à la différence de la section juridictionnelle « qui se<br />
prononce elle-même sur les affaires relevant de sa compétence » 476 , « ne<br />
donne qu’un avis consultatif » 477 . Par conséquent, la « procédure devant la<br />
section du contentieux du Conseil d’Etat n’assure donc pas ‘la solution<br />
472<br />
CJCE, 27 novembre 1973, 36/73, Rec. p.1299.<br />
473<br />
Préc.<br />
474<br />
J. Vincent et S. Guinchard, préc. n°159 (ainsi, par exemple, un jugement en matière de nationalité suite<br />
à une action déclaratoire).<br />
475<br />
Arrêt Benthem, préc., par.40.<br />
476<br />
Arrêt Benthem, préc., par.24.<br />
477<br />
Arrêt Benthem, , par. 40 ; comp. la saisine pour avis de la Cour de Cassation. Article L151-1 à 3 COJ.<br />
L’avis rendu par la Cour de Cassation ne lie pas la juridiction qui a formulé la demande.<br />
387
juridictionnelle du litige’ voulue par l'article 6 » 478 .<br />
Dans le même ordre d’idées, il semblerait que la Cour de Luxembourg se<br />
prononce implicitement et même explicitement, dans l’ordonnance du 18 juin<br />
1980 sur l’affaire Borker 479 , en faveur de l’élément de décision pour caractériser<br />
l’acte juridictionnel. En effet, la Cour de justice ne peut être saisie que « par<br />
une juridiction appelée à statuer dans le cadre d’une procédure destinée à<br />
aboutir à une décision de caractère juridictionnel. Tel n’est pas le cas en<br />
l’occurrence, alors que le conseil de l’ordre n’est pas saisi d’un litige qu’il aurait<br />
légalement mission de trancher, mais d’une demande visant à obtenir une<br />
déclaration relative à un différend qui oppose un membre du barreau aux<br />
juridictions d’un autre Etat membre. » 480 .<br />
129. Nous estimons, au contraire, au vu de la jurisprudence européenne<br />
(Luxembourg et Strasbourg), que l’élément de décision ne caractérise pas<br />
nécessairement l’acte juridictionnel. Ce qui caractérise forcément les actes<br />
juridictionnels, dès lors que l’on s’aventure au-delà des actes d’un « tribunal »<br />
qui a été institué par la loi (parce que cette loi décide qu’il s’agit d’une<br />
juridiction), est le caractère obligatoire du dire de l’organe en question. La<br />
sécurité juridique et la raison juridique la plus élémentaire imposent le caractère<br />
obligatoire dès lors que l’on se situe sur le terrain, parfois flou et imprécis, des<br />
seuls critères intrinsèques (dire le droit et/ou trancher le litige).<br />
478 Arrêt Benthem, préc., par.40.<br />
479 CJCE, Ord. du 18 juin 1980, Borker, 138/80, Rec. p.1975.<br />
388
La dissociation entre la définition organique générale – pour le conseil de<br />
l’Ordre dans les affaires Borker 481 et H c/ Belgique 482 , ainsi que pour une<br />
autorité administrative municipale dans l’affaire Belilos 483 , pour la Chambre des<br />
représentants dans l’affaire Demicoli 484 , pour des commissions sur des<br />
transactions immobilières dans les arrêts Ringeisen 485 et Sramek 486 (tous des<br />
organes qui se caractérisent par un cumul d’attributions et dont le caractère<br />
juridictionnel n’est jamais, à priori, évident) – et la définition fonctionnelle du cas<br />
d’espèce n’est réalisable que si le dire de l’organe est obligatoire pour le<br />
justiciable. En d’autres termes, lorsque l’organe n’est pas clairement un organe<br />
juridictionnel, il n’exerce une fonction juridictionnelle, parmi toutes les autres<br />
fonctions, que si sa décision est obligatoire pour le justiciable dans le cas<br />
d’espèce. L’élément de décision n’est pas une condition indépendante pour<br />
établir le caractère juridictionnel d’un organe. A l’opposé, le caractère<br />
obligatoire du dire joue autant pour les autorités qui sont, à première vue, des<br />
juridictions selon un examen des critères formels (statut, structure, origine<br />
légale, et en fin de compte, appartenance à une structure judiciaire<br />
traditionnelle) que pour celles qui exercent la fonction juridictionnelle dans un<br />
cas d’espèce, tout en disposant de multiples attributions de nature<br />
administrative, disciplinaire et réglementaire.<br />
130. Le caractère obligatoire du dire est donc une condition indispensable<br />
480 Ord. Borker, préc., point 4.<br />
481 Préc.<br />
482 Préc.<br />
483 Préc.<br />
484 Préc.<br />
485 Préc.<br />
486 Préc.<br />
389
pour conclure qu’un organe exerce une fonction juridictionnelle. Tel est le sens<br />
que l’on doit attribuer à la phrase « la compétence de décider est inhérente à la<br />
notion même de tribunal » (arrêts Sramek 487 et Benthem 488 ). La caractère<br />
obligatoire englobe cet élément de décision. Mais un organe peut prendre une<br />
décision qui n’est pas pour autant obligatoire pour le justiciable. Dans l’affaire<br />
Borker, le conseil de l’Ordre des avocats à la Cour de Paris voulait se<br />
prononcer sur un différend qui opposait un membre du barreau de Paris aux<br />
juridictions allemandes, celles-ci ayant refusé à l’intéressé de comparaître au<br />
nom d’une partie civile dans une procédure pénale. Le conseil de l’Ordre a<br />
essayé, par une demande préjudicielle, d’impliquer la Cour de justice dans ce<br />
différend. La Cour de Luxembourg se déclare incompétente pour répondre à la<br />
question préjudicielle parce que ledit conseil n’exerçait pas, dans ce cas<br />
concret, une fonction juridictionnelle. En réalité, il y aurait eu décision dans le<br />
cas d’espèce, mais cette décision aurait été une décision non-juridictionnelle<br />
parce que le conseil n’avait pas compétence pour se prononcer sur un tel<br />
différend. Son dire aurait eu la valeur d’une déclaration. La Cour de justice<br />
prend acte de l’incompétence ratione materiae du conseil de l’Ordre.<br />
Finalement, c’est en raison de cette incompétence d’attribution que la décision<br />
du conseil ne satisfaisait pas la condition d’obligatoriété.<br />
487 Préc.<br />
488 Préc.<br />
131. A l’opposé, un organe peut se prononcer de manière quasi-<br />
390
obligatoire alors que la décision finale ne lui appartient pas. Tel fut le cas dans<br />
l’affaire Garofalo qui a donné lieu à un arrêt rendu par la Cour de justice le 16<br />
octobre 1997 489 . Dans cette espèce, il s’agissait d’une mission consultative du<br />
Consiglio di Stato italien. L’organe sous examen ne prenait pas de décision<br />
dans le sens que la décision finale revenait à l’exécutif. Mais l’avis dudit<br />
organe, qui comprenait une motivation et un dispositif "fondé uniquement sur<br />
l'application des normes juridiques", était à tel point suivi qu’il devenait de facto<br />
obligatoire. C’était en fait, comme le souligne Mme Rigaux, « un véritable projet<br />
de décision », adopté suite à une procédure contentieuse. Le Consiglio di Stato<br />
est une juridiction au sens de l'article 234 du traité 490 et la question préjudicielle<br />
qu’il pose dans le cadre de sa mission consultative est recevable.<br />
132. La juridiction obligatoire est un des six critères que la Cour de justice<br />
des Communautés européennes retient de manière constante dans sa<br />
jurisprudence pour apprécier si une question préjudicielle est ou non posée par<br />
une juridiction au sens de l’article 234 du traité. La Cour mentionne<br />
invariablement cette condition depuis l’affaire Vaassen-Göbbels 491 . Les cinq<br />
autres critères sont : l’origine légale, la permanence, la procédure<br />
contradictoire 492 , l’application de la règle de droit et l’indépendance 493 .<br />
489<br />
CJCE, 16 octobre 1997, M.A. Garofalo et autres, aff. jointes C-69 à 79/96, Rec. p. 5603, Europe,<br />
décembre 1997, comm.381, obs. A. Rigaux ; RGDP, 1998-2, p. 260-1, obs. Gautier (on ne retient pas<br />
l’analyse du Professeur Gautier). Selon cet auteur, « l’absence d’élément décisoire devrait être un<br />
argument suffisant pour dénier à l’organe la qualité de juridiction » ; RTDH 1998, p. 688, obs. Zampini.<br />
490<br />
La Cour de justice souligne que le Conseil d'Etat italien "a un caractère permanent, impartial et<br />
indépendant [...]".<br />
491<br />
Préc.<br />
492<br />
Mais le caractère contradictoire de la procédure nationale n'est pas un critère absolu de recevabilité de<br />
la question préjudicielle. V. en ce sens, CJCE, 18 juin 1998, Corsica Ferries, C-266/96, Europe, aoûtseptembre<br />
1998, comm. n° 270, obs. F. Berrod (à propos d'une procédure d'injonction, procédure<br />
sommaire et non contradictoire ; la question préjudicielle est recevable).<br />
391
L’affaire Vaassen-Göbbels concerne un organisme néerlandais qui opérait<br />
une vérification juridique obligatoire sur les différends nés entre les employés<br />
des mines et leur assureur 494 . Ces employés étaient tenus de s’adresser à cet<br />
organisme comme instance judiciaire dans les limites de sa compétence, ce qui<br />
n’est pas le cas pour certaines procédures arbitrales.<br />
Pour ce qui est de l’arbitrage, la Cour de Luxembourg fonde aussi sa<br />
décision d’incompétence sur le fait « qu’il n’y avait aucune obligation ni en fait,<br />
ni en droit, pour les parties contractantes à confier leur différend à l’arbitre » 495 .<br />
En revanche, la question préjudicielle est recevable lorsqu’elle provient d’une<br />
juridiction étatique qui contrôle ces sentences arbitrales 496 . Dans cette<br />
hypothèse, la qualité de l’auteur (critère organique) est aussi déterminante,<br />
493<br />
Jurisprudence constante V.p.ex., 11 juin 1987, Pretore di Salo, préc., point 7 ; 19 octobre 1995, Job<br />
Centre, C-111/94, Rec. p.3361, point 9 ; 17 septembre 1997, Dorsch Consult, C-54/96, Rec. p.4961, point<br />
23, Europe, novembre 1997, comm. n°343, obs. D. Simon ; RTDH 1998, p. 687-8, obs. Zampini.<br />
494<br />
Un commentateur de l’époque a pu écrire que l’arrêt Vaassen-Göbbels « ressemble à un oracle » (P.<br />
Storm, CDE 1967, p.311). La critique est injustifiée parce que l’analyse de l’auteur en question porte sur<br />
l’arbitrage alors que cet arrêt concerne un organisme du domaine social et non pas l’arbitre ; sur l'arbitrage<br />
en droit européen conventionnel, la distinction entre l'arbitrage volontaire, l'arbitrage forcé et en<br />
particulier les fausses applications du terme 'arbitrage' V. Ch. Jarrosson, "L'arbitrage et la Convention<br />
européenne des droits de l'homme", Rev. arbitr. 1989, p. 573 et s. : le Professeur Jarrosson souligne, dès<br />
1989, que "c'est le droit de recourir à ce mode de règlement des litiges qui doit préserver les principes<br />
posés par la Convention" (préc., p.584) ; comp. désormais CEDH, 9 décembre 1994, Stran et Stratis<br />
Andreadis c/Grèce, Série A, n° 301-B (le législateur grec intervient pour rendre une sentence arbitrale<br />
nulle). Pour un exposé synthétique des règles en la matière V.G. Cohen-Jonathan, Enc. D., Rép. proc. civ.,<br />
n° 67 : dans l’arbitrage volontaire les parties ont le pouvoir de renoncer à certaines clauses de l’article 6,<br />
telles que la publicité ; "il ne semble pas cependant qu'une telle renonciation – à supposer qu'elle soit<br />
prouvée – puisse affecter certaines 'garanties essentielles' (caractère indépendant et impartial du tribunal,<br />
durée raisonnable et caractère équitable de la procédure dans son ensemble)". En revanche, l'arbitrage<br />
obligatoire peut ne pas remplir toutes les exigences de l'article 6, à condition que les plaideurs puissent<br />
introduire un recours de pleine juridiction devant un tribunal répondant à ces exigences.<br />
495<br />
CJCE, 23 mars 1982, Nordsee, 102/81, Rec. p.1095 ; sur cette affaire V. J.H. Weiler, “The European<br />
Court, national courts and references for preliminary rulings-the paradox of success : a revisionist view of<br />
article 177 EEC” in Article 177 EEC : Experiences and Problems, ed. H.G. Schermers, Ch. Timmermans,<br />
A. Kellermann, J.S. Watson, T.M.C. Asser Institut, 1987, p. 366, note 1. Dans le même ordre d’idées que<br />
la Cour de Justice, en droit européen des droits de l’homme, si l’arbitrage est obligatoire au sens où il est<br />
imposé par la loi et ne provient pas de la libre volonté des parties (arbitrage forcé), alors, les garanties de<br />
l'article 6 sont applicables. En ce sens, Comiss. rapport du 12 décembre 1983, D.R., Vol.38, p.18.<br />
496<br />
CJCE, 23 mars 1982, Nordsee, préc., point 14 ; 27 avril 1994, Almelo, C-393/92, Rec. p.1477, concl.<br />
M. Darmon, points 22-24.<br />
392
alors que dans le cas Nordsee 497 , le caractère facultatif de la saisine se<br />
distingue de la compétence obligatoire d’un organisme tel que celui de l’affaire<br />
Vaassen-Göbbels 498 .<br />
En définitive, le caractère obligatoire du dire signifie, au vu de l’affaire<br />
Vaassen-Göbbels 499 et des arrêts Nordsee 500 et Dorsch Consult 501 , non<br />
seulement que la décision de l’organe est obligatoire, mais aussi que la saisine<br />
dudit organe par les parties est obligatoire. Ainsi, dans l’arrêt Dorsch Consult<br />
du 17 septembre 1997 502 , une commission fédérale de surveillance de la<br />
passation des marchés en Allemagne est considérée par la Cour de justice<br />
« comme une juridiction au sens de l’article 177 (article 234 nouveau) du traité,<br />
en sorte que la question préjudicielle est recevable » 503 , d’une part parce que<br />
« le recours à la commission de surveillance est obligatoire » 504 , d’autre part<br />
parce que « les décisions de la commission de surveillance ont force<br />
obligatoire » 505 .<br />
133. L’ordonnance rendue par la Cour de justice le 5 mars 1986 dans<br />
l’affaire Regina Greis Unterweger 506 et l’arrêt Benthem du 23 octobre 1985 en<br />
droit européen conventionnel confirment la position de Vincent et M.<br />
497 Préc.<br />
498 Préc.<br />
499 Préc.<br />
500 Préc.<br />
501 Préc.<br />
502 Préc.<br />
503 Préc., point 38.<br />
504 Préc., point 28.<br />
505 Préc., point 29.<br />
506 Préc.<br />
393
Guinchard 507 selon laquelle l’élément de décision n’est pas en soi déterminant<br />
dès lors que le dire de l’organe sous examen n’est pas obligatoire. La Cour de<br />
Luxembourg ordonne que la demande introduite par une commission<br />
consultative italienne pour les infractions en matière monétaire soit<br />
manifestement irrecevable parce que l’avis émis par ladite commission ne lie<br />
pas le ministre italien du Trésor qui reste libre de le suivre ou non 508 . Dans<br />
l’affaire Benthem – l’arrêt s’inscrit clairement dans la lignée jurisprudentielle au<br />
vu de laquelle la Cour de Strasbourg montre une sensibilité particulière en<br />
faveur du droit de propriété – la section du contentieux du Conseil d’Etat<br />
néerlandais se prononce par un avis qui « prévaut dans la grande majorité des<br />
cas, comme en l’espèce » 509 . Mais la simple éventualité que la Couronne, chef<br />
de l’exécutif, puisse s’écarter de la décision de la section du contentieux signifie<br />
que ladite section ne donne qu’un avis consultatif. Le dire de l’organe<br />
juridictionnel n’est pas obligatoire, la section du contentieux du Conseil d'Etat<br />
néerlandais exerce par conséquent une fonction consultative et non une<br />
fonction juridictionnelle. Dans ce cas, « la procédure devant la section du<br />
contentieux du Conseil d'Etat n’assure donc pas ‘la solution juridictionnelle du<br />
litige’ voulue par l’article 6 par.1 » 510 .<br />
134. Cet arrêt Benthem porte aussi sur un autre aspect de l’encadrement<br />
européen du juridictionnel : essentiellement le contrôle qualitatif dans l’exercice<br />
507 J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°159.<br />
508 Affaire Regina Greis, préc.<br />
509 Affaire Benthem, préc., par.40.<br />
510 Ibid.<br />
394
effectif du « droit au juge ». La caractère obligatoire de la décision n’a pas de<br />
sens si la décision finale appartient à l’exécutif. Mais ce qui est exigé n’est pas<br />
que la décision finale appartienne toujours à un organe juridictionnel. Il se peut<br />
que l’exécutif décide en dernier lieu, mais il doit suivre alors la décision de<br />
l’organe juridictionnel, sans disposer d’un pouvoir discrétionnaire et cet organe<br />
juridictionnel doit pouvoir exercer un contrôle juridictionnel de pleine<br />
juridiction 511 . L’imbrication de l’exécutif (arrêts Ettl 512 , Benthem 513 , Van de<br />
Hurk 514 et Beaumartin c/ France 515 ), du législatif (arrêt Andreadis du 9<br />
décembre 1994 516 qui porte sur l’annulation, par un acte législatif, d’une<br />
décision arbitrale reconnaissant la dette de l’Etat grec envers la famille<br />
Andreadis) et du judiciaire est prohibée, entre autres parce que le caractère<br />
obligatoire de la vérification juridique est atteint dans son essence même.<br />
Ainsi par exemple dans l’arrêt Benthem, il y a eu violation de l’article 6,<br />
non seulement parce que la décision finale appartenait à la Couronne (en<br />
réalité, un ministre qui était après tout responsable devant le Parlement) mais<br />
parce que cette décision avait été prise par ledit ministre par décret royal - qui<br />
s’analyse en un acte administratif - en dehors des « garanties d’une procédure<br />
511 er<br />
V. les deux affaires Le Compte du 23 juin 1981 et du 1 février 1983, préc.<br />
512<br />
CEDH, 23 avril 1987, Ettl et autres c/ Autriche, Série A, n°117. En l’espèce, les fonctionnaires appelés<br />
à connaître du remembrement foncier étaient indépendants de l’exécutif puisqu’il leur était interdit de<br />
recevoir des ordres ou des instructions relatives à leurs activités juridictionnelles. Leur présence<br />
s’imposait en raison du caractère technique de la complexité de l’opération de remembrement foncier. La<br />
Cour décide, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 6.<br />
513<br />
Préc.<br />
514<br />
Arrêt du 19 avril 1994, Série A, n°228-A. Le ministre néerlandais ne peut pas remettre en cause une<br />
décision juridictionnelle.<br />
515<br />
Arrêt du 24 novembre 1994, Série A, n°296-B (le Conseil d’Etat, « s’estimant lié » par une décision du<br />
Quai d’Orsay, sur l’interprétation d’un traité alors que la France était impliquée dans le différend, viole<br />
l’article 6.) V. G. Cohen-Jonathan, « Conclusions générales » in Les nouveaux développements du procès<br />
équitable [...], op. cit., p.168.<br />
516<br />
Préc.<br />
395
judiciaire » 517 et que ledit ministre avait la possibilité d’ignorer la décision de<br />
l’organe juridictionnel qui ne le liait pas. La décision finale appartenait à un<br />
organe non-juridictionnel, en l ‘absence d’une procédure, alors même que ledit<br />
organe de l’exécutif disposait de la faculté d’ignorer le dire antérieur d’un<br />
organe juridictionnel.<br />
135. La Convention européenne des droits de l’homme ne prévoit pas le<br />
double degré de juridiction en matière civile 518 . Mais si de telles voies de<br />
recours existent en droit interne, alors l’Etat « a l’obligation de veiller à ce que<br />
les justiciables jouissent (devant des Cours d’appel ou de cassation) des<br />
garanties fondamentales de l’article 6 » 519 .<br />
La Cour de cassation prend expressément acte de la situation du droit<br />
positif européen en décidant que « les dispositions de l’article 6.1 de la<br />
Convention européenne des droits de l’homme n’impliquent pas un droit au<br />
double degré de juridiction en matière civile » 520 . Le Conseil d’Etat considère le<br />
double degré de juridiction comme un principe général du droit 521 , mais le<br />
517 Arrêt Benthem, préc., par.43.<br />
518 Pour des confirmations jurisprudentielles V. CEDH, 17 janvier 1970, Delcourt c/ Belgique, Série A,<br />
n°11 ; 22 février 1984, Sutter c/ Suisse, Série A, n°74. V. aussi CA, Paris, 6 avril 1994, Justices, 1995-2,<br />
p.326-7, obs. Idot. Selon la Cour d’appel de Paris, le mécanisme des recours mis en place en France<br />
contre les décisions des autorités de marché n’est pas contraire à l’article 6 « puisque les décisions<br />
rendues par la cour d’appel de Paris sont susceptibles d’un recours par la voie d’un pourvoi en cassation ».<br />
L’article 2 du Protocole additionnel n°7 prévoit le droit d’interjeter appel au pénal. La France avait<br />
accompagné la ratification de ce Protocole de la déclaration au vu de laquelle « au sens de l’article 2.1,<br />
l’examen par une juridiction supérieure peut se limiter à un contrôle de l’application de la loi, tel que le<br />
recours en cassation ». De plus, « seules les infractions relevant en droit français de la compétence des<br />
tribunaux statuant en matière pénale doivent être regardées comme des infractions » au sens dudit<br />
Protocole. V. décret de publication n°89.37 du 24 janvier 1989, JO 27 janvier, p.1233.<br />
519 Arrêt Delcourt, préc. ; arrêt Sutter, préc.<br />
520 Cass. civ. 1ère, 21 janvier 1997, Bull.civ.I, n°27, p.17.<br />
521 Cons. d’Et., 21 février 1968, Rec.p.123 ; 17 octobre 1980, n°11629 in J. Vincent et S. Guinchard,<br />
préc., n°1344 (« le législateur seul pouvant y déroger »).<br />
396
Conseil constitutionnel semble lui reconnaître la valeur d’une garantie<br />
procédurale et non pas celle d’un principe général du droit 522 . On considère que<br />
l’existence des voies de recours ne peut pas être ignorée pour la détermination<br />
des actes juridictionnels.<br />
§3. L’existence des voies de recours ne peut pas être ignorée<br />
136. L’amiable composition judiciaire et la matière gracieuse font-elles<br />
partie des actes juridictionnels? La Cour de justice des Communautés<br />
européennes ne semble pas en douter et donne une réponse positive 523 en<br />
raison de la qualité de l’auteur (critère organique). Ainsi, au vu de l’arrêt Almelo<br />
du 27 avril 1994 524 , une juridiction ordinaire qui exerce un contrôle sur une<br />
sentence arbitrale et qui, en vertu de la convention d’arbitrage conclue entre les<br />
parties, statue comme amiable compositeur, doit être considérée comme une<br />
juridiction au sens de l’article 177 du traité 525 . Dans l’arrêt Haaga du 12<br />
novembre 1974 526 , la Cour de justice avait statué sur une question préjudicielle<br />
soumise par la Cour suprême fédérale d’Allemagne dans le cadre d’une<br />
procédure gracieuse 527 .<br />
522 Cons. const. 19-20 janvier 1981, déc.n°80-127 DC, Rec.p.15 ; 18 janvier 1985, déc.n°84-183 DC,<br />
Rec.p.32. Selon le Professeur Renoux, si « le Conseil constitutionnel estime être en présence d’une<br />
rupture d’égalité, c’est donc que le double degré de juridiction constitue une garantie de procédure pour le<br />
justiciable » in “Le droit au recours juridictionnel”, JCP 93, I, 3675, n°7.<br />
523 CJCE, 27 avril 1994, Almelo, préc. ; 12 novembre 1974, Haaga, 32/74, Rec.p.1201, concl. H. Mayras ;<br />
a rappr. conclusions de l’avocat général Mancini in CJCE, 11 juin 1987, Pretore di Salo, préc., spéc. point<br />
4, p.2556.<br />
524 Préc.<br />
525 Arrêt Almelo, préc., points 22-24.<br />
526 Préc.<br />
527 Arrêt Haaga, préc., spéc. point 2. A comp. pour la France, les dispositions de l’article 610 NCPC :<br />
« En matière gracieuse, le pourvoi est recevable même en l’absence d’adversaire ».<br />
397
137. En droit français, l’existence expresse des voies de recours pour le<br />
jugement de l’amiable compositeur judiciaire et pour les décisions gracieuses<br />
constitue un argument de premier ordre en faveur de leur caractère<br />
juridictionnel 528 . Dans le même ordre d’idées, en droit européen des droits de<br />
l’homme, l’existence ou l’absence effective des voies de recours peut être<br />
l’élément révélateur d’un contrôle juridictionnel, de l’absence d’un contrôle<br />
juridictionnel effectif (de « pleine juridiction ») et enfin d’une appréciation<br />
globale de la qualité et donc de la réalité du contrôle juridictionnel en question.<br />
Précisons ces trois points.<br />
Dans l’arrêt Campbell et Fell du 28 juin 1984 529 , les requérants étaient des<br />
prisonniers impliqués dans un incident. Ils furent accusés d’infractions<br />
disciplinaires au règlement pénitentiaire et le comité des visiteurs de la prison<br />
les en déclara coupables. La question principale portait sur l’applicabilité de<br />
l’article 6 à l’instance disciplinaire engagée devant le comité des visiteurs. La<br />
Cour de Strasbourg répond par l’affirmative et se fonde sur trois éléments : le<br />
comité exerçait des « attributions contentieuses » 530 (critère matériel), prenait<br />
des « décisions contraignantes » 531 (le caractère obligatoire du dire de l’organe,<br />
critère primordial d’une fonction juridictionnelle), enfin, le droit interne confirmait<br />
que ledit organe exerçait une fonction judiciaire.<br />
528<br />
Pour les décisions gracieuses V. G. Wiederkehr, obs., Justices, 1995-2, p.286 ; J. Vincent et S.<br />
Guinchard, préc., n°196. Pour l’amiable composition V. supra « Les actes juridictionnels : les limites<br />
d’une méthode autoréférentielle ».<br />
529<br />
Préc.<br />
530<br />
Arrêt Campbell et Fell, préc., par.76.<br />
398
En effet, aux termes du droit de la common-law, le comité en question,<br />
« quand il connaît d’accusations disciplinaires, il n’impose pas une discipline<br />
sommaire au titre de la gestion quotidienne de la prison, mais est un organe<br />
indépendant qui ne peut punir un détenu sans une enquête ou audience<br />
régulière » 532 . Donc, il s’agit ici des garanties procédurales. Ensuite, « ce<br />
faisant, il s’acquitte d’une tâche judiciaire et ses décisions relèvent donc, le cas<br />
échéant, du contrôle des tribunaux par la voie du certiorari » 533 .<br />
La lecture combinée des arrêts Sporrong 534 et Levages Prestations<br />
Services c/ France 535 démontre qu’un contrôle juridictionnel de « pleine<br />
juridiction » dépend souvent de l’existence effective des voies de recours 536 . Au<br />
vu de l’arrêt Sporrong, la Cour administrative suprême de Suède est, bien sûr,<br />
un tribunal mais elle n’exerce pas pour autant, un contrôle de « pleine<br />
juridiction » puisqu’elle ne connaît pas du fond des affaires. De plus, elle ne<br />
pouvait être saisie, dans le cas d’espèce, que suite à l’exercice d’une voie de<br />
recours extraordinaire qui était en fait rarement utilisée. La Cour de Strasbourg<br />
dit dans cette affaire Sporrong qu’il y a eu violation de l’article 6 parce que la<br />
cause des requérants n’a été examinée que par l’administration et la seule<br />
possibilité de saisir la Cour administrative suprême ne satisfait pas l’exigence<br />
531 Ibid.<br />
532 Arrêt Campbell et Fell, préc., par.39c.<br />
533 Ibid.<br />
534 Arrêt Sporrong et Lönnroth c/ Suède, préc.<br />
535 Arrêt du 23 octobre 1996, Justices, 1997-5, p.198-9, obs. Cohen-Jonathan et Flauss ; JCP 97, I, 4000,<br />
n°23, obs. Sudre.<br />
536 Rappr. CEDH, 20 février 1991, Vernillo c/ France, Série A, n°198, par.27 ; 23 novembre 1993,<br />
Navarra c/ France, Série A, n°273-B, par.24. Au vu de ces arrêts, l’action fondée sur l’article L.781-1 du<br />
COJ n’est pas un recours au sens de la Convention en raison du fait que ledit article fixe des conditions<br />
d’ouverture très strictes. Pour une analyse V. infra in « Le conflit entre un arrêt de la Cour européenne des<br />
droits de l’homme et une décision interne ». Sur la distinction entre « voies de recours » et « recours » V.<br />
infra.<br />
399
d’un contrôle juridictionnel complet. Ce qui manque, au vu de l’examen<br />
d’ensemble de la procédure suédoise, c’est le contrôle d’une juridiction de<br />
première instance ou d’une cour d’appel suédoise, connaissant aussi bien du<br />
droit que du fait. En revanche, dans l’arrêt Levages Prestations 537 ,<br />
l’appréciation globale de la procédure interne - il y avait eu examen au fond par<br />
un tribunal de commerce, puis une cour d’appel, tous deux disposant de la<br />
« plénitude de juridiction » au sens de la Convention 538 , avant que la procédure<br />
en cassation n’intervienne - a fait pencher la balance en faveur de la violation<br />
de l’article 6.<br />
138. A vrai dire, le point le plus important à retenir porte sur la<br />
transposition de la logique de la Cour européenne des droits de l'homme pour<br />
les besoins d’une nouvelle classification du juridictionnel en droit interne ; une<br />
classification qui se situe dans le cadre de la science du droit processuel et non<br />
uniquement de la procédure civile et qui se base aussi sur la réalité de ce droit<br />
européen qui fait partie intégrante du droit français.<br />
139. Ainsi, au vu du droit jurisprudentiel européen conventionnel, peu<br />
importe finalement que le Conseil de la concurrence soit qualifié d’« organisme<br />
administratif » 539 , de « nature non juridictionnelle » 540 , par le Conseil<br />
constitutionnel français, ce qui importe, c’est le contrôle juridictionnel ultérieur<br />
537 Préc.<br />
538 Le terme doit être compris dans le sens du contrôle de « pleine juridiction ». V. supra « Les<br />
applications », spéc. « Applications inexactes ».<br />
539 Cons. Const., n°86-224 DC, 23 janvier 1987, AJDA 1987, p.347, note Chevallier.<br />
400
et le fait que ce contrôle soit un contrôle de « pleine juridiction ». On avance<br />
que la transposition du raisonnement de la Cour de Strasbourg à propos, entre<br />
autres, du contentieux disciplinaire (ainsi, par exemple, les deux arrêts Le<br />
Compte 541 , l’arrêt H c/ Belgique 542 ) nous permet de considérer que le seul<br />
contrôle juridictionnel des décisions du Conseil de la concurrence par la Cour<br />
d’appel de Paris et la Cour de cassation (loi du 6 juillet 1987) suffit pour<br />
reconnaître à l’ensemble de la procédure un caractère juridictionnel. La<br />
démarche de la Cour de Strasbourg rejoint, en quelque sorte, l’analyse d’une<br />
doctrine d’après laquelle, en général, « les organes de l’ordre judiciaire ne sont<br />
pas issus de l’administration et .. leur soumission à la Cour de cassation suffit à<br />
attester leur caractère juridictionnel » 543 . Au vu de la jurisprudence de<br />
Strasbourg, l’élément révélateur demeure, bien sûr, le contrôle de « pleine<br />
juridiction » exercé par la Cour d’appel de Paris.<br />
140. La jurisprudence française en droit de la concurrence et dans le<br />
contentieux des autorités de marché conforte cet argument. Ainsi, le Conseil de<br />
la concurrence dit expressément que l’« intervention préalable dans la<br />
procédure d’organes administratifs corporatifs ou juridictionnels ne respectant<br />
pas dans leur intégralité les prescriptions de forme du par.1 de l’article 6 de la<br />
Convention peut être justifiée par des impératifs de souplesse et d’efficacité,<br />
dès lors que leurs décisions subissent le contrôle effectif d’une juridiction<br />
540<br />
Ibid.<br />
541<br />
Préc.<br />
542<br />
Préc.<br />
543 ème<br />
R. Perrot, Institutions judiciaires, 7 éd., Montchrestien, 1995, n°292 ; rappr. J. Vincent et S.<br />
Guinchard, préc., n°156.<br />
401
d’appel répondant à toutes les exigences de la Convention » 544 .<br />
De même, la Cour d’appel de Paris précise à propos de la COB que<br />
l’article 6 s’applique aux « sanctions pécuniaires prévues par l'article 9-2 de<br />
l’ordonnance du 28 septembre 1967 qui, bien que de nature administrative,<br />
visent, comme en matière pénale, par leur montant élevé…et la publicité qui<br />
leur est donnée, à punir les auteurs de faits contraires aux normes générales<br />
édictées par les règlements de la Commission et à dissuader les opérateurs de<br />
se livrer à de telles pratiques. Que toutefois, ainsi que l’a jugé la Cour<br />
européenne des droits de l'homme, des impératifs de souplesse et d’efficacité<br />
peuvent justifier l’intervention préalable dans la procédure répressive d’une<br />
autorité administrative qui, comme la Commission ne satisfait pas sur tous leurs<br />
aspects aux prescriptions de forme du par.1 de l'article 6 de la Convention dès<br />
lors que les décisions prises par celle-ci subissent a posteriori, sur les points de<br />
fait, les questions de droit, ainsi que sur la proportionnalité de la sanction avec<br />
la gravité de la faute commise, le contrôle effectif d’un organe judiciaire offrant<br />
toutes les garanties d’un tribunal au sens du texte susvisé » 545 .<br />
141. Ce qui ne signifie pas, contrairement à ce qu’avance M. Canivet 546 ,<br />
que les garanties du paragraphe 1 de l'article 6 soient entièrement exclues pour<br />
ce qui est du Conseil de la concurrence et donc que le paragraphe 1 soit évincé<br />
de la procédure devant le Conseil de la concurrence. Ce point nécessite une<br />
544<br />
Déc.95 D.86, BOCCRF n°7, 15 mai 1996, Justices, 1996-4, p.317-8, obs. Idot.<br />
545 ère<br />
Paris, 1 COB, 5 arrêts, Métrologie internationale, Fraiberger, Haddad, 12 janvier 1994, Justices,<br />
1995-2, p.323, obs. Idot.<br />
402
clarification.<br />
M. Canivet arrive, selon nous, à la bonne conclusion – la présence du<br />
rapporteur du Conseil au délibéré dudit organe conformément aux dispositions<br />
de l'article 25 alinéa 3 de l’ordonnance du 1 er décembre 1986 contrevient au<br />
principe du contradictoire et à celui de l’égalité des armes 547 - suite à un<br />
mauvais raisonnement. Il croit voir les garanties des droits de la défense dans<br />
le seul paragraphe 3 de l'article 6 de la Convention 548 alors que le paragraphe<br />
premier de l'article 6 ne prévoit, selon l’auteur 549 , que le droit au tribunal<br />
impartial et indépendant. Il ignore des garanties propres au paragraphe 1 er<br />
telles qu’elles ressortent clairement du texte (l’équité, le délai raisonnable) et<br />
d’autres, qui ont été forgées par la jurisprudence, telles que le contradictoire et<br />
l’égalité des armes. Le contradictoire et l’égalité des armes sont, en réalité, des<br />
concrétisations du principe du procès équitable.<br />
Ensuite – c’est la seconde faille du raisonnement de M. Canivet – il<br />
avance que l’application de l’ensemble du paragraphe 1 er de l'article 6 est exclu<br />
devant le Conseil de la concurrence parce que la jurisprudence française<br />
décide que la COB n’a pas à répondre au principe de publicité des débats 550 et<br />
que la Cour d’appel de Paris refuse, dans une décision du 26 avril 1994, de<br />
sanctionner la présence du rapporteur au délibéré du Conseil de la<br />
546<br />
G. Canivet, « L’obligation du procès équitable et les règles du contradictoire dans les procédures de<br />
sanction en matière de concurrence », Revue de la Concurrence et de la Consommation, n°86, 1995, p.37<br />
et s., spéc. p.40.<br />
547<br />
G. Canivet, « L’obligation du procès équitable et les règles du contradictoire… », op. cit., p.42.<br />
548<br />
G. Canivet, préc., p.40.<br />
549<br />
G. Canivet, préc., p.37 et 40.<br />
550<br />
G. Canivet, préc., p.40.<br />
403
concurrence 551 . Alors, selon M. Canivet, puisque la publicité est expressément<br />
exclue et l’impartialité implicitement exclue au vu de l’arrêt du 26 avril 1994, il<br />
en résulte que l’ensemble des dispositions du paragraphe 1 er de l'article 6 (droit<br />
à un tribunal impartial et indépendant) sont évincées de la procédure devant le<br />
Conseil de la concurrence.<br />
La réponse de principe est que l’aménagement des garanties de l'article 6<br />
par. 1 de la Convention n’équivaut pas à la suppression desdites garanties.<br />
Concrètement, l’existence des voies de recours ne suffit pas pour justifier la<br />
présence, sans voix délibérative, du rapporteur au délibéré du Conseil de la<br />
concurrence (article 25 de l’ordonnance du 1 er décembre 1986). Si le contrôle<br />
juridictionnel peut remédier à l’absence de certaines garanties (ainsi, pour la<br />
publicité), il ne suffit pas en ce qui concerne le rapporteur qui, aux termes de<br />
l'article 50 de l’ordonnance du 1 er décembre 1986, « définit les orientations de<br />
l’enquête ». Devant le Conseil de la concurrence, la saisine d’office est possible<br />
(article 11 de l’ordonnance de 1986), ce qui impose le respect particulièrement<br />
renforcé des apparences 552 .<br />
Depuis l’arrêt Borgers du 30 octobre 1991, le droit positif européen des<br />
droits de l’homme exige ce respect accru des apparences au pénal (la solution<br />
Borgers ne porte pas sur l’absence d’impartialité) sous l’angle spécifique de<br />
l’égalité des armes. Il semble même, au vu d’une décision de la Commission<br />
551 Paris, 1 ère , Conc., BOCCRF n°8 du 18 mai 1994, Contr. Conc. Cons., mai 1994, n°99, obs. Vogel.<br />
552 V. p. an. pour un organe juridictionnel en matière pénale : CEDH, 30 octobre 1991, Borgers c/<br />
Belgique, Série A, n°214-B (violation des droits de la défense et de l’égalité des armes en raison de la<br />
présence d’un magistrat du ministère public au délibéré de la Cour de Cassation belge). Sur cette affaire<br />
404
européenne des droits de l’homme dans l’affaire I.V.O c/ Belgique 553 , que la<br />
rupture dudit principe puisse être établie, au civil, en l’absence de la<br />
participation du représentant du ministère public au délibéré. La présence du<br />
rapporteur au délibéré du Conseil de la concurrence, « sans voix délibérative »,<br />
peut influer sur la décision dudit organe. Tout au moins, cette suspicion existe<br />
et apparaît comme étant légitime.<br />
Le rapporteur du Conseil de la concurrence n’est pas neutre, du point de<br />
vue de l’entreprise. Il lui revient, dans la phase de l’instruction qui précède la<br />
notification des griefs, de procéder aux auditions nécessaires et de rassembler<br />
les preuves 554 . Il propose une décision de non-lieu ou il établit les griefs 555 . On<br />
considère, par conséquent, malgré l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 26<br />
avril 1994 556 , que la présence du rapporteur au délibéré du Conseil de la<br />
concurrence doit être considérée comme étant en violation de l’article 6 de la<br />
Convention.<br />
Ceci dit, il n’existe pas, à notre connaissance, d’arrêt de la Cour<br />
européenne des droits de l'homme sur la question. En revanche, la Cour de<br />
Strasbourg dit expressément que si « l’article 6 a pour finalité principale, au<br />
pénal, d’assurer un procès équitable devant un « tribunal » compétent pour<br />
décider ‘du bien fondé de l’accusation’ […] il n’en résulte pas qu’il se<br />
V. D. Asser, « Audi et alteram partem : a limit to judicial activity » in Roman Law Tradition, Cambridge<br />
Univ. Press, 1994 (ed. A.D.E, Lewis et D.J. Ibbetson), p.209 et s., spéc. p.219-223, obs. crit.<br />
553 Rapport du 15 septembre 1995, req. n°20122/92 in AJDA 1996, p.384-5, obs. Flauss.<br />
554 V. J-B. Blaise et F. Jenny, « Le droit de la concurrence. Les années récentes : bilan et synthèse », Rev.<br />
Int. de droit économique, 1995, p.92 et s, spéc. p.116.<br />
555 V. M-Ch. Boutard Labarde et G. Canivet, Droit français de la concurrence, LGDJ 1994, n°337, p.201.<br />
556 Paris, 1 ère , Conc., BOCCRF n°8 du 18 mai 1994, préc.<br />
405
désintéresse des phases qui se déroulent avant la procédure de jugement » 557 .<br />
Dès lors, « (d’) autres exigences de l’article 6 et notamment de son paragraphe<br />
3, peuvent, elles aussi, jouer un rôle avant la saisine du juge du fond si et dans<br />
la mesure où leur inobservation initiale risque de compromettre gravement le<br />
caractère équitable du procès » 558 . On avance que la présence du rapporteur<br />
au délibéré du Conseil de la concurrence enfreint le principe du contradictoire<br />
et l’égalité des armes et donc, contrevient aux exigences de l’article 6 et<br />
notamment (mais non-exclusivement) de son paragraphe 3 parce que<br />
l’inobservation de ces garanties dans la procédure devant le Conseil de la<br />
concurrence nuit au caractère équitable de l’ensemble des procédures internes.<br />
142. A l’opposé, on estime, sur la base d’une lecture a contrario des<br />
arrêts Le Compte du 23 juin 1981 et du 10 février 1983 et, à titre secondaire,<br />
sur la base des arrêts Helmers du 29 octobre 1991 559 et Fayed du 21<br />
septembre 1994 560 que la publicité de la procédure devant la Cour d’appel de<br />
Paris suffit à combler l’absence de publicité des séances du Conseil de la<br />
concurrence (article 25 alinéa 1 de l’ordonnance du 1 er décembre 1986). En<br />
effet, dans le premier arrêt Le Compte du 23 juin 1981, la publicité devant la<br />
Cour de cassation belge n’a pas suffi à combler l’absence de toute publicité<br />
devant le Conseil d’appel parce que la haute juridiction belge ne connaît pas du<br />
557<br />
CEDH, 24 novembre 1993, Imbrioscia c/ Suisse, Série A, n°275, par.36, Justices, 1996-3, p.237, 1997-<br />
5, p.193, obs. Cohen-Jonathan et Flauss.<br />
558<br />
Ibid.<br />
559<br />
CEDH, 29 octobre 1991, Helmers c/ Suède, Série A, n°212-A<br />
560<br />
CEDH, 21 septembre 1994, Fayed c/ Royaume-Uni, Série A, n°294-B ; V. J-P. Le Gall, « A quel<br />
moment le contradictoire ? Une application de la Convention européenne des droits de l’homme » in Les<br />
406
fond des affaires. Dans le contentieux du droit de la concurrence, la Cour<br />
d’appel de Paris exerce un contrôle juridictionnel complet. Aussi, dans l’arrêt<br />
Helmers, la Cour dit que la publicité des débats s’impose au tribunal qui<br />
connaît, sur recours, des questions de fait et de droit. Enfin, dans l’arrêt Fayed,<br />
la Cour dit, à propos d’une procédure administrative d’enquête sur le rachat<br />
d’une société commerciale, que la publication des conclusions des inspecteurs<br />
risque de nuire à la réputation des requérants dont la conduite constitue l’objet<br />
de ladite enquête. La Cour prend en compte, selon une appréciation in<br />
concreto, les particularités de chaque instance, c'est-à-dire, dans l’affaire<br />
Fayed, « la réglementation efficace, dans l’intérêt public, d’activités financières<br />
et commerciales complexes ».<br />
143. A vrai dire, le même argument pourrait être avancé en ce qui<br />
concerne la présence du rapporteur au délibéré du Conseil de la concurrence.<br />
La Cour de Strasbourg n’a-t-elle pas remarqué, dans l’arrêt De Cubber du 26<br />
octobre 1984 561 , que le respect du contradictoire n’est pas un droit absolu si<br />
l’institution de première instance est un « organe (administratif), non considéré<br />
à l’échelle nationale comme des tribunaux de type classique parce que non<br />
intégrés aux structures judiciaires ordinaires du pays » 562 ? Mais il reste que le<br />
Conseil de la concurrence rend, selon nous, une décision juridictionnelle et que<br />
ses membres, bien que nommés « par décret pris sur le rapport du ministre<br />
chargé de l’économie » (article 2 de l’ordonnance du 1986) bénéficient, au vu<br />
nouveaux développements du procès équitable au sens de la Convention européenne des droits de<br />
l’homme, préc., p.64-5.<br />
561 CEDH, 26 octobre 1984, De Cubber, Série A, n°86, par.32.<br />
562 Ibid.<br />
407
de la durée de leur mandat (six ans), au vu de leur statut d’origine (sept juges<br />
ou anciens juges) et au vu de leur indépendance par rapport à l’exécutif des<br />
corps professionnels auxquels ils appartenaient auparavant (Professeurs,<br />
spécialistes du domaine économique ou appartenant à des professions<br />
libérales), de la présomption d’indépendance, critère formel de qualification du<br />
juridictionnel. En l’état actuel du droit européen, la prudence impose d’ajouter,<br />
en raison de la méthode même de la Cour de Strasbourg qui opère une<br />
appréciation in casu et in concreto du respect des garanties de l'article 6, que<br />
toute prise de position de la Cour en la matière peut paraître, a posteriori,<br />
justifiable. En ce qui nous concerne, on insiste sur le fait que la présence du<br />
rapporteur au délibéré est insoutenable 563 .<br />
144. A l’appui de l’argument avancé en faveur de l’insertion totale de ce<br />
nouveau contentieux de « pleine juridiction » dans le domaine juridictionnel 564 -<br />
au-delà des arguments évidents comme le fait que la procédure est dans son<br />
ensemble juridictionnelle – vient un argument de principe qui englobe et<br />
dépasse le seul domaine du droit européen : le phénomène de passation de<br />
l’administrateur-juge au juge-administrateur s’effectue aussi par le biais d’une<br />
conception plus matérielle de la fonction juridictionnelle 565 (le juridictionnel<br />
563 En ce sens V. H. Matsopoulou, « La présence du rapporteur du Conseil de la concurrence au délibéré,<br />
au regard de la Convention européenne des droits de l’homme », Petites Affiches, 1996, n°114, p.4, spéc.<br />
p.11.<br />
564 V. J-M. Auby et R. Drago, Traité des recours en matière administrative, Litec, 1992, n°403. Ces<br />
auteurs parlent de « nouveau plein contentieux » qui « concerne un pouvoir sanctionnateur conféré à des<br />
autorités administratives et contrôlé par le juge » qui « n’est pas totalement comparable au plein<br />
contentieux traditionnel. Et l’on est presque tenté de dire qu’il existe un lien entre ce pouvoir et le fait que<br />
le juge constitutionnel ait admis qu’il pouvait relever du contrôle du juge ordinaire ».<br />
565 V. Ch. Jarrosson, La notion d’arbitrage, préc., n° 89, p. 49 : « On pouvait effectivement penser (à<br />
propos de la Commission de la concurrence) à la qualification de juridiction ». Mais certains auteurs ont<br />
opté plutôt pour la qualification « quasi-juridictionnelle » puisque « le critère organique fait défaut : la<br />
Commission (organe institué par la loi du 19 juillet 1977, organe « précurseur » du Conseil de la<br />
408
dépasse le judiciaire). Cette remarque, évidente à nos yeux, ne serait pas en-<br />
soi tellement importante, si l’on n’y rajoutait pas que la conception matérielle de<br />
la fonction juridictionnelle « remonte à l’Ancien Régime » 566 et donc que l’on<br />
revient finalement à une situation pré-« Cadot », sans pour autant revenir au<br />
principe selon lequel « juger l’administration c’est encore administrer » 567 . La<br />
nouveauté réside alors dans les garanties de la procédure 568 .<br />
145. De manière concrète, l’autosaisine de l’organe – le Conseil de la<br />
concurrence, organisme administratif selon le Conseil constitutionnel, « peut se<br />
saisir d’office » 569 - ne semble pas constituer un obstacle à la nature<br />
juridictionnelle d’une décision en droit positif 570 , alors que l’absence de l’autorité<br />
de la chose jugée ne l’est pas toujours. En ce qui concerne l’absence de<br />
l’autorité de la chose jugée, la conclusion en ce sens s’impose pour le référé en<br />
droit français et pourtant les ordonnances de référé sont des actes<br />
juridictionnels contentieux 571 .<br />
146. En France, l’ordonnance portant injonction de payer (article 1409<br />
concurrence) est partiellement constituée de magistrats, mais elle n’a pas reçu la qualification textuelle<br />
d’organe juridictionnel ».<br />
566<br />
J. Chevallier, « Réflexions sur l’arrêt ‘Cadot’ », Droits, n°9, PUF, 1989, p.79 et s., spéc. p.85.<br />
567<br />
J. Chevallier, « Réflexions […] », op. cit., p.83.<br />
568 ème<br />
V. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°3. Selon les auteurs « tout est procédure et le XXI siècle sera<br />
procédural […] ou ne sera pas ».<br />
569 er<br />
Article 11 de l’ordonnance du 1 décembre 1986.<br />
570 ère<br />
Pour une confirmation récente V. Cass. Civ. 1 , 13 novembre 1996, JCP 97, II, 22816, note Martin.<br />
Ainsi, la « faculté pour une juridiction de se saisir d’office dans les conditions prévues par la loi ne porte<br />
atteinte à aucun principe du droit français, ni aux principes d’indépendance et d’impartialité garantis par<br />
l'article 6 par.1 de la Convention EDH ». Cf. Com. 17 mars 1981, Bull., IV, n°147, p.115.<br />
571<br />
Sur le caractère juridictionnel du référé V. L. Cadiet, Droit judiciaire privé, préc., n°94 ; J. Vincent et<br />
S. Guinchard, préc., n°163 ; H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé, Tome 3, Procédure de première<br />
instance, Sirey, 1991, n°1254 et s. Sur l’absence d’autorité de la chose jugée pour le référé V. infra « Le<br />
conflit entre un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme et une décision interne » in Titre II,<br />
Chapitre II, Section 2.<br />
409
NCPC) a autorité de la chose jugée au principal 572 , mais n’est pas susceptible<br />
d’appel (article 1422, alinéa 2 NCPC). L’ordonnance produit tous les effets d’un<br />
jugement contradictoire (article 1422 alinéa 2 NCPC). Le débiteur peut exercer<br />
opposition contre elle (article 1412 et article 1413 NCPC) 573 . Elle doit être<br />
revêtue de la formule exécutoire pour que le créancier puisse l’exécuter (article<br />
1422 alinéa 1 NCPC) et cette ordonnance peut faire l’objet d’une tierce<br />
opposition 574 et d’un pourvoi en cassation, lequel cependant, « n’est recevable<br />
que pour critiquer les conditions d’apposition sur l’ordonnance de la formule<br />
exécutoire » 575 .<br />
147. L’absence de corrélation étroite entre l’aspect négatif de l’autorité de<br />
la chose jugée et un acte juridictionnel sous le double angle, d’une part, du lien<br />
primordial de l’effet substantiel d’une décision qui détermine l’effet processuel,<br />
d’autre part, d’une analyse non-linéaire, se vérifie, en droit positif français, au<br />
niveau du régime de la matière gracieuse (Les limites des analyses<br />
autoréférentielles : on avance que le juge civil n’est pas saisi pour accorder<br />
l’autorité de la chose jugée, mais pour accorder au justiciable un effet<br />
substantiel. Si tel est le cas – mais peut-il en être autrement ? – c’est la réalité<br />
substantielle qui détermine l’effet processuel. Ceci dit, pour ce qui est des<br />
effets processuels d’un jugement, l’aspect positif de l’autorité de la chose jugée<br />
572<br />
Com. 19 mai 1992, Bull.IV, n°192, p.135, Justices, 1996-4, p.258, obs. Héron.<br />
573<br />
On pourrait peut être comparer le ministère du juge ordonnant l’injonction de payer à celui du juge en<br />
matière gracieuse sans connaissance de cause, à condition de préciser que la procédure d’injonction de<br />
payer a aussi « un caractère provocatoire » en ce sens que « le magistrat enjoint au débiteur de payer ou,<br />
s’il estime avoir des moyens de défense à opposer, d’élever le contentieux par une opposition ». (G. Cornu<br />
et J. Foyer, préc., n° 190, p. 736-7).<br />
574 ère<br />
Civ. 1 , 10 décembre 1992 in Ph. Hoonakker, « La procédure devant le tribunal d’instance », Dalloz<br />
Action, préc., n°3527.<br />
575 ème<br />
Civ. 2 , 29 novembre 1995, (2 arrêts), Bull. civ.II, n°292 in Dalloz Action, loc. cit., obs. Hoonakker.<br />
410
est la traduction, en termes procéduraux, de la raison d’être de la saisine du<br />
juge au principal. On ne saisit pas le juge pour obtenir l’aspect négatif de la<br />
chose jugée, mais pour en obtenir l’aspect positif, c'est-à-dire se prévaloir du<br />
jugement et de ses avantages. La compétence même du juge du principal, qu’il<br />
soit français ou européen, s’articule autour de la notion d’autorité positive 576 ).<br />
Les voies de recours sont ouvertes contre les décisions gracieuses (articles<br />
543 et 546 alinéa 2 NCPC pour l’appel, article 583 alinéa 3 NCPC pour la tierce<br />
opposition, article 610 NCPC pour le pourvoi en cassation) mais lesdites<br />
décisions n’ont pas, au vu d’une jurisprudence constante de la première<br />
chambre civile de la Cour de Cassation (arrêts du 6 avril 1994, 17 octobre 1995<br />
et 13 janvier 1996), autorité de la chose jugée.<br />
576 Cf. article 95 du NCPC au vu duquel : « Lorsque le juge, en se prononçant sur la compétence, tranche<br />
la question du fond dont dépend cette compétence, sa décision a autorité de chose jugée sur cette question<br />
de fond » ; Cf. le juge communautaire qui tranche la question de fond et se prononce, par-là même, sur la<br />
compétence. V. J. Héron, « Localisation de l’autorité de la chose jugée ou rejet de l’autorité positive de la<br />
chose jugée ? », Mélanges Perrot, préc., p.131 et s., spéc. p.141 (l’interrogation sur le rejet de l’autorité<br />
positive de la chose jugée constitue l’exemple d’une analyse autoréférentielle). Le Professeur Héron<br />
s’interroge sur les fondements justificatifs de l’autorité positive de la chose jugée (préc., p.137). Il<br />
examine comme fondements possibles « la volonté d’éviter que soient rendues les décisions<br />
contradictoires et le souci d’accélérer le cours de la justice. En réalité, ces deux fondements présupposent<br />
l’un et l’autre qu’il soit légitime de s’appuyer « sur l’immutabilité reconnue à un point de droit isolé dans<br />
un procès, indépendamment du litige dans lequel il a été tranché » (D. Tomasin, Essai sur l’autorité de la<br />
chose jugée en matière civile, Paris, 1975, n°239) ». Le Professeur Héron doute de la légitimité de la<br />
transposition d’un procès à l’autre de la vérification juridictionnelle. Mais pour le faire, il réintroduit la<br />
notion de vérité (préc., p.138) et se base sur une vision manichéenne du juge civil, lequel « n’a pas le<br />
même office que le juge pénal au regard des faits » (loc. cit). Il ne prend donc pas en compte le juge du<br />
gracieux. On avance que l’autorité positive de la chose jugée détermine, dans les limites de sa réalité, par<br />
sa rationalité même, l’acte juridictionnel au principal. Le juge se prononce sur la compétence en tranchant<br />
la question de fond. Il utilise les parties (y compris le défendeur) pour fonder sa compétence. Le quid pro<br />
quo (« donnant, donnant ») se réalise en raison et par le biais de l’aspect positif de l’autorité de la chose<br />
jugée, la force obligatoire. L’argumentation du Professeur Héron peut, voire elle doit, intriguer le<br />
chercheur, conscient de « la relativité des certitudes de la science du droit » (S. Guinchard, Préface in J.<br />
Vincent et S. Guinchard, préc.). La réponse, notre réponse, est que la relativité de « l’immutabilité<br />
reconnue à un point de droit isolé dans un procès, indépendamment du litige dans lequel il a été tranché »<br />
(J. Héron, article préc.) est un argument secondaire et non-concluant pour fonder le rejet de l’autorité<br />
positive. L’aspect positif de l’autorité de la chose jugée constitue la raison d’être, en termes procéduraux,<br />
de l’intervention du juge. Sans confondre la cause et les effets (V. L. Cadiet, Droit judiciaire privé, préc.,<br />
n°90, p.58), on maintient que l’obligatoriété, élément de définition de la fonction juridictionnelle, se<br />
traduit, en termes procéduraux, dans l’aspect positif. V. infra pour le référé.<br />
411
148. Aussi, en matière d’homologation judiciaire, la convention réglant les<br />
conséquences du divorce sur requête conjointe des époux est homologuée par<br />
le juge (article 232 alinéa 1 Code Civil), elle a force exécutoire (article 279<br />
alinéa 1 Code Civil) et ne peut être attaquée que par les voies de recours<br />
prévues à l’encontre des décisions de justice 577 . Pourtant, le juge de<br />
l’homologation ne semble pas être dessaisi puisque la convention homologuée<br />
peut être modifiée par les époux et que la nouvelle convention est également<br />
soumise à homologation (article 279 alinéa 2 Code Civil). Si le juge n’est pas<br />
dessaisi, faut-il en conclure que l’autorité de la chose jugée ne s’attache pas au<br />
jugement d’homologation de la convention réglant les conséquences du<br />
divorce 578 ou est-ce plutôt le seul aspect négatif de l’autorité de la chose jugée<br />
qui manque ? L’interrogation démontre que l’argument de la doctrine (MM.<br />
Héron, Wiederkehr, Guinchard) selon lequel le principe du dessaisissement du<br />
juge s’impose en matière gracieuse parce qu’il serait inconcevable que le juge<br />
qui a prononcé un divorce sur requête conjointe revienne sur sa décision, n’est<br />
pas en soi concluant. S’agissant du divorce, les protagonistes peuvent se<br />
remarier. S’agissant des prestations compensatoires, le respect de la volonté<br />
des parties impose une modification de la première homologation (la nouvelle<br />
convention va être « également soumise à homologation » ; article 279 alinéa 2<br />
Code Civil). Elle va être soumise à homologation devant le premier juge. De<br />
plus, si « le prononcé du divorce et l’homologation de la convention définitive<br />
577 ème ème<br />
Civ. 2 , 19 février 1986, Bull.civ.II, n°22, D.1987, p.441, note Théry ; rappr. Civ. 2 , 13 novembre<br />
1991, Bull.civ.II, n°303, p.160.<br />
578 ère<br />
Arg.p.an. : Civ.1 , 14 juin 1988, Bull.civ.I, n°188, p.130. La première chambre civile estime que<br />
« l’autorité de la chose jugée ne s’attache pas aux jugements d’homologation de partage lorsqu’ils ne<br />
tranchent aucune contestation débattue entre les parties ». Les auteurs sont divisés : en faveur de la<br />
reconnaissance de l’autorité V. I. Balensi, « L’homologation judiciaire des actes juridiques », RTDciv.<br />
412
ont un caractère indissociable », comme le soutient la deuxième chambre civile<br />
de la Cour de Cassation 579 , en cas de divorce sur demande conjointe est-ce la<br />
requête conjointe elle-même qui lie le juge ou le principe du dessaisissement ?<br />
Le jugement de divorce sur requête conjointe est un acte juridictionnel, le juge<br />
est dessaisi pour ce qui est du divorce. La modification s’opère ici par un<br />
nouvel acte de volonté des parties (un deuxième mariage, troisième acte de<br />
volonté desdites parties suite au premier mariage et au divorce sur requête<br />
conjointe). En somme, on pourrait dire que le substantiel tient le processuel<br />
« en état » uniquement lorsque ceci s’impose.<br />
149. Le référé, le gracieux et l’homologation judiciaire qui fait partie, en<br />
principe, de la matière gracieuse 580 , démontrent que l’absence (pour le référé)<br />
et/ou l’aménagement de l’autorité de la chose jugée ne constituent pas une<br />
barrière à la qualification d’un acte comme étant un acte juridictionnel dès lors<br />
que le manque d’autorité de la chose jugée se justifie par des raisons propres à<br />
chaque matière à savoir : le caractère provisoire d’une décision (ordonnances<br />
de référés) ; dans ce cas l’effet substantiel est provisoire, le caractère<br />
obligatoire se traduit, en termes procéduraux, dans la force exécutoire 581 ; le<br />
caractère non-litigieux d’une procédure (le gracieux) – le caractère non-litigieux<br />
1978, p.240 et s. Contra L. Amiel-Cosme, « La fonction d’homologation judiciaire », Justices, 1997-5,<br />
p.135 et s., spéc. p.149.<br />
579 Civ. 2 ème , 13 novembre 1991, préc.<br />
580 Ainsi, par exemple, « (l)’homologation d’un changement de régime matrimonial relève de la matière<br />
gracieuse » (article 1301 NCPC). En revanche, il ne faut pas confondre, ce qui est à priori évident pour les<br />
processualistes, les ordonnances sur requête (article 493 et s. NCPC) et les décisions gracieuses (article 25<br />
NCPC). En matière gracieuse, « la demande est formée par requête » (article 60 NCPC) ou, devant le<br />
tribunal d’instance, « par déclaration verbale enregistrée au secrétariat-greffe de la juridiction » (article 62<br />
NCPC). V. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°169.<br />
581 Cf. Ph. Théry, Pouvoir juridictionnel et compétence, th. préc., spéc. p. 27 : dans le contentieux<br />
provisoire, "l'exécution provisoire qui s'attache de droit à la décision (article 489 NCPC) contrebalance<br />
aisément [...] l'autorité affaiblie qui lui est conférée (article 488 alinéa 2 NCPC)".<br />
413
se vérifie toujours au moment même de cette procédure 582 ; la nature juridique<br />
mixte d’un accord homologué par le juge judiciaire. Le substantiel tient le<br />
processuel « en état ». Ce qui est « suspendu » est la règle de principe,<br />
application particulière de la proposition générale, telle que l’autorité de la<br />
chose jugée en référé ou le principe du dessaisissement du juge en matière<br />
d’homologation. L’ensemble est cohérent, c'est-à-dire que le juridictionnel est<br />
présent dans toute sa splendeur (caractère obligatoire) parce que le quid pro<br />
quo (« donnant, donnant ») effectué – en cas d’urgence ou de dommage<br />
imminent, le caractère obligatoire se manifeste dans les mesures exécutoires<br />
ordonnées par le juge ; en cas d’homologation judiciaire, c’est encore la force<br />
exécutoire qui est accordée – s’inscrit parfaitement dans le but recherché : le<br />
processuel sert le substantiel et non l’inverse. Le caractère obligatoire du dire<br />
de l’organe, élément incontestable de la fonction juridictionnelle se traduit, en<br />
termes procéduraux, soit par l’aspect positif de la chose jugée (pour le<br />
principal, en droit français comme en droit européen) soit par la force<br />
exécutoire. Mais ni l’un ni l’autre ne définissent la fonction juridictionnelle 583 .<br />
150. Dans le même ordre d’idées, les décisions du Conseil de la<br />
concurrence sont des décisions juridictionnelles 584 , malgré l’absence d’autorité<br />
582 La remarque s’impose d’une part pour répondre à MM. Cornu et Foyer qui nous expliquent que la<br />
contestation et le litige existent « avant même l’élévation du contentieux » (G. Cornu et J. Foyer,<br />
Procédure civile, préc., n°17, p.93.), d’autre part en raison de l’élévation du gracieux au contentieux<br />
(l’expression peut intriguer les non-processualistes ; il s’agit, en principe, du phénomène qui fait suite à<br />
l’exercice par un tiers de l’appel ou de la tierce opposition. V. G. Cornu et J. Foyer, préc., n°22, p.139.),<br />
enfin parce que l’amiable composition judiciaire fait indiscutablement partie du juridictionnel.<br />
583 V. L. Cadiet, Droit judiciaire privé, préc., n°90 : « l’autorité de la chose jugée découle de la<br />
qualification préalable de l’acte du juge comme acte juridictionnel et non l’inverse ». Sur la force<br />
exécutoire V. infra « Nouveaux juges, nouvelles contraintes : Nouvel imperium ? » in “L’enjeu de la mise<br />
en oeuvre des arrêts européens en droit français”.<br />
584 J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°156, p.147 ; V. également Ch. Jarrosson, La notion d’arbitrage,<br />
préc., n° 88 et s., p. 48 et s., spéc. n° 93, p. 51 et n° 94 et 95, p. 52. Comme le souligne le Professeur<br />
414
de la chose jugée (organisme administratif) et les dispositions de l’article 6-1 de<br />
la Convention leur sont applicables 585 .<br />
151. Surtout, le constat selon lequel les ordonnances de référé et les<br />
décisions du Conseil de la concurrence n’ont pas autorité de la chose jugée ne<br />
nuit en rien à la conclusion, déjà introduite mais devant être explicitée, selon<br />
laquelle les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme ont autorité de<br />
la chose jugée dans le plein sens du terme 586 . Les juges européens (critère<br />
organique) tranchent des contestations et leurs décisions ne sont pas<br />
provisoires. Les arrêts de la Cour de Strasbourg ont force obligatoire. Le<br />
substantiel, c'est-à-dire ici la fonction normative de la Cour européenne – peut-<br />
on concevoir le droit européen des droits de l’homme en dehors du droit tel qu’il<br />
ressort de la jurisprudence de Strasbourg ? – impose la solution au processuel<br />
– réévaluation de l’aspect positif de l’autorité de la chose jugée des arrêts<br />
européens des droits de l’homme et qualification de l’ensemble sous la notion<br />
du précédent. Et ce d’autant plus que (l’on s’adresse alors directement aux<br />
processualistes) la négation de notre argument – absence de l’aspect positif du<br />
précédent européen – conduit à rien moins que la réfutation de la fonction<br />
juridictionnelle de la Cour de Strasbourg.<br />
Jarrosson, le Conseil de la concurrence est une institution « somme toute très proche d’une juridiction » et<br />
même si le Conseil constitutionnel « a mis temporairement un terme au débat », il reste que le Conseil de<br />
la concurrence est une illustration « de ce phénomène d’imitation » -- en l’occurrence « l’imitation est<br />
presque parfaite » -- des juridictions par les organes administratifs.<br />
585 ère<br />
Jurisprudence constante. V. p.ex. Paris, 1 sect.conc., 6 juillet 1994, BOCCRF n°12 du 29 juillet<br />
1994, Justices, 1995-2, p.324, obs. Idot.<br />
586<br />
V. infra « Un pouvoir de ‘pleine juridiction’ pour la Cour européenne des droits de l'homme ».<br />
L’argument selon lequel il y a, en matière de référé, une sorte d’autorité de la chose jugée au provisoire,<br />
415
152. En revanche, un jugement d’homologation peut ne pas être revêtu de<br />
l’autorité de la chose jugée tout en ayant force obligatoire en raison de son<br />
origine conventionnelle. Le juge homologue la convention des époux qui est un<br />
accord des volontés privées. Cette convention, légalement formée, a force<br />
obligatoire en vertu de l’article 1134, alinéa 1 du Code Civil 587 .<br />
153. En définitif, l’autorité de la chose jugée est, en principe, de l’essence<br />
de l’acte juridictionnel mais n’est pas pour autant le critère distinctif du<br />
juridictionnel 588 . Dans le juridictionnel, l’autorité de la chose jugée est de<br />
principe, mais comme pour tout principe, elle connaît des exceptions. L’autorité<br />
de la chose jugée est de l’essence de l’acte juridictionnel au principal. Elle n’est<br />
pas le critère distinctif du juridictionnel parce que le caractère obligatoire, critère<br />
absolu de la fonction juridictionnelle, se manifeste procéduralement, pour le<br />
référé et l’homologation, dans la force exécutoire.<br />
154. Même ainsi présenté, le débat est toujours en partie mal situé pour<br />
ce qui est du non-juridictionnel et du gracieux. Ainsi par exemple, pour les<br />
accords amiables conclus en présence d’un conciliateur (procès-verbaux de<br />
conciliation) : s’ils s’insèrent à coup sûr dans une procédure judiciaire, ils n’ont<br />
conduit à la transmutation de l’autorité de la chose jugée et provient, en partie, d’une analyse faussée dans<br />
son essence même. On le répète, il y a des actes juridictionnels et non pas un acte juridictionnel.<br />
587 En ce sens, L. Amiel-Cosme, « La fonction d’homologation judiciaire », op. cit., p.145.<br />
588 V. H. Croze et C. Morel, préc., n°56 et n°73. Selon ces auteurs « (il) est vrai que l’une des propriétés<br />
essentielles de la décision juridictionnelle est l’autorité de la chose jugée ; elle n’en est pas, pour autant, le<br />
critère » (préc., n°56). Ensuite, lesdits auteurs avancent une distinction qui intrigue. Ainsi, il « faut donc<br />
bien admettre que l’autorité de la chose jugée n’est pas essentielle à la décision juridictionnelle ou, en<br />
d’autres termes, qu’il peut y exister une chose jugée dépourvue d’autorité’ (mais pas nécessairement de<br />
force exécutoire) » (n°73). La nuance entre l’autorité de la chose jugée et la chose jugée est une autre<br />
manière de présenter le constat principal : dans le juridictionnel, l’autorité de la chose jugée est de<br />
principe, sauf exception spéciale.<br />
416
pas pour autant le caractère d’un jugement et ne sont pas susceptibles de<br />
voies de recours 589 . Mais alors que cette dernière conclusion n’est pas en<br />
conflit avec le droit européen des droits de l’homme, les mêmes certitudes ne<br />
peuvent pas être avancées face aux solutions jurisprudentielles pour les<br />
sentences d’adjudication en matière de saisie immobilière.<br />
Le droit positif français est fixé dans le sens du refus de leur caractère<br />
juridictionnel, ce qui signifie qu’elles ne sont susceptibles ni d’appel 590 , ni de<br />
pourvoi en cassation 591 ni de tierce opposition 592 , mais qu’elles peuvent faire<br />
l’objet d’une action en nullité 593 . Une partie de la doctrine se montre critique<br />
envers ces solutions 594 alors que d’autres auteurs avancent que c’est<br />
l’ensemble de « la notion de ‘contrat judiciaire’ qui n’est pas parfaitement<br />
homogène » 595 . Il est en effet difficile de concilier l’arrêt rendu par le deuxième<br />
chambre civile du 11 janvier 1979 selon lequel « le jugement d’adjudication<br />
attaqué ne statue sur aucun litige mais se borne à constater un contrat<br />
judiciaire » 596 et le refus justifié de la même chambre civile de considérer que le<br />
fait d’accepter de prêter le serment décisoire constitue un contrat judiciaire. En<br />
réalité, que le jugement d’adjudication soit qualifié de « contrat judiciaire » ou<br />
de jugement de donné acte, il s’agit d’un véritable jugement qui opère le<br />
589<br />
En ce sens pour un procès-verbal de conciliation qui « n’est pas susceptible de tierce opposition » V.<br />
Civ.3 ème , 18 mai 1994, Bull.civ.III, n°97, Justices, 1995-1, p.246 obs. Wiederkher.<br />
590 ème<br />
Civ. 2 , 11 janvier 1979, Bull.civ.II, n°16, p.12.<br />
591 ème ème<br />
Civ.2 , 11 janvier 1979, préc. ; Civ. 2 , 20 octobre 1993, Bull.civ.II, n°289, Justices, 1995-1,<br />
p.247, obs. crit. Wiederkher.<br />
592 ème<br />
Civ. 2 , 10 mais 1984, Bull.civ.II, n°80, p.57.<br />
593 ème<br />
Civ.2 , 19 janvier 1977, Gaz. Pal. 1977, p.455, note Viatte.<br />
594<br />
En ce sens G. Wiederkher, Justices, 1995-1, p.247-8.<br />
595<br />
H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé, préc., n°1182.<br />
596 ème<br />
Civ. 2 , 11 janvier 1979, préc.<br />
417
transfert de propriété 597 .<br />
Au vu des arrêts Ringeisen 598 et Sramek 599 , il n’est pas exclu que la<br />
jurisprudence française en matière d’adjudication soit en violation du droit<br />
européen des droits de l’homme. Certes, le point est délicat au vu de l’absence<br />
d’un droit au double degré de juridiction en matière civile. De plus, la Cour de<br />
Strasbourg insiste, dans les arrêts Ringeisen et Sramek, sur l’issue de la<br />
procédure sous examen au sens où elle devrait être déterminante pour des<br />
droits et obligations de caractère privé.<br />
Aucune de ces objections ne nous paraît en soi si décisive que<br />
l’éventualité d’un constat de violation de la Convention soit exclue. Dans les<br />
deux cas d’espèce européens 600 , la procédure en question était engagée<br />
devant les organismes régionaux des transactions immobilières, conformément<br />
au droit autrichien. La Cour européenne des droits de l'homme insiste par<br />
conséquent sur le point de savoir si les décisions desdits organismes étaient<br />
déterminantes pour les rapports de caractère civil, afin d’établir l’applicabilité de<br />
l'article 6. Ce qui était une innovation en 1971, date à laquelle a été rendu<br />
l’arrêt Ringeisen – la nécessité et donc la réalité d’un contrôle juridictionnel<br />
s’agissant d’une procédure déterminante pour le droit de propriété – paraît<br />
pouvoir être facilement établi aujourd'hui, s’agissant d’un juge étatique. Mais<br />
quel est l’apport concret du droit européen des droits de l’homme ?<br />
597 En ce sens, G. Wiederkher, Justices, 1995-1, p.247.<br />
598 CEDH, 16 juillet 1971, préc.<br />
599 CEDH, 22 octobre 1984, préc.<br />
600 Arrêts Ringeisen et Sramek, préc.<br />
418
155. Pour ce qui est de l’irrecevabilité des voies de recours, l’appel et le<br />
pourvoi en cassation n’entrant pas directement en ligne de compte, en raison<br />
de l’absence d’un droit au double degré de juridiction, la question concerne<br />
essentiellement le droit au juge, voire la qualité du contrôle juridictionnel. La<br />
problématique porte sur la faculté qu’a le juge de se prononcer sans débat en<br />
matière gracieuse (article 28 NCPC), l’absence de publicité pour les décisions<br />
gracieuses (article 451 NCPC) et l’exercice effectif de la tierce opposition. En<br />
d’autres termes, le domaine de l’adjudication, bien que ne faisant pas partie<br />
intégrante du gracieux au sens où l’exercice des voies de recours est exclu<br />
pour les sentences d’adjudication 601 alors qu’elle est expressément prévue pour<br />
le gracieux 602 permet d’introduire la discussion sur le gracieux, ne serait-ce que<br />
parce que la procédure applicable à l’adjudication en matière de saisie<br />
immobilière est, en partie, celle de la matière gracieuse 603 : ainsi en est-il de la<br />
faculté qu’a le juge de se prononcer sans débat, en application des dispositions<br />
de l’article 28 du NCPC 604 , par exemple, lorsque le premier propriétaire d’un<br />
immeuble, demandeur au pourvoi, voit opposer à sa demande le refus de<br />
pouvoir contester le décompte produit par des organismes financiers admis à<br />
l’adjudication immobilière ordonnée par une précédente décision. Dans cette<br />
affaire, le demandeur avait invoqué, en vain, la méconnaissance de l'article 6<br />
de la Convention (ainsi que les articles 14 et 16 du NCPC relatifs au<br />
contradictoire). La deuxième chambre civile dit que « la procédure étant celle<br />
601 ème<br />
Civ. 2 , 11 janvier 1979, préc. ; 10 mai 1984, préc. ; 20 octobre 1993, préc.<br />
602<br />
Articles 543 et 546 alinéa 2 et même 454 dernier alinéa pour l’appel, article 610 pour le pourvoi en<br />
cassation, article 583 alinéa 3 pour la tierce opposition.<br />
603<br />
A rappr. H. Solus et R. Perrot, préc., n°1182. Selon les auteurs, les jugements d’adjudication sont des<br />
« décisions de nature gracieuse ».<br />
419
de la matière gracieuse, la Cour d’appel, en application des dispositions de<br />
l'article 28 du nouveau Code de procédure civile, n’était pas tenue de<br />
convoquer le demandeur dès lors qu’elle était saisie d’un pourvoi motivé et<br />
qu’elle statuait sur les moyens invoqués par lui. »<br />
156. On considère que l’article 28 du NCPC doit être examiné en<br />
association avec l'article 26 du NCPC au vu duquel le juge « peut fonder sa<br />
décision sur tous les faits relatifs au cas qui lui est soumis, y compris ceux qui<br />
n’auraient pas été allégués » 605 . Notre argument est le suivant : en ce qui<br />
concerne le seul article 28 NCPC, la Convention ne traitant pas expressément<br />
du caractère écrit ou oral de la procédure et en l’absence de jurisprudence<br />
européenne propre à l'article 28 NCPC, il ne doit pas être considéré comme<br />
étant en violation de l'article 6 de la Convention, au vu de l’état actuel de la<br />
jurisprudence européenne des droits de l’homme ; on se permet d’avancer un<br />
tel argument sur la base d’une lecture combinée des arrêts Feldbrugge 606 ,<br />
Vermeulen 607 , Lobo Machado 608 et Van Orshoven 609 .<br />
La Cour dit dans l’arrêt Feldbrugge que la procédure suivie devant un<br />
président de la commission de recours en matière d’allocations d’assurance-<br />
maladie n’a pas un caractère contradictoire dès lors que « le président n’a pas<br />
604 ème er<br />
Civ. 2 , 1 décembre 1993, Bull.civ.II, n°343, p.193.<br />
605<br />
Cf. article 7 alinéa 2 du NCPC.<br />
606<br />
CEDH, 29 mai 1986, Feldrugge c/ Pays-Bas, Série A, n°99.<br />
607<br />
CEDH, 20 février 1996, Vermeulen c/ Belgique, Justices, 1997-5, p¨. 195-7, obs. Cohen-Jonathan et<br />
Flauss ; JCP 97, I, 4000, n°19, obs. Sudre ; D.1997, somm.comm.p.208, note Fricéro.<br />
608<br />
CEDH, 20 février 1996, Lobo Machado c/ Portugal, Justices, 1997-5, p.197, obs. Cohen-Jonathan et<br />
Flauss ; JCP 97, I, 4000, n°19, obs. Sudre.<br />
609<br />
CEDH, 25 juin 1997, Van Orshoven c/ Belgique, D.1997, somm.comm.p.359, note Fricéro.<br />
420
entendu la requérante ni ne l’a invitée à déposer des observations écrites » 610 .<br />
Si, en effet, l’oralité peut faire partie du contradictoire, elle n’est pas pour autant<br />
une condition nécessaire au contradictoire. L’exercice effectif de la possibilité<br />
de déposer des observations écrites – qui était réalisé au niveau de la Cour<br />
d’appel en matière gracieuse au vu de l’arrêt du 1 er décembre 1993 611 - doit<br />
satisfaire l’exigence d’un débat contradictoire dès lors que l’on se situe en<br />
dehors de l’hypothèse Vermeulen / Lobo Machado / Van Orshoven, c'est-à-dire<br />
en dehors d’un cas de figure où la discussion s’impose afin de répondre aux<br />
conclusions de l’avocat général 612 , alors que lesdites conclusions influencent<br />
une Cour suprême nationale 613 . Les circonstances propres à la matière<br />
gracieuse – essentiellement le caractère unilatéral de la procédure – font que le<br />
débat oral ne s’impose pas. De plus, la voie de l’appel est ouverte en matière<br />
gracieuse. Ce dernier élément ne doit pas être ignoré puisque la Cour de<br />
Strasbourg opère une corrélation étroite entre la dispense d’audience<br />
constitutive d’une violation de l'article 6 et le fait que l’absence des débats<br />
intervienne devant une juridiction statuant en premier et dernier ressort 614 .<br />
Enfin, imposer l’oralité « en l’absence de litige » (article 25 NCPC) peut nuire<br />
aux impératifs d’efficacité et contribuer à des lenteurs constitutives d’une<br />
violation du délai raisonnable. D’ailleurs, la Cour admet que l’organisation<br />
systématique des débats pourrait constituer un obstacle à la diligence requise<br />
610<br />
CEDH, 29 mai 1986, préc., par.44.<br />
611<br />
Préc.<br />
612<br />
Arrêt Vermeulen, préc., par.33 ; Lobo Machado, préc., par. 31.<br />
613<br />
Vermeulen, préc., par.31 ; Lobo Machado, préc., par.29. La seule absence de répliquer au ministère<br />
public suffit pour établir la violation de l'article 6 de la Convention dans des procédures devant une Cour<br />
suprême nationale, qu’il s’agisse d’une matière de droit social (Lobo Machado) ou appartenant au<br />
domaine disciplinaire (Van Orschoven) ; sur l’ensemble de la jurisprudence V. infra « Un procès loyal »<br />
in Deuxième Partie, Titre II, Chapitre II, Section 1, §2, B.<br />
421
en matière de sécurité sociale 615 . Par analogie, il n’y a pas de raison<br />
d’introduire des complications inutiles dans le gracieux.<br />
157. A l’opposé, si le juge retient en matière gracieuse des faits non<br />
allégués par un requérant (article 26 NCPC), sans provoquer ses explications,<br />
ceci constitue une violation de l'article 6 de la Convention. Telle est notre<br />
évaluation sur la base d’une lecture d’ensemble de la jurisprudence<br />
européenne 616 . On considère, au vu des arrêts Sramek 617 , Feldbrugge 618 et<br />
Kerojärvi 619 , que le principe du contradictoire est applicable à la matière<br />
gracieuse si le juge retient des faits non allégués par un requérant 620 .<br />
158. Mais au-delà, dans le cas où la Cour de Strasbourg applique, dans<br />
l’avenir, les exigences du procès équitable à une décision d’adjudication, c’est<br />
qu’elle considère, explicitement ou implicitement (cela reste à voir) que la<br />
sentence en matière de saisie-immobilière est un jugement. Plusieurs indices<br />
nous induisent à penser qu’un contrôle éventuel de la part de la Cour de<br />
614 En ce sens CEDH, 23 février 1994, Fredin c/ Suisse (n°2), Justices, 1995-1, p.168, 1996-3, p.256, obs.<br />
Cohen-Jonathan et Flauss ; 26 avril 1995, Fischer c/ Autriche, préc., par.44, Justices, 1996-3, p.257, obs.<br />
Cohen-Jonathan et Flauss.<br />
615 CEDH, 29 mai 1986, Deumeland c/ Allemagne, Série A, n°100 ; 24 juin 1993, Schuler-Zgraggen c/<br />
Suisse, Série A, n°263, Justices, 1995-1, p.168, obs. Cohen-Jonathan et Flauss.<br />
616 V. supra.<br />
617 Dans l’arrêt Sramek du 22 octobre 1984 (préc.), la Cour déclare expressément que la procédure<br />
litigieuse qui était déterminante pour des droits et obligations de caractère privé – contrat d’achat d’un<br />
terrain – revêtait un caractère contradictoire.<br />
618 L’arrêt Feldbrugge du 29 mai 1986 (préc.) porte sur l’absence du respect du contradictoire, en matière<br />
civile, par le juge, absence constitutive d’une violation de l'article 6.<br />
619 CEDH, 19 juillet 1995, Kerojärvi c/ Finlande, Série A, n°322, par.42, AJDA 1996, p.385, obs. Flauss.<br />
Selon la Cour, « le tribunal des assurances n’avait pas transmis à l’intéressé l’avis du fonds<br />
d’indemnisation et les dossiers militaires ; qu’en conséquence, dans la procédure devant elle, la capacité<br />
du requérant de contester la décision litigieuse se trouvait affectée ». Force est de constater que les<br />
dossiers en question figuraient dans le dossier du tribunal et qu’ils étaient accessibles à l’intéressé pendant<br />
la procédure. Mais la Cour relève que le requérant n’avait pas l’assistance d’un avocat et qu’il ignorait,<br />
par conséquent, la pratique des tribunaux internes de ne pas communiquer ce type de documents.<br />
422
Strasbourg n’a pas à être exclu ; ces indices sont : l’importance du droit<br />
substantiel sous-jacent – droit de propriété 621 - l’absence, en matière<br />
d’adjudication et à la différence de l’homologation judiciaire, d’un acte de<br />
volonté privé et même, par analogie, la première condamnation de la France<br />
dans le contentieux de l’expropriation en 1997 622 pour violation du délai<br />
raisonnable et absence de dédommagement effectif dès lors que la réparation<br />
ne prend pas en considération « le dommage tenant à la durée de la<br />
privation » 623 .<br />
159. Pour ce qui est de l’absence de la publicité pour le prononcé des<br />
décisions gracieuses (article 451 NCPC), à la différence des décisions<br />
contentieuses 624 , on estime, sur la base des arrêts Pretto c/ Italie 625 , Axen c/<br />
Allemagne 626 et Sutter c/ Suisse 627 , malgré la disposition expresse de l'article 6-<br />
1 qui prévoit que « (le) jugement doit être rendu publiquement », que les<br />
620 ère<br />
En ce sens Civ. 1 , 13 janvier 1993, Bull.civ.I, n°17, p.11. Contra Conseil d'Etat, 12 octobre 1979,<br />
JCP 80, II, 19288, concl. Franc, note Boré.<br />
621<br />
V. supra « L’importance déterminante du droit substantiel sous-jacent ».<br />
622<br />
CEDH, 21 février 1997, Guillemin, préc., AJDA 1997, p.399 et s., note R. Hostiou ; du même auteur,<br />
Justices, 1997-7, p.199-201.<br />
623<br />
Arrêt Guillemin, préc., par.54. Sur le régime de l’expropriation en France V. R. Hostiou, Chronique,<br />
Justices, 1997-7, loc. cit. Comme l’explique l’auteur, l’expropriation interne comprend la déclaration<br />
d’utilité publique et l’arrêté de cessibilité (phase administrative) et l’ordonnance d’expropriation qui opère<br />
transfert de propriété, enfin, la fixation de l’indemnité (phase judiciaire). La dualité du régime impose la<br />
dualité du contrôle juridictionnel : le juge administratif peut annuler la déclaration d’utilité publique ou<br />
l’arrêté de cessibilité et le juge judiciaire peut annuler, pour défaut de base légale, l’ordonnance<br />
d’expropriation. Mais il faut que l’annulation par le juge administratif soit définitive ce qui rend<br />
l’ensemble incohérent en raison de l’absence d’effet suspensif des recours administratifs et judiciaires.<br />
« Les jeux sont faits » dès le début, au moment du transfert de propriété opéré par l’ordonnance<br />
d’expropriation (principe d’intangibilité de l’ouvrage public).<br />
624<br />
Les décisions contentieuses (article 451 NCPC), y compris les arrêts de la Cour de Cassation (article<br />
1016 alinéa 2 NCPC), sont prononcées publiquement. Le prononcé peut se limiter au dispositif (article<br />
452 alinéa 2 NCPC). La seule lecture du dispositif d’une décision contentieuse satisfait, au vu d’une<br />
décision de la Commission européenne des droits de l’homme, l’article 6-1 de la Convention. V. Comm.,<br />
déc. du 18 décembre 1980, DR n°22-188 in Droit et pratique de la procédure civile, Dalloz Action, préc.,<br />
n°2184, obs. Fricéro.<br />
625<br />
CEDH, 8 décembre 1983, Pretto et autres c/ Italie, Série A, n°71.<br />
626<br />
CEDH, 8 décembre 1983, Axen c/ Allemagne, Série A, n°72.<br />
423
décisions gracieuses peuvent être prononcées « hors la présence du public »<br />
(article 451 NCPC) sans enfreindre le droit européen des droits de l’homme.<br />
En effet la Cour dit à l’unanimité dans l’arrêt Pretto 628 que le défaut de<br />
prononcé public d’un arrêt de la Cour de Cassation italienne n’a pas enfreint<br />
l'article 6 dès lors que toute personne peut consulter l’arrêt ou s’en procurer<br />
une copie auprès du greffe. La Cour prend en compte le rôle de la juridiction en<br />
question ainsi que l’ensemble du procès. Dans l’arrêt Axen 629 , elle reprend les<br />
observations qu’elle avait consacrées dans l’arrêt Pretto et dit que l’absence de<br />
prononcé public d’un arrêt de la Cour fédérale de justice n’a pas enfreint<br />
l'article 6. La Cour de Strasbourg renonce donc à une interprétation littérale de<br />
l'article 6 quant au prononcé du jugement.<br />
Elle déclare « ne pas estimer devoir opter pour une interprétation littérale<br />
des mots ‘rendu publiquement’ ; il échet, dans chaque cas, d’apprécier la forme<br />
de publicité du ‘jugement’ prévue par le droit interne de l’Etat en cause à la<br />
lumière des particularités de la procédure dont il s’agit et en fonction du but de<br />
l'article 6 en ce domaine : permettre le contrôle du pouvoir judiciaire par le<br />
public afin d’assurer le droit à un procès équitable » 630 .<br />
D’ailleurs, l’absence de publicité pour le prononcé des décisions<br />
627<br />
CEDH, 22 février 1984, Sutter c/ Suisse, Série A, n°74.<br />
628<br />
Préc.<br />
629<br />
Préc.<br />
630<br />
CEDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell, préc., par.91 ; aussi Pretto et autres, préc., par.21 et 26-27 ;<br />
Sutter, préc., par.26 et 33. V. aussi supra Chapitre II, Section 1, §2 B ; rappr. La position de Vizioz<br />
(Etudes de procédure, p.241) telle qu’elle est rapportée par le Professeur Wiederkher (Justices, 1996-4,<br />
424
gracieuses est une règle qui connaît des exceptions. Ainsi, si l’« action aux fins<br />
d’adoption relève de la matière gracieuse » 631 , pourtant le jugement d’adoption<br />
qui est, au vu de l'article 359 du Code Civil, irrévocable, « est prononcé en<br />
audience publique » 632 . De même, si « (le) divorce sur demande conjointe<br />
relève de la matière gracieuse » 633 , il reste que le dispositif du jugement de<br />
divorce sur requête conjointe « est lu en audience publique » 634 .<br />
160. En réalité, le contrôle des décisions gracieuses « par le public afin<br />
d’assurer le droit à un procès équitable » 635 présente un intérêt majeur en<br />
matière d’homologation judiciaire de la modification du régime matrimonial qui<br />
est opérée par des époux en cours de mariage, par un acte notarié 636 .<br />
L’homologation de la modification du régime matrimonial relève aussi de la<br />
matière gracieuse 637 . Mais les tiers tels que les enfants naturels ne peuvent pas<br />
former appel tant que le jugement ne leur a pas été notifié (articles 454, 546<br />
alinéa 2 et 679 NCPC) – le juge étant dans l’ignorance de l’existence de<br />
l’enfant naturel, il n’y a pas de notification – et ils ne peuvent pas former tierce<br />
opposition contre ce jugement d’homologation. Aux termes du dernier alinéa de<br />
l'article 1397 du Code Civil, seuls les créanciers, parmi les tiers, peuvent former<br />
p.268). Selon Vizioz, il faut, lorsqu’on prétend découvrir le critère de la décision gracieuse, tenir compte<br />
de la nature intrinsèque, de l’objet de l’acte et de la fonction.<br />
631 Article 1167 NCPC.<br />
632 Article 1174 NCPC. Pour que l’adoption plénière soit irrévocable, il faut que le jugement ait passé en<br />
force de chose jugée. V. Civ. 1 ère , 7 mars 1989, Bull.civ.I, n°111. Sur les conditions requises pour<br />
l’adoption plénière V. articles 343 et s du Code Civil.<br />
633 Article 1088 NCPC.<br />
634 Article 1081 NCPC. A l’opposé, pour une application du principe selon lequel les décisions gracieuses<br />
sont prononcées « hors la présence du public » (article 451 NCPC) V. articles 1149 alinéa 2 et 1153<br />
NCPC : la décision qui établit le changement de nom de l’enfant naturel par déclaration conjointe est<br />
prononcée en chambre du conseil.<br />
635 CEDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell, préc., par.91. On transpose la logique de la Cour de Strasbourg<br />
telle qu’elle ressort de cette phrase dans le domaine gracieux.<br />
636 Article 1397 alinéa 1 er Code Civil.<br />
425
tierce opposition contre le jugement d’homologation de la modification, en<br />
cours de mariage, du régime matrimonial. Cette disposition spéciale déroge à<br />
l'article 583 alinéa 3 NCPC, texte général qui prévoyait, en tant que soupape de<br />
sécurité, l’exercice de la tierce opposition en cas d’absence de notification de la<br />
décision gracieuse. L’enfant naturel était donc privé de l’appel et de la tierce<br />
opposition. La jurisprudence ne pouvait que déclarer, par application des<br />
textes, la tierce opposition irrecevable 638 . Mais en le faisant, elle se trouvait<br />
confrontée à une impasse, rien de moins qu’un déni de justice, l’absence du<br />
droit au juge (qui précède le droit à un procès équitable ; il n’y a pas lieu de<br />
procès équitable en l’absence de procès) pour les enfants. L’appel et la tierce<br />
opposition apparaissent en effet, dans le gracieux, sous un autre visage : elles<br />
ne sont pas des voies de recours, mais des recours.<br />
Cette nuance s’impose dans l’état actuel du droit européen<br />
conventionnel : l’absence effective d’une voie de droit, terme générique, qui<br />
englobe l’action en justice et les voies de recours 639 , est constitutive d’une<br />
violation de l'article 6 de la Convention dès lors que le droit substantiel est un<br />
droit de caractère civil au sens du droit de la Convention. L’article 6 ne<br />
reconnaît pas le droit d’interjeter une voie de recours, qu’elle soit ordinaire<br />
(appel) ou extraordinaire (tierce opposition). Ainsi par exemple, la Cour de<br />
Strasbourg décide qu’il n’y a pas violation du droit à un tribunal dans un cas où<br />
637 Article 1301 NCPC.<br />
638 Cass. civ. 1 ère , 9 juillet 1991, Bull.civ.I, n°238 ; 22 octobre 1991, Bull.civ.I, n°279 ; 24 novembre<br />
1993, Bull.civ.I, n°342. Pour les enfants légitimes, dissimulés lors de la convention modificatrice, V. Cour<br />
de Paris, 31 octobre 1996, Justices, 1997-8, p.137-9, obs. Wiederkher (pour l’admission d’un recours en<br />
révision) ; Pour la tierce opposition-nullité V. Aix, 15 novembre 1993, Justices, 1995-1, p.253-4, obs. crit.<br />
Wiederkher ; Pour l’appel-nullité, V. Nîmes, 28 janvier 1993, Justices, 1995-1, p.253-4, 1997-8, p.134,<br />
obs. Wiederkher.<br />
426
le droit interne lie la recevabilité d’un appel dans le contentieux de la<br />
diffamation au versement d’une caution judicatum solvi 640 . Aussi, par analogie,<br />
dans des hypothèses d’examen de « l’épuisement des voies de recours<br />
internes », la Cour répond, à juste titre, que l’article 35 (ex article 26) de la<br />
Convention prescrit l’épuisement des « recours » 641 , terme qui englobe<br />
l’examen d’une action en indemnité 642 .<br />
L’interrogation interne en matière d’homologation judiciaire d’une<br />
modification du régime matrimonial rejoint celle du droit européen des droits de<br />
l’homme : comment faire pour que les enfants puissent exercer leur droit au<br />
juge dans une affaire les concernant, qu’ils soient légitimes 643 ou naturels ?<br />
S’agissant de ces derniers, force est de constater qu’on se situe dans des cas<br />
de figure où l’un des deux époux a opéré deux actes de volonté<br />
contradictoires : après avoir reconnu l’enfant, il adopte avec son époux un<br />
régime de la communauté, exclusif de l’existence de cet enfant (en général,<br />
clause d’attribution intégrale à l’époux survivant dans un régime de la<br />
communauté universelle). L’enfant naturel se trouve alors face à une<br />
succession vide.<br />
Tel fut le cas dans une affaire qui a donné lieu à un arrêt de la première<br />
639<br />
G. Cornu, Vocabulaire juridique, Ass. H. Capitant, PUF, V.° Voie.<br />
640<br />
CEDH, 13 juillet 1995, Série A, n°323, Justices, 1996-3, p.232-3, obs Cohen-Jonathan et Flauss ; sur<br />
la jurisprudence Delcourt et Sutter et l’absence du double degré de juridiction en matière civile V. supra<br />
« L’élément de décision ne caractérise pas nécessairement les actes juridictionnels ».<br />
641<br />
Arrêt Vernillo du 20 février 1991, préc., par.27 ; arrêt Navarra du 23 novembre 1993, préc., par.24.<br />
642<br />
Dans les cas d’espèce (Vernillo / Navarra), le débat portait sur les conditions d’ouverture d’une action<br />
en indemnité fondée sur l'article L.781-1 du code de l’organisation judiciaire.<br />
643 er<br />
L'article 1397 alinéa 1 du Code Civil prévoit expressément que le changement du régime matrimonial<br />
soit fait « dans l’intérêt de la famille ».<br />
427
chambre civile de la Cour de cassation du 14 janvier 1997, lequel a fait couler<br />
beaucoup d’encre au sein de la doctrine 644 . Le père d’un enfant naturel avait<br />
reconnu son enfant, puis il s’est marié sous le régime de la séparation de biens<br />
avec une femme de vingt-trois ans sa cadette – plus jeune que son fils naturel,<br />
nous fait remarquer le rapporteur de cette affaire auprès de la Cour – laquelle,<br />
comme cela était probable, a survécu à son mari. Entre-temps, les époux<br />
avaient eu deux enfants et étaient convenus d’adopter, par convention dûment<br />
homologuée par jugement, le régime de la communauté universelle avec<br />
clause d’attribution intégrale à l’époux survivant. Au décès du mari, père de<br />
l’enfant naturel, l’ensemble des biens a été recueilli par sa veuve.<br />
Pour ce qui est de cet enfant naturel (et non pas illégitime, la terminologie<br />
est en soi indicative d’un jugement de valeur) la première chambre civile était<br />
confrontée à une situation précise, un déni de justice majeur constitué par<br />
l’absence du droit au juge. L’appel étant fermé en l’absence de notification, la<br />
tierce opposition étant déclarée irrecevable par sa propre jurisprudence et ceci<br />
à trois reprises, par application des textes, l’appel-nullité étant une coquille vide<br />
en raison du délai dans lequel il est enfermé 645 , elle a opté pour la solution<br />
suivante : la reconnaissance de l’action en nullité contre la convention<br />
homologuée dès lors que, d’une part, l’homologation judiciaire laisse subsister<br />
le caractère contractuel du changement du régime matrimonial et que d’autre<br />
644 Cass. Civ. 1 ère , 14 janvier 1997, Bull.civ.I, n°20 ; Dalloz 1997, Jup. p.273, rapp. X. Savatier ; Justices,<br />
1997-8, p.133-7, obs. Wiederkher ; Defrénois 1997, p.424, obs. Champenois ; JCP 97, 22912, note E.<br />
Paillet ; Couchez, Langlade et Lebeau, Procédure civile, préc., n°1164, p.428. V. aussi pour des mises en<br />
perspective avant l’arrêt, G. Cornu, Les régimes matrimoniaux, PUF, 1997, p.210 et Aubry et Rau, par<br />
Ponsard, Droit civil, T.7, n°125.<br />
645 En ce sens, G. Wiederkher, Justices, 1997-8, p.134.<br />
428
part il y a eu fraude 646 constituée par la dissimulation de l’existence de l’enfant<br />
naturel.<br />
Nos remarques : sous l’angle du processuel étroit, c'est-à-dire de la<br />
science de la procédure comprise comme une entité séparée du substantiel (du<br />
droit substantiel mais aussi de l’essentiel), la décision de la Cour de cassation<br />
est en effet, comme le souligne le Professeur Wiederkehr 647 , discutable. Si<br />
fraude il y a, remarque-t-on 648 , c’est une fraude au jugement et la critique au<br />
jugement « est rationnellement exclue soit par l’autorité de la chose jugée…soit<br />
par l’existence des voies de recours légalement ouvertes » 649 . Seulement voilà,<br />
les voies de recours légalement ouvertes étaient légalement fermées. En<br />
revanche, l’admissibilité de l’action en nullité ne signifie pas, contrairement à ce<br />
que veulent nous faire croire Couchez, Langlade et Lebeau 650 , que l’arrêt de la<br />
Cour de cassation constitue une confirmation, ne serait-ce qu’implicite, du<br />
caractère non-juridictionnel des décisions gracieuses. C’est faire de l’exception,<br />
du cas particulier, la règle et même la proposition générale.<br />
Force est de reconnaître que « Voies de nullité n’ont lieu contre les<br />
jugements » ou, mais cela revient au même, « (la) nullité d’un jugement ne peut<br />
être demandée que par les voies de recours prévues par la loi » (article 460<br />
NCPC). A l’opposé, les voies de nullité ont lieu contre les conventions et la<br />
646 ème<br />
V.p.an., Cass. civ. 2 , 24 septembre 1997, JCP 98, II, 10029, note E. du Rusquec. En l’absence de<br />
fraude, la Cour rejette une demande en nullité de l’adjudication fondée sur la péremption des<br />
commandements de saisie, faute d’une adjudication dans les trois ans (article 694 alinéa 3 ancien Code de<br />
procédure civile).<br />
647<br />
G. Wiederkher, Justices, 1997-8, loc. cit.<br />
648<br />
Ibid.<br />
649<br />
G. Cornu, Les régimes matrimoniaux, op. cit., loc. cit.<br />
429
première chambre civile trouve un appui dans la nature juridique mixte 651 de<br />
l’homologation en question pour fonder le droit au juge. Elle opère un jugement<br />
de valeur positif sur la nécessité d’un contrôle juridictionnel de la cause de<br />
l’enfant naturel ; elle rejoint donc, dans sa méthode, la Cour européenne des<br />
droits de l'homme. L’appréciation de la nécessité du ‘droit au juge’ constitue la<br />
traduction, en termes procéduraux, de l’appréciation sur le droit substantiel. Le<br />
débat a été tranché dès lors que l’on admet de parler d’enfant naturel et non<br />
pas d’enfant illégitime. « Si l'on estime indispensable de ne pas laisser démunis<br />
les tiers autres que les créanciers » 652 , il conviendrait, sous l’angle désormais<br />
unique du droit interne et du droit européen des droits de l’homme, d’admettre<br />
cette action en nullité en faveur de l’enfant naturel. Comme le dit le rapporteur<br />
dans cet arrêt du 14 janvier 1997 653 « (il) pourrait aussi être objecté qu’admettre<br />
la recevabilité de l’action en nullité heurterait la logique en ce qu’elle réserverait<br />
un sort plus favorable aux tiers, non-créanciers, qu’à ceux-ci, puisque la<br />
recevabilité de la tierce opposition, qui leur est spécialement ouverte par<br />
l'article 1397 Code Civil, est enfermée dans le délai d’un an de l'article 1298<br />
NCPC. Certes, mais pourquoi pas ? »<br />
Si le droit d’agir en justice est l’expression d’une liberté fondamentale 654 et<br />
comme le passage du gracieux (« en l’absence de litige » article 25 NCPC) au<br />
contentieux (litige) s’effectue normalement par l’exercice fait par les tiers de<br />
650<br />
Préc.<br />
651<br />
L. Amiel-Cosme, « La fonction d’homologation judiciaire », op. cit., loc. cit.<br />
652 ère<br />
En ce sens Champenois, obs., Defrénois 1980, p.1289, sous Cass. Civ. 1 , 6 novembre 1979.<br />
653<br />
Préc., D. 1997, p.274.<br />
654<br />
S. Guinchard in J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°52 et s.<br />
430
l’appel et de la tierce opposition 655 , l’action en nullité est, dans le cas concret, la<br />
traduction procédurale du droit au juge en l’absence de l’appel et de la tierce<br />
opposition. Le débat et la solution s’articulent autour du moyen d’avoir accès au<br />
juge (ce qui démontre que cette doctrine 656 qui avance que le gracieux est non-<br />
juridictionnel passe complètement à côté de l’enjeu sous-jacent), et critiquer la<br />
solution de l’arrêt de la Cour de cassation du 14 janvier 1997 ne revient pas à<br />
rendre hommage à la procédure ; c’est perdre de vue l’essentiel 657 , s’amputer<br />
de la dimension d’équité propre au processualiste, s’intéresser trop au droit<br />
processuel sans prolongement vers le droit substantiel. Le substantiel est<br />
l’élément déterminant du processuel et non l’inverse.<br />
§4. Le jugement à l’état pur : une appréciation souveraine qui se<br />
traduit par un jugement d’espèce<br />
161. L’idée sous-jacente qui anime la partie finale de l’étude sur la matière<br />
juridictionnelle sous l’angle européen est la suivante : les arrêts de la Cour<br />
européenne des droits de l'homme sont aussi des jugements à l’état pur, c'est-<br />
à-dire des jugements qui, tout en créant du droit, sont avant tout une solution<br />
particulière pour chaque espèce. Ce qui ne signifie pas, comme il va l’être<br />
démontré 658 , que l’autorité de ses arrêts se limite au cas d’espèce. La Cour<br />
655<br />
G. Cornu et J. Foyer, préc., n°22, p.139.<br />
656<br />
Gouchez, Langlade et Lebeau, op. cit., loc. cit.<br />
657<br />
Quant à l’insécurité juridique, elle provient davantage de la dissimulation de l’existence de l’enfant<br />
naturel que de l’action en nullité qui vient compenser la fraude initiale. De toute manière, l’action en<br />
nullité n’est pas généralisée.<br />
658<br />
V. infra « Un pouvoir de pleine juridiction pour la Cour européenne des droits de l'homme » (Chapitre<br />
III).<br />
431
peut, voire elle doit, opérer cette « individualisation judiciaire » 659 parce qu’elle<br />
procède à une appréciation souveraine, suite en principe au contrôle effectué<br />
par les autorités judiciaires nationales, du respect du droit de la Convention,<br />
c'est-à-dire de l’ensemble de ses dispositions 660 . Le respect ou la violation de la<br />
Convention sont vérifiés par la Cour de Strasbourg, non pas in abstracto, mais<br />
dans les circonstances du cas d’espèce.<br />
162. La Cour européenne des droits de l'homme interprète et applique la<br />
Convention européenne des droits de l’homme. Elle est « maîtresse de la<br />
qualification juridique à donner aux faits » 661 . Elle applique le droit de la<br />
Convention aux faits du cas d’espèce. Elle opère une qualification juridique des<br />
faits. De quels faits s’agit-il ? De ceux qui ont été soumis à son contrôle suite à<br />
une requête. Ces faits ne sont jamais, en droit européen des droits de l’homme,<br />
des faits bruts. Ce sont des faits juridiquement qualifiés par les juridictions<br />
nationales, par le requérant individuel, par l’Etat, par la Commission.<br />
Le requérant place sa requête sur le terrain juridique du droit de la<br />
Convention : il allègue une violation de la Convention. La Cour, quant à elle,<br />
peut requalifier les faits. En effet, « elle a compétence pour les examiner si elle<br />
le juge nécessaire et au besoin d’office » 662 . Examiner d’office les faits<br />
juridiquement qualifiés signifie approuver leur qualification juridique ou leur<br />
659<br />
Expression qui est utilisée, dans un autre contexte, par les Professeurs G. Cornu et J. Foyer (Procédure<br />
civile, préc., n°16, p.85).<br />
660<br />
CEDH, 28 juin 1978, König, préc., par.96 ; aussi 24 février 1995, Mc Michael c/ Royaume-Uni, Série<br />
A, n°308, AJDA 1995, p.722, obs. Flauss. Dans cet arrêt, la Cour opère, comme le souligne le Professeur<br />
Flauss, un double contrôle sur le respect du principe du procès équitable au titre des articles 6 et 8 (respect<br />
de la vie familiale) de la Convention.<br />
661<br />
CEDH, 28 juin 1978, König, préc., par.96.<br />
432
donner une autre qualification. En somme, la cause de la requête s’analyse, en<br />
droit européen conventionnel, comme l’ensemble des faits juridiquement<br />
qualifiés 663 .<br />
163. L’analyse des jugements en des solutions individuelles n’est pas,<br />
bien sûr, nouvelle 664 . La nouveauté réside dans les conséquences de la<br />
synthèse faite à propos des jugements européens des droits de l’homme. La<br />
notion de jugements « à l’état pur » est empruntée au Doyen Carbonnier 665 . Il<br />
explique que le jugement à l’état pur « n’en crée pas moins du droit, non pas<br />
une règle générale, mais une solution individuelle » 666 . Il avance la notion des<br />
jugements « à l’état pur » dans le cadre de son analyse sur les jugements selon<br />
l’équité. L’auteur emploie le mot équité dans le sens suivant : « on envisage<br />
plus précisément dans l’équité un droit affranchi de règles, un droit qui cherche<br />
une solution particulière pour chaque espèce, mieux une solution individuelle<br />
pour chaque être humain ». 667 . Le Doyen Carbonnier admet par-là même que<br />
le terme d’équité peut évoquer aussi, tantôt la désignation des règles d’une<br />
justice idéale, « une sorte de droit naturel (avec cette nuance qu’avant tout un<br />
équilibre y est recherché, une égalité, aequitas, dans la pesée des<br />
662<br />
Arrêt König, préc.<br />
663<br />
Ce qui constitue un argument supplémentaire en faveur de la position de certains auteurs français selon<br />
laquelle la cause ne se limite pas aux faits bruts, purement matériels, mais aux faits colorés par le droit. En<br />
ce sens, p.ex., V. P. Hébraud, « Observations sur l’arbitrage judiciaire », Mélanges G. Marty, Univ. des<br />
Sciences Sociales de Toulouse, 1978, p.635 et s., spéc. p. 658-9 ; aussi J. Vincent et S. Guinchard, préc.,<br />
n°519, p.387. aussi V. L. Cadiet, Droit judiciaire privé, spéc. n°857. Le droit européen fait partie du droit<br />
interne. La théorie processuelle de l’instance ne peut pas se passer de l’instance européenne.<br />
664<br />
V. L. Cadiet, Droit judiciaire privé, préc., n°857. Selon le Professeur Cadiet, « s’il fallait se fixer sur<br />
une notion générique du fondement de la prétention, il serait logique d’y voir […] le présupposé ou<br />
l’hypothèse de cette règle (de droit). La fonction juridictionnelle consistant à trancher un litige par<br />
application d’une règle de droit à un cas d’espèce […] ».<br />
665<br />
J. Carbonnier, Droit civil, Introduction, PUF 1994, n°9, p.31-33.<br />
666<br />
Ibid.<br />
667<br />
Ibid.<br />
433
prétentions) » 668 , tantôt « une opposition à la rigidité du droit, au droit strict » 669 .<br />
164. Notre argument se ramène aux constats suivants : la Cour<br />
européenne des droits de l'homme se prononce en équité, au sens d’égalité,<br />
bien sûr, ce qui a été amplement démontré par les auteurs 670 , mais aussi, ce<br />
qui est moins évident, au sens d’une opposition à toute conception rigide du<br />
droit et qui donne pour résultat non pas un droit européen affranchi des règles,<br />
mais un droit modérateur qui cherche cette solution particulière, donc équitable<br />
parce que non rigide et souveraine, pour chaque espèce 671 .<br />
165. Si notre argument s’avère exact, il retentit alors sur l’analyse de<br />
l’amiable composition en droit français (articles 12 dernier alinéa et 58 du<br />
NCPC) puisqu’il réfute le raisonnement selon lequel l’amiable composition est<br />
un acte non-juridictionnel parce que le juge amiable compositeur ne statue pas<br />
en droit, mais en équité.<br />
166. En ce qui nous concerne, nous envisageons le terme équité, en droit<br />
européen conventionnel comme en droit français, comme n’étant ni du non-<br />
droit, ni, au demeurant, un droit affranchi de règles, ni, enfin, une justice idéale.<br />
668<br />
J. Carbonnier, ibid.<br />
669<br />
Ibid.<br />
670<br />
V. p. ex., N. Fricéro, « Les garanties d’une bonne justice », Droit et pratique de la procédure civile,<br />
Dalloz Action, préc., n°2145 et s.<br />
671<br />
Comp. l’arrêt Imbrioscia du 24 novembre 1993 (Série A, n°275, par.39 et 40) avec l’arrêt Kerojärvi du<br />
19 juillet 1995 (Série A, n°326, par.42) sur le rôle déterminant (Kerojärvi) ou pas (Imbrioscia) de la<br />
présence de l’avocat. La défaillance d’un avocat d’office dans une affaire de drogue (Imbrioscia) n’est pas<br />
imputé à l’Etat, alors que l’absence complète de l’assistance d’un avocat (Kerojärvi) l’est – violation de<br />
l'article 6 par.1 – implicitement, puisque le fait déterminant pour conclure à la violation est que le<br />
requérant ignorait la pratique du tribunal finlandais de ne pas transmettre d’office aux intéressés les<br />
dossiers pertinents.<br />
434
L’équité, c’est le pouvoir modérateur du juge dans un litige particulier 672 . Elle<br />
n’est pas la règle ; elle ne doit pas être généralisée afin d’éviter le risque de<br />
l’arbitraire et donc, l’insécurité juridique. Pour autant, elle existe. Elle se<br />
rapproche du contrôle d’opportunité, mais ne s’identifie pas à celui-ci. Elle<br />
existe en droit français dans un cas précis lorsque le juge statue comme<br />
amiable compositeur en vertu d’un accord exprès des parties 673 . Elle existe en<br />
droit européen des droits de l’homme, mais elle demeure l’exception et non la<br />
règle.<br />
Le juge, tout juge, statue en droit. Le juge européen des droits de<br />
l’homme est maître du droit européen des droits de l’homme. Peut-il déroger à<br />
la règle de droit, c'est-à-dire, peut-il déroger à la règle telle qu’elle a été<br />
interprétée et appliquée auparavant par lui-même ? La réponse de principe ne<br />
peut être que négative. Pour autant, le fait-il ? Il forge la règle dans un sens<br />
déterminé, il opère un jugement d’espèce, en d’autres termes, il peut se passer<br />
de ses propres précédents parce qu’il est souverain et que sa méthode – le<br />
jugement in concreto et in casu – lui permet cette marge d’appréciation en<br />
l’autorisant à ne pas avoir s’expliquer ouvertement, au moins, en lui permettant<br />
de rendre un jugement qui peut très difficilement devenir règle.<br />
A l’opposé, la majorité des jugements européens créent non seulement du<br />
672 Cf. sur l’équité dans le « procès équitable » l’analyse de S. Guinchard, « Le procès équitable, garantie<br />
formelle ou droit substantiel ? », Mélanges Farjat, à paraître. Selon le Professeur Guinchard, « (c)’<br />
est…davantage la racine equus, l’idée d’équilibre qu’il faut retenir pour comprendre ce que peut<br />
représenter aujourd'hui un procès équitable ».<br />
673 L’équité apparaît aussi dans d’autres domaines tels que le contrôle du juge, en matière gracieuse, sur<br />
les modalités de la prestation compensatoire entre les époux en cas de demande conjointe. V. article 278<br />
Code civil, aussi V. article 280-1 al. 2 Code civil; sur l’équité V. aussi article 1135 Code civil.<br />
435
droit, mais aussi des règles générales. Il revient alors au juriste d’expliquer le<br />
moyen conceptuel qui permet aux arrêts européens de s’appliquer en droit<br />
interne 674 . Pour l’instant on insiste sur ce point, à nos yeux important : le juge<br />
européen statue aussi en équité. Si tel est le cas, alors il n’est plus possible de<br />
se fonder sur la définition de l’organe juridictionnel de la Cour de Strasbourg –<br />
un tribunal a pour mission de « trancher, sur la base de normes de droit et à<br />
l’issue d’une procédure organisée, toute question relevant de sa<br />
compétence » 675 - pour établir le caractère non-juridictionnel de l’amiable<br />
composition judiciaire du droit français 676 . Ceci parce que trancher en équité ne<br />
signifie pas statuer en non-droit. L’opposition à la rigidité du droit dans un cas<br />
d’espèce, qui est le propre de tout jugement en équité prononcé par l’amiable<br />
compositeur ou le juge européen (parfois), n’équivaut pas à la suppression du<br />
droit, mais à son aménagement. D’ailleurs, peut-on vraiment avancer que les<br />
rédacteurs du Nouveau code de procédure civile ont permis au juge français de<br />
statuer en non-droit ? Ceci nous paraît inconcevable. Au contraire, on croit que<br />
le second élément distinctif du jugement en équité est que, tout en créant du<br />
droit, il n’a pas vocation à devenir une règle générale 677 . Le juge européen des<br />
droits de l’homme crée du droit lorsqu’il statue en équité, à la seule différence<br />
près que sa vérification juridique est tellement colorée par les circonstances du<br />
cas d’espèce qu’il s’agit d’une solution propre à cette espèce. En définitive, si<br />
l’équité est exclusive de la matière juridictionnelle, alors on devrait admettre<br />
que la Cour européenne des droits de l'homme n’est pas une juridiction.<br />
674<br />
V. infra « Un pouvoir de ‘pleine juridiction’ pour la Cour européenne des droits de l'homme »<br />
(Chapitre III).<br />
675<br />
CEDH, 22 octobre 1984, Sramek, préc., par.36 ; 30 novembre 1987, H c/ Belgique, préc., par.50 ; 29<br />
avril 1988, Belilos, préc., par.64 ; 27 août 1991, Demicoli, préc., par.39.<br />
676<br />
Pour un point de vue différent V. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n°200, p.187, note 8.<br />
436
167. L’ensemble du contentieux de l’indemnisation des hémophiles<br />
contaminés par le virus du SIDA – ainsi, par exemple, les arrêts X c/ France 678<br />
et Bellet c/ France 679 - la prise en compte dans divers contentieux, y compris<br />
celui des « délits d’audience », du degré de sévérité de la sanction encourue<br />
comme critère autonome et décisif de la détermination du caractère pénal<br />
d’une infraction – ainsi, par exemple, les arrêts Engel 680 , Ravnsborg 681 et<br />
Putz 682 - enfin, l’extension de l’applicabilité des garanties de l'article 6 en<br />
dehors de l’enceinte des seules procédures judiciaires – ainsi, par exemple, les<br />
arrêts Deweer 683 , Demicoli 684 , Imbrioscia 685 et Allenet de Ribemont 686 qui<br />
doivent être analysés par opposition à des décisions davantage restrictives<br />
telles que les arrêts British-American Tobacco 687 et Miailhe (n°2) 688 –<br />
s’expliquent en étant vus sous l’angle de l’équité. Autant expliciter brièvement<br />
ces trois catégories.<br />
168. Dans le contentieux de la réparation du préjudice souffert par les<br />
hémophiles contaminés par le virus du SIDA, « la Cour estime que l’enjeu de la<br />
procédure litigieuse revêtait une importance extrême pour le requérant, eu<br />
677<br />
V. J. Carbonnier, Droit civil, op. cit., loc. cit.; G. Cornu et J. Foyer, préc., n°16.<br />
678<br />
CEDH, 31 mars 1992, X c/ France, Série A, n°234-C ; aussi 26 avril 1994, Vallée c/ France, Série A,<br />
n°289, AJDA 1994, p.517, obs. Flauss.<br />
679<br />
CEDH, 4 décembre 1995, Bellet c/ France, préc.<br />
680<br />
CEDH, 8 juin 1976, Engel et autres c/ Pays-Bas, préc.<br />
681<br />
CEDH, 23 mars 1994, Ravnsborg, préc.<br />
682<br />
CEDH, 22 février 1996, Putz, préc.<br />
683<br />
CEDH, 27 février 1980, Deweer, préc.<br />
684<br />
CEDH, 27 août 1991, Demicoli c/ Malte, préc.<br />
685<br />
CEDH, 24 novembre 1993, Imbrioscia c/ Suisse, préc.<br />
686<br />
CEDH, 10 février 1995, Allenet de Ribemont c/ France, Série A, n°308.<br />
687<br />
CEDH, 20 novembre 1995, British-American Tobacco Company Ltd c/ Pays-Bas, Série A, n°331,<br />
AJDA 1996, p.380, obs. Flauss.<br />
437
égard au mal incurable qui le minait et à son espérance de vie réduite », de<br />
telle façon qu’« une diligence exceptionnelle s’imposait », puisque tout retard<br />
risquait « de priver d’objet utile la question à trancher par le tribunal » 689 . La<br />
Cour de Strasbourg dit expressément, dans l’arrêt Vallée c/ France du 26 avril<br />
1994 690 , que la juridiction administrative interne aurait dû utiliser ses pouvoirs<br />
d’injonction pour presser la marche de l’instance en raison de la santé du<br />
requérant (élément substantiel) et aussi en raison du fait que la juridiction<br />
interne en question n’ignorait pas l’arrêt X c/ France 691 (élément procédural).<br />
L’aspect processuel – autorité d’un arrêt européen rendu en faveur d’un autre<br />
requérant, mais dans des circonstances similaires à celles de l’affaire Vallée –<br />
vient renforcer l’argument substantiel. Mais cette autorité du précédent<br />
européen (l’arrêt X c/ France) se limite aux affaires dans lesquelles les griefs<br />
sont identiques et les faits similaires : la solution dans l’arrêt X c/ France n’a<br />
pas vocation à devenir une règle générale. Elle ne joue que dans le cadre du<br />
contentieux des hémophiles contaminés par le SIDA. Par conséquent, on ne<br />
peut pas suivre entièrement l’argument du Professeur Sudre, tout au moins tel<br />
qu’il est présenté, c'est-à-dire en tant que principe général au vu duquel « au<br />
sens de la jurisprudence européenne, aucune cloison étanche ne sépare la<br />
phase administrative de la phase contentieuse d’une procédure, tout<br />
particulièrement en matière de délai raisonnable : en « matière civile »<br />
l’appréciation de la durée d’une procédure administrative inclut la durée de la<br />
phase administrative préliminaire, lorsque la saisine de la juridiction est<br />
688<br />
CEDH, 26 septembre 1996, Miailhe c/ France (n°2), Justices, 1997-5, p.193-4, obs. Cohen-Jonathan et<br />
Flauss ; JCP 97, II, 22935, n°15 et n°25, obs. Sudre.<br />
689<br />
CEDH, 31 mars 1992, X c/ France, préc., par.47.<br />
690<br />
CEDH, 26 avril 1994, préc.<br />
691 Préc.<br />
438
précédée par un recours préalable obligatoire (31 mars 1992, X c/ France… -<br />
10 février 1995, Allenet de Ribemont c/ France…) ; en « matière pénale », la<br />
durée d’une procédure se mesure à compter de la date de l’ « accusation »<br />
définie comme « la certification officielle, émanant de l’autorité compétente, du<br />
reproche d’avoir accompli une infraction pénale » (27 février 1980,<br />
Deweer…) 692 .<br />
Force est de constater que dans l’arrêt X c/ France, comme d’ailleurs<br />
dans l’arrêt Vallée c/ France, la Cour constate le dépassement du délai<br />
raisonnable et conclut qu’il y a eu violation de l'article 6 paragraphe 1 en<br />
prenant en compte, comme point de départ du délai à examiner, la date de la<br />
demande préalable d’indemnisation auprès du ministre 693 . Ce dies a quo<br />
s’imposait en la matière parce que cette demande préalable était obligatoire<br />
pour les justiciables. Il s’agissait d’une requête gracieuse qui devait<br />
obligatoirement (au vu des textes internes 694 ) être adressée au ministre de la<br />
santé.<br />
Pourtant, dire comme le fait le Professeur Sudre qu’ « aucune cloison<br />
étanche ne sépare la phase administrative de la phase contentieuse d’une<br />
procédure, tout particulièrement en matière de délai raisonnable » 695 , au civil,<br />
sur la base de l’arrêt X c/ France 696 et ceci parce que l’appréciation de sa durée<br />
inclut la phase administrative préliminaire « lorsque la saisine de la juridiction<br />
692<br />
F. Sudre, note sous Cass.Com., 29 avril 1997, JCP 97, II, 22935, n°21, p.469.<br />
693<br />
CEDH, 31 mars 1992, X c/ France, préc., par.31 ; 26 avril 1994, Vallée c/ France, préc., par.33.<br />
694<br />
Article R.102 du code des tribunaux administratifs.<br />
695<br />
Préc.<br />
696<br />
Quant à l’arrêt Allenet de Ribemont qui est aussi mentionné par la Professer Sudre à l’appui de son<br />
argument V. infra.<br />
439
est précédée par un recours préalable obligatoire » 697 , risque d’induire, selon<br />
nous, en erreur. Force est de reconnaître que la phase administrative<br />
préliminaire peut être prise en compte. Mais ce constat n’est pas une<br />
nouveauté puisque la possibilité d’une extension de l’applicabilité de l'article 6<br />
avant la phase proprement contentieuse, sous l’angle du caractère raisonnable<br />
de l’ensemble de la procédure interne, a été nettement affirmée par la Cour de<br />
Strasbourg dès 1978, c'est-à-dire, dans l’arrêt König du 28 juin 1978 698 .<br />
En effet, la Cour avait retenu dans cette affaire König, sur la base d’un<br />
obiter dictum de l’arrêt Golder 699 , comme point de départ du délai sous<br />
examen, la date à laquelle le requérant avait formé opposition contre les retraits<br />
d’autorisation d’exploiter sa clinique 700 . La perméabilité de la phase<br />
administrative et de la phase proprement contentieuse au vu de l’ensemble de<br />
la jurisprudence européenne, dépend à tel point des circonstances propres au<br />
cas d’espèce et en particulier mais non-exclusivement, du caractère obligatoire<br />
que présente en droit interne la requête gracieuse, qu’il vaut mieux s’abstenir<br />
de toute généralisation.<br />
La première partie de la conceptualisation du Professeur Sudre -<br />
« aucune cloison étanche ne sépare la phase administrative de la phase<br />
contentieuse d’une procédure, tout particulièrement en matière de délai<br />
697<br />
F. Sudre, note préc.<br />
698<br />
Préc.<br />
699<br />
Préc., par.32. Sur l’ensemble de la jurisprudence en matière de « délai raisonnable » V. M-A. Eissen,<br />
La durée des procédures civiles et pénales dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de<br />
l’homme, Conseil de l’Europe, Dossiers sur les droits de l’homme, n°16, 1996, spéc. p.10.<br />
700<br />
Arrêt König, préc., par.98 ; V. N. Fricéro, « Les garanties d’une bonne justice », Dalloz Action, préc.,<br />
n° 2189.<br />
440
aisonnable » 701 - est trop générale pour être réellement instructive 702 . Dans la<br />
mesure où, au vu de la preuve avancée par le Professeur Sudre,<br />
essentiellement, pour le civil, les arrêts X c/ France 703 et Allenet de<br />
Ribemont 704 , sa proposition apparaît comme décelant une évolution<br />
jurisprudentielle des années quatre vingt dix ; elle ne l’est pas 705 . Mais, au-delà,<br />
si l’on peut avancer sur la base de l’arrêt X c/ France, qu’ « aucune cloison<br />
étanche ne sépare la phase administrative de la phase contentieuse, tout<br />
particulièrement en matière de délai raisonnable » 706 , alors, doit-on sur la base<br />
du même arrêt affirmer désormais qu’un délai de deux ans suffit pour établir la<br />
violation de l’exigence du délai raisonnable ? Dans l’arrêt en question, la Cour a<br />
conclu qu’il y avait eu dépassement du délai raisonnable pour l’ensemble d’une<br />
procédure qui s’étendait seulement sur deux ans 707 . Mais, comme elle le<br />
précise, « une diligence exceptionnelle s’imposait en l’occurrence » 708 .<br />
En somme, l’arrêt X c/ France s’inscrit dans la lignée jurisprudentielle du<br />
contentieux des hémophiles séropositifs, présente une filiation évidente avec<br />
701 F. Sudre, note préc.<br />
702 On pourrait même être tenté d’emprunter la terminologie propre à une analyse du Professeur Jacques<br />
Héron (« Localisation de l’autorité de la chose jugée... », Mélanges Perrot, préc., p.138, n°13 et p.146,<br />
note 26). Le Professeur Héron dit, à propos de l’autorité positive de la chose jugée, qu’elle « peut séduire<br />
au premier abord par sa rationalité abstraite ». L’absence de cloison étanche entre la phase administrative<br />
et la phase contentieuse (Sudre) et le « tiers », critère de l’acte juridictionnel (J. Héron, Droit judiciaire<br />
privé, préc., n°271) peuvent, en effet, séduire au premier abord par leur rationalité abstraite.<br />
703 Préc.<br />
704 Préc.<br />
705 V. Aussi J. Velu et R. Ergec, La Convention européenne des droits de l’homme, préc., n°516.<br />
706 F. Sudre, note pré.<br />
707 Arrêt X c/ France, préc., par.11, 31 et 49.<br />
708 Arrêt préc., par.47 ; dans le même sens pour certains des requérants. CEDH, 8 février 1996, A et autres<br />
c/ Danemark, par.78.<br />
441
l’arrêt Bellet c/ France 709 et doit être abordé sous l’angle, plus édifiant, de<br />
l’appartenance à des sous-espèces de la « matière civile ».<br />
169. Dans le même ordre d’idées, la corrélation établie par le Professeur<br />
Sudre 710 , au civil, entre les arrêts X c/ France 711 et Allenet de Ribemont 712 est<br />
pour le moins douteuse. Il suffit de constater que l’affaire Allenet de Ribemont<br />
concerne aussi, voire essentiellement, le pénal, ne serait-ce que parce que la<br />
mise en cause du requérant par des hauts fonctionnaires français, « sans<br />
nuance » 713 , dans une conférence de presse, portait sur l’allégation selon<br />
laquelle le requérant avait été « l’un des instigateurs et donc le complice d’un<br />
assassinat » 714 . Par conséquent, la principale violation de la Convention<br />
concerne la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article<br />
6 715 , dans une affaire qui est clairement évocatrice dans l’esprit de l’auteur de<br />
la présente étude, du phénomène décrit et dénoncé par Serge Guinchard des<br />
« procès hors les murs » 716 .<br />
Si en effet, le « droit à un tribunal revêt [...] une trop grande importance<br />
dans une société démocratique pour qu’une personne en perde le bénéfice par<br />
cela seul qu’elle a souscrit à un arrangement para-judiciaire » 717 , on comprend<br />
709<br />
Préc. On ne procède pas à une analyse de l’affaire Bellet qui a été amplement décortiquée par les<br />
auteurs. L’arrêt Bellet a été en effet inspiré, comme le souligne Mme Harichaux, « par des considérations<br />
humanitaires ». V. M. Harichaux, JCP 96, II, 22648.<br />
710<br />
Note préc.<br />
711<br />
Préc.<br />
712<br />
Préc.<br />
713<br />
Arrêt Allenet de Ribemont, préc., par.41.<br />
714<br />
Même arrêt, par.11 et 41.<br />
715<br />
Arrêt préc., par.31 à 41.<br />
716<br />
S. Guinchard, « Les procès hors les murs », Mélanges G. Cornu, PUF, 1994, p.201. Le titre est parlant.<br />
717<br />
Arrêt Deweer du 27 février 1980, préc., par.49.<br />
442
aisément pourquoi la Cour de Strasbourg s’est efforcée de découvrir, dans<br />
l’affaire Deweer, une « accusation en matière pénale » 718 , alors qu’il n’y avait<br />
eu en l’espèce, ni arrestation 719 , ni inculpation 720 , ni condamnation passée en<br />
force de chose jugée 721 . D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle le requérant n’a<br />
pas eu à intenter la procédure de révision telle qu’elle existait en matière<br />
pénale interne. Dès lors, on estime que la définition de l’accusation dans cette<br />
affaire Deweer, c'est à dire la notification officielle émanant du procureur du Roi<br />
près le tribunal belge de première instance, du reproche d’avoir accompli une<br />
infraction à la réglementation nationale sur les prix de vente de la viande 722 ,<br />
s’imposait afin de faire jouer l’article 6. L’arrêt Deweer ne concerne pas le<br />
dépassement du délai raisonnable, mais la renonciation involontaire, parce<br />
qu’ « entachée de contrainte » 723 , du requérant à un procès équitable.<br />
L’affaire Allenet de Ribemont quant à elle, porte seulement à titre<br />
secondaire, sur le dépassement du délai raisonnable. La Cour, tout en se<br />
référant à un arrêt antérieur 724 prend en considération, pour fixer le point de<br />
départ de la procédure, la date du dépôt du recours gracieux devant le premier<br />
ministre. Mais puisque, comme on a essayé de le démontrer auparavant, ceci<br />
ne constitue nullement une nouveauté, le véritable intérêt, en ce qui concerne<br />
la durée raisonnable, réside en la complexité inhérente à l’existence de deux<br />
ordres de juridiction en France. La fameuse absence de « cloison étanche »<br />
718 Préc., par.46.<br />
719 Préc., par.43.<br />
720 Ibid.<br />
721 Préc., par.32.<br />
722 Préc., par.7, 9 et 46.<br />
723 Préc., par.54.<br />
443
entre la phase administrative et la phase contentieuse s’efface, en réalité, en<br />
tant qu’enjeu principal dans l’affaire Allenet de Ribemont. Le point litigieux<br />
concernait plutôt, non pas la phase administrative, mais la procédure<br />
juridictionnelle administrative. Le gouvernement français soutenait que la<br />
procédure devant les juridictions administratives ne devait pas entrer en ligne<br />
de compte 725 . Ces juridictions auraient décliné leur compétence en application<br />
du principe de la séparation des autorités administrative et judiciaire 726 . Pour le<br />
gouvernement, les « conseils de M. Allenet de Ribemont ne pouvaient ignorer<br />
un tel principe » 727 .<br />
Le requérant, quant à lui, avançait que « l’introduction du recours devant<br />
le tribunal administratif de Paris marque le début de la procédure et qu’en<br />
raison du conflit de compétence constaté en l’espèce, l’instance devant le juge<br />
judiciaire constituait le nécessaire prolongement de l’action devant le juge<br />
administratif » 728 . La Cour souscrit à la thèse du requérant 729 . La complexité de<br />
la répartition des compétences entre les juridictions administratives et<br />
judiciaires 730 - dans la mesure où elle est implicitement constitutive du<br />
dépassement du délai raisonnable pour l’ensemble de la procédure interne - ne<br />
joue pas, en principe, contre le requérant, à la condition que les lenteurs de<br />
724<br />
Dans l’arrêt Allenet de Ribemont (préc., par.46), la Cour mentionne sa décision dans l’arrêt Karakaya<br />
c/ France du 26 août 1994 (Série A, n°289-B, par.29).<br />
725<br />
Arrêt préc., par.45.<br />
726<br />
Ibid.<br />
727<br />
Ibid.<br />
728<br />
Ibid.<br />
729<br />
Préc., par.46.<br />
730<br />
Rappr. l’arrêt Allenet de Ribemont avec l’arrêt Guillemin c/ France du 21 février 1997 (préc.) V. F.<br />
Sudre, JCP 98, I, 107, n°28.<br />
444
ladite procédure ne lui soient pas en grande partie imputables 731 . La Cour<br />
examine, conformément à une jurisprudence constante, aussi bien la<br />
complexité de l’affaire 732 que le comportement des autorités nationales 733 .<br />
170. D’une manière générale, s’il est vrai, comme l’a souligné le<br />
Professeur Sudre 734 , que la période prise en considération par la Cour pour<br />
l’appréciation de l’exigence du délai raisonnable englobe la phase de la<br />
procédure interne qui se situe en dehors du « procès » au sens juridictionnel du<br />
terme dès lors que cette phase, qu’elle soit administrative ou quasi-<br />
administrative, apparaît comme étant partie intégrante de l’ensemble de la<br />
procédure, la même remarque ne vaut pas pour le reste des exigences de<br />
l’article 6, au moins pour le civil. On pourrait même être tenté d’affirmer, au vu<br />
des arrêts British-American Tobacco 735 et Miailhe (n°2) 736 qu’une cloison<br />
étanche sépare toujours la phase administrative de la phase contentieuse<br />
d’une procédure.<br />
On retient plutôt la position suivante : en l’état actuel du droit européen<br />
des droits de l’homme, tout effort de systématisation d’une théorie quant à la<br />
corrélation de l’administratif et du juridictionnel en matière civile risque d’être<br />
ébranlé dans ses fondements mêmes par une jurisprudence des droits de<br />
l’homme qui ne répond pas à cette conceptualisation propre à la doctrine. Faut-<br />
il pour autant se résigner à ne pas dégager les enseignements du droit de la<br />
731 Arrêt Allenet de Ribemont, préc., par.53.<br />
732 La jurisprudence est détaillée par M-A. Eissen, préc., p.19 et s.<br />
733 V. M-A. Eissen, préc., p.28 et s.<br />
734 F. Sudre, JCP 97, II, 22935, n°21.<br />
735 Préc.<br />
445
Convention et les retentissements du droit jurisprudentiel des droits de l’homme<br />
sur la procédure française, y compris sur la procédure devant le Conseil de la<br />
concurrence, « organisme administratif », selon le Conseil constitutionnel 737 ?<br />
171. La juridictionnalisation partielle, au niveau interne de l’ordre juridique<br />
européen, du domaine administratif 738 (si le Conseil de la concurrence est un<br />
organisme administratif, alors, une lecture de l’ordonnance du 1 er décembre<br />
1986 constitue un commencement de preuve pour l’argument) correspond au<br />
mouvement jurisprudentiel européen, qui, dans certains domaines et sous<br />
certaines conditions, semble établir l’applicabilité d’un certain nombre des<br />
exigences de l’article 6 en dehors de la phase proprement juridictionnelle. Pour<br />
autant, en l’état actuel des choses, la notion de juridiction présente toujours, en<br />
droit français comme en droit de la Convention européenne des droits de<br />
l’homme, une différence de nature avec celle de l’administration 739 .<br />
Cette position de principe démontre la difficulté de clôturer définitivement<br />
l’enceinte du « procès équitable » au sens de la Convention. Il est en effet<br />
presque impossible de dire avec certitude, au vu des arrêt Deweer 740 , De<br />
Cubber 741 , Borgers 742 , Sténuit 743 , Imbrioscia 744 , Fayed 745 , British-American<br />
736<br />
Préc.<br />
737<br />
Les décisions du Conseil constitutionnel « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités<br />
administratives et juridictionnelles ». Article 62 alinéa 2 de la Constitution de la République française.<br />
738<br />
Contra L. Richer, Préface, « La juridiction administrative spécialisée », préc. ; mais V. R. Drago, « Le<br />
Conseil de la concurrence », JCP 97, I, 3300, n°18. Comme le souligne M. Drago, même « s’il est admis<br />
que le Conseil n’est pas une juridiction, il apparaît […] que sa juridictionnalisation est déjà très accusée. »<br />
739<br />
Contra L. Richer, op. cit., loc. cit.<br />
740<br />
Préc.<br />
741<br />
Préc.<br />
742<br />
Préc.<br />
743<br />
CEDH, 27 février 1992, Société Sténuit c/ France, Série A, n°232-A qui renvoie au rapport de la<br />
Commission du 30 mai 1990. La Commission avait conclu à la violation de l'article 6-1 parce que la<br />
446
Tobacco 746 et Miailhe (n°2) 747 , si la présence du rapporteur au délibéré du<br />
Conseil de la concurrence, organisme administratif, viole ou non l’article 6.<br />
Dans la présente étude, on a opté pour l’affirmatif.<br />
A l’opposé, il pourrait être avancé que le respect du contradictoire n’est<br />
pas un principe absolu, s’agissant du délibéré d’un organe administratif tel que<br />
le Conseil de la concurrence qui n’est pas considéré, en droit positif français,<br />
comme un tribunal de type classique 748 , et ce, d’autant que l’entreprise dispose<br />
du contradictoire à partir de la notification des griefs par le Conseil (article 21<br />
alinéa 1 de l’Ordonnance) et alors que les juridictions civiles ont plénitude de<br />
juridiction, à l’instar de ce qui a été constaté par la Cour dans l’affaire British-<br />
American Tobacco (à propos de la plénitude de juridiction des tribunaux civils<br />
néerlandais pour connaître de la décision d’une division des recours de l’office<br />
néerlandais des brevets 749 et se prononcer sur le fond). De plus, au vu de<br />
l’arrêt Miailhe c/ France (n°2) 750 , n’est-il pas vrai que, même au pénal, si l’article<br />
6 ne « se désintéresse (pas) des phases qui se déroulent avant la procédure<br />
de jugement » 751 , néanmoins le contrôle juridictionnel qui suit (dans l’espèce, la<br />
procédure pénale avait comporté un double degré de juridiction) restitue le<br />
caractère équitable aux instances litigieuses, « considérées dans leur<br />
société requérante n’avait pas bénéficié, à l’époque, d’un tribunal qui aurait statué sur le bien-fondé de<br />
l’accusation en matière pénale. L’affaire s’est terminée par un arrêt de radiation du rôle suite à un<br />
désistement.<br />
744<br />
Préc.<br />
745<br />
Préc.<br />
746<br />
Préc.<br />
747<br />
Préc.<br />
748<br />
V. arrêt De Cubber du 26 octobre 1984, préc., par.32.<br />
749<br />
Arrêt du 20 novembre 1995, préc., par.84.<br />
750<br />
Arrêt du 26 septembre 1996, préc., par.41 à 46.<br />
751<br />
Arrêt Imbriscia du 24 novembre 1993, préc., par.36.<br />
447
ensemble » 752 ?<br />
On considère que constitue une violation de l’article 6 l’« inobservation<br />
initiale » 753 au stade du délibéré du Conseil de la concurrence, organe qui, à la<br />
différence d’une ‘Commission des infractions fiscales’ (l’organisme en question<br />
dans l’affaire Miailhe), ne donne pas un simple avis, mais exerce une fonction<br />
matériellement juridictionnelle et qui, aux termes de l'article 13 de ladite<br />
Ordonnance, peut infliger des sanctions pécuniaires 754 , ordonner la publication<br />
de sa décision et, parfois, transmettre le dossier au procureur de la<br />
République 755 .<br />
La Cour de Strasbourg prend en compte, pour la détermination du<br />
caractère pénal d’une matière et donc pour l’applicabilité des exigences de<br />
l'article 6 devant des organes qui ne sont pas, à priori, juridictionnels, le degré<br />
de sévérité de la sanction encourue par le justiciable 756 . Mais, en l’absence<br />
d’« une lourde peine privative de liberté » 757 dans les sanctions prononcées par<br />
le Conseil de la concurrence, est-ce que la possibilité de la transmission du<br />
dossier – rarement utilisée en fait 758 - en cas de fraude, au procureur de la<br />
République qui, quant à lui, apprécie souverainement l’opportunité d’une action<br />
752<br />
Arrêt du 26 septembre 1996, préc., par.46.<br />
753<br />
Arrêt Imbrioscia, préc., par.36.<br />
754<br />
Aux termes de l’alinéa 4 de l'article 13 : « Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise,<br />
de 5% du montant du chiffre d’affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos. Si le<br />
contrevenant n’est pas une entreprise, le maximum est de dix millions de francs. » Selon Mme<br />
Matsopoulou, qui cite le Professeur Pedamon, « les décisions du Conseil sont exécutoires<br />
immédiatement » (in « La présence du rapporteur… », op. cit., p.10).<br />
755<br />
Articles 11 alinéa 3 et 17 de l’Ordonnance.<br />
756<br />
Arrêt Engel du 8 juin 1976, préc., par.83 à 85.<br />
757<br />
Arrêt Engel, préc. Mais dans l’arrêt Deweer, le procureur du Roi n’estimait pas devoir requérir une<br />
peine d’emprisonnement pour réprimer l’infraction en question et pourtant la Cour dit qu’il y a eu<br />
« accusation en matière pénale » (V. par.45 et 46 de la décision).<br />
448
pénale, suffit pour établir l’applicabilité intégrale des exigences du procès<br />
équitable ? Cette transmission ne lie pas le ministère public 759 , alors que, dans<br />
l’arrêt Miailhe 760 , la Commission des infractions fiscales donnait un avis qui liait<br />
le ministre et pourtant la Cour a conclu à l’absence de violation de l'article 6<br />
par.1 ; à l’opposé, dans l’affaire Sténuit 761 , la Commission avait constaté la<br />
violation de l'article 6 par.1 dans un cas de figure où le ministre avait infligé,<br />
suite à l’avis de la Commission de la concurrence, une sanction pécuniaire pour<br />
violation du droit de la concurrence 762 .<br />
La solution à suivre s’obscurcit davantage à mesure que l’on introduit<br />
l’éventail jurisprudentiel susceptible d’entrer en ligne de compte. Doit-on<br />
considérer, au vu de l’arrêt Bendenoun 763 , qu’une sanction pécuniaire lourde ne<br />
se heurte pas à l'article 6 pour autant que l’entreprise (et tout autre<br />
contrevenant) puisse saisir la Cour d’appel de Paris qui offre, quant à elle,<br />
l’ensemble des garanties de l’article 6 ? Cependant, la nature des sanctions<br />
pécuniaires en question – elles doivent être « proportionnées à la gravité des<br />
faits reprochés » 764 et elles « sont déterminées individuellement pour chaque<br />
entreprise » 765 et « de façon motivée pour chaque sanction » 766 - et la mission<br />
corrective du Conseil 767 (qui peut édicter des injonctions) nous amènent à<br />
penser que les sanctions prononcées sont des punitions au sens de la<br />
758<br />
V. M-Ch. Boutard Labarde et G. Canivet, Droit français de la concurrence, op. cit., n°380.<br />
759<br />
Préc.<br />
760<br />
Préc.<br />
761<br />
Préc.<br />
762<br />
V. J-P. Le Gall, « A quel moment le contradictoire ? » in Les nouveaux développements du procès<br />
équitable…, op. cit., p.59.<br />
763<br />
Préc., par.46.<br />
764<br />
Article 13 alinéa 3 de l’Ordonnance.<br />
765 Ibid.<br />
449
jurisprudence du Conseil constitutionnel 768 et, par conséquent, les droits de la<br />
défense qui découlent « des principes fondamentaux reconnus par les lois de<br />
la République » 769 sont entièrement applicables à la procédure devant le<br />
Conseil de la concurrence. La « pénalisation » des sanctions pécuniaires<br />
implique l’applicabilité renforcée de l'article 6 à la procédure devant le Conseil<br />
sans que le contrôle de pleine juridiction opéré par la Cour d’appel puisse<br />
effacer l’« inobservation initiale » 770 constituée par la présence du rapporteur<br />
au délibéré.<br />
172. Pour conclure, on avance que le juge européen des droits de<br />
l’homme ménage l’avenir de telle façon que, tantôt il « intrigue quelque<br />
peu » 771 , tantôt il fait œuvre « d’équité » 772 ; en tout cas, il examine la violation<br />
dans le cas d’espèce tout en considérant les instances litigieuses dans leur<br />
ensemble, méthode à la fois précise et large qui lui permet, en fait, de ne pas<br />
se passer de la corrélation essentielle de l’élément substantiel et de l’aspect<br />
procédural. Son appréciation souveraine se traduit par ce jugement d’espèce.<br />
173. Si tel est le cas, il reste à déterminer lesquelles, parmi les décisions<br />
766 Ibid.<br />
767 Cons. Conc, rapp. Année 1992, p.62 à 67. V. M-Ch. Boutard Labarde et G. Canivet, préc., n°366.<br />
768 V. déc. n°87-237 DC du 30 décembre 1987, Justices, 1996-3, p.391, obs. Lamarque.<br />
769 Déc. 76-70 DC, 2 décembre 1976, RDP 1978, p.817, note Favoreu ; déc. 80-127 DC, 19-20 janvier<br />
1981, p.275, note Rivero ; déc. 93-325 DC, 13 août 1993, Justices, 1995-1, p.202, note Molfessis ; déc.<br />
86-224 DC, 23 janvier 1987 in S. Guinchard, « Le procès équitable, droit fondamental ? », AJDA, 1998,<br />
p. 191 et s.<br />
770 Arrêt Imbrioscia, préc., par. 36.<br />
771 J-F. Flauss, AJDA 1996, p.380 (observations sur l’affaire British-American Tobacco).<br />
450
européennes, doivent appliquer les juridictions nationales, c'est-à-dire le moyen<br />
qui assure l’utilisation concrète, au niveau judiciaire national, de cette<br />
jurisprudence européenne, qui fait, à l’évidence, corps avec la Convention.<br />
Néanmoins, ce n’est pas la fin, l’utilisation concrète donc effective des<br />
arrêts européens des droits de l’homme dans l’ordre interne qui va déterminer<br />
notre analyse sur l’autorité des arrêts de la Cour de Strasbourg. L’autorité du<br />
précédent découle - comme on essaye de le démontrer - d’une part de la<br />
qualification préalable de l’acte du juge européen comme acte juridictionnel,<br />
d’autre part de la méthode propre à ce juge. Sur la base de ces deux constats,<br />
il s’agit alors d’intégrer la solution proposée dans l’ensemble de l’ordre juridique<br />
européen et d’examiner sa conformité au droit positif, textes et jurisprudence.<br />
772 J-F. Flauss, « Les nouvelles frontières du procès équitable », op. cit., p.93.<br />
451
CHAPITRE III<br />
UN POUVOIR DE « PLEINE JURIDICTION » POUR LA COUR<br />
EUROPEENNE DES DROITS DE L’HOMME<br />
174. Il s’agit ici d’une analyse volontairement partielle sur le thème de<br />
l’autorité des arrêts des Cours européennes (Cour de justice des<br />
Communautés européennes et Cour européenne des droits de l’homme). On<br />
se concentre sur la notion de l’autorité des arrêts de la Cour européenne des<br />
droits de l’homme car c’est elle qui provoque le plus grand nombre des<br />
malentendus. La question connexe (autorité des arrêts de la Cour de justice<br />
des Communautés européennes) ne sera examinée que de manière<br />
schématique et par analogie à la solution proposée en droit européen des<br />
droits de l’homme 773 . On espère ainsi offrir une meilleure lisibilité de la portée<br />
des arrêts européens en droit interne tout en évitant d’être redondant.<br />
773 Pour une analyse complète V. infra “Les effets des arrêts de manquement rendus par la Cour de Justice<br />
des Communautés européennes” in “L’effectivité de la mise en oeuvre des arrêts européens”. En réalité,<br />
l’examen de l’autorité des arrêts de manquement pourrait être entièrement examiné dans la présente partie<br />
de l’étude. On a opté pour le choix susmentionné, d’une part parce que la mise en oeuvre des arrêts de<br />
manquement de la Cour de Luxembourg est souvent influencée par des considérations non-juridiques,<br />
d’autre part parce que l’autorité du précédent des arrêts de la Cour de Strasbourg dépasse le seul enjeu de<br />
la mise en oeuvre de l’acte juridictionnel européen dans le droit français. La présentation des effets<br />
processuels de l’acte juridictionnel européen des droits de l’homme fait partie de la section consacrée à<br />
“L’éventail des actes juridictionnels” parce qu’elle consolide la réalité de l’existence d’un ordre juridique<br />
européen. La mise en oeuvre d’un arrêt de Strasbourg dans l’ordre interne dépend avant tout de la volonté<br />
de la France de l’exécuter. En cas de non-exécution, le mécanisme existe, comme on va le démontrer,<br />
pour que l’acte juridictionnel européen des droits de l’homme trouve sa pleine application. V. infra “Le<br />
conflit entre un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme et une décision interne”, Titre II,<br />
Chapitre II, Section 2.<br />
452
175. L’idée principale qui anime la présente démarche est que la Cour<br />
européenne des droits de l'homme, organe juridictionnel, exerce une fonction<br />
juridictionnelle qui se concrétise par une décision juridictionnelle au fond. L’idée<br />
sous-jacente de la démarche est que la Cour de Strasbourg, tout comme la<br />
Cour de Luxembourg 774 , a un pouvoir « de pleine juridiction » : ceci signifie<br />
qu’elle apprécie le comportement d’un Etat dans un cas déterminé et par là<br />
même elle précise les exigences du droit européen en question. La<br />
conséquence première de l’acte juridictionnel au principal- son autorité - mérite<br />
une redéfinition en droit de la Convention européenne des droits de l’homme et<br />
ceci à la lumière de la jurisprudence des années quatre-vingt dix de la Cour<br />
européenne des droits de l’homme. Le mécanisme du précédent, transposé en<br />
droit européen conventionnel, permet de dissiper la confusion actuelle qui<br />
règne quant à l’autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de<br />
l’homme (Section 1). La solution avancée - l’autorité du précédent - répond<br />
parfaitement au besoin de prendre en considération ce pouvoir « de pleine<br />
juridiction » qui est le propre des juridictions européennes tout en étant<br />
respectueuse de l’exigence de la sécurité juridique (Section 2).<br />
774 V. P. Pescatore in Traité instituant la CEE, Commentaire article par article, sous la direction de<br />
V. Constantinesco, R. Kovar, J.-P. Jacqué et D. Simon, Economica 1992, p. 1073 et s., spéc. p. 1109.<br />
Selon le juge Pescatore : « Saisie d’un recours en manquement, la Cour exerce, en quelque sorte, un<br />
pouvoir de « pleine juridiction » en ce sens qu’il lui appartient simultanément de déterminer les exigences<br />
du droit communautaire et d’apprécier les comportements de l’Etat membre concerné ».<br />
453
Section 1. La confusion quant à l’autorité des arrêts de la Cour<br />
européenne des droits de l’homme<br />
176. D’un point de vue national, le problème se présente de la manière<br />
suivante : on doit définir le fondement juridique sur lequel repose l’obligation<br />
pour les juridictions nationales de respecter et donc d’appliquer le droit de la<br />
Convention dans sa « réalité » jurisprudentielle 775 . Ainsi posée, la question ne<br />
fait pas l’unanimité car le fait même d’obliger le juge national à suivre la<br />
jurisprudence européenne suscite des controverses. Et ceci y compris les cas<br />
de figure où la Convention a été incorporée dans un ordre national. De plus, le<br />
« flou » de la terminologie complique encore les choses (portée ou effets des<br />
arrêts de la Cour de Strasbourg et même effet direct des décisions en droit<br />
interne). Cette souplesse quant aux notions masque une véritable confusion<br />
quant à l’autorité des arrêts de la Cour de Strasbourg. Commençons par ce qui<br />
est certain pour mieux démontrer l’ampleur des incertitudes.<br />
§1. L’autorité spécifique des arrêts de la Cour européenne des droits<br />
de l’homme<br />
177. Les arrêts de la Cour ont force obligatoire car ils sont définitifs et ils<br />
sont revêtus de l’autorité de la chose jugée (article 46 de la Convention) 776 .<br />
Cette autorité joue autant pour les arrêts « déclaratoires » par lesquels la Cour<br />
775 Selon l’expression du Professeur G. Cohen-Jonathan. V. G. Cohen-Jonathan, « Quelques<br />
considérations sur l’autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », Mélanges M.-A.<br />
Eissen, Bruylant Bruxelles, LGDJ Paris 1995 p. 39 et s., spéc. p. 53.<br />
776 Ex articles 52 et 53 de la Convention.<br />
454
dit s’il y a ou non violation de la Convention, que pour les arrêts dits de<br />
« prestation » par lesquels elle accorde une « satisfaction équitable » au<br />
requérant individuel 777 (lecture combinée des articles 41 et 46 de la<br />
Convention) 778 . En d’autres termes, la force obligatoire des arrêts de la Cour<br />
est certaine et générale. L’autorité de la chose jugée est une autorité relative<br />
certes, puisqu’elle se limite aux parties dans un litige déterminé, mais au vu des<br />
textes elle ne connaît aucune limitation dans le temps ou dans sa nature. C’est<br />
une autorité relative de la chose jugée telle qu’elle existe pour toute décision de<br />
juridiction française. Et pourtant, si l’on examine de près les effets des arrêts de<br />
la Cour de Strasbourg en droit interne, elle n’est pas une autorité de la chose<br />
jugée au plein sens du terme.<br />
178. En effet, en théorie générale du droit, la conséquence sine qua non<br />
de la reconnaissance de l’autorité (relative) de la chose jugée est que le<br />
plaideur peut se prévaloir du jugement et de ses avantages. Mais les auteurs<br />
s’accordent à dire, en droit européen conventionnel, que le requérant individuel<br />
qui a obtenu une décision en sa faveur avec autorité de la chose jugée ne peut<br />
pas s’en prévaloir, du moins directement, dans l’ordre national. On peut dire<br />
que les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme ne s’imposent<br />
pas de jure aux juridictions nationales 779 , ou plutôt que ces arrêts n’ont qu’une<br />
valeur déclaratoire, sans effet en droit strict sur la validité des décisions<br />
777 Sur la distinction V. G. Cohen-Jonathan, Jurisclasseur Europe, Fasc. 6510, n° 138.<br />
778 Ex articles 50, 52 et 53 de la Convention.<br />
779 J.-F. Renucci, « La portée des arrêts de la Cour E.D.H. », D. 1993, Jur. p. 515 ; R. de Gouttes, « Le<br />
juge judiciaire français et la Convention européenne des droits de l’homme : Avancées et réticences », in<br />
P. Tavernier, Quelle Europe pour les droits de l’homme ? Préface P.-H. Imbert, Bruylant Bruxelles 1996,<br />
p. 217 et s., spéc. p. 231.<br />
455
endues dans la même affaire 780 ou même qu’il s’agit du problème plus général<br />
du défaut d’effet direct des décisions de la Cour de Strasbourg en droit<br />
interne 781 . Dans tous ces cas le résultat est le même : il s’agit de refuser, sans<br />
pour autant admettre qu’on le fait, son plein effet à l’autorité de la chose jugée<br />
que revêtent les arrêts de la Cour. Ceci nous amène à cette situation assez<br />
paradoxale : l’Etat partie au litige doit se conformer à la décision de la Cour<br />
européenne des droits de l’homme mais le particulier ne peut pas se prévaloir<br />
du jugement au niveau judiciaire national alors qu’il peut obtenir réparation au<br />
niveau européen par le biais de la demande de satisfaction équitable (article 41<br />
Convention). En définitive, ce qui manque aux arrêts de la Cour de Strasbourg<br />
c’est l’aspect positif de l’autorité de la chose jugée - la possibilité de se<br />
prévaloir du jugement et de ses avantages dans l’ordre interne - qui s’identifie à<br />
la force obligatoire. Autrement dit, la force obligatoire des arrêts de Strasbourg<br />
ne joue au niveau judiciaire national que pour un seul des litigants, l’Etat partie<br />
au litige. Elle peut ainsi être qualifiée de force passive car l’autorité même de<br />
ses arrêts est altérée et sans effet positif réel.<br />
179. La jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de Cassation<br />
française semble conforter cette analyse selon laquelle l’autorité des arrêts de<br />
la Cour européenne des droits de l’homme est une autorité spécifique. En effet,<br />
la Chambre criminelle a affirmé (arrêt Kemmache du 3 février 1993), qu’« un<br />
arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme... s’il permet à celui qui s’en<br />
780 P. Chambon, JCP 1994, II, 22197.<br />
781 G. Ress in La Convention européenne des droits de l’homme, commentaire article par article, sous la<br />
direction de L.-E. Pettiti, E. Decaux, P.-H. Imbert, Préface P.-H. Teitgen, préc., p. 857 ; V. aussi J. Velu<br />
et R. Ergec, La Convention européenne des droits de l’homme, préc., n° 1211.<br />
456
prévaut de demander réparation, est sans incidence sur la validité des<br />
procédures relevant du droit interne » 782 . Par la suite, la Chambre criminelle<br />
persiste dans une déclaration tout aussi catégorique : « les décisions rendues<br />
par ladite Cour (Cour européenne des droits de l’homme) n’ont aucune<br />
incidence directe en droit interne sur les décisions des juridictions<br />
nationales » 783 . Mais alors, et si ces deux décisions sont d’une telle « rectitude<br />
juridique » comme certains auteurs l’affirment 784 , on doit inéluctablement<br />
admettre, comme on vient de le faire, que l’autorité de la chose jugée qui<br />
s’attache aux arrêts de la Cour de Strasbourg est une autorité spécifique au<br />
droit de la Convention. Il s’agit bel et bien en effet d’un problème relatif à<br />
l’autorité de la chose jugée ; de plus il se pose dès que la Cour européenne<br />
des droits de l’homme a rendu son arrêt. Car l’autorité de la chose jugée existe<br />
à partir du jour où l’arrêt européen a été rendu 785 , malgré la possibilité d’une<br />
demande en révision 786 , tout comme un jugement français a autorité de la<br />
chose jugée dès son prononcé 787 , malgré la possibilité d’interjeter appel car<br />
l’effet suspensif de l’appel ne joue pas au niveau de l’autorité et ceci vaut pour<br />
l’effet négatif 788 comme pour l’effet positif 789 de cette autorité. L’appel suspend<br />
seulement la force exécutoire du jugement. En d’autres termes, et ceci<br />
782 Cour de cass. crim., 3 février 1993, Kemmache, Bull. crim. n° 57, p. 132 ; D. 1993, Jur. p. 515, note<br />
Renucci ; JCP 94, II, 22197, note Chambon.<br />
783 Cas. crim., 4 mai 1994, Saidi, D. 1995, Jur. p. 80, note Renucci ; JCP 94, II, 22349, note Chambon.<br />
784 V. J.-F. Renucci, préc. ; V. aussi R. de Gouttes op. cit., loc. cit. L’avocat général Régis de Gouttes<br />
inscrit ces deux décisions (Kemmache et Saidi), tout en s’abstenant de les critiquer, dans un mouvement<br />
tendant à limiter les effets des arrêts de la Cour européenne en droit interne ; V. P. Chambon, préc. M.<br />
Chambon croit voir dans les arrêts de la Cour européenne « une influence pour l’avenir ».<br />
785 V. J. Velu et R. Ergec, op. cit., n° 1226.<br />
786 Règlement de la Cour, article 58. La révision d’un arrêt européen présuppose la découverte d’un fait<br />
nouveau et décisif à la solution du litige. V. Sur la question G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss, Justices,<br />
1997-5, p. 179 et s.<br />
787 Article 480 NCPC ; Civ. 3 janvier 1979, Bull. Civ. II, n° 3 p. 2, Dalloz 1979, IR p. 510, obs. Julien ;<br />
Civ. 25 mars 1985, JCP 1987, II, 20823, note Blaisse.<br />
788 Com. 2 mars 1976, Gaz. Pal. 1976. 2. 456, Bull. civ. IV, n° 75, p. 65.<br />
457
constitue par là même une première objection à la qualification d’autorité<br />
spécifique, l’autorité étant un effet essentiel de l’acte juridictionnel au principal,<br />
on considère que les arrêts Kemmache 790 et Saidi 791 de la Chambre criminelle<br />
ne sont pas juridiquement aussi inattaquables qu’on aurait pu le croire 792 . Vue<br />
sous l’angle de l’autorité de la chose jugée, l’explication avancée selon laquelle<br />
les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme n’ont qu’une influence<br />
pour l’avenir sur la jurisprudence des juridictions françaises constitue un<br />
contresens 793 . Elle provient sans doute de la mauvaise transposition d’une<br />
certaine jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ; celle-ci,<br />
au nom du principe de la sécurité juridique, limite les effets d’un arrêt dans<br />
l’avenir, c’est-à-dire pour les actes ou situations juridiques postérieurs au<br />
prononcé de l’arrêt 794 . Elle provient aussi sans doute d’une confusion entre<br />
l’autorité de la chose jugée et l’autorité de la chose interprétée 795 . Car lorsque<br />
la Cour de Strasbourg limite à l’avenir - comme dans l’arrêt Marckx 796 - les<br />
effets d’un arrêt (suivant sur ce point la méthode de la Cour de justice des<br />
Communautés européennes) 797 , l’autorité visée est celle de la chose<br />
interprétée et non celle de la chose jugée 798 .<br />
789 Civ. 11 juin 1991, Bull. civ. I, n° 189, p. 124, RTD civ. 1992, p. 187, note R. Perrot.<br />
790 Préc., note 8.<br />
791 Préc., note 9.<br />
792 Contra J.-F. Renucci, D. 1995, Jur. p. 80. Selon le Professeur Renucci la solution de la Chambre<br />
criminelle dans l’arrêt Saidi est juridiquement inattaquable.<br />
793 Contra P. Chambon, JCP 94, II, 22349. Selon M. Chambon les arrêts européens n’ont une influence<br />
que pour l’avenir sur la jurisprudence des juridictions françaises.<br />
794 V. p. ex. C.E.D.H., 13 juin 1979, Marckx c/ Belgique, Série A, n° 31 in V. Berger, Jurisprudence de la<br />
Cour européenne des droits de l’homme, Sirey, 4e éd., 1994, n° 696.<br />
795 V. Infra.<br />
796 Préc., note 20.<br />
797 C.J.C.E., 8 avril 1976, aff. 43/75, Rec. p. 455.<br />
798 V. en ce sens J. Velu et R. Ergec, op. cit., n° 1234 ; V. aussi (sur les limites de la portée des arrêts de<br />
Strasbourg) J. Andriantsimbazovina, "L'autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme<br />
vue par le Conseil d'Etat – A propos de l'arrêt du Conseil d'Etat du 24 novembre 1997 Ministre de<br />
l'Economie et des Finances c/ Société Amibu Inc.", RFD adm. sept-oct. 1998, p. 978 et s. : le Conseil<br />
458
180. De façon générale, on doit admettre que la confusion sur l’autorité<br />
des arrêts de la Cour européenne vient du fait que cette notion de l’autorité de<br />
la chose jugée a été élaborée dans le cadre des ordres juridiques internes,<br />
caractérisés par la subordination organique des tribunaux, et ceci dans une<br />
structure juridictionnelle en forme de pyramide au sommet de laquelle se trouve<br />
une juridiction suprême. On considère que l’absence d’un système judiciaire<br />
hiérarchique intégré dans l’ordre juridique européen, s’il permet d’établir que les<br />
décisions de la Cour de Strasbourg ne s’imposent pas automatiquement aux<br />
juridictions nationales 799 en ce sens que la Cour européenne des droits de<br />
l’homme ne peut ni infirmer la décision nationale ni entraîner la nullité de la<br />
procédure, n’exclut en rien l’incidence directe des arrêts de la Cour sur les<br />
procès internes et ceci par le biais de la notion de l’autorité de la chose jugée.<br />
Le fait pour une juridiction interne de ne pas tenir compte d’une décision de la<br />
Cour de Strasbourg doit constituer, selon nous, une violation en soi de la<br />
d'Etat dit que l'arrêt de la Cour de Strasbourg (arrêt Miailhe du 25 février 1993, Série A, n° 256-C)<br />
"jugeant que les saisies opérées lors de visites domiciliaires chez le requérant avaient porté atteinte à sa<br />
vie privée en violation de l'art. 8 Conv. EDH, qui a été rendu après que l'administration fiscale eut obtenu<br />
communication d'une partie des pièces saisies, n'a pas eu pour effet de la priver du droit de se prévaloir<br />
des informations contenues dans ces dernières." Comme le souligne M. Andriantsimbazovina "[...] si la<br />
Cour européenne des droits de l'homme a constaté la non-conformité des saisies de documents effectuées<br />
aux domiciles de M. Miailhe, elle ne s'est pas prononcée sur la compatibilité avec la Convention de la<br />
communication d'une partie de ces documents au fisc". (préc., p. 981). L'auteur admet que la "Cour<br />
européenne privilégie la notion d'analogie des espèces [...]" ; mais si l'enchevêtrement des faits en cause<br />
conduit à l'analogie des espèces qui "est favorable à l'autorité élargie de la chose jugée [...], la<br />
superposition des espèces ne l'est pas. Dans l'arrêt Miailhe, la Cour [...] avait condamné les saisies de<br />
documents par l'administration des douanes, elle ne pouvait se prononcer sur la communication des<br />
documents en question à l'administration fiscale (op. cit., loc. cit.). On considère que cet auteur reconnaît<br />
implicitement l'existence d'une autorité du précédent.<br />
799 V. en ce sens H. Steinberger, « La référence à la jurisprudence des organes de la Convention<br />
européenne des droits de l’homme devant les tribunaux nationaux, « Actes du 6e colloque international<br />
sur la Convention européenne des droits de l’homme, Séville 1985, Strasbourg, Dordrecht, Boston,<br />
Londres, 1988, p. 733 et s., spéc. p. 743 ; V. aussi G. Ress, « Effets des arrêts de la Cour européenne des<br />
droits de l’homme en droit interne et pour les tribunaux nationaux », Actes du 5 e colloque international sur<br />
la Convention européenne des droits de l’homme, Francfort 1980, Paris Pedone 1982, p. 235 et s.<br />
459
Convention 800 , malgré l’absence de subordination hiérarchique des juridictions,<br />
car la décision nationale se heurte à l’autorité du précédent 801 des arrêts de la<br />
Cour européenne. Cette autorité du précédent a une application générale en<br />
ceci qu’elle joue aussi bien à l’égard des parties dans un litige déterminé (Etat<br />
partie au litige et requérant individuel) qu’à l’égard des Etats non parties au<br />
litige 802 .<br />
Mais même si l’on n'admet pas la qualification d’autorité du précédent ici<br />
retenue, il reste que les affirmations un peu trop catégoriques de la Chambre<br />
criminelle dans les affaires Kemmache 803 et Saidi 804 ainsi que l’analyse des<br />
auteurs les approuvant sans réserve, nous laissent quelque peu perplexe. Ce<br />
qui nous frappe c’est la généralité de la motivation de la Cour de cassation.<br />
Dire que les arrêts européens n’ont aucune incidence directe en droit interne<br />
sur les décisions des juridictions nationales revient purement et simplement à<br />
nier toute autorité (y compris l’autorité relative de la chose jugée) aux arrêts<br />
européens. En revanche, il est incontestable que la saisine des organes de<br />
contrôle de Strasbourg ne produit aucun effet suspensif en droit interne ; les<br />
juridictions françaises n'ont pas à surseoir à statuer en attendant la décision de<br />
la Cour européenne. De même, le juge français n'a pas à se confronter à la fin<br />
de non-recevoir (article 122 NCPC) tirée de la chose jugée européenne dans<br />
une affaire pendante car le contrôle opéré à Strasbourg est subsidiaire ; il ne se<br />
déclenche qu'après épuisement des voies de recours internes (article 35 de la<br />
800 Contra G. Ress, op. cit.,loc. cit.<br />
801 V. infra La solution avancée : l’autorité du précédent.<br />
802 Contra H. Steinberger, op. cit., p. 747.<br />
803 Préc., note 8.<br />
804 Préc., note 9.<br />
460
Convention). C'est en ce sens, et ce sens seulement, que l'autorité des arrêts<br />
de la Cour de Strasbourg connaît une certaine limitation : elle ne se déclenche<br />
qu'une fois le contrôle national opéré. Autrement dit, la mise en oeuvre de cette<br />
autorité spécifique aux arrêts de la Cour de Strasbourg a lieu, en principe, suite<br />
à au moins une décision juridictionnelle interne qui possède, également,<br />
l’autorité de la chose jugée. Une fois remplie la condition établie par l’article 35<br />
de la Convention, les arrêts européens ont une incidence directe sur les<br />
décisions des juridictions nationales et cette influence n'est en aucun cas<br />
limitée à l'avenir ; ceci explique le conflit entre l'autorité de la chose jugée par la<br />
juridiction française et l'autorité de la chose jugée par la Cour de Strasbourg.<br />
C’est pourquoi on affirme que la motivation de la Chambre criminelle, en raison<br />
même de sa généralité, risque de nuire à la matière car elle conduit à exclure<br />
l'acte juridictionnel européen au niveau national. Les voies de recours<br />
nationales étant épuisées, les organes de contrôle de Strasbourg prennent le<br />
devant et l'autorité dont sont revêtus les arrêts européens trouve alors sa pleine<br />
vocation. Nier aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme<br />
l’autorité de la chose jugée dans un cas d'espèce conduit à nier sa compétence<br />
même à trancher la question de la violation de la Convention dans une affaire<br />
déterminée.<br />
181. Tel est surtout le sens qu'on doit attribuer aux termes de l'article 41<br />
de la Convention selon lequel la Cour européenne des droits de l'homme<br />
accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable ; elle le fait si le<br />
droit interne ne permet d’en effacer qu'imparfaitement les conséquences d'une<br />
décision prise ou d'une mesure ordonnée par l'autorité judiciaire ou toute autre<br />
461
autorité nationale, lorsque elle est en opposition avec les obligations découlant<br />
de la Convention 805 .<br />
§2. L’indépendance de la question de l'autorité des arrêts de la Cour<br />
européenne des droits de l'homme par rapport au mécanisme de<br />
réparation adéquate prévu au niveau supranational (article 41) 806<br />
182. La Convention institue un système de contrôle et de réparation<br />
subsidiaires par rapport au système national 807 . Tout le sens de la Convention<br />
est là : Elle renvoie au niveau judiciaire national aussi bien pour le contrôle<br />
initial (article 35 instituant la règle de l'épuisement des voies de recours<br />
internes) que pour la réparation une fois la violation constatée (article 41). Alors<br />
que lorsque le contrôle du respect de la Convention par les juridictions<br />
nationales s'avère, aux yeux du justiciable, inefficace, il saisit les organes de<br />
contrôle de Strasbourg (article 34), de même, lorsque la réparation au niveau<br />
national est insuffisante, la Cour intervient pour accorder la satisfaction qui<br />
convient.<br />
805 Sur l'analyse de la question de l'imputation à un Etat du comportement dont il est allégué qu'il viole les<br />
règles des droits de l'homme V.H. Dipla, La responsabilité de l'Etat pour violation des droits de l'homme,<br />
Problèmes d'imputation, Avant-propos N. Valticos, Préface L. Condorelli, Paris Pedone 1994.<br />
806 Ex article 50 de la Convention.<br />
807 V. par ex. CEDH, 7 déc. 1976, Handyside, Série A, n° 24, par. 48 : “le mécanisme de sauvegarde<br />
instauré par la Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de protection<br />
des droits de l’homme”.<br />
462
Il ne faut pas lire dans l'article 41 plus qu'il n’en dit 808 . Dans un arrêt<br />
déclaratoire, la Cour constate le manquement au droit de la Convention. L'Etat<br />
en violation de la Convention doit se conformer à la décision de la Cour. C’est<br />
la solution principale. S'il ne le fait pas ou si la réparation est inadéquate, la<br />
Cour intervient à nouveau pour accorder, au titre de l'article 41, une satisfaction<br />
équitable. C'est la solution subsidiaire. Tout au plus, comme le souligne le<br />
Professeur Flauss, le mécanisme instauré par l'article 41 permet-il à la Cour<br />
« de prendre parti sur le caractère suffisant des mesures adoptées par l’Etat<br />
défendeur pour exécuter l'arrêt de condamnation rendu contre lui au<br />
principal... » 809 Mais, cette fonction de surveillance implicite mise à part et<br />
contrairement à ce que pensent certains auteurs 810 , il n'existe rien dans ce<br />
mécanisme qui permette d’affirmer qu’il n’y a pas obligation d’introduire en droit<br />
interne l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme. De même,<br />
l'existence d'un mécanisme de contrôle instauré à Strasbourg (Commission et<br />
Cour) ne signifie en rien - tout à fait au contraire - qu’il n’y a pas au niveau<br />
judiciaire national obligation de se conformer à la Convention.<br />
183. L'arrêt européen s'introduit en droit interne par l'effet de son autorité.<br />
Il n'annule pas en soi la décision juridictionnelle interne à cause de l'absence<br />
de subordination hiérarchique des juridictions internes aux juridictions<br />
808 V. en ce sens G. Cohen-Jonathan, « Quelques considérations sur l'autorité des arrêts de la Cour<br />
européenne des droits de l'homme », op. cit., p. 42-43.<br />
809 J.-F. Flauss, Actualité de la C.E.D.H., AJDA, 20 octobre 1995.<br />
810 H. Golsong, « L'effet direct ainsi que le rang en droit interne des normes de la Convention européenne<br />
des droits de l'homme et des décisions prises par les organes institués par celle-ci », in Les recours des<br />
individus devant les instances nationales en cas de violation du droit européen, Bruxelles 1978, p. 59 et s.,<br />
spéc p. 82.<br />
463
européennes et non pas aussi en raison d'une lecture implicite de l'article 41 811 .<br />
Dans le cas contraire et par analogie, l'introduction depuis le Traité sur l'Union<br />
européenne (Traité de Maastricht) du mécanisme des sanctions pécuniaires<br />
(somme forfaitaire ou astreinte) prévues en cas d'inexécution d'un arrêt de la<br />
Cour de justice des Communautés européennes constatant un manquement<br />
(article 228 nouveau C.E.) 812 , signifierait désormais, de manière implicite mais<br />
certaine, que les auteurs du Traité de Maastricht reconnaissent l'absence<br />
d'obligation de se conformer à l'arrêt constatant le manquement en droit<br />
interne, ce qui relève d'une absurdité.<br />
184. Et pourtant, l'argument ici avancé - selon lequel l'arrêt de la Cour<br />
européenne s'introduit en droit interne par l'effet de son autorité (toute autre<br />
conclusion amènerait à nier la nature pleinement juridictionnelle de la décision<br />
de la Cour déclarant qu'il y a eu violation de la Convention) et surtout que le<br />
mécanisme de réparation prévu à l’article 41 n'a rien à voir avec ce phénomène<br />
propre au jeu de l'autorité de la chose jugée - semble ne se heurter à rien de<br />
moins qu'aux conclusions d'un certain Comité d'experts du Conseil de l'Europe<br />
pour la question de l'amélioration des procédures de protection des droits de<br />
l'homme 813 . Selon ce Comité : « L'article 50 (article 41 nouveau) donne aux<br />
Etats contractants la faculté de ne pas mettre en question le caractère définitif<br />
811 Contra J. Velu, « Les responsabilités incombant aux Etats Parties à la Convention européenne », Actes<br />
du 6e colloque international sur la Convention européenne des droits de l'homme, Séville 1985,<br />
Strasbourg, Dordrecht, Boston, Londres, 1988, p. 533 et s., spéc. p. 573.<br />
812 Ex article 171 du traité.<br />
813 Selon Eissen, greffier à la Cour de Strasbourg, l'auteur de ce rapport est M. Abraham. V. Débats dans<br />
Actes du colloque de Rouen de Mai 1995 in Quelle Europe pour les Droits de l'Homme ? op. cit., p. 330 ;<br />
le rapport en question est une étude comparative par ailleurs intéressante sur le thème de l'instauration<br />
d'une procédure de révision au niveau national pour faciliter la conformité avec les décisions de<br />
Strasbourg.<br />
464
et exécutoire des décisions des justice internes. Conformément à l'opinion<br />
générale, la Convention ne prévoit pas l'obligation de donner effet, en droit<br />
interne, aux arrêts de la Cour européenne des droits des l'homme de façon à<br />
annuler l'autorité de la chose jugée d'une décision de justice interne qui, selon<br />
la Cour de Strasbourg, est contraire à la Convention. Eu égard particulièrement<br />
au principe bien établi de la res judicata ou autorité de la chose jugée - le<br />
principe de la « force exécutoire » - et à la grande considération dont il jouit<br />
dans les ordres juridiques internes, l'article 50 (article 41 nouveau) de la<br />
Convention indique clairement que les Etats membres peuvent maintenir<br />
intacte la « force exécutoire » des décisions de justice » 814 . A ceci, une<br />
objection et une remarque. L'objection tout d'abord : le Comité d'experts opère<br />
un amalgame entre l'autorité de la chose jugée et la force exécutoire. Dans la<br />
théorie processuelle française, la force exécutoire émane de la force obligatoire<br />
mais ne s'identifie pas à elle. Les deux notions sont dissociables 815 . En d’autres<br />
termes, le Comité d’experts qui est supposé améliorer les procédures ignore la<br />
distinction la plus élémentaire du droit processuel. Ainsi, comme il a été déjà<br />
indiqué, un jugement a, en droit positif français, autorité de la chose jugée dès<br />
son prononcé, malgré l’effet suspensif de l’appel qui ne joue qu’au niveau de la<br />
force exécutoire. De même, les arrêts de la Cour européenne des droits de<br />
l’homme ont force obligatoire (article 46) mais ne valent pas titre exécutoire.<br />
Dans les deux cas de figure la force exécutoire se distingue clairement de la<br />
force obligatoire qui s’identifie à l’aspect positif de l’autorité de la chose jugée.<br />
814<br />
Conseil de L Europe, « La C.E.D.H.: Instauration d'une procédure de révision au niveau national pour<br />
faciliter la conformité avec les décisions de Strasbourg," Revue Universelle des droits de l'homme, 1992,<br />
Volume 4, p 127 et s, spéc. p. 128.<br />
815<br />
V. à titre indicatif R. Perrot, Encyclopédie Dalloz, Répertoire procédure civile, V° Chose jugée n° 12<br />
et 13.<br />
465
La remarque ensuite : il est vrai que la Convention ne prévoit pas le mécanisme<br />
pour annuler l'autorité de la chose jugée d'une décision de justice interne ; c’est<br />
une lacune regrettable, mais comment pourrait-il en être autrement puisque<br />
cette Convention n’impose même pas l'obligation de son incorporation dans<br />
l'ordre national ? En revanche la question de la res judicata des arrêts<br />
européens en droit interne est indépendante du mécanisme de réparation<br />
prévu par l’article 41. Autrement dit, et si, malgré l'arrêt de principe Hornsby c/<br />
Grèce 816 , le problème relatif à l'exécution des arrêts de la Cour de Strasbourg<br />
est toujours en partie non résolu à cause du conflit de l'autorité de la chose<br />
jugée de la décision interne et de l'autorité de la chose jugée de l'arrêt de la<br />
Cour européenne des droits de l'homme, ce conflit est distinct des dispositions<br />
de l'article 41. L'impasse actuelle provient d'un conflit d'autorité de la chose<br />
jugée qui se transforme, par la suite, en un problème d'exécution. Le<br />
mécanisme de l'article 41 est tout simplement une soupape de sécurité<br />
supplémentaire et non pas un indice de l'absence d'introduction de l'arrêt<br />
européen en droit interne.<br />
A l'appui de notre argument selon lequel les dispositions de l'article 41 qui<br />
prévoient la demande de satisfaction équitable ne confirment en rien l'absence<br />
d'une obligation d'introduction de l'arrêt de Strasbourg en droit national car ces<br />
dispositions de l'article 41 sont étrangères à la question de l'autorité de la<br />
chose jugée par l'effet de laquelle l'arrêt européen s'introduit en droit interne,<br />
vient la jurisprudence même de la Cour européenne des droits de l’homme en<br />
816 C.E.D.H.,19 mars 1997, Hornsby c/ Grèce. Dans cette affaire, la Cour déclare formellement que le<br />
droit d’exécution des décisions de justice fait partie intégrante du procès équitable au sens de l'article 6 de<br />
466
matière de satisfaction équitable. En effet, la demande de satisfaction équitable<br />
prévue par l'article 41 n'est pas une requête nouvelle 817 ; il s'agit seulement de<br />
la phase ultime de la procédure engagée devant la Cour par la requête<br />
individuelle, et donc, la condition d'épuisement des voies de recours internes<br />
(prévue par l'article 35 de la Convention) ne s'applique pas à la demande de<br />
satisfaction équitable 818 . A contrario, si la demande de satisfaction équitable<br />
constituait une requête nouvelle, la décision consécutive à cette demande<br />
aurait l’autorité de la chose jugée ; elle lui serait propre et pourrait nuire<br />
indirectement à l'autorité de l'arrêt déclaratoire de la Cour en l’empêchant de<br />
s'introduire en soi en droit interne 819 . Par analogie, le fait que le juge national<br />
puisse saisir la Cour de justice des Communautés européennes d'un renvoi<br />
préjudiciel malgré une première interprétation donnée par la Cour de<br />
Luxembourg et que cette nouvelle saisine constitue un nouveau renvoi<br />
préjudiciel confirment que l'autorité des arrêts préjudiciels n'est pas une autorité<br />
de la chose jugée 820 .<br />
la Convention.<br />
817<br />
C.E.D.H., 10 mars 1972, De Wilde, Ooms et Versyp c/ Belgique,Série A, n° 14.<br />
818<br />
C.E.D.H., 31 octobre 1995, Papamichalopoulos c/ Gréce, série A, n° 330 B, JCP 96, I, 3910,<br />
Chronique F. Sudre, n°7 et n°45.<br />
819<br />
Mais V. C.E.D.H., 19 février 1991 et 10 février 1993, Zanghi c/ Italie, Série A, n° 194 et n° 257A,<br />
AJDA 1993, p. 486, obs. crit. Flauss. La Cour déclare recevable la demande de satisfaction équitable dans<br />
le second arrêt du 10 février 1993, alors qu’elle avait rejeté ladite demande dans le premier arrêt. La<br />
solution est limitée au cas d’espèce.<br />
820<br />
En ce sens V. D. Simon, Le système juridique communautaire, préc., n° 498, p 483, note 2.<br />
467
§3. La nécessité de procéder à une requalification de l'autorité des<br />
arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme<br />
185. Une fois la question de l'article 41 écartée du domaine de réflexion<br />
relatif à l'autorité de la chose jugée des arrêts rendus par la Cour de<br />
Strasbourg, on entre dans le vif du sujet. Jusqu'à présent, nous pensons avoir<br />
établi que l'autorité de la chose jugée est une question autonome quant à sa<br />
nature par rapport au problème de réparation d'une violation à la Convention ;<br />
nous admettons par là même - et c'est une évidence - que la restitutio in<br />
integrum peut se heurter à l'autorité de la chose jugée des décisions internes.<br />
Ceci dit, il nous reste à cerner la notion de la res judicata dans son<br />
expression européenne, d'autant que le droit européen, en évolution<br />
permanente, exige une précision particulière. Délimiter la notion de l'autorité de<br />
la chose jugée telle qu'elle est appliquée en droit de la Convention ne signifie<br />
pas lui donner un sens européen. Donner un sens autonome - admettre par<br />
exemple qu'il s'agit tout simplement d'une autorité spécifique ayant un aspect<br />
positif restreint - à un concept aussi primordial que la res judicata, revient à<br />
nuire à la cause européenne au sens large ; cela nuit aussi à la sécurité<br />
juridique, au niveau tant national que supranational 821 . L'enjeu est tel qu’à notre<br />
avis en introduisant un concept aussi imprécis que l'autorité spécifique, (même<br />
si l'on procède à analyser ses effets), d’une part on risque de s'éloigner de la<br />
821 A rapprocher, Laurence Helfer et Anne-Marie Slaughter, “Toward a Theory of Effective Supranational<br />
Adjudication”, 107 YaleLJ, 273 (1997), spéc. p. 318 et s. Les auteurs mentionnent expressément la qualité<br />
du raisonnement juridique comme étant un des facteurs qui contribuent au succès d’un contrôle<br />
juridictionnel supranational.<br />
468
notion de la chose jugée telle qu'elle a été élaborée par la doctrine nationale au<br />
fil des temps, ayant surtout durée dans le temps, d’autre part on frôle<br />
l'arbitraire.<br />
186. Notre but est, dans un souci de précision, de ne pas trop s'éloigner<br />
des solutions élaborées au niveau national ; cependant on se permet - mais<br />
une fois n’est pas coutume - quelque critique à l'analyse de la question<br />
d'autorité telle qu'elle a été élaborée par les Professeurs Velu et Ergec 822 .<br />
Voyons la conclusion de l’analyse du Professeur Velu. Selon lui « si l'autorité<br />
de la chose interprétée par la Cour européenne deviendra progressivement,<br />
avec le temps, déterminante pour les juridictions nationales de ces Etats, la<br />
juridicisation progressive de cette autorité restera un phénomène limité à une<br />
minorité d'Etats, alors que pour la majorité de ceux-ci, cette autorité continuera<br />
à relever de l'infra-droit, pour ne pas dire du non-droit 823 ». Si la juridicisation<br />
progressive de cette autorité reste dans l'avenir un phénomène limité, l'autorité<br />
même continuant à relever de l'infra-droit, n'est-ce pas aussi, en raison de<br />
l'imprécision qui caractérise le domaine et la portée de l'autorité européenne<br />
telle qu'élaborée jusqu'à présent ?<br />
Le reproche est en effet double. D'une part, si l’autorité de la chose<br />
interprétée permet d'expliquer pourquoi les juridictions nationales sont obligées<br />
de suivre la jurisprudence de la Cour de Strasbourg au-delà du cas d'espèce,<br />
elle n'explique en rien le comment, puisqu’elle ne précise aucunement les<br />
822 J. Velu et R. Ergec, op.cit., n° 1211 et s.<br />
823 J. Velu, "A propos de l'autorité jurisprudentielle des arrêts de la Cour européenne des droits de<br />
l'homme : Vues de droit comparé sur des évolutions en cours”, Mélanges F. Rigaux, Bruxelles 1993,<br />
p 527 et s., spéc. p. 562.<br />
469
modalités de l'application de cette jurisprudence européenne. L'autorité de la<br />
chose interprétée n'est certainement pas une mauvaise réponse ; elle n'est que<br />
le début d'une réponse. La notion permet d'éviter le piège de l'autorité absolue -<br />
terme contestable en soi et qui, de plus, énonce un effet obligatoire erga<br />
omnes, manifestement contraire au texte (article 46 de la Convention) 824 - elle<br />
constitue surtout le fondement de l'obligation pour les juridictions nationales de<br />
tenir compte de la jurisprudence européenne en dehors du cas d'espèce 825 .<br />
L'autorité de la chose interprétée se justifie par le principe du seuil minimum<br />
d'efficacité, principe commun aux droits communautaire 826 et de la<br />
Convention 827 ; il postule l'homogénéité des solutions jurisprudentielles dans un<br />
souci d'harmonisation malgré l'absence d'un système judiciaire hiérarchique<br />
intégré. Et c'est tout. Contrairement à ce que semblent avancer les Professeurs<br />
Velu et Ergec 828 , l'élaboration du concept de l'autorité de la chose interprétée<br />
en droit de la Convention ne constitue pas une transposition de la solution<br />
adoptée en droit communautaire quant à l'autorité des décisions préjudicielles<br />
(article 234 C.E.) 829 , mais sur ce point crucial nous reviendrons 830 .<br />
D'autre part, le second aspect de notre objection à l'analyse avancée par<br />
MM. Velu et Ergec concerne l'autorité de la chose jugée ; ces auteurs éminents<br />
déclarent que cette autorité européenne a un effet positif et un effet négatif.<br />
824<br />
V. en ce sens G. Ress, « Effets des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme en droit interne<br />
et pour les tribunaux nationaux », op. cit., p 243-4.<br />
825<br />
V. en ce sens G. Cohen-Jonathan, « Quelques considérations sur l'autorité des arrêts de la Cour<br />
européenne des droits de l'homme », op. cit, p.55.<br />
826<br />
G. Issac, Droit communautaire général, 5e éd., 1996, p. 215.<br />
827<br />
G. Cohen- Jonathan, « Quelques considérations sur l'autorité des arrêts de la Cour européenne », op.<br />
cit., loc. cit.<br />
828<br />
J. Velu et R. Ergec, op. cit, n° 1234.<br />
829<br />
Ex article 177 du traité.<br />
470
L’effet positif tient « à ce que l'arrêt par lequel la Cour déclare qu'un acte de<br />
l'Etat défendeur constitue ou non une violation d'une obligation découlant de la<br />
Convention ou décide qu'il y a lieu ou non d'accorder à la partie lésée une<br />
satisfaction équitable, doit être considéré comme correspondant à la vérité : res<br />
judicata pro veritate habetur » 831 . Cette analyse de l'effet positif de l'autorité de<br />
la chose jugée trouve un écho certain dans une partie de la doctrine<br />
processuelle française 832 . On considère, au contraire, que Velu et Ergec<br />
esquivent d'une certaine façon le problème au niveau européen. Prétendre que<br />
la présomption de vérité constitue l'effet positif de l'autorité de la chose jugée<br />
conduit à vider de tout sens l’aspect positif. De plus, pourquoi l'adage res<br />
judicata pro veritate habetur serait-il lié uniquement à l'aspect positif de<br />
l'autorité de la chose jugée ? A partir du moment où la chose jugée est tenue<br />
pour vraie (présomption de vérité), il est inutile et dangereux de soumettre à<br />
nouveau à un tribunal ce qui a déjà été jugé. Surtout, prétendre que l'effet<br />
positif de la chose jugée se limite à la seule présomption de vérité est une<br />
manière de contourner le véritable problème, à savoir : l'absence d'effet positif<br />
de cette autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme dès<br />
lors que le particulier ne peut pas se prévaloir pleinement du jugement<br />
européen et de ses avantages au niveau national de l'ordre juridique européen.<br />
187. Toutes ces raisons nous conduisent à penser qu'il serait<br />
indispensable de réexaminer la qualification attribuée à l'autorité des arrêts de<br />
830 Voir Infra<br />
831 J. Velu et R. Ergec, op. cit., n°1228.<br />
832 En ce sens V.H. Croze et C. Morel, préc., 1988, n° 66. On préfère ici la définition avancée par<br />
J. Vincent et S. Guinchard selon laquelle l'aspect positif tient à ce que le plaideur dont le droit a été<br />
471
la Cour de Strasbourg à la lumière d'une conception moins manichéenne que<br />
celle qui consiste à voir le seul jeu de l'autorité de la chose interprétée dans les<br />
affaires dépassant le cas d’espèce, alors que la véritable autorité de la chose<br />
jugée ne se limite que dans ce cas.<br />
Section 2. La solution avancée : l'autorité du précédent<br />
188. La question, en droit de la Convention, se présente de la manière<br />
suivante : alors même que le droit européen des droits de l'homme puise, au<br />
niveau supranational, à la fois à la source conventionnelle et à la source<br />
jurisprudentielle 833 , ce même droit serait limité dans son application effective au<br />
niveau national à sa seule source conventionnelle ; ceci se produirait si l'on<br />
n’arrivait pas à construire un concept servant de fondement à la nécessité pour<br />
les Etats (et par conséquent pour les juridictions nationales) de tenir compte de<br />
la jurisprudence européenne. Cette construction conceptuelle est, selon nous,<br />
chose faite mais seulement en partie : C'est l'autorité de la chose interprétée<br />
des arrêts de Strasbourg. Nous proposons de compléter la notion de chose<br />
interprétée par celle d'autorité du précédent. L’enjeu est considérable et<br />
équivalent, en quelque sorte, à celui de la réception de la doctrine de la<br />
primauté par les juridictions nationales en droit communautaire. En effet, suite<br />
à l’analyse du Professeur Weiler 834 , dans tout ordre juridique supranational la<br />
reconnu peut se prévaloir du jugement et de ses avantages. V. J. Vincent et S. Guinchard, Procédure<br />
civile, préc., n° 179.<br />
833 Selon l'expression du Professeur Sudre. V. F. Sudre, « L'influence de la Convention européenne des<br />
droits de l'homme sur l'ordre juridique interne », Revue universelle des droits de l'homme, 1991, p. 259 et<br />
s., spéc. p. 271.<br />
834 V. Joseph H. Weiler, “The Community System : The Dual Character of Supranationalism”, (1981) 1<br />
Yearbook of European Law, p. 267 et s.<br />
472
mise en oeuvre des notions-clés telles que la primauté - on ajoute, selon nous,<br />
l’autorité des arrêts de la Cour de Strasbourg - est nécessairement<br />
bidimensionnelle.<br />
189. Il convient maintenant de présenter la raison d’être de l’autorité du<br />
précédent (§1) avant d’étudier son régime (§2).<br />
§1. Explication<br />
190. Il s’agit ici de démontrer que l’autorité du précédent constitue<br />
l’instrument conceptuel permettant d’assurer l’effet obligatoire de la<br />
jurisprudence interprétative de la Cour européenne des droits de l’homme.<br />
A. La justification fonctionnelle de l'autorité du précédent<br />
191. La notion d'autorité interprétative a une utilité manifeste car elle<br />
constitue la traduction en termes juridiques d'une évidence : La jurisprudence<br />
de la Cour de Strasbourg fait corps avec la Convention. Ce sont les actes des<br />
autorités judiciaires européennes qui concrétisent les dispositions parfois assez<br />
générales et donc imprécises de la Convention et leur donnent vie. De plus,<br />
cette autorité de la chose interprétée trouve un fondement dans les articles 19<br />
et 46 de la Convention. Comment en effet pourrait-on nier la fonction<br />
interprétative de cette Cour européenne qui, selon les textes, a pour mission<br />
« d'assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties<br />
473
Contractantes de la présente Convention » (article 19) et alors que<br />
l'acceptation de l'existence de cette autorité interprétative ne se heurte pas aux<br />
dispositions de la Convention qui prévoient la véritable autorité des arrêts de la<br />
Cour, celle de la chose jugée. (article 46).<br />
192. Ceci dit, en utilisant le terme d'autorité pour cette fonction<br />
interprétative de la Cour européenne, nous avons certes essayé d'établir le<br />
caractère juridiquement obligatoire de la jurisprudence interprétative<br />
européenne, mais en délaissant peut-être par là-même l'analyse de cette<br />
véritable autorité qui reste l’autorité de la chose jugée. On considère que la<br />
réponse - qui n'exclut en rien l'analyse de la mission interprétative de la Cour<br />
de Strasbourg car elle joue à un niveau différent - se trouve dans le mécanisme<br />
des précédents, mécanisme qui n'est pas inconnu du droit national puisque<br />
c'est le propre du droit anglo-saxon 835 . Il ne s'agit pas ici d'introduire une<br />
abstraction supplémentaire ou même d'aller au-delà des textes. L'autorité du<br />
précédent des arrêts de la Cour européenne a le même fondement textuel que<br />
la chose interprétée (articles 19 et 46 Convention), mais puise à la même<br />
source que l’autorité de la chose jugée. Le précédent, comme l'autorité de la<br />
chose jugée, tendent à faire respecter par les juges nationaux le résultat de<br />
l'exercice de l'activité juridictionnelle européenne.<br />
L'autorité du précédent n'exclut en rien l'analyse classique de la fonction<br />
interprétative de la Cour européenne, elle sert tout simplement à la préciser car<br />
835 V. C. Jauffret Spinosi, « Comment juge le juge anglais » Revue Droits, n° 9, PUF, p 57 et s ; aussi V.<br />
D. Tomasin, Essai sur l'autorité de la chose jugée en matière civile, LGDJ, 1975, préface Hébraud, spéc.<br />
p. 253 ; aussi V. J. Flauss-Diem, Le système du précédent en droit anglais, thèse dactyl., Strasbourg 1985.<br />
474
elle la complète. En effet, la fonction interprétative se situe conceptuellement<br />
en amont de l'autorité du précédent. La fonction interprétative joue au niveau<br />
supranational alors que le précédent bien que jouant à tout niveau trouve sa<br />
vocation au niveau national. La reconnaissance du rôle interprétatif de la Cour<br />
de Strasbourg répond uniquement à la question de savoir si le juge national<br />
doit suivre en principe la jurisprudence européenne. A condition que la<br />
Convention ait été incorporée dans l'ordre interne, le juge national doit tenir<br />
compte de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg car cette jurisprudence<br />
s'incorpore au texte interprété 836 . Mais une fois cette obligation générale<br />
établie, seul le mécanisme du précédent permet au juge national de savoir<br />
quels arrêts de la Cour il doit appliquer au cas présent ; ceci vaut même dans<br />
des affaires qui dépassent le cas d'espèce dans lequel le précédent a été<br />
élaboré.<br />
Le Professeur Rouhette a écrit que « l'autorité du précédent ne s'impose<br />
pas mais se mérite » 837 . Cette remarque constitue, il nous semble, la meilleure<br />
réponse à ceux qui, comme le Professeur Steinberger 838 , contestent la force<br />
juridiquement obligatoire à la jurisprudence interprétative de la Cour. Selon le<br />
Professeur Steinberger « Refuser aux tribunaux nationaux la possibilité de<br />
contester la doctrine de la Cour européenne ou d'être en désaccord avec elle<br />
reviendrait à priver les institutions européennes, et l'ensemble du système fixé<br />
836 V. sur l’aspect communautaire J. Boulouis, « La fonction normative de la jurisprudence », Droit social,<br />
1989, p. 524-5 ; V. aussi sur l’aspect communautaire T.C. Hartley, « The European Court, Judicial<br />
Objectivity and the Constitution of the European Union », (1996) 112 LQR 95 ; sur l’ensemble de la<br />
question V. M. Shapiro, Courts : A comparative Political Analysis, Chicago, Chicago Press, 1981.<br />
837 G. Rouhette, « L’ordre juridique processuel, Réflexions sur le droit du procès », Mélanges Raynaud,<br />
Sirey 1985, p. 687 et s., spéc. p. 698.<br />
475
par la Convention, de la possibilité de dialogue qui est extrêmement précieuse<br />
pour l'évolution de cette dernière » 839 . Nous considérons, au contraire, que si<br />
l’autorité de la chose interprétée a ouvert la voie à ce dialogue, c’est l’autorité<br />
du précédent qui rend ce dialogue judiciaire possible car c'est cette autorité là<br />
qui s’inscrit dans une logique de coopération juridictionnelle non-<br />
institutionnalisée tout en étant respectueuse à la fois de l’exigence de sécurité<br />
juridique et de celle du seuil minimum d’efficacité de protection des droits de<br />
l’homme. La stabilité des rapports juridiques, fondement fonctionnel de<br />
l’autorité de la chose jugée selon la doctrine française 840 , s’impose avec une<br />
nécessité accrue dans un système en pleine évolution tel que l’est l’ordre<br />
juridique européen. Le standard minimum commun de protection des droits de<br />
l’homme censé être instauré par le droit de la Convention présuppose une<br />
application homogène du droit de la Convention dans la réalité jurisprudentielle<br />
nationale.<br />
193. Le concept de l’autorité du précédent satisfait donc aussi bien une<br />
exigence purement européenne qu’une autre plus générale et qui est le propre<br />
de tout ordre juridique. Ainsi, par le jeu de sa précision même, l’autorité du<br />
précédent ne permet pas au juge national d’échapper à sa tâche - c’est l’office<br />
européen du juge national 841 - ni d’écarter la norme européenne telle qu’elle est<br />
838 Steinberger, « La référence à la jurisprudence des organes de la Convention européenne des droits de<br />
l’homme devant les tribunaux nationaux », op. cit., p. 747.<br />
839 Steinberger, « La référence... », op. cit., p. 747.<br />
840 J. Carbonnier, Droit Civil, Introduction, PUF, 22e éd., 1994, n° 190 ; L. Cadiet, Droit judiciaire privé,<br />
préc., p. 576, note 95 ; R. Perrot, Enc. D. Rep. proc. civile, V° Chose jugée, n° 4 ; Mais v. J. Héron,<br />
« Localisation de l’autorité de la chose jugée ou rejet de l’autorité positive de la chose jugée », Mélanges<br />
Perrot, p. 131, spéc. p. 137.<br />
841 Sur l’office communautaire du juge national V. A. Barav, “La plénitude de compétence du juge<br />
national en sa qualité de juge communautaire”, Mélanges Boulouis, Dalloz, 1991, p. 1 et s.<br />
476
explicitée par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg sans au moins justifier<br />
sa décision.<br />
B. L’utilité du mécanisme du précédent<br />
194. Vu purement sous l’angle de la théorie processuelle, le mécanisme<br />
du précédent constitue, au niveau européen, la traduction de l’opposabilité du<br />
jugement-événement tout en permettant de contourner le mur apparemment<br />
infranchissable de la relativité du jugement-sanction. Précisons.<br />
195. La doctrine processuelle moderne 842 admet volontiers que le<br />
jugement est opposable à tous, même s’il ne crée des effets qu’à l’égard de<br />
quelques uns 843 . La limitation du jugement-sanction aux seules parties à<br />
l’instance ne fait pas obstacle à l’opposabilité du jugement-événement aux<br />
tiers 844 . Ce rayonnement du jugement-événement (au-delà du cas d’espèce)<br />
s’opère à travers les effets liés à la modification de l’ordre juridique que le<br />
jugement-événement provoque 845 . En d’autres termes, l’opposabilité du<br />
jugement-événement véhicule vers les tiers la modification de l’ordre<br />
juridique 846 .<br />
842 V. J. Vincent et S. Guinchard, op. cit., n° 182 ; H. Croze et C. Morel, op. cit., n° 67 ; V. surtout J.<br />
Duclos, L’opposabilité, Thèse Rennes, LGDJ 1984, préface D. Martin ; aussi L. Cadiet, op. cit., p.581<br />
Selon le Professeur Cadiet : « la thèse est intéressante » ; V. D. Tomasin, op. cit., p. 101.<br />
843 J. Vincent et S. Guinchard, op. cit., loc. cit.<br />
844 J. Duclos, op. cit., p. 106-7.<br />
845 Ibid.<br />
846 J. Duclos, op. cit. p. 108.<br />
477
Si l’on transpose tout ceci au niveau européen, on constate le résultat<br />
suivant : La Cour de Strasbourg connaît aussi bien du fait que du droit 847 . Elle<br />
statue non pas in abstracto, mais in concreto et dit s’il y a eu ou non violation<br />
de la Convention dans le cas concret. Mais sa mission régulatrice - car elle<br />
assure après tout, et aux termes de la Convention 848 et de sa propre<br />
jurisprudence 849 , le respect de l’instrument constitutionnel de l’ordre public<br />
européen - ainsi que le fait que la Convention a un caractère spécifique de<br />
traité de garantie collective des droits de l’homme 850 , la conduisent à trancher<br />
non seulement le cas dont elle est saisie, mais au-delà « à clarifier,<br />
sauvegarder et développer les normes de la Convention » 851 .<br />
A cette fonction de la Cour correspond parfaitement le mécanisme du<br />
précédent car il constitue l’instrument conceptuel permettant d’assurer l’effet<br />
obligatoire de l’arrêt de la Cour de Strasbourg en tant que jugement-<br />
événement. Le précédent garantit que l’interprétation délivrée par la Cour ne<br />
reste pas lettre morte devant les juridictions nationales ; il assure l’application<br />
jurisprudentielle des effets liés à la lecture de l’ordre juridique européen telle<br />
que la fait la Cour de Strasbourg. L’autorité du précédent réussit là où l’autorité<br />
absolue échoue car il ne se bute pas sur l’autorité relative de la chose jugée<br />
imposée par le texte (article 46 de la Convention). L’autorité du précédent<br />
assure l’application concrète et effective au niveau national de l’arrêt de la Cour<br />
en tant que jugement-événement.<br />
847 En ce sens V. J. Velu et R. Ergec, op. cit., n° 1114.<br />
848 Article 19.<br />
849 C.E.D.H., 23 mars 1995, Loizidou c/ Turquie, Série A, n° 310.<br />
850 C.E.D.H., 7 juillet 1989, Soering c/ Royaume-Uni, Série A, n° 161.<br />
851 C.E.D.H., 18 janvier 1978, Irlande c/ Royaume-Uni, Série A, n° 25, par. 154.<br />
478
196. Mais le mécanisme du précédent transposé dans l’ordre juridique<br />
européen a, selon nous, une deuxième utilité qui lui est propre : L’autorité du<br />
précédent ne se heurte pas nécessairement à l’absence d’un système judiciaire<br />
hiérarchique en ce sens qu’elle joue, nous semble-t-il, même pour des<br />
juridictions du même niveau hiérarchique et ce dès lors que les conditions de<br />
son application sont réunies. De ce point de vue, et pour ceux qui considèrent<br />
que la Cour de Strasbourg n’est pas à un plus haut niveau qu'une quelconque<br />
Cour suprême nationale, et dans le cas d’un conflit de l’autorité d’un arrêt de la<br />
Cour européenne avec l’autorité d’un arrêt d’une Cour suprême nationale, la<br />
ratio decidendi de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme<br />
doit prévaloir sur l’autorité de la Cour nationale, tout en laissant une certaine<br />
marge de manoeuvre à cette Cour suprême nationale 852 .<br />
197. Notre argument est donc le suivant : L’autorité du précédent<br />
constitue le soutien nécessaire à la fonction interprétative afin d’établir la force<br />
juridiquement obligatoire des arrêts de la Cour européenne des droits de<br />
l’homme au-delà du cas d’espèce. L’autorité de la chose interprétée est une<br />
solution imparfaite en partie parce qu’elle provient d’une transposition inexacte<br />
de la notion d’autorité de la chose interprétée telle qu’elle a été explicitée par la<br />
852 Il est intéressant de noter que la House of Lords du Royaume-Uni n’est pas obligatoirement liée par ses<br />
propres précédents. V. Déclaration solennelle du Lord Chancellor du 26 juillet 1966 in Practice Statement<br />
(1966), 3 All ER 77. Le point important à retenir est que l’abandon de la règle du précédent en tant que<br />
principe absolu ne vaut que pour la House of Lords elle-même. Par analogie, la possibilité pour la Cour de<br />
Strasbourg de s’écarter de ses propres précédents ne devrait pas nuire à la valeur desdits précédents<br />
devant les juridictions nationales. Sur le Practice Statement V. J. Flauss Diem, “Le Practice Statement de<br />
1966 et la règle du précédent à la House of Lords”, Justices, 1997-5, p. 356 et s.<br />
479
doctrine communautaire afin de répondre à des questions propres au droit<br />
communautaire dans un contexte juridique différent.<br />
§2. Régime<br />
198. La comparaison entre l’autorité des arrêts de la Cour européenne<br />
des droits de l’homme et celle des arrêts de la Cour de justice des<br />
Communautés européennes fait ressortir le caractère différent de l’autorité des<br />
arrêts de la Cour de Strasbourg par rapport à l’autorité des arrêts de la Cour de<br />
Luxembourg et ceci, malgré la mission régulatrice similaire de deux Cours<br />
européennes. Le régime particulier du mécanisme du précédent ne peut que<br />
correspondre à la démarche de la Cour européenne des droits de l’homme<br />
dans le cadre du dialogue judiciaire qu’elle opère avec les juridictions<br />
nationales.<br />
A. L’autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme<br />
par analogie à l’autorité des arrêts de la Cour de justice des<br />
Communautés européennes<br />
199. De manière schématique, on considère que si les deux Cours<br />
européennes - Cour de Luxembourg et Cour de Strasbourg - ont une mission<br />
semblable et une méthode souvent similaire, l’analogie doit se limiter au niveau<br />
de la démarche et des effets des arrêts européens ; elle n’est que partiellement<br />
transposable au niveau de l’analyse conceptuelle de l’autorité de la chose<br />
interprétée.<br />
480
200. Tout d’abord, un processualiste ne doit pas s’étonner de constater<br />
l’extrême interdépendance des voies de droit communautaires ; cette<br />
interdépendance joue à la fois entre le recours préjudiciel (article 234 C.E.) et le<br />
recours en manquement d’Etat, (articles 226 à 228 C.E.) 853 et entre le recours<br />
préjudiciel en appréciation de validité et le recours direct en annulation (article<br />
230 C.E.) 854 . Du point de vue du droit de la Convention, le rapport du recours<br />
préjudiciel et du recours en manquement d’Etat mérite une analyse plus<br />
détaillée. Selon Pescatore, « le recours préjudiciel est venu à constituer, entre<br />
les mains des justiciables et des juridictions nationales, dans une certaine<br />
mesure, l’équivalent du recours en manquement d’Etat » 855 . Ce recours<br />
préjudiciel est venu à constituer l’équivalent du recours en manquement de<br />
l’Etat aussi parce que la procédure en constatation de manquement a été<br />
réservée à la Commission et aux Etats membres. (articles 226 et 227 CE), les<br />
particuliers ne pouvant pas engager devant la Cour une action directe contre un<br />
Etat. Ils peuvent cependant déposer une plainte auprès de la Commission.<br />
Ainsi, et selon MM. Gayet et Simon, « la possibilité d’invoquer devant les<br />
tribunaux nationaux une norme communautaire directement applicable,<br />
combinée avec le recours préjudiciel en interprétation de l’article 177 (article<br />
853 Ainsi, et dans le cadre de la mise en oeuvre de la responsabilité des Etats membres en cas de violation<br />
du droit communautaire, Mme Rigaux explique qu’il y a violation caractérisée par un Etat dans le cas où<br />
le comportement de cet Etat se prolonge en méconnaissance d’un arrêt de manquement ou d’une décision<br />
préjudicielle ; peu importe que ce soit l’un ou l’autre en ce qui concerne l’établissement de la « violation<br />
caractérisée », condition sine qua non pour obtenir réparation. Sur la question V. A. Rigaux, « L’arrêt<br />
Brasserie du Pêcheur - Factortame III : Le roi peut mal faire en droit communautaire, Europe, mai 1996,<br />
Chron. n° 5.<br />
854 V. C.J.C.E., 9 mars 1994, TWD Textilwerke Deggendorf GmbH, C-188/92, Rec. p. I-833, Revue<br />
Justices, 1995-1, p. 186, obs. Simon et Mehdi ; sur cette affaire V. V. Hatzopoulos, “De l’arrêt Foglia-<br />
Novello à l’arrêt TWD Textilwerke”, RMUE, 1994-3, p. 195.<br />
855 P. Pescatore, op. cit., p. 1111.<br />
481
234 nouveau), viendrait en quelque sorte compenser une protection<br />
juridictionnelle directe défectueuse » 856 .<br />
En réalité, le rôle fonctionnel du renvoi préjudiciel conditionne la nature de<br />
l’autorité de l’arrêt préjudiciel, alors que le rôle multifonctionnel de la<br />
constatation de manquement conditionne la double autorité d’un arrêt de<br />
manquement. Ce second rôle consiste à fixer la protection juridictionnelle<br />
effective des droits, non pas strictement communautaires mais européens, des<br />
particuliers. Selon une partie de la doctrine communautaire 857 , les arrêts de<br />
manquement sont revêtus d’une double autorité : de l’autorité de manquement<br />
constaté et aussi de l’autorité de la chose interprétée. L’autorité de ces arrêts<br />
ne joue pas seulement à l’égard de l’Etat partie au litige mais vaut pour toutes<br />
les autorités nationales 858 . De même, on considère que l’autorité du précédent<br />
des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme joue, par un effet<br />
direct, à l’égard de toutes les juridictions nationales.<br />
En effet, et à l’appui de l’argument par analogie ici avancé, on constate<br />
que la Cour de justice des Communautés européennes 859 , comme la Cour<br />
européenne des droits de l’homme 860 , peuvent décider la poursuite par les<br />
856 M.-F. Gayet et D. Simon, « Constatation de manquement et effet direct du droit communautaire »,<br />
C.D.E. 1973, p. 301 et s., spéc. p. 313.<br />
857 En ce sens D. Simon, op. cit., n° 461 et n° 462 ; G. Isaac, op. cit., p. 288.<br />
858 C.J.C.E., 13 juillet 1972, Commission c/ Italie, 48/71, Rec. p. 529 ; Pour la méconnaissance de<br />
l’autorité de manquement constaté par une circulaire du Garde des Sceaux et qui constitue, par là même,<br />
une faute lourde engageant la responsabilité de l’Etat. V. Cass. com., 21 février 1995, Europe, mai 1995,<br />
Comm. n° 172.<br />
859 V. C.J.C.E., 19 décembre 1961, Commission c/ Italie, 7/61, Rec. p. 633. Dans cette affaire, la Cour de<br />
Luxembourg dit que la Commission peut avoir un intérêt à voir trancher en droit la question de savoir si<br />
un manquement a été commis, malgré l’exécution de son obligation par l’Etat défendeur.<br />
860 Règlement de la Cour, article 48.<br />
482
organes de contrôle de l’examen de l’affaire bien que l’Etat partie au litige<br />
adhère à son obligation communautaire ou européenne. Les deux Cours<br />
opèrent donc un contrôle malgré la disparition de l’objet du litige, ce qui rend ce<br />
contrôle objectif et indépendant du seul intérêt posé par le cas d’espèce, car<br />
elles ont une mission régulatrice similaire 861 .<br />
Vue sous l’angle de cette mission régulatrice semblable, la requête d’un<br />
particulier devant les organes de contrôle de la Convention européenne des<br />
droits de l’homme, après épuisement des voies de recours internes, est à la<br />
fois un recours en constatation de manquement et un renvoi préjudiciel. D’où,<br />
la double autorité des arrêts de la Cour de Strasbourg, l’autorité de la chose<br />
jugée et l’autorité du précédent qui complète la chose interprétée. La dualité<br />
des fonctions des arrêts de la Cour de Strasbourg (appréciation de la violation<br />
par un Etat des droits reconnus dans la Convention dans une affaire<br />
déterminée et interprétation objective par là même des dispositions de la<br />
Convention) détermine cette autorité à double nature.<br />
201. Tout autre est la question de l’autorité des arrêts préjudiciels de la<br />
Cour de justice des Communautés européennes et l’analyse adoptée par la<br />
doctrine communautaire dominante 862 - l’autorité de chose interprétée - ne peut<br />
pas être transposée en soi dans le droit de la Convention car elle se situe dans<br />
une problématique judiciaire qui lui est propre. La finalité fonctionnelle des<br />
arrêts préjudiciels de la Cour de Luxembourg est la même que celle des arrêts<br />
861 A rapprocher l’ancien article 45 de la Convention avec l’article 220 (ex article 164) du Traité CE.<br />
483
de la Cour de Strasbourg : Il s’agit d’assurer une interprétation objective et<br />
homogène des normes dans le but de conditionner leur application au niveau<br />
juridictionnel national . Mais l’instrument conceptuel de cette finalité - l’autorité<br />
des arrêts - est d’une nature différente.<br />
L’autorité des arrêts préjudiciels de la Cour de justice des Communautés<br />
européennes, qu’on la nomme autorité spécifique 863 ou autorité de chose<br />
interprétée 864 , répond au mécanisme du renvoi préjudiciel en interprétation tel<br />
qu’il existe devant la Cour de Luxembourg. (article 234 C.E.). Au vu de ce<br />
mécanisme, et les auteurs convergent sur ce point 865 , le juge national a<br />
toujours la possibilité de réinterroger la Cour de Luxembourg. Il a la faculté de<br />
saisir la Cour d’un nouveau renvoi préjudiciel, soit parce que la situation<br />
factuelle ou juridique n’est pas identique (ce qui donne au mécanisme, comme<br />
le souligne le professeur Simon 866 , les apparences du mécanisme des<br />
précédents), soit parce qu’il s’estime insuffisamment éclairé par le premier arrêt<br />
préjudiciel. Mais c’est exactement ce second cas de figure qui ne correspond<br />
pas au mécanisme judiciaire du droit de la Convention. La doctrine<br />
communautaire a élaboré l’autorité de la chose interprétée afin d’expliquer à la<br />
fois la force obligatoire des arrêts préjudiciels 867 et la faculté qu’a le juge<br />
862 V. D. Simon, op. cit., n° 497 et s. ; V. J. Boulouis, Droit institutionnel de l’Union européenne, Paris,<br />
Montchrestien, 5e éd., 1995, n° 553.<br />
863 En ce sens G. Isaac, op. cit., p. 297.<br />
864 En ce sens D. Simon, op. cit. n° 498.<br />
865 En ce sens P. Pescatore, op. cit., p. 1119 ; De même H.G. Schermers and D. Waelbroeck, Judicial<br />
Protection in the European Communities, Kluwer, 5th éd., 1992, n° 759 ; J. Boulouis, op. cit., loc. cit.<br />
866 D. Simon, op. cit., loc. cit.<br />
867 Cette force obligatoire est incontestable. Sur l’autorité des arrêts préjudiciels interprétatifs V. C.J.C.E.,<br />
27 mars 1963, Da Costa, 28-30/62, Rec. p. 59. Pour les arrêts préjudiciels en appréciation de validité V.<br />
C.J.C.E., 13 mai 1981, International Chemical Corporation, 66/80, Rec. p. 1191.<br />
484
national de saisir à nouveau la Cour de justice 868 . Le système de contrôle<br />
institué par la Convention ne connaît pas le renvoi préjudiciel en interprétation<br />
tel qu’il existe devant la Cour de Luxembourg, et donc, l’autorité des arrêts de<br />
Strasbourg n’a pas à répondre à ce mécanisme propre au droit<br />
communautaire. La nature de l’autorité des arrêts de Strasbourg est différente<br />
de celle des arrêts préjudiciels de Luxembourg. Le dialogue entre les tribunaux<br />
nationaux et la Cour de Strasbourg existe, mais c’est un dialogue<br />
nécessairement à sens unique et qui, de plus, s’opère par le mécanisme du<br />
précédent.<br />
B. Les modalités de l’autorité du précédent<br />
202. Les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme<br />
commandent les solutions adoptées par les juges nationaux européens même<br />
dans les litiges auxquels leur Etat n’est pas partie à la stricte condition que les<br />
faits des litiges en question soient semblables. Le juge national devra donc, à<br />
l’instar de la méthode suivie par le juge de la common law, comparer les faits<br />
de l’espèce et les faits matériels du précédent européen.<br />
Voilà pourquoi le mécanisme du précédent rend le jugement-événement<br />
de la Cour européenne des droits de l’homme opposable aux juridictions<br />
nationales sans se heurter pour autant à la relativité de la chose jugée. La force<br />
obligatoire des arrêts de la Cour européenne se limite à des affaires où les faits<br />
868 V. C.J.C.E., 24 juin 1969, Milch-Fett-und Eierkontor, 29/68, Rec. p. 165 . C.J.C.E., 11 juin 1987,<br />
Pretore di Salð, 14/86, Rec p. 2545.<br />
485
sont semblables. La relativité de la chose jugée répond au jugement-sanction,<br />
mais seule l’autorité du précédent répond parfaitement à cette deuxième<br />
fonction de la Cour qu’est le jugement-événement (dans le sens où la Cour<br />
clarifie et interprète les normes de la Convention et forge ainsi l’ordre juridique<br />
européen).<br />
203. Le juge national européen devra donc opérer une mission à deux<br />
temps. Dans un premier temps, il doit déterminer la règle européenne<br />
applicable. Il va examiner la Convention et la jurisprudence de la Cour de<br />
Strasbourg qui fait corps avec la Convention (fonction interprétative de la Cour).<br />
En examinant cette jurisprudence, il doit déterminer, au besoin, le précédent<br />
applicable. Il doit comparer les faits tels qu’ils se présentent dans l’affaire<br />
devant lui et les faits déterminants qui ont fondé le précédent en question. Il se<br />
peut que les parties au procès proposent plusieurs précédents à l’appui de la<br />
règle de droit européenne dans leurs motivations. Le demandeur et le<br />
défendeur vont proposer des précédents qui leur sont favorables et donc, des<br />
précédents apparemment contradictoires. Le juge devra alors déterminer quel<br />
est le précédent applicable parmi les divers précédents proposés par les<br />
parties. Il doit faire ressortir la ratio decidendi de l’arrêt européen, c’est-à-dire la<br />
solution de droit fondée sur certains faits déterminants. Car, après tout, et bien<br />
que la Cour européenne des droits de l’homme opère aussi une interprétation<br />
objective des normes, il s’agit avant tout d’une application de la norme<br />
conventionnelle au cas d’espèce ; cette remarque vaut avec une force<br />
particulière pour la Cour de Strasbourg qui connaît aussi bien du fait que du<br />
486
droit 869 . Dans un second temps, et à condition que les faits de l’affaire soient<br />
semblables aux faits du précédent, le juge va appliquer au cas d’espèce la<br />
norme européenne telle qu’explicitée par la jurisprudence européenne (la<br />
norme dans la réalité jurisprudentielle).<br />
204. A l’appui de l’analyse ici proposée vient la jurisprudence européenne<br />
de la Cour de Strasbourg des années quatre-vingt-dix, notamment les arrêts<br />
Vermeire 870 et Modinos 871 . Dans ces deux arrêts la Cour consacre l’effet direct<br />
des arrêts européens à l’égard du juge national 872 . L’effet direct des arrêts<br />
européens est la conséquence première du mécanisme du précédent. Dans<br />
l’affaire Modinos 873 , la Cour européenne dit qu’il y a violation de la Convention<br />
parce que la Cour suprême de Chypre persiste à estimer que les dispositions<br />
du code pénal chypriote interdisant les actes homosexuels ne violent pas la<br />
Convention ; cette Cour aurait dû tenir compte d’un arrêt de la Cour de<br />
Strasbourg (Dudgeon c/ Royaume-Uni) 874 à propos de la législation pénale de<br />
l’Irlande du Nord interdisant elle aussi les relations homosexuelles. Il s’agissait<br />
en effet d’affaires de nature similaire, mais sans la moindre identité des parties<br />
(même l’Etat mis en cause était différent). Le juge chypriote aurait dû tenir<br />
compte de la jurisprudence européenne (fonction interprétative de la Cour de<br />
869 V. supra L’utilité du mécanisme du précédent<br />
870 C.E.D.H., 29 novembre 1991, Vermeire c/ Belgique, Série A, n° 214-C ; AFDI 1991, 588, obs. V.<br />
Coussirat-Coustère ; JDI 1992, 799, obs E. Decaux et P. Tavernier. Sur le respect par la Cour de<br />
Strasbourg de ses propres précédents V. CEDH, 27 septembre 1990, Cossey c/ Royaume-Uni, Série A, n°<br />
184 ; in Laurence Helfer et Anne-Marie Slaughter, “Toward a Theory of Effective Supranational<br />
Adjudication”, préc., p. 319.<br />
871 C.E.D.H., 22 avril 1993, Modinos c/ Chypre, Série A, n° 259 ; JCP 1994, I, 3742, obs. F. Sudre.<br />
872 V. J.-F. Flauss, « La souveraineté de l’Etat et la Convention européenne des droits de l’homme », in<br />
Souveraineté de l’Etat et interventions internationales, Dalloz 1996, p. 65, note 21.<br />
873 Préc., note 95.<br />
874 C.E.D.H., 22 octobre 1981, Série A, n° 45 ; à rapprocher C.E.D.H., 26 octobre 1988, Norris<br />
c / Irlande, Série A, n° 142.<br />
487
Strasbourg) et suivre le précédent applicable (autorité du précédent des arrêts<br />
européens).<br />
L’argumentation se limite, dans l’arrêt Modinos, au niveau procédural,<br />
sans véritable discussion au fond et ceci à double titre. D’une part, la Cour<br />
suprême de Chypre aurait dû appliquer le droit jurisprudentiel européen.<br />
D’autre part, peu importe dans le cas sous examen que les dispositions<br />
pertinentes du code pénal chypriote interdisant les actes homosexuels n’aient<br />
pas été “activées” contre un individu. En effet, personne n’avait été<br />
véritablement poursuivi : il suffisait qu’un justiciable soit susceptible de tomber<br />
sous l’application d’une loi prétendue incompatible avec la Convention. Quant<br />
au fond, on considère que les arrêts Dudgeon, Norris et Modinos démontrent<br />
que le standard minimum commun de protection des droits de l’homme, censé<br />
être instauré par le droit de la Convention, est loin d’être un principe absolu. La<br />
législation nationale prohibant les actes homosexuels était conforme à la<br />
morale locale et aux convictions de la population en Irlande du Nord à la fin des<br />
années soixante-dix. Preuve à l’appui : le recul du gouvernement du Royaume-<br />
Uni sur un projet de réforme du droit nord-irlandais sur l’homosexualité, après<br />
consultation de la population nord-irlandaise. Quant à Chypre, la morale<br />
dominante a toujours été plutôt hostile aux relations homosexuelles. En<br />
somme, les questions de procédure (dans ce cas, l’autorité des arrêts<br />
européens) sont aussi un moyen subtil de transformation du droit substantiel,<br />
ne serait-ce que parce qu’elles permettent d’exclure l’élément émotionnel.<br />
488
De plus, dans l’arrêt Vermeire 875 , la Cour de Strasbourg déclare que les<br />
juridictions nationales belges auraient dû se conformer à un autre arrêt de la<br />
Cour européenne (Marckx c/ Belgique) 876 , car il s’agissait « des faits si proches<br />
de ceux de la présente espèce » 877 et « des griefs identiques » 878 . Dans l’arrêt<br />
Marckx, la Cour avait jugé discriminatoire l’absence totale de vocation<br />
successorale en raison du seul caractère “naturel” du lien de parenté. L’arrêt<br />
Vermeire portait aussi sur l’exclusion d’une petite-fille de la succession de ses<br />
grands-parents ; l’exclusion étant fondée de nouveau sur le caractère naturel<br />
du lien de parenté. Dans cette affaire Vermeire, comme le souligne le<br />
Professeur J.-F. Flauss 879 , la démarche de la Cour des droits de l’homme est<br />
similaire à celle suivie par la Cour de justice des Communautés européennes<br />
relativement à l’autorité des arrêts de manquement 880 , à la différence seule,<br />
selon nous, qu’il s’agit d’une application pure et simple du mécanisme du<br />
précédent.<br />
205. Le mécanisme du précédent permet au juge national, lorsqu’il exerce<br />
son office européen, de suivre la règle dégagée dans un précédent européen,<br />
sans porter atteinte à la limitation conventionnelle de l’autorité de la chose<br />
jugée aux parties (article 46 Convention). Le droit européen des droits de<br />
l’homme s’accommode de ce mécanisme du précédent car, contrairement au<br />
875 Préc., note 94.<br />
876 C.E.D.H., 13 juin 1979, Série A, n° 31.<br />
877 Arrêt Vermeire, préc., par. 25.<br />
878 Arrêt Vermeire, préc., par. 26.<br />
879 J.-F. Flauss, « La souveraineté de l’Etat et la C.E.D.H. », op. cit., loc. cit.<br />
880 En ce sens V. supra “L’autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme par analogie à<br />
l’autorité des arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes”.<br />
489
droit français, il ne connaît pas du dogme de la légalité 881 . L’application<br />
effective en droit interne du droit européen des droits de l’homme exige que les<br />
juges nationaux suivent la norme dégagée par un jugement européen quelles<br />
que soient les parties au litige. Et ceci, afin de faire face, en quelque sorte, au<br />
rôle créateur accru de la Cour de Strasbourg 882 . Le précédent devient ainsi le<br />
mécanisme d’un dialogue judiciaire non-institutionnalisé et assure par là même<br />
la protection des droits de l’homme dans l’ensemble de l’ordre juridique<br />
européen, tout comme le renvoi préjudiciel prévu par l’article 234 C.E. est à la<br />
fois un « instrument de coopération entre juges » 883 et le levier qui sert à « la<br />
protection et le renforcement des droits que les particuliers tiennent de l’ordre<br />
juridique communautaire » 884 .<br />
881 Aux termes de l’article 5 du Code civil, le juge ne peut pas se prononcer par voie de disposition<br />
générale et réglementaire.<br />
882 Sur l’ensemble de la question du rôle créateur de la jurisprudence V. H. Kelsen, Théorie pure du droit,<br />
Trad. Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962, p. 319 et s.<br />
883 R. Mehdi, « L’aspect européen », Justices, 1996-4, p. 51 et s., spéc. p. 60.<br />
884 Ibid.<br />
490
CONCLUSION DU TITRE I<br />
206. La fonction juridictionnelle se décompose en plusieurs actes<br />
juridictionnels. Les différents actes juridictionnels ont des effets processuels qui<br />
leur sont propres. La diversité phénoménologique du juridictionnel s’explique<br />
par l’absence de l’univocité du substantiel et démontre l’instrumentalisation de<br />
la procédure par le droit substantiel. Elle implique une approche qui se<br />
caractérise par la variabilité du critère déterminant qui permet de qualifier l’acte<br />
de juridictionnel dans chaque cas.<br />
491
TRANSITION ENTRE LE TITRE I ET LE TITRE II<br />
207. Le droit processuel est un droit primordial et un droit créateur 885 tout<br />
en étant secondaire par rapport au droit substantiel 886 et imparfait dans son<br />
essence même 887 . C'est un droit primordial en raison de son objet, que l'on<br />
nomme l'essentiel, puisqu'il assure la survie et le succès de toute collectivité<br />
humaine organisée par le biais de son rôle réalisateur : les individus acceptent<br />
l'existence d'une autorité commune tant que la procédure leur permet de faire<br />
valoir leurs intérêts substantiels. Droit créateur, il l'est, en raison de la fonction<br />
normative de la jurisprudence 888 .<br />
Le droit processuel est un droit imparfait, d'une part parce que le respect<br />
parfait des règles du procès ne garantit en rien une bonne décision, d'autre part<br />
parce que le substantiel est relatif 889 . Avoir le sens du relatif au sein du droit<br />
885 . Contra G. Cornu et J. Foyer, Procédure Civile, op.cit., n° 3, p. 6 - 7.<br />
886 . En ce sens, G. Cornu et J. Foyer, préc.<br />
887 . V. John Rawls, Théorie de la justice, Editions du Seuil, 1997, trad. C. Audard, spéc. p.115 et<br />
s. L'auteur avance que le procès est un exemple par excellence de justice procédurale<br />
imparfaite sous l'angle de l'erreur ; cf. Philippe Théry, "Les finalités du droit de la preuve en droit<br />
privé", Droits, n° 23, La preuve, PUF, 1996, p.41, spéc. p.46 : "Le caractère contingent de la<br />
vérité judiciaire est imputable à de multiples causes. La plupart viennent du droit substantiel, qui<br />
peut faire fi de la vérité ou se satisfaire d'une approximation".<br />
888 . V. supra "Les actes juridictionnels au vu du droit européen : l'absence d'une méthode" et<br />
infra "L'enjeu de la mise en œuvre des arrêts européens en droit français".<br />
889 . Le jugement de valeur porte sur le substantiel. Un exemple tiré de l'actualité : un faux<br />
serment du Président des Etats-Unis sur ses liaisons adultères mérite-t-il d'être sanctionné en<br />
soi ou est-ce plutôt l'absence de crime qui rend la violation procédurale inopérante ? Au sein du<br />
substantiel, la question est posée par Aristote ainsi : "On peut commettre l'adultère en se<br />
proposant un gain matériel et en tirant de son action un profit, ou bien être simplement poussé<br />
par le désir". Dans le premier cas "on est injuste, sans être libertin", dans le second "on obéit<br />
davantage à son libertinage". V. Aristote, Éthique de Nicomaque, Flammarion, Paris, 1992,<br />
492
substantiel -- le substantiel détermine le processuel 890 -- nous permet de<br />
justifier la présomption de vérité au sein du processuel : tout procès tend à une<br />
vérité relative, le pénal, en raison de l'élément émotionnel et de la présence,<br />
dans certains pays, du jury, plus parfois que le civil 891 . Surtout, avancer que le<br />
procès civil ne tend qu'à une vérité relative par opposition au procès pénal<br />
implique une qualification de la vérité au pénal hautement prétentieuse.<br />
208. Le juridictionnel est une des notions fondamentales du droit<br />
processuel, droit imparfait mais primordial. De la réalité et donc de la mise en<br />
œuvre effective des actes juridictionnels dépend la survie même d'un ordre<br />
juridique et par conséquent celle de toute collectivité humaine organisée. C'est<br />
l'essentiel. En absence de réalisation concrète des intérêts substantiels des<br />
individus dans une quelconque collectivité humaine, ladite collectivité porte<br />
inéluctablement les germes de sa destruction. Le droit substantiel constitue le<br />
miroir des préoccupations majeures du citoyen adulte. La sécurité juridique<br />
apparaît alors comme la sécurité des intérêts économiques des membres de la<br />
collectivité. En l'absence d'un juridictionnel effectif et de son potentiel<br />
sanctionnateur, la sécurité des transactions serait un mirage.<br />
209. Le processuel, droit imparfait, mais primordial parce que<br />
justificateur, conditionne le juridictionnel lequel, à son tour, répond à une<br />
nécessité définie en dehors de et avant la procédure. Bien sûr, le processuel<br />
Trad., Préf. et notes J. Voilquin, p.139. La question mérite d’être posée : le droit est ou le droit<br />
doit être ?.<br />
890<br />
. V. Duncan Kennedy, "Form and Substance in private law adjudication", 89 Harvard Law<br />
Review, p.1685 et s., spéc. p.1710, (1976).<br />
493
ne se limite pas au juridictionnel. Mais, au-delà du juridictionnel, ainsi par<br />
exemple pour l'instance, l'adoption de l'une ou de l'autre solution est secondaire<br />
par rapport au substantiel. L'ordre juridique ne dépend "existentiellement" ni du<br />
contradictoire ni de la problématique de savoir si une question préjudicielle va<br />
être posée à la Cour de Luxembourg au niveau de la première instance ou au<br />
niveau du procès en cassation. Il suffit qu'elle soit posée. Il en est de même en<br />
ce qui concerne le respect grandissant du contradictoire lequel, à l'instar de la<br />
motivation des jugements, contribue à retarder l’issue du procès, donc à<br />
provoquer un déni de justice permanent s'agissant des délais au principal 892 .<br />
L'existence du référé et de l'arbitrage font que le système fonctionne malgré<br />
tout et tant qu'il fonctionne l'interrogation peut se permettre de se cantonner au<br />
seul niveau procédural.<br />
A l'opposé, l'analyse ne peut pas rester « figée » au seul niveau<br />
procédural lorsqu'il s'agit des actes juridictionnels et de leur mise en œuvre.<br />
L'enjeu de la mise en œuvre des arrêts européens est avant tout un enjeu<br />
substantiel. De la mise en œuvre des actes juridictionnels européens dépend la<br />
réussite de l'ordre juridique européen et, par conséquent, celle de l'Union<br />
européenne. 893 L'enjeu détermine jusqu'à un certain point l'analyse<br />
891 . Comme le souligne John Rawls (Théorie de la justice, op. at. p.117) "l'exemple d'une justice<br />
procédurale imparfaite est fourni par un procès criminel".<br />
892 . V. p.ex, Cass. 3è civ, 7 mai 1997, JCP 97, IV, n°1341. La Cour de cassation dit que la Cour<br />
d'appel a pu relever d'office le moyen d'ordre public tiré de la violation des droits de la défense<br />
et rejeter des débats les conclusions et la pièce litigieuse, sans être tenue de provoquer<br />
préalablement un débat contradictoire sur ce point, dès lors que, ledit dépôt des conclusions et<br />
la communication des pièces avaient été effectués quelques jours seulement avant l'audience<br />
des plaidoiries, ce qui mettait l'adversaire dans l'impossibilité d'examiner les pièces et de<br />
répondre aux écritures.<br />
893 . V. Supra "Introduction" sur la fonction structurante de l'ordre juridique européen, noyau et<br />
matrice d'une Europe qui ne peut que s'élargir dans l'avenir.<br />
494
procédurale 894 , mais il faut que cette analyse soit en soi convaincante. Elle se<br />
doit donc d'être fidèle, d'une part à ce qui a été avancé jusqu'à présent à<br />
propos des actes juridictionnels français et de l'autorité du précédent des arrêts<br />
de la Cour de Strasbourg, d'autre part à une vision d'ensemble du droit<br />
processuel dont les notions piliers ont été élaborées au fil des temps, ayant<br />
surtout duré dans le temps.<br />
894 . V. Lon L. Fuller, "The Forms and Limits of Adjudication", 92, Harvard Law Review, p.353 et<br />
s. (1978). Selon Fuller, "adjudication should be viewed as a form of social ordering".<br />
495
TITRE II - LA MISE EN ŒUVRE DES ACTES JURIDICTIONNELS<br />
210. L'ordre juridique européen semble engendrer le paradoxe suivant :<br />
en l'état actuel des choses, l'édifice européen dépend de la mise en œuvre<br />
effective des actes juridictionnels dans les ordres nationaux, alors même que<br />
cette mise en œuvre du juridictionnel européen génère un nouveau droit<br />
européen et crée, par conséquent, un processus d'unification européenne<br />
imprévisible et un gigantisme normatif sans cesse grandissant.<br />
Si la décision juridictionnelle "remplace la règle abstraite" 895 , le<br />
législateur travaille-t-il à se rendre inutile ? 896 La pression juridique européenne<br />
exercée par le biais du juridictionnel, l'individu, bénéficiaire et instrument de<br />
cette pression juridique 897 , et surtout le phénomène selon lequel aucune norme<br />
ne connaît véritablement les limites de sa propre application 898 , accompagné<br />
du constat selon lequel le précédent jurisprudentiel européen, véritable règle<br />
normative, donc norme, remplace en quelque sorte la certitude du formalisme<br />
législatif, tous ces éléments sont-ils des facteurs de création inéluctable d'une<br />
895 . J. Héron, Droit judiciaire privé, préc., n° 277, p.203.<br />
896 . V. J. Carbonnier, Flexible droit, 7 è éd., LGDJ, 1992, p.154. Le Doyen Carbonnier cite Cicéron<br />
(De la république, I, 2) "héritier de la pensée hellénique" lequel avait écrit que grâce aux lois les<br />
hommes apprenaient à faire librement ce que grâce aux lois ils auraient dû faire par contrainte.<br />
Pour un exemple à propos de l'élimination des restrictions quantitatives (article 30 du traité)<br />
sous l'angle du commerce le Dimanche V.R. Rawlings, "The Eurolaw Game : Some deductions<br />
from a saga", Journal of Law and Society, 1993, vol. 20, p.309 et s.<br />
897 . V. Anne-Marie Burley (désormais Slaughter) et Walter Mattli, "Europe Before the Court : A<br />
Political Theory of Legal Integration", International Organization, Vol. 47, p.41-76, spéc. p.62.<br />
898 . V. Duncan Kennedy, "A Semiotics of legal argument", 3 Collected Courses of the Academy<br />
of European Law, Book 2, p.309 et s, spéc. p.321 et s. (Kluwer Academic Publishers,<br />
Netherlands, 1994).<br />
496
Europe fédérale ? Va-t-il y avoir un vacuum legis national sous la pression du<br />
juris-dictio européen ? Si tel est le cas, le juridique dépasse-t-il le politique ou<br />
est-ce plutôt le politique qui a discrètement poussé le juridique vers une<br />
nouvelle direction ? A ces interrogations intéressantes (Chapitre I) s'opposent<br />
nos "certitudes" quant à l'analyse procédurale de la mise en œuvre effective du<br />
juridictionnel européen (Chapitre II).<br />
211. Le passage du substantiel (l'enjeu de la mise en œuvre) au<br />
processuel (l'effectivité de la mise en œuvre) s'effectue par l'examen du droit<br />
processuel, droit sanctionnateur. Les nouvelles contraintes issues de l'ordre<br />
juridique européen postulent-elles un nouvel imperium ou est-ce plutôt l'inverse<br />
qui doit se réaliser avant d'établir la permanence des contraintes nouvelles ?<br />
- Chapitre I : L'enjeu de la mise en œuvre des arrêts européens en droit<br />
français.<br />
- Chapitre II : L'effectivité de la mise en œuvre des arrêts européens.<br />
497
CHAPITRE I<br />
L'ENJEU DE LA MISE EN ŒUVRE DES ARRÊTS EUROPÉENS<br />
EN DROIT FRANÇAIS<br />
212. L'instrumentalisation du droit processuel français et européen<br />
(communautaire et conventionnel) par le droit substantiel européen sert à la<br />
mainmise politique de l'Union européenne sur l'Etat tout en dissimulant cette<br />
prise de pouvoir politique européenne derrière la "juridicisation" du débat. Ceci<br />
est possible en raison de l'invocation (réelle et virtuelle) des nouvelles libertés<br />
et des nouveaux droits pour les individus. (§1)<br />
A long terme, les nouvelles libertés pour l'individu peuvent<br />
s'accompagner de nouvelles obligations de plus en plus pesantes. Ces<br />
obligations puisent leur source dans les moyens d'exécution des actes<br />
juridictionnels européens (communautaires et des droits de l'homme).<br />
L'impossibilité d'inexécution dans l'avenir des arrêts européens (ceux de<br />
Luxembourg et de Strasbourg) implique un nouvel imperium européen. (§2)<br />
§1. Nouveaux moyens, anciens débats<br />
213. L'enjeu politique de la mise en œuvre des arrêts européens (ceux<br />
de Luxembourg et de Strasbourg) en droit interne apparaît plus clairement dans<br />
le cadre d'une certaine mise en perspective historico-comparative. Sous l'angle<br />
498
historico-comparatif, la nouveauté réside dans le fait que l'emprise européenne<br />
sur les Etats se dissimule aussi derrière un écran de "juridicisation" alors que<br />
dans le passé (Athènes, Rome, Paris) les conflits politiques présentaient une<br />
forte connotation religieuse. Si la conquête des espaces nationaux par l'ordre<br />
européen repose sur des fondations nouvelles, il est néanmoins permis de<br />
penser que la justification avancée pour chaque conquête du genre présente<br />
une certaine constance au fil des siècles : c'est toujours dans l'intérêt de<br />
l'individu, autrefois par volonté divine, aujourd'hui pour des raisons davantage<br />
individualistes et matérialistes. Sous cet angle, les intérêts de l'individu se<br />
présentent comme la justification de la conquête européenne, la mainmise a<br />
lieu par le biais du droit, ce qui fait des juristes de nouveaux conquérants, ce<br />
qui ne peut faire de la procédure qu'un moyen supplémentaire de l'assise de<br />
l'ordre juridique européen. L'enjeu à long terme consiste à établir un Etat de<br />
droit au niveau européen tout en évitant la raison d'Etat européenne.<br />
A. Une certaine mise en perspective historico-politique<br />
214. Tout est politique, si l'on se fie aux anciens grecs. Leur<br />
compréhension du terme "politique" était, bien sûr, plus large que celle qu'on lui<br />
attribue habituellement aujourd'hui. Ainsi, il fallait comprendre le terme non<br />
seulement comme l'art et la pratique du gouvernement mais, au-delà, comme<br />
tout ce qui était relatif à la cité (polis). La cité antique n'était pas seulement une<br />
ville, mais plutôt l'équivalent de l'Etat. Chaque cité avait son droit, ses lois, ses<br />
dieux, sa culture, sa propre organisation politique. Le grec se définissait par<br />
rapport à sa cité. La tautologie devient ici instructive : il était citoyen de cette<br />
499
cité, il était habilité à jouir des prérogatives propres à chaque cité tout en étant<br />
astreint aux devoirs correspondants.<br />
215. La mise en œuvre des arrêts européens dans l'ordre interne<br />
s'inscrit dans un contexte inédit selon les apparences. Les juges semblent<br />
devancer le roi alors que la citoyenneté européenne, concept amputé, n'est<br />
même pas encore arrivée à son adolescence 899 . Or, historiquement, l'imperium<br />
-- le pouvoir de commandement -- a généralement appartenu au chef, au roi<br />
avant d'être accordé au juge 900 . Cependant, ce phénomène de l'ascension du<br />
pouvoir juridictionnel 901 n'est pas exclusivement européen. Ainsi, aux Etats-<br />
Unis, pour ne citer qu'un exemple facilement vérifiable, ce sont les juges qui ont<br />
contribué au renforcement des pouvoirs des autorités fédérales 902 .<br />
216. Le danger d'une "dérive à l'américaine" de l'Europe est avancé, de<br />
manière habituelle et parfois habile, sans pour autant que son contenu soit<br />
899<br />
. Pour une analyse de l'Europe en l'absence d'un "demos" européen, V. Joseph H. Weiler, U.<br />
Haltern et F. Mayer, "European democracy and its critique - five uneasy pieces", European<br />
University Institute Working Paper RSC n° 95/11 ; V. également Joseph H. Weiler, "To be a<br />
European citizen-Eros and civilization", Journal of European Public Policy 1997, Volume 4, n° 4,<br />
p. 495 et s. ; sur la constitutionnalité de la loi organique déterminant les conditions d'application<br />
de l'article 88-3 de la Constitution relatif à l'exercice par les citoyens de l'Union européenne<br />
résidant en France, autres que les ressortissants français, du droit de vote et d'éligibilité aux<br />
élections municipales (à l'exception de l'exercice des fonctions de maire ou d'adjoint et de la<br />
participation au collège électoral sénatorial) V. Cons. const., 20 mai 1998, déc. n° 98-400 DC,<br />
JCP 98, II, 10154, note H. Faupin.<br />
900<br />
. En ce sens, Ch. Jarrosson, "Réflexions sur l'imperium", Mélanges P. Bellet, Litec, 1991,<br />
p.245 et s., spéc. p.247.<br />
901<br />
. Pour une étude qui se caractérise, au-delà du titre prétentieux, par l'éloge immodéré et<br />
répétitif de la doctrine de la part de l'auteur V.P. de Fontbressin, "Au-delà des approches<br />
institutionnelles. Le juge européen, un philosophe de l'action", JCP 97, I, 4049.<br />
902<br />
. Il est ainsi admis que la Cour suprême des Etats-Unis a contribué, avec ces décisions<br />
Marbury v. Madison - 5 US (1 Cranch) 137 (1803) - et Mc Culloch v. Maryland - 17 US (4 Whent)<br />
316, 421 (1819) - à la survie de l'Union et au développement consécutif des Etats-Unis. V.M.<br />
Cappelletti et D. Golay, "The Judicial Branch in the Federal and Transnational Union : Its Impact<br />
on Integration" in Mauro Cappelletti, Le pouvoir des juges, Traduction René David, Préface<br />
Louis Favoreu, Economica - PUAM, 1990, p.281 et s.<br />
500
précisé de façon constante. Ce mal est supposé couvrir toute une série de<br />
retentissements : du danger général d'une société contentieuse 903 dans<br />
laquelle le délire de la procédure 904 serait un vice inhérent tout en étant aussi<br />
une conséquence directe de la création de ladite société, à la question<br />
spécifique de la nomination des futurs juges communautaires sous contrôle du<br />
Parlement Européen, 905 moyen supposé devoir écarter le spectre de la dérive à<br />
l'américaine 906 , ou, au contraire, proposition génératrice de la politisation<br />
desdits juges 907 , donc contraire au but escompté.<br />
Cet argument de la "dérive à l'américaine" a aussi une forte connotation<br />
politique et un potentiel psychologique non négligeable qui nuit à la cause<br />
européenne. Il n'est pas inutile de rappeler, s'agissant de la Grèce antique et<br />
en particulier d'Athènes, cité célébrée, à juste titre d'ailleurs, comme le berceau<br />
de la démocratie, ayant exalté l'individu (le citoyen d'Athènes) comme une<br />
valeur en soi, qu'elle était une société hautement contentieuse 908 . Ce<br />
phénomène n'a pas nécessairement nui à sa gloire. L'exercice du droit d'agir<br />
est aussi la manifestation suprême de la volonté individuelle dans toute société<br />
903<br />
. V.L. Cadiet, "Le spectre de la société contentieuse", Mélanges G. Cornu, PUF, 1994, p.29 et<br />
s.<br />
904<br />
. V.M. Crozier, Le mal américain, Fayard, 1980, p.247 278.<br />
905<br />
. R. Mehdi, "La conférence intergouvernementale : enjeux et perspectives", Justices, 1997-6,<br />
p.29 et s., spéc. p.46-7.<br />
906<br />
. Ibid.<br />
907<br />
. Ibid.<br />
908<br />
. V.Aristophane, Les Guêpes, 800-804, cité par N.Loraux, "Le procès athénien et la justice<br />
comme division" in Le procès, Archives de philosophie du droit, T. 39, Sirey, 1995. Dans les<br />
Guêpes, Aristophane fait parler un vieil homme, Philocléon, "maniaque de procès, que son fils<br />
tente de guérir en lui fournissant des cas à juger à domicile". Philocléon voit se réaliser<br />
l'ancienne prédiction : "j'avais ouï dire que les Athéniens jugeraient un jour le procès devant<br />
leurs maisons et que dans son vestibule chacun se ferait construire un petit tribunal, un tout<br />
petit, comme une niche d'Hécate, partout, devant sa porte".<br />
501
qui élève l'individu au centre de ses préoccupations et qui inscrit par<br />
conséquent le droit d'agir au rang d'une liberté fondamentale 909 .<br />
217. Le phénomène de la société contentieuse moderne est<br />
certainement lié à la fameuse dérive législative 910 et réglementaire 911 , tout en la<br />
dépassant. L'exercice parfois immodéré du droit d'agir est une conséquence du<br />
gigantisme législatif et administratif, mais il est aussi endémique à la nature<br />
humaine. C'est pour cela que l'accès au droit -- les individus comprennent de<br />
manière intelligente leurs droits et n'ont pas alors recours au juge -- n'est pas<br />
une véritable alternative à l'accès au juge 912 . Il existe un cercle vicieux : la<br />
dérive législative et réglementaire (nationale et communautaire) oblige à<br />
l'ouverture de l'accès au droit alors que c'est précisément cet accès au droit qui<br />
crée plus de droit. En droit communautaire et dans le droit européen<br />
conventionnel, c'est aussi l'action qui fait naître le droit. L'individu, autant que le<br />
législateur, deviennent des sources génératrices de la société contentieuse à la<br />
différence que l'individu se sert, tout en étant victime, de la dilatation continue<br />
de l'offre du droit 913 , de l'accessibilité renforcée du droit et de l'accès au juge.<br />
On pourrait alors reformuler la question posée par un ancien Président de la<br />
Cour de justice 914 -- quel eût été le droit des Communautés sans les arrêts de<br />
909<br />
. V. J. Vincent et S. Guinchard, préc. n°52 et s.<br />
910<br />
. Cette dérive législative consiste à la fois à la multiplication des lois et la dévalorisation de la<br />
loi V.N. Picardi, "Juge, Etat et Communauté", Mélanges R. Perrot, préc., p.351 et s., spéc.<br />
p.353.<br />
911<br />
. Pour une discussion actualisée V. Carol Harlow et Richard Rawlings, Law and<br />
Administration, 2 nd ed., Butterworths, 1997, p.152 et s. ; aussi V. M.-A. Frison-Roche, "Principes<br />
et intendance dans l'accès au droit et l'accès à la justice", JCP 97, I, 4051.<br />
912<br />
. Contra M.-A. Frison-Roche, "Principes et intendance dans l'accès au droit et l'accès à la<br />
justice", op. cit., p.408, n° 9.<br />
913<br />
. Expression du Professeur Cadiet in "Le spectre de la société contentieuse", préc., p.33.<br />
914<br />
. R. Lecourt, "Quel eût été le droit des Communautés sans les arrêts de 1963 et 1964" (arrêts<br />
Van Gend en Loos et Costa/Enel), Mélanges Boulouis, Dalloz 1991, p.349.<br />
502
1963 et 1964 ? -- de la façon suivante : quel serait l'ordre juridique européen<br />
sans Marguerite Johnston 915 et David et Ada Hornsby 916 ?<br />
Dans cette perspective, l'argument devient le suivant : la société<br />
contentieuse, pour ce qui est de l'ordre juridique européen, est un phénomène<br />
inévitable qui ne peut que s'accentuer dans l'avenir. Qu'on le déplore ou pas, il<br />
ne sert à rien d'essayer de le cantonner (à supposer que ce soit souhaitable, ce<br />
qui est discutable). La mise en œuvre des arrêts européens s'inscrit clairement<br />
dans cette logique de légalisation et de juridictionnalisation de la société<br />
européenne. En revanche, l'objectif premier -- objectif parallèle, non-<br />
concurrentiel et non-contradictoire à celui de la réforme des institutions<br />
européennes et à la question sous-jacente de l'union politique -- reste à<br />
accomplir : c'est la nette séparation du juridique et du politique.<br />
218. La "contamination" du juridique par le politique, situation déjà<br />
inacceptable pour la justice étatique, doit être empêchée dans sa genèse,<br />
s'agissant de l'ordre juridique européen. Le dire juridique (que ce soit le dire du<br />
juge, du Professeur, de l'avocat ou du juriste en général) se pervertit en se<br />
politisant. S'agissant des êtres humains, on n'ose pas trop espérer 917 . La nature<br />
humaine est encline à la politisation. Pourtant, l'exemple américain nous<br />
915 . CJCE, 15 mai 1986, Johnston, 222/84, Rec. p.1651.<br />
916 . CEDH, 19 mars 1997, Epx Hornsby c/Grèce, D. 1998, Jup. notes p.74, note N. Fricéro. A<br />
l'opposé, la question ne se pose pas s'agissant de Madame Defrenne puisque, comme<br />
l'explique Carol Harlow, les trois affaires la concernant avaient été en réalité introduites par une<br />
avocate belge alors que l'hôtesse de l'air en question n'avait joué aucun rôle. V. Carol Harlow,<br />
"Toward a Theory of Access for the European Court of Justice", Yearbook of European Law, 12,<br />
1992, p.213 et s., spéc. p. 232.<br />
917 . M. Jestaz a écrit que le droit "fourmille d'exceptions, de correctifs, de demi-mesures, de<br />
notions souples prêtant à interprétation [...] dont il résulte que, comme l'a écrit le Doyen<br />
503
apprend que le juriste (y compris mais non seulement la doctrine), s'il veut<br />
s'élever à un rang supérieur au sens de peser dans le débat, être ce que les<br />
anglo-saxons appellent communément un "player", doit, tout en étant<br />
pragmatiste, maintenir à tout prix l'apparence de stricte neutralité ; dialoguer et<br />
agir comme si véritablement le système juridique était un ordre autoréférentiel.<br />
Il va de soi que cette apparence de neutralité institutionnalisée n'est pas une<br />
exclusivité du monde juridique américain. Mais les anglo-saxons ont su faire un<br />
art des apparences.<br />
En faveur de la nette séparation du juridique et du politique 918 , nous<br />
rajoutons un argument basé sur des considérations de "realpolitik". Parmi une<br />
multitude d'exemples, on cite le déclin d'Athènes, dû principalement à<br />
l'enchevêtrement du politique et du juridique, voire du juridictionnel. Ainsi, le<br />
procès d'Alcibiade sous l'impulsion de ses ennemis politiques, a conduit à<br />
l'enlisement des forces athéniennes à Syracuse et à la catastrophe militaire,<br />
économique et finalement politique de la cité 919 . Ce procès a été déclenché<br />
sous prétexte qu'Alcibiade avait participé à la mutilation des Hermès, statues<br />
religieuses. 920 Il reste que ce procès fut éminemment politique.<br />
B. A la recherche du juridique<br />
Carbonnier, le droit est flexible, - parce que "trop humain pour prétendre à l'absolu de la ligne<br />
droite" : "V.Ph.Jestaz, Le droit, 3è ed., Dalloz, 1996, p.113.<br />
918 . Parmi une littérature abondante V. H. Haenel et M.-A. Frison-Roche, Le Juge et le politique,<br />
PUF, 1998. Les auteurs proposent, entre autres, de constituer deux corps distincts au sein de la<br />
magistrature, "l'un propre au ministère public et l'autre aux juges du siège" (préc., p.227-9).<br />
919 . Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. Il ne serait pas inutile de penser à l'utilisation<br />
excessive de l'ostracisme faite par les athéniens ou même à la position extrêmement délicate à<br />
laquelle se trouve confronté le Attorney - General, aux Etats-Unis chaque fois que le Président<br />
se trouve face à la justice suite à ses déboires d'ordre public ou même désormais d'ordre privé.<br />
920 . V.J. de Romilly, Alcibiade, Ed. de Fallois, Paris, 1995, p. 102 : "(Pour comprendre l'émotion<br />
suscitée à l'époque) il faut d'abord se rappeler à quel point les traditions religieuses restaient<br />
504
219. Vu sous l'angle susmentionné, tout procédé qui tend véritablement<br />
à la coupure du lien du judiciaire par rapport au politique mérite d'être soutenu,<br />
si besoin en passant outre le lien traditionnel entre la justice et la politique (au<br />
sens large, c'est à dire tout ce qui est relatif à la cité comprise comme un Etat).<br />
Ainsi, le traité sur l'Union européenne renforce la protection<br />
juridictionnelle communautaire [nouvelle rédaction des articles 225 (article 168<br />
A du traité de Maastricht) alinéa premier et 228 (article 171 du traité de<br />
Maastricht) alinéas trois et quatre] alors que l'instauration d'un droit de recours<br />
individuel ouvert de plein droit devant la Cour européenne des droits de<br />
l'homme, qui dispose d'une compétence obligatoire et désormais exclusive,<br />
rend le système de contrôle institué par la Convention européenne des droits<br />
de l'homme pleinement juridictionnel. En effet, la compétence du Comité des<br />
ministres, organe politique, est abolie et les Etats acceptent la juridiction<br />
obligatoire de la Cour de Strasbourg sans échappatoire possible, de la même<br />
manière que les Etats membres de la Communauté européenne ont accepté,<br />
en adhérant à la Communauté, la juridiction obligatoire de la Cour de justice<br />
des Communautés européennes. La seule sortie de secours consiste à<br />
dénoncer la totalité de la Convention 921 .<br />
fortes dans la démocratie athénienne. Toutes les manifestations politiques s'entouraient de<br />
prières, de sacrifices, de libations [...]".<br />
921 . Le protocole 11, protocole d'amendement dont la mise en vigueur est conditionnée par<br />
l'obligation pour tous les Etats d'exprimer leur consentement, a été signé à Strasbourg le 11 mai<br />
1994. V.G. Cohen-Johathan, "Le protocole n° 11 et la réforme du mécanisme international de<br />
contrôle de la Convention européenne des droits de l'Homme", Europe, novembre 1994, Chron.<br />
n°8.<br />
505
En ce qui concerne la protection juridictionnelle communautaire, les<br />
deux points d'intérêt nouveaux portent sur l'astreinte, qui semble déjà recevoir<br />
les faveurs de la Commission 922 -- à juste titre d'ailleurs -- et sur la création<br />
d'une sorte de "double degré de juridiction". L'expression est un peu abusive,<br />
on l'admet 923 , mais on la maintient parce qu'elle est partiellement correcte et<br />
particulièrement démonstrative de l'évolution du système juridictionnel<br />
communautaire dans le cadre d'une mise en perspective historico-comparative.<br />
La Cour de justice des Communautés européennes est désormais<br />
habilitée à connaître uniquement sur le droit les pourvois formés contre les<br />
décisions du Tribunal de première instance (TPI) qui est expressément visé par<br />
l'article 225 – article 168A CE de la version de Maastricht et doté d'une<br />
majuscule 924 . Cette dernière remarque serait plutôt redondante si l'on n'ajoutait<br />
pas que les juridictions du fond françaises ne sont pas, quant à elles, dotées de<br />
cette majuscule (ainsi, par exemple, il est d'usage d'écrire cour d'appel de<br />
Paris). Surtout, les auteurs notent l'utilisation du terme "pourvoi" dans la<br />
rédaction de l'article 225 925 , terminologie évocatrice de certains modèles<br />
nationaux 926 et qui peut être rapprochée de l'affirmation répétitive, dans les<br />
922<br />
. V. Communication 96/C 242/07, JOCE n° C-242 du 21 août 1996.<br />
923<br />
. En ce sens, R. Mehdi, "L'aspect européen (du double degré de juridiction)", Justices, 1996-<br />
4, p.51 et s., spéc. p.53. Comme le souligne M. Mehdi, "l'expression 'double degré de juridiction'<br />
[...] est absente du texte de l'article 168 A. Le terme 'pourvoi' lui est préféré".<br />
924<br />
. Point relevé par M. Mehdi, Justices, 1997-6, préc., p.37, note 31. Le Professeur Mehdi cite<br />
MM. Rideau et Picod.<br />
925<br />
. V. J. Rideau et F. Picod, Code de procédures communautaires, Litec, 1994, p.179.<br />
926<br />
. J.Rideau et F. Picod, "Le pourvoi sur les questions de droit", Rev. Marché commun, 1995,<br />
p.584.<br />
506
écrits de certains juges de la Cour du Luxembourg, selon laquelle la Cour de<br />
justice est une juridiction "interne", de type suprême 927 .<br />
En définitive, l'interprétation du traité par la Cour de Luxembourg --<br />
principalement mais non exclusivement par le biais de la procédure<br />
préjudicielle, clé de voûte, selon la Cour même, du fonctionnement du système,<br />
-- combinée avec sa fonction nouvelle (depuis Maastricht) de connaître<br />
uniquement sur le droit les pourvois formés contre les décisions du TPI<br />
communautaire, tend à faire de la Cour de justice des Communautés<br />
européennes l'embryon d'une Cour suprême européenne.<br />
C. L'indissolubilité du juridique et du politique<br />
220. Le succès du renvoi préjudiciel en droit communautaire n'assure<br />
pas seulement l'homogénéité du droit communautaire 928 ; il assure par-là<br />
même la cohérence de l'ensemble du système 929 et devient, au vu de son<br />
utilisation et de son rôle déterminant, un instrument politique. A l'origine, simple<br />
incident de procédure et moyen subtil pour débloquer une impasse<br />
juridictionnelle (la nécessité pour le juge interne de rendre un jugement), tout<br />
927 . V.G.F. Mancini, "The rôle of the supreme courts at national and international level : a case<br />
study of the Court of Justice of the European Communities", colloquium, Thessaloniki, 21-25<br />
may 1997, The rôle of the supreme courts at the national and International level, International<br />
association of procedural law, Faculty of law of the Aristotle University of Thessaloniki, Ant.<br />
Sakkoulas Publishers.<br />
928 . Selon Laurence Helfer et Anne-Marie Slaughter ("Toward a Theory of Effective<br />
Supranational Adjudication", préc., p.291) le renvoi préjudiciel n'assure rien de moins que la<br />
pénétration du droit communautaire dans les ordres internes.<br />
507
en visant à prévenir des divergences dans l'interprétation du droit<br />
communautaire 930 , il s'élève en réalité, au vu de sa finalité, au même rang que<br />
la requête individuelle de l'article 34 931 de la Convention européenne des droits<br />
de l'homme.<br />
221. Placer le débat sous l'angle historico-comparatif est, dans ce<br />
domaine, particulièrement démonstratif des enjeux en question. Les appels<br />
judiciaires, dans le sens de la saisine d'une plus haute juridiction, apparaissent<br />
au fil des siècles comme un moyen d'atteindre la centralisation politico-<br />
judiciaire et donc comme un contentieux diplomatique et politique en soi. Ainsi,<br />
l'appel à la curie romaine était un élément fondamental du processus de<br />
centralisation de l'église. En effet, l'article 20 du Dictatus Papae défendait à<br />
tous de condamner une personne qui avait formé un appel devant le Saint<br />
siège 932 . L'appel s'inscrit alors clairement dans le mouvement de l'affirmation<br />
de l'autorité du pape qui, quant à lui, pouvait annuler les sentences sans que<br />
ces sentences puissent être annulées par personne 933 .<br />
222. Mais revenons à la France puisque l'exemple français est riche<br />
d'enseignements. L'histoire de la monarchie française est aussi l'histoire de<br />
l'assise du double degré de juridiction, la Révolution celle de son amputation<br />
929<br />
. Comme le souligne Joseph H. Weiler ("The Transformation of Europe", 100 Yale LJ, p.2403<br />
et s., (1991), spéc. p.2420) la procédure prévue par l'article 177 CE assure l'unité du système<br />
juridictionnel.<br />
930<br />
. V. CJCE, 16 Janvier 1974, Rheinmühlen, 166/73, Rec. p.33.<br />
931<br />
. Ex article 25.<br />
932<br />
. V.R.C. Van Caenegem, "Le jugement sous l'angle historico-comparatif", Archives de<br />
philosophie du droit, tome 39, le procès, Sirey, 1995, p.125 et s., spéc. p.133.<br />
933<br />
. Article 18 du Dictatus Papae de 1705.<br />
508
partielle : au pénal, "juger révolutionnairement signifiait juger sans appel" 934 .<br />
Pour ce qui est de l'analogie avec le droit européen, c'est la période avant la<br />
révolution qui nous intéresse. De l'appel de faux jugement, prise à partie des<br />
juges "taxés de partialité" 935 , qui, de plus, était réservé aux nobles 936 à l'appel<br />
de droit presque généralisé, au civil comme au pénal, c'est la transformation du<br />
paysage politique français qui s'opère par le développement de l'appel : il<br />
devient un moyen politique de contrôle, sous l'impulsion des juridictions royales<br />
et au détriment des principautés territoriales. Le conflit entre les juridictions<br />
royales et les juridictions ecclésiastiques et seigneuriales se manifestait à<br />
travers l'institution des appels judiciaires 937 : le débat sur la compétence était<br />
directement et ouvertement lié au débat politique en ce sens que la primauté<br />
des juridictions en question conduisait, d'une part à la primauté politique,<br />
d'autre part à un plus haut degré d'unification et donc à un bouleversement du<br />
rapport de forces.<br />
223. La corrélation que l'on établit entre le "realpolitik" et le judiciaire<br />
n'est pas une nouveauté 938 . Elle tient à la nature humaine et à la nature des<br />
choses. Les institutions, les principes, les concepts sont des outils, donc<br />
perméables aux malfaçons humaines. La nouveauté réside peut être dans le<br />
934<br />
. J. Hilaire, "Un peu d'histoire" in Justice et double degré de juridiction, Justices, 1996-4, p.9 et<br />
s., spéc. p.14.<br />
935<br />
. J-L. Thireau, "L'appel dans l'ancien droit pénal français" in Les voies de recours judiciaires,<br />
instruments de liberté, PUF, 1995, p.13.<br />
936<br />
. Ibid. Comme le souligne M. Thireau, "l'appel de faux jugement [...] se terminait par un duel<br />
judiciaire entre l'appelant et le ou les juges mis en cause".<br />
937<br />
. V.J.Hilaire, "La procédure civile et l'influence de l’Etat. Autour de l'appel" in Droits savants et<br />
pratiques françaises du pouvoir, sous la direction de J. Krynen et A. Rigaudière, Bordeaux,<br />
1992, p.151 et s.<br />
938<br />
. V. par exemple l'analyse du Professeur Berman de la Harvard Law School : H.L. Berman,<br />
Law and Revolution. The formation of the Western legal tradition, Cambridge, MA, 1983.<br />
509
fait que le débat européen, même lorsqu'il est essentiellement politique 939 ,<br />
reste dans le domaine du juridique. Cette situation s'explique en partie par le<br />
fait que la conquête du terrain n'a plus beaucoup de sens économique dans un<br />
monde qui se caractérise par la globalisation, l'informatisation et<br />
l'interdépendance 940 , en partie à cause du fait que le débat est aussi mené par<br />
des individus qui ont une double (parfois triple) allégeance (par exemple des<br />
intérêts privés peuvent éclipser des intérêts publics ou dissimuler d'autres<br />
intérêts). Enfin, il s'agit souvent d'un débat entre professionnels, donc d'un<br />
dialogue en des termes propres à chaque profession 941 .<br />
224. Ce dernier point mérite d'être explicité. On considère que la<br />
dissimulation de la corrélation du politique et du juridique dans l'ordre juridique<br />
européen s'explique aussi par un phénomène que l'on se permet de décrire<br />
comme "l'aspect passif du corporatisme". Pour simplifier à l'extrême, on<br />
constate que si le débat européen est mené par des français, des anglais, des<br />
allemands, il est surtout conduit par des politiciens, des économistes, des<br />
juristes, des journalistes. Est-ce une évidence que d'avancer que dans le<br />
monde moderne, l'individu a parfois plus de points des repères dans sa<br />
profession qu'ailleurs (à l'exception de la famille) ? Ainsi, les juristes ont un<br />
langage commun, un mode de pensée similaire, une forme d'expression propre<br />
à leur profession.<br />
939<br />
. P. ex. l'adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits de l'homme.<br />
940<br />
. Mais est-ce vrai ? en tout cas l'affirmation présuppose la rationalité et doit peut être<br />
cantonnée à l'Europe.<br />
941<br />
. V. Anne-Marie Slaughter, "The real new world order", Foreigh Affairs, 1997, Vol. 76, n°5,<br />
p.183 et s., spéc.p.186-9 (sur le "dialogue" entre les juges de différents pays).<br />
510
Bien sûr, la nationalité reste toujours un facteur déterminant 942 . Mais,<br />
c'est une variable équivoque qui peut se retourner, par le biais d'une<br />
déformation professionnelle, contre la cause nationaliste. Ainsi, le juge -- élu au<br />
titre d'un Etat partie au litige -- est membre de droit à la fois de la chambre et<br />
de la grande chambre de la Cour européenne des droits de l'homme sous le<br />
nouveau système institué par le Protocole 11 943 . Ce juge, national de l'Etat<br />
partie au litige, va connaître du réexamen de l'affaire malgré le fait qu'il a déjà<br />
siégé dans la première chambre, (comité de trois juges), ce qui constitue une<br />
violation du principe d'impartialité "objective" d'un tribunal tel qu'il a été forgé<br />
par la jurisprudence même de la Cour de Strasbourg. A l'évidence, aux yeux<br />
des rédacteurs dudit Protocole, il opère une fonction de légitimation 944 trop<br />
importante pour faire place à des principes juridiques tels que l'impartialité du<br />
tribunal.<br />
En définitive, l'argument ici présenté devient le suivant : l'aspect passif<br />
du corporatisme explique à la fois la "surexposition" juridique du débat<br />
européen et la coopération du juge national avec le juge européen. L'origine<br />
professionnelle de chaque individu détermine sa conception des choses, de<br />
telle façon que sa vision en est embrouillée. Pour l'économiste, il se peut que<br />
942 . Dans l'arrêt Ahmet Sadik c/Grèce du 15 Novembre 1996, la Cour de Strasbourg a opté pour<br />
une interprétation stricte (bien que conforme, en partie, à sa jurisprudence antérieure) de la<br />
règle de "l'invocation en substance" des griefs tirés de la violation de la Convention au niveau<br />
national, sous-condition de l'article 35 de ladite Convention. Le requérant en question, M. Sadik,<br />
appartenait à la minorité musulmane de la Grèce. Comme le soulignent MM. Cohen-Johathan et<br />
Flauss (Justices, 1997-5, p.174-5), les trois juges représentant des pays à minorités nationales<br />
ont donné des opinions allant dans le sens de la majorité.<br />
943 . Article 27.<br />
944 . Sur la fonction de légitimation opérée par le pouvoir judiciaire national au sein de l'Union<br />
européenne V. Joseph H. Weiler, "Journey to an Unknown Destination : A Retrospective and<br />
Prospective of the European Court of Justice in the Arena of Political Integration", préc., p.421 et<br />
s.<br />
511
l'Union européenne soit avant tout une Union monétaire. Pour le juriste, l'Union<br />
européenne est un nouvel espace judiciaire. Pour le juge d'instruction, c'est un<br />
moyen d'appréhender des crimes économiques qui dépassent les frontières<br />
nationales. Pour le justiciable, un organe juridictionnel tel que la Cour<br />
européenne des droits de l'homme est souvent la voie de la dernière chance.<br />
Enfin, au sein de la doctrine, l'Europe c'est aussi des débouchés considérables<br />
sur des idées mais aussi sur des perspectives d'emploi.<br />
D. Pourquoi la Guerre de Troie n'a pas eu lieu 945<br />
225. La constance du phénomène que l'on décrit comme "l'aspect passif<br />
du corporatisme" est intéressante, entre autres, parce qu'elle explique<br />
l'acquiescement du juge civil au juge européen et le succès de la mise en<br />
œuvre effective des arrêts européens dans l'ordre interne. Et ceci de deux<br />
façons : en premier lieu, devant le juge civil, il ne s'agit pas d'un conflit de<br />
normes, mais principalement d'un conflit entre des individus. Le juge civil n'a<br />
pas à préférer, stricto sensu, la norme communautaire au détriment de la<br />
norme nationale. Ce débat a été réglé en ce sens que le droit communautaire<br />
fait partie du droit interne.<br />
Le juge doit appliquer le droit sans dissocier la source de ce droit en<br />
dehors du cas de figure où un conflit de normes subsiste. Le principe de la<br />
primauté du droit communautaire lui sert alors de moyen pour sortir de<br />
512
l'impasse. Le principe relativise en outre la séparation des ordres de<br />
juridiction 946 . Hormis l'hypothèse d'un conflit de normes, le juge national<br />
applique le droit sans véritablement que sa source joue un rôle déterminant. Il<br />
applique le droit communautaire, au besoin soulevé d'office 947 , dans un conflit<br />
entre des individus. Si une partie de la doctrine communautaire raisonne<br />
toujours sous l'angle normatif de l'effet direct et de la primauté du droit<br />
communautaire, c'est qu'elle n'a pas encore complètement assimilé le succès<br />
de ce droit. Surtout, c'est notre deuxième objection, elle raisonne parfois<br />
exclusivement en termes d'une analyse manichéiste et donc réductrice de<br />
conflit de normes alors que la réalité du procès civil est tout autre. Le juge civil<br />
national, quant à lui, doit, en dehors du gracieux, régler un litige, une<br />
contestation. Sa vision professionnelle est principalement celle du juge civil<br />
professionnel qui juge en droit un conflit d'ordre privé et non celle du juge<br />
régulateur d'un conflit des normes.<br />
Certes, il se peut que ce soit un mauvais juge. Mais alors, dans la<br />
grande majorité des cas, sa préférence concerne l'une des parties et non pas,<br />
a priori, la norme nationale. Si le mal jugé porte sur la primauté du droit<br />
communautaire, il est d'avantage identifiable et donc son redressement pourra<br />
être obtenu. L'annulation des jugements (au sens étroit ce sont les décisions du<br />
945 . V. Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n'aura pas lieu.<br />
946 . V. p.ex. Com. 6 mai 1996, Bull. IV, n° 125 : la chambre commerciale dit qu'une Cour d'appel<br />
décide, à bon droit, d'enjoindre à France Télécom de fournir à une société privée les listes des<br />
abonnés du téléphone non expurgées des informations relatives aux abonnés inscrits sur la liste<br />
orange, dès lors que ladite Cour d'appel décide justement, en se référant à la primauté des<br />
principes de droit communautaire et sans apprécier la légalité de l'article R. 10-1 du Code des<br />
postes et télécommunications, et donc sans avoir à poser une question préjudicielle au juge<br />
administratif, que les dispositions de ce texte réglementaire ne pouvaient faire obstacle au libre<br />
exercice de la concurrence.<br />
513
TGI et des tribunaux de commerce pour ce qui est de la mise en œuvre<br />
effective des arrêts communautaires dans l'ordre judiciaire) quand ils<br />
contreviennent à la loi pourra être obtenue par l'exercice des voies de recours.<br />
En dernier lieu, la Cour de cassation vérifie la bonne application du droit par les<br />
juges inférieurs, y compris une interprétation conforme au droit<br />
communautaire 948 . Dans le même ordre d'idées, le juge civil ne peut pas<br />
refuser de statuer, le déni de justice lui est interdit. Dans le doute ou s'il est tout<br />
simplement paresseux, il opère le renvoi préjudiciel communautaire.<br />
Deuxièmement, ce renvoi préjudiciel est une procédure de "juge à juge",<br />
donc une procédure entre des professionnels du droit qui, de plus,<br />
appartiennent au même sous-système. C'est aussi cet aspect passif du<br />
corporatisme judiciaire qui explique le fonctionnement heureux de la procédure<br />
préjudicielle 949 . L'argument, ainsi présenté, n'exclut en rien l'analyse<br />
traditionnelle qui porte sur la "culture de soumission" du juge 950 . Mais à cette<br />
culture de soumission s'ajoute une certaine culture privatiste et corporatiste ce<br />
qui fait du juge civil français, plus que du juge administratif, le complice du juge<br />
communautaire.<br />
947<br />
. V. infra "L'applicabilité du droit européen" in " La délimitation européenne de l'office du juge",<br />
Deuxième Partie, Titre I, Chapitre I.<br />
948 ère<br />
. V. p. ex. Civ. 1 , 10 mars 1993, Bull. civ. I, n° 100.<br />
949<br />
. Ainsi, par exemple, la Cour de cassation refuse de rendre un avis sur une question de droit<br />
présentant une difficulté sérieuse dans le cadre de ses attributions prévues par les dispositions<br />
L 151-1 à 3 du Code de l'organisation judiciaire, dès lors que cette question relève de la<br />
procédure préjudicielle de l'article 234 (ex article 177) du traité. En ce sens Cass. 9 octobre<br />
1992 (5 ème espèce), D.1993, somm. comm. p.188-9 obs. Julien.<br />
950<br />
. Paradoxalement, l'expression avait été utilisée par Hart pour décrire la soumission des<br />
individus à la loi indépendamment des décisions des juges V.H.L.A.Hart, The concept of law,<br />
1961, spéc. p.50 et s.<br />
514
226. La corrélation que l'on établit entre le politique et le judiciaire et sa<br />
dissimulation consécutive suite à la contamination du débat par une sorte de<br />
corporatisme aigu se manifeste de manière patente avec l'adhésion de la<br />
Communauté à la Convention européenne des droits de l'homme. On<br />
considère que la réponse dépasse la problématique d'une justiciabilité<br />
européenne "à géométrie variable" 951 . Le Parlement, certains Etats, une partie<br />
de la doctrine et même la Commission demandent haut et fort cette adhésion<br />
alors que la Cour de justice des Communautés européennes se retranche,<br />
dans son avis 2/94 du 28 mars 1996, derrière "une lecture conservatrice de la<br />
dévolution des compétences" 952 , lecture difficilement conciliable avec sa propre<br />
pratique antérieure en matière de compétence d'attribution 953 , y compris dans<br />
le domaine des droits de l'homme 954 . Elle protège ainsi sa propre infaillibilité<br />
judiciaire comparable à l'infaillibilité papale ainsi que l'autonomie du système de<br />
contrôle communautaire. La Cour de Luxembourg avance que l'adhésion de la<br />
Communauté à la Convention doit être opérée par une révision formelle des<br />
traités 955 . Il ne peut s'agir que d'une simple coïncidence de calendrier si dans la<br />
951 . Sur la justiciabilité, V. supra "Introduction" Pour un exemple récent V. Cass. crim, 5 juin<br />
1997, Bull. crim. n° 226, Europe, mars 1998, comm. n° 87, obs. D. Ritleng. La chambre<br />
criminelle dit qu'une Cour d'appel décide, à bon droit, de refuser d'interroger la Cour de justice<br />
des Communautés européennes sur la compatibilité des dispositions de droit interne, autorisant<br />
des visites domiciliaires en matière fiscale, avec la Convention européenne des droits de<br />
l'homme (article 8 : le respect de la vie privée, du domicile et de la correspondance) ; ceci,<br />
nonobstant les dispositions de l'article F2 du traité sur l'Union européenne, cette question ne<br />
ressortissant pas à ladite Cour de justice.<br />
952 . J.-F. Flauss, "La protection des droits de l'homme dans le cadre de la Communauté<br />
européenne", Les Petites Affiches, 30 juillet 1997, p.5.<br />
953 . Ibid.<br />
954 . D. Simon, "L'avis 2/94 du 28 Mars 1996 sur l'adhésion de la Communauté à la Convention<br />
européenne des droits de l'homme", Europe, juin 1996, Chron. n° 6, p.3.<br />
955 . L'article 235 du traité qui vise à suppléer l'absence de pouvoirs d'action conférés<br />
expressément ou de façon implicite aux institutions communautaires par des dispositions<br />
spécifiques du traité, dans la mesure où de tels pouvoirs apparaissent nécessaires pour que la<br />
Communauté puisse exercer ses fonctions en vue d'atteindre l'un des objets fixés par le traité,<br />
ne saurait constituer un fondement pour élargir le domaine des compétences de la<br />
Communauté au-delà du cadre général résultant de l'ensemble des dispositions du traité, et en<br />
515
même année - huit mois plus tard -- la Cour de Strasbourg a avalisé la position<br />
de la Commission européenne des droits de l'homme 956 pour affirmer son<br />
contrôle sur les actes nationaux d'exécution du droit communautaire 957 , malgré<br />
le fait que dans le cas d'espèce la transposition de la norme communautaire en<br />
droit interne s'inspirait "presque mot pour mot" de la directive communautaire<br />
en question.<br />
Le point sur lequel on insiste est que la question de l'adhésion de la<br />
Communauté à la Convention est intrinsèquement liée à la question de<br />
l'élargissement de l'Union européenne et surtout à celle de la finalité<br />
européenne. La démarche du Conseil 958 (qui a saisi la Cour dans le cadre de la<br />
procédure consultative de l'article 300 - ex article 228 CE) s'inscrit aussi dans<br />
un mouvement général de déplacement sur le terrain juridictionnel des<br />
questions qui font partie du champ politique.<br />
227. En définitive, dans le contexte de cet ordre européen, le dialogue<br />
entre les professionnels du droit -- dialogue "de juge à juge" certes, mais aussi<br />
dialogue entre avocats et surtout dialogue entre des individus qui a pour point<br />
de repère les intérêts de l'individu et qui fait, par là même, que l'individu devient<br />
particulier de celles qui définissent les missions et les actions de la Communauté. Elle ne saurait<br />
en tout cas servir de fondement à l'adoption des dispositions qui aboutiraient à une modification<br />
du traité (avis préc., pts 29-30).<br />
956 . Décision du 9 février 1990, M et C c/République fédérale d'Allemagne, req. DR 64, p.138.<br />
957 . CEDH, 15 novembre 1996, Cantoni c/France, Justices, 1997-5, p.185-6, obs. Cohen-<br />
Jonathan et Flauss ; la Cour de justice, quant à elle, se reconnaît compétente pour contrôler la<br />
compatibilité à la Convention européenne des droits de l'homme des mesures nationales<br />
d'exécution du droit communautaire (CJCE, 13 juillet 1989, Wachauf, 5/88, Rec. p. 2609). En<br />
revanche, elle se déclare incompétente en la matière si la situation ne relève pas du champ<br />
d'application du droit communautaire (CJCE, 18 juin 1991, E.R.T., C-260/89, Rec. p. 2925,<br />
spéc. points 41-42 ; 29 mai 1997, Kremzow, C-299/95, R.T.D.H. 1998, p. 677-8, obs. Sudre).<br />
516
une valeur en soi -- acquiert une importance significative et parallèlement un<br />
dynamisme qui lui est propre. Dans ces conditions, avancer la proposition selon<br />
laquelle le débat en termes constitutionnalistes devient de facto insignifiant<br />
peut paraître moins aventureux qu'il ne le paraît à première vue.<br />
Le paradoxe réside dans les propositions suivantes : le gigantisme<br />
législatif et administratif, conséquence endémique de l'Etat providence auquel<br />
s'ajoute l'Union administratrice a conduit à un excès de "juridictionnalisation".<br />
Le tout normatif a aussi créé le tout juridictionnel qui, quant à lui, place les<br />
données de base du normatif dans un second plan 959 tout en renforçant la<br />
portée des normes européennes par une application immédiate et relativement<br />
homogène desdites normes, qu'elles soient textuelles ou jurisprudentielles. Ce<br />
n'est pas par hasard que les critiques de l'Union européenne se concentrent<br />
sur la Cour de justice alors que cette Cour dépend "existentiellement" des<br />
juridictions nationales 960 . En l'absence d'un esprit et/ou d'un mécanisme de<br />
coopération effectif, la justiciabilité -- c'est à dire la capacité du juge à assurer<br />
l'efficacité du droit européen et la protection des droits des particuliers --<br />
devient une coquille vide. L'application immédiate du droit communautaire 961 ,<br />
958 . Selon M. Simon (préc., p.2) : "La démarche du Conseil, dont il ne nous appartient pas<br />
d'analyser les arrières pensées politiques [...]".<br />
959 .V. p. ex. D. Simon, Le système juridique communautaire, préc., n° 291 sur l'invocabilité<br />
"d'interprétation conforme" qui s'impose au juge national et qui rend l'absence d'effet direct<br />
horizontal des directives insignifiante.<br />
960 . V. F.Zampini, La responsabilité des Etats membres du fait du droit communautaire, thèse,<br />
Lyon III, 1992, p.5. L'auteur avance que le droit communautaire dépend "existentiellement" des<br />
structures juridiques nationales existantes.<br />
961 . V. CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, 106/77, Rec. p.609, AJDA 1978, p.323, note Boulouis :<br />
"[...] tout juge national, saisi dans le cadre de sa compétence, a l'obligation d'appliquer<br />
intégralement le droit communautaire et de protéger les droits que celui-ci confère aux<br />
particuliers, en laissant inappliquée toute disposition éventuellement contraire de la loi nationale,<br />
que celle-ci soit antérieure ou postérieure à la règle communautaire" ; le juge national a<br />
l'obligation d'assurer le plein effet des normes du droit communautaire "en laissant au besoin<br />
517
conformément au dire du juge communautaire, dépend de l'acquiescement du<br />
juge national. En cas de non acquiescement, c'est la fonction normative même<br />
de la Cour de justice qui se trouve en péril.<br />
Dans cette perspective, il est utile de constater que le juge de la Cour de<br />
Luxembourg Mancini affirme à plusieurs reprises que la Cour de justice agit<br />
comme une juridiction interne parce qu'elle est une juridiction interne de type<br />
suprême 962 , alors que la Cour, dans son ensemble, refuse de partager avec le<br />
TPI sa compétence en matière de procédure préjudicielle 963 .<br />
228. On estime que, sauf incident majeur, l'évolution vers un ordre de<br />
plus en plus intégré est difficilement réversible parce qu'une multiplicité<br />
d'intérêts privés d'origines diverses s'est superposée à un processus engagé<br />
initialement par des visionnaires qui appartenaient essentiellement au domaine<br />
public. Ceci dit, en cas de crise, les données seront réévaluées et la raison<br />
d'Etat pourra retrouver son rôle traditionnel. Entre temps, l'élargissement de<br />
l'Union, avancée difficilement contestable sur le plan moral, nous paraît être<br />
aussi un moyen pour retarder la finalité fédéraliste dans son expression<br />
politique tout en étant d'une utilité manifeste vis à vis des intérêts privés<br />
européens (nouveaux marchés) et des intérêts privés et publics du littoral<br />
atlantique.<br />
inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même<br />
postérieure, sans qu'il ait à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie<br />
législative ou par tout autre procédé constitutionnel" ; sur cette invocabilité "d'exclusion" V. D.<br />
Simon, Le système juridique communautaire, préc. n° 292.<br />
962 . G.F. Mancini, "The rôle of the supreme courts at national and international level : A case<br />
study of the Court of Justice of the European Communities", préc., p.2 et 30.<br />
963 . V.R. Mehdi, "L'aspect européen (du double degré de juridiction)", Justices, op. cit., p. 60-1.<br />
518
Sans trop s'attarder sur cette question qui n'entre qu'indirectement dans<br />
le domaine de la présente étude, on se permet de reproduire ici sans traduction<br />
les propos avancés par des analystes américains, ceci afin de ne pas trahir le<br />
ton détaché et direct des auteurs. Cette "indiscrétion" linguistique se justifie par<br />
le souci d'éviter que les mots des auteurs ne prennent des acceptions<br />
nouvelles, distinctes de l'acception originale 964 . Ainsi, Zbigniew Brzezinski<br />
avance à propos de la stratégie des Etats-Unis quant à l'Europe : "with the<br />
allied European nations still highly dependent on U.S. protection" -- mais contre<br />
qui ? -- "any expansion of Europe's political scope is automatically an<br />
expansion of U.S. influence" 965 . Par la suite, "A larger Europe will expand the<br />
range of American influence without simultaneously creating a Europe so<br />
politically integrated that it could challenge the United States on matters of<br />
geopolitical importance, particularly in the Middle East" 966 .<br />
On se permet de continuer en citant Josef Joffe 967 qui explique que la<br />
stratégie des Etats-Unis est comparable à celle utilisée par Bismarck après<br />
l'unification allemande de 1871 à l'encontre des intérêts français de l'époque :<br />
"the creation of a universal political situation in which all powers [...] need us<br />
and, by dint of their mutual relations, are kept as much as is possible from<br />
964<br />
. Paul Valéry a écrit que la langue française s'oppose souvent à une expression immédiate de<br />
la pensée. Cf. la correspondance de Napoléon avec Joséphine in Le Monde, 4 octobre 1997,<br />
p.36. Napoléon écrit à sa femme dans une lettre du 30 mars 1796 (alors qu'ils s'étaient mariés<br />
le 9 mars) : "Dans ta lettre n° 3 du 26 ventôse, tu me traites de vous. Vous, toi-même. Ah !<br />
mauvaise, comment as-tu pu écrire la lettre ?".<br />
965<br />
. Zbigniew Brzezinski, "A Geostrategy for Eurasia", Foreing Affairs, 1997, Vol.76, n° 5, p.50 et<br />
s., spéc. p.53.<br />
966<br />
. Ibid.<br />
967<br />
. Journaliste associé au "Olin Institute for Strategic Studies" de l'université d'Harvard.<br />
519
forming coalitions against us" 968 . La création de cette situation politique<br />
universelle à laquelle des autres Etats et/ou entités ne sont pas (plus) capables<br />
de s'associer en tant que contre-pouvoirs à la domination des Etats-Unis est,<br />
selon M. Joffe 969 , la politique actuelle de ce pays. Ainsi, "the global game is<br />
essentially a Bismarckian one, and that explains why the rest of the world is not<br />
moving in on the United States" 970 . L'auteur continue en ce sens que : "At the<br />
threshold of the 21 st century, America is a size XXL Bismarckian empire -- the<br />
indispensable impresario of all critical endeavors [...] " 971 .<br />
L'élargissement de l'Europe s'inscrit-il dans la même lignée que la<br />
conception originale de la Communauté : une idée sous impulsion ou, tout au<br />
moins, avec l'acquiescement américain ? Sommes-nous en train de constater<br />
le second volet d'un modèle prédéterminé ? (le premier volet étant la création<br />
et le développement de la Communauté, le second son approfondissement). Si<br />
les choses sont véritablement ainsi, est-ce que l'élargissement va mettre<br />
l'Union européenne dans un état d'incapacité partielle ou est-ce que cet<br />
élargissement va devenir, à long terme, une source de dynamisme européen ?<br />
229. Le débat ainsi posé peut laisser un goût un peu amer. Le juriste,<br />
contrairement au politologue, a la chance inestimable de puiser aux sources<br />
concrètes (textes et jurisprudence -- tout au moins -- facilement vérifiables)<br />
mais cette opportunité lui impose aussi, il nous semble, une obligation de<br />
968<br />
. Josef Joffe ("How America Does it", Foreing affairs, préc., p.13 et s., spéc. p.19) qui cite<br />
Bismarck.<br />
969<br />
. Préc., en part. p.21.<br />
970<br />
. Ibid.<br />
971<br />
. Préc., p.23.<br />
520
éserve (qui peut varier en fonction de l'ancienneté) 972 . De plus, il n'y a pas<br />
besoin d'analyser ce qui n'a pas à être analysé. En revanche, s'aventurer dans<br />
des terrains non juridiques -- ne serait-ce que brièvement -- sert à démontrer<br />
que le processualiste qui s'occupe des questions européennes ne doit pas --<br />
parce qu'il ne le peut pas -- se cantonner à l'angle autoréférentiel de la matière<br />
judiciaire.<br />
230. Pour conclure, on estime que la volonté politique a engagé un<br />
processus qui la dépasse en partie en ce sens que, d'une part l'intégration<br />
européenne répond à des intérêts privés, d'autre part le juridictionnel acquiert<br />
une fonction normative qui lui est propre. (Ainsi, par exemple, l'encadrement<br />
jurisprudentiel de la procédure française). On accepte que l'Etat puisse être,<br />
dans l'avenir, un nécessaire contre-pouvoir dans le cas où l'intégration<br />
européenne atteint un stade dans lequel la raison communautaire sera<br />
comprise comme une nouvelle raison d'Etat -- on passe et c'est le phénomène<br />
sous-jacent, de la mainmise de l'Etat sur la nation 973 à la mainmise de l'Union<br />
européenne sur l'Etat et la nation ; Toutefois, on ne peut que souhaiter, en l'état<br />
actuel des choses, que le processus de la mise en œuvre efficace et effective<br />
des arrêts européens dans les ordres nationaux s'accentue ; que l'inexécution<br />
d'un arrêt de manquement rendu par la Cour de Luxembourg ou celle d'un arrêt<br />
qui constate la violation de la Convention de la part de Strasbourg deviennent<br />
des hypothèses inconcevables.<br />
972<br />
. Mais, comme le souligne un auteur, "la plume professorale est libre". V. Ph. Le Tourneau, D.<br />
1995, Chron. p.273.<br />
973 ème<br />
. Expression de J. Ellul, Histoire des institutions, IV, 10 éd., Paris, 1989, p.82.<br />
521
E. La procédure, instrument d'une prise de pouvoir par les organes<br />
européens<br />
231. En Europe dans les années quatre-vingt-dix le débat constitutionnel<br />
sous-jacent est-il renvoyé aux cénacles académiques ? Dans l'avenir en cas de<br />
crise (faillite de l'euro, une montée en puissance des régions au détriment de<br />
l'Etat) la réponse sera à l'évidence négative. En l'état actuel des choses, deux<br />
constats s'imposent : d'abord, il y a une certaine dissimulation de la question<br />
primordiale de la finalité européenne par le biais d'une mise en valeur des<br />
intérêts de l'individu. Cette "union sans cesse plus étroite entre les peuples de<br />
l'Europe" (mariage, contrat d'union civile ou simple concubinage ?) est une de<br />
ces phrases (phases ?) du Préambule du Traité politiquement correctes qui sert<br />
à arrondir les angles. Ensuite, l'entente qui existe entre les juridictions<br />
européennes et les juridictions nationales et qui se manifeste dans l'utilisation<br />
de la procédure préjudicielle -- bien au-delà de l'application de l'obligation<br />
stricte de renvoyer -- mais aussi dans l'acquiescement à une primauté<br />
normative parfois suspecte sous l'angle des compétences et à une application<br />
immédiate du dire normatif du juge européen (qui n'est pas toujours évidente),<br />
fait que l'individu devient le pivot d'un système juridique (ordre européen) qui<br />
fonctionne plutôt bien au niveau infra-constitutionnel.<br />
Le droit processuel ne devient pas plus important que le droit<br />
constitutionnel -- l'argument contraire serait si dérisoire que l'on ne prend même<br />
pas le temps de le réfuter ; les deux matières sont complémentaires -- et le<br />
522
droit processuel n'est pas en soi si essentiel qu'il s'avère être déterminant pour<br />
la compréhension des nouvelles données européennes. Les juristes --<br />
spécialistes de droit européen se sont plutôt bien débrouillés sans l'apport des<br />
spécialistes du droit processuel. C'est au contraire le succès de l'ensemble<br />
européen (droit communautaire et droit européen conventionnel) qui a obligé<br />
en quelque sorte la doctrine processualiste à entrer, presque malgré elle, dans<br />
le débat. La pression a été insoutenable, d'abord en raison de la jurisprudence<br />
de la Cour de Strasbourg sur l'article 6 de la Convention, ensuite aussi par<br />
l'empiétement procédural opéré par la Cour de Luxembourg.<br />
232. Cependant, force est de constater -- sous l'angle nécessairement<br />
subjectif d'un processualiste convaincu -- que le trait frappant qui caractérise la<br />
société européenne contemporaine est la procéduralisation 974 de son espace,<br />
qu'il soit public ou privé. Le terme procéduralisation ne s'identifie pas à la<br />
procédure. Il se rapproche d'elle. Avant la science de la procédure, au-delà du<br />
droit du procès, il y a des règles, celles de forme. Elles sont pesantes. La forme<br />
est aussi un moyen habile de se disculper, d'exciper de sa bonne foi. Cela<br />
revient à absoudre malgré l'inertie ou plutôt, pour être précis, en dissimulant<br />
l'inertie sur le fond, le substantiel, l'essentiel. La forme est le fond lorsqu'elle est<br />
utilisée comme telle.<br />
Prenons un exemple un peu étonnant (pas tellement dans sa substance,<br />
mais plutôt dans l'effet instructif qu'on lui attribue ici). Suite aux dernières<br />
974 . Expression que l'on retrouve, entre autres, dans les écrits de M. Cadiet. V. "Le spectre de la<br />
société contentieuse", op. cit., p.48 et note 77.<br />
523
élections législatives au Royaume-Uni, un gouvernement travailliste s'est<br />
installé au pouvoir sous la direction de Tony Blair. Les travaillistes sont revenus<br />
au pouvoir après une très longue période passée dans l'opposition, une<br />
traversée du désert de plus de dix sept ans. Le nouveau régime a entrepris de<br />
réformer la House of Lords, institution sans véritables pouvoirs. Cette réforme<br />
d'organisation d'une des institutions de l'Etat peut être considérée comme étant<br />
d'un impact minime, maigre consolation pour la doctrine "engagée" et les<br />
politologues qui se sont investis, corps et âme, dans les années quatre vingts<br />
en faveur des travaillistes. Il n'y a pas eu de bouleversements sur le fond tel<br />
que l'on aurait pu le souhaiter ou le craindre (selon les convictions de chacun).<br />
L'abolition des "hereditary peers" est un acte de forme, le quid pro quo<br />
minimum pour satisfaire les revendications d'une aile du parti travailliste 975 .<br />
Cet exemple nous instruit d'ailleurs de nouveau sur les vertus de la<br />
neutralité en ce sens que le juriste a intérêt à ne pas s'engager corps et âme<br />
dans une cause (cause politique, cause religieuse, cause européenne, cause<br />
nationaliste, la cause d'autrui, qu'il s'agisse d'un politicien, d'une fondation ou<br />
d'un particulier) : d'une part, chaque cause est défendue par des êtres humains<br />
et l'on prend le risque d'être déçu, d'autre part il se peut que l'on soit<br />
éclaboussé par les retentissements d'un scandale ou d'un échec qui nous<br />
échappe suite à des événements dont on a pas eu connaissance et sur<br />
lesquels on n'a eu aucun contrôle, enfin parce que l'effort de promouvoir sa<br />
975<br />
. Ce toilettage n'est pas le propre du Royaume-Uni. L'Europe continentale a longtemps connu<br />
de la méthode.<br />
524
propre cause est, paraît-il, un but valable en lui-même, en tout cas, un objectif<br />
qui exige le plein temps.<br />
233. Le premier argument que l'on essaie d'introduire est que la<br />
procéduralisation est une conséquence d'un double phénomène, contradictoire<br />
seulement en apparence. Elle résulte à la foi du recul du tout politique, de<br />
l'auto-exclusion de la fonction politique de tout un champ d'activités (le<br />
Royaume-Uni dans les années quatre vingts a été le précurseur et l'initiateur du<br />
processus en Europe) et d'un phénomène parallèle qui est celui de la<br />
régulation nouvelle et tout aussi excessive des vastes domaines de l'activité<br />
humaine et ceci malgré la prétendue déréglementation. L'Etat délègue ses<br />
compétences à des sous-systèmes sous le couvert d'une sorte de culture du<br />
partage. Rien de tel pour rendre un homme docile que de lui attribuer une<br />
fonction 976 . Ainsi, en France, en même temps que dans certains médias on<br />
plaide avec insistance en faveur de la séparation du lien entre le parquet et<br />
l'exécutif, on constate une multiplication des commissions présidées par des<br />
juges et des experts, exemple réel de cette conquête par moyen de<br />
soumission 977 .<br />
976 . W. Walter Mattli et Anne-Marie Slaughter, "Constructing the European Community legal<br />
system from the ground up : The rôle of individual litigants and national courts", Harvard Jean<br />
Monnet Working Paper 6/96, p.13. Les auteurs citent une étude faite par Jens Plötner sur la<br />
réception des doctrines de l'effet direct et de la primauté en droit français (préc., p.5, note 14).<br />
Suite à Plötner, "Yves Galmot, the first member of the French Conseil d’Etat nominated as a<br />
judge on the ECJ was sent off to Luxembourg with the expectation that he would hold the line<br />
against judicial activism at the European level. A year after he returned to the Conseil d'Etat -<br />
thoroughly converted to Community doctrines - the Conseil took its famous Nicolo decision that<br />
implicitly authorized judges to make treaties prevail over national law" (préc., p.13). Par ailleurs,<br />
Mattli et Slaughter mettent, à juste titre, l'accent sur le rôle des individus - justiciables pour ce<br />
qui est de l'intégration européenne (préc., p.8 et s.).<br />
977 . Sur la notion et son utilisation par la Cour de justice V. supra "Introduction" ; sur<br />
l'indépendance de la magistrature V. les observations du Professeur Lamarque, "Le procès du<br />
procès", Mélanges J.-M. Auby, Dalloz, 1992, p.155. L'auteur déplore "que le débat sur la justice<br />
525
Le roi n'est pas nu 978 . Mais il se protège derrière un écran de<br />
professionnalisation et de juridiction, derrière des hommes mais surtout derrière<br />
ce qu'ils représentent. On atteint le mythe de l'objectivisme par le biais du<br />
double alibi du juge et de la procéduralisation, trait commun au niveau national<br />
et supranational de l'ordre juridique européen. Le succès de cette évolution<br />
réside dans la prétendue répartition des responsabilités qui fait que chacun voit<br />
dans le nouvel ordre européen l'accroissement de ses propres compétences et<br />
la confirmation de l'importance de son domaine professionnel de prédilection.<br />
234. Vue sous cet angle, la transformation du droit processuel national<br />
sous l'impulsion des juridictions européennes sert à accréditer l'idée de<br />
l'importance de la procédure -- parfois méconnue en dehors d'un cercle fermé<br />
de spécialistes -- alors que la procéduralisation est un moyen pour ces<br />
juridictions de s'immiscer bien au-delà de leur champ d'intervention prévisible.<br />
Malgré le fait que la Cour de Strasbourg et sa jurisprudence sur l'article 6 de la<br />
Convention impliquent un certain renouveau du droit processuel puisqu'elles le<br />
rendent plus accessible et donc concret et aussi parce qu'elles mettent en<br />
évidence les liens intrinsèques entre la procédure et le droit dit substantiel 979 ,<br />
soit occulté par de faux problèmes" tels que celui qui porte sur l'indépendance de la<br />
magistrature et critique "la montée du corporatisme judiciaire" (préc., p.154).<br />
978 . Pour une utilisation de l'expression au sein du débat sur l'autonomie de l'ordre juridique<br />
communautaire V. Joseph H. Weiler et Ulrich R. Haltern, "The autonomy of the Community legal<br />
order - through the looking glass", Harvard International Law Journal, 1996, vol.37, n° 2, p. 411<br />
et s.<br />
979 . V. par ex. l'arrêt Hornsby c/Grèce du 19 mars 1997 : l'exercice effectif du droit d'ouvrir une<br />
école privée de langues étrangères en Grèce et le lien, a priori non évident, avec le droit<br />
processuel. Suite à l'arrêt de la Cour de Strasbourg, c'est la violation de l'article 6 qui concrétise<br />
le droit des requérants Hornsby ; aussi V. le droit d'agir en réparation au-delà du seuil prévu par<br />
le législateur pour des hémophiles contaminés par le virus du SIDA au travers du contrôle du<br />
respect du droit d'accès à un tribunal : CEDH, 4 décembre 1995, Bellet c/France, Série A,<br />
526
cette utilisation de la procédure ne s'inscrit pas dans une logique généralisée<br />
de revalorisation de la procédure. En d'autres termes, on n'avance que si, au<br />
vu de l'excès de son utilisation, la procédure se place dans une phase<br />
ascendante, ce n'est pas pour autant qu'elle s'élève, aux yeux des justiciables<br />
et même des juristes, à un rang plus noble que celui qui lui est<br />
traditionnellement attribué en Europe continentale.<br />
L'analyse de la mise en œuvre des arrêts européens dans l'ordre interne<br />
démontre, selon nous, que le monde juridique redécouvre et réinvente l'utilité<br />
indéniable de la procédure sans pour autant lui être redevable ni en être<br />
respectueux. La procédure fait peur puisqu'elle se caractérise par "un haut<br />
degré d'abstraction" 980 combiné avec une technicité prononcée qui se<br />
manifeste, entre autres, dans une précision terminologique parfois agaçante.<br />
L'être humain est tel que ce qu'il ne comprend pas 981 , il le rejette, ou, pire<br />
encore, il le déforme.<br />
L'analyse de la portée des arrêts européens peut être considérée<br />
comme une régression de la science de la procédure. C'est la finalité,<br />
l'interprétation téléologique, qui détermine aussi le sens attribué aux concepts<br />
sans qu'elle soit nécessairement accompagnée d'une recherche et d'une<br />
réflexion approfondie. Les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme<br />
n° 333-B. Sur cette affaire V. J.-F. Flauss, "Les nouvelles frontières du procès équitable", préc.<br />
p.93-4.<br />
980 . J. Vincent et S. Guinchard, préc. n° 2.<br />
981 . L'enseignement de la procédure à l'Université n'est pas pour rien. On est forcé de digérer<br />
une multitude d'informations sous forme de règles précises, non négociables, dans un laps de<br />
temps étroit sans que la richesse conceptuelle et analytique de la science de la procédure<br />
527
ont une autorité de chose interprétée parce que les Etats non parties au litige et<br />
leurs juridictions doivent tenir compte des arrêts de cette Cour qui est, après<br />
tout, la Cour européenne des droits de l'homme. Les présidents des cours<br />
suprêmes des pays membres de l'Union européenne se sont clairement<br />
exprimés en ce sens lorsqu'ils constatent, dans une réunion tenue à Bruxelles<br />
en 1992 982 , que l'autorité spécifique qui s'attache à la jurisprudence<br />
interprétative de la Cour européenne des droits de l'homme et qui se distingue<br />
de l'autorité de la chose jugée, est une autorité de la chose interprétée.<br />
Les arrêts préjudiciels en interprétation de la Cour de Luxembourg ont<br />
une autorité de chose interprétée parce que les juridictions internes doivent<br />
appliquer -- sauf à ne pas le faire -- la solution de la Cour de justice des<br />
Communautés européennes, institution qui assure l'uniformité d'application du<br />
droit communautaire dans l'ensemble de la Communauté, y compris des cas de<br />
figure dans lesquels le droit en question "ne régit pas directement la situation<br />
en cause" 983 . Pour certains, il s'agit d'une autorité spécifique alors que d'autres<br />
avancent que c'est une question d'autorité de chose jugée. Pour combler le<br />
tout, la théorie derrière l'analyse relative à l'autorité des arrêts de la Cour<br />
puisse être vraiment appréciée. Ce qui fait que certains des meilleurs esprits s'éloignent de la<br />
procédure à jamais, alors que pour d'autres il s'agit d'un choix de raison.<br />
982 . Conclusions de la réunion du 19 au 22 mai 1992, citée par M. Velu, "A propos de l'autorité<br />
jurisprudentielle des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme : vues de droit<br />
comparé sur des évolutions en cours", op. cit., p. 530.<br />
983 . CJCE, 17 juillet 1997, Leur-Bloem, C-28/95, D. 1998, jup. p.215, note M.-Ch. Bergerès : "la<br />
Cour est compétente, au titre de l'article 177 du traité, pour interpréter le droit communautaire<br />
lorsque celui-ci ne régit pas directement la situation en cause, mais que le législateur national a<br />
décidé, lors de la transposition en droit national des dispositions d'une directive, d'appliquer le<br />
même traitement aux situations purement internes et à celles régies par la directive, en sorte<br />
qu'il a aligné sa législation interne sur le droit communautaire" (point 34). Le point litigieux portait<br />
sur l'exonération d'impôt sur la plus-value en cas de fusion par échange d'actions entre des<br />
sociétés néerlandaises.<br />
528
européenne des droits de l'homme est celle des arrêts préjudiciels de la Cour<br />
de Luxembourg 984 .<br />
Cette élasticité notionnelle est une conséquence de l'empressement à<br />
s'approprier des concepts propres à la procédure dans un but téléologique et<br />
selon une méthode fonctionnelle en l'absence d'une analyse procédurale. Le<br />
processus qui est à l'œuvre sous nos yeux est le suivant : la jurisprudence<br />
européenne conduit à "l'européanisation" de la procédure civile française, alors<br />
que se produit en même temps "l'européanisation" de l'Europe. Ainsi présenté,<br />
l'enjeu consiste, pour le processualiste, à entrer dans le débat, non pas pour<br />
faire inverser la tendance -- de toute manière, il ne le peut pas -- mais pour<br />
faire valoir ses intérêts, c'est à dire, entre autres, limiter un éclatement<br />
conceptuel trop marqué.<br />
La mutation du contenu de la procédure civile touche à la fois la théorie<br />
de l'action 985 , la théorie de la juridiction 986 et celle de l'instance 987 . Elle résulte<br />
de la convergence d'un faisceau de transformations survenues dans plusieurs<br />
champs. Au niveau national même, la nouvelle conception de la représentation<br />
politique, à la fois diluée, consensuelle et surtout répartie en réseaux, conduit à<br />
un recul de l'exécutif en faveur du judiciaire, tout en transformant les données<br />
de base du juridictionnel et celles de la théorie de l'instance : le principe<br />
984<br />
. Sur notre analyse V. supra "Un pouvoir de pleine juridiction pour la Cour européenne des<br />
droits de l'homme", Titre I, Chapitre III.<br />
985<br />
. V. supra "Introduction" et "Les actes juridictionnels au vu du droit européen : l'absence d'une<br />
méthode".<br />
986<br />
. V. supra l'ensemble du titre I "L'éventail des actes juridictionnels".<br />
987<br />
. V. infra sur la délimitation européenne de l'office du juge et la démultiplication européenne<br />
des garanties procédurales.<br />
529
dispositif devient presque secondaire au sein du droit de la concurrence<br />
puisque l'entreprise "mise en examen" ne fixe pas, à elle-seule, les éléments<br />
du litige 988 . Ce principe est, ironie du sort, plus respecté en droit<br />
communautaire 989 qu'en droit interne sous l'angle spécifique du droit processuel<br />
économique devant le Conseil de la concurrence.<br />
235. En ce qui concerne l'ordre juridique européen, la transmutation de<br />
l'article 6 de la Convention suite à la jurisprudence de Strasbourg 990 , la<br />
procédure préjudicielle qui "relativise la dépendance hiérarchique des<br />
juridictions inférieures" 991 , l'infaillibilité du dire de la Cour de justice en l'absence<br />
d'adhésion de la Communauté à la Convention européenne des droits de<br />
l'homme, l'autorité des arrêts communautaires et celle des arrêts européens<br />
des droits de l'homme à l'égard des Etats non parties au litige, la<br />
constitutionnalisation jurisprudentielle de l'ordre européen 992 , l'obligation de<br />
renvoi imposée au juge national du fond en matière d'appréciation de validité,<br />
au principal comme en référé, combinée avec un droit au juge national restreint<br />
s'agissant d'une décision communautaire, l'obligation partielle pour le juge<br />
judiciaire national d'appliquer d'office le droit communautaire et peut-être le<br />
droit européen conventionnel, enfin l'astreinte, moyen de coercition prévu par<br />
988<br />
. Mais V.G. Bolard, rapport général, Entretiens de Nanterre, 5-6 février 1993, JCP 93, Ed. E.,<br />
n° 44, p.38 et s., spéc. p.39-40. On ne retient pas l'analyse du Professeur Bolard.<br />
989<br />
. V. infra "L'applicabilité du droit européen" in "La délimitation européenne de l'office du juge",<br />
Deuxième Partie, Titre I, Chapitre I.<br />
990<br />
. V. supra "Les actes juridictionnels au vu du droit européen : l'absence d'une méthode".<br />
991<br />
. J. Boulouis, A.F.D.I., 1974, p. 425, cité par M. Barav in "La plénitude de compétence du juge<br />
national en sa qualité de juge communautaire", Mélanges Boulouis, préc. p.3.<br />
992<br />
. V. D. Simon, "Amsterdam : les limites d'une méthode", Europe, août-septembre 1997,<br />
Repères : observations sur les limites de la méthode intergouvernementale qui "devrait<br />
inévitablement céder la place - ou au moins se combiner - avec un processus proprement<br />
constituant" lequel "ne peut être que la sanction d'une constitutionnalisation réelle du système.<br />
Or ce processus de constitutionnalisation est à l'œuvre".<br />
530
l'article 228, alinéa 4 CE (ex article 171) et "l'explosion" du contentieux<br />
indemnitaire 993 devant la Cour de Strasbourg sont tous des instruments d'une<br />
prise de pouvoir politique européenne.<br />
La mise en œuvre des arrêts européens dans l'ordre interne fait partie,<br />
au niveau infraconstitutionnel, d'un processus subtil de fédéralisation de<br />
l'Europe. Les exigences procédurales renforcent la légitimité européenne alors<br />
que la vision et la délibération européenne se réalisent et se concrétisent par le<br />
biais des instruments et des mécanismes processuels. La procédure, moyen<br />
pour assurer l'assise de l’Etat, devient, malgré elle, le moyen le plus efficace du<br />
renforcement de la raison d’Etat européenne. Ce n'est pas tellement que la<br />
procédure est devenue substantielle 994 ; même auparavant, tout en présentant<br />
un caractère formaliste, elle n'était pas vidée de liens avec le substantiel 995 ou<br />
décalée par rapport à la réalité des faits. D'ailleurs, même la Cour européenne<br />
des droits de l'homme est parfois plus sensible aux apparences et aux critères<br />
de forme pour ce qui est de l'impartialité dite objective du tribunal. Ce n'est pas<br />
non plus que la procédure est désormais remplie d'impératifs concrets 996 .<br />
Plutôt, dans une période de transition, son rôle structurel devient de plus en<br />
plus évident. La rationalité procédurale devance à la fois la topologie inachevée<br />
d'un nouvel espace normatif et la construction de cet espace public européen<br />
tout en assurant l'intendance de cette transition.<br />
993<br />
. Expression de MM. G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss, Justices, 1997-5, p. 184.<br />
994<br />
. Contra M.-A. Frison-Roche, "Principes et intendance dans l'accès au droit et l'accès à la<br />
justice", JCP 97, I, 4051, n° 3.<br />
995<br />
. V. p. ex. supra notre analyse sur le droit au juge d'un enfant naturel. Pour d'autres exemples,<br />
V.J.Vincent et S.Guinchard, préc. n° 9, n°484 (sur le candidat repreneur évincé en matière de<br />
faillite qui n'est pas considéré comme une partie susceptible d'exercer un appel-nullité ou un<br />
pourvoi en cassation, sauf lorsqu'il y a violation qui empêche le tribunal d'examiner son offre).<br />
531
La procédure est alors le moyen par excellence pour couper court à la<br />
discussion sur le fond. L'impensable devient tout d'abord possible, ensuite il se<br />
transforme en un droit quasi-constitutionnel -- la Cour de Strasbourg assure le<br />
respect de la Convention, instrument constitutionnel de l'ordre public européen<br />
-- pour ne pas dire supra-constitutionnel, par le biais aussi des concepts<br />
procéduraux. Les arrêts Dudgeon, Norris et Modinos rendus par la Cour de<br />
Strasbourg 997 à propos de la prohibition des relations homosexuelles<br />
démontrent à quel point un concept procédural tel que l'autorité du précédent 998<br />
peut servir à la cause européenne. Elle perd ses allures dogmatiques alors que<br />
les thèmes européens se réalisent, discrètement mais efficacement. En même<br />
temps, procéduraliser un débat signifie l'exclure du champ proprement politique<br />
dans le sens de la cité, c'est à dire l'enlever du niveau politique national 999 . La<br />
dissociation entre la société civile et l'état s'opère par une utilisation habile de la<br />
procédure, science et technique d'organisation qui a servi à la mainmise de<br />
l’Etat sur la nation. Ce glissement téléologique de la procédure, phénomène qui<br />
peut paraître novateur sous l'angle étroit et limité rationae temporis d'une<br />
justice étatique, devient plus prévisible si l'on retient une période de temps plus<br />
large sous l'angle historico-comparatif. La procédure sert désormais des<br />
nouveaux maîtres.<br />
996<br />
. Contra M.-A. Frison-Roche, "Principes et intendance [...]", op.cit., loc. cit.<br />
997<br />
. V. supra "Un pouvoir de 'pleine juridiction' pour la Cour européenne des droits de l'homme",<br />
Titre I, Chapitre III.<br />
998<br />
. Ibid.<br />
999<br />
. V. J.Lenoble, "Repenser le libéralisme. Au-delà des critiques communautariennes et<br />
postmodernes", Mélanges F. Rigaux, Bruylant Bruxelles, 1993, p.299 et s., spéc. p.308 et p.334<br />
(sur le libéralisme procédural).<br />
532
§2. Nouveaux juges, nouvelles contraintes : nouvel imperium ?<br />
236. De prime abord, l'ordre européen trouve sa légitimation dans le dire<br />
objectif du droit par des organes appartenant à l'ordre juridique national. A ceci<br />
s'ajoute un deuxième élément fondamental : la dissociation de la fonction<br />
juridictionnelle et de l'exécution correspond, en partie, aux enseignements du<br />
droit positif européen (conventionnel et même communautaire) et implique la<br />
séparation entre le pouvoir de commandement du juge et celui de l'Etat. Si les<br />
Etats conservent le monopole de l'exercice effectif de la contrainte, en<br />
revanche, l'existence d'une fonction juridictionnelle partagée et qui se dissocie<br />
de la fonction d'exécution permet de situer le partage de souveraineté au<br />
niveau du dire du droit. Sous cet angle, on ne peut pas différencier<br />
Luxembourg et Strasbourg, les deux Cours européennes se présentent sur un<br />
certain pied d'égalité.<br />
Si le pouvoir de contrainte institutionnalisée n'est pas de l'essence de la<br />
fonction juridictionnelle, il existe cependant une tendance vers la revalorisation<br />
du pouvoir juridictionnel européen, d'une part par le biais de l'octroi d'une<br />
satisfaction équitable par la Cour de Strasbourg accompagnée d'un véritable<br />
pouvoir d'injonction sous peine d'intérêts moratoires, d'autre part en raison de<br />
l'existence de l'astreinte communautaire. Les nouveaux moyens de coercition<br />
assurent l'exécution des arrêts européens (des droits de l'homme et<br />
communautaires) et sous-tendent, à long terme, un nouvel imperium européen.<br />
533
La nature de cet imperium européen peut être difficilement établie<br />
aujourd'hui. En tout état de cause, la mise en évidence du lien étroit entre le<br />
politique et le juridictionnel permet de supposer qu'en cas de mise en œuvre<br />
complète d'un Etat de droit au niveau européen, le passage vers une raison<br />
d'Etat européenne devient une simple question de réorientation de l'objectif<br />
avoué. En l'état présent du droit européen, il faut et il suffit de cerner les effets<br />
des arrêts européens en soi. Le droit européen et ses organes juridictionnels<br />
n'ont pas à se justifier d'une méthode jugée trop téléologique pour être, à coup<br />
sûr, juridique puisque les fondements du droit du procès puisent toujours leur<br />
raison d'être dans des considérations quasi-juridiques, quasi-institutionnelles.<br />
Le droit du procès, qu'il soit français ou européen, est – comme on a essayé de<br />
le démontrer – un sous-système poreux et réceptif aux influences extérieures.<br />
A. La dissolution de la fonction juridictionnelle et de l'exécution<br />
237. La transformation du contenu du droit processuel ne résulte pas<br />
uniquement de son encadrement européen. Le droit européen est un droit en<br />
pleine expansion certes, mais il ne faut pas être pris à son propre piège : après<br />
avoir dénoncé le phénomène selon lequel les auteurs ont tendance à voir le<br />
développement de leurs matières de prédilection respectives dans ce nouveau<br />
moule européen, il nous semble qu'il faut être prudent pour ne pas pécher par<br />
excès de généralisation. "L'européanisation" du droit national est l'objet de<br />
toutes les convoitises doctrinales de telle manière qu'il existe désormais une<br />
534
littérature abondante, parfois répétitive qui peut masquer des évolutions tout<br />
aussi importantes et qui se situent en dehors du cadre européen.<br />
238. Formulée de cette manière, la critique est de nouveau abstraite. Le<br />
verdict se limite nécessairement -- pour rester dans l'objet de la première partie<br />
de l'étude -- à la notion de juridiction et à la théorie des actes juridictionnels (et<br />
non pas de l'acte juridictionnel) telles qu'elles doivent être reformulées à l'aube<br />
de nouvelles fonctions du juge qui est aussi un organe de régulation et de ce<br />
qui n'est en réalité qu'une sous-question, la définition de ces organismes dits<br />
"autorités administratives indépendantes". Dans ce domaine, le droit<br />
communautaire s'infiltre en utilisant ces "mécanismes procéduraux<br />
spécifiques" 1000 qui existent déjà "pour améliorer les procédures de régulation<br />
propres au sous-système financier" 1001 .<br />
Le législateur travaille volontiers pour se rendre inutile et entériner, au<br />
niveau national, le fait accompli au niveau supranational de l'ordre juridique<br />
européen : la loi n° 92-1282 du 11 décembre 1992 ajoute l'article 56 bis à<br />
l'ordonnance du 1 er décembre 1986 qui prévoit que le Conseil de la<br />
concurrence dispose le pouvoir d'appliquer les articles 81 à 83 (ex articles 85 à<br />
87) du traité de Rome. Ainsi, l'autorité nationale "devient de plus en plus<br />
l'autorité communautaire de droit commun" 1002 , ce qui conduit "à la<br />
communautarisation des droits nationaux de la concurrence" 1003 . Le Conseil de<br />
1000<br />
. J.Lenoble, "Repenser le libéralisme [...]", préc., p.338.<br />
1001<br />
. Ibid.<br />
1002<br />
. L.Vogel, "Europe-Etats : redistribution des rôles", Contrats-Concurrence-Consommation,<br />
mars 1998, Repères.<br />
1003<br />
. Ibid.<br />
535
la concurrence français joue alors un rôle équivalent à celui du juge judiciaire<br />
national qu'il décide en dernier lieu dans le cadre d'une procédure<br />
préjudicielle 1004 , ou qu'il applique d'office le droit européen 1005 . La légitimation<br />
de l'ordre juridique européen s'effectue par le biais de l'office de l'organe<br />
juridictionnel national en raison de la nationalité, de la proximité, de la<br />
formation 1006 . Le nouvel imperium politique trouve sa légitimation dans le dire<br />
objectif du droit par des organes appartenant à l'ancien régime.<br />
239. Ensuite, on avance que l'association de la fonction juridictionnelle<br />
et de l'exécution forcée répond à une logique étatique ; elle correspond à une<br />
vision d'une justice étatique. La dissociation partielle entre le dire obligatoire du<br />
juge européen (Luxembourg et Strasbourg) et la force exécutoire ne se justifie<br />
pas par la nécessité téléologique ou fonctionnelle -- en fin de compte peu<br />
importe la qualification que l'on attribue à cette nécessité -- européenne. Elle<br />
s'impose parce que le pouvoir de contrainte institutionnalisé n'est pas de<br />
l'essence de la fonction juridictionnelle (ceci apparaît clairement en matière<br />
d'arbitrage et pour ce qui est de la Cour européenne des droits de l'homme et<br />
au vue d'une analyse actualisée de l'ordre juridique processuel).<br />
Toutes les généralités auparavant avancées -- la juridictionnalisation et<br />
la procéduralisation sous la double impulsion du droit européen et des<br />
1004<br />
. En ce sens, Joseph H.Weiler, "The Transformation of Europe", préc. p.2421. Comme le<br />
souligne le Professeur Weiler : "The fact that the national court renders the final judgment is<br />
crucial to the procedure".<br />
1005<br />
. V. infra "L'applicabilité du droit européen" in " La délimitation européenne de l'office du<br />
juge", Deuxième Partie, Titre I, Chapitre I.<br />
1006<br />
. Sur le pouvoir neutre du juge en raison de son caractère professionnel V.N.Picardi, "Juge,<br />
Etat et Communauté", Mélanges R. Perrot, préc., spéc. p.358-9.<br />
536
fonctions de régulation du juge dans un contexte politique et institutionnel aux<br />
apparences inédit, en tout cas, dans le cadre d'une société civile qui dépasse<br />
l’Etat, alors qu'elle dépend de cet Etat -- se concrétisent et se vérifient lors de<br />
l'examen du lien de la fonction juridictionnelle européenne et de l'exécution<br />
forcée. Qui dit exécution forcée, dit implicitement raison d’Etat. Certains des<br />
meilleurs esprits juridiques français plaident toujours pour le maintien du lien de<br />
la force obligatoire et de la force exécutoire parce qu'ils n'arrivent pas, entre<br />
autres, à raisonner entièrement dans le cadre d'une justice qui n'est plus<br />
seulement une prérogative étatique alors que sa mise en œuvre dépend<br />
toujours des organes étatiques. C'est à peu près la même difficulté de<br />
compréhension et d'assimilation (qui joue ici en sens inverse) que les juristes<br />
ont connue dans le passé pour ce qui est de la nouvelle fonction du juge<br />
national, juge de droit commun de droit communautaire qui applique<br />
intégralement le droit communautaire parce que ce droit fait partie du droit<br />
interne.<br />
Dans un ordre juridique intégré, il est en effet "impossible de dissocier la<br />
source du droit et le titre du juge" 1007 . Mais alors, le dire du juge européen est-il<br />
une source de droit ? Au cas où la réponse est affirmative -- observation<br />
incontestable pour ce qui est de la Cour du Luxembourg et difficilement<br />
contestable pour ce qui est de la Cour de Strasbourg -- doit-on pour autant<br />
distinguer sous l'angle national entre le dire du juge communautaire et celui du<br />
juge européen des droits de l'homme ? Au vu du seul critère de la force<br />
1007 . J. Boulouis, AJDA 1978, obs., préc., p.326.<br />
537
exécutoire, la réponse semble être positive, mais alors, que faire de ces arrêts<br />
de la Cour européenne des droits de l'homme ?<br />
240. Laissons la parole à ceux qui avancent que la force exécutoire est<br />
une manifestation de l'imperium du juge 1008 et même de l'imperium merum 1009<br />
qui est une "composante qui correspond aux pouvoirs spécifiquement<br />
concernés par l'emploi de la force et de la contrainte, par opposition à la<br />
jurisdictio" 1010 . Le Professeur Perrot quant à lui distingue les juridictions<br />
internationales, dont la Cour européenne des droits de l'homme fait partie, des<br />
juridictions communautaires qui sont celles d'un nouvel ordre juridique 1011 .<br />
D'une certaine façon, il se peut que les choses soient véritablement ainsi, tant<br />
que demeure l'incertitude sur le fondement juridique de l'application de la<br />
Convention par les juridictions communautaires 1012 et alors que le Conseil de<br />
l'Europe voit ses membres s'accroître au-delà de la quarantaine 1013 . (ce qui<br />
peut nuire à la qualité des arrêts de la Cour de Strasbourg).<br />
241. Le Professeur Perrot mentionne le Protocole n° 11 qui "tendrait à<br />
faire disparaître la dualité entre la Commission et la Cour" 1014 sans s'arrêter aux<br />
1008 . R. Perrot, Enc. D., Rép. Proc. civ. V° Chose jugée, n° 3.<br />
1009 . Ch. Jarrosson, "Réflexions sur l'imperium", Mélanges P. Bellet, Litec, 1991, p.245 et s.,<br />
p.269, n° 58.<br />
1010 . Ch. Jarrosson, "Réflexions [...]", préc., p. 278, n° 81.<br />
1011 . R. Perrot, Institutions judiciaires, 7 ème éd., Montchrestien, 1995, n° 299 et s., spéc. n° 304 et<br />
n° 309.<br />
1012 . Selon le Professeur Sudre (JCP 98, I, 100) la Cour de justice "détient désormais une<br />
compétence expresse" quant au respect des droits de l'homme en vertu des articles 6 et 46 al.d.<br />
du traité d'Amsterdam qui a été signé le 2 octobre 1997. Il s'agit d'une compétence<br />
juridictionnelle qui complète le contrôle opéré par la Cour de Strasbourg et qui s'exerce "en ce<br />
qui concerne l'action des institutions, dans la mesure où la Cour est compétente en vertu des<br />
Traités [...]" (article 46, al. d).<br />
1013 . V.F. Sudre, JCP 98, I, 100, n° 2.<br />
1014 . R. Perrot, Institutions judiciaires, préc. n° 305, p.282.<br />
538
conséquences profondes de ce Protocole qui sont la suppression des clauses<br />
facultatives relatives à la juridiction obligatoire et à l'acceptation du droit de<br />
recours individuel. L'auteur mentionne d'abord les articles 50 et 53 (articles 41<br />
et 46-1 nouveaux) de la Convention, c'est à dire les dispositions relatives à<br />
l'octroi d'une satisfaction équitable au sens de l'article 50 et à l'obligation au vu<br />
de laquelle "(l)es Hautes Parties Contractantes s'engagent à se conformer aux<br />
décisions de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties" (article 53) et il<br />
arrive à la conclusion suivante : "Toutes ces dispositions qui cherchent à<br />
affirmer l'autorité des arrêts rendus par la Cour sans heurter de front la<br />
souveraineté de chaque état, peuvent paraître précaires" 1015 .<br />
Cet auteur raisonne exclusivement en termes d'une justice-fonction<br />
étatique, ce qui se manifeste d'ailleurs dans le fait qu'il ne voit dans les<br />
dispositions de l'article 46-1 (ex article 53) de la Convention qu'une obligation<br />
de l'exécutif, étrangère au champ juridictionnel, alors que le droit européen<br />
conventionnel opère une double infiltration du droit national, voire fait partie de<br />
ce droit national 1016 . On considère que l'état actuel des choses caractérise le<br />
passage d'un ordre juridique à un nouvel ordre juridique dans lequel l’Etat n'est<br />
qu'un acteur parmi d'autres. C'est ce nouvel ordre juridique processuel qui<br />
dépasse l’Etat, tout en dépendant à court terme de cet Etat. La distinction<br />
opérée par Roger Perrot entre les juridictions communautaires et la Cour de<br />
Strasbourg, juridiction internationale, nous paraît intenable.<br />
1015 . R. Perrot, Institutions judiciaires, préc. n° 308 p. 284.<br />
539
242. Ensuite, c'est dans l'analyse même du Professeur Jarrosson que<br />
l'on arrive à discerner l'antinomie inhérente à la proposition selon laquelle la<br />
force exécutoire est une manifestation de l'imperium du juge -- donc de son<br />
imperium -- alors que cet imperium est une prérogative d’Etat, dérivant de la<br />
souveraineté de l’Etat, voire liée à cette souveraineté. Si on pousse l'analyse de<br />
l'auteur jusqu'à sa conclusion finale il se peut que le résultat concret soit plus<br />
favorable à une vision étatique du nouvel ordre européen que celle que nous<br />
nous sommes permis d'avancer jusqu'à présent.<br />
En effet, toute la théorie du Professeur Jarrosson a pour point de départ,<br />
comme pour point final l’Etat. Ainsi, la jurisdictio est définie comme une<br />
composante de l'imperium, donc, comme le pouvoir du juge de dire le droit en<br />
vertu d'une prérogative qui lui est conférée par l’Etat 1017 . Et quid du dire du juge<br />
européen (Luxembourg et Strasbourg) ? L'auteur semble être conscient du<br />
problème. Il qualifie la question de "délicate". 1018 Il arrive à contourner le hiatus<br />
logique de manière habile. Tout en prenant soin d'analyser la question<br />
communautaire, il insiste sur le fait que l'imperium, le pouvoir de<br />
commandement, "est aujourd'hui une prérogative de l’Etat qui dérive de sa<br />
souveraineté et trouve sa limite dans le principe de territorialité". 1019 Dans une<br />
note placée directement sous cette affirmation, l'auteur parle d'une "brèche<br />
ouverte par le droit communautaire" 1020 et il renvoie à son analyse précédente.<br />
Ladite analyse donne la conclusion suivante : "[...] les autorités des<br />
1016<br />
. V. supra "Introduction" sur l'applicabilité directe en ce sens que la Convention confère<br />
directement des droits aux individus.<br />
1017<br />
. Ch. Jarrosson, "Réflexions sur l'imperium", préc., n° 81, p.279.<br />
1018<br />
. Jarrosson, "Réflexions [...]", n° 11, p.250.<br />
1019<br />
. Jarrosson, op. cit., n° 79, p. 277.<br />
540
Communautés peuvent néanmoins être considérées comme disposant d'un<br />
imperium supranational". 1021<br />
On soutient que la syllogisme de M. Jarrosson n'est pas convaincant.<br />
Notre objection réside dans l'emploi du terme "supranational", notion avancée<br />
par l'auteur pour contourner le piège conceptuel dans lequel il se place : au vu<br />
des critères mêmes avancés par le Professeur Jarrosson, le juge<br />
communautaire devrait pouvoir dire le droit communautaire en vertu d'un<br />
ensemble de prérogatives qui lui seraient conférées par un Etat. La force<br />
exécutoire qui ne peut pas être dissociée de l'imperium étatique ne peut pas<br />
résider dans un ensemble supranational. L'ensemble des différents imperiums<br />
étatiques ne crée pas en soi un nouvel imperium, pas plus qu'il ne peut y avoir<br />
une sorte d'imperium jure accessionis.<br />
Notre objection est double : il faut s'efforcer de bien dissocier le dire<br />
obligatoire du juge de la dimension d'exécution qui est extérieure au champ de<br />
la fonction juridictionnelle 1022 . De plus, on ne peut plus raisonner, en droit<br />
français même, selon une conception exclusivement étatique de la justice.<br />
Essayons de développer ces deux arguments.<br />
En premier lieu, la dissociation de la fonction juridictionnelle et de<br />
l'exécution se concrétise en droit français pour ce qui est des jugements<br />
(première instance) au principal qui ont autorité de la chose jugée, de leur<br />
1020 . Jarrosson, op. cit. n° 79, p. 277, note 124.<br />
1021 . Jarrosson, op. cit. n° 11, p. 250.<br />
541
prononcé (article 480 NCPC) et ce, malgré l'effet suspensif de l'appel qui ne<br />
joue qu'au niveau de la force exécutoire 1023 . De même, une sentence arbitrale<br />
"a, dès qu'elle est rendue, l'autorité de la chose jugée" (article 1476 NCPC)<br />
mais "n'est susceptible d'exécution forcée qu'en vertu d'une décision<br />
d'exequatur émanant du tribunal de grande instance" (article 1477 NCPC).<br />
Surtout, que faire des arrêts de la Cour de justice des Communautés<br />
européennes suite à un renvoi préjudiciel formé par un juge national ? Les<br />
arrêts préjudiciels ont autorité de la chose interprétée mais la force exécutoire<br />
n'intervient que suite à la décision finale du juge national. Peut-on concevoir<br />
que la Cour de Luxembourg, lorsqu'elle se prononce à titre préjudiciel, n'exerce<br />
pas une fonction juridictionnelle ? Ceci nous paraît inconcevable. L'arrêt<br />
préjudiciel de Luxembourg est un acte juridictionnel en soi. 1024<br />
En second lieu, il faut distinguer entre l'imperium du juge et l'imperium de<br />
l’Etat. Sans nier la force didactique de la terminologie latine, on estime qu'il faut<br />
opérer une summa divisio entre le sens propre des termes et le sens qui leur<br />
est attribué à chaque époque et qui correspond finalement au contexte<br />
politique propre à cette époque. Ainsi, au niveau supranational de l'ordre<br />
juridique européen, "l'autorité" judiciaire est un "pouvoir" judiciaire. Mais la<br />
terminologie latine de l'imperium correspond davantage à une conception<br />
1022<br />
. V. déjà "Un pouvoir de 'pleine juridiction' pour la Cour européenne des droits de l'homme".<br />
Contra Ch. Jarrosson, préc. n° 47 et s.<br />
1023<br />
. Com. 2 mars 1976, Bull. civ. IV, n° 75, p.65 ; civ., 11 juin 1991, Bull. civ. I, n° 189.<br />
1024<br />
. Contra G. Wiederkehr, "Qu'est-ce qu'un juge ?", préc. p. 581. Soutenir, comme le fait le<br />
Professeur Wiederkehr que c'est l'ensemble qui constitue l'acte juridictionnel n'explique pas la<br />
force obligatoire de l'arrêt préjudiciel au-delà du cas d'espèce qui joue pour les juridictions de<br />
l'ensemble des Etats membres. La faculté pour le juge national du cas d'espèce de saisir de<br />
nouveau la Cour existe en théorie, mais est dépourvue d'incidence directe. D'où, d'ailleurs, la<br />
qualification d'autorité de la chose interprétée qui répond spécifiquement au mécanisme du<br />
renvoi préjudiciel.<br />
542
hiérarchique et autoritaire du pouvoir qu'à celle de l'ordre juridique européen.<br />
Par conséquent, l'exemple romain et la terminologie concomitante ne peuvent<br />
pas être transposés dans le nouveau modèle européen. Aux certitudes de<br />
l'imperium politique et même militaire romain s'oppose un modèle européen qui<br />
se caractérise au niveau institutionnel par la dilution et la répartition des<br />
pouvoirs. D'ailleurs, la définition du terme imperium telle qu'elle est avancée par<br />
MM. Roland et Boyer 1025 -- pouvoir de commandement -- est trop générale pour<br />
être instructive. Dans le même ordre d'idées -- dissolution de la fonction<br />
juridictionnelle et de l'imperium étatique ou, plutôt, une emprise étatique<br />
présentée à sa juste dimension -- le caractère privé de l'investiture de l'arbitre<br />
ne nuit en rien à la force obligatoire de son dire. Le contrôle du juge étatique<br />
pour conférer la force exécutoire et donc l'appui de la force publique est<br />
spécifique et limité. L'acte de l'arbitre est un acte juridictionnel. 1026<br />
Notre argument est toujours incomplet. Pour l'instant, on se cantonne à<br />
la remarque suivante : le syllogisme du Professeur Jarrosson relatif à<br />
l'imperium et à l'exécution donne deux résultats, possibles certes, mais<br />
inacceptables. En effet, de deux choses l'une : ou bien le dire du juge européen<br />
est amputé : il ne correspond pas réellement à un dire juridictionnel en raison<br />
de l'absence des dispositions expressément formulées dans la Convention [et<br />
équivalant aux articles 244 (ex article 187) et 256 (ex article 192) CE] et au vu<br />
du nombre non insignifiant des arrêts de manquements rendus par la Cour de<br />
1025 . H. Roland et L. Boyer, Locutions latines du droit français, 3 ème éd., Litec, 1993. Les auteurs<br />
avancent, contrairement à la présente analyse, que "l'acte juridictionnel pur est suivi d'une<br />
décision consécutive de condamnation, d'annulation, de restitution [...] qui est dotée de la force<br />
exécutoire". Mais qu'est-ce qu'un acte juridictionnel "pur" ?.<br />
1026 . V. Ch. Jarrosson, "Arbitrage et juridiction", Droits, n° 9, PUF, 1989, p. 107 et s.<br />
543
Luxembourg qui restent inexécutés (ou qui sont exécutés avec un retard<br />
inacceptable). Mais sur ce point, il nous semble que l'auteur lui-même serait le<br />
premier à nier une telle conclusion en ce qui concerne au moins les arrêts de la<br />
Cour de justice des Communautés européennes. Ou bien -- et il est intéressant<br />
de noter l'antithèse complète entre les deux options -- les autorités<br />
communautaires disposent d'un imperium, mais alors, et au vu des critères<br />
propres à l'analyse de Jarrosson, il ne peut s'agir que d'un imperium étatique.<br />
En d'autres termes, dire que les autorités des communautés disposent en<br />
quelque sorte d'un "imperium supranational" constitue un contresens au vu de<br />
la définition de l'imperium telle qu'elle est avancée par l'auteur et au vu de la<br />
réalité judiciaire européenne (communautaire et droit européen conventionnel).<br />
243. Il pourrait nous être objecté, d'une part que la volonté politique est<br />
clairement affichée uniquement pour ce qui est de l'Union européenne, d'autre<br />
part que la lecture textuelle du traité CE et de la Convention induit clairement<br />
une différenciation des juridictions de Luxembourg et de Strasbourg pour ce qui<br />
est au moins de la question spécifique de l'exécution. Formulée de cette<br />
manière, la critique est à première vue juste. Au niveau politique, le Conseil de<br />
l'Europe devient en effet "un centre d'apprentissage de la démocratie" 1027 suite<br />
à l'élargissement à tout prix qu'il a mené. 1028 Au niveau judiciaire, les arrêts de<br />
la Cour européenne des droits de l'homme ne valent pas titres exécutoires. A<br />
l'opposé, les arrêts de la Cour de justice ont force exécutoire (article 244 - ex<br />
article 187 CE). L'exécution forcée "est régie par les règles de la procédure<br />
1027<br />
. F. Sudre, JCP 98, I, 100, n°2.<br />
1028<br />
. Ibid.<br />
544
civile en vigueur dans l'Etat sur le territoire duquel elle a lieu. La formule<br />
exécutoire est apposée, sans autre contrôle que celui de la vérification de<br />
l'authenticité du titre, par l'autorité nationale que le gouvernement de chacun<br />
des Etats membres désignera à cet effet et dont il donnera connaissance à la<br />
Commission et à la Cour de justice". (article 256 alinéa 2 CE).<br />
244. Néanmoins on estime, sous l'angle national de l'encadrement<br />
européen, qu'on ne peut pas différencier Luxembourg et Strasbourg. La<br />
Constitution ne l'admet pas (article 55). Ensuite, le partage de souveraineté<br />
juridique, et donc le partage de souveraineté, réside dans l'abandon "par les<br />
institutions étatiques des Etats membres du monopole de dire le droit" 1029 . Les<br />
Etats, même en ce qui concerne le droit communautaire, conservent le<br />
monopole de la contrainte. "En cela, ils demeurent politiquement<br />
souverains" 1030 . De plus, la synthétique de la mise en œuvre effective des<br />
arrêts communautaires et européens au sens de la Convention conduit à la<br />
négation des thèses avancées par le Professeur Perrot (distinction entre la<br />
Cour de Strasbourg, "juridiction internationale" et les "juridictions<br />
communautaires européennes" qui sont des "juridictions d'un nouvel ordre<br />
juridique 1031 "), et par le Professeur Jarrosson (la force exécutoire qui est<br />
rattachée à la jurisdictio de telle manière qu'il est erroné de prétendre que le<br />
1029 . J. Dutheil de la Rochère, "La Souveraineté de l’Etat et l'Union européenne" in Souveraineté<br />
de l’Etat et interventions internationales, Dalloz, 1996, p.48.<br />
1030 . Ibid.<br />
1031 . R. Perrot, Institutions judiciaires, préc. spéc. n° 304 et n° 309.<br />
545
dire du droit se situe en dehors de l'imperium 1032 ) ainsi que par les Professeurs<br />
Roland et Boyer (l'acte juridictionnel pur qui est doté de la force exécutoire 1033 ).<br />
En premier lieu, les deux Cours européennes sont en quelque sorte des<br />
juridictions internationales alors même qu'elles créent ce nouvel ordre juridique<br />
européen. En second lieu, l'existence d'une fonction juridictionnelle partagée et<br />
qui se dissocie de la fonction d'exécution met les arrêts européens sur un<br />
certain pied d'égalité 1034 , ce qui est utile parce qu'il correspond davantage à la<br />
réalité judiciaire. On considère en effet que le juriste ne peut pas raisonner<br />
seulement in abstracto, ni se fier absolument aux textes (ou à leur silence)<br />
lorsqu'il essaie d'aborder des situations telles que l'exécution des arrêts<br />
européens.<br />
B. La revalorisation du pouvoir européen de contrainte<br />
245. De manière concrète, la dichotomie entre la Cour de Luxembourg<br />
et la Cour de Strasbourg sous l'angle de la force exécutoire ne prend pas<br />
suffisamment en compte les variables certaines telles que l'absence de force<br />
exécutoire d'un arrêt préjudiciel rendu par la Cour de justice ou le fait que la<br />
Cour européenne des droits de l'homme intervienne directement pour accorder<br />
une réparation adéquate au justiciable, les variables aléatoires telles que<br />
l'inexécution continue de certains arrêts de la Cour de justice 1035 ou même les<br />
1032<br />
. Ch. Jarrosson, "Réflexions sur l'imperium", préc. n° 47 et note 85, n° 48 et s.<br />
1033<br />
. H. Roland et L. Boyer, Locutions latines du droit français, préc. V° Imperium.<br />
1034<br />
. V. supra "Introduction".<br />
1035<br />
. Parmi des exemples abondants V. CJCE, 7 mars 1996, Commission c/France, C-334/94,<br />
Europe, mai 1996, comm. n° 181, obs. D.S. En l'espèce, il s'agissait de la non-abrogation par la<br />
546
conséquences de cette "justiciabilité à géométrie variable" 1036 et enfin des<br />
événements nouveaux tels que les pratiques audacieuses adoptées par la Cour<br />
de Strasbourg. Cette Cour n'hésite pas à accorder des sommes importantes 1037<br />
aux justiciables, assorties d'intérêts moratoires qui commencent à courir à<br />
compter du dépassement d'un délai de trois mois 1038 (à comparer avec la Cour<br />
de justice qui exige désormais que l'exécution soit entamée immédiatement et<br />
aboutisse dans des délais aussi brefs que possible) 1039 et surtout, elle n'hésite<br />
pas à exercer un véritable pouvoir d'injonction aux Etats. 1040<br />
246. Dans l'analyse de la mise en œuvre effective des arrêts européens<br />
(Luxembourg et Strasbourg) dans l'ordre national, le mot clé est : "effectivité".<br />
L'arrêt Hornsby c/Grèce rendu par la Cour européenne des droits de l'homme<br />
le 19 mars 1997 est l'exemple par excellence d'une effectivité juridictionnelle<br />
France pendant plus de vingt ans des dispositions du Code du travail maritime qui imposaient la<br />
nationalité française comme condition préalable au recrutement des équipages ; ceci malgré<br />
l'arrêt du 4 avril 1974 (167/73, Rec. p.359) en la matière. Sur l'ensemble de la question V. aussi<br />
Justices, 1996-4, p. 198, obs. R. Mehdi et D. Simon ; sur l'arrêt du 4 avril 1974 V. J. Dutheil de la<br />
Rochère, "La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes et la<br />
souveraineté des Etats" in La Constitution et l'Europe, Journée d'étude du 25 mars 1992 au<br />
Sénat, Montchrestien, 1992, p.233 et s., spéc. p.239 (sur la libre circulation des travailleurs).<br />
1036<br />
. Sur le droit au respect de domicile qui s'oppose aux pouvoirs de perquisition de la<br />
Commission en matière de concurrence V. CJCE, 21 septembre 1989, Hoechst c/Commission,<br />
aff. jts 46/87 et 227/88, Rec. p. 2859 ; comp. CEDH, 30 mars 1989, Chappell c/Royaume-Uni,<br />
Série A, n° 152-A ; 16 décembre 1992, Niemetz, Série A, n° 251-B. V. en outre CJCE, 29 mai<br />
1997, Kremzow, C-299/95, Europe, juillet 1997, comm. n° 216, note D. Simon ; Les Petites<br />
Affiches, 30 juillet 1997, n° 91, p.11, obs. J.-F. Flauss : la Cour de justice, saisie à titre<br />
préjudiciel, se déclare incompétente pour examiner "la conformité d'une réglementation<br />
nationale avec les droits fondamentaux dont elle assure le respect, (tels qu'ils résultent en<br />
particulier de la Convention), dès lors que ladite réglementation concerne une situation qui ne<br />
relève pas du champ d'application du droit communautaire". Comp. L'article 6 (ex article F) et<br />
l'article 46 alinéa d. (ex article L) des traités consolidés suite à Amsterdam.<br />
1037<br />
V. p. ex. CEDH, 31 octobre 1995, Papamichalopoulos, préc. En l'espèce, pas moins de 100<br />
millions de francs français pour la réparation du dommage matériel.<br />
1038<br />
CEDH, 8 février 1996, A et a.c/Danemark, point 3 du dispositif ; JCP 97, I, 4000, n° 50, obs.<br />
Sudre.<br />
1039<br />
V. p. ex. CJCE, 14 janvier 1988, Commission c/Belgique, aff. Jointes 227 à 230/85, Rec. p.1<br />
; CJCE, 13 juillet 1988, Commission c/France, 169/87, Rec. p. 4093.<br />
1040<br />
CEDH, 31 octobre 1995, préc. En l'espèce, la Cour de Strasbourg dit que "l’Etat défendeur<br />
doit restituer aux requérants dans les six mois les terrains litigieux [...] et les bâtiments qui s'y<br />
trouvent".<br />
547
enforcée. En l'espèce, les requérantes, nées au Royaume-Uni, professeurs<br />
diplômés d'anglais, ont voulu ouvrir une école privée de langues étrangères<br />
dans l'île grecque de Rhodes. Elles se sont trouvées confrontées à la carence<br />
de l'administration grecque et ceci malgré un arrêt rendu par la Cour de justice<br />
des Communautés européennes qui déclarait la législation nationale (au vu de<br />
laquelle la licence nécessaire pour ouvrir une école privée ne pouvait être<br />
accordée à des ressortissants étrangers) contraire au traité et malgré un arrêt<br />
confirmatif du Conseil d’Etat grec. Elles se sont donc adressées aux organes<br />
de contrôle de Strasbourg.<br />
La Cour de Strasbourg se prononce, par une nette majorité (sept voix<br />
contre deux), dans le sens de la violation de l'article 6 de la Convention en<br />
raison de l'abstention des autorités nationales de prendre, pendant plus de cinq<br />
ans, les mesures nécessaires pour se conformer à une décision judiciaire<br />
définitive et exécutoire. L'éventualité de l'octroi d'une satisfaction équitable joue<br />
aussi dans le cas d'espèce le rôle d'un moyen de coercition équivalent à celui<br />
de l'astreinte, à la différence qu'une fois prononcée, la satisfaction équitable<br />
constitue un moyen de satisfaction accordé directement à la partie lésée. La<br />
Cour de Strasbourg réserve donc la question de l'application de cet article<br />
41 1041 en tenant compte de l'éventualité d'un accord entre la Grèce et les<br />
intéressées.<br />
247. Pour autant, l'arrêt de principe Hornsby du 19 mars 1997 ne sous-<br />
tend en rien -- même indirectement -- la nécessité d'un changement de la<br />
548
procédure civile française pour ce qui est du régime de l'exécution des<br />
jugements civils. Il n'existe rien dans la solution retenue par la Cour dans<br />
l'affaire Hornsby qui permette d'affirmer que, contrairement aux dispositions<br />
actuelles, les jugements rendus en premier ressort doivent être, en principe,<br />
susceptibles d'exécution immédiate. 1042<br />
En France, le délai de recours par une voie ordinaire (appel et<br />
opposition) suspend l'exécution du jugement (article 539 NCPC). Le recours<br />
exercé dans le délai est également suspensif (article 539 NCPC). Le jugement<br />
n'est exécutoire qu'à partir du moment où il passe en force de chose jugée<br />
(article 501 NCPC). Il passe en force de chose jugée à l'expiration du délai de<br />
recours ordinaire lorsque ce dernier n'a pas été exercé (article 500 NCPC).<br />
Dans l'arrêt Hornsby, la Cour déclare formellement que le droit<br />
d'exécution des décisions de justice fait partie intégrante du procès équitable<br />
au sens de l'article 6 de la Convention lorsqu'il s'agit d'une décision définitive et<br />
exécutoire dans le système juridique interne (qui peut être une décision<br />
européenne). La Convention est violée lorsque l'administration prend du retard<br />
pour exécuter une décision judiciaire exécutoire. Bien sûr, on admet volontiers,<br />
ne serait-ce qu'au vu de l'engorgement actuel des juridictions françaises, qu'il<br />
serait préférable d'aller dans le sens d'une exécution immédiate des décisions<br />
1041 . Ex article 50.<br />
1042 . Mais V. N. Fricéro, D. 1998, Jup. p.74, spéc. p.76-77, note sous CEDH, 19 mars 1997.<br />
Selon Mme Fricéro, bien que "l'arrêt Hornsby ait été rendu en matière administrative, la CEDH<br />
pose le principe d'un droit à "l'exécution d'un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce<br />
soit" (par.40), conférant ainsi une portée générale à cette prérogative. L'analyse du droit interne<br />
français montre qu'une mise en conformité à cette nouvelle exigence s'impose, l'effectivité du<br />
droit à l'exécution présentant un caractère encore imparfait".<br />
549
de première instance. 1043 Cette évolution renforcerait la perception d'un Etat de<br />
droit : le dire obligatoire du droit s'accompagne alors d'une exécution<br />
immédiate. C'est -- on estime -- dans l'intérêt d'une bonne justice et donc dans<br />
l'intérêt des juristes.<br />
Mais ce constat ne provient pas de la solution Hornsby. Pas plus<br />
d'ailleurs qu'il ne provient de la jurisprudence européenne sur le dépassement<br />
du délai raisonnable causé en partie par l'inertie du juge de l'exécution 1044 ou<br />
celle du juge d'instance qui fixe les modalités de l'exécution. 1045 L'argument en<br />
faveur de l'exécution immédiate des décisions de première instance en France<br />
(exécution immédiate qui est souhaitable) ne trouve pas d'appui juridique dans<br />
des décisions européennes telles que les arrêts Zappia et Di Pede du 26<br />
septembre 1996. 1046 La Cour de Strasbourg, fidèle à sa méthode, dit qu'il y a<br />
eu violation de la Convention dans les deux cas d'espèce 1047 pour des laps<br />
respectifs de temps de plus de vingt-trois ans et de plus de dix-huit ans, selon<br />
une appréciation in concreto "des critères du caractère excessif de la durée<br />
d'une procédure civile". 1048 De telles durées excessives ne proviennent pas<br />
simplement de l'absence de l'exécution en premier ressort. Surtout, même en<br />
cas de changement en France dans le sens préconisé par le rapport<br />
Coulon, 1049 , la durée de l'ensemble de la procédure interne peut être tout aussi<br />
déraisonnable. La célérité, objectif légitime, présuppose davantage des<br />
1043<br />
. En ce sens, le rapport Coulon, intitulé "Réflexions et propositions sur la procédure civile,<br />
Doc. Fr. 1997.<br />
1044<br />
. CEDH, 26 septembre 1996, Zappia c/Italie, D. 1997, somm. p.209, obs. Fricéro.<br />
1045<br />
. CEDH, 26 septembre 1996, Di Pede c/Italie, D. 1997, somm. p.209, obs. Fricéro.<br />
1046<br />
. Préc.<br />
1047<br />
. Arrêts Zappia et Di Pede, préc., point 2 du dispositif de deux arrêts.<br />
1048<br />
. N. Fricéro, obs., D. 1997, loc. cit.<br />
550
changements. 1050 Si l'exécution immédiate des jugements, à l'instar du droit<br />
anglais, est un pas dans le bon sens, il reste qu'en l'état actuel du droit<br />
européen conventionnel, ce n'est pas une évolution imposée ou même<br />
encadrée par ce droit européen. L'immédiat peut paraître raisonnable, il ne l'est<br />
pas juridiquement. L'argument contraire est, par son imprécision même, un<br />
argument politique.<br />
248. Sous un autre angle, force est de constater que le droit européen<br />
dans son ensemble opère de facto une transmutation de la nature profonde de<br />
l'exécution. L'exécution forcée contre un particulier dans le cadre d'un litige<br />
interne est différente, dans sa réalité et dans sa conception, de l'exécution d'un<br />
arrêt européen des droits de l'homme rendu contre un Etat en violation de la<br />
Convention et de celle d'un arrêt de la Cour de justice suite à une constatation<br />
de manquement. L'élément commun de l'influence du droit européen est que<br />
l'exécution qui "s'exerce" contre un Etat devient consensuelle (de jure pour les<br />
arrêts de la Cour de Strasbourg, de facto pour certains arrêts de la Cour de<br />
justice ; le tout dans la recherche d'un équilibre assez délicat entre la nouvelle<br />
légitimité européenne et la raison d’Etat). Surtout, c'est lorsqu'elle est<br />
consensuelle que la mise en œuvre des arrêts de manquement rendus par la<br />
Cour de justice devient véritablement effective. En effet, même sous l'angle<br />
national, le "recours à la force publique pour contraindre à l'exécution, à<br />
supposer qu'il soit efficace, n'a pas le pouvoir d'engendrer un véritable<br />
1049 . Préc.<br />
1050 . Selon Mme Fricéro (D. 1998, Jup. p.77) "Les décisions de la CEDH impliquent que l’Etat<br />
prenne des mesures en vue d'assurer, à la fois, une exécution effective et une exécution dans<br />
un délai raisonnable. Or, dans le système actuel, les jugements rendus en premier ressort ne<br />
sont pas susceptibles d'exécution immédiate".<br />
551
apaisement". 1051 Sous l'angle supranational, l'exécution forcée est<br />
intrinsèquement liée au concept de l’Etat. L'exécution consensuelle est plus liée<br />
à cet ordre juridique européen qui est un ordre intégré sans pour autant qu'il<br />
soit encore un système fédéral, c'est à dire un nouvel état. Qui dit exécution<br />
consensuelle, dit aussi raison européenne dans l'état actuel des choses. On ne<br />
peut pas raisonner exclusivement en termes d'une sorte d'exécution "objective"<br />
et certaine suite à la notification du jugement revêtue de la formule exécutoire à<br />
la partie condamnée et avec le concours possible de l'huissier.<br />
249. La logique de l'argumentation doit être bien comprise. Nous ne<br />
sommes pas en train d'avancer que cette exécution consensuelle exprime une<br />
volonté nouvelle et généralisée des autorités communautaires et nationales,<br />
pas plus que l'on ne croit dans l'absolu à cette "grave censure morale" 1052 à<br />
laquelle s'exposerait un Etat qui a manqué à l'exécution d'un arrêt rendu par la<br />
Cour de Strasbourg. L'enjeu de l'exécution des arrêts européens est politique<br />
en ce sens que, à long terme, l'impossibilité d'inexécution implique une raison<br />
d’Etat européenne (exclusive ou parallèle, ce débat est toujours ouvert et il ne<br />
risque pas d'être clos prochainement).<br />
La tendance générale n'est ni celle du volontarisme, ni celle du<br />
consensualisme. L'utilisation qui est faite par la Cour de Strasbourg des<br />
dispositions de l'article 41 1053 de la Convention qui prévoient l'octroi d'une<br />
1051<br />
. M.-A. Frison-Roche, "Les offices du juge", Mélanges J.Foyer, PUF, 1997, p.463 et s., spéc.<br />
p.467.<br />
1052<br />
. R. Perrot, Institutions judiciaires, préc., n° 308. Tout dépend de la nature de la violation,<br />
c'est à dire, de la nature de l'affaire en question.<br />
1053<br />
. Ex article 50.<br />
552
"satisfaction équitable", sert à démontrer cette orientation. Ce mécanisme, qui<br />
semble avoir été conçu comme une soupape de sécurité supplémentaire, est<br />
devenu un moyen puissant sur la base duquel la Cour s'accorde un pouvoir<br />
d'injonction à l'encontre de l'État. De même, l'astreinte, prévue par l'article 228<br />
(ex article 171) CE, est un moyen de coercition. Cette fonction contraignante de<br />
l'astreinte ne fait pas de doute. 1054<br />
250. Le point qui mérite notre attention à propos de l'astreinte est le<br />
suivant : s'agit-il d'une mesure qui assure le respect de la chose jugée et non<br />
d'un moyen d'exécution forcée 1055 ou plutôt assure-t-elle le respect de la force<br />
exécutoire et non celui de la chose jugée ? 1056 Une manière de contourner le<br />
problème serait de faire valoir que l'astreinte assure le respect de la chose<br />
jugée -- par exemple, l'autorité de manquement constatée par la Cour de<br />
Luxembourg -- et donc, l'exécution effective de l'arrêt de manquement. On<br />
considère, au vu du droit européen, qu'il faut prendre parti pour dissocier<br />
clairement l'astreinte de l'emploi effectif de la force. Comme le souligne le<br />
Professeur Jarrosson, "elle (l'astreinte) est le dernier moyen utilisé avant<br />
l'emploi effectif de la force". 1057<br />
1054 . En ce sens, J.Diez-Hochleitner, "Le traité de Maastricht et l'inexécution des arrêts de la<br />
Cour de justice par les Etats membres", RMUE, 2-1994, p.111 et s., spéc. p.128.<br />
1055 . En ce sens, Ch. Jarrosson, op. cit., n° 67, p.272.<br />
1056 . En ce sens, Ph. Théry, "Judex Gladii (des juges et de la contrainte en territoire français)",<br />
Mélanges R. Perrot, préc., p.477 et s., spéc. p.484. L'auteur précise que "l'inexécution d'une<br />
décision n'a pas le même sens pour l'arbitre et pour le juge. L'inexécution d'une sentence ne tire<br />
pas à conséquence pour l'institution arbitrale parce qu'il ne lui incombe pas d'assurer l'exécution<br />
des décisions qu'elle rend. Elle importe, au contraire, pour l'Etat [...]. L'astreinte assure le<br />
respect de la force exécutoire, non de la chose jugée. En rappelant que l'astreinte ne court que<br />
si la décision est exécutoire, les nouveaux textes soulignent ce lien avec la force exécutoire". Si<br />
tel est le cas et à condition que le droit processuel européen confirme que l'astreinte joue en<br />
dehors de l'exécution forcée, alors ceci ne fait que confirmer le démembrement de l'acte<br />
juridictionnel.<br />
1057 . Ch. Jarrosson, préc. n° 66, p.272.<br />
553
L'analyse relative à l'astreinte européenne démontre, de nouveau, d'une<br />
part que le pouvoir de contrainte institutionnalisé n'est pas de l'essence de la<br />
fonction juridictionnelle, d'autre part que si l'astreinte n'est pas un moyen<br />
d'exécution forcée, alors il s'agit d'une raison de plus pour admettre que<br />
l'imperium du juge, c'est à dire le caractère obligatoire de son dire, ne se<br />
manifeste pas dans la force exécutoire. L'astreinte européenne ne fait pas<br />
partie de l'imperium mixtum 1058 parce qu'elle ne fait pas partie de l'imperium tout<br />
court, tel qu'il est défini par M. Jarrosson. En l'absence d'un imperium européen<br />
clairement établi, 1059 l'astreinte est une manifestation de l'imperium qui est<br />
propre au juge et qui se définit comme le caractère obligatoire de son dire.<br />
L'astreinte communautaire a pour rôle d'assurer l'exécution des arrêts<br />
rendus par la Cour de justice. Tout autre affirmation serait tout simplement<br />
ridicule. Cette évidence ne contredit pas l'argument avancé précédemment<br />
selon lequel l'astreinte n'est pas un moyen d'exécution forcée. L'astreinte joue<br />
en amont de l'exécution forcée ; elle est un moyen de coercition qui tend à<br />
l'exécution "consensuelle". Il n'y a point d'équivoque dans cette assertion une<br />
fois que l'on précise que l'exécution, suite au prononcé d'une astreinte, ébranle<br />
1058 . Contra Ch. Jarrosson, préc. n° 81, p.279 ("Mixtum : composante de l'imperium qui relève<br />
principalement de l'imperium merum, mais qui en est cependant détachée afin d'être reliée à la<br />
jurisdictio à l'efficacité de laquelle elle contribue").<br />
1059 . Ubi societas, ibi jus. Selon Léon Husson, si la société ne peut se passer d'un Droit,<br />
réciproquement il ne peut y avoir de Droit que là où il y a une société ("Droits de l'homme et<br />
droits subjectifs", Archives de philosophie du droit, Tome 26, L'utile et le juste, Sirey, 1981,<br />
p.345 et s., spéc. p.360). La composante judiciaire de l'ordre juridique européen devance le<br />
processus constituant alors qu'elle participe dans une logique constituante. L'appareil n'est pas<br />
a priori cohérent. Il le devient progressivement. On revient finalement à la conception hégélienne<br />
de la légende de la Tour de Babel (V."Introduction") par le biais de l'analyse de la notion du<br />
nécessaire chez Aristote. Selon Aristote, la nature c'est "l'achèvement de la chose, la fin étant<br />
554
moins la volonté que l'exécution forcée. Surtout, l'astreinte joue en dehors de<br />
l'exécution forcée 1060 . Tel est le cas de facto en droit communautaire lorsque<br />
l'emploi effectif de la force est tout simplement impossible à réaliser. Tel est le<br />
cas en droit européen conventionnel : les arrêts de la Cour de Strasbourg ne<br />
valent pas, au vu des textes, titres exécutoires et pourtant la Cour utilise<br />
l'éventualité du prononcé d'une satisfaction équitable dans un délai déterminé<br />
comme un moyen de coercition certain qui lui permet d'adresser, en fait, une<br />
véritable sommation à l’Etat qui est en violation de la Convention.<br />
C. Conclusion<br />
251. On arrive ainsi au point concluant de la partie de l'étude sur l'enjeu<br />
de la mise en œuvre des arrêts européens en droit français. Jusqu'à présent et<br />
tout en se gardant de confondre droit, politique et sociologie, nous nous<br />
sommes permis de nous aventurer parfois jusqu'à l'extrême limite des<br />
frontières du juridique et du politique sans jamais perdre de vue le juridique.<br />
Dans le cadre de cette démarche, on a avancé, entre autres, que la mise<br />
en œuvre des arrêts européens dans l'ordre national s'inscrit dans un paysage<br />
institutionnel en pleine transformation -- affirmation difficilement contestable --<br />
mais surtout que cette mise en œuvre sous-tend un débat qui est aussi<br />
antérieure au processus par lequel on l'atteint". (V. J. Chevalier, La notion du nécessaire chez<br />
Aristote et ses prédécesseurs, Paris, 1915, p.8).<br />
1060 . Cf. Ph. Théry, "Judex gladii (des juges et de la contrainte en territoire français)", préc., spéc.<br />
p.483 : "L'intérêt premier de l'astreinte est d'assurer l'exécution de décisions pour lesquelles il<br />
n'existe pas de procédures d'exécution forcée, ce qui recouvre la quasi-totalité des<br />
condamnations à une obligation de faire (à l'exception des expulsions et des saisiesappréhensions)".<br />
555
politique et qui, tout en étant politique, est dissimulé derrière l'écran de<br />
"juridicisation". Dans le même ordre d'idées, il a été dit que la procédure -- par<br />
définition européenne et nationale puisque, c'est l'argument de cette étude, on<br />
ne peut plus se permettre de faire le tri -- qui a plusieurs facettes, est aussi une<br />
véritable technique de prise de pouvoir 1061 , phénomène qui se manifeste<br />
clairement dans le cas présent puisque l'ordre européen est un système en<br />
pleine création.<br />
Ce dernier argument nous permet d'ailleurs de nous justifier a posteriori<br />
du fait de nous aventurer jusqu'aux bornes de la matière politique sans jamais<br />
vraiment y entrer. On ne peut pas appliquer un raisonnement et une<br />
terminologie propres à un modèle autoréférentiel sans prendre en compte le<br />
contexte institutionnel sous-jacent. Ceci conduirait à une analyse amputée et<br />
faussée.<br />
Notre thèse sur la corrélation du politique et du juridique se manifeste<br />
aussi dans la relation de l'imperium étatique français et du droit processuel<br />
interne. En l'absence d'une telle interdépendance, la mise en perspective<br />
1061 . Sur le procès équitable "instrument de pouvoir" au sein de "l'équilibre des pouvoirs" V. S.<br />
Guinchard, "Le procès équitable : garantie formelle ou droit substantiel ?", Mélanges Farjat, à<br />
paraître ; en particulier, V. l'analyse sur un arrêt de la Cour d'appel de Paris du 7 mai 1997 -<br />
affaire Oury (Justices, 1997-8, p. 160-2, obs. Idot) : la Cour constate la violation des droits de la<br />
défense (impartialité, égalité des armes) dans le déroulement d'une procédure devant la COB<br />
(cumul des fonctions de poursuite, d'instruction et de constatation de culpabilité, absence<br />
d'audition du justiciable par le rapporteur alors que ce rapporteur participe au délibéré : violation<br />
de l'article 6) et avant la procédure (déclarations du Président de la COB à la presse qui sont<br />
constitutives d'une atteinte à la présomption d'innocence au sens de l'article 6 par. 2 de la<br />
Convention). Comme le souligne Mme Idot (préc.), suite à la jurisprudence Oury, le décret n°<br />
97-774 du 31 juillet 1997 (JO, 3 août 1997) prévoit un certain renforcement des droits de la<br />
défense en cas de procédure d'injonctions et de sanctions prononcées par la COB. Entre<br />
autres, la personne mise en cause peut être entendue par le rapporteur et au moment de la<br />
556
historico-politique précédente deviendrait une idée intéressante, mais non<br />
réellement convaincante. Après tout, la critique sur l'Union européenne porte<br />
sur le constat que la méthode envisagée tend à une autre finalité que celle<br />
prévue à l'origine par le biais d'une interprétation "autoréalisatrice" de cette<br />
finalité (un Etat européen au lieu d'une Union des Etats). Cette nouvelle<br />
téléologie a conduit – selon certains -- à une transmutation inacceptable,<br />
principalement par la Cour de justice, du sens des textes constitutifs. Mais, si<br />
ce "néodespotime" était le propre des organes de l'Union européenne -- ce que<br />
l'on réfute -- alors, la méthode téléologique devrait être exclue de l'ordre<br />
juridique français. Dans une telle hypothèse, les arguments historiques<br />
susmentionnés (Eglise catholique, la France monarchique) et qui servent à<br />
mettre en perspective l'enjeu actuel de sollicitation des juges européens, ne<br />
seraient que des arguments instructifs, mais non véritablement décisifs à l'aube<br />
du XXI ème siècle.<br />
A l'opposé, on pourrait faire valoir que le rapport entre l'ensemble<br />
institutionnel et le droit processuel interne en tant qu'instrument de prise de<br />
pouvoir est difficilement perceptible dans un ordre juridique qui correspond à un<br />
imperium politique déjà établi. En effet, percer l'assise de la dépendance de<br />
l'organisation étatique par rapport à la procédure, technique d'organisation du<br />
procès, est une tâche complexe qui implique une recherche historico-juridique<br />
afin d'aboutir à des conclusions certaines et irréfutables. De plus, le juge<br />
judiciaire français ne peut pas se prononcer par voie de dispositions générales<br />
séance orale. Le rapport écrit d'enquête est communiqué au justiciable lors de la convocation à<br />
la séance orale. (préc., p.165-6).<br />
557
et réglementaires (article 5 du Code Civil), ni empêcher ou suspendre<br />
l'exécution d'un décret (loi des 16 et 24 août 1790), ni écarter une loi prétendue<br />
"inconstitutionnelle". On ne peut que supposer, au vu de l'arrêt Oury rendu par<br />
la Cour d'appel de Paris le 7 mai 1997, qu'il se pourrait que le décret n° 90-263<br />
du 23 mars 1990 soit toujours en vigueur en l'absence de l'article 6 de la<br />
Convention. C'est la source "internationale" de l'article 6 qui permet à la Cour<br />
de Paris de critiquer directement les dispositions réglementaires applicables à<br />
l'époque.<br />
252. A ces vérités, s'en oppose une autre : le droit et sa théorie sous-<br />
jacente forment un ensemble. La meilleure "défense" du droit européen<br />
(communautaire et conventionnel) réside dans les inconsistances endémiques<br />
des notions -- piliers de la théorie processuelle (l'acte juridictionnel, la fonction<br />
juridictionnelle, l'aspect positif de l'autorité de la chose jugée) et qui se<br />
caractérisent, entre autres, par l'absence d'un accord sur leurs définitions.<br />
Cependant, ce phénomène n'est pas un signe de faiblesse de la culture<br />
juridique française. Il trouve son explication, comme on a essayé de le<br />
démontrer, dans la raison d'être des notions fondamentales de la procédure<br />
technique d'organisation du procès, alors même que sa finalité dépasse l'enjeu<br />
du procès.<br />
On avance que le désaccord sur le concept du juridictionnel dissimule la<br />
défaillance partielle du raisonnement juridique autoréférentiel dès lors que l'on<br />
touche aux piliers de l'organisation technique des règlements de conflits et<br />
d'intérêts. Les fondements du droit du procès puisent leur source et leur raison<br />
558
d'être dans des considérations quasi-juridiques, quasi-institutionnelles. Le<br />
terme institution est compris comme étant une "collectivité humaine organisée<br />
en vue de la réalisation d'une fin supérieure et au sein de laquelle les individus<br />
acceptent ou subissent l'existence d'une autorité commune. Ex. l’Etat" 1062 .<br />
Autant le droit du procès est un ensemble, autant cet ensemble n'est qu'un<br />
sous-système poreux et réceptif aux influences extérieures alors que ses bases<br />
sont, dans leur essence même, souples.<br />
Pour ce qui est de l'ordre juridique européen, l'impulsion originale a été<br />
politique (la signature des traités) et constitutionnelle (la primauté inscrite dans<br />
la Constitution), le système a réagi de manière prévisible (il s'est conformé<br />
respectueusement aux nouvelles données de base) et ne peut que "procréer",<br />
sauf dans le cas d'une autre volonté politique, d'une nouvelle collectivité<br />
humaine. Ainsi, par exemple, l'autorité de la chose jugée nationale, l'autorité du<br />
précédent de Strasbourg et l'autorité de la chose interprétée de Luxembourg<br />
répondent parfaitement au "telos" européen parce que la fonction<br />
juridictionnelle, qui se décompose en actes juridictionnels nationaux (ceux du<br />
juge judiciaire, du juge administratif et des nouveaux organes de régulation) et<br />
en actes juridictionnels européens, sert désormais l'assise européenne tout en<br />
la légitimant. Dire que la procédure est gage de paix sociale, 1063 ce qui est vrai,<br />
signifie qu'elle satisfait à la raison d’Etat la plus essentielle et la plus<br />
élémentaire à la fois. 1064 En même temps, la source du droit (nationale ou<br />
1062 . Selon une des définitions du Vocabulaire juridique, Assoc. H. Capitant, préc., V° Institution.<br />
1063 . V.p.ex. V. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n° 9.<br />
1064 . Auparavant, la procédure était gage de paix sociale dans un ensemble marqué par la<br />
territorialité, conséquence intrinsèque de la souveraineté étatique. Aujourd'hui, elle est gage de<br />
paix sociale dans l'ensemble européen.<br />
559
européenne) est tout à fait indifférente aux justiciables. Lorsque leurs intérêts<br />
sont en cause, ils vont utiliser la norme qui sert leur cause. Les meilleurs<br />
"agents" de pénétration effective dans l'ordre juridique national ne sont ni les<br />
Cours européennes, ni le juge national (le déni de justice lui est interdit) ni la<br />
doctrine mais les justiciables, agents "dormants" du nouvel ordre européen.<br />
253. L'ensemble de cette argumentation présente une utilité pour les<br />
raisons suivantes : le droit communautaire et ses organes n'ont pas à se<br />
justifier d'une méthode jugée trop téléologique pour être, à coup sûr, juridique<br />
(il y a, en quelque sorte, un renversement de la charge de la preuve) ; l'œuvre<br />
novateur et fonctionnel de deux Cours européennes trouve une justification<br />
plus confortable et se légitime dans une défaillance qui n'est plus le propre du<br />
droit européen mais aussi celle de toute organisation à vocation unitaire 1065<br />
dépendant "existentiellement" de son droit processuel, technique d'organisation<br />
des règlements de conflits et d'intérêts.<br />
Ensuite, la mise en évidence du lien étroit entre le politique et le<br />
juridique, voire le juridictionnel (au niveau national comme au niveau européen)<br />
permet de déculpabiliser le débat en ce sens qu'il exclut l'élément émotionnel<br />
(ainsi, par exemple, la négation implicite par le Professeur Perrot de l'autorité<br />
des arrêts rendus par la Cour de Strasbourg parce que les dispositions de la<br />
1065 . L'utilisation de la procédure, de la forme n'est pas seulement le propre d'une organisation<br />
telle que l’Etat. D'autres institutions ont usé de cette méthode qui leur a permis de connaître un<br />
essor considérable au fil des années, parfois des siècles. Ainsi en est-il pour l'Église catholique<br />
(l'absolution des péchés accordée par l'organe de l'Église, le prêtre, suite à la confession, a<br />
permis à l'institution d'assurer son contrôle auprès des individus) et pour les grandes universités<br />
privées américaines (elles opèrent un contrôle strict des candidatures des étudiants "en amont" ;<br />
560
Convention qui "cherchent à affirmer" cette autorité "sans heurter de front la<br />
souveraineté de chaque Etat, peuvent paraître précaires" 1066 ) et permet donc<br />
au juriste d'aborder en toute sérénité le thème de l'autorité des arrêts de<br />
manquement rendus par la Cour de justice des Communautés européennes et<br />
la question fondamentale du conflit entre un arrêt de la Cour européenne des<br />
droits de l'homme et une décision interne.<br />
254. La transposition, en quelque sorte, d'une logique de "rigueur<br />
monétaire" dans l'ordre juridique européen signifie tout simplement que les<br />
effets substantiels et processuels des arrêts de manquement rendus par la<br />
Cour de justice et des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de<br />
l'homme doivent être présentés dans leur juste dimension. Le droit d'agir,<br />
expression d'une liberté fondamentale et garantie de l'existence de l’Etat de<br />
droit, serait vidé de tout sens en l'absence d'une mise en œuvre effective des<br />
arrêts européens dans l'ordre juridique français.<br />
ce contrôle porte sur la qualité du candidat et sur l'intérêt de la candidature. La difficulté d'accès<br />
à certaines universités n'est pas pour rien dans leur réussite).<br />
1066 . R. Perrot, Institutions judiciaires, préc. n° 308. Mais comment un processualiste peut-il nier<br />
l'autorité des arrêts rendus par un organe juridictionnel au principal ? V. cep. Ph. Théry, "Judex<br />
gladii (des juges et de la contrainte en territoire français)", préc., p. 494, note 26 : "La chose<br />
jugée n'est donc pas tant liée à la qualité de norme étatique de la décision qu'a son caractère<br />
juridictionnel". V. aussi J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la V è République, préc. p.<br />
47 et s. (sur "les droits qui veulent s'intégrer").<br />
561
CHAPITRE II<br />
L'EFFECTIVITÉ DE LA MISE EN ŒUVRE DES ARRÊTS EUROPÉENS<br />
255. L'action, pouvoir légal européen "amputé" au niveau supranational<br />
de l'Union européenne en raison de l'impossibilité pour les justiciables d'agir<br />
contre un Etat par le biais du recours en manquement d'Etat, conditionne la<br />
mise en œuvre des arrêts de manquement rendus par la Cour de justice, sans<br />
nuire pour autant aux intérêts des justiciables au niveau national (Section 1).<br />
L'action, pouvoir légal européen, impose une mise en œuvre complète des<br />
arrêts européens des droits de l'homme en droit interne, c'est à dire une<br />
reconnaissance de la "primauté" des effets processuels du jugement de<br />
Strasbourg qui concrétise ainsi son efficacité substantielle (Section 2).<br />
SECTION 1. LES EFFETS DES ARRETS DE MANQUEMENT RENDUS PAR LA COUR<br />
DE JUSTICE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES<br />
256. L'enjeu consiste à démontrer que la jurisprudence communautaire<br />
en matière de constatation de manquement d’Etat est une source de droit et<br />
donc "que le droit se doit d'être obligatoire" 1067 dans un Etat de droit sans nuire<br />
à la justiciabilité européenne 1068 , c'est à dire, à la capacité du juge national<br />
1067 . F.Zenati, La jurisprudence, Dalloz, Méthodes du droit, 1991, p. 136.<br />
1068 . D.Simon, Le système juridique communautaire, préc., n° 290 et s.<br />
397
d'assurer l'efficacité du droit communautaire en l'absence d'une jurisprudence<br />
de constatation de manquement.<br />
De manière concrète, il faut désormais distinguer entre le cas de figure<br />
où il existe une jurisprudence de constatation de manquement qui impose un<br />
effet obligatoire en soi et le cas de figure d'absence de cette jurisprudence.<br />
L'existence d'une jurisprudence de manquement impose, entre autres, au juge<br />
français d'écarter l'application de cette disposition de la loi nationale contraire<br />
au droit communautaire et "implique" 1069 , sans la conditionner 1070 , l'action en<br />
indemnité des justiciables devant les juridictions nationales. L'absence ou<br />
l'existence tardive de la jurisprudence de manquement ne dégage pas l’Etat de<br />
sa responsabilité (il peut y avoir un arrêt préjudiciel ou toute autre jurisprudence<br />
et surtout, la réparation de la violation découle de la primauté normative) et ne<br />
permet pas au juge français d'appliquer la disposition interne contraire au droit<br />
communautaire. Cette "invocabilité d'exclusion" 1071 qui impose au juge national,<br />
suite à la jurisprudence Simmenthal 1072 , "d'appliquer intégralement le droit<br />
communautaire [...] en laissant inappliquée toute disposition éventuellement<br />
contraire de la loi nationale, que celle-ci soit antérieure ou postérieure à la règle<br />
communautaire" est, en l'absence de dire du juge communautaire, une<br />
application de la primauté normative des règles communautaires. 1073<br />
1069 . D.Simon, Le système juridique communautaire, préc. n° 461.<br />
1070 . A. Rigaux, "L'arrêt Brasserie du Pêcheur - Factortame III : Le roi peut mal faire en droit<br />
communautaire [...]", Europe, Chron. préc. p.4.<br />
1071 . D. Simon, op. cit., n° 292.<br />
1072 . CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, 106/77, Rec. p. 629.<br />
398
257. Cette première démarcation que l'on vient d'expliciter se fonde sur<br />
la théorie générale du droit et sur la logique du contentieux communautaire de<br />
manquement. Elle est conforme aux textes et à la jurisprudence. Néanmoins,<br />
elle n'est pas retenue par l'ensemble de la doctrine.<br />
258. En théorie générale du droit, la décision juridictionnelle remplace la<br />
règle abstraite 1074 . De même, la décision juridictionnelle de la Cour de justice<br />
qui "reconnaît qu'un Etat membre a manqué à une des obligations qui lui<br />
incombent en vertu du présent traité" (article 228 alinéa 1 de la version<br />
consolidée) 1075 , constate, avec autorité de chose jugée, l'effet du droit<br />
communautaire et implique "pour les autorités nationales prohibition de plein<br />
droit d'appliquer une prescription nationale reconnue incompatible avec le traité<br />
et le cas échéant obligation de prendre toute disposition pour faciliter la<br />
réalisation du plein effet du droit communautaire". 1076<br />
Force est de constater que le droit au juge communautaire en cas de<br />
manquement allégué est restreint en ce sens que seule la Commission (article<br />
226 alinéa 2 de la version consolidée) 1077 et les Etats membres (article 227<br />
alinéa 1 de la version consolidée) 1078 peuvent saisir la Cour de justice s'ils<br />
estiment qu'un Etat membre "a manqué à une des obligations qui lui incombent<br />
en vertu du présent traité" (articles 226 alinéa 1 et 227 alinéa 1 respectivement<br />
1073<br />
. Le Professeur Kovar la qualifie "d'immédiatisation de la primauté du droit communautaire".<br />
V. R. Kovar, "Le contrôle de la légalité des actes nationaux en droit communautaire", Les<br />
Annonces de la Seine, 17 octobre 1996, n° 71, p. 7 et s., spéc. p. 11.<br />
1074<br />
. V. p. ex. J. Héron, Droit judiciaire privé, préc. n° 276.<br />
1075<br />
. Ex article 171 alinéa 1 du traité.<br />
1076<br />
. CJCE, 13 juillet 1972, Commission c/Italie, 48/71, Rec. p. 529.<br />
1077<br />
. Ex article 169 alinéa 2 du traité.<br />
399
de la version consolidée). Les justiciables ordinaires ne peuvent pas saisir la<br />
Cour de justice. Ils peuvent former une plainte près de la Commission qui<br />
exerce une appréciation souveraine de l'opportunité des poursuites. 1079 La<br />
Commission peut aussi se saisir d'office. En somme, le droit subjectif<br />
autonome des requérants ordinaires se dissocie de l'action ou, si l'on préfère --<br />
mais cela revient au même -- la reconnaissance du droit subjectif substantiel<br />
des justiciables ne va pas de pair avec un droit subjectif processuel au niveau<br />
supranational. 1080<br />
En revanche, si action il y a, il faut en tirer toutes les conséquences. Le<br />
contentieux de manquement d’Etat suite à la mise en demeure de l’Etat par la<br />
Commission (article 226 alinéa 1 de la version consolidée) est, à la différence<br />
du contentieux privé, véritablement un droit pathologique 1081 qui devrait<br />
éventuellement disparaître -- ou au moins diminuer --. Si action et droit ne vont<br />
pas de pair, il ne peut y avoir d'action sans un droit sous-jacent. Surtout, l'acte<br />
juridictionnel rendu par la Cour de justice suite au contrôle du manquement<br />
produit un effet substantiel et un effet processuel qui lui sont propres.<br />
Quel est l'effet substantiel de l'arrêt de manquement ? La Cour reconnaît<br />
que l’Etat membre a manqué à une des obligations qui lui incombent (article<br />
1078 . Ex article 170 alinéa 1.<br />
1079 . Dans le silence du traité, le régime juridique de cette plainte a été fixé par la jurisprudence.<br />
V.I. Maselis et H.M. Gilliams, "Rights of Complainants in Community Law", ELR 1997, Vol. 22,<br />
n° 2, p.103 et s.<br />
1080 . Sur l'action en théorie du droit processuel comp. L. Cadiet, Droit judiciaire privé, préc., n°<br />
669 (l'action, "droit subjectif processuel") et J.Vincent et S. Guinchard, préc., n° 68 à 70 (l'action,<br />
"pouvoir légal"). Le Professeur Théry, quant à lui, considère que la qualification de droit subjectif<br />
pour l'action en justice est "passablement controversée". (Ph. Théry, "Les finalités du droit de la<br />
preuve en droit privé", préc., p.49).<br />
400
228 alinéa 1 de la version consolidée). Ceci signifie qu'il y a modification de la<br />
situation juridique : "cet Etat est tenu de prendre les mesures que comporte<br />
l'exécution de l'arrêt de la Cour de justice". (article 228 alinéa 1)<br />
Mais l'arrêt en question n'est-il pas déclaratoire ? La Cour de justice elle-<br />
même n'a-t-elle pas affirmé, dès 1960 1082 , que "les arrêts rendus au titre de<br />
l'article 169 du traité CE (désormais article 226) ne pouvaient avoir qu'un effet<br />
déclaratoire" ? La réponse est que la nature déclaratoire de l'arrêt en<br />
constatation de manquement se manifeste, à l'instar de la solution retenue pour<br />
le juge de Strasbourg 1083 , dans l'impossibilité pour le juge communautaire<br />
d'annuler ou de déclarer invalides les règles nationales, ce qui découle de<br />
l'absence d'un rapport hiérarchique intégré et démontre que l'ordre juridique<br />
européen n'est toujours pas complètement intégré. Le caractère déclaratoire ne<br />
nuit en rien au caractère obligatoire "de manquement constaté".<br />
La nature déclaratoire de l'arrêt de constatation de manquement signifie,<br />
au niveau de l'effet substantiel de l'acte juridictionnel communautaire, que cet<br />
arrêt a un effet déclaratif : le juge communautaire se borne à constater une<br />
violation sur la base d'un droit (et donc, d'une obligation) préexistant. Le juge dit<br />
(déclare juridiquement) que les conditions de l'existence d'un manquement sont<br />
réunies. Il consolide un droit préexistant en constatant une violation actuelle.<br />
1081<br />
. Sur le juge et le contentieux "droit pathologique" V. J.-L. Bergel, Théorie générale du droit,<br />
2 ème éd., Dalloz, 1989, n° 285 et s.<br />
1082<br />
. CJCE, 16 décembre 1960, Humblet, 6/60, Rec. p. 1125.<br />
1083<br />
. V. supra "Un pouvoir de pleine juridiction pour la Cour européenne des droits de l'homme",<br />
Titre I, Chapitre III.<br />
401
Cet effet déclaratif signifie normalement que le jugement de manquement<br />
devrait rétroagir jusqu'au jour de la naissance de la violation. 1084<br />
Le "diptyque" droit -- obligation apparaît indirectement dans un arrêt de<br />
la Cour de justice du 14 décembre 1982 1085 dans lequel la juridiction<br />
communautaire dit que "les juridictions de cet Etat sont tenues, en vertu de<br />
l'article 171, de tirer les conséquences de l'arrêt de la Cour étant entendu<br />
cependant que les droits appartenant aux particuliers découlent non de cet<br />
arrêt mais des dispositions mêmes du droit communautaire ayant effet direct<br />
dans l'ordre juridique interne."<br />
259. Selon une partie de la doctrine 1086 , l'obligation de l'interdiction<br />
d'appliquer les mesures nationales contraires au droit communautaire, qui pèse<br />
sur les Etats, "quel que soit l'organe de l’Etat membre dont l'action ou<br />
l'omission est à l'origine du manquement" 1087 , ne découle pas de l'arrêt de<br />
manquement constaté en raison, d'une part, de la valeur déclaratoire de l'arrêt<br />
en question, d'autre part, de la jurisprudence Waterkeyn 1088 . L'obligation<br />
1084<br />
. Selon le Doyen Carbonnier (Droit civil, Introduction, préc. n° 190), le jugement déclaratif<br />
rétroagit "au jour où le droit est né" ; Contra J. Vincent, S. Guinchard, G. Montagnier et A.<br />
Varinard, La justice et ses institutions, 4 ème éd., Dalloz, 1996, n° 909 : selon ces auteurs, la<br />
rétroactivité commence "à la date de la saisine du juge." Mais alors, l'action est-elle un droit<br />
subjectif autonome ? Sur l'ensemble de la question, V. R. Merle, Essai de contribution à la<br />
théorie générale de l'acte déclaratif, thèse, Toulouse, 1948, spéc. p. 1 à 149.<br />
1085<br />
. CJCE, 14 décembre 1982, Waterkeyn, aff. Jts. 314 à 316/81 et 83/82, Rec. p. 4337, spéc.<br />
point 16.<br />
1086<br />
. V.J. Diez-Hochleitner, "Le traité de Maastricht et l'inexécution des arrêts de la Cour de<br />
justice par les Etats membres", RMUE, 2-1994, préc. ; L. Goffin, "Le manquement d'un Etat<br />
membre selon la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes",<br />
Mélanges F. Dehousse, Vol. 2, Paris-Bruxelles, 1979, p.211 et s.<br />
1087<br />
. CJCE, 5 mars 1996, Brasserie du Pêcheur SA - Factortame Ltd e.a., aff. jts. C-46/93 et C-<br />
48/93, point 32, Europe, mai 1996, Chron. n° 5, préc. ; V. également D. Simon, "La<br />
responsabilité de l'Etat saisie par le droit communautaire", AJDA 1996, p. 489 et s., spéc. p.<br />
492-4.<br />
1088<br />
. Préc.<br />
402
s'impose par elle-même et découle "de la position même qu'occupent les règles<br />
communautaires dans l'ordre interne" 1089 .<br />
Pour ce qui est de l'arrêt Waterkeyn, s'il est vrai que les justiciables sont,<br />
pour reprendre une terminologie chère à M. Pescatore, les "bénéficiaires" des<br />
effets de la norme, les juridictions nationales sont, quant à elles, les<br />
destinataires de la constatation de manquement telle qu'elle est opérée par la<br />
Cour de justice.<br />
En second lieu, l'obligation d'éliminer le manquement constaté est une<br />
conséquence de cette constatation (effet substantiel) et donc une conséquence<br />
de l'autorité de la chose jugée (effet processuel) dont est revêtu l'arrêt de la<br />
Cour de justice. L'acte juridictionnel en question se décompose dans le dire du<br />
juge communautaire (déclaratoire ici, ce qui signifie, on le répète, que le juge<br />
constate un droit préexistant) et dans le caractère obligatoire de ce dire (la<br />
force obligatoire qui se fonde sur les dispositions de l'article 228 alinéa 1 de la<br />
version consolidée 1090 ). L'obligation d'éliminer le manquement découle de la<br />
force obligatoire de l'arrêt. L'arrêt en constatation de manquement a force<br />
obligatoire, non pas en raison du règlement de procédure de la Cour, 1091 mais<br />
parce que l'absence de cette force obligatoire conduirait à la négation de sa<br />
nature juridictionnelle.<br />
1089 . J. Diez-Hochleitner, article préc., p.121.<br />
1090 . Ex article 171 alinéa 1 du traité.<br />
1091 . Ce que soutient le Professeur Diez-Hochleitner, préc., p.116.<br />
403
De plus, la question de l'autorité de la chose jugée d'un arrêt est<br />
autonome par rapport à son caractère déclaratoire ou prestatoire. Prétendre,<br />
comme le font MM. Diez-Hochleitner et Goffin, que l'obligation d'éliminer le<br />
manquement constaté par la Cour de justice ne découle pas de l'arrêt de la<br />
Cour, mais de la position qu'occupent les règles communautaires dans l'ordre<br />
interne, revient à cantonner cette constatation de manquement en un seul acte<br />
probatoire. 1092 Cela revient à une relégation aux "oubliettes" d'une bonne partie<br />
de la théorie juridique relative à la fonction juridictionnelle. Ainsi, par exemple,<br />
en droit français, la force de chose jugée (article 500 NCPC) ne se confond pas<br />
avec la force probante du jugement : le jugement a la force probante d'un acte<br />
authentique (article 457 NCPC), d'où d'ailleurs une des raisons d'être de la<br />
motivation (article 455 NCPC) qui permet à la juridiction supérieure et aux<br />
parties de vérifier qu'il n'y a pas dénaturalisation des actes ou des faits sur<br />
lesquels le juge fonde sa décision. 1093<br />
En définitive, la nature déclaratoire de l'arrêt de manquement 1094 ne nuit<br />
en rien à sa force obligatoire. Il suffit du reste de constater que deux décisions<br />
purement déclaratoires, mais contradictoires, peuvent être, en droit français,<br />
constitutives d'un déni de justice et peuvent donner lieu à un recours (pourvoi)<br />
1092<br />
. Ainsi, selon M. Diez-Hochleitner, qui cite directement M. Goffin : "lorsque l'incompatibilité<br />
entre la règle nationale et la règle communautaire a été en outre constatée par la Cour, la nonapplication<br />
de la première, lorsque le cas se présente, ne fait aucun doute si les autorités<br />
nationales ont la preuve irréfutable d'une telle incompatibilité" (préc., p.122) ; Contra G. Bebr,<br />
Development of Judicial Control of the European Communities, London, 1982, p.303 et s. ; T.C.<br />
Hartley, The Foundations of European Community Law, 3 ème éd., Clarendon Press, Oxford 1994,<br />
p. 319.<br />
1093 ème<br />
. V. Paris, 14 ch. A, 13 mai 1985, Bull. avoués 1985, p. 108.<br />
1094<br />
. V. cep. CJCE, 8 février 1983, Commission c/Royaume-Uni, aff. dite UHT, 124/81, Rec.<br />
p.203, spéc. pts. 18, 29 et 30.<br />
404
en annulation pour contrariété de décisions devant la Cour de cassation. 1095 De<br />
même, les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme ont force<br />
obligatoire, qu'ils soient déclaratoires ou de "prestation" (lecture combinée des<br />
articles 41 et 46 de la Convention 1096 ). Enfin, la Commission qui, en vertu de<br />
l'article 211 de la version consolidée du traité 1097 , veille à l'application des<br />
dispositions prises par les institutions (donc, y compris les arrêts de la Cour),<br />
agit aussi dans le cadre du contentieux de "manquement sur manquement"<br />
pour faire cesser la violation de l'autorité de la chose jugée du premier arrêt en<br />
constatation de manquement 1098 (violation des dispositions de l'article 228<br />
alinéa 1 1099 ).<br />
Pour conclure sur ce deuxième point de manière schématique : la<br />
"prohibition de plein droit d'appliquer une prescription nationale reconnue<br />
incompatible avec le traité" 1100 pèse sur les autorités nationales de l’Etat en<br />
violation, "quel que soit l'organe de l’Etat membre". 1101 L'interprétation délivrée<br />
à cette occasion est opposable aux autres Etats membres et à leurs juridictions<br />
(autorité de chose interprétée 1102 ) et dégage ces juridictions de leur obligation<br />
1095<br />
. Ass. plén. 29 novembre 1996, JCP 97, II, 22807, note Le Bars (sur le fondement du déni de<br />
justice - par application des dispositions de l'article 618 NCPC). V. infra "Le conflit entre un arrêt<br />
de la Cour européenne des droits de l'homme et une décision interne".<br />
1096<br />
. Ex articles 50 et 53 de la Convention.<br />
1097<br />
. Ex article 155 CE.<br />
1098<br />
. V. p.ex. CJCE, 2 août 1993, Commission c/Italie, C-366/89, Rec. p. 4201 ; 9 mars 1994<br />
Commission c/Italie, C-291/93, Rec. p. 859, Justices, 1995-1, p.174-5, obs. Simon et Mehdi.<br />
1099<br />
. Ex article 171 alinéa 1 CE.<br />
1100<br />
. CJCE, 13 juillet 1972, Commission c/Italie, préc.<br />
1101<br />
. CJCE, 5 mars 1996, Brasserie du Pêcheur - Factortame III, préc. La transposition de cette<br />
phrase ici est en soi significative : peu importe, selon la Cour, l'organe étatique qui est à l'origine<br />
du manquement ; "l'autorité de manquement constaté" (D.Simon, Le système juridique<br />
communautaire, préc., n° 461) joue à l'égard de l’Etat et des juridictions.<br />
1102<br />
. G. Isaac, Droit communautaire général, préc. p.289 ; D. Simon, Le système juridique<br />
communautaire, préc. n° 462.<br />
405
(mais non pas de la possibilité) de renvoi en interprétation 1103 (d'où une des<br />
raisons pour lesquelles l'arrêt de manquement présente un intérêt malgré la<br />
disparition de l'objet du litige). Les juridictions nationales de l'ensemble de<br />
l'Union européenne sont les destinataires de l'interprétation délivrée par la Cour<br />
de Luxembourg à l'occasion d'un recours en constatation de manquement<br />
introduit par la Commission.<br />
260. Dans les deux hypothèses que l'on vient de présenter (autorité d'un<br />
arrêt de manquement à l'égard de l’Etat en violation et aussi à l'égard des<br />
autres Etats membres), l'idée sous-jacente est simple : lorsque le débat se<br />
juridictionnalise, il faut en tirer les conséquences. Ce qui nous permet de ne<br />
pas suivre une autre doctrine, d'après laquelle "le constat d'une infraction par<br />
un arrêt de la Cour de justice revêtu de l'autorité de la chose jugée devrait, par<br />
analogie avec les distinctions relatives à l'effet direct, comporter un 'effet<br />
d'exclusion' obligeant simplement le juge national à écarter l'application de la<br />
disposition nationale." 1104<br />
On estime que ce prétendu "effet d'exclusion" risque de brouiller le<br />
débat. Les conséquences de la force obligatoire de l'acte juridictionnel<br />
communautaire ne nécessitent pas une qualification spéciale. Ce n'est pas<br />
tellement que la dénomination "d'effet d'exclusion" soit arbitraire. Plutôt, elle est<br />
inutile. En revanche, elle est utile en l'absence de constatation juridictionnelle<br />
de manquement. La primauté normative prend alors le devant et se<br />
1103 . CJCE, 6 octobre 1982, CILFIT, 283/81, Rec. p. 3415, pt. 14 et s.<br />
406
"décompose", selon une progression par degrés successifs 1105 , entre autres,<br />
dans cet effet d'exclusion.<br />
A l'opposé, l'acte juridictionnel communautaire qui remplace la règle<br />
abstraite a une force qui n'emprunte rien à la loi en ce sens que la force<br />
obligatoire du jugement est inhérente à sa nature juridictionnelle. La chose<br />
jugée n'est pas liée à la qualité de la norme, ce qui se traduit par une intensité<br />
normative illimitée du dire juridictionnel. L'antagonisme du législateur et de la<br />
jurisprudence, "phénomène inévitable de la formation du droit", 1106 est réglé en<br />
faveur de la jurisprudence européenne (communautaire et des droits de<br />
l'homme), entre autres, parce que les organes juridictionnels européens,<br />
organes suprêmes mais aussi juridictions du fond de leur domaines respectifs,<br />
se prononcent par voie de disposition réglementaire qui dépasse le cas<br />
d'espèce.<br />
S'il est vrai que les justiciables sont les bénéficiaires des effets de la<br />
norme communautaire, l'incompatibilité entre la règle nationale et la norme<br />
communautaire n'existe pas (plus) in abstracto. Elle réside dans un constat<br />
judiciaire qui émane d'un juge, juge du Luxembourg ou juge national dans<br />
l'exercice de son office communautaire.<br />
1104 . R. Kovar, "Le contrôle de la légalité des actes nationaux en droit communautaire", op. cit.,<br />
spéc. p.11 : le Professeur Kovar cite le Professeur Barav (La fonction communautaire du juge<br />
national, thèse, préc., p. 159-160).<br />
1105 . Sur laquelle V. D. Simon, Le système juridique communautaire, n° 291 et s., spéc. n° 292<br />
(l'invocabilité d'exclusion : le juge national peut écarter l'application de toute norme nationale<br />
contraire au droit communautaire).<br />
1106 . Ph. Malaurie, "La jurisprudence combattue par la loi", Mélanges Savatier, 1965, p. 603 et s.<br />
407
De même, dans le domaine de la protection juridictionnelle provisoire, si<br />
le juge national de l'urgence peut suspendre l'application d'une loi nationale<br />
critiquée (jurisprudence Factortame 1107 ) en vertu ici du principe de la primauté,<br />
les mesures provisoires qu'il ordonne sont limitées ratione temporis jusqu'à ce<br />
que le juge communautaire se prononce. Surtout, sans trop anticiper pour<br />
l'instant sur la question 1108 , il n'est pas permis au juge national d'avoir des<br />
doutes sérieux quant à la légalité d'un acte juridique communautaire en<br />
présence d'une jurisprudence communautaire bien établie qui porte sur les<br />
mêmes questions que celles soulevées devant la juridiction nationale. 1109<br />
Finalement, le hiatus logique qui existe dans l'analyse de certains<br />
auteurs, en particulier celle du Professeur Diez-Hochleitner 1110 et qui réside<br />
dans l'admission expresse de la force obligatoire des arrêts de manquement<br />
tout en niant indirectement la plénitude des conséquences futures de cette<br />
obligatoriété, s'explique, peut-être, ainsi : une certaine confusion<br />
terminologique 1111 entre l'exécution au sens strict processuel 1112 et l'exécution<br />
au sens large crée une confusion conceptuelle ; l’Etat "est tenu de prendre les<br />
mesures que comporte l'exécution de l'arrêt de la Cour de justice" (article 228<br />
1107<br />
. CJCE, 19 juin 1990, Factortame, C-213/89, Rec. p.2433.<br />
1108<br />
. V. infra, "La primauté du droit processuel communautaire" in "La délimitation européenne<br />
de l'office du juge", Deuxième Partie, Titre I, Chapitre II.<br />
1109<br />
. CJCE, 9 novembre 1995, Atlanta, C-465/93 et C-466/93, Rec. p. 3761, point 46 ; aussi V.<br />
les conclusions de l'avocat général Elmer dans cette affaire, spéc. point 28.<br />
1110<br />
. Préc. comp. l'affirmation de l'auteur au vue de laquelle "l'arrêt a valeur de chose jugée et<br />
[...] force obligatoire" (p.116) alors même que l'obligation de non application des mesures<br />
nationales contraires au droit communautaire "découle non de l'arrêt de la Cour mais de la<br />
position [...] qu'occupent les règles communautaires dans l'ordre interne" (p. 121).<br />
1111<br />
. C'est pour cela que l'on réfute le raisonnement du Professeur Kovar à propos de "l'effet<br />
d'exclusion" des arrêts de manquement.<br />
1112<br />
. C'est la discussion relative au titre exécutoire qui permet de procéder à l'exécution forcée,<br />
après notification de l'arrêt, sur simple présentation.<br />
408
alinéa 1) 1113 , ce qui signifie qu'il a l'obligation de se conformer à l'arrêt en<br />
question. Cette obligation se traduit, d'une part par l'obligation directe d'éliminer<br />
le manquement constaté pour l'avenir 1114 , c'est à dire par l'interdiction<br />
immédiate d'appliquer les mesures nationales déclarées contraires au droit<br />
communautaire, d'autre part par l'élimination des conséquences du<br />
manquement constaté pour le passé 1115 et qui implique une action en indemnité<br />
en faveur des particuliers.<br />
261. L'obligation de se conformer à un arrêt de manquement est donc<br />
une obligation générale qui englobe tout un ensemble de retentissements (pour<br />
l’Etat concerné comme pour les autres Etats membres). Pour autant,<br />
l'engagement de la responsabilité de l’Etat condamné est autonome par rapport<br />
à la constatation juridictionnelle opérée par un arrêt de manquement 1116 en ce<br />
sens que l'existence du manquement constaté ne constitue pas un préalable à<br />
l'action en responsabilité devant les juridictions nationales.<br />
La responsabilité de l’Etat se fonde alors sur la primauté 1117 (et non sur<br />
l'effet direct) 1118 du droit communautaire. En présence d'une jurisprudence de<br />
manquement, la réparation au niveau interne ne se limite pas aux dommages<br />
1113<br />
. Ex article 171 alinéa 1.<br />
1114<br />
. CJCE, 12 juillet 1973, Commission c/Allemagne, 70/72, Rec. p.138.<br />
1115<br />
. Ibid.<br />
1116<br />
. V. CJCE, 5 mars 1996, Brasserie du Pêcheur - Factortame III, préc. point 94 et s., Europe,<br />
mai 1996, Chronique de A. Rigaux, préc. ; AJDA 1996, préc., spéc. les observations de D.<br />
Simon in p. 493.<br />
1117<br />
. V. déjà R. Kovar, "Voies de droit ouvertes aux individus devant les instances nationales en<br />
cas de violation des normes du droit communautaire" in Les recours des individus devant les<br />
juridictions nationales en cas de violation du droit européen, Bruxelles, 1978, spéc. p.274.<br />
1118<br />
. Les Etats sont obligés de réparer les dommages causés aux particuliers par les violations<br />
du droit communautaire (CJCE, 19 novembre 1991, Francovich et Bonifaci, C-6/90 et C-9/90,<br />
409
subis postérieurement à la constatation de manquement au niveau<br />
supranational. Mais cette jurisprudence sert de base à la saisine des organes<br />
juridictionnels nationaux (d'où une autre raison pour laquelle l'arrêt de<br />
manquement étatique "conserve tout son intérêt" 1119 malgré la disparition de<br />
l'objet du litige).<br />
La "dissociation" 1120 entre le droit des particuliers d'obtenir réparation du<br />
préjudice causé par le manquement d’Etat devant les juridictions nationales et<br />
l'action en constatation de manquement, s'explique en raison des particularités<br />
de la procédure de manquement : pouvoir discrétionnaire d'appréciation par la<br />
Commission de l'opportunité des poursuites. 1121 Le substantiel détermine le<br />
processuel ou, plutôt, il contourne ici l'obstacle processuel, c'est à dire la<br />
fermeture de l'action en manquement aux particuliers. De plus, les sources de<br />
l'obligation juridictionnelle sont multiples puisqu'il peut y avoir "violation<br />
caractérisée", condition sine qua non pour obtenir réparation 1122 ; dans le cas où<br />
le comportement de l’Etat se prolonge en méconnaissance d'un arrêt de<br />
manquement, mais aussi d'une décision préjudicielle ou de toute autre<br />
jurisprudence communautaire établie. 1123<br />
Rec. p. 5403) même en l'absence d'effet direct d'une directive (CJCE, 5 mars 1996, préc. pts 21<br />
et 22).<br />
1119 . R. Mehdi, Chronique, RGDP, 1998-1, p.48.<br />
1120 . A. Rigaux, Chronique, préc., Europe, p.4.<br />
1121 . V. CJCE, 5 mars 1996, Brasserie du Pêcheur - Factortame III, préc., point 95.<br />
1122 . CJCE, 5 mars 1996, préc., point 51 : les deux autres conditions sont "que la règle de droit<br />
violée ait pour objet de conférer des droits aux particuliers" et "qu'il existe un lien de causalité<br />
direct entre la violation de l'obligation qui incombe à l’Etat et le dommage subi par les personnes<br />
lésées".<br />
1123 . Comme le souligne Mme Rigaux, chron. préc. p.6.<br />
410
262. En somme, l'obligation qui pèse sur les juridictions nationales de<br />
prononcer l'inopposabilité des normes nationales déclarées contraires au droit<br />
communautaire découle principalement de la force obligatoire du dire du juge<br />
dès lors que le juge se prononce. De même, la jurisprudence communautaire<br />
conditionne la responsabilité de l’Etat pour violation du droit communautaire<br />
sans nuire à l'efficacité initiatrice du juge de droit commun du droit<br />
communautaire.<br />
SECTION 2. LE CONFLIT ENTRE UN ARRET DE LA COUR EUROPEENNE DES<br />
DROITS DE L'HOMME ET UNE DECISION INTERNE<br />
263. La subsidiarité du contrôle opéré à Strasbourg 1124 , l'absence de<br />
rapport hiérarchique (intégré) entre les juridictions nationales et la Cour<br />
européenne des droits de l'homme et certaines résistances nationales à<br />
l'interprétation de la Convention par la Cour de Strasbourg 1125 , font qu'il peut y<br />
avoir conflit entre l'autorité de la chose jugée d'un arrêt de la Cour de<br />
Strasbourg et l'autorité de la chose jugée d'une décision interne.<br />
264. L'impasse qui en résulte peut être ou ne pas être réglée au niveau<br />
supranational pour le requérant individuel en fonction de deux paramètres :<br />
l'allocation des sommes de plus en plus importantes par la Cour européenne<br />
1124 . Jurisprudence constante V. p. ex. CEDH, 23 juillet 1968, affaire linguistique belge, Série A,<br />
n° 6 ; 7 décembre 1976, Handyside, Série A, n° 24.<br />
411
des droits de l'homme 1126 et le paiement effectif de ces sommes par l’Etat en<br />
violation de la Convention.<br />
265. En l'absence d'une révision des décisions internes rendues en<br />
violation de la Convention, il s'agit de répondre à l'exigence de mettre fin au<br />
blocage de l'ordonnancement juridique.<br />
Les enjeux en question doivent être présentés dans leur juste<br />
dimension. L'intérêt prépondérant est toujours celui de la protection efficace de<br />
l'individu qui a été victime d'une violation de la Convention et qui obtient en sa<br />
faveur un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme. Ce justiciable<br />
doit pouvoir se prévaloir pleinement du jugement européen et de ses avantages<br />
au niveau national de l'ordre juridique européen. Le hiatus possible entre la<br />
fonction première de la Convention (qui consiste à assurer la protection<br />
efficace des droits de l'individu 1127 ) et la nature de cette Convention (qui est<br />
supposée être un "instrument d'harmonisation à effet minimum" 1128 ), se<br />
déclenche dans l'hypothèse ici examinée (celle du conflit d'un arrêt interne avec<br />
un arrêt européen). Ce conflit doit se résoudre de manière non équivoque. Il en<br />
1125<br />
. V. S. Guinchard, "Le procès équitable, droit fondamental ?", AJDA 1998.<br />
1126<br />
. V. CEDH, 9 février 1993, Pine Valley Developments, Série A, n° 246-B ; 9 décembre 1994,<br />
Andreadis c/Grèce, Série A, n° 301-B ; 10 février 1995, Allenet de Ribemont c/France, Série A,<br />
n° 308, AJDA 1995, p.721, obs. Flauss ; JCP 96, I, 3910, n° 27 et n° 47, obs. Sudre ; même<br />
affaire, arrêt en interprétation du 7 août 1996, AJDA 1996, p.1006 et 1008, obs. Flauss ;<br />
Justices, 1997-5, p. 177, 182 et 184, obs. Cohen-Jonathan et Flauss ; 4 décembre 1995, Bellet<br />
c/France, Série A, n° 333-B, AJDA 1995, p. 729, AJDA 1996, p.382, obs. Flauss ; JCP 96, I,<br />
3910, n° 21 et n° 47, obs. Sudre ; JCP 96, II, 22648, note M. Harichaux ; 18 septembre 1996,<br />
Gaygusuz c/Autriche, Justices, 1997-5, p.183, obs. Cohen-Johathan et Flauss ; 18 décembre<br />
1996, Aksoy c/Turkuie, Justices, 1997-5, p.183, obs. Cohen-Johathan et Flauss ; 31 octobre<br />
1995, Papamichalopoulos c/Grèce, Série A, n° 330-B, AJDA 1996, p.377-8, obs. Flauss ; JCP<br />
96, I, 3910, n° 7 et n° 45, obs. Sudre.<br />
1127 er<br />
. Affaire Golder, rapport de la Commission du 1 juin 1973, Série B, Vol. 16, Strasbourg,<br />
1975, p.32 et s., spéc. p.40.<br />
412
va de la cohérence de l'ensemble du système juridique mis en place, de l'ordre<br />
juridique européen dans son ensemble certes, mais aussi et surtout, de l'ordre<br />
interne. Les intérêts de l'individu mis à part, le véritable blocage intervient au<br />
niveau national de l'ordre juridique européen.<br />
En effet, la nécessité de la réouverture de la procédure interne semble<br />
s'imposer avant tout afin d'assurer la sécurité juridique au niveau national. 1129<br />
Ceci apparaît assez clairement au pénal en cas de violation des droits de la<br />
défense de l'inculpé. Au civil, il faut nuancer : dans le contentieux "classique"<br />
entre deux justiciables privés, l'argument de la sécurité juridique joue à<br />
l'encontre d'une procédure de révision du procès ; en France, la partie qui a<br />
obtenu gain de cause, c'est à dire des décisions juridictionnelles avec autorité<br />
de la chose jugée, éventuellement avec force de chose jugée (donc<br />
exécutoires), voit ses droits ébranlés en cas de réouverture du procès interne<br />
suite à un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme. D'où, d'ailleurs,<br />
la logique plutôt satisfaisante du système actuel : l’Etat indemnise, après<br />
tractations, le requérant individuel qui se prévaut d'un arrêt déclaratoire de<br />
Strasbourg, sans que la sécurité juridique soit mise en danger.<br />
L'aléa est évident : le système fonctionne tant que l’Etat paye. L’Etat<br />
devient débiteur d'une violation constatée, par application des textes, en raison<br />
1128 . D. Evrigenis, "Réflexions sur la dimension nationale de la Convention européenne des<br />
droits de l'homme", Actes du colloque d'Athènes, 1978, préc. p.70.<br />
1129 . V. cep. Conseil de l'Europe, Etude du Comité DH-PR, RUDH 1992, Vol. 4, préc., spéc., p.<br />
129, n° 17 : le Comité d'experts plaide en faveur de l'instauration d'une procédure de révision<br />
dans l'ordre national, mais place l'argument relatif à la sécurité juridique dans cette partie de<br />
l'argumentation qui va à l'encontre de la nécessité d'une réouverture des procédures internes.<br />
Cette position est seulement en partie exacte.<br />
413
d'une mauvaise application des textes, en raison d'un acte imputable à un juge<br />
et ainsi de suite. En cas de paiement, la première partie lésée est alors le<br />
contribuable. Mais ce constat ne suffit pas en soi -- selon nous -- pour instaurer<br />
une procédure de révision des procès en France. On admet volontiers que la<br />
sécurité juridique telle qu'elle apparaît suite à des actes juridictionnels<br />
contentieux doit prévaloir sur des arguments d'un poids discutable tels que<br />
ceux qui sont avancés par le Comité d'experts chargés d'étudier l'instauration<br />
d'une procédure de révision au niveau national. 1130<br />
En revanche, même en matière civile, l'argument de la sécurité juridique<br />
est un argument équivoque.<br />
Tout d'abord, la fonction juridictionnelle civile comprend la juridiction<br />
gracieuse ; dans cette procédure gracieuse, en l'absence d'une intervention de<br />
tiers par l'exercice de l'appel, 1131 de la tierce opposition 1132 ou même d'une<br />
action en nullité (contre un jugement d'homologation d'une convention<br />
modificatrice du régime matrimonial 1133 ), il n'y a pas de défendeur. Par<br />
conséquent, l'argument de la sécurité juridique tel qu'il vient d'être présenté ne<br />
trouve pas à s'appliquer. En second lieu, le civil peut enfanter du pénal<br />
(jurisprudence Poitrimol 1134 ), s'enchevêtrer avec l'administratif (jurisprudence<br />
1130<br />
. Entre autres : une évolution harmonieuse de la jurisprudence de Strasbourg dans les Etats<br />
parties (étude préc., n° 15), l'accélération de l'évolution harmonieuse de normes européennes<br />
(n° 15), le renforcement de l'autorité morale de la jurisprudence de Strasbourg (n° 16).<br />
1131<br />
. Articles 543, 546 alinéa 2 et 538 (le délai d'appel est de quinze jours) NCPC.<br />
1132<br />
. Article 583 alinéa 3 NCPC.<br />
1133 ère<br />
. Civ. 1 , 14 janvier 1997, Bull. civ. I, n° 20.<br />
1134<br />
. Le père ne se soumet pas à la décision civile lui enjoignant de revenir en France avec les<br />
enfants, il est poursuivi et condamné au pénal.<br />
414
Guillemin 1135 ) ou avec le droit processuel économique dans des procédures<br />
parallèles : dans ces deux dernières hypothèses, l'autonomie des contentieux<br />
(ainsi pour le juge judiciaire et le Conseil de la concurrence 1136 ) par rapport à<br />
leur interdépendance (tout au moins sous l'angle des conséquences à propos<br />
des rapports du juge judiciaire et du juge administratif 1137 ) est de facto<br />
indifférente pour ce qui est d'une éventuelle constatation de violation de la<br />
Convention : ainsi, par exemple, il peut y avoir violation du délai raisonnable<br />
quant à l'ensemble des procédures internes. En troisième lieu, la compétence<br />
des juridictions civiles françaises et donc la notion du "civil" en droit interne, ne<br />
correspond pas à la compréhension de cette notion par la Cour de Strasbourg.<br />
Enfin, quelle conception de la sécurité juridique sommes-nous en train de<br />
concevoir en cas de violation des droits de l'homme au sein des procédures<br />
internes ?<br />
Cette dernière question a le mérite, par sa généralité même, de porter le<br />
débat à sa juste dimension : le jugement de valeur sur la nécessité d'une<br />
1135 . Préc.<br />
1136 . Le juge judiciaire n'est pas tenu de surseoir à statuer en cas de saisine parallèle du Conseil<br />
de la concurrence (Com. 15 octobre 1996, Justices, 1997-8, p. 159, obs. Idot) mais le ministre<br />
chargé de l'économie peut produire devant le juge civil "les procès-verbaux et les rapports<br />
d'enquête" (article 56 de l'ordonnance du 1 er décembre 1986). Le Conseil de la concurrence<br />
n'est pas tenu non plus de surseoir à statuer en cas de saisine parallèle d'un tribunal de<br />
commerce (déc. 96 D. 63, BOCCRF n° 1 du 8 janvier 1997).<br />
1137 . En matière d'expropriation pour cause d'utilité publique V. Cass. 3 ème civ., 28 juin 1995,<br />
D.1996, somm. comm. p.298, obs. Carrias, Justices, 1997-7, p. 200-1, obs. Hostiou. Au vu de<br />
cet arrêt, l'ordonnance de transfert de propriété suite à une déclaration d'utilité publique n'est<br />
pas dépourvue de fondement juridique malgré l'annulation de cette déclaration d'utilité publique<br />
par jugement du tribunal administratif tant que cette annulation n'est pas définitive. Ceci signifie<br />
que le juge civil sursoit à statuer (retrait de l'affaire du rôle) jusqu'au dire définitif du juge<br />
administratif. La critique est double : l'appel devant le juge administratif n'a pas d'effet suspensif.<br />
La célérité est méconnue alors qu'elle est cruciale en la matière. Comme le souligne M. Carrias,<br />
(préc.) la "longueur de deux procédures à poursuivre devant les juridictions administratives et<br />
judiciaires est, en effet, généralement telle que l'expropriant en possession du terrain aura eu le<br />
temps de détruire les constructions y existant et d'y édifier un ouvrage public protégé par le<br />
principe de l'intangibilité."<br />
415
éouverture du procès au niveau interne est subjectif et aléatoire. La réponse,<br />
dans un sens ou dans un autre, dépend -- rien de moins -- de la nature de<br />
l'affaire et de la nature de la violation. On arrive en quelque sorte aux frontières<br />
du "l'instrumentalisation du processuel par le substantiel", et on touche à<br />
"l'emprise du processuel sur le substantiel". Nous inclinons à penser que la<br />
seule raison qui impose la réouverture du procès civil est l'hypothèse de non<br />
paiement par l’Etat suite à l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme.<br />
On réfute donc dans son principe l'instauration d'une nouvelle procédure de<br />
révision en matière civile en France. De plus, on conteste l'utilité d'une telle<br />
procédure.<br />
En effet, en cas de refus de l’Etat de se conformer à un arrêt de la Cour<br />
de Strasbourg, le justiciable peut toujours intenter un nouveau recours devant<br />
les organes de contrôle de Strasbourg, basé cette fois-ci sur la violation<br />
autonome des dispositions de l'article 46.1 de la Convention (ex article 53) 1138 .<br />
266. Avant d'aborder la solution envisagée, on se permet d'insister sur<br />
un point : même en cas de violation flagrante par l’Etat en violation de la<br />
Convention de la force obligatoire de l'arrêt rendu par Strasbourg, la<br />
réouverture du procès civil français peut et doit se justifier par des raisons<br />
propres à l'ordre juridique national : c'est-à-dire que la réouverture ne s'impose<br />
pas uniquement pour des raisons fonctionnelles européennes.<br />
416
L'argument avancé va être revisité au fur et à mesure que l'on entre<br />
dans le vif du sujet. Pour l'instant, il suffit de soutenir que la certitude juridique<br />
dans son ensemble se trouve ébranlée dès lors qu'un Etat peut violer ses<br />
obligations conventionnelles (force obligatoire des arrêts de la Cour) alors que<br />
la sécurité juridique -- terme utilisé de façon un peu ampoulée -- n'est pas et ne<br />
saurait être la justification d'une violation des droits fondamentaux du requérant<br />
-- citoyen de l’Etat en violation.<br />
En cas de conflit frontal qui puise sa source dans le comportement de<br />
l’Etat, la situation juridique interne n'est guère satisfaisante : l'arrêt de la Cour<br />
européenne des droits de l'homme peut être considéré comme ayant pour effet<br />
de remettre en cause, du seul fait de son existence, l'immutabilité de la<br />
vérification juridictionnelle et potentiellement l'immutabilité même de l'acte<br />
juridictionnel interne. Sous un angle plus global, l'ensemble des décisions<br />
judiciaires internes peuvent être qualifiées de jugements "en l'état" 1139 dès lors<br />
qu'une question relative au droit de la Convention a été soulevée lors du procès<br />
interne dans un pays qui a déjà manifesté une tendance à ne pas se conformer<br />
aux arrêts de Strasbourg. On est alors en présence d'une situation de fait et de<br />
droit imprévisible. La sécurité juridique (non celle du justiciable qui a obtenu<br />
gain de cause devant les tribunaux nationaux alors que la partie adverse essaie<br />
de se prévaloir de l'arrêt européen des droits de l'homme) présuppose que le<br />
droit soit obligatoire. Cette sécurité juridique se confond finalement avec la<br />
1138 . En ce sens, J.Velu et R. Ergec, La Convention européenne des droits de l'homme, op. cit.,<br />
n° 1224 ; G.Cohen-Jonathan, "Quelques considérations sur l'autorité des arrêts de la Cour<br />
européenne des droits de l'homme", préc., p.47.<br />
417
aison d'Etat. Sous cet angle, c'est la bonne administration de la justice interne<br />
qui exige de résoudre le conflit entre l'autorité de la chose jugée européenne et<br />
l'autorité de la chose jugée interne dans l'hypothèse où l’Etat ne satisfait pas à<br />
la réparation adéquate accordée. De plus, à l'évidence, il s'agit de protéger les<br />
intérêts du requérant ordinaire, c'est à dire d'exclure le déni de justice<br />
manifeste.<br />
267. Il reste à démontrer que la procédure civile française prévoit le<br />
mécanisme pour résoudre le problème de conflit entre une décision interne et<br />
un arrêt de la Cour de Strasbourg. Dans une telle hypothèse, "l'intensité du<br />
grignotage de l'autonomie procédurale" 1140 est sensiblement réduite : la<br />
tentative d'instauration, au civil, d'une procédure de révision propre à la<br />
question européenne, devient privée d'objet.<br />
268. On se propose de procéder de la manière suivante : examiner, ne<br />
serait-ce que brièvement, les autres recours envisageables (§1), avant de<br />
présenter la solution retenue, c'est à dire un pourvoi en cassation de type<br />
"particulier" 1141 qui constitue un procédé interne parfaitement adapté. Le conflit<br />
entre l'autorité de la chose jugée d'une décision interne et l'autorité de la chose<br />
jugée d'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme se règle en<br />
matière civile par le recours pour contrariété de décisions prévu par l'article 618<br />
du NCPC (§2).<br />
1139 . V.G.Bolard, JCP 97, I, 4003 : en présence d'une situation de fait évolutive, l'autorité d'un<br />
jugement est limitée aux conséquences de la situation de fait constatée et retenue dans la<br />
décision.<br />
1140 . Expression de M. Flauss in "Les nouvelles frontières du procès équitable", préc., p.82.<br />
1141 . Expression de M. Héron, Droit judiciaire privé, préc., p. 543.<br />
418
§1. Des recours inefficaces<br />
269. Le pourvoi dans l'intérêt de la loi semble être -- ne serait-ce qu'en<br />
raison de son titre -- la première piste possible pour donner une issue à<br />
l'impasse telle qu'on vient de la présenter. Aux termes de l'article 17 de la loi<br />
n° 67-523 du 3 Juillet 1967 "Si le procureur général près la Cour de cassation<br />
apprend qu'il a été rendu, en matière civile, une décision contraire aux lois, aux<br />
règlements ou aux formes de procéder, contre laquelle cependant aucune des<br />
parties n'a réclamé dans le délai fixé, ou qui a été exécutée, il en saisit la Cour<br />
de cassation après l'expiration du délai ou après l'exécution.<br />
Si une cassation intervient, les parties ne peuvent s'en prévaloir pour<br />
éluder les dispositions de la décision cassée."<br />
Ce pourvoi peut être formé uniquement par le procureur général près la<br />
Cour de cassation 1142 contre toute décision rendue en premier ou en dernier<br />
ressort, même exécutée. Il est fondé sur une violation de la loi (donc, y compris<br />
une violation de la Convention) et conduit à une procédure sur réquisitoire écrit<br />
et motivé du procureur général sans la présence des parties qui sont<br />
irrecevables à y intervenir. 1143<br />
1142 . A l'instar de la procédure prévue par l'article 1088 du Code judiciaire belge, à cette<br />
différence près que l'intervention du ministre de la justice n'est pas exigée ; sur ses modalités V.<br />
Etude du Comité DH-PR, préc., n° 38 et 39 ; sur son application en Belgique en cas de<br />
décisions internes contraires à la Convention V.J. Velu et R. Ergec, préc., n° 1221 et s.<br />
1143 . V.J.Boré, La cassation en matière civile, 2 ème éd., Dalloz, 1997, n° 3457 et 3464.<br />
419
Deux constats font que ce procédé s'avère inefficace pour résoudre le<br />
conflit ici examiné.<br />
En premier lieu, il s'agit d'un pourvoi devant la Cour de cassation<br />
française contre une décision d'une juridiction du fond. A la différence donc de<br />
la procédure prévue par l'article 1088 du Code judiciaire belge 1144 , cette voie de<br />
recours n'englobe pas l'hypothèse d'une révision des arrêts rendus par la Cour<br />
de cassation même. Mais dans la quasi-totalité des cas, le requérant qui<br />
s'adresse à Strasbourg a déjà épuisé les voies de recours internes -- comme il<br />
le doit en vertu des dispositions de l'article 35.1 de la Convention. 1145 Ceci<br />
signifie que le requérant en question a déjà exercé un pourvoi devant la Cour<br />
de cassation et que son pourvoi a été rejeté. Une exception concevable est que<br />
le requérant réussisse à établir devant le Comité de trois juges de la Cour de<br />
Strasbourg (article 27 nouveau) que le pourvoi devant la Cour de cassation<br />
française est un recours inefficace en plaidant, conformément à une décision<br />
de la Commission 1146 , que l'acte juridictionnel interne constitutif d'une violation<br />
de la Convention concerne uniquement une question de fait. Dans ce cas,<br />
l'omission de se pourvoir en cassation ne devrait pas être constitutive d'une<br />
irrecevabilité devant la Cour européenne des droits de l'homme. Cette<br />
exception au premier constat peut faire du pourvoi en cassation dans l'intérêt<br />
de la loi un moyen possible pour sortir du conflit.<br />
1144<br />
. Préc.<br />
1145<br />
. Ex article 26 (la modification portant sur les conséquences de l'abolition de la Commission :<br />
il y a désormais saisine directe de la Cour).<br />
1146<br />
. Décision du 9 mai 1978, req. n° 7654/76, D.R., vol. 11, p. 194.<br />
420
Mais -- c'est le deuxième constat -- le pourvoi dans l'intérêt de la loi<br />
"débouche sur une cassation platonique", 1147 ce qui signifie que la cassation<br />
est prononcée (si cassation il y a) sans renvoi et surtout alors que la décision<br />
cassée doit toujours être exécutée (si elle ne l'a pas déjà été exécutée) entre<br />
les parties. En somme, la "fonction normative" 1148 du pourvoi pour violation de<br />
la loi, le fait qu'il ne peut être formé que par le procureur général, enfin le<br />
constat au vu duquel ce pourvoi ne concerne pas la grande majorité<br />
d'hypothèses des conflits que l'on examine, font de cette voie de recours un<br />
procédé inadapté pour régler le conflit.<br />
270. Ceci dit, l'examen qui vient d'être effectué a au moins l'utilité de<br />
nous orienter dans la bonne direction : la véritable impasse se situe au niveau<br />
de la cassation. Par conséquent, l'enjeu consiste à faire sauter le verrou<br />
constitué par l'irrévocabilité des arrêts de la Cour de cassation. En effet, les<br />
arrêts de la Cour française ne sont susceptibles ni de recours en cassation<br />
(c'est à dire un nouveau pourvoi contre le même jugement, comme le souligne<br />
l'article 621 du NCPC 1149 ), ni d'opposition (article 622 NCPC), ni de recours en<br />
révision. 1150<br />
1147 . H. Croze et Ch. Morel, préc., n° 104.<br />
1148 . L. Cadiet, Droit judiciaire privé, préc. n° 1290.<br />
1149 . Mais il semble, au vu d'un arrêt récent de la Chambre commerciale, que l'on puisse<br />
remettre en question une décision avant-dire droit ordonnant l'expertise alors même que cette<br />
décision avait déjà fait l'objet d'un pourvoi antérieur, lequel avait été déclaré irrecevable pour<br />
inobservation des conditions de forme. (Com. 11 mars 1997, Procédures, mai 1997, n° 119,<br />
obs. Croze : la nouvelle critique de la décision avant-dire droit faisant partie d'un pourvoi contre<br />
le fond).<br />
1150 . Cass. 3 ème civ., 12 juin 1991, Bull. civ. III, n° 176.<br />
421
271. Il y a deux recours possibles, parmi les recours autorisés contre les<br />
arrêts de la Cour de cassation en matière civile, qui ont vocation à être utilisés<br />
par le plaideur (ou à défaut par le procureur général) qui a obtenu un arrêt<br />
déclaratoire en sa faveur devant la Cour européenne des droits de l'homme et<br />
qui veut se prévaloir du jugement en France. Ce sont le recours en rectification<br />
d'erreur matérielle (article 462 NCPC) et surtout le recours en rabat d'arrêt<br />
(fondement prétorien) 1151 .<br />
Cependant, on doit admettre que, au vu du domaine et des conditions<br />
de recevabilité de ces deux requêtes, celle pour rectification d'erreur matérielle<br />
s'avère être inutile pour le plaideur alors que le rabat d'arrêt se caractérise par<br />
une efficacité douteuse en ce qui concerne le but recherché par le justiciable<br />
européen et surtout, ne concerne que des cas de figure extrêmement précis.<br />
Examinons ces points.<br />
272. Aux termes de l'alinéa premier de l'article 462 NCPC, "Les erreurs<br />
et omissions matérielles qui affectent un jugement, même passé en force de<br />
chose jugée, peuvent toujours être réparées par la juridiction qui l'a rendu ou<br />
par celle à laquelle il est déféré, selon ce que le dossier révèle ou, à défaut, ce<br />
que la raison commande". Selon une jurisprudence française bien établie,<br />
l'erreur ou l'omission qui affecte le jugement (au sens large) doit être "purement<br />
1151 . V. Ass. plén., 30 juin 1995, D. 1995, p. 513, note R. Drago ; les autres recours autorisés<br />
sont l'inscription de faux (mentions erronées d'un jugement quant aux conditions dans lesquelles<br />
il a été rendu, p. ex. : la composition de la juridiction), le recours en rectification pour omission<br />
de statuer ou ultra petita (au-delà de la demande V.articles 5 et 464 NCPC).<br />
422
matérielle" 1152 , ce qui signifie, en gros, une erreur dans la rédaction ou la<br />
dactylographie de la décision dont on demande la rectification. 1153<br />
A supposer que la violation de la Convention réside dans une simple<br />
erreur commise dans le corps de l’arrêt rendu par la Cour de cassation, il reste<br />
que l’on a du mal à voir l’intérêt pour l’individu de solliciter la simple rectification<br />
de l’arrêt suite à une requête en rabat d’arrêt. 1154 Dans cette dernière<br />
hypothèse, il faut que l'erreur de procédure soit imputable aux services de la<br />
Cour suprême française.<br />
273. Les arrêts européens des droits de l'homme démontrent le potentiel<br />
du rabat d'arrêt (en ce sens qu'il englobe selon nous, dans l'hypothèse<br />
européenne ici examinée, la rectification pour erreur matérielle qui doit être<br />
constitutive d'une violation des droits de la défense du requérant pour qu'il y ait<br />
un jugement en sa faveur à Strasbourg). Ces arrêts démontrent aussi les<br />
limites de ce rabat d'arrêt.<br />
Ainsi, dans l'affaire Fouquet c/France 1155 , il s'agissait d'une erreur de fait<br />
imputée à la deuxième chambre civile de la Cour de cassation qui déclare que<br />
le requérant en question avait reconnu, dans ses conclusions d'appel, avoir<br />
commis une faute alors que, manifestement, M. Fouquet avait plaidé l'absence<br />
1152 ème<br />
. Cass. 2 civ., 29 juin 1978, Bull. civ. II, n° 171 ; 12 décembre 1990, Bull. civ. II, n° 262.<br />
1153<br />
. En ce sens, A. Perdriau, "La rectification des jugements civils", JCP 95, I, 3886, spéc. n° 17<br />
et s.<br />
1154<br />
. V.A. Perdriau, "Les rabats d'arrêt de la Cour de cassation", JCP 94, I, 3735.<br />
1155<br />
. CEDH, 31 janvier 1996, Fouquet c/France, Justices, 1997-5, p.200, obs. Cohen-Johathan<br />
et Flauss.<br />
423
de faute de sa part. L'affaire a donné lieu à un règlement amiable entre le<br />
gouvernement et le requérant.<br />
S'il n'y avait pas eu de règlement amiable, on peut supposer que la<br />
France aurait été condamnée et que le requérant aurait eu de fortes chances<br />
d'obtenir le rabat d'arrêt en question (sauf s'il avait obtenu une "satisfaction<br />
équitable" au niveau européen). Il s'agissait en effet d'une erreur incontestable<br />
de procédure qui avait substantiellement influé sur la décision sans que cette<br />
erreur provienne du demandeur supposé en rabat d'arrêt. 1156<br />
Ce dernier constat nous amène à examiner les limites de la requête en<br />
rabat d'arrêt suite à un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme.<br />
L'obstacle à la rétractation de son premier arrêt par la Cour de cassation se<br />
situe (l'erreur étant établie) au niveau de l'attribution de l'erreur de procédure<br />
puisqu'il faut que celle-ci soit clairement imputable à la Cour de cassation.<br />
L'affaire Levages Prestations services c/France 1157 fournit un exemple des<br />
difficultés en la matière.<br />
1156 . Pour un exemple démonstratif du rabat d'arrêt en droit interne, V. Cass. 2 ème civ., 18<br />
décembre 1995, D.1997, somm. comm. p. 208, note Overstake : le mari prend l'initiative du<br />
divorce pour rupture de vie commune, une Cour d'appel se prononce en sa faveur mais l'épouse<br />
se pourvoit en cassation (effet suspensif de l'exécution au vu de l'article 1121 NCPC) et la Cour<br />
suprême casse la décision ayant prononcé le divorce le 12 décembre 1994. Seulement l'épouse<br />
était décédée un an auparavant (à deux jours près). L'action en divorce étant éteinte par le<br />
décès de l'un des époux (article 227 Code civil) avant que le divorce n'ait acquis force de chose<br />
jugée, la Cour de cassation rabat l'arrêt du 12 décembre 1994. (l'instrumentalisation du<br />
processuel par le substantiel).<br />
1157 . CEDH, 23 octobre 1996, Levages Prestations services c/France, Série A, n° 580, Justices,<br />
1997-5, p.198, obs. crit. Cohen-Johathan et Flauss ; JCP 97, I, 4000, n° 23, obs. Sudre ; D.<br />
1997, somm. comm. p.209, note crit. Fricéro.<br />
424
Dans cette espèce, la chambre commerciale de la Cour de cassation<br />
avait déclaré irrecevable le pourvoi de la requérante, en application de l'article<br />
979 alinéa premier du NCPC, au motif que la demanderesse au pourvoi avait<br />
omis de joindre un arrêt de sursis à statuer auquel l'arrêt d'appel renvoyait pour<br />
l'exposé des faits et des prétentions ; or, la copie de l'arrêt d'appel et la copie<br />
du jugement de première instance avaient été produits. Saisie d'une requête, la<br />
Commission avait conclu 1158 , à l'unanimité, à la violation de l'article 6 sur la<br />
base de l'absence d'un droit d'accès effectif et concret à la Cour de cassation.<br />
La Cour de Strasbourg décide au contraire, par six voix contre trois, que la<br />
société Levages Prestations n'avait pas subi d'entrave à son droit d'accès à un<br />
tribunal. La Cour prend en considération la spécificité du rôle de la Cour de<br />
cassation et aussi le fait que la procédure en cassation succédait à l'examen de<br />
la cause de la requérante par deux juridictions du fond disposant de la<br />
plénitude de juridiction.<br />
Alors qu'une doctrine qui fait autorité se montre particulièrement critique<br />
envers cette décision 1159 , force est de constater que dans l'hypothèse où la<br />
Cour aurait penché, ne serait-ce que par une majorité d'une voix, pour la<br />
violation de la Convention dans le cas d'espèce, elle se serait enfoncée dans<br />
un domaine potentiellement explosif, particulièrement au vu de l'insertion de la<br />
Convention dans l'ordre juridique du Royaume-Uni. Les conditions de<br />
recevabilité d'un recours devant la Chambre des Lords sont draconiennes à un<br />
point tel que l'examen à ce niveau est l'exception et non la règle. Surtout, la<br />
1158 . Rapport du 5 avril 1995, Justices, 1996-3, p.241, obs. Cohen-Johathan et Flauss.<br />
1159 . V.G. Cohen-Johathan et J.-F. Flauss, Chronique, Justices, 1997-5, loc. cit.<br />
425
jurisprudence en matière de recevabilité n'est pas toujours facilement<br />
prévisible. 1160 Mais de telles considérations n'entrant pas directement dans le<br />
cadre de la présente étude, il suffit de constater que dans l'hypothèse où la<br />
Cour aurait déclaré qu'il y avait eu violation de la Convention dans l'affaire<br />
Levages Prestations, on serait loin d'être assuré du succès d'une requête<br />
éventuelle en rabat d'arrêt. Tout au contraire, la possibilité d'une nouvelle<br />
rébellion, à l'instar du cas Poitrimol, 1161 cette fois-ci de la part des chambres<br />
civiles, n'est pas à exclure totalement.<br />
En définitive, le rabat d'arrêt ne constitue pas le moyen le plus adéquat<br />
pour obtenir l'annulation d'un arrêt par la Cour de cassation dès lors qu'on se<br />
situe dans un cas "limite" par rapport à la jurisprudence française : il y avait eu<br />
erreur dans l'affaire Levages Prestations, mais erreur de qui ? Erreur de la<br />
demanderesse au pourvoi (c'est la position de la Cour suprême) ou erreur de la<br />
Cour de cassation (la copie de l'arrêt d'appel et du jugement de première<br />
instance ayant été produits) ? Si l'on incline à penser qu'il n'y avait pas eu, dans<br />
le cas d'espèce, erreur constitutive d'un rabat d'arrêt, force est de constater<br />
cependant que la position retenue par la Cour de cassation peut apparaître<br />
comme un exemple-type de cette "procédure procédurière" 1162 par opposition à<br />
1160 . Pour des exemples et les conséquences en matière de procédure de renvoi préjudiciel, V.<br />
infra "La primauté du droit processuel communautaire", Deuxième Partie, Titre I, Chapitre II.<br />
1161 .V. supra ; aussi V.R. de Gouttes, "Le juge judiciaire français et la Convention européenne<br />
des droits de l'homme : avancées et réticences" in Quelle Europe pour les droits de l'homme ?,<br />
préc. p.217 et s., spéc. p.232-4. Sur l'origine du conflit V. CEDH, 23 novembre 1993, Poitrimol<br />
c/France, Série A, n° 277-A.<br />
1162 . Expression de M. Héron, Chronique de procédure civile RGDP, 1998-1, p.90.<br />
426
cette "procédure vivifiante" 1163 telle qu'elle ressort d'une jurisprudence récente<br />
de la Cour suprême en matière d'aide juridictionnelle. 1164<br />
Enfin, le rabat d'arrêt ne concerne que le domaine des erreurs de<br />
procédure qui ne touchent pas à l'analyse ou au raisonnement juridique ; or, on<br />
recherche un procédé apte à faire prévaloir le jugement européen même<br />
lorsque l'acte juridictionnel constitutif d'une violation de la Convention a été<br />
avalisé par la Cour de cassation sans forcément qu'il y ait erreur de procédure<br />
de sa part. Ce moyen existe : c'est le pourvoi pour contrariété de décisions<br />
prévu par l'article 618 du Nouveau Code de procédure civile.<br />
§2. La solution avancée : le recours en annulation pour contrariété<br />
de décisions<br />
274. Le "Comité d'experts pour l'amélioration des procédures de<br />
protection des droits de l'homme" a examiné 1165 la question de l'instauration<br />
1163 . Ibid.<br />
1164 . Comp. Civ. 2 ème , 12 mars 1997, Bull. civ. II, n° 74, RGDP, 1998-1, p.89, obs. Héron (la Cour<br />
suprême dit que la Cour d'appel aurait dû rechercher si une erreur imputable aux services de<br />
l'aide juridictionnelle et constitutive d'une désignation d'avoué après la clôture des débats était<br />
"une cause grave" au sens de l'article 784 alinéa 1 NCPC "de nature à entraîner la révocation de<br />
l'ordonnance de clôture") et civ. 3 ème , 17 avril 1996, Bull. civ. III, n° 102, RGDP, 1998-1, p.88,<br />
obs. approb. Héron (la Cour suprême déclare recevable un pourvoi formé après l'expiration du<br />
délai alors que le retard était imputable au demandeur "d'aide juridictionnelle en vue de se<br />
pourvoir en matière civile devant la Cour de cassation" - article 39 du décret n° 91-1266 du 19<br />
décembre 1991 - qui n'avait pas produit certaines pièces exigées par les dispositions relatives à<br />
cette demande d'aide juridictionnelle.) Une remarque : la procédure devient vivifiante en se<br />
soumettant au substantiel.<br />
1165 . Etude préc., préparée sous l'autorité du "Comité directeur pour les Droits de l'Homme" et<br />
dont le Comité des Ministres a autorisé la publication.<br />
427
d'une procédure de révision au niveau interne pour faciliter la conformité avec<br />
les décisions de Strasbourg. Ce Comité classe la France, à juste titre, dans un<br />
groupe d’Etats qui n'ont pas de dispositions expresses prévoyant une<br />
procédure de révision qui fasse expressément référence aux arrêts de<br />
Strasbourg. Mais la suite des conclusions de cet organe prête, une fois de plus,<br />
à la critique. La France fait "probablement" partie, selon ce Comité, des pays<br />
dans lesquels "il existe une possibilité de procédure de révision au motif, par<br />
exemple, que les conclusions des organes de Strasbourg seront considérées<br />
comme des 'informations nouvelles' ou des 'faits nouveaux' permettant la<br />
réouverture d'une affaire." 1166 Le Comité ne distingue pas entre la matière<br />
pénale et la matière civile.<br />
On considère, au contraire, que la procédure civile française prévoit le<br />
mécanisme qui permet au requérant qui a obtenu un jugement en sa faveur à<br />
Strasbourg de se prévaloir du jugement européen et de ses avantages au<br />
niveau national sans qu'il y ait besoin d'avancer des éléments de faits<br />
nouveaux ou des éléments de fait découverts postérieurement au rejet du<br />
pourvoi par la Cour de cassation. 1167 On va démontrer qu'une telle condition --<br />
au demeurant assez restrictive -- n'est pas un préalable au système français.<br />
Le mécanisme examiné permet ainsi d'actionner un système satisfaisant de<br />
restituo in integrum en cas de "violation sur violation" par l’Etat français.<br />
1166 . Etude préc., n° 71.<br />
428
A. Le champ d'application<br />
275. Aux termes de l'article 618 du NCPC, "La contrariété de jugements<br />
peut aussi, par dérogation aux dispositions de l'article 605, être invoquée<br />
lorsque deux décisions, même non rendues en dernier ressort, sont<br />
inconciliables et qu'aucune d'elles n'est susceptible d'un recours ordinaire ; le<br />
pourvoi en cassation est alors recevable, même si l'une des décisions avait<br />
déjà été frappée d'un pourvoi en cassation et que celui-ci avait été rejeté.<br />
En ce cas, le pourvoi peut être formé après l'expiration du délai prévu à<br />
l'article 612. Il doit être dirigé contre les deux décisions ; lorsque la contrariété<br />
est constatée, la Cour de cassation annule l'une des décisions ou, s'il y a lieu,<br />
les deux." 1168<br />
L'article 621 alinéa premier du NCPC fait expressément référence à<br />
l'article 618 en disposant que : "Si le pourvoi en cassation est rejeté, la partie<br />
qui l'a formé n'est plus recevable à en former un nouveau contre le même<br />
jugement, hors le cas prévu à l'article 618."<br />
276. La procédure prévue par l'article 618 trouve-t-elle à s'appliquer<br />
dans le cas d'un conflit entre un arrêt de la Cour européenne des droits de<br />
l'homme et un arrêt interne (y compris un arrêt de rejet de la Cour de cassation)<br />
1167 . Comp. l'article 1088 du Code judiciaire belge : il doit s'agir des circonstances de fait<br />
révélées ou découvertes postérieurement au rejet du pourvoi qui fait l'objet de la demande de<br />
révision.<br />
429
? Au vu des textes et de la jurisprudence, une réponse affirmative s'impose à<br />
tel point que l'on se permet d'affirmer que si le recours prévu par l'article 618<br />
n'existait pas, il devrait être inventé tel quel.<br />
En effet, le mécanisme prévu par l'article 618 permet de résoudre le<br />
conflit entre l'autorité de la chose jugée d'un arrêt de Strasbourg, qu'il soit un<br />
arrêt déclaratoire ou un arrêt dit "de prestation" et une décision interne. Cette<br />
décision interne peut être un jugement (hypothèse selon nous inconcevable),<br />
un arrêt de la Cour d'appel ou un arrêt de la Cour de cassation. Le terme<br />
jugement, au sens de l'article 618, correspond à toute décision juridictionnelle.<br />
Dans le Nouveau Code de procédure civile, les dispositions applicables aux<br />
décisions juridictionnelles sont édictées dans le Livre I, Titre XIV sous le titre<br />
"Le jugement". Par conséquent, le recours pour contrariété de décisions<br />
("jugements") englobe l'ensemble des hypothèses envisageables. Surtout, le<br />
recours en question ne se heurte pas à l'obstacle prétendu infranchissable de<br />
l’irrévocabilité des arrêts de la Cour de cassation : le pourvoi en cassation est<br />
recevable "même si l'une des décisions avait déjà été frappée d'un pourvoi en<br />
cassation et que celui-ci avait été rejeté."<br />
L'impasse examinée dans le cadre présent provient d'un conflit d'autorité<br />
de la chose jugée, conséquence de la subsidiarité du contrôle européen et de<br />
l'absence de subordination hiérarchique des juridictions nationales à la Cour de<br />
Strasbourg. Ce conflit peut se transformer, par la suite, en un problème<br />
1168 . Aux termes de l'article 605 NCPC, "Le pourvoi en cassation n'est ouvert qu'à l'encontre de<br />
jugements rendus en dernier ressort". L'article 612 NCPC prévoit que "le délai de pourvoi en<br />
430
d'exécution. L'absence d'un système juridique européen complètement intégré<br />
fait que ni le juge français ni le juge européen n'ont à se confronter à une fin de<br />
non-recevoir tirée de la chose jugée (à l'exception peut-être de la question de<br />
l'indemnité puisque la règle de l'épuisement des voies de recours internes<br />
prévue par l'article 35 nouveau ne s'applique pas aux demandes fondées sur<br />
l'article 41 nouveau à propos de cette "satisfaction équitable". 1169 Mais cette<br />
interrogation devient de facto secondaire en raison de "l'explosion" du<br />
contentieux indemnitaire à Strasbourg. 1170 En droit, la solution doit être celle<br />
avancée par certains auteurs : 1171 le requérant a intérêt à saisir les autorités<br />
nationales, 1172 la Cour de Strasbourg peut, mais ne doit pas surseoir à statuer<br />
jusqu'à la décision interne sur l'indemnité). 1173<br />
Non seulement le juge national et le juge européen n'ont pas à se<br />
confronter à la fin de non recevoir tirée de la chose jugée, mais, de plus, il n'y a<br />
pas stricte identité des parties au niveau interne et au niveau européen. Ainsi,<br />
le problème apparaît enfin dans sa véritable dimension : il y a conflit entre<br />
l'immutabilité de la vérification juridictionnelle nationale et l'immutabilité de la<br />
vérification juridictionnelle européenne sans qu'il y ait violation, de part ou<br />
d'autre, de l'autorité de la chose jugée.<br />
cassation est de deux mois, sauf disposition contraire."<br />
1169 . En ce sens, CEDH, 10 mars 1972, De Wilde et autres c/Belgique, Série A, n° 14, par.15-16.<br />
1170 . Expression de MM. G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss, Justices, 1997-5, p.184.<br />
1171 . J.Velu et R.Ergec, préc., n° 1216 ; G. Ress, "Effets des arrêts de la Cour européenne des<br />
droits de l'homme en droit interne et pour les tribunaux nationaux", op. cit., p. 264-5.<br />
1172 . En ce sens, J.Velu et R. Ergec, op. cit., loc. cit. (pour ne pas se voir opposer ultérieurement<br />
devant la Cour européenne "que la demande de satisfaction équitable de la Convention n'est<br />
pas fondée".<br />
1173 . Ibid.<br />
431
Or, c'est exactement ce cas de figure qui correspond parfaitement à la<br />
nature du recours prévu par l'article 618. A la différence du pourvoi<br />
"traditionnel" de l'article 617 NCPC qui tend à l'annulation de la dernière<br />
décision en date lorsque la fin de non recevoir tirée de l'autorité de la chose<br />
jugée a été opposée en vain, c'est à dire lorsqu'il y a violation de l'autorité de la<br />
chose jugée de la décision première en date, le recours de l'article 618 n'est<br />
pas fondé sur une violation de l'autorité de la chose jugée. 1174 De deux choses<br />
l'une : ou bien le recours prévu par l'article 618 conduit à un élargissement de<br />
la notion de la chose jugée en ce sens que, au vu de l'article 1351 du Code<br />
civil, l'identité des parties n'est plus exigée pour l'exercice de ce recours 1175 , ou<br />
bien l'on doit admettre -- c'est la position ici retenue -- que le recours de l'article<br />
618 comprend l'hypothèse du conflit de l'autorité de la chose jugée sans se<br />
limiter à celle-ci et sans que la violation de la chose jugée soit une condition<br />
sine qua non pour l'exercice de ce recours.<br />
277. Le recours de l'article 618 ne se limite pas au cas d'un conflit de<br />
l'autorité de la chose jugée puisque la contrariété de jugements peut provenir<br />
1174 . En ce sens, M. Contamine-Raynaud, "'L'inconciliabilité' de jugements : de l'autorité judiciaire<br />
à la raison judiciaire", Mélanges P.Raynaud, Dalloz, 1985, p.113 et s. ; aussi J. Héron, Droit<br />
judiciaire privé, préc. n° 740 ; du même auteur, Justices, 1995-2, p. 280. Contra J. Boré, La<br />
cassation en matière civile, préc., n° 1831 . Comp. cep.du même auteur, La cassation en<br />
matière civile, 1 ère éd., Sirey, 1988, n° 2028 et s. et la 2 ème éd., préc.<br />
1175 . Pour une affirmation de la nécessité d'une stricte identité des parties afin d'établir l'autorité<br />
de la chose jugée des arrêts d'annulation dans les rapports de la Cour de justice et du TPI V.<br />
TPI, 5 juin 1996, NMB France SARL, T-162/94, Justices, 1997-6, p.157, obs. Mehdi et Simon ;<br />
sur l'exigence d'identité de parties, de cause et d'objet entre deux décisions inconciliables<br />
provenant respectivement d'un tribunal national d'un Etat tiers (susceptible de reconnaissance)<br />
V. article 27 par. 5 de la Convention de Bruxelles de 1968 (introduit en 1978) in F. Ferrand, "La<br />
reconnaissance et l'exécution des jugements européens", Droit et pratique de la procédure<br />
civile, Dalloz Action, préc., n° 5431 et 5436 ; aussi V. Bernard Audit, Droit international privé,<br />
Economica, 1997, p.474.<br />
432
de deux ordonnances de référé. 1176 Les ordonnances de référé sont des actes<br />
juridictionnels contentieux mais n'ont pas autorité de la chose jugée. Ce sont<br />
des décisions provisoires qui n'ont pas, au principal, "l'autorité de la chose<br />
jugée" (article 488 alinéa 1 NCPC) mais qui ne peuvent, pour autant, être<br />
modifiées ou rapportées en référé "qu'en cas de circonstances nouvelles"<br />
(article 488 alinéa 2 NCPC). Cette soupape de sécurité prévue expressément<br />
par le Nouveau Code de procédure civile assure en partie l'immutabilité de la<br />
vérification juridictionnelle du juge du provisoire sans "prédisposer"<br />
l'immutabilité de l'acte juridictionnel au principal. Il n'y a donc aucune raison de<br />
lui attribuer une qualification arbitraire -- autorité de la chose jugée au<br />
provisoire -- qui conduirait par là même à une transmutation du sens de<br />
l'autorité de la chose jugée. "L'autorité de la chose jugée" en référé contrevient<br />
au caractère provisoire de l'ordonnance de référé et implique que deux<br />
juridictions de première instance peuvent prononcer la "chose jugée" sur la<br />
même affaire, conclusion difficilement acceptable en dehors du gracieux.<br />
Par ailleurs, la rétractation d'une décision au principal par l'exercice du<br />
recours en révision, "pour qu'il soit à nouveau statué en fait et en droit" (article<br />
593 NCPC) n'est pas assimilable à la modification d'une ordonnance de référé<br />
"en cas de circonstances nouvelles" (article 488 alinéa 2 NCPC). Le recours en<br />
révision est une voie de recours extraordinaire (les dispositions pertinentes --<br />
articles 593 à 603 du NCPC -- sont édictées dans le sous-titre III du Titre XVI,<br />
sous-titre intitulé "Les voies extraordinaires de recours") qui ne s'applique, au<br />
vu de l'article 595 NCPC, que dans des cas spécifiques, essentiellement la<br />
1176 . Civ. 2 ème , 7 novembre 1994, Bull. civ. II, n° 219, Justices, 1995-2, p.279, obs. Héron.<br />
433
fraude d'une partie ou l'usage de documents ou de témoignages qui sont<br />
faux. 1177 Le recours en révision n'a pas à s'appliquer en matière de référé parce<br />
que l'ordonnance de référé peut, de toute manière, être rapportée ou modifiée<br />
en cas de circonstances nouvelles. 1178 Pour autant, la modification d'une<br />
ordonnance de référé "en cas de circonstances nouvelles" ne s'identifie pas au<br />
recours en révision du jugement au principal passé en force de chose jugée.<br />
Les "circonstances nouvelles" exigées en référé englobent les cas d'ouverture<br />
du recours en révision mais ne se limitent pas à ceux-ci. Au principal, la<br />
rétractation du jugement est l'exception qui confirme la règle. Elle ne peut se<br />
produire que dans des hypothèses spécifiques selon une liste limitative (celle<br />
de l'article 595 NCPC). A l'opposé, de nouvelles informations produites en<br />
l'absence d'une faute ou de fraude peuvent conduire à la modification de<br />
l'ordonnance de référé.<br />
278. L'hypothèse européenne ici examinée correspond à ce recours<br />
spécifique puisqu'il y a conflit entre l'aspect positif de l'autorité de la chose<br />
jugée d'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme et l'autorité de la<br />
chose jugée d'une décision interne sans qu'il y ait violation de leur autorité<br />
respective. Ceci n'est pas vraiment nouveau. D'ailleurs, l'espace judiciaire<br />
européen se prête à des arguments par analogie sur l'inconciliabilité de deux<br />
décisions en l'absence de violation de l'autorité de la chose jugée : aux termes<br />
de l'article 27 paragraphe 3 de la Convention de Bruxelles de 1968, si la<br />
décision faisant l'objet de la demande de reconnaissance ou d'exequatur " est<br />
1177<br />
. V.J. Junillon, "Le recours en révision" in Droit et pratique de la procédure civile, Dalloz<br />
Action, op. cit., n° 6201 et s.<br />
434
inconciliable avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l’Etat<br />
requis", elle n'est pas reconnue. A la différence du paragraphe 5 de l'article 27<br />
susmentionné, l'identité d'objet et de cause n'est pas requise.<br />
Dans le nouvel ordre juridique européen, il peut y avoir contrariété des<br />
décisions judiciaires dans l'hypothèse où les tribunaux saisis sont étatiques<br />
(Convention de Bruxelles : la raison d'Etat est omniprésente) ou lorsque l'un<br />
des deux seulement est étatique (hypothèse de la Convention : la raison d'état<br />
est soumise dans les limites du respect de la sécurité juridique). Dans les deux<br />
cas de figure (deux tribunaux internes de deux Etats contractants ou un tribunal<br />
national et la Cour de Strasbourg), la violation de l'autorité de la chose jugée<br />
n'est pas exigée puisqu'il ne peut y avoir violation de la chose jugée. La seule<br />
impossibilité d'exécution suffit et peut même provenir du conflit d'une décision<br />
de prestation avec un jugement constitutif (pour un exemple qui englobe les<br />
deux cas de figure : un jugement de divorce rendu en violation des garanties du<br />
procès équitable en France alors que le mari a été condamné aux charges du<br />
mariage par un tribunal allemand).<br />
279. En réalité, la généralité des termes de l'article 618 et la solution<br />
adoptée par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation le 29 novembre<br />
1996 1179 qui fonde le recours pour contrariété de décisions sur le visa de<br />
1178 ème<br />
. En ce sens, Civ. 2 , 27 avril 1988, Gaz. Pal. 1988, somm 497, obs. Guinchard et Moussa<br />
; Soc. 25 octobre 1994, Dalloz Action, préc., n° 6206, obs. Junillon.<br />
1179<br />
. Ass. plén., 29 novembre 1996, Sté Chaumet et a. c/ SA Béhar, JCP 97, II, 22807, note Th.<br />
Le Bars.<br />
435
l'article 4 du Code civil 1180 -- le cas du déni de justice -- font que le recours de<br />
l'article 618 englobe à la fois le terrain de l'exécution et celui plus large de<br />
décisions inconciliables quant au dispositif ou quant aux motifs décisifs 1181 (ce<br />
dernier point reste litigieux en droit interne). Précisons ces points ci-après.<br />
280. De manière générale, le déni de justice, notion large, englobe à la<br />
fois l'hypothèse du conflit mais aussi celle de l'efficacité de la chose jugée, c'est<br />
à dire le dépassement du délai raisonnable, l'impossibilité d'exécution ou le<br />
refus d'exécution. Si, en effet, "il faut entendre par déni de justice [...] tout<br />
manquement de l’Etat à son devoir de protection juridictionnelle de<br />
l'individu", 1182 il semble désormais, au vu de ces deux jugements du TGI de<br />
Paris rendus le 6 juillet 1994 et le 5 novembre 1997, que le délai anormal dans<br />
une procédure "imposé dès le début de la procédure par un acte insusceptible<br />
de recours et qui est révélateur d'un fonctionnement défectueux du service de<br />
1180 .Visa particulièrement bien choisi selon le Professeur Le Bars, note préc., spéc. n° 15.<br />
L'article 4 du Code civil dispose que : "Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence,<br />
de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de<br />
justice."<br />
1181 . En ce sens, Le Bars, note préc., n° 22 et s., spéc. n° 25. Les motifs décisifs sont ceux qui<br />
constituent le soutien nécessaire du dispositif. V.J.Vincent et S. Guinchard, préc. n° 175.<br />
1182 . TGI Paris, 1 ère ch., 6 juillet 1994, Gaz. Pal. 1994, 2, p.37, obs. Petit ; JCP 94, I, 3805, n° 2,<br />
obs. Cadiet ; Justices, 1997-5, p.21, obs. Wiederkehr ; TGI Paris, 1 ère ch., 5 novembre 1997, D.<br />
1998, Jup. p.9, note Frison-Roche. Dans l'affaire du 6 juillet 1994, le tribunal de grande instance<br />
se réfère expressément à l'exigence du "délai raisonnable" de l'article 6 de la Convention. Le<br />
tribunal décide que la fixation de la date des plaidoiries trois ans après l'enregistrement de<br />
l'appel constitue un délai anormal imposé dès le début de la procédure par un acte<br />
d'administration judiciaire, donc insusceptible de recours (article 537 NCPC - comp. cep. Aix-en-<br />
Provence, 30 janvier 1996, Juris Data n° 042198, RGDP, 1998-1, p.25, obs. Fricéro :<br />
admissibilité du recours pour excès de pouvoir) et équivaut à un déni de justice. Le TGI de Paris<br />
suit, dans son dispositif, la méthodologie de la Cour de Strasbourg en examinant la nature et la<br />
complexité de l'affaire ainsi que le comportement des parties.<br />
Dans le jugement du 5 novembre 1997, le TGI confirme son raisonnement antérieur : au vu des<br />
dispositions de l'article L.781-1 du code de l'organisation judiciaire et de l'article 6 de la<br />
Convention, le délai anormal (la procédure engagée ne pourra être examinée qu'à l'issue d'un<br />
délai de quarante mois suivant la date de la saisine) équivaut à un déni de justice qui engage la<br />
responsabilité de l’Etat.<br />
436
la justice, équivaut à un déni de justice en ce qu'il prive le justiciable de la<br />
protection juridictionnelle qu'il revient à l’Etat de lui assurer".<br />
A ceci s'ajoute le constat de la Cour de Strasbourg selon lequel le risque<br />
d'une contrariété de décision augmente dès lors que le droit interne prévoit la<br />
compétence de deux ordres de juridictions (jurisprudence Guillemin 1183 ). Tel est<br />
le cas, en droit français, en matière d'expropriation des biens : la juridiction<br />
administrative se prononce sur la régularité des opérations d'expropriation pour<br />
que la juridiction judiciaire puisse, par la suite, constater le droit à indemnisation<br />
de l'exproprié et fixer le montant de l'indemnisation. Dans une telle hypothèse,<br />
la Cour des droits de l'homme estime "qu'un prompt examen des demandes<br />
pourrait contribuer à diminuer" le risque d'une contrariété de décisions. 1184<br />
Cette constatation de la Cour dans l'affaire Guillemin s'inscrit, outre sa<br />
filiation avec les arrêts Vernillo et Navarra 1185 , dans la même lignée<br />
jurisprudentielle que les deux jugements du TGI susmentionnés et l'arrêt rendu<br />
par l'Assemblée plénière le 29 novembre 1996. Le déni de justice comprend la<br />
contrariété de décisions (Assemblée plénière), comme le dépassement du délai<br />
1183<br />
.CEDH, 21 février 1997, Guillemin c/France, préc., par. 42.<br />
1184<br />
.Ibid.<br />
1185<br />
. CEDH, 20 février 1991, Vernillo c/France, Série A, n° 198, JCP 92, I, 3587, n° 3, obs.<br />
Cadiet; sur cette affaire V.G. Pluyette et P.Chauvin, "Responsabilité du service de la justice et<br />
des magistrats", J-Cl. Proc. civ., fasc. 74, n° 108 ; CEDH, 23 novembre 1993, Navarra c/France,<br />
Série A, n° 273-B, JCP 94, I, 3742, n° 4, obs. Cadiet.<br />
Aux termes de l'article L.781-1 alinéa premier du Code de l'organisation judiciaire, "L’Etat est<br />
tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de justice.<br />
Cette responsabilité n'est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice." Dans les<br />
arrêts Vernillo et Navarra, la Cour de Strasbourg dit que "l'article L.781-1 du code de<br />
l'organisation judiciaire fixe des conditions d'ouverture très strictes" - arrêt Vernillo par. 27, arrêt<br />
Navarra, par. 24 - et refuse de considérer l'action fondée sur cet article comme étant une voie<br />
de recours "efficace" au sens de la Convention. A la différence de la Cour de Strasbourg qui<br />
semble dire, dans l'arrêt Vernillo, que le dépassement du délai raisonnable constitue une faute<br />
lourde, le TGI de Paris retient comme fondement le déni de justice (décisions préc.).<br />
437
aisonnable (TGI de Paris : au vu des articles 781-1 COJ et 6 de la Convention,<br />
le délai anormal équivaut désormais à un déni de justice), c'est à dire<br />
respectivement, le conflit de l'autorité de la chose jugée (hypothèse de<br />
contrariété), mais aussi la chose jugée bien trop tardivement pour être efficace<br />
(hypothèse de délai anormal). A l'opposé, "un prompt examen des demandes"<br />
peut, selon la Cour de Strasbourg 1186 , diminuer le risque d'une contrariété de<br />
décisions.<br />
On considère, suite aux arrêts Eckle 1187 et Guillemin 1188 , que l'obtention<br />
d'une décision juridictionnelle dans un délai normal peut contribuer à diminuer<br />
le risque d'une contrariété de décisions aussi bien dans le cas du conflit entre<br />
un arrêt européen et une décision interne -- ne serait ce que parce qu'il y aurait<br />
moins des constats de violation de l'article 6 -- que dans le cas de la<br />
compétence partagée de deux ordres de juridiction interne. Si, en effet, dans<br />
l'arrêt Guillemin, le juge judiciaire n'avait pas décidé de surseoir à statuer (alors<br />
qu'il l'a fait) jusqu'à ce que le tribunal administratif ait rendu sa décision, il aurait<br />
pu y avoir contrariété de décisions internes, ce qui aurait conduit à un délai<br />
supplémentaire. Ceci dit, le dépassement du délai raisonnable n'entre pas<br />
directement en ligne de compte pour ce qui est de la contrariété de jugements<br />
au sens de l'article 618.<br />
281. Sous un angle plus spécifique, celui de l'affaire soumise à<br />
l'Assemblée plénière et qui a donné lieu à l'arrêt du 29 novembre 1996,<br />
1186 . CEDH, 21 février 1997, Guillemin, préc., par. 42.<br />
438
l'inconciliabilité relève, comme le démontre le Professeur Le Bars, des motifs<br />
de deux arrêts. 1189 Dans la première décision, un juge commissaire rejette la<br />
demande en revendication du justiciable, aux motifs que la société en question<br />
"ne (pouvait) être considérée comme propriétaire", faute de preuve. 1190 Dans la<br />
deuxième décision, la Chambre correctionnelle de la Cour d'appel de Paris<br />
accueille la demande de restitution de cette société en constatant, dans les<br />
motifs, le droit de propriété de ladite société sur la chose litigieuse. 1191 Dans<br />
cette deuxième décision, le dispositif proclamait le droit de restitution alors que<br />
l'affirmation du droit de propriété faisait partie des motifs.<br />
La solution adoptée par l'Assemblée plénière est particulièrement<br />
importante en ce qui concerne le conflit avec un arrêt européen des droits de<br />
l'homme. Elle signifie que le recours pour contrariété de décisions ne se limite<br />
pas aux cas où l'exécution simultanée de deux décisions s'avère être<br />
impossible. 1192 L'impossibilité d'exécution n'est qu'une condition suffisante et<br />
non une condition indispensable à la mise en œuvre des dispositions de l'article<br />
618. 1193 En d'autres termes, il "suffit" mais il ne "faut" pas qu'il y ait impossibilité<br />
d'exécution pour déclencher le recours en annulation. 1194 Par conséquent, la<br />
1187<br />
. CEDH, 15 juillet 1982, Eckle c/Allemagne, Série A, n° 51 : durée de dix-huit ans de<br />
procédures pénales.<br />
1188<br />
. Préc.<br />
1189<br />
. Note préc., n° 22 et s.<br />
1190<br />
. Note préc., n° 3.<br />
1191<br />
. Note préc., n° 22.<br />
1192<br />
. La jurisprudence antérieure était divisée. Dans le sens de l'arrêt de l'Assemblée plénière V.<br />
Civ. 3 ème , 6 janvier 1982, Bull. civ. III, n°3, p.2 ; Gaz. Pal. 1982, p.388, note Viatte. Contra Civ.<br />
1 ère , 18 octobre 1983, Bull civ. I, n° 235 ; Gaz. Pal. 1984, p.69, obs. Guinchard.<br />
1193<br />
. Contra R. Perrot, obs., RTD civ. 1982, p. 790-1 ; S Guinchard, "Le pourvoi en cassation",<br />
Dalloz Action, préc., spéc. n° 6323.<br />
1194<br />
. Contra J. Boré, préc., n° 1842.<br />
439
contrariété comprend des décisions inconciliables simplement déclaratoires 1195<br />
et donc, le déni de justice, fondement du recours pour contrariété de décisions,<br />
peut provenir du conflit entre une décision interne et un arrêt déclaratoire de la<br />
Cour européenne des droits de l'homme.<br />
En réalité, la discussion au niveau interne ne risque pas d'être terminée<br />
définitivement. Potentiellement, toute contrariété de décision sous-tend un<br />
problème d'exécution, si ce n'est que parce que l'exécution d'une décision de<br />
justice inconciliable avec une autre (peu importe en fin de compte la source de<br />
l'inconciliabilité) entraîne une méconnaissance de l'autre décision.<br />
L'inconciliabilité quant aux motifs, au demeurant parfois difficilement vérifiable,<br />
s'accorde mal avec toute une jurisprudence récente de la Cour de cassation qui<br />
refuse de reconnaître l'autorité de la chose jugée aux motifs. 1196 En l'absence<br />
d'autorité de la chose jugée des motifs, il n'y a pas de conflit d'autorité de la<br />
chose jugée, ce qui fait basculer l'interrogation au niveau du dispositif virtuel :<br />
ainsi, par exemple, le fait d'admettre une demande en restitution présuppose<br />
obligatoirement une reconnaissance implicite du droit de propriété. Le jugement<br />
énonce la décision sous forme de dispositif (article 455 alinéa 2 NCPC), avec<br />
autorité de la chose jugée (article 480 NCPC), mais qu'est-ce qu'il énonce<br />
exactement ? L'implicite ne devient-il explicite qu'au stade de l'exécution ?<br />
1195 . En ce sens, M. Contamine-Raynaud, article préc., n° 9 : "une décision peut admettre que A<br />
n'est pas héritier de B pour lui refuser une part successorale tandis qu'une autre décision<br />
pourrait admettre que A est héritier de B pour l'obliger aux dettes de la succession" (préc.,<br />
p.118) sur les motifs décisoires inconciliables qui n'entraînent pas une impossibilité d'exécution.<br />
1196 . Quant à l'absence d'autorité de la chose jugée des motifs décisifs : Civ. 2 ème , 3 octobre<br />
1984, Gaz. Pal. 1985, pan.55, obs. Guinchard ; 13 février 1985, Bull. civ. II, n° 37 ; Civ 3 ème , 28<br />
octobre 1992, Bull. civ. III, n° 282 ; 5 octobre 1994, Dalloz Action, n° 4977, obs. Fricéro ; Com. 9<br />
juillet 1985, Bull. civ. IV, n° 205; 15 juillet 1987, D. 1988, somm. comm. p. 124, obs. Julien.<br />
Quant à l'absence d'autorité des motifs décisoires : Civ. 2 ème , 16 novembre 1983, Gaz. Pal.<br />
440
Alors, c'est une question d'efficacité substantielle du jugement, la modification<br />
de la situation de droit substantiel demeurant incomplète et tant qu'elle reste<br />
incomplète, il y a déni de justice caractérisé.<br />
L'angle déterminant semble être de nouveau le substantiel puisqu'il<br />
permet de contourner, de manière habile mais imparfaite, les inconsistances du<br />
processuel auto-référentiel. L'inconciliabilité quant aux motifs de deux<br />
décisions, constitutive d'une annulation pour contrariété de décisions<br />
(application par l'Assemblée plénière des dispositions de l'article 618) se<br />
réconcilie avec le rejet de l'autorité positive de la chose jugée quant aux motifs,<br />
sous l'angle de l'efficacité concrète du droit au juge. Ainsi en est-il, par<br />
exemple, lorsque la Cour de cassation casse un arrêt de la Cour d'appel qui se<br />
fondait "sur les seuls motifs d'une décision rendue dans un litige qui n'avait ni le<br />
même objet ni la même cause". 1197 La Cour permet ainsi à une conductrice<br />
maladroite, condamnée pour un accident de la circulation, d'intenter une<br />
demande en réparation devant le Fonds de garantie automobile.<br />
Pour conclure sur le champ d'application du recours en annulation pour<br />
contrariété de décisions, on constate qu'en l'absence d'un arrêt simplement<br />
déclaratoire de la Cour de Strasbourg – en effet, il s'agit alors d'un arrêt de<br />
prestation -- il n'y a toujours pas impossibilité d'exécution simultanée en cas de<br />
conflit avec une décision interne, puisque l'arrêt européen peut être exécuté.<br />
1984, pan. 72, obs. Guinchard ; com. 15 juillet 1987, D. 1998, somm. comm. p.124, obs. Julien ;<br />
Civ 2 ème , 17 mai 1993, JCP 93, II, 22162, note Du Rusquec.<br />
1197 . Civ. 2 ème , 20 juillet 1987, Bull. civ. II, n° 169, p. 98 ; RTD civ. 1988, p; 386, obs. Normand ;<br />
sur cette affaire V. J. Héron, "Localisation de l'autorité de la chose jugée ou rejet de l'autorité<br />
positive de la chose jugée ?", préc., p.135. On ne retient pas l'analyse du Professeur Héron.<br />
441
C'est alors la "violation sur violation" par l’Etat qui crée le déni de justice,<br />
puisque l'exécution s'opère par Etat interposé.<br />
282. En fin de compte, le justiciable doit pouvoir se prévaloir de l'arrêt<br />
européen qui a été rendu suite à une violation de la Convention sans dépendre<br />
de la bonne (ou mauvaise) volonté étatique. Dans l'hypothèse où l’Etat refuse<br />
de se conformer à l'arrêt européen, l'impossibilité d'exécution provient de ce<br />
refus étatique et le mécanisme de l'article 618 constitue le moyen pour sortir de<br />
l'impasse et éviter ce déni de justice. L'inapplicabilité du dire obligatoire du juge<br />
de Strasbourg ne provient pas de structures judiciaires nationales. L’Etat, après<br />
avoir accepté la juridiction obligatoire de la Cour européenne des droits de<br />
l'homme, refuse d'assumer dans un cas concret les conséquences d'une<br />
violation de la Convention. Il appartient alors à la Cour de cassation d'assurer la<br />
sanction des droits garantis par des dispositions intégrées au droit interne et<br />
qui ont, en France, en vertu de l'article 55 de la Constitution, une autorité<br />
supérieure à celle des dispositions du droit interne. L'autorité judiciaire,<br />
"gardienne de la liberté individuelle" (article 66 de la Constitution), intervient<br />
alors, non en raison d'une impossibilité d'exécution judiciaire, mais, pour faire<br />
cesser l'immixtion par inertie de l'exécutif dans les structures judiciaires. La<br />
mise en œuvre du mécanisme de l'article 618 NCPC se fonde sur le seul déni<br />
de justice et englobe le cas où l'exécution simultanée s'avère impossible (deux<br />
décisions internes ou une décision interne et un arrêt européen) aussi bien que<br />
le cas du refus d'exécution d'un arrêt européen des droits de l'homme.<br />
442
B. La procédure du recours pour contrariété de décisions<br />
283. L'examen des conditions d'exercice du recours lorsque la<br />
contrariété implique un arrêt européen démontre la concordance qui existe<br />
entre ce moyen d'annulation, institué après tout pour faire face à des situations<br />
de type interne et la situation nouvelle telle qu'elle se développe sous l'emprise<br />
du droit européen.<br />
284. En premier lieu, la solution jurisprudentielle selon laquelle le pourvoi<br />
en question doit être dirigé contre deux décisions émanant de juridictions<br />
judiciaires 1198 , n'entre pas, selon nous, en ligne de compte ici ; c'est une<br />
conséquence du principe de la séparation des autorités judiciaires et<br />
administratives 1199 et donc, une condition propre à l'ordre juridique français. En<br />
droit français, la contrariété entre la décision d'une juridiction judiciaire et celle<br />
d'une juridiction administrative impliquerait une incompétence 1200 (et non un<br />
excès de pouvoir 1201 ,) situation qui ne correspond pas, à l'évidence, à la<br />
contrariété entre une décision de l'ordre judiciaire français et un arrêt de la<br />
Cour européenne des droits de l'homme. Et ceci, même si l'on considère, à<br />
l'instar d'une partie de la doctrine 1202 , que la requête devant la Cour de<br />
Strasbourg est une sorte de recours de pleine juridiction au sens administratif.<br />
La requête n'est pas une voie d'annulation (telle qu'un pourvoi en cassation)<br />
1198<br />
. Soc., 9 décembre 1985, Bull. civ. V, n° 578, p.421.<br />
1199<br />
. En ce sens, J. Héron, Droit judiciaire privé, préc., n° 742, p.545, note 2.<br />
1200<br />
. En ce sens, J. Boré, La cassation en matière civile, préc., n° 1838 : l'auteur mentionne<br />
aussi l'excès de pouvoir.<br />
1201<br />
. Pour une étude complète V. N. Fricéro, "L'excès de pouvoir en procédure civile", RGDP,<br />
1998-1, p.17 et s. ; sur le pourvoi pour excès de pouvoir V. article 18 de la loi n° 67-523 du 3<br />
juillet 1967.<br />
443
parce que le juge de Strasbourg n'annule pas les jugements nationaux. Elle<br />
n'est pas non plus une voie de réformation (telle que l'appel<br />
français, 1203 l'exception consistant en l'appel qui tend uniquement à l'annulation<br />
du jugement, c'est à dire qui limite l'office du juge au prononcé de la nullité et<br />
qui peut exclure l'effet dévolutif de l'appel si l'appelant n'a pas conclu au fond<br />
en première instance 1204 ). Elle n'est pas une voie de réformation, parce que la<br />
réformation présuppose une juridiction hiérarchiquement supérieure à celle qui<br />
a prononcé le premier acte. 1205<br />
A l'opposé, la requête devant la Cour de Strasbourg oblige ce juge à<br />
trancher de nouveau le litige et à rejuger en quelque sorte non seulement<br />
l'affaire mais aussi, selon le cas, l'ensemble des procédures internes en<br />
opérant ce contrôle propre aux dispositions de l'article 6 de la Convention. La<br />
Cour n'est pas un "quatrième degré" de juridiction (en principe), mais elle est<br />
juge du fond et juge suprême (de droit) du droit européen conventionnel alors<br />
que le juge national est juge de droit commun du droit européen.<br />
En somme, nous inclinons à ne pas mettre en avant une quelconque<br />
définition arbitraire, selon des critères propres aux voies de recours dans un<br />
ordre juridique national, de ce qui est finalement une voie de droit propre à<br />
1202 . V.G. Cornu et J.Foyer, préc., n° 18, p.109.<br />
1203 . L'appel tend à faire réformer ou annuler un jugement (article 542 NCPC).<br />
1204 . V. Cass. 2 ème civ., 9 décembre 1997, D. 1998, Jup. p.229, note Bolard et comp. article 561<br />
NCPC. Le point litigieux porte sur le cas où l'appelant a conclu au fond subsidiairement. Le<br />
Professeur Bolard affirme que l'effet dévolutif de l'appel est exclu si l'appelant a limité sa<br />
demande principale à la nullité de l'acte introductif d'instance, même s'il a subsidiairement<br />
conclu au fond. D'autre part, cet arrêt est un bon exemple d'une saisine d'office du juge civil<br />
(Président du TGI, statuant en matière commerciale, pour prononcer la faillite personnelle de<br />
l'appelant).<br />
1205 . En ce sens, L. Cadiet, Droit judiciaire privé, préc., n° 1193.<br />
444
l'ordre juridique européen. Nous ne nions pas, pour autant, la mise en jeu de la<br />
responsabilité de l’Etat ; seulement, elle ne doit pas et ne peut pas dissimuler le<br />
fait que cette mise en responsabilité (qui sous-tend un recours de caractère<br />
administratif) est actionnée par une requête individuelle de la part de tout<br />
justiciable européen devant une juridiction obligatoire qui ne connaît pas la<br />
dualité des ordres de juridiction et qui opère un contrôle indépendant du seul<br />
intérêt présenté par une affaire. Même si la possibilité n'est pas à exclure<br />
totalement, nous avons du mal à voir comment la Cour de cassation pourrait<br />
refuser le pourvoi pour contrariété de décisions en avançant que la Cour de<br />
Strasbourg n'appartient pas à l'ordre judiciaire. Ceci constituerait alors un<br />
exemple -- type de procédure procédurière et impliquerait un jugement de<br />
valeur de la part de la Cour de cassation soit sur le cas d'espèce, soit sur<br />
l'ordre juridique européen.<br />
285. Ensuite -- c'est la première condition exigée pour la mise en œuvre<br />
de l'annulation pour contrariété de décisions -- il faut qu'aucune de deux<br />
décisions ne soit susceptible d'un recours ordinaire. Cette exigence ne pose<br />
aucun problème au vu du droit de la Convention. Au contraire, c'est une<br />
condition parfaitement conforme à la règle européenne de l'épuisement des<br />
voies de recours internes (article 35 de la Convention 1206 ). Cette règle<br />
s'explique, selon une jurisprudence européenne mise en évidence par le<br />
Professeur Flauss, par la nécessité "de donner d'abord à l’Etat défendeur la<br />
faculté de remédier à la situation litigieuse par ses propres ressources et dans<br />
1206 . Ex article 26 de la Convention.<br />
445
son ordre juridique interne." 1207 Mais alors qu'au vu de l'article 618, la<br />
contrariété comprend le cas d'un jugement (rendu en premier ressort) non<br />
frappé d'appel dans le délai légal 1208 (non susceptible d'une voie de recours<br />
ordinaire 1209 ), ce cas de figure ne se réalise pas au vu du droit de la Convention<br />
(article 35), mis à part l'hypothèse dans laquelle l’Etat français renonce à se<br />
prévaloir de la règle du non épuisement des voies de recours internes. 1210 De<br />
même, au vu de l'article 618, la contrariété peut provenir d'un arrêt de la Cour<br />
d'appel, alors qu'au vu de la règle de l'article 35 de la Convention, l'hypothèse<br />
est extrêmement rare : elle suppose que le requérant a pu convaincre le<br />
Comité de la Cour de Strasbourg que la violation de la Convention réside<br />
uniquement dans une appréciation de fait opérée par les juges internes du<br />
fond, partant, le pourvoi en cassation n'avait pas à être introduit puisque ce<br />
n'est pas un recours efficace.<br />
En effet, la Cour de cassation ne connaît pas, en principe, du fait ; elle<br />
examine la non conformité du jugement attaqué aux règles de droit (article 604<br />
NCPC). Comme tout principe, celui-ci connaît des exceptions : surtout par le<br />
biais de l'utilisation du manque de base légale 1211 , cas d'ouverture à cassation<br />
1207 . J.-F. Flauss, "La condition de l'épuisement des griefs au sens de l'article 26 CEDH : les<br />
enseignements de l'arrêt Cardot", RUDH 1991, n° 12, p.529 et s., spéc. p.533.<br />
1208 . Aux termes de l'article 538 NCPC : "Le délai de recours par une voie ordinaire est d'un mois<br />
en matière contentieuse ; il est de quinze jours en matière gracieuse."<br />
1209 . En ce sens, P. Julien, "Remarques sur la contrariété des décisions de justice", Mélanges<br />
Hébraud, 1981, p.493 et s.<br />
1210 . V. décision de la Commission du 5 mars 1964, req. n° 1994/63 in J.Velu et R.Ergec, préc.,<br />
n° 975.<br />
1211 . V. G. Cornu, Vocabulaire juridique, préc., V° base légale (manque de) : c'est la "motivation<br />
insuffisante d'un jugement qui ne permet pas à la Cour de cassation de contrôler si, dans<br />
l'espèce, les éléments nécessaires à l'application de la loi sont réunis et donne ouverture à<br />
cassation en tant qu'elle empêche le contrôle, par la Cour suprême, du bien fondé de la<br />
décision". La motivation insuffisante d'un jugement, constitutive du défaut de base légale, se<br />
distingue donc du défaut de base légale d'un acte administratif en raison de l'absence d'une<br />
norme juridique.<br />
446
autonome par rapport à la violation de la loi et la dénaturation du sens ou de la<br />
portée d'un document. En ce qui concerne le manque de base légale pour<br />
insuffisance de motifs de fait, il peut être établi, comme le démontre le<br />
Professeur Le Bars 1212 , même dans le domaine des appréciations souveraines<br />
effectuées par les juges du fond sur le fait. Ainsi en est-il, par exemple, en<br />
matière de contrôle par la Cour de cassation des présomptions de fait 1213 , le<br />
manque de base légale consistant en une déduction qui s'imposait aux juges<br />
du fond 1214 ou provenant d'une déduction douteuse de la part des juges du<br />
fond 1215 , enfin d'une déduction qui est propre à la Cour suprême. 1216 De même,<br />
la Cour de cassation peut s'immiscer dans le fait en contrôlant l'appréciation<br />
des faits telle qu'elle ressort clairement d'un acte. 1217 Tel est le cas, par<br />
exemple, lorsque la Cour de cassation 1218 remet en question une appréciation<br />
de fait opérée par une Cour d'appel qui refuse à des vendeurs le bénéfice<br />
d'une clause pénale au motif qu'ayant participé à l'instruction d'une demande<br />
de prêt, -- l'obtention de ce prêt par l'acquéreur constituant une condition<br />
suspensive du contrat de vente en question -- ils ont renoncé à la clause<br />
1212<br />
. Th. Le Bars, Le défaut de base légale en droit judiciaire privé, thèse, Préface J. Héron,<br />
LGDJ, 1997, p.109 et s.<br />
1213<br />
. V. Th. Le Bars, Le défaut de base légale en droit judiciaire privé, préc., n° 239 et s., p.181 et<br />
s.<br />
1214 ère er<br />
. V.p.ex. Civ.1 , 1 juillet 1986, Bull. civ. I, n° 187, p. 184 : un vol implique en soi un<br />
agissement "clandestin", condition préalable à la mise en œuvre d'un contrat d'assurance en<br />
faveur du souscripteur de ce contrat, lorsqu'il est victime d'un vol.<br />
1215 ère<br />
. V.p.ex. Civ.1 , 6 mars 1990, Bull. civ. I, n° 58, p.43 : une cour d'appel met à la charge de<br />
grands-parents la pension alimentaire de leur petit-fils (pension d'un montant assez élevé) alors<br />
que la mère était sans ressources ; la cour d'appel retient que les grands-parents avaient une<br />
fortune incontestée alors que ceux-ci refusaient de communiquer le montant de leurs revenus.<br />
La cassation est prononcée pour défaut de base légale.<br />
1216 ère<br />
. V. p. ex. Civ. 1 , 12 juillet 1989, Bull. civ. I, n° 293, p.194 : la Cour de cassation déduit de<br />
l'élément d'identité de profession des contractants (devins) que le vendeur avait connaissance<br />
du mobile de l'engagement de sa cocontractante ; partant elle rejette le pourvoi du vendeur qui<br />
déclarait que le mobile de l'acheteuse n'était pas commun aux deux parties au contrat, de telle<br />
manière que le contrat de vente n'était pas nul pour cause illicite.<br />
1217<br />
. En ce sens, Th. Le Bars, Le défaut de base légale en droit judiciaire privé, préc., n° 247 et<br />
s., p.185 et s.<br />
447
pénale stipulée dans le contrat. La Cour casse l'arrêt de la Cour d'appel parce<br />
que cette juridiction n'avait pas relevé un acte manifestant sans équivoque la<br />
volonté du vendeur de renoncer à la clause pénale. En effet, la volonté de<br />
renoncer à une clause pénale ne se présume pas.<br />
286. La condition essentielle pour la mise en œuvre de l'annulation pour<br />
contrariété de décisions est que les deux décisions sont inconciliables. Il suffit<br />
de rappeler que la règle de l'épuisement des voies de recours internes implique<br />
aussi que le plaideur a invoqué, au moins en substance, le grief relatif à la<br />
violation de la Convention devant les juridictions nationales. Cette exigence<br />
propre au droit de la Convention permet de mieux établir l'inconciliabilité entre<br />
les deux décisions puisque la contrariété ne peut pas être abstraite ; elle doit<br />
porter sur un cas concret. Le fait que la jurisprudence européenne n'admette<br />
pas, en principe, "l'invocation en substance implicite" d'un grief fondé sur la<br />
Convention devant les juridictions nationales 1219 , joue, à ce niveau, en faveur<br />
du plaideur qui a obtenu un arrêt de la Cour de Strasbourg en sa faveur. Il<br />
permet en effet de mieux circonscrire l'inconciliabilité qui existe entre la<br />
décision interne et l'arrêt européen afin d'obtenir l'annulation de cette décision<br />
interne qui est manifestement contraire à l'arrêt de la Cour de Strasbourg. Le<br />
refus de la Cour européenne des droits de l'homme d'admettre l'invocation en<br />
substance par ricochet conduit finalement (mais par quel détour inimaginable) à<br />
1218 . Cass. mixte, 26 avril 1974, D. 1975, Jup. p.249, note Boré. Dans le cas présent, la<br />
dénaturation du contrat se ramène à un manque de base légale.<br />
1219 . En ce sens, CEDH, 19 mars 1991, Cardot c/France, Série A, n° 200 ; 15 novembre 1996,<br />
Ahmet Sadik c/Grèce, préc. Contra, CEDH, 6 novembre 1980, Guzzardi c/Italie, Série A, n° 39 ;<br />
19 février 1996, Botten c/Norvège, Justices, 1997-5, p.175, obs. Cohen-Jonathan et Flauss.<br />
448
endre "l'application de la Convention plus effective devant les juridictions<br />
nationales". 1220<br />
287. La troisième condition exigée pour l'exercice du recours en<br />
annulation pour contrariété est -- c'est une évidence -- que la même partie soit<br />
présente aux deux instances. 1221 Cette condition ne nécessite pas de<br />
remarques particulières.<br />
288. En revanche, il n'est pas inutile de rappeler que le recours en<br />
question, fondé sur la nécessité d'éviter un déni de justice et non sur une<br />
violation de la chose jugée, doit être exercé à peine d'irrecevabilité 1222 contre<br />
les deux décisions. Et les deux décisions doivent être produites devant la Cour<br />
de cassation. Au vu de l'article 618, la Cour suprême a le choix : elle annule<br />
l'une des décisions ou s'il y a lieu, les deux. En droit interne, si la Cour de<br />
cassation annule les deux décisions, elle désigne alors un juge de renvoi pour<br />
connaître de l'ensemble de l'affaire. Dans l'hypothèse du conflit avec un arrêt<br />
européen, il nous paraît inconcevable qu'elle annule l'arrêt de la Cour de<br />
Strasbourg. En réalité, l'admissibilité du recours dans un tel cas conditionne<br />
presque l'annulation de la décision interne.<br />
Mais pour que la Cour de cassation puisse annuler la décision du juge<br />
national, à supposer qu'elle n'ait pas à opérer une appréciation de fait 1223 , il<br />
1220<br />
. J.-F. Flauss, "La condition de l'épuisement des griefs au sens de l'article 26 CEDH : les<br />
enseignements de l'arrêt Cardot", préc., p.535.<br />
1221<br />
. En ce sens, M. Contamine - Raynaud, "L'inconciliabilité de jugements : de l'autorité<br />
judiciaire à la raison judiciaire", préc., p.123.<br />
1222 ème<br />
. Civ.2 , 17 novembre 1982, Bull. civ. II, n° 144 ; Gaz. Pal. 1983, p.100, obs. Guinchard.<br />
1223<br />
. Personnellement, nous inclinons à penser que le cas présent, c'est-à-dire le conflit entre<br />
une décision interne et un arrêt de Strasbourg, nécessite une appréciation de fait. Le Professeur<br />
449
faudrait qu'elle soit en mesure de déterminer de manière certaine la nécessité<br />
de supprimer le jugement national (surtout s'il s'agit d'un de ses propres arrêts).<br />
Sans trop s'aventurer dans des généralités difficilement vérifiables, il se peut<br />
que l'issue du conflit dépende aussi de la qualité de la motivation du jugement<br />
européen 1224 (peut-être de la marge des voix par laquelle une majorité a été<br />
obtenue pour l'arrêt européen en question 1225 ).<br />
Contamine-Raynaud estime que la Cour de cassation sera nécessairement amenée à faire des<br />
appréciations de fait dans les hypothèses de conflit interne (préc., p.126 et p.134). Contra,<br />
J.Boré, préc., n° 1847.<br />
1224 . L'argument est relevé - de manière générale - par le Professeur Flauss : "un arrêt péchant<br />
par manque de clarté risque d'être mal compris et donc mal appliqué par des juridictions<br />
nationales" (AJDA 1996, p.1005).<br />
1225 . V.J.-F.Flauss, Actualité de la CEDH, AJDA 1996, p. 1005.<br />
450
CONCLUSION DU TITRE II<br />
289. La constatation de l'enjeu politique de la mise en œuvre des arrêts<br />
européens (communautaires et droits de l'homme) en droit français ne nuit pas<br />
à l'effectivité de la mise en œuvre de ces arrêts. Au contraire, la<br />
reconnaissance complète des effets processuels des arrêts de manquement<br />
rendus par la Cour de justice des Communautés européennes et la<br />
concrétisation, au niveau interne, des arrêts rendus par la Cour européenne<br />
des droits de l'homme vont dans le sens de l'instauration d'un Etat de droit au<br />
niveau de l'ordre juridique européen. L'enjeu substantiel sous-jacent, celui de la<br />
création d'un Etat européen, enjeu éventuel, échappe de toute manière au<br />
juriste. Surtout, l'instrumentalisation du droit processuel, donc du phénomène<br />
juridictionnel, par le droit substantiel n'est pas le propre du droit européen. C'est<br />
une manifestation de l'instrumentalisation du droit par le politique qui se produit<br />
par défaut. Si cette manifestation n'est pas sans précédent historique, nous ne<br />
devons pas pour autant imaginer qu'elle est inhérente au droit.<br />
451
CONCLUSION<br />
DE LA PREMIERE PARTIE<br />
290. L'étude du démembrement de l'acte juridictionnel sous l'angle de<br />
l'instrumentalisation du processuel par le substantiel a permis de dégager le<br />
soubassement commun des actes juridictionnels internes et européens<br />
(communautaires et droits de l'homme) : la fonction juridictionnelle, c'est-à-dire<br />
le dire obligatoire du droit, s'adapte aux nécessités non-processuelles, celles de<br />
la réalisation concrète des intérêts substantiels des individus dans une<br />
quelconque collectivité humaine organisée. Si tel est le cas, c'est alors<br />
l'absence de l'univocité du substantiel qui détermine la diversité des actes<br />
juridictionnels. Aux différents actes juridictionnels correspondent des effets<br />
processuels qui leur sont propres. L'unicité de la fonction juridictionnelle<br />
combinée avec la multiplicité des actes juridictionnels confirment que le<br />
juridictionnel est une notion large sans pour autant être floue.<br />
Cette conclusion est le fruit d'une démarche, celle de la variabilité de la<br />
prise en compte des différents critères du juridictionnel dans chaque cas. Si la<br />
souplesse dans la détermination du contenu des différents actes juridictionnels<br />
traduit fidèlement l'approche effective du droit français et européen<br />
(communautaire et conventionnel), c'est qu'elle répond finalement à<br />
l'instrumentalisation de la force obligatoire du dire du droit par la collectivité.<br />
452
Néanmoins, l'enjeu substantiel, la finalité, ne détermine que jusqu'à un certain<br />
point l'analyse procédurale. Mettre en lumière l'emprise du substantiel sur le<br />
processuel permet, paradoxalement, de mieux circonscrire les effets<br />
processuels propres à chaque acte juridictionnel. Et ceci parce que la mainmise<br />
du substantiel sur le juridictionnel ne conduit pas à la négation de la spécificité<br />
de la fonction juridictionnelle. Précisément, c'est cette spécificité du dire<br />
obligatoire du droit qui rend le phénomène juridictionnel si utile.<br />
Ainsi, pour ne citer qu'un exemple majeur, l'autorité du précédent des<br />
arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme permet d'affirmer<br />
l'efficacité des actes juridictionnels européens des droits de l'homme en les<br />
introduisant, de manière convaincante, en droit interne et consacre la fonction<br />
juridictionnelle du juge de Strasbourg. Cette fonction est de dire le droit<br />
conventionnel européen avec force obligatoire, mais comme la Cour de<br />
Strasbourg opère une appréciation en fonction des circonstances du cas<br />
d'espèce qui se traduit par un jugement d'espèce, l'autorité de la chose jugée<br />
de ses arrêts devrait être circonscrite par les faits du cas d'espèce. Elle l'est. En<br />
effet, l'autorité du précédent correspond parfaitement aux limites propres à la<br />
méthode de cette Cour : d'une part, la force obligatoire de l'arrêt de Strasbourg<br />
ne joue pas au-delà et en dehors des contours factuels de l'affaire, d'autre part<br />
le précédent assure la consécration du droit sous-jacent (substantiel ou<br />
processuel) tel qu'il est interprété par la Cour dans l'ordre juridique européen.<br />
L'autorité du précédent constitue ainsi le mécanisme procédural qui permet<br />
d'affirmer la force obligatoire de la vérification juridictionnelle au-delà du cas<br />
d'espèce tout en respectant les contours factuels de l'affaire. En définitive,<br />
453
l'instrumentalisation du processuel par le substantiel met en valeur la spécificité<br />
du phénomène juridictionnel parce qu'elle respecte, à chaque cas, les contours<br />
précis des différents actes juridictionnels.<br />
291. Néanmoins, l'instrumentalisation du processuel par le substantiel<br />
n'est pas une voie à sens unique. Si tel était le cas, on attribuerait au<br />
relativisme un rôle démesuré en droit processuel. D'ailleurs, pour rester dans le<br />
cadre de l'exemple du phénomène juridictionnel en droit européen<br />
conventionnel, l'interrogation à propos de l'autorité du précédent est, après tout,<br />
celle du droit processuel : la spécificité de la vérification juridictionnelle du juge<br />
de Strasbourg (appréciation in casu et in concreto) implique un effet processuel<br />
respectueux de cette spécificité. Le juridictionnel ne s'adapte au substantiel que<br />
pour répondre à la nécessité d'assurer l'interprétation de la Convention<br />
effectuée par la Cour, partant, la protection effective des droits de l'homme<br />
dans l'ensemble de l'ordre juridique européen. Le précédent assure alors<br />
l'utilisation concrète, au niveau national, de la jurisprudence européenne, qui<br />
fait, à l'évidence, corps avec la Convention.<br />
En réalité, sauf à nier l'existence même du droit processuel, le dialogue<br />
entre le droit substantiel et le droit processuel est un dialogue permanent à<br />
double sens. Or, si la fonction juridictionnelle s'adapte aux nécessités non-<br />
processuelles, on devrait parvenir à déceler une modification du droit<br />
processuel interne. En l'absence d'une telle transformation, la procédure<br />
apparaîtrait finalement comme une matière singulièrement secondaire : la<br />
primauté du droit substantiel européen ne dépendrait même pas de la<br />
454
soumission du droit processuel interne. En revanche, si le droit processuel est<br />
véritablement un droit primordial et un droit créateur, alors, la génèse de ce<br />
nouveau droit substantiel européen devrait inéluctablement provoquer la<br />
transmutation du droit processuel interne. Mais alors, ce nouveau droit<br />
processuel qui puise sa source dans l'existence et la supériorité du droit<br />
substantiel européen devrait, à un moment donné, s'affranchir de la tutelle du<br />
substantiel. Ceci afin d'aboutir à un Etat de droit. L'Etat de droit nécessite le<br />
respect du processuel en soi. L'Etat de droit dans l'édifice européen postule la<br />
métamorphose des pouvoirs du juge national.<br />
455
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490
DEUXIEME PARTIE<br />
LA METAMORPHOSE DES POUVOIRS DU JUGE NATIONAL<br />
PAR LE DROIT PROCESSUEL EUROPEEN<br />
491
292. La consécration d'un Etat de droit dans l'ensemble européen<br />
présuppose le respect, au niveau interne de l'ordre juridique européen,<br />
des nouvelles obligations communautaires et conventionnelles. Le<br />
justiciable doit pouvoir revendiquer pleinement devant les juridictions<br />
nationales les droits issus du droit communautaire et du droit européen<br />
conventionnel. Or, jusqu'à une période récente, il était généralement<br />
admis que la mise en œuvre effective du droit européen (communautaire<br />
et conventionnel) dans les ordres nationaux n'engendrait pas une<br />
modification du droit processuel national. Désormais, il convient de<br />
reconnaître que la supériorité du droit européen provoque aussi une<br />
transformation de la procédure interne. Cette évolution, si elle se<br />
confirme, permet de réintroduire l'idée selon laquelle le processuel<br />
constitue l'intermédiaire de la réalisation concrète des intérêts<br />
substantiels : la mise en œuvre efficace du droit substantiel européen<br />
présuppose l'immixtion dans la procédure du droit européen. Ce<br />
phénomène confirme l'interdépendance patente entre le substantiel et le<br />
processuel : non seulement les actes juridictionnels internes et européens<br />
ont un soubassement commun, mais aussi, la construction même de<br />
l'édifice européen génère une nouvelle articulation entre le droit<br />
processuel européen et le droit processuel national.<br />
492
Cette immixtion européenne dans le domaine procédural se<br />
manifeste, dans un premier temps, dans la délimitation européenne de<br />
l'office du juge. D'une part, le juge national applique le droit européen<br />
(communautaire et conventionnel). Il applique, même d'office, le droit<br />
substantiel ou le droit processuel européen. D'autre part, il se soumet à la<br />
primauté du droit processuel communautaire. Cette double délimitation de<br />
son office constitue, à la fois, une extension et une limitation de ses<br />
pouvoirs. La réduction dans la liberté du juge interne se manifeste par<br />
rapport au dire de plus en plus contraignant du juge communautaire. On<br />
constate aussi l'extension de la fonction du juge civil par rapport au juge<br />
administratif national. Tout ceci nous incite à conclure à la métamorphose<br />
des pouvoirs du juge national.<br />
293. Dans le même ordre d'idées, la démultiplication européenne<br />
des garanties procédurales, c'est-à-dire l'augmentation de l'effet de<br />
certains principes fondamentaux du procès qui s'imposent plus ou moins<br />
tout au long de l'instance, conduit à la fois à la limitation de la liberté du<br />
juge et à une certaine dérogation au principe de la soumission du juge<br />
judiciaire à la loi française. Dans ce domaine, la procédure (nationale et<br />
européenne) ne se limite pas à son rôle réalisateur. Elle a aussi une<br />
fonction justificatrice, elle est le "consignataire" de la liberté individuelle.<br />
Hisser peu à peu les normes procédurales dans l'échelle européenne<br />
revient alors à se dégager, en partie, de l'empire du politique, de<br />
493
l'arbitraire et du relativisme. La métamorphose des pouvoirs du juge<br />
national sous l'impulsion européenne en matière de garanties<br />
procédurales contribue aussi à l'existence d'un Etat de droit. Dans les<br />
deux cas de figure – délimitation de l'office du juge et démultiplication des<br />
garanties procédurales – le fil conducteur est celui de l'instrumentalisation<br />
de l'instance civile par le droit processuel européen. Le résultat concret<br />
est la métamorphose des pouvoirs du juge judiciaire national, l'emprise du<br />
droit processuel européen sur le droit interne se présentant ainsi comme<br />
le passage obligé vers l'instauration d'un véritable Etat de droit au niveau<br />
européen.<br />
Nous examinerons successivement :<br />
Titre I : La délimitation européenne de l'office du juge.<br />
Titre II : La démultiplication européenne des garanties<br />
procédurales.<br />
494
TITRE I - LA DELIMITATION EUROPEENNE DE L'OFFICE DU JUGE<br />
294. Le droit européen détermine l'office du juge national en<br />
définissant l'obligation pour le juge d'appliquer le droit européen<br />
(communautaire et conventionnel) et en traçant les contours de la<br />
primauté du droit processuel communautaire sur le droit processuel<br />
national.<br />
295. En matière civile contentieuse, à la différence de la matière<br />
gracieuse et de celle du droit processuel économique, les parties fixent en<br />
principe les éléments du litige. C'est ce qu'on appelle le principe dispositif.<br />
En réalité, sauf à y voir de plus près, la matière contentieuse peut se<br />
résumer à partir de l'adage da mihi factum, dabo tibi jus 1226 de la manière<br />
suivante : donne-moi le fait 1227 et le droit (mais c'est alors une faculté), je<br />
te donnerai le droit, seulement le droit (ce sont des obligations de<br />
principe), y compris le droit auquel tu n'as pas pensé (tantôt une<br />
obligation, tantôt une faculté), tout en me réservant la possibilité de<br />
connaître du fait que tu as introduit dans le litige mais sans y attacher une<br />
importance particulière, y compris au besoin en utilisant toute mesure<br />
nécessaire pour mieux m'éclairer sur le fait. Cette collaboration entre le<br />
juge et les parties doit avoir lieu dans le respect des termes du litige tels<br />
495
qu'ils sont définis par les parties et dans le respect des droits de la<br />
défense.<br />
La question ne fait plus de doute, le juge français applique le droit<br />
européen, y compris le droit jurisprudentiel européen. 1228 Mais il reste à<br />
établir si le juge national a l'obligation d'introduire dans le litige le droit<br />
communautaire et le droit européen conventionnel alors que les parties<br />
ne l'ont pas fait. Le juge français, en sa qualité de juge européen, peut-il<br />
ou doit-il relever d'office les moyens de droit européen ? Cette<br />
interrogation va faire l'objet de la première partie de l'analyse quant à la<br />
délimitation européenne de l'office du juge (Chapitre I).<br />
296. Mais peu importe que le juge français ait l'obligation de relever<br />
de sa propre initiative les règles de droit communautaire, sa fonction de<br />
juge communautaire est entamée dès lors qu'il n'assure pas l'application<br />
effective et même parfois immédiate du droit substantiel communautaire.<br />
En effet, cette mise en œuvre du droit communautaire au niveau interne<br />
se déclenche de plus en plus souvent devant le juge du provisoire suite à<br />
l'initiative d'un justiciable qui entend se prévaloir de l'office<br />
communautaire du juge civil des référés. Si la "primauté au provisoire" du<br />
droit communautaire s'avère être nécessaire pour le bon fonctionnement<br />
1226 . Donne-moi le fait, je te donnerai le droit.<br />
1227 . Les parties ont la charge d'alléguer les faits propres à fonder leurs prétentions.<br />
1228 . V. supra Première Partie, spéc. Titre I, Chapitre III (Un pouvoir de "pleine juridiction" pour la<br />
Cour européenne des droits de l'homme) et Titre II, Chapitre II (L'effectivité de la mise en œuvre<br />
des arrêts européens).<br />
496
du système, il reste qu'elle a un potentiel perturbateur. Ce potentiel<br />
concerne, d'une part, pour ce qui est de l'ordre juridique interne, les<br />
principes de la soumission du juge à la loi et de la dualité des ordres de<br />
juridiction, d'autre part, pour ce qui est de l'ordre juridique<br />
communautaire, l'uniformité d'application des actes communautaires. La<br />
nouvelle articulation du droit processuel communautaire et du droit<br />
processuel interne se traduit par la primauté du droit processuel<br />
communautaire sans pour autant rendre le droit processuel interne<br />
indifférent.<br />
La procédure interne ne peut pas être indifférente tant que les<br />
justiciables utilisent les juridictions nationales et les voies de recours<br />
internes. En effet, la délimitation européenne de l'office du juge ne se<br />
limite certainement pas au juge civil des référés, l'encadrement européen<br />
du procès civil suit l'évolution du procès ; dès lors il s'étend au fur et à<br />
mesure, horizontalement (au principal) et verticalement (premier<br />
président, Cour d'appel, Cour de cassation). L'articulation possible des<br />
voies de droit dans le procès civil conduit alors à la fragmentation de<br />
l'instance et à la limitation des pouvoirs du juge national par rapport au<br />
juge communautaire. Mais comme elle se combine avec l'ingérence<br />
possible du juge civil dans la matière administrative, elle nous incite à<br />
conclure à la métamorphose des pouvoirs du juge national plutôt qu'à une<br />
497
simple réduction de ceux-ci. C'est une conséquence de la primauté du<br />
droit processuel communautaire (Chapitre II).<br />
- Chapitre I : L'applicabilité du droit européen.<br />
- Chapitre II : La primauté du droit processuel communautaire.<br />
CHAPITRE I<br />
L'APPLICABILITE DU DROIT EUROPEEN<br />
297. Le juge civil national "peut" appliquer d'office les moyens de<br />
droit national. Ceci signifie qu'il fait spontanément application des règles<br />
de droit que le demandeur ou le défendeur n'ont pas soulevées. Le juge<br />
civil "doit" parfois relever ex officio des moyens de droit parce que les<br />
parties au procès ne l'ont pas fait ou parce qu'elles ont soulevé des<br />
moyens qui conduisent à une application erronée du droit (Section 1).<br />
Le juge national du fond "doit" désormais relever d'office les<br />
moyens de droit communautaire lorsque ceux-ci lui paraissent applicables<br />
dans le cas d'espèce. C'est une obligation de principe sous réserve que<br />
498
soient respectés les termes du litige dans son objet et dans sa cause. Le<br />
juge de cassation, quant à lui, sanctionne la violation du droit<br />
communautaire. Il ne peut connaître d'un moyen nouveau de droit<br />
communautaire que s'il s'agit d'un moyen de pur droit (Section 2).<br />
Le juge français "peut" aussi relever d'office le moyen tiré de l'article<br />
6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Mais c'est alors<br />
une faculté de principe (Section 3).<br />
SECTION 1. PROLÉGOMÈNES<br />
298. Le juge civil "tranche le litige conformément aux règles de droit<br />
qui lui sont applicables" (article 12, alinéa 1 NCPC). Il dit le droit. Il le fait<br />
dans le respect des termes du litige tels qu'ils sont définis par les parties.<br />
Il ne peut donc pas modifier les termes du litige dans son objet (article 4,<br />
alinéa 1 er et article 5 NCPC) ni dans sa cause 1229 (article 7, alinéa 1<br />
NCPC).<br />
1229 . On n'entre pas dans le débat sur la question de savoir si la cause se ramène aux faits ou<br />
aux faits juridiquement qualifiés. La cause de la demande est, selon Vincent et M.Guinchard,<br />
l' “ensemble de faits juridiquement qualifiés" (Procédure civile, préc., n° 519, p. 387). Comp. G.<br />
Bolard, "Les garanties du procès civil", Dalloz Action, préc., n° 2318 : "[...] la qualification<br />
juridique est exclue de la cause si le juge peut requalifier les faits, elle y est incluse dans le cas<br />
contraire" ; aussi V. G. Cornu et J. Foyer, préc., n° 120 [sur la cause, fondement juridique et<br />
moyen de déterminer a posteriori l'étendue de la chose jugée (article 1351 Code civil) et la<br />
cause, fondement factuel, cause innomée sous-jacente aux articles 6 et 7 NCPC, moyen de<br />
405
Cependant, le juge “doit donner ou restituer leur exacte qualification<br />
aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties<br />
en auraient proposée” (article 12, alinéa 2 NCPC).<br />
Schématiquement, les parties allèguent les faits (article 6 NCPC),<br />
ils peuvent les qualifier ou ne pas les qualifier; s'ils les qualifient, le juge<br />
peut les requalifier et il doit le faire si les parties ont opéré une<br />
qualification erronée 1230 ; s'ils ne qualifient pas, c'est-à-dire s'ils ne font que<br />
relater les faits, alors, à l'évidence, le juge doit les qualifier. 1231 Somme<br />
toute, l'obligation faite au juge de relever d'office un moyen de droit est en<br />
principe certaine lorsque les parties ne procèdent pas à cette qualification<br />
ou lorsqu'ils procèdent à une qualification inexacte. Cependant, dans<br />
cette dernière hypothèse, le juge peut relever d'office le moyen de droit<br />
mais il ne le doit pas si, en ce faisant, il doit prendre en considération des<br />
faits que les parties n'ont pas spécialement invoqués au soutien de leurs<br />
prétentions. 1232<br />
déterminer a priori la chose demandée.] On se permet une remarque : la cause en tant que<br />
fondement juridique (article 1351 Code civil) n'exclut pas la cause de la demande, fondement<br />
factuel juridiquement qualifié. S'il y a identité de cause lorsque "le fondement juridique invoqué<br />
est le même que le fondement juridique retenu" (G. Cornu et J. Foyer, loc. cit.), le fondement<br />
juridique retenu peut provenir d'une invocation des faits à l'état brut ou des faits juridiquement<br />
qualifiés ou des faits requalifiés (ce qui suppose, bien sûr, qu'ils ont été qualifiés).<br />
1230 ère<br />
. Pour un exemple récent V. Civ. 1 , 22 avril 1997, Scali, JCP 97, II, 22944, note Bolard ;<br />
RTD civ. 1998, p. 463-4, obs. Normand : l'acheteur d'une voiture demandait la résolution de la<br />
vente suite à la description trompeuse, par le vendeur, de la voiture vendue. La Cour d'appel<br />
rejette le moyen de droit tiré du dol, la sanction du dol étant la nullité, alors que l'acquéreur de la<br />
voiture demandait la résolution de la vente. La Cour de cassation casse cet arrêt puisqu'il<br />
appartenait au juge d'appel "de restituer à la sanction du dol son exacte qualification".<br />
1231<br />
. V. p. ex. Com. 15 octobre 1991, Bull. IV, n° 294.<br />
1232<br />
. V. article 7, alinéa 2 NCPC.<br />
406
A vrai dire, ce dernier point reste litigieux, ne serait-ce que parce<br />
que la jurisprudence semble s'orienter vers une faculté, pour le juge, de<br />
relever d'office les moyens de droit 1233 alors que la doctrine 1234 essaye de<br />
"corriger", en quelque sorte, une tendance contestée et contestable. De<br />
plus, la première chambre civile semble se démarquer en partie des<br />
autres chambres de la façon suivante : elle dit que si la qualification<br />
juridique est erronée, le juge a toujours l'obligation de rectifier la<br />
qualification 1235 – alors que la deuxième chambre civile s'oriente vers une<br />
faculté généralisée 1236 – sauf, bien sûr, lorsqu'il n'y a pas matière à<br />
qualification. 1237<br />
299. En tout état de cause, le juge doit respecter le contradictoire<br />
lorsqu'il relève d'office un moyen de droit (article 16, alinéa 3 NCPC), que<br />
1233 . V. p. ex. Civ. 2 ème , 4 novembre 1988, Bull. civ. II, n° 202 ; Civ. 1 ère , 10 mars 1993, Bull. civ. I,<br />
n° 110 ; Civ. 2 ème , 8 juin 1995, D. 1996, Jur. p.247, note Eudier ; RTD civ. 1996, p. 690, obs.<br />
Normand ; Com. 14 novembre 1995, Procédures, mai 1996, n° 143, obs. Croze ; RTD civ. 1996,<br />
p. 691, obs. Normand ; Soc. 11 février 1997, Gaz. Pal. 1997, 2, somm. ann. 317, obs. Perdriau ;<br />
Civ. 3 ème , 3 avril 1997, Bull. civ. III, n° 75, p. 51 ; RTD civ. 1998, p. 461, obs. Normand ; Civ. 1 ère ,<br />
22 avril 1997, Demaria, Bull. civ. I, n° 127, p. 84 ; JCP 97, loc. cit., note Bolard ; RTD civ. 1998,<br />
p. 465-6, obs. Normand.<br />
1234 . V. L. Cadiet, Droit judiciaire privé, deuxième édition, Litec, 1998, n° 1123 et s., spéc. n°<br />
1133, p.487, note 191 ; J. Normand, Juriscl. Proc. civ., Fasc. 152, n° 81 et n° 111 ; du même<br />
auteur, obs., RTD civ. 1996, p. 689 et s., 1998, p. 461 et s.<br />
1235 . V. Civ. 1 ère , 16 juin 1993, D. 1994, Jur. p. 210, note Clay.<br />
1236 . V. p. ex. Civ. 2 ème , 8 juin 1995, préc. : selon la deuxième chambre civile, l'article 12 NCPC<br />
permet au juge de changer la dénomination ou le fondement juridique de la demande, "il ne lui<br />
en fait pas obligation". (la remarque selon laquelle la faculté d'application d'office se limite au<br />
cas où elle nécessite une application de faits qui n'ont pas été invoqués par les parties au<br />
soutien de leurs prétentions est une précision doctrinale).<br />
1237 . V. Civ. 1 ère , 22 avril 1997, Demaria, préc. : la remise de fonds par le plaideur à sa femme<br />
étant à elle seule insuffisante à fonder le principe d'une créance, il y avait "absence de tout autre<br />
fait de nature à fonder la demande", de telle façon que le juge ne pouvait pas qualifier. Les<br />
éléments de fait étaient insuffisants pour permettre au juge de procéder à une autre qualification<br />
ex officio.<br />
407
ce soit un moyen de fait et de droit 1238 , un moyen d'ordre public 1239 , un<br />
moyen "nécessairement dans la cause" 1240 (probablement), ou un moyen<br />
qui repose sur des faits que les parties n'ont pas spécialement invoqués à<br />
l'appui de leurs prétentions. 1241 En revanche, si les parties ont invoqué<br />
des faits sans les qualifier, alors le juge français relève d'office les<br />
moyens de droit applicables sans provoquer un débat contradictoire. 1242<br />
Surtout, la jurisprudence décide que les conclusions signifiées peu de<br />
temps avant l'ordonnance de clôture peuvent être écartées d'office 1243 ;<br />
l'adversaire ne pouvant pas les discuter en temps utile 1244 , il y a violation<br />
des droits de la défense. Dans une telle hypothèse, sous réserve d'un<br />
report ou d'une révocation de l'ordonnance de clôture, le moyen d'ordre<br />
public est relevé d'office par le juge, sans débat contradictoire, puisque le<br />
plaideur tardif n'a pas permis l'exercice effectif du contradictoire. 1245 On<br />
estime qu'il ne faut pas exclure le fait que la Cour européenne des droits<br />
1238 ème<br />
. V. p. ex. Civ. 2 , 7 novembre 1979, Gaz. Pal. 1980, p. 77, note Viatte.<br />
1239<br />
. Ch. mixte, 10 juillet 1981, D. 1981, Jur. p. 637, concl. Cabannes.<br />
1240<br />
. En ce sens J. Héron, Droit judiciaire privé, préc., n° 249 ; J. Vincent et S. Guinchard, préc.,<br />
n° 623 b ; G. Bolard, "Les garanties du procès civil", Dalloz Action, n° 2384. Le moyen<br />
"nécessairement dans la cause" est celui qui a trait à l'application de la règle de droit invoquée<br />
ou celui qui provient d'une différente qualification donnée par le juge aux faits spécialement<br />
invoqués par les parties. V. respectivement Civ. 1 ère , 23 mai 1977, Bull. civ. I, n° 246, p. 193<br />
(demande d'enquête, le moyen nécessairement dans la cause est celui de l'admissibilité de la<br />
preuve testimoniale) et Civ. 1 ère , 22 juin 1982, Bull. civ. I, n° 233, p.199 (le contrat qualifié par les<br />
parties de cautionnement est requalifié en contrat de prêt).<br />
1241 ère<br />
. V. p. ex. Civ. 1 , 20 novembre 1984, D. 1985, IR p. 265, obs. Julien.<br />
1242 ème<br />
. V. p. ex. Civ. 3 , 14 juin 1989, Bull. civ. III, n° 138, p. 76. En faveur de cette exception au<br />
principe du contradictoire : G. Bolard, "Les garanties du procès civil", Dalloz Action, n° 2381 ;<br />
comp. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n° 623, p. 438.<br />
1243 ème<br />
. V. p. ex. Civ. 2 , 10 novembre 1982, Gaz. Pal. 1983, Pan 104, obs. Guinchard.<br />
1244<br />
. V. articles 15 et 16 NCPC et comp. article 783 aliéna 1 NCPC.<br />
1245<br />
. En faveur de cette solution : G. Bolard, Dalloz Action, n° 2383 ; Contra J. Vincent et S.<br />
Guinchard, n° 623 (c), p. 439 et n° 877.<br />
408
de l'homme s'immisce dans ce domaine pour faire respecter le<br />
contradictoire. 1246<br />
300. Ceci ne signifie pas, contrairement à ce qu'un auteur a pu<br />
écrire 1247 , que la faculté et/ou l'obligation pour le juge de relever d'office<br />
un moyen enfreint l'égalité des armes, le contradictoire et l'impartialité du<br />
tribunal. Cet auteur confond l'égalité des armes entre les parties (et entre<br />
les parties et le juge) dans un litige et l'égalité devant la justice 1248 et fait<br />
une application à tort et à travers de la jurisprudence européenne relative<br />
au principe de l'impartialité. Son analyse, si elle était retenue, conduirait à<br />
un bouleversement des procédures civiles nationales en Europe<br />
continentale et même au Royaume-Uni 1249 . En réalité, l'argumentation de<br />
l'auteur en question ne résiste pas à l'examen. En revanche, comme il va<br />
être démontré, le juge de Strasbourg peut constater une violation de<br />
l'article 6 de la Convention lorsque le juge national ne répond pas à un<br />
moyen soulevé par les plaideurs. 1250<br />
301. La présentation sommaire de l'application d'office du droit<br />
national par le juge civil nécessite deux remarques supplémentaires.<br />
1246 . Contradictoire sur non contradictoire vaut-il ?.<br />
1247 . R. Martin, "L'article 6.1 de la Convention européenne des droits de l'homme contre l'article<br />
12 du NCPC", D. 1996, Chron. p.20 ; Contra J. Normand, RTD civ. 1996, p. 698 à 700 ; cf. N.<br />
Fricéro, "Les garanties d'une bonne justice", Dalloz Action, n° 2154.<br />
1248 . R. Martin, préc., loc. cit.<br />
1249 . Pour un exposé des pouvoirs du juge judiciaire interne dans certains droits nationaux, V. Y.<br />
Delicostopoulos, "L'influence du droit européen quant aux pouvoirs du juge judiciaire national<br />
409
302. En premier lieu, il faut distinguer, pour ce qui est des moyens<br />
de procédure, entre les moyens de l'ordre public procédural qui doivent<br />
être relevés d'office par le juge 1251 et les moyens de procédure qui<br />
peuvent être prononcés d'office (absence d'obligation 1252 ).<br />
303. En deuxième lieu, le juge de cassation ne connaît en principe<br />
que du débat tel qu'il est circonscrit par les conclusions prises au second<br />
degré de juridiction. Il ne connaît pas des moyens nouveaux, c'est-à-dire<br />
qu’il ne connaît pas d’une argumentation juridique qui n'a pas été<br />
présentée auparavant par le demandeur au pourvoi sauf, bien sûr, si cette<br />
argumentation tend à critiquer l'erreur de droit propre à la lecture de l'arrêt<br />
frappé de pourvoi. La Haute juridiction peut certainement examiner un<br />
nouveau moyen, soit en le relevant d'office (article 620 alinéa second<br />
NCPC), soit parce qu'il a été invoqué par l'une des parties (article 619<br />
NCPC) à la condition, dans les deux cas, qu'il s'agisse d'un moyen de pur<br />
sur le fait et le droit", Justices, 1997-6, spéc. p. 120-6 ; sur le droit anglais V. surtout N.Andrews,<br />
Principles of civil procedure, Sweet and Maxwell, 1994.<br />
1250 . V. infra "Un procès motivé" in Titre II, Chapitre II, Section 3.<br />
1251 . Ainsi : les exceptions de nullité pour vices de fond (d'ordre public - article 120, alinéa 1 er<br />
NCPC) ; les fins de non recevoir d'ordre public (article 125, alinéa 1 er NCPC - par exemple,<br />
l'irrecevabilité de l'appel tardif ou celle de l'appel immédiat contre une décision qui ne tranche<br />
aucune partie du principal dans son dispositif) ; surtout, la violation des droits de la défense tels<br />
que le contradictoire.<br />
1252 . Ainsi dans le NCPC : l'incompétence d'attribution d'ordre public (article 92), l'incompétence<br />
territoriale du juge du gracieux (article 93), l'exception de litispendance (article 100), l'exception<br />
de nullité pour défaut de capacité d'ester en justice (article 120, alinéa 2), la fin de non recevoir<br />
tirée du défaut d'intérêt (article 125, alinéa 2).<br />
Ainsi, dans la jurisprudence : par exemple, le principe que nul ne plaide par procureur ou la fin<br />
de non recevoir tirée de l'autorité de la chose jugée (elle est d'intérêt privé).<br />
410
droit. 1253 La Cour de cassation peut le faire ; elle n'en a pas l'obligation en<br />
droit français.<br />
Le moyen de pur droit devant la Cour suprême nationale se définit<br />
de manière étroite : il doit trouver son assise sur des faits qui, non<br />
seulement figurent dans la décision attaquée, mais ont aussi été tenus<br />
pour établis par les juges du fond. 1254 Il ne suffit donc pas que le moyen<br />
soit tiré des faits de la cause 1255 , il doit avoir été déjà établi 1256 de telle<br />
façon qu'il ne nécessite aucune contestation ni aucune appréciation de<br />
fait qui n'aient été effectuées par la décision frappée de pourvoi. 1257 Dès<br />
lors, "les moyens de pur droit relevés d'office sont rares, pour ne pas dire<br />
exceptionnels". 1258<br />
304. Pour conclure, le juge civil peut appliquer d'office des moyens<br />
de droit si les parties ne l'ont pas "lié par les qualifications et points de<br />
droit auxquels elles entendent limiter le débat" 1259 et il doit intervenir dans<br />
le droit, soit pour éviter le déni de justice (absence de qualification des<br />
faits par les parties), soit pour éviter le mal jugé (mauvaise qualification<br />
par les parties), à la condition qu'il puisse le faire (il doit y avoir matière à<br />
1253<br />
. V. L. Cadiet, Droit judiciaire privé, deuxième édition, n° 1680 : peu importe que le moyen de<br />
pur droit soit d'ordre public ou non.<br />
1254<br />
. En ce sens, J. Voulet, "L'irrecevabilité des moyens nouveaux devant la Cour de cassation<br />
en matière civile", JCP 1973, I, 2544, n° 20.<br />
1255<br />
. En ce sens J. Boré, La cassation en matière civile, préc., n° 2366.<br />
1256<br />
. En ce sens J. Normand, Juriscl. Proc. civ., Fasc. 152, n° 69.<br />
1257<br />
. J. Boré, op. cit., loc. cit.<br />
411
qualification et il doit respecter les termes du litige tels qu'ils sont définis<br />
par les parties).<br />
SECTION 2. L'OBLIGATION POUR LE JUGE NATIONAL DE RELEVER<br />
D'OFFICE LE MOYEN TIRÉ DU DROIT COMMUNAUTAIRE<br />
305. La Cour de justice des Communautés européennes consacre,<br />
dans les arrêts Peterbroeck, Van Schijndel 1260 et Aannemersbedrijf 1261 , le<br />
devoir du juge national de relever d'office les moyens de droit<br />
communautaire.<br />
Le juge du fond national a désormais 1262 l’obligation d’appliquer<br />
d’office le droit communautaire, alors qu’il a la simple faculté de relever<br />
1258<br />
. A. Perdriau, "La 'duperie' que constituent les facilités données pour accéder à la Cour de<br />
cassation", JCP 97, I, 4063, n° 51.<br />
1259<br />
. Article 12, alinéa 3 NCPC.<br />
1260<br />
. CJCE, 14 décembre 1995, Peterbroeck, Van Campenhout, C-312/93, Rec. p.4599, concl.<br />
Jacobs ; Van Schijndel et Van Veen, aff. jts. C-430/93 et C-431/93, Rec. p. 4705, concl. Jacobs ;<br />
Europe, février 1996, n° 57, obs. A.R. et D.S. ; Justices, 1996-4, p. 205-8, obs. Mehdi et Simon ;<br />
Common Market Law Review, 1996, Vol. 33, p.337 et s., obs. Heukels ; Petites Affiches, 25<br />
octobre 1996, n° 129, p. 23 et s., note Benoît-Rohmer ; RMUE, 1996.1, p. 200 ; Dalloz affaires,<br />
février 1996, n° 8 ; aussi V.G. Canivet et J.-G. Huglo, "L'obligation pour le juge judiciaire national<br />
d'appliquer d'office le droit communautaire au regard des arrêts Jeroen Van Schijndel et<br />
Peterbroeck", Europe, avril 1996, Chronique 4 ; R. Kovar, "Le contrôle de la légalité des actes<br />
nationaux en droit communautaire", Les Annonces de la Seine, 17 octobre 1996, n° 71, p.7 et s.,<br />
spéc. p. 13 ; M. Hoskins, "Tilting the balance ; supremacy and national procedural rules",<br />
European Law Review 1996, Vol. 21, p.365 et s., spéc. p. 372 et s. ; E. Szyszczak et J.<br />
Delicostopoulos, "Intrusions into national procedural autonomy : the French paradigm",<br />
European Law Review, 1997, Vol. 22, n° 2, p. 141 et s. ; Y. Delicostopoulos, "L'influence du droit<br />
européen quant aux pouvoirs du juge judiciaire national sur le fait et le droit", Justices, 1997-6,<br />
p. 117 et s., spéc. p. 128-131 ; G. de Burca, "National procedural rules and remedies : the<br />
changing approach of the Court of justice" in Remedies for Breach of EC Law, dir. Lonbay et<br />
Biondi, Wiley, 1997, p. 37 et s., spéc. p. 39-46.<br />
1261<br />
. CJCE, 24 octobre 1996, Aannemersbedrijf P.K. Kraaijeveld BV e.a., C-72/95, Rec. p. 5403,<br />
concl. Elmer ; Justices, 1997-6, p. 147, obs. Mehdi et Simon ; aussi V. Ami Barav, "Le renvoi<br />
préjudiciel communautaire", Justices, 1997-6, p. 1 et s., spéc. p. 3-4 ; pour une approche<br />
cohérente sur l'ensemble de la jurisprudence en la matière V. désormais, A. Pliakos, Le principe<br />
général de la protection juridictionnelle efficace en droit communautaire, Sakkoulas - Bruylant,<br />
1997, spéc. p.215 et p. 227-230.<br />
1262<br />
. Sur la jurisprudence antérieure V. E.Szyszczak et J. Delicostopoulos, préc., loc. cit.<br />
412
d’office un moyen de droit national 1263 (qu’il soit un moyen de droit ou un<br />
moyen mélangé de fait et de droit). Il a l’obligation de relever d’office la<br />
règle de droit communautaire qui lui semble applicable au cas d’espèce<br />
en passant outre, si nécessaire, aux carences des parties au litige. 1264<br />
La jurisprudence Peterbroeck/Van Schijndel/Aannemersbedrijf de la<br />
Cour de Luxembourg confirme, si besoin était, l'office communautaire du<br />
juge national, définit en termes de devoirs les pouvoirs du juge national en<br />
matière de relevé d'office des moyens de droit et fait reculer de manière<br />
considérable la prétendue autonomie procédurale des droits<br />
nationaux. 1265<br />
En principe, "dès lors que, en vertu du droit national, une juridiction<br />
a l'obligation ou la faculté de soulever d'office les moyens de droit tirés<br />
d'une règle interne de nature contraignante qui n'auraient pas été<br />
avancés par les parties", il lui incombe désormais de vérifier d'office, dans<br />
1263<br />
. Arrêt Van Schijndel, préc., points 13 à 15 ; arrêt Aannemersbedrijf, préc., points 57, 58 et<br />
60.<br />
1264<br />
. V. en ce sens arrêt Peterbroeck, préc., point 21 (invocation tardive, dans cette affaire fiscale<br />
devant la Cour d’appel de Bruxelles, du moyen relevant du droit substantiel communautaire) ;<br />
arrêt Van Schijndel, préc., par. 15 (invocation des moyens de droit national devant les<br />
juridictions du fond néerlandaises alors que le moyen "nouveau" de droit communautaire n'a été<br />
invoqué que devant la Cour de cassation néerlandaise).<br />
1265<br />
. Contra à la quasi-unanimité, la doctrine communautaire, tout au moins jusqu'à l'arrêt<br />
confirmatif rendu par la Cour de justice le 24 octobre 1996, V. à titre d'exemple G. Isaac, Droit<br />
communautaire général, 5 ème éd., Armand Colin, 1996, p. 216 ; dans le même sens V. l'opinion<br />
de l'avocat général Jacobs dans l'affaire Denkavit International BV et autres, C-2/94, rendue le 7<br />
mars 1996, Rec. 1996, p.2827 et s.<br />
413
le cadre de sa compétence, les moyens de droit tirés d'une règle<br />
communautaire. 1266<br />
Ce principe connaît une limite en matière civile : le juge national<br />
doit, en toutes circonstances, respecter les termes du litige tels qu'ils sont<br />
définis par les parties. Il ne peut pas en modifier les termes dans son<br />
objet et dans sa cause. 1267 Mais la Cour de justice ne précise pas si<br />
l'obligation de relever d'office les moyens de droit communautaire<br />
subsiste lorsque le juge doit se fonder sur des faits que les parties n'ont<br />
pas spécialement invoqués au soutien de leurs prétentions. 1268 En droit<br />
français, on le rappelle, le juge peut mais ne doit pas requalifier les faits<br />
litigieux et relever d'office les moyens de droit interne lorsque la<br />
qualification ou l'application d'une règle nouvelle nécessite la prise en<br />
considération de faits qui n'ont pas été invoqués par les parties au soutien<br />
de leurs prétentions. Personnellement, nous inclinons à penser que cette<br />
évolution jurisprudentielle interne mérite, tout au moins en ce qui<br />
concerne la requalification suite à un mauvais choix de parties, la<br />
désapprobation. Elle va à l'encontre des dispositions de l'article 12 alinéa<br />
2 NCPC. 1269<br />
1266 . Arrêt Aannemersbedrijf du 24 octobre 1996, point 60.<br />
1267 . Arrêt Van Schijndel, points 20 et 22.<br />
1268 . V. article 7 alinéa 2 NCPC.<br />
1269 . Aux termes de l'article 12 alinéa 2 NCPC, le juge "doit donner ou restituer leur exacte<br />
qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties en<br />
auraient proposée".<br />
414
Au vu de ce constat, il devient difficile de proposer un modèle<br />
cohérent eu égard à la conduite jurisprudentielle qui est au mieux illisible<br />
et au pis illogique. En tout état de cause et quoi qu'en dise la Cour de<br />
Luxembourg, il est permis de penser que les juges civils nationaux ne<br />
vont pas s'empresser de relever d'office des moyens de droit<br />
communautaire.<br />
306. Tout autre est la question des pouvoirs des juridictions civiles<br />
suprêmes quant à l'application d'office du droit communautaire. La Cour<br />
de cassation française peut certainement examiner un nouveau moyen de<br />
droit communautaire, soit en le relevant d'office, (article 620, alinéa<br />
second NCPC) soit parce qu'il a été invoqué par l'une des parties (article<br />
619 NCPC) à la condition, dans les deux cas, qu'il s'agisse d'un moyen de<br />
pur droit. La Cour de cassation peut le faire ; elle n'en a pas l'obligation en<br />
droit positif.<br />
Ceci signifie qu'un moyen de droit communautaire sera difficilement<br />
examiné pour la première fois devant la Cour de cassation. En effet, un<br />
moyen tiré du droit communautaire sera, dans la majorité des cas, un<br />
moyen mélangé de fait et de droit, donc en principe irrecevable. 1270<br />
Contrairement à ce qu'on aurait pu penser 1271 , le moyen de droit<br />
communautaire n'est pas traité, en tout état de cause, en droit positif,<br />
1270 . V. Com. 23 novembre 1993, Bull. IV, n° 424, p. 308.<br />
415
comme un moyen de droit d'ordre public devant les juridictions suprêmes.<br />
D'ailleurs, il suffit de souligner que la Cour de justice elle-même ne se<br />
réfère pas à l'ordre public dans ce domaine. Elle élude la question. On<br />
retrouve tout juste, dans l'arrêt Van Schijndel 1272 , l'expression "intérêt<br />
public", ce qui ne revient évidemment pas au même. 1273 Bien sûr, il se<br />
peut qu'elle adopte une position plus contraignante dans l'avenir. Mais en<br />
l'état présent du droit européen et du droit français, la Haute juridiction<br />
assure la prééminence du droit communautaire sur la loi interne et<br />
sanctionne donc la violation du droit dans la limite de ses propres<br />
attributions.<br />
1271 . V. Canivet et Huglo, Chronique, Europe, loc. cit.<br />
1272 . Arrêt Van Schijndel, point 21.<br />
1273 . La notion d'ordre public n'est pas une notion communautaire. V. M.-Ch. Boutard Labarde,<br />
"L'ordre public en droit communautaire", in L'ordre public à la fin du XXè siècle, Dalloz, 1996,<br />
p.83 et s. ; aussi V. F. Eudier, Ordre public substantiel et office du juge, thèse, Rouen, 1994,<br />
directeur de thèse Courbe, n° 154.<br />
416
SECTION 3. LA FACULTÉ POUR LE JUGE NATIONAL DE RELEVER<br />
D'OFFICE LE MOYEN TIRÉ DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION<br />
307. En droit européen conventionnel, l'enjeu de l'application<br />
d'office des exigences de l'article 6 n'est pas le même que celui du droit<br />
communautaire.<br />
Tout d'abord, le moyen fondé sur la violation de l'article 6 est un<br />
moyen de procédure. En revanche, le relevé d'office par le juge national<br />
des moyens de droit communautaire porte, jusqu'à présent, sur des<br />
moyens de droit substantiel.<br />
Ensuite, l'interprétation jurisprudentielle de la règle de l'épuisement<br />
des voies de recours internes selon laquelle la Cour de Strasbourg "ne<br />
peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes"<br />
(article 35 nouveau de la Convention 1274 ) fait que la prétendue obligation<br />
d'une application ex officio de la Convention par le juge national ne<br />
constitue pas en soi une exception valable à l'invocation en substance par<br />
le requérant, au niveau national, du grief relatif à la violation de la<br />
Convention. 1275<br />
1274 . Ex article 26 de la Convention.<br />
1275 . En ce sens CEDH, 6 novembre 1980, Van Oosterwijck, Série A, n° 40, par. 39 ; V.J.-F.<br />
Flauss, "La condition de l'épuisement des griefs au sens de l'article 26 CEDH [...]", préc., RUDH<br />
417
Surtout, la Cour européenne des droits de l'homme, à la différence<br />
de la Cour de justice des Communautés européennes, n'a jamais imposé<br />
une obligation de relevé d'office de la Convention par le juge national. 1276<br />
Une telle prise de position (obligation de relevé d'office) reste fortement<br />
minoritaire au sein de la formation de Strasbourg. 1277<br />
Cependant, l'ensemble des affirmations susmentionnées méritent<br />
un réexamen.<br />
En premier lieu, s'il est vrai que le moyen fondé sur la violation de<br />
l'article 6 est un moyen procédural, il n'en est pas pour autant un moyen<br />
de procédure au sens étroit du terme, tel qu'un moyen de procédure<br />
d'intérêt privé (par exemple, la fin de non-recevoir tirée de l'autorité de la<br />
chose jugée) et même tel qu'un moyen de procédure d'ordre public (par<br />
exemple, l'irrecevabilité d'un appel pour cause de tardiveté). Le relevé de<br />
l'article 6 se ramène, à première vue, au relevé du principe des droits de<br />
1991, p. 534, note 55 ; 15 novembre 1996, Ahmet Sadik c/Grèce, préc., par. 33 ; sur la règle de<br />
l'épuisement des voies de recours internes V. supra "Le conflit entre un arrêt de la Cour EDH et<br />
une décision interne", Première Partie, Titre II, Chapitre II, Section 2, § 2 ; sur l'ensemble de la<br />
jurisprudence en la matière (arrêts Oosterwijck Cardot, Ahmet Sadik, Beis et Bahaddar c/Pays-<br />
Bas du 19 février 1998) V. J.-F. Flauss, RGDP, 1998-2, p.222-3 ; du même auteur, note sous<br />
CEDH, 19 mars 1991, D. 1992, Jur. p. 177.<br />
1276 . V. G. Cohen-Jonathan et J.-F. Flauss, Chronique, Justices, 1997-5, p.176 ; J.-F. Flauss,<br />
Actualité de la Convention, AJDA 1997, p. 977.<br />
1277 . V. p. ex. l'opinion dissidente du juge Martens sous l'arrêt Cardot du 19 mars 1991 (préc.) et<br />
son opinion partiellement dissidente (à laquelle se joint le juge Foighel) sous l'arrêt Ahmet Sadik<br />
(préc.).<br />
418
la défense. 1278 Tel est le cas, a priori, pour les violations du contradictoire,<br />
de l'impartialité du juge, de la réalité et de la publicité des débats et enfin<br />
pour la violation de la motivation. Mais alors, le principe des droits de la<br />
défense ayant valeur constitutionnelle en France 1279 , le relevé d'office de<br />
l'article 6 devrait être couvert par le relevé d'office du principe des droits<br />
de la défense.<br />
Néanmoins, on n'adhère pas entièrement à ce point de vue. Le<br />
constat qu'on vient d'avancer n'est qu'en partie satisfaisant. Ainsi, il se<br />
peut que la compréhension de l'étendue des droits en question soit<br />
différente en droit interne et en droit européen. 1280 Ceci placerait alors le<br />
débat au niveau de l'application de l'autorité du précédent des arrêts de la<br />
Cour de Strasbourg et non pas au niveau de la mise en œuvre effective<br />
de l'article 6. De plus, l'assimilation des garanties de l'article 6 avec les<br />
droits de la défense ne correspond pas entièrement à la réalité actuelle<br />
(en dehors de la question d'une divergence jurisprudentielle). Les droits<br />
de la défense ne contiennent, en principe, ni le délai raisonnable, ni<br />
l'égalité des armes en dehors et au-delà du contradictoire et surtout,<br />
ironie du sort, leur invocation, le cas échéant, par le requérant, ne lui<br />
1278<br />
. En ce sens G. Rouhette, "La procédure civile et la Convention européenne des droits de<br />
l'homme", préc., n° 16, p. 310.<br />
1279<br />
. Jurisprudence précitée.<br />
1280<br />
. V. infra "La démultiplication européenne des garanties procédurales" (Titre II).<br />
419
permettrait pas de se soustraire à son obligation de l'invocation en<br />
substance du grief relatif à l'article 6. 1281<br />
Aussi, force est de constater que le relevé de l'article 6 peut se<br />
manifester dans d’innombrables situations qui, comme il va être<br />
démontré, 1282 sont souvent régies par des dispositions internes<br />
spécifiques. Tel est le cas, par exemple, du principe de l'impartialité du<br />
tribunal sous l'angle de la récusation du juge et aussi de la publicité des<br />
débats. 1283 Au vu du seul droit interne et parfois même au vu du droit<br />
européen, la question n'est pas (plus) tellement celle du respect des<br />
exigences qui sont, après tout, communes au droit français et au droit<br />
processuel européen, que celle de l'invocation réelle et en temps utile de<br />
ces garanties.<br />
308. En général, les justiciables ont toujours intérêt à soulever la<br />
violation de l'article 6 le plus tôt possible : d'une part, "un grief se<br />
caractérise (aussi) par les faits qu'il dénonce et non par les simples<br />
moyens ou arguments de droit invoqués" 1284 – ce qui fait qu'il sera<br />
difficilement un moyen de pur droit et donc un moyen recevable devant la<br />
1281<br />
. En ce sens CEDH, 19 mars 1991, Cardot, préc., par. 33 : le requérant avait soulevé devant<br />
le juge national la violation des droits de la défense, mais la Cour de Strasbourg déclare que<br />
l'exception de non-épuisement est fondée (par. 36) ; comp. cep. l'arrêt Borgers du 30 octobre<br />
1991, par. 24 : les droits de la défense font partie de la notion du procès équitable.<br />
1282<br />
. V. infra "La démultiplication européenne des garanties procédurales".<br />
1283<br />
. Ibid.<br />
1284<br />
. CEDH, 21 février 1990, Powell et Rayner c/Royaume-Uni, Série A, n° 172, par. 29 ; RGDP,<br />
1998-2, p.223-4, obs. Flauss.<br />
420
Cour de cassation 1285 , c'est-à-dire ne nécessitant aucune nouvelle<br />
appréciation (de fait) par la Haute juridiction; d'autre part, un grief qui n'a<br />
pas été soulevé devant les juridictions du fond est considéré comme un<br />
moyen nouveau, donc irrecevable. 1286 A l'opposé, la recevabilité s'impose<br />
si la violation est constituée au niveau du second degré de juridiction<br />
même (par exemple, la violation de la publicité des débats devant la Cour<br />
d'appel siégeant en matière disciplinaire alors que cette publicité a été<br />
exigée par le plaideur 1287 ).<br />
309. A ce point, la question doit être posée : pourquoi la Cour de<br />
Strasbourg ne reprend-elle pas à son compte l'évolution consacrée par la<br />
Cour de Luxembourg 1288 en déclarant expressément que le juge national<br />
doit relever d'office les moyens tirés de la violation de la Convention ?<br />
Apparemment, 1289 elle ne le fait pas pour ne pas rendre inopérante la<br />
règle de l'épuisement des voies de recours internes au sens de<br />
l'invocation en substance par le requérant de la violation de la<br />
Convention. Cette règle constitue un moyen de filtrage des requêtes qui<br />
permet, entre autres, d'éviter l'engorgement total au niveau supranational.<br />
Ensuite, si le défaut d'examen d'office de la Convention constituait en soi<br />
1285<br />
. V. article 619 NCPC.<br />
1286<br />
. V. p. ex. Ass. plén., 18 février 1994, JCP 94, II, 22232, concl. Jéol, note du Rusquec : le<br />
demandeur au pourvoi n'avait pas conclu sur le fond devant la Cour d'appel, le moyen tiré de la<br />
violation de l'article 6.1 est déclaré irrecevable ; cf. arrêt Cardot, préc., par. 35 : la Cour de<br />
Strasbourg insiste sur le risque d'irrecevabilité du moyen nouveau devant la Cour de cassation.<br />
1287<br />
. Sur la publicité V. infra "La démultiplication européenne des garanties procédurales".<br />
1288<br />
. V. supra.<br />
1289<br />
. V. déjà J.-F. Flauss, note, D. 1992, loc. cit.<br />
421
une violation de celle-ci par le juge national, alors, la Cour ne pourrait plus<br />
refuser de connaître de certaines affaires sensibles, comme elle l'a fait,<br />
par exemple, dans les arrêts Oosterwijck et Ahmet Sadik. 1290 Il semblerait<br />
donc que le processuel (nécessité de respecter un minimum de délai<br />
raisonnable à Strasbourg) et le substantiel (une certaine marge de<br />
manoeuvre dont dispose la Cour dans certains cas pour éviter des<br />
affaires sensibles) s'unissent pour déterminer le processuel interne<br />
(absence d'obligation de relevé d'office par le juge interne de la<br />
Convention).<br />
310. En effet, la Cour adopte, jusqu'à présent, une position qui peut<br />
être qualifiée d'équivoque : si elle incite le juge national à appliquer la<br />
Convention, voire à l'appliquer d'office 1291 , elle ne lui en fait pas obligation.<br />
Dans le passé, elle avait déclaré que le "droit au juge" relevait de l'ordre<br />
public interne 1292 alors que la Convention elle-même est qualifiée<br />
désormais d'instrument constitutionnel de l'ordre public européen. 1293<br />
1290 . L'affaire Oosterwijck (l'arrêt date du 6 novembre 1980) concerne un transsexuel ; l'affaire<br />
Ahmet Sadik porte sur les droits d'un représentant de la communauté musulmane en Grèce. La<br />
Grèce et la Turquie sont des membres de l'OTAN mais ces deux pays voisins peuvent être<br />
considérés, pour une multitude de raisons, comme des frères ennemis.<br />
1291 . V. les arrêts Oosterwijck et Ahmet Sadik, préc., respectivement, les paragraphes 39 et 33.<br />
1292 . Arrêt Deweer du 27 février 1980, préc., par. 49. Selon le Professeur Rouhette (préc., n° 16,<br />
p. 309-10), la Cour dit dans cet arrêt Deweer que l'article 6 est d'ordre public interne ; comp.<br />
cep. F. Sudre, "Existe-t-il un ordre public européen ?", op. cit., p. 56, note 142. Selon le<br />
Professeur Sudre, la formulation est ambiguë (ce qui est juste), mais la Cour désigne<br />
probablement l'ordre public européen.<br />
On ne retient ni la position de M. Rouhette, ni celle de M. Sudre. On estime que l'article 6 relève<br />
de l'ordre public européen et en partie de l'ordre public interne (tout au moins en France), mais<br />
que la Cour de Strasbourg se réfère dans cet arrêt Deweer à la réglementation nationale de<br />
l'accès aux tribunaux. C'est la seule explication plausible.<br />
1293 . CEDH, 23 mars 1995, Loizidou c/Turquie, préc., par. 75 ; V. désormais CEDH, 29 juillet<br />
1998, Loizidou c/Turquie (article 50) : la Cour octroie 320.000 CYP à Mme Loizidou (tort matériel<br />
422
L'affirmation selon laquelle le droit à un tribunal appartient à l'ordre public<br />
interne ne signifiant, selon nous, rien de plus que le fait que la<br />
réglementation de l'accès aux tribunaux internes appartienne en principe<br />
aux droits internes, il s'avère nécessaire de se pencher sur les<br />
conséquences de l'énonciation de l'existence d'un ordre public européen.<br />
Le juge civil a-t-il l'obligation de relever d'office les moyens de droit<br />
européen des droits de l'homme qui sont désormais des moyens d'ordre<br />
public ? On ne le croit pas.<br />
Dans l'affaire Loizidou, la déclaration de la Cour quant à l'existence<br />
d'un ordre public européen, intervient dans le contexte de l'exception<br />
d'incompétence ratione loci soulevée par la Turquie (la partie de Chypre<br />
occupée par des troupes turques ne s'intégrant pas dans le territoire turc).<br />
Néanmoins, cette affirmation a valeur de principe ; elle ne se limite pas au<br />
cas d'espèce. Il reste que la Cour a dû examiner la question du relevé<br />
d'office de la Convention postérieurement à l'arrêt Loizidou, dans l'arrêt<br />
Ahmet Sadik du 15 novembre 1996. Dans cet arrêt Ahmet Sadik, elle ne<br />
fait que rappeler sa position incitative traditionnelle (celle qui avait été<br />
déjà retenue dans l'arrêt Oosterwijck) à propos du relevé d'office de la<br />
Convention par le juge national ; en réalité, elle opère même, mais de<br />
façon discrète, un recul par rapport à la jurisprudence Oosterwijck : dans<br />
l'arrêt Ahmet Sadik, la Cour ne fait que supposer que les juridictions<br />
et moral) compte tenu de son constat que la requérante a subi dans ses droits patrimoniaux une<br />
423
nationales auraient pu, voire dû, examiner d'office le litige sous l'angle de<br />
la Convention, alors que dans l'arrêt Oosterwijck, la même éventualité est<br />
examinée comme un élément in corpore de l'affaire.<br />
Par conséquent, on estime, à l'instar du Professeur Flauss, que la<br />
nature "constitutionnelle" du contentieux européen de Strasbourg est<br />
plutôt un élément qui induit à la mise en œuvre effective de l'autorité du<br />
précédent des arrêts européens ; elle ne concerne pas, en l'état présent<br />
de la jurisprudence européenne, le relevé d'office obligatoire de la<br />
Convention par le juge national. 1294<br />
311. Pour conclure, le juge national peut certainement relever<br />
d'office le moyen pris de la violation de l'article 6. D'ailleurs, il le fait. 1295<br />
Mais il n'a pas l'obligation de le faire. Personnellement, nous inclinons à<br />
penser qu'il serait souhaitable qu'il le fasse de manière constante, à<br />
condition bien sûr que l'occasion s'y prête et ceci afin d'assurer le procès<br />
équitable, "principe fondamental de la prééminence du droit". 1296<br />
ingérence injustifiée imputable à la Turquie.<br />
1294 . V.J.-F. Flauss, "Droit constitutionnel et Convention européenne des droits de l'homme, 1 ère<br />
partie", RFD const. 1997, n° 30, p.377 et s., spéc. p. 378 ; du même auteur, AJDA 1997, loc. cit.<br />
1295 . En matière civile : p. ex. Civ. 1 ère , 28 novembre 1984, Bull. civ. I, n° 321, p.272 ; Civ. 3 ème ,<br />
11 juin 1987, Gaz. Pal. 1988, somm. ann. p.36, obs. Guinchard et Moussa (le pourvoi<br />
n'invoquait pas l'article 6). En matière pénale : p. ex. Crim, 5 décembre 1978, affaire Baroum<br />
Cherif, D. 1979, Jur. p.50, note Kehrig ; sur cette affaire V. A. Drzemczewski, European human<br />
424
312. Mais, que le juge relève d'office ou pas le droit<br />
communautaire, son office communautaire se manifeste de manière tout<br />
aussi importante dès lors que l'un des justiciables introduit avec succès<br />
un moyen de droit communautaire dans le procès civil. Il s'agit alors de<br />
démontrer comment l'application effective du droit substantiel<br />
communautaire par le juge national, juge de droit commun du droit<br />
communautaire, postule désormais, selon le cas, la primauté du droit<br />
communautaire dans le domaine de la procédure.<br />
rights Convention in domestic law, Clarendon Press, Oxford, 1983, p.78 ; Crim. 18 mars 1986,<br />
D. 1988, p.568 ; Contra Crim, 9 mai 1994, Nicolai, BICC 1994, n° 881.<br />
1296 . CEDH, 26 avril 1979, Sunday-Times c/Royaume-Uni, Série A, n° 30.<br />
425
CHAPITRE II<br />
LA PRIMAUTE DU DROIT PROCESSUEL COMMUNAUTAIRE<br />
313. Le juge français, organe de l'Etat, est juge de droit commun du<br />
droit communautaire. Il est juge de droit commun du droit communautaire<br />
lorsque le litige ou la demande 1297 dont il est saisi porte sur des règles de<br />
droit communautaire. Le juge français, juge de droit commun du droit<br />
communautaire, a vocation à connaître de toutes les affaires à l'exception<br />
de celles qui sont soumises à la compétence du TPI et de la Cour de<br />
justice.<br />
314. A la différence de la Cour européenne des droits de l'homme,<br />
la Cour de Luxembourg peut influer sur le procès avant l'instance, en<br />
cours d'instance et après l'instance. La Cour européenne des droits de<br />
l'homme, elle, peut influer sur le procès avant l'instance (autorité du<br />
précédent) et après l'instance (règle de l'épuisement des voies de recours<br />
internes, absence de procédure préjudicielle mais aussi force obligatoire<br />
de l'arrêt européen et hypothèse exceptionnelle de réouverture du<br />
procès). La Cour de Strasbourg se limite donc à une appréciation des<br />
1297 . V. article 25 du NCPC.<br />
426
procédures internes, des différentes phases du procès, 1298 sans intervenir<br />
au cours de l'instance. Son évaluation a lieu a posteriori -- lorsque le cas<br />
se présente -- sur les actes et délais de la procédure 1299 , elle n'interrompt<br />
pas la suite des actes et délais d'une procédure.<br />
315. Le juge français, juge de droit commun du droit<br />
communautaire, applique la primauté du droit communautaire (traité,<br />
protocoles, règlements, directives et décisions) au niveau juridique<br />
interne. Il le fait dans le respect des règles de désignation des juridictions<br />
compétentes, de la fixation des délais de prescription et des modalités de<br />
preuve, enfin, dans le respect des modalités procédurales des recours. 1300<br />
Pour autant, le principe n'est pas celui de l'autonomie procédurale. Dans<br />
le silence des traités constitutifs et en l'absence de réglementation<br />
communautaire de droit dérivé mais en présence d'une jurisprudence<br />
communautaire de plus en plus riche, le principe est celui de la primauté<br />
processuelle du droit communautaire lorsque celui-ci existe. Le droit<br />
processuel national occupe le terrain, il le quitte et/ou il se soumet en<br />
présence du droit processuel communautaire.<br />
1298 . L'instance se définit tout d'abord comme la "procédure engagée devant une juridiction ;<br />
phase d'un procès". V. G.Cornu, Vocabulaire juridique, préc., V° Instance.<br />
1299 . L'instance se définit aussi comme "la suite des actes et délais" d'une procédure, enfin<br />
comme la "situation juridique des parties en cause". V. Vocabulaire juridique, op. cit., loc. cit. La<br />
Cour de Strasbourg peut influer sur la situation juridique des parties par le biais de l'autorité du<br />
précédent ("en amont").<br />
1300 . V. CJCE, 7 juillet 1981, Rewe, 158/80, Rec. p.1805, point 44 (sur l'absence des voies de<br />
droit autres que celles établies par le droit national) ; 17 juillet 1997, Krüger, C-334/95, Rec.<br />
p.4517, Europe, octobre 1997, comm. n° 316, obs. Rigaux (sur l'admissibilité d'un pourvoi contre<br />
la décision de saisine de la Cour de justice à titre préjudiciel - point 54).<br />
427
316. Le droit processuel nouveau (national et communautaire) doit<br />
faire face à un phénomène inconnu du droit européen conventionnel :<br />
celui du "chevauchement des voies de droit". 1301 La Cour est conduite à<br />
se prononcer sur un même objet alors qu'elle est saisie par des voies<br />
différentes. 1302 Cette saisine peut provenir de l'exercice successif de deux<br />
voies de recours ou à raison de l'exercice simultané de deux recours. 1303 Il<br />
est aussi fréquent qu'une question se trouve pendante devant la Cour de<br />
justice et une juridiction interne. En schématisant, d'une part, les voies de<br />
droit communautaires se recouvrent, d'autre part, les voies de droit et les<br />
recours internes existent et sont exercés avant, parallèlement ou après<br />
l'exercice des recours européens ; la Cour de justice énonce ses propres<br />
règles quant aux recours communautaires et soumet le juge national qui<br />
connaît des voies de droit internes à des règles supplémentaires tout en<br />
respectant les modalités internes des recours. L'enjeu consiste à essayer<br />
de systématiser l'ensemble des solutions (traité, droit jurisprudentiel<br />
communautaire, Nouveau Code de procédure civile, jurisprudence<br />
française) en l'absence d'une hiérarchie organique certaine.<br />
On propose de le faire en deux temps : examiner d'abord la<br />
possibilité du contrôle par le juge civil des référés de la légalité des actes<br />
1301<br />
. G. Isaac, Droit communautaire général, préc. p.240.<br />
1302<br />
. Ibid.<br />
1303<br />
. D. Simon, Le système juridique communautaire, préc., n° 331. Le renvoi préjudiciel peut<br />
suivre l'arrêt de manquement, l'action en manquement peut suivre la décision préjudicielle ou<br />
les deux recours peuvent être simultanément pendants devant la Cour de justice (V.G. Isaac,<br />
Droit communautaire général, préc., p.241).<br />
428
communautaires (Section 1) pour poursuivre par l'articulation des voies<br />
de droit dans le procès civil (Section 2). Il s'agit donc d'analyser une partie<br />
de la "systématique des contentieux" 1304 sous l'angle de l'office<br />
communautaire du juge national. 1305<br />
1304 . D. Simon, Le système juridique communautaire, préc., n° 331.<br />
1305 . Selon la formule du Professeur Barav, thèse, préc.<br />
429
SECTION 1. LE JUGE CIVIL DES RÉFÉRÉS, JUGE <strong>AD</strong>MINISTRATIF ?<br />
317. Le juge des référés (qu'il soit président du tribunal de grande<br />
instance -- articles 808 et 809 NCPC -- ou président du tribunal de<br />
commerce -- articles 872 et 873 NCPC -- pour ne citer que deux cas de<br />
figure 1306 ) est une émanation de la juridiction civile ou commerciale à<br />
laquelle il appartient. 1307 C'est une évidence : le juge des référés,<br />
émanation d'une juridiction de l'ordre judiciaire, est un juge de l'ordre<br />
judiciaire. En vertu du principe de la séparation des autorités<br />
administratives et judiciaires, il n'a pas à connaître d'une question de<br />
nature administrative. Il doit se déclarer d'office incompétent 1308 , sa<br />
compétence étant restreinte aux litiges dont la connaissance quant au<br />
fond appartient aux tribunaux civils. 1309<br />
318. Cependant, le juge civil des référés est compétent pour<br />
prévenir, faire cesser ou réparer la voie de fait administrative qui porte<br />
1306 . Les dispositions des articles 808 et 809 NCPC ainsi que celles des articles 872 et 873<br />
NCPC sont applicables au "référé - concurrence" de l'article 36 de l'ordonnance n° 86-1243 du<br />
1 er décembre 1986 (V.Com. 27 juin 1989, Bull. IV, n° 208, p.139). La distinction procédurale<br />
porte sur le fait que le président ne peut exercer ce "référé - concurrence" que dans le cas où la<br />
juridiction a été saisie au fond. Pour donner un exemple par analogie : en droit interne V. les<br />
articles 956 et 957 NCPC concernant les pouvoirs du premier président de la Cour d'appel<br />
d'ordonner des mesures en référé lorsqu'un appel a été interjeté et que l'affaire est pendante<br />
devant la Cour d'appel. Le premier président statue en premier et dernier ressort et l'appel<br />
contre l'ordonnance du premier président est exclu. Cette procédure ne doit pas être confondue<br />
avec l'appel d'une ordonnance de référé qui est porté devant la Cour d'appel et non devant le<br />
premier président.<br />
1307 . V.C. Giverdon, Juriscl. Proc. civ. Fasc 223, n° 27 et s.<br />
1308 . En ce sens, H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé, préc., n° 1307.<br />
1309 . Civ. 19 février 1900, D. 1900, 1, 506 ; Civ. 1 ère , 30 janvier 1985, JCP 85, IV, 138.<br />
430
atteinte à la propriété privée ou à une liberté fondamentale 1310 . Il peut<br />
aussi ordonner les mesures nécessaires à l'exécution de la décision<br />
administrative. 1311<br />
Ces deux dérogations 1312 au principe de l'incompétence du juge<br />
judiciaire des référés en matière administrative ont un trait commun : le<br />
juge judiciaire n'a pas à opérer en principe une appréciation de nature<br />
administrative. Sa fonction juridictionnelle demeure celle de l'ordre de<br />
juridiction auquel il appartient. Ainsi, par une décision du 4 octobre 1989,<br />
la Cour d'appel de Paris définit la voie de fait de la manière suivante : "Il y<br />
a voie de fait lorsque l'administration porte atteinte à une liberté<br />
fondamentale dans des conditions manifestement insusceptibles de se<br />
rattacher à l'exercice d'un pouvoir appartenant à l'administration, c'est-à-<br />
dire à l'exercice d'un texte législatif ou réglementaire". 1313<br />
En d'autres termes, cette voie de fait administrative doit être<br />
suffisamment caractérisée et ne doit donner lieu à aucune contestation<br />
1310 . La voie de fait est l'œuvre de la jurisprudence V.T.C., 18 décembre 1947, Hilaire, JCP<br />
1948, II, n° 4087. Sur la notion V.A.Van Lang, Juge judiciaire et droit administratif, thèse,<br />
Rennes, LGDJ, 1996, préface D. Truchet n° 48 ; sur la théorie des matières réservées à la<br />
compétence judiciaire V.J.Rivero et J.Waline, Droit administratif, 15 ème éd., Dalloz 1994, n° 170<br />
et s.<br />
1311 . V. H. Solus et R.Perrot, Droit judiciaire privé, préc., n° 1308 et 1309.<br />
1312 . La voie de fait ne doit pas être confondue avec l'emprise irrégulière. La compétence du juge<br />
civil pour fixer le montant de l'indemnité due à un propriétaire suite à une emprise irrégulière<br />
(absence d'expropriation) est limitée par rapport à ses pouvoirs en cas de voie de fait : il peut<br />
même ordonner la démolition parce que le vice est grave. Aussi, la voie de fait concerne à la<br />
fois la propriété immobilière ou mobilière et l'atteinte à une liberté fondamentale. L'emprise<br />
irrégulière ne peut porter que sur la propriété immobilière. V.J.Rivero et J.Waline, Droit<br />
administratif, préc., n° 172 et s.<br />
1313 . CA, Paris 4 octobre 1989, D. 1989, IR, 286.<br />
431
sérieuse. De même, en ce qui concerne l'exécution d'une décision<br />
administrative, l'autorité du titre administratif doit être indiscutable.<br />
L'appréciation de la validité de l'acte revient au tribunal administratif.<br />
Par conséquent, c'est l'absence de doute qui permet au juge de<br />
l'évidence de s'aventurer jusqu'aux limites de la compétence d'une<br />
autorité judiciaire administrative sans jamais vraiment passer outre. La<br />
constatation qu'il opère, élément de définition de l'acte juridictionnel, reste<br />
du ressort du judiciaire.<br />
Or, le droit communautaire conduit le juge judiciaire des référés à<br />
aller bien au-delà de sa fonction traditionnelle de juge des libertés. 1314<br />
319. Avant d'entrer dans le vif du sujet, on se permet quelques<br />
observations. En droit français, le juge administratif est aussi soumis à la<br />
loi, ce qui signifie que "les lois au sens formel échappent à tout<br />
recours" 1315 . La compétence du juge administratif n'excède pas le champ<br />
1314 . Aux termes de l'article 66 de la Constitution : "L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté<br />
individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi." Pour un<br />
exemple V. Cass. ass. plén., 5 avril 1996, JCP 96, II, 22676, note Cadiet : L'assemblée plénière<br />
se prononce sur la compétence du président du TGI statuant en référé pour qu'il soit sursis<br />
provisoirement à l'exécution de la contrainte par corps.<br />
1315 . J.Rivero et J.Waline, Droit administratif, préc., n° 152.<br />
432
de l'action administrative 1316 et sa compétence est déterminée en fonction<br />
de la nature des règles à appliquer au fond. 1317<br />
Le droit français connaît aussi une règle plutôt élémentaire qui<br />
puise sa source dans la Constitution : celle de la distinction de la loi et du<br />
règlement. La loi est votée par le Parlement 1318 , alors que le règlement fait<br />
partie de l'exercice du pouvoir réglementaire 1319 lequel appartient, au vu<br />
de l'article 21 de la Constitution, au Premier ministre. Dans la réalité des<br />
choses, les règlements sont formés au sein des ministères, le Premier<br />
ministre leur conférant son autorité "en les signant" 1320 ; ceux des<br />
règlements qui sont élaborés en tant que décrets en conseil des ministres<br />
sont signés par le Président de la République.<br />
En troisième lieu, le système juridique français se caractérise par<br />
l'existence de deux ordres de juridiction, un ordre judiciaire et un ordre<br />
administratif. Le juge administratif ne connaît pas des litiges entre des<br />
personnes privées. L'idée sous-jacente est celle de la répartition du travail<br />
en fonction du fond et non -- semble-t-il -- une application au juridictionnel<br />
1316<br />
. J.Rivero et J.Waline, préc., n° 149 et s.<br />
1317<br />
. C.Eisenmann, "Le rapport entre la compétence juridictionnelle et le droit applicable en droit<br />
administratif français", Mélanges Maury, tome 2, 1960, p.379.<br />
1318<br />
. Article 34 de la Constitution.<br />
1319<br />
. Articles 37 et 21 de la Constitution.<br />
1320<br />
. J.Rivero et J.Waline, Droit administratif, préc., n° 66.<br />
433
de la séparation des pouvoirs. 1321 La dualité des ordres de juridiction n'est<br />
pas le corollaire de la séparation des pouvoirs. 1322<br />
320. A la différence du système juridique français, le système<br />
juridique communautaire ne connaît ni du principe de la dualité des ordres<br />
de juridiction, ni de l'existence d'un Conseil constitutionnel qui n'appartient<br />
à aucun des deux ordres. La Cour de justice, "organe à vocation<br />
généraliste" 1323 , "assure le respect du droit dans l'interprétation et<br />
l'application du présent traité" 1324 en statuant, à titre préjudiciel 1325 , dans le<br />
cadre de ceux des litiges entre particuliers qui relèvent de la compétence<br />
des juridictions judiciaires et dans celui des litiges qui relèvent de la<br />
compétence des juridictions administratives françaises. 1326 Cette<br />
compétence préjudicielle de la Cour est exclusive puisque le Tribunal de<br />
première instance n'a pas compétence pour connaître des questions<br />
1321 ème<br />
. V.G.Vedel et P.Delvolvé, Droit administratif, 12 éd., tome 1, Thémis, 1992, p.98 et s. ;<br />
J.Vincent, S.Guinchard, G.Montagnier et A.Varinard, La justice et ses institutions, 4 ème éd.,<br />
Dalloz, 1996, n° 62 : les auteurs expliquent, suite aux travaux de la doctrine contemporaine, que<br />
"la séparation des pouvoirs ne fonde pas nécessairement la dualité des ordres, celle-ci n'en est<br />
qu'une application contingente, qui n'avait même pas été envisagée au départ." Sur la naissance<br />
de l'ordre administratif V.aussi n° 431 de l'ouvrage précité.<br />
1322<br />
. V.J.-M.Auby, "Autorités administratives et autorités juridictionnelles", AJDA 1995, p.91 et s.,<br />
spéc. p.93-4. Selon l'auteur, "le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires<br />
apparaît comme logiquement distinct du principe de séparation des pouvoirs, tout en<br />
constituant, dans la 'conception française', un élément complémentaire de la séparation des<br />
pouvoirs."<br />
1323<br />
. R.Mehdi, "La Conférence intergouvernementale : enjeux et perspectives", Justices, 1997-6,<br />
p.29 et s., spéc. p.41.<br />
1324<br />
. Article 220 CE (ex article 164).<br />
1325<br />
. Article 234 CE (ex article 177).<br />
1326<br />
. Dans un ordre juridique intégré, la compétence de la Cour de justice dans le contentieux de<br />
manquement d'Etat suite à la saisine de la Cour par la Commission [article 226 CE (ex article<br />
169)] ou un autre Etat [article 227 CE (ex article 170)] appartient aussi à la mission régulatrice<br />
de cette Cour. Les auteurs la qualifient pour l'instant de fonction de juridiction internationale.<br />
434
préjudicielles. 1327 Le TPI est un tribunal administratif qui connaît, entre<br />
autres, des recours communautaires en annulation 1328 et en carence. 1329<br />
A la différence du système juridique français, la distinction entre la<br />
loi et le règlement n'apparaît pas dans le système juridique<br />
communautaire. Le terme "loi" ou "législation" ne ressort pas de la lecture<br />
du traité. En revanche, la terminologie de pouvoir ou de système<br />
"législatif" se manifeste dans la jurisprudence de la Cour de justice. 1330 Le<br />
pouvoir législatif et le pouvoir exécutif s'enchevêtrent dans<br />
l'accomplissement de leur mission respective : "le Parlement européen<br />
conjointement avec le Conseil, le Conseil et la Commission arrêtent des<br />
règlements et des directives, prennent des décisions et formulent des<br />
recommandations ou des avis". 1331 Les actes communautaires de droit<br />
dérivé sont motivés. 1332 Les règlements, les actes adoptés selon la<br />
procédure de l'article 251 (directives et décisions) et les directives qui<br />
sont adressées à tous les Etats membres sont publiés au Journal officiel<br />
des Communautés européennes. 1333<br />
1327<br />
. Article 225 alinéa 1 CE (ex article 168 A al. 1).<br />
1328<br />
. Article 230 CE (ex article 173).<br />
1329<br />
. Article 232 CE (ex article 175).<br />
1330<br />
. V. CJCE, 17 décembre 1970, Köster, 25/70, Rec. p.1161 ; 9 mars 1978, Simmenthal, préc.,<br />
("le pouvoir législatif de la Communauté").<br />
1331<br />
. Article 249 alinéa 1 CE (ex article 189). Sur la procédure dite de "codécision" (ex article 189<br />
B) et celle de coopération (ex article 189-C) V. respectivement articles 251 et 252 CE.<br />
1332<br />
. Article 253 CE (ex article 190).<br />
1333<br />
. Article 254 alinéas 1 et 2 CE (ex article 191).<br />
435
Enfin, une dernière remarque introductive : l'ensemble des<br />
dispositions du droit communautaire l'emportent sur le droit national, ce<br />
qui revient à transmuer le principe français de la soumission du juge à la<br />
loi.<br />
321. Après avoir tracé les contours du débat, il s'agit d'établir la<br />
relation causale directe entre l'ingérence alléguée du juge civil des référés<br />
dans la matière judiciaire administrative et la source jurisprudentielle de<br />
cette nouvelle fonction. Présenter donc le domaine, les périmètres et les<br />
limites du contrôle de la validité des actes communautaires par le juge<br />
civil des référés qui dépend alors étroitement du dire obligatoire du juge<br />
communautaire. A cette fin, nous examinerons successivement le<br />
contrôle de la légalité des actes communautaires par le juge civil (§1) et<br />
les limites de ce contrôle de légalité des actes communautaires par ledit<br />
juge (§2).<br />
436
§ 1. Le contrôle de la légalité des actes communautaires par le juge<br />
civil.<br />
322. Nous préciserons la source du contrôle de la légalité des actes<br />
communautaires par le juge civil (A) afin de présenter par la suite le<br />
domaine de ce contrôle (B).<br />
A. La source du contrôle.<br />
323. L'atteinte au principe de la dualité des ordres de juridictions ne<br />
provient pas d'un texte ou d'un seul arrêt de principe communautaire 1334 .<br />
Le cadre général de l'interrogation est celui d'un dire juridictionnel<br />
désormais partagé. La réponse concrète se situe dans un faisceau<br />
d'arguments qui s'articulent autour du concept de justiciabilité 1335 -- la<br />
capacité du juge européen à assurer l'efficacité du droit européen et<br />
l'effectivité de la protection juridictionnelle des particuliers. Ces arguments<br />
1334 La Cour de justice avait affirmé dans l'arrêt Salgoil du 19 décembre 1968 (13/68,<br />
Rec.p.661) "qu'il appartient à l'ordre juridique de chaque Etat membre de désigner la juridiction<br />
compétente et, à cet effet, de qualifier ces droits selon les critères du droit interne". Selon<br />
Boulouis et Chevallier (Grands arrêts de la CJCE, 5 è ed., préc., p. 155) "Il n'est certes pas<br />
douteux qu'il appartienne à chaque ordre juridique interne et à lui seul de déterminer, suivant<br />
ses propres critères, quel est le juge national compétent pour connaître d'une action engagée<br />
par tel de ses ressortissants. Mais cela n'implique absolument pas que, du même coup, il<br />
revienne aussi à ce seul ordre juridique de qualifier et, qui plus est, suivant ses propres critères,<br />
les droits en cause lorsque ceux-ci découlent directement de l'ordre juridique communautaire.<br />
Sauf à en altérer et la nature et la portée, des droits ne peuvent être qualifiés que par rapport à<br />
l'ordre juridique où ils prennent naissance et en fonction des exigences de cet ordre. Si la<br />
sanction de ces droits dépend d'un autre ordre juridique, celui-ci doit accueillir cette qualification<br />
comme une donnée acquise dont il lui appartient seulement de tirer les conséquences<br />
appropriées pour que cette sanction soit effective et non pas considérer qu'il s'agit d'un<br />
problème préalable qu'il lui incombe de résoudre suivant ses propres critères".<br />
1335 . V. supra "Introduction".<br />
437
se décomposent essentiellement en trois éléments : les conséquences de<br />
la jurisprudence communautaire en matière de référé, le fait que le<br />
domaine de la concurrence est le domaine de prédilection du droit<br />
communautaire au niveau du juge civil national du provisoire, enfin,<br />
l'imbrication entre le droit de la concurrence (qui reste en principe du<br />
ressort du privé) et le contrôle de la légalité des actes relatifs à l'octroi<br />
d'une aide étatique.<br />
324. A ceux-ci s'ajoute un quatrième élément : au sein de l'instance<br />
civile 1336 , toute analyse qui ne prend pas en compte le premier acte de<br />
volonté d'un justiciable risque de ne pas être concluante. Au civil, "seules<br />
les parties introduisent l'instance, hors les cas où la loi en dispose<br />
autrement" 1337 (article 1 er NCPC). Au principal, la demande en justice est<br />
formée par assignation ou par remise au secrétariat-greffe d'une requête<br />
conjointe (article 750 NCPC) et même, devant le tribunal de commerce,<br />
"par la présentation volontaire des parties devant le tribunal" (article 854<br />
NCPC) 1338 . En cas d'assignation, le tribunal est saisi par la remise au<br />
1336<br />
. Sur la distinction entre l'instance - phase du procès et le procès. V.Ass.plén., 3 avril 1962,<br />
JCP 92, II, 12744, note Raynaud : "si la décision rendue par la juridiction de première instance<br />
est frappée d'appel, l'instance d'appel qui est distincte [...]".<br />
1337<br />
. L'exclusion du juridictionnel en raison de l'auto-saisine, argument de certains processualites<br />
français, va à l'encontre du droit positif.<br />
1338<br />
. Quant au tribunal d'instance : "par requête conjointe" ou en se présentant volontairement<br />
devant le juge (article 845 NCPC) et aussi, selon le montant de la demande, par déclaration au<br />
greffe (article 847-1 NCPC).<br />
438
secrétariat-greffe d'une copie de l'assignation (deux copies, semble-t-il) et<br />
non par l'assignation elle-même (article 757 NCPC) 1339 .<br />
Une première remarque s'impose : dans le procès civil, dans un<br />
premier temps et dans des hypothèses de compétence "limite", ce sont<br />
les parties (le demandeur) qui "déterminent" la juridiction compétente pour<br />
examiner l'affaire. La question de la compétence d'une juridiction est<br />
perçue parfois comme étant déterminante pour l'issue du procès. Et les<br />
particuliers comme les entreprises prennent parti en faveur des<br />
juridictions judiciaires en assignant en référé (article 485 NCPC) 1340 et en<br />
invoquant de manière "systématique et excessive" 1341 la voie de fait. Dans<br />
ce domaine du provisoire, c'est-à-dire dans le référé en cas de dommage<br />
imminent ou de trouble manifestement illicite -- "même en présence d'une<br />
contestation sérieuse" (article 809 NCPC) -- suite à une voie de fait, c'est<br />
la constatation de cette voie de fait qui détermine la recevabilité de la<br />
demande en référé ; partant, elle rend la question de compétence<br />
secondaire 1342 . L'appréciation de la voie de fait conditionne la compétence<br />
du juge civil des référés en ce sens que le fait que la contestation<br />
sérieuse porte sur un droit qui relève, au fond, de la compétence du juge<br />
1339<br />
. Sur la distinction V.J.Vincent et S.Guinchard, préc., n° 834, 845 et 854. Les auteurs<br />
critiquent le cas dans lequel le demandeur se trouve forclos au fond, pendant une période<br />
courte située entre l'assignation et l'enrôlement, dans une hypothèse de résiliation de bail (et<br />
dans toute hypothèse équivalente).<br />
1340<br />
. On n'examine pas ici le référé sur procès-verbal suite aux difficultés rencontrées par un<br />
huissier ou un notaire dans l'exécution d'un acte ou d'un titre.<br />
1341<br />
. D.Truchet, "Mauvaises et bonnes raisons de mettre fin au dualisme juridictionnel", Justices,<br />
1996-3, p.53 et s., spéc. p.62.<br />
1342<br />
. Sur la distinction entre l'urgence et l'absence de contestation sérieuse, éléments de la<br />
recevabilité de la demande en référé (donc, constitutifs d'une fin de non recevoir) et la<br />
compétence du juge des référés V.J.Héron, Droit judiciaire privé, préc., n° 321.<br />
439
administratif, devient indifférent. Ainsi, par exemple, la Cour d'appel de<br />
Bastia dit que la contestation sur la légalité d'un acte administratif<br />
n'empêche pas le juge des référés, à titre conservatoire et pour éviter la<br />
création d'une situation irréversible, d'ordonner l'arrêt de travaux, la<br />
construction entreprise constituant un trouble manifestement illicite. 1343<br />
325. Il ne faut pourtant pas oublier que la voie de fait n'est qu'une<br />
exception au principe de l'incompétence du juge civil du provisoire<br />
statuant sur une question de nature administrative 1344 , et son importance<br />
peut paraître réduite. Cette incompétence est d'ordre public. 1345<br />
Néanmoins, la voie de fait présente une double utilité : elle démontre les<br />
particularités du référé 1346 ainsi que l'importance du choix du référé par le<br />
justiciable. Elle constitue par-là même une transition vers le prochain<br />
élément qui va être examiné, celui de l'imbrication du droit de la<br />
concurrence et du contrôle de la légalité des actes qui visent des aides<br />
étatiques suite à une saisine des juges consulaires. Il s'agit alors<br />
1343 . CA Bastia, 1 er mars 1988, Dalloz Action, préc., n° 1064, obs. Lacabarats.<br />
1344 . V. Ass. plén., 18 juin 1963, D.1963, p.601, concl. Lindon ; Civ. 1 ère , 10 mai 1983, Bull. civ. I.,<br />
n° 144 ; Civ. 3 ème , 19 octobre 1988, Bull. civ. III, n° 144.<br />
1345 . Civ. 19 février 1900, Dalloz Action, n° 1015.<br />
1346 . On n'examine pas le cas du référé lorsque "l'existence de l'obligation n'est pas<br />
sérieusement contestable" (article 809 alinéa 2 NCPC) puisque les interférences avec le droit<br />
communautaire sous l'angle des compétences sont dépourvues d'incidence directe (et même<br />
indirecte). Pour un exemple interne V. Cass. 1 ère civ., 14 mai 1996, D. 1996, IR. p.187 : il ne<br />
saurait être reproché à une cour d'appel d'avoir confirmé une ordonnance de référé ayant<br />
accordé une provision à une victime qui avait formé une action en réparation contre l'assureur<br />
d'un centre hospitalier, au motif que le juge judiciaire aurait dû surseoir jusqu'à ce que le juge<br />
administratif ait définitivement statué, alors que le juge des référés n'énonce aucune<br />
appréciation sur l'éventuelle responsabilité de l'établissement public et que l'arrêt est dépourvu<br />
de toute autorité de chose jugée ; le juge des référés peut retenir que, eu égard aux décisions<br />
rendues en l'état par les juridictions administratives, l'obligation de garantie de la compagnie<br />
d'assurance de l'établissement public n'est pas sérieusement contestable.<br />
440
d'essayer de démontrer que cette situation est aussi conditionnée par le<br />
choix du justiciable quant à la saisine du juge interne combinée avec le<br />
principe susmentionné selon lequel la Cour de Luxembourg ne contrôle<br />
pas les règles nationales d'organisation et de procédure.<br />
326. Dans cette perspective, on se permet de s'attarder sur les faits<br />
significatifs d'un arrêt de la Cour de justice qui démontrent la réalité de<br />
l'enchevêtrement du public et du privé ainsi que le nombre croissant des<br />
options susceptibles d'être utilisées par les justiciables. En d'autres<br />
termes, on se penche sur la réalisation concrète du droit d'agir vu sous<br />
l'angle d'un dire juridictionnel partagé et éclaté.<br />
Par un arrêt du 11 juillet 1996 1347 , la Cour de justice a été amenée à<br />
trancher en substance, en application de l'article 177 du traité (article 234<br />
nouveau), la question de l'incidence sur la saisine d'une juridiction civile<br />
nationale (tribunal de commerce de Paris statuant dans une situation<br />
d'urgence 1348 ) de la "saisine" parallèle, suite à une plainte, de la<br />
Commission des Communautés européennes.<br />
1347 . CJCE, 11 juillet 1996, Syndicat français de l'Express international (SFEI) e.a. contre La<br />
Poste e.a., C-39/94, Rec. p.3547 ; sur cette affaire V. F.Picod, Rev. aff. eur. 1996, n° 3,<br />
Rubrique de jurisprudence de la Cour de Justice et du Tribunal de première instance, p. 268-<br />
276.<br />
1348 . Préc., point 15, question n° 7.<br />
441
Dans cette affaire dite "Syndicat français de l'Express international<br />
(SFEI)", il s'agissait essentiellement d'un conflit opposant, d'une part de<br />
grandes entreprises privées qui se spécialisent dans le domaine du<br />
courrier express (au nombre de cinq, parmi lesquelles on trouve DHL et<br />
Fed Ex) et qui avaient formé le "Syndicat français de l'Express<br />
international", d'autre part de la Poste et plus précisément d'une filiale de<br />
la Poste expressément créée pour assurer un service de courrier express<br />
dit "Chronopost" et de TAT, une société de transport express. Le service<br />
"Chronopost" était exploité par la filiale de la Poste et TAT (une société de<br />
droit privé avait été créée à cet effet, dont le capital était détenu à<br />
concurrence de 66 % par la filiale de la Poste, le reste par TAT). Le<br />
succès incontestable du service "Chronopost" était dû principalement à<br />
l'assistance logistique et commerciale fournie par la Poste, personne de<br />
droit public.<br />
Suite à ce succès et estimant que l'assistance logistique et<br />
commerciale fournie par la Poste constituait une aide d'Etat incompatible<br />
avec l'égalité de concurrence, le Syndicat français de l'Express<br />
international a déposé plainte, fin 1990, auprès de la Commission. La<br />
plainte ayant été rejetée, les entreprises privées ont introduit devant la<br />
Cour de justice un recours en annulation de la décision de la<br />
Commission. La Commission ayant décidé de retirer sa décision de rejet<br />
afin de réexaminer le dossier, la Cour a radié l'affaire en novembre 1992.<br />
442
Sept mois plus tard, les entreprises privées (DHL, Fed Ex et les trois<br />
autres) ont introduit devant le tribunal de commerce de Paris une action<br />
contre la Poste, ses filiales et TAT. Cette action avait pour premier objectif<br />
de faire constater que l'assistance logistique et commerciale consentie<br />
par la Poste à Chronopost constituait une aide d'Etat. Elle visait en<br />
conséquence à faire ordonner la cessation immédiate desdites aides<br />
d'Etat, la restitution à la Poste des aides prétendues illicites et des<br />
dommages-intérêts. Le fait que les aides d'Etat en question couvraient<br />
déjà une période de cinq ans -- 1986 (date de création de Chronopost) à<br />
1991 -- faisait que la seule restitution des aides accordées par la Poste se<br />
chiffrait à plusieurs millions de francs (2.139 millions FF sans compter les<br />
dommages-intérêts demandés aux défenderesses). Les défenderesses<br />
au principal ont immédiatement opposé -- au niveau national comme<br />
devant la Cour de justice, suite à la procédure de renvoi préjudiciel --<br />
l'incompétence manifeste du tribunal de commerce, l'affaire portant sur le<br />
contrôle de la légalité d'actes administratifs relatifs à l'octroi d'une aide et<br />
relevant donc de la compétence des juridictions administratives. De plus,<br />
les défenderesses ont soutenu que la juridiction nationale devait se<br />
déclarer incompétente en raison de la saisine de la Commission ou<br />
qu'elle devrait au moins, à titre subsidiaire, surseoir à statuer jusqu'à la<br />
décision de la Commission.<br />
443
327. Sur tous ces points, on se permet quelques remarques : en<br />
premier lieu, l'exception d'incompétence soulevée avec persistance par<br />
les défenderesses (même devant la Cour de justice) combinée avec le<br />
choix opéré par les sociétés demanderesses d'assigner devant le tribunal<br />
de commerce, démontre l'importance de la question de compétence (droit<br />
au juge 1349 certes, mais droit à quel juge ?). Le choix des sociétés<br />
demanderesses s'explique par la présomption favorable dont bénéficient<br />
aux yeux des entreprises les juridictions de l'ordre judiciaire. Leur tactique<br />
n'était pas innocente.<br />
En effet, les sociétés privées en question n'ont-elles pas essayé de<br />
prendre les autorités communautaires (dans ce cas la Commission) de<br />
vitesse en portant l'affaire devant le tribunal de commerce de Paris ? Il est<br />
vrai que la Commission a démontré une certaine lenteur quant à l'examen<br />
de l'affaire et même une inertie presque suspecte vu son importance :<br />
deux ans et demi ont passé entre la déposition de la plainte auprès de la<br />
Commission et l'introduction de l'action devant le tribunal de commerce ;<br />
la période d'attente s'étend en réalité sur cinq ans si l'on compte jusqu'à<br />
la date de la décision à titre préjudiciel de la Cour de justice. Or, cette<br />
remarque ne se vérifie pas si l'on considère la période de temps<br />
1349 . La terminologie est utilisée amplement par la doctrine. La paternité de l'expression "droit au<br />
juge" dans un contexte communautaire appartient à l'avocat général Darmon (conclusions in<br />
CJCE, 15 mai 1986, Marguerite Johnston, 222/84, Rec. p. 1651). Mme Haguenau consacre tout<br />
un chapitre au "droit au juge" in L'application effective du droit communautaire en droit interne,<br />
analyse comparative en droit français, anglais et allemand, thèse, préc., p. 325 et s. ; V.<br />
444
habituellement nécessaire pour que la Commission agisse et surtout, elle<br />
ne se vérifie pas si l'on considère la période de temps réellement cruciale<br />
pour l'issue du différend en question : c'est le délai qui commence à la<br />
radiation de l'affaire par la Cour de justice suite à la réouverture du<br />
dossier par la Commission (novembre 1992) et qui expire à la date de<br />
l'introduction de l'action devant les juges consulaires (juin 1993).<br />
Il n'est pas inutile de rappeler que la juridiction de renvoi (le tribunal<br />
de commerce) insiste sur le retard de la Commission 1350 , tout en déclarant<br />
haut et fort, d'une part qu'elle a été saisie conformément à son droit<br />
national 1351 , d'autre part que la condition d'urgence caractérisée a été<br />
remplie. 1352 Enfin, elle pose la question du fond d'une manière telle 1353<br />
qu'elle donne l'impression d'avoir déjà acquis une conviction quant à<br />
l'illégalité des aides d'Etat en question. 1354<br />
A l'évidence, les juges consulaires en question se sentent<br />
parfaitement à l'aise pour régler cette affaire qui présente une certaine<br />
envergure et une certaine complexité, le choix de tactique opéré par les<br />
entreprises privées ne s'avérant pas mauvais. Surtout, dans une situation<br />
d'urgence telle que celle du cas d'espèce, le tribunal de commerce se<br />
désormais F. Picod, "Le droit au juge en droit communautaire", in Le droit au juge dans l'Union<br />
européenne, sous le direction de J. Rideau, LGDJ, 1998, p.141 et s.<br />
1350<br />
. V. la formulation des questions n° 5, 6 et 7, point 15.<br />
1351<br />
. V. question n° 5, point 15.<br />
1352<br />
. V. question n° 7, point 15.<br />
1353<br />
. V. question n° 1.<br />
445
permet de s'approprier une question qui se situe aux frontières du<br />
judiciaire et de l'administratif ; on aurait pu supposer que la solution de<br />
l'affaire relevait plutôt de la compétence de la Commission ou aussi, peut<br />
être, de celle du Conseil de la concurrence, enfin de celle du juge<br />
administratif français.<br />
328. Personnellement, nous inclinons vers l'analyse suivante : le<br />
tribunal de commerce était compétent dans le cas présent puisqu'il y avait<br />
de prime abord concurrence déloyale par la Poste et que les sociétés<br />
privées -- demanderesses "ne cherchaient pas à obtenir l'annulation<br />
d'actes administratifs" 1355 mais voulaient faire "cesser immédiatement" 1356<br />
l'assistance logistique et commerciale consentie par la Poste à<br />
Chronopost et obtenir des dommages-intérêts. 1357 S'agissant des rapports<br />
de compétence entre le Conseil de la concurrence et le juge judiciaire,<br />
force est de constater, d'une part que la concurrence déloyale échappe à<br />
la compétence du Conseil de la Concurrence 1358 , d'autre part que l'objet<br />
de l'action dans l'espèce sous examen n'était pas d'obtenir des sanctions<br />
pécuniaires (à supposer que la compétence sur le fond était celle de<br />
l'action des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1 er décembre 1986, c'est<br />
1354<br />
. Point relevé par le gouvernement français, point 22.<br />
1355<br />
. Arrêt préc., point 14.<br />
1356<br />
. Arrêt préc., point 12.<br />
1357<br />
. Arrêt préc., point 12.<br />
1358<br />
. Décision 94 D.17 du 8 mars 1994, BOCCRF n° 7 du 4 mai 1994, Justices, 1995-2, p.312,<br />
obs. Idot ; décision 94 D.45 du 12 juillet 1994, BOCCRF n° 16 du 16 septembre 1994, Justices,<br />
op.cit., loc.cit., obs. Idot ; aussi V. article 19 de l'ordonnance de 1986.<br />
446
une compétence concurrente 1359 ) ; enfin, le tribunal de commerce n'a pas<br />
à surseoir à statuer 1360 dès lors qu'il a compétence matérielle.<br />
Le processuel détermine la question substantielle en ce sens que la<br />
recevabilité de l'action devant le tribunal de commerce dépend de la<br />
compétence matérielle de cette juridiction d'exception et de l'objet du litige<br />
; partant, en cas d'urgence, la compétence au fond du tribunal de<br />
commerce ouvre, pour le justiciable, la possibilité d'obtenir tous les<br />
avantages du référé. Peu importe la compétence du Conseil de la<br />
concurrence en matière de pratiques anticoncurrentielles prohibées par<br />
l'article 7 de l'ordonnance du 1 er décembre 1986, dès lors que le<br />
justiciable agit en responsabilité devant le juge civil ou commercial. De<br />
plus, en cas de pratiques discriminatoires visées par l'article 36.1 de<br />
l'ordonnance, l'action est introduite obligatoirement, au vu de l'article 36.3<br />
de cette ordonnance, "devant la juridiction civile ou commerciale<br />
compétente".<br />
La compétence du tribunal de commerce sur le fond établit la<br />
compétence du président de ce tribunal en référé, "nonobstant l'existence<br />
1359 . Comp. l'article 7.1 de l'ordonnance (compétence concurrente du Conseil et du juge<br />
judiciaire) avec l'article 36.1 de ladite ordonnance (compétence exclusive du juge judiciaire). La<br />
distinction entre les pratiques discriminatoires visées par l'article 36.1 - pratiques "non justifiées<br />
par des contreparties réelles" et qui créent, de ce fait, "un désavantage ou un avantage dans la<br />
concurrence" et les pratiques anticoncurrentielles visées par l'article 7.1 et qui ont pour objet de<br />
"limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d'autres entreprises",<br />
distinction de fond, n'est pas toujours facilement identifiable. Le critère de l'objet du litige permet<br />
447
d'une contestation sérieuse" 1361 (application jurisprudentielle des<br />
dispositions de l'article 873 NCPC, les articles 872 et 873 NCPC étant<br />
applicables, comme cela a été souligné 1362 , au "référé - concurrence" de<br />
l'article 36 de l'ordonnance). Cela signifie que le président du tribunal de<br />
commerce peut ordonner des mesures conservatoires 1363 et la cessation<br />
immédiate de la concurrence déloyale. 1364 Quant au fond, le tribunal de<br />
commerce est compétent lorsque le demandeur est une société<br />
commerciale 1365 , le litige se rapportant alors par définition à l'activité<br />
commerciale de cette personne morale. 1366<br />
En ce qui concerne les rapports (de compétence) du juge judiciaire<br />
et du juge administratif, la répartition des rôles, claire en théorie, est loin<br />
d'être évidente dans la réalité judiciaire, ne serait-ce que parce que le<br />
Conseil de la concurrence, organe de régulation en matière de droit<br />
processuel économique, ne se soumet qu'en partie au principe de la<br />
dualité des ordres de juridiction : le Conseil, à l'instar du juge judiciaire<br />
des référés, ne se prononce pas sur la légalité des décisions<br />
d'établir la compétence respective plus facilement : l'action en responsabilité civile conditionne la<br />
compétence des juridictions civiles.<br />
1360<br />
. Com., 15 octobre 1996, RJDA 1997, n°1, n° 72 ; Justices, 1997-8, p.159, obs. Idot.<br />
1361<br />
. Com., 30 janvier 1996, Dalloz Action, n° 645, obs. Beauchard.<br />
1362<br />
. V. Com., 27 juin 1989, préc.<br />
1363<br />
. En ce sens, Com., 30 janvier 1996, préc.<br />
1364<br />
. En ce sens, A. Lacabarats, "La compétence des juges de référé", Dalloz Action, préc.,<br />
spéc. n° 1034.<br />
1365<br />
. Une société civile peut aussi être traitée comme un commerçant si elle exerce le commerce<br />
de façon habituelle : Com., 31 mai 1988, Bull.civ.IV, n° 187 ; Civ.1 ère , 18 novembre 1986,<br />
Bull.civ. I, n° 272.<br />
1366<br />
. En ce sens, J.Beauchard, "La détermination des règles de compétence (d'attribution et<br />
territoriale) ; les extensions de compétence", Dalloz Action, spéc. n° 628.<br />
448
administratives 1367 et ne peut pas mettre en cause des actes qui portent<br />
sur l'organisation du service par les personnes publiques 1368 ou qui<br />
relèvent de l'exercice des prérogatives de puissance publique. 1369 En<br />
revanche, le droit de la concurrence s'applique aux personnes publiques<br />
qui exercent des "activités de production, de distribution et de services".<br />
(article 53 de l'ordonnance du 1 er décembre 1986), c'est-à-dire qui<br />
exercent une fonction économique de même nature que celle qui peut<br />
être assurée par les entreprises privées. Ces personnes publiques sont<br />
des opérateurs économiques. Le Conseil de la concurrence et le juge<br />
judiciaire des référés sont alors compétents.<br />
Tel fut le cas dans l'affaire du Syndicat français de l'Express<br />
international : la Poste agissant en tant qu'opérateur économique et<br />
créant par-là même une situation d'atteinte à la concurrence loyale, les<br />
sociétés privées -- demanderesses ont répliqué en introduisant une action<br />
devant le tribunal de commerce. Cette action est une action de droit<br />
1367 . Pour le Conseil de la concurrence V.p.ex : décision 94 D. 59 du 8 novembre 1994,<br />
BOCCRF, n° 1 du 3 février 1995, Justices, 1995-2, p.315, obs.Idot ; décision 96 D. 47, BOCCRF<br />
n° 17 du 6 novembre 1996, Justices, 1997-8, p.157, obs. Idot ; décision 96 D. 66, BOCCRF n°<br />
20 du 27 décembre 1996, Justices, op.cit., loc.cit., obs. Idot ; décision 96 D.80, BOCCRF n° 5<br />
du 6 mars 1997, Justices, op.cit., loc.cit., obs.Idot. Pour le juge judiciaire V.p.ex : Civ.1 ère , 14 mai<br />
1996, préc. ; TGI Paris, 12 juillet 1996, n° 59013/96, Dalloz Action, n° 1015.<br />
1368 . Trib.des Conflits, 6 juin 1989, JCP 89 éd. E, II, 15644 : il appartient au juge administratif de<br />
vérifier la validité d'un acte qui porte sur l'organisation du service public de distribution de l'eau.<br />
1369 . V.p.ex. Trib.des Conflits, 6 novembre 1996, Contrats, concurrence, consommation, avril<br />
1997, n° 63, obs. Vogel : l'imposition de l'utilisation d'un logiciel de billetterie informatique aux<br />
clubs sportifs entre dans l'exercice des prérogatives de puissance publique ; aussi V. CJCE, 18<br />
mars 1997, Diego Carli et Figli, C-343/95, Rec. p.1547, Europe, mai 1997, comm. n° 160, note<br />
Idot : la surveillance antipollution constitue une mission d'intérêt général qui relève des fonctions<br />
essentielles de l'Etat. Une telle activité se rattache aux prérogatives de puissance publique. Elle<br />
ne présente pas un caractère économique justifiant l'application des règles de concurrence du<br />
traité.<br />
449
commun et vise un objet différent de celui de la procédure devant le<br />
Conseil de la concurrence ou de celui de la compétence du juge<br />
administratif (annulation des actes administratifs). L'enjeu commercial<br />
(sociétés commerciales dans un différend commercial) entraîne la<br />
compétence du tribunal de commerce et donc celle du président du<br />
tribunal en tant que juge des référés (urgence), l'objet de la demande<br />
exclut la compétence du juge administratif (les demanderesses "ne<br />
cherchaient pas à obtenir l'annulation d'actes administratifs" 1370 ) et rend<br />
secondaire la saisine éventuelle et parallèle du Conseil de la concurrence<br />
en ce qu'elle porte sur un objet différent.<br />
329. L'analyse de cet arrêt SFEI sous l'angle des rapports de<br />
compétence du juge judiciaire et du juge administratif est désormais<br />
confortée par la décision rendue le 19 janvier 1998 par le Tribunal des<br />
conflits 1371 dans le litige qui oppose les sociétés privées à la Poste et qui<br />
tend à la réparation des dommages occasionnés par des pratiques<br />
commerciales à propos du service Chronopost. Selon le tribunal des<br />
conflits "[...] ce litige, qui ne met pas en cause l'exercice des prérogatives<br />
de puissance publique du service postal, ressortit à la compétence des<br />
juridictions de l'ordre judiciaire, sous réserve d'éventuelles questions<br />
préjudicielles sur l'appréciation de la légalité d'actes administratifs relatifs<br />
à l'organisation et aux conditions d'exploitation de ce service". Comme le<br />
1370 . Arrêt préc., point 14.<br />
450
souligne le commissaire du gouvernement dans ses conclusions, les<br />
requérants mettent en cause "le comportement de La Poste en tant<br />
qu'entreprise" en raison d'un prétendu abus de position dominante et non<br />
pas en raison de l'exercice de prérogatives de puissance publique dans le<br />
cadre de son pouvoir d'organisation de service postal. L'action des<br />
requérants ne met pas en cause la notion d'aide en soi mais "l'acceptation<br />
et l'utilisation de ces aides". Ils se plaignent "essentiellement du<br />
déséquilibre que ferait naître, à leur détriment, la manière dont cet<br />
établissement (la Poste) se comporte avec ses filiales, et plus<br />
précisément les avantages concurrentiels abusifs dont ces dernières<br />
bénéficieraient grâce à la position dominante de La Poste sur le marché<br />
du courrier". Par ailleurs, la compétence doit être déterminée en fonction<br />
de l'objet de la demande, or, les requérants n'ont pas contesté la légalité<br />
des actes administratifs ; ils ont essayé d'obtenir réparation du préjudice<br />
causé par les pratiques commerciales anticoncurrentielles des filiales de<br />
La Poste.<br />
330. Pour conclure sur ce volet de l'analyse qui porte sur<br />
l'imbrication du droit de la concurrence et des aides étatiques<br />
constitutives d'une violation à la concurrence sous l'angle des<br />
compétences du juge civil en cas d'urgence, on note que la Cour de<br />
Luxembourg répond à l'argumentation relative à la prétendue<br />
1371 . T. confl., 19 janvier 1998, concl. Arrighi de Casanova, D. 1998, Jur. p. 329.<br />
451
incompétence de la juridiction de renvoi 1372 (tribunal de commerce), dans<br />
cette affaire du "Syndicat français de l'Express international", de manière<br />
tout à fait prévisible et juste. Elle rappelle qu' "il n'appartient pas à la Cour<br />
de vérifier si la décision de renvoi a été prise conformément aux règles<br />
nationales d'organisation et de procédure judiciaire. La Cour doit s'en<br />
tenir à la décision de renvoi émanant d'une juridiction d'un Etat membre,<br />
tant qu'elle n'a pas été rapportée dans le cadre des voies de recours<br />
prévues éventuellement par le droit national (voir arrêts de la Cour du 20<br />
octobre 1993, Balocchi, C-10/92, Rec.p.I-5105, points 16 et 17, et du 14<br />
janvier 1982, Reina, 65/81, Rec.p.33, points 7 et 8)". 1373<br />
331. En somme, l'analyse de cet arrêt "Syndicat français de<br />
l'Express international" du 11 juillet 1996 nous instruit sur le potentiel du<br />
référé national en soi : ce n'est pas ici la jurisprudence communautaire en<br />
matière de référé ou celle relative à la procédure préjudicielle prévue par<br />
le traité qui conduit le juge civil national à s'immiscer dans des questions<br />
qui nécessitent, par le biais de l'examen d'une violation alléguée des<br />
règles de la concurrence, des appréciations portant indirectement sur la<br />
validité des actes administratifs. Ce sont plutôt les conséquences des<br />
normes européennes 1374 et de la "logique" européenne en matière d'aides<br />
1372<br />
. La question s'est posée au sein de la recevabilité des questions préjudicielles, préc., points<br />
17 et s.<br />
1373<br />
. Affaire préc., point 24 ; dans le même sens V.CJCE, 5 juin 1997, Ditta Angelo Celestini, C-<br />
105/94, Europe, août-septembre 1997, comm. n° 268.<br />
1374<br />
. Ce sujet ne fait pas partie de la présente étude. Cep. V. article 87 (ex article 92) du traité<br />
quant aux principes applicables en matière d'aides d'Etat.<br />
452
accordées par les Etats, un certain imbroglio au niveau des compétences<br />
juridictionnelles, l'inertie de la Commission et la volonté d'une juridiction<br />
de l'ordre judiciaire de maintenir sa compétence, qui permettent aux<br />
entreprises privées concernées de se prévaloir d'un certain flou dans la<br />
distinction entre la matière administrative et la matière judiciaire et de<br />
saisir, d'une certaine manière, la juridiction de leur choix. Tout au plus,<br />
dans le cas d'espèce, la Cour de justice ne s'oppose-t-elle pas à cette<br />
évolution en déclarant que la juridiction nationale "n'est tenue ni de se<br />
déclarer incompétente ni de surseoir à statuer jusqu'à ce que la<br />
Commission prenne position sur la qualification des mesures en<br />
cause." 1375<br />
332. La problématique est tout autre -- c'est le second volet de<br />
l'analyse -- s'agissant des conséquences de la jurisprudence<br />
communautaire des années quatre-vingt-dix en matière de référé : les<br />
arrêts Factortame 1376 , Zuckerfabrik 1377 et Atlanta. 1378 L'aspect juridictionnel<br />
est ici prépondérant en ce sens que l'intervention d'un organe<br />
1375<br />
. Arrêt préc., point 53. V. aussi CJCE, 28 février 1991, Delimitis, C-234/89, Rec.p.935, points<br />
43 à 55. On se limite ici à un examen volontairement réducteur de la question des relations<br />
entre les juridictions nationales et la Commission. Pour une analyse V.conclusions de l'avocat<br />
général Jacobs dans l'arrêt du 11 juillet 1996 (préc.). On se permet de noter, suite aux<br />
conclusions des avocats généraux Jacobs et Lenz (CJCE, 9 août 1994, C-44/93, Rec.p.3829,<br />
points 103-4), que la juridiction nationale qui a des doutes, a intérêt à demander des<br />
informations à la Commission afin d'éviter des décisions contradictoires. Ces éclaircissements<br />
peuvent porter sur des questions de fait et de droit à la fois comme sur l'état de la procédure<br />
devant la Commission (sous réserve de l'article 287 CE, ex article 214 : la divulgation des<br />
informations couvertes par le secret professionnel).<br />
1376<br />
. CJCE, 19 juin 1990, The Queen contre Secretary of State for Transport, ex parte :<br />
Factortame Ltd e.a., C-213/89, Rec.p.2433.<br />
1377<br />
. CJCE, 21 février 1991, Zuckerfabrik, aff.jointes C-143/88 et C-92/89, Rec.p.415.<br />
1378<br />
. CJCE, 9 novembre 1995, Atlanta, C-465/93 et C-466/93, Rec.p.3761.<br />
453
juridictionnel européen (Cour de justice) est généralement analysée<br />
comme ayant sensiblement réduit la marge de manoeuvre du juge<br />
national du provisoire. Par conséquent, la fonction juridictionnelle est<br />
modifiée de manière significative puisque le juge national des référés<br />
statue aussi "en vertu d'un titre communautarisé, conformément pour<br />
l'essentiel aux règles procédurales communautaires, sur un acte qui, en<br />
dépit de ses formes, est fondamentalement communautaire." 1379<br />
Une certaine mise au point s'impose afin de mieux évaluer l'apport<br />
des arrêts Factortame 1380 , Zuckerfabrik 1381 et Atlanta 1382 / 1383 sur l'office du<br />
juge national du provisoire dans l'ordre juridique européen.<br />
333. En premier lieu, dans l'affaire Factortame, la Cour de justice<br />
dit que la juridiction nationale saisie d'un litige concernant le droit<br />
communautaire et qui estime que le seul obstacle qui s'oppose à ce<br />
qu'elle ordonne des mesures provisoires est une règle du droit national,<br />
doit écarter l'application de cette règle. 1384 La Cour de Luxembourg ne se<br />
prononce pas en termes de principe et n'institue pas le juge national en<br />
1379<br />
. Rostane Mehdi, "Le droit communautaire et les pouvoirs du juge national de l'urgence<br />
(quelques enseignements d'une jurisprudence récente)", RTDE 1996, p.77 et s., spéc.p.93-4.<br />
1380<br />
. Préc.<br />
1381<br />
. Préc.<br />
1382<br />
. Préc.<br />
1383<br />
Sur l'ensemble de la jurisprudence en matière de protection juridictionnelle provisoire V.<br />
surtout A. Pliakos, Le principe général de la protection juridictionnelle efficace en droit<br />
communautaire, préc., p. 231-41.<br />
1384<br />
. Arrêt du 19 juin 1990, Factortame, préc., point 23. Les questions préjudicielles ont été<br />
soulevées dans le cadre d'un litige opposant des sociétés propriétaires de bateaux de pêche et<br />
454
juge des référés dans cet arrêt Factortame ; le droit communautaire<br />
n'institue pas le juge national en juge des référés en 1990, date de la<br />
décision Factortame 1385 . Si l'on doit impérativement choisir une date, ce<br />
serait plutôt 1978 (arrêt Simmenthal 1386 : tout juge national a l'obligation<br />
d'appliquer intégralement le droit communautaire en laissant au besoin<br />
inappliquée toute disposition contraire de la législation nationale) et même<br />
1964 (l'arrêt Costa c/Enel 1387 : "issu d'une source autonome, le droit né du<br />
traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir<br />
judiciairement opposer un texte interne quel qu'il soit, sans perdre son<br />
caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base<br />
juridique de la Communauté elle-même." 1388 )<br />
En effet, dans le cadre d'un ordre juridique européen, système<br />
intégré, avancer que l'office communautaire du juge national du provisoire<br />
a été institué en 1990 est un contresens. 1389 Dans l'arrêt Factortame, la<br />
Cour de justice confirme le "droit au juge" du provisoire dans un cas de<br />
figure où le droit interne ne permettait pas au juge interne de suspendre<br />
le ministère du Transport à propos d'une loi qui introduisait des conditions nouvelles de<br />
nationalité pour l'enregistrement des navires de pêche au Royaume-Uni.<br />
1385<br />
. Le Professeur Fabrice Picod souligne ("Le droit au juge en droit communautaire", préc.,<br />
spéc. p. 161) que l'"exigence de protection immédiate a été énoncée par la Cour dès 1968 (arrêt<br />
Salgoil, préc.) en vue de préciser l'office du juge national au regard de dispositions du traité<br />
directement applicables". L'auteur ajoute (préc., p.162) que la "question de la protection<br />
immédiate s'est logiquement posée en termes de protection provisoire".<br />
1386<br />
. Préc.<br />
1387<br />
. Préc.<br />
1388<br />
. L'affirmation de la primauté du droit communautaire se fonde sur la spécificité originale et<br />
l'autonomie du droit né du traité. V.P.Eleftheriadis, "Aspects of European Constitutionalism",<br />
ELR 1996, 21, p.32 et s.<br />
1389<br />
. V.cep. A. Barav, "La plénitude de compétence du juge national en sa qualité de juge<br />
communautaire", Mélanges J. Boulouis, préc., spéc. p.15.<br />
455
l'application de la disposition nationale. Il s'agit donc à la fois d'une<br />
application de la "primauté au provisoire" 1390 et d'une sorte de<br />
discrimination à rebours. Cette "primauté au provisoire" permet au juge<br />
national des référés de suspendre l'application d'une loi nationale. Par<br />
conséquent, elle incite indirectement le juge du provisoire à s'immiscer<br />
dans le contrôle des lois en ce sens qu'elle constitue une dérogation au<br />
principe de la soumission du juge judiciaire à la loi française. Dans<br />
l'hypothèse où le juge civil des référés suspend provisoirement une<br />
disposition nationale sur la base d'une constatation fondée sur une norme<br />
communautaire de droit dérivé, il s'agit aussi d'une atteinte au principe de<br />
la dualité des ordres de juridiction.<br />
Pourquoi insister sur cette nuance -- l'arrêt Factortame n'institue<br />
pas mais confirme le "droit au juge" du provisoire -- alors que l'arrêt en<br />
question est facilement identifiable (malgré une motivation succincte) et<br />
donc conduit à une plus grande lisibilité, ce qui n'est pas la moindre de<br />
choses dans une matière qui peut se passer d'une interprétation de plus ?<br />
Quel est l'intérêt d'insister sur ce point alors que c'est, à l'évidence, l'arrêt<br />
Factortame qui a introduit dans le système "un germe d'évolution vers la<br />
1390 . D. Simon et A. Barav, "Le droit communautaire et la suspension provisoire des mesures<br />
nationales, les enjeux de l'affaire Factortame", Rev. Marché commun, 1990, p.591 et s., spéc.<br />
p.593. L'expression de MM. Simon et Barav de "primauté au provisoire" est retenue par Mme<br />
Dutheil de la Rochère, "La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes<br />
et la souveraineté des Etats", préc., spéc. p.251.<br />
456
econnaissance généralisée d'une protection provisoire" 1391 ? L'affinement<br />
paraît, à première vue, inutile puisque, d'une part il existe un lien étroit<br />
entre l'arrêt Factortame et la jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta, d'autre<br />
part la doctrine met de toute manière en évidence la filiation de l'arrêt<br />
Factortame avec la jurisprudence relative à la primauté du droit<br />
communautaire 1392 (surtout l'arrêt Simmenthal).<br />
Inversons une partie de la problématique, tout en la reposant :<br />
pourquoi hésite-t-on ici à couper le cordon ombilical entre la jurisprudence<br />
Costa c/Enel et l'arrêt Factortame, alors même qu'on s'est empressé<br />
auparavant de s'approprier le principe de la justiciabilité 1393 et ses<br />
conséquences ?<br />
Le concept de justiciabilité, tel qu'on l'entend, répond à deux<br />
nécessités : il permet de délimiter l'ordre juridique européen (fonction<br />
structurante) ; il établit le lien entre le droit communautaire, le droit de la<br />
Convention européenne des droits de l'homme et le droit national.<br />
1391 . D. Simon et A. Barav, "Le droit communautaire et la suspension provisoire des mesures<br />
nationales, les enjeux de l'affaire Factortame", préc., p.597.<br />
1392 . V.p.ex. A. Barav, "La plénitude de compétence du juge national en sa qualité de juge<br />
communautaire", préc., p.2 et s. ; D. Simon, Le système juridique communautaire, préc., n° 284.<br />
1393 . V. supra "Introduction".<br />
457
Le maintien du lien entre la jurisprudence Costa c/Enel et la<br />
"consécration" 1394 du droit au juge du provisoire comme exigence du droit<br />
communautaire, conséquence de la jurisprudence Factortame, répond,<br />
quant à lui, à deux autres exigences : dire que le juge national a été<br />
institué en juge communautaire des référés en 1990 revient à absoudre<br />
une jurisprudence française des années quatre-vingts qui, soit persistait à<br />
voir une voie de fait dans la violation du droit français dans des cas<br />
d'incompatibilité manifeste avec le droit communautaire 1395 , soit imposait<br />
une présomption en faveur de la législation nationale. Cette présomption<br />
conduisait à créer une charge de preuve particulièrement lourde pour<br />
celui qui invoquait le droit communautaire. 1396 Surtout, la prétendue<br />
création d'un juge communautaire des référés au niveau national en 1990<br />
amène à prêter le flanc à la critique de ceux qui y voient une certaine<br />
dérive de la Cour de justice (on peut songer à des auteurs tels que MM.<br />
Neill 1397 , Rasmussen 1398 , Oppetit 1399 et Schilling 1400 ).<br />
1394<br />
. D. Simon et A. Barav, "Le droit communautaire et la suspension provisoire des mesures<br />
nationales [...]", préc. p.597.<br />
1395<br />
. Sur cette jurisprudence, V.J.Cavallini, "Juge national des référés en droit communautaire :<br />
vers de nouvelles fonctions", Dalloz affaires, 1996, p.1306 et s., spéc. p.1307, note 5 ; du même<br />
auteur, Le juge national du provisoire face au droit communautaire, les contentieux français et<br />
anglais, thèse, Bruylant Bruxelles, 1995, spéc. p.198 et s.<br />
1396<br />
. V.p.ex. CA, Paris, 2 novembre 1983, D. 1984, IR p.257, RTD civ. 1984, p.765, obs.crit.<br />
Normand ; aussi CA Paris, 29 mars 1984, RTD civ. 1984, p.765, obs. crit. Normand.<br />
1397<br />
. Neill, "A case study in judicial activism" - evidence submitted to the House of Lords Select<br />
Committee on the European Communities, 1996 Inter-Governmental Conference, Session<br />
1994-5, 18 th Report, p.218 et s., spec.p.245.<br />
1398<br />
. Rasmussen, On Law and Policy in the European Court of Justice : A comparative study in<br />
Judicial Policy-making, préc.<br />
1399<br />
. B.Oppetit, "Droit commun et droit européen", op.cit., loc.cit.<br />
1400<br />
. Th.Schilling, "The autonomy of the Community legal order - an analysis of possible<br />
foundations", Harvard International Law Journal, 1996, 37, p.389 et s.<br />
458
A l'opposé, mettre en avant la notion de justiciabilité permet<br />
d'englober le droit d'agir et le droit au juge, c'est-à-dire les deux éléments<br />
constitutifs de l'ordre juridique européen sous l'angle du judiciaire. Ce<br />
sont des composantes nécessairement évolutives puisque la Cour de<br />
justice a annoncé dans l'arrêt Costa c/Enel la finalité -- ordre juridique<br />
intégré -- avant que le processus ne se réalise. L'objet, la fin proclamée, a<br />
précédé le processus, lequel tend vers un ordre juridique à vocation<br />
unitaire, voire fédéraliste. 1401<br />
334. En second lieu -- on se situe toujours dans une mise en<br />
perspective de la jurisprudence communautaire en matière de référé -- il<br />
est certain que la jurisprudence Zuckerfabrik 1402 /Atlanta 1403 instaure une<br />
exception de taille à la solution consacrée auparavant dans l'arrêt<br />
Hoffmann - La Roche 1404 . Avant la jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta, le<br />
juge des référés n'était pas tenu de saisir la Cour de justice (même en<br />
dernier ressort) en raison de l'existence de la procédure au fond.<br />
1401 ème<br />
. A la fin du XX siècle, le mot fédéral fait peur en Europe alors que l'ordre européen est en<br />
partie intégré. Le droit d'agir est un droit supranational et transnational à la fois. La paternité du<br />
terme "supranational" revient, à notre connaissance, à Friedrich Nietzsche. Son utilisation dans<br />
le contexte européen est attribuée à Robert Schuman (Préface de Robert Schuman in Reuter,<br />
La Communauté européenne du charbon et de l'acier, 1953, p.7) ; sur le débat à propos du<br />
fédéralisme comp. G.F. Mancini, "Europe : The case for statehood" et J.H. Weiler, "Europe :<br />
The case against the case for statehood", European Law Journal, mars 1998, Vol. 4, n° 1,<br />
respectivement p. 29 et s. et p. 43 et s.<br />
1402<br />
. Préc.<br />
1403<br />
. Préc.<br />
1404<br />
. CJCE, 24 mai 1977, Hoffmann-La Roche, 107/76, Rec.p.957, point 5 : une juridiction<br />
nationale n'est pas tenue de saisir la Cour d'une question d'interprétation ou de validité lorsque<br />
la question est soulevée dans une procédure en référé, même si la décision à prendre ne peut<br />
plus faire l'objet d'un recours, à condition qu'il appartienne à chacune des parties d'ouvrir ou<br />
d'exiger l'ouverture d'une procédure au fond au cours de laquelle la question provisoirement<br />
tranchée dans la procédure sommaire peut être réexaminée et faire l'objet d'un renvoi.<br />
459
Désormais, le juge national statuant en juge des référés se trouve<br />
confronté à l'obligation de renvoi dès lors qu'il entend ordonner des<br />
mesures provisoires sur la base de doutes sérieux quant à la validité d'un<br />
acte communautaire de droit dérivé qui fonde l'acte national d'exécution.<br />
Certes, pour le moment la solution n'est pas généralisée en droit positif<br />
communautaire. On ne peut que supposer, avec le Professeur Mehdi 1405 ,<br />
que la solution va s'étendre -- au-delà de certains actes nationaux<br />
d'exécution -- aux actes nationaux dès lors que la légalité d'un acte<br />
communautaire est en jeu. 1406<br />
En effet, une "lecture" combinée des arrêts Factortame (le lien<br />
entre la loi nationale et le droit communautaire étant faible), Foto-Frost 1407 ,<br />
Zuckerfabrik et Atlanta, démontre que la tendance générale va dans ce<br />
sens. Suite à l'arrêt Foto-Frost, le juge national, même lorsqu'il ne statue<br />
1405<br />
. R. Mehdi, "Le droit communautaire et les pouvoirs du juge national de l'urgence", préc.,<br />
p.98-9, spéc.p.99 note 5.<br />
1406<br />
. Ibid.<br />
1407<br />
. CJCE, 22 octobre 1987, Foto-Frost, 314/85, Rec.p.4199 ; pour des analyses critiques de la<br />
solution V.A.Barav, "La plénitude de compétence du juge national en sa qualité de juge<br />
communautaire", préc., p.3 : l'arrêt Foto-Frost "qui, par une lecture perverse de l'article 177 du<br />
traité, ampute le juge interne d'un pouvoir qu'il détient de ce dernier et lui impose, dans certaines<br />
circonstances, une obligation de renvoi en matière d'appréciation de validité, s'accorde mal avec<br />
la conception de la plénitude de compétence du juge interne, placé désormais sous tutelle et<br />
maintenu dans un état d'incapacité partielle mais permanente" ; du même auteur, "Le renvoi<br />
préjudiciel communautaire", Justices, 1997-6, p.1, spéc.p.6 ; aussi V. D. Simon, Le système<br />
juridique communautaire, préc., n° 481. Contra G. Isaac, Droit communautaire général, préc.,<br />
p.303 : selon le Professeur Isaac, il était difficilement compréhensible que la mise en œuvre du<br />
renvoi en appréciation de validité, qui est une modalité du contrôle de légalité, soit laissée au<br />
libre choix des juridictions ; partant, les rédacteurs du traité ont commis une inadvertance qui a<br />
été corrigée par la Cour dans son arrêt Foto-Frost.<br />
Pour un rappel récent de la jurisprudence Foto-Frost, V.CJCE, 15 avril 1997, Woodspring district<br />
council et Bakers, C-27/95, Europe, juin 1997, comm. n° 193 et 199, note Rigaux et Lagondet ;<br />
Justices, 1997-7, p.124, obs. Mehdi et Simon (une directive qui impose et/ou autorise les Etats<br />
membres à imposer le fait que les inspections sanitaires des viandes soient pratiquées par des<br />
vétérinaires officiels et qu'il s'agisse d'une inspection ante mortem, est conforme au traité et aux<br />
principes de non-discrimination et de proportionnalité).<br />
460
pas en dernier ressort, a l'obligation de renvoyer en appréciation de<br />
validité dès lors qu'il estime que l'acte communautaire est invalide.<br />
Pourtant, les dispositions de l'article 234 alinéa 2 du traité (ex article 177<br />
alinéa 2) sont claires : "lorsqu'une telle question (sur l'interprétation du<br />
traité ou sur la validité et l'interprétation des actes pris par les institutions)<br />
est soulevée devant une juridiction d'un des Etats membres, cette<br />
juridiction peut, si elle estime qu'une décision sur ce point est nécessaire<br />
pour rendre son jugement, demander à la Cour de justice de statuer sur<br />
cette question." Par conséquent, la solution Foto-Frost constitue une<br />
relecture du traité.<br />
Le juge national n'a pas le pouvoir de déclarer invalides les actes<br />
des institutions communautaires 1408 , la Cour de justice étant la seule<br />
juridiction compétente pour constater l'invalidité d'un règlement<br />
communautaire 1409 , alors que le renvoi en appréciation de validité<br />
constitue, au même titre que le recours en annulation (article 230 du<br />
traité 1410 ), une modalité du contrôle de la légalité des actes des institutions<br />
communautaires. 1411<br />
1408 . CJCE, 22 octobre 1987, Foto-Frost, préc., point 15.<br />
1409 . CJCE, 22 octobre 1987, Foto-Frost, préc., point 20 ; arrêt du 21 février 1991, Zuckerfabrik,<br />
préc., point 17 ; arrêt du 9 novembre 1995, Atlanta, préc., point 21.<br />
1410 . Aux termes de l'article 230 alinéa 1 du traité (ex article 173 al.1), "La Cour de justice<br />
contrôle la légalité des actes adoptés conjointement par le Parlement européen et le Conseil,<br />
des actes du Conseil, de la Commission et de la BCE, autres que les recommandations et les<br />
avis, et des actes du Parlement européen destinés à produire des effets juridiques vis-à-vis des<br />
tiers."<br />
461
Paradoxalement, la jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta peut être<br />
considérée comme étant à la fois une exception et une consécration de<br />
l'arrêt Foto-Frost. S'il est vrai que le juge des référés peut ordonner -- ne<br />
serait-ce qu'à titre provisoire – des mesures qui permettent de paralyser<br />
les effets d'un règlement communautaire 1412 , suite à une contestation de<br />
la part des justiciables (sur le fondement du "droit au juge" 1413 , point<br />
crucial sur lequel nous reviendrons), la jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta<br />
doit être analysée comme étant une consécration de l'arrêt Foto-Frost. 1414<br />
La solution principale est confirmée : la Cour de justice retient toujours le<br />
pouvoir d'invalidation. Elle impose au juge national du provisoire une<br />
obligation de renvoi en appréciation de validité (les autres fonctions étant,<br />
comme il va être démontré 1415 , secondaires). Sans doute, le juge national<br />
des référés opère désormais une appréciation quant à la validité d'un acte<br />
communautaire de droit dérivé. Le juge des référés peut paralyser les<br />
effets d'un règlement communautaire critiqué (ce qui sous-tend une sorte<br />
d'exception à la jurisprudence Foto-Frost 1416 ). Cependant, le résultat<br />
premier de la jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta est d'étendre l'obligation<br />
de renvoi au juge national du provisoire, mais comme il s'agit du juge de<br />
1411<br />
. Arrêt Foto-Frost, préc., point 16 ; arrêt Zuckerfabrik, préc., point 18.<br />
1412<br />
. Arrêt Zuckerfabrik, préc., point 17 ; arrêt Atlanta, préc., point 21.<br />
1413<br />
. Arrêt Zuckerfabrik, point 16 ; arrêt Atlanta, point 20.<br />
1414<br />
. En ce sens, R.Mehdi, "Le droit communautaire et les pouvoirs du juge national de<br />
l'urgence", préc., p.90.<br />
1415<br />
. V. infra.<br />
1416<br />
V. F. Picod, "Le droit au juge en droit communautaire", préc., p. 163 : "En reconnaissant au<br />
juge national la compétence d'assurer une protection provisoire des droits des justiciables tirés<br />
du droit communautaire en cas de violation imputable à un acte communautaire, la Cour a<br />
tempéré la rigueur de son arrêt Foto-Frost qui [...] privait d'une certaine manière le justiciable du<br />
droit à une protection immédiate".<br />
462
l'urgence (aussi), il était en effet difficile de ne pas lui permettre d'octroyer<br />
des mesures provisoires. Ceci reviendrait à une négation du "droit au<br />
juge", partant du "droit au droit".<br />
335. Pour conclure, on introduit de manière schématique deux<br />
constats : premièrement, une bonne connaissance du droit positif en la<br />
matière présuppose la lecture d'ensemble de la jurisprudence de<br />
Luxembourg qui produit désormais un effet cumulé. Cette jurisprudence<br />
comprend les arrêts Foto-Frost 1417 , Zuckerfabrik 1418 , Atlanta 1419 ,<br />
Wöhrmann 1420 (l'exception d'illégalité au sens de l'article 241 CE (ex<br />
article 184) 1421 ne peut pas être invoquée devant le juge national pour<br />
fonder une saisine directe de la Cour de justice), TWD 1422 et Wiljo 1423 (le<br />
justiciable ne peut pas remettre en cause la légalité d'une décision devant<br />
le juge national dès lors qu'il n'a pas exercé auparavant le recours en<br />
annulation dans le délai impératif de deux mois 1424 et alors qu'il avait un<br />
intérêt à agir, l'appréciation de cette dernière condition, parfois<br />
1417 . Préc.<br />
1418 . Préc.<br />
1419 . Préc.<br />
1420 . CJCE, 14 décembre 1962, Wöhrmann, 31 et 33/62, Rec.p.965.<br />
1421 . Aux termes de l'article 241, "Nonobstant l'expiration du délai prévu à l'article 230, cinquième<br />
alinéa, toute partie peut, à l'occasion d'un litige mettant en cause un règlement arrêté<br />
conjointement par le Parlement européen et le Conseil ou un règlement du Conseil, de la<br />
Commission ou de la BCE, se prévaloir des moyens prévus à l'article 230 deuxième alinéa, pour<br />
invoquer devant la Cour de justice l'inapplicabilité de ce règlement." La recevabilité de<br />
l'exception dépend de la recevabilité du recours au principal devant les organes juridictionnels<br />
de Luxembourg.<br />
1422 . CJCE, 9 mars 1994, TWD Textilwerke Deggendorf, C-188/92, Rec.p.833 ; Europe, mai<br />
1994, comm. n° 180, obs. D.S. ; Justices, 1995-1, p.186, obs. Simon et Mehdi ; sur cette affaire<br />
V.V.Hatzopoulos, "De l'arrêt 'Foglia-Novello' à l'arrêt 'TWD Textilwerke'", Rev.Marché Unique<br />
européen, 3-1994, p.195 et s.<br />
463
difficilement vérifiable, pesant a posteriori sur le juge de renvoi 1425 ) et<br />
dans un sens Accrington 1426 (certes la Cour n'impose pas la forclusion dès<br />
lors que la prétendue illégalité porte sur un règlement, mais elle met<br />
l'accent sur l'absence de recevabilité manifeste du recours en annulation<br />
du particulier 1427 ).<br />
Deuxièmement, force est de constater une certaine "largesse"<br />
démontrée par la Cour de justice à propos de la motivation des questions<br />
préjudicielles en appréciation de validité 1428 , en contraste frappant avec la<br />
jurisprudence relative à la motivation des questions préjudicielles en<br />
interprétation. 1429<br />
Ces deux constats conduisent aux conclusions suivantes : l'examen<br />
de la légalité des actes communautaires est strictement encadré lorsqu'il<br />
s'agit du niveau national de l'ordre juridique européen en ce que la Cour<br />
de justice se réserve le dernier mot quant à l'invalidité des actes<br />
1423<br />
. CJCE, 30 janvier 1997, Wiljo, C-178/95, Rec.p.585 ; Europe, mars 1997, comm. n° 72, note<br />
Ritleng ; Justices, 1997-7, p.125, obs. Mehdi et Simon.<br />
1424<br />
.V. article 230 dernier alinéa.<br />
1425<br />
. En ce sens V. Hatzopoulos, "De l'arrêt 'Foglia-Novello' à l'arrêt 'TWD Textilwerke'", op.cit.,<br />
p.210.<br />
1426<br />
. CJCE, 12 décembre 1996, Accrington Beef, C-241/95, Rec.p.6699 ; Europe, février 1997,<br />
comm. n°43, note Ritleng ; Justices, 1997-6, p.146, obs. Mehdi et Simon.<br />
1427<br />
. CJCE, 12 décembre 1996, Accrington Beef, préc., point 15. Des auteurs tels que MM.<br />
Ritleng, Mehdi et Simon (préc.) soulignent qu'à la différence d'une décision qui acquiert un<br />
caractère définitif après l'expiration du délai de recours en annulation, l'exception d'illégalité d'un<br />
règlement est, en vertu de l'article 241 du traité (ex article 184) perpétuelle.<br />
1428<br />
. V.p.ex. CJCE, 4 juillet 1996, Hüpeden, C-295/94, Rec.p.3375 ; Pietsch, C-296/94,<br />
Rec.p.3409, Justices, 1997-6, p.145, obs. Mehdi et Simon.<br />
1429<br />
. V.p.ex. CJCE, 26 janvier 1993, Telemarsicabruzzo, C-320 et C-321/90, Rec.p.393 ; ord. du<br />
25 juin 1996, Italia Testa, C-101/96, Rec.p.3081 ; ord.du 19 juillet 1996, Modesti, C-191/96,<br />
Rec.p.3937, Justices, 1997-6, p.143, obs. Mehdi et Simon.<br />
464
communautaires. La présomption de validité dont bénéficient les actes<br />
communautaires de droit dérivé, présomption en principe récusable,<br />
risque de devenir irréfragable au niveau national en raison de l'emprise<br />
exercée par la Cour de justice par le biais d'un ensemble de verrous<br />
procéduraux.<br />
B. Le domaine du contrôle.<br />
336. L'enjeu consiste à examiner les affirmations susmentionnées<br />
sous l'angle précis de la jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta 1430 .<br />
Dans l'affaire Zuckerfabrik, les questions préjudicielles posées par<br />
le Finanzgericht de Hambourg ont été soulevées dans le cadre d'un litige<br />
opposant la société Zuckerfabrik, qui fabrique du sucre, au bureau des<br />
douanes de la région à propos du paiement d'une cotisation de résorption<br />
spéciale pour la campagne de commercialisation du sucre. Le<br />
Finanzgericht de Hambourg fut saisi d'une demande de sursis à<br />
l'exécution à l'encontre d'une décision prise par le bureau des douanes.<br />
Cette décision des douanes était fondée sur un règlement communautaire<br />
qui avait pour objet de résorber les pertes subies par la Communauté<br />
465
dans le secteur du sucre. Ces pertes avaient été provoquées par les<br />
restitutions à l'exportation particulièrement élevées que la Communauté<br />
avait dû financer pendant cette campagne de commercialisation du sucre,<br />
en vue d'assurer l'écoulement dans des pays tiers des excédents de la<br />
production communautaire de sucre. La première question préjudicielle<br />
porte sur la possibilité pour la juridiction nationale d'accorder un sursis à<br />
l'exécution d'un acte administratif national pris sur la base d'un règlement<br />
communautaire. La Cour répond que le traité 1431 "n'exclut pas le pouvoir,<br />
pour les juridictions nationales, d'accorder un sursis à l'exécution d'un<br />
acte administratif national pris sur la base d'un règlement<br />
communautaire". 1432<br />
La deuxième question préjudicielle porte sur les conditions -- si<br />
conditions communautaires il y a 1433 -- applicables aux juridictions<br />
nationales qui veulent ordonner le sursis à l'exécution d'un acte<br />
administratif national fondé sur un règlement communautaire 1434 "en<br />
raison des doutes qu'elles peuvent avoir sur la validité de ce<br />
règlement." 1435 La Cour répond "que le sursis à l'exécution d'un acte<br />
1430<br />
. Préc. ; sur l'arrêt Atlanta V. Justices, 1996-4, p.203-5, obs. Mehdi et Simon.<br />
1431<br />
. Article 249 alinéa 2 (ex article 189 alinéa 2) au vu duquel, "Le règlement a une portée<br />
générale. Il est obligatoire dans tous ses éléments et il est directement applicable dans tout Etat<br />
membre."<br />
1432<br />
. Arrêt Zuckerfabrik, préc., point 21.<br />
1433<br />
. V. arrêt Zuckerfabrik, préc., point 5.<br />
1434<br />
. V. arrêt Zuckerfabrik, préc., points 5, 1, b.<br />
1435<br />
. Point 22 de l'arrêt Zuckerfabrik ; comp.points 5,1, b : la Cour reformule la question.<br />
466
national pris en exécution d'un règlement communautaire ne peut être<br />
accordé par une juridiction nationale que :<br />
- si cette juridiction a des doutes sérieux sur la validité de l'acte<br />
communautaire et si, pour le cas où la Cour ne serait pas déjà saisie<br />
de la question de validité de l'acte contesté, elle la lui renvoie elle-<br />
même ;<br />
- s'il y a urgence et si le requérant est menacé d'un préjudice grave<br />
et irréparable ;<br />
- si cette juridiction prend dûment en compte l'intérêt de la<br />
Communauté". 1436<br />
Dans l'affaire Atlanta, la société Atlanta avait saisi un tribunal<br />
allemand d'un recours en annulation contre des décisions de rejet de<br />
leurs réclamations ; ces décisions avaient été prises en application d'un<br />
règlement communautaire portant organisation commune des marchés<br />
dans le secteur de la banane. 1437 La société Atlanta, importatrice<br />
traditionnelle de bananes pays tiers, avait introduit ces réclamations en<br />
estimant que ledit règlement avait limité les possibilités d'importation de<br />
1436 . Arrêt Zuckerfabrik, point 33.<br />
467
ananes. La société requérante avait demandé, en référé, la livraison des<br />
certificats supplémentaires d'importation de bananes pays tiers au-delà<br />
des quantités déjà allouées, jusqu'à ce qu'intervienne l'arrêt de la Cour<br />
sur le renvoi préjudiciel en appréciation de validité. La juridiction<br />
allemande, partageant les doutes exprimés par la société Atlanta sur la<br />
validité du règlement portant organisation du marché de la banane, a<br />
demandé à la Cour de justice de statuer sur l'éventualité, pour une<br />
juridiction nationale qui saisit la Cour d'une question d'appréciation de<br />
validité d'un règlement communautaire, de prescrire par une ordonnance<br />
de référé, dans l'attente de l'arrêt de la Cour, des mesures provisoires<br />
aménageant ou régissant les situations juridiques ou les rapports de droit<br />
litigieux. La Cour répond que le traité 14381439 "n'exclut pas le pouvoir, pour<br />
les juridictions nationales, d'accorder des mesures provisoires<br />
aménageant ou régissant les situations juridiques ou les rapports de droit<br />
litigieux au sujet d'un acte administratif national fondé sur un règlement<br />
communautaire qui fait l'objet d'un renvoi préjudiciel en appréciation de<br />
validité." 1440<br />
La seconde question posée à la Cour par le juge allemand porte sur<br />
les conditions d'octroi de mesures provisoires dans un tel cas. La Cour de<br />
1437<br />
. Auparavant, la Cour de justice avait rejeté un recours en annulation introduit par la société<br />
Atlanta à l'encontre dudit règlement. L'Allemagne avait aussi intenté, sans succès, le recours en<br />
annulation sur la base de l'article 230 du traité (ex article 173).<br />
1438<br />
. Article 249 (ex article 189).<br />
1439<br />
. La formule exacte est : "l'article 189 du traité doit être interprété en ce sens qu'il [...]".<br />
1440<br />
. Arrêt Atlanta, préc., point 30.<br />
468
justice répond "que des mesures provisoires, au sujet d'un acte<br />
administratif national pris en exécution d'un règlement communautaire, ne<br />
peuvent être accordées par une juridiction nationale que :<br />
- si cette juridiction a des doutes sérieux sur la validité de l'acte<br />
communautaire et si, pour le cas où la Cour ne serait pas déjà saisie<br />
de la question de validité de l'acte contesté, elle la lui renvoie elle-<br />
même ;<br />
- s'il y a urgence en ce sens que les mesures provisoires sont<br />
nécessaires pour éviter que la partie qui les sollicite subisse un<br />
préjudice grave et irréparable ;<br />
- si la juridiction prend dûment en compte l'intérêt de la Communauté<br />
;<br />
- si, dans l'appréciation de toutes ces conditions, la juridiction<br />
nationale respecte les décisions de la Cour ou du Tribunal de<br />
première instance statuant sur la légalité du règlement ou une<br />
ordonnance de référé visant à l'octroi, au niveau communautaire, de<br />
mesures provisoires similaires." 1441<br />
1441 . Arrêt Atlanta, préc., point 51.<br />
469
337. Pour ce qui est du juge civil des référés, on considère que le<br />
résultat concret de la jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta est le suivant : au<br />
niveau national, le dire provisoire du juge judiciaire des référés dépend<br />
désormais étroitement du dire obligatoire du juge communautaire --<br />
obligation de renvoi en appréciation de validité 1442 -- dès lors qu'il existe<br />
un lien entre les mesures provisoires en question et une quelconque<br />
appréciation dans le cas d'espèce 1443 quant à la validité d'un acte<br />
communautaire, élément générateur de l'acte national.<br />
Ce constat vaut pour le dire du juge communautaire antérieur au<br />
cas d'espèce (un arrêt antérieur suite à un recours en annulation dès lors<br />
que les motifs d'illégalité avancés au niveau national et devant la Cour de<br />
justice sont les mêmes 1444 , ou une décision préjudicielle suite à un autre<br />
renvoi en appréciation de validité 1445 ) ; il vaut aussi pour le dire du cas<br />
d'espèce 1446 et enfin, pour le dire potentiel du juge national du provisoire<br />
au cas d'espèce (si l'ordonnance de référé n'a pas autorité de la chose<br />
jugée, il reste qu'elle ne peut être modifiée en référé qu'en cas de<br />
circonstances nouvelles 1447 ). S'agissant de cette force obligatoire des<br />
arrêts antérieurs de la Cour de justice (un arrêt de rejet du recours en<br />
annulation contre le règlement ou un arrêt suite à un renvoi préjudiciel en<br />
1442 . Arrêt Zuckerfabrik, point 24 ; arrêt Atlanta point 38.<br />
1443 . Pour un exemple par analogie V. les faits et le conflit des normes dans l'arrêt Factortame.<br />
1444 . En ce sens arrêt Atlanta, point 46 ; aussi V. CJCE, 11 février 1955, Assider, 3/54,<br />
Rec.p.123, concl. Lagrange : l'arrêt d'annulation est opposable à tous.<br />
1445 . En ce sens, arrêt Atlanta, point 46.<br />
1446 . En ce sens, arrêt Zuckerfabrik, point 24 ; arrêt Atlanta, point 38.<br />
470
appréciation de validité antérieur), la solution s'inscrit clairement dans une<br />
logique de renforcement de l'autorité des arrêts de la Cour dans<br />
l'ensemble européen. Elle conduit par là même à une certaine atteinte au<br />
principe français de la prohibition des "arrêts de règlement". Désormais, le<br />
juge national des référés est lié par un "précédent" communautaire qui lui<br />
interdit l'octroi de mesures provisoires (ce qui implique, peut être, la<br />
nécessité d'une réévaluation complète de la portée des arrêts de la Cour<br />
de justice dans le sens d'une plus grande mise en évidence de leur<br />
autorité de précédent, à l'instar de ce qui a été dit pour l'autorité des<br />
arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme. On ne franchit pas<br />
ici le Rubicon conceptuel en raison de l'existence de la procédure prévue<br />
par l'article 234 1448 et aussi parce qu'au niveau de l'analyse, les faits, au<br />
sein de la jurisprudence communautaire, sont d'une importance<br />
secondaire par rapport aux faits dans la jurisprudence de Strasbourg.<br />
Ainsi, par exemple, suite à la jurisprudence Atlanta, tel est le cas<br />
lorsqu'on examine un arrêt antérieur de rejet suite à un recours en<br />
annulation pour savoir si le juge national des référés peut octroyer des<br />
mesures provisoires : ce qui compte est l'arrêt de rejet en soi (le dispositif)<br />
et les moyens à la fois invoqués et/ou retenus. En somme, la nécessité<br />
fonctionnelle d'une qualification de "précédent" ne s'impose pas).<br />
1447 . Article 488 alinéa 2 NCPC.<br />
1448 . Ex article 177.<br />
471
338. Ensuite, il n'est pas exclu que le juge civil des référés<br />
s'immisce désormais directement dans des appréciations et même des<br />
constatations qui relèvent plutôt d'un juge administratif, suite à la<br />
jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta. Le juge civil des référés le fait à deux<br />
reprises : dans un premier temps, suite à la contestation par une des<br />
parties au litige, fût-ce de manière incidente, de la légalité d'un<br />
règlement 1449 (ou, selon nous, de tout autre acte communautaire de droit<br />
dérivé) -- le règlement communautaire s'intègre à la légalité et s'impose<br />
aussi mais non uniquement à l'action administrative -- il doit vérifier si les<br />
circonstances de fait et de droit invoquées par les requérants l'amènent à<br />
la conviction qu'il a des doutes sérieux sur la validité du règlement 1450 sur<br />
lequel est fondé l'acte national d'exécution. Dans un second temps et dès<br />
lors qu'il ordonne les mesures provisoires, il doit renvoyer en appréciation<br />
de validité en exposant les motifs d'invalidité qui lui paraissent devoir être<br />
retenus. La Cour de justice est formelle, même si l'obligation ne semble<br />
pas être tout à fait la même pour un sursis à exécution (hypothèse<br />
Zuckerfabrik) ou d'autres mesures provisoires qui créent au profit du<br />
requérant une situation juridique nouvelle (par exemple, dans l'arrêt<br />
Atlanta, il s'agissait de délivrer à titre provisoire aux sociétés<br />
demanderesses -- société Atlanta et autres -- des certificats d'importation<br />
1449 . Certains auteurs mentionnent expressément la possibilité que l'exception d'illégalité<br />
surgisse dans le contentieux privé. V. en ce sens D. Berlin, "Voies et moyens de l'application du<br />
droit communautaire en France", Juriscl. Europe, Fasc. 491, points 75 et s. ; aussi J.Cavallini,<br />
"Juge national des référés en droit communautaire : vers de nouvelles fonctions", préc., p.1312.<br />
1450 . V. Arrêt Zuckerfabrik, point 23 ; arrêt Atlanta point 35.<br />
472
supplémentaires). Dans le cas de sursis à exécution, il incombe au juge<br />
des référés, au vu de l'arrêt Zuckerfabrik, d'exposer les motifs d'invalidité<br />
qui lui paraissent devoir être retenus dans la question préjudicielle. 1451<br />
Pour toute autre mesure provisoire, "la juridiction nationale ne peut pas se<br />
limiter à saisir la Cour de justice d'un renvoi préjudiciel en appréciation de<br />
validité du règlement, mais doit indiquer, au moment d'octroyer la mesure<br />
de référé, les raisons pour lesquelles elle estime que la Cour sera<br />
amenée à constater l'invalidité de ce règlement". 1452 De toute manière,<br />
dans les deux cas de figure, l'obligation de motivation similaire à celle<br />
d'un juge administratif est certaine.<br />
En d'autres termes, l'opération intellectuelle qui implique d'une<br />
certaine façon une appréciation de nature administrative se traduit par<br />
une obligation de renvoi qui nécessite une motivation dépassant, a priori,<br />
le ressort du juge du judiciaire. Le juge national des référés doit anticiper<br />
sur la décision de la Cour de justice. On explique même que la Cour<br />
"attend de la juridiction de renvoi de véritables certitudes sur la légalité de<br />
l'acte communautaire de base et donc de son prolongement national, plus<br />
que des doutes même sérieux". 1453 Si tel est le cas, ceci ne peut que<br />
1451 . Arrêt Zuckerfabrik, point 24 : selon la Cour de justice, il incombe à la juridiction nationale<br />
"de renvoyer elle-même cette question en exposant les motifs d'invalidité qui lui paraissent<br />
devoir être retenus."<br />
1452 . Arrêt Atlanta, point 36.<br />
1453 . R. Mehdi, "Le droit communautaire et les pouvoirs du juge national de l'urgence", préc.,<br />
p.94.<br />
473
conduire le juge civil des référés à s'immiscer davantage dans la matière<br />
administrative.<br />
339. On estime que si la Cour de justice, en enjoignant au juge<br />
national des référés "d'anticiper sur les conclusions auxquelles elle devrait<br />
logiquement parvenir", 1454 "attend de la juridiction de renvoi de véritables<br />
certitudes sur la légalité de l'acte communautaire de base", 1455 elle risque<br />
de se confronter à de simples doutes, voire à des incompréhensions. La<br />
problématique est la même que lorsque la juridiction de renvoi doit<br />
évaluer a posteriori la recevabilité d'un recours en annulation d'un<br />
requérant qui n'a pas contesté la décision par voie d'action, mais qui<br />
invoque, en tant que partie devant un juge national, l'exception d'illégalité<br />
par voie d'exception (forclusion consacrée par la Cour dans l'arrêt<br />
TWD 1456 ). La solution adoptée par la Cour dans cet arrêt TWD et qui a été<br />
confirmée dans l'arrêt Wiljo 1457 du 30 janvier 1997 n'est pas inédite.<br />
En effet, le droit français a été confronté à des problèmes similaires<br />
dès les années vingt. 1458 M. Drago écrivait à une époque sur<br />
"l'inconvénient fondamental à l'existence du double contrôle par voie<br />
1454 . Ibid.<br />
1455 . Ibid.<br />
1456 . Préc.<br />
1457 . Préc.<br />
1458 . Cass.crim. 6 juin 1924, Beaugé, DH 1924, p.491 et CE 9 juillet 1924, Beaugé, Rec.p.641 :<br />
la Cour de cassation avait reconnu la légalité de l'article d'un arrêté par lequel "le maire de<br />
Biarritz interdisait aux baigneurs de se déshabiller ailleurs que dans les établissements de bain".<br />
Le Conseil d'Etat annula cet article.<br />
474
d'action et par voie d'exception, celui qui résulte des conflits possibles<br />
d'interprétation de la légalité du fait des deux ordres de juridiction". 1459<br />
(aujourd'hui, on se pose la question, combien faut-il compter d'ordres de<br />
juridiction ? Le TPI et la Cour de justice ne forment-elles pas un troisième<br />
ordre de juridiction ? Et la Cour européenne des droits de l'homme ?<br />
Enfin, où classer ces autorités indépendantes qui exercent la fonction<br />
juridictionnelle ?)<br />
La Cour de justice cherche à éviter l'inconvénient majeur de<br />
l'existence d'un double contrôle par voie d'action (recours en annulation<br />
devant le TPI) et par voie d'exception (devant une juridiction nationale qui<br />
fait usage du renvoi préjudiciel en application de validité). La solution<br />
énoncée par la Cour dans les affaires TWD et Wiljo est conforme à la<br />
position adoptée par le juge judiciaire français dans une situation<br />
analogue (caractère temporaire de l'exception d'illégalité d'un acte sur<br />
renvoi du juge judiciaire au juge administratif français) mais propre au<br />
droit interne (question préjudicielle administrative propre au droit<br />
français). Ainsi, selon la Cour de cassation 1460 , "l'exception d'illégalité<br />
n'est pas perpétuelle", l'intéressé doit exercer le recours en annulation<br />
dans les délais légaux et le renvoi au juge administratif d'une question<br />
préjudicielle portant sur la légalité d'un acte individuel doit être enfermé<br />
dans le délai du recours en question. Les deux Cours (Cour de justice et<br />
1459 . R.Drago, note sous Cass.civ. 19 mai 1953, S 1954, I, 1.<br />
475
Cour de cassation) font donc prévaloir la stabilité juridique 1461 , mais la<br />
Cour de justice le fait aux dépens de la philosophie de l'article pertinent<br />
du traité 1462 (article 234) 1463 .<br />
340. Le rapprochement ici opéré entre la question préjudicielle<br />
communautaire et la question préjudicielle administrative nous instruit à la<br />
fois sur la question générale des rapports du droit communautaire avec le<br />
modèle juridique français et sur le problème spécifique de l'encadrement<br />
communautaire du juge national des référés. S'agissant de l'influence du<br />
droit français sur la Cour de justice, Boulouis avait conclu que dans "la<br />
conception institutionnelle des nouvelles Communautés, cette intégration<br />
aurait dû se réaliser par la voie d'une harmonisation à laquelle chaque<br />
droit national eût apporté sa contribution. Faute d'y pouvoir parvenir,<br />
l'autorité communautaire s'est engagée dans une réglementation directe<br />
dans laquelle il n'est plus possible de détecter les influences". 1464 Le fait<br />
qu'en 1994 (date de l'arrêt TWD), la Cour de justice ait dû se confronter à<br />
un problème connu du droit français dès 1924 (l'arrêté en droit français se<br />
rapproche de la décision communautaire 1465 , surtout lorsqu'il s'agit d'une<br />
1460<br />
. Cass.civ. 25 janvier 1983, Bull.civ., n° 36, p.31.<br />
1461<br />
. En ce sens à propos de la position de la Cour de cassation du 25 janvier 1983, V.A.Van<br />
Lang, "Juge judiciaire et droit administratif", préc., n° 270.<br />
1462<br />
. En ce sens D.Simon, Le système juridique communautaire, préc., n° 482.<br />
1463<br />
. Ex article 177.<br />
1464<br />
. J.Boulouis, "La France et la Cour de justice des Communautés européennes", Mélanges<br />
A.Plantey, Paris, Pedone, 1995, p.127 et s., spéc. p.132 ; aussi V.J. Foyer, "Le droit<br />
communautaire, droit de professeurs français", Rev. hist. fac. Droit, 1992, p.201.<br />
1465<br />
. Aux termes de l'article 249 du traité (ex article 189) "La décision est obligatoire dans tous<br />
ses éléments pour les destinataires qu'elle désigne". L'arrêté peut être ministériel, préfectoral ou<br />
municipal.<br />
476
décision qui ne s'adresse pas à tous les Etats membres, mais à des<br />
entreprises en matière de concurrence) et qu'elle y ait répondu par une<br />
solution essentiellement similaire à celle du droit français démontre -- il<br />
nous semble -- que le rapprochement peut résider dans la rectitude d'un<br />
syllogisme juridique dès lors que les juges nationaux et européens<br />
abordent des questions semblables.<br />
La transposition de cet argument au niveau du juge civil des référés<br />
dans l'exercice de son office communautaire donne le résultat suivant : ce<br />
qui est exigé, en fin de compte, c'est une recherche suffisante de la part<br />
du juge national du provisoire quant à la validité de l'acte communautaire<br />
en question. Si le juge civil ordonne les mesures provisoires, il doit<br />
renvoyer en appréciation de validité. On considère qu'il est illusoire<br />
d'exiger de véritables certitudes de la part du juge judiciaire, de même<br />
que c'est un leurre d'imaginer, suite à la jurisprudence<br />
Zuckerfabrik/Atlanta, qu'une appréciation personnelle de la part de la<br />
juridiction de renvoi quant à la validité de l'acte communautaire peut être<br />
totalement exclue. Le juge national des référés est loin d'être à l'abri de<br />
tout soupçon, d'où l'obligation de renvoi en appréciation de validité en<br />
dépit de la jurisprudence Hoffmann-La-Roche 1466 . La fonction de contrôle<br />
exercée par l'obligation nouvelle de renvoi en appréciation de validité<br />
s'explique aussi en raison de l'importance du référé national.<br />
1466 . Préc.<br />
477
341. A l'appui de l'argument avancé au vu duquel il est illusoire<br />
d'exiger de véritables certitudes de la part du juge civil des référés, vient<br />
la jurisprudence française en matière de référé et plus particulièrement le<br />
contrôle, désormais certain 1467 , exercé par la Cour de cassation sur<br />
l'appréciation du juge national des référés quant à l'existence "d'un trouble<br />
manifestement illicite" (article 809 alinéa 1 NCPC). C'est une condition<br />
nécessaire à l'octroi de mesures provisoires, dès lors qu'on se situe hors<br />
de la fonction traditionnelle du juge des référés 1468 , qui consiste à prévenir<br />
"un dommage imminent" (article 809 alinéa 1 NCPC) ou à ordonner, en<br />
cas d'urgence 1469 , "toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune<br />
contestation sérieuse ou que justifie l'existence d'un différend" (article 808<br />
NCPC).<br />
Le rapprochement porte donc sur le contrôle de la Cour de<br />
cassation quant à l'existence "d'un trouble manifestement illicite" (article<br />
809 alinéa 1) et l'exigence, imposée au juge des référés par la Cour de<br />
justice, d'atteindre une conviction qui porte sur "des doutes sérieux sur la<br />
1467 . V. en particulier Ass. plén., 28 juin 1996, D. 1996, Jup.p.497, conclusions Weber, note<br />
Coulon ; RTD civ. 1997, p.216, obs. Normand.<br />
1468 . On reprend volontiers la distinction que fait le Professeur Normand entre la fonction<br />
"conservatoire" du juge des référés (qui est "la plus ancienne, la plus classique") et celle de<br />
"police des situations manifestement illicites". V.J.Normand, "Le juge unique et l'urgence" in Les<br />
juges uniques, dispersion ou réorganisation du contentieux ?, Dalloz, 1996, p.23 et s.<br />
1469 . Mais, comme le souligne M. Normand, si l'application de l'article 808 NCPC est<br />
subordonnée à l'urgence, alors que l'application de l'article 809, alinéa 1 er NCPC ne l'est pas,<br />
néanmoins "il est toujours urgent de faire cesser un trouble manifestement illicite". (Normand,<br />
"Le juge unique et l'urgence", préc., p.31).<br />
478
validité du règlement communautaire" (jurisprudence<br />
Zuckerfabrik 1470 /Atlanta 1471 ).<br />
A première vue, le rapprochement conduit à une conclusion<br />
contraire à l'argument ici avancé selon lequel ce qui est exigé n'est pas<br />
tant une certitude de la part du juge national des référés dans l'exercice<br />
de l'office communautaire, qu'une recherche suffisante de sa part sur la<br />
validité de l'acte communautaire en question. En effet, un "trouble<br />
manifestement illicite" ne doit-il pas être compris comme un trouble<br />
certainement illicite ? Le texte n'impose-t-il pas de véritables certitudes<br />
quant à l'illicéité en question, condition sine qua non pour prescrire des<br />
mesures provisoires ? Au vu de la jurisprudence en la matière<br />
(jurisprudence constante), une réponse négative s'impose. 1472 Ce qui est<br />
exigé en réalité c'est, comme le souligne M. Normand, une recherche<br />
suffisante de l'illicéité ; il y a censure "pour défaut de recherche<br />
suffisante". 1473<br />
C'est en ce sens que doit être comprise la jurisprudence<br />
Zuckerfabrik/Atlanta. Dès lors que la prescription de mesures provisoires<br />
par le juge civil des référés dépend d'une appréciation quant à la validité<br />
1470 . Arrêt Zuckerfabrik, point 23.<br />
1471 . Arrêt Atlanta, point 35.<br />
1472 . V.p.ex. Civ. 1 ère , 22 avril 1986, Bull. civ. I, n° 96, p.96 (sur la compatibilité de la loi du 29<br />
juillet 1982 sur l'audiovisuel avec le droit communautaire) ; Com. 27 octobre 1992, Bull. civ. IV,<br />
n° 330, p.233 ; Soc. 22 février 1995, JCP 95, II, 22433, concl. Chauvy.<br />
1473 . J. Normand, obs., RTD civ. 1997, p.216 et s., spéc. p.222.<br />
479
(la validité étant comprise comme synonyme d'illicéité) d'un acte<br />
communautaire, il ne doit pas ordonner lesdites mesures "à la légère". La<br />
recherche de la validité prend ainsi le devant, pour le juge national des<br />
référés comme pour la Cour de justice.<br />
Ainsi présenté, l'apport réel de la jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta<br />
se limite à une double obligation : une obligation de recherche et une<br />
obligation de renvoi en cas d'octroi de mesures provisoires. En ce qui<br />
concerne la motivation de la question de renvoi préjudiciel et sur la base<br />
de ce qui a été avancé auparavant sur le souci permanent de la Cour de<br />
justice d'avoir le dernier mot sur la validité des actes communautaires, il<br />
n'est pas à exclure que la Cour de Luxembourg n'aille pas appliquer la<br />
condition d'une motivation suffisante de manière stricte (le juge de renvoi<br />
doit indiquer les raisons pour lesquelles il estime que la Cour sera<br />
amenée à constater l'invalidité de l'acte 1474 ).<br />
342. L'argument par analogie, tel qu'il vient d'être présenté, doit être<br />
précisé quant à sa portée. Ceci afin de ne pas induire de fausses<br />
conclusions. On ne soutient pas que le juge national des référés doive se<br />
limiter à une recherche suffisante quant à la validité de l'acte<br />
communautaire au lieu d'avoir des convictions sur la validité de l'acte en<br />
question en raison d'une application par extension de la jurisprudence<br />
1474 . Arrêt Atlanta, point 36.<br />
480
française en référé. Nous affirmons que le juge national va se limiter dans<br />
la grande majorité des cas à une telle recherche (ce qui est déjà non<br />
négligeable s'agissant du juge civil des référés, surtout s'il y a véritable<br />
urgence). Le juge civil des référés va se limiter à une telle recherche<br />
parce que la logique juridique et même la logique tout court conduisent à<br />
une telle conclusion.<br />
La transposition se situe au niveau conceptuel : s'agissant des<br />
questions semblables (recherche de l'illicéité nationale ou de la validité<br />
communautaire), les réponses ne peuvent être que similaires puisque<br />
d'une part le syllogisme juridique est unitaire, d'autre part le réflexe de<br />
l'organe juridictionnel en question a des chances d'être le même. 1475 En<br />
référé, ce qui est souvent recherché, ce ne sont pas tant des certitudes<br />
qu'une recherche suffisante de celles-ci, de la même manière, en quelque<br />
sorte que l'on avance dans ce domaine qu'il ne s'agit pas tant de savoir<br />
qui va supporter la charge de la preuve, qu'à qui revient le poids du doute.<br />
Mais une fois que l'on admet -- ne serait-ce qu'en partie -- la<br />
rectitude de l'argument selon lequel le syllogisme juridique est unitaire<br />
dès lors qu'il s'agit du même organe juridictionnel qui, de plus, se<br />
confronte à des problèmes de nature similaire, il n'y a aucune raison, en<br />
1475 . Si "le juge applique le texte qu'il connaît" (propos de M. Cohen-Jonathan recueillis par Mme<br />
Sciotti), il le fait selon la méthode qu'il connaît. V. C.Sciotti, La concurrence des traités relatifs<br />
481
principe, pour ne pas le généraliser au-delà du seul angle de<br />
l'appréciation de validité d'un acte communautaire. Les "conditions" de<br />
l'urgence, du préjudice grave et irréparable et de la prise en compte de<br />
l'intérêt de la Communauté apparaissent plutôt comme des "instigations",<br />
des incitations d'une obligatoriété douteuse 1476 , que des conditions<br />
absolues créées par commandement jurisprudentiel.<br />
Le rééquilibrage entre le droit français et le droit communautaire<br />
qui, s'il se confirme, semble se faire au détriment des intérêts<br />
communautaires, ne l'est pas vraiment. Il ne nuit pas à la cause<br />
européenne dès lors que le juge des référés procède au renvoi désormais<br />
obligatoire en cas de prescription de mesures provisoires suite aux doutes<br />
aux droits de l'homme devant le juge national, Mémoire de DEA sous la direction de Jean-<br />
François Flauss, Bruylant, Bruxelles, 1997, p.78.<br />
1476 . V.J.Dutheil de la Rochère, "La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés<br />
européennes et la souveraineté des Etats", préc., p.253 : l'auteur utilise le terme "indications"<br />
pour décrire les conditions posées dans l'arrêt Zuckerfabrik. Elle place aussi cet arrêt dans la<br />
partie de l'étude intitulée "Incitation du juge national à utiliser les mesures provisoires pour<br />
assurer la primauté du droit communautaire" (article préc., p.250 et s.) Si ceci peut être vrai<br />
s'agissant de la jurisprudence Factortame, on ne croit pas pouvoir suivre le reste de l'analyse du<br />
Professeur Dutheil de la Rochère. Aux yeux de la Cour, l'urgence, le préjudice grave et<br />
irréparable et l'intérêt de la Communauté sont des conditions et non des indications. En<br />
revanche, ces "conditions" peuvent devenir de simples "indications" dans la réalité judiciaire du<br />
référé national.<br />
A l'opposé exact de l'analyse de Mme Dutheil de la Rochère, vient celle d'une partie de la<br />
doctrine anglaise, notamment la thèse du Professeur Jo Shaw (Law of the European Union, 2 ème<br />
éd., Macmillan, 1996, spéc.p.244). Elle avance que le juge national des référés doit ("should")<br />
ordonner le sursis à exécution si les circonstances de fait et de droit l'amènent à la conviction<br />
qu'il y a des doutes sérieux sur la validité du règlement communautaire. On considère, au<br />
contraire, qu'il faut mettre l'accent sur la possibilité et non l'obligation pour le juge des référés<br />
d'accorder le sursis à l'exécution de l'acte attaqué ; le juge national des référés peut ordonner le<br />
sursis ou toute autre mesure provisoire. En aucun cas, au vu des arrêt Zuckerfabrik/Atlanta, il<br />
ne le doit. (donc, le verbe en anglais serait "can" or "could" au lieu de "should").<br />
Quant à l'argument de Mme Dutheil de la Rochère sur l'incitation du juge national à utiliser les<br />
mesures provisoires suite à l'arrêt Zuckerfabrik, on peut, une fois de plus, être en désaccord<br />
avec le point de vue avancé par l'auteur. L'angle déterminant est, d'une part, l'extension de<br />
l'obligation de renvoi au juge des référés (en ce sens Mehdi, "Le droit communautaire et les<br />
pouvoirs du juge national de l'urgence", préc., p.88), d'autre part, le contrôle, par la Cour de<br />
justice, de la légalité des actes communautaires de droit dérivé.<br />
482
quant à la validité d'un règlement. De plus, le juge des référés puise aussi<br />
certainement à la source jurisprudentielle communautaire. Enfin, le<br />
syllogisme est similaire s'agissant du référé national et du référé<br />
communautaire (même si des différences existent). 1477<br />
343. Néanmoins, quelques observations supplémentaires qui vont<br />
dans le sens d'une présentation plus équilibrée de l'encadrement<br />
communautaire du référé national s'imposent ; cet encadrement sera<br />
considéré sous l'angle du conditionnement du juge civil quant aux<br />
conditions susceptibles d'entraîner l'octroi de mesures provisoires, ceci<br />
dans l'hypothèse où un acte national a été pris en exécution d'un acte<br />
communautaire de droit dérivé.<br />
Pour ce qui est de l'urgence et de l'imminence du préjudice 1478 , il<br />
n'est pas inutile de rappeler que ces notions étant considérées comme<br />
des questions de fait, échappent au contrôle de la Cour de cassation 1479 ,<br />
mais non à celui de la Cour de justice (du moins à première vue). Ainsi, le<br />
préjudice invoqué par une partie doit être susceptible de se concrétiser<br />
avant la décision de la Cour de justice sur la validité de l'acte<br />
1477 . Pour des analyses minutieuses V.D.Simon et R.Mehdi, Chronique de justice<br />
communautaire, Justices, 1995-2, p.230 et s., spéc. p.235 à 239 ; Justices, 1996-3, p.302 et s. ;<br />
aussi R.Mehdi et D. Simon, Justices, 1996-4, p.216 et s. ; Justices, 1997-6, p.169 et s. ;<br />
Justices, 1997-7, p.142 et s. ; désormais, R. Mehdi, Chronique de contentieux communautaire,<br />
RGDP, 1998-1, p.60 et s.<br />
1478 . V. arrêt Zuckerfabrik, point 29 ; arrêt Atlanta, point 41.<br />
1479 . En ce sens pour l'article 808 NCPC : Civ. 4 mars 1954, D. 1954, p.386 ; Civ.1 ère , 26 avril<br />
1977, D.1978, p.664, note Tendler. En ce sens pour l'imminence du dommage et la nécessité<br />
483
communautaire attaqué. 1480 De plus, un préjudice purement pécuniaire ne<br />
suffit pas, en principe, pour établir un préjudice irréparable. 1481<br />
On fera d'abord sur tous ces points une remarque d'ordre général<br />
pour ensuite les examiner un par un.<br />
Les mesures provisoires ordonnées sont limitées ratione temporis<br />
jusqu'au dire obligatoire du juge communautaire -- l'important étant le fait<br />
qu'il s'agit du dire d'un juge communautaire (obligation de renvoi) et non<br />
pas tant la limitation ratione temporis ; même en droit interne, les mesures<br />
provisoires sont ainsi limitées en principe puisque le juge du principal<br />
n'est pas lié par l'ordonnance de référé qui n'a pas autorité de la chose<br />
jugée au principal – cependant l'appréciation opérée par le juge national<br />
des référés demeure tout de même une appréciation personnelle en<br />
l'absence d'une jurisprudence communautaire antérieure ayant valeur de<br />
précédent. L'élément clé qui nous conduit à cette affirmation réside dans<br />
la nature du référé qui facilite une forte évaluation au cas par cas et<br />
même y incite. 1482 La Cour de justice admet d'ailleurs ce point à deux<br />
d'en prévenir la réalisation au vu de l'article 809 NCPC : Civ.2 ème , 27 juin 1979, Bull. civ. II, n°<br />
199 ; 16 juin 1993, D. 1993, p.590, note Coulon.<br />
1480<br />
. Arrêt Zuckerfabrik, point 29 ; arrêt Atlanta, point 41.<br />
1481<br />
. Arrêt Zuckerfabrik, point 29 ; arrêt Atlanta, point 41.<br />
1482<br />
. V.R.Mehdi et D. Simon, Justices, 1996-4, p.205 : "la nature du préjudice doit être évaluée in<br />
concreto par le juge national".<br />
484
eprises. 1483 Par conséquent, il appartient "à la juridiction des référés<br />
d'examiner les circonstances propres à chaque espèce." 1484<br />
D'une manière générale, force est de constater que l'exercice de ce<br />
"référé communautaire" au niveau national devient essentiellement<br />
bidimensionnel en ce sens que la Cour de justice édicte des normes (et<br />
non des indications), alors que l'évaluation in concreto demeure toujours<br />
celle du juge national du provisoire.<br />
De manière spécifique, pour ce qui est de l'urgence, comment la<br />
Cour de justice va-t-elle exercer son contrôle ? La question de l'urgence<br />
devant le juge des référés n'est pas simplement une question de fait ; son<br />
appréciation appartient au juge des référés, juge de l'urgence, à condition<br />
qu'il n'y ait pas relation insuffisante des faits quant au dommage<br />
imminent, ce qui donnerait lieu à cassation pour manque de base<br />
légale. 1485<br />
Prenons le cas de figure où un juge national ordonne des mesures<br />
provisoires et renvoie la question en appréciation de validité alors que<br />
1483 . Arrêt Atlanta, points 41 et 48.<br />
1484 . Arrêt Atlanta, point 41 (sur la nature du préjudice).<br />
1485 . Le manque de base légale pour insuffisance des motifs énoncés à l'appui de l'affirmation de<br />
l'urgence, reconnu en théorie, est dépourvu d'incidence directe en référé. V.Th. Le Bars, Le<br />
défaut de base légale en droit judiciaire privé, préc., n° 218 : l'auteur affirme ne pas avoir trouvé<br />
d'arrêt de cassation fondé sur l'insuffisance des motifs énoncés à l'appui de l'affirmation de<br />
l'urgence en référé. Comp. un arrêt de la chambre sociale du 5 janvier 1979, RTD civ. 1979,<br />
p.424, obs. Normand et p.432, obs. Perrot.<br />
485
manifestement il n'y avait pas urgence. La Cour de justice dit<br />
expressément qu'il n'y avait pas urgence. Mais la partie qui a sollicité les<br />
mesures provisoires en question a de toute manière obtenu ce qu'elle<br />
voulait pour la période, plus ou moins longue, de la procédure<br />
préjudicielle.<br />
Ainsi présenté, le problème est en partie mal situé. D'une part, vu<br />
sous l'angle présent, au niveau conceptuel, le "trouble manifestement<br />
illicite" s'enchevêtre avec "l'urgence". D'autre part, il se peut que l'octroi<br />
de mesures provisoires ait en soi un intérêt majeur pour le requérant. Le<br />
contrôle de l'urgence, dès lors qu'il conduit à l'éviction des mesures<br />
provisoires, change la nature du référé de l'article 809 alinéa 1 du<br />
NCPC. 1486 Jusqu'à présent, pour ce qui est du "dommage imminent"<br />
(article 809 alinéa 1 NCPC) l'urgence était certainement présumée en cas<br />
de dommage imminent : la constatation de l'imminence de ce dommage<br />
suffisait à caractériser l'urgence d'une décision du juge des référés. 1487<br />
Désormais, en cas de contestation sur un point de droit communautaire<br />
dérivé, c'est l'urgence qui devient l'élément déterminant pour caractériser<br />
l'imminence du dommage (à condition, on le répète, que les juges des<br />
référés appliquent strictement les nouvelles conditions exigées par la<br />
Cour de justice). Pour ce qui est du "trouble manifestement illicite" (article<br />
1486 . Pour le tribunal de commerce, V. article 873 alinéa 1 NCPC.<br />
Pour le tribunal d'instance, V. article 849 alinéa 1 NCPC.<br />
1487 . En ce sens, Civ.3 ème , 19 janvier 1982, JCP 1982, IV, 126.<br />
486
809 alinéa 1 NCPC), il semble que le droit positif français ait été fixé dans<br />
le sens d'une présomption de l'urgence 1488 : lorsque le fondement est le<br />
trouble manifestement illicite, l'application de l'article 809, alinéa 1 du<br />
NCPC n'est pas subordonnée à la preuve de l'urgence de la mesure<br />
sollicitée. Désormais, en cas de contestation sur un point de droit<br />
communautaire dérivé, l'urgence n'est pas présumée 1489 et n'est<br />
certainement pas "superflue". 1490 Le juge civil des référés doit constater<br />
l'existence d'une urgence caractérisée. Ceci dit, on estime, au vu du<br />
constat selon lequel l'urgence est de toute manière présumée, donc<br />
présente, en cas de "dommage imminent" ou de "trouble manifestement<br />
illicite", que la modification du référé au niveau national est minime : c'est<br />
une question de motivation de l'ordonnance. L'appréciation du juge<br />
national reste la même en l'absence de précédents communautaires et à<br />
condition de ne pas se fonder sur un préjudice purement pécuniaire. 1491<br />
Ce que l'on avance, en définitive, c'est que la relation du juge<br />
national du provisoire et de la Cour de Luxembourg ne se cantonne pas à<br />
une représentation strictement linéaire. Dès lors que la Cour de<br />
1488 . En ce sens, Civ.3 ème , 26 octobre 1982, RTD civ. 83, p.382, obs. Normand ; 22 mars 1983,<br />
Bull.civ. III, n° 83. Contra (en faveur de la constatation de l'urgence) : Civ. 3 ème , 14 décembre<br />
1976, Bull. civ. III, n° 464 ; Soc. 20 juillet 1981, JCP 81, IV, 369.<br />
1489 . En droit français, la majorité des auteurs admettent que pour l'application de l'article 809<br />
alinéa 1 NCPC, l'urgence est présente, mais elle est présumée puisque le juge n'a pas à la<br />
constater. En ce sens, V.L.Cadiet, Droit judiciaire privé, préc., n° 1002 ; J.Vincent et S.<br />
Guinchard, préc., n° 243 ; J. Normand, "Le juge unique et l'urgence", préc., p.31 ; A. Lacabarats,<br />
"La compétence des juges de référé", Dalloz Action, préc., n° 1062 (l'intitulé est "Présomption").<br />
1490 . L'expression est utilisée par M.Perrot, in H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé, préc.,<br />
n° 1290 (mais l'auteur admet que l'urgence est, "dans de nombreux cas", présente).<br />
487
Luxembourg a consenti à ce que le justiciable puisse contester de<br />
manière indirecte la légalité d'un règlement devant le juge national du<br />
provisoire, l'urgence lui échappe, du moins en partie.<br />
Dans la même perspective, la condition d'un préjudice grave et<br />
irréparable est aussi, largement, une question de présentation pour un<br />
avocat averti. La même remarque vaut pour la condition de la prise en<br />
compte de l'intérêt de la Communauté 1492 .<br />
Ainsi par exemple, l'argument des licenciements (massifs) au sein<br />
d'une entreprise française risque d'inciter le juge judiciaire des référés à<br />
ordonner les mesures provisoires demandées (l'urgence comme le<br />
préjudice grave et non pécuniaire pouvant être considérés comme ayant<br />
été établis). A condition -- mais c'est une condition d'un poids discutable<br />
dans la réalité judiciaire du référé -- de ne pas trop insister sur la carence<br />
de la Commission. Au vu d'un arrêt de la Cour de Luxembourg du 26<br />
novembre 1996 1493 , le juge national ne doit pas pouvoir prescrire des<br />
mesures "par voie de référé" 1494 , jusqu'à ce que la Commission "ait<br />
1491 . Selon la Cour de justice "un préjudice purement pécuniaire ne saurait, en principe, être<br />
regardé comme irréparable" (arrêt Zuckerfabrik, point 29 ; arrêt Atlanta, point 41).<br />
1492 Cf. F. Picod, "Le droit au juge en droit communautaire", préc., spéc. p. 164 : "D'une manière<br />
plus générale, la condition suivant laquelle la juridiction nationale 'prend dûment en compte<br />
l'intérêt de la Communauté' devrait donner lieu à des difficultés d'appréciation [...]".<br />
1493 . CJCE, 26 novembre 1996, T.Port, C-68/95, Rec.p.6065 ; sur cette affaire V.B. Le Baut-<br />
Ferrarèse, "Arrêts récents de la Cour de justice des Communautés européennes en matière de<br />
mesures provisoires : réflexions sur l'effet de 'modèle' des procédures issues de la<br />
Communauté européenne", D. 1998, Chron. p. 306, spéc. n° 6 à 9. Selon cet auteur, l'arrêt T.<br />
Port révèle une systématique "négative".<br />
1494 . Arrêt T.Port, préc., point 62.<br />
488
adopté un acte juridique pour régler [....] les cas de rigueur auxquels sont<br />
confrontés les opérateurs." 1495 / 1496<br />
344. Pour conclure, en cas de véritable rigueur, nous inclinons à<br />
mettre en avant la condition de l'urgence et celle du préjudice grave plutôt<br />
que le critère, au demeurant parfois virtuel, de l'intérêt de la<br />
Communauté. A moyen terme, l'obligation qui pèse désormais sur le juge<br />
national des référés, dans un procès entre particuliers et/ou entreprises,<br />
de prendre en compte, d'une part, l'intérêt de la Communauté, d'autre<br />
part, l'effet négatif qui pourrait résulter d'une multitude de décisions<br />
juridictionnelles analogues, relève d'une fiction (en cas d'urgence et de<br />
certitude d'un préjudice grave). Aux yeux de certains juges nationaux,<br />
l'intérêt de la Communauté sera pris en compte par le seul fait de<br />
renvoyer la question en appréciation de validité.<br />
1495 .Ibid.<br />
1496 . Suite au rejet, à deux reprises, des demandes de référé de la Société Port tendant à obtenir<br />
des certificats d'importation supplémentaires de bananes, la juridiction supérieure allemande,<br />
saisie d'un recours constitutionnel, avait enjoint la juridiction d'appel d'examiner si la faillite qui<br />
menaçait la société Port portait irrémédiablement atteinte au droit de la propriété. (V.points 16 et<br />
s. de l'arrêt T.Port) ; cf. en matière des ententes et des positions dominantes : la Commission a<br />
le pouvoir (C.J.C.E., ord. du 17 janvier 1980, Camera Care, 792/79, Rec. p. 119) d'ordonner des<br />
mesures provisoires, d'office ou sur demande, suite à une plainte, en cas d'infraction, prima<br />
facie, aux règles de la concurrence (T.P.I., 12 juillet 1991, Peugeot c/ Commission, T-23/90,<br />
Rec. p.195) dès lors que cette infraction cause un préjudice grave et irréparable au demandeur.<br />
Dans ce cas, l'urgence s'identifie au risque du préjudice grave et irréparable, elle n'est pas une<br />
condition autonome pour l'octroi des mesures provisoires. Pour une approche globale sur la<br />
question des mesures provisoires accordées par la Commission (dans le domaine des ententes,<br />
des positions dominantes, des aides d'Etat et des marchés publics) V. surtout G. Karydis, "Les<br />
procédures d'urgence devant la Commission", Journal des tribunaux, février 1997, p.25 et s. ;<br />
sur l'adoption des mesures provisoires dans le domaine de la concurrence V.G. Ripert et R.<br />
Roblot, Traité de droit commercial, Tome 1, par M. Germain et L. Vogel, 17 è ed., LGDJ 1998, n°<br />
881 et s.<br />
489
On en revient finalement à l'argument initial : l'apport concret de la<br />
jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta se limite à une obligation de recherche<br />
et à une obligation de renvoi, tout en portant atteinte au principe de la<br />
dualité des ordres de juridiction.<br />
§ 2. Les limites du contrôle de la légalité des actes<br />
communautaires par le juge civil<br />
345. On arrive ainsi au deuxième volet de l'analyse concernant les<br />
rapports du juge national des référés dans l'exercice de l'office<br />
communautaire et de la Cour de justice, sous l'angle particulier de<br />
l'intrusion du juge civil du provisoire dans la matière du juge administratif.<br />
Jusqu'à présent, il nous semble avoir établi, entre autres, que si la Cour<br />
de justice raisonne en matière de référé national par analogie avec les<br />
facultés dont elle dispose elle-même en vertu des articles 242 et 243<br />
CE 1497 (ex articles 185 et 186 CE), il se peut que le juge civil des référés<br />
raisonne, quant à lui, par analogie avec ses pratiques strictement<br />
nationales.<br />
1497 . Aux termes de l'article 242 du traité, "Les recours formés devant la Cour de justice n'ont<br />
pas d'effet suspensif. Toutefois, la Cour de justice peut, si elle estime que les circonstances<br />
l'exigent, ordonner le sursis à l'exécution de l'acte attaqué". Aux termes de l'article 243 du traité,<br />
"Dans les affaires dont elle est saisie, la Cour de justice peut prescrire les mesures provisoires<br />
nécessaires."<br />
490
346. Il s'agit maintenant d'examiner la réalité de ce contrôle sous<br />
l'angle interne de la répartition des tâches entre le juge et les parties,<br />
conformément aux règles du procès civil. A cette fin, il convient de<br />
distinguer entre les limites propres au respect des termes du litige (A) et<br />
celles propres aux règles et à l'organisation du procès civil (B).<br />
A. Des limites propres au respect des termes du litige<br />
347. L'interrogation consiste à savoir si le juge civil des référés peut<br />
ou doit relever d'office le moyen relatif à la validité d'un acte<br />
communautaire en l'absence d'une telle contestation par les plaideurs. Le<br />
juge civil des référés, juge des libertés, n'a-t-il pas au moins la faculté de<br />
relever d'office un tel moyen s'il considère que l'octroi des mesures<br />
provisoires demandées dépend étroitement de la validité d'un acte<br />
communautaire de droit dérivé qui fonde un acte national d'exécution ? La<br />
jurisprudence Peterbroeck/Van Schijndel 1498 et l'arrêt confirmatif rendu par<br />
la Cour de justice le 24 octobre 1996 1499 , n'imposent-ils pas au juge<br />
1498 . CJCE, 14 décembre 1995, Peterbroeck, Van Campenhout, C-312/93, Rec.p.4599 ; Van<br />
Schijndel et Van Veen, aff.jts C-430/93 et C-431/93, Rec.p.4705.<br />
1499 . CJCE, 24 octobre 1996, Aannemersbedrijf P.K. Kraaijeveld BV e.a., C-72/95, Rec.p.5403,<br />
points 57 et s., spéc. point 60 : "[...] dès lors que, en vertu du droit national, une juridiction a<br />
l'obligation ou la faculté de soulever d'office les moyens de droit tirés d'une règle interne de<br />
nature contraignante, qui n'auraient pas été avancés par les parties, il lui incombe de vérifier<br />
d'office, dans le cadre de sa compétence, si les autorités législatives ou administratives de l'Etat<br />
membre sont restées dans les limites de la marge d'appréciation [...] de la directive et d'en tenir<br />
compte dans le cadre de l'examen du recours en annulation".<br />
491
national d'appliquer d'office le droit communautaire, si nécessaire, en<br />
passant outre les carences des parties au litige ?<br />
La problématique est d'autant plus importante qu'il se peut que,<br />
s'agissant d'une décision et le requérant ayant omis d'exercer le recours<br />
en annulation devant le Tribunal de première instance des Communautés<br />
européennes, le juge national des référés ne pourra pas renvoyer une<br />
question préjudicielle en appréciation de validité à la Cour de justice<br />
(conséquence de la jurisprudence TWD/Wiljo susmentionnée). Il s'agit<br />
donc de mettre à jour l'effet cumulé de la jurisprudence<br />
Peterbroeck 1500 /Van Schijndel 1501 , Aannemersbedrijf 1502 ,<br />
Zuckerfabrik 1503 /Atlanta 1504 et TWD 1505 /Wiljo 1506 au niveau du juge civil du<br />
provisoire.<br />
348. La portée de la jurisprudence Peterbroeck/Van<br />
Schijndel/Aannemersbedrijf est désormais claire pour ce qui est du juge<br />
du principal : le juge du fond national a l'obligation d'appliquer d'office le<br />
droit communautaire 1507 , y compris une directive 1508 , à condition qu'au civil<br />
1500<br />
. Préc.<br />
1501<br />
. Préc.<br />
1502<br />
. Préc.<br />
1503<br />
. Préc.<br />
1504<br />
. Préc.<br />
1505<br />
. Préc.<br />
1506<br />
. Préc.<br />
1507<br />
. Arrêt Van Schijndel, préc., points 13 à 15 ; arrêt Aannemersbedrijf, préc., points 57, 58 et<br />
60.<br />
1508<br />
. Tel fut le cas dans l'arrêt Aannemersbedrijf.<br />
492
le juge respecte les termes du litige dans son objet (c'est, en réalité,<br />
l'objet de la demande 1509 qui trace les limites du procès) et dans sa cause.<br />
La portée de cette jurisprudence reste à clarifier à propos du<br />
référé : l'obligation de relever d'office l'application du droit communautaire<br />
en référé va à l'encontre de la célérité lorsque le moyen communautaire<br />
porte sur des doutes sérieux quant à la validité d'un acte communautaire<br />
(obligation de renvoi en cas de prescription des mesures provisoires). Si<br />
la possibilité d'une application ex officio du droit communautaire reste une<br />
option valable en référé, elle doit se faire, à l'évidence, dans le respect<br />
des termes du litige dans son objet et dans sa cause. Sinon, il y aurait<br />
excès de pouvoir -- désormais souvent couvert par l'ouverture à cassation<br />
pour violation de la loi -- qui serait constitué par le dépassement des<br />
limites du litige tracées par les plaideurs. 1510<br />
Au vu du droit positif communautaire, la réponse à la question de<br />
savoir si le juge des référés "doit" relever d'office les normes<br />
communautaires dans un cas de doute sur un acte communautaire de<br />
droit dérivé, n'est pas évidente. Au vu de la procédure civile française,<br />
une réponse négative semble possible sans pour autant s'imposer.<br />
L'absence de certitudes dans le cas examiné -- en premier lieu, le juge<br />
1509 . La demande introductive d'instance (article 53 NCPC), la demande reconventionnelle<br />
(article 64 NCPC), la demande additionnelle (article 65 NCPC).<br />
493
civil des référés "peut-il" relever d'office le moyen relatif à l'invalidité d'un<br />
acte communautaire et ordonner des mesures provisoires consécutives à<br />
cette constatation, l'ordonnance étant exécutoire de plein droit (articles<br />
489 et 514 NCPC) ? -- provient aussi du fait que les exigences de<br />
l'application immédiate et de la primauté du droit communautaire<br />
semblent rendre inopérants le principe de la dualité des ordres de<br />
juridiction ainsi que l'analyse qui en découle quant aux questions<br />
d'incompétence et d'excès de pouvoir.<br />
Le droit communautaire ne connaît pas la spécialisation des<br />
juridictions et le juge communautaire se prononce par un dire général qui<br />
remet en cause la répartition des compétences entre les différents ordres<br />
de juridiction. Les juridictions du fond sont supposées pouvoir interpréter<br />
le droit communautaire en raison de la plénitude de la compétence<br />
juridictionnelle. En réalité, lorsque la question devant le juge civil porte sur<br />
l'application d'un acte administratif national prétendu contraire au traité --<br />
le juge judiciaire doit l'écarter sans avoir à poser la question préjudicielle<br />
au juge administratif français 1511 – ces juridictions exercent une<br />
1510 . Pour des exemples en droit français d'un excès de pouvoir en cas de modification par le<br />
juge de l'objet ou de la cause de la demande dans des cas de figure distincts du grief de<br />
dénaturation V.Com. 2 mars 1976, Bull. IV, n° 78 ; Civ. 1 ère , 2 octobre 1979, Bull.civ. I, n° 231.<br />
1511 . Com. 6 mai 1996, Bull. IV, n° 125, p.109. Dans cette affaire de la "liste orange" de France<br />
Télécom, la Chambre commerciale approuve une Cour d'appel qui décide, en se référant à la<br />
primauté des principes de droit communautaire sur le droit national et sans apprécier la légalité<br />
d'un article du Code des postes et télécommunications modifié par décret, que les dispositions<br />
du texte réglementaire interne ne peuvent "faire obstacle au libre exercice de la concurrence<br />
quant à la publication des listes d'abonnés par des éditeurs d'annuaires concurrents de celui<br />
publié par l'entreprise publique qui fait apparaître le nom des personnes figurant sur la liste<br />
orange". Le commissaire du gouvernement M. Arrighi de Casanova qualifie – dans ses<br />
494
compétence renforcée qui va au-delà de leur compétence traditionnelle.<br />
En effet, dans le même cas de figure en droit interne, le juge civil serait<br />
tenu de poser la question préjudicielle au juge administratif national. Cette<br />
compétence renforcée, tout en étant légitime, n'est que partiellement<br />
constante avec l'obligation de renvoi imposée au juge national dès lors<br />
que l'invalidité concerne un acte de droit communautaire (conséquence<br />
de la jurisprudence Foto-Frost 1512 , Zuckerfabrik 1513 /Atlanta 1514 ). Il existe<br />
désormais une double discrimination à rebours : le juge judiciaire français<br />
n'est pas supposé poser la question préjudicielle administrative<br />
interne 1515 , que l'appréciation porte sur un acte administratif interne ou sur<br />
une question administrative de droit communautaire pour laquelle on<br />
aurait pu supposer que l'application devait être effectuée par la juridiction<br />
administrative interne compétente ou par l'autorité indépendante ; en<br />
revanche il est obligé de poser la question préjudicielle communautaire et<br />
ceci même en référé.<br />
conclusions sur la décision du Tribunal des conflits du 19 janvier 1998 (préc.) – la solution de la<br />
Chambre commerciale du 6 mai 1996 d'"audacieuse" puisqu'elle implique, selon lui, une<br />
compétence "entière" du juge judiciaire pour statuer sur la légalité d'un acte administratif, dès<br />
lors que l'application du droit communautaire serait en cause.<br />
1512<br />
. Préc.<br />
1513<br />
. Préc.<br />
1514<br />
. Préc.<br />
1515<br />
. En droit français, l'administration peut décliner la compétence du juge judiciaire, soit parce<br />
qu'elle estime que le litige relève de la compétence du juge administratif, soit parce qu'elle<br />
estime que le litige échappe à tout contrôle juridictionnel. Cette dernière catégorie dite des actes<br />
de gouvernement comprend les actes de l'exécutif pris dans ses rapports avec le Parlement<br />
(par exemple, le décret de convocation et de clôture des sessions) et les actes relatifs à la<br />
négociation et à la conclusion d'un traité. V.J.Rivero et J.Waline, Droit administratif, préc., n°<br />
140 et n° 156.<br />
495
Autant le répéter : au seul vu du droit interne, le juge civil des<br />
référés est compétent pour trancher les litiges dont la connaissance<br />
appartient quant au fond aux juridictions civiles. A contrario,<br />
l'incompétence des juridictions civiles s'étend au juge civil des référés. Le<br />
juge des référés ne devrait pas avoir la compétence d'ordonner des<br />
mesures provisoires en relevant d'office, dans un procès civil entre<br />
particuliers, un moyen relatif à l'invalidité d'un acte communautaire en<br />
l'absence de toute contestation sur la question de la validité de la part des<br />
plaideurs. 1516 Il doit se déclarer incompétent. La voie de l'appel est alors la<br />
voie ouverte contre l'ordonnance d'incompétence (article 98 NCPC). A<br />
contrario, dans l'hypothèse où il y a contestation de la part d'une partie au<br />
moins, les conséquences du principe de la séparation des ordres de<br />
juridictions ne s'appliquent pas. En tout cas, c'est la solution probable.<br />
349. La distinction opérée selon que le moyen d'invalidité a été ou<br />
non soulevé par un plaideur n'est pas évidente s'agissant d'une question<br />
de droit dans le procès civil. Elle trouve pourtant un appui certain dans la<br />
jurisprudence communautaire en matière de référé.<br />
1516 . V.cep. J.-G.Huglo, "L'application du droit communautaire par le juge national", Gaz. Pal.<br />
1997, p.15 et s., spéc. p.16 : selon cet auteur, "Dès lors que le droit communautaire, au besoin<br />
soulevé d'office, est entré dans l'orbite du litige, le principe de l'application immédiate pourra<br />
conduire le juge national à assumer ce rôle délicat et particulier qui est celui du juge de<br />
l'urgence." L'affirmation de M. Huglo, au demeurant juste, ne contredit pas notre argumentation<br />
puisque dans le cas susmentionné l'auteur n'examine pas de façon spécifique la question de<br />
validité d'un acte communautaire de droit dérivé devant le juge civil des référés.<br />
496
En premier lieu, on se permet de mettre en avant un argument par<br />
analogie tiré de cet arrêt Aannemersbedrijf rendu par la Cour de justice le<br />
24 octobre 1996, même s'il porte sur le principal et non sur le référé : si la<br />
Cour dit expressément que le juge national doit relever d'office les<br />
dispositions d'une directive dès lors que la juridiction nationale "a<br />
l'obligation ou la faculté de soulever d'office les moyens de droit tirés<br />
d'une règle interne de nature contraignante, qui n'auraient pas été<br />
avancés par les parties" 1517 , force est de constater que le renvoi<br />
préjudiciel provient d'une juridiction administrative néerlandaise et non<br />
d'une juridiction civile. Comme le souligne la Commission 1518 , le droit<br />
néerlandais ne s'oppose pas, dans cette hypothèse d'un recours en<br />
annulation devant le juge administratif néerlandais, à ce que la juridiction<br />
de renvoi applique le droit communautaire de sa propre initiative. Dans un<br />
tel cas, souligne l'avocat général Elmer 1519 , la juridiction administrative<br />
"n'est pas liée par le principe normalement applicable en droit civil,<br />
suivant lequel la juridiction laisse aux parties le soin de délimiter une<br />
affaire." Néanmoins, ce premier argument par analogie n'est guère<br />
concluant : le juge civil des référés ne peut-il pas relever d'office le moyen<br />
d'invalidité d'un règlement communautaire, tout en respectant les termes<br />
1517<br />
. Arrêt préc., point 60.<br />
1518<br />
. V.conclusions de l'avocat général Elmer, présentées le 26 mars 1996, spéc. point 78,<br />
Rec.p.5428.<br />
1519<br />
. Ibid.<br />
497
du litige 1520 , c'est à dire sans avoir à modifier l'objet des demandes<br />
respectives et sans prendre en compte des faits extérieurs au dossier ? Il<br />
le peut, donc il s'agit d'une limite perméable à elle seule.<br />
Mais, au vu de la jurisprudence communautaire, le juge national<br />
des référés peut ordonner ces mesures provisoires qui permettent de<br />
paralyser les effets d'un règlement en raison du principe du "droit au<br />
juge" 1521 , c'est à dire du droit pour les justiciables de contester, de façon<br />
incidente, la légalité de ces règlements devant le juge national et<br />
d'amener celui-ci à saisir la Cour de justice. 1522 En l'absence de<br />
contestation sur la question de validité de la part des plaideurs, il nous<br />
semble que le principe de la dualité des ordres de juridiction recouvre une<br />
plénitude d'application et prend, par là même, la priorité sur une lecture<br />
large du "droit au droit" (sauf, bien évidemment, si le droit français évolue<br />
dans l'avenir dans le sens de l'abolition du dualisme juridictionnel). La<br />
solution que l'on propose se base donc sur une lecture a contrario de la<br />
jurisprudence communautaire dans son état actuel. En l'absence d'une<br />
contestation de la validité d'un acte communautaire de la part de l'un des<br />
plaideurs, il n'y a aucune raison de principe pour que le juge civil des<br />
référés s'érige en juge administratif, et d'autant moins qu'il y a véritable<br />
urgence.<br />
1520 . Sur le droit français, V.la synthèse de M. J. Normand in M.Storme et D.Coester-Waltjen,<br />
"L'activisme du juge", Rapport général au IX ème Congrès mondial de droit judiciaire, 25-31 août<br />
1991, Coimbra-Lisboa, p.405 et s., spéc. p.430, note 3.<br />
498
B. Des limites propres aux règles et à l'organisation du procès<br />
civil<br />
350. Faut-il distinguer entre incompétence et excès de pouvoir ?<br />
L'intérêt de la problématique est le suivant : si l'examen de l'incompétence<br />
relève du premier juge des référés, de la Cour d'appel saisie en référé 1523<br />
ou du juge du principal, il se peut que la partie qui succombe en première<br />
instance suite à l'application d'office par le juge des référés d'un moyen<br />
relatif à l'invalidité d'un acte communautaire, essaye d'obtenir auprès du<br />
premier président de la Cour d'appel la suspension de l'exécution<br />
provisoire pour excès de pouvoir. (Notons que la partie qui succombe en<br />
référé sans avoir invoqué l'incompétence du juge des référés peut<br />
soulever celle du juge du principal et la Cour d'appel comme la Cour de<br />
cassation peuvent relever d'office cette incompétence -- article 92 alinéa 2<br />
NCPC -- si le moyen leur paraît fondé. Dans le doute, la Cour de<br />
cassation doit saisir la Cour de justice de la question préjudicielle.<br />
L'obligation de renvoi préjudiciel communautaire rend inopérante la<br />
1521 . Arrêt Zuckerfabrik, point 16 ; arrêt Atlanta, points 20 et 21.<br />
1522 . Arrêt Zuckerfabrik, point 16 ; arrêt Atlanta, point 20.<br />
1523 . M. Héron (Droit judiciaire privé, préc., n° 321, note 1) explique que la défense tirée de<br />
l'absence d'urgence ou de l'existence d'une contestation sérieuse subsiste devant la Cour<br />
d'appel puisque ces questions concernent la recevabilité de la demande et non la compétence<br />
du juge. A l'opposé, les questions de compétence propres à l'ordre judiciaire disparaissent<br />
devant la Cour d'appel.<br />
499
faculté dont dispose la Cour de cassation pour renvoyer au Tribunal des<br />
conflits la question de compétence).<br />
La réponse de principe est que, d'une part, le premier président ne<br />
peut pas arrêter l'exécution provisoire dès lors qu'elle est de plein droit,<br />
d'autre part, l'excès de pouvoir ne s'identifie pas à l'exception<br />
d'incompétence. 1524 Hormis ces deux constats, la prudence s'impose.<br />
351. L'angle d'approche devient alors primordial. Ainsi, si l'on situe<br />
le débat autour du fondement de l'article 524 NCPC, la réponse ne peut<br />
être que négative : le premier président peut, sous certaines conditions,<br />
suspendre l'exécution provisoire qui n'est pas de droit, entre autres<br />
lorsque ladite exécution risque d'entraîner des conséquences<br />
manifestement excessives. L'exécution provisoire de droit, elle, ne peut<br />
pas être arrêtée par le premier président de la Cour d'appel. Mais<br />
admettons que le premier président puisse arrêter cette exécution<br />
provisoire bien qu'elle soit de plein droit ; il reste à déterminer l'étendue<br />
de ses pouvoirs dans le cas spécifique où le juge civil des référés porte<br />
une appréciation sur l'invalidité d'un acte communautaire.<br />
1524 . V.N. Fricéro, "L'excès de pouvoir en procédure civile", RGDP, 1998-1, p.17 et s., spéc. p.29<br />
: "L'excès de pouvoir traduit ainsi le comportement d'un juge compétent, qui ne respecte pas les<br />
pouvoirs que la loi lui attribue, soit parce qu'il refuse de les appliquer, soit parce qu'il les<br />
dépasse."<br />
500
En droit positif français, l'appréciation du premier président doit<br />
porter sur les difficultés de paiement du débiteur compte tenu de ses<br />
facultés et sur l'aléa du remboursement eu égard aux facultés du<br />
créancier. L'appréciation du premier président ne porte pas sur la<br />
régularité ou le bien fondé du jugement frappé d'appel. 1525 En d'autres<br />
termes, le caractère manifestement excessif des conséquences de<br />
l'exécution provisoire ne doit être apprécié qu'au regard du risque<br />
financier et non d'un quelconque examen de l'opportunité de l'ordonnance<br />
du premier juge. Cette appréciation du premier président sur la base de<br />
l'article 524 NCPC n'a donc rien à voir avec la prétendue incompétence<br />
du juge civil des référés ou le prétendu excès de pouvoir du juge du<br />
provisoire lorsqu'il soulève d'office le moyen d'invalidité du droit<br />
communautaire dérivé. De plus, la notion d'excès de pouvoir, notion large<br />
qui englobe la violation du principe de la séparation des pouvoirs, la voie<br />
de fait, les atteintes graves à l'ordre des juridictions, la violation des règles<br />
fondamentales de la procédure et le déni de justice 1526 , ne se justifierait<br />
aucunement si l'on faisait entrer dans son domaine toutes les hypothèses,<br />
y compris celles de l'incompétence et de la violation du traité. Ainsi,<br />
lorsqu'une autorité judiciaire empiète sur l'administratif, elle est<br />
1525 ème<br />
. Ass. plén., 2 novembre 1990, RTD civ. 1991, p.169, obs. Perrot ; Cass. 2 civ., 5 juin<br />
1996, Gaz.Pal. 1997, Pan.p.6.<br />
1526<br />
. Comme le souligne Mme Fricéro in "L'excès de pouvoir en procédure civile", op.cit., p.18 ;<br />
aussi V.S.Guinchard, "Le pourvoi en cassation", Dalloz Action, préc., spéc. n° 6316 et 6311.<br />
501
incompétente pour connaître de ce contentieux 1527 ; il n'est pas question<br />
alors d'excès de pouvoir.<br />
Ceci dit, la question demeure : un plaideur peut-il invoquer à la fois<br />
le risque financier et l'excès de pouvoir devant le premier président pour<br />
arrêter l'exécution provisoire ? Peut-on supposer, eu égard à l'effet<br />
cumulé de l'argument relatif à l'excès de pouvoir et de celui d'un grave<br />
risque financier, que le premier président puisse se permettre d'arrêter<br />
l'exécution provisoire qui serait ordonnée sur le fondement d'une<br />
appréciation de invalidité portant sur le droit communautaire dérivé ? En<br />
effet, l'excès de pouvoir peut être constitué par un seul motif et le recours<br />
pour excès de pouvoir peut être formé devant la Cour de cassation contre<br />
un jugement rendu en premier ressort, même non définitif. Par<br />
conséquent, il est légitime de s'interroger sur l'éventualité de réprimer le<br />
trouble le plus tôt possible, c'est à dire devant le premier président, au lieu<br />
d'attendre le dire de la Cour de cassation. La logique est la même que<br />
celle qui prévaut lorsque le droit positif français admet la recevabilité du<br />
recours pour excès de pouvoir malgré l'irrecevabilité de principe d'un<br />
1527 . En ce sens, J.Vincent et S.Guinchard, préc., n° 1518. Mais il semble, au vu d'un arrêt de la<br />
troisième chambre civile de la Cour de cassation, que les parties puissent exercer un recours<br />
fondé sur l'excès de pouvoir au cas où une Cour d'appel viole la loi des 16-24 août 1790 et<br />
statue sur une question qui relève du juge administratif. En ce sens, Civ. 3 ème , 20 décembre<br />
1994, RGDP, 1998-1, p.29, note 73 in N.Fricéro, "L'excès de pouvoir en procédure civile", préc.<br />
502
ecours immédiat contre une décision qui ne tranche qu'une partie du<br />
principal tout en ordonnant une mesure d'instruction. 1528<br />
L'axe de l'analyse est alors différent, mais la solution proposée doit-<br />
elle pour autant être modifiée ? Avant de répondre, on se permet de faire<br />
un retour en arrière afin d'examiner si le droit processuel français nous<br />
instruit sur la voie à suivre. Lorsque l'excès de pouvoir est constitué par<br />
l'empiétement d'une autorité judiciaire dans le contentieux administratif,<br />
c'est à dire, s'il y a violation du principe de la séparation des pouvoirs 1529<br />
en dehors des hypothèses des arrêts de règlement ou d'une hypothèse<br />
de critique de l'exécutif, les notions d'excès de pouvoir et d'incompétence<br />
se confondent 1530 , mais on applique à ce cas spécifique -- renvoi de la<br />
question préjudicielle d'ordre administratif -- les règles propres à<br />
l'exception d'incompétence (article 74 et article 92 alinéa 2 NCPC :<br />
l'exception doit être soulevée avant toute défense au fond ou fin de non-<br />
recevoir et la Cour d'appel comme la Cour de cassation peuvent relever<br />
d'office cette incompétence).<br />
1528 . V.Civ. 1 ère , 10 mai 1995, D.1995, IR 142. Comp. Aix, 30 au 31 janvier 1996, RGDP, 1998-1,<br />
p.25, note 44, obs. Fricéro ; Dalloz Action, n° 6316, obs. Guinchard (admissibilité du recours<br />
s'agissant de mesures d'administration judiciaire, mais, dans ce cas, l'appel est fermé).<br />
1529 . V. supra sur la discussion relative à la négation du lien de la dualité des ordres de juridiction<br />
et de la séparation des pouvoirs. Sur la méconnaissance du principe de la séparation des<br />
pouvoirs constitutive d'un excès de pouvoir par un juge compétent. V.J.Boré, La cassation en<br />
matière civile, préc., n°1721-2.<br />
1530 . Il nous semble que l'arrêt du 20 décembre 1994 rendu par la troisième chambre civile<br />
(préc.) qui admet la qualification d'excès de pouvoir à propos d'une Cour d'appel statuant sur<br />
une question qui relève du juge administratif peut être considéré comme un exemple de<br />
confusion.<br />
503
Mais dans l'hypothèse où le juge civil des référés relève d'office le<br />
moyen relatif à l'invalidité d'un acte communautaire de droit dérivé, il peut<br />
y avoir à la fois incompétence et excès de pouvoir : au vu du seul droit<br />
interne, le juge civil des référés n'a pas la compétence pour se prononcer<br />
sur la question ; au vu du droit communautaire et donc du droit interne il y<br />
aurait excès de pouvoir par retranchement et peut être par dépassement<br />
si le juge civil des référés ordonnait des mesures provisoires sans au<br />
moins poser la question préjudicielle à la Cour de justice. Cet excès de<br />
pouvoir peut être analysé, pour rester fidèle à la définition avancée par<br />
Mme Fricéro 1531 , comme étant constitué par la violation de la loi, c'est à<br />
dire la violation du droit communautaire -- le terme "loi" est compris dans<br />
son sens générique 1532 : la règle de droit -- puisque les arrêts préjudiciels<br />
de la Cour de justice ont l'autorité de la chose interprétée.<br />
De manière spécifique, l'excès de pouvoir du juge civil des référés<br />
traduit le comportement de ce juge qui ordonne des mesures provisoires<br />
sur la base du relevé d'office du moyen d'invalidité d'un règlement<br />
communautaire sans poser la question préjudicielle à la Cour de justice.<br />
Le premier président peut considérer qu'il y a excès de pouvoir parce que<br />
le juge des référés a empiété sur le pouvoir législatif et exécutif<br />
communautaire. Ce n'est pas alors une question d'incompétence, mais un<br />
1531 . N. Fricéro, "L'excès de pouvoir en procédure civile", préc., p.30 : "l'excès de pouvoir est<br />
constitué par la violation d'une loi qui détermine les attributions du juge, par dépassement ou<br />
retranchement".<br />
504
cas d'excès de pouvoir par dépassement. Cet excès de pouvoir par<br />
dépassement peut avoir lieu dans le respect des termes du litige. Le<br />
premier président peut aussi considérer qu'il y a excès de pouvoir par<br />
retranchement qui est constitué par le refus du renvoi préjudiciel. A<br />
contrario, le juge civil des référés pourrait se voir reprocher de ne pas<br />
avoir recherché le moyen de validité du droit communautaire. Cette<br />
absence de recherche suffisante pourrait être constitutive en soi d'un<br />
excès de pouvoir négatif 1533 ou se combiner indirectement avec le défaut<br />
de pouvoir juridictionnel en référé, en ce sens qu'elle peut influer sur la<br />
condition d'absence de contestation sérieuse (article 808 NCPC) ou sur<br />
celle de "trouble manifestement illicite" (article 809 alinéa 1 NCPC) (ce qui<br />
réintroduit cependant, "par la fenêtre", le contrôle au-delà des dispositions<br />
de l'article 524 NCPC). Force est de constater que l'obligation de<br />
recherche suffisante est indépendante de l'obligation de renvoi en ce sens<br />
qu'elle la précède ; cette obligation de renvoi ne joue de manière certaine<br />
que lorsque le juge national des référés ordonne les mesures provisoires<br />
sur la base de doutes sérieux quant à la validité d'un acte<br />
communautaire. 1534<br />
1532 . En ce sens, J.Carbonnier, Droit civil, préc., n° 5.<br />
1533 . C'est à dire d'un excès par retranchement ou "par défaut", pour emprunter la terminologie<br />
du Professeur Kernaleguen in "L'excès de pouvoir du juge", Justices, 1996-3, p.151 et s., spéc.<br />
p.155. Pour un exemple jurisprudentiel interne d'un tel excès de pouvoir négatif V.Civ. 1 ère , 16<br />
avril 1991, RTD civ. 1992, p.176, obs. Normand.<br />
1534 . Deux remarques à titre subsidiaire : en premier lieu, le premier président est aussi, après<br />
tout, juge de droit commun du droit communautaire ; en deuxième lieu, on note que la Cour de<br />
cassation est intervenue dans le passé pour casser, pour excès de pouvoir, la décision d'un juge<br />
505
On admet volontiers que la suspension par le premier président<br />
d'une ordonnance qui bénéficie de l'exécution de plein droit est un point<br />
assez délicat en droit interne. 1535 Entre autres, la problématique porte sur<br />
la nature du recours pour excès de pouvoir et sur sa transmutation en cas<br />
d'utilisation par le premier président : si le recours pour excès de pouvoir<br />
est une "soupape" de sécurité 1536 , force est de constater que la notion<br />
d'excès de pouvoir devant le premier président entraîne le risque d'excès<br />
d'utilisation, d'un nouvel excès de pouvoir qui porte atteinte aux principes<br />
de la procédure (principes fondamentaux ?). La situation se complique<br />
davantage parce que la distinction entre excès de pouvoir et<br />
incompétence devient floue lorsque le juge judiciaire empiète sur le<br />
contentieux administratif sous l'impulsion du juge communautaire. Tantôt<br />
le juge civil des référés est compétent pour connaître du moyen<br />
d'invalidité d'un règlement communautaire (le moyen est soulevé par l'une<br />
des parties, obligation de recherche en cas de doute et obligation de<br />
renvoi préjudiciel en cas d'octroi des mesures provisoires), tantôt il y a<br />
compétence extrêmement douteuse (le relevé d'office du moyen<br />
d'invalidité) qui peut se confondre alors avec l'excès de pouvoir.<br />
qui s'était déclaré compétent au mépris de l'immunité de juridiction conférée à l'OECE V.Cass.<br />
1 ère civ., 6 juillet 1954, Gaz. Pal. 1954, 2, 73.<br />
1535 . Pour l'afffirmatif, V.J.Vincent et S.Guinchard, préc., n° 1288 ; aussi M.Normand n'exclut-il la<br />
possibilité, tout au moins, totalement in "Le rapprochement des procédures civiles à l'intérieur de<br />
l'Union européenne et le respect des droits de la défense", Mélanges Perrot, p.349, note 24.<br />
Pour le négatif V.L.Cadiet, Droit judiciaire privé, préc., n° 1232 ; aussi G.Cornu et J.Foyer, préc.,<br />
n° 133 ; enfin H.Solus et R.Perrot, préc. n° 1349.<br />
1536 . En ce sens, S. Guinchard, Dalloz Action, n° 6316.<br />
506
352. La problématique ici développée nous instruit sur l'influence<br />
actuelle mais aussi potentielle du droit communautaire sur la procédure<br />
civile française. Le droit processuel n'est pas une matière cloisonnée et<br />
les juridictions judiciaires françaises sont réceptives à l'évolution<br />
consécutive à l'existence d'un ordre juridique européen. Les nouvelles<br />
obligations imposées au juge national des référés ne sont pas<br />
complètement entrées dans les moeurs judiciaires internes. Ceci une fois<br />
fait, l'irruption du débat devant le premier président de la Cour d'appel<br />
n'est qu'une question de temps. Il s'agira alors de choisir entre une<br />
jurisprudence interne constante qui exclut de manière catégorique tout<br />
arrêt de l'exécution provisoire de droit 1537 et l'éventualité d'un tel arrêté par<br />
le premier président, juge de droit commun du droit communautaire, sur le<br />
fondement de la violation du droit communautaire.<br />
On se place hors du champ de l'article 524 NCPC et de celui de<br />
l'article 514 NCPC (le deuxième alinéa de ce texte concerne une partie<br />
seulement de l'exécution provisoire de droit, la liste est non limitative ; elle<br />
comprend les ordonnances de référé, les décisions qui prescrivent des<br />
mesures provisoires pour le cours de l'instance, celles qui ordonnent des<br />
mesures conservatoires et les ordonnances du juge de la mise en état qui<br />
1537 . Dans le sens de l'exclusion de l'arrêt de l'exécution provisoire de droit V.Civ. 2 ème , 14 mars<br />
1979, Gaz.Pal. 1979, p.338, note Viatte ; 17 juin 1987 (2 arrêts), Bull. civ. II, n° 130 et 131, RTD<br />
civ. 1988, p.184, obs. Perrot ; 5 mai 1993, Bull. civ. II, n° 163 ; 4 juin 1993, Bull. civ. II, n° 194 ;<br />
19 février 1997, JCP 1997, IV, 817 (pour une décision qui prescrit des mesures provisoires pour<br />
le cours de l'instance par une ordonnance de non conciliation et qui est exécutoire de plein droit<br />
en vertu de l'article 514 alinéa 2 NCPC).<br />
507
accordent une provision au créancier 1538 ) ; on signale alors que d'une part<br />
l'exécution provisoire de droit ne s'applique pas aux décisions rendues<br />
par le juge statuant "comme en matière de référé" 1539 , que d'autre part,<br />
même en cas d'exécution provisoire de droit, le droit positif français<br />
connaît deux exceptions qui peuvent être considérées comme ayant un<br />
effet révélateur par analogie. En effet, les décisions du juge de<br />
l'exécution, "dont les fonctions sont exercées par le président du tribunal<br />
de grande instance", 1540 sont "susceptibles d'appel devant une formation<br />
de la cour d'appel qui statue à bref délai. L'appel n'est pas suspensif.<br />
Toutefois, le premier président de la cour d'appel peut ordonner qu'il soit<br />
sursis à l'exécution de la mesure". 1541 En matière de droit de la<br />
concurrence 1542 également, les décisions du Conseil de la concurrence<br />
sont immédiatement exécutoires, mais le premier président de la Cour<br />
d'appel de Paris peut ordonner le sursis à l'exécution si la décision est<br />
susceptible d'entraîner des conséquences manifestement excessives ou<br />
si, postérieurement à sa notification, des faits nouveaux d'une<br />
exceptionnelle gravité sont survenus. 1543<br />
1538<br />
. En ce sens, Ph. Hoonakker, "L'exécution provisoire du jugement", Dalloz Action, n° 5201 et<br />
s., spéc. n° 5204.<br />
1539<br />
. Soc. 24 avril 1985, Bull. civ. V, n° 252 ; Dalloz Action, n° 5205, obs. Hoonakker.<br />
1540<br />
. Article L. 311-12 alinéa 1 COJ.<br />
1541<br />
. Article L. 311-12-1 alinéa 5 COJ.<br />
1542 er<br />
. Ordonnance n° 86-1243 du 1 décembre 1986 modifiée sur ce point par la Loi n° 87-499 du<br />
6 juillet 1987, spéc. articles 12 alinéa 5 et 15 alinéa 3 de l'ordonnance. V.Ph.Hoonakker,<br />
"L'exécution provisoire du jugement", préc., spéc. n° 5296 et 5297.<br />
1543<br />
. Des auteurs soulignent que les dispositions des articles 12 alinéa 5 et 15 alinéa 3 de<br />
l'ordonnance du 1 er décembre 1986 empruntent leurs termes à l'article 524 NCPC (V. M.-<br />
Ch.Boutard Labarde et G.Canivet, Droit français de la concurrence, préc., n° 386, p.221). Ceci<br />
est vrai à propos du critère de "conséquences manifestement excessives". Force est de<br />
constater cependant que la Loi du 6 juillet 1987 qui a introduit la possibilité du sursis à exécution<br />
puise sa source dans une décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 1987 (D. 1988,<br />
508
353. Pour conclure sur les limites du contrôle de la légalité des<br />
actes communautaires par le juge civil, on signale que si les parties<br />
contestent la légalité d'un règlement devant le juge civil des référés, elles<br />
ne soulèvent pas une exception. Soulever l'exception d'illégalité devant le<br />
juge national des référés, c'est emprunter le langage courant<br />
communautaire. Le moyen tiré de l'illégalité d'un acte communautaire n'a<br />
pas à être présenté avant toute défense au fond ou fin de non recevoir.<br />
C'est la prétendue incompétence du juge civil des référés qui sera<br />
excipée par voie d'exception, "avant toute défense au fond ou fin de non<br />
recevoir" (article 74 alinéa 1 NCPC), par un déclinatoire de compétence.<br />
En outre -- c'est une dérogation à la règle de base -- le fait de ne pas<br />
soulever l'incompétence du juge des référés n'emporte pas interdiction<br />
pour le justiciable de soulever ensuite l'incompétence du juge au<br />
principal. 1544 Enfin, au-delà de la question de compétence, le pouvoir de<br />
juger du juge civil des référés pourra être contesté indirectement par un<br />
défendeur en ce sens qu'il peut présenter une fin de non recevoir "qui<br />
p.117, note Luchaire) lequel met en avant la nature non juridictionnelle du Conseil de la<br />
concurrence pour fonder le droit pour le justiciable de demander et d'obtenir, le cas échéant, un<br />
sursis à l'exécution de la décision du Conseil de la concurrence. Mais alors, comme le souligne<br />
M. Hoonakker, s'il apparaît que c'est le caractère non juridictionnel des décisions du Conseil de<br />
la concurrence qui a motivé la décision du conseil constitutionnel et qui a obligé le législateur<br />
français à tirer les conséquences (fort heureusement d'ailleurs, sinon il y aurait violation de la<br />
Convention européenne des droits de l'homme), il reste que, selon M. Hoonakker, "même une<br />
qualification juridictionnelle n'aurait rien changé." (En ce sens, Ph. Hoonakker, Dalloz Action, n°<br />
5296).<br />
1544 . Com. 3 avril 1990, Bull. civ. IV, n° 107, p.71.<br />
509
tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande" 1545 , "pour<br />
défaut de droit d'agir" 1546 , c'est à dire, pour défaut d'intérêt.<br />
354. Dès lors que l'un des plaideurs a pu soulever avec succès<br />
l'exception d'invalidité d'un acte communautaire en ce sens que le juge<br />
civil des référés est à la fois compétent et a le pouvoir de juger de la<br />
question, la problématique porte alors sur la possibilité du sursis à<br />
statuer. On considère, jusqu'à preuve du contraire, que le juge des<br />
référés peut toujours surseoir à statuer 1547 , bien que cette faculté soit<br />
désormais encadrée. La jurisprudence Zuckerfabrik 1548 /Atlanta 1549 permet<br />
au juge de l'urgence d'ordonner des mesures provisoires et lui impose,<br />
par-là même, une obligation de renvoi dans le cas examiné. La Cour de<br />
justice n'impose pas le sursis à statuer. 1550 Elle ne l'interdit pas pour<br />
autant. Il est vrai que l'exercice de l'option du sursis à statuer va souvent<br />
à l'encontre de la célérité. Elle demeure néanmoins une option valable<br />
puisqu'elle ne constitue pas toujours un obstacle à la raison d'être du<br />
référé. De toute manière, la question échappe à la Cour de justice et<br />
relève du droit interne.<br />
1545<br />
. Article 122 NCPC.<br />
1546<br />
. Ibid. Sur la recevabilité de la demande en référé et la distinction entre l'incompétence et le<br />
défaut de pouvoir juridictionnel V. J. Héron, Droit judiciaire privé, préc. n° 321. Dans le cas où le<br />
juge des référés se déclare compétent, la voie de l'appel est la seule voie ouverte (article 98<br />
NCPC), la voie du contredit étant exclue.<br />
1547<br />
. Contra Ph. Laurent, "Le juge national juge communautaire des référés", Gaz. Pal. 1992,<br />
Doctrine, spéc. p.228 : "le juge national de l'urgence ne peut, comme le juge du fond, surseoir à<br />
statuer dans l'attente de l'arrêt préjudiciel."<br />
1548<br />
. Préc.<br />
1549<br />
. Préc.<br />
510
Ainsi, le juge national peut, par une première ordonnance, surseoir<br />
à statuer et poser à la Cour de justice une question préjudicielle en<br />
appréciation de validité. Si besoin est, en attendant la réponse, il peut<br />
ordonner les mesures provisoires par une seconde ordonnance. Le juge<br />
des référés peut aussi, par une même ordonnance, prescrire des<br />
mesures provisoires, poser la (ou les) question préjudicielle, enfin<br />
surseoir à statuer jusqu'à la réponse de la Cour. D'une certaine manière,<br />
peu importe qu'il sursoie ou non : d'une part, s'agissant du juge du<br />
provisoire, il n'est de toute façon pas dessaisi, d'autre part son dire<br />
dépend étroitement de l'arrêt préjudiciel du juge communautaire,<br />
l'ordonnance en question étant limitée ratione temporis jusqu'à cet arrêt.<br />
(à supposer que la Cour de justice confirme la validité du règlement).<br />
Le véritable intérêt de la question du sursis à statuer porte, selon<br />
nous, sur l'exercice des voies de recours. Surtout, l'examen de cette<br />
question nous permet d'introduire, dans la partie suivante de l'étude, la<br />
gamme des possibilités offertes aux plaideurs dans le procès civil.<br />
355. Nous précisons que la méthodologie qui va être utilisée reste<br />
fidèle à la fois à la conception originale de base et à l'affirmation au vu de<br />
laquelle le référé constitue souvent au civil le premier champ de bataille<br />
1550 . En ce sens, C. Haguenau, L'application effective du droit communautaire en droit interne,<br />
511
suite au conflit et/ou à "l'enchevêtrement" des normes nationales et<br />
communautaires. On rappelle que les deux points fixes de l'ordre juridique<br />
européen sont, à notre sens, le partage du dire juridictionnel et le droit<br />
d'agir de l'individu, éléments constitutifs d'un ordre européen qui dépasse<br />
les frontières actuelles de l'Union européenne.<br />
Par conséquent, le point de départ de la section suivante demeure<br />
le référé, l'angle utilisé est celui du plaideur, le cadrage étant constitué par<br />
une véritable articulation des constatations juridictionnelles nationales et<br />
communautaires (et même des mesures d'administrations judiciaires).<br />
L'idée directrice ? Une seule : c'est qu'un juge peut en cacher un autre. 1551<br />
préc., p.437.<br />
1551 . La paternité de l'expression, utilisée dans un contexte différent, revient au Professeur Loïc<br />
Cadiet. V.L.Cadiet, "Le juge unique en question" in Les juges uniques, dispersion ou<br />
réorganisation du contentieux ?, Dalloz, 1996, p.5 et s., spéc. p.9.<br />
512
Section 2. L'ARTICULATION POSSIBLE DES VOIES DE DROIT<br />
DANS LE PROCES CIVIL<br />
356. Le fait que les juridictions nationales soient soumises à la<br />
hiérarchie normative existant entre le droit communautaire et le droit<br />
national 1552 , est un des facteurs de stabilisation de la justiciabilité<br />
européenne, mais n'est pas en soi un facteur suffisant. La<br />
"communautarisation" partielle de la compétence du juge national 1553 ,<br />
processus désormais inéluctable et qui ne peut que s'accentuer à l'avenir,<br />
conduit à ce que la Cour de Luxembourg s'immisce davantage dans le<br />
domaine procédural. Ce phénomène s'explique par les liens qui existent<br />
entre le fond et la procédure : le droit processuel est un droit secondaire<br />
par rapport au droit substantiel tout en étant primordial pour la mise en<br />
œuvre du substantiel.<br />
357. L'immixtion de la Cour de justice dans le domaine procédural<br />
ne rend pas le droit processuel interne indifférent. 1554 Tout au contraire, le<br />
droit processuel national acquiert ainsi une dimension nouvelle et<br />
1552 . En ce sens, R. Kovar, Juriscl. Droit international, Fasc. 161-26-1, n° 5.<br />
1553 . Le Professeur Mehdi parle de la "communautarisation" de la compétence du juge national<br />
de l'urgence in "Le droit communautaire et les pouvoirs du juge national de l'urgence", préc.,<br />
p.91.<br />
1554 . V. cep. R. Mehdi, "Le droit communautaire et les pouvoirs du juge national de l'urgence",<br />
préc., spéc. p.94 et 100 : selon l'auteur, la jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta impose à la fois<br />
une obligation de résultat et une obligation de moyens au juge national de l'urgence lequel<br />
statue en vertu d'un titre communautarisé, conformément pour l'essentiel aux règles<br />
procédurales communautaires sur un acte qui est fondamentalement communautaire. Cette<br />
jurisprudence crée ou du moins étend une compétence communautaire dans le chef des<br />
513
dépasse par là même le cadre national. Le droit processuel français<br />
échappe alors à l'encadrement national.<br />
Le droit processuel interne n'est pas indifférent pour les raisons<br />
suivantes : en premier lieu, le "statut immédiatisé" du juge national 1555 par<br />
une sorte de dédoublement fonctionnel de ses compétences (au sens<br />
strict : de ses pouvoirs juridictionnels), comporte nécessairement le risque<br />
d'une "exploitation intensive des virtualités procédurales du droit<br />
national" 1556 , cette fois ci à l'encontre de l'effectivité communautaire. En<br />
effet, l'interaction entre les voies de recours internes et les recours<br />
européens (communautaires et européens au sens de la Convention)<br />
devient un des éléments clés du succès d'un système cohérent. 1557 Dans<br />
cette perspective, il devient de plus en plus difficile de dissocier les voies<br />
de droit internes des recours européens, leur interdépendance devient<br />
patente et conditionne leur mise en exercice respective.<br />
tribunaux étatiques. Dans cette perspective, précise le Professeur Mehdi, "le contenu du droit<br />
processuel interne devient indifférent".<br />
1555<br />
. Expression de M. Simon in D. Simon, "Les exigences de la primauté du droit<br />
communautaire : continuité ou métamorphoses", Mélanges Boulouis, préc., p. 471 et s., spéc. p.<br />
492.<br />
1556<br />
. D. Simon, "Les exigences de la primauté du droit communautaire : continuité ou<br />
métamorphoses", préc. p. 485.<br />
1557<br />
. L'ordre juridique européen, ordre unique, présuppose cette cohérence. En présence d'une<br />
telle cohérence, il y a un véritable ordre juridique, partant, la question de savoir si le niveau<br />
communautaire l'emporte sur le niveau constitutionnel français devient secondaire. Pour des<br />
auteurs qui nient l'existence d'un ordre juridique européen selon une vision manichéenne, donc<br />
réductrice, V.B.Mathieu et M.Verpeaux, "La reconnaissance et l'utilisation des principes<br />
fondamentaux reconnus par les lois de la République par le juge", D. 1997, Chron. p.219, spéc.<br />
p.223.<br />
514
En deuxième lieu, le fait que le traité "n'a pas entendu créer devant<br />
les juridictions nationales, en vue du maintien du droit communautaire,<br />
des voies de droit autres que celles établies par le droit national" (comme<br />
le souligne la Cour de justice dans son arrêt Rewe du 7 juillet 1981 1558 ) et<br />
la soumission hiérarchique des juridictions du fond à la Cour de cassation<br />
font que la Cour suprême nationale acquiert un rôle complémentaire de<br />
celui de la Cour de justice. 1559 La Cour de cassation contrôle l'exercice de<br />
l'office communautaire des juridictions inférieures tout en étant, en tant<br />
que juge du droit communautaire, la "soupape" de sécurité par excellence<br />
pour la mise en œuvre effective de la procédure du renvoi préjudiciel. La<br />
méconnaissance par une juridiction inférieure de la jurisprudence<br />
interprétative de la Cour de justice est censurée par la Cour de cassation,<br />
soit pour violation du traité (lorsque c'est la juridiction inférieure en<br />
question qui a posé la question préjudicielle 1560 ), soit pour violation du<br />
traité tel qu'il est interprété (lorsque la question préjudicielle a été posée<br />
par d'autres juges 1561 ). La Cour suprême applique aussi la jurisprudence<br />
communautaire dans son ensemble 1562 , y compris les arrêts de<br />
manquement d'Etat. 1563 Mais si la violation du droit communautaire peut à<br />
1558 . Préc.<br />
1559 . V.M.-Ch. Boutard-Labarde, "La Cour de cassation et la Cour de Justice des Communautés<br />
européennes : complémentarité ou conflit ?", rapport, Entretiens de Nanterre 1991, JCP 1991,<br />
Ed. E., n° 42, p.12 et s. ; aussi V.G. Canivet, "Le droit communautaire et l'office du juge<br />
national", Gaz. Pal. 1992, Doc. p.190 et s.<br />
1560 . V. Com. 10 décembre 1985, Roquette, Bull. IV, n° 290, p.247.<br />
1561 . V. Com. 10 décembre 1985, préc. ; 15 mai 1985, Bull. n° 154, 155 et 157, p. 131, 132 et<br />
134 respectivement ; Civ. 1 ere, 10 mars 1993, Bull. civ. I, n° 100, p.67.<br />
1562 . V. Ass. Plèn. 16 mars 1990, Bull. n° 4, p.6.<br />
1563 . V. Civ. 3 ème , 15 décembre 1975, Bull. Civ. III, n° 373, p.282.<br />
515
elle seule donner lieu à cassation 1564 , il reste qu'en cas de doute et en<br />
l'absence d'une jurisprudence communautaire qui permette de dissiper ce<br />
doute, la question interprétative échappe à la Cour de cassation et<br />
l'obligation de renvoi préjudiciel trouve alors sa pleine application. Le rôle<br />
d'arbitre revient de droit à la Cour de justice.<br />
En troisième lieu, tout effort de systématisation dans le domaine<br />
processuel et dans celui, plus restreint, de l'articulation des voies de droit,<br />
dépend étroitement de deux suppositions : que la Cour de justice agit en<br />
sorte d'atteindre la systématique des voies de droit ; que les juridictions<br />
judiciaires nationales opèrent dans un véritable esprit de collaboration<br />
avec la Cour, au-delà d'une simple soumission en des termes formels<br />
pour atteindre une application effective du droit européen tel qu'il se<br />
façonne par les organes juridictionnels européens. En effet, il se peut<br />
qu'un juge national arrive à une conclusion discutable du point de vue de<br />
l'effectivité communautaire et ceci tout en ayant expressément pris en<br />
compte la lettre de la formule d'un arrêt de la Cour de justice. 1565<br />
1564 . Puisque le traité de Rome institue un ordre juridique propre intégré à celui des Etats et qui<br />
s'impose à leurs juridictions. Cass. ch. mixte, 27 mai 1975, Jacques Vabre, JCP 75, II, 18180<br />
bis, concl. Touffait. Sur les conséquences et la confirmation de cette jurisprudence V.J.-P.<br />
Ancel, "La prise en compte du droit international et communautaire dans la jurisprudence de la<br />
Cour de cassation", Mélanges A. Plantey, Pedone, 1995, p.59 et s., spéc. p.63-5.<br />
1565 . Aux termes de l'arrêt Cilfit du 6 octobre 1982 (283/81, Rec. p.3415), le juge national, même<br />
statuant en dernier ressort, peut s'abstenir de renvoyer dans le cas où "l'application correcte du<br />
droit communautaire peut s'imposer avec une évidence telle qu'elle ne laisse place à aucun<br />
doute raisonnable sur la manière de résoudre la question posée." Pour une appréciation<br />
d'ensemble dans les différents pays européens de l'application de la théorie de l'acte clair,<br />
V.G.Rouhette, "Quelques aspects de l'application du mécanisme du renvoi préjudiciel", Justices,<br />
1997-6, p.15 et s., spéc. p.18-9. Pour une application de la doctrine de l'acte clair V. R v.<br />
International Stock Exchange ex parte Else Ltd, RTDeur. 1994, p.669, obs. Dutheil de la<br />
Rochère et N. Grief ; aussi pour un autre cas "limite" V. Chiron Corporation v. Murex Diagnostics<br />
516
358. Par conséquent, on va examiner successivement l'articulation<br />
des voies de droit sous l'angle supranational (§ 1) et sous l'angle national<br />
nouveau (§ 2) afin d'aboutir à un certain ordonnancement de la réalité<br />
judiciaire.<br />
§ 1. L'articulation des voies de droit : vues de droit<br />
communautaire<br />
359. Examinons d'abord un aspect de la systématisation des voies<br />
de droit par la Cour de justice sous l'angle du judiciaire.<br />
Il nous semble que la Cour de justice et la doctrine communautaire<br />
essayent de concilier et d'expliquer des impératifs partiellement<br />
contradictoires. D'une part, il est avancé à juste titre qu'il existe une<br />
complémentarité entre l'exception d'illégalité, le recours en annulation et<br />
le renvoi préjudiciel en appréciation de validité (déviation réelle) alors que<br />
le recours préjudiciel en interprétation est devenu l'équivalent du recours<br />
en manquement d'Etat pour les juridictions nationales et ainsi<br />
Ltd, RTD eur. 1995, p.808-9, obs. Dutheil de la Rochère et N. Grief : la Cour d'appel ne fait pas<br />
droit à l'appel, refuse l'autorisation de former un recours devant la Chambre des Lords et<br />
suspend l'examen de la demande de renvoi préjudiciel. En l'absence d'autorisation d'exercer ce<br />
recours de la part, cette fois, de la Chambre des Lords (Comité), la possibilité d'une question<br />
préjudicielle devient lettre morte. Sur cet arrêt V. Demetriou, "When is the House of Lords not a<br />
judicial remedy ?", ELR 1995, Vol. 20, p. 628.<br />
517
indirectement pour les justiciables 1566 ("déviation fonctionnelle" 1567 ).<br />
D'autre part, en ce qui concerne la procédure dite objective "de juge à<br />
juge" 1568 (recours préjudiciel en interprétation et en appréciation de<br />
validité) on affirme vouloir maintenir l'unité textuelle ainsi que la<br />
philosophie de l'article 234 (ex article 177) du traité. 1569<br />
Aux termes de l'article 234 du traité dit renvoi préjudiciel, "La Cour<br />
de justice est compétente pour statuer, à titre préjudiciel :<br />
a) sur l'interprétation du présent traité ;<br />
b) sur la validité et l'interprétation des actes pris par les institutions<br />
de la Communauté et par la BCE ;<br />
1566 . En ce sens, P. Pescatore, "Article 177" in Traité instituant la CEE, Commentaire article par<br />
article, préc. p.1111.<br />
1567 . Expression de L.J. Constantinesco, L'applicabilité directe dans le droit de la CEE, Paris,<br />
LGDJ, 1970, p.40.<br />
1568 . P.Pescatore, L'ordre juridique des Commaunautés européennes, 2 ème éd., Liège, 1973,<br />
cours polycopié, p.272.<br />
1569 . V.p.ex. sur l'obligation de renvoi imposée aux juridictions inférieures en vertu de la<br />
jurisprudence Foto-Frost en matière d'appréciation de validité, "en dépit de la lettre de l'article<br />
177" ou sur l'introduction d'une cause de forclusion pour le renvoi en appréciation de validité en<br />
l'absence de l'exercice du recours en annulation "dans des conditions manifestement étrangères<br />
à la philosophie de l'article 177" : D. Simon, Le système juridique communautaire, préc., n° 481<br />
et n° 482 ; sur un autre aspect, V.A. Barav, "Le renvoi préjudiciel communautaire", Justices,<br />
1997-6, p.1 et s., spéc. p.14 : "Dès lors que la Cour considère que l'exercice de sa compétence<br />
préjudicielle est subordonnée à l'existence d'un 'besoin objectif inhérent à la solution d'un<br />
contentieux' (arrêts Foglia - Novello, Bosman [...]), et puisqu'elle exige que l'ordonnance de<br />
renvoi contienne un exposé des faits, des indications relatives au contenu des dispositions<br />
nationales en cause et une motivation de la nécessité éprouvée par le juge national d'obtenir<br />
une décision préjudicielle, elle est inévitablement amenée à porter un jugement sur la nécessité<br />
et l'opportunité du renvoi et à apprécier la pertinence de la question posée. L'évolution de la<br />
jurisprudence communautaire comporte des effets attentatoires aux attributions des juridictions<br />
nationales. Le caractère de la procédure préjudicielle est ainsi altéré."<br />
518
c) sur l'interprétation des statuts des organismes créés par un acte<br />
du Conseil, lorsque ces statuts le prévoient.<br />
Lorsqu'une telle question est soulevée devant une juridiction d'un<br />
des Etats membres, cette juridiction peut, si elle estime qu'une décision<br />
sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la<br />
Cour de justice de statuer sur cette question.<br />
Lorsqu'une telle question est soulevée dans une affaire pendante<br />
devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas<br />
susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction<br />
est tenue de saisir la Cour de justice."<br />
Aux termes de l'article 230 (ex article 173) du traité dit recours en<br />
annulation, "La Cour de justice contrôle la légalité des actes adoptés<br />
conjointement par le Parlement européen et le Conseil, des actes du<br />
Conseil, de la Commission et de la BCE, autres que les recommandations<br />
et les avis, et des actes du Parlement européen destinés à produire des<br />
effets juridiques vis-à-vis des tiers.<br />
A cet effet, la Cour est compétente pour se prononcer sur les<br />
recours pour incompétence, violation des formes substantielles, violation<br />
du présent traité ou de toute règle de droit relative à son application, ou<br />
519
détournement de pouvoir, formés par un Etat membre, le Conseil ou la<br />
Commission.<br />
La Cour de justice est compétente, dans les mêmes conditions,<br />
pour se prononcer sur les recours formés par le Parlement européen, par<br />
la Cour des comptes et par la BCE, qui tendent à la sauvegarde des<br />
prérogatives de ceux-ci.<br />
Toute personne physique ou morale peut former, dans les mêmes<br />
conditions, un recours contre les décisions dont elle est le destinataire et<br />
contre les décisions qui, bien que prises sous l'apparence d'un règlement<br />
ou d'une décision adressée à une autre personne, la concernent<br />
directement et individuellement.<br />
Les recours prévus au présent article doivent être formés dans un<br />
délai de deux mois à compter, suivant le cas, de la publication de l'acte,<br />
de sa notification au requérant ou, à défaut, du jour où celui-ci en a eu<br />
connaissance."<br />
Enfin, les dispositions de l'article 241 (ex article 184) du traité dit<br />
exception d'illégalité prévoient que, nonobstant l'expiration du délai prévu<br />
à l'article 230, cinquième alinéa, toute partie peut, à l'occasion d'un litige<br />
mettant en cause un règlement, se prévaloir des moyens prévus à l'article<br />
520
230, deuxième alinéa, pour invoquer devant la Cour de justice<br />
l'inapplicabilité de ce règlement.<br />
Force est de constater que c'est précisément l'unité textuelle de<br />
l'article 234 (ex article 177) qui s'oppose en partie à l'unité foncière du<br />
recours en annulation et du renvoi en appréciation de validité et donc à la<br />
systématique des contentieux. Admettre que le strict parallélisme entre<br />
les deux renvois (en interprétation et en appréciation de validité) est<br />
artificiel 1570 , constitue le premier pas dans le processus de<br />
systématisation.<br />
360. La jurisprudence communautaire relative à la recevabilité des<br />
questions préjudicielles confirme implicitement cette analyse. La Cour<br />
exerce un contrôle sur la motivation des questions préjudicielles en<br />
interprétation et déclare parfois irrecevables les renvois qui ne définissent<br />
pas avec précision le contexte factuel et juridique de l'affaire 1571 - sauf si<br />
un justiciable décide de s'immiscer dans le dialogue "de juge à juge" 1572 -<br />
1570 . En ce sens, G.Bebr, "Examen en validité au titre de l'article 177 du traité CEE et cohésion<br />
juridique de la Communauté", Cah.dr.eur. 1975, p.380-3 ; comp. la position analogue mais non<br />
identique du Professeur Kovar in Juriscl. Droit international, Fasc. 161-26-1, spéc. n°14, p.5.<br />
1571 . V.p.ex. CJCE, 26 janvier 1993, Telemarsicabruzzo, C-320 à C-322/90, Rec. p. 393,<br />
Justices, 1995-1, p.187, obs. Simon et Mehdi ; ordonnance du 25 juin 1996, Italia Testa, C-<br />
101/96, Rec.p.3081, Justices, 1997-6, p.143, obs. Mehdi et Simon ; ordonnance du 19 juillet<br />
1996, Modesti, C-191/96, Rec.p.3937, Justices, 1997-6, p.143, obs. Mehdi et Simon.<br />
1572 . V. CJCE, 11 juillet 1996, Syndicat français de l'Express international, préc., points 19, 25,<br />
26 et 27 : s'agissant des questions préjudicielles sur l'interprétation des articles du traité, les<br />
parties au litige au principal ont soumis des observations, comme elles ont le droit de le faire,<br />
sans devenir pour autant des parties devant la Cour. Certaines d'entre elles faisaient valoir<br />
l'absence de description suffisante du contexte factuel et juridique dans le jugement de renvoi<br />
(absence de précision sur la nature de l'assistance logistique et commerciale fournie par la<br />
Poste, absence de démonstration du caractère anormalement bas de la contrepartie de cette<br />
521
alors qu'elle se montre moins stricte à propos des renvois en appréciation<br />
de validité. 1573<br />
Mais si l'appréciation de validité est une modalité du contrôle de<br />
légalité - proposition difficilement contestable 1574 - la Cour de justice aurait<br />
dû étendre le contrôle "strict" qu'elle opère quant à la motivation des<br />
renvois préjudiciels en interprétation aux renvois en appréciation de<br />
validité. En effet, l'examen de validité d'un acte communautaire nécessite<br />
souvent des appréciations approfondies qui présupposent des données<br />
factuelles exactes. Dans le cadre du renvoi préjudiciel en appréciation de<br />
validité, le juge du renvoi peut prédisposer, d'une certaine façon, la<br />
décision préjudicielle dès lors qu'il fonde ses questions sur des<br />
hypothèses factuelles douteuses. 1575 Ainsi, comme le souligne l'avocat<br />
général Jacobs dans ses conclusions sous l'affaire TWD 1576 , le "recours<br />
direct au titre de l'article 173" - c'est le recours en annulation - "qui<br />
assistance, ces insuffisances de motivation ne permettant pas aux parties de soumettre des<br />
observations pertinentes et à la Cour de répondre utilement aux questions qui lui sont posées).<br />
La Cour dit que s'il "est vrai que le jugement de renvoi ne présente que très succinctement le<br />
cadre factuel et juridique [...] cette circonstance n'est toutefois pas de nature, en l'espèce, à<br />
entraîner son irrecevabilité". (point 27).<br />
1573 . V.p.ex. CJCE, 4 juillet 1996, Hüpeden, C-295/94, Rec.p.3375 ; Pietsch, C-296/94,<br />
Rec.p.3409 ; Justices, 1997-6, p.145, obs. Mehdi et Simon.<br />
1574 . Pour une réaffirmation récente V. CJCE, 26 novembre 1996, T.Port, préc., point 49. La<br />
Cour réitère la proposition retenue dans l'arrêt Zuckerfabrik : "Le renvoi en appréciation de<br />
validité constitue, au même titre que le recours en annulation, une modalité du contrôle de la<br />
légalité des actes des institutions communautaires".<br />
1575 . En ce sens, D.Waelbroeck et A.-M. Verheyden, "Les conditions de recevabilité des recours<br />
en annulation des particuliers contre les actes normatifs communautaires", Cah.dr.eur. 1995,<br />
p.399 et s., spéc. p.434.<br />
1576 . CJCE, 9 mars 1994, TWD, préc., conclusions de l'avocat général Jacobs, Rec. p.835, spéc.<br />
point 20. Comp. la position de Boulouis et M. Darmon, Contentieux communautaire, préc., n° 54<br />
: dans le renvoi en interprétation comme dans celui en appréciation de validité, il importe que le<br />
juge national expose les éléments de fait et de droit qui caractérisent le litige. Cette exigence<br />
522
implique un échange complet de mémoires, par opposition à une simple<br />
série d'observations, se révèle en général plus adéquat pour trancher des<br />
points de fait qu'un renvoi au titre de l'article 177" - le renvoi préjudiciel -<br />
"dans le cadre duquel la tâche de la Cour est de statuer essentiellement<br />
sur des points de droit."<br />
Dans cette perspective, la souplesse adoptée par la Cour de<br />
Luxembourg quant à la motivation des renvois préjudiciels en appréciation<br />
de validité 1577 s'explique aussi (dans les limites de sa réalité) par le souci<br />
permanent de la Cour de justice de maintenir sa compétence<br />
d'invalidation.<br />
De ce point de vue, nous sommes tentés de constater qu'un autre<br />
dénominateur commun de la jurisprudence de la Cour est, au-delà d'un<br />
souci de cohérence, le maintien de sa primauté et ceci par le biais de la<br />
méthode de la "conquête par moyen de soumission" 1578 : la jurisprudence<br />
communautaire des années soixante et soixante-dix relative à la<br />
répond, spécialement dans le domaine de la concurrence, à la nécessité de permettre aux<br />
justiciables et à la Cour de prendre position.<br />
1577 . En ce sens, R.Mehdi et D.Simon, Chronique, Justices, 1997-6, p.145. A ce point, une<br />
remarque supplémentaire : la motivation de la décision de renvoi du juge national et l'autorité de<br />
la chose interprétée de l'arrêt préjudiciel rendu par la Cour démontrent, contrairement à l'analyse<br />
du Professeur Wiederkehr ("Qu'est-ce qu'un juge? ", Mélanges Perrot, préc., p.581), que ce<br />
n'est pas l'ensemble qui constitue l'acte juridictionnel : au sein de la fonction juridictionnelle<br />
préjudicielle, il y a, au moins, trois actes juridictionnels (d'autres actes juridictionnels antérieurs<br />
pouvant influer sur cette fonction). De plus, les parties au principal ne sont pas parties devant la<br />
Cour de justice.<br />
1578 . V. supra "Introduction".<br />
523
protection des droits de l'homme 1579 , l'arrêt Cilfit du 6 octobre 1982 1580 qui<br />
admet, sous conditions, le concept de l'acte clair 1581 , l'avis 2/94 rendu par<br />
la Cour le 28 mars 1996 1582 qui subordonne l'adhésion à la Convention<br />
européenne des droits de l'homme à la révision préalable du traité de la<br />
Communauté européenne, l'obligation de renvoi préjudiciel imposée en<br />
partie au juge national inférieur et au juge national des référés suite à la<br />
jurisprudence Foto-Frost 1583 , Zuckerfabrik 1584 et Atlanta 1585 et même le<br />
rapport de la Cour de justice sur certains aspects de l'application du traité<br />
sur l'Union européenne 1586 , sont tous des indices d'une certaine suspicion<br />
de la part de la Cour de Luxembourg envers ses confrères nationaux et<br />
européens.<br />
Dans l'ordre juridique européen, le fameux dialogue "de juge à<br />
juge" détermine une bonne partie de l'ensemble européen 1587 , mais,<br />
comme il s'agit d'un dialogue entre hommes méfiants, les jeux ne sont<br />
1579<br />
. V.p.ex. CJCE, 12 novembre 1969, Stauder, 29/69, Rec.p.419 ; 17 décembre 1970,<br />
Internationale Handelsgesellschaft, 11/70, Rec.p.1125 ; 14 mai 1974, Nold, 4/73, Rec.p.508 : les<br />
droits fondamentaux sont protégés en tant que principes généraux du droit dont la Cour assure<br />
le respect. V. désormais articles 6.2 (ex article F) et 46 (ex article L) des dispositions communes<br />
et finales du Préambule.<br />
1580<br />
. Préc.<br />
1581<br />
. Pour une appréciation des conséquences de l'arrêt Cilfit V.G.F. Mancini et D.T.Keeling,<br />
"From Cilfit to ERT : The Constitutional Challenge facing the European Court", Yearbook of<br />
European Law, 1991,4 ; pour une analyse critique V.A.Arnull, "The use and abuse of article<br />
177", MLR 1989, 52, p.622 et s., spéc.p.626.<br />
1582<br />
. Préc.<br />
1583<br />
. Préc.<br />
1584<br />
. Préc.<br />
1585<br />
. Préc.<br />
1586<br />
. V. La Conférence intergouvernementale sur l'Union européenne : répondre aux défis du<br />
XXIè siècle, sous la direction de A. Mattera, éd. Clément Juglar, 1996.<br />
1587<br />
. Sur le rôle important du dialogue "de juge à juge" et la méthode comparative de la Cour de<br />
justice V.L.Helfer et A.-M.Slaughter, "Toward a theory of effective supranational adjudication",<br />
op.cit., spéc. p.323-6 et note 229 : "both the ECHR and the ECJ can also be seen as engaging<br />
in what might be termed an 'intermediated dialogue' in which the supranational tribunal acts as a<br />
broker for communication among national courts of Europe."<br />
524
jamais faits. En effet, tout effort de systématisation en matière de<br />
procédure préjudicielle peut se heurter à la jurisprudence même de la<br />
Cour de justice. Ainsi, si le juge national, auteur du renvoi, est<br />
indiscutablement l'auteur de la saisine puisque, d'une part, "il n'appartient<br />
pas à la Cour de vérifier si la décision de renvoi a été prise conformément<br />
aux règles nationales d'organisation et de procédure" 1588 , d'autre part,<br />
c'est le juge national qui trace le cadre juridique de la demande 1589 , de<br />
telle façon qu'il n'appartient pas aux parties de poser d'autres<br />
questions 1590 , il se peut que la Cour accepte de répondre à une question<br />
issue des observations de la partie au principal 1591 , ou qu'elle réponde en<br />
validité à des questions préjudicielles d'interprétation. 1592<br />
361. Dans le même ordre d'idées, comment inscrire le doublet<br />
TWD 1593 /Accrington 1594 dans une lecture systématique des recours ? A<br />
première vue, il semblerait que de deux choses l'une : ou bien il existe<br />
une véritable exception de recours parallèles entre le renvoi en<br />
appréciation de validité et le recours en annulation (ce qui semblerait être<br />
1588 . CJCE, 11 juillet 1996, SFEI, préc., point 24 ; 5 juin 1997, Ditta Angelo Celestini, préc.<br />
1589 . CJCE, 1 er mars 1973, Bollmann, 62/72, Rec.p.269, point 4.<br />
1590 . CJCE, 9 décembre 1965, 44/65, Rec.p.1191 ; 5 octobre 1988, Alsatel, 247/86, Rec.p.5987,<br />
concl. Mancini ; 3 octobre 1985, CBEM, 311/84, Rec.p.3261.<br />
1591 . CJCE, 22 avril 1997, Sutton, C-66/95, Europe, juin 1997, comm. n° 191, note A. Rigaux ;<br />
Justices, 1997-7, p.126, obs. Mehdi et Simon.<br />
1592 . CJCE, 15 octobre 1980, Roquette, 145/79, Rec.p.2917. Sur l'examen d'office par la Cour<br />
des causes d'invalidité autres que celles posées par le juge national V.J.Boulouis et M.Darmon,<br />
Contentieux communautaire, préc., n° 108.<br />
1593 . Préc.<br />
1594 . Préc. On rappelle que, suite à l'arrêt Accrington Beef, l'exception d'invalidité d'un règlement<br />
communautaire est recevable devant le juge national et la Cour de justice peut donc connaître<br />
de la question par voie de renvoi préjudiciel, même si le particulier qui a invoqué l'illégalité de ce<br />
525
le cas au vu des arrêts TWD et Wiljo 1595 et au vu des conclusions de<br />
l'avocat général Jacobs 1596 dans l'arrêt TWD) qui ne sont pas, ou plutôt,<br />
qui ne sont plus, des voies de droit pleinement autonomes. 1597 Mais alors,<br />
c'est la portée de la solution de l'arrêt Accrington qui doit être circonscrite<br />
en ce sens que la forclusion énoncée dans l'arrêt TWD peut, sous<br />
conditions, s'appliquer aussi aux décisions prises sous l'apparence des<br />
règlements, dès lors que le recours direct en annulation - recours qui, on<br />
le répète, s'avère être plus adéquat en la matière 1598 - aurait été<br />
manifestement recevable. Ou bien on accepte de mettre en avant le<br />
parallélisme entre l'exception d'illégalité d'un acte réglementaire et le<br />
renvoi préjudiciel en appréciation de validité en ce sens que l'exception<br />
d'illégalité d'un règlement peut être soulevée, en vertu de l'article 241 CE<br />
(ex article 184), à tout moment, nonobstant l'expiration du délai prévu à<br />
l'article 230 CE (ex article 173). Dans ce cas en effet, il n'y a pas de<br />
raison d'étendre la forclusion qui s'impose à l'exception d'illégalité d'une<br />
décision à l'appréciation de validité des règlements. C'est cette dernière<br />
analyse qui est adoptée par une partie de la doctrine. 1599<br />
règlement n'a pas exercé auparavant le recours en annulation. V. les observations approbatives<br />
de D. Ritleng, Europe, février 1997, comm. n° 43.<br />
1595<br />
. Préc.<br />
1596<br />
. Préc.<br />
1597<br />
. Le Professeur Mehdi réfute cette théorie in "La conférence intergouvernementale : enjeux et<br />
perspectives", préc., p.65 et note 155.<br />
1598<br />
. Contra P. Nihoul, "La recevabilité des recours en annulation introduits par un particulier à<br />
l'encontre d'un acte communautaire de portée générale", RTDE 1994, p.169 et s.<br />
1599<br />
. En ce sens, R.Mehdi et D.Simon, Chronique, Justices, 1997-6, p.146 ; D.Ritleng, Europe,<br />
février 1997, comm. n° 43 : "l'exception d'illégalité d'un règlement est, en vertu de l'article 184<br />
CE (article 241 nouveau), perpétuelle".<br />
526
Force est de constater que les deux conceptions ne sont pas<br />
nécessairement mutuellement exclusives et que la solution énoncée par<br />
la Cour dans l'arrêt Accrington s'accommode bien de la jurisprudence de<br />
la Cour de justice relative à l'obligation de renvoi en appréciation de<br />
validité, dès lors que le juge national (juge du fond ou juge des référés) a<br />
des doutes quant à la validité d'un acte communautaire (Foto-Frost,<br />
Zuckerfabrik, Atlanta) et même de la solution de l'arrêt Wöhrmann 1600<br />
(laquelle s'explique, d'une certaine manière, par le parallélisme qui existe<br />
entre l'exception d'illégalité et le renvoi préjudiciel de l'article 234). En<br />
effet, suite à l'arrêt Wöhrmann, il est établi que l'article 241 (ex article 184)<br />
ne joue que dans le cadre d'un procès engagé devant la Cour de justice.<br />
L'article 241 n'ouvre pas une voie de recours parallèle à celle de l'article<br />
230 (ex article 173). Ainsi, le fait que l'invalidité d'un règlement (en<br />
l'espèce, il s'agissait d'une décision qui était, selon les requérantes, en<br />
réalité un règlement) soit invoquée devant un juge national ne rend pas<br />
recevable le recours devant la Cour de justice sur la base de l'article 241<br />
CE. L'article 241 ne fournit pas - à la différence de l'article 234 CE - une<br />
base suffisante pour permettre à la Cour de se prononcer sur ledit<br />
règlement. En conséquence, l'exception d'illégalité soulevée au niveau<br />
national ne pourra être examinée par la Cour de justice que par la voie du<br />
renvoi préjudiciel de l'article 234 CE.<br />
1600 . Préc.<br />
527
362. A l'opposé, en l'absence d'un renvoi préjudiciel en appréciation<br />
de carence - "le traité n'a pas prévu la possibilité d'un renvoi par lequel<br />
une juridiction nationale demanderait à la Cour de constater à titre<br />
préjudiciel la carence d'une institution" 1601 - la jurisprudence<br />
Zuckerfabrik/Factortame, rendue à propos des questions de validité<br />
d'actes communautaires de droit dérivé (Zuckerfabrik) et de compatibilité<br />
des normes (Factortame), n'implique pas une protection provisoire au<br />
niveau national dans le cas de figure réel ou simplement virtuel, de la<br />
carence d'une institution telle que la Commission. 1602 La jurisprudence<br />
Zuckerfabrik/Factortame n'ouvre pas une voie nouvelle, au niveau du<br />
référé national, parallèle à celle de l'action de l'article 232 CE 1603 (action<br />
en carence). Par conséquent, les juridictions nationales ne peuvent pas<br />
ordonner des mesures provisoires, par voie de référé, "jusqu'à ce que la<br />
Commission ait adopté un acte juridique pour régler [...] les cas de rigueur<br />
auxquels sont confrontés les opérateurs." 1604 Par contre, les opérateurs<br />
peuvent s'adresser directement à la Commission et en cas d'omission<br />
d'agir de celle-ci, tenter l'action en carence devant le TPI. Mais si la<br />
1601<br />
. CJCE, 26 novembre 1996, T.Port, préc., point 53.<br />
1602<br />
. CJCE, 26 novembre 1996, préc., points 52 et s.<br />
1603<br />
. Ex article 175.<br />
1604<br />
. CJCE, 26 novembre 1996, T.Port, préc., point 62 ; V. Le Baut-Ferrarèse, D. 1998, Chron.<br />
préc., spéc. n° 8 : "Dans les circonstances de l'espèce T. Port, la protection juridictionnelle<br />
provisoire relève donc à titre exclusif de la compétence de la Cour de justice et du Tribunal de<br />
première instance [...] la demande de mesures provisoires éventuellement présentée à la Cour<br />
de justice ou au Tribunal de première instance se greffe sur un recours principal en carence ou<br />
en annulation, en sorte que le requérant doit préalablement faire admettre au juge<br />
communautaire qu'il est 'individuellement et directement concerné' par l'acte réglementaire qu'il<br />
conteste. Or, cette condition est souvent synonyme d'échec pour le requérant [...] "D'ailleurs,<br />
c'est pour cette raison que la Cour de justice incite, dans l'arrêt T. Port même, le requérant à<br />
saisir l'Etat membre, "dont on sait qu'il s'agit d'un requérant privilégié devant la Cour, afin que ce<br />
dernier se charge de l'action en justice" (article préc., p. 309, note 26).<br />
528
Commission répond à un opérateur par une lettre visant l'article 6 du<br />
règlement n°99/63 et tout en indiquant que la plainte ne peut pas faire<br />
l'objet d'un traitement individuel "à l'heure actuelle" 1605 , ou si elle répond à<br />
l'invitation à agir de l'opérateur par une décision de refus 1606 et adopte un<br />
autre acte que celui souhaité par l'intéressé 1607 , c'est qu'elle a "pris<br />
position" au sens de l'article 232 alinéa 2 (ex article 175) du traité et donc<br />
le recours en carence n'est pas recevable.<br />
A ce point, une nuance s'impose : si la Commission prend position,<br />
soit en refusant expressément d'agir, soit en adoptant un acte différent de<br />
celui que l'intéressé a souhaité ou estimé nécessaire, l'opérateur<br />
concerné (ou l'Etat membre) peut exercer le recours en annulation. 1608 En<br />
revanche, la "prise de position" de la Commission dans la forme d'une<br />
lettre basée sur l'article 6 du règlement n° 99/63, si elle met fin à la<br />
carence, n'est pas considérée comme un acte attaquable par le biais du<br />
recours en annulation de l'article 230 du traité. Dans un tel cas, "la<br />
carence n'existe plus mais le recours en annulation n'est pas possible car<br />
la 'lettre article 6' n'est qu'un acte préparatoire inaccessible, par nature, à<br />
1605 . V.TPI, 27 juin 1995, Guérin automobiles c/Commission, T-186/94, Rec.p.1753 ; Justices,<br />
1996-3, p.282-3, obs. Simon et Mehdi ; aussi CJCE, 18 octobre 1979, GEMA, 125/78, Rec.<br />
p.3173, point 21.<br />
1606 . CJCE, 1 er mars 1966, Lütticke, 48/65, Rec. p.27 (impossibilité d'obliger la Commission à<br />
introduire l'action en manquement) ; 8 mars 1972, Nordgetreide, 42/71, Rec. p.105.<br />
1607 . V. CJCE, 13 juillet 1971, 8/71, Rec. p. 705.<br />
1608 . V.Arrêts du 13 juillet 1971, 8/71, préc. ; 15 décembre 1988, Irish Cement, 166 et 220/86,<br />
Rec. p.6473 ; 16 février 1993, ENU, C-107/91, Rec. p. 599 ; 26 novembre 1996, T.Port, préc.<br />
529
la censure du juge". 1609 L'envoi d'une "lettre article 6", en cours d'instance,<br />
justifie le non lieu à statuer du TPI 1610 : la prise de position de la<br />
Commission mise en demeure d'agir met fin à la carence. 1611<br />
Pour que le recours en annulation soit susceptible de devenir<br />
recevable devant le TPI, l'intéressé doit auparavant, en soumettant des<br />
observations, obtenir de la Commission une décision définitive quant à la<br />
plainte en question." 1612<br />
Cette décision peut être attaquée, on le répète, par la voie du<br />
recours en annulation. Si la Commission ne prend pas de décision<br />
définitive malgré l'initiative de l'opérateur, alors il peut exercer le recours<br />
en carence. Mais lorsqu'un règlement (tel que le règlement antidumping<br />
n° 2423/88 du 11 juillet 1988) 1613 prévoit une compétence partagée de la<br />
Commission et du Conseil en ce sens que la Commission peut soumettre<br />
une proposition de clôture qui ne devient définitive qu'avec l'accord du<br />
Conseil 1614 , alors l'impasse procédurale, pour le justiciable qui essaye<br />
d'établir la carence de la Commission sur le fondement de l'article 232 (ex<br />
1609 . R. Mehdi et D.Simon, Chronique de justice communautaire, Justices, 1997-7, p.139.<br />
1610 . V. TPI, 10 juillet 1997, Guérin automobiles c/Commission, T-38/96, point 32 ; Europe, aoûtseptembre<br />
1997, comm. n° 265, obs. Lagondet ; RGDP, 1998-1, p.47, obs. Mehdi.<br />
1611 . Ibid.<br />
1612 . V. opinion de l'avocat général Edward in TPI, 18 septembre 1992, Automec II, T-24/90,<br />
points 22 et 23 ; dans le même sens, TPI, 27 juin 1995, Guérin automobiles, préc., point 34 ;<br />
CJCE, 18 mars 1997, Guérin automobiles c/Commission, C-282/95, Justices, 1997-7, p.138-9,<br />
obs. Mehdi et Simon. Sur les droits des plaignants devant la Commission V.I. Maselis et<br />
H.M.Gilliams, "Rights of Complainants in Community Law", ELR 1997, Vol. 22, p.103 et s.<br />
1613 . JOCE n° L 209, 2 août 1988, p.1.<br />
1614 . V.R.Mehdi, Chronique de contentieux communautaire, RGDP, 1998-1, p.45-6.<br />
530
article 175) CE en raison de l'absence de prise de position de cette<br />
dernière quant à l'engagement d'une procédure en constatation de<br />
manquement prévue par l'article 226 (ex article 169) CE, puise sa source<br />
à la fois dans la jurisprudence communautaire à propos de la voie de<br />
recours en carence et dans les dispositions du règlement même qui<br />
prévoient que ce processus décisionnel est partagé entre la Commission<br />
et le Conseil. En effet, d'une part l'introduction par la Commission d'une<br />
proposition de clôture de la procédure antidumping prive d'objet le recours<br />
en carence 1615 , d'autre part cette proposition de clôture de la procédure<br />
antidumping provenant de la Commission, en l'absence d'un accord du<br />
Conseil (ce qui est exigé par le règlement applicable en la matière), ne<br />
constitue qu'une mesure intermédiaire non susceptible d'un recours en<br />
annulation. 1616 Le déficit du droit d'agir devient ici patent et équivalent à<br />
l'hypothèse d'une "lettre article 6". L'action en constatation de<br />
manquement est fermée pour le justiciable, la carence alléguée au sens<br />
de l'article 232, alinéa 1 CE prend fin par le biais d'une prise de position<br />
(article 232, alinéa 2 CE) unilatérale de la part de la Commission (il y a<br />
désaccord entre la Commission et le Conseil), cette prise de position<br />
constitutive de l'irrecevabilité du recours en carence n'est pas pour autant<br />
susceptible d'un recours en annulation au sens de l'article 230 en raison<br />
de son caractère non-définitif.<br />
1615 . TPI, 10 juillet 1997, affaire de l'association des fabricants de ciment espagnol, T-212/95,<br />
Europe, août-septembre 1997, comm. n° 265, obs. Lagondet ; RGDP, 1998-1, p.45-7, obs.<br />
Mehdi.<br />
531
363. Il devient désormais évident, suite à l'exposé sommaire de<br />
certains aspects de l'articulation des voies de droit sous l'angle<br />
supranational, que le fait de se limiter à la seule interaction du renvoi<br />
préjudiciel en interprétation ou en appréciation de validité (qui entre dans<br />
le ressort du judiciaire du moment qu'une partie soulève avec succès,<br />
dans le contentieux privé, "l'exception" d'illégalité) et de l'exercice des<br />
voies de recours internes, sans examiner l'incidence du recours direct en<br />
annulation (de l'existence ou de son absence) et de l'exception d'illégalité,<br />
relève d'une méconnaissance de l'évolution jurisprudentielle du droit<br />
communautaire.<br />
§ 2. L'articulation des voies de droit : vues de droit national<br />
364. L'ensemble de la réflexion peut être introduite par les<br />
questions suivantes : de manière générale, dans le procès civil, quelle est<br />
l'incidence de la mise en œuvre des voies de droit communautaire ? De<br />
manière spécifique, qui a intérêt à lever "l'hypothèque" de "l'exception"<br />
d'illégalité ? A qui revient-elle de droit ? Le justiciable qui viole un acte<br />
communautaire dérivé et qui soulève, par la suite, l'exception d'illégalité<br />
1616 . Ibid.<br />
532
devant le juge civil, ne prend t-il pas le risque de se voir sanctionné, pour<br />
avoir invoqué un moyen considéré comme étant purement dilatoire ? 1617<br />
365. Pour répondre à ces questions, il serait opportun de rappeler<br />
que la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé, par un<br />
arrêt du 21 mai 1996, 1618 l'ordonnance de référé d'un premier président<br />
qui avait autorisé l'appel immédiat contre un jugement de sursis à statuer<br />
et de saisine parallèle de la Cour de justice par un tribunal de commerce,<br />
en déclarant que la motivation de l'ordonnance du premier président était<br />
impropre à caractériser le motif grave et légitime exigé par le premier<br />
alinéa de l'article 380 du NCPC. 1619 En l'espèce, le premier président avait<br />
retenu que "la cour d'appel considère de manière habituelle comme<br />
dilatoire en ce cas toute demande tendant à faire saisir la Cour de justice<br />
des Communautés européennes d'une question préjudicielle et que la<br />
procédure devant la Cour de justice s'inscrit dans un contexte de longue<br />
durée [...]".<br />
1617 . Aux termes de l'article 31-1 NCPC, "Celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive<br />
peut être condamné à une amende civile de 100 F à 10 000 F, sans préjudice des dommagesintérêts<br />
qui seraient réclamés" ; comp. pour l'abus dans l'exercice, de l'appel : articles 550 alinéa<br />
2, 559 et 560 NCPC, du recours en révision et de la tierce opposition : article 581 NCPC, du<br />
pourvoi en cassation : article 628 NCPC.<br />
1618 . Com. 21 mai 1996, Bull. IV, n° 141, p.123.<br />
1619 . Aux termes de l'article 380, alinéa 1 NCPC, "La décision de sursis peut être frappée d'appel<br />
sur autorisation du premier président de la cour d'appel s'il est justifié d'un motif grave et<br />
légitime."<br />
533
Dans la même perspective, la chambre commerciale déclare, par<br />
un arrêt du 10 décembre 1985, 1620 que l'article 177 (article 234 nouveau)<br />
du traité "oblige toute juridiction nationale à tenir compte de la réponse<br />
donnée dans la mesure où ce droit est applicable aux faits de la cause".<br />
De manière générale, la Cour de cassation assure l'autorité des<br />
arrêts de la Cour de justice 1621 – point crucial pour assurer la cohérence<br />
de l'ensemble européen et la sécurité juridique sous l'angle désormais<br />
européen : tel est le cas, en particulier, pour le juge civil des référés qui,<br />
se trouvant confronté à l'exception d'illégalité, doit respecter le dire<br />
antérieur du juge communautaire lequel peut résider dans un arrêt<br />
d'annulation ou un arrêt en appréciation de validité. 1622 La Cour de<br />
cassation assure aussi la force obligatoire des arrêts préjudiciels en<br />
interprétation. 1623 De toute manière, la faculté pour le juge national de<br />
poser à nouveau une question préjudicielle nous paraît dépourvue<br />
d'incidence directe en référé.<br />
1620 . Com. 10 décembre 1985, Roquette, Bull. IV, n° 290, p.247.<br />
1621 . V.p.ex. Civ. 1 ère , 10 mars 1993, Bull. civ. I, n° 100, p.67, cité par G. Rouhette, "Quelques<br />
aspects de l'application du mécanisme du renvoi préjudiciel", op.cit., p.23, note 60 ; aussi<br />
V.Civ.1 ère , 27 janvier 1993, Bull. civ. I, n° 34 : la cour suprême confirme l'interprétation par la<br />
Cour de justice sur la non applicabilité de l'article 5.1 de la Convention de Bruxelles quant à la<br />
compétence du juge français s'agissant de l'action d'un sous-acquéreur contre le fabricant, en<br />
raison de vices affectant la chose vendue.<br />
1622 . V. arrêt International Chemical Corporation du 13 mai 1981, préc., point 13 : un arrêt<br />
préjudiciel rendu par la Cour de justice et qui constate l'invalidité d'un acte "bien qu'il ne soit<br />
adressé directement qu'au juge qui a saisi la Cour, constitue une raison suffisante pour tout<br />
autre juge de considérer cet acte comme non valide pour les besoins d'une décision qu'il doit<br />
rendre" ; aussi V. arrêt Atlanta du 9 novembre 1995, préc., point 46.<br />
1623 . Sur l'autorité de ces arrêts, V.CJCE, 27 mars 1963, Da Costa, préc. ; sur le respect des<br />
arrêts préjudiciels en interprétation V. Com. 10 décembre 1985, Roquette, préc. ; 10 juillet 1989,<br />
Bull. IV, n° 216. Contra Crim., 5 décembre 1983, Bull. n° 325 : la portée de la décision<br />
534
366. Au vu du droit processuel français, l'invocation de "l'exception"<br />
d'illégalité d'un acte communautaire de droit dérivé par un justiciable qui a<br />
violé l'acte communautaire et se trouve confronté à cet acte dans un<br />
contentieux privé, ne sera pas nécessairement accueillie de manière<br />
négative. Le premier obstacle étant l'incompétence du juge civil national<br />
pour connaître d'une question de nature, selon nous, essentiellement<br />
administrative, le fait qu'ici le moyen sera soulevé en défense peut être à<br />
l'avantage du défendeur. En effet, il se peut que le litige ne porte pas<br />
exclusivement sur la violation de l'acte communautaire, mais sur la<br />
violation d'une norme nationale. Le juge civil des référés étant en principe<br />
compétent pour juger de la demande qui ne se fonde qu'à titre subsidiaire<br />
sur la violation du droit communautaire, il va connaître de l'ensemble de<br />
l'affaire tout en renvoyant des questions à la Cour de justice selon la<br />
procédure préjudicielle.<br />
En dehors de deux cas particuliers – une jurisprudence<br />
communautaire bien établie ou un procédé manifestement frauduleux 1624<br />
– et malgré la présomption de validité dont bénéficie le droit<br />
préjudicielle se limite à une source de référence pour les juridictions nationales saisies de<br />
questions similaires.<br />
1624 . V.p.ex. CA, Nancy, 27 novembre 1987, Gaz.Pal.1988,1, p.251 : en l'espèce, il s'agissait<br />
d'une réunion du conseil d'administration d'une société anonyme visant à agréer une cession<br />
d'actions sur laquelle enquêtait la Commission. La Cour d'appel a ordonné le renvoi de ladite<br />
réunion puisque la société tentait, à l'évidence, comme le souligne un auteur, de prendre la<br />
Commission de vitesse. Sur cette affaire, V.G.Parléani, "Le juge des référés face au droit<br />
communautaire", D.1990, Chron. p.65, spéc. n° 6 et 13.<br />
535
communautaire dérivé, il ne sera pas évident pour le juge civil des référés<br />
d'affirmer que celui qui se retranche derrière "l'exception" d'illégalité<br />
provoque un trouble manifestement illicite. Suite à la jurisprudence<br />
Zuckerfabrik/Atlanta et lorsque "l'exception" d'illégalité est présentée<br />
comme moyen de défense – elle tend, en réalité, à l'irrecevabilité de la<br />
demande et peut être soulevée en tout état de cause – il s'agira pour le<br />
justiciable de rapporter non pas la preuve certaine de l'illégalité, mais<br />
celle de l'existence d'un doute sérieux, voire d'un doute, pour "obliger" le<br />
juge à saisir par voie préjudicielle la Cour de justice.<br />
L'exactitude de l'argumentation, telle qu'elle vient d'être présentée,<br />
trouve d'ailleurs un appui dans la jurisprudence française relative au<br />
conflit des normes, l'argument communautaire étant invoqué en défense :<br />
selon la Cour d'appel d'Aix en Provence, "les moyens de fait proposés<br />
(par le défendeur) [...] apparaissent sérieux et méritent une vérification<br />
plus approfondie que ne le permet le cadre des référés." 1625 En général, la<br />
charge de la preuve incombe au demandeur 1626 et le doute joue en faveur<br />
du défendeur qui invoque l'argument communautaire en défense 1627 . Mais<br />
si le doute joue à l'encontre d'une norme nationale invoquée par le<br />
1625 . CA, Aix en Provence, 12 octobre 1990, JCP 1990, éd. E., Actualités, p.335, n° 20461 ; sur<br />
cette affaire et la question de la charge de la preuve en référé V.J. Cavallini, Le juge national du<br />
provisoire face au droit communautaire, thèse, Bruylant, Bruxelles, 1995, p.203-5.<br />
1626 . Sur ce point sous l'angle communautaire V.D.Berlin, "Voies et moyens de l'application du<br />
droit communautaire en France", Juriscl. Europe, Fasc. 491, spéc. n° 78.<br />
1627 . La France procédurière ne connaît pas de "l'estoppel" malgré quelques exceptions<br />
jurisprudentielles qui tendent à interdire aux plaideurs de se contredire au détriment d'autrui (par<br />
exemple, Civ. 1 ère , 19 novembre 1991, Bull. civ. I, n° 316 ; Dalloz Action, n° 2025, obs.<br />
536
demandeur en référé, norme dont la violation est présentée comme un<br />
trouble illicite qu'il convient de faire cesser (norme interne qui est, par<br />
définition, mieux connue du juge national), pourquoi ce même doute ne<br />
va-t-il pas jouer en faveur du défendeur qui se retranche derrière<br />
"l'exception" d'illégalité et à l'encontre du demandeur qui s'appuie sur une<br />
norme communautaire dont la violation est présentée comme un "trouble<br />
manifestement illicite" (article 809 NCPC) ? Certes, il est vrai que dans le<br />
premier cas de figure (conflit entre une norme nationale et une norme<br />
communautaire), le juge des référés veut – puisqu'il le doit – préserver la<br />
primauté au provisoire de la norme communautaire 1628 . Mais dans le<br />
second cas de figure (le conflit porte alors sur la validité de l'acte<br />
communautaire de droit dérivé) le défendeur n'a qu'à "embrouiller" en<br />
quelque sorte – on se permet l'expression parce qu'elle est démonstrative<br />
de l'enjeu en question – le juge civil des référés. Une "lecture" des arrêts<br />
Assider 1629 , ICC 1630 et Atlanta 1631 démontre ce point. Le juge national des<br />
référés devra tenir compte d'un arrêt annulant un acte communautaire –<br />
l'acte cesse d'exister suite à l'arrêt de la Cour de justice – et d'un arrêt<br />
préjudiciel antérieur constatant l'invalidité d'un acte : dans cette<br />
hypothèse, l'acte existe mais devient inopposable dans des procès<br />
ultérieurs. Mais un arrêt de rejet, c'est-à-dire un arrêt qui confirme l'acte,<br />
Guinchard : la "mère" adoptive sollicite la révocation de l'adoption du jeune homme qu'elle<br />
n'avait en fait adopté que pour échapper en tant que bailleur à la législation sur les baux ruraux).<br />
1628 . V. Com., 20 mars 1990, Bull. IV, n° 85 et 86 ; JCP 1990, II, 15854, note Jeol.<br />
1629 . CJCE, 11 février 1955, Assider, 3/54, Rec.p.123.<br />
1630 . CJCE, 13 mai 1981, International Chemical Corporation, préc., points 13 et 14.<br />
1631 . CJCE, 9 novembre 1995, Atlanta, préc., point 46.<br />
537
n'a qu'un effet relatif. De plus, des questions peuvent subsister sur<br />
d'autres motifs que ceux examinés par la Cour de justice dans l'arrêt<br />
préjudiciel antérieur.<br />
Ceci signifie concrètement que le juge national des référés n'est<br />
obligé de respecter la jurisprudence communautaire antérieure (lorsque<br />
celle-ci existe) qu'autant que les motifs d'illégalité avancés devant lui sont<br />
les mêmes que les moyens d'annulation ou les motifs d'illégalité avancés<br />
précédemment devant la Cour de justice. Il peut donc suffire que le<br />
défendeur qui invoque l'exception d'illégalité d'un acte communautaire<br />
dont la violation est présentée par le demandeur comme un trouble<br />
manifestement illicite qu'il faut faire cesser, arrive à soulever des moyens<br />
autres que ceux retenus par la Cour de justice dans un arrêt de rejet 1632<br />
et/ou similaires à ceux retenus par la Cour dans un arrêt d'annulation,<br />
bien qu'il ne soit pas le destinataire de l'arrêt d'annulation. Il va alors<br />
semer le doute et inciter [obliger] le juge du provisoire à saisir la Cour de<br />
justice.<br />
Le juge national, à l'instar de l'institution communautaire dont l'acte<br />
est annulé 1633 , doit respecter non seulement le dispositif d'un arrêt<br />
d'annulation mais aussi les motifs qui en sont le soutien nécessaire.<br />
1632 . L'autorité d'un arrêt en appréciation de validité confirmatif ne s'étend qu'aux moyens<br />
d'invalidité qui ont été examinés par la Cour de justice. V. les conclusions de l'avocat général<br />
Warner, CJCE, 13 juillet 1978, Milac, 8/78, Rec. p.1741-2 ; surtout V.arrêt Atlanta, point 46.<br />
538
Surtout, l'annulation partielle d'une décision peut profiter au niveau<br />
communautaire à des entreprises qui n'ont pas formé de recours en<br />
annulation et ceci malgré l'absence d'un effet erga omnes de la décision.<br />
La Commission est tenue de rembourser les amendes infligées aux<br />
entreprises suite à un arrêt d'annulation, y compris à celles qui n'ont pas<br />
attaqué la décision, dans la mesure où lesdites amendes sont désormais<br />
dépourvues de base juridique. 1634<br />
En l'absence de jurisprudence communautaire antérieure, c'est-à-<br />
dire en l'absence d'un arrêt suite à un recours en annulation ou d'un arrêt<br />
en appréciation de validité, il est fort possible que le juge national opère la<br />
saisine de la Cour.<br />
Une saisine à titre préjudiciel de la Cour de justice démontre que<br />
l'enjeu pour le défendeur est loin d'être négligeable : un gain de temps de<br />
quelques mois peut s'avérer crucial. En définitive, soulever l'exception<br />
d'illégalité devant le juge judiciaire des référés n'est pas en soi un<br />
procédé dilatoire, néanmoins son utilisation risque de l'être.<br />
367. Le justiciable a-t-il intérêt à saisir auparavant les organes<br />
juridictionnels communautaires ? S'agissant d'une décision qui le<br />
1633 . V. CJCE, 26 avril 1988, Astéris, affaires jointes 97, 193, 99 et 215/86, Rec.p.2181 ; Grands<br />
arrêts de la CJCE, J.Boulouis et R.-M. Chevallier, Dalloz, 1991, 5 ème éd., n° 63-A, p.372 et s.<br />
539
concerne individuellement et directement et dont il a eu connaissance, la<br />
réponse positive paraît acquise suite aux arrêts TWD 1635 et Wiljo 1636 . S'il<br />
n'introduit pas le recours en annulation dans le délai de deux mois à<br />
compter du jour où il en a eu connaissance, il ne pourra pas soulever la<br />
question d'illégalité de cette décision devant le juge national. S'agissant<br />
des décisions prises sous l'apparence d'un règlement et au vu de l'arrêt<br />
Accrington 1637 , il ne doit pas obligatoirement saisir directement le TPI en<br />
ce sens qu'il peut toujours solliciter (mais non nécessairement obtenir) du<br />
juge national le renvoi préjudiciel en appréciation de validité. Si le recours<br />
en annulation est déclaré irrecevable, la Cour de justice peut connaître de<br />
l'affaire par la voie du renvoi préjudiciel en appréciation de validité 1638 .<br />
En général, le succès d'un recours direct en annulation devant le<br />
TPI contre une décision prise sous l'apparence d'un règlement ou<br />
adressée à une autre personne physique ou personne morale 1639 , est loin<br />
d'être certain. Des obstacles importants existent quant à la recevabilité<br />
des recours en annulation des requérants individuels et portent, entre<br />
1634<br />
. V.TPI, 10 juillet 1997, AssiDöman Kraft Products, T-227/95, Europe, août-septembre 1997,<br />
comm. n° 261 et 291, note D. Ritleng.<br />
1635<br />
. Préc.<br />
1636<br />
. Préc.<br />
1637<br />
. Préc.<br />
1638<br />
. Pour une affirmation récente, en ce sens, V.TPI, 9 avril 1997, Terres Rouges Consultant SA<br />
et autres c/Commission, T-47/95, Europe, juin 1997, comm. n° 189, note Simon ; Justices,<br />
1997-7, p.134, obs. Mehdi et Simon.<br />
1639<br />
. V. article 230 alinéa 4 CE.<br />
540
autres, sur la condition de l'intérêt (dans le sens du lien) direct et celle de<br />
l'intérêt individuel. 1640<br />
Pour ce qui est du lien individuel, il faut que le requérant ordinaire<br />
autre que le destinataire de la décision arrive à démontrer que cette<br />
décision l'atteint en raison de certaines qualités qui lui sont particulières<br />
ou d'une situation de fait qui le caractérise et de ce fait l'individualise de<br />
manière analogue à celle du destinataire 1641 . Sans prétendre être<br />
exhaustif, on signale que le seul fait d'être en concurrence avec le<br />
destinataire ne suffit pas à établir ce lien individuel. 1642 A l'opposé, la<br />
seule possibilité de participer (et non uniquement la participation effective)<br />
à la procédure administrative devant la Commission, procédure antérieure<br />
à la décision, entraîne une forte présomption en faveur de la recevabilité<br />
du recours du requérant. 1643<br />
1640 . MM. Waelbroeck et Verheyden utilisent l'expression de "déficit judiciaire" qui risque de<br />
s'ajouter au "déficit démocratique" V. "Les conditions de recevabilité des recours en annulation<br />
des particuliers contre les actes normatifs communautaires", préc., p.403 ; V. également Carol<br />
Harlow, "Towards a Theory of Access for the European Court of Justice", Yearbook of European<br />
Law, 1992, ed. Barav et Wyatt, Clarendon Press Oxford, 1993.<br />
1641 . V. CJCE, 15 juillet 1963, Plaumann c/Commission, 25/62, Rec.p.197 ; Grands arrêts de la<br />
CJCE, préc., n° 59 ; pour une application du principe V. TPI, 9 avril 1997, préc. , V. cep. pour<br />
une conception large du lien individuel, CJCE, 18 mars 1994, Codorniu SA c/Conseil, C-309/89,<br />
Rec. p.1854 ; Justices, 1995-1, p.182-3, obs. Simon et Mehdi ; pour une synthèse des<br />
conditions relatives à l'individualisation par l'appartenance à un cercle restreint d'opérateurs V.<br />
TPI (Ord.), 3 juin 1997, Merck, T-60/96, Europe, août-septembre 1997, comm. n° 264, note D.<br />
Ritleng.<br />
1642 . CJCE, 10 décembre 1969, Eridania, 10 et 18/68, Rec. p.459.<br />
1643 . V. Surtout CJCE, 25 octobre 1977, Metro, 26/76, Rec.p.1875 ; TPI, 27 avril 1995, Perrier, T-<br />
96/92, Vittel, T-12/93, Justices, 1996-3, p.275, obs. Simon et Mehdi ; TPI, 11 juillet 1996,<br />
Métropole Télévision, T-528, 542, 543 et 546/93, Justices, 1997-6, p.154, obs. Mehdi et Simon ;<br />
TPI, 12 décembre 1996, T-19/92, T-87 et 88/92, Europe, février 1997, Chronique M.-Ch.<br />
Boutard Labarde, spéc.p.7 ; pour un exemple de participation à la procédure devant la<br />
541
Pour ce qui est du lien direct, ce qui est exigé est "une relation<br />
causale directe entre l'acte et l'individu". 1644 Pour ne citer qu'un cas de<br />
figure, l'absence manifeste d'une marge d'appréciation pour l'autorité<br />
nationale qui doit mettre en œuvre l'exécution de la décision<br />
communautaire permet au requérant d'établir le lien entre sa propre<br />
situation juridique et l'acte litigieux. 1645<br />
368. En définitive, l'association entre la Cour de justice et les<br />
juridictions nationales dépend étroitement d'un système des voies de<br />
recours cohérent. En l'état actuel du droit positif, le juge civil des référés<br />
peut, au vu du droit communautaire, se trouver en gros dans deux<br />
situations différentes, selon qu'il s'agit de l'exécution d'un acte<br />
communautaire de droit dérivé (hypothèse Zuckerfabrik/Atlanta), ou d'une<br />
appréciation sur toute autre norme communautaire (y compris, mais pas<br />
seulement, l'hypothèse Factortame). La matière se complique davantage<br />
si l'on introduit les possibilités qui existent dans le droit interne.<br />
Qu'il s'agisse d'une situation purement interne ou d'une affaire qui<br />
concerne le droit communautaire, le juge civil des référés dispose d'un<br />
Commission V.TPI, 5 novembre 1997, Ets. R.Ducros, T-149/95, Europe, janvier 1998, comm. n°<br />
6.<br />
1644<br />
. G. Vandersanden et A. Barav, Contentieux communautaire, Bruylant, Bruxelles, 1976,<br />
p.179.<br />
1645<br />
. V.p.ex. TPI, 14 septembre 1995, Antillean Rice Mills, T-480 et 483/93, Rec. p.2305.<br />
542
large éventails d'options : évidemment, il peut ordonner ou non des<br />
mesures provisoires. Il peut se déclarer incompétent ou "renvoyer l'affaire<br />
en état de référé devant la formation collégiale de la juridiction à une<br />
audience dont il fixe la date" (article 487 NCPC 1646 ). Cette dernière faculté<br />
ne doit pas être confondue avec la technique dite de la "passerelle" (le<br />
point commun qui peut induire à l'erreur étant la date fixe 1647 ) qui est un<br />
acte d'administration judiciaire, donc non susceptible de recours (à<br />
l'exception, peut être, du recours pour excès de pouvoir 1648 ), propre au<br />
référé du TGI. 1649 Aux termes de l'article 788, alinéa 4 du NCPC, le juge<br />
des référés peut accorder au demandeur l'autorisation d'assigner à jour<br />
fixe devant le juge du fond. Il s'agit alors d'une saisine particulière du juge<br />
du principal et non d'un renvoi de l'affaire en état de référé, visant la<br />
célérité, afin que le demandeur ne soit pas obligé de présenter une<br />
requête séparée devant le président du TGI. Enfin, le juge des référés<br />
peut tout simplement renvoyer les parties à se pourvoir au principal. La<br />
1646 . Cette possibilité confirme – si besoin était – l'argument selon lequel le juge des référés n'est<br />
que l'émanation de la juridiction à laquelle il appartient V. Cl. Giverdon, "Référés", Juriscl.<br />
Proc.civ., Fasc. 233, n° 36 et s.<br />
1647 . Pour des exemples de confusion, V.CA Paris, 11 février 1991, Bull. avoués 1991, 3, p.107 ;<br />
CA Douai, 15 décembre 1994, JCP 95, I, 3891, n° 11, obs. Cadiet : comme le souligne le<br />
Professeur Cadiet, un juge des référés s'était déclaré "incompétent" en raison de l'existence<br />
d'une contestation sérieuse et il avait renvoyé l'affaire "en état de référé". Il aurait dû utiliser la<br />
technique de la "passerelle" puisque la formation collégiale, saisie "en état de référé", manque<br />
aussi de pouvoir juridictionnel ("compétence") pour statuer en référé en présence d'une<br />
contestation sérieuse.<br />
1648 . C'est une exception "passe partout" : comp. Civ. 1 ère , 28 avril 1998, D. 1998, IR p.137 : les<br />
dispositions des articles 544 et 545 NCPC n'admettent exception qu'en cas d'excès de pouvoir,<br />
mais la violation du contradictoire ne constitue pas un tel excès.<br />
1649 .Comp. les dispositions de l'article 917, alinéa 2 NCPC, sur la procédure à jour fixe devant le<br />
premier président de la Cour d'appel en référé ; le Professeur Cadiet explique que la technique<br />
de la passerelle est également en usage devant le tribunal de commerce. (V. JCP 95, I, 3891, n°<br />
11).<br />
543
partie qui succombe a le choix d'interjeter appel 1650 (qui n'a pas d'effet<br />
suspensif – article 514, alinéa 2 NCPC) ou d'assigner à nouveau devant<br />
le juge du principal.<br />
Dans le cas où le juge des référés se confronte à une question qui<br />
touche au droit communautaire, il peut toujours ordonner les mesures<br />
provisoires qu'il estime utiles. Il a la faculté, qu'il statue ou non en dernier<br />
ressort, d'exercer le renvoi préjudiciel en interprétation, dès lors qu'il<br />
estime nécessaire d'en faire usage. Il s'agit d'une faculté puisque l'affaire<br />
peut être réexaminée au principal. 1651 Pour ce qui est du juge du principal,<br />
l'obligation de renvoi pèse sur les juridictions statuant en dernier ressort<br />
(article 234 alinéa 3 CE) 1652 , sauf s'il existe "une jurisprudence<br />
communautaire établie résolvant le point de droit en cause, quelle que<br />
soit la nature des procédures qui ont donné lieu à cette jurisprudence,<br />
même à défaut d'une stricte identité des questions en litige" 1653 , ou sauf si<br />
l'application du droit communautaire s'impose avec une évidence telle<br />
qu'elle ne laisse place à aucun doute raisonnable quant à la solution. 1654<br />
Les juridictions du fond doivent suivre la solution de la Cour de justice<br />
(autorité de la chose interprétée : c'est le cas de la jurisprudence Da<br />
1650<br />
. Article 490 NCPC.<br />
1651<br />
. V. CJCE, 24 mai 1977, Hoffmann - La Roche, préc.<br />
1652<br />
. Ex article 177.<br />
1653<br />
. CJCE, 6 octobre 1982, Cilfit, préc., point 14 ; y compris, mais non seulement, un arrêt<br />
interprétatif antérieur V. CJCE, 27 mars 1963, Da Costa, préc. ; pour une réaffirmation récente<br />
sur l'autorité de la chose interprétée V. CJCE, 4 novembre 1997, Parfums Christian Dior, C-<br />
337/95, Europe, janvier 1998, comm. n° 9, note D.Simon.<br />
1654<br />
. CJCE, 6 octobre 1982, Cilfit, préc., point 16.<br />
544
Costa du 27 mars 1963). Elles interprètent le droit communautaire<br />
puisqu'elles exercent la plénitude de la "compétence" juridictionnelle et la<br />
Cour de cassation contrôle cette fonction d'interprétation. La Cour de<br />
cassation n'est pas supposée procéder à sa propre interprétation.<br />
Lorsqu'un acte est clair, il faut l'appliquer. En l'absence d'un acte clair ou<br />
d'une jurisprudence communautaire en la matière, elle doit renvoyer la<br />
question devant la Cour de justice. En effet, "il n'y a pas lieu d'interpréter<br />
ce qui n'a pas besoin d'être interprété." 1655<br />
Le juge des référés a l'obligation de poser la question en<br />
appréciation de validité s'il ordonne des mesures provisoires sur la base<br />
de doutes quant à la validité d'un acte communautaire de droit dérivé qui<br />
fonde l'acte national d'exécution. 1656 Peu importe dans ce domaine<br />
l'éventualité de renvoi ultérieur au juge national du principal et le fait qu'il<br />
soit fort probable que la juridiction du fond saisie du même litige au<br />
principal sera aussi tenue de poser la question de validité à la Cour de<br />
justice, en vertu de la jurisprudence Foto-Frost 1657 (sauf, bien sûr, si le<br />
juge du principal estime que l'acte communautaire est valide) ; l'obligation<br />
de renvoi préjudiciel s'applique désormais avec la même force à une<br />
juridiction de première instance, à la Cour d'appel et à la Cour de<br />
cassation, dès lors que l'on se situe dans le domaine du référé et que la<br />
1655 . Emeric de Vattel cité par G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, préc., p.182.<br />
1656 . Jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta, préc.<br />
1657 . Préc.<br />
545
question de la validité s'immisce dans le débat (sous condition, on le<br />
répète, de l'existence de doutes de la part du juge des référés).<br />
369. Pour ce qui est de cette obligation de renvoi pesant<br />
dorénavant sur la juge national du provisoire (Président du TGI ou du<br />
tribunal de commerce, Cour d'appel, Cour de cassation), l'effet cumulé<br />
des arrêts Rheinmühlen 1658 , Chanel 1659 , Sabam 1660 , Simmenthal 1661 ,<br />
Pardini 1662 et Krüger 1663 et l'analyse des règles de procédure internes<br />
conduisent au résultat suivant quant à l'incidence de la mise en œuvre<br />
des voies de recours internes : la partie qui succombe peut interjeter<br />
appel contre l'ordonnance de référé (article 490 NCPC), mais l'appel en<br />
question n'ayant pas d'effet suspensif, à la différence de l'appel au<br />
principal, la Cour de justice n'a pas à surseoir à statuer immédiatement.<br />
En réalité, le demandeur qui se voit opposer "l'exception" d'illégalité en<br />
défense (il veut probablement obtenir des mesures provisoires dans un<br />
bref délai puisqu'on est dans le cadre du référé) doit – en ce sens qu'il<br />
peut et qu'il a intérêt à le faire – former appel contre la décision de sursis<br />
à statuer (article 380 NCPC) sur autorisation du premier président de la<br />
Cour d'appel. En général, nous considérons qu'il a peu de chances<br />
1658<br />
. CJCE, 16 janvier 1974, Rheinmühlen, 166/73, Rec.p.33 : le juge national n'est pas lié dans<br />
l'exercice du renvoi préjudiciel par des appréciations antérieures d'un juge supérieur sur le droit<br />
communautaire.<br />
1659<br />
. CJCE, 16 juin 1970, Chanel, 31/68, Rec.p.403<br />
1660<br />
. CJCE, 30 janvier 1974, SABAM, 127/73, Rec.p.51<br />
1661<br />
. CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, préc.<br />
1662<br />
. CJCE, 21 avril 1988, Pardini, 338/85, Rec.p.2041<br />
546
d'obtenir satisfaction, c'est-à-dire d'obtenir l'annulation de l'ordonnance de<br />
renvoi à la Cour de justice. En fin de compte, qu'il assigne au principal ou<br />
qu'il forme appel (il a le choix), la question qui porte sur le droit<br />
communautaire va presque certainement être examinée, à un moment ou<br />
à un autre, par la Cour de justice (lecture combinée des arrêts Foto-Frost<br />
– obligation de renvoi au principal y compris pour la juridiction qui ne<br />
statue pas en dernier ressort – Zuckerfabrik et Atlanta – obligation de<br />
renvoi au provisoire). Faire sauter les verrous fixés par la Cour de justice<br />
en matière de contrôle de légalité devient, en fait, une mission impossible.<br />
370. Ce point mérite d'être approfondi en considérant le fait qu'un<br />
auteur 1664 exprime des réticences quant à la portée de la jurisprudence<br />
Zuckerfabrik dès lors que l'on se situe dans la lignée jurisprudentielle<br />
communautaire qui exige que le juge national de renvoi demeure<br />
compétent pour statuer sur le litige. Le commentateur en question 1665<br />
soutient que l'obligation de renvoi imposée par la jurisprudence<br />
Zuckerfabrik devient lettre morte si, au vu de l'arrêt Pardini, la procédure<br />
devant le juge de renvoi est d'ores et déjà clôturée : si le juge des référés<br />
"en vertu des règles de sa procédure nationale, se trouve définitivement<br />
dessaisi à la suite du prononcé de sa décision sur la suspension<br />
provisoire, la situation juridique s'avère en elle-même antinomique : au<br />
1663<br />
. CJCE, 17 juillet 1997, Krüger, C-334/95, Rec. p. 4517, Europe, octobre 1997, comm. n°<br />
316, note A. Rigaux.<br />
1664<br />
. V.V.Hatzopoulos, "De l'arrêt Foglia - Novello à l'arrêt TWD Textilwerke", préc., p.200.<br />
547
cas où le juge des référés considère comme justifiée la suspension de la<br />
mesure litigieuse, il devra automatiquement ordonner le renvoi préjudiciel,<br />
selon Zuckerfabrik ; or, selon Pardini, la Cour refusera de lui<br />
répondre". 1666<br />
Ce danger existe en théorie mais il est dépourvu d'incidence directe<br />
dans le droit français. Au vu du droit communautaire et du droit<br />
processuel français, la prétendue antinomie entre les conséquences de<br />
l'arrêt Zuckerfabrik et celles de l'arrêt Pardini est, même potentiellement,<br />
extrêmement rare. Il serait en effet déraisonnable que la Cour de justice<br />
se trouve dans l'incapacité de répondre au juge des référés, sous prétexte<br />
que la procédure est clôturée (Pardini), alors que ladite Cour impose<br />
l'obligation de renvoi, obligation qui vaut au référé aussi bien pour la Cour<br />
d'appel que pour la Cour de cassation, et que pour les juridictions du fond<br />
saisies au principal (Foto-Frost).<br />
En réalité, la solution énoncée par la Cour dans l'arrêt Pardini 1667<br />
s'inscrit dans une lignée jurisprudentielle bien établie (les arrêts<br />
Simmenthal 1668 , Sabam 1669 et Chanel 1670 ). La Cour de justice a l'obligation<br />
1665<br />
. Ibid.<br />
1666<br />
. Ibid.<br />
1667<br />
. La Cour de justice dit dans cet arrêt Pardini du 21 avril 1988 (préc.) que "la Cour n'a pas<br />
compétence pour connaître du renvoi préjudiciel lorsqu'au moment où il est fait la procédure<br />
devant le juge de renvoi est d'ores et déjà clôturée." (point 11).<br />
1668<br />
. Préc.<br />
1669<br />
. Préc.<br />
1670<br />
. Préc.<br />
548
de ne pas statuer sur la question qui lui est adressée dans des cas de<br />
figure limités : soit la demande est retirée par le juge du renvoi, ce qui<br />
n'est pas le cas ici puisque le juge national du provisoire se trouve dans<br />
l'obligation de saisir la Cour (sauf peut être en cas d'accord – dans l'arrêt<br />
Chanel il y a eu accord – ou de désistement d'une partie) ; soit la<br />
demande a été mise à néant (infirmation ou cassation) ; enfin, dans le cas<br />
où l'appel ou le pourvoi ont un effet suspensif. En d'autres termes, le fait<br />
déterminant pour que le renvoi en appréciation de validité devienne<br />
inopérant est, non pas l'exercice des voies de recours internes, mais les<br />
conséquences dudit exercice, c'est-à-dire "l'effet juridique" qui s'attache<br />
aux recours 1671 : ainsi, en cas de réformation ou d'annulation (qui peut<br />
aussi provenir d'un pourvoi) 1672 , le renvoi en appréciation de validité<br />
"deviendrait sans objet et le droit communautaire retrouverait sa pleine<br />
application" 1673 .<br />
En référé, ni le délai ni l'exercice de l'appel n'ont un effet suspensif.<br />
Le premier juge qui ordonne des mesures provisoires tout en renvoyant<br />
n'est pas dessaisi. S'il sursoit à statuer, l'instance est suspendue jusqu'à<br />
la survenance de l'événement que la décision de sursis détermine<br />
1671 . Arrêt Chanel du 16 juin 1970, préc. : si le juge national, auteur du renvoi, prend le soin<br />
d'informer le juge communautaire du recours dont a été frappée sa décision en précisant l'effet<br />
juridique qui, suivant le droit processuel interne, s'attache à ce recours, la Cour accepte de tirer<br />
[...] les conséquences de cet effet.<br />
1672 . V. CJCE, 17 juillet 1997, Krüger, préc.<br />
1673 . CJCE, 17 juillet 1997, Krüger, point 52. Dans cet arrêt Krüger, la Cour dit que l'article 177<br />
alinéa 2 (désormais article 234 alinéa 2) "ne s'oppose pas à ce qu'une juridiction nationale, qui a<br />
ordonné le sursis à l'exécution d'une décision administrative nationale et saisi la Cour à titre<br />
549
(articles 377 et 378 NCPC), c'est-à-dire la décision à titre préjudiciel. Si<br />
par inadvertance ou par conviction il opère le renvoi sans surseoir à<br />
statuer, il n'est toujours pas dessaisi. Il n'y a pas lieu d'introduire la<br />
discussion relative à la prétendue autorité au provisoire de l'ordonnance<br />
de référé (articles 484 et 488 NCPC). En effet, cette discussion devient ici<br />
sans objet puisque le dire obligatoire du juge communautaire, la décision<br />
préjudicielle, n'entre pas dans la catégorie de l'article 488 NCPC : il ne<br />
s'agit pas d'un cas de figure où l'ordonnance de référé va être modifiée<br />
"en cas de circonstances nouvelles". L'arrêt préjudiciel de la Cour de<br />
justice n'est pas une circonstance nouvelle au sens de l'article 488 NCPC.<br />
Il n'est pas nécessaire non plus, bien que ce ne soit pas a priori exclu,<br />
d'avancer des arguments jurisprudentiels par analogie tels que le fait que<br />
le juge des référés puisse, dans une situation de type interne, modifier les<br />
mesures qu'il avait prises dans une précédente ordonnance suite à un<br />
rapport d'expertise 1674 ; un autre argument par analogie envisageable<br />
serait celui relatif à la compétence concurrente du président du TGI à<br />
celle du premier président de la Cour d'appel : le président du TGI reste<br />
compétent pour prescrire, sur le fondement de l'article 809 NCPC, des<br />
mesures provisoires ou de remise en état. La réponse est, selon nous, la<br />
suivante : le juge civil des référés qui, suite à la jurisprudence<br />
Zuckerfabrik/Atlanta, opère une saisine obligatoire de la Cour de justice,<br />
préjudiciel d'une question relative à la validité de l'acte communautaire sur lequel elle est<br />
fondée, autorise l'introduction d'un pourvoi contre sa décision". (point 54).<br />
550
este saisi, tout simplement parce que son ordonnance est intervenue<br />
avant dire droit. Le jugement avant dire droit ne dessaisit pas le juge<br />
(article 483 NCPC) 1675 .<br />
En revanche, une ordonnance de référé de type interne n'est pas,<br />
au sens strict, un jugement avant dire droit. Ce n'est que sous l'angle<br />
spécifique de l'encadrement opéré par la jurisprudence<br />
Zuckerfabrik/Atlanta que le juge civil des référés intervient avant dire droit.<br />
Il ordonne une mesure provisoire, sans autorité de la chose jugée. Cette<br />
absence d'autorité de la chose jugée provient du caractère de référé de<br />
l'ordonnance et ne doit pas être confondue avec l'absence d'autorité de la<br />
chose jugée d'un jugement avant dire droit (article 482 NCPC).<br />
L'ordonnance du juge civil des référés, qui n'a pas autorité de la chose<br />
jugée parce que c'est une ordonnance de référé, intervient avant dire droit<br />
par rapport à la décision préjudicielle du juge communautaire. C'est un<br />
acte juridictionnel par lequel le juge civil des référés se borne à ordonner<br />
une mesure provisoire, suite à une recherche qui a sa source dans la<br />
jurisprudence communautaire (obligation de recherche en cas de doutes<br />
sur la validité d'un acte communautaire de droit dérivé, en vertu de la<br />
jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta), qui doit être motivée (jurisprudence<br />
1674<br />
. V. TGI, Paris, 11 mars 1975, Gaz. Pal. 1975, 2, somm. 44 ; Com. 6 juillet 1993, JCP 93, IV,<br />
n° 2321.<br />
1675<br />
. Comp. les articles 380 NCPC (la décision de sursis peut être frappée d'appel sur<br />
autorisation du premier président de la Cour d'appel s'il est justifié d'un motif grave et légitime)<br />
et 490 NCPC (l'ordonnance de référé peut être frappée d'appel) sous l'angle de l'article 545<br />
NCPC par opposition à l'article 544 NCPC ; comp. aussi l'absence de recours en révision, point<br />
commun des ordonnances de référé et des décisions avant dire droit. V. sur ce point J. Junillon,<br />
"Le recours en révision", Dalloz Action, spéc. n° 6206 et 6208.<br />
551
Zuckerfabrik/Atlanta), mais qui ne préjuge en rien de la décision<br />
préjudicielle de la Cour de justice, laquelle n'est pas une décision en<br />
référé. Le pouvoir décisionnel du juge civil des référés existe, mais il<br />
n'existe que jusqu'à la décision préjudicielle communautaire qui, elle, n'est<br />
pas une décision provisoire mais a autorité de la chose interprétée. Suite<br />
à la décision préjudicielle communautaire, le juge civil des référés, qui<br />
n'est pas dessaisi, prend acte de cet arrêt préjudiciel communautaire. En<br />
somme, en cas de contestation sur la validité d'un acte communautaire de<br />
droit dérivé dans le référé civil, l'ordonnance du juge civil des référés,<br />
décision provisoire par nature, devient aussi une décision provisoire par<br />
son objet en raison du cadre communautaire dans lequel elle<br />
intervient. 1676<br />
Pour conclure définitivement sur la négation de la prétendue<br />
antinomie entre la jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta et l'arrêt Pardini<br />
(lequel, on le répète, n'annonce rien de nouveau), il s'agit d'examiner le<br />
référé au niveau de l'appel. En l'absence d'effet suspensif de l'appel en<br />
référé, trois conditions doivent être réunies pour que le renvoi préjudiciel<br />
en appréciation de validité devienne sans objet : la Cour d'appel saisie de<br />
l'appel d'une ordonnance de référé doit se prononcer avant la décision à<br />
1676 . Sur la distinction entre les décisions provisoires par leur objet (telles que les jugements<br />
avant dire droit qui ordonnent des mesures provisoires) et les décisions provisoires par nature<br />
(telles que les ordonnances de référé et les ordonnances sur requête), V.L.Cadiet, Droit<br />
judiciaire privé, préc., n° 1176 et 1177 ; V. du même auteur, Droit judiciaire privé, 2 è ed., n° 1425<br />
et 1426 ; comp. R. Perrot, Enc. D. Rep.proc.civ., V° Chose jugée, n° 66 et 69 : le caractère<br />
552
titre préjudiciel de la Cour de justice. Ensuite, il faut qu'elle infirme cette<br />
ordonnance du premier juge. Enfin, elle doit infirmer l'ordonnance du<br />
premier juge sur la base de l'absence de doutes quant à la validité de<br />
l'acte communautaire en question. Dans le doute, l'obligation de renvoi<br />
s'applique avec la même force à la Cour d'appel qui n'a pas plus de<br />
pouvoirs que le premier juge.<br />
Tout ceci démontre que la prétendue antinomie entre l'arrêt Pardini<br />
et la jurisprudence communautaire qui impose l'obligation de renvoi en<br />
appréciation de validité est une hypothèse d'école, hypothèse<br />
intéressante certes, mais dépourvue d'incidence directe.<br />
371. Mais supposons que la Cour d'appel, juge des référés,<br />
persiste malgré tout et ne réinterroge pas le juge communautaire ou ne<br />
sursoie pas à statuer dans l'attente de la décision à titre préjudiciel suite à<br />
la question posée par le premier juge. Même si elle "annule" la décision<br />
de renvoi, ceci ne signifie pas que la Cour de justice ne connaisse pas de<br />
la question en appréciation de validité. La Cour de cassation, juridiction<br />
visée à l'alinéa 3 de l'article 234 (ex article 177), lorsqu'elle se prononce<br />
au principal ou lorsqu'elle se prononce au référé sans qu'il y ait lieu de<br />
principal, est tenue de saisir la Cour de justice. La Cour de cassation doit<br />
saisir la Cour de justice non pas en raison de l'article 234 du traité (arrêt<br />
provisoire d'une décision telle que l'ordonnance de référé provient "de la nature particulière de la<br />
juridiction dont elle émane."<br />
553
Hoffmann - La Roche du 24 mai 1987 1677 ) mais en vertu – toujours – de la<br />
jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta. De plus, on ne voit pas comment la<br />
solution s'imposerait dans le cas sous examen "avec une évidence telle<br />
qu'elle ne laisse place à aucun doute raisonnable" 1678 , de telle manière<br />
que la Cour de cassation, saisie en référé, puisse se soustraire à<br />
l'obligation de renvoi préjudiciel (à supposer que l'exception de l'acte clair<br />
s'applique au cas de figure institué par la jurisprudence<br />
Zuckerfabrik/Atlanta, ce qui ne nous semble pas être le cas).<br />
372. Ce qui doit être mis en évidence lors de la construction d'une<br />
esquisse de modèle sur l'interaction des voies de droit au civil au sein de<br />
l'ordre juridique européen, (ordre en évolution permanente pour ce qui est<br />
du judiciaire aussi 1679 ), c'est qu'il s'avère difficile de façonner un moule, ne<br />
serait-ce que parce que beaucoup dépend de la volonté des parties.<br />
Ainsi, suite à l'ordonnance de référé du premier juge, il est fort possible<br />
que la partie qui n'obtient pas le résultat escompté préfère saisir le juge<br />
national du principal plutôt que d'interjeter appel. D'où la nécessité<br />
d'examiner l'interaction entre la saisine des organes juridictionnels<br />
communautaires et l'exercice des voies de droit internes et non<br />
1677 . Préc.<br />
1678 . Arrêt Cilfit, préc., point 16.<br />
1679 . L'évolution de l'ordre juridique européen, ordre tripartite, dépendra aussi, d'une certaine<br />
façon, de l'utilisation par la Cour de justice et de la réception par les Etats, de l'astreinte (article<br />
228 alinéa 3 CE). Au-delà de la fonction contraignante de cette mesure pour les autorités<br />
nationales, il se peut que l'astreinte ait, indirectement, un effet dissuasif tout autre, en ce sens<br />
que les particuliers qui veulent assurer l'exécution réelle des arrêts de manquement rendus<br />
554
uniquement l'incidence sur la saisine des organes européens de<br />
l'exercice des voies de recours internes. En effet, le référé, le principal et<br />
les voies de recours sont, dans les textes (ainsi, par exemple, le "référé-<br />
concurrence" 1680 , les pouvoirs du premier président 1681 ), comme dans la<br />
réalité judiciaire, des matières enchevêtrées.<br />
373. En cas de saisine du juge du principal, le parcours est, du<br />
point de vue communautaire, celui tracé par l'arrêt Foto-Frost 1682 : une<br />
obligation de renvoi en appréciation de validité pèse sur la juridiction de<br />
première instance et sur la Cour d'appel (juridictions visées par le<br />
deuxième alinéa de l'article 234 du traité), contrairement aux dispositions<br />
de l'article 234 alinéa 2 qui prévoient une faculté, dès lors que les<br />
juridictions du fond considèrent qu'un acte communautaire est invalide.<br />
Les juridictions nationales "n'ont pas le pouvoir de déclarer invalides les<br />
actes des institutions communautaires". 1683 En revanche, elles peuvent<br />
conclure que l'acte est pleinement valide. C'est qu'elles estiment alors<br />
que les moyens d'invalidité que les parties invoquent devant elles ne sont<br />
pas fondés. Dans cette hypothèse de rejet des moyens d'invalidité ou en<br />
antérieurement par la Cour de Luxembourg ne sont pas obligés de saisir la Cour européenne<br />
des droits de l'homme.<br />
1680<br />
. V. supra.<br />
1681<br />
. V. supra.<br />
1682<br />
. Arrêt du 22 octobre 1987, préc., points 13, 14 et 15.<br />
1683<br />
. Arrêt Foto-Frost du 22 octobre 1987, préc., point 15. La Cour de justice, dans cet arrêt<br />
Foto-Frost, dit "qu'en donnant aux juridictions nationales dont les décisions sont susceptibles<br />
d'un recours juridictionnel de droit interne la faculté de poser à la Cour des questions<br />
préjudicielles en interprétation ou en appréciation de validité, l'article 177 n'a pas tranché la<br />
question du pouvoir de ces juridictions de constater elles-mêmes l'invalidité des actes des<br />
institutions communautaires" (point 13).<br />
555
cas d'une question d'interprétation du traité, les dispositions de l'article<br />
234, alinéa 2 du traité trouvent leur pleine application : les juridictions du<br />
fond peuvent opérer le renvoi préjudiciel, elles ne sont pas dans<br />
l'obligation de le faire.<br />
Mais revenons au cas où la juridiction de première instance<br />
considère que l'acte communautaire est invalide. La première différence<br />
entre le référé et le principal est qu'au principal le délai d'appel lui-même<br />
est suspensif vis à vis de l'exécution (article 539 NCPC). Mais ceci ne<br />
constitue pas en soi un obstacle majeur à la saisine de la Cour. En<br />
principe, la juridiction de première instance peut surseoir à statuer et doit<br />
poser la question préjudicielle en appréciation de validité à la Cour. On<br />
revient sur ce qui a été dit auparavant sur le sursis à statuer : il ne<br />
dessaisit pas le juge (article 379 NCPC) et la décision de sursis du<br />
premier juge peut être frappée d'appel immédiat sur autorisation du<br />
premier président de la Cour d'appel s'il est justifié d'un motif grave et<br />
légitime (article 380 NCPC – une des exceptions à la règle énoncée par<br />
l'article 545 NCPC). Le premier président statue dans la forme des<br />
référés, c'est-à-dire le plus vite possible. L'ordonnance du premier<br />
président qui refuse l'autorisation de faire appel contre la décision de<br />
sursis à statuer est susceptible de pourvoi. 1684<br />
556
Voilà pour les textes et la jurisprudence. La réalité du Palais est un<br />
peu différente. Pour gagner du temps tout en étant respectueux des<br />
règles de procédure, les avocats demandent, par l'intermédiaire des<br />
avoués (article 899 NCPC), cette autorisation d'interjeter appel immédiat<br />
au premier président, tout en interjetant appel en même temps devant la<br />
Cour d'appel. Mais le point important, pour ce qui est du droit<br />
communautaire, demeure l'appréciation 'souveraine' du premier président.<br />
Le demandeur doit convaincre le premier président que la saisine de la<br />
Cour de justice par le renvoi préjudiciel du juge de première instance<br />
constitue un obstacle à la nécessité d'obtenir un jugement rapide sur le<br />
fond, en justifiant cette nécessité par un motif grave et légitime. Si la<br />
possibilité de faire application de l'article 380 du NCPC au jugement de<br />
sursis à statuer qui opère par-là même saisine de la Cour de justice ne<br />
fait plus de doute – la chambre commerciale dit, par un arrêt du 21 mai<br />
1996 1685 , que le premier président fait application à bon droit de l'article<br />
380 du NCPC au jugement de sursis à statuer ayant saisi la Cour de<br />
justice d'un renvoi préjudiciel – l'issue du procédé reste précaire pour la<br />
partie qui veut éviter la saisine de la Cour de justice.<br />
L'analyse qui précède démontre – il nous semble – que le centre de<br />
gravité de l'articulation des voies de droit se déplace vers les modalités<br />
1684 . En ce sens, Com. 16 février 1993, Bull. IV, n° 58 ; Cass. civ. 3 ème , 27 mars 1996, Bull. civ.<br />
III, n° 86. Contra : Civ. 2 ème , 2 mai 1984, Bull. civ. II, n° 75, p.55.<br />
1685 . Com. 21 mai 1996, Bull. IV, n° 141, p.123.<br />
557
procédurales internes qui régissent les incidents de l'instance. Dans une<br />
situation d'avant dire droit, peu importe toute la problématique sur l'effet<br />
suspensif ou non de l'appel. La solution au procès civil devant une<br />
juridiction de première instance peut dépendre de l'appréciation préalable<br />
du juge communautaire. L'effet suspensif de l'appel au principal ne joue<br />
pas ici parce qu'il n'y a pas encore eu de jugement sur le fond. En<br />
attendant ce jugement sur le fond, le régime du sursis à statuer devient<br />
déterminant pour ce qui est de la saisine de la Cour de justice et rend par-<br />
là même illusoire l'impact "nuisible" qui est supposé accompagner l'effet<br />
suspensif de l'appel. Entre temps, la Cour de justice aura l'occasion de se<br />
prononcer à titre préjudiciel ; par conséquent, l'application effective du<br />
droit communautaire est assurée.<br />
Ainsi, par exemple, dans l'arrêt Syndicat français de l'Express<br />
international (SFEI) du 11 juillet 1996 1686 , la Poste n'a pas attendu la<br />
décision préjudicielle de la Cour de justice et celle consécutive du tribunal<br />
de commerce pour interjeter appel au principal. Dès que le tribunal de<br />
commerce en a décidé, par jugement avant dire droit 1687 , de surseoir à<br />
statuer et de poser des questions à la Cour de justice, la Poste a assigné<br />
le SFEI "devant le premier président de la Cour d'appel de Paris statuant<br />
1686 . Préc.<br />
1687 . Points 15 et s. de l'arrêt SFEI du 11 juillet 1996, préc.<br />
558
en la forme des référés afin de se voir autoriser à interjeter appel du<br />
jugement avant dire droit". 1688<br />
374. L'affirmation selon laquelle, au principal, "les jeux sont faits" en<br />
première instance en ce qui concerne l'articulation du dire juridictionnel<br />
communautaire et national, n'est infaillible qu'en apparence. L'objet de<br />
cette section de l'étude étant l'articulation possible des voies de droit, le<br />
modèle s'avère être nécessairement souple, pour ne pas dire poreux.<br />
Concrètement, le sursis à statuer peut être ordonné d'office (ce qui<br />
correspond aussi indirectement aux conséquences de la jurisprudence<br />
Peterbroeck 1689 /Van Schijndel 1690 ) ou sur la demande de l'une des parties.<br />
Mais la décision qui refuse la demande de sursis ne peut faire l'objet d'un<br />
appel. 1691 C'est la même problématique qui s'applique à la question<br />
générale de renvoi préjudiciel. 1692 Le juge national ne peut pas être obligé<br />
de saisir la Cour de justice. Cette décision lui appartient. S'il le fait, il doit<br />
définir, sous peine d'irrecevabilité, "le cadre factuel et réglementaire dans<br />
lequel s'insèrent les questions qu'il pose ou qu'à tout le moins il explique<br />
les hypothèses factuelles sur lesquelles ces questions sont fondées". 1693<br />
1688<br />
. Point 16 de l'arrêt SFEI, préc.<br />
1689<br />
. Préc.<br />
1690<br />
. Préc.<br />
1691<br />
. Jurisprudence constante V.p.ex. Paris, 24 avril 1985, Bull. avoués 1985, p.91.<br />
1692<br />
. V.G.Rouhette, "Quelques aspects de l'application du mécanisme du renvoi préjudiciel",<br />
préc., p.20-1.<br />
1693<br />
. Arrêt Telemarsicabruzzo du 26 janvier 1993, préc., point 6 ; V. aussi, par exemple, les<br />
ordonnances Italia Testa et Modesti du 25 juin 1996 et du 19 juillet 1996, respectivement, préc.<br />
559
La partie qui veut éviter ce renvoi préjudiciel a intérêt, semble-t-il,<br />
au vu de l'arrêt SFEI 1694 , à économiser ses observations concernant la<br />
motivation succincte du jugement de renvoi.<br />
Si le juge national n'opère pas la saisine de la Cour de justice par le<br />
biais du renvoi préjudiciel, il ne peut être contraint à le faire, ni par la Cour<br />
de justice, ni, bien sûr, par le premier président de la Cour d'appel.<br />
On suppose en quelque sorte que la juridiction de première<br />
instance va, dès lors que les conditions imposées par la jurisprudence<br />
Zuckerfabrik/Atlanta (pour le juge des référés) et Foto-Frost (pour le juge<br />
du principal) sont réunies, renvoyer la question à la Cour de justice.<br />
L'obligation imposée par la jurisprudence communautaire n'est, pendente<br />
condicione, qu'un simple espoir, espoir légitime au civil en France. Si le<br />
juge de première instance se prend d'un excès de confiance ou d'un<br />
esprit de révolte, ou des deux à la fois, la question de l'articulation se<br />
déplace en appel et en dernier lieu en cassation.<br />
375. Pour ce qui est de la Cour de cassation, une distinction<br />
s'impose : s'il est certain que la Cour de cassation ne s'immisce pas dans<br />
l'appréciation opérée par les juridictions de première instance quant à<br />
1694 . Préc., points 19, 25, 26 et 27. La Cour répond que "S'il est vrai que le jugement de renvoi<br />
ne présente que très succinctement le cadre factuel et juridique [...], cette circonstance n'est<br />
toutefois pas de nature, en l'espèce, à entraîner son irrecevabilité (de la question préjudicielle)".<br />
560
l'exercice du renvoi préjudiciel, que les juridictions de première instance<br />
posent la question préjudicielle 1695 ou qu'elles ne la posent pas 1696 , il reste<br />
que la Cour de cassation peut connaître de l'affaire et donc de la question<br />
de droit communautaire. Si besoin était, la Cour de justice dit, dans l'arrêt<br />
Krüger du 17 juillet 1997 1697 , que le traité (article 234, alinéa 2) 1698 ne<br />
s'oppose pas à ce qu'une juridiction nationale (en l'espèce, une juridiction<br />
administrative), "qui a ordonné le sursis à l'exécution d'une décision<br />
administrative nationale et saisi la Cour à titre préjudiciel d'une question<br />
relative à la validité de l'acte communautaire sur lequel elle est fondée,<br />
autorise l'introduction d'un pourvoi contre sa décision". 1699 En effet, même<br />
dans le domaine de l'obligation de renvoi imposée aux juges du fond en<br />
matière de validité d'un acte communautaire, l'application uniforme du<br />
droit communautaire et la nécessité de sauvegarder la compétence<br />
exclusive de la Cour de justice pour statuer sur la validité d'un acte de<br />
droit communautaire, ne sont pas affectées par la possibilité d'introduire<br />
un pourvoi à l'encontre de la décision de la juridiction nationale. 1700 Si<br />
"cette décision devait être réformée ou annulée dans le cadre de ce<br />
1695 . Si la juridiction du fond pose la question préjudicielle, comme elle a la faculté de le faire en<br />
vertu de l'article 234, alinéa 2 du traité, le pourvoi exercé contre cette décision et fondé sur<br />
l'article 234 (ex article 177), est déclaré irrecevable. V.p.ex. Com. 16 juillet 1985, Bull. IV, n° 213,<br />
p.176 ; 26 avril 1988, Bull. IV, n° 138, p.98 ; 3 novembre 1988, Bull. IV, n° 284, p.194.<br />
1696 . Si la juridiction du fond ne pose pas la question préjudicielle, il n'y a pas violation du traité.<br />
V.Com. 10 juillet 1985, Bull. IV, n° 210, p.174 ; 5 mai 1987, Bull. IV, n° 108, p.83 ; 10 mai 1988,<br />
Bull. IV, n° 153, p.107.<br />
1697 . Préc.<br />
1698 . Ex article 177, alinéa 2<br />
1699 . Arrêt Krüger, préc., point 54.<br />
1700 . Arrêt Krüger, points 51 et 52.<br />
561
pourvoi, la procédure préjudicielle deviendrait sans objet et le droit<br />
communautaire retrouverait sa pleine application". 1701<br />
376. Qui assure le bon fonctionnement de l'ensemble du<br />
mécanisme ici examiné ? C'est, en définitive, la Cour de cassation. Ceci<br />
vaut autant pour le référé que pour le principal et les incidents relatifs à la<br />
suspension de l'instance. Paradoxalement, cette dépendance<br />
hiérarchique des juridictions inférieures vis à vis de la Cour de cassation<br />
constitue la soupape de sécurité permettant d'atteindre l'articulation<br />
harmonieuse des voies de droit et ceci alors que la Cour de justice<br />
"relativise la dépendance hiérarchique des juridictions inférieures" 1702 et<br />
que le procédé du renvoi préjudiciel communautaire englobe en quelque<br />
sorte l'éventail des expressions de la nature humaine en ce sens que le<br />
mécanisme, d'une part libère le juge diligent de ses doutes et d'autre part<br />
cantonne le juge empressé de se débarrasser d'une affaire complexe en<br />
canalisant son dire dans un sens déterminé qui ne risque pas de nuire à<br />
l'application uniforme du droit communautaire.<br />
En France, toute affaire ou presque, peut arriver au niveau de la<br />
Cour de cassation. Elle assure l'autorité des décisions de la Cour de<br />
justice, l'exercice effectif de l'obligation de renvoi en cas de refus de<br />
renvoi des juridictions inférieures, l'application exacte, au vu du droit<br />
1701 . Arrêt Krüger, préc., point 52.<br />
562
processuel national et aussi du droit communautaire, des voies de<br />
recours internes exercées contre une décision de renvoi préjudiciel,<br />
l'application de la norme communautaire en l'absence de conflit avec une<br />
norme nationale, la primauté du droit communautaire sur une loi interne,<br />
même postérieure, au principal comme au provisoire, enfin la vérification<br />
de la bonne application du droit par les juridictions du fond qui exercent la<br />
plénitude de la "compétence" juridictionnelle en interprétant le droit<br />
communautaire. La Cour de cassation exerce cette fonction de régulation<br />
par le biais de l'exercice des voies de recours contre la décision au fond<br />
ou l'ordonnance de référé.<br />
Prenons un exemple. On se place dans l'hypothèse du référé.<br />
Supposons que la Cour de cassation n'exerce pas – alors qu'elle le fait –<br />
ce "contrôle léger" 1703 sur l'illicéité manifeste du trouble (article 809<br />
NCPC) et que le premier juge, dans un cas qui tombe sous l'application<br />
des règles énoncées par la jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta, refuse de<br />
prononcer le renvoi préjudiciel en appréciation de validité. Il peut le faire<br />
avec ou sans arrière pensée, par simple inexpérience, par négligence ou<br />
parce qu'il considère la demande de renvoi comme étant dilatoire. La<br />
partie qui succombe interjette appel de l'ordonnance rendue en première<br />
instance. En l'absence de contrôle de la Cour de cassation, comment la<br />
1702 . J. Boulouis, A.F.D.I., 1974, p.425.<br />
563
Cour de justice peut-elle s'assurer que la Cour d'appel, saisie en référé,<br />
va, soit renvoyer la question relative à la validité à la Cour de justice, soit<br />
infirmer l'ordonnance du premier juge en retenant le caveat de la<br />
jurisprudence Zuckerfabrik/Atlanta ?<br />
On pourrait mentionner d'autres exemples. Nous retenons celui-ci,<br />
hypothèse dans laquelle il y a manifestement une<br />
"communautarisation" 1704 forte de la "compétence" (pouvoir) du juge<br />
national du provisoire, pour répéter que le contenu du droit processuel<br />
interne est loin d'être indifférent. Au contraire, vu l'engorgement de<br />
Luxembourg, l'élargissement de l'Union européenne, l'absence d'un<br />
climat favorable (en 1998) à la création de cours européennes<br />
régionales 1705 et les conséquences des arrêts Simmenthal, Factortame,<br />
Zuckerfabrik, Atlanta, Peterbroeck, Van Schijndel et Aannemersbedrijf, le<br />
centre de gravité du processus juridictionnel européen se déplace – c'est<br />
aussi le prix de son succès – au niveau national et rend la procédure<br />
civile interne, matière qui régit les règles des juridictions civiles, plus<br />
intéressante.<br />
1703 . Expression adoptée par M. Normand suite à l'arrêt de l'Assemblée plénière du 28 juin 1996,<br />
préc. V. RTD civ. 1997, obs. Normand, p.216 et s., spéc. p.224 (il s'agit, comme le souligne M.<br />
Normand, d'un véritable contrôle).<br />
1704 . Le Professeur Mehdi parle de "la communautarisation de la compétence du juge national de<br />
l'urgence" in "Le droit communautaire et les pouvoirs du juge national de l'urgence", préc., p.91.<br />
1705 . Proposition faite en 1990 par MM. J.-P. Jacqué et Joseph Weiler. V. "Sur la voie de l'Union<br />
européenne, une nouvelle architecture judiciaire", RTD eur. 1990, p.144 et s.<br />
564
CONCLUSION DU TITRE I<br />
377. A la faculté pour le juge national de relever d'office le moyen<br />
tiré de l'article 6 de la Convention s'oppose l'obligation pour ce juge de<br />
relever d'office le moyen tiré du droit substantiel communautaire. Cette<br />
nouvelle obligation d'origine jurisprudentielle se combine avec l'emprise<br />
du droit processuel communautaire sur le droit interne au niveau de<br />
l'instance. L'articulation, parfois délicate, du droit processuel<br />
communautaire et du droit processuel interne permet d'aboutir à un<br />
certain ordonnancement processuel puisqu'elle tend à une<br />
systématisation du nouveau droit processuel européen. Elle contribue<br />
d'une part à la primauté du droit substantiel communautaire, d'autre part à<br />
la création progressive d'un Etat de droit dans l'ensemble européen. En<br />
définitive, la procédure évolue et permet d'assurer, par le biais d'un<br />
enchevêtrement davantage cohérent des voies de droit, la progression<br />
ascendante de l'ordre juridique européen.<br />
565
TRANSITION ENTRE LE TITRE I ET LE TITRE II<br />
378. La progression ascendante du droit européen (conventionnel<br />
et communautaire) implique la création progressive d'un Etat de droit au<br />
niveau de l'ordre juridique européen. D'une part, comme on a essayé de<br />
le démontrer, le droit processuel assure le respect du droit européen au<br />
niveau national (l'Etat de droit présuppose le respect du droit). D'autre<br />
part, le droit processuel européen (conventionnel mais aussi droit<br />
communautaire des droits fondamentaux) ne se limite pas à un rôle<br />
d'intermédiaire de la réalisation concrète des règles du droit substantiel<br />
européen. Il assure aussi une fonction essentielle de contrôle, ne serait-<br />
ce que parce que la procédure est un rempart contre l'arbitraire.<br />
L'arbitraire est multiforme. Il peut provenir de l'exécutif, d'un individu<br />
puissant, du groupe, de la société, du juge.<br />
Dans une démocratie, il se peut que l'arbitraire le plus odieux<br />
provienne de la pression de la société. Mais alors, la procédure ne doit-<br />
elle pas céder au forcing social ? Après tout, si le jugement de valeur,<br />
notre jugement, porte sur le substantiel – ce qui est le cas – alors, il<br />
apparaît de prime abord inconcevable à certains de se disculper auprès<br />
de la société en faisant valoir des arguments de procédure lato sensu<br />
566
(immunité diplomatique, violations des droits de la défense, prescription,<br />
raison d'Etat, vices de forme et ainsi de suite). En revanche, comment<br />
faire, dans des hypothèses où le jugement porté par la société est si fort<br />
que la pression devient insoutenable pour que l'individu soit jugé de<br />
manière impartiale ?<br />
Dans l'ordre juridique européen, une première réponse consiste à<br />
dire que la Cour européenne des droits de l'homme assure, tant bien que<br />
mal, le rôle de protecteur ultime des libertés. D'ailleurs, c'est la raison<br />
d'être de son existence. En plus, elle dispose en général du recul<br />
nécessaire. A l'opposé, il pourrait être argumenté que le juge des droits<br />
de l'homme est tout aussi malléable que n'importe quel autre juge – il est<br />
réceptif à l'esprit de son temps et à l'esprit de corps – et que son<br />
intervention, si intervention il y a, peut être tardive, parfois inefficace, en<br />
tout état de cause exceptionnelle. Pour qu'il y ait un Etat de droit, il faut<br />
que les libertés fondamentales, telles que les droits de la défense dans le<br />
procès, soient respectés au niveau interne. Le recours de l'individu au<br />
juge de Strasbourg ne peut être qu'un palliatif, utile certes, mais<br />
insuffisant, en l'absence d'une véritable intégration, au niveau<br />
jurisprudentiel interne, de la logique et des enseignements européens<br />
quant à la protection des garanties fondamentales. Autrement dit, la<br />
métamorphose des pouvoirs du juge national par le droit processuel<br />
européen connaît d'un second aspect fondamental, extérieur à celui de<br />
567
l'application du droit substantiel européen, c'est la démultiplication des<br />
garanties procédurales.<br />
TITRE II - LA DEMULTIPLICATION EUROPENNE DES<br />
GARANTIES PROCEDURALES<br />
379. L'augmentation de l'effet des garanties procédurales par le<br />
droit processuel européen puise sa source principalement dans le droit<br />
européen conventionnel – le droit communautaire ne concerne que le<br />
droit au silence (sous l'angle processuel national, à l'exclusion du droit<br />
processuel économique). Elle porte d'une part sur l'exigence<br />
d'indépendance et d'impartialité du juge national, d'autre part sur les<br />
garanties de procédure dans le déroulement du procès.<br />
380. Le schéma de l'analyse qui va suivre nécessite quelques<br />
explications. Pour être complet, il aurait fallu étudier aussi l'exigence du<br />
"délai raisonnable", élément du procès équitable au sens de l'article 6 de<br />
la Convention européenne des droits de l'homme. Néanmoins, nous<br />
n'examinerons pas cette exigence propre au procès équitable qui a une<br />
568
importance grandissante certes 1706 , mais qui ne peut pas servir de<br />
fondement à l'annulation d'une décision judiciaire 1707 et qui ne donne pas<br />
matière à une conceptualisation systématique au civil. Nous consacrerons<br />
plutôt un chapitre entier à l'exigence d'indépendance et d'impartialité. Le<br />
juge, acteur principal de l'instance, connaît de l'encadrement européen au<br />
titre de sa nature (organe indépendant et impartial). Bien sûr, il connaît<br />
aussi des autres garanties du procès dans ses relations avec les parties<br />
et les acteurs du procès. Le reste des garanties procédurales (telles que<br />
le contradictoire, l'égalité des armes, la publicité, la motivation) seront<br />
pourtant analysées de façon autonome dans un second chapitre. La<br />
coupure est défendable : la notion de l'indépendance et de l'impartialité<br />
du juge présente une problématique notionnelle qui lui est propre et qui la<br />
différencie des garanties du procès. De plus, la richesse jurisprudentielle<br />
et la multitude des situations envisageables sous l'angle de<br />
l'indépendance et de l'impartialité du juge imposent, en quelque sorte,<br />
qu'elle fasse l'objet d'un chapitre à part entière. Nous envisagerons donc<br />
1706 . V. CA Paris, 30 octobre 1997, D. 1998, Jur. p. 459, note Renucci : la chambre d'accusation<br />
fait droit à la demande de mise en liberté d'un accusé de viol avec récidive dont l'affaire,<br />
renvoyée devant la cour d'assises sans être audiencée pendant une période d'un an et trois<br />
mois, "ne pourra (dès lors) être jugée dans un délai raisonnable au sens de l'article 6-1 CEDH" ;<br />
en droit communautaire des droits fondamentaux V. T.P.I., 22 octobre 1997, S.C.K. - F.N.K., T-<br />
213/95 et T. 18/96, Rec. p. 1746, R.T.D.H. 1998, p. 699-701, obs. F. Zampini : le TPI confirme<br />
que le respect par la Commission d'un délai raisonnable lors de l'adoption de décisions à l'issue<br />
des procédures administratives en matière de concurrence constitue un principe général du droit<br />
communautaire ; mais, en l'espèce, une durée totale d'environ 46 mois n'est pas contraire au<br />
"délai raisonnable".<br />
1707 . En ce sens, Com. 11 juin 1985, Bull. civ. IV, n° 185 ; Soc. 29 mai 1991, D. 1991, IR p. 168 ;<br />
Crim. 24 octobre 1989, Bull. crim. n° 378 ; en revanche, la violation du délai raisonnable donne<br />
lieu à réparation, en France comme à Strasbourg. Sur le déni de justice, notion large qui<br />
englobe le dépassement du délai raisonnable, V. supra Première Partie, Titre II, Chapitre II,<br />
Section 2, § 2, A.<br />
569
successivement l'exigence d'indépendance et d'impartialité (Chapitre I),<br />
puis les garanties du procès (Chapitre II).<br />
- Chapitre I : L'exigence d'indépendance et d'impartialité.<br />
- Chapitre II : Les garanties du procès.<br />
570
CHAPITRE I<br />
L'EXIGENCE D'INDEPENDANCE ET D'IMPARTIALITE<br />
381. Le juge dit le droit de manière obligatoire. Il ne dit pas le droit<br />
parce qu'il est indépendant et impartial. Il doit être indépendant et<br />
impartial parce qu'il dit le droit. Historiquement, le dire obligatoire du droit<br />
a précédé sa justification logique – tout au moins, celle qu'on lui attribue<br />
aujourd'hui – y compris l'élément d'indépendance et d'impartialité. De nos<br />
jours, la fonction juridictionnelle impose l'indépendance fonctionnelle,<br />
exclut la subordination fonctionnelle et retentit sur la subordination<br />
organique.<br />
Le juge impartial qui dit le droit ne peut pas siéger en appel et/ou en<br />
cassation dans la même affaire s'il a précédemment connu et jugé de<br />
l'ensemble de cette affaire comme juge du principal. C'est une règle<br />
élémentaire et commune au droit français et européen. Si une telle<br />
hypothèse se présente, il doit se déporter d'office, sinon il peut être<br />
récusé.<br />
La question de la récusation du juge dépasse le seul domaine de<br />
l'identité de composition de juridiction et retentit sur la réalité de l'exigence<br />
549
d'impartialité en droit national ainsi que sur la possibilité d'une<br />
renonciation à l'invocation de la protection de l'article 6. La Cour de<br />
Strasbourg peut considérer que l'absence de l'exercice effectif du droit de<br />
récusation constitue une renonciation valable à l'exigence d'impartialité<br />
dès lors que ce droit était pleinement consacré en droit interne. Si cette<br />
prise de position se généralise, la récusation du juge au niveau national<br />
risque de devenir une condition sine qua non de la mise en œuvre de la<br />
garantie d'impartialité au niveau supranational.<br />
"L'impartialité", on commence à le constater, a plusieurs facettes.<br />
Elle n'est pas une notion absolue puisqu'elle comporte des réserves.<br />
Ainsi, le juge français peut connaître de nouveau du même procès suite à<br />
l'exercice d'une voie de rétractation telle que l'opposition ou le recours en<br />
révision et le droit processuel européen ne s'oppose pas, selon nous, à<br />
cette règle. L'élément déterminant est alors la raison d'être de la<br />
rétractation : le même juge va connaître de nouveau du procès parce que<br />
le plaideur qui a été jugé par défaut doit être jugé contradictoirement.<br />
L'identité de composition de la juridiction est permise lorsque la première<br />
procédure est une procédure par défaut.<br />
Tout autre est la solution quant la Cour de cassation renvoie une<br />
affaire devant une juridiction du fond suite au prononcé de la cassation.<br />
550
L'affaire va être renvoyée à un autre juge que celui qui a rendu la décision<br />
cassée.<br />
Les éventualités qu'on vient de présenter ont un trait commun : la<br />
recherche d'un équilibre entre le bon fonctionnement du système et la<br />
prohibition, dans la mesure du possible, des opinions préconçues de la<br />
part du juge. Le parti pris du juge d'appel qui a connu de l'affaire en<br />
première instance ou du juge du renvoi qui a rendu la décision cassée est<br />
évident. Ainsi, toutes les éventualités susmentionnées peuvent être<br />
examinées sous l'angle de la consécration manifeste de l'indépendance<br />
et de l'impartialité (Section 1).<br />
382. Mais qu'en est-il, en revanche, pour le juge de la mise en état,<br />
pour le juge des référés, pour le juge ordinal, pour le bâtonnier du conseil<br />
de l'Ordre et enfin pour le juge-commissaire en matière de faillite ? Le<br />
diable est alors dans les détails, il faut éviter une position de principe et<br />
adopter plutôt une démarche précise et, on l'espère, quasi exhaustive.<br />
Ceci, afin de faire face à la délimitation malaisée de l'indépendance et de<br />
l'impartialité (Section 2).<br />
SECTION 1. LA CONSÉCRATION MANIFESTE DE L'INDÉPENDANCE ET DE<br />
L'IMPARTIALITÉ<br />
551
§1. Les lignes directrices<br />
383. Le juge est un fonctionnaire. Mais ce n'est pas un<br />
fonctionnaire comme les autres. C'est un fonctionnaire indépendant. Il est<br />
indépendant dans l'exercice de sa fonction et en raison de cette fonction.<br />
La réalité de cette fonction et les apparences 1708 déterminent et imposent<br />
l'indépendance du juge. Sa fonction est de dire le droit. Il doit être<br />
indépendant et impartial parce qu'il dit le droit. Un Professeur agrégé des<br />
facultés de droit dit aussi le droit. Un Professeur peut même être juge. 1709<br />
Mais le juge, lorsqu'il agit en tant que juge, qu'il le soit à titre professionnel<br />
(ce qui est le principe 1710 ) ou à titre temporaire, dit le droit de manière<br />
obligatoire. Sa fonction juridictionnelle c'est-à-dire le dire obligatoire du<br />
droit, impose l'indépendance fonctionnelle, exclut la subordination<br />
fonctionnelle et retentit sur la subordination organique.<br />
384. L'indépendance et l'impartialité des magistrats 1711 de l'ordre<br />
judiciaire est assurée, entre autres, par la Constitution 1712 – le statut de la<br />
1708 . C'est aussi la discussion relative aux magistrats du ministère public sous l'angle de<br />
l'absence d'inamovibilité et de la subordination hiérarchique. Ces magistrats n'ont pas les<br />
mêmes fonctions que ceux du siège. Mais les apparences suscitent des débats permanents<br />
quant à leur statut.<br />
1709 . Un Professeur peut être juge devant le TGI ou la Cour d'appel pour cinq ans non<br />
renouvelables. V. Ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, articles 41 et 41-5 alinéa 1 er .<br />
1710 . V. Cons. const., déc. n°92-305 DC, 21 février 1992 ; déc. n° 94-355 DC, 10 janvier 1995.<br />
1711 . On peut être juge élu (par exemple, aux conseils des prud'hommes ou aux tribunaux de<br />
commerce) sans être magistrat professionnel. V. J. Vincent, S. Guinchard, G. Montagnier et A.<br />
Varinard, La justice et ses institutions, 4è éd., Dalloz, 1996, n° 82-3 et n° 478-1.<br />
552
magistrature ne peut être modifié que suite au contrôle du Conseil<br />
constitutionnel 1713 – par les textes qui régissent les modalités de<br />
recrutement et d'avancement et qui précisent les incompatibilités et les<br />
interdictions 1714 ainsi que la règle d'inamovibilité 1715 et enfin par les textes<br />
relatifs au Conseil supérieur de la magistrature, lequel connaît de<br />
l'avancement ainsi que de la discipline des magistrats. 1716<br />
Les magistrats judiciaires français sont en principe inamovibles, de<br />
carrière, non rémunérés par les parties et proviennent de l'Ecole nationale<br />
de la magistrature. 1717 En général, ils sont nommés sur avis conforme de<br />
la formation compétente du Conseil supérieur de la magistrature. Les<br />
magistrats à la Cour de cassation, les premiers présidents des Cours<br />
d'appel et les présidents des tribunaux de grande instance sont nommés<br />
1712 . Article 64 : le Président est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire (alinéa 1) ; une<br />
loi organique porte statut des magistrats (alinéa 3) et les magistrats du siège sont inamovibles<br />
(alinéa 4). Sur le Conseil supérieur de la magistrature V. article 65, alinéas 1, 2, 3, 5 et 6 pour<br />
les magistrats du siège.<br />
1713 . V. Cons. const., décisions du 21 février 1992 et 10 janvier 1995, préc.<br />
1714 . V. Ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958, modifiée par les lois organiques du 25<br />
février 1992 (L. n° 92-189, JCP 92, I, 3587, n° 1, obs. Cadiet), du 5 février 1994 (L. n° 94-101,<br />
JCP 94, I, 3755, n° 2, obs. Cadiet) et du 19 janvier 1995 (L. n° 95-64) ; aussi V - décrets du 11<br />
juin 1992 (JCP 92, I, 3629, n° 3, obs. Cadiet), du 7 janvier 1993 (JCP 93, I, 3678, n° 4, obs.<br />
Cadiet), du 26 mars 1993 (n° 93-548), du 30 avril 1994 (JCP 94, I, 3805, n° 4, obs. Cadiet) et du<br />
25 septembre 1995 (n° 95-1048).<br />
1715 . V. article 64, alinéa 4 de la Constitution et article 4 de l'ordonnance du 22 décembre 1958.<br />
1716 . La formation du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) compétente à l'égard des<br />
magistrats du siège, comprend le Président de la République, le garde des sceaux, cinq<br />
magistrats du siège et un du parquet, un conseiller d'Etat désigné par le Conseil d'Etat et trois<br />
personnalités n'appartenant ni au Parlement ni à l'ordre judiciaire et qui sont désignées<br />
respectivement par le Président de la République, le président de l'Assemblée et celui du Sénat.<br />
Cette formation, lorsqu'elle statue comme conseil de discipline, ne comprend pas le Président<br />
de la République ni le garde des Sceaux ; elle est alors présidée par le premier président de la<br />
Cour de cassation.<br />
1717 . Sur le recrutement des magistrats permanents et des magistrats à titre temporaire, V. J.<br />
Vincent, S. Guinchard, G. Montagnier et A. Varinard, La justice et ses institutions, op. cit., n° 482<br />
et s.<br />
553
sur proposition de cette formation. 1718 Leur avancement dépend de<br />
l'ancienneté et de l'évaluation contradictoire par la hiérarchie. 1719<br />
Les magistrats du corps judiciaire ne sont responsables que de<br />
leurs fautes personnelles. 1720 Toute délibération politique leur est<br />
interdite 1721 , y compris toute manifestation d'hostilité au principe ou à la<br />
forme du gouvernement. 1722 De plus, ils ne peuvent pas faire grève. 1723<br />
En ce qui concerne les magistrats de carrière, ils ne peuvent<br />
exercer ni d'autres fonctions publiques ni d’autre activité professionnelle<br />
ou salariée, quelle qu’elle soit. 1724 En revanche, ils peuvent être<br />
arbitres. 1725<br />
Le droit français, à l'instar du droit européen conventionnel, est<br />
aussi sensible aux apparences 1726 : ainsi, le juge français qui<br />
démissionne, à l'exception notable du magistrat à la Cour de cassation,<br />
1718<br />
. Article 65, alinéa 5 de la Constitution.<br />
1719<br />
. V. article 12-1 alinéas 1 et 2 de l'ordonnance du 22 décembre 1958.<br />
1720<br />
. Article 11-1 alinéa 1 de l'ordonnance du 22 décembre 1958.<br />
1721<br />
. Article 10 de l'ordonnance du 22 décembre 1958.<br />
1722<br />
. Ibid.<br />
1723<br />
. Ibid.<br />
1724<br />
. Article 8, alinéa 1 de l'ordonnance du 22 décembre 1958.<br />
1725<br />
.V. article 37 du décret du 7 janvier 1993 (réd.du décret n° 94-314 du 20 avril 1994, article 7 ;<br />
JCP 94, I, 3805, n° 4, obs. Cadiet) et article 8, alinéa 2 de l'ordonnance du 22 décembre 1958.<br />
Selon le Professeur Loïc Cadiet, "arbitrage privé et dignité du magistrat ne sont pas<br />
nécessairement incompatibles, mais quid de l'indépendance ?"<br />
1726<br />
. Sur le droit processuel européen et les apparences V. p.ex. CEDH, 17 janvier 1970,<br />
Delcourt, Série A, n° 11, par.31 ; 1er octobre 1982, Piersack, Série A, n° 53 ; 29 avril 1988,<br />
Belilos c/Suisse, préc.<br />
554
ne peut exercer la profession d'avocat dans le ressort d'une juridiction où<br />
il a exercé ces fonctions depuis moins de cinq ans. 1727<br />
385. Le mode de désignation des magistrats de l'ordre judiciaire ne<br />
prête pas à discussion. Quant aux interdictions et incompatibilités, des<br />
réserves peuvent être formulées à propos de l'interdiction de faire<br />
grève 1728 et d’exercer la profession d'avocat pour un ancien magistrat de<br />
la Cour de cassation. En revanche, aucune critique ne paraît justifiée<br />
quant à la durée du mandat des magistrats à titre temporaire -- cinq ans<br />
non renouvelables en France -- qui exercent les fonctions de juge par<br />
"détachement judiciaire" 1729 . La Cour européenne des droits de l'homme<br />
admet que des durées de cinq ans 1730 et même de trois ans 1731 ne rendent<br />
pas sujettes à caution l'indépendance et l'impartialité des organes<br />
juridictionnels. La "quasi-inamovibilité des membres" 1732 , la possibilité<br />
limitée de révocation pendant la durée du mandat 1733 , une procédure qui<br />
1727 . Article 9-1 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 (réd.L. du 5 février 1994).<br />
1728 . V. article 10.2 de la Convention et comp. article 11.2 de la Convention : les aménagements<br />
du droit à la liberté d'expression "pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire<br />
(article 10.2 Convention) --on peut songer au secret du délibéré et à toute démonstration<br />
politique ou de nature à mettre en cause la forme du gouvernement-- se recoupent avec ceux<br />
du droit à la liberté d'association et de fonder des syndicats, à l'exception notable (article 11.2<br />
Convention) de la garantie de l'autorité et de l'impartialité du pouvoir judiciaire.<br />
1729 . Article 41 et s. de l'ordonnance du 22 décembre 1958 ; pour une analyse V. J. Vincent, S.<br />
Guinchard, G. Montagnier et A. Varinard, La justice et ses institutions, op.cit., n° 489.<br />
1730 . V.p.ex. arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, préc., par. 95 ; arrêt Ettl du 23 avril 1987, préc.,<br />
par. 41.<br />
1731 . V. arrêt Campbell et Fell du 28 juin 1984, préc., par.80 ; arrêt Sramek du 22 octobre 1984,<br />
préc.<br />
1732 . V. arrêt Ettl, préc., par. 41 ; arrêt Campbell et Fell, préc., par. 80 ; comp.articles 41-5 alinéa<br />
2, 41-6 et 45 de l'ordonnance du 22 décembre 1958.<br />
1733 . V.p.ex. arrêt Sramek, préc.<br />
555
offre les garanties nécessaires 1734 et qui revêt donc un caractère<br />
contradictoire 1735 et surtout l'absence de subordination (au sens<br />
d'absence de subordination de fonctions 1736 y compris dans le respect des<br />
apparences) 1737 , sont des éléments qui déterminent, davantage que la<br />
brève durée du mandat, le respect des exigences d'indépendance et<br />
d'impartialité.<br />
386. Parmi ces éléments, c'est celui de la subordination ou de la<br />
perception légitime de subordination qui fonde le constat de violation de<br />
l'article 6.1 de la Convention et ceci qu'il y ait ou non révocation de<br />
principe ou possibilité limitée de révocation. 1738 Mais le seul fait que le<br />
"juge" soit un fonctionnaire, qu'il soit un fonctionnaire municipal (affaire<br />
Belilos 1739 ), un fonctionnaire régional (affaires Sramek 1740 , Ettl 1741 ,<br />
Stallinger et Kuso 1742 ) ou qu’il ait été nommé par le ministre de l'intérieur<br />
1734<br />
. V. arrêt Ringeisen, préc., par. 95.<br />
1735<br />
. V. arrêt Sramek, préc.; aussi V. arrêt Ettl, préc., par. 40.<br />
1736<br />
. V. arrêt Sramek, préc., par. 41 : "dès lors qu'un tribunal compte parmi ses membres une<br />
personne se trouvant – comme en l'espèce – dans un état de subordination de fonctions et de<br />
services par rapport à l'une des parties, les justiciables peuvent légitimement douter de<br />
l'indépendance de cette personne" (en l'espèce, le rapporteur d'une autorité régionale des<br />
transactions immobilières avait pour supérieur hiérarchique le contrôleur des transactions<br />
immobilières – membre de l'exécutif local qui avait, de plus, saisi l'organe en question. Il y a<br />
donc eu violation de l'article 6.1).<br />
1737<br />
. V. CEDH, 29 avril 1988, Belilos c/Suisse, préc. : la requérante peut légitimement éprouver<br />
des doutes quant à l'indépendance et l'impartialité du fonctionnaire issu de la direction de police<br />
et membre unique de la commission de police.<br />
1738<br />
. Comp. les affaires Sramek et Belilos : dès lors que le membre de l'autorité des transactions<br />
immobilières (Sramek) ou le membre de la commission de police (Belilos) se trouvent en état de<br />
subordination (Sramek) ou apparaissent comme étant en cet état (Belilos), il y a violation de<br />
l'article 6.1. de la Convention. Peu importe donc la possibilité limitée de révocation (Sramek) ou<br />
l'absence de révocation -- en principe -- pendant la durée du mandat (Belilos).<br />
1739<br />
. Préc.<br />
1740<br />
. Préc.<br />
1741<br />
. Préc.<br />
1742<br />
. CEDH, 23 avril 1997, Stallinger et Kuso c/Autriche, Rec. 1997-II.<br />
556
(affaire Campbell et Fell 1743 ) ne rend pas sujettes à caution<br />
l'indépendance et l'impartialité des organes en question. Peu importe, en<br />
quelque sorte, le mode de désignation des membres du tribunal dès lors<br />
que le pouvoir exécutif ne s'immisce pas dans leurs attributions<br />
contentieuses en leur adressant des injonctions ou des instructions<br />
relatives à leurs activités juridictionnelles. 1744<br />
L'indépendance à l'égard de l'exécutif, principe affirmé dès le début<br />
par la Cour de Strasbourg 1745 et maintes fois repris depuis 1746 , implique<br />
aussi bien l'absence de subordination fonctionnelle ("indépendance<br />
fonctionnelle" 1747 ) -- laquelle peut provenir d'une perception de<br />
subordination organique 1748 , de la confusion des fonctions consultatives et<br />
juridictionnelles 1749 et aussi d'une compétence liée en fait 1750 / 1751 -- que<br />
1743 . Préc.<br />
1744 . V. CEDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell, préc., par. 79 ; 22 octobre 1984, Sramek, préc.,<br />
par. 41 ; 23 avril 1987, Ettl, préc. par.38 ; cf. arrêt Delcourt du 17 janvier 1970, préc., par.32.<br />
1745 .V. CEDH, 16 juillet 1971, Ringeisen, préc., par. 95 ; 23 juin 1981, Le Compte et autres,<br />
préc., par. 55. Pour une analyse globale V. M. Melchior, "La notion de compétence de pleine<br />
juridiction en matière civile dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme",<br />
Mélanges J. Velu, Tome III, op. cit., p. 1327 et s.<br />
1746 . V. CEDH, 23 octobre 1985, Benthem, préc. ; 23 avril 1987, Ettl, préc. ; 19 avril 1994, Van<br />
de Hurk, préc. ; 24 novembre 1994, Beaumartin, préc. ; 17 décembre 1996, Terra Woningen<br />
B.V. c/Pays-Bas, Rec. 1996-VI ; Justices, 1997-5, p. 192-3, obs. crit. Cohen-Jonathan et Flauss<br />
; aussi V. J.-F. Flauss, "Les nouvelles frontières du procès équitable", op. cit., loc. cit., spéc. p.<br />
81, note 2.<br />
1747 . N. Fricéro, "Les garanties d'une bonne justice", Dalloz Action, préc., n° 2128 ; V. p.ex.<br />
CEDH, 23 avril 1987, Stallinger et Kuso, par. 37 (non-violation quant au grief d'indépendance et<br />
d'impartialité). Pour des cas de violation de l'article 6.1 de la Convention V. CEDH, 22 octobre<br />
1984, Sramek ; 29 avril 1988, Belilos.<br />
1748 . Ce fut le cas dans l'affaire Belilos eu égard aux craintes légitimes du justiciable quant à<br />
l'indépendance et l'impartialité structurelle de la commission de police.<br />
1749 . La confusion des fonctions consultatives et juridictionnelles peut être constitutive d'un<br />
défaut d'impartialité structurel (et vice versa). V. CEDH, 28 septembre 1995, Procola<br />
c/Luxembourg, Série A, n° 326 ; D. 1996, Jur.p.301, note Benoît-Rohmer ; AJDA 1996, p. 379 et<br />
383-4, obs. Flauss ; JCP 97, V., p.101-2 (quatre des cinq membres du Conseil d'état<br />
luxembourgeois composant le comité du contentieux avaient auparavant siégé dans la formation<br />
557
l'absence de subordination organique dès lors que cette subordination<br />
porte atteinte au caractère obligatoire de la vérification juridictionnelle. 1752<br />
L'élément révélateur d'un contrôle juridictionnel conforme aux<br />
exigences de l'article 6.1. de la Convention est, sous l'angle de<br />
l'indépendance et de l'impartialité, le pouvoir effectif "de rendre une<br />
décision obligatoire" 1753 , c'est-à-dire, une vérification juridique réelle (il faut<br />
que la juridiction "ait réellement examiné les questions qui lui ont été<br />
soumises" 1754 ), donc une vérification juridique propre au juge 1755 : celui-ci<br />
consultative du Conseil d'Etat et s'étaient prononcés sur la légalité d'un règlement, objet du litige<br />
devant le comité du contentieux. La Cour conclut à la violation de l'article 6.1).<br />
1750<br />
. V. CEDH, 17 décembre 1996, Terra Woningen B.V., préc., spéc. par. 53-4 : le juge<br />
néerlandais refuse d'examiner un rapport sur la pollution du sol en se fondant sur l'appréciation<br />
de l'exécutif provincial. C'est un cas de compétence liée de facto, qui constitue, selon la Cour,<br />
une violation de l'article 6.1 ; cf. CEDH, 21 septembre 1993, Zumtobel, préc., par. 32 : le juge<br />
administratif autrichien ne décline pas sa compétence.<br />
1751<br />
. La compétence liée en droit peut aussi être, selon nous, contraire à l'article 6.1. L'autorité<br />
au civil de la chose jugée au pénal méconnaît, à titre principal, l'obligation d'une vérification<br />
juridictionnelle complète et réelle des circonstances de la cause et, à titre secondaire, le<br />
contradictoire et l'égalité des armes. (en cas de pluralité des plaideurs au civil). Sur ce sujet V.<br />
les observations du Professeur Franchimont, RTDH 1992, p. 230 et s. ; aussi V. M.-A. Frison-<br />
Roche, Généralités sur le principe du contradictoire, thèse, Paris II, 1988, spéc. p. 162 et s. ;<br />
cep. V. Civ. 1 ère , 2 avril 1997, D. 1997, IR p. 108 : la Cour d'appel peut sanctionner d'une<br />
mesure de radiation définitive un conseil juridique, en se fondant sur des faits que le juge<br />
répressif a qualifiés d'escroquerie, sans violer la Convention européenne des droits de l'homme.<br />
Mais V. Ch. mixte, 3 juin 1998, D. 1998, Jur. p. 575, note D. Rebut : la victime d'une diffamation<br />
par voie de presse, qui n'a cité devant la juridiction pénale que l'éditeur de la publication et non<br />
pas l'auteur de l'infraction, ne peut pas saisir par la suite les juridictions civiles, l'auteur de<br />
l'œuvre diffamatoire n'ayant pas été cité comme complice devant la juridiction répressive. Selon<br />
le Professeur Rebut, la décision de la Cour de Cassation constitue un affaiblissement<br />
considérable de l'opposabilité aux tiers des décisions pénales. Cet effet erga omnes des<br />
jugements répressifs est contraire au droit à un procès équitable de l'article 6 de la Convention<br />
puisqu'il "autorise la condamnation d'une personne sans qu'elle soit admise à se défendre".<br />
L'arrêt de la Cour de cassation "réalise la victoire des droits de la défense dans le conflit qui<br />
l'opposait à l'effet orga omnes des jugements répressifs".<br />
1752<br />
. V. CEDH, 25 février 1997, Findlay c/Royaume-Uni, Rec. 1997-I, par. 75-77.<br />
1753<br />
. CEDH, 19 avril 1994, Van de Hurk, préc., par. 45.<br />
1754<br />
. CEDH, 19 décembre 1997, Helle c/Finlande, par. 60 ; RGDP, 1998-2, p. 239, obs. Flauss ;<br />
RTD civ. 1998, p.517, obs. Marguénaud.<br />
1755<br />
. V. CEDH, 21 septembre 1993, Zumtobel, préc., par. 32 (il ne décline pas sa compétence) ;<br />
17 décembre 1996, Terra Woningen, préc., par. 54 (il se prive "de la compétence lui permettant<br />
d'examiner des faits cruciaux pour le règlement du litige").<br />
558
agit dans les circonstances de la cause uniquement en tant que juge 1756 ,<br />
et il rend "une décision obligatoire non susceptible de modification par<br />
une autorité non judiciaire". 1757 L'imbrication de l'exécutif et du judiciaire<br />
est prohibée 1758 parce que le caractère obligatoire de la vérification<br />
juridique est atteint dans son essence même. Ce caractère obligatoire<br />
englobe l'élément de décision (par exemple, dans les affaires Van de<br />
Hurk et Findlay, il y a certainement eu "décision", mais il n'y a pas eu<br />
"décision obligatoire" puisque l'exécutif néerlandais et un officier de<br />
l'armée pouvaient modifier ces décisions) et dépasse l'élément de<br />
décision (autorité des arrêts européens qui ne se limite pas à la décision<br />
du cas d'espèce). Le juge indépendant et impartial ne se conçoit pas en<br />
dehors d'un juge qui se prononce par une décision obligatoire. La<br />
décision est le propre du cas d'espèce mais n'est pas juridictionnelle en<br />
l'absence de cet élément d'obligation. Le caractère obligatoire du dire de<br />
l'organe joue dans le cas d'espèce et, le cas échéant, en dehors du cas<br />
d'espèce.<br />
387. Mais le juge indépendant à l'égard de l'exécutif, donc a priori<br />
indépendant et impartial, doit aussi être indépendant et impartial par<br />
1756<br />
. V.CEDH, 28 septembre 1995, Procola, préc., par. 45 (confusion de fonctions consultatives<br />
et juridictionnelles).<br />
1757<br />
. CEDH, 25 février 1997, Findlay, préc., par. 77.<br />
1758<br />
. V. supra "L'élément de décision ne caractérise pas nécessairement les actes<br />
juridictionnels" in Première Partie, Titre I, Chapitre II, Section 2, § 2.<br />
559
apport aux parties en cause 1759 et au-delà, par rapport à ses préjugés et<br />
à un choix préétabli ; il est supposé être "indépendant de lui-même". 1760<br />
La pré-appréciation du fond, qu'elle puise sa source dans le juge lui-<br />
même, dans les a priori du juge à l'égard des parties ou dans l'opinion<br />
préconçue des circonstances de la cause, est supposée être écartée.<br />
Dans ce but, la Cour européenne des droits de l'homme adopte, suite à<br />
l'affaire Piersack 1761 , une démarche dite subjective, essayant de<br />
déterminer ce que tel juge pensait en son for intérieur en telle<br />
circonstance, et une démarche dite objective amenant à rechercher s'il<br />
offrait des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime.<br />
Un des cas les plus évidents de parti pris sous l'angle de<br />
l'impartialité dite objective se présente lorsque le juge a déjà connu de<br />
l'ensemble de l'affaire comme juge.<br />
§2. La prohibition pour le juge du premier degré d'être juge du<br />
second degré et/ou juge de cassation<br />
1759 . Dans la jurisprudence de Strasbourg on trouve l'expression "indépendance à l'égard de<br />
l'exécutif comme des parties en cause". V. arrêt Le Compte, préc., par. 55 ; déjà, arrêt<br />
Ringeisen, préc., par. 95.<br />
1760 . P. Crocq, "Le droit à un tribunal impartial" in Droits et libertés fondamentaux, sous la dir. de<br />
R. Cabrillac, M.-A. Frison-Roche et Th. Revet, 4è éd., Dalloz, 1997, p. 359, spéc. p. 373 ;<br />
comme le souligne le Professeur Joseph Weiler, "we love the idea of judicial neutrality, the<br />
notion of being judged by laws and not men, whilst at the same time we recognise that willy-nilly<br />
560
388. En droit français, comme en droit processuel européen, le juge<br />
du premier degré de juridiction ne peut pas être juge du second degré<br />
et/ou juge de cassation dans la même affaire. Ce principe est assuré en<br />
France par l'article 341-5 NCPC, selon lequel la récusation d'un juge est<br />
admise "s'il a précédemment connu de l'affaire comme juge [...]", ainsi<br />
que par l'article 6.1 de la Convention. Il est appliqué de manière constante<br />
par la jurisprudence française et européenne.<br />
389. En droit français, un même magistrat ne peut siéger en appel<br />
après avoir siégé en première instance 1762 , même s'il n'a pas été<br />
récusé 1763 . "La règle vaut pour toute juridiction d'appel" 1764 , y compris pour<br />
le tribunal de grande instance qui statue sur recours 1765 contre les<br />
décisions du juge des tutelles. 1766 En effet, si "le recours tutélaire n'est pas<br />
un appel à proprement parler [...] il en a le goût et la couleur" 1767 , en<br />
we are judged by men (and women)". (The case against the case for statehood, European Law<br />
Journal, mars 1998, p.43 et s., spéc. p. 46).<br />
1761 . Préc.<br />
1762 . Civ. 2 e , 3 juillet 1985, Gaz. Pal. 1986, somm. ann. p. 88, obs. Guinchard et Moussa (sur le<br />
fondement de l'article 542 NCPC) ; Civ. 3 e , 27 mars 1991, Bull. civ. III, n° 105, p. 60 ; D. 1992,<br />
somm. comm. p. 129-130, obs. Julien (sur le fondement de l'article 6.1 de la Convention) ; Civ.<br />
2 è , 10 octobre 1996, Bull. civ. II, n° 233, p. 143 (violation des articles 542 NCPC et 6 de la<br />
Convention).<br />
1763 . En ce sens Civ. 2 è , 3 juillet 1985, préc. (revirement) ; sur le droit antérieur V. Civ. 1ère, 13<br />
janvier 1964, JCP 64, II, 13591 ; Civ. 2è, 22 mai 1979, D. 1979, IR p. 512, obs. Julien.<br />
1764 . J. Vincent et S. Guinchard, Procédure civile, préc., n° 527, p. 399, note 1.<br />
1765 . Le délai de recours est de quinze jours (article 1215 NCPC). Le recours est ouvert au<br />
requérant, au tuteur, à l'administrateur légal, à tous ceux dont la décision prise par le juge<br />
modifie les droits ou les charges (articles 1215 et 1214 NCPC), y compris, pour la tutelle des<br />
majeurs (articles 495 Code civil et 1243 NCPC) au père du majeur protégé lorsque les intérêts<br />
du père sont remis en cause et même s'il n'est ni tuteur, ni administrateur légal (Civ. 1 ère , 25<br />
mars 1997, D. 1998, Jur. p. 333, note Massip ; comp. Civ. 1 ère , 14 janvier 1997, Bull. civ. I, n° 20<br />
sur le droit au juge d'un enfant naturel).<br />
1766 . Articles 1215 NCPC, R. 311-3 COJ. Ces dispositions dérogent au principe de l'article R.<br />
211-1 COJ en vertu de l'article R. 211-2 COJ.<br />
1767 . Loïc Cadiet, Chronique, JCP 93, I, 3723, n° 12.<br />
561
aison de son effet suspensif et dévolutif. 1768 Ainsi, selon la deuxième<br />
chambre civile de la Cour de cassation, il y a violation cumulée des<br />
articles 493 du Code civil et 6.1 de la Convention dans l’hypothèse où le<br />
tribunal de grande instance, statuant sur recours contre une décision du<br />
juge des tutelles, est composé du président et de deux juges, dont le juge<br />
des tutelles. 1769<br />
De même, en matière de procédures collectives, "Le juge-<br />
commissaire ne peut siéger, à peine de nullité du jugement, lorsque le<br />
tribunal [...] statue sur un recours formé contre une de ses ordonnances"<br />
(article 26 du décret n° 85-1388 du 27 décembre 1985). Le juge-<br />
commissaire qui est "à lui seul une juridiction du premier degré" 1770 ,<br />
"souvent qualifié 'd'homme-orchestre' de la procédure collective" 1771 , est<br />
un juge du tribunal désigné parmi ses membres par le jugement qui<br />
prononce le redressement ou la liquidation judiciaire. 1772 Il statue "par<br />
ordonnance sur les demandes, contestations et revendications relevant<br />
de sa compétence [...]" 1773 Entre autres, il statue "comme juridiction de<br />
premier degré" 1774 sur l'admission et la vérification des créances. Il statue<br />
1768 ère<br />
. V. Civ. 1 , 15 mars 1988, Gaz. Pal. 1989, I, p.42, note Massip.<br />
1769 e<br />
. Civ. 2 , 5 mai 1993, D. 1993, IR p. 137 ; JCP 93, I, 3723, n° 12, obs. Cadiet ; RTD civ.<br />
1993, p. 876, obs. Normand ; V. aussi J. Barrère, Juriscl. Proc. civ., Fasc. 325, n° 198. Pour une<br />
vue d'ensemble V. N. Fricéro, Dalloz Action, n° 2140, spéc. p. 490.<br />
1770<br />
. D. Vidal, "Le juge commissaire" in Les juges uniques, dispersion ou réorganisation du<br />
contentieux ?, op. cit., p. 61 et s., spéc. p. 65.<br />
1771<br />
. E. Putman, Contentieux économique, PUF, 1998, n° 151.<br />
1772<br />
. V. article 10 de la Loi n° 85-98 du 25 janvier 1985.<br />
1773<br />
. Article 25 du décret n° 85-1388 du 27 décembre 1985.<br />
1774<br />
. G. Ripert et R. Roblot, Traité de droit commercial, Tome 2, 14e éd. par Ph. Delebecque et<br />
M. Germain, LGDJ, 1994, n° 2933.<br />
562
en dernier ressort "lorsque la valeur de la créance en principal n'excède<br />
pas le taux de compétence en dernier ressort du tribunal qui a ouvert la<br />
procédure." 1775 Lorsqu'il statue en premier ressort, il ne peut siéger au<br />
sein du tribunal de commerce qui statue sur le recours formé contre une<br />
de ses ordonnances et ceci "même si la décision ne mentionne pas le<br />
juge-commissaire parmi les trois juges qui ont délibéré". 1776<br />
Toutes ces solutions propres à l'appel 1777 reflètent une prise de<br />
position commune au droit français et au droit européen conventionnel.<br />
En effet, la Cour européenne des droits de l'homme dit, dans l'arrêt<br />
Oberschlick du 23 mai 1991 1778 , que l'appel d'un plaideur "a été examiné<br />
par un tribunal à l'impartialité discutable [...]" 1779 dès lors que la Cour<br />
d'appel de Vienne était composée des mêmes magistrats et présidée par<br />
le même juge "que lors de la première procédure". 1780 Par conséquent, il y<br />
a eu violation de l'article 6.1 de la Convention quant à l'impartialité de<br />
ladite Cour d'appel.<br />
1775<br />
. Article 105 de la Loi n° 85-98 du 25 janvier 1985. La valeur de la créance n'excède pas<br />
(pour qu'il statue en dernier ressort) 30.000 F. (en ce sens E. Putman, Contentieux économique,<br />
préc., n° 152).<br />
1776<br />
. Paris, 9 avril 1991, D. 1992, somm. comm. p. 8, obs. Derrida ; RTD civ. 1993, p. 880, obs.<br />
Normand.<br />
1777<br />
. Par analogie, un magistrat ne peut siéger en cassation après avoir connu de la même<br />
affaire en tant que juge de première instance ou d'appel. En ce sens, S. Guinchard et T.<br />
Moussa, obs., Gaz. Pal. 1986, p. 89. L'argument contraire ne résisterait pas à l'examen.<br />
1778<br />
. CEDH, 23 mai 1991, Oberschlick c/Autriche, Série A, n° 204.<br />
1779<br />
. Arrêt Oberschlick, préc., par. 50.<br />
1780<br />
. Arrêt Oberschlick, par. 48, 22 et 16.<br />
563
390. Cet arrêt Oberschlick porte aussi sur la question de la<br />
récusation. En l'espèce, la Cour rejette l'argument du gouvernement<br />
autrichien selon lequel le requérant aurait dû récuser le président de la<br />
juridiction à l'audience interne. 1781 Selon la Cour de Strasbourg, "la<br />
renonciation à un droit garanti par la Convention -- pour autant qu'elle soit<br />
licite -- doit se trouver établie de manière non équivoque". 1782 A l'opposé<br />
absolu de l'argument du gouvernement défendeur, la Cour ajoute que,<br />
"auraient dû en l'occurrence se déporter d'office (en vertu d'une<br />
disposition interne) non seulement le président mais aussi les deux autres<br />
membres de la cour d'appel." 1783<br />
La question de la récusation d'un juge dépasse le seul domaine de<br />
l'identité de composition de juridiction à chaque degré. Elle retentit sur<br />
l'ensemble de l'exigence d'impartialité.<br />
1781 . Arrêt Oberschlick, par. 51.<br />
1782 . Ibid.<br />
1783 . Ibid.<br />
564
§3. La récusation du juge national, condition nécessaire pour<br />
la mise en oeuvre de l'exigence d'impartialité?<br />
391. Le droit positif européen peut se résumer dans ce domaine de<br />
la manière suivante:<br />
Le droit de récusation doit être reconnu en droit interne, sinon le<br />
justiciable peut craindre un risque d'arbitraire 1784 .<br />
Si le droit de récusation est reconnu en droit interne mais ne peut<br />
être exercé qu'à l'encontre des membres de la formation du jugement pris<br />
individuellement et non contre la formation de jugement dans sa globalité<br />
(absence de demande de renvoi devant une juridiction de même nature<br />
pour cause de suspicion légitime ; tel est le cas, par exemple, pour la<br />
section disciplinaire du conseil national de l'Ordre des médecins 1785 ),<br />
alors, la récusation n'est pas considérée comme un recours "effectif" au<br />
1784 . V. en ce sens CEDH, 30 novembre 1987, H c/Belgique, préc. par. 53.<br />
1785 . Cette section disciplinaire connaît, en appel, des décision du premier organe disciplinaire.<br />
La première instance disciplinaire de l'Ordre des médecins connaît de l'ensemble du<br />
comportement d'un médecin et n'est pas tenue de limiter son examen "aux seuls faits dénoncés<br />
par la plainte", à la différence du juge d'instruction au pénal (qui est aussi saisi in rem, mais ne<br />
peut étendre l'instruction à d'autres faits que sur réquisitoire dit supplétif du procureur). La<br />
section disciplinaire de l'Ordre des médecins doit répondre à toutes les questions soulevées<br />
(effet dévolutif de l'appel). V. CE, 8 novembre 1957, concl. Gazier, AJDA 1958, p. 50.<br />
565
sens de la Convention dans l’hypothèse où c'est l'ensemble de la<br />
formation disciplinaire qui est suspectée de partialité 1786 .<br />
Si le droit de récusation est pleinement reconnu en droit interne<br />
mais que le justiciable n’exerce pas ce droit au niveau interne, la Cour<br />
peut considérer que l'absence de l'exercice effectif du droit de récusation<br />
constitue une renonciation valable à l'exigence d'impartialité ou, tout au<br />
moins, un indice de l'absence de doute du requérant quant à l'impartialité<br />
du juge ou du tribunal 1787 . La Cour peut se décider en ce sens, sauf à ne<br />
pas le faire, la méthode étant toujours celle d'une appréciation équitable<br />
des circonstances du cas d'espèce 1788 , appréciation qui, en fin de compte,<br />
"ne sert pas la sécurité juridique" 1789 .<br />
Ainsi, si la renonciation à l'impartialité "doit se trouver établie de<br />
manière non équivoque" 1790 de telle façon que le seul fait de négliger de<br />
1786 . CEDH, 20 mai 1998, Gautrin et autres c/France, par. 48 : le gouvernement français<br />
soutenait que "faute d'avoir exercé leur droit de récusation devant les juridictions ordinales, les<br />
requérants n'avaient pas épuisé les voies de recours internes comme l'exige l'article 26 de la<br />
Convention". La Cour rejette l'exception, la demande de renvoi pour cause de suspicion légitime<br />
ne pouvant être dirigée contre cette section disciplinaire de l'Ordre des médecins.<br />
1787 . En ce sens CEDH, 23 juin 1981, Le Compte et autres, préc., par. 31 et 58 : les médecins<br />
belges jouissent d'un droit de récusation contre les membres de l'organe appelé à statuer,<br />
l'impartialité personnelle de chacun des membres se présume jusqu'à preuve du contraire, or,<br />
aucun des requérants n'a usé de son droit de récusation ; aussi CEDH, 22 février 1996, Bulut<br />
c/Autriche, AJDA 1996, p.1013, obs. Flauss ; Justices, 1997-5, p.206-7, obs. Cohen-Jonathan et<br />
Flauss.<br />
1788 . V.supra "Le jugement à l'état pur : une appréciation souveraine qui se traduit par un<br />
jugement d'espèce" in Première Partie, Titre I, Chapitre II, Section 2, §4.<br />
1789 . J.-F. Flauss, Chronique, RGDP, 1998-2, p. 233 (observations sur l'ensemble de la<br />
jurisprudence en matière d'impartialité objective) ; cf. du même auteur, AJDA 1996, p. 1013.<br />
1790 . Arrêt Oberschlick, préc., par. 51.<br />
566
écuser le(s) juge(s) 1791 ne prouve pas, en soi, "que l'intéressé ait renoncé<br />
à son droit à voir sa cause tranchée par un tribunal impartial” 1792 , et ceci<br />
d'autant moins si le requérant ignore la présence de certains juges de<br />
première instance en appel 1793 , en revanche, "le requérant ne saurait<br />
prétendre avoir eu des motifs légitimes de douter de l'impartialité du<br />
tribunal qui l'a jugé alors qu'il pouvait en récuser la composition mais s'en<br />
est abstenu" 1794 . Au vu de cet arrêt Bulut, l'omission de solliciter la<br />
récusation au niveau national peut être considérée comme une cause de<br />
renonciation implicite à l'exigence d'impartialité 1795 .<br />
La Cour de Strasbourg semble dès lors admettre, par analogie avec<br />
sa méthode quant à la publicité des débats 1796 , que si le droit de<br />
1791 . Arrêt Oberschlick, par. 51 ; aussi V. CEDH, 26 septembre 1995, Diennet c/ France, Série A,<br />
n° 325-A, par. 36 ; Justices, 1996-3, p. 254-5, obs. Cohen-Jonathan et Flauss ; AJDA 1996, p.<br />
378 et 384, obs. Flauss ; Dalloz Action, n° 2140, p. 492, obs. Fricéro : le requérant n'avait pas<br />
récusé les membres de la section disciplinaire. Il soutenait devant la Cour, qu'"une telle<br />
procédure – exceptionnelle en droit français – eût été vouée à l'échec" (par. 36). La Cour, sans<br />
répondre à cette question, ne retient pas pour autant que ledit requérant a renoncé à l'exigence<br />
d'un tribunal impartial ; aussi V. l'opinion partiellement dissidente du juge Morenilla in CEDH, 22<br />
février 1996, Bulut, préc., spéc. par. 8 : "A mon avis, on ne devrait pas tirer argument, pour<br />
démontrer l'absence de doute légitime de l'accusé quant à l'impartialité d'un juge ou d'un<br />
tribunal, du fait de ne pas les avoir récusés […]". Le juge Morenilla rappelle la position de<br />
principe de la Cour selon laquelle "[…] doit se récuser tout juge dont on peut légitimement<br />
craindre un manque d'impartialité". Sur cette jurisprudence V. les références citées par ce juge<br />
dans le passage susmentionné, par exemple, l'arrêt Piersack du 1 er octobre 1982 (Série A, n°<br />
53, par. 30).<br />
1792 . Arrêt Oberschlick, par. 51.<br />
1793 . Arrêt Oberschlick, par. 51. Par ailleurs, les juges en question : "Auraient dû en l'occurrence<br />
se déporter d'office (en vertu du droit national)". Ce point est loin d'être négligeable. Aux termes<br />
de l'article 339 NCPC : "Le juge qui suppose en sa personne une cause de récusation ou estime<br />
en conscience devoir s'abstenir se fait remplacer par un autre juge que désigne le président de<br />
la juridiction à laquelle il appartient".<br />
1794 . Arrêt Bulut du 22 février 1996, par. 34. (aussi V. paragraphes 26, 28 et 29).<br />
1795 . Comp. la méthode de la Cour européenne des droits de l'homme à propos de la<br />
renonciation tacite à la publicité des débats sous condition que des débats publics puissent avoir<br />
lieu, "en pratique", in (entre autres) CEDH, 24 novembre 1997, Werner c/ Autriche, Rec. 1997,<br />
par. 48 ; RGDP, 1998-2, p. 234-5, obs. Flauss. Sur ce sujet V. infra "Un procès public" in<br />
Chapitre II, Section 2.<br />
1796 . V.J.-F. Flauss, AJDA 1996, p. 1013.<br />
567
écusation est expressément prévu par le droit interne et si la renonciation<br />
à la récusation peut valablement être faite 1797 , alors le justiciable ne peut<br />
pas se prévaloir de l'article 6 (il n'y a pas violation de l'article 6.1 de la<br />
Convention) dès lors qu'il s'est abstenu de récuser le(s) juge(s) au niveau<br />
national. Bien sûr, il reste à voir si la jurisprudence Bulut va être<br />
confirmée. De plus, un point d'interrogation demeure, ne serait-ce qu'au<br />
vu de l'arrêt Oberschlick 1798 , en cas de disposition interne qui prévoit une<br />
"obligation" de se déporter d'office (ce qui est le cas en France : article<br />
339 NCPC 1799 ). La Cour va-t-elle considérer, au cas où un requérant n'a<br />
pas usé de la récusation, que l'abstention prévue par l'article 339 NCPC<br />
constitue une variable déterminante de telle façon que l'absence de<br />
"récusation d'office" prend le pas sur l'absence de "récusation par une<br />
partie”, de telle manière qu'elle constitue, en-soi, une violation de l'article<br />
6 de la Convention ?<br />
392. En droit français, le fait de ne pas s'abstenir de juger, en<br />
violation de l'article 339 NCPC, peut être désormais constitutif d'une faute<br />
professionnelle. Tel est le cas dès lors que le magistrat "entretient ou a<br />
1797<br />
. V. arrêt Bulut, préc., par. 28 et 29.<br />
1798<br />
. Préc.<br />
1799<br />
. L'indicatif a-t-il valeur d'impératif ? Le juge "se fait remplacer" s'il "suppose" ou "estime en<br />
conscience" devoir s'abstenir. V. N. Fricéro, Dalloz Action, n° 2140, spéc. p. 492 : "[…] les<br />
magistrats doivent s'abstenir spontanément […]" ; pour un argument par analogie V.G. Isaac, La<br />
procédure administrative non-contentieuse, thèse, LGDJ, 1968, spéc. p. 424 et s. L'auteur<br />
évoque la nécessité d'une obligation de récusation en matière de procédure administrative non<br />
contentieuse, obligation qui découle de l'émergence du principe d'impartialité ; comp. I. Petel-<br />
Teyssie, "Les incidents relatifs au cours de l'instance et au personnel judiciaire”, Dalloz Action,<br />
n° 4301 et s., spéc. n° 4482 : "L'abstention est spontanée, facultative […] et, en principe,<br />
discrétionnaire […]".<br />
568
entretenu des relations suivies avec une des parties au litige dont il est<br />
saisi" 1800 . Tel doit être le cas si un juge connaît de la même affaire en<br />
appel après avoir statué en première instance.<br />
Personnellement, nous inclinons à penser que le droit français va<br />
s'orienter vers une obligation certaine d'abstention, similaire à celle qui<br />
existe en matière d'arbitrage. En effet, l'arbitre "qui suppose en sa<br />
personne une cause de récusation doit en informer les parties. En ce cas,<br />
il ne peut accepter sa mission qu'avec l'accord des parties" 1801 . Dans ce<br />
domaine, la violation de l'obligation de révéler les causes possibles de<br />
récusation est constitutive d'une violation des droits de la défense 1802<br />
entachant de nullité la sentence arbitrale 1803 . "L'obligation d'information<br />
imposée aux arbitres" 1804 doit se traduire, dans l'ordre judiciaire, par une<br />
obligation d'abstention du juge. En l'absence d'une telle obligation, de<br />
deux choses l'une : ou bien, il faudrait admettre que la demande de<br />
récusation peut être faite après la clôture des débats – ne serait-ce que<br />
parce que, en matière prud'homale par exemple, les noms des conseillers<br />
1800 . Conseil supérieur de la magistrature, disciplinaire, 20 juillet 1994 in Conseil supérieur de la<br />
magistrature, Rapport annuel 1995, Direction des Journaux Officiels, 1995, p. 33. Pour une<br />
analyse de cette décision V.D. Noëlle Commaret, "Une juste distance ou réflexions sur<br />
l'impartialité du magistrat", D. 1998, Chron. p. 262, spéc. p. 263. Le magistrat auteur de cet<br />
article s'interroge sur certains aspects de "l'acception large et exigeante du devoir d'abstention".<br />
L'analyse de l'auteur a le goût et la couleur d'un point de vue "corporatif". On estime que la<br />
décision du CSM mérite d'être approuvée.<br />
1801 . Article 1452, alinéa 2 NCPC.<br />
1802 . En ce sens CA Paris, 18 décembre 1983, Rev. arb. 1983, p. 507, obs. Bernard ; 23 mars<br />
1995, RTD com. 1995, p. 588, note Dubarry et Loquin ; cep. V. CA Paris, 12 janvier 1996,<br />
D. 1996, IR p. 65: "un manquement à cette obligation d'information n'entraîne pas<br />
automatiquement l'annulation de la sentence et il appartient alors au juge étatique de mesurer<br />
les effets de cette réticence […]".<br />
1803 . Articles 1452 et 1484-6° NCPC.<br />
569
ne sont pas toujours affichés à l'entrée de la salle d'audience 1805 (mais<br />
cette évolution va à l'encontre de la célérité) – ou bien, il peut y avoir<br />
potentiellement violation de l'article 6 si le juge n'est pas obligé de<br />
s'abstenir et si la récusation (justifiée) est jugée irrecevable, parce qu'elle<br />
est présentée tardivement. Mieux vaut affronter les doutes sur<br />
l'impartialité dès le début et au niveau interne afin d'éviter ainsi une<br />
éventuelle condamnation de la France à Strasbourg.<br />
393. En dehors de cette "récusation d'office", il y a lieu de distinguer<br />
trois sortes de procédures : le renvoi obligatoire 1806 en cas de demande<br />
expresse d'une partie 1807 devant "une juridiction située dans un ressort<br />
limitrophe" si le juge "est partie à un litige qui relève de la compétence<br />
d'une juridiction dans le ressort de laquelle celui-ci exerce ses fonctions"<br />
(article 47 NCPC 1808 ), la récusation d'un juge pour une cause déterminée<br />
par la loi (articles 341 NCPC et L. 731-1 COJ) et la récusation de<br />
1804 . En ce sens Civ. 2 e , 14 novembre 1990, JCP 91, IV, 11.<br />
1805 . En ce sens, G.-P. Quétant, note, D. 1992, Jur. p. 432, note 8.<br />
1806 . En ce sens Civ. 2 e , 20 juillet 1987, Gaz. Pal. 1988, somm. ann. p. 37, obs. approb.<br />
Guinchard et Moussa ; 12 janvier 1994, Bull. civ. II, n° 19, p. 10 ; D. 1995, somm. comm. p. 108,<br />
obs. Fricéro.<br />
1807 . En ce sens Nîmes, 14 février 1979, D. 1980, IR p. 108.<br />
1808 . Ce renvoi devant une juridiction limitrophe n'est pas une exception de compétence et peut,<br />
dès lors, être soulevé pour la première fois en appel (CA Paris, 1 er juillet 1986, D. 1987, somm.<br />
ann. p. 228, obs. Julien). L'article 47 est aussi applicable en référé (Amiens, 17 mars 1981, JCP<br />
81, IV, 374), aux ordonnances de référé d'un tribunal de commerce (Civ. 2 e , 12 janvier 1994,<br />
préc.) et aux juges consulaires en général (Civ 2 e , 6 janvier 1988, JCP 88, IV, 92) ; le salarié<br />
membre du conseil de prud'hommes compétent peut saisir une juridiction limitrophe en sa<br />
qualité de magistrat sans avoir à exercer préalablement une autre option de compétence (Soc.<br />
27 mai 1998, JCP 98, IV, 2620).<br />
570
l'ensemble de la juridiction suite à une demande de renvoi pour cause de<br />
suspicion légitime (articles 356 et 341 NCPC 1809 ).<br />
Dans la première procédure, le juge ne peut pas rejeter la demande<br />
de renvoi ; il doit ordonner le renvoi devant une juridiction située dans un<br />
ressort limitrophe 1810 . Dans les procédures de récusation d'un juge ou de<br />
l'ensemble du tribunal (lato sensu), le juge apprécie souverainement les<br />
causes de récusation 1811 et la preuve d'une éventuelle partialité doit être<br />
rapportée par la partie 1812 .<br />
Mais le juge français ne peut pas rejeter la demande de récusation<br />
formée contre un magistrat sans informer le requérant de la date à<br />
laquelle sa demande en récusation sera examinée et il doit<br />
(probablement) convoquer le requérant à l'audience si ce dernier le<br />
demande 1813 ; De plus, "la règle d'ordre public de la publicité des débats<br />
1809 . V. Poitiers, 13 mai 1980, Gaz. Pal. 1980, p. 465, obs. A.D. : "[…] la demande de renvoi pour<br />
cause de suspicion légitime équivaut à la récusation de tous les membres de la juridiction<br />
intéressée […]" ; aussi V. Toulouse, 16 décembre 1992 : Bull. inf. C. cass., 1 er août 1993, n° 975<br />
: "la cour d'appel saisie d'une demande de récusation contre un juge fondée sur un fait n'entrant<br />
pas dans les cas d'ouverture limitativement prévus à l'article 341 du code […], peut la requalifier<br />
en demande de renvoi pour cause de suspicion légitime fondée sur les dispositions de l'article<br />
6.1 de la Convention dès lors que les deux procédures sont assujetties aux mêmes conditions<br />
de recevabilité et de forme".<br />
1810 . Civ. 2 e , 20 juillet 1987, préc. ; 12 janvier 1994, préc.<br />
1811 . Civ 2 e , 10 juillet 1975, Bull. civ. II, n° 218, p. 175 ; V. Grenoble, 31 mai 1990, Gaz. Pal.<br />
1991, p. 189, note Renard : le fait de déjeuner avec l'une des parties ne caractérise pas l'amitié<br />
notoire visée par l'article 341-8 NCPC.<br />
1812 . V.P. Crocq, "Le droit à un tribunal impartial", op. cit., spéc. p. 366-8.<br />
1813 . En ce sens Civ. 2 e , 10 juin 1998, D. 1998, IR p. 179. La deuxième chambre civile vise les<br />
articles 16, 351 NCPC et 6.1 de la Convention. Le respect du contradictoire (articles 16 NCPC et<br />
6 Convention) l'emporte sur un texte d'exception (article 351 NCPC). Sinon, il faudrait retenir<br />
que le requérant va être convoqué à l'audience sans être entendu. V. cep. Civ. 1 re , 5 novembre<br />
1991, D. 1992, IR p. 37: ne viole pas la Convention la cour d'appel qui ne juge pas nécessaire<br />
"d'appeler le demandeur qui ne prétend pas, d'ailleurs, avoir sollicité son audition". On estime<br />
désormais que si le requérant le demande, il doit être entendu. Sur cette question V. L. Cadiet,<br />
Chronique, Droit judiciaire privé, JCP 98, I, 173, n° 16 : selon le Professeur Cadiet, l'arrêt de la<br />
deuxième chambre civile du 10 juin 1998 (préc.) "invite à distinguer selon que le requérant a<br />
571
est applicable en matière de récusation d'un juge même si l'affaire a été<br />
examinée sans que la partie ait été appelée" 1814 .<br />
Qui décide de la demande de récusation ? Dans un premier temps,<br />
c'est le juge "récusé" lui-même qui prend la décision 1815 . S'il s'oppose à la<br />
récusation ou ne répond pas, "la demande de récusation est jugée sans<br />
délai par la cour d'appel ou, si elle est dirigée contre un assesseur d'une<br />
juridiction échevinale, par le président de cette juridiction qui se prononce<br />
sans appel" 1816 .<br />
394. Le système ainsi décrit (possibilité de récusation de l'ensemble<br />
du tribunal, audition du requérant s'il le demande, publicité, décision par<br />
un autre juge "sans délai"), est conforme, en principe, aux exigences de<br />
l'article 6 de la Convention. Mais le recours à l'article 6.1 de la Convention<br />
présente deux avantages par rapport au régime général de la récusation<br />
et un avantage spécifique en matière de récusation prud'homale.<br />
demandé à être convoqué à l'audience ou non : dans le premier cas, le juge de la récusation<br />
serait tenu de l'entendre alors que, dans le second cas, il ne serait pas tenu de l'appeler."<br />
1814 . Civ. 2 e , 20 novembre 1991, Bull. civ. II, n° 310 ; aussi V. Civ. 2 e , 10 juin 1988, préc. L'arrêt<br />
du 5 novembre 1991 (préc.) ne porte pas sur la publicité des débats.<br />
1815 . Article 347 NCPC.<br />
1816 . Article 349 NCPC. Une juridiction échevinale est composée de magistrats de carrière et de<br />
magistrats non professionnels (par exemple : la cour d'assises ou le tribunal paritaire de baux<br />
ruraux). Le Conseil des prud'hommes n'est pas une juridiction échevinale. Le conseil de l'Ordre<br />
des avocats ne l'est pas non plus. Par conséquent, la demande de récusation est jugée par la<br />
Cour d'appel et non par le président du Conseil des prud'hommes (en matière prud'homale, par<br />
la chambre sociale de la Cour d'appel V. article R. 518-2 Code de travail) ou le bâtonnier. Mais<br />
la Cour de cassation examine elle-même les demandes de récusation (article 1027 NCPC).<br />
572
En premier lieu, les causes de récusation, au nombre de huit au vu<br />
du seul droit interne (articles 341 NCPC et L. 731-1 COJ) ne se limitent<br />
plus à celles visées par les dispositions de ces textes. Le juge français ne<br />
peut plus désormais limiter l'examen des motifs développés au soutien<br />
des demandes de récusation "au regard des dispositions de l'article 341<br />
NCPC qui ne visent que les causes de récusation" 1817 puisque "l'article<br />
341 NCPC, qui prévoit limitativement huit cas de récusation, n'épuise pas<br />
nécessairement l'exigence d'impartialité requise de toute juridiction" 1818 .<br />
Tel est le cas, par exemple, lorsque le président d'un tribunal d'instance<br />
donne son opinion, avant le débat contradictoire, sur le litige qui lui est<br />
soumis. En l'espèce; "si les propos tenus par le président du tribunal<br />
d'instance n'entrent pas dans les cas de récusation énumérés par l'article<br />
341 du nouveau Code de procédure civile, ils peuvent, en revanche,<br />
servir de fondement à suspicion légitime de la juridiction puisque celle-ci,<br />
formée de ce seul magistrat, apparaît ne plus disposer, dans l'affaire en<br />
cours, de l'impartialité exigée, notamment par l'article 6.1 de la CEDH" 1819 .<br />
1817 . Civ. 1 re , 31 mars 1998, JCP 98, IV, 2194 (cassation sur le fondement des articles 356<br />
NCPC et 6 Convention) : en l'espèce, la Cour d'appel était saisie d'une demande de récusation<br />
et d'une demande de renvoi pour cause de suspicion légitime, à l'encontre des membres du<br />
conseil de l'Ordre d'un barreau.<br />
1818 . Civ. 1 re , 28 avril 1998, D. 1998, IR p. 131 ; RTDC 1998, p. 744-6, obs. Perrot (cassation<br />
pour violation de l'article 6.1 de la Convention). Selon le Professeur Perrot (préc.), "les cas<br />
particuliers de l'article 341 NCPC peuvent encore servir de référence dans la mesure où ils<br />
rendent la récusation obligatoire toutes les fois qu'il est établi que le juge récusé se trouve dans<br />
l'une des situations prévues par ce texte ; et cela, alors même que, dans le cas d'espèce, son<br />
comportement serait exempt de toute partialité. C'est là toute la différence avec l'extension<br />
résultant de l'article 6 [...] qui, à partir du moment où l'on sort du cadre de l'article 341 NCPC,<br />
oblige à faire la preuve que les circonstances ont pu mettre à mal la liberté d'esprit du juge. En<br />
d'autres termes, on se trouve désormais en présence de deux séries de causes de récusation,<br />
soumises à deux régimes différents : les unes, péremptoires, énumérées par l'article 341<br />
NCPC, et les autres, abandonnées à l'appréciation du juge [...]".<br />
1819 . CA Toulouse, 16 décembre 1992, Juris-Data n° 051527.<br />
573
En deuxième lieu, il semblerait, bien que ce point reste litigieux,<br />
qu'une demande de récusation fondée sur l'article 6.1 de la Convention<br />
conduise à contourner la règle interne selon laquelle tout contestation<br />
afférente à la régularité d'une juridiction doit être présentée, à peine<br />
d'irrecevabilité, "dès l'ouverture des débats ou dès la révélation de<br />
l'irrégularité si celle-ci survient postérieurement" 1820 et, en tout état de<br />
cause, avant la clôture des débats 1821 . L'évolution puise sa source,<br />
implicitement, dans l'arrêt du 3 juillet 1985 rendu par la deuxième<br />
chambre civile 1822 – la Cour de cassation relève d'office le moyen de<br />
cassation 1823 pour établir que, même non récusé, le juge de première<br />
instance ne peut siéger en appel – et dans l'arrêt du 14 mars 1997 rendu<br />
par l'Assemblée plénière 1824 par lequel la Haute juridiction admet que le<br />
moyen tiré de l'irrégularité de la composition de la juridiction siégeant sur<br />
renvoi après cassation peut être soulevé pour la première fois devant elle.<br />
Cette évolution est loin d'être certaine en droit positif 1825 puisque les<br />
juridictions du fond déclarent irrecevables les demandes de récusation<br />
1820<br />
. Article 430, alinéas 1 et 2 NCPC.<br />
1821<br />
. Pour ce qui est de la récusation d'un juge, V. article 342, alinéa 2 NCPC. La règle s'applique<br />
aux demandes de renvoi pour cause de suspicion légitime V. Civ. 2 e , 16 juillet 1987, Gaz. Pal.<br />
1988, p. 37, obs. Guinchard et Moussa.<br />
1822<br />
. Préc.<br />
1823<br />
. Le moyen est tiré, en l'espèce, de la violation de l'article 542 NCPC mais "l'on ne peut<br />
néanmoins sérieusement soutenir que le moyen de cassation [...] est étranger aux irrégularités<br />
régies par l'article 430, alinéa 2, et qu'il trouve son fondement dans la seule notion d'appel" (S.<br />
Guinchard et T. Moussa, obs. Gaz. Pal. 1986, p. 89).<br />
1824 er<br />
. Ass. plén., 14 mars 1997, Bull. inf. C. cass. 1 juin 1997, p. 3, concl. Joinet ; V. J. Vincent et<br />
S. Guinchard, n° 527, p. 400.<br />
1825<br />
. Comme le souligne Mme Fricéro, Dalloz Action, n° 2140.<br />
574
présentées après la clôture des débats, et ceci, malgré l'invocation de<br />
l'article 6.1 de la Convention 1826 .<br />
En troisième lieu, dans le domaine de la récusation des conseillers<br />
prud'hommes, les causes de récusation admissibles sont au nombre de<br />
cinq 1827 et ne contiennent ni la connaissance antérieure de l'affaire<br />
"comme juge ou comme arbitre" 1828 , ni le lien d'amitié" 1829 , ni surtout le<br />
rôle de "conseil" 1830 . En matière prud'homale, les avocats n'ont pas le<br />
monopole de représentation et d'assistance, cette mission pouvant être<br />
remplie par les "délégués permanents ou non permanents des<br />
organisations syndicales ouvrières ou patronales" 1831 . Peu importe que le<br />
conseiller prud'homme soit membre de la même organisation syndicale<br />
qu'une des parties 1832 et qu'il conseille la partie, il faudrait, au vu du seul<br />
droit interne, qu'il y ait soit "un avis écrit" du conseiller prud'homme dans<br />
1826<br />
. Aix, 15 février 1995, Juris-Data, n° 047174 ; cf. CA Rennes, 30 septembre 1992, Juris-Data<br />
n° 050472 : "Considérant que n'affecte pas l'impartialité d'une juridiction et l'équité d'un procès,<br />
au sens de l'article 6 de la CEDH, la simple circonstance, au demeurant alléguée et non établie,<br />
que le juge ayant prononcé la décision exerçait une activité commerciale 'concurrente' de celle<br />
du justiciable, étant de surcroît observé que n'a pas été relevé par K ou son mandataire, devant<br />
la juridiction, avant la clôture des débats, l'existence, en la personne d'un des juges, d'une des<br />
causes de récusation visées à l'article 341 du nouveau Code de procédure civile".<br />
1827<br />
. Article L 518-1 Code de travail. Au vu des articles L. 731-1 COJ et 341 NCPC ("[…] sauf<br />
dispositions particulières à certaines juridictions […]") il s'agit d'une dérogation au régime<br />
général puisque ce qui est spécial déroge à ce qui est général.<br />
1828<br />
. A la différence de l'article 341-5 NCPC.<br />
1829<br />
. A la différence de l'article 341-8 NCPC.<br />
1830<br />
. A la différence de l'article 341-5 NCPC.<br />
1831<br />
. Article R. 516-5 C. trav.<br />
1832<br />
. En ce sens I. Petel-Teyssie, Dalloz Action, n° 4496.<br />
575
l'affaire même 1833 , soit un cas flagrant de violation du principe selon lequel<br />
nul ne peut être juge et partie 1834 .<br />
Désormais 1835 , la jurisprudence met l'accent sur la nature et le<br />
degré de l'assistance du juge prud'homal sans poser comme condition<br />
sine qua non l'existence d' "un avis écrit dans l'affaire". Elle se fonde sur<br />
le principe d'impartialité et annule des décisions pour violation de l'article<br />
6 de la Convention. L'élément déterminant entachant de nullité lé décision<br />
prud'homale peut être la seule assistance préalable du salarié par le juge<br />
lors de l'enquête, même effectuée par un inspecteur du travail saisi d'une<br />
demande d'autorisation de licenciement 1836 , l'assistance du salarié par le<br />
conseiller prud'homme lors de la constitution du dossier accompagné de<br />
la signature d'une lettre transmettant les pièces du dossier par ledit<br />
conseiller 1837 et aussi l' "intérêt personnel à la contestation", intérêt<br />
implicite, de la part du juge 1838 . En somme : "La personne qui a assisté<br />
une partie à un procès prud'homal ne peut être membre de la juridiction<br />
1833 . Article L. 518-1-4° C. trav.<br />
1834 . V. p. ex. Montpellier, 4 juin 1987, JCP 87, II, 20876; note R. de Lestang : dans le cas<br />
d'espèce il n'y avait pas d'"avis écrit dans l'affaire" mais le juge prud'homal avait assisté le<br />
salarié devant le bureau de conciliation et s'était associé à une demande de renvoi dudit salarié<br />
devant la section à laquelle il appartenait.<br />
1835 . Le premier arrêt sur le fondement de l'article 6 de la Convention date de 1991. V. CA<br />
Versailles, 17 juin 1991, Gaz. Pal. 3-4 juin 1992, p. 25.<br />
1836 . Ibid.<br />
1837 . CA Paris, 31 octobre 1991, D. 1992, Jur. p. 431, note G.-P. Quétant.<br />
1838 . CA Rouen, 29 octobre 1992, Juris-Data n° 051013 (sur le fondement de l'article 6 de la<br />
Convention) : le conseiller prud'homme ne peut pas siéger dans le bureau de jugement de la<br />
section commerce du conseil prud'hommes dans un litige opposant sa locataire à l'un de ses<br />
salariés. La Cour de Rouen aurait pu se fonder sur l'article L. 518-1-1° C. trav. qui prévoit aussi<br />
comme cause de récusation l' "intérêt personnel à la contestation", la seule différence avec le<br />
régime général (article 341 NCPC) étant que le régime propre à la récusation des conseillers<br />
prud'hommes ne mentionne pas l'intérêt personnel du conjoint du juge (cf. article 341-1 NCPC).<br />
576
appelée à se prononcer sur le différend opposant les mêmes parties […]<br />
le conseil de prud'hommes, statuant au fond, étant composé du même<br />
délégué syndical, assesseur conseiller, qui avait assisté le salarié, la<br />
cause n'a pas été entendue par un tribunal impartial et le jugement doit<br />
être cassé pour violation de l'article 6.1 de la Convention" 1839 .<br />
Pour ce qui est de l'appartenance d'un conseiller prud'homme à un<br />
syndicat, celle-ci ne constitue pas en soi une cause de violation de l'article<br />
6 de la Convention. Aussi, dans le domaine voisin du contentieux<br />
disciplinaire, l'appartenance des membres du conseil d'appel de l'Ordre<br />
des médecins aux chambres syndicales des médecins n'est pas<br />
constitutive d'une violation de l'article 6.1 1840 .<br />
395. Au demeurant, la Cour de Strasbourg prend en compte la<br />
réalité judiciaire des contentieux particuliers lorsqu'elle décide, dans<br />
l’hypothèse d’une récusation de plusieurs membres d'un conseil d'appel<br />
de l'Ordre des médecins, de prendre en considération les circonstances<br />
particulières de l'espèce 1841 . Ainsi, même si la participation de certains<br />
juges "à une décision concernant la récusation de l'un de leurs collègues<br />
1839<br />
. Soc., 8 janvier 1997, JCP 97, IV, n° 409.<br />
1840<br />
. CEDH, 22 septembre 1994, Debled c/Belgique, Série A, n° 292-B, par. 37 et 13.<br />
1841<br />
Arrêt Debled, préc.<br />
577
peut poser des problèmes s'ils font eux-mêmes l'objet de pareille<br />
récusation" 1842 , il convient de prendre en compte le fait que le requérant<br />
en question avait récusé plusieurs membres du conseil d'appel ; dès lors<br />
"les exclure de toutes les décisions portant sur ces récusations aurait<br />
paralysé l'ensemble du système disciplinaire […]. Partant, il n'y a pas eu<br />
violation de l'article 6.1" 1843 .<br />
Mais une fois de plus, il ne s'agit que d'une solution d'espèce,<br />
propre aux circonstances du cas d'espèce 1844 . Si, au vu de cet arrêt<br />
Debled, l'appartenance des membres des sections disciplinaires des<br />
juridictions ordinales à des syndicats (médicaux) n'est pas, en soi,<br />
constitutive d'une violation de la Convention, il se peut, au vu de l'arrêt<br />
Gautrin du 20 mai 1998 1845 , que cette appartenance soit en soi<br />
problématique dès lors que l'enjeu n'est pas réellement disciplinaire mais<br />
s'inscrit plutôt "dans le contexte d'une concurrence" entre plusieurs<br />
associations de médecins qui assurent des services de gardes médicales<br />
d'urgence. Tel fut le cas dans l'affaire Gautrin susmentionnée : des<br />
syndicats de médecins ayant déposé des plaintes contre "SOS médecins"<br />
pour violation de la prohibition de publicité 1846 , les membres de<br />
1842 . Arrêt Debled, par. 37.<br />
1843 . Arrêt Debled, par. 37 et 38.<br />
1844 . V. supra "Le jugement à l'état pur : une appréciation souveraine qui se traduit par un<br />
jugement d'espèce", Première Partie, Titre I, Chapitre II, Section 2, § 4.<br />
1845 . Préc.<br />
1846 . Les plaignants estimaient "qu'en utilisant des gyrophares sans autorisation administrative et<br />
en faisant figurer l'inscription 'SOS Médecin' sur leurs véhicules, sur les annuaires téléphoniques<br />
578
l'association "SOS Médecins" ont été jugés par des confrères appartenant<br />
à des associations concurrentes. La présence de ces confrères au sein<br />
des organes disciplinaires justifiait les appréhensions des membres de<br />
"SOS Médecins" quant à la partialité de l'ensemble des organes<br />
disciplinaires. Par conséquent, eu égard au contexte particulier dans<br />
lequel s'inscrivait le litige et à la spécificité de celui-ci, la Cour conclut, à<br />
l'unanimité, à la violation de l'article 6.1 1847 .<br />
§ 4. La compatibilité de la composition des juridictions en cas<br />
de rétractation avec le principe de l'impartialité dite objective.<br />
396. La problématique porte sur la compatibilité de la composition<br />
d'une juridiction avec le principe de l'impartialité dite objective suite à<br />
l'exercice d'une voie de rétractation par une partie à l'instance. Les voies<br />
de rétractation examinées sont l'opposition et le recours en révision 1848 .<br />
La tierce opposition peut aussi tendre à faire rétracter un jugement 1849 ,<br />
mais elle est exercée par un tiers 1850 et apparaît aussi comme une voie de<br />
réformation.<br />
et sur des prospectus publicitaires, ces derniers méconnaissaient l'article 23 du code de<br />
déontologie médicale qui prohibe la publicité".<br />
1847<br />
. Arrêt Gautrin, préc., par. 57 à 60 et point 3 du dispositif.<br />
1848<br />
. Sur la rétractation d'une ordonnance sur requête, sur référé de tout intéressé V. articles<br />
496, alinéa 2 et 497 NCPC ; sur le recours en rectification en cas d'infra petita, ultra petita et<br />
plus petita V. articles 464 et 465 NCPC.<br />
1849<br />
. Articles 582 et 587 NCPC.<br />
1850<br />
. Articles 582, alinéa 1 et 583 NCPC.<br />
579
397. L'opposition est une voie de recours qui "tend à faire rétracter<br />
un jugement rendu par défaut" (article 571 alinéa 1 er NCPC). Elle n'est<br />
ouverte qu'au défaillant 1851 , c'est à dire à la personne qui n'a pu se faire<br />
entendre alors qu'elle était partie à l'instance. Elle est ouverte au<br />
défaillant lorsqu'il est le seul défendeur, s'il ne comparaît pas, si la citation<br />
n'a pas été délivrée "à personne" et enfin si la décision est en dernier<br />
ressort 1852 . Le jugement est alors rendu par défaut 1853 et peut faire l'objet<br />
d'une opposition. En cas de pluralité de défendeurs, il faut qu’aucun d’eux<br />
ne comparaisse pour que l'un d'entre eux (ou tous) puisse(nt) exercer<br />
l'opposition 1854 . A défaut d'une défaillance collective, le jugement est<br />
réputé contradictoire à l'égard de tous. L'opposition est alors irrecevable.<br />
En présence d'une défaillance collective, d'une décision non-susceptible<br />
d'appel et en l'absence de citation "à personne", alors le jugement est<br />
rendu par défaut. Ces trois conditions sont de nouveau exigées<br />
cumulativement.<br />
Le "jugement" par défaut susceptible d'opposition doit être compris<br />
lato sensu, il comprend les arrêts de la Cour d'appel 1855 et les<br />
1851<br />
. Article 571, alinéa 2 NCPC.<br />
1852<br />
. Article 473, alinéa 1 NCPC. Ces trois conditions sont exigées cumulativement.<br />
1853<br />
. Article 473, alinéa 1 NCPC.<br />
1854<br />
. Lecture a contrario de l'article 474, alinéa 1 NCPC.<br />
1855<br />
. V. articles 473, alinéa 1, 474, alinéas 2 et 3 et 749 NCPC ; aussi V. CA Paris, 8 janvier<br />
1980, D. 1981, IR p. 374, obs. Julien.<br />
580
ordonnances du juge des référés 1856 . En appel, les défaillants qui n'ont<br />
pas été cités "à personne" doivent être cités à nouveau 1857 . Mais le juge<br />
peut décider qu'il n'y a pas lieu à nouvelle citation 1858 si l'une des<br />
personnes à qui l'acte doit être signifié n'a ni domicile, ni résidence, ni lieu<br />
de travail connu et alors que l'huissier de justice dresse un procès verbal<br />
auquel est jointe une copie de l'acte objet de la signification et envoie à la<br />
dernière adresse connue du destinataire, par lettre recommandée avec<br />
demande d'avis de réception, une copie dudit procès-verbal 1859 . Dans ce<br />
cas, l'arrêt de la Cour d'appel est qualifié de réputé contradictoire dès lors<br />
que certains intimés ont comparu et, par conséquent, l'opposition est<br />
irrecevable 1860 .<br />
L'opposition est, au vu de la classification du Nouveau Code de<br />
procédure civile 1861 , une voie de recours ordinaire avec effet suspensif 1862<br />
et qui doit être exercée dans le délai d'un mois à compter de la notification<br />
de la décision 1863 . Elle doit être motivée 1864 , sous peine d'irrecevabilité 1865<br />
1856<br />
. Article 490, alinéa 2 NCPC : "L'ordonnance rendue en dernier ressort par défaut est<br />
susceptible d'opposition".<br />
1857<br />
. Article 474, alinéa 2 NCPC.<br />
1858<br />
. Ibid.<br />
1859<br />
. Article 659 NCPC.<br />
1860 e<br />
. Civ 2 , 9 décembre 1997, JCP 98, II, 10094, note (approb.) du Rusquec.<br />
1861<br />
. Article 527 NCPC.<br />
1862<br />
. Article 539 NCPC. L'effet suspensif ne joue pas dans le domaine de simples mesures<br />
conservatoires. De plus, l'exécution provisoire d'un jugement par défaut peut être ordonnée<br />
sous réserve d'une interdiction ex lege et d'un contrôle éventuel par le premier président par<br />
application des dispositions de l'article 524 NCPC.<br />
1863<br />
. Articles 538 et 528 NCPC. Il s'agit de la notification de la "décision" et non du "jugement"<br />
(article 528 NCPC) puisque l'opposition joue en appel. Le délai est de quinze jours en cas<br />
d'ordonnance de référé (article 490, alinéa 3 NCPC).<br />
1864<br />
. Article 574 NCPC : "L'opposition doit contenir les moyens du défaillant".<br />
581
et peut être introduite soit par une citation en justice 1866 , soit par un acte<br />
d'avocat (ou avoué) à avocat (ou avoué) 1867 – mais alors elle doit être<br />
déclarée au greffe 1868 – soit par une déclaration au greffe de la Cour<br />
d'appel en cas de procédure sans représentation obligatoire 1869 .<br />
L'opposition peut être qualifiée de "fausse voie de recours<br />
ordinaire" 1870 puisqu'elle répond "à la définition que l'article 580 (NCPC)<br />
donne des voies extraordinaires" 1871 . Aux termes de l'article 580 NCPC,<br />
"Les voies extraordinaires de recours ne sont ouvertes que dans les cas<br />
spécifiés par la loi". L'opposition n'est ouverte qu'en cas d'impossibilité<br />
d'appel 1872 . En somme, c’est une voie de recours "ordinaire" (effet<br />
suspensif de l'exécution) qui n'est exercée que lorsque des conditions<br />
"extraordinaires" sont réunies.<br />
1865 En ce sens J. Junillon, Dalloz Action, n° 6084 ; V. cep. Aix., 5 juillet 1984, RTD civ. 1985, p.<br />
619, obs. crit. Perrot : selon la Cour d'Aix, l'opposition non motivée constitue un simple vice de<br />
forme. Le caractère limitatif de l'énumération de l'article 117 NCPC qui prévoit la nullité des<br />
actes pour irrégularité de fond reste douteux. En tout cas, si la sanction d'une opposition qui<br />
n'est pas motivée est l'irrecevabilité, ladite irrecevabilité peut être soulevée à tout moment sans<br />
que celui qui l'invoque ait à justifier d'un grief (V. articles 123 et 124 NCPC).<br />
1866 . Article 573, alinéa 1 NCPC.<br />
1867 . Article 573, alinéa 2 NCPC.<br />
1868 . Article 575 NCPC.<br />
1869 . Article 573, alinéa 3 NCPC.<br />
1870 . L. Cadiet, Droit judiciaire privé, deuxième édition, Litec, 1998, n° 1624 ; du même auteur,<br />
Droit judiciaire privé, préc., n° 1192 et 1248 (dans la présente étude, on se réfère à la première<br />
édition de l'ouvrage de M. Cadiet, sauf en cas de mention spécifique).<br />
1871 . J. Héron, Droit judiciaire privé, préc., n° 572 ; cf. H. Croze et Ch. Morel, Procédure civile,<br />
préc., n° 91 et n° 192.<br />
1872 . Articles 571, alinéa 1 et 473, alinéa 1 NCPC. Pour une analyse sur le domaine réduit de<br />
l'opposition en cas de pluralité de défendeurs V. L. Cadiet, Droit judiciaire privé, deux éd., Litec,<br />
1998, n° 1304, 1415 et 1624 : il faut qu'aucun des défenseurs ne comparaisse et qu'aucun<br />
d'entre eux n'ait été cité en personne en cas de jugement non-susceptible d'appel<br />
582
398. Mais peu importe que l'opposition soit qualifiée ou non de voie<br />
de recours ordinaire, elle est certainement la voie de rétractation par<br />
excellence. C'est une voie de rétractation parce qu'elle "remet en<br />
question, devant le même juge, les points jugés par défaut pour qu'il soit à<br />
nouveau statué en fait et en droit" (article 572, alinéa 1 NCPC). Le même<br />
juge, c'est à dire le juge qui a déjà statué, va connaître de nouveau du<br />
procès parce que le plaideur doit être jugé contradictoirement. C'est la<br />
voie de rétractation par excellence parce que le même juge va connaître<br />
de l'ensemble de l'affaire, sans limitation expresse des causes d'ouverture<br />
de l'opposition comme c'est le cas pour le recours en révision 1873 . Le<br />
recours en révision est aussi une voie de rétractation 1874 , mais c'est une<br />
voie extraordinaire 1875 (pas d'effet suspensif 1876 ) qui n'est ouverte que<br />
dans quatre cas prévus par l'article 595 NCPC, qui sont des cas limités et<br />
qui portent, essentiellement, sur l'inexactitude des faits rapportés au<br />
juge 1877 . A la différence du recours en révision, l'opposition permet (et<br />
impose) au juge d'examiner l'ensemble de l'affaire dans tous ses<br />
éléments 1878 .<br />
1873 . Article 595 NCPC.<br />
1874 . Article 593 NCPC.<br />
1875 . Article 527 NCPC.<br />
1876 . Civ. 2 e , 11 janvier 1995, Dalloz Action, n° 6246, obs. Junillon.<br />
1877 . Sur le recours en révision V. supra in "L'effectivité de la mise en œuvre des arrêts<br />
européens", Première Partie, Titre II, Chapitre II, spéc. Section 2, § 2 A.<br />
1878 . De plus, mais c'est une exception, le recours en révision qui est ouvert contre la sentence<br />
arbitrale est porté devant la Cour d'appel (article 1491 NCPC). V. J. Vincent et S. Guinchard,<br />
préc. n° 1500 : "(il) se présente alors, et c'est le seul cas, comme une voie de réformation".<br />
583
A ces différences près, l'opposition et le recours en révision<br />
appartiennent à la même catégorie, ce sont des voies de rétractation<br />
puisque c’est le même juge qui va connaître de nouveau de l'affaire. A<br />
l'opposé, l'appel est une voie de réformation puisqu'il remet la chose<br />
jugée devant un autre juge 1879 .<br />
399. L'opposition et le recours en révision étant des voies de<br />
rétractation, les mêmes magistrats peuvent composer la juridiction qui<br />
délibère de la décision objet de l'opposition 1880 ou du recours en<br />
révision 1881 . L'identité de composition de la juridiction se prononçant sur<br />
l'opposition ou sur le recours en révision d'une précédente décision<br />
rendue par défaut n'est pas contraire, selon la Cour de cassation, à<br />
l'exigence du tribunal impartial édictée par l'article 6 de la<br />
Convention. 1882 / 1883 .<br />
400. Les prises de position de la deuxième chambre civile et de la<br />
chambre criminelle de la Cour de cassation quant à la compatibilité de la<br />
composition des juridictions en cas de rétractation avec le principe de<br />
1879 . En ce sens, J. Héron, Droit judiciaire privé, préc. n° 570.<br />
1880 . Civ. 2 e , 5 février 1997, 2 e esp., D. 1997, IR p. 63 ; Dalloz Affaires 1997, n° 10, Chron. n° 9,<br />
p. 313 ; sur cette affaire V.L. Cadiet, Droit judiciaire privé, deuxième édition, préc. n° 1629 (obs.<br />
approb.).<br />
1881 . Civ. 2 e , 5 février 1997, 1 re esp., D. 1997, IR p. 63 ; Dalloz Affaires 1997, n° 10, loc. cit.<br />
1882 . V. Crim., 23 octobre 1996, D. 1997, IR p. 13. Cet arrêt porte sur la compatibilité de l'identité<br />
de composition d'une juridiction avec l'article 6 de la Convention, suite à l'exercice de<br />
l'opposition.<br />
1883 . A condition que le juge n'ait pas déjà participé au jugement de l'affaire en première<br />
instance. Dans une telle hypothèse, il ne peut connaître du recours en révision de l'arrêt rendu<br />
584
l'impartialité, ne semblent pas prêter à discussion eu égard à la<br />
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme,<br />
essentiellement des arrêts Thomann c/ Suisse 1884 et De Haan c/ Pays<br />
Bas 1885 .<br />
Dans l'affaire Thomann du 10 juin 1996 un tribunal pénal suisse a<br />
statué sur la même affaire, d'abord par défaut, ensuite en présence de<br />
l'intéressé suite à l'exercice du recours en révision. La Cour de<br />
Strasbourg a conclu à la non-violation de l'article 6.1 de la Convention<br />
bien que les décisions aient été rendues par les mêmes juges. La Cour<br />
constate, dans cette affaire Thomann, que les juges qui réexaminent<br />
l'affaire en présence de l'intéressé alors qu'ils ont dû d'abord le juger par<br />
défaut, ne sont pas liés par leur première décision. Au contraire, ils<br />
réexaminent, conformément au droit suisse, l'ensemble de l'affaire, qui<br />
fait "cette fois" l'objet d'un débat contradictoire. La nécessité de ne pas<br />
avantager un condamné absent 1886 qui se verrait avantagé par rapport<br />
aux autres prévenus qui comparaissent au procès et le respect du "délai<br />
sur appel de ce jugement. En ce sens, Civ. 2 e , 3 novembre 1993, Bull. civ. III, n° 307, p. 171 ;<br />
sur cette affaire V. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n° 1500 (obs. approb.).<br />
1884<br />
. CEDH, 10 juin 1996, Thomann c/ Suisse, Rec. 1996-III ; D. 1997, somm. comm. p. 207-8,<br />
obs. approb. Renucci.<br />
1885<br />
. CEDH, 26 août 1997, De Haan c/ Pays Bas, Rec. 1997-IV ; AJDA 1997, p. 987, obs. Flauss<br />
; du même auteur, Chronique , RGDP, 1998-2, p. 233-4 ; sur cette affaire V. aussi S. Guinchard,<br />
"Le procès équitable, droit fondamental ?", AJDA 1998, préc. ; cf. J. Vincent et S. Guinchard,<br />
préc., n° 527, p. 399 (pour une position de principe) ; pour des observations "prémonitoires" en<br />
la matière V. S. Guinchard et T. Moussa, Gaz. Pal. 1986, p. 89.<br />
1886<br />
. Comp. CEDH, 23 novembre 1993, Poitrimol c/ France, Série A, n° 277-A : la Cour de<br />
Strasbourg dit que l'irrecevabilité du pourvoi du requérant, au motif qu'une personne n'ayant pas<br />
obéi à un mandat d'arrêt n'est pas en droit de charger un avocat de se pourvoir contre la<br />
condamnation, s'analyse en une sanction disproportionnée, constitutive de violation de l'article 6.<br />
585
aisonnable", font qu'une juridiction n'a pas à modifier sa composition lors<br />
de la seconde décision dans la même instance.<br />
Dans l'affaire De Haan du 26 août 1997, la requérante saisit une<br />
commission de recours néerlandaise à fin d'appel contre une décision<br />
prévoyant la fin de son droit à indemnités de maladie. La commission de<br />
recours suivit la procédure simplifiée connue sous le nom de "procédure<br />
de l'expert médical permanent". Le président de la commission débouta la<br />
requérante suite à un examen médical opéré par un expert médical<br />
permanent près la commission de recours. La requérante forma alors<br />
opposition et annonça son intention de récuser le président de la<br />
commission après avoir appris que ledit magistrat officierait comme<br />
président de la chambre de la commission de recours constituée pour<br />
réexaminer l'affaire. La chambre de recours rejeta la demande de<br />
récusation et repoussa l'opposition. La requérante contestait devant les<br />
organes de contrôle de Strasbourg l'impartialité objective du magistrat qui<br />
avait présidé la chambre de la commission de recours après avoir rendu<br />
une première décision sur le fond.<br />
La Cour européenne des droits de l'homme estime que la<br />
procédure de l'expert médical permanent n'est pas comparable à une<br />
procédure par défaut, telle que celle de l'affaire Thomann, dans laquelle la<br />
586
partie ("l'accusé" 1887 ) n'est ni présente, ni représentée. La procédure en<br />
cause dans l'affaire De Haan "a comporté un examen médical de la<br />
requérante. Celle-ci a pu formuler les observations qu'elle jugeait<br />
appropriées, même si c'est devant un expert médical et non un juge. Elle<br />
a donc pris une part active dans l'établissement de l'avis de l'expert, qui<br />
devait former la base de la décision du président faisant fonction" 1888 . En<br />
d'autres termes, en la présente espèce, l'élément déterminant est que le<br />
même juge connaît deux fois de la même affaire, suite à l'exercice d'une<br />
voie de recours qui s'apparente à un appel ou tout au moins qui n'est une<br />
opposition qu'en apparence. En réalité, et suite à l'examen des faits 1889 , il<br />
devient clair que la première procédure n'était pas une procédure par<br />
défaut. Le terme "opposition" est trompeur. Comme le souligne la Cour :<br />
"La situation se rapproche plus de celle examinée dans l'affaire<br />
Oberschlick c/ Autriche […] où un magistrat qui avait participé au<br />
jugement de première instance avait également pris part à l'examen d'un<br />
recours dirigé contre ce jugement" 1890 . La Cour conclut à la violation de<br />
l'article 6.1.<br />
1887 . La Cour parle d' "accusé” puisqu'elle se réfère à l'arrêt Thomann qui porte sur un procès<br />
pénal. On peut supposer que la même solution va s'appliquer au civil. V. arrêt De Haan, préc.<br />
par. 47.<br />
1888 . Arrêt De Haan du 26 août 1997, préc., par. 47.<br />
1889 . Sur l'autorité du précédent V. supra "Un pouvoir de pleine juridiction pour la Cour<br />
européenne des droits de l'homme", Première Partie, Titre I, Chapitre III ; aussi V. "Les actes<br />
juridictionnels au vu du droit européen: l'absence d'une méthode", Première Partie, Titre I,<br />
Chapitre II.<br />
1890 . Arrêt De Haan, préc. par. 51.<br />
587
401. Pour conclure, s'il est vrai que la Cour de Strasbourg établit en<br />
matière d'impartialité dite objective "des différenciations dont le caractère<br />
distinctif n'est pas toujours évident" 1891 , force est de constater que le droit<br />
positif français est conforme au droit processuel européen dans le<br />
domaine de la rétractation. Au regard de la jurisprudence européenne<br />
actuelle, la position de la Cour de cassation quant à la composition d'une<br />
juridiction en matière de jugement (lato sensu) sur opposition ou sur<br />
recours en révision ne pose aucun problème.<br />
§ 5. Le cas du renvoi après cassation en matière "civile" : une<br />
protection nationale plus ample qu'en droit européen conventionnel.<br />
402. En droit français, au vu des articles L.131-4 alinéa 1 er du Code<br />
de l'organisation judiciaire et 626 NCPC, en cas de cassation l'affaire est<br />
renvoyée, sauf disposition contraire, devant une autre juridiction de même<br />
nature que celle dont émane l'arrêt ou le jugement cassé ou devant la<br />
même juridiction composée d'autres magistrats. La détermination de la<br />
juridiction de renvoi relève de la Cour de cassation, sauf, bien sûr, en cas<br />
1891 . J.-F. Flauss, Chronique, RGDP, 1998-2, p. 233.<br />
588
de cassation sans renvoi 1892 . En règle générale, le renvoi est ordonné<br />
devant une juridiction "dont le ressort est limitrophe de celui de la<br />
juridiction ayant précédemment statué" 1893 , c'est à dire une autre<br />
juridiction du même ordre et du même degré 1894 .<br />
En revanche, le renvoi est opéré devant la même juridiction<br />
autrement composée lorsque cette juridiction est "seule à être légalement<br />
compétente" 1895 , par exemple en matière disciplinaire 1896 . Cette hypothèse<br />
semble connaître un régime particulier en matière de procédure collective<br />
en cas d'ordonnance du juge commissaire : l'affaire n'est pas renvoyée<br />
devant la même juridiction, c'est à dire qu’elle n'est pas renvoyée devant<br />
le tribunal de commerce ayant ouvert la procédure collective, ce qui était<br />
le cas auparavant 1897 . La chambre commerciale de la Cour de cassation<br />
renvoie l'affaire devant une autre juridiction, un tribunal limitrophe qui n'est<br />
pas celui de la procédure 1898 . On ne peut que supposer que la Cour<br />
suprême manifeste une certaine méfiance à l'égard des tribunaux de<br />
commerce.<br />
1892 . Les cassations sans renvoi ne représentent que 5 à 10 % du nombre total des censures. V.<br />
en ce sens, A. Perdriau et F. Derrida, note sous Com. 14 mai 1996, D. 1997, Jur. p. 161, note 1.<br />
1893 . J. Boré, La cassation en matière civile, préc., n° 3280.<br />
1894 . En ce sens, A. Perdriau et F. Derrida, op. cit., loc. cit.<br />
1895 . J. Boré, La cassation en matière civile, préc., n° 3284.<br />
1896 . V. Civ. 1 re , 17 mars 1885, D. 1885, 1, Jur. p. 250.<br />
1897 . V. p. ex. Com., 16 juillet 1982, Bull. IV, n° 273.<br />
1898 . En ce sens, Com. 5 décembre 1995, D. 1996, Jur. p. 125, note (crit.) Derrida ; 14 mai 1996,<br />
D 1997, Jur. p. 160, note (crit.) A. Perdriau et F. Derrida.<br />
589
En général, le droit positif national est donc fixé de manière claire :<br />
le juge de cassation renvoie l'affaire devant une autre juridiction du même<br />
ordre et du même degré que ceux de la juridiction ayant précédemment<br />
statué. Il le fait dans l'arrêt même qui prononce la cassation 1899 , par un<br />
acte considéré comme étant une mesure d'administration judiciaire 1900 ,<br />
donc un acte qui n'a pas à être motivé.<br />
403. La Cour suprême française rappelle qu'en cas de cassation<br />
l'affaire ne peut pas être renvoyée devant une juridiction de renvoi<br />
présidée par un magistrat qui a participé au délibéré de l'arrêt cassé 1901 .<br />
Mais ce faisant, la troisième chambre civile ne se contente pas de viser<br />
exclusivement l'article L.131-4 COJ. Elle casse sur le double fondement<br />
des articles L.131-4 COJ et 6 de la Convention.<br />
On considère, au contraire, que le droit français devance en ce<br />
domaine le droit processuel européen et que la troisième chambre civile<br />
de la Cour de cassation opère une application à tort et à travers de<br />
1899 . J. Boré, La cassation en matière civile, n° 3279.<br />
1900 . En ce sens, A. Perdriau et F. Derrida, note préc.<br />
1901 . Civ. 3 e , 11 juin 1987, Gaz. Pal. 1988, somm. ann. p. 36, obs. Guinchard et Moussa ; RTD<br />
civ. 1993, p. 876-7, obs. Normand ; sur cet arrêt V. aussi G. Rouhette, "La procédure civile et la<br />
Convention européenne des droits de l'homme", Colloque, Le Nouveau Code de procédure<br />
civile : vingt ans après, 11 et 12 décembre 1997 (obs. approb. in n° 18, p. 312).<br />
590
l'article 6 de la Convention. Cette position ressort des arrêts Ringeisen 1902 ,<br />
Diennet 1903 et, à titre subsidiaire, de l'arrêt De Haan 1904 / 1905 .<br />
404. Les deux premiers arrêts (Ringeisen et Diennet), abordent<br />
expressément le domaine du renvoi après cassation sous l'angle de<br />
l'impartialité dite objective et de la théorie des apparences. Le troisième<br />
arrêt (De Haan) confirme une prise de position générale du droit positif<br />
européen.<br />
Dans l'affaire Ringeisen, le requérant avait attaqué devant une<br />
commission régionale des transactions immobilières la décision par<br />
laquelle une commission de district avait refusé d'approuver le contrat de<br />
vente passé par lui avec un couple. La commission régionale ayant<br />
débouté Ringeisen, il a saisi, avec succès, la Cour constitutionnelle<br />
autrichienne; suite à l'arrêt de cassation, la commission régionale<br />
(instance, cette fois-ci, de renvoi) a dû statuer à nouveau sur les<br />
circonstances de la cause.<br />
1902<br />
. CEDH, 17 juillet 1971, Ringeisen c/ Autriche, Série A, n° 13 (sur cette affaire V. supra<br />
Première Partie, Titre I, Chapitre II).<br />
1903<br />
. CEDH, 26 septembre 1995, Diennet c/ France, Série A, n° 325-A ; AJDA 1996, p. 378 et p.<br />
384, obs. Flauss ; Dalloz Action, n° 2136, obs. Fricéro ; Gaz. Pal. 1996, Jur. p. 529, obs.<br />
Flecheux ; aussi V. R. Koering-Joulin, "Introduction générale" in Les nouveaux développements<br />
du procès équitable au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, préc. p. 21,<br />
obs. crit.<br />
1904<br />
. Préc.<br />
1905<br />
. Il va de soi que nos affirmations sont faites sous réserve d'une tout autre application in casu<br />
et in concreto de la Cour de Strasbourg.<br />
591
Le requérant invoqua devant les organes de contrôle de<br />
Strasbourg, entre autres, la partialité de deux membres de cette<br />
commission régionale, puisqu'ils avaient pris part à la décision<br />
initialement censurée par la Cour constitutionnelle. La Cour européenne<br />
des droits de l'homme dit qu’ "on ne saurait poser en principe général<br />
découlant du devoir d'impartialité qu'une juridiction de recours annulant<br />
une décision administrative ou judiciaire a l'obligation de renvoyer l'affaire<br />
à une autre autorité juridictionnelle ou à un organe autrement constitué de<br />
cette autorité" 1906 .<br />
Dans l'arrêt Diennet c/ France du 26 septembre 1995 1907 , le<br />
requérant, médecin généraliste résidant à Paris, fit l'objet de poursuites<br />
pour manquement aux règles de déontologie de la profession. Suite à une<br />
première décision du conseil régional de l'Ordre des médecins qui avait<br />
prononcé sa radiation du tableau, il fit appel devant la section disciplinaire<br />
du conseil national de l'Ordre des médecins. La section disciplinaire du<br />
conseil national lui infligea la sanction d'interdiction d'exercer la médecine<br />
pendant trois ans. Saisi par le requérant, le Conseil d'Etat annula cette<br />
décision. Sur renvoi, la section disciplinaire du conseil national infligea de<br />
nouveau la même sanction à l'intéressé. Au sein de cette section<br />
disciplinaire, trois des sept membres de ladite section – dont le rapporteur<br />
– avaient pris part à la première décision initialement censurée ; ils<br />
1906 . Arrêt Ringeisen, préc. par. 97.<br />
592
"avaient déjà connu de l'affaire en appel" 1908 . Selon la Cour européenne<br />
des droits de l'homme "on ne peut voir un motif de suspicion légitime dans<br />
la circonstance que trois des sept membres de la section disciplinaire ont<br />
pris part à la première décision" 1909 .<br />
La solution dans l'arrêt Diennet se limite-t-elle au seul contentieux<br />
disciplinaire ? On ne le croit pas. S'il est vrai que la Cour de Strasbourg<br />
se prononce par rapport au cas d'espèce (ce qui est de toute manière<br />
toujours le cas), il reste néanmoins que la Cour ne fait pas sien l'argument<br />
du gouvernement français quant à "l'unicité de la section disciplinaire" 1910 .<br />
Elle renvoie aux faits de l'arrêt Ringeisen 1911 , alors que la Commission<br />
rappelle, dans cet arrêt Diennet, la solution de l'arrêt Ringeisen 1912 .<br />
L'affaire Ringeisen 1913 ne concerne pas le contentieux disciplinaire. De<br />
plus, la Cour s'était prononcée dans cet arrêt Ringeisen, en termes de<br />
principe.<br />
Enfin, dans l'arrêt De Haan 1914 , arrêt qui ne concerne pas le<br />
domaine du renvoi après cassation, la Cour dit, par un obiter dictum, que<br />
l'affaire De Haan se distingue de l'affaire Diennet, puisque,<br />
1907<br />
. Préc.<br />
1908<br />
. Arrêt Diennet, préc., par. 36.<br />
1909<br />
. Arrêt Diennet, par. 38. La Cour de Strasbourg dit, par huit voix contre une, qu'il n'y a pas eu<br />
violation de l'article 6 quant au grief du requérant relatif au manque d'impartialité de la juridiction<br />
ordinale.<br />
1910<br />
. Arrêt Diennet; préc. par. 37.<br />
1911<br />
. Arrêt Diennet; préc. par. 38.<br />
1912<br />
. Arrêt Diennet; préc. par. 37.<br />
593
"Contrairement à l'affaire Diennet, il n'y avait pas eu de décision<br />
intermédiaire rendue par une autorité supérieure" 1915 . L'élément<br />
déterminant pour conclure à la non-violation de l'article 6 devant une<br />
instance d'appel qui juge et rejuge de la même affaire est, à l'évidence, la<br />
"décision intermédiaire rendue par une autorité supérieure". C'est donc le<br />
cas du renvoi après cassation qui se distingue clairement des autres<br />
hypothèses d'interdiction de connaître plusieurs fois de la même affaire.<br />
Par conséquent, le droit national dépasse le droit européen<br />
conventionnel puisque, au vu du droit français, le juge qui a déjà participé<br />
au délibéré d'une affaire ne peut pas connaître de la même affaire en tant<br />
que membre de la juridiction de renvoi statuant après cassation, alors qu'il<br />
semble pouvoir le faire au vu du droit européen. En cas de renvoi après<br />
cassation, le droit français satisfait davantage que le droit jurisprudentiel<br />
européen l'exigence de l'impartialité dite objective.<br />
405. A la différence des hypothèses qu'on vient d'examiner, il y a<br />
aussi une multitude de cas qui ne satisfont pas entièrement, en l'état<br />
présent du droit, à l'exigence de l'indépendance et de l'impartialité. En<br />
effet, l'opinion préconçue du juge peut être qualifiée d'élément équivoque<br />
1913 . Arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, préc.<br />
1914 . Arrêt De Haan du 26 août 1997, préc.<br />
1915 . Arrêt De Haan, par. 51.<br />
594
de violation de l'article 6.1 de la Convention. L'ensemble de ces cas<br />
indique une délimitation malaisée de l'indépendance et de l'impartialité.<br />
595
SECTION 2. LA DÉLIMITATION MALAISÉE DE L'INDÉPENDANCE ET DE<br />
L'IMPARTIALITÉ<br />
406. L'examen de la jurisprudence européenne en matière<br />
d'impartialité dite objective et du droit français tel qu'il se développe sous<br />
l'emprise européenne dans les domaines de la procédure civile, du<br />
contentieux disciplinaire et des procédures collectives, démontre que la<br />
distinction entre une opinion préconçue du juge que l'on estime légitime et<br />
même justifiée et celle que l'on tient pour inacceptable se traduit, en<br />
réalité, dans une démarcation entre l'opinion préétablie officielle (donc<br />
illégitime) et celle qui est officieuse (donc acceptable puisque difficilement<br />
discernable). Ce rééquilibrage, imparfait dans son essence même,<br />
constitue néanmoins une avancée. Il puise sa source dans le phénomène<br />
ici décrit, selon lequel "le processuel est l'élément déterminant du<br />
substantiel". Ce rééquilibrage révèle, par-là même, l'influence et les<br />
limites du droit processuel, droit primordial, droit imparfait.<br />
407. En ce qui concerne l'exercice successif par le même magistrat<br />
des fonctions de poursuite, d'instruction, de mise en détention provisoire<br />
et de jugement sous l'angle de l'impartialité dite objective au pénal, le<br />
596
droit positif européen peut se résumer, au vu des arrêts Piersack 1916 , De<br />
Cubber 1917 , Hauschildt 1918 , Sainte-Marie 1919 , Fey 1920 , Padovani 1921 ,<br />
Nortier 1922 , Saraiva de Carvalho 1923 et Bulut 1924 / 1925 , de la manière suivante<br />
: l'exercice successif par le même juge de fonctions distinctes dans une<br />
même affaire n'est pas en soi incompatible avec l'exigence de<br />
l'impartialité dite objective dès lors que les diverses mesures prises par le<br />
magistrat dans l'exercice de ces fonctions antérieures ne l'amènent pas à<br />
préjuger du fond. Si l'écart entre la phase de l'instruction et l'issue du<br />
procès est infime (le cas Hauschildt) et s’il y a une véritable appréciation<br />
de fond lors de l'instruction (c'était le cas dans l'affaire Piersack 1926 et<br />
1916 . CEDH, 1 er octobre 1982, Piersack c/ Belgique, Série A, n° 53 ; sur cette affaire V. J.-M.<br />
Piret, "Impartialité du juge et suspicion légitime", Mélanges J. Velu, Tome II, Bruylant, Bruxelles,<br />
1992, p. 857 et s. ; V. également M. Degoffe, La juridiction administrative spécialisée, thèse,<br />
préc., spéc. p. 332-3.<br />
1917 . CEDH, 26 octobre 1984, De Cubber c/ Belgique, Série A, n° 86 ; V. J.-M. Piret, "Impartialité<br />
du juge et suspicion légitime", op. cit., loc. cit.<br />
1918 . CEDH, 24 mai 1989, Hauschildt c/ Danemark, Série A, n° 154 ; V. les observations<br />
"prémonitoires" de Velu et M. Ergec quant à l'infléchissement ultérieur de la notion d'impartialité<br />
objective par la Cour sous l'angle du cumul des fonctions, in J. Velu et R. Ergec, La Convention<br />
européenne des droits de l'homme, préc., n° 553.<br />
1919 . CEDH, 16 décembre 1992, Sainte-Marie c/ France, Série A, n° 253-A ; D. 1993, somm.<br />
comm. p. 384-5, obs. Renucci ; JCP 93, I, 3654, n° 13, obs. Sudre.<br />
1920 . CEDH, 24 février 1993, Fey c/ Autriche, Série A, n° 255 ; JCP 94, I, 3742, n° 18, obs. crit.<br />
Sudre.<br />
1921 . CEDH, 26 février 1993, Padovani c/ Italie, Série A, n° 257-B ; JCP 94, I, 3742, n° 18, obs.<br />
crit. Sudre ; V. également R. Koering-Joulin, "Introduction" in Les nouveaux développements du<br />
procès équitable au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, op. cit., p. 22.<br />
1922 . CEDH, 24 août 1993, Nortier c/ Pays Bas, Série A, n° 267 ; JCP 94, I, 3742, n° 19 obs.<br />
Sudre.<br />
1923 . CEDH, 22 avril 1994, Saraiva de Carvalho c/ Portugal, Série A, n° 286-B ; JCP 95, I, 3823,<br />
n° 26 obs. Sudre.<br />
1924 . CEDH, 22 février 1996, Bulut c/ Autriche, préc.<br />
1925 . Sur l'ensemble de cette jurisprudence V. J. van Compernolle, obs. RTDH 1994, p. 429 et s.<br />
; aussi V. F. Matscher, "La notion de tribunal au sens de la CEDH" in Les nouveaux<br />
développements du procès équitable, op. cit., spéc. p. 42-5 ; aussi V. F. Ferrand, "La<br />
Convention européenne des droits de l'homme et la Cour de cassation française", RIDC, 3-<br />
1995, p. 691 et s., spéc. p. 698 ; enfin V. R. Koering-Joulin, "Le juge impartial", Justices, 1998-<br />
10, p.1 et s., spéc. p. 11-12.<br />
1926 . Dans l'arrêt Piersack, l'exercice successif par un juge des fonctions de procureur ayant<br />
aussi participé "à l'instruction de l'affaire" et de président de cour d'assises constitue, selon la<br />
Cour, une violation de l'article 6.<br />
597
surtout dans l'affaire Hauschildt 1927 ), la solution est alors que "qui instruit<br />
ne peut juger". Si l'écart entre la phase de l'instruction et l'issue du procès<br />
est infime mais que l'instruction présente un tel niveau d'automaticité<br />
qu'elle est réduite à un contrôle de légalité objective 1928 (tel fut le cas dans<br />
les affaires Padovani et Bulut), alors, "qui instruit peut juger", la Cour<br />
conclut à la non-violation de l'article 6.<br />
Ainsi par exemple dans l'affaire Padovani, dans un cas de flagrant<br />
délit avec aveu du requérant, l'exercice successif par le pretore de<br />
l'instruction sommaire (audition de l'intéressé, confirmation de<br />
l'arrestation, remise du mandat d'arrêt, citation à comparaître) et du<br />
jugement (juge unique) n'est pas incompatible avec l'article 6.1 (décision<br />
de la Cour à l'unanimité). De même, dans l'affaire Bulut 1929 , le magistrat<br />
n'était chargé ni de l'instruction ("de préparer le dossier") ni de la clôture<br />
de ladite instruction ("d'ordonner le renvoi en jugement du prévenu"). Le<br />
rôle du magistrat, dit la Cour, était "limité dans le temps", il consistait à<br />
interroger deux témoins. Par conséquent, "il n'emportait aucune<br />
1927 . En l'espèce, le juge du fond était auparavant le juge de la détention qui avait décidé de<br />
maintenir le requérant en détention provisoire en se fondant sur des "soupçons particulièrement<br />
renforcés". La Cour dit, par douze voix contre cinq, qu'il y a eu violation de l'article 6.1.<br />
1928 . On serait presque tenté de dire que le contrôle qui présente un tel niveau d'automaticité est<br />
comparable à celui du juge civil du gracieux, bien qu'en réalité, seule une partie de la fonction<br />
gracieuse soit ainsi réduite. V. G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, préc. n° 22, p. 13 ; aussi<br />
V. supra Première Partie, Titre I, Chapitre I.<br />
1929 . Arrêt Bulut, préc. par. 34.<br />
598
appréciation des éléments produits, ni n'exigeait que ledit magistrat prît<br />
une quelconque conclusion quant au rôle du requérant" 1930 .<br />
De manière spécifique, le cumul des fonctions de la détention<br />
provisoire et du jugement ne constitue pas, en tant que tel, une cause<br />
d'incompatibilité avec l'exigence de l'impartialité dite objective 1931 dès lors<br />
que la détention provisoire ne se fonde pas sur des certitudes quant à la<br />
culpabilité de l'individu 1932 . De plus, la décision sur la détention provisoire<br />
par le juge du fond ne viole pas l'article 6 dès lors que d'autres données<br />
valables, essentiellement des aveux 1933 et des preuves matérielles 1934 ,<br />
corroborent celle-ci.<br />
Cependant, force est de constater que la distinction entre une<br />
décision de détention provisoire et/ou une instruction qui ne préjugent pas<br />
du fond et celles qui amènent le juge à préjuger du fond est loin d'être<br />
évidente. La Cour insiste, à plusieurs reprises, sur le fait que "ce qui<br />
compte est l'étendue et la nature des mesures adoptées par le juge avant<br />
1930<br />
. Arrêt Bulut, par. 34.<br />
1931<br />
. V. arrêt Hauschildt du 24 mai 1989, préc., par. 50-53 (pour une affirmation de principe) ;<br />
pour des applications V. arrêt Sainte-Marie du 16 décembre 1992, par. 33 ; arrêt Padovani du 26<br />
février 1993, préc. ; arrêt Nortier du 24 août 1993, préc., par. 33.<br />
1932<br />
. Comp. l'arrêt Hauschildt – le juge de la détention doit s'assurer de l'existence de "soupçons<br />
particulièrement renforcés" du fait que l'intéressé ait commis les infractions (violation de l'article<br />
6) – et l'arrêt Nortier dans lequel la Cour conclut à la non-violation de l'article 6 (le juge des<br />
enfants néerlandais agissant à titre de juge de la détention peut décider la détention provisoire<br />
sur la base d' "indices sérieux"!).<br />
1933<br />
. Contrairement à l'affaire Hauschildt (pas d'aveu – violation de l'article 6.1), dans les trois<br />
autres affaires susmentionnées (Sainte-Marie, Padovani et Nortier), les intéressés avaient<br />
admis les infractions.<br />
1934<br />
. Dans l'arrêt Padovani par exemple, c'était un cas de flagrant délit, le requérant s'était fait<br />
arrêter "en possession de matériel volé".<br />
599
le procès" 1935 , mais c'est précisément la portée et la nature des mesures<br />
en question qui apparaissent comme étant contestables sous l'angle de<br />
l'absence d'une opinion préconçue. Précisons ce point.<br />
Si la jurisprudence Padovani mérite l'approbation sous l'angle<br />
édifiant du "processuel, élément déterminant du substantiel", (une<br />
instruction souple dans un cas de flagrant délit qui fait que la procédure<br />
interne répond à l'exigence du délai raisonnable, point non négligeable en<br />
Italie), le même jugement de valeur est difficilement acceptable pour<br />
certaines autres affaires. Ainsi, par exemple, dans l'arrêt Fey, le juge<br />
autrichien de l'affaire avait mené, avant le procès, des investigations<br />
préliminaires et avait ouï la plaignante. Le requérant avait déclaré à celle-<br />
ci (la plaignante était la bailleresse du requérant) que sa femme était très<br />
malade et qu'il attendait le versement d'une pension. Sur la base de ces<br />
déclarations, la plaignante-bailleresse renonça au loyer et remit même de<br />
l'argent au requérant. Le juge autrichien procéda à vérifier si des<br />
versements avaient été opérés sur le compte du requérant et s'il avait<br />
réclamé ou reçu une pension 1936 . Mais ceci était précisément l'enjeu du<br />
litige : le requérant était soupçonné d'escroquerie, or, en l'absence de<br />
versements sur son compte bancaire et en l'absence de pension,<br />
l'escroquerie était quasi-certaine. L'argument de la Cour selon lequel "il<br />
1935 . V. arrêt De Cubber, préc. par. 29-30 ; arrêt Fey, préc., par. 30 ; arrêt Nortier, préc., par. 33.<br />
1936 . Arrêt Fey, préc. par. 32 et 7 (pour les faits).<br />
600
n'apparaît pas que les diverses mesures prises […] fussent propres à<br />
amener (le juge) à préjuger du fond" 1937 ne résiste pas à l'examen.<br />
De même, dans l'arrêt Nortier, le juge du fond avait d'abord agi à<br />
titre de juge d'instruction 1938 et accueilli, à ce titre, "la demande du parquet<br />
tendant à un examen psychiatrique" 1939 du requérant; ensuite il statua<br />
quatre fois sur la détention provisoire du même requérant 1940 . A chaque<br />
fois, il décida le maintien en détention 1941 . La Cour de Strasbourg dit, à<br />
l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6.1. D'une part, le juge<br />
en question "n'usa pas de ses pouvoirs de juge d'instruction" 1942 , d'autre<br />
part les questions à trancher par ce juge aux fins des décisions relatives à<br />
la détention provisoire "ne coïncidaient pas avec celles qu'il dut traiter en<br />
se prononçant sur le fond" 1943 .<br />
Le processuel rejoint le substantiel en ce sens que la Cour<br />
européenne des droits de l'homme ne conclut pas à la violation de l'article<br />
6.1 dans des procédures de juge unique (affaires Fey, Nortier et Padovani<br />
respectivement, juge unique du tribunal de district 1944 , juge des enfants<br />
1937<br />
. Arrêt Fey, par. 34.<br />
1938<br />
. Arrêt Nortier, préc. par. 31.<br />
1939<br />
. Arrêt Nortier, par. 34.<br />
1940<br />
. Arrêt Nortier, par. 31.<br />
1941<br />
. Arrêt Nortier, par. 9 et 10. (le requérant en question était un violeur récidiviste).<br />
1942<br />
. Arrêt Nortier, par. 34. Sous cet angle, l'affaire Nortier se rapproche de l'affaire Bulut et se<br />
distingue de l'affaire Hauschildt.<br />
1943<br />
. Arrêt Nortier, par. 35. Sous cet angle, l'affaire Nortier se rapproche de l'affaire Bulut et se<br />
distingue de l'affaire Hauschildt.<br />
1944<br />
. Arrêt Fey, par. 13<br />
601
néerlandais 1945 et pretore italien 1946 ), procédures souples 1947 qui<br />
concernent des justiciables dont la culpabilité ne fait pas de doute 1948 .<br />
La ligne de conduite qui ressort de cette jurisprudence présente, en<br />
effet, un caractère malléable 1949 de telle manière que la notion<br />
d'impartialité objective apparaît désormais comme étant singulièrement<br />
subjective 1950 . L'élément déterminant ne semble pas être de savoir si les<br />
appréhensions de l'intéressé peuvent passer pour objectivement<br />
justifiées 1951 . Plutôt, la Cour adopte une approche "casuistique" 1952 de la<br />
notion d'impartialité objective, approche qui reflète fidèlement sa méthode<br />
générale telle qu'elle a été décrite dans la présente étude : le juge<br />
européen opère un contrôle dans les circonstances de la cause par un<br />
jugement imprégné des considérations d'équité. Ce jugement ne devrait<br />
pas, a priori, avoir vocation à devenir une règle générale, sous réserve de<br />
l'autorité du précédent ; on s'efforce pourtant (les juges, les avocats, la<br />
doctrine) de lui attribuer une telle portée. Par conséquent, l'analytique de<br />
l'impartialité dite objective est viciée dans son essence même puisque la<br />
1945<br />
. Arrêt Nortier, par. 18 et 31.<br />
1946<br />
. Arrêt Padovani ; V. supra.<br />
1947<br />
. V. par ex., arrêt Padovani, supra ; aussi V. arrêt Nortier, par. 18.<br />
1948<br />
. Affaires Fey et Nortier respectivement : un escroc et un violeur récidiviste ; affaire Padovani<br />
: cas de flagrant délit de possession de matériel volé.<br />
1949<br />
. En ce sens, J. Normand, obs., RTD civ. 1993, p. 875.<br />
1950<br />
. En ce sens, J.-F. Flauss, obs., RGDP, 1998-2, p. 233.<br />
1951<br />
. V. cep. P. Lambert, "Vers un assouplissement de la notion d'impartialité objective", Journal<br />
des tribunaux, 1993, p. 390.<br />
1952<br />
. J.-F. Flauss, obs., RGDP, 1998-2, loc. cit. On admet volontiers que la Cour adopte cette<br />
approche "casuistique" au sens péjoratif du terme, c'est à dire que la Cour démontre une<br />
"subtilité complaisante" envers des procédures "souples" (à juge unique) dans lesquelles ledit<br />
juge entreprend diverses mesures "d'instruction" qui l'amènent à préjuger du fond ; cf. G. Cohen<br />
602
Cour de Strasbourg répond à la question (fondamentale) "le droit est ou le<br />
droit doit être" par le droit "doit être", "dans les circonstances du cas<br />
d'espèce", alors que la jurisprudence française et la doctrine essayent de<br />
tirer des conclusions au-delà du cas d'espèce en tenant comme acquis<br />
(mais peuvent-ils procéder autrement ?) que le droit européen "est". Ce<br />
jugement analytique qui est vrai indépendamment des faits, par sa seule<br />
signification, ne correspond pas au droit jurisprudentiel européen des<br />
droits de l'homme. Sous cet angle, ce n'est pas une question de "tyrannie<br />
des apparences" 1953 , c'est une question de tyrannie de l'analytique.<br />
408. Nonobstant cette prise de position qui est pourtant valable, il<br />
s'agit d'essayer de transposer les directives données par la jurisprudence<br />
européenne en matière d'impartialité dite objective au pénal, dans les<br />
domaines voisins des cumuls de fonctions en matière civile, dans le<br />
contentieux disciplinaire et dans celui des procédures collectives. En<br />
l'absence de jurisprudence européenne spécifique à ces domaines, la<br />
jurisprudence européenne sur l'impartialité dite objective (qui porte<br />
essentiellement sur le pénal) constitue un indice vague et conjoncturel<br />
quant aux solutions à adopter. Elle devient plus claire, tout au moins sous<br />
l'angle de ses répercussions au civil, lorsqu'elle se conjugue avec la<br />
– Jonathan et J.-F. Flauss, obs., Justices, 1997-5, p. 207 (sur le besoin de cohérence de la<br />
jurisprudence européenne).<br />
1953 . V. cep. P. Martens, obs., RTDH 1996, p. 641.<br />
603
jurisprudence Oberschlick 1954 qui établit la prohibition pour le juge du<br />
premier degré d'être juge du second degré 1955 .<br />
409. En droit positif français, le conseiller de la mise en état 1956 qui<br />
déclare un appel irrecevable 1957 peut participer à la formation collégiale de<br />
la chambre de la Cour d'appel saisie de l'ordonnance déférée 1958 . La Cour<br />
de cassation considère que ce déféré d'une des ordonnances<br />
mentionnées à l'article 914, alinéa 2 NCPC n'a pas le caractère d'un<br />
appel 1959 , c'est un "incident" 1960 de procédure au sein de la même instance<br />
qui se poursuit. L'instance née du déféré est la même que celle poursuivie<br />
devant le magistrat de la mise en état ; elle a le même objet et ne peut<br />
être tenue pour un recours à un deuxième degré de juridiction au sens de<br />
l'article 543 NCPC 1961 .<br />
La participation du conseiller de la mise en état à la formation<br />
collégiale qui statue sur le déféré de son ordonnance ayant déclaré<br />
1954<br />
. Arrêt Oberschlick du 23 mai 1991, préc.<br />
1955<br />
. Arrêt Oberschlick, préc. par. 50.<br />
1956<br />
. C'est le magistrat de la mise en état en appel. Il appartient à la chambre à laquelle l'affaire<br />
est distribuée. V. article 910, alinéa 1 NCPC.<br />
1957<br />
. V. article 911 NCPC. Son ordonnance n'a pas autorité de la chose jugée (V. articles 910,<br />
alinéa 1 et 775 NCPC ; aussi V. Civ 2 e , 2 décembre 1987, D. 1989, somm. ann. p. 277, obs.,<br />
Julien ; 20 juillet 1988, Bull. civ. II, n° 184), mais l'ordonnance est motivée.<br />
1958<br />
. Article 914 NCPC. L'ordonnance fait l'objet d'un déféré par requête, le recours devant être<br />
fait dans les quinze jours de la date de l'ordonnance.<br />
1959 re<br />
. Civ. 1 , 3 mars 1992, Bull. civ. I, n° 73 ; JCP 93, II, 21997, note (crit.) du Rusquec ; RTD<br />
civ. 1993, p. 881-2, obs. crit. Normand ; sur cet arrêt V. également J. Vincent et S. Guinchard,<br />
préc., n° 527, p. 399 (obs. crit.).<br />
1960 e<br />
. Civ. 2 , 13 mars 1996, Bull. civ. II, n° 65, p. 41 ; D. 1996, somm. comm. p. 356-7, obs. crit.<br />
Julien ; sur cet arrêt et celui du 3 mars 1992 (préc.), V. S. Guinchard, "Le procès équitable, droit<br />
fondamental ?", AJDA 1998, (obs. crit.) ; aussi V. N. Fricéro, Dalloz Action, n° 2143, spéc. p.<br />
493-4.<br />
604
l'appel irrecevable, est à la frontière de la jurisprudence Oberschlick et de<br />
celle relative au cumul des fonctions sous l'angle de l'impartialité dite<br />
objective. Le déféré 1962 n'est pas un appel au sens d'un recours à un<br />
deuxième degré de juridiction au sens strict, puisque l'ordonnance du<br />
conseiller de la mise en état intervient au sein de l'instance d'appel. En<br />
revanche, le déféré est une voie de recours 1963 contre un acte<br />
juridictionnel. Le déféré remet en cause un acte du magistrat de la mise<br />
en état qui ne constitue, en cas d'ordonnance déclarant l'appel<br />
irrecevable, ni une mesure d'administration judiciaire, ni un donné-<br />
acte 1964 .<br />
Ceci dit et même si l'on considère, à l'instar de la Cour de<br />
cassation, que le déféré n'est qu'un incident de procédure au sein de<br />
l'instance d'appel, il reste que la participation du conseiller de la mise en<br />
état à la formation de la Cour d'appel qui statue sur son ordonnance, est<br />
en soi problématique. Le magistrat en question prend, en tant que juge<br />
"unique", une première décision juridictionnelle. Ensuite, il participe à la<br />
formation de la juridiction qui statue sur cette décision. Les questions à<br />
1961 . Paris, 21 avril 1988, D. 1988, IR p. 137.<br />
1962 . Sur la nature de la procédure de déféré V. L. Cadiet, Droit judiciaire privé, préc., n° 1443 ;<br />
du même auteur, Droit judiciaire privé, deuxième édition, préc., n° 1902 et n° 1563, p. 662, note<br />
450.<br />
1963 . En ce sens, E. du Rusquec, JCP 93, note, préc. ; cf. L. Cadiet, Droit judiciaire privé, op. cit.<br />
n° 1443 : "[…] elle permet à la cour de remettre en cause la décision […]".<br />
Comp. article 776, alinéa 3-1° NCPC.<br />
1964 . V. p. an. sur la nature juridique de l'ordonnance du juge de la mise en état qui "constate<br />
l'extinction de l'instance" (article 769 NCPC), qui doit être motivée (article 773, alinéa 2 NCPC)<br />
et qui peut faire l'objet d'un appel immédiat (article 776, alinéa 3-1° NCPC) ; sur cette question<br />
V. H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé, tome 3, préc. n° 382 et 394.<br />
605
trancher ne sont pas simplement coïncidentes – élément qui pourrait<br />
suffire en tant que tel pour établir une violation de la Convention 1965 – elles<br />
sont identiques. En somme, le magistrat de la mise en état ne préjuge<br />
pas simplement du fond 1966 , il juge "de sa propre décision" 1967 . Le droit à<br />
un tribunal impartial n'est pas respecté 1968 puisque la forme est le fond<br />
lorsqu'un appel est déclaré irrecevable par une juridiction qui comprend<br />
un membre-juge de sa propre décision. C'est une violation du droit<br />
européen conventionnel en raison des circonstances particulières de la<br />
matière : le conseiller de la mise en état est juge de sa propre décision<br />
qui peut présenter une importance considérable pour une partie, il<br />
apparaît comme juge et "partie" d'une décision qui préjuge du fond 1969 .<br />
410. Sous l'angle d'une appréciation in concreto du cas d'espèce,<br />
on aurait aussi pu s'attendre à une autre décision que celle qui a été<br />
rendue par la Cour d'appel de Bordeaux le 10 mai 1990 1970 . Dans cette<br />
affaire, un président de chambre de la Cour d'appel de Bordeaux, statuant<br />
en référé, par substitution au Premier Président, a fait droit à une<br />
1965<br />
. V. p. ex. arrêt Nortier, préc., par. 35 : "les questions à trancher […] aux fins desdites<br />
décisions ne coïncidaient pas avec celles qu'il dut traiter en se prononçant sur le fond"<br />
(argument a contrario).<br />
1966<br />
. V. p. ex. arrêt Fey, préc., par. 34.<br />
1967<br />
. J. Normand, RTD civ. 1993, p. 881-2.<br />
1968<br />
. S. Guinchard, "Le procès équitable, droit fondamental ?", préc.<br />
1969<br />
. V. aussi P. Bailly, obs., D. 1988, Jur. p. 528 : comme le souligne ce conseiller à une cour<br />
d'appel, "l'on doit considérer, contrairement à l'opinion d'un auteur (Rives, RTD civ. 1984, p.<br />
645) et à la pratique de certaines juridictions d'appel, que le conseiller de la mise en état dont<br />
l'ordonnance est contestée ne peut siéger dans la formation de la cour qui se prononce sur ce<br />
recours".<br />
1970<br />
. CA Bordeaux, 10 Mai 1990, Gaz. Pal. 1991, p. 188, note Renard ; R.T.D. civ. 1993, p. 879,<br />
obs. Normand.<br />
606
demande de suspension de l'exécution provisoire d'un jugement du<br />
tribunal de commerce frappé d'appel. Mais en ce faisant, il ne s'est pas<br />
contenté d'examiner en fait les conséquences manifestement excessives<br />
de l'exécution provisoire ; il a cru bon d'ajouter que lesdites conséquences<br />
étaient "d'autant plus excessives […] que le jugement frappé d'appel est<br />
susceptible de réformation […]". Cette affaire a été par la suite examinée<br />
au principal par une formation de la Cour d'appel présidée par le juge qui<br />
avait fait droit à la demande de suspension de l'exécution provisoire. La<br />
chambre de la Cour d'appel reproduisit, dans son arrêt, la motivation de<br />
l'ordonnance de référé de son président.<br />
La Cour de Bordeaux rappelle, à juste titre, que l'ordonnance de<br />
référé n'a pas, au principal, l'autorité de la chose jugée (article 488, alinéa<br />
1 NCPC) et que le juge peut connaître des différentes phases d'une<br />
procédure sans que les parties puissent demander sa récusation. Mais la<br />
Cour fait une mauvaise application de ces principes dans les<br />
circonstances du cas d'espèce. Le juge du principal peut connaître<br />
auparavant de l'affaire en référé (le référé ne lie pas la juridiction du<br />
principal) à condition qu’il ne s’agisse pas du référé-provision (article 809,<br />
alinéa 2 NCPC) lequel suppose que l’obligation ait été jugée "non<br />
sérieusement contestable" (violation de l'article 6 lorsque le juge du<br />
607
principal a auparavant attribué une provision 1971 ). Mais, lorsqu'un juge<br />
connaît de l'affaire et s'exprime, par écrit, sur les mérites de l'affaire au<br />
principal, même s'il le fait en référé, il ne peut pas connaître de cette<br />
affaire au principal. Contrairement à l'argument de la Cour d'appel de<br />
Bordeaux, ce n'est plus alors une question d'autorité de la chose jugée. Il<br />
y a violation du principe d'impartialité dite objective parce que ledit<br />
magistrat démontre une opinion préconçue, préétablie par rapport au<br />
principal, lors de l'examen de l'affaire au niveau du référé. En un mot : il<br />
préjuge du fond 1972 .<br />
A l'opposé, l'absence de pré-appréciation du fond est certaine dès<br />
lors que le juge se prononce sur des faits et sur un objet différents, le<br />
magistrat, ancien juge d'instruction, "demeurant libre de se former en<br />
toute objectivité une opinion sur l'affaire civile soumise à son examen" 1973 .<br />
La motivation est particulièrement juste et se distingue clairement de celle<br />
adoptée par la première chambre civile de la Cour de cassation selon<br />
1971 . En ce sens, Ass. plén., 6 novembre 1998, JCP 98, Actualité, p. 1991 ; JCP 98, II, 10198,<br />
rapp. P. Sargos. Selon le rapporteur M. Sargos, l'Assemblée plénière pourrait faire "un sort<br />
particulier au 'référé-provision' en excluant que le juge qui a statué en référé puisse siéger au<br />
fond" (et il devrait sans doute en être de même lorsqu'un juge des référés se prononce sur un<br />
trouble manifestement illicite). M. Sargos affirme aussi que l'article 341-5° NCPC ne vise pas le<br />
référé ; V. aussi Ph. Théry, "Judex gladii", préc., spéc. p. 485-6 (sur le référé-provision, "faux<br />
jumeau à côté des mesures provisoires", qui est en réalité, "un quasi-jugement au fond en la<br />
forme simplifiée").<br />
1972 . En ce sens CA Toulouse, 16 décembre 1992, Juris-Data n° 051527 : les propos du<br />
président du tribunal d'instance avant le débat contradictoire préjugent du fond (absence<br />
d'impartialité au sens de l'article 6.1)<br />
1973 . Civ. 2 e , 16 mars 1988, D. 1988, Jur. p. 527, note Bailly. (en l'espèce, le juge civil avait<br />
statué en appel sur une instance civile en restitution d'une somme d'argent remise au créancier<br />
poursuivant la vente d'un immeuble ; ce magistrat, ancien juge d'instruction, avait prononcé<br />
dans le passé une ordonnance de non-lieu sur une plainte déposée pour publicité mensongère<br />
608
laquelle: " le fait que les mêmes magistrats aient été appelés à connaître<br />
à la fois des aspects civils et pénaux d'un litige n'est pas de nature à<br />
priver les parties d'un procès équitable […] qu'il ne peut, au contraire<br />
qu'être favorable à une décision mieux éclairée" 1974 . Cette explication peut<br />
paraître lapidaire et contestable, une décision mieux éclairée suite à la<br />
connaissance de l'aspect pénal de l'affaire se rapproche de la notion<br />
d'opinion préconçue, tout au moins si l'on ne précisait pas que le droit<br />
positif accepte, en général, que le même juge se prononce sur des<br />
décisions successives dès lors qu'elles sont la suite nécessaire les une<br />
des autres 1975 et ceci, dans un souci de bon fonctionnement du<br />
système 1976 . Ainsi, par exemple, un juge peut se prononcer sur une<br />
astreinte puis statuer sur la demande de liquidation de cette astreinte 1977 ,<br />
et il peut prendre une mesure conservatoire puis statuer sur le fond de<br />
l'affaire 1978 .<br />
411. Dans le même ordre d'idées, l'absence cumulée d'objet et de<br />
cause n'est pas exigée pour établir la non violation de l'article 6.1 de la<br />
Convention lorsque le même juge connaît du litige entre les mêmes<br />
relative à la superficie de l'immeuble en question) ; dans le même sens, Civ. 2 e , 14 décembre<br />
1992, Bull. civ. II, n° 315, p. 156.<br />
1974 . Civ. 1 re , 29 mars 1989, Bull. civ. I, n° 143, p. 94 (en l'espèce, les mêmes magistrats ont<br />
connu du chef d'enlèvement d'enfant, puis d'une demande de transfert de l'autorité parentale).<br />
1975 . En ce sens J. Vincent et S. Guinchard, n° 527, p. 399.<br />
1976 . Mais il reste que le fait que le juge puisse se prononcer sur la suite nécessaire d'une<br />
décision, au civil, n'est pas comparable avec sa connaissance antérieure au pénal. Il serait<br />
souhaitable, selon nous, que toute connaissance antérieure au pénal prohibe la participation à la<br />
formation du jugement au civil.<br />
1977 . Civ. 2 e , 8 avril 1998, JCP 98, IV, 2273.<br />
609
personnes. Il suffit qu'il y ait un objet différent 1979 ou une cause<br />
différente 1980 pour que le juge puisse connaître d'un litige opposant les<br />
mêmes parties. A l'opposé, dans le domaine disciplinaire, il se peut que<br />
l'identité de litige et même de partie ne soit pas exigée pour établir la<br />
violation de l'article 6.1 de la Convention à propos des magistrats ayant<br />
déjà porté une appréciation sur les faits reprochés 1981 . Cette solution, à<br />
première vue surprenante, devient tout à fait compréhensible sous l'angle<br />
déterminant de l'appréciation in concreto du cas d'espèce : les magistrats<br />
en question avaient démontré une opinion préconçue, constitutive d’une<br />
violation de la Convention, dans une affaire civile antérieure en relevant la<br />
carence de l’avocat, poursuivi disciplinairement, dans l’affaire en<br />
question ; dès lors ils ne pouvaient pas participer à une instance de<br />
caractère disciplinaire engagée par le procureur général contre ledit<br />
avocat. L’affaire se rapproche donc de celle examinée par la Cour d’appel<br />
de Bordeaux le 10 mai 1990 1982 (mais la solution retenue est différente).<br />
1978<br />
. Ass. plén., 6 novembre 1998, JCP 98, Actualité, p. 1991 ; JCP 98, II, 10198, rapp. P.<br />
Sargos.<br />
1979 e<br />
. Civ. 2 , 12 janvier 1994, Bull. civ. II, n° 20 (le magistrat ayant connu en première instance<br />
du divorce des époux, il se prononce en appel sur la liquidation de la communauté entre les<br />
mêmes époux) ; Civ. 1 re , 19 novembre 1996, Dalloz Affaires 1997, Chron. 9, p. 156 (le conseiller<br />
à la Cour d'appel a connu successivement de l'action en responsabilité, puis de l'action<br />
paulienne, dans un litige opposant les mêmes parties);<br />
1980 re<br />
. V. Civ. 1 , 7 mars 1995, Bull. civ. I, n° 113, p. 82.<br />
1981 re<br />
. Civ. 1 , 18 mai 1989, Bull. civ. I, n° 198, p. 132 ; RTD civ. 1993, p. 877, obs. Normand.<br />
1982<br />
. Préc. ; cf. CA Paris, 7 mai 1997, Juris-Data n° 0021437 (déclarations du président de la<br />
COB qui démontrent une opinion préétablie sur l’affaire) ; dans le même sens V. Com., 16 mars<br />
1993, D. 1993, Jur. p. 538, note J.-L. Vallens : dans le cadre d’une procédure de saisine d’office<br />
prévue par le décret du 27 décembre 1985, la citation à comparaître du président du tribunal<br />
préjuge de la solution dès lors qu’elle tient "pour établi le comportement fautif à ses yeux de la<br />
personne visée […]".<br />
610
412. De manière générale, c'est l'identité de cause (les faits) qui<br />
sous-tend l'identité de litige en l'absence d'une identité d'objet au sens<br />
civil et qui interdit à un magistrat de siéger à la juridiction de jugement<br />
après avoir représenté le ministère public. Nul ne peut être juge et partie<br />
dans la même cause, en droit français 1983 comme en droit processuel<br />
européen 1984 . En somme, qui poursuit ou qui instruit ne peut pas siéger à<br />
la juridiction de jugement dans la même cause. Mais il doit s'agir d'un<br />
organe juridictionnel au sens de l'article 6 de la Convention, ce qui n'est<br />
pas le cas en droit positif communautaire 1985 , pour la Commission, organe<br />
qui cumule les fonctions d'instruction et de décision. Selon le TPI,<br />
l'élément révélateur de la non-violation de l'article 6 de la Convention est<br />
le contrôle ultérieur par un organe juridictionnel, indépendant et impartial,<br />
le TPI lui-même 1986 .<br />
413. De manière spécifique, le contentieux disciplinaire des avocats<br />
est en principe conforme aux exigences d'impartialité et d'indépendance<br />
1983 . V. Crim., 26 avril 1990, Bull. crim., n° 162 : le magistrat qui représentait le ministère public<br />
en première instance, ne peut pas juger de l'affaire en tant que conseiller à la Cour d'appel ;<br />
aussi V. Crim. 13 novembre 1991, Bull. crim. n° 402 : il est interdit "que siège à la juridiction de<br />
jugement, dans la même cause, un magistrat ayant participé à l'instruction de l'affaire" ; l'arrêt<br />
du 3 juillet 1985 de la deuxième chambre civile (préc.) n'avait pas réglé cet aspect de la<br />
question en raison de l'utilisation du terme "siéger" (un magistrat ne pouvant "siéger" en appel<br />
après avoir "siégé" en première instance).<br />
1984 . V. p. ex. arrêt Piersack du 1 er octobre 1982, préc.<br />
1985 . CJCE, 7 juin 1983, Musique Diffusion, 100, 101, et 103/80, Rec. p. 1825 : la Commission<br />
ne peut être qualifiée de tribunal au sens de l'article 6.<br />
1986 . TPI, 14 mai 1998, T-348/94, Europe, juillet 1998, comm. n° 230, note Berrod ; sur la<br />
jurisprudence antérieure de la Cour de justice et la qualification selon laquelle la procédure<br />
devant la Commission est une procédure administrative, la Commission n'étant pas un tribunal<br />
(par exemple CJCE, 13 juillet 1966, Grundig, 56 et 58/64, Rec. p. 491) V. A. Pliakos, Les droits<br />
de la défense et le droit communautaire de la concurrence, Préf. R. Kovar, Avant-Propos G.<br />
Cohen-Jonathan, Bruylant Bruxelles, 1987, spéc. p. 131 et s.<br />
611
de l'article 6. En France le conseil de l'Ordre du barreau auquel appartient<br />
l'avocat siège comme conseil de discipline 1987 . Le droit européen<br />
conventionnel, s'il consacre le droit à un tribunal s'agissant du contentieux<br />
disciplinaire, eu égard au caractère de la contestation et aux sanctions<br />
pouvant être prononcées 1988 , "n'astreint pas pour autant les Etats<br />
contractants à soumettre les contestations sur (des) droits et obligations<br />
de caractère civil à des procédures se déroulant à chacun de leurs stades<br />
devant des tribunaux conformes à ses diverses prescriptions. Des<br />
impératifs de souplesse et d'efficacité, entièrement compatibles avec la<br />
protection des droits de l'homme, peuvent justifier l'intervention préalable<br />
d'organes administratifs ou corporatifs, et a fortiori d'organes<br />
juridictionnels ne satisfaisant pas sous tous leurs aspects à ces mêmes<br />
prescriptions" 1989 .<br />
Le conseil de l'Ordre, organe corporatif 1990 de nature juridique<br />
incertaine 1991 , peut se saisir d'office, suite à la demande du procureur<br />
1987<br />
. Article 22 de la Loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971 et article 180 du décret n° 91-1197 du<br />
27 novembre 1991.<br />
1988<br />
. V. p. ex. arrêt Le Compte du 23 juin 1981, préc. ; arrêt H c/ Belgique du 30 novembre 1987,<br />
préc. ; arrêt Gautrin du 20 mai 1998, préc. ; arrêt Schöpfer c/ Suisse du 20 mai 1998 (la<br />
modicité de l'amende imposée à l'avocat poursuivi disciplinairement pour avoir publiquement<br />
critiqué la justice au sujet d'une procédure qui était pendante, est un des éléments qui fait que la<br />
Cour déclare la non-violation de la Convention).<br />
Le contentieux disciplinaire porte, selon la Cour de Strasbourg, sur des droits de caractère civil ;<br />
la question de savoir s'il y avait "accusation en matière pénale" n'a pas été véritablement<br />
abordée (V. arrêt Le Compte, par. 53). Sur cette question V. S. Rudloff, Droits et libertés de<br />
l'avocat dans la Convention européenne des droits de l'homme, préc., p. 122.<br />
1989<br />
. Arrêt Le Compte, préc., par. 51 a.<br />
1990 e<br />
. En ce sens, R. Martin, Déontologie de l'avocat, 3 éd., Litec, 1998, n° 491.<br />
1991 e<br />
. En ce sens, J. Hamelin et A. Damien, Les règles de la profession d'avocat, 8 éd., Dalloz,<br />
1995, p. 34 ; V. CA Montpellier, 25 juin 1979, D. 1980, p. 179, note Verdier : selon la Cour de<br />
612
général ou suite à l'initiative du bâtonnier 1992 . La saisine d'office du conseil<br />
de l'Ordre comme conseil de discipline n'est pas, comme le souligne à<br />
juste titre la Cour de cassation, contraire aux principes d'indépendance et<br />
d'impartialité garantis par l'article 6.1 de la Convention 1993 . En effet,<br />
l'impartialité n'entraîne pas en-soi, comme conséquence, la séparation<br />
des fonctions de saisine et de jugement. Aucun arrêt européen ne<br />
condamne la saisine d'office d'une juridiction "civile" en tant que telle.<br />
L'article 1 er du Nouveau Code de procédure civile consacre l'exception<br />
valable à la règle selon laquelle "seules les parties introduisent<br />
l'instance" 1994 . Les causes de récusation de droit commun 1995 sont<br />
applicables dans le contentieux disciplinaire 1996 et ne contiennent pas, ne<br />
serait-ce qu'implicitement, la prohibition de la saisine d'office 1997 .<br />
Montpellier, les Ordres des avocats ont la double qualité de personne morale de droit privé et de<br />
celle de droit public.<br />
1992<br />
. Article 22, alinéa 2 Loi 31 décembre 1971 et article 190 du décret du 27 novembre 1991.<br />
1993 re<br />
. Civ. 1 , 13 novembre 1996, préc.<br />
1994<br />
. Pour des applications de la saisine d'office V. articles 391, alinéa 1, 491-5, alinéa 2, 493 et<br />
509 Code civil (pour la tutelle et la curatelle) ; 375, alinéa 1 Code civil (pour le juge des enfants) ;<br />
aussi V. articles 4,5 et 16 de la Loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 et articles 8, 11 et 25 alinéas 2 et<br />
4 du décret n° 85-1388 du 27 décembre 1985 (procédures collectives).<br />
1995<br />
. Articles 341 et 356 NCPC.<br />
1996<br />
. Article 277 du décret du 27 novembre 1991 ; pour une application de la récusation de deux<br />
membres du conseil de discipline V. Montpellier, 15 juillet 1993, Gaz. Pal. 16 septembre 1993,<br />
note Damien ; sur le renvoi pour cause de suspicion légitime V. Bordeaux, 29 octobre 1987,<br />
Gaz. Pal. 1987, p. 751, note Damien.<br />
1997<br />
. Contra P. Crocq, "Le droit à un tribunal impartial", préc., n° 549 et note 62. Le Professeur<br />
Crocq ne mentionne pas l'article 1 er NCPC, croit comprendre que les principes selon lesquels<br />
"qui saisit ne peut juger" et "nul ne peut être juge et partie" sont consubstantiels (ils ne le sont<br />
pas toujours) et mentionne dans le texte relatif à l'autosaisine l'arrêt Piersack (ce n'est pas une<br />
affaire sur la saisine d'office) et la prohibition pour les magistrats du siège d'opérer auparavant<br />
un acte de poursuite. Cette prohibition concerne l'incompatibilité de juge et de partie dans la<br />
même cause et non pas l'autosaisine en soi. S'il est vrai que "qui saisit poursuit", il n'est pas<br />
toujours vrai que "qui saisit est une partie". Par exemple : le bâtonnier peut procéder à une<br />
enquête disciplinaire d'office (article 189, alinéa 1 du décret du 27 novembre 1991), et peut<br />
saisir le conseil de l'Ordre au titre des poursuites (instruction contradictoire – article 190 et s. du<br />
décret susmentionné), mais il n'est pas une partie devant la Cour d'appel. Il n'est pas<br />
obligatoirement entendu devant la Cour d'appel (Civ. 1 re , 15 novembre 1977, JCP 78, IV, 18) et il<br />
n'a pas le droit d'intervenir (Civ. 1 re , 20 octobre 1987, JCP 87, IV, 398). De même, pour le<br />
conseil de l'Ordre : il peut se saisir d'office (article 190 du décret du 27 novembre 1991) mais il<br />
613
Au demeurant, l'interrogation sur la compatibilité du système<br />
disciplinaire avec le principe d'impartialité ne se pose pas seulement à<br />
propos du conseil de l'Ordre. Au vu de la jurisprudence même de la Cour<br />
européenne des droits de l'homme, il suffit que la juridiction ordinale,<br />
organe de premier degré qui ne remplit pas entièrement les exigences de<br />
l'article 6.1, subisse le contrôle ultérieur d'un organe judiciaire de pleine<br />
juridiction présentant, quant à lui, les garanties de l'article 6.1. Le<br />
contentieux disciplinaire des avocats en France se distingue de celui des<br />
médecins en raison de l'existence, comme instance d'appel 1998 pour les<br />
avocats, de la Cour d'appel (un second point de différenciation semble<br />
être l'absence du renvoi pour cause de suspicion légitime devant la<br />
section disciplinaire du conseil national de l'Ordre des médecins 1999 ). Par<br />
conséquent, la Cour de Strasbourg va vérifier, conformément à sa<br />
méthode habituelle, si le conseil de l'Ordre siégeant comme conseil de<br />
discipline est impartial au sens de l'article 6.1 et à défaut, s'il en est<br />
néanmoins ainsi de la Cour d'appel siégeant comme instance d'appel.<br />
n'est pas partie à l'instance devant la Cour d'appel en matière disciplinaire (article 16, alinéa 3<br />
du décret de 1991 – pour une confirmation V. Civ., 1 re , 10 janvier 1984, JCP 84, IV, 847).<br />
1998 . Le droit d'appel appartient à l'avocat concerné et au procureur général (article 24 de la loi<br />
du 31 décembre 1971 et article 196, alinéa 1 du décret du 27 novembre 1991). La Cour d'appel<br />
siège dans les conditions prévues par les articles 16 du décret de 1991 et R. 212-5 COJ.<br />
1999 . Comp. arrêt Gautrin du 20 mai 1998, préc. (pour les médecins) et Douai, 15 juin 1957, D.<br />
1957, p. 656, note Crémieu, ainsi que l'arrêt de la Cour de Bordeaux du 29 octobre 1987, préc.<br />
(pour les avocats). La différence s'explique ainsi : la récusation de la formation de jugement<br />
dans sa globalité n'est pas évidente s'agissant de la section disciplinaire d'une juridiction<br />
ordinale.<br />
614
L'impartialité de la Cour d'appel ne saurait, sauf hypothèse<br />
exceptionnelle 2000 , être mise en doute.<br />
414. Pour ce qui est du conseil de l'Ordre, instance disciplinaire de<br />
premier degré, la première question consiste à savoir si le bâtonnier peut<br />
être considéré comme ayant enfreint l'article 6 en raison du cumul des<br />
fonctions d'enquête 2001 , de poursuite 2002 et de jugement 2003 . Rappelons<br />
que le rôle du bâtonnier se distingue de celui de l'avocat général près la<br />
Cour de cassation et de celui du rapporteur devant le Conseil de la<br />
concurrence ne serait-ce que parce qu'il n'est pas, contrairement à<br />
l'avocat général, (que) "le défenseur de la loi" 2004 et parce que,<br />
contrairement au rapporteur, il n'instruit pas, tout au moins dans la phase<br />
obligatoire et contradictoire 2005 , de l'affaire. En droit positif, le bâtonnier qui<br />
procède à une enquête, qui désigne, le cas échéant, au sein de cette<br />
phase préliminaire un rapporteur, qui prononce le renvoi de l'avocat<br />
devant le conseil de l'Ordre, qui préside le conseil de l'Ordre siégeant<br />
comme conseil de discipline et enfin qui présente des observations<br />
2000<br />
. Par exemple : un magistrat s'exprime publiquement, avant l'instance d'appel, sur les<br />
mérites de l'affaire disciplinaire de telle manière qu'il démontre une opinion préétablie.<br />
2001<br />
. Article 189, alinéa 1 du décret du 27 novembre 1991.<br />
2002<br />
. Articles 22, alinéa 2 de la Loi de 1971 et 189, alinéa 2 et 190 du décret de 1991.<br />
2003<br />
. Articles 22, alinéa 3 de la Loi de 1971 et 181 du décret.<br />
2004<br />
. Expression du procureur général Burgelin à propos de l'avocat général in Burgelin,<br />
"L'avocat général à la Cour de cassation et la Convention européenne de sauvegarde des droits<br />
de l'homme", allocution du 10 janvier 1997, p. 5 (du texte original) ; sur le bâtonnier V. J.<br />
Villacèque, "La juridiction du bâtonnier : une charge publique à parachever", D. 1997, Chron. p.<br />
305.<br />
2005<br />
. Article 22, alinéa 3 de la Loi du 31 décembre 1971 et article 191 du décret du 27 novembre<br />
1991.<br />
615
devant la Cour d'appel, ne porte atteinte ni à l'équité du procès, ni aux<br />
principes d'indépendance et d'impartialité des juridictions 2006 .<br />
Personnellement nous inclinons à penser que le bâtonnier qui<br />
procède à une enquête de sa propre initiative et qui prononce le renvoi<br />
devant le conseil de l'Ordre a une opinion préconçue lorsqu'il préside, le<br />
cas échéant, le conseil de l'Ordre siégeant comme conseil de discipline.<br />
L'enquête, si enquête il y a et si elle est faite par le bâtonnier, l'amène<br />
nécessairement à préjuger du fond. Les questions à trancher par le<br />
bâtonnier aux fins de cette enquête sont celles qu'il doit traiter en se<br />
prononçant sur le fond. Selon la Cour de Strasbourg, en matière<br />
d'impartialité dite objective, il ne faut pas que les diverses mesures prises<br />
par un juge avant le procès l'amènent à préjuger du fond 2007 , ce qui n'est<br />
pas le cas lorsque les questions à trancher aux fins des diverses mesures<br />
prises avant le procès coïncident avec celles qui doivent être traitées "en<br />
se prononçant sur le fond" 2008 .<br />
Ceci dit, le bâtonnier ne préjuge pas plus du fond que le juge<br />
autrichien ou que le juge des enfants néerlandais ne l'ont fait,<br />
2006<br />
. CE, 14 février 1996, Maubleu, JCP 96, II, 22669, note Lascombe et Vion ; AJDA 1996, p.<br />
379, obs. Flauss ; Justices, 1997-5, p. 211-2, obs. Cohen-Jonathan et Flauss ; sur la<br />
compatibilité de l'audition du bâtonnier devant la Cour d'appel avec l'article 6 V. Civ. 1 re , 17 juillet<br />
1996, Bull. civ. I, n° 320, p. 223 ; JCP 97, I, 3993, n° 18, obs. Martin ; aussi V. CA Paris, 13<br />
décembre 1995, Gaz. Pal. 1996, Jur. p. 38, obs. approb. P.F. et J.-G.M.<br />
2007<br />
. V. p. ex. arrêt Fey, préc., par. 34.<br />
2008<br />
. V. p. ex. arrêt Nortier, préc., par. 35.<br />
616
espectivement dans les affaires Fey 2009 et Nortier 2010 . En d'autres<br />
termes, les notions d'impartialité dite objective et d'adversaire objectif<br />
étant, sous l'angle de la sécurité juridique, au mieux des notions devant<br />
être appréciées dans le cas d'espèce, au pis des notions tout simplement<br />
subjectives, il devient difficile d'affirmer avec certitude que les dispositions<br />
relatives aux fonctions du bâtonnier portent atteinte aux exigences de<br />
l'article 6.1 2011 .<br />
Au contraire, au vu de la jurisprudence européenne en matière<br />
d'impartialité dite objective et de celle spécifique à la matière disciplinaire,<br />
au vu de la méthode même de la Cour qui consiste à apprécier<br />
l'ensemble de la procédure dans les circonstances de la cause et enfin en<br />
raison, le cas échéant, du contrôle ultérieur de la Cour d'appel, organe<br />
judiciaire de pleine juridiction et de l'absence de fonction d'instruction<br />
principale de la part du bâtonnier 2012 on estime qu'il n'y a pas, en l'état<br />
actuel du droit européen conventionnel, violation de l'article 6.1 de la<br />
2009<br />
. V. supra.<br />
2010<br />
. V. supra.<br />
2011<br />
. Sur la question V. S. Rudloff, Droits et libertés de l'avocat dans la Convention européenne<br />
des droits de l'homme, op. cit., p. 146-8.<br />
2012<br />
. Pour l'Ordre des avocats à Paris V. articles 7.3.1 et 7.3.4 du règlement intérieur (1996) : le<br />
bâtonnier désigne la formation disciplinaire restreinte, mais c'est le conseil de l'Ordre qui<br />
désigne le rapporteur, "appartenant ou non à ladite formation restreinte". L'instruction<br />
disciplinaire et contradictoire (article 7.3) se distingue clairement de l'enquête non-contradictoire<br />
(article 7.2) qui peut précéder ladite instruction.<br />
617
Convention en cas de cumul de fonctions d'enquête, de poursuite et de<br />
jugement de la part du bâtonnier (ce qui n'est pas toujours le cas 2013 ).<br />
La réponse devient plus nuancée sans qu'elle puisse être<br />
concluante (en raison du contrôle ultérieur mais éventuel de la Cour<br />
d'appel) en cas de cumul des fonctions de saisine d'office, de poursuite,<br />
d'instruction disciplinaire et de jugement. Cette hypothèse existe si le<br />
conseil de l'Ordre procède "lui-même à l'instruction contradictoire" 2014<br />
alors qu'il a été saisi d'office ou suite à l'initiative du bâtonnier. S'il a été<br />
saisi par le bâtonnier, alors ledit bâtonnier saisit, instruit (il est membre du<br />
conseil) et juge (probablement il préside aussi). Si le conseil de l'Ordre<br />
agit d'office, alors ledit conseil saisit (donc poursuit), instruit et juge.<br />
Dans le même ordre d'idées, dans le cas d'une instruction par un<br />
rapporteur, il y a cumul des fonctions d'instruction et de jugement. Dans<br />
ce cas, il faudrait ajouter aussi la fonction de saisine d'office sous la<br />
double réserve de l'absence de formation disciplinaire restreinte et de<br />
saisine d'office du conseil de l'Ordre, le rapporteur étant membre dudit<br />
conseil de l'Ordre.<br />
2013 . V. articles 189, alinéa 1 du décret (le bâtonnier peut désigner, aux fins d'enquête, un<br />
rapporteur) et 22, alinéa 4 de la Loi et 181, alinéa 1 du décret (il peut ne pas présider le conseil<br />
de discipline).<br />
2014 . Article 191, alinéa 2 du décret du 27 novembre 1991. Aussi V. pour le conseil de l'Ordre de<br />
Paris, l'article 7.3.1 dernier alinéa du règlement intérieur : "dans les affaires ne nécessitant pas<br />
de mesure d'instruction particulière, le conseil de l'Ordre ou la formation disciplinaire restreinte,<br />
selon le cas, peut procéder à l'instruction contradictoire". Le décret n'envisage que l'instruction<br />
du conseil de l'Ordre, il ne mentionne pas la formation disciplinaire.<br />
618
Dans l'hypothèse d'une instruction contradictoire par le conseil de<br />
l'Ordre lui-même suite à l'auto-saisine, il y a certainement violation du<br />
procès équitable au niveau de première instance 2015 , le point<br />
d'interrogation portant sur l'influence – dans le sens de non-violation de<br />
l'article 6 – du contrôle opéré par la Cour d'appel. La même analyse doit<br />
être retenue en cas de saisine par le bâtonnier et d'instruction par le<br />
conseil.<br />
En cas d'instruction par le rapporteur, la jurisprudence française<br />
semble se fixer dans le sens de la non-violation lorsque le rapporteur<br />
participe ensuite sans voix délibérative au délibéré 2016 , sous réserve que<br />
le rapporteur ne démontre pas une opinion préconçue dans son<br />
rapport 2017 . Cette distinction, si elle se confirme, est loin d'être évidente.<br />
2015<br />
. Comp. la prise de position du conseil d'appel de l'Ordre des médecins en Belgique telle<br />
qu'elle ressort de l'arrêt Debled c/ Belgique du 22 septembre 1994 (préc.), par. 15 : le conseil<br />
d'appel annula la sentence de l'organe de première instance "au motif que six médecins qui<br />
avaient conduit l'instruction préparatoire avaient pris part au délibéré".<br />
2016<br />
. CA Paris, 13 décembre 1995, Gaz. Pal. 19-20 janvier 1996, p. 38, obs. approb. P.F. et J.-<br />
G.M.<br />
2017<br />
. V. Montpellier, 15 juillet 1993, préc. ; cf. article 785 NCPC : le juge de la mise en état devant<br />
le TGI établit un rapport écrit si le président de la chambre estime que l'affaire le requiert, mais<br />
le JME ne doit pas "faire connaître son avis" en présentant son rapport à l'audience. Le rapport<br />
expose l'objet de la demande, les moyens des parties, les questions de fait et de droit et les<br />
éléments propres à éclairer le débat.<br />
En matière disciplinaire, il est préférable de ne pas trop se fier aux analyses et propositions des<br />
divers experts. M. Martin, auteur de l'ouvrage sur la déontologie de l'avocat (préc.) et<br />
chroniqueur habituel de la jurisprudence en la matière, propose comme solution (JCP 97, II,<br />
22816, n° 11) de faire "obligation au conseil de l'Ordre de procéder à une enquête préalable, au<br />
besoin par un de ses membres, avant de se saisir d'office". Il ignore l'élément d'un contrôle<br />
éventuel par la Cour d'appel et croit comprendre (c'est la seule explication plausible) que le fait<br />
que l'enquête devienne obligatoire va éradiquer le cumul de fonctions. Ce n'est pas le cas. De<br />
plus, l'enquête "obligatoire" ne devient-elle pas une autre "instruction" ? Donc contradictoire ?<br />
Quant à M. Damien (J. Hamelin et A. Damien, Les règles de la profession d'avocat, préc.), il<br />
semble se contredire : ainsi, par exemple, l'action disciplinaire est "distincte de l'action publique"<br />
(ouvrage préc. n° 357, p. 423) et repose sur des principes différents (n° 357, p. 423) tout en<br />
619
Elle fait de la notion d'impartialité dite objective une question de style et<br />
de motivation du rapport.<br />
415. L'opinion préconçue ou qui paraît préconçue en apparence,<br />
est, comme on le constate, un élément équivoque de violation de<br />
l'impartialité exigée par l'article 6.1 de la Convention. Ainsi, si à l'occasion<br />
d'une procédure disciplinaire engagée à l'encontre d'un expert<br />
judiciaire 2018 , la connaissance antérieure des faits reprochés par le<br />
conseiller de la Cour d'appel, qui siège en appel dans cette affaire,<br />
constitue une violation de l'article 6.1. de la Convention 2019 , en revanche,<br />
l'opinion probablement préétablie du magistrat qui compose le tribunal<br />
saisi par un administrateur judiciaire d'une action en responsabilité de<br />
l'Etat et qui était chargé auparavant du service des administrateurs<br />
judiciaires, ne met pas en cause son impartialité 2020 .<br />
416. Dans le même ordre d'idées, dans le cadre des procédures<br />
collectives, si le juge-commissaire ne peut pas siéger au tribunal qui<br />
étant "une des formes de l'action publique" (n° 373, p. 445). Le point est pourtant important, ne<br />
serait-ce que pour connaître le degré de l'encadrement européen de la matière disciplinaire<br />
sous l'angle de la jurisprudence relative à l'impartialité dite objective : peut-on tirer des<br />
conclusions en transposant des considérations propres au domaine pénal ?<br />
2018<br />
. Pour les conditions d'accès à la fonction d'expert V. article 2 du décret n° 74-1184 du 31<br />
décembre 1974 ; aussi V. Civ 1 re , 27 mars 1990, Gaz. Pal. 1990, p. 443, note Olivier : la<br />
décision de non-inscription rendue sans audition du candidat ne viole pas la Convention ; comp.<br />
l'arrêt Van Marle c/ Pays bas du 26 juin 1986, préc. (sur le refus d'immatriculation d'expertscomptables<br />
en tant qu'experts-comptables agréés, alors qu'ils avaient auparavant exercé la<br />
profession).<br />
2019 re<br />
. Civ. 1 , 16 juillet 1991, Bull. civ. I, n° 247, p. 162 ; D. 1992, somm. comm. p. 129-30, obs.<br />
Julien.<br />
2020 e<br />
. Civ. 2 , 14 décembre 1992, Bull. civ. II, n° 314, p. 157.<br />
620
connaît des recours contre ses propres ordonnances 2021 , il peut faire<br />
partie de la juridiction qui statue sur l'ouverture d'une procédure de<br />
redressement judiciaire 2022 ou de celle qui prononce la liquidation<br />
judiciaire 2023 , sous réserve, semble-t-il, de ne point démontrer une opinion<br />
préconçue dans le rapport qu'il rédige 2024 avant de siéger au tribunal en<br />
tant que président 2025 . En réalité, il se peut que le droit interne soit en train<br />
d'évoluer dans le bon sens puisque dans l'affaire du 11 septembre 1997,<br />
la Cour d'appel de Grenoble se prononce en termes de principe (mais<br />
c'est une juridiction du fond) et dit que la "présence dans la formation de<br />
jugement (du juge-commissaire) déroge au principe de séparation de<br />
l'instruction et du jugement". Il est vrai que le cas d'espèce se prêtait à<br />
une telle décision, le juge-commissaire ayant non seulement présidé le<br />
tribunal, mais ayant surtout préconisé dans son rapport le prononcé de la<br />
faillite personnelle du justiciable concerné en des termes ne laissant<br />
aucun doute quant à la responsabilité dudit justiciable. Mais la motivation<br />
générale de la Cour de Grenoble et le fait qu'elle vise dans les motifs le<br />
rôle d'instruction assumé par le juge commissaire nous font croire qu'il y a<br />
une évolution de la jurisprudence française en ce domaine.<br />
2021 . Article 26 du décret n° 85-1388 du 27 décembre 1985.<br />
2022 . Com. 3 novembre 1992 et 16 mars 1993, D. 1993, Jur. p. 538, note Vallens ; RTD civ.<br />
1993, p. 880-1 et 883, obs. Normand ; JCP 93, I, 3723, n° 12, obs. Cadiet.<br />
2023 . Com. 23 janvier 1996, Bull. IV, n° 23, p. 17.<br />
2024 . Article 24 du décret du 27 décembre 1985.<br />
2025 . V. CA Grenoble, 11 septembre 1997, D. 1998, Jur. p. 128, note (approb.) Renucci.<br />
621
Cette évolution, si elle se confirme, mérite l'approbation. En effet,<br />
en l'état actuel des choses, il y a saisine d'office 2026 , instruction par le<br />
juge-commissaire 2027 , qui de plus en instruisant, "juge", ou tout au moins<br />
"préjuge" (pas de limitation telle qu'elle existe pour le juge de la mise en<br />
état devant le TGI 2028 de ne pas faire connaître son avis dans son<br />
rapport), enfin il y a participation du juge-commissaire au délibéré (il peut<br />
même présider la formation). Le juge-commissaire qui instruit et qui prend<br />
position dans son rapport sur le comportement fautif de la personne visée<br />
ne doit pas pouvoir siéger au tribunal qui décide du bien-fondé des<br />
sanctions.<br />
417. La démultiplication européenne des garanties procédurales ne<br />
se limite pas à la seule exigence de l'indépendance et de l'impartialité du<br />
juge. Elle s'étend aux autres garanties de nature procédurale qui<br />
gouvernent le déroulement du procès et qui ne concernent pas seulement<br />
le juge mais tous les acteurs du procès.<br />
2026 . Article 4 de la Loi du 25 janvier 1985 et article 8 du décret du 27 décembre 1985.<br />
2027 . V. article 14 de la Loi et article 24 du décret de 1985.<br />
2028 . Article 785 NCPC.<br />
622
CHAPITRE II<br />
LES GARANTIES DU PROCES<br />
418. L'enjeu consiste à établir la délimitation asymétrique de<br />
garanties procédurales par le droit européen. L'objectif poursuivi est de<br />
démontrer que certaines garanties civiles procédurales regroupées sous<br />
la dénomination de procès loyal présentent un dénominateur commun,<br />
ce qui les différencie des autres manifestations de l'encadrement<br />
européen des garanties du procès. Pour établir le nouvel<br />
ordonnancement des garanties du procès suite à l'interférence du droit<br />
processuel européen avec le droit français, il s'avère nécessaire de<br />
présenter le fondement rationnel de la dichotomie entre le procès loyal<br />
et le procès public et motivé.<br />
419. Le procès loyal ne s'identifie pas avec le procès équitable.<br />
S'il y a une relation de sous-ensemble entre le procès loyal et le procès<br />
équitable, notamment parce que, pour les exigences qui leur sont<br />
communes telles que le contradictoire, l'égalité des armes et la<br />
proportionnalité, ce ne sont que deux concepts qui expriment les<br />
mêmes règles, il reste que le procès loyal se distingue du procès<br />
623
équitable tout en constituant le noyau, le minimum plus ou moins<br />
irréductible du procès équitable.<br />
Le procès équitable "s'occupe" du procès in globo. C'est un<br />
système à seuil dont le fonctionnement ne s'opère parfois qu'à partir<br />
d'un certain niveau et qui permet la variabilité sous réserve de ne pas<br />
aller au-dessous d'un niveau d'intensité minimale. Tel est le cas, par<br />
exemple, pour une manifestation du procès équitable telle que la<br />
publicité.<br />
Le procès loyal accepte aussi un seuil différentiel (ainsi, par<br />
exemple, pour la procédure contradictoire qui est en réalité réputée<br />
contradictoire ou pour l'absence pure et simple de la comparution d'un<br />
plaideur tel que le mineur), mais il accepte ce seuil différentiel de<br />
manière plus exigeante.<br />
En termes plus simples, le contradictoire et l'égalité des armes,<br />
manifestations du procès loyal, sont en principe exigés à tout niveau de<br />
la procédure et en tout état de cause 2029 . En revanche, la publicité et<br />
l'oralité des débats ainsi que la publicité de la décision, garanties du<br />
2029 . Pour un exemple du respect renforcé du contradictoire V. Civ. 3 e , 27 mai 1998, JCP 98,<br />
IV, 2608 : le président du TGI doit respecter le contradictoire lorsqu'il autorise toutes les<br />
mesures urgentes que requiert l'intérêt commun (article 815-6 Code civil) en matière<br />
d'indivision. Pour un exemple d'une décision réputée contradictoire qui ne viole pas les<br />
articles 16 NCPC et 6 de la Convention V. Civ. 2 e , 20 juin 1994, Juris-Data n° 0011571 : la<br />
Cour d'appel n'est pas tenue de répondre à une demande de remise d'audience formulée par<br />
624
procès équitable, peuvent être aménagées dans certains cas dans<br />
l'intérêt d'une bonne justice. Ces garanties peuvent même être exclues<br />
dans l'intérêt des "droits de la défense".<br />
La distinction ainsi présentée n'est pas entièrement satisfaisante.<br />
Elle le devient davantage si l'on ajoute que le procès loyal est aussi une<br />
autre façon de circonscrire les règles du procès équitable dans le<br />
déroulement de l'instance, au cours de l'instance. Le procès équitable<br />
se manifeste et s'occupe des garanties procédurales dans le<br />
déroulement du procès envisagé comme un ensemble alors que le<br />
procès loyal concerne plutôt la délimitation des garanties procédurales<br />
au cours de l'instance – phase du procès. Le procès loyal apparaît<br />
alors, sous l'angle susmentionné, comme le procès équitable in corpore<br />
litis, c'est à dire le procès équitable sur le corps de l'instance. La<br />
violation in corpore 2030 fait partie, en principe, des violations – obstacles<br />
qui sont destructives du procès équitable. Bien sûr, une violation de la<br />
publicité ou de la motivation – éléments du procès équitable et non pas<br />
du procès loyal – peut aussi constituer une grave méconnaissance du<br />
procès équitable (surtout pour ce qui est de la violation de l'exigence de<br />
motivation). Mais ces deux dernières violations se distinguent des<br />
violations du procès loyal puisque d'une part, ces deux exigences ont<br />
simple lettre suite à un changement de conseil dans une procédure sans représentation<br />
obligatoire.<br />
2030 . V. H. Roland et L. Boyer, Locutions latines du droit français, op. cit., V° In corpore.<br />
625
une fonction accentuée de contrôle 2031 , d'autre part, leur violation n'a<br />
pas lieu au cours de l'audience et lorsqu'elle a lieu au cours de<br />
l'audience (publicité des débats), elle peut en général être corrigée<br />
ultérieurement.<br />
Dès lors, il s'avère qu'un procès peut être parfaitement loyal au<br />
cours de l'instance (droit à l'assistance d'un avocat, comparution<br />
personnelle des parties, consultation complète du dossier suite à une<br />
communication de l'ensemble des pièces, respect réel du contradictoire,<br />
signification des conclusions plusieurs semaines avant l'ordonnance de<br />
clôture) sans qu'il soit pour autant réellement équitable (par exemple,<br />
une motivation incomplète qui ne permet pas à la Cour suprême<br />
nationale d'exercer son contrôle) ou même pleinement équitable (des<br />
débats publics n'ont pas lieu en première instance parce que le plaideur<br />
ne le demande pas ou parce que ces débats ne s'imposent pas eu<br />
2031 . En ce sens G. Wiederkehr, "Droits de la défense et procédure civile", D. 1978, Chron. p.<br />
36. On ne retient qu'en partie l'analyse du Professeur Wiederkehr. On estime que sa tentative<br />
de classification des droits de la défense en deux catégories n'est pas entièrement<br />
satisfaisante. Prétendre, comme le fait cet auteur, que le "caractère public de l'audience […]<br />
n'est qu'un moyen de contrôle […] (qui) n'autorise ce contrôle que sur un moment du procès"<br />
nous paraît quelque peu réducteur. Sans trop s'attarder sur la question, il nous semble que<br />
l'enchevêtrement des droits de la défense est tel qu'il rend toute tentative de classification<br />
absolue fictive dans son essence même. Par exemple : le débat public et oral vise à la fois le<br />
respect du contradictoire au cours de l'instance – ainsi, pour la réouverture obligatoire des<br />
débats par le juge lorsque "les parties n'ont pas été à même de s'expliquer<br />
contradictoirement" (article 444 NCPC) – et le procès hors les murs (contrôle externe), mais il<br />
a aussi une fonction explicative en-soi. Tel est le cas, entre autres, pour ce qui est de la<br />
réouverture des débats qui n'emporte pas la révocation de l'ordonnance de clôture lorsqu'il<br />
s'agit de permettre aux parties de "conclure sur une question précisée" (Civ. 2 e , 14 mai 1997,<br />
JCP 97, IV, 1406 ; aussi V. article 442 NCPC)<br />
La critique à l'analyse de M. Wiederkehr, ainsi présentée, est sévère. Il suffit de bien dissocier<br />
le "débat" du "débat public" pour que la proposition du Professeur Wiederkehr retrouve sa<br />
véritable signification. En fait, la distinction entre le procès loyal et le procès public et motivé<br />
est, d'une certaine façon, la réactualisation de la thèse de M. Wiederkehr.<br />
626
égard à l'absence d'intérêt public et en raison de la nature technique du<br />
différend).<br />
420. Si le procès loyal est plus restreint que le procès équitable, il<br />
ne doit pas être assimilé pour autant à l'obligation de réserve due à la<br />
justice 2032 , à la seule obligation de concourir à la manifestation de la<br />
vérité 2033 ou même à l'obligation d'un minimum de loyauté dans les<br />
débats 2034 . Le procès civil, procès loyal, comprend certainement un<br />
minimum de loyauté qui est donc exclusive de la fraude, ainsi qu'une<br />
certaine obligation, au demeurant quelque peu équivoque (dans la<br />
réalité du Palais), de concourir à la manifestation de la vérité. Mais le<br />
procès loyal est aussi beaucoup plus large. Il peut se manifester dans le<br />
renseignement sur l'introduction de l'instance, dans la comparution,<br />
dans le droit de prendre connaissance de l'ensemble du dossier, dans le<br />
droit d'être entendu, dans la communication loyale des pièces, dans le<br />
débat loyal, contradictoire et respectueux de l'égalité des armes (entre<br />
les parties elles-mêmes, entre le juge et les parties, entre le juge, les<br />
parties et l'avocat général).<br />
421. En revanche, peu importe pour que l'instance soit loyale que<br />
le jugement ait été motivé ou non. En effet, le procès loyal, sous-<br />
2032 . V. Article 24 NCPC.<br />
2033 . Article 10 Code civil. Cette obligation apparaît dans d'autres textes. V. p. ex. article 11,<br />
alinéa 1 NCPC (le concours des parties aux mesures d'instruction).<br />
627
catégorie du procès équitable, ne coïncide pas avec les droits de la<br />
défense. Les droits de la défense ne se ramènent pas uniquement à<br />
des exigences procédurales au sein de l'instance. Le procès équitable,<br />
qui est en principe consubstantiel aux droits de la défense, ne se réduit<br />
pas seulement à des garanties propres à l'instance telles que le<br />
contradictoire et l'égalité des armes. Il comprend aussi l'impartialité du<br />
juge, la motivation et la publicité. C'est donc une notion large qui<br />
englobe l'ensemble des garanties procédurales (y compris la motivation<br />
et la publicité) et l'impartialité du juge qui se rattache plutôt aux droits de<br />
la défense. De plus, les droits de la défense ne contiennent pas<br />
certaines exigences propres à l'article 6 de la Convention telles que le<br />
délai raisonnable et l'égalité des armes 2035 .<br />
422. En somme, chaque fois qu'il y a violation du procès loyal,<br />
cela peut s'exprimer en une violation du procès équitable. Par contre, il<br />
peut y avoir violation du procès équitable sans qu'il y ait violation du<br />
procès loyal. Cette violation du procès équitable au-delà du seul procès<br />
loyal consiste en la méconnaissance de l'exigence de la publicité des<br />
débats et des décisions en matière contentieuse et en la violation de<br />
l'obligation de motivation des décisions juridictionnelles.<br />
2034 . V. H. Motulsky, "Le droit naturel dans la pratique jurisprudentielle : le respect des droits<br />
de la défense en procédure civile", Mélanges P. Roubier, 1961, Tome II, p. 175 et s., spéc. n°<br />
17-18.<br />
628
En effet, en droit français comme en droit processuel européen, le<br />
procès doit être public et le jugement doit être motivé. Le débat public, à<br />
la différence du jugement motivé, peut être supprimé avec l'accord des<br />
parties ou aménagé dans l'intérêt d'une bonne justice. La Cour<br />
européenne des droits de l'homme admet la renonciation à la publicité<br />
des débats. Mais elle exige que les parties soient en mesure d'exercer<br />
le droit à un débat public, même si en fait elles ne l'utilisent pas.<br />
Le jugement motivé, à la différence du prononcé public du<br />
jugement, n'est pas expressément visé par l'article 6.1 de la Convention.<br />
C'est la jurisprudence européenne qui opère, à juste titre, une distinction<br />
entre ce qui est pour le tribunal interne une obligation de moyen quant<br />
au prononcé public du jugement et son obligation de résultat quant à la<br />
motivation. Le jugement doit être rendu publiquement, en ce sens que<br />
les parties et les particuliers doivent avoir libre accès à la décision. En<br />
revanche, la motivation répond à une obligation de résultat. C'est une<br />
exigence générale et un des éléments qui permettent de circonscrire le<br />
juridictionnel. Cependant, son étendue ne correspond pas toujours à<br />
une conception intransigeante de la notion. La motivation intégrale et<br />
complète n'est pas exigée. A l'opposé, la motivation inadéquate<br />
constitue une violation du procès équitable tout en permettant à la Cour<br />
de Strasbourg de se comporter comme une Cour suprême nationale.<br />
2035 . V. CEDH, 30 octobre 1991, Borgers, Série A n° 214-B par. 24 : "les droits de la défense<br />
et le principe de l'égalité des armes, éléments de la notion plus large de procès équitable".<br />
629
423. Nous allons examiner la démultiplication européenne des<br />
garanties procédurales sous l'angle du procès loyal (Section 1), ensuite<br />
celle du procès équitable au-delà du seul procès loyal. Nous<br />
présenterons alors successivement le procès public (Section 2), puis le<br />
procès motivé (Section 3).<br />
SECTION 1. UN PROCES LOYAL<br />
424. Le procès loyal présuppose le procès. C'est le droit au juge.<br />
Mais ce droit se vide de toute signification si, une fois que l'on a accédé<br />
au juge, on n'a pas accès au dossier de l'affaire (§1).<br />
Au civil, le dossier de l'affaire est en principe constitué par les<br />
parties. Le procès loyal implique alors la communication loyale des<br />
pièces. Mais il se peut, même au civil, qu'une pièce ou une preuve n'ait<br />
pas été apportée au tribunal par une partie c’est à dire par un adversaire<br />
mais par un organe de la procédure. Cet acteur du procès peut être un<br />
expert, un technicien ou une personne habilitée par la loi à intervenir<br />
(amicus curiae). Il se peut aussi que la personne soit partie à l'instance<br />
sans être nécessairement l'adversaire ou l'allié du plaideur ; ainsi, par<br />
630
exemple, pour le tuteur. De plus, il y a d'autres circonstances où une<br />
personne intervient dans les débats sans être partie à l'instance. Tel est<br />
le cas pour le bâtonnier en matière disciplinaire et pour le Conseil de la<br />
concurrence. Ces deux organes peuvent présenter des observations en<br />
instance d'appel sans être parties à cette instance. Enfin, le juge lui-<br />
même peut exiger certaines pièces, des preuves ou des explications. Le<br />
débat loyal signifie alors que l'ensemble de ces éventualités doit avoir<br />
lieu dans le respect du contradictoire et de l'égalité des armes.<br />
Mais un débat peut-il être vraiment loyal lorsque les intervenants<br />
sont engagés au service d'une cause ? La question, au-delà de ses<br />
aspects philosophiques, permet d'introduire, presque maladroitement, le<br />
débat sur "la partie témoin dans sa propre cause". Par ailleurs, le terme<br />
"engagé", lorsqu'il est utilisé pour parler du juge, est un terme en partie<br />
trompeur, ne serait-ce qu'au titre du principe dispositif et de l'exigence<br />
d'impartialité. Mais il présente, dans ce domaine, une utilité certaine : en<br />
effet, la comparution personnelle des parties est, lorsqu'elle est<br />
ordonnée, une mesure d'instruction. Au civil, le silence peut s'avérer<br />
assourdissant pour le plaideur. Le juge civil peut tirer toute conséquence<br />
de ce silence.<br />
Mais ce juge n'est pas seul, ou plutôt (il faut tenir compte de<br />
l'augmentation des juges uniques), il n'est pas le seul. En France, au<br />
631
civil, on ne serait pas loin de la réalité en avançant que lorsque le<br />
procès est clos, un autre commence. D'ailleurs, pourquoi pas ? Le délai<br />
raisonnable, nous dirait-on. L'argument ainsi présenté n'est pas<br />
d'actualité. Surtout, et c'est cet angle qui nous intéresse, avant le délai<br />
raisonnable il y a le procès raisonnable. Lorsque le débat est renouvelé,<br />
il doit être tout aussi loyal que le premier, celui du premier degré. En<br />
France, il en est ainsi. C'est en tout cas notre argument. De plus,<br />
l'instance d'appel peut corriger, en quelque sorte, certaines des<br />
méconnaissances du procès équitable au premier degré. Mais pas<br />
toutes. En principe, l'instance d'appel ne joue ce rôle que pour la<br />
publicité, exigence du procès équitable, et non pas pour le contradictoire<br />
ni l'égalité des armes. C'est, on le rappelle, une des différences du<br />
procès loyal par rapport au procès équitable.<br />
On en arrive au point concluant du procès loyal. C'est la<br />
procédure devant la Cour de cassation. Mais pour y arriver, il faut le<br />
mériter, ce qui signifie, entre autres, avoir exécuté l'arrêt de la Cour<br />
d'appel (ou du TGI). En matière civile le droit français retire du rôle le<br />
pourvoi en cassation lorsque le demandeur au pourvoi ne justifie pas<br />
avoir exécuté la décision frappée de pourvoi. Il s'agit alors de vérifier si<br />
la réglementation du droit d'accès au juge de cassation – le recours en<br />
cassation étant une garantie fondamentale selon la jurisprudence même<br />
du Conseil constitutionnel – qui peut conduire à la péremption de<br />
632
l'instance, comporte une méconnaissance des exigences de l'article 6.1<br />
de la Convention.<br />
Devant la Cour de cassation elle-même, l'interrogation sur le<br />
procès équitable se limite essentiellement au rôle du ministère public,<br />
en particulier à la possibilité pour lui de prendre la parole le dernier, à sa<br />
présence au délibéré, enfin et surtout à sa connaissance de l'ensemble<br />
du rapport établi par un des juges, dit conseiller rapporteur. Autant le<br />
dire immédiatement : on avoue ne pas pouvoir suivre sur tous les points<br />
la jurisprudence récente de la Cour de Strasbourg à propos de la<br />
procédure devant la Cour de cassation. Notre incompréhension porte<br />
sur la critique européenne au pénal, de la connaissance par l'avocat<br />
général du rapport du conseiller rapporteur. Le procès équitable<br />
implique l'égalité des armes, mais alors, la Cour de Strasbourg devrait<br />
peut être examiner la procédure anglo-saxonne. En l'état présent de la<br />
jurisprudence de Strasbourg, il y a discrimination entre les pays comme<br />
la France qui prévoient le double degré de juridiction et un contrôle de la<br />
légalité élargi par un troisième organe supérieur (ne serait-ce qu'au vu<br />
du quantitatif) et ceux qui, comme le Royaume-Uni, considèrent que le<br />
rôle de gardienne de l'application correcte du droit est plutôt celui de la<br />
Cour d'appel.<br />
633
On essaiera de présenter et de justifier l'ensemble des<br />
affirmations susmentionnées quant au débat (§2).<br />
§1. L'accès au dossier<br />
425. Le procès équitable, notion large, englobe le principe de<br />
l'égalité des armes et le droit fondamental au caractère contradictoire de<br />
l'instance 2036 . Le droit à un procès équitable contradictoire implique par<br />
principe, pour une partie, "la faculté de prendre connaissance des<br />
observations ou des pièces produites par l'autre, ainsi que de les<br />
discuter" 2037 . Mais aussi, la seule absence d'une "occasion de consulter<br />
et critiquer le dossier de l'affaire" fait que la procédure ne revêt pas un<br />
caractère contradictoire 2038 .<br />
426. Ce principe général s'applique, entre autres, aux procédures<br />
de placement des enfants 2039 . Dans une telle hypothèse, la Cour de<br />
Strasbourg déclare, dans l'arrêt Mc Michael, sur le double fondement de<br />
l'article 6 2040 et de l'article 8 2041 de la Convention, que le défaut d'accès<br />
2036<br />
. V. p. ex. CEDH, 17 janvier 1970, Delcourt, Série A, n° 11, par. 28 ; 29 mai 1986,<br />
Feldbrugge, préc., par. 44 (le principe de l'égalité des armes découle de la notion du procès<br />
équitable mais ne constitue qu'un aspect de cette notion) ; 23 juin 1993, Ruiz-Mateos, préc.,<br />
par. 63.<br />
2037<br />
. CEDH, 23 juin 1993, Ruiz-Mateos, loc. cit. ; 24 février 1995, Mc Michael c/ Royaume Uni,<br />
Série A, n° 307-B, par. 80 ; AJDA 1995, p. 721-2, obs. Flauss ; JCP 95, I, 3891, n° 10, obs.<br />
Cadiet ; V. également S. Guinchard, "Le procès équitable, droit fondamental ?", AJDA 1998,<br />
préc.<br />
2038<br />
. CEDH, 29 mai 1986, Feldbrugge, préc., par. 44.<br />
2039<br />
. Tel fût le cas dans l'affaire Mc Michael, préc.<br />
2040<br />
. Arrêt Mc Michael, préc., par. 80 et 84.<br />
2041<br />
. Arrêt Mc Michael, préc., par. 87, 91, 92 et 93.<br />
634
pour un parent à "des documents aussi essentiels que les rapports<br />
sociaux" 2042 , dans le cadre d'une procédure de placement concernant<br />
un enfant, constitue une violation de l'article 6.1 de la Convention et par-<br />
là même une violation du droit à la vie familiale (article 8), puisque le<br />
processus décisionnel déterminant les modalités de garde et de visites<br />
n'assurait pas le juste respect de la vie familiale.<br />
427. Au vu de cet arrêt, il devient nécessaire de procéder à une<br />
modification de l'article 1187, alinéa 2 NCPC 2043 , selon lequel "Le<br />
dossier peut être consulté au secrétariat-greffe par le conseil du mineur<br />
et celui de son père, mère, tuteur, ou la personne ou le service à qui<br />
l'enfant a été confié jusqu'à la veille de l'audience". Cette disposition<br />
spécifique à la procédure française d'assistance éducative n'est pas<br />
conforme aux exigences de l'article 6.1 de la Convention puisque les<br />
parents des enfants n'ont pas d'accès direct aux dossiers les<br />
concernant. La jurisprudence française esquive le problème lorsqu'elle<br />
décide que les articles 1187, alinéa 2 et 1186 NCPC ne sont pas<br />
incompatibles avec les dispositions invoquées de la Convention<br />
européenne des droits de l'homme 2044 . L'examen succinct de la<br />
procédure en matière d'assistance éducative démontre ce point.<br />
2042<br />
. Arrêt Mc Michael, par. 80.<br />
2043<br />
. En ce sens M. Huyette, note, D. 1995, Jur. p. 449, spéc. p. 452 ; cf. S. Guinchard, article<br />
préc.<br />
2044 re<br />
. Civ. 1 , 24 octobre 1995, D. 1996, Jur. p. 513, note Massip.<br />
635
Le juge compétent dans ce domaine est, depuis la loi du 8 janvier<br />
1993, le juge aux affaires familiales 2045 , juge unique spécialisé du<br />
tribunal de grande instance 2046 . A ce point, il convient de rappeler que si<br />
le droit à l'assistance d'un avocat constitue une des prérogatives de la<br />
défense – la défense étant "un droit fondamental à caractère<br />
constitutionnel" 2047 – en matière d'assistance éducative, l'assistance<br />
d'un avocat n'est pas obligatoire. En fait, dans la grande majorité des<br />
cas, "les parents ne sont pas assistés d'un avocat" 2048 . Bien sûr, ils<br />
"peuvent faire choix d'un conseil ou demander au juge qu'il leur en soit<br />
désigné un d'office" 2049 . Et le juge doit aviser les parents (ainsi que, le<br />
cas échéant, le tuteur et l'enfant) "de ce droit dès leur première<br />
audition" 2050 . Il n’en reste pas moins qu'en l'absence de l'assistance d'un<br />
avocat, les parents n'ont pas un accès direct au dossier de l'assistance<br />
éducative. Cette possibilité est réservée aux seuls conseils. Les avocats<br />
doivent alors "accomplir les diligences nécessaires pour consulter au<br />
greffe (du tribunal) le rapport d'enquête sociale" 2051 .<br />
2045<br />
. Sur lequel V.. J.-P. Gridel, "Le juge aux affaires familiales", in Les juges uniques, Dalloz,<br />
1996, préc., p. 53 et s.<br />
2046<br />
. V. articles L. 312-1 et R. 312-1 COJ.<br />
2047<br />
. Ass. plén., 30 juin 1995, D. 1995, Jur. p. 513, concl. Jeol, note Drago : le conseil de<br />
l'Ordre, saisi d'une demande de désignation d'office d'un avocat pour la présentation d'une<br />
requête en rabat d'arrêt, est tenu de procéder à cette désignation. M. Drago reprend<br />
l'expression de "compétence ligotée" pour qualifier la compétence liée de l'organe en question<br />
quant à la désignation d'un avocat ; sur l'affirmation du droit à l'assistance d'un avocat V. déjà<br />
CEDH, 25 septembre 1992, Pham Hoang c/ France, Série A, n° 243 (refus de désigner un<br />
avocat d'office devant la chambre criminelle pour que le justiciable puisse se pourvoir en<br />
cassation suite à sa condamnation en appel pour des délits douaniers).<br />
2048<br />
. M. Huyette, note, préc., p. 452.<br />
2049 er<br />
. Article 1186, alinéa 1 NCPC<br />
2050<br />
. Article 1186, alinéa 2 NCPC.<br />
2051 re<br />
. Civ. 1 , 2 novembre 1994, Bull. civ. I, n° 314.<br />
636
La première chambre civile dit, dans l'arrêt susmentionné du 24<br />
octobre 1995, que sont compatibles avec le droit à un procès équitable<br />
les dispositions des articles 1186 et 1187 alinéa 2 NCPC, dès lors que<br />
"le père des enfants n'allègue pas avoir été mis dans l'impossibilité<br />
d'être assisté d'un avocat" ; or, le droit d'accès au dossier ne dépend<br />
pas obligatoirement du concours d'un conseil. La jurisprudence<br />
européenne est claire : même en l'absence de l'assistance d'un avocat,<br />
le défaut d'accès au dossier constitue une violation du procès<br />
équitable 2052 . Le concours d'un avocat dans une procédure sans<br />
représentation obligatoire n'est pas une condition sine qua non de la<br />
communication du dossier à l'intéressé. Par conséquent, il faudrait<br />
modifier la disposition relative à l'accès au dossier d'assistance<br />
éducative afin de permettre aux parents et au tuteur de l'enfant de<br />
consulter le dossier eux-mêmes, de la même manière que les parties<br />
peuvent "consulter le dossier au secrétariat-greffe" (article 1250, alinéa<br />
2 NCPC) en matière de protection des majeurs. De plus, il faudrait<br />
prévoir un accès effectif au dossier, c'est à dire permettre aux<br />
justiciables concernés (père, mère, tuteur) de "réaliser des copies" 2053 .<br />
2052 . CEDH, 19 juillet 1995, Kerojärvi, préc. par. 42.<br />
2053 . Cf. arrêt Schuler-Zgraggen, préc., par. 52 : la Cour estime que le tribunal fédéral des<br />
assurances remédia aux manquements des exigences de l'article 6 "en invitant la commission<br />
(de recours) à tenir tous les documents à la disposition de la requérante – laquelle put<br />
notamment réaliser des copies – […]".<br />
637
En revanche, le mineur ne devrait pas, en principe, avoir un accès<br />
direct au dossier 2054 . S'il peut saisir le tribunal 2055 , être auditionné 2056 et<br />
interjeter appel 2057 , il n’en reste pas moins que le respect du<br />
contradictoire s'incline devant la protection de la vie privée et familiale.<br />
Fort logiquement d'ailleurs, le juge peut même "dispenser le mineur de<br />
se présenter ou ordonner qu'il se retire pendant tout ou partie de la suite<br />
des débats" 2058 .<br />
§ 2. Le débat<br />
428. Il convient de présenter ce domaine spécifique du procès<br />
loyal qui porte sur le débat en se consacrant, dans un premier temps, au<br />
débat entre les parties (A), ensuite on envisagera plus spécifiquement le<br />
rôle du ministère public dans le débat (B).<br />
A. Entre les parties<br />
429. Le débat entre les parties doit être loyal. Il doit l'être lorsque<br />
les parties comparaissent personnellement et quand le débat est<br />
renouvelé au niveau de l'instance d'appel. Pour accéder ensuite au<br />
2054 . En ce sens M. Huyette, note, préc., loc. cit.<br />
2055 . Article 375 Code civil.<br />
2056 . Articles 388-1 Code civil, 1183 et 1189 NCPC.<br />
2057 . Article 1191 NCPC.<br />
638
contrôle de la Cour de cassation, il faut, bien sûr, avoir exécuté la<br />
décision frappée de pourvoi.<br />
a. Le débat loyal<br />
430. Le procès n'est pas équitable si le débat n'est pas loyal. La<br />
loyauté du débat repose, entre autres, sur la communication loyale des<br />
pièces que les plaideurs entendent produire, c'est à dire sur la<br />
communication entière et en "temps utile" des moyens de fait, de droit et<br />
des éléments de preuve 2059 et sur la production forcée des pièces que<br />
les parties ne fournissent pas dans leur dossier 2060 ou qui<br />
n'appartiennent pas aux parties mais à un tiers 2061 . La communication<br />
des pièces est une expression de l'obligation de loyauté et du principe<br />
du contradictoire 2062 . La production forcée des pièces détenues par un<br />
plaideur est un élément de la loyauté du débat qui porte sur la<br />
preuve 2063 . La production forcée des pièces détenues par un tiers est un<br />
mal nécessaire afin d'éviter le déni de justice (lato sensu). Elle trouve un<br />
2058 . Article 1189, alinéa 1 NCPC.<br />
2059 . V. articles 15, 132 à 137, 763 alinéa 2, 770, 783 alinéa 1 et 815 alinéa 2 NCPC.<br />
2060 . V. articles 11 alinéa 2, 138, 139, 142 et 770 NCPC.<br />
2061 . V. articles 11 alinéa 2, 138 à 141 et 770 NCPC.<br />
2062 . Pour la doctrine V. G. Bolard, "Les garanties du procès civil", Dalloz Action, n° 2387 ; L.<br />
Cadiet, Droit judiciaire privé, n° 863 ; du même auteur, Droit judiciaire privé 2 e éd., n° 1086 ;<br />
G. Cornu et J. Foyer, n° 102 ; J. Vincent et S. Guinchard, n° 1004 et 1005.<br />
Pour les textes V. surtout articles 15 et 763 alinéa 2 NCPC.<br />
2063 . Sur l'élément de loyauté V. (ensemble) articles 11, 763 et 770 NCPC. Sur la preuve V.<br />
l'intitulé du Titre VII du Livre Premier du Nouveau Code de procédure civile.<br />
639
fondement juridique dans l'obligation générale "d'apporter son concours<br />
à la justice en vue de la manifestation de la vérité" 2064 .<br />
Le juge civil français peut obliger les parties, au besoin par voie<br />
d'astreinte, à communiquer des pièces 2065 dans le cas où les plaideurs<br />
n'acquiescent pas à la communication "spontanée" des pièces 2066 . Il<br />
peut aussi écarter du débat les pièces qui n'ont pas été communiquées<br />
en temps utile 2067 .<br />
S'agissant des conclusions déposées quelques jours avant<br />
l'ordonnance de clôture 2068 , faute par l'adversaire de pouvoir les<br />
discuter 2069 , le juge peut, soit les écarter des débats 2070 (mais il doit<br />
alors caractériser les circonstances particulières qui empêchent la partie<br />
adverse de répondre à ces conclusions dites tardives 2071 ), soit reporter<br />
ou révoquer l'ordonnance de clôture 2072 , afin, "dans les deux cas, de<br />
faire respecter le principe du contradictoire" 2073 .<br />
2064 . Article 10 alinéa 1 er Code civil.<br />
2065 . Articles 133, 134, 763 alinéa 2 et 770 NCPC.<br />
2066 . V. articles 132 ["La partie qui fait état d'une pièce s'oblige à la communiquer […]" et cette<br />
communication "doit être spontanée"], 133 et comp. article 15 NCPC.<br />
2067 V. articles 135, 763 alinéa 2 ("ponctualité") et 783 alinéa 1 NCPC.<br />
2068 . Sur la clôture de l'instruction, l'ordonnance de clôture et l'éventualité de sa révocation V.<br />
respectivement articles 782, 783 et 784 NCPC<br />
2069 . V. articles 15 et 16 NCPC.<br />
2070 . Jurisprudence constante V. p. ex. Civ. 2 e , 27 février 1985, Bull. civ. II, n° 51, p. 36 ; Com.<br />
14 juin 1994, JCP 94, IV, 2038 ; Civ. 3 e , 6 mai 1998, JCP 98, IV, 2433.<br />
2071 . Sinon, il y a défaut de base légale V. p. ex. Com., 4 juin 1996, Bull. IV, n° 159, p. 138.<br />
2072 . V. Civ 2 e , 11 juin 1981, Gaz. Pal. 1981, p. 733, note Viatte.<br />
2073 . J. Vincent et S. Guinchard, n° 877, p. 579.<br />
640
Le juge français peut aussi, à la demande de l'une des parties 2074 ,<br />
obliger un plaideur ou un tiers, au besoin à peine d'astreinte, à produire<br />
une pièce 2075 . En l'absence de demande de l'une des parties, il ne peut<br />
pas ordonner d'office la production forcée des pièces 2076 . C'est<br />
seulement à la requête d'une partie que le juge français peut ordonner<br />
cette production forcée 2077 . C'est une règle d'application générale 2078 .<br />
Enfin, la possibilité d'ordonner la production des pièces détenues par<br />
une partie, ne devrait pas, selon la doctrine 2079 , permettre au juge de<br />
"tirer toute conséquence d'une abstention ou d'un refus" 2080 . En somme,<br />
le juge français peut obtenir une pièce de manière "forcée" soit en<br />
ordonnant l'astreinte (en amont) soit en condamnant à des dommages-<br />
intérêts 2081 (en aval).<br />
431. Mais quid du cas où un plaideur demande la production des<br />
pièces et où le juge refuse d'acquiescer à cette demande ? La Cour de<br />
Strasbourg a été confrontée à cette question dans l'affaire De Haes et<br />
2074 . V. articles 11 alinéa 2, 138 et 142 NCPC.<br />
2075 V. articles 11 alinéa 2, 138, 139, 142 et 770 NCPC. (le Nouveau Code utilise le terme d'<br />
"obtention" pour les pièces détenues par un tiers).<br />
2076 . Lecture a contrario des articles 11 alinéa 2, 138 et 142 NCPC ; en ce sens J. Vincent et<br />
S. Guinchard, n° 865.<br />
2077 . V. articles 11, alinéa 2 et 749 NCPC ; aussi V. G. Bolard, "Les garanties du procès civil",<br />
Dalloz Action, n° 2345-6.<br />
2078 . Pour une application V. Soc. 17 octobre 1990, Bull. V, n° 482, p. 291 (conseiller<br />
prud'homme).<br />
2079 . V. L. Cadiet, Droit judiciaire privé, n° 922 ; du même auteur, Droit judiciaire privé, 2 e éd.,<br />
n° 1175 ; J. Vincent et S. Guinchard, n° 1008.<br />
2080 . Lecture a contrario de l'article 11, alinéa 1 er NCPC. V. cependant articles 844, 862, 882 et<br />
940 NCPC. On retient la position de M. Cadiet et de M. Guinchard puisque la production<br />
forcée des pièces n'est pas une mesure d'instruction car, à la différence des mesures<br />
d'instruction (articles 10 et 143 NCPC), elle ne peut pas être ordonnée d'office (V. aussi article<br />
146 NCPC).<br />
2081 . V. articles 10, alinéa 2 Code civil.<br />
641
Gijsels du 24 février 1997 2082 . En l'espèce, il y avait eu condamnation de<br />
journalistes pour diffamation de magistrats suite à des articles de presse<br />
critiquant, "en termes virulents" 2083 , des magistrats belges. Dans ces<br />
articles, les journalistes leur reprochaient d'avoir, dans le cadre d'une<br />
procédure de divorce, attribué la garde des enfants au père alors que<br />
celui-ci avait fait l'objet d'une plainte de la part de sa femme et de la<br />
famille de celle-ci pour inceste, plainte qui déboucha cependant sur un<br />
non-lieu 2084 . Les journalistes en question reprochaient par la suite aux<br />
juridictions du fond belges 2085 d'avoir, entre autre, refusé de joindre au<br />
dossier des pièces mentionnées dans les articles litigieux et qui<br />
consistaient essentiellement en des opinions de professeurs sur l'état<br />
médical des enfants 2086 .<br />
La Cour de Strasbourg note que l'opinion des Professeurs en<br />
question avait déterminé les requérants à écrire leurs articles 2087 ; il<br />
s'agissait dès lors de pièces susceptibles d'influencer de manière<br />
prépondérante l'appréciation du fond, puisque ces pièces étaient de<br />
nature à confirmer ou à infirmer les allégations des requérants" 2088 . De<br />
plus, la thèse des requérants "ne pouvait guère passer pour manquer<br />
2082<br />
. CEDH, 24 février 1997, De Haes et Gijsels c/ Belgique, Rec. 1997 – I.<br />
2083<br />
. Arrêt de Haes et Gijsels, préc. par. 7.<br />
2084<br />
. Ibid.<br />
2085<br />
. Les requérants dénonçaient aussi le fait que la Cour d'appel de Bruxelles avait statué<br />
ultra petita. La Cour n'examina pas ce grief (par. 50 et 59). Dans l'hypothèse où la Cour aurait<br />
retenu ce moyen de violation de l'article 6, il s'agirait alors d'un pas supplémentaire vers une<br />
Cour qui se comporte comme une Cour suprême bis.<br />
2086<br />
. Arrêt préc., par. 50.<br />
2087 . Préc., par. 58.<br />
2088 . Préc., par. 57.<br />
642
de tout fondement" 2089 . En conclusion, le rejet par le juge national de la<br />
demande de production des pièces "a placé les journalistes dans une<br />
situation de net désavantage par rapport aux magistrats (qui avaient<br />
intenté l'action en réparation)" 2090 . Il y a donc eu méconnaissance du<br />
principe de l'égalité des armes 2091 .<br />
Cet arrêt, combiné avec l'arrêt Terra Woningen du 17 décembre<br />
1996 2092 , indique que le juge national peut se voir forcé de demander la<br />
production de certaines pièces et de les examiner réellement dès lors<br />
que lesdites pièces s'avèrent être à priori susceptibles "d'influencer de<br />
manière prépondérante son appréciation des faits" 2093 . La variable<br />
déterminante pour conclure à la nécessité du respect du contradictoire<br />
et/ou de l'égalité des armes est précisément l'influence réelle de l'acte<br />
sous examen, que ce soit une pièce de procédure (hypothèses De Haes<br />
et Gijsels et Terra Woningen), un rapport d'expertise (affaires<br />
2089<br />
. Préc., par. 56.<br />
2090<br />
. Arrêt De Haes et Gijsels, préc., par. 58.<br />
2091<br />
. Ibid.<br />
2092<br />
. CEDH, 17 décembre 1996, Terra Woningen B. V. c/ Pays-Bas, préc. : le juge<br />
néerlandais avait refusé d'examiner un rapport sur la pollution du sol des terrains en se fiant à<br />
l'appréciation de l'exécutif provincial alors que le litige portait sur la détermination des loyers<br />
dans les immeubles construits sur lesdits terrains.<br />
2093<br />
. CEDH, 18 mars 1997, Mantovanelli c/ France, Rec. 1997-II, par. 36 ; D. 1997, somm.<br />
comm. p. 362, obs. Perez ; AJDA 1997, p. 987, obs. Flauss ; RTD civ. 1997, p. 1007, obs.<br />
Marguénaud ; RGDP, 1998-2, p. 238-9, obs. Flauss ; JCP 98, I, 107, n° 24, obs. Sudre.<br />
L'affaire Mantovanelli ne porte pas sur la production des pièces mais sur le respect du<br />
contradictoire lors d'une expertise médicale ordonnée par une juridiction administrative<br />
française. Les intéressés n'ayant pas bénéficié d'une "possibilité véritable de commenter<br />
efficacement" ce rapport, pourtant déterminant, la Cour conclut à la violation du procès<br />
équitable. On se permet de transposer cette phrase de la Cour, issue de l'affaire Mantovanelli,<br />
dans le domaine de la production des pièces parce qu'elle est démonstrative de la méthode<br />
d'ensemble adoptée par la Cour.<br />
643
Bönisch 2094 , Feldbrugge 2095 et Mantovanelli 2096 ) ou même l'avis d'un<br />
fonds d'indemnisation et un dossier (affaire Kerojärvi 2097 ).<br />
432. En général, la Cour refuse d' "exclure par principe et in<br />
abstracto l'admissibilité d'une preuve recueillie sans respecter les<br />
prescriptions du droit national" 2098 . De même, dit la Cour, il ne faut pas<br />
déduire de l'article 6.1 que "lorsqu'un expert a été désigné par un<br />
tribunal, les parties doivent avoir dans tous les cas la faculté d'assister<br />
aux entretiens conduits par le premier ou de recevoir communication<br />
des pièces qu'il a prises en compte. L'essentiel est que les parties<br />
puissent participer de manière adéquate à la procédure devant le<br />
tribunal" 2099 . En effet, s'il se peut qu'un organe tel que la commission<br />
des infractions fiscales se base sur des documents produits suite à<br />
l'absence d'un débat contradictoire, néanmoins il n'y a pas violation de<br />
l'article 6.1 dès lors que lesdites pièces ont été "versées aux débats et<br />
2094 . CEDH, 6 mai 1985, Bönisch c/ Autriche, Série A, n° 92 : violation de l'égalité des armes<br />
suite à l'audition comme expert d'une personne qui avait rédigé antérieurement le rapport qui<br />
déclencha des poursuites pénales contre le requérant ; ledit expert, qui ressemblait plutôt,<br />
selon la Cour, à "un témoin à charge", avait aussi interrogé le requérant lors du procès.<br />
2095 . CEDH, 29 mai 1986, Feldbrugge, préc. : violation du contradictoire et de l'égalité des<br />
armes lors d'une procédure engagée devant une commission pour continuer à recevoir des<br />
allocations au titre de l'assurance maladie. La requérante n'a pas eu l'occasion de<br />
comparaître, ni l'occasion de consulter et critiquer les rapports des deux experts médicaux<br />
devant le président de la commission.<br />
2096 . Préc.<br />
2097 . CEDH, 19 juillet 1995, Kerojärvi, préc. : violation du procès équitable devant la Cour<br />
suprême finlandaise en raison de l'omission de transmission à l'intéressé par un tribunal des<br />
assurances de l'avis du fonds d'indemnisation et du dossier, ladite omission ayant affecté la<br />
capacité du requérant à contester la décision (le plaideur n'était pas assisté d'un avocat).<br />
2098 . Arrêt Mantovanelli, préc., par. 34. Sur l'affirmation constante selon laquelle la Cour<br />
n'examine pas la recevabilité des preuves V. infra ; V. également J.-F. Flauss, "Les nouvelles<br />
frontières du procès équitable", préc. spéc. p. 83 et note 10 ; sur l'ensemble de la question V.<br />
F. Golcûcklû, "L'administration des preuves dans la jurisprudence de la Cour européenne des<br />
droits de l'homme", Mélanges J. Velu, Tome III, préc. p. 1370.<br />
2099 . Arrêt Mantovanelli, par. 33.<br />
644
discutées contradictoirement en audience (devant les juridictions<br />
judiciaires)" 2100 . A l'opposé, il y a violation du procès équitable si la<br />
procédure "n'a manifestement pas revêtu un caractère contradictoire, du<br />
moins à son stade ultime et déterminant" 2101 .<br />
Dans le même ordre d'idées, si le droit français exige le respect<br />
du contradictoire en matière d'expertise 2102 , il se peut que la présence<br />
des parties ne soit pas requise lors des investigations purement<br />
scientifiques 2103 , à condition de les réunir ensuite et de leur faire part<br />
des constatations faites en leur absence 2104 . De même, si l'expertise<br />
graphologique doit avoir lieu contradictoirement 2105 , il se peut pourtant<br />
qu'elle ne soit pas annulée en l'absence de convocation des parties, dès<br />
lors que le rapport leur avait été transmis par l'expert à titre de<br />
confrontation "sur place" mais qu'aucune suite n'avait été donnée par le<br />
plaideur et alors que les pièces remises à l'expert avaient été "établies<br />
contradictoirement suivant les dispositions de la décision" qui avait<br />
prescrit l'expertise 2106 .<br />
2100<br />
. Arrêt Miailhe (n° 2) du 26 septembre 1996, préc. par. 42 et s. ; cf. pour un cas de nonviolation<br />
de l'article 6.1 en raison de la présence des "experts" au sein de la commission de la<br />
réforme agraire. V. arrêt Ettl du 23 avril 1987, préc., par. 40 (le juge administratif autrichien<br />
était intervenu pour faire respecter le contradictoire).<br />
2101<br />
. Arrêt Feldbrugge, préc. par. 44 (pourtant, lors de l'expertise médicale l'intéressée disposa<br />
de la faculté de présenter des observations - par. 11 à 13).<br />
2102 re<br />
. V. article 276 NCPC. Pour des confirmations jurisprudentielles V. Civ. 1 , 9 juin 1981,<br />
Bull. civ. I, n° 219, p. 188 (l'expert doit convoquer les parties à toutes les réunions) ; Civ. 3 e ,<br />
10 juin 1981, Bull. civ. III, n° 117 ; Civ. 1 re , 19 décembre 1995, JCP 96, IV, 371.<br />
2103 e<br />
. En ce sens, Civ. 2 , 11 mai 1960, Bull. civ. II, n° 298, p. 202 ; 28 janvier 1963, Bull. civ. II,<br />
n° 57, p. 50 ; 18 juin 1986, Gaz. Pal. 1987, somm. comm. p. 174, obs. Guinchard et Moussa.<br />
2104<br />
. Montpellier, 25 octobre 1984, Gaz. Pal. 1986, somm. 363, note Centène.<br />
2105<br />
. Com. 9 mars 1981, Bull. IV, n° 126.<br />
2106 e<br />
. Civ. 3 , 4 octobre 1983, Bull. civ. III, n° 178, p. 137 ; sur la décision ordonnant l'expertise<br />
V. articles 264 et s. NCPC.<br />
645
Pour ce qui est des investigations scientifiques, le contradictoire<br />
s'impose à ces expertises lorsqu'elles sont susceptibles d'influencer de<br />
manière déterminante un juge qui, bien qu'il ne soit pas "juridiquement<br />
lié par les conclusions de l'expertise litigieuse" 2107 , n'a pas cependant<br />
les connaissances techniques nécessaires pour pouvoir véritablement<br />
apprécier leur matérialité. Il est lié de facto, surtout dès lors que "la<br />
question à laquelle l'expert était chargé de répondre se confondait avec<br />
celle que devait trancher le tribunal (…)" 2108 / 2109 .<br />
433. En matière de mesures d'instruction 2110 , la problématique ne<br />
concerne pas tellement le respect du contradictoire, lequel est<br />
assuré 2111 , mais plutôt le pouvoir discrétionnaire du juge civil de refuser<br />
une mesure d'instruction 2112 . En l'état présent de la jurisprudence de<br />
Strasbourg, rien ne nous permet d'affirmer que la règle selon laquelle le<br />
juge français a le pouvoir facultatif d'ordonner toutes les mesures<br />
d'instruction légalement admissibles 2113 est sujette à controverse. De<br />
plus, au vu de l'arrêt H c/ France du 24 octobre 1989 2114 , il importe de<br />
rappeler que le plaideur a la charge de rapporter la preuve qu’une<br />
2107<br />
. Arrêt Mantovanelli, préc. par. 36.<br />
2108<br />
. Ibid.<br />
2109<br />
. Cf. Ph. Théry, Pouvoir juridictionnel et compétence, préc., p. 18 : Pour ce qui est d'un<br />
rapport d'expert ou d'une commission d'un technicien : "On ne sous-traite pas le jugement".<br />
2110<br />
. Articles 143 et s. NCPC.<br />
2111<br />
. Articles 160 et 162 NCPC.<br />
2112<br />
. Sur ce sujet V. N. Fricéro, Dalloz Action, n° 2153.<br />
2113<br />
. V. articles 10, 143 et 144 NCPC.<br />
2114<br />
. CEDH, 24 octobre 1989, H c/ France, Série A, n° 162-A ; Justices, 1997-5, p. 215, obs.<br />
Cohen-Jonathan et Flauss.<br />
646
procédure n'est pas équitable et que le refus d'ordonner une mesure<br />
d'instruction ne peut pas fonder en-soi une violation du procès équitable<br />
au sens de la jurisprudence européenne. Ceci dit, l'appréciation globale<br />
d'une procédure sous l'angle de l'égalité des armes pourrait donner lieu<br />
dans le futur à une réévaluation de cette prise de position actuelle.<br />
b. Le débat engagé<br />
434. Le procès équitable, procès loyal, repose aussi sur la<br />
possibilité pour le juge civil d'inviter les parties à s'expliquer 2115 ou, le<br />
cas échéant, à se taire 2116 . La comparution personnelle des parties peut<br />
être ordonnée d'office par le juge 2117 et ne peut être ordonnée que par<br />
lui 2118 . En revanche, la confrontation des parties qui comparaissent peut<br />
être demandée par l'une des parties 2119 . La comparution personnelle<br />
est, à la différence de la production forcée des pièces, une mesure<br />
d'instruction 2120 . De manière générale, les parties sont tenues d'apporter<br />
leur concours aux mesures d'instruction, le juge tirant toute<br />
conséquence d'une abstention ou d'un refus 2121 . Dès lors, en cas de<br />
silence, de refus de répondre ou d'absence à la comparution, le juge<br />
2115<br />
. V. articles 442, 844, 862, 882 et 940 NCPC.<br />
2116<br />
. V. articles 24, 438 et 441 NCPC.<br />
2117<br />
. Article 184 NCPC.<br />
2118<br />
. Article 185 NCPC.<br />
2119<br />
. Article 189, alinéa 1 NCPC.<br />
2120<br />
. Elle est réglementée dans le Chapitre III du Sous-titre II (intitulé "Les mesures<br />
d'instruction") du Titre VII.<br />
647
peut en tirer toute conséquence 2122 ; il peut, bien sûr, "passer outre" 2123<br />
et statuer, il peut certainement considérer le silence "comme équivalant"<br />
à un commencement de preuve par écrit" 2124 , enfin, il peut<br />
probablement ordonner l'astreinte, sous réserve que cette mesure soit<br />
nécessaire à la solution du litige 2125 (proportionnalité).<br />
Au demeurant, les parties peuvent être entendues comme<br />
témoins dans leur propre cause puisque "chacun peut être entendu<br />
comme témoin" à l'exception des incapables 2126 , mais le juge peut<br />
refuser cette audition 2127 . Le témoin qui est tenu de déposer, s’il refuse<br />
de le faire, peut être condamné à des amendes civiles 2128 . En résumé,<br />
le droit au silence est extrêmement restreint en matière civile<br />
française 2129 puisque le silence du plaideur n'est pas neutre et que<br />
l'audition de la partie comme témoin dans sa propre cause dépend de<br />
2121 er<br />
. Article 11, alinéa 1 NCPC.<br />
2122 er<br />
. Articles 11, alinéa 1 , 844, 862, 882 et 940 NCPC. Sur la comparution personnelle,<br />
qualifiée par le Professeur Théry de "cheval de Troie dans le système de preuve légale" V.<br />
Ph. Théry, "Les finalités du droit de la preuve en droit privé", préc., p.47 : le fait que le juge<br />
peut tirer "toute conséquence" et en faire état comme équivalant à un commencement de<br />
preuve (par écrit) est une solution qui avait été admise par la Cour de cassation depuis<br />
longtemps (V. Civ., 29 décembre 1879, S., 1881, I, 127).<br />
2123<br />
. Le juge au tribunal d'instance "peut passer outre et statuer" (article 844 NCPC), alors que<br />
le juge rapporteur au tribunal de commerce (article 862 NCPC) et le conseiller à la Cour<br />
d'appel (article 940 NCPC), respectivement, doivent renvoyer l'affaire devant la formation de<br />
jugement et la chambre pour qu'elles tirent "toute conséquence".<br />
2124<br />
. Article 1347, alinéa 3 Code civil.<br />
2125<br />
. V. article 147 NCPC.<br />
2126 er<br />
. Article 205, alinéa 1 NCPC.<br />
2127<br />
. V. articles 184 et 442 NCPC (fondement implicite) ; sur le pouvoir discrétionnaire du juge<br />
V. p. ex. Civ. 1 re , 4 décembre 1973, Bull. civ. I, n° 336.<br />
2128<br />
. V. articles 206 et 207 NCPC.<br />
2129<br />
. V. J. Vincent et S. Guinchard, préc., n° 532, 610, 1078 et 1093 ; V. également R. Perrot,<br />
"Le silence en droit judiciaire privé", Mélanges P. Raynaud, Dalloz, 1985, p. 627 et s., spéc. p.<br />
638-9.<br />
648
l'appréciation du juge 2130 . Enfin, l'obligation de loyauté qui devrait<br />
comprendre l'interdiction de se contredire au détriment d'autrui est une<br />
obligation équivoque si l'on considère que la première chambre civile<br />
dit, contrairement à ce qu'on aurait pu attendre, que l'on peut, devant le<br />
juge du second degré, revenir sur des propos qu'on avait tenus devant<br />
le premier juge 2131 .<br />
435. Il nous paraît qu'en l'état présent de la jurisprudence de la<br />
Cour européenne des droits de l'homme, les règles applicables en<br />
matière civile quant à la comparution personnelle des parties et quant à<br />
l'audition d'une partie comme témoin dans sa propre cause, ne sont pas<br />
contraires aux exigences de l'article 6.1 de la Convention. Les deux<br />
seules précisions qui méritent d'être faites sont que si l'une des parties<br />
demande la confrontation en cas de comparution de l'autre, cette<br />
confrontation doit être accordée (respect du contradictoire et de l'égalité<br />
des armes) et que si l'une des deux parties est entendue comme témoin<br />
dans sa propre cause, alors, l'exigence de l'égalité des armes au sens<br />
d'un juste équilibre entre les parties impose que, si l'autre partie le<br />
demande, elle soit aussi entendue comme témoin. Dans ce cas, il ne<br />
suffit pas donc que l'autre partie soit présente (article 208, alinéa 2<br />
2130<br />
. Contra F. Sudre, JCP 94, I, 3742, n° 14. Le Professeur Sudre avance que l'audition d'une<br />
partie comme témoin dans sa propre cause est prohibée dans le procès civil. On estime, au<br />
contraire, qu'elle est simplement restreinte.<br />
2131 re<br />
. Civ. 1 , 4 décembre 1979, D. 1981, Jur. p. 328, note Brunois ; V. G. Bolard, Dalloz<br />
Action, n° 2388.<br />
649
NCPC), elle doit aussi être entendue comme témoin à condition qu'elle<br />
le demande.<br />
Cette dernière position ressort implicitement mais nécessairement<br />
de l'arrêt Dombo Beheer du 27 octobre 1993 2132 . On ne considère pas<br />
pour autant, contrairement à un auteur 2133 , que la Cour s'immisce en soi<br />
dans la règle de l'audition d'un témoin à un procès civil afin de<br />
condamner la prohibition de l'audition d'une partie comme témoin dans<br />
sa propre cause et ceci pour plusieurs raisons : tout d'abord, la Cour dit<br />
d'emblée, "qu'elle ne se trouve pas appelée à décider de manière<br />
générale s'il est licite d'empêcher de témoigner, dans sa propre affaire,<br />
une partie à un procès civil" 2134 . Ensuite, elle souligne qu'elle "n'a pas<br />
non plus à examiner dans l'abstrait le droit néerlandais de la preuve en<br />
matière civile" 2135 . Si la recevabilité des témoignages et des preuves<br />
relève en principe du droit interne 2136 , dans le cas d'espèce l'angle<br />
déterminant était celui de l'égalité des armes : dans un litige bancaire<br />
concernant l'existence d'une facilité de crédit entre une société et une<br />
banque, seul le représentant de la banque avait été entendu. La Cour<br />
2132 . CEDH, 27 octobre 1993, Dombo Beheer c/ Pays Bas, Série A, n° 274, spéc. par. 33 à 35<br />
; Justices, 1995-1, p. 160, obs. Cohen-Jonathan et Flauss ; JCP 94, I, 3742, n° 14, obs.<br />
Sudre.<br />
2133 . F. Sudre, Chronique, JCP 94, loc. cit.<br />
2134 . Arrêt Dombo Beheer, préc. par. 31.<br />
2135 . Ibid.<br />
2136 . Jurisprudence constante V. p. ex. CEDH, 12 juillet 1988, Schenk c/ Suisse, Série A, n°<br />
140, par. 44 et s. ; 15 juin 1992, Ludi c/ Suisse, Série A, n° 238, par. 43 ; 24 juin 1993,<br />
Schuler-Zgraggen, préc. par. 66 ; 27 octobre 1993, Dombo Beheer, préc. par. 31 ; 18 mars<br />
1997, Mantovanelli c/ France, Rec. 1997 – II, par. 34.<br />
650
condamne la "situation de net désavantage" dans laquelle s'était<br />
trouvée la société requérante par rapport à la banque 2137 .<br />
436. Pour ce qui est du droit au silence, il est impossible de dire,<br />
en l'état actuel de la jurisprudence de Strasbourg 2138 , quelle sera<br />
l'étendue de la règle en matière civile (stricto sensu). Tout au plus<br />
constate-t-on que, même si "le droit de se taire et – l'une de ses<br />
composantes – le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination<br />
[…] sont au cœur de la notion du procès équitable" 2139 , il reste que cette<br />
qualification – exagérée selon un juge 2140 – s'applique jusqu'à présent<br />
dans des cas d'espèce de nature essentiellement pénale 2141 . De toute<br />
manière, l'interrogation porte davantage sur le droit économique<br />
(hypothèse Fayed) que sur le droit civil au sens strict. Par ailleurs on<br />
note, suite à ce qui semble être un revirement de la Cour dans l'arrêt<br />
Saunders 2142 par rapport à la jurisprudence Funke 2143 , que le droit<br />
européen conventionnel s'aligne à première vue sur le droit<br />
2137 . Arrêt Dombo Beheer, par. 35.<br />
2138 . CEDH, 25 février 1993, Funke c/ France, Série A, n° 256-A ; JCP 93, II, 22073, note R. et<br />
A. Garnon ; D. 1993, somm. comm. p. 388, obs. Renucci ; JCP 94, I, 3742, n° 13, obs. Sudre<br />
; Justices, 1997-5, p. 204, obs. Cohen-Jonathan et Flauss ; 21 septembre 1994, Fayed c/<br />
Royaume-Uni, Série A, n° 294-B ; 8 février 1996, John Murray c/ Royaume-Uni, Rec. 1996-I ;<br />
Justices 1997-5, p. 204, obs. Cohen-Jonathan et Flauss ; 17 décembre 1996, Saunders c/<br />
Royaume-Uni, Rec. 1996-VI ; AJDA 1997, p. 988-9, obs. Flauss ; RGDP, 1998-2, p. 243-4,<br />
obs. Flauss.<br />
2139 . Arrêt Saunders, préc., par. 68 ; cf. arrêt John Murray, préc., par. 45.<br />
2140 . Opinion dissidente du juge Martens in Saunders (Rec. p. 2082, par. 7 – dans cette<br />
opinion V. aussi p. 2087, par. 17, sur les "citoyens calculateurs")<br />
2141 . V. p. ex. arrêt Saunders : le droit de se taire et le droit de ne pas contribuer à sa propre<br />
incrimination ont pour raison d'être "la protection de l'accusé" (par. 68) ; ce droit est "lié au<br />
principe de la présomption d'innocence" (par. 68) ; aussi V. par. 69, 74 et 76 ;V. également<br />
arrêt Funke, par. 44 : droit pour tout "accusé" de se taire ; enfin, dans l'arrêt John Murray, le<br />
droit au silence est affirmé (par. 45) à propos d'un interrogatoire de police.<br />
2142 . Arrêt Saunders, par. 69. Sur le revirement V. l'opinion dissidente du juge Martens, préc.<br />
par. 12 ; aussi V. J.-F. Flauss, RGDP, 1998-2, loc. cit.<br />
651
communautaire tel qu'il ressort de l'arrêt Otto BV c/ Postbank NV du 10<br />
novembre 1993 2144 .<br />
En réalité, il convient de préciser que le non-respect du droit de<br />
ne pas témoigner contre soi-même a été consacré par la Cour de<br />
Luxembourg uniquement dans le domaine civil des rapports de<br />
concurrence concernant l'application des articles du Traité 2145 et non<br />
pas dans le cas d’une procédure administrative juridictionnelle qui peut<br />
aboutir à une sanction prise par une autorité publique (jurisprudence<br />
Orkem du 18 octobre 1989 2146 ). Dans cette dernière hypothèse,<br />
l'autorité publique (par exemple, la Commission ou le Conseil de la<br />
concurrence) ne peut pas imposer aux entreprises ou aux particuliers de<br />
fournir des réponses qui les amèneraient à admettre l'existence<br />
d'infractions dont il appartient à l'autorité publique d'établir la preuve.<br />
C'est la solution retenue par la Cour d'appel de Paris en matière de<br />
concurrence, puisqu'elle se réfère au "droit de toute personne à ne pas<br />
être forcée de témoigner contre elle-même ou de s'avouer<br />
2143<br />
. Préc.<br />
2144<br />
. CJCE, 10 novembre 1993, Otto BV c/ Postbank NV, Contrats-Concurrence-<br />
Consommation, décembre 1993, comm. 219, obs. Vogel ; JCP 94, I, 3748, n° 5, obs. Boutard-<br />
Labarde ; D. 1994, Jur. p. 197, note Clergerie ; V. également L. Goffin, "Le droit au silence",<br />
C.D.E. 1994, p. 464 et s. (obs. crit.).<br />
2145<br />
. CJCE, 10 novembre 1993, préc. ; cf. TPI, 8 mars 1995, T-34/93, Europe 1995, comm. n°<br />
180.<br />
2146<br />
. CJCE, 18 octobre 1989, Orkem c/ Commission, 374-87, Rec., p. 3283 ; JCP 1990, éd. E.,<br />
II, 15776, note Boutard et Vogel ; aussi V. R.-E. Papadopoulou, Principes généraux du droit et<br />
droit communautaire, Sakkoulas-Bruylant, 1996, p. 192-6 ; sur l'ensemble de la question du<br />
droit de ne pas s'auto-accuser dans le cadre du contentieux économique, V. E. Putman,<br />
Contentieux économique, PUF, 1998, spéc. n° 180, 389 et 485.<br />
652
coupable" 2147 , droit qui se traduit par le fait que le rapporteur du Conseil<br />
de la concurrence se voit imposer l’obligation de ne pas user de<br />
procédés déloyaux afin d'obtenir des personnes entendues des<br />
déclarations qui les conduiraient à s'auto-accuser 2148 .<br />
En résumé, le droit de ne pas témoigner contre soi-même existe<br />
dans le contentieux pénal (jurisprudence européenne des droits de<br />
l'homme) et en partie dans le contentieux économique (arrêt Orkem<br />
rendu par la Cour de Luxembourg et jurisprudence de la Cour d'appel<br />
de Paris 2149 ), mais ne s'étend pas à "l'usage dans une procédure<br />
pénale, de données que l'on peut obtenir de l'accusé en recourant à des<br />
pouvoirs coercitifs mais qui existent indépendamment de la volonté du<br />
suspect, par exemple les documents recueillis en vertu d'un mandat, les<br />
prélèvements d'haleine, de sang et d'urine ainsi que de tissus corporels<br />
en vue d'une analyse de l'<strong>AD</strong>N" 2150 .<br />
c. Le débat renouvelé<br />
2147 . CA Paris, 8 avril 1994, BOCCRF, 18 mai 1994.<br />
2148 . V. CA Paris, 21 mai 1990, Gaz. Pal. 1990, 2, 426, obs. Jobard.<br />
2149 . Cf. arrêt Funke du 25 février 1993, préc. : en l'espèce, la Cour de Strasbourg condamne<br />
la pratique des douanes qui consiste à contraindre le requérant, sous peine d'une amende et<br />
d'une astreinte journalière, "à fournir lui-même la preuve (relevés bancaires de ses comptes)<br />
d'infractions qu'il avait commises".<br />
2150 . Arrêt Saunders, préc., par. 69. On estime que, sous l'angle de l'autorité du précédent, il<br />
n'y a point de revirement entre la jurisprudence Saunders et la jurisprudence Funke : la<br />
possibilité de refuser de remettre des documents sous peine d'une astreinte et en l'absence<br />
d'autres preuves (Funke) existe, mais ne s'étend pas à d'autres "pouvoirs coercitifs", tels<br />
qu'un mandat dans une procédure pénale (Saunders). La nuance n'est pas évidente et<br />
l'infléchissement (plutôt que le revirement) opéré à Strasbourg s'inscrit dans la logique du<br />
"processuel, élément déterminant du substantiel". (par exemple : l'existence d'un mandat<br />
détermine, en réalité, l'étendue du droit au silence) ; comp. sous le régime de l'ordonnance n°<br />
86-1243 du 1 er décembre 1986, l'enquête en matière de concurrence sur autorisation<br />
judiciaire par ordonnance du président du TGI (article 48) et celle qui a lieu sans autorisation<br />
judiciaire préalable (article 47).<br />
653
437. La Convention européenne des droits de l'homme (articles 6<br />
et 13) ne prévoit pas le double degré de juridiction en matière civile.<br />
Mais si l'article 6 n'astreint pas les Etats à créer des Cours d'appel ou<br />
de cassation, néanmoins, l'Etat qui se dote de juridictions de cette<br />
nature a l'obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès<br />
d'elles des garanties fondamentales de cet article 2151 . L'article 6<br />
s'applique à l'instance d'appel et à la procédure de cassation 2152 . De<br />
plus, si le droit d'accès à un tribunal 2153 se prête à des limitations,<br />
toutefois, pareilles limitations ne sont compatibles avec l'article 6 que<br />
lorsqu'elles tendent vers un but légitime et satisfont l'exigence de<br />
proportionnalité "entre les moyens employés et le but visé" 2154 .<br />
L'ensemble du système des modalités d'exercice des recours offerts<br />
doit présenter "une clarté et des garanties suffisantes pour éviter un<br />
malentendu" 2155 .<br />
438. On propose d’examiner en détail l'accès au juge en<br />
analysant si le droit d'être entendu est pleinement respecté en instance<br />
d'appel (i) et si la péremption de l'instance de cassation suite au retrait<br />
2151 . CEDH, 17 janvier 1970, Delcourt, préc., par. 25, p. 14.<br />
2152 . Arrêt Delcourt, par. 26. Par ailleurs, on rappelle que la Cour de cassation n'est pas un<br />
troisième degré de juridiction. Par conséquent, la "Cour européenne des droits de l'homme –<br />
quatrième degré de juridiction" est un abus de terminologie. On utilise parfois cette expression<br />
dans la présente étude pour des raisons purement utilitaires : elle est utilisée par des auteurs<br />
du droit européen.<br />
2153 . V. arrêt Golder, préc. par. 36.<br />
2154 . Arrêt Fayed du 21 septembre 1994, par. 65.<br />
2155 . Arrêt Bellet du 4 décembre 1995, préc. par. 37.<br />
654
du rôle du pourvoi constitue une violation du droit au juge eu égard à<br />
l'exigence de proportionnalité (ii).<br />
i) L'effectivité du droit au juge et la lisibilité du droit d'être entendu<br />
en cause d'appel 2156 .<br />
439. En schématisant, il y a deux sortes d'appel en matière civile :<br />
l'appel de droit commun 2157 et l'appel d'origine jurisprudentielle, dit<br />
appel-nullité 2158 , qui est une voie de recours extraordinaire admise en<br />
cas d'excès de pouvoir 2159 ou lorsqu'un principe fondamental de<br />
procédure a été violé 2160 ; il peut être exercé, soit lorsque les voies de<br />
recours sont fermées 2161 , soit lorsqu'elles sont ouvertes (pour les<br />
jugements avant-dire droit 2162 ) mais ne peuvent être exercées que<br />
lorsque le jugement sur le fond a été rendu 2163 . Le délai d'agir de<br />
l'appel-nullité est celui du droit commun 2164 , sauf, bien sûr, en matière<br />
2156 . L'interrogation ne porte pas sur l'existence du double degré de juridiction. Sur la valeur de<br />
l'appel en France et la jurisprudence du Conseil d'Etat et du Conseil Constitutionnel V. supra<br />
in "L'élément de décision ne caractérise pas nécessairement l'acte juridictionnel" (dernier<br />
paragraphe), Première Partie, Titre I, Chapitre II, Section 2, § 2.<br />
2157 . Il est régi par les articles 542 à 570 du NCPC.<br />
2158 . V. G. Bolard, "Le recours-nullité en procédure civile", Justices, 1996-4, p. 119.<br />
2159 . V. N. Fricéro, "L'excès de pouvoir en procédure civile", préc.<br />
2160 . V. p. ex. Com. 30 mars 1993, Bull. IV, n° 132 (violation de l'obligation de motivation).<br />
2161 . V. p. ex. en matière d'arbitrage : Civ. 2 e , 29 mars 1995, D. 1996, Jur. p. 153, note Bolard<br />
(comp. article 1457 NCPC) ; en matière de mesures d'administration judiciaire V. Aix, 30<br />
janvier 1996, préc. (comp. article 537 NCPC).<br />
2162 . Articles 150, 544 et 545 NCPC.<br />
2163 . Sur l'appel-nullité dans le domaine des décisions avant-dire droit V. p. ex. Civ. 2 e , 20 avril<br />
1983, Gaz. Pal. 1983, Par. 218, obs. Guinchard.<br />
2164 . En ce sens en matière de redressement judiciaire, Com. 15 janvier 1991, D. 1992, somm.<br />
ann. p. 91 obs. Derrida. Le délai est d'un mois en matière contentieuse (article 538 NCPC).<br />
655
de décisions avant-dire droit. A la différence de l'appel de droit<br />
commun 2165 , l'appel-nullité ne suspend pas l'exécution du jugement 2166 .<br />
L'effet dévolutif de l'appel remet, en principe, "la chose jugée en<br />
question devant la juridiction d'appel pour qu'il soit à nouveau statué en<br />
fait et en droit" 2167 , sauf si l'appel est limité à certains chefs du<br />
jugement 2168 (mais la dévolution s'opère quand même alors "pour le<br />
tout" lorsque l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige<br />
est indivisible 2169 ). Pour ce qui est de cet effet dévolutif, il devient<br />
nécessaire de préciser la démarche jurisprudentielle originelle à propos<br />
de l'effet dévolutif de l'appel-nullité : la Cour d'appel a l'obligation de<br />
statuer au fond en application de l'article 562, alinéa 2 NCPC 2170 – la<br />
dévolution s'opère pour le tout lorsque l'appel tend à l'annulation du<br />
jugement – même si l'acte introductif d'instance est annulé, dès lors que<br />
l'appelant a comparu et conclu au fond en première instance 2171 . En<br />
revanche, si l'appelant n'a pas comparu (en raison de l'irrégularité<br />
invoquée) et n'a pas conclu au fond, il faut revenir devant le juge de<br />
première instance. Cependant, l'effet dévolutif s'opère toujours pour le<br />
2165<br />
. Le délai comme l'exercice de l'appel sont suspensifs d'exécution (article 539 NCPC)<br />
2166 e<br />
. Civ. 2 , 17 juin 1987, Bull. civ. II, n° 130 ; 5 mai 1993, Bull. civ. II, n° 163 ; 4 juin 1993,<br />
Bull. civ. II, n° 194.<br />
2167<br />
. Article 561 NCPC.<br />
2168 er<br />
. Article 562, alinéa 1 NCPC.<br />
2169<br />
. Article 562, alinéa 2 NCPC.<br />
2170<br />
. V. p. ex. Com., 28 mai 1996, Petites Affiches, 9 mai 1997, n° 56, p. 13, note Lebel (effet<br />
dévolutif d'un appel-nullité formé contre une ordonnance du juge-commissaire alors que la loi<br />
du 25 janvier 1985 interdit la réformation de l'ordonnance rendue par le juge-commissaire).<br />
2171 e<br />
. V. Civ. 2 , 9 décembre 1997, D. 1998, Jur. p. 229, note Bolard. (saisine d'office du TGI,<br />
statuant en matière commerciale, à l'initiative du Président en vue du prononcé de la faillite<br />
personnelle du défendeur).<br />
656
tout dès lors que l’appelant a comparu en première instance et qu'il<br />
conclut au fond en appel, ne serait-ce qu'à titre subsidiaire 2172 .<br />
L'effet dévolutif de l'appel combiné avec la possibilité d' "invoquer<br />
des moyens nouveaux, produire de nouvelles pièces ou proposer de<br />
nouvelles preuves 2173 et celle de changer de fondement juridique 2174 ,<br />
font qu'en France, le litige n'est pas, en principe, tranché tant que la<br />
Cour d'appel ne s'est pas prononcée. De plus, les parties peuvent<br />
ajouter en appel toutes les demandes qui sont l'accessoire, la<br />
conséquence ou le complément des demandes et défenses soumises<br />
au premier juge. Ainsi par exemple, en application de l'article 566<br />
NCPC, une demande de prestation compensatoire peut être présentée<br />
accessoirement à une demande de divorce, "pour la première fois en<br />
appel" 2175 . On conçoit donc aisément la nécessité pour le plaideur d’être<br />
pleinement entendu devant la Cour d'appel.<br />
440. Concrètement, la première interrogation sur le respect de<br />
l'article 6 de la Convention s'articule autour de l'éventualité que la Cour<br />
2172 . Le Professeur Bolard affirme (D. 1998, note, loc. cit.) que l'arrêt du 9 décembre 1997<br />
opère le revirement suivant : "il exclut l'effet dévolutif de l'appel quand l'appelant, limitant sa<br />
demande principale à la nullité de l'acte introductif du procès, a subsidiairement conclu au<br />
fond". L'auteur se fonde sur le fait que la Cour de cassation a rejeté le pourvoi par substitution<br />
de motifs (la substitution valant récusation du motif contesté) : le moyen du pourvoi précisant<br />
que l'appelant "conclut au fond devant la Cour, ne serait-ce qu'à titre subsidiaire" alors que la<br />
Cour dit que "l'appelant conclu au fond en première instance". On estime, jusqu'à preuve du<br />
contraire (l'argument de M. Bolard est plausible, mais n'est pas certain), qu'il suffit, pour que<br />
l'effet dévolutif de l'appel s'opère pour le tout, que l'appelant ait conclu au fond, ne serait-ce<br />
qu'à titre subsidiaire.<br />
2173 . Article 563 NCPC.<br />
2174 . Article 565 NCPC.<br />
657
d'appel se prononce sur le fond alors que l'appelant n'a pas pu être<br />
entendu sur le fond. Jusqu'à présent, la Cour européenne des droits de<br />
l'homme n'a pas vraiment répondu à cette question, bien qu'elle ait dû<br />
examiner en partie ce cas de figure dans l'affaire Pardo (et ceci à deux<br />
reprises 2176 ), puisque la preuve que le requérant n'a pas pu plaider sur<br />
le fond n'avait pas été rapportée 2177 .<br />
Force est de constater que la problématique ne porte pas sur une<br />
hypothèse d'école ainsi que le démontre l'arrêt de l'Assemblée plénière<br />
de la Cour de cassation du 18 février 1994 2178 . En l'espèce, l'appelant<br />
relève appel de manière générale 2179 , après avoir comparu devant le<br />
premier juge (tribunal de commerce) et il soulève tardivement<br />
l'exception d'incompétence du premier juge. Sur l'injonction de conclure<br />
que lui adresse le conseiller de la mise en état, il limite ses conclusions<br />
aux questions de compétence et demande à la Cour d'appel "d'infirmer<br />
le jugement". L'instruction étant déclarée close, le juge d'appel<br />
s'estimant tenu de statuer en application de l'article 562 NCPC (effet<br />
2175 e<br />
. Civ. 2 , 11 février 1998, JCP 98, IV, 1740.<br />
2176<br />
. CEDH, 20 septembre 1993, Pardo c/ France, Série A, n° 261-B ; D. 1995, somm. comm.<br />
p. 103-4, obs. crit. Renucci ; 29 avril 1997, (révision de l'arrêt du 20 septembre 1993), Rec.<br />
1997-III (rejet). Sur les modalités du recours en révision V. G. Cohen-Jonathan et J.-F.<br />
Flauss, Justices, 1997-5, p. 179-182.<br />
2177<br />
. Le requérant reprochait à la Cour d'appel de ne pas avoir répondu à ses conclusions sur<br />
le fond alors que les débats avaient porté uniquement sur le sursis à statuer et que le<br />
président avait annoncé une audience ultérieure. La Cour ne constate pas de violation de<br />
l'article 6 en l'absence de preuves (arrêt du 20 septembre 1993, par. 28 ; arrêt du 29 avril<br />
1997, par. 22).<br />
2178<br />
. Ass. Plén., 18 février 1994, JCP 94, I, 3755, n° 17, obs. Cadiet ; RTD civ. 1994, p. 411,<br />
obs. Normand.<br />
2179<br />
. C'est l'appel qui opère l'effet dévolutif et non pas les conclusions.<br />
658
dévolutif), il confirme la décision sans que l'appelant soit invité à<br />
présenter de nouvelles conclusions.<br />
L'Assemblée plénière dit que, l'appelant ayant conclu au fond en<br />
première instance 2180 et n'ayant conclu en appel que pour soulever une<br />
exception d'incompétence sans assortir ses conclusions d'aucune<br />
réserve, le juge d'appel en a déduit exactement que l'appelant ne s'était<br />
pas opposé aux conclusions par lesquelles la partie adverse avait<br />
sollicité la confirmation. En termes plus simples, le juge d'appel connaît<br />
de l'ensemble de l'affaire (dévolution par l'acte d'appel), l'appelant ne<br />
s'exprime que sur la compétence, le juge d'appel en déduit<br />
"exactement" que l'appelant a acquiescé sur le fond (le processuel,<br />
épée de Damoclès au-dessus du substantiel).<br />
Le demandeur au pourvoi (appelant malheureux) invoqua aussi,<br />
sans succès, la violation du contradictoire 2181 ainsi que celle de l'article<br />
6 de la Convention. L'Assemblée plénière dit que, n'ayant pas conclu<br />
sur le fond du litige devant la Cour d'appel, le demandeur était<br />
irrecevable dans sa critique des dispositions du jugement (première<br />
instance) celle-ci étant faite pour la première fois devant la Cour de<br />
cassation. L'avocat général Jéol, quant à lui, ne se prive pas de<br />
2180 . Si le plaideur n'avait pas comparu en première instance alors, par application de l'article<br />
76 NCPC, le juge d'appel n'aurait pu statuer sur le fond qu'à condition de mettre<br />
préalablement les parties en demeure de conclure.<br />
2181 . Articles 16, 763, 765 et 910 NCPC.<br />
659
souligner que les prescriptions de l'article 6.1 sont trop générales et font<br />
double emploi avec le droit interne.<br />
Le questionnement s'énonce clairement : le respect du procès<br />
équitable impose-t-il au juge de la mise en état en appel de mettre<br />
l’appelant expressément en demeure de conclure sur le fond puisque,<br />
d'une part l'appelant défère la chose jugée aux juges d'appel par l'acte<br />
d'appel, d'autre part les conclusions devraient nécessairement porter<br />
sur l'ensemble du litige et que dès lors le juge qui instruit et qui veille "au<br />
déroulement loyal de la procédure" 2182 serait tenu de corriger cette<br />
erreur manifeste ? Mais en imposant un tel devoir de correction au JME,<br />
ne va-t-on pas au-delà du contrôle effectif de la bonne marche du<br />
procès au risque d'aboutir à une conception "dirigiste" de l'instruction ?<br />
Certes, mais il reste qu'en l'espèce, la violation du droit d'être entendu<br />
(et non pas simplement du contradictoire) a été déterminante pour la<br />
cause du requérant et n'a pas pu être corrigée ultérieurement.<br />
A l'opposé, on pourrait argumenter du fait que la partie qui<br />
"oublie" de soulever, ne serait-ce qu'à titre subsidiaire, le fond dans ses<br />
conclusions n'a pas à se prévaloir par la suite de sa propre négligence.<br />
Quant à la Cour d'appel, l'effet dévolutif lui impose de se prononcer sur<br />
le fond et elle tire les conséquences de l'inadvertance de l'appelant (en<br />
réalité, on suppose qu'il y a eu erreur de jugement du plaideur ; il se<br />
660
peut qu'il ait cru absolument que l'exception d'incompétence serait<br />
retenue, bien que cette explication nous paraisse invraisemblable).<br />
Somme toute, la solution adoptée par l'Assemblée plénière nous paraît<br />
justifiée sous l'angle du "processuel, élément déterminant du<br />
substantiel", mais chacun peut tirer ses propres conclusions quant à<br />
l'équité de cette prise de position.<br />
441. Dans le même ordre d'idées, si l'appel peut être revendiqué<br />
par tout plaideur 2183 sous réserve de ne pas y avoir renoncé 2184 et "en<br />
toutes matières" 2185 , il se peut qu'il en soit "autrement disposé" 2186 .<br />
Ainsi, par exemple, l'appel est exclu 2187 dans le cas d'une ordonnance<br />
sur requête rendue non contradictoirement 2188 , ce qui est possible<br />
uniquement lorsque "les circonstances exigent" une procédure non<br />
contradictoire 2189 . A défaut de droit d'appel, les dispositions internes<br />
prévoient la possibilité pour tout intéressé de s'en "référer au juge qui a<br />
rendu l'ordonnance" 2190 .<br />
2182 . Articles 763, alinéa 2 et 910 NCPC.<br />
2183 . Article 546, alinéa 1 er NCPC.<br />
2184 . Articles 546, alinéa 1 er NCPC. Mais la renonciation au droit d'appel doit être certaine. En<br />
ce sens, Civ. 2 e , 9 décembre 1997, JCP 98, II, 10090, note du Rusquec : dans une procédure<br />
de liquidation consécutive à un divorce, l'immeuble du couple fut adjugé par une première<br />
décision que le mari n'a pas frappée d'appel ; la Cour confirme qu'il peut exercer l'appel<br />
contre l'ordonnance de licitation puisqu'il n'y a pas eu renonciation certaine au droit d'appel<br />
(comp. cep. article 410 NCPC).<br />
2185 . Article 543 NCPC.<br />
2186 . Ibid.<br />
2187 . Article 496, alinéa 2 NCPC.<br />
2188 . Article 493 NCPC.<br />
2189 . Article 812, alinéa 2 NCPC.<br />
2190 . Article 496, alinéa 2 NCPC.<br />
661
Mais qu'en est-il du cas où les circonstances ne justifient pas la<br />
procédure non contradictoire alors que pourtant l'ordonnance est rendue<br />
non contradictoirement ? Dans une telle hypothèse, "tout intéressé peut"<br />
toujours s'en "référer au juge qui a rendu l'ordonnance" (article 496,<br />
alinéa 2 NCPC). Mais supposons que l'intéressé (par exemple, un<br />
syndicat) ne veuille pas s'adresser au juge du premier degré qui vient<br />
de rendre l'ordonnance contestée. Peut-il interjeter appel ? La réponse<br />
du droit positif est claire : l'appel est irrecevable. Le justiciable ne peut<br />
pas passer outre au premier degré pour saisir le juge d'appel. Une<br />
jurisprudence récente 2191 applique fermement cette solution, malgré<br />
l'invocation de la violation du droit d'être entendu – article 14 NCPC : nul<br />
ne peut être jugé sans avoir été entendu ou appelé – et du procès<br />
équitable (article 6). Cette position semble contestable : il y a de prime<br />
abord parti pris du juge du premier degré (président du TGI), violation<br />
du droit d'être entendu et méconnaissance "avouée" du contradictoire.<br />
De plus, la garantie du double degré de juridiction dépend ici d'une<br />
mauvaise application d'une disposition interne (article 812, alinéa 2<br />
NCPC qui ne permet l'ordonnance non contradictoire que dans des<br />
situations exceptionnelles, alors que l'ordonnance contradictoire de<br />
référé est la règle). La violation du procès équitable serait donc patente.<br />
Peut-être. On ne le croit pas.<br />
2191 . Civ. 2 e , 22 janvier 1997, JCP 97, II, 22846, note (crit.) du Rusquec.<br />
662
L'analyse qui donne pour résultat la violation de l'article 6 s'est<br />
basée sur une série de faux-semblants. Pis, elle a été, en partie,<br />
trompeuse. Dire, comme on l'a fait, que les circonstances ne justifient<br />
pas la procédure non contradictoire provient d'une appréciation a<br />
posteriori d'une situation difficilement prévisible a priori. L'appréciation<br />
souveraine du président du TGI doit rester telle quelle : souveraine.<br />
Ensuite, l'article 14 NCPC ne dispose pas que "nul ne peut-être jugé<br />
sans avoir été entendu ou appelé". L'article 14 NCPC dit que "Nulle<br />
partie ne peut être jugée sans avoir été entendue ou appelée".<br />
L'intéressé (le syndicat dans l'espèce du 22 janvier 1997) n'est pas une<br />
partie. N’étant pas une partie, il ne dispose pas du droit d'être entendu.<br />
Mais s'il veut être entendu, il le peut. Tout intéressé peut en référer au<br />
juge qui a rendu cette décision provisoire. C'est une soupape de<br />
sécurité dans une procédure qui ne devrait pas normalement susciter<br />
d'énormes différends. Certes, il n’y a souvent rien de plus dangereux<br />
que ce qui paraît inoffensif. Mais il reste que la jurisprudence française<br />
adopte une position qui s'avère, dans la grande majorité des cas, être<br />
juste et en tout cas conforme aux textes. L'intéressé "peut" en référer au<br />
juge qui a rendu l'ordonnance (article 496, alinéa 2 NCPC). C'est une<br />
disposition d'exception qui ne peut pas fonder une autre exception (un<br />
appel contra legem alors qu'il n'y a pas eu excès de pouvoir et que la<br />
violation des droits fondamentaux de la procédure, si violation il y a,<br />
n'est que provisoire et a lieu au sein d'une procédure provisoire).<br />
663
ii) La non-opposition de la réglementation du droit d'accès à la<br />
juridiction de cassation aux exigences de l'article 6.1.<br />
442. En droit français, en vertu des dispositions de l'article 1009-1<br />
NCPC 2192 , le Premier président de la Cour de cassation peut, "à la<br />
demande du défendeur (au pourvoi) et après avoir recueilli l'avis du<br />
procureur général et des parties, décider le retrait du rôle d'une affaire<br />
lorsque le demandeur ne justifie pas avoir exécuté la décision frappée<br />
de pourvoi, à moins qu'il ne lui apparaisse que l'exécution serait de<br />
nature à entraîner des conséquences manifestement excessives". Le<br />
Premier président "autorise la réinscription de l'affaire au rôle de la cour<br />
sur justification de l'exécution de la décision attaquée".<br />
Ce retrait du rôle n'est possible que lorsque le pourvoi n'a pas<br />
d'effet suspensif 2193 , ce qui est la règle 2194 . La mesure "assure l'autorité<br />
(lato sensu) des décisions de justice prononcées en dernier ressort par<br />
2192 . Sur ce texte V. Ph. Bertin, "L'arme absolue contre les pourvois dilatoires", Gaz. Pal. 1989,<br />
2, doctr. p. 596 ; H. Fenaux, "Un bruit de frein", D. 1990, Chron. p. 106 ; P. Chauvin,<br />
"Exécutez les décisions du juge du fond – premier bilan d'application de l'article 1009-1<br />
NCPC", Gaz. Pal. 1991, 1, doctr. p. 125 ; G. Wiederkehr, "L'article 1009-1 C [...] premier<br />
bilan", Justices, 1995-1, p. 255 ; J. Boré, La cassation en matière civile, préc. n° 2840 et s. ;<br />
M. Santa-Croce, "Le droit, l'honnête homme et l'article 1009-1 NCPC", D. 1997, Chron. p. 239.<br />
On ne retient pas cette dernière analyse extrêmement critique des dispositions de l'article<br />
1009-1 NCPC. Le Professeur Santa-Croce croit comprendre qu'il n'y a pas de possibilité<br />
d'interrompre le délai de péremption de courir suite au retrait du rôle et opère une<br />
conceptualisation entre "l'honnête homme", le "pauvre" et le "riche", que l'on se permet de<br />
qualifier de simpliste.<br />
2193 . Article 1009-1 NCPC.<br />
664
les juges du fond" 2195 en ce sens qu'elle réduit "le nombre de pourvois<br />
dilatoires" 2196 . C'est donc une "mesure d'administration et de<br />
régulation" 2197 et non pas une cause d'extinction de l'instance ou la<br />
sanction d'une irrecevabilité du pourvoi. Le Premier président qui<br />
l'ordonne refuse de se voir attribuer le pouvoir de condamner le<br />
demandeur au pourvoi qui "ne justifie pas avoir exécuté la décision<br />
frappée de pourvoi" au paiement d'une somme d'argent sur le<br />
fondement de l'article 700 NCPC 2198 .<br />
Le retrait du rôle, incident suspensif de l'instance, peut cependant<br />
devenir cause de son extinction puisque l'ordonnance de retrait<br />
n'empêche pas le délai de péremption de deux ans de courir 2199 . De<br />
plus, l'inexécution d'une décision frappée de pourvoi – l'inexécution est<br />
alors, à la demande du défendeur, constitutive d'un retrait du rôle du<br />
pourvoi – peut se rapporter à la condamnation aux dépens 2200 et peut<br />
même comprendre une obligation autre qu'alimentaire 2201 . Enfin, et suite<br />
au prononcé du retrait du rôle par le Premier président, il se peut qu'une<br />
juridiction du fond telle qu'un tribunal de commerce place la partie en<br />
2194 . Pour un exemple de pourvoi avec effet suspensif V. article 1121 NCPC (divorce).<br />
2195 . L. Cadiet, obs., JCP 94, I, 3755, n° 20.<br />
2196 . G. Wiederkehr, Justices, op. cit., loc. cit.<br />
2197 . Cass. ord. Prem. prés. 12 octobre 1989, Gaz. Pal. 1989, 2, p. 851 ; 24 janvier 1990, D.<br />
1990, p. 322, note Plourin ; 8 novembre 1993, JCP 94, loc. cit., obs. Cadiet ; JCP 94, II,<br />
22252, note Julien ; D. 1994, Jur. p. 262, note Fricéro.<br />
2198 . Ord., 8 novembre 1993, préc. Sur le refus de condamner V. N. Fricéro, D. 1994, loc. cit.,<br />
obs. approb. ; Contra P. Julien, JCP 94, loc. cit., obs. crit.<br />
2199 . Ord., 17 avril 1992, Bull. civ. ord. n° 1 ; 15 juillet 1993, Bull. civ. ord. n° 4 ; 8 novembre<br />
1993, préc. ; 14 décembre 1993, Bull. civ. ord. n° 20 ; 23 janvier 1996, Bull. civ. ord. n° 2 ;<br />
Petites Affiches, 26 février 1997, p. 24, note Tardy.<br />
2200 . Ord., 5 janvier 1994, Bull. civ. ord. n° 1.<br />
665
edressement judiciaire, puis en liquidation judiciaire ; dans un tel cas,<br />
un Premier président a décidé de ne pas accueillir la requête de la<br />
partie tendant au rétablissement de son pourvoi au rôle de la Cour de<br />
cassation, "dès lors qu'il lui appartenait lorsqu'elle était in bonis,<br />
d'exécuter les condamnations mises à sa charge par une décision<br />
exécutoire" 2202 .<br />
443. Doit-on considérer, à l'instar d'un auteur 2203 , la démarche de<br />
retrait du rôle du pourvoi qui conduit à la péremption de l'instance<br />
comme étant en violation des exigences de l'article 6.1 de la Convention<br />
? Le droit au juge est-il entravé "par des conditions telles que le droit se<br />
trouve atteint dans sa substance même" 2204 ? L'Etat français a-t-il failli à<br />
son "obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent (devant des<br />
Cours d'appel ou de cassation) des garanties fondamentales de l'article<br />
6" 2205 ? Le retrait du rôle suite à l'inexécution d'un arrêt d'appel par<br />
exemple, qui conduit à la péremption de l'instance de cassation,<br />
satisfait-il l'exigence de proportionnalité entre le moyen utilisé et le but<br />
visé (éviter des pourvois dilatoires) ?<br />
2201<br />
. Ord., 21 décembre 1993, Bull. civ. ord. n° 23 (l'obligation de ne pas ouvrir un commerce<br />
le dimanche).<br />
2202<br />
. Ord. 12 décembre 1995, Bull. civ. ord., n° 29 ; D. 1996, somm. comm. p. 353-4, obs.<br />
approb. Julien.<br />
2203<br />
. M. Santa-Croce, "Le droit, l'honnête homme et l'article 1009-1 NCPC", loc. cit.<br />
2204<br />
. CEDH, 28 mai 1985, Ashingdane c/ Royaume-Uni, Série A, n° 93, par. 57 ; cf. 16<br />
décembre 1992, De Geouffre de la Pradelle c/ France, Série A, n° 253-B ; D. 1993., Jur. p.<br />
561, note Benoît-Rohmer (absence de clarté et de cohérence du droit français et absence de<br />
notification d'un décret à l'intéressé, constitutives du défaut d'un droit d'accès concret et<br />
effectif au Conseil d'Etat pour contester la légalité d'un décret de classement d'un site).<br />
666
En ce qui concerne le retrait du rôle par application des<br />
dispositions de l'article 1009-1 NCPC, la Commission européenne des<br />
droits de l'homme avait expressément déclaré dans le passé que le<br />
système en question "vise une bonne administration de la justice" et que<br />
la limitation de l'accès à la Cour de cassation n'était ni déraisonnable ni<br />
disproportionné. La Commission soulignait d'ailleurs que le Premier<br />
président "se prononce à l'issue d'une procédure contradictoire" et ne<br />
prononce le retrait du pourvoi" que pour autant qu'il estime qu'une telle<br />
mesure ne risque pas d'entraîner des conséquences manifestement<br />
excessives" 2206 . De plus, la Commission avait auparavant décidé que<br />
l'article 6 "n'empêche pas les Etats […] de réglementer l'accès aux<br />
juridictions de recours, notamment quant aux délais. Une<br />
réglementation relative aux délais à observer vise à assurer une bonne<br />
administration de la justice" 2207 . La Cour, quant à elle, rappelle que la<br />
Convention ne prévoit pas le double degré de juridiction en matière<br />
civile 2208 . De manière générale, la Cour prend en compte "la spécificité<br />
du rôle joué par la Cour de cassation, dont le contrôle est limité au<br />
respect du droit […] pour admettre qu'un formalisme plus grand<br />
assortisse la procédure suivie devant celle-ci" 2209 .<br />
2205<br />
. V. CEDH, 17 janvier 1970, Delcourt, préc.<br />
2206<br />
. Déc., 9 janvier 1995, M.M. c/ France, D.R. 80-A, p. 56 ; Justices, 1996-3, p. 240-1, obs.<br />
Cohen-Jonathan et Flauss.<br />
2207<br />
. Déc., 15 juillet 1986, Brickmont c/ Belgique, D.R. 48, p. 106.<br />
2208<br />
. Arrêts Delcourt et Sutter, préc.<br />
667
Si jamais, à l'avenir, la Cour européenne des droits de l'homme<br />
constate une violation de la Convention européenne des droits de<br />
l'homme à propos de la disposition de l'article 1009-1 NCPC, ce ne<br />
pourrait être qu'en fonction de considérations de "politique<br />
jurisprudentielle" et d'une décision “ornée” par une appréciation in casu<br />
et in concreto des circonstances de la cause. Il se peut qu'il s'agisse<br />
d'une sorte de "réponse" de la Cour de Strasbourg au "rejet" par la Cour<br />
de cassation des arrêts européens Poitrimol 2210 et Bellet 2211 .<br />
Sous un angle exclusivement processuel, force est de constater<br />
que "le retrait du rôle d'une affaire", si retrait il y a, intervient en général<br />
suite à l'examen de la cause du demandeur au pourvoi par deux<br />
juridictions du fond disposant de la plénitude de juridiction. En tout état<br />
de cause, le Premier président prend en compte les "conséquences<br />
manifestement excessives" d'une exécution de la décision frappée de<br />
pourvoi. Ainsi, il décide de ne pas retirer du rôle un pourvoi bien que le<br />
demandeur n'ait pas "réglé les causes de la condamnation", dès lors<br />
que cette exécution "serait de nature à entraîner des conséquences<br />
2209 . CEDH, 23 octobre 1996, Levages Prestations Services c/ France, préc. ; pour une<br />
analyse V. supra in "Le conflit entre un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme et<br />
une décision interne", Première Partie, Titre II, Chapitre II, Section 2, § 1.<br />
2210 . Préc. ; cf. J.-F. Flauss, obs., RGDP, 1998-2, p. 240 : "faut-il imaginer que le "rejet" par la<br />
Cour de cassation de l'arrêt Poitrimol pèse désormais sur les délibérations de la Cour ?" (à<br />
propos de l'arrêt Higgins c/ France dans le domaine de la motivation des décisions<br />
juridictionnelles).<br />
2211 . Préc. Sur le "rejet" V. Civ. 1 re , 9 juillet 1996, RTD civ. 1997, p. 146, obs. Jourdain ; Ass.<br />
plén. 6 juin 1997, RTD civ. 1998, p. 518, obs. Marguénaud (les victimes de transfusions<br />
contaminées "ne peuvent obtenir de réparation par les juridictions de droit commun que des<br />
chefs de préjudice dont elles n'ont pas déjà été indemnisées par le Fonds (institué par la loi<br />
du 31 décembre 1991)"<br />
668
manifestement excessives" pour le demandeur qui "ne dispose que de<br />
ressources très modestes et se trouve dans une situation précaire" 2212 .<br />
Certes, il y a une sorte de violation de l'égalité devant la justice, mais il<br />
n'y a pas, pour autant, violation de l'égalité des armes entre les<br />
plaideurs dans un procès au sens de la jurisprudence actuelle de<br />
Strasbourg. De plus, on voit mal comment la Cour des droits de<br />
l'homme pourrait condamner dans son principe une mesure du droit<br />
français qui se fonde, selon un auteur 2213 , sur "des considérations<br />
humanitaires", selon nous, sur les réalités de la vie. Notre prise de<br />
position traduit, sauf à y voir de plus près, mais il ne s'agirait alors que<br />
d'une appréciation propre au cas d'espèce, ce qu'un auteur a décrit<br />
comme "la communauté unissant l'équité processuelle et l'équité<br />
substantielle qui obéit […] à la règle de proportionnalité" 2214 . De toute<br />
manière, si la Cour de Strasbourg décide de condamner, dans un cas<br />
d'espèce, la règle de l'article 1009-1 NCPC, il faudrait peut être<br />
s'attendre dans l'avenir à un examen européen du contrôle opéré par le<br />
Premier président dans le domaine de l'exécution provisoire (article 524<br />
NCPC : il peut arrêter cette exécution provisoire qui "risque d'entraîner<br />
des conséquences manifestement excessives").<br />
2212 . Ord., 20 décembre 1995, Bull. civ. ord., n° 30 ; D. 1996, somm. comm. p. 354, obs. Julien<br />
; dans le même sens, Ord. 17 décembre 1992, (2 e , 3 e et 4 e esp.), D. 1993, somm. comm. p.<br />
182, obs. Julien.<br />
2213 . En ce sens P. Julien, obs., D. 1996, loc. cit.<br />
2214 . L. Cadiet, "L'équité dans l'office du juge civil", Justices, 1998-9, p. 87 et s., spéc. p. 105.<br />
669
Au demeurant, le Premier président de la Cour de cassation ne se<br />
prive pas de tenir compte, dans une approche qui nous semble<br />
imprégnée d'une recherche d'équilibre et de proportionnalité, de l'effort<br />
réel du demandeur au pourvoi de déférer à la décision frappée de<br />
pourvoi mais non entièrement exécutée. Aussi, il ne retire pas du rôle le<br />
pourvoi dans le cas où le demandeur a procédé à certains versements<br />
de la condamnation, ce qui démontre une "volonté incontestable<br />
d'exécution de la décision attaquée" 2215 , d'autant plus si le juge de<br />
l'exécution autorise cette pratique concernant les versements 2216 .<br />
Enfin, si l'ordonnance de retrait du rôle n'empêche pas le délai de<br />
péremption de courir, il semble désormais acquis que le dépôt du<br />
mémoire ampliatif interrompt le délai de péremption 2217 .<br />
En conclusion, la limitation d'accès au juge de cassation suite à la<br />
réglementation du droit d'accès est conforme aux exigences du procès<br />
équitable et satisfait, en principe, l'exigence de proportionnalité.<br />
B. Avec le ministère public<br />
2215<br />
. Ord. 5 janvier 1994, Bull. civ. ord., n° 2.<br />
2216<br />
. Ord. 29 décembre 1995, Bull. civ. ord., n° 32 ; D. 1996, somm. comm. p. 353-4, obs.<br />
Julien.<br />
670
444. En matière civile, le ministère public est présent uniquement<br />
devant le tribunal de grande instance 2218 , la Cour d'appel 2219 et la Cour<br />
de cassation 2220 . Il n'est pas représenté auprès des juridictions civiles<br />
d'exception.<br />
445. Le procès équitable au sens de l'article 6 de la Convention<br />
comprend, on le rappelle, le principe de l'égalité des armes et le droit<br />
fondamental au caractère contradictoire de l'instance 2221 .<br />
446. Devant les juridictions du fond de droit commun, le ministère<br />
public a la parole en dernier 2222 , mais les parties peuvent, après la<br />
clôture des débats, déposer des notes en vue de répondre aux<br />
arguments développés par lui 2223 .<br />
2217<br />
. Ord. 17 avril 1992, Bull. civ. ord., n° 1 ; 2 juillet 1993, Bull. civ. ord., n° 2 ; sur cette<br />
question V. J. Boré, La cassation en matière civile, préc., n° 2869. Le mémoire ampliatif n'est<br />
rien d'autre que le mémoire du demandeur qui contient un ou plusieurs moyens de cassation.<br />
2218<br />
. V. articles L. 311-14 et L. 311-15 du code de l'organisation judiciaire.<br />
2219<br />
. V. articles R. 213-21 à R. 213-26 COJ.<br />
2220<br />
. V. articles L. 132-1 à L. 132-5 COJ.<br />
2221<br />
. V. p. ex. CEDH, 23 juin 1993, Ruiz-Mateos, préc., par. 63 ; 24 novembre 1997, Werner c/<br />
Autriche, Rec. 1997, par. 63 ; RGDP, 1998-2, p. 237, obs. Flauss.<br />
2222<br />
. Article 443, alinéa 1 NCPC.<br />
2223<br />
. Article 445 NCPC. La solution est, comme le souligne Mme Fricéro, conforme à l'article<br />
6.1. V. N. Fricéro, Dalloz Action, préc., n° 2161.<br />
671
447. Devant la Cour de cassation, les fonctions du ministère<br />
public sont exercées par le procureur général près la Cour de cassation,<br />
le premier avocat général et vingt-cinq avocats généraux répartis dans<br />
les différentes chambres. Ces avocats généraux "portent la parole, au<br />
nom du procureur général, devant les chambres auxquelles ils sont<br />
affectés" 2224 . Les avocats généraux "concluent dans toutes les<br />
affaires" 2225 puisque la Cour de cassation "statue après avis du<br />
ministère public" 2226 .<br />
L'avocat général affecté à une chambre connaît des affaires<br />
inscrites au rôle de la semaine qui lui est impartie. Il donne son avis<br />
après le dépôt des mémoires des parties et après le rapport du<br />
conseiller-rapporteur. Il donne son avis à l'audience. Auparavant, c'est à<br />
dire avant qu'il ne s'exprime, le "rapport est fait à l'audience" 2227 et les<br />
avocats peuvent être entendus 2228 . Mais les plaidoiries sont rares, les<br />
seules affaires systématiquement plaidées étant celles "que l'assemblée<br />
plénière ou les chambres mixtes ont à juger" 2229 .<br />
2224 er<br />
. Article L. 123-3 alinéa 1 COJ.<br />
2225<br />
. J.-F. Burgelin, procureur général près la Cour de cassation, allocution lors de la séance<br />
solennelle du 10 janvier 1997, "L'avocat général à la Cour de cassation et la Convention<br />
européenne de sauvegarde des droits de l'homme".<br />
2226<br />
. Article 1019 NCPC.<br />
2227<br />
. Article 1017 NCPC.<br />
2228<br />
. Article 1018 NCPC.<br />
2229<br />
. A. Perdriau, "Les droits de la défense devant les chambres civiles de la Cour de<br />
cassation", JCP 93, I, 3650, n° 44.<br />
672
L'avocat général, à la différence des avocats des parties, connaît<br />
de l'ensemble du rapport, y compris l'avis du conseiller-rapporteur –<br />
lequel est membre de la formation du jugement – qui est couvert par le<br />
secret du délibéré. Le travail de l'avocat général a alors "valeur de<br />
contre-expertise" 2230 . Si l'avocat général est en désaccord avec le<br />
conseiller-rapporteur, il provoque un débat.<br />
En schématisant, la procédure peut être décrite de la manière<br />
suivante : avant l'audience, l'avocat général participe avec le président<br />
et le doyen de la chambre à une conférence préparatoire. A l'issue de<br />
cette conférence, il fait connaître "aux avocats aux Conseils présents en<br />
la cause le sens de ses propres conclusions" 2231 . Au cours de l'audience<br />
publique 2232 (c'est alors une affaire plaidée), il "prend la parole le<br />
dernier" 2233 , c'est à dire, "il s'exprime après les parties" 2234 . Mais il<br />
semblerait que suite à une évolution toute récente dans les usages de la<br />
Cour de cassation, les parties puissent désormais "lui répliquer<br />
oralement" 2235 . Au demeurant, la Cour de cassation accepte le dépôt<br />
d'une note officieuse en délibéré par les avocats 2236 . Ensuite, l'avocat<br />
2230 . M. Jéol, premier avocat général à la Cour de cassation, allocution lors de l'audience<br />
solennelle du 6 janvier 1995, La Documentation française, Paris 1995.<br />
2231 . J.-F. Burgelin, allocution préc.<br />
2232 . V. article 1016, alinéa 1 er NCPC.<br />
2233 . J. Boré, La cassation en matière civile, op. cit., n° 2640.<br />
2234 . J.-F. Burgelin, allocution préc.<br />
2235 . Ibid.<br />
2236 . En ce sens, J. Boré, La cassation en matière civile, préc., loc. cit. ; aussi V. CEDH, 31<br />
mars 1998, Reinhardt et Slimane-Kaïd c/ France, Rec. 1998, par. 79 et 106 ; RTD civ. 1998,<br />
p. 511-13, obs. Marguénaud (sur une affaire pénale). Il ressort de l'exposé des faits (spéc.<br />
par. 67 à 69 et par. 106) que la possibilité de répliquer au ministère public n'existait pas au<br />
moins jusqu' en 1993.<br />
673
général assiste au délibéré conformément à la pratique établie devant la<br />
Cour de cassation sans voter, sans participer, sans même prendre la<br />
parole. S'il s'agit d'une affaire importante, donc d'une affaire qui a été en<br />
principe plaidée, "ce qui arrive exceptionnellement" 2237 , il quitte la salle<br />
d'audience 2238 .<br />
448. Les trois points litigieux au vu du droit processuel européen<br />
tel qu'il a été forgé par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg portent<br />
sur le droit pour l'avocat général de prendre la parole le dernier (la<br />
possibilité de répliques des parties est une coutume récemment<br />
introduite), sur la connaissance de l'ensemble du rapport du conseiller-<br />
rapporteur par l'avocat général, ce qui est refusé aux avocats aux<br />
Conseils, et sur la "participation", le cas échéant, dudit avocat général<br />
au délibéré.<br />
La Cour européenne des droits de l'homme admet que le<br />
ministère public à la Cour de cassation a pour tâche principale, "à<br />
l'audience comme en délibération, d'assister la Cour de cassation et de<br />
veiller au maintien de l'unité de la jurisprudence" 2239 . Le parquet général<br />
2237<br />
. J.-F. Burgelin, allocution préc.<br />
2238<br />
. Ibid.<br />
2239<br />
. CEDH, 20 février 1996, Lobo Machado c/ Portugal, Rec. 1996 – I, par. 28 ; 20 février<br />
1996, Vermeulen c/ Belgique, Rec. 1996-I, par. 29 ; Justices, 1997-5, p. 195-7, obs. Cohen-<br />
Jonathan et Flauss ; AJDA 1996, P. 1013-4, obs. Flauss ; D. 1997, somm. comm. p. 208, obs.<br />
Fricéro ; JCP 97, I, 4000, n° 19, obs. Sudre ; RTDeur. 1997-2, p. 373, note Benoît-Rohmer ;<br />
RTD civ.1997, p. 992, obs. approb. Perrot et p. 1006, obs. Marguénaud.<br />
674
"agit en observant la plus stricte objectivité" 2240 . Cette prise de position<br />
de la Cour de Strasbourg, qui intervient suite aux arrêts Vermeulen et<br />
Van Orshoven et qui confirme, en partie, sa jurisprudence Delcourt 2241 ,<br />
s'accompagne de plusieurs précisions : ainsi, le ministère public donne<br />
un avis qui, bien qu'objectif et motivé en droit, "n'en est pas moins<br />
destiné à conseiller et, partant, influencer la Cour de cassation" 2242 . Par<br />
conséquent, les parties doivent obtenir communication de cet avis afin<br />
de pouvoir y répondre le cas échéant 2243 . En effet, le droit à une<br />
procédure contradictoire "implique en principe le droit pour les parties à<br />
un procès de se voir communiquer et de discuter toute pièce ou<br />
observation présentées au juge, fût ce par un magistrat indépendant, en<br />
vue d'influencer sa décision" 2244 . Peu importe que le procès soit pénal<br />
2240 . CEDH, 20 février 1996, Vermeulen, préc. par. 30 (affaire civile) ; 25 juin 1997, Van<br />
Orshoven c/ Belgique, Rec. 1997-III, par. 38 ; AJDA 1997, p. 988, obs. Flauss ; D. 1997,<br />
somm. comm. p. 359, obs. Fricéro ; RGDP, 1998-2, p. 237, obs. Flauss ; cep. V. CEDH, 30<br />
octobre 1991, Borgers c/ Belgique, Série A, n° 214-B, par. 26 ; Justices, 1996-3, p. 233-5,<br />
obs. Cohen-Jonathan et Flauss ; AJDA 1996, p. 1013, obs. Flauss (dans une affaire pénale,<br />
la Cour dit que l'opinion du parquet "ne saurait passer pour neutre du point de vue des parties<br />
à l'instance") ; sur cette affaire V.S. Marcus Helmons, "La présence du ministère public aux<br />
délibérations de la Cour de cassation ou l'affaire Borgers", Mélanges J. Velu, Tome III, op. cit.,<br />
p. 1379 et s.<br />
2241 . V. CEDH, 17 janvier 1970, Delcourt, préc. par. 33.<br />
2242 . CEDH, 20 février 1996, Lobo Machado, préc. par. 29 ; Vermeulen, préc., par. 31 ; 25 juin<br />
1997, Van Orshoven, préc., par. 39 ; 27 mars 1998, K.D.B. c/ Pays-Bas, par. 43 ; 27 mars<br />
1998, J.J. c/ Pays-Bas, par. 42.<br />
2243 . V. CEDH, Lobo Machado, préc., par. 31 ; Vermeulen, préc., par. 33 ; Bulut, préc. par. 49 ;<br />
Van Orshoven, préc. par. 41 ; K.D.B., préc., par. 44 ; J.J., préc., par. 43.<br />
2244 . CEDH, Van Orshoven, par. 41 ; K.D.B., préc. par. 44 ; J.J., préc. par. 43. Comp. cep. CE<br />
29 juillet 1998, décision Esclatine, reproduite en annexe in J.-Cl.Bonichot et R. Abraham, "Le<br />
commissaire du Gouvernement dans la juridiction administrative et la Convention EDH", JCP<br />
98, I, 176 : le Conseil d'Etat dit que "les conclusions du commissaire du Gouvernement<br />
(organe qui participe à la fonction de juger dévolue à la juridiction dont il est membre) n'ont à<br />
faire l'objet d'une communication préalable aux parties, lesquelles n'ont pas davantage à être<br />
invitées à y répondre [...]". MM. Bonichot et Abraham soulignent que le commissaire du<br />
Gouvernement est un membre de la formation de jugement qui exprime publiquement son<br />
opinion (par une sorte de premier délibéré) en vue de parfaire l'examen du dossier. En tant<br />
que membre de la formation de jugement, il assiste au délibéré sans voter, mais il peut alors<br />
intervenir.<br />
675
ou civil 2245 , puisque l'exigence d'une procédure contradictoire est en<br />
principe la même au civil qu’au pénal. Il peut s'agir aussi bien d'une<br />
procédure pénale (affaires Borgers et Bulut), que d'une procédure civile<br />
(affaires Vermeulen, K.D.B.), d'une instance disciplinaire (affaire Van<br />
Orshoven), d'une instance portant sur des droits sociaux (affaire Lobo<br />
Machado), ou enfin d'une procédure fiscale analysée par la Cour en une<br />
décision sur le bien fondé d'une "accusation en matière pénale" 2246 .<br />
Mais la seule possibilité offerte aux parties de répliquer au<br />
ministère public ne satisfait pas à l'exigence du procès équitable. La<br />
Cour interdit aussi au ministère public de participer au délibéré, avec ou<br />
sans voix consultative 2247 .<br />
Enfin, suite à l'arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd du 31 mars<br />
1998 2248 , le ministère public ne doit pas pouvoir connaître du rapport du<br />
conseiller-rapporteur faute d'une communication identique (mais<br />
justifiée) dudit rapport aux conseils des parties 2249 . L'avocat général, qui<br />
2245 . Arrêts du 20 février 1996, Lobo Machado et Vermeulen, respectivement par. 31 et 33 ; 18<br />
février 1997, Nideröst Huber c/ Suisse, Rec. 1997-I, par. 28 ; AJDA 1997, p. 987-8, obs.<br />
Flauss ; RGDP, 1998-2, p. 236-7, obs. Flauss (peu importe, comme le souligne le Professeur<br />
Flauss, que les observations non-communiquées aient été limitées à une page ou qu'elles<br />
n'aient exercé aucun effet réel. Le justiciable doit avoir l'assurance de pouvoir s'exprimer sur<br />
toute pièce du dossier) ; 24 novembre 1997, Werner, préc., par. 66.<br />
2246 . CEDH, 27 mars 1998, J.J., préc., par. 39 et 43<br />
2247 . V. CEDH, 30 octobre 1991, Borgers, préc. par. 28 ; 20 février 1996, Lobo Machado, préc.<br />
par. 32 ; Vermeulen, préc. par. 34.<br />
2248 . Préc.<br />
2249 . Arrêt du 31 mars 1998, préc. par. 105.<br />
676
"n'est pas membre de la formation du jugement" 2250 , mais qui "a pour<br />
mission de veiller à ce que la loi soit correctement appliquée lorsqu'elle<br />
est claire, et correctement interprétée lorsqu'elle est ambiguë" 2251 ,<br />
connaît d'un rapport qui contient aussi l'analyse juridique de l'affaire et<br />
l'avis du rapporteur. Cette partie du rapport est légitimement couverte<br />
par le secret du délibéré. Mais il reste qu'un "déséquilibre" est ainsi<br />
créé, déséquilibre constitutif d'une violation du procès équitable.<br />
La jurisprudence européenne telle qu'elle vient d'être présentée<br />
conduit aux remarques suivantes : s'il est vrai que la Cour européenne<br />
des droits de l'homme prend acte, dans l'arrêt du 31 mars 1998 2252 , des<br />
nouveaux usages qui existent devant la Cour de cassation et qui<br />
prévoient la possibilité pour les conseils des parties de répliquer aux<br />
conclusions de l'avocat général, il serait néanmoins préférable que cette<br />
nouvelle pratique soit officialisée 2253 , ne serait-ce que parce que cette<br />
même Cour de Strasbourg a déclaré avec insistance dans le passé qu'il<br />
ne suffisait pas qu'une disposition interne fût lettre morte ou même sous<br />
abrogation pour qu'elle fût considérée comme étant sans portée<br />
légale 2254 . De plus, le fait que le ministère public assiste au délibéré est<br />
en soi problématique sous l'angle de la jurisprudence européenne. La<br />
2250 . Ibid.<br />
2251 . Ibid.<br />
2252 . Arrêt Reinhardt et Slimane-Kaïd, préc., par. 106.<br />
2253 . En ce sens J.-F. Burgelin, allocution préc. (le procureur général Burgelin propose la<br />
modification de l'article 1018 NCPC) ; dans le même sens, F. Benoît-Rohmer, note, RTDeur.<br />
1997-2, spéc. p. 384 ; aussi V. J.-F. Flauss, obs., RGDP, 1998-2, p. 238.<br />
677
violation de l'article 6 peut paraître dans ce cas dérisoire et la motivation<br />
du respect du procès équitable semble être nécessairement diffuse et<br />
verbeuse, s'agissant d'un avocat général qui ne vote pas, ne prend pas<br />
la parole et quitte la salle dans les affaires importantes. Elle se résume<br />
pourtant en un mot : les apparences 2255 . Comme le souligne un auteur,<br />
"rien ne s'oppose à ce que l'avocat général quitte systématiquement la<br />
salle où se tient le délibéré" 2256 . En effet, si l'avocat général ne vote pas<br />
et ne participe pas à la discussion, il peut quitter la salle dans les<br />
affaires ordinaires, et ce d'autant plus qu'il le fait pour des affaires<br />
importantes. Comme le souligne la Cour dans les affaires du 20 février<br />
1996 2257 , la présence du ministère public au délibéré ne constitue pas le<br />
seul moyen d’assurer l'unité de la jurisprudence ; en d'autres termes,<br />
elle n'est pas nécessaire s'agissant du délibéré, donc d'une séance qui<br />
est nécessairement "à huis clos" et mieux vaut que la pratique de quitter<br />
la salle se généralise afin de manifester le fait que les juges délibèrent<br />
toujours seuls.<br />
Le véritable problème se pose quant à la connaissance par<br />
l'avocat général de l'intégralité du rapport du conseiller rapporteur et du<br />
2254<br />
. V. p. ex. CEDH, 22 avril 1993, Modinos c/ Chypre, préc. par. 23 ; 19 avril 1994, Van de<br />
Hurk, préc. par. 48 et 50.<br />
2255<br />
. Cf. S. Guinchard, "Le procès équitable : garantie formelle ou droit substantiel ?",<br />
Mélanges Farjat, à paraître.<br />
2256<br />
. F. Benoît-Rohmer, note, préc. p. 385.<br />
2257<br />
. Arrêts Lobo Machado (par. 32) et Vermeulen (par. 34) et comp. arrêt Borgers du 30<br />
octobre 1991 (par. 28). Dans l'affaire Borgers, l'avocat général avait participé au délibéré avec<br />
voix consultative. Tel fut le cas dans l'affaire Vermeulen. Dans l'affaire Lobo Machado, le<br />
procureur général ne disposait, selon le gouvernement portugais, d'aucune sorte de voix,<br />
"consultative ou autre" (par. 26), mais il s'agissait d'une séance à huis clos (par. 32).<br />
678
projet d'arrêt. Sur ce point précis, on avoue voir mal comment le<br />
système peut fonctionner efficacement en l'absence d'une telle<br />
communication.<br />
449. En tout état de cause, l'encadrement européen du système<br />
interne ne se réduit certainement pas aux seules garanties procédurales<br />
telles qu'elles viennent d'être présentées et qui se manifestent au cours<br />
de l'instance alors qu'elles sont exigées, en principe, à tout niveau de la<br />
procédure.<br />
Pour important qu'il soit, cet aspect de l'encadrement européen<br />
des garanties procédurales ne traduit pas fidèlement l'étendue de la<br />
démultiplication européenne de la matière puisqu’il peut y avoir violation<br />
du procès équitable sans qu'il y ait violation du procès loyal, c'est à dire<br />
qu’il peut y avoir violation du procès équitable bien que le procès ait été<br />
parfaitement loyal au cours de l'instance.<br />
Si cette première section a permis de faire ressortir la spécificité<br />
de la démultiplication européenne des garanties procédurales sur la<br />
toile de fond de l'instance – phase du procès, il convient dorénavant de<br />
déterminer les rapports que le droit européen conventionnel entretient<br />
avec le procès envisagé comme un ensemble. Le premier de ces<br />
rapports consiste dans l'exigence de la publicité des débats et des<br />
679
décisions, le second, qui est fondamental, se manifeste désormais dans<br />
le contrôle de la motivation des décisions juridictionnelles.<br />
SECTION 2. UN PROCÈS PUBLIC 2258<br />
450. Aux termes de l'article 6.1 de la Convention, "Toute<br />
personne a droit à ce que sa cause soit entendue […] publiquement<br />
[…]. Le jugement doit être rendu publiquement mais l'accès de la salle<br />
d'audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité<br />
ou une partie du procès dans l'intérêt de la moralité, de l'ordre public ou<br />
de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les<br />
intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au<br />
procès l'exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le<br />
tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales, la publicité serait de<br />
nature à porter atteinte aux intérêts de la justice".<br />
En France, "la publicité des débats est un principe général du<br />
droit" 2259 . Elle fait partie des droits de la défense 2260 / 2261 . En matière<br />
civile les débats sont publics, sauf les cas où la loi exige ou permet<br />
2258 . Sur la faculté pour le juge du gracieux de se prononcer sans débat (article 28 NCPC), le<br />
prononcé "hors la présence du public" des décisions gracieuses (article 451 NCPC) et leur<br />
compatibilité avec le droit européen V. supra "L'existence des voies de recours ne peut pas<br />
être ignorée" in Première Partie, Titre I, Chapitre II, Section 2, § 3.<br />
2259 . CE, 4 octobre 1974, Dame David, Rec. p. 464, concl. Gentot ; D. 1975, Jur. p. 369, note<br />
Auby ; JCP 75, II, 17967, note Drago ; RTD civ. 1975, p. 354, obs. Normand ; aussi V. P.<br />
Kayser, "Le principe de la publicité de la justice dans la procédure civile", Mélanges P.<br />
Hébraud, Univ. des sciences sociales de Toulouse, 1981, p. 501 et s. , spéc. p. 502-3.<br />
2260 . V. p. ex. G. Wiederkehr, "Droits de la défense et procédure civile", préc. ; G. Flécheux,<br />
"Le droit d'être entendu", Mélanges Bellet, op. cit., p. 149 et s. ; G. Bolard, "Les principes<br />
directeurs du procès civil : Le droit positif depuis Henri Motulsky", JCP 93, I, 3693 ; du même<br />
auteur, "Les garanties du procès civil", Dalloz Action, préc., spéc. n° 2390.<br />
680
qu'ils aient lieu en chambre du conseil (article 22 NCPC). En matière<br />
contentieuse, les débats sont publics, en première instance comme en<br />
appel (article 433 NCPC), sauf si la loi exige "qu'ils aient lieu en<br />
chambre du conseil" (article 433, alinéa 1 NCPC 2262 ) ou si le juge décide<br />
de poursuivre en chambre du conseil 2263 pour éviter une atteinte à<br />
l'intimité de la vie privée ou des désordres de nature à troubler la<br />
sérénité de la justice (article 435 NCPC), enfin "si toutes les parties le<br />
demandent" (article 435 NCPC). Les mêmes règles s'appliquent devant<br />
la Cour de cassation 2264 .<br />
La publicité des débats doit être observée "à peine de nullité" 2265 ,<br />
mais le moyen de nullité ne peut être ni relevé d'office, ni invoqué par<br />
une partie après la clôture des débats 2266 . La jurisprudence rappelle<br />
cette règle 2267 et estime qu'elle n'est pas incompatible avec l'article 6.1<br />
de la Convention 2268 . En revanche, la nécessité d'invoquer la publicité<br />
des débats avant la clôture ne se conçoit pas lorsque la partie n'a pas<br />
été appelée aux débats 2269 .<br />
2261 . Le droit d'être entendu fait aussi, bien sûr, partie des droits de la défense. V. p. ex. Civ.<br />
1 re , 16 avril 1996, Bull. civ. I, n° 179.<br />
2262 . Article 436 NCPC : "En chambre du conseil, il est procédé hors la présence du public".<br />
2263 . V. aussi article 437, alinéa 1 er NCPC.<br />
2264 . Article 1016, alinéa 1 er NCPC.<br />
2265 . Article 446, alinéa 2 NCPC.<br />
2266 . V. article 446, alinéa 2 NCPC.<br />
2267 . Civ. 1 re , 31 octobre 1989, Bull. civ. I, n° 334 ; Civ. 2 e , 17 mai 1993, JCP 93, IV, 1802 ; 12<br />
janvier 1994, Bull. civ. II, n° 21.<br />
2268 . Civ. 2 e , 17 mai 1993, préc.<br />
2269 . Civ. 2 e , 20 novembre 1991, Bull. civ. II, n° 310 (la partie n'a pas été appelée aux débats<br />
sur la récusation du juge).<br />
681
Les décisions contentieuses sont en principe prononcées<br />
publiquement 2270 et la règle doit être observée à peine de nullité 2271 ,<br />
mais il faut soulever l'inobservation du prononcé public de la décision<br />
"au moment du prononcé du jugement" 2272 . Le prononcé du jugement<br />
peut se limiter au dispositif 2273 . Les arrêts de la Cour de cassation sont<br />
aussi prononcés publiquement 2274 .<br />
451. Les règles de la publicité en matière civile sont en principe<br />
conformes aux exigences de l'article 6.1 de la Convention, eu égard à la<br />
jurisprudence interprétative de la Cour européenne des droits de<br />
l'homme.<br />
Tel est le cas en matière de prononcé public des arrêts de la Cour<br />
de cassation. Au vu des arrêts Pretto 2275 , Axen 2276 Sutter 2277 et même<br />
Campbell et Fell 2278 , le prononcé public d'un arrêt rendu par une Cour<br />
suprême nationale n'est pas exigé en ce sens que le dépôt au greffe 2279<br />
et la notification de l'arrêt aux parties 2280 peuvent suffire pour satisfaire<br />
2270 . Article 451 NCPC.<br />
2271 . Article 458, alinéa 1 er NCPC.<br />
2272 . Article 458, alinéa 2 NCPC.<br />
2273 . Article 452, alinéa 2 NCPC.<br />
2274 . Article 1016, alinéa 2 NCPC.<br />
2275 . CEDH, 8 décembre 1983, Pretto, préc., par. 24 et s.<br />
2276 . CEDH, 8 décembre 1983, Axen, préc., par. 31 et s.<br />
2277 . CEDH, 22 février 1984, Sutter, préc., par. 33 et s.<br />
2278 . CEDH, 28 juin 1984, Campbell et Fell, préc., par. 91 [l'affaire ne concerne pas une Cour<br />
suprême nationale, mais la Cour européenne des droits de l'homme rappelle qu'elle n'adopte<br />
pas "une interprétation littérale des mots 'rendu publiquement' (article 6)"]<br />
2279 . V. p. ex. arrêt Pretto, par. 26 ; arrêt Axen, par. 31.<br />
2280 . V. arrêt Sutter, préc., par. 31 et 34 : l'arrêt du tribunal militaire de cassation a fait l'objet<br />
d'une notification aux parties et d'une publication dans un recueil. Toute personne intéressée<br />
pouvait consulter le texte intégral.<br />
682
aux exigences de l'article 6.1 de la Convention ; mais il faut que le<br />
public puisse avoir libre accès à la décision sans que cet accès<br />
dépende de la libre appréciation des tribunaux compétents 2281 . Dès lors,<br />
il faut que le greffe soit accessible au public et que toute personne<br />
puisse consulter le texte intégral de l'arrêt ou s'en procurer une<br />
copie 2282 . Sur ce point, il est à noter qu'en France les tiers sont en droit<br />
de se faire délivrer copie des jugements prononcés publiquement 2283 . La<br />
Cour de Strasbourg, quant à elle, apprécie l'exigence d'un prononcé<br />
public de la décision au cas par cas, c'est à dire "à la lumière des<br />
particularités de la procédure" 2284 . S'agissant de la Cour de cassation<br />
italienne statuant en matière civile (affaire Pretto), de la Cour fédérale<br />
de Justice allemande (affaire Axen) et du tribunal militaire de cassation<br />
suisse (affaire Sutter), elle dit que le défaut de prononcé public des<br />
arrêts de ces juridictions ne viole pas l'article 6.1. Pour arriver à cette<br />
conclusion, elle prend en compte la publicité effective des décisions<br />
(dépôt au greffe, accès du public au greffe, notification aux parties et, le<br />
cas échéant, publication dans un recueil de jurisprudence) et le rôle des<br />
Cours suprêmes (elles connaissent en principe du droit) 2285 .<br />
2281<br />
. V. CEDH, 24 novembre 1997, Werner, par. 57 (l'autorisation pour obtenir copie du<br />
jugement était soumise à la "libre appréciation" du tribunal compétent ; violation de l'article<br />
6.1).<br />
2282<br />
. V. arrêt Pretto, par. 26 et 27 ; comp. arrêt Sutter, par. 34. En principe, le public n'a pas à<br />
justifier d'un intérêt pour avoir accès au greffe. La justification d'un intérêt pour consulter l'arrêt<br />
apparaît dans l'arrêt Sutter et non pas dans l'arrêt Pretto, mais la Cour ne fait en réalité que<br />
mentionner, dans cet arrêt Sutter, les dispositions internes applicables aux juridictions<br />
militaires.<br />
2283<br />
. Article 11-3 de la loi n° 75-596 du 9 juillet 1975.<br />
2284<br />
. Arrêt Pretto, par. 26 ; arrêt Axen, par. 31 ; arrêt Sutter, par. 33 ; arrêt Campbell et Fell,<br />
par. 91.<br />
2285<br />
. V. p. ex. arrêt Pretto, par. 27 ; arrêt Axen, par. 32.<br />
683
Dans le même ordre d'idées, l'absence de débats publics devant<br />
une Cour suprême nationale qui ne connaît que du droit ne constitue<br />
pas une violation de l'article 6.1 à condition qu'au moins une juridiction<br />
de fond qui se prononce sur le fait et le droit ait entendu auparavant la<br />
cause en public 2286 . La Cour de Strasbourg ne constate pas la violation<br />
en cas d’absence d'audience devant une Cour suprême – que ce soit la<br />
Cour fédérale de Justice 2287 , un tribunal militaire de cassation 2288 ou la<br />
Cour suprême allemande 2289 – eu égard à la nature du contrôle opéré<br />
par les Cours suprêmes 2290 (elles connaissent seulement des questions<br />
de droit) et en raison de l'existence antérieure de débats publics s’étant<br />
déroulés devant au moins une juridiction jouissant de la plénitude de<br />
juridiction.<br />
En revanche, la publicité de la procédure devant une Cour<br />
suprême nationale (telle que la Cour de cassation de Belgique) ne<br />
satisfait pas en soi l'exigence de publicité au sens de l'article 6.1. En<br />
effet, suite à la jurisprudence Le Compte 2291 , il est clair que la publicité<br />
de procédure devant une Cour qui ne connaît pas du fait mais<br />
2286<br />
. V. arrêt Axen, par. 28 ; arrêt Sutter, par. 30 ; arrêt Bulut du 22 février 1996, préc., par. 42.<br />
2287<br />
. Hypothèse Axen.<br />
2288<br />
. Hypothèse Sutter.<br />
2289<br />
. Hypothèse Bulut.<br />
2290<br />
. Arrêt Axen, par. 28 ; arrêt Sutter, par. 30 ; arrêt Bulut, par. 42.<br />
2291<br />
. Arrêt du 23 juin 1981, préc.; pour une analyse de cette affaire sous le double angle de la<br />
publicité en matière disciplinaire et de la renonciation au bénéfice de l'exigence de publicité V.<br />
J.-F. Flauss, "Vers une évolution du contentieux disciplinaire devant la juridiction ordinale",<br />
Gaz. Pal. 1982, Doc. p. 338 et s.<br />
684
seulement du droit ne suffit pas à combler la lacune de publicité devant<br />
la juridiction du fond. 2292 . La cause des requérants doit être entendue<br />
"publiquement" par un tribunal jouissant de la plénitude de juridiction 2293 .<br />
Sinon, il y a méconnaissance de l'article 6.1. de la Convention. Tel fut le<br />
cas, par exemple, dans les affaires H c/ Belgique 2294 , De Moor c/<br />
Belgique 2295 , Diennet c/ France 2296 et Gautrin c/ France 2297 (en matière<br />
disciplinaire).<br />
De même, la publicité des audiences s'impose à un organe<br />
judiciaire lorsqu'il s'agit du premier et du seul organe jouissant de la<br />
plénitude de juridiction. Ainsi, en est-il, par exemple, pour la Cour<br />
suprême administrative de Suède lorsqu'elle est saisie en premier et<br />
dernier ressort (affaire Fredin 2298 ) ou pour la Cour administrative<br />
autrichienne (affaire Fischer 2299 ). Le droit au juge implique l'existence<br />
d'un organe juridictionnel "jouissant de la plénitude de juridiction" et la<br />
2292<br />
. V. p. ex. arrêt Le Compte, par. 59 et 60 (la publicité était formellement exclue devant le<br />
conseil d'appel, elle existait devant la Cour de cassation mais alors, elle ne "saurait suffire à<br />
combler la lacune constatée").<br />
2293<br />
. Arrêt Le Compte, préc., par. 61 ; cf. arrêt Sporrong et Lönnroth du 23 septembre 1982,<br />
préc. (sur le droit d'être entendu par un tribunal jouissant de la plénitude de juridiction).<br />
2294<br />
. Arrêt H c/ Belgique du 30 novembre 1987, préc., par. 54 et s.<br />
2295<br />
. CEDH, 23 juin 1994, De Moor c/ Belgique, Série A, n° 292-A, par. 56-7 (absence de<br />
débats publics devant le conseil de l'Ordre des avocats suite à une demande d'inscription sur<br />
la liste des stagiaires)<br />
2296<br />
. CEDH, 26 septembre 1995, Diennet c/ France, préc., par. 30 et s.<br />
2297<br />
. CEDH, 20 mars 1998, Gautrin et autres c/ France, préc. (exclusion expresse de la<br />
publicité des audiences devant les conseils régionaux de l'Ordre des médecins et la section<br />
disciplinaire du conseil national de l'Ordre en France sous le régime antérieur au décret du 5<br />
février 1993).<br />
2298<br />
. CEDH, 23 février 1994, Fredin c/ Suède (n° 2) Série A, n° 283-A ; Justices, 1995-1, p.<br />
168, 1996-3, p. 256, obs. Cohen-Jonathan et Flauss.<br />
2299<br />
. CEDH, 26 avril 1995, Fischer c/ Autriche, préc., par. 43-4 ; Justices, 1996-3, p. 257, 259<br />
et 260, obs. Cohen-Jonathan et Flauss.<br />
685
procédure devant un tel organe qui examine des questions de fait et de<br />
droit doit être publique.<br />
452. Cependant, la publicité n'a pas de portée absolue : elle peut<br />
être écartée eu égard à des considérations d'ordre public et des<br />
questions de sécurité (ce fut le cas dans l'affaire Campbell et Fell 2300 ),<br />
eu égard à des "impératifs d'efficacité et d'économie" 2301 , notamment en<br />
matière de sécurité sociale 2302 et ce d'autant plus lorsqu'il s'agit de<br />
différends techniques ne soulevant pas de questions d'intérêt public 2303 ,<br />
enfin, de manière générale, pour des raisons de souplesse et<br />
d'efficacité qui peuvent justifier "l'intervention préalable d'organes<br />
administratifs ou corporatifs et a fortiori d'organes juridictionnels ne<br />
satisfaisant pas sur tous leurs aspects (aux diverses prescriptions de<br />
l'article 6.1)" 2304 .<br />
Au vu de la méthode de la Cour de Strasbourg et au vu de nos<br />
remarques sur l'autorité du précédent des arrêts de cette Cour, il<br />
devient nécessaire de préciser que l'absence de débats publics en<br />
première instance disciplinaire peut ne pas être considérée comme<br />
étant constitutive d'une violation de l'article 6.1, et ceci en fonction d'une<br />
2300<br />
. Arrêt du 28 juin 1984, préc., par. 87-88 (des raisons d'ordre public et de sécurité justifient<br />
l'absence de débats publics en matière de discipline pénitentiaire).<br />
2301<br />
. CEDH, 29 mai 1986, Deumeland, préc., par. 90, Justices, 1955-1, p. 168, obs. Cohen-<br />
Jonathan et Flauss ; 24 juin 1993, Schuler-Zgraggen, préc., par. 58 (pour un tribunal fédéral<br />
des assurances);<br />
2302<br />
. Arrêt Deumeland, préc. ; comp. CE, 29 juillet 1994, D. 1994, Jur. p. 593, note Prétot : le<br />
Conseil d'Etat annule, sur le fondement de l'article 6.1 une décision prise par la commission<br />
centrale d'aide sociale en raison du fait que cette juridiction n'a pas siégé en séance publique.<br />
2303<br />
. Arrêt Schuler-Zgraggen, préc., par. 58 ; arrêt Zumtobel du 21 septembre 1993, préc. par.<br />
34 (procédure d'expropriation)<br />
686
appréciation globale par la Cour du cas d'espèce. Ceci signifie<br />
concrètement que la Cour va prendre en considération l'étendue des<br />
sanctions dans le cas d'espèce et l'étendue des garanties procédurales<br />
et organiques qui se dégagent de l'ensemble de la procédure, y compris<br />
de celle prévue au niveau supérieur interne. L'absence de publicité des<br />
débats et de la décision "peut priver l'intéressé de l'une des garanties<br />
que prescrit la première phrase de l'article 6.1. de la Convention" 2305 à<br />
moins de "se voir corriger à un stade ultérieur de la procédure" 2306 . La<br />
lacune peut être corrigée si la cause des requérants est entendue<br />
publiquement par un tribunal de second degré jouissant de la plénitude<br />
de juridiction.<br />
En outre, la publicité peut être écartée par l'intéressé lui-<br />
même 2307 . Les requérants peuvent renoncer à la publicité de l'instance,<br />
"de leur plein gré, expressément ou tacitement" 2308 . En effet, "ni la lettre,<br />
ni l'esprit de l'article 6.1 n'empêchent un avocat de renoncer à la<br />
publicité de son plein gré et de manière non équivoque ; une procédure<br />
se déroulant dans le secret avec l'accord de l'intéressé n'enfreint pas la<br />
Convention" 2309 . Bien sûr, la question de la renonciation ne se pose pas<br />
2304<br />
. Arrêt Le Compte, par. 51 a.<br />
2305<br />
. Arrêt H c/ Belgique, par. 54.<br />
2306<br />
. Ibid.<br />
2307<br />
. V. Crim., 19 mars 1997, Juris-Data n° 002707 : le caractère partiel de huis clos à la<br />
demande de la partie civile, n'affecte pas les droits de la défense et n'est pas interdit par<br />
l'article 6.1 de la Convention (procédure devant la Cour d'assises).<br />
2308<br />
. Arrêt Le Compte, par. 59.<br />
2309<br />
. Arrêt H c/ Belgique, par. 54. Sur la jurisprudence européenne en la matière V. G. Cohen-<br />
Jonathan, Enc. D. Rép. proc. civ., n° 128.<br />
687
lorsque le justiciable invite expressément le tribunal à tenir des<br />
débats 2310 . En revanche, la renonciation tacite nécessite des précisions.<br />
Il faut distinguer entre trois cas de figure : si les dispositions internes<br />
prévoient expressément la possibilité des débats publics et si l'intéressé<br />
ne les sollicite pas, il y a alors renonciation tacite 2311 , bien que la<br />
procédure en question se déroule "en général" sans audience<br />
publique 2312 , pourvu que la renonciation ne se heurte "à aucun intérêt<br />
public important" 2313 . La renonciation tacite est d'autant plus patente si<br />
le requérant est "familiarisé avec la procédure" 2314 . Par contre, si les<br />
règles internes excluent expressément (expressis verbis) la tenue des<br />
audiences publiques, alors le requérant ne peut passer pour avoir<br />
tacitement renoncé à la publicité en ne la réclamant pas 2315 . D'autant<br />
plus si la Cour suprême administrative d'un pays refuse constamment<br />
d'appliquer les dispositions de l'article 6.1 aux procédures en<br />
question 2316 . Enfin, la Cour estime que lorsqu' "en pratique" la procédure<br />
interne "ne donne jamais lieu à des débats publics", alors il ne saurait<br />
être reproché à l'intéressé "de n'avoir pas formulé une demande qui<br />
2310<br />
. Ce fut le cas dans les affaires Fischer (préc., par. 44) et Stallinger et Kuso (arrêt du 23<br />
avril 1997, Rec. 1997-II, par. 51).<br />
2311<br />
V. CEDH, 21 février 1990, Hâkansson et Sturesson c/ Suède, Série A, n° 171-A, par. 67 ;<br />
24 juin 1993, Schuler-Zgraggen, préc., par. 58 ; 21 septembre 1993, Zumtobel, préc. par. 34 ;<br />
28 mai 1997, Pauger c/ Autriche, Rec. 1997-III, par. 61<br />
2312<br />
. V. p. ex. Schuler-Zgraggen, par. 58 ; Zumtobel, par. 34 ; Pauger, par. 60.<br />
2313<br />
. Arrêt Hâkansson et Sturesson, par. 66 ; arrêt Schuler-Zgraggen, par. 58 ; arrêt Pauger,<br />
par. 58 ; cf. arrêt Zumtobel, par. 34 ("il n'apparaît pas que le litige soulevât des questions<br />
d'intérêt public rendant nécessaires des débats") ; aussi V. arrêt Pauger, par. 63.<br />
2314<br />
. Arrêt Pauger, par. 60 (un professeur de droit public ; procédure devant la Cour<br />
constitutionnelle autrichienne).<br />
2315<br />
. V. arrêt Diennet du 26 septembre 1995, préc., par. 31.<br />
2316<br />
. V. arrêt Gautrin, préc. (c'était le cas pour le Conseil d'Etat avant le revirement du 14<br />
février 1996).<br />
688
n'avait aucune chance d'aboutir" 2317 . Et ceci même si les dispositions<br />
nationales n'excluent pas expressis verbis les débats publics 2318 .<br />
Pour conclure sur cette présentation sommaire de l'exigence<br />
européenne de publicité, il importe de relever que la Cour indique que si<br />
des débats ont eu lieu en première instance, alors des considérations<br />
telles que le délai raisonnable et la nécessité d'un traitement rapide des<br />
affaires peuvent justifier, sous conditions, l'absence de débats publics<br />
au deuxième ou "troisième" degré. Ainsi, par exemple, des "procédures<br />
d'autorisation d'appel, ou consacrées exclusivement à des points de<br />
droit et non de fait, peuvent remplir les conditions de l'article 6 même si<br />
la Cour d'appel ou de cassation n'a pas donné au requérant la faculté<br />
de s'exprimer en personne devant elle" 2319 . Par contre, des débats<br />
publics doivent avoir lieu au second degré de juridiction lorsque la Cour<br />
d'appel nationale connaît des questions de fait comme des points de<br />
droit, lorsqu'elle examine des éléments nouveaux 2320 , quand l'objet du<br />
litige est différent (d'autant plus, bien sur, que la première instance n'a<br />
2317 . CEDH, 24 novembre 1997, Werner, préc. par. 48 ; RGDP, 1998-2, p. 234-5, obs. Flauss ;<br />
JCP 98, I, 107, n° 27, obs. Sudre ; cf. arrêt H c/ Belgique, par. 54 : "On ne saurait lui<br />
reprocher de ne pas avoir exigé d'exercer un droit que la pratique des barreaux belges ne lui<br />
reconnaissait pas et qu'il n'avait guère de chance d'obtenir".<br />
2318 . Arrêt Werner, préc., par.48.<br />
2319 . CEDH, 29 octobre 1991, Helmers c/ Suède, Série A, n° 212-A par. 36. Dans le cadre<br />
d'une poursuite privée pour diffamation engagée par un Maître de conférences contre une<br />
commission universitaire ad hoc, la Cour d'appel statua sans audience publique préalable et<br />
confirma le jugement du tribunal de première instance, lequel avait été rendu suite à une<br />
audience publique.<br />
2320 . V. arrêt Helmers, préc., par. 19 et 38 (la cour d'appel en question examina "des questions<br />
sérieuses quant aux faits pertinents" de plus, elle les trancha, en partie, "la première").<br />
689
pas donné lieu à une audience publique 2321 ), enfin, quand la nature des<br />
questions à trancher impose une "nouvelle audition intégrale" 2322 . De<br />
manière générale, la Cour de Strasbourg examine "la nature du<br />
système d'appel (…), l'étendue des pouvoirs de la cour d'appel", enfin,<br />
"l'objet des questions" que la juridiction d'appel a à trancher 2323 .<br />
A ce point, une première remarque générale s'impose : en<br />
matière civile, le second degré de juridiction 2324 est le "maillon<br />
d'achèvement d'une première instance" 2325 . A l'effet dévolutif de<br />
l'appel 2326 , s'ajoute la règle, déjà présentée, selon laquelle des moyens<br />
nouveaux peuvent être présentés en appel 2327 et celle qui dispose que<br />
le changement de fondement juridique ne rend pas une prétention<br />
nouvelle 2328 , donc inadmissible, en appel 2329 . Dès lors, en règle<br />
générale, des débats publics doivent avoir lieu en appel, ce qui, de toute<br />
manière, ne pose pas problème en France.<br />
453. Toute autre est la problématique qui porte sur la matière<br />
disciplinaire. Celle des médecins ne nécessite plus désormais de<br />
2321<br />
. V. arrêt Werner, préc., par. 49 ; "la procédure d'indemnisation ne saurait passer par une<br />
instance d'appel par rapport à l'action principale devant les juridictions pénales".<br />
2322<br />
. V. CEDH, 26 mai 1988, Ekbatani c/ Suède, Série A, n° 134.<br />
2323<br />
. Arrêt Helmers, par. 32.<br />
2324<br />
. Sur le TGI, instance d'appel V. article R 211-2 COJ.<br />
2325<br />
. S. Guinchard, "Le second degré de juridiction en matière civile aujourd'hui et demain",<br />
Gaz. Pal. 1996, p. 1004 et s., spéc. p. 1006.<br />
2326<br />
. Article 561 NCPC.<br />
2327 . Article 563 NCPC.<br />
2328 . Article 565 NCPC.<br />
2329 . V. article 564 NCPC.<br />
690
emarques particulières 2330 , si ce n'est pour dire qu'il existe une<br />
tendance dans les années quatre-vingt-dix à être plus royaliste que le<br />
roi, tendance confirmée aussi en matière disciplinaire des avocats eu<br />
égard à certaines décisions des juridictions du fond, tendance<br />
dangereuse qui se fonde sur une invocation à tort et à travers de l'article<br />
6 pour arriver à des conclusions hâtives. Tel est le cas lorsque la Cour<br />
d'appel de Poitiers déclare, dans un arrêt du 3 octobre 1994, que les<br />
dispositions de l'article 192 du décret du 27 novembre 1991 2331 , qui<br />
prévoit la publicité "facultative" 2332 des débats devant le conseil de<br />
l'Ordre, sont dans leur principe, contraires "de façon manifeste", au<br />
principe proclamé par l'article 6 2333 . On estime au contraire qu’il n’en est<br />
rien, mais qu’il essaie plutôt d'examiner l'ensemble de la procédure, y<br />
compris le respect de la publicité des débats au niveau supérieur<br />
interne 2334 . Or, l'article 16 alinéa 4 du même décret dispose que la Cour<br />
d'appel, statuant en tant qu'instance d'appel, connaît de l'affaire suite<br />
aux débats qui "se déroulent (à la demande de l'intéressé) en audience<br />
publique". Sauf à ignorer complètement la jurisprudence de Strasbourg,<br />
2330 . Suite au décret n° 93-181 du 5 février 1993 (JO 9 février 1993, p. 2136), l'audience et la<br />
décision sont publiques, tant en première instance qu'en appel (V.R. Debbach, JCP 93, I,<br />
3663).<br />
2331 . Décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d'avocat.<br />
2332 . Aux termes de l'article 192, alinéa 4 du décret, "[…] le conseil de l'Ordre peut décider la<br />
publicité des débats si l'avocat mis en cause en fait expressément la demande". Par contre,<br />
les débats, en principe, ne sont pas publics.<br />
2333 . CA Poitiers, 3 octobre 1994, JCP 96, II, 22591, note (crit.) Martin.<br />
2334 . V. cependant J. Hamelin et A. Damien, Les règles de la profession d'avocat, op. cit., n°<br />
373, p. 443 : il est avancé que la Cour de Strasbourg "n'exigeant cette publicité que devant la<br />
juridiction destinée à trancher définitivement et en fait le litige disciplinaire qui lui est soumis<br />
(en droit français s'agissant en matière disciplinaire, c'est la Cour de cassation qui a seule<br />
cette qualité) […]"(sic). On ne retient pas cette analyse qui ne résiste pas à l'examen. Le<br />
caractère public des audiences devant la Cour de cassation ne suffit pas à combler la lacune<br />
antérieure.<br />
691
il faut donc conclure que les dispositions internes sont conformes à<br />
l'article 6.1 et qu'en l'absence de demande de l'intéressé, il n'y a pas<br />
violation de l'article 6.1 puisque la publicité des débats est<br />
expressément prévue, qu'elle s'impose même, probablement, au niveau<br />
d'appel (l'indicatif ayant valeur d'impératif) 2335 et puisque même le<br />
Conseil d'Etat admet désormais l'applicabilité de la Convention à la<br />
procédure disciplinaire ordinale 2336 . La possibilité de débats publics<br />
existe expressis verbis comme en pratique, mais il faut alors les<br />
réclamer sinon il y a renonciation tacite. La jurisprudence antérieure<br />
(sous le régime du décret du juin 1972) avalise cette position pour les<br />
avocats 2337 et les notaires 2338 mais n'admet pas la publicité des débats<br />
et du jugement en ce qui concerne la Commission nationale de<br />
discipline des membres des tribunaux de commerce 2339 . Par contre, si la<br />
demande de publicité des débats est faite, il serait souhaitable alors<br />
2335 . V. N. Fricéro, Dalloz Action, op. cit., loc. cit. En outre, en appel, l'avocat poursuivi est<br />
autorisé à prendre la parole en dernier, mais il doit l'exiger. Sinon, le bâtonnier (qui n'est pas<br />
partie à la procédure devant la Cour d'appel) et le procureur général vont être entendus après<br />
l'avocat. En ce sens, Civ. 1 re , 9 juillet 1996, Bull. civ, I, n° 301, p. 209 (non-violation de l'article<br />
6). On estime, au contraire, que l'avocat poursuivi doit toujours prendre la parole en dernier.<br />
2336 . CE, 14 février 1996, préc.<br />
2337 . V. p. es. Civ. 1 re , 12 janvier 1984, RTD civ. 1984, p. 771, obs. Perrot ; 22 janvier 1985,<br />
Gaz. Pal. 1985, Pan 179, obs. Guinchard et Moussa ; 12 juillet 1989, D. 1989, IR p. 241 ; 31<br />
octobre 1989, Gaz. Pal. 1990, som. 22 (régime du décret du 9 juin 1972).<br />
2338 . Civ. 1 re , 3 novembre 1993, JCP 94, IV, 28.<br />
2339 . Ass. plén. 8 février 1993, D. 1993, somm. comm. p. 190, obs. Julien (la Commission<br />
nationale de discipline des membres des tribunaux de commerce – article L 414-2 COJ –<br />
siège et statue à huis clos ; V. article R 414-17 COJ). V. également J.-F. Flauss, "CEDH et<br />
répression disciplinaire dans la fonction publique française", RTDH 1995, p. 201 et s. ; comp.<br />
sur l'absence de publicité lors de l'audition des dirigeants sociaux "en chambre du conseil", au<br />
stade de la première instance (article 164 du décret du 27 décembre 1985) de la faillite V. CA<br />
Paris, 26 janvier 1996, D. 1997, Jur. p. 52, note Bernard : selon la Cour d'appel, l'audition en<br />
chambre du conseil n'est pas incompatible avec l'article 6.1 de la Convention et le dirigeant ne<br />
peut pas réclamer la publicité des débats ; dans le même sens, Com. 26 mai 1998, JCP 98,<br />
IV, 2614 : le requérant ne peut pas invoquer le principe de la publicité des débats pour annuler<br />
la citation à comparaître.<br />
692
qu'elle soit accordée 2340 , sauf en cas de dérogation particulière, prévue<br />
par l'article 6.1 de la Convention. Il va de soi que la demande<br />
d'audience publique ne peut être refusée sous le prétexte, comme ce fut<br />
le cas autrefois, que la Convention "ne constitue qu'une déclaration<br />
d'intention à l'égard des Etats signataires" 2341 .<br />
454. En somme, la publicité doit être demandée ; si elle est<br />
demandée, elle doit être, sauf exception, accordée ; si elle n'est pas<br />
demandée, il n'y a pas lieu d'assurer ce qui n'a pas a être assuré 2342<br />
(tout au moins devant le conseil de l'Ordre, organe du premier degré).<br />
En l'absence d'une telle demande, le moyen tiré de la non-publicité des<br />
débats, invoqué pour la première fois devant la Cour de cassation, est<br />
irrecevable 2343 .<br />
SECTION 3. UN PROCÈS MOTIVE<br />
455. La motivation des décisions juridictionnelles est une garantie<br />
procédurale qui assure la compréhension de ces décisions, leur<br />
justification, enfin le contrôle opéré par un organe juridictionnel<br />
supérieur. La motivation au sens de contrôle d'une décision tend à<br />
2340<br />
. En ce sens, CA Poitiers, 3 octobre 1994 (sur ce point, la solution mérite l'approbation).<br />
2341 re<br />
. V. Cass. civ. 1 , 15 novembre 1989, Bull. civ. I, n° 346 (cassation pour violation de<br />
l'article 6.1).<br />
693
exclure le déni de justice (lato sensu) et à établir un ordre juridique<br />
intégré. Sous cet angle, l'immixtion de la Cour européenne des droits de<br />
l'homme dans le domaine de la motivation des décisions<br />
juridictionnelles internes, sous-tend l'existence d'un ordre juridique<br />
processuel européen et implique l'interrogation quant à la nature du<br />
contrôle opéré par Strasbourg et par conséquent celle du rôle même de<br />
cette Cour. Le "quatrième degré" 2344 de juridiction semble alors prendre<br />
le pas sur une Cour qui devrait se borner à interpréter la Convention,<br />
d'autant plus que cette Convention est un texte qui a été qualifié dans le<br />
passé "d'instrument d'harmonisation à effet minimum" 2345 . Le paradoxe<br />
tient au fait qu'alors que la Convention est née d'une préoccupation<br />
politique particulière, celle d'ériger entre les Etats "un système collectif<br />
garantissant pour chacun d'eux un droit de regard sur les affaires […] de<br />
chaque Etat" 2346 dans le but d'éviter des "retours toujours possibles de<br />
la raison d'Etat" 2347 , elle est en train de devenir, en raison de l'utilisation<br />
qui est faite de l'article 6, et malgré elle, une source supplémentaire de<br />
construction d'une raison d'Etat européenne. Ainsi présenté, le<br />
processuel, élément déterminant du substantiel, participe à la création<br />
d'une nouvelle fin, une autre Europe.<br />
2342 re<br />
. En ce sens, Civ. 1 , 2 mars 1994, Bull. civ. I, n° 84 ; 26 novembre 1996, JCP 97, I, 3993,<br />
n° 20, obs. Martin (pour une Cour d'appel).<br />
2343 re<br />
. V. Civ. 1 , 2 mars 1994, préc. ; 4 février 1997, Juris-Data n° 000416.<br />
2344<br />
. V. supra sur la signification véritable du terme.<br />
2345<br />
. D. Evrigenis, "La dimension nationale de la Convention européenne des droits de<br />
l'homme", Actes du colloque d'Athènes, 1978, préc., p. 70.<br />
2346<br />
. H. Golsong, "Réflexions sur 30 ans d'application de la Convention européenne des droits<br />
de l'homme" in L'avocat et l'Europe des 21, op. cit., loc. cit., n° 1.<br />
694
Ces interrogations mises à part, il suffit et il est nécessaire de<br />
présenter la matière sous un angle autoréférentiel.<br />
456. En droit positif français comme en droit processuel<br />
européen, le jugement doit être motivé 2348 / 2349 . Dans l'ordre judiciaire, la<br />
motivation s'impose aux juridictions de droit commun comme aux<br />
juridictions d'exception 2350 . Seul le jugement qui prononce l'adoption n'a<br />
pas à être motivé 2351 . Les mesures prises par le juge de la mise en<br />
état 2352 , l'ordonnance de clôture de l'instruction 2353 ainsi que toutes les<br />
mesures d'administration judiciaire 2354 ne sont pas motivées. En<br />
revanche, les décisions des amiables compositeurs, actes<br />
juridictionnels, sont motivées, même en matière d'arbitrage 2355 .<br />
2347<br />
. Propos de Pierre Henri Teitgen, rapporteur à l'Assemblée du Conseil de l'Europe, Rec.<br />
des travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l'homme, Vol. 1, La<br />
Haye 1975, p. 293.<br />
2348 er<br />
. En matière civile ; article 455 alinéa 1 NCPC. L'obligation de motiver a valeur<br />
constitutionnelle (Cons. const. déc. n° 77-1012 du 3 novembre 1977, Rec. 70) : en droit<br />
européen : CEDH, 19 avril 1994, Van de Hurk, préc., par. 61.<br />
2349<br />
. Il est à noter qu'il n'en a pas toujours été ainsi en France, par exemple sous l'Ancien<br />
Régime ; sur ce sujet V. Th. Le Bars, Le défaut de base légale en droit judiciaire privé, préc. ,<br />
spéc. p. 14 à 41 : l'auteur souligne que la principale raison de la disparition des motifs au XIV e<br />
siècle réside dans la création du Parlement de Paris et dans l'aspiration de ses membres à se<br />
démarquer du Conseil du roi ; comp. supra notre analyse sur l'enjeu de la mise en œuvre<br />
effective des arrêts européens en droit interne.<br />
2350<br />
. V. Civ. 13 octobre 1977, D. 1978, IR p. 57, obs. Julien ; Civ. 3°, 20 mars 1978, JCP 78,<br />
IV, 167 ; aussi V. Civ. 1 re , 10 avril 1996, RTD civ. 1996, p. 712, obs. Perrot : l'obligation de<br />
motivation s'impose aux décisions de la Cour de cassation rendues en matière d'inscription<br />
d'un expert sur la liste nationale.<br />
2351<br />
. Articles 353, alinéa 4 et 361 Code civil.<br />
2352<br />
. Article 773, alinéa 1 NCPC.<br />
2353<br />
. Article 782 NCPC.<br />
2354 er<br />
. V. p. ex. articles 382 (radiation du rôle), 455, alinéa 1 et 499 NCPC.<br />
2355<br />
. V. Paris, 11 juillet 1978 in Code Litec, 1997-8, sous article 455 NCPC, II, B.7.<br />
695
457. En droit français comme en droit européen conventionnel, le<br />
juge n'est pas obligé de répondre à tous les arguments des parties 2356 ,<br />
mais il doit répondre aux moyens pertinents formulés de manière<br />
suffisamment claire et précise et étayés par des preuves 2357 . En<br />
l'absence d' "une réponse spécifique et explicite" 2358 de la part du juge<br />
national, on ne doit pas désormais exclure la possibilité que la Cour de<br />
Strasbourg conclue à la violation de l'article 6 en appliquant une<br />
méthode et des concepts qui ressemblent à ceux d'une Cour suprême<br />
nationale 2359 . Ainsi, par exemple, dans les deux arrêts du 9 décembre<br />
1994 (affaires Ruiz-Torija et Hiro Balani), la violation de l'article 6.1 peut<br />
se qualifier comme un cas de manque de base légale accompagné d'un<br />
défaut de réponse à conclusions 2360 .<br />
En effet, dans les arrêts Ruiz-Torija et Hiro Balani, la Cour de<br />
Strasbourg relève un défaut de réponse à conclusions tout en déclarant<br />
implicitement qu'il y a eu violation de l'article 6.1 pour manque de base<br />
2356 re<br />
. Civ. 1 , 30 mai 1967, JCP 68, II, 15456, note Mayer-Jack ; CEDH, 19 avril 1994, Van de<br />
Hurk, préc., par. 61.<br />
2357<br />
. CEDH, 9 décembre 1994, Ruiz Torija c/ Espagne, Série A, n° 303-A, par. 30 ; 9<br />
décembre 1994, Hiro Balani c/ Espagne, Série A, n° 303-B, par. 28 ; Justices, 1996-3, p. 235-<br />
6, obs. Cohen-Jonathan et Flauss ; D. 1996, somm. comm. p. 202, obs. Fricéro, ; du même<br />
auteur, Dalloz Action, n° 2162 et 2164.<br />
2358<br />
. CEDH, 9 décembre 1994, deux arrêts préc., par. 30 (Ruiz Torija) et par. 28 (Hiro Balani)<br />
2359<br />
. V. G. Azibert, "Difficultés d'application des dispositions de la Convention européenne des<br />
droits de l'homme devant la Cour de cassation", in Convention européenne des droits de<br />
l'homme et droit communautaire, La Documentation française, 1988, préc., p. 48 : "La Cour<br />
européenne se veut normative. La Cour de cassation est normative".<br />
2360<br />
. V. J. Boré, D. 1981, Chron. p. 304 : "le manque de base légale s'accompagne très<br />
souvent d'un défaut de réponse à conclusions". Le manque de base légale empêche la Cour<br />
de cassation d'exercer le contrôle nécessaire sur les appréciations souveraines des juges du<br />
696
légale. Elle relève un défaut de réponse à conclusions à plusieurs points<br />
de vue : tout d'abord elle constate, à l'instar de ce que fait la Cour de<br />
cassation française, que les moyens en question n'étaient ni<br />
opérants 2361 , ni manifestement infondés 2362 . Il s'agissait de moyens<br />
clairs et précis, étayés par des preuves, en un mot pertinents. Ainsi en<br />
est-il, par exemple, dans l'affaire Ruiz-Torija, pour un moyen tiré de la<br />
prescription de l'action : si la juridiction d'appel espagnole "l'avait jugé<br />
fondé, elle aurait dû nécessairement débouter le demandeur de son<br />
action" 2363 . De plus, c'était un moyen autonome par rapport aux autres<br />
puisque "la prescription relevait d'une catégorie juridique complètement<br />
distincte de celle de la cause de résiliation (du bail) de sorte qu'elle<br />
exigeait une réponse spécifique et explicite" 2364 .<br />
S'agissant d'une Cour européenne (des droits de l'homme), la<br />
Cour de Strasbourg relève "qu'il ne lui appartient pas d'examiner le<br />
bien-fondé du moyen" 2365 , mais il reste que "le moyen méritait une<br />
réponse" 2366 . Faute de cette dernière, dit la Cour, "il est impossible de<br />
savoir si le (tribunal national) a simplement négligé le moyen […] ou<br />
fond et peut provenir d'un défaut de réponse à conclusions. Il peut aussi, bien sûr, être distinct<br />
du défaut de réponse à conclusions.<br />
2361 e<br />
. V. p. ex. Civ 2 , 25 octobre 1963, Bull. civ. II, n° 679.<br />
2362<br />
. V. p. ex. Com., 5 juillet 1982, D. 1983, IR, p. 5, obs. Derrida.<br />
2363<br />
. Arrêt Ruiz-Torija, préc., par. 30.<br />
2364<br />
. Ibid.<br />
2365<br />
. Arrêt Ruiz-Torija, par. 30 ; arrêt Hiro Balani, par. 28.<br />
2366<br />
. Arrêt Ruiz-Torija, par. 30.<br />
697
ien a voulu le rejeter et dans cette dernière hypothèse, pour quelles<br />
raisons" 2367 . Il y a donc eu violation de l'article 6.1.<br />
Au vu de cette analyse, l'obligation de motivation se traduit en une<br />
obligation de motiver les qualifications souveraines 2368 . Il s'agit des<br />
qualifications souveraines puisqu'il n'appartient pas à la Cour<br />
d'examiner le bien-fondé des moyens en question. Le défaut de réponse<br />
à conclusions est constitué par l'absence d'une "réponse spécifique et<br />
explicite", le manque de base légale se situant dans une phrase qui<br />
dénote une démarche surprenante, s'agissant d'une juridiction qui n'a<br />
pas pour mission de contrôler le droit interne en tant que tel : "il est<br />
impossible de savoir" dit la Cour européenne des droits de l'homme et<br />
ce faisant, elle affirme la violation de l'article 6.1 parce qu'elle n'est pas<br />
en mesure d'effectuer un contrôle alors que ce contrôle ne lui appartient<br />
pas. Il s'agissait de questions de pur droit interne (respectivement, la<br />
prescription et une question du droit des marques) et pourtant elle<br />
relève le défaut de réponse à conclusions tout en affirmant (cassant<br />
serait-on presque tenté de dire) la violation de la Convention parce<br />
qu'elle n'a pas été en mesure d'effectuer un contrôle pour savoir si le<br />
2367 . Arrêt Ruiz-Torija, par. 30 ; arrêt Hiro Balani, par. 28.<br />
2368 . Sur le défaut de base légale dans le domaine des qualifications souveraines des juges du<br />
fond V. Th. Le Bars, Le défaut de base légale en droit judiciaire privé, préc., n° 218 et s., p.<br />
166 et s.<br />
698
juge interne a simplement négligé le moyen tiré du droit national ou bien<br />
s’il a voulu le rejeter 2369 .<br />
La méthode telle qu'elle ressort des arrêts Ruiz-Torija et Hiro<br />
Balani a été inaugurée en réalité dans un arrêt De Moor du 23 juin<br />
1994 2370 et même dans l'arrêt H c/ Belgique du 30 novembre 1987 2371 .<br />
Elle a été confirmée depuis, entre autres dans les arrêts Georgiadis c/<br />
Grèce 2372 et Higgins c/ France 2373 .<br />
Dans l'arrêt De Moor, la Cour dit que le refus d'inscription d'un<br />
stagiaire par le conseil de l'Ordre des avocats méconnaît l'article 6.1<br />
parce que la décision litigieuse ne possédait, faute de mentionner des<br />
circonstances particulières et concrètes de refus d'inscription, "aucune<br />
justification légale" 2374 . Le manque de base légale pour insuffisance de<br />
motif de fait est alors, en réalité, le reflet d'un contrôle de l'imputation,<br />
contrôle propre à une Cour suprême nationale 2375 . Le refus d'inscription<br />
2369<br />
. Pour des exemples en droit français d'un défaut de réponse à conclusions et de<br />
cassation pour manque de base légale V. Soc. 30 janvier 1969, Bull. civ. V, n° 67, p. 55 : "le<br />
défaut de réponse à conclusions constitue l'absence de motifs" mais "en ne répondant pas à<br />
[…] (des) conclusions, la Cour d'appel n'a pas donné une base légale à sa décision" ; Com.<br />
20 mars 1984, Bull. IV, n° 107 p. 89 : "sans se prononcer sur les conclusions de la société<br />
[...], la cour d'appel [...], n'a pas donné de base légale à sa décision".<br />
2370<br />
. CEDH, 23 juin 1994, De Moor c/ Belgique, Série A, n° 292-A.<br />
2371<br />
. CEDH, 30 novembre 1987, H c/ Belgique, préc. ; V. G. Cohen-Jonathan, "Conclusions<br />
générales" in Les nouveaux développements du procès équitable au sens de la Convention<br />
européenne des droits de l'homme, p. 167.<br />
2372<br />
. CEDH, 29 mai 1997, Georgiadis c/ Grèce, RGDP, 1998-2, p. 239, obs. Flauss ; RTD civ.<br />
1998, p. 517, obs. Marguénaud.<br />
2373<br />
. CEDH, 19 février 1998, Higgins c/ France, Rec. 1998 - I, RGDP, 1998-2, p. 240, obs.<br />
Flauss ; RTD civ. 1998, p. 517, obs. Marguénaud ; D. 1998, somm. comm. p. 369, obs.<br />
Fricéro.<br />
2374<br />
. Arrêt De Moor, préc., par. 55.<br />
2375<br />
. Le manque de base légale pour insuffisance de motifs de fait peut être constitué par<br />
l'omission d'une des conditions du présupposé de la norme V. p. ex. Civ. 3 e , 8 janvier 1992.<br />
699
au tableau de l'Ordre des avocats n'ayant pas été imputé à l'un des<br />
actes prévus par la loi (le seul fait que le stagiaire avait accompli sa<br />
carrière en dehors du barreau ne suffisait pas pour justifier le refus<br />
d'inscription), il y a violation de l'article 6.1.<br />
Dans l'affaire H c/ Belgique, la Cour reconnaît, obiter, une<br />
obligation de préciser le fondement juridique de la décision en imposant<br />
aux organes en question de préciser ce qu'il faut entendre par la<br />
condition de "circonstances exceptionnelles", condition sine qua non<br />
pour obtenir la réinscription au tableau de l'Ordre des avocats 2376 . La<br />
motivation adéquate devient ainsi une obligation de préciser le<br />
fondement juridique de la décision, comparable à celle qui existe en<br />
droit français 2377 . La violation de la Convention puise alors sa source<br />
dans le manque de base légale pour insuffisance de motifs de droit.<br />
De façon presque concomitante, le manque de base légale, cas<br />
d'ouverture à violation de l'article 6.1, réapparaît implicitement dans les<br />
arrêts récents tels que Georgiadis et Higgins 2378 . Dans l'affaire<br />
Bull. civ. III, n° 4, p. 3 : cassation d'une décision de révocation d'une ordonnance de clôture<br />
(article 784, alinéa 1 NCPC) parce que le juge du fond s'était fondé sur le fait que les parties<br />
ne s'y opposaient pas "sans relever l'existence d'une cause grave survenue depuis<br />
l'ordonnance". Sur le "défaut de base légale, reflet du contrôle de l'imputation" V. Th. Le Bars,<br />
Le défaut de base légale en droit judiciaire privé, préc., n° 195 et s., p. 151 et s.<br />
2376 . Arrêt H c/ Belgique, préc., par. 53 ; V. N. Fricéro, Dalloz Action, n° 2164.<br />
2377 . Pour des arrêts de cassation pour manque de précision du "fondement juridique" V. Civ.<br />
2 e , 17 décembre 1954, D. 1955, Jur. p. 253 ; Civ. 3 e , 6 février 1991, Bull. civ. III, n° 48, p. 30.<br />
2378 . Dans l'affaire Higgins c/ France du 19 février 1998, la Cour conclut à la violation de<br />
l'article 6.1 à propos d'un arrêt du 22 mars 1990 de la deuxième chambre civile de la Cour de<br />
cassation qui ordonnait le renvoi, pour cause de suspicion légitime, de deux procédures (alors<br />
que l'affaire en concernait trois) sans préciser le sort de la troisième en cette affaire. Or, dit la<br />
700
Georgiadis du 29 mai 1997, les éléments manquants sont des éléments<br />
de fait, les motifs existent, mais ils ne sont pas suffisamment détaillés<br />
"eu égard notamment au caractère déterminant de leur conclusion pour<br />
le droit à réparation du requérant" 2379 . Mais une fois de plus, la méthode<br />
de la Cour intrigue puisque le droit à réparation en question portait sur<br />
la mise en œuvre de la notion de faute lourde, notion de droit interne. Le<br />
manque de base légale se justifie parce que l'insuffisance de motifs de<br />
fait prive une Cour suprême nationale de la possibilité d'exercer son<br />
contrôle normatif sur un arrêt national. Au contraire, en droit processuel<br />
européen, le manque de base légale devient en réalité une notion<br />
autonome de violation de l'article 6.1, la Cour européenne des droits de<br />
l'homme n'étant pas de toute manière en mesure d'exercer un contrôle<br />
de l'application du droit national par les juges du fond internes.<br />
L'insuffisance de motifs, constitutive du défaut de base légale, défaut<br />
censuré par la Cour de Strasbourg, implique que la Cour européenne<br />
des droits de l'homme devient une juridiction suprême bis 2380 . Il est à<br />
noter d'ailleurs que le défaut de base légale est en France "une<br />
ouverture à cassation de création purement jurisprudentielle" 2381 . En<br />
Cour "cette dernière procédure était étroitement liée aux deux autres puisqu'elle faisait partie<br />
d'un contentieux successoral complexe concernant pratiquement un même groupe de<br />
personnes et un même ensemble de biens" et alors que "la composition de la juridiction<br />
d'appel (qui était suspectée de partialité) était très semblable [...]" (par.43).<br />
2379 . CEDH, 29 mai 1997, Georgiadis c/ Grèce, préc., par. 43.<br />
2380 . Cf. J.-P. Marguénaud, obs., RTD civ. 1998, p. 517. Selon le Professeur Marguénaud, la<br />
Cour de Strasbourg s'érige "en juge d'appel des juridictions suprêmes des Etats contractants".<br />
2381 . J. Boré, La cassation en matière civile, op. cit., n° 2012.<br />
701
somme, le procès équitable, garantie a priori formelle, devient une<br />
garantie substantielle 2382 .<br />
458. Au demeurant, en droit français comme en droit processuel<br />
européen, "le juge doit se déterminer d'après les circonstances<br />
particulières du procès" 2383 pour motiver sa décision et le défaut de<br />
motivation adéquate "ne peut s'analyser qu'à la lumière des<br />
circonstances de l'espèce" 2384 . Le juge doit opérer la vérification<br />
juridique d'après les circonstances propres à l'affaire, il doit y avoir un<br />
examen réel 2385 , ce qui n'est pas le cas lorsque l'organe juridictionnel<br />
qui connaît d'un recours reprend "intégralement à son compte<br />
l'hypothèse retenue" par le premier organe de décision sans "discuter<br />
lui-même le bien-fondé en soupesant des arguments opposés" 2386 . La<br />
motivation au sens de contrôle d'une décision permet de vérifier la<br />
réalité du contrôle juridictionnel dans les circonstances de la cause. Par<br />
conséquent, la motivation par voie de référence à des causes déjà<br />
jugées est prohibée 2387 (violation de l'article 455 NCPC) si la décision se<br />
2382<br />
. En ce sens J.-F. Flauss, "Les nouvelles frontières du procès équitable", op. cit., loc. cit. ;<br />
S. Guinchard, "Le procès équitable : garantie formelle ou droit substantiel ?" ; préc.<br />
2383 e<br />
. Civ. 3 , 23 avril 1997, IR p. 124.<br />
2384<br />
. CEDH, arrêt Ruiz-Torija, préc., par. 29 ; arrêt Hiro Balani, préc., par. 27.<br />
2385 e<br />
. V. Civ. 3 , 27 mars 1991, Bull. civ. III, n° 101 ; Com. 8 juin 1993, JCP 93, IV, 2017.<br />
2386<br />
. CEDH, 24 juin 1993, Schuler-Zgraggen, préc., par. 67 ; comp. CEDH, 17 décembre 1996,<br />
Terra Woningen, préc., par. 53-54 (compétence "liée", ce qui ressort de la motivation).<br />
2387 e<br />
. Civ. 3 , 23 avril 1997, préc. (motivation par référence à un autre arrêt rendu dans une<br />
procédure distincte).<br />
702
éfère à une décision rendue dans une autre instance 2388 ou à celle<br />
rendue dans un litige analogue entre d'autres parties 2389 .<br />
En revanche, la motivation par références est admise s'il s'agit du<br />
même litige entre les mêmes parties et que, soit les conclusions ont été<br />
tout simplement reproduites 2390 , soit le juge du second degré s'approprie<br />
des termes de la décision de la juridiction inférieure tout en étudiant<br />
réellement les éléments de l'affaire 2391 . Cette motivation par<br />
incorporation des motifs fournis par la juridiction inférieure ne constitue<br />
pas une violation de l'article 6.1 sous réserve que la juridiction<br />
supérieure "ait réellement examiné les questions qui lui ont été<br />
soumises et qu'elle ne se soit pas contentée d'entériner purement et<br />
simplement les conclusions d'une juridiction inférieure" 2392 .<br />
459. Enfin, il est à noter que la deuxième chambre civile de la<br />
Cour de cassation dit, à deux reprises, que "l'utilisation, dans la<br />
rédaction d'une décision judiciaire, de motifs établis d'avance sur un<br />
formulaire n'est prohibée par aucun texte et ne saurait être considérée<br />
comme incompatible avec l'article 6 de la Convention européenne des<br />
2388<br />
. V. p. ex. Com. 11 février 1986, Bull. IV, n° 6 (il s'agissait des mêmes parties) ; 8 juin<br />
1993, préc.<br />
2389 e er<br />
. Civ. 2 , 1 juillet 1960, Bull. civ. II, n° 342.<br />
2390 re<br />
. V. Civ. 1 , 18 décembre 1963, Bull. civ. I, n° 563.<br />
2391 re<br />
. En droit français : V. Civ. 1 , 14 novembre 1984, Bull. civ. I, n° 306 (motivation par<br />
référence à une décision antérieure autorisée en raison de l'unité du litige). En droit européen<br />
: V. CEDH, 19 décembre 1997, Helle c/ Finlande, RGDP, 1998-2, p. 239, obs. Flauss ; RTD<br />
civ. 1998, p. 517, obs. Marguénaud.<br />
2392<br />
. Arrêt Helle c/ Finlande du 19 décembre 1997, préc., par. 60 ; cf. arrêt Schuler-Zgraggen,<br />
préc., par. 67.<br />
703
droits de l'homme" 2393 . En l'état actuel du droit européen, l'affirmation<br />
semble juste à condition qu'il y ait un examen réel des questions<br />
soulevées. A titre personnel, on estime que la pratique est contestable<br />
et qu'elle pourrait être contestée devant la Cour de Strasbourg. Il reste à<br />
voir si cette Cour va l'accepter en retenant, implicitement ou<br />
explicitement, l'argument (réel ou virtuel) du respect du délai<br />
raisonnable.<br />
2393 . Civ. 2 e , 31 janvier 1985, Gaz. Pal. 1985, Pan. 124, obs. crit. Guinchard ; 14 février 1990,<br />
Gaz. Pal. 1990, somm. 490, obs. Guinchard et Moussa<br />
704
CONCLUSION DU TITRE II<br />
460. La démultiplication européenne des garanties procédurales<br />
ne se limite pas à la seule exigence d'indépendance et d'impartialité du<br />
juge, mais s'étend à tous les acteurs du procès. L'encadrement<br />
européen des garanties du procès permet de faire ressortir une<br />
délimitation asymétrique entre les garanties procédurales qui se<br />
manifestent au cours de l'instance – phase du procès et celles qui sont<br />
exigées dans le procès envisagé comme un ensemble. Le<br />
dénominateur commun des garanties propres au cours de l'instance est<br />
qu'elles sont exigées, en principe, à tout niveau de la procédure et en<br />
tout état de cause. En revanche, les garanties de procédure qui ne<br />
portent pas sur le corps de l'instance peuvent, en principe, soit être<br />
corrigées ultérieurement (ainsi pour la publicité), soit avoir une fonction<br />
accentuée de contrôle (ainsi pour la motivation). La Cour de Strasbourg<br />
utilise précisément cet outil de contrôle qu'est la motivation pour<br />
accroître son propre contrôle sur l'application du droit national par le<br />
juge national. Sous cet angle, elle devient une juridiction suprême bis.<br />
705
CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE<br />
461. La primauté du droit processuel communautaire sur le droit<br />
processuel interne signifie que le droit processuel national qui occupe le<br />
terrain, le quitte et/ou se soumet en présence du droit processuel<br />
communautaire. L'instrumentalisation du procès civil par le droit<br />
processuel communautaire se combine avec la démultiplication des<br />
garanties procédurales par le droit européen conventionnel et conduit<br />
alors à la métamorphose des pouvoirs du juge judiciaire national ;<br />
l'emprise du droit processuel européen (communautaire et<br />
conventionnel) sur la procédure interne est parfois si accentuée qu'elle<br />
aboutit à la transmutation de la nature même de ce juge national.<br />
Désormais, lorsqu'on est en présence d'une hypothèse qui concerne le<br />
droit européen (communautaire et conventionnel), il est possible de<br />
parler plutôt de l'office national du juge européen que de l'office<br />
européen du juge national.<br />
Bien sûr, l'emprise du droit processuel européen sur le droit<br />
processuel national n'est pas absolue. Ainsi, pour ne citer qu'un<br />
exemple issu de l'articulation du droit processuel communautaire et du<br />
droit interne, si le dire provisoire du juge judiciaire des référés dépend<br />
étroitement du dire obligatoire du juge communautaire, il reste que<br />
706
l'exercice du "référé communautaire" au niveau national demeure<br />
essentiellement bidimensionnel : la Cour de justice édicte des normes<br />
alors que l'évaluation in concreto est toujours celle du juge national du<br />
provisoire qui peut raisonner, quant à lui, par analogie avec ses<br />
pratiques strictement nationales.<br />
En effet, l'articulation du droit processuel européen et du droit<br />
national ne se cantonne pas à une représentation strictement linéaire.<br />
Une juste présentation, par exemple, de l'exigence de l'indépendance et<br />
de l'impartialité du juge, implique la prise en compte de l'autorité du<br />
précédent des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme telle<br />
qu'elle ressort de la jurisprudence européenne des années quatre-vingt-<br />
dix. Ainsi, le juge français peut connaître de nouveau du même procès<br />
suite à l'exercice d'une voie de rétractation telle que l'opposition et le<br />
droit européen conventionnel ne s'oppose pas à cette règle à condition<br />
d'opérer une lecture exacte (prise en compte des faits) de la<br />
jurisprudence européenne en la matière. La Cour de Strasbourg<br />
procède à une appréciation en fonction des circonstances du cas<br />
d'espèce, l'autorité de la chose jugée de ses arrêts étant circonscrite par<br />
les faits du cas d'espèce (lorsqu'il y a absence d'une véritable procédure<br />
par défaut dans le cas d'espèce européen – ce qui ressort des faits – la<br />
force obligatoire de l'arrêt de Strasbourg ne joue pas en matière de<br />
jugement sur opposition exercée par le plaideur jugé par défaut au<br />
707
niveau national). Cet exemple est parlant : l'autorité du précédent<br />
constitue l'outil qui permet d'aboutir à une juste conclusion (le droit à un<br />
tribunal impartial est respecté lorsque le juge français connaît de<br />
nouveau du procès suite à l'exercice de l'opposition par le plaideur qui a<br />
été jugé par défaut) – en l'état présent du droit européen conventionnel<br />
– parce qu'il prend en compte les contours factuels du jugement<br />
européen. L'autorité du précédent correspond aux limites propres à la<br />
méthode de la Cour de Strasbourg.<br />
462. En effet, le droit est d'abord une question de méthode.<br />
Emprunter une mauvaise piste revient à aboutir à une conclusion<br />
erronée. La marche vers ce nouveau droit processuel européen qui<br />
résulte de l'interaction du droit européen (communautaire et<br />
conventionnel) et du droit processuel national implique un dialogue<br />
permanent, dialogue de méthodologie, mais aussi jurisprudentiel,<br />
notionnel, doctrinal. Le droit est singulièrement pragmatique. La somme<br />
des trois matières (procédure nationale communautaire et<br />
conventionnelle) ne peut qu'être pratique. A condition qu'il n'y ait pas<br />
dégradation de la cause européenne au niveau politique, le droit<br />
processuel européen va s'accroître, la prétendue autonomie<br />
procédurale des Etats européens est déjà, à la fin du XXème siècle,<br />
dépassée.<br />
708
709