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Les Mystères du bagne ou Blondel le condamné innocent - Manioc

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LES<br />

MYSTÈRES DU BAGNE<br />

OU<br />

BLONDEL<br />

LE CONDAMNÉ INNOCENT<br />

ROMAN<br />

D'APRÈS DES DONNÉES AUTHENTIQUES<br />

PAR<br />

Dr H. LAVIOL<br />

TOUS DROITS RÉSERVÉS<br />

GENÈVE<br />

J. MEYER, LIBRAIRE-ÉDITEUR<br />

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Genève, Imprimerie SCHIRA-BLANCHARD, C<strong>ou</strong>rs de Rive, 3


PREMIÈRE PARTIE<br />

CHAPITRE PREMIER<br />

La mort <strong>du</strong> comte de Burty<br />

C'est l'heure où la nuit étend son voi<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>s rues de<br />

Paris, où des milliers de flammes étincel<strong>le</strong>nt et où l'on voit,<br />

dans <strong>le</strong>s rues étroites et mal éclairées, <strong>le</strong>s passants s'avancer<br />

comme des ombres au travers <strong>du</strong> br<strong>ou</strong>illard qui c<strong>ou</strong>vre la<br />

capita<strong>le</strong> comme d'un linceul.<br />

C'est l'heure où <strong>le</strong>s innombrab<strong>le</strong>s théâtres <strong>ou</strong>vrent <strong>le</strong>urs<br />

portes à un public impatient d'assister à ses drames ém<strong>ou</strong>vants<br />

et terrib<strong>le</strong>s, qui commencent dans l'orgie et qui finissent<br />

dans <strong>le</strong> crime, qui se j<strong>ou</strong>ent dans l'atmosphère <strong>du</strong> vice<br />

et qui ont p<strong>ou</strong>r sujets <strong>le</strong> désespoir, la paresse, la faim et <strong>le</strong><br />

suicide ! Mais ces drames, j<strong>ou</strong>és par des artistes payés p<strong>ou</strong>r<br />

simu<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s passions et ém<strong>ou</strong>voir <strong>le</strong> spectateur, ne sont rien<br />

en comparaison de ceux qui se j<strong>ou</strong>ent j<strong>ou</strong>rnel<strong>le</strong>ment dans<br />

la vie réel<strong>le</strong>, où un vrai désespoir pâlit <strong>le</strong> front de l'acteur,<br />

où une passion non simulée met un éclair dans <strong>le</strong>s yeux de<br />

l'actrice ; de ces drames, en un mot, qui ont s<strong>ou</strong>vent p<strong>ou</strong>r<br />

scène une mansarde <strong>ou</strong> un salon et presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la<br />

tombe p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>lisse !<br />

Dans une soirée de Février 18.., <strong>le</strong> dén<strong>ou</strong>ement d'un


— 4 —<br />

drame de ce genre se préparait dans <strong>le</strong> salon d'an des plus<br />

élégants hôtels de la rue d'Auma<strong>le</strong>.<br />

Un jeune homme écrivait, assis devant un secrétaire sur<br />

<strong>le</strong>quel se tr<strong>ou</strong>vait un candélabre supportant deux b<strong>ou</strong>gies,<br />

et la rapidité fiévreuse avec laquel<strong>le</strong> sa plume c<strong>ou</strong>rait sur<br />

<strong>le</strong> papier montrait l'agitation à laquel<strong>le</strong> il était en proie.<br />

Ce jeune homme venait à peine d'atteindre sa vingtdeuxième<br />

année, ses traits étaient sombres et dénotaient<br />

cette expérience précoce de la vie, qui, de nos j<strong>ou</strong>rs, caractérise<br />

la jeunesse de la capita<strong>le</strong> et lui imprime un cachet<br />

t<strong>ou</strong>t particulier. Ses cheveux étaient blonds ainsi que la<br />

m<strong>ou</strong>stache légère qui ombrageait sa lèvre supérieure, ses<br />

yeux avaient la c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur <strong>du</strong> ciel et son front é<strong>le</strong>vé avait un<br />

grand air de nob<strong>le</strong>sse; cependant, l'expression généra<strong>le</strong> de<br />

sa physionomie trahissait cette indécision inhérente à un<br />

caractère irrésolu qui cependant peut, à un moment donné,<br />

et s<strong>ou</strong>s l'influence de passions ardentes, se laisser emporter<br />

aux plus vio<strong>le</strong>ntes extrémités.<br />

Le mobilier de la pièce où n<strong>ou</strong>s intro<strong>du</strong>isons <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur<br />

était luxueux et confortab<strong>le</strong>; <strong>le</strong>s habitants de cette maison<br />

devaient avoir des goûts artistiques, à en juger par <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>aux<br />

de maîtres, <strong>le</strong>s panoplies composées d'armes choisies<br />

qui c<strong>ou</strong>vraient <strong>le</strong>s murs, <strong>le</strong>s bronzes de prix et <strong>le</strong>s antiquités<br />

rares que l'on voyait sur <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s conso<strong>le</strong>s et qui<br />

auraient excité l'admiration et l'envie de plus d'un connaisseur.<br />

Le jeune homme avait déjà écrit deux <strong>le</strong>ttres et se préparait<br />

à en commencer une troisième, quand une sonnette<br />

se fit entendre; étonné, il prêta un instant l'oreil<strong>le</strong>, et n'entendant<br />

rien, il allait reprendre sa plume quand la sonnette<br />

se fit entendre une seconde fois.<br />

— Ah ! fit-il avec un s<strong>ou</strong>rire empreint de tristesse, j'<strong>ou</strong>bliais<br />

que j'ai donné à Jean la permission de sortir en lui recommandant<br />

de ne pas rentrer avant minuit.


— 5 —<br />

En disant cela, il s'était <strong>le</strong>vé et était allé <strong>ou</strong>vrir la porte<br />

d'entrée.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'une minute à peine, il revint précédant un<br />

homme paraissant plus âgé que lui de quelques années et<br />

dont l'aspect offrait <strong>le</strong> contraste <strong>le</strong> plus comp<strong>le</strong>t avec <strong>le</strong> sien.<br />

Le n<strong>ou</strong>vel arrivé était brun, sa stature était au-dessus de<br />

la moyenne et il était vêtu avec autant de soin et d'élégance<br />

que <strong>le</strong>s vêtements <strong>du</strong> premier dénotaient de négligence.<br />

— Bonsoir, Paul, fit <strong>le</strong> maître <strong>du</strong> logis, en tendant la main<br />

à l'arrivant.<br />

— Bonsoir, Maxime, répondit celui-ci, en hésitant à prendre<br />

la main que son ami lui offrait.<br />

— Heureux mortel ! j'envie ton sort! reprit Maxime, en prenant<br />

un siége qu'il approcha <strong>du</strong> sien et en invitant <strong>du</strong> geste<br />

son ami à y prendre place. La sérénité de ta vie est peinte<br />

sur ton visage en traits tel<strong>le</strong>ment vrais, que l'on se sent involontairement<br />

porté à envier ton sort sans même <strong>le</strong> connaître.<br />

— En supposant que je puisse être un objet d'envie p<strong>ou</strong>r<br />

quelqu'un, ce qui est une chose assez contestab<strong>le</strong>, je d<strong>ou</strong>te<br />

fort que ce soit p<strong>ou</strong>r toi, <strong>le</strong> beau Maxime de Brescé, dont <strong>le</strong><br />

luxe, <strong>le</strong> goût et l'élégance font <strong>le</strong> désespoir de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s lions<br />

<strong>du</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard !<br />

— Tu es dans une profonde erreur, repartit Maxime, et je<br />

donnerais sans hésiter dix ans de mon existence p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir<br />

échanger mon sort contre <strong>le</strong> tien!<br />

— Que me dis-tu là? fit en riant l'ami de Maxime. Comment<br />

! tu donnerais ton andal<strong>ou</strong>x pur-sang p<strong>ou</strong>r prendre ma<br />

place dans <strong>le</strong> bureau où je dois travail<strong>le</strong>r d<strong>ou</strong>ze heures par<br />

j<strong>ou</strong>r? Tu v<strong>ou</strong>drais échanger ton indépendance contre ma condition<br />

d'employé, tes cinquante mil<strong>le</strong> livres de rente contre<br />

mes appointements de six mil<strong>le</strong> francs?<br />

— Tu es cependant heureux avec tes six mil<strong>le</strong> francs, n'estil<br />

pas vrai?<br />

— Je suis content de mon sort et je tr<strong>ou</strong>ve encore <strong>le</strong>,


— 6 —<br />

moyen d'en faire profiter <strong>le</strong>s autres : quatre mil<strong>le</strong> francs suffisent<br />

largement à mes dépenses, il me reste par conséquent un<br />

excédant de deux mil<strong>le</strong> francs; eh bien, cet argent a tr<strong>ou</strong>vé<br />

son emploi, il sert à c<strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong>s frais de l'é<strong>du</strong>cation de la fil<strong>le</strong><br />

de ma sœur. Pauvre femme ! el<strong>le</strong> est p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te sa vie liée à<br />

un homme que ses vices ont précipité lui et sa famil<strong>le</strong> dans<br />

<strong>le</strong> plus profond des abîmes, et cependant, pauvre sœur! son<br />

c<strong>ou</strong>rage et sa grandeur d'âme lui ont fait supporter son malheureux<br />

sort avec une résignation sans exemp<strong>le</strong> ! Le désespoir<br />

auquel el<strong>le</strong> était en proie est maintenant calmé par la<br />

pensée que son enfant sera à l'abri de l'adversité; je me suis<br />

chargé de son avenir. Il y a cinq ans de cela, sa fil<strong>le</strong> avait<br />

alors dix ans, je la fis entrer dans une maison d'é<strong>du</strong>cation<br />

où son entretien et son instruction me coûtent mil<strong>le</strong> francs<br />

par an; depuis lors j'ai chaque année mis une pareil<strong>le</strong> somme<br />

de côté, afin de lui faire une dot. Cet argent, avec <strong>le</strong>s intérêts<br />

accumulés, constituera une somme convenab<strong>le</strong> quand la<br />

jeune fil<strong>le</strong> aura atteint sa vingtième année. Cela me mettra<br />

en position de lui tr<strong>ou</strong>ver un mari qui, sans appartenir à une<br />

classe plus é<strong>le</strong>vée, p<strong>ou</strong>rra lui offrir <strong>le</strong> bien-être et <strong>le</strong> bonheur.<br />

Le vicomte Maxime de Brescé avait éc<strong>ou</strong>té en si<strong>le</strong>nce ce que<br />

son ami venait de dire, seu<strong>le</strong> sa physionomie exprimait une<br />

profonde inquiétude et une angoisse non dissimulée.<br />

— Tiens, j'ai fini, fit Paul, se méprenant sur <strong>le</strong>s sentiments<br />

de son ami.<br />

— Je t'admire, reprit Maxime, et plus que jamais j'envie<br />

ton sort, aj<strong>ou</strong>ta-t-il avec une vivacité qui trahissait la sincérité<br />

de ses paro<strong>le</strong>s.<br />

— Comment, répéta Paul, toi?<br />

— Oui, moi, vicomte de Brescé, je renoncerais avec joie et<br />

sans la moindre hésitation à mon rang, et à mon titre p<strong>ou</strong>r<br />

prendre la place et <strong>le</strong> nom de Paul Mercier, <strong>le</strong> plus modeste,<br />

mais <strong>le</strong> plus nob<strong>le</strong> et <strong>le</strong> plus honorab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>s mes anciens<br />

camarades de collége!


— 7 —<br />

— J'ai peine à en croire mes oreil<strong>le</strong>s! fit Paul d'un air de<br />

profonde stupéfaction.<br />

— Eh bien ! éc<strong>ou</strong>te-moi, continua Maxime d'un ton so<strong>le</strong>nnel.<br />

Et en disant cela, il sortit de son portefeuil<strong>le</strong> une <strong>le</strong>ttre<br />

dont la suscription était écrite en caractères fins et serrés,<br />

dénotant la main d'une femme.<br />

— Cette <strong>le</strong>ttre me vient de ma sœur qui habite la province<br />

avec ma mère, aj<strong>ou</strong>ta-t-il. Ec<strong>ou</strong>te ce qu'el<strong>le</strong> m'écrit :<br />

« Mon cher et excel<strong>le</strong>nt frère,<br />

» Tu veux donc décidément passer ta vie à te créer des<br />

» s<strong>ou</strong>cis imaginaires ! Ta délicatesse exagérée te p<strong>ou</strong>sse à<br />

» t'attribuer des torts chimériques. A quoi bon t<strong>ou</strong>t ce que<br />

» tu me racontes au sujet <strong>du</strong> retard de deux semaines que<br />

» tu mets à n<strong>ou</strong>s envoyer <strong>le</strong> montant de notre rente? Et quel<br />

» besoin avons-n<strong>ou</strong>s de connaître t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s détails que tu n<strong>ou</strong>s<br />

» donnes au sujet de l'administration de la petite fortune que<br />

» notre mère a pu sauver <strong>du</strong> naufrage ? Ne sais-tu donc pas<br />

» qu'à ce sujet, comme p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te autre chose, notre bonne<br />

» mère a en toi la plus entière confiance? Tu crains, dis-tu,<br />

» que ce retard ne n<strong>ou</strong>s mette dans l'embarras? Tranquillise-<br />

» toi à cet égard: dix mil<strong>le</strong> francs de rente sont une véritab<strong>le</strong><br />

» fortune dans la contrée que n<strong>ou</strong>s habitons, et j'ai fait<br />

» quelques économies qui peuvent n<strong>ou</strong>s permettre de sup-<br />

» porter une crise financière de six mois. Adieu, cher Maxime,<br />

» chasse ces vilaines idées et amuse-toi, c'est t<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s<br />

» te demandons, et c'est un conseil qu'il ne doit pas être<br />

» diffici<strong>le</strong> de suivre à ton âge. Porte-toi bien et pense quel-<br />

» quefois à ta sœur.<br />

» Marie DE BRESCÉ. »<br />

Quand Maxime eut achevé de lire cette <strong>le</strong>ttre, il la posa<br />

devant lui sur <strong>le</strong> pupitre, puis il passa la main sur son front<br />

comme p<strong>ou</strong>r chasser une pensée pénib<strong>le</strong>.<br />

— D'après ce que tu viens d'entendre, reprit-il après


— 8 —<br />

un si<strong>le</strong>nce, tu vois que je suis seul chargé d'administrer la<br />

fortune de ma mère qui a, à cet égard, une aveug<strong>le</strong> confiance<br />

en moi et qui ne croit à ce moment qu'à un simp<strong>le</strong><br />

retard de quelques j<strong>ou</strong>rs dans l'envoi de sa rente Eh bien!<br />

cette fortune n'existe plus j'ai t<strong>ou</strong>t per<strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t<br />

dissipé !<br />

— Est-ce possib<strong>le</strong>? s'écria Paul d'un air consterné.<br />

— Oui, mon ami, répondit Maxime, dont <strong>le</strong>s traits étaient<br />

c<strong>ou</strong>verts d'une pâ<strong>le</strong>ur mortel<strong>le</strong>, ma mère est ruinée!... ma<br />

mère et ma sœur sont ré<strong>du</strong>ites à la misère et el<strong>le</strong>s ne s'en<br />

d<strong>ou</strong>tent encore ni l'une ni l'autre!<br />

Il se <strong>le</strong>va brusquement, essuya la sueur qui perlait sur son<br />

front et jeta vers <strong>le</strong> plafond un regard désespéré, puis il<br />

aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Combien de fois ai-je été réveillé au milieu de la nuit<br />

par cette pensée ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> ! Combien de fois ai-je cru que<br />

ce n'était qu'un cauchemar, qu'un mauvais rêve, et suis-je<br />

retombé accablé par l'horrib<strong>le</strong> vérité!<br />

— Mais, demanda timidement Paul, comment une semblab<strong>le</strong><br />

catastrophe a-t-el<strong>le</strong> pu se pro<strong>du</strong>ire?<br />

— Une catastrophe ! s'écria Maxime. Dis un crime plutôt.<br />

...Oui, répéta-t-il en voyant la stupéfaction se peindre sur la<br />

physionomie de son ami, un crime infâme, impardonnab<strong>le</strong>,<br />

car je n'y ai été p<strong>ou</strong>ssé que par une sotte vanité!.... Et maintenant<br />

que tu sais à quel prix j'étais cité p<strong>ou</strong>r mon élégance,<br />

et ce qu'il m'en coûte p<strong>ou</strong>r avoir v<strong>ou</strong>lu être un modè<strong>le</strong> de<br />

bon ton, crois-tu encore que <strong>le</strong> vicomte de Brescé puisse envier<br />

la position modeste, <strong>le</strong> nom honoré, la vie tranquil<strong>le</strong><br />

et la conscience pure de son ami Paul Mercier?...<br />

— Mon pauvre et cher Maxime ! fit Paul en saisissant la<br />

main de son ami et en la pressant cha<strong>le</strong>ureusement, j'av<strong>ou</strong>e<br />

que ta position est terrib<strong>le</strong>, cependant il ne faut pas désespérer:<br />

aussi longtemps qu'un homme est maître de sa vie<br />

de sa raison, il ne doit pas perdre c<strong>ou</strong>rage. Rassemb<strong>le</strong>


— 9 —<br />

t<strong>ou</strong>te ton énergie p<strong>ou</strong>r faire face au danger; il s'agit d'abord<br />

de rechercher quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>rces de revenu dont tu peux<br />

encore disposer, <strong>le</strong>s amis desquels tu peux attendre aide et<br />

sec<strong>ou</strong>rs, puis il faut prendre c<strong>ou</strong>rage et te préparer à résister<br />

au c<strong>ou</strong>p qui te frappe! Peut-être te sera-t-il possib<strong>le</strong> de sortir<br />

de l'abîme dans <strong>le</strong>quel tu es tombé ?<br />

— Non!... répondit Maxime J'ai longtemps réfléchi!...<br />

J'ai t<strong>ou</strong>t examiné, t<strong>ou</strong>t pesé, et ce n'est que depuis que j'ai<br />

vu que j'étais irrévocab<strong>le</strong>ment per<strong>du</strong> que <strong>le</strong> désespoir a envahi<br />

t<strong>ou</strong>t mon être!<br />

— Mais ton onc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> comte de Burty, que l'on dit riche<br />

de trois <strong>ou</strong> quatre millions?<br />

— C'est vrai, fit Maxime avec un rire amer, mon onc<strong>le</strong><br />

est quatre fois millionnaire, et dans sa propriété de Brest, où<br />

il vit avec une seu<strong>le</strong> domestique, il ne dépense pas cinq<br />

mil<strong>le</strong> francs par année!.... Au moment où ma ruine a commencé<br />

et où une somme de cinquante mil<strong>le</strong> francs aurait<br />

suffi p<strong>ou</strong>r me sauver, eh bien, il me l'a refusée s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> prétexte<br />

qu'il n'avait pas d'argent comptant s<strong>ou</strong>s la main et qu'il<br />

ne lui était pas possib<strong>le</strong> d'en réaliser de suite; que, <strong>du</strong> reste,<br />

<strong>le</strong> moment était venu p<strong>ou</strong>r moi de faire des économies qui<br />

p<strong>ou</strong>rraient m'être d'une grande utilité après sa mort. J'employai<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s moyens p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>cher son cœur et exciter sa compassion,<br />

il m'eût été plus faci<strong>le</strong> d'ébran<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s rochers qui<br />

servent de base à son château!... Je quittai Brest la mort<br />

dans l'âme et persuadé que l'homme frappé par <strong>le</strong> malheur<br />

n'a plus d'amis sur la terre.<br />

— Je veux te pr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> contraire, fit Paul.<br />

— Que dis-tu?<br />

— Qui sait si je ne tr<strong>ou</strong>verai pas ce que tu as vainement<br />

cherché?<br />

— Serait-ce possib<strong>le</strong>?<br />

— M. Michaud, chez qui je suis employé, est en relations<br />

avec une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de banquiers et de riches in<strong>du</strong>striels, et<br />

je ne désespère pas de


— 10 —<br />

Maxime interrompit son ami en saisissant sa main d'un<br />

air profondément ému.<br />

— Mon bon, mon excel<strong>le</strong>nt Paul! fit-il avec effusion, je<br />

t'ai bien s<strong>ou</strong>vent méconnu! mais tu te venges nob<strong>le</strong>ment!<br />

— Tu me remercieras quand tu seras hors d'embarras,<br />

répondit Paul en se <strong>le</strong>vant.<br />

Et, prenant son chapeau, il se hâta de prendre congé de<br />

son ami, en lui promettant de revenir <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain.<br />

Dès que Maxime se retr<strong>ou</strong>va seul, il se rassit et acheva<br />

la <strong>le</strong>ttre commencée ; quand il eut fini, il rep<strong>ou</strong>ssa la feuil<strong>le</strong><br />

de papier avec vivacité et se <strong>le</strong>va en disant d'une voix s<strong>ou</strong>rde.<br />

— A quoi bon? Il faut que j'en finisse !<br />

Et <strong>ou</strong>vrant un tiroir, il en tira un pisto<strong>le</strong>t à deux canons,<br />

chargé et garni de ses amorces. Il l'examina un instant en<br />

si<strong>le</strong>nce.<br />

Puis il murmura d'une voix altérée :<br />

— L'heure de l'expiation a sonné ! O ma mère !<br />

ma mère! p<strong>ou</strong>rras-tu jamais me pardonner?<br />

Puis, pendant un moment encore, il considéra son arme<br />

d'un air sinistre. Son agitation croissait d'une manière visib<strong>le</strong>.<br />

S<strong>ou</strong>dain, il parut prendre une résolution : il é<strong>le</strong>va<br />

<strong>le</strong>ntement <strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t, prit <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>t des canons entre ses dents<br />

en tenant la crosse abaissée et pressa la détente<br />

Une faib<strong>le</strong> détonation se fit entendre mais ce fut t<strong>ou</strong>t.<br />

L'amorce seu<strong>le</strong> avait brûlé.<br />

— C'est à recommencer! murmura-t-il.<br />

Des g<strong>ou</strong>ttes de sueur inondaient son front et c<strong>ou</strong>laient jusque<br />

sur ses j<strong>ou</strong>es.<br />

Il n'hésita pas, cependant, et reprit la gueu<strong>le</strong> de son arme<br />

entre ses dents.<br />

Au moment où il allait poser <strong>le</strong> doigt sur la gâchette, la<br />

sonnette de la porte d'entrée se fit entendre avec force. Il<br />

s'arrêta, et abaissant <strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t il prêta l'oreil<strong>le</strong>.


— 11 —<br />

— Ce n'est cependant pas <strong>le</strong> portier qui sonne de la sorte!<br />

pensa-t-il; puis, jetant un regard sur l'arme qu'il tenait à<br />

la main, il aj<strong>ou</strong>ta menta<strong>le</strong>ment :<br />

— Que m'importe, après t<strong>ou</strong>t! je ne veux plus rien<br />

avoir à démê<strong>le</strong>r avec ce monde que je vais quitter!<br />

Un second c<strong>ou</strong>p de sonnette plus vio<strong>le</strong>nt que <strong>le</strong> premier<br />

ne lui laissa pas <strong>le</strong> temps d'achever.<br />

— Il faut cependant que je sache ce que c'est ! fit-il à<br />

demi-voix.<br />

Puis il se <strong>le</strong>va et alla <strong>ou</strong>vrir.<br />

A peine la porte était-el<strong>le</strong> <strong>ou</strong>verte, qu'un homme se précipita<br />

dans <strong>le</strong> salon.<br />

C'était Paul Mercier.<br />

Ses regards tombèrent immédiatement sur <strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t que<br />

Maxime avait laissé sur <strong>le</strong> secrétaire.<br />

A cette vue, il ne put retenir une exclamation de terreur.<br />

— Ah! mes pressentiments ne me trompaient pas! fit-il,<br />

en s'emparant vivement de l'arme dont il en<strong>le</strong>va l'amorce<br />

qui était restée intacte.<br />

— Comment! c'est p<strong>ou</strong>r cela que tu es revenu? demanda<br />

Maxime.<br />

— Non, répondit Paul; mais c'est p<strong>ou</strong>r cela que j'ai tiré<br />

la sonnette aussi vivement, et, je te l'av<strong>ou</strong>e, j'aurais enfoncé<br />

la porte si tu avais tardé une seconde de plus à <strong>ou</strong>vrir.<br />

Quant au motif de mon ret<strong>ou</strong>r, <strong>le</strong> voici.<br />

En disant cela, il tendait à Maxime une <strong>le</strong>ttre qu'il tenait<br />

à la main.<br />

— Que veut dire cela? demanda celui-ci, dont l'agitation<br />

ne s'était point calmée.<br />

— C'est une <strong>le</strong>ttre qui est cachetée de noir et qui porte<br />

<strong>le</strong> timbre de Brest, repartit Paul. Le concierge se disposait<br />

à te l'apporter, mais j'ai v<strong>ou</strong>lu m'en charger moi-même et<br />

je<br />

Maxime ne lui laissa pas <strong>le</strong> temps d'achever; il se préci-


— 12 —<br />

pita sur la <strong>le</strong>ttre que lui tendait son ami, et en deux secondes<br />

il l'eut <strong>ou</strong>verte et parc<strong>ou</strong>rue.<br />

Quand il eut terminé, il se laissa tomber sur un siége<br />

comme accablé, et resta immobi<strong>le</strong> en regardant <strong>le</strong> parquet<br />

d'un œil fixe et hagard.<br />

— Eh bien? demanda Paul avec anxiété.<br />

Ces deux mots tirèrent Maxime de sa stupeur.<br />

Et montrant <strong>du</strong> doigt la <strong>le</strong>ttre que sa main entr'<strong>ou</strong>verte<br />

avait laissé glisser à terre, il fit d'une voix altérée :<br />

— Il est m<strong>ou</strong>rant.... il est peut-être déjà mort !....<br />

— Qui donc?<br />

— Mon onc<strong>le</strong>!<br />

A cette réponse Paul Mercier ramassa la <strong>le</strong>ttre et se mit à<br />

la parc<strong>ou</strong>rir.<br />

— Oui! dit-il ensuite, c'est bien cela, et tu es appelé comme<br />

étant son plus proche parent et, selon t<strong>ou</strong>te probabilité, son<br />

héritier universel.... Quand pars-tu?<br />

— Dans une heure, répondit Maxime, qui venait de rec<strong>ou</strong>vrer<br />

son sang-froid et sa présence d'esprit.<br />

En effet, une heure plus tard <strong>le</strong> vicomte de Brescé r<strong>ou</strong>lait<br />

sur la r<strong>ou</strong>te de Brest dans une chaise de poste.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain,à la tombée de la nuit, il arrivait au château<br />

<strong>du</strong> comte de Burty.<br />

Lors même qu'il n'eût pas su de quoi il s'agissait, il s'en serait<br />

d<strong>ou</strong>té en voyant <strong>le</strong> morne si<strong>le</strong>nce qui régnait dans cette<br />

nob<strong>le</strong> demeure et <strong>le</strong>s fenêtres fermées lui auraient appris que<br />

la mort était entrée dans cette maison qui, à dire vrai, n'avait<br />

jamais offert beauc<strong>ou</strong>p d'animation, <strong>le</strong> caractère morose e:<br />

taciturne <strong>du</strong> vieux comte l'ayant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs porté à fuir <strong>le</strong> bruit<br />

et <strong>le</strong> m<strong>ou</strong>vement.<br />

Non seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> jeune homme ne tr<strong>ou</strong>va personne p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong> recevoir à la porte <strong>du</strong> château, mais encore il traversa cinq<br />

<strong>ou</strong> six pièces t<strong>ou</strong>tes plus nues <strong>le</strong>s unes que <strong>le</strong>s autres sans<br />

rencontrer âme qui vive.


— 13 —<br />

Il lui sembla p<strong>ou</strong>rtant à la fin entendre un léger bruit, comme<br />

une voix nasillarde psalmodiant des prières. Il se dirigea de<br />

ce côté, et ayant p<strong>ou</strong>ssé une porte, il s'arrêta frappé par l'étrange<br />

spectac<strong>le</strong> qui s'offrait à ses regards.<br />

Sur un lit é<strong>le</strong>vé était éten<strong>du</strong> <strong>le</strong> corps d'un vieillard dans<br />

<strong>le</strong>quel il reconnut son onc<strong>le</strong>, vêtu de blanc et <strong>le</strong> visage déc<strong>ou</strong>vert;<br />

on avait posé sur sa poitrine un rameau de buis bénit.<br />

Cette scène était éclairée par quatre cierges placés aut<strong>ou</strong>r<br />

<strong>du</strong> lit et par un candélabre posé sur une tab<strong>le</strong>.<br />

Deux femmes étaient à gen<strong>ou</strong>x auprès <strong>du</strong> lit.<br />

Maxime reconnut l'une d'el<strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>r être Marguerite, la<br />

domestique <strong>du</strong> vieillard ; la seconde était sans d<strong>ou</strong>te une<br />

voisine.<br />

T<strong>ou</strong>tes deux étaient en prières et ne s'aperçurent pas que<br />

quelqu'un se tr<strong>ou</strong>vait à la porte.<br />

Maxime é<strong>le</strong>va la voix p<strong>ou</strong>r annoncer sa présence; mais, à<br />

la première paro<strong>le</strong> qu'il prononça, <strong>le</strong>s deux femmes p<strong>ou</strong>ssèrent<br />

une exclamation de terreur et baissèrent la tête en se c<strong>ou</strong>vrant<br />

<strong>le</strong> visage de <strong>le</strong>urs mains, comme si el<strong>le</strong>s eussent enten<strong>du</strong><br />

la f<strong>ou</strong>dre tomber devant el<strong>le</strong>s.<br />

— Ne craignez rien ! fit Maxime, en voyant de quel<strong>le</strong> ép<strong>ou</strong>vante<br />

superstitieuse ces deux femmes étaient saisies; tranquillisez-v<strong>ou</strong>s!<br />

je suis <strong>le</strong> vicomte de Brescé, <strong>le</strong> neveu de celui<br />

p<strong>ou</strong>r qui v<strong>ou</strong>s priez.<br />

<strong>Les</strong> deux femmes, à demi rassurées, <strong>le</strong>vèrent <strong>le</strong>ntement la<br />

tête, et Marguerite reconnut <strong>le</strong> jeune homme qu'el<strong>le</strong> avait<br />

déjà vu au château.<br />

— V<strong>ou</strong>s savez donc déjà? demanda-t-el<strong>le</strong> à Maxime<br />

en hésitant ; puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta, en désignant <strong>le</strong> lit mortuaire :<br />

— Le voilà, <strong>le</strong> pauvre cher homme!<br />

— J'av<strong>ou</strong>e que je suis profondément affligé d'être arrivé<br />

trop tard, fit Maxime; j'espérais tr<strong>ou</strong>ver mon onc<strong>le</strong> encore<br />

vivant.<br />

— V<strong>ou</strong>s auriez pu arriver assez tôt, Monsieur <strong>le</strong> vicomte,


— 14 —<br />

si M. <strong>le</strong> comte était mort comme t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde ; mais il a<br />

passé de vie à trépas avec la rapidité d'une étoi<strong>le</strong> qui fi<strong>le</strong>,<br />

c'est p<strong>ou</strong>rquoi <strong>le</strong> médecin n'a pas jugé nécessaire de prolonger<br />

son séj<strong>ou</strong>r ici.<br />

— Comment! La mort de mon onc<strong>le</strong> a-t-el<strong>le</strong> été au si<br />

rapide? C'est extraordinaire!<br />

— D'autant plus que <strong>le</strong>s médecins lui avaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dit<br />

qu'il ne m<strong>ou</strong>rrait pas d'apop<strong>le</strong>xie; et c'est cependant à cela<br />

qu'il a succombé.<br />

Quand la vieil<strong>le</strong> servante eut parlé, Maxime de Brescé parut<br />

plongé dans de profondes réf<strong>le</strong>xions.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il rompit <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, et, jetant un<br />

regard aut<strong>ou</strong>r de la pièce mortuaire, il demanda :<br />

— N'est-ce pas ici la chambre que <strong>le</strong> comte habitait de<br />

préférence?<br />

— Oui; et comme M. <strong>le</strong> comte était de sa nature trèscraintif<br />

et très-méfiant, c'est dans cette pièce qu'il recevait ses<br />

métayers ainsi que <strong>le</strong>s autres personnes qui avaient avec lui<br />

des relations d'intérêt. Voici <strong>le</strong>s armoires où il avait c<strong>ou</strong>tume<br />

de renfermer t<strong>ou</strong>s ses papiers de va<strong>le</strong>ur. Quant à son argent,<br />

il en connaissait trop <strong>le</strong> prix p<strong>ou</strong>r ne pas lui faire rapporter<br />

des intérêts <strong>le</strong> plus é<strong>le</strong>vés possib<strong>le</strong>!<br />

Le vicomte jeta un c<strong>ou</strong>p d'oeil scrutateur sur ces armoires.<br />

— Marguerite! fit-il au b<strong>ou</strong>t d'un moment, voici, je crois,<br />

deux nuits que v<strong>ou</strong>s et cette brave femme veil<strong>le</strong>z auprès de<br />

mon onc<strong>le</strong>?<br />

— Oui, Monsieur <strong>le</strong> vicomte, c'est la vérité; n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vions<br />

pas <strong>le</strong> laisser seul, et n<strong>ou</strong>s avons l'intention, malgré<br />

notre fatigue, de passer encore cette nuit ici.<br />

— C'est précisément ce que je ne s<strong>ou</strong>ffrirai pas, Marguerite<br />

; je viens d'arriver, je ne suis aucunement fatigué, et il<br />

n'est que juste que je prenne votre place.<br />

— V<strong>ou</strong>s, Monsieur <strong>le</strong> vicomte! N<strong>ou</strong>s ne <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>ffrirons pas<br />

Votre chambre est prête et je vais avoir l'honneur de v<strong>ou</strong>s


— 45 —<br />

y accompagner, à moins que v<strong>ou</strong>s ne désiriez prendre quelque<br />

chose auparavant.<br />

Non. Je n'épr<strong>ou</strong>ve ni appétit ni envie de dormir, et<br />

j'insiste p<strong>ou</strong>r que v<strong>ou</strong>s alliez t<strong>ou</strong>tes deux prendre un peu de<br />

repos. Je considère comme un devoir sacré de rester auprès<br />

de mon onc<strong>le</strong> pendant <strong>le</strong>s dernières heures qu'il a encore<br />

à passer ici ; je lui dois cela p<strong>ou</strong>r l'affection qu'il m'a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

témoignée.<br />

— Ces sentiments font honneur à votre cœur et v<strong>ou</strong>s porteront<br />

bonheur p<strong>ou</strong>r l'avenir, répondit Marguerite. N<strong>ou</strong>s<br />

allons donc n<strong>ou</strong>s retirer, Babet et moi, p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r n<strong>ou</strong>s<br />

mettre au lit, puisque M. <strong>le</strong> vicomte <strong>le</strong> veut ainsi.<br />

<strong>Les</strong> deux femmes firent une bel<strong>le</strong> révérence au jeune<br />

homme et sortirent de la chambre mortuaire.<br />

Quand Maxime fut seul, il s'approcha <strong>du</strong> lit et se mit à<br />

considérer attentivement <strong>le</strong> corps <strong>du</strong> comte; ensuite, ayant<br />

jeté un c<strong>ou</strong>p d'œil aut<strong>ou</strong>r de lui, il murmura :<br />

— Le testament doit être ici.<br />

Puis il commença à se promener à grands pas dans la<br />

chambre.<br />

— A vrai dire, pensait-il, ce testament ne doit pas me mettre<br />

en s<strong>ou</strong>ci ; mon onc<strong>le</strong> vivait seul, il n'aimait ni ne recevait<br />

jamais personne. En supposant qu'avant sa mort il ait pensé<br />

à disposer de sa fortune, ce ne peut être qu'en ma faveur.<br />

Il alla ensuite s'asseoir dans un fauteuil qu'il r<strong>ou</strong>la auprès<br />

<strong>du</strong> lit, puis resta ainsi, immobi<strong>le</strong>, pendant un temps assez<br />

long, plongé dans des réf<strong>le</strong>xions qui n'avaient aucun rapport<br />

avec <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au funèbre qu'il avait s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux.<br />

— Cependant, se disait-il, si je me trompais! Si, p<strong>ou</strong>ssé<br />

par une fantaisie inexplicab<strong>le</strong>, mon onc<strong>le</strong> avait trompé t<strong>ou</strong>tes<br />

mes espérances et que, creusant encore l'abîme dans <strong>le</strong>quel<br />

je suis tombé, il laissât dans la misère deux malheureuses<br />

femmes que son héritage seul p<strong>ou</strong>rrait sauver!<br />

A cette pensée, il porta sa main à son front comme pris


— 16—<br />

de vertige. Et, en effet, son agitation était tel<strong>le</strong>, qu'il lui sem­<br />

blait sentir un nuage obscurcir son esprit.<br />

Il se <strong>le</strong>va et se dirigea <strong>le</strong>ntement vers <strong>le</strong>s armoires qui<br />

garnissaient <strong>le</strong>s murs de la chambre; puis il se mit à <strong>le</strong>s<br />

considérer d'un œil ardent, comme s'il eût v<strong>ou</strong>lu tr<strong>ou</strong>ver un<br />

signe, quelque chose qui pût <strong>le</strong> mettre sur la trace de ce<br />

qu'il cherchait.<br />

Il s'arrêta enfin devant une armoire antique dont la boiserie,<br />

plus usée que <strong>le</strong>s autres, dénotait qu'el<strong>le</strong> avait dû être<br />

s<strong>ou</strong>vent <strong>ou</strong>verte.<br />

— Ce doit être là ! fit-il au b<strong>ou</strong>t d'une minute de réf<strong>le</strong>xion.<br />

Et, posant la main sur un b<strong>ou</strong>ton de bois qui se tr<strong>ou</strong>vait à<br />

la porte, il tira.<br />

L'armoire s'<strong>ou</strong>vrit sans effort.<br />

— On voit bien que <strong>le</strong> maître de la maison n'est plus !<br />

pensa Maxime.<br />

Puis il jeta un c<strong>ou</strong>p d'œil hâtif dans l'armoire et vit<br />

qu'el<strong>le</strong> était p<strong>le</strong>ine de papiers rangés par paquets étiquetés<br />

et placés en pi<strong>le</strong>s régulières.<br />

— S'il y a un testament, murmura <strong>le</strong> jeune homme, si<br />

une crainte ridicu<strong>le</strong>, comme <strong>le</strong>s vieillards en épr<strong>ou</strong>vent<br />

s<strong>ou</strong>vent, n'a pas empêché <strong>le</strong> comte d'écrire ses dernières<br />

volontés, c'est ici que ce papier doit se tr<strong>ou</strong>ver.<br />

Il prit ensuite un des cierges qui brûlaient auprès <strong>du</strong> lit<br />

mortuaire et se mit à examiner <strong>le</strong>s paquets de papiers, sans<br />

cependant <strong>le</strong>s t<strong>ou</strong>cher. Au b<strong>ou</strong>t d'un moment, un de ces<br />

papiers attira son attention.<br />

C'était une grande enveloppe carrée, fermée d'un cachet<br />

noir. Le côté sur <strong>le</strong>quel devait être la suscription était<br />

t<strong>ou</strong>rné en dess<strong>ou</strong>s, sans d<strong>ou</strong>te afin de dépister <strong>le</strong>s regards<br />

curieux et indiscrets.<br />

Cette grande enveloppe avait vraiment un air mystérieux<br />

et so<strong>le</strong>nnel.<br />

il la prit délicatement et, <strong>du</strong> b<strong>ou</strong>t des doigts, la ret<strong>ou</strong>rna


— 17 —<br />

et lut ces mots qui, malgré <strong>le</strong>ur simplicité, firent sur lui la<br />

même impression que s'ils eussent été une sentence fata<strong>le</strong> :<br />

« Ceci est mon testament. »<br />

Une fois en possession de ce papier qu'il avait cherché avec<br />

tant d'inquiétude, Maxime <strong>le</strong> tint pendant un moment dans<br />

ses doigts, <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>rnant et <strong>le</strong> ret<strong>ou</strong>rnant, en se demandant s'il<br />

allait en recevoir un jugement de vie <strong>ou</strong> de mort. Il ne p<strong>ou</strong>vait<br />

cependant pas se rés<strong>ou</strong>dre à en briser <strong>le</strong> sceau qui lui<br />

cachait son sort.<br />

Il prit cependant une résolution, revint auprès <strong>du</strong> lit p<strong>ou</strong>r<br />

remettre à sa place <strong>le</strong> cierge qu'il avait pris p<strong>ou</strong>r s'éclairer,<br />

considéra encore un moment l'enveloppe, puis d'une main<br />

résolue il en brisa <strong>le</strong> cachet.<br />

Cette enveloppe contenait un papier plié en quatre.<br />

Maxime <strong>le</strong> déplia <strong>le</strong>ntement Il n'y avait que quelques<br />

lignes, qui apparurent à ses yeux comme si el<strong>le</strong>s avaient été<br />

écrites avec des caractères de feu.<br />

Il aurait v<strong>ou</strong>lu p<strong>ou</strong>voir lire <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t <strong>du</strong> même c<strong>ou</strong>p d'œil,<br />

mais ces lignes tremblaient devant ses yeux et il ne p<strong>ou</strong>vait<br />

parvenir à <strong>le</strong>s déchiffrer.<br />

Il fit cependant un vio<strong>le</strong>nt effort sur lui-même, et ayant<br />

quelque peu maîtrisé son émotion, il commença à lire. A ce<br />

moment, il lui sembla entendre comme un s<strong>ou</strong>pir d'une faib<strong>le</strong>sse<br />

extrême. Ayant <strong>le</strong>vé la tête avec un m<strong>ou</strong>vement d'effroi,<br />

il se remit aussitôt en se disant qu'il s'était trompé.<br />

Son sang-froid lui revenant peu à peu, il parvint à lire <strong>le</strong><br />

testament jusqu'au b<strong>ou</strong>t.<br />

Voici quel<strong>le</strong> en était la teneur :<br />

« Ceci est ma dernière volonté.— Ma famil<strong>le</strong> se divise p<strong>ou</strong>r<br />

» moi en deux catégories de personnes : cel<strong>le</strong>s que je ne<br />

» connais pas et cel<strong>le</strong>s que je ne connais que trop ; <strong>le</strong>s pre-<br />

» mières me sont indifférentes et je méprise <strong>le</strong>s autres. C'est<br />

» p<strong>ou</strong>rquoi je déshérite t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s membres de ma famil<strong>le</strong>, sans<br />

» aucune exception, et j'institue p<strong>ou</strong>r mon légataire et héritier<br />

2


— 18 —<br />

» universel mon excel<strong>le</strong>nt et fidè<strong>le</strong> ami Michaud, armurier, à<br />

» Paris, rue Saint-Antoine, n° 154.<br />

» Écrit à mon château de Burty, <strong>le</strong> .... 18 . .<br />

» Comte DE BURTY. »<br />

Il faut renoncer à dépeindre <strong>le</strong> désespoir qui s'empara <strong>du</strong><br />

vicomte Maxime quand il eut achevé la <strong>le</strong>cture de ce testament<br />

: pas un son ne sortit de ses lèvres et il demeura immobi<strong>le</strong>,<br />

altéré ! Ses facultés étaient comme paralysées et son<br />

regard avait pris une expression fixe et hébétée.<br />

Ce ne fut qu'au b<strong>ou</strong>t d'un moment assez long que la lumière<br />

commença à se faire dans son esprit et vint éclaircir <strong>le</strong> chaos<br />

dans <strong>le</strong>quel se heurtaient ses pensées incohérentes.<br />

Peu à peu, cependant, son sang-froid parut revenir et il<br />

put bientôt mesurer l'immensité de son malheur.<br />

En interrogeant son cœur, il reconnaissait qu'il aurait eu<br />

la force nécessaire p<strong>ou</strong>r supporter la misère dans laquel<strong>le</strong> il<br />

s'était précipité lui-même ; mais <strong>le</strong> cœur lui saignait à la pensée<br />

de l'infortune dans laquel<strong>le</strong> il entraînait avec lui sa mère et<br />

sa sœur, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s récompenser de la confiance aveug<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong>s<br />

avaient eue en lui.<br />

Malgré lui, cependant, ses regards demeuraient attachés à<br />

ce funeste papier.<br />

— Mais, s'écria-t-il s<strong>ou</strong>dain, en froissant convulsivement <strong>le</strong><br />

testament, qui m'empêche de corriger la fortune? Suis-je donc<br />

obligé de subir <strong>le</strong> caprice d'un vieillard égoïste et me laisser<br />

en<strong>le</strong>ver cette fortune qui devait m'appartenir ? Puis-je hésiter<br />

quand il s'agit de rendre à ma mère et à ma sœur une fortune<br />

que ma légèreté et ma dissipation <strong>le</strong>ur avaient en<strong>le</strong>vée?<br />

Jamais !<br />

Et, sans attendre une seconde de plus, il froissa <strong>le</strong> papier<br />

de manière à en former un r<strong>ou</strong><strong>le</strong>au, et s'approcha d'une<br />

des b<strong>ou</strong>gies qui brûlaient sur la tab<strong>le</strong>.<br />

Mais, au moment où il étendait <strong>le</strong> bras vers la flamme<br />

p<strong>ou</strong>r mettre <strong>le</strong> feu au testament, il sentit t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p une


Ha !! tu v<strong>ou</strong>lais me vo<strong>le</strong>r !<br />

TORINO, LIT. SALUSSOLIA


— 19 —<br />

main se poser sur son épau<strong>le</strong> et l'étreindre comme la griffe<br />

d'un tigre.<br />

La jeune homme se ret<strong>ou</strong>rna et demeura comme pétrifié<br />

en voyant devant lui son onc<strong>le</strong> qui, à moitié enveloppé dans<br />

son vêtement mortuaire, <strong>le</strong>s yeux lançant des éclairs, la<br />

b<strong>ou</strong>che entr'<strong>ou</strong>verte et comme ren<strong>du</strong> muet par la colère et<br />

l'indignation, étendait la main vers <strong>le</strong> testament que Maxime<br />

serrait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de ses doigts crispés.<br />

— Grand Dieu ! balbutia ce dernier au b<strong>ou</strong>t d'un moment<br />

Est-ce possib<strong>le</strong>? Mais non! c'est une folie. <strong>Les</strong><br />

morts ne reviennent pas !<br />

Et en parlant ses dents claquaient de terreur.<br />

— Ah! tu me croyais mort! fit <strong>le</strong> vieillard, et tu v<strong>ou</strong>lais<br />

me vo<strong>le</strong>r ma fortune!<br />

— Il vit! Il n'était donc pas mort!.....<br />

— Non ! grâce à Dieu qui m'a rappelé à la vie assez tôt<br />

p<strong>ou</strong>r t'arracher cette fortune dont tu v<strong>ou</strong>lais t'emparer au<br />

moyen d'un crime, mais qui t'échappe, misérab<strong>le</strong>!<br />

— Ainsi il n'était qu'en léthargie! murmura Maxime, qui<br />

sentait son sang-froid revenir peu à peu. Et moi, qui prenais<br />

cela p<strong>ou</strong>r la mort!<br />

— Malheureux! rends-moi ce papier ! s'écria <strong>le</strong> vieux comte,<br />

à qui <strong>le</strong>s forces et l'énergie revenaient insensib<strong>le</strong>ment.<br />

— Savez-v<strong>ou</strong>s, mon onc<strong>le</strong>, que ce testament est une injustice<br />

criante et qui n'a pas sa pareil<strong>le</strong>? répondit Maxime en se<br />

dégageant brusquement de l'étreinte <strong>du</strong> vieillard et en faisant<br />

un pas en arrière.<br />

— Si j'avais jamais pu penser une chose semblab<strong>le</strong>, ce que<br />

tu fais me pr<strong>ou</strong>verait <strong>le</strong> contraire, scélérat!<br />

— Et v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z pas me donner la moitié de cette<br />

fortune, qui devrait cependant me revenir t<strong>ou</strong>t entière?<br />

— Je ne veux pas te laisser un liard, je <strong>le</strong> répète! J'arrêterais<br />

plutôt un mendiant sur la r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r en faire mon<br />

héritier!


— 20 —<br />

— Mon onc<strong>le</strong>! fit Maxime à demi-voix et brièvement, v<strong>ou</strong>s<br />

commettez là une mauvaise action !<br />

— Je n'ai aucun compte à te rendre! Mon parti est pris,<br />

et rien ne p<strong>ou</strong>rra changer à ma détermination !<br />

— Cette résolution est-el<strong>le</strong> irrévocab<strong>le</strong>? demanda <strong>le</strong> vicomte<br />

avec une fureur mal contenue. V<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z rien me donner<br />

!.... rien?....<br />

— Rien!.... rien!.... absolument rien!....<br />

Il y eut un moment de si<strong>le</strong>nce pendant <strong>le</strong>quel l'onc<strong>le</strong> et <strong>le</strong><br />

neveu se considérèrent en échangeant des regards chargés de<br />

haine.<br />

— Savez-v<strong>ou</strong>s bien, mon onc<strong>le</strong>, fit Maxime en rompant <strong>le</strong><br />

si<strong>le</strong>nce et en faisant un pas vers <strong>le</strong> vieillard; savez-v<strong>ou</strong>s<br />

qu'il n'est pas prudent de dire à un homme qui a per<strong>du</strong><br />

t<strong>ou</strong>t espoir: Voici une planche de salut qui peut t'empêcher<br />

de r<strong>ou</strong><strong>le</strong>r dans l'abime, eh bien, cette planche je la brise et<br />

je te précipite dans un g<strong>ou</strong>ffre de misère, au fond <strong>du</strong>quel lu<br />

te tordras s<strong>ou</strong>s mil<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>rments et tu succomberas en proie<br />

au remords et au désespoir?....<br />

— Que me font tes s<strong>ou</strong>ffrances, ton désespoir et tes remords<br />

? repartit <strong>le</strong> vieillard d'un ton sec et <strong>du</strong>r.<br />

— Ne comprenez-v<strong>ou</strong>s pas aussi, continua Maxime, dont<br />

<strong>le</strong> visage devenait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus sombre et la voix plus<br />

s<strong>ou</strong>rde ; ne comprenez-v<strong>ou</strong>s pas t<strong>ou</strong>te l'imprudence qu'il y a<br />

à traiter ainsi un homme avec <strong>le</strong>quel on se tr<strong>ou</strong>ve seul<br />

seul au milieu de la nuit?<br />

Et en prononçant ces paro<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> vicomte s'était rapproché<br />

<strong>du</strong> lit où <strong>le</strong> comte s'était appuyé.<br />

— Je t'ai dit que ma résolution était prise, répondit ce<br />

dernier, et je <strong>le</strong> répète qu'el<strong>le</strong> est inébranlab<strong>le</strong>.<br />

— Ne comprenez-v<strong>ou</strong>s pas enfin, reprit Maxime, que cette<br />

imprudence t<strong>ou</strong>che à la démence chez un homme qui est<br />

mort aux yeux de t<strong>ou</strong>s, et que l'on peut faire rentrer dans la


— 21 —<br />

tombe sans que personne au monde puisse jamais s<strong>ou</strong>pçonner<br />

qu'il en était sorti un instant ?....<br />

En disant ces mots, Maxime jeta sur <strong>le</strong> comte un regard<br />

fauve à ref<strong>le</strong>t métallique et empreint d'une férocité indicib<strong>le</strong>.<br />

— Rends-moi ce papier ! répéta <strong>le</strong> vieillard d'une voix<br />

criarde. Il renferme ma fortune et je ne veux pas que tu aies<br />

un liard, je <strong>le</strong> répète !<br />

Quoique pressentant que <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s et l'air de Maxime<br />

dénotaient un projet funeste, <strong>le</strong> vieil avare craignait encore<br />

plus p<strong>ou</strong>r ses richesses que p<strong>ou</strong>r sa vie. Et avec une agilité<br />

dont on ne l'aurait pas cru capab<strong>le</strong>, il s'élança sur son<br />

neveu et lui arracha <strong>le</strong> testament.<br />

— Malheureux ! s'écria Maxime, si tu connaissais ma<br />

position, si tu p<strong>ou</strong>vais s<strong>ou</strong>pçonner <strong>le</strong> malheur que je puis<br />

empêcher et <strong>le</strong> bien que je puis faire avec cette fortune qui<br />

est ma dernière espérance, tu comprendrais que rien ne peut<br />

me retenir, qu'il faut qu'el<strong>le</strong> m'appartienne et tu te hâterais<br />

de détruire ce papier au lieu de v<strong>ou</strong>loir <strong>le</strong> conserver !<br />

L'heure est fata<strong>le</strong> !.... Entends-tu Rends-moi ce testament!....<br />

rends-<strong>le</strong> moi, te dis-je, <strong>ou</strong> bien !...<br />

Le vieillard finit cependant par connaître, à la voix rauque<br />

et aux traits altérés de son neveu, qu'il s'était exposé à un<br />

véritab<strong>le</strong> danger; il v<strong>ou</strong>lut se ret<strong>ou</strong>rner p<strong>ou</strong>r saisir <strong>le</strong> cordon<br />

de la sonnette qui pendait <strong>le</strong> long <strong>du</strong> mur à la tête<br />

<strong>du</strong> lit, mais avant qu'il l'eût atteint, Maxime lui avait saisi<br />

<strong>le</strong> bras et paralysait ses m<strong>ou</strong>vements.<br />

— Misérab<strong>le</strong> !... fit <strong>le</strong> comte, sentant ses forces s'affaiblir.<br />

Et comme il v<strong>ou</strong>lait crier, Maxime lui appliqua son m<strong>ou</strong>choir<br />

sur la b<strong>ou</strong>che et <strong>le</strong> maintint fortement jusqu'à ce qu'il vit<br />

que <strong>le</strong> comte était sans m<strong>ou</strong>vement.


— 22 —<br />

CHAPITRE II<br />

<strong>Les</strong> Gendarmes<br />

S<strong>ou</strong>s l'agression bruta<strong>le</strong> de Maxime, <strong>le</strong> comte de Burty<br />

avait été non seu<strong>le</strong>ment dans l'impossibilité d'articu<strong>le</strong>r une<br />

paro<strong>le</strong>, mais encore sa respiration était suspen<strong>du</strong>e.<br />

Il se débattit pendant un moment avec t<strong>ou</strong>te l'énergie que<br />

lui donnaient la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et la crainte de la mort, mais la<br />

main robuste de Maxime maintenait <strong>le</strong> m<strong>ou</strong>choir sur la b<strong>ou</strong>che<br />

et <strong>le</strong> nez <strong>du</strong> vieillard, et t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s efforts <strong>du</strong> pauvre comte<br />

ne purent <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>straire à son sort. Ses m<strong>ou</strong>vements perdirent<br />

peu à peu <strong>le</strong>ur vivacité, et au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes<br />

ses membres ne se m<strong>ou</strong>vaient plus que d'une manière<br />

insensib<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s derniers symptômes de la vie ne se manifestèrent<br />

bientôt plus que par un frémissement, et <strong>le</strong> corps prit<br />

enfin, et cette fois p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, la rigidité cadavérique.<br />

Maxime, qui jusqu'alors s'était tenu penché sur <strong>le</strong> comte,<br />

se re<strong>le</strong>va <strong>le</strong>ntement, jeta un c<strong>ou</strong>p d'œil aut<strong>ou</strong>r de lui, puis<br />

ramena son regard sur <strong>le</strong> corps de son onc<strong>le</strong> en murmurant<br />

d'une voix s<strong>ou</strong>rde :<br />

— C'est lui qui l'a v<strong>ou</strong>lu!<br />

Puis il s'interrompit brusquement et comme effrayé par<br />

<strong>le</strong> son de sa propre voix. Ses yeux tombèrent ensuite sur <strong>le</strong><br />

papier froissé sur <strong>le</strong>quel s'étaient crispés <strong>le</strong>s doigts <strong>du</strong> vieillard,<br />

qu'il ne put qu'à grand'peine entr'<strong>ou</strong>vrir p<strong>ou</strong>r s'emparer<br />

<strong>du</strong> testament.<br />

Au moment où il allait s'avancer vers un des flambeaux,


— 23 —<br />

un bruit s<strong>ou</strong>rd et lointain l'arrêta et fit apparaître une pâ<strong>le</strong>ur<br />

cadavérique sur son visage ; ce bruit <strong>le</strong> fit tressaillir jusqu'au<br />

fond de l'âme, il voyait maintenant l'horreur de son crime<br />

et <strong>le</strong>s suites ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>s qui p<strong>ou</strong>vaient en résulter.<br />

Ce qu'il venait d'entendre était un c<strong>ou</strong>p de canon ; un<br />

second c<strong>ou</strong>p succéda bientôt au premier: c'était <strong>le</strong> signal<br />

qui annonçait à la contrée qu'un galérien venait de s'évader<br />

et qui intimait à chacun de faire la chasse au forçat comme<br />

à une bête dangereuse; <strong>du</strong> reste, chacun savait qu'une prime<br />

de cent francs était assurée aux personnes qui p<strong>ou</strong>rraient<br />

aider à l'arrestation <strong>du</strong> galérien en fuite.<br />

Qu'avait donc fait cet homme qui devait passer vingt ans,<br />

trente ans, quarante ans, t<strong>ou</strong>te sa vie peut-être au <strong>bagne</strong>,<br />

dans cet enfer où <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances mora<strong>le</strong>s et physiques dépassent<br />

t<strong>ou</strong>t ce qu'on n'a jamais pu rêver? Cet homme, qui<br />

venait de s'enfuir, s'était peut-être ren<strong>du</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> d'un crime<br />

semblab<strong>le</strong> à celui que lui-même venait de commettre et dont<br />

la preuve était encore là s<strong>ou</strong>s ses yeux !<br />

En un instant ces pensées terrifiantes se présentèrent à<br />

l'esprit de Maxime ; il se vit revêtu de la livrée infamante<br />

des galériens et enchaîné à un autre criminel! Eper<strong>du</strong>,<br />

<strong>le</strong> jeune homme se laissa tomber sur un siége, plus pâ<strong>le</strong><br />

encore que <strong>le</strong> cadavre <strong>du</strong> comte.<br />

Le bruit d'un papier tombant sur <strong>le</strong> parquet <strong>le</strong> rappela à<br />

la réalité; ce papier était <strong>le</strong> testament qui venait de s'échapper<br />

de sa main entr'<strong>ou</strong>verte.<br />

Il s'empressa de <strong>le</strong> ramasser et l'approcha de la flamme<br />

d'une des b<strong>ou</strong>gies.<br />

Il n'était cependant pas encore au b<strong>ou</strong>t de ses terreurs,<br />

et cette nuit lui réservait d'autres surprises encore.<br />

Pendant qu'il tenait à la main <strong>le</strong> testament, en considérant<br />

<strong>le</strong>s progrès de la flamme qui <strong>le</strong> consumait, il en fendit<br />

un léger bruit; ayant <strong>le</strong>vé la tête, il vit une des fenêtres<br />

s'<strong>ou</strong>vrir, et un homme s'intro<strong>du</strong>ire dans la chambre.


— 24 —<br />

A la vue de cet inconnu, Maxime resta comme pétrifié<br />

d'étonnement ; cet homme portait <strong>le</strong> costume <strong>du</strong> bague et<br />

était la personnification vivante des pensées qui avaient, un<br />

instant auparavant, traversé son cerveau.<br />

Maxime fut profondément impressionné par ce hasard dont<br />

l'ironie inferna<strong>le</strong> lui causa une terreur tel<strong>le</strong>ment profonde,<br />

que <strong>le</strong> papier à demi-consumé qu'il tenait à la main tomba<br />

à terre sans qu'il s'en aperçût et que, à moitié hébété par<br />

ce qu'il voyait, il se dirigea vers la porte et sortit de la chambre<br />

mortuaire.<br />

Sans s'en rendre bien compte et marchant machina<strong>le</strong>ment,<br />

il se dirigea vers un jardin où <strong>le</strong>s mauvaises herbes avaient<br />

depuis longtemps ét<strong>ou</strong>ffé t<strong>ou</strong>te espèce de culture, et où l'on<br />

ne voyait que quelques arbres fruitiers au tronc m<strong>ou</strong>sseux<br />

et tor<strong>du</strong>.<br />

Ce jardin se tr<strong>ou</strong>vait situé t<strong>ou</strong>t près <strong>du</strong> château, <strong>du</strong> côté<br />

de la mer; de l'endroit où s'était arrêté Maxime, il p<strong>ou</strong>vait<br />

entendre <strong>le</strong> grondement des vagues de l'Océan qui venaient<br />

se briser au pied <strong>du</strong> rocher. Le spectac<strong>le</strong> imposant de la nuit<br />

étoilée et de l'immensité ramenèrent un peu de calme<br />

dans <strong>le</strong>s idées de Maxime et calmèrent l'effervescence de<br />

son cerveau.<br />

Son sang-froid et sa présence d'esprit lui étant peu à peu<br />

revenus, il v<strong>ou</strong>lut savoir quel était cet homme qui s'était<br />

intro<strong>du</strong>it d'une façon si étrange dans <strong>le</strong> château et qui devait,<br />

sans d<strong>ou</strong>te, avoir épr<strong>ou</strong>vé une frayeur p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moins aussi<br />

grande que cel<strong>le</strong> que son apparition avait causée à Maxime.<br />

Puis la pensée vint au vicomte que l'inconnu p<strong>ou</strong>rrait<br />

bien être <strong>le</strong> forçat dont <strong>le</strong> canon avait annoncé l'évasion.<br />

Un instant après, il rentrait dans la chambre mortuaire;<br />

un simp<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p d'oeil suffit p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> convaincre qu'el<strong>le</strong> était<br />

vide. Il ne vit que <strong>le</strong> cadavre <strong>du</strong> comte et <strong>le</strong>s quatre cierges<br />

qui brûlaient aut<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> lit.<br />

Le forçat fugitif avait disparu.


— 25 —<br />

Maxime s'élança vers la place où il avait laissé <strong>le</strong> testament<br />

<strong>du</strong> comte de Burty, mais il n'y tr<strong>ou</strong>va qu'une pincée<br />

de cendres : <strong>le</strong> document avait été complétement détruit.<br />

— Le testament n'existe plus! fit <strong>le</strong> vicomte d'une voix<br />

mal assurée. Il ne me reste qu'à attendre que <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r paraisse<br />

et à tâcher d'<strong>ou</strong>blier cette nuit horrib<strong>le</strong>.<br />

Ne se sentant ni <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage ni la force de s'approcher de<br />

n<strong>ou</strong>veau <strong>du</strong> lit de son onc<strong>le</strong>, Maxime alla s'asseoir sur <strong>le</strong><br />

balcon par où <strong>le</strong> galérien s'était intro<strong>du</strong>it dans la chambre;<br />

là, il appuya sa tête sur sa main et murmura à voix basse :<br />

— Oui, il faut que j'<strong>ou</strong>blie t<strong>ou</strong>t ce qui vient de se passer!<br />

<strong>Les</strong> événements que n<strong>ou</strong>s venons de raconter avaient lieu<br />

dans la nuit <strong>du</strong> 13 Mai 18.., quelques j<strong>ou</strong>rs après que <strong>le</strong><br />

comte de Burty, obéissant sans d<strong>ou</strong>te à de funestes pressentiments,<br />

avait rédigé son testament, comme l'expression de<br />

ses dernières volontés; ce testament portait la date <strong>du</strong> 10 <strong>du</strong><br />

même mois.<br />

Le j<strong>ou</strong>r suivant, une série de circonstances, t<strong>ou</strong>tes plus<br />

graves et plus significatives <strong>le</strong>s unes que <strong>le</strong>s autres, vinrent<br />

rappe<strong>le</strong>r au vicomte de Brescé <strong>le</strong> crime dont il s'était ren<strong>du</strong><br />

c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>.<br />

— Il faut que j'<strong>ou</strong>blie! avait-il dit.<br />

Mais <strong>le</strong> malheureux avait <strong>ou</strong>blié que chaque mortel a dans<br />

sa conscience quelque chose qui, sans cesse et sans trêve,<br />

rappel<strong>le</strong> au criminel son forfait, au c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> sa faute ; il<br />

avait compté sans <strong>le</strong> remords !<br />

Le remords qui ne connaît pas de pitié, la conscience qui<br />

t<strong>ou</strong>rmente incessamment !<br />

Lorsque Marguerite entra de grand matin dans l'antichambre<br />

<strong>du</strong> comte, el<strong>le</strong> y tr<strong>ou</strong>va Maxime qui avait <strong>le</strong> visage tel<strong>le</strong>ment<br />

défait et la physionomie altérée au point que la bonne<br />

femme ne put s'empêcher de s'informer de la manière dont<br />

il avait passé la nuit, en se reprochant d'avoir obéi à ses


— 26 —<br />

ordres et d'avoir consenti à lui céder sa place auprès <strong>du</strong> lit<br />

funèbre.<br />

— J'ai eu tort, lui dit-el<strong>le</strong>; à mon âge on peut supporter<br />

une veil<strong>le</strong> mieux que <strong>le</strong>s jeunes gens : <strong>le</strong> cœur est en<strong>du</strong>rci,<br />

on est moins sensib<strong>le</strong> à certaines émotions, tandis qu'à vingt<br />

ans il est diffici<strong>le</strong> de garder son sang-froid en face d'un<br />

cadavre, et à cet âge on ne peut guère se passer de dormir!<br />

Pendant que Marguerite s'exprimait ainsi et lui témoignait<br />

ses regrets, <strong>le</strong> vicomte jeta un regard furtif <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> lit<br />

où reposait <strong>le</strong> corps de son onc<strong>le</strong>, afin de s'assurer que <strong>le</strong>s<br />

cendres <strong>du</strong> testament étaient bien en<strong>le</strong>vées, qu'il n'en restait<br />

pas de traces et que <strong>le</strong> linceul qui rec<strong>ou</strong>vrait <strong>le</strong> comte ne p<strong>ou</strong>vait<br />

pas, par son désordre, trahir aucun des événements de la<br />

nuit.<br />

N<strong>ou</strong>s devons dire que <strong>le</strong> jeune homme avait eu, avant <strong>le</strong><br />

j<strong>ou</strong>r, <strong>le</strong> triste c<strong>ou</strong>rage de détruire t<strong>ou</strong>t ce qui aurait pu donner<br />

lieu au moindre s<strong>ou</strong>pçon et de mettre t<strong>ou</strong>tes choses dans <strong>le</strong>ur<br />

état naturel.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> vicomte, continua la vieil<strong>le</strong> servante, v<strong>ou</strong>s<br />

avez encore de pénib<strong>le</strong>s devoirs à remplir. Il v<strong>ou</strong>s reste à<br />

prendre <strong>le</strong>s mesures nécessaires et à donner <strong>le</strong>s ordres que<br />

v<strong>ou</strong>s jugerez convenab<strong>le</strong>s au sujet des funérail<strong>le</strong>s.<br />

— Des funérail<strong>le</strong>s?.... fit Maxime avec terreur.<br />

— V<strong>ou</strong>s devez savoir, Monsieur <strong>le</strong> vicomte, que personne<br />

autre que v<strong>ou</strong>s ne peut et ne doit s'en charger, en votre qualité<br />

de plus proche parent d'abord, ensuite comme héritier<br />

<strong>du</strong> comte, car c'est à v<strong>ou</strong>s sans d<strong>ou</strong>te que reviendra t<strong>ou</strong>te sa<br />

fortune !<br />

— J'ai cependant des affaires de la plus haute importance<br />

à rég<strong>le</strong>r à Paris, répondit <strong>le</strong> jeune homme; ces affaires ne<br />

peuvent s<strong>ou</strong>ffrir aucun retard: ce qui me contrarie et me chagrine<br />

au plus haut degré, car cela m'empêchera absolumement<br />

de rester ici et de rendre <strong>le</strong>s derniers devoirs à mon onc<strong>le</strong>.<br />

— Si Monsieur <strong>le</strong> vicomte veut réfléchir à la mauvaise im-


— 27 —<br />

pression que son absence causera dans <strong>le</strong> pays, reprit froidement<br />

Marguerite, il comprendra qu'il doit laisser momentanément<br />

de côté t<strong>ou</strong>te espèce d'affaires jusqu'à ce que t<strong>ou</strong>t<br />

soit terminé ici, qu'il faut qu'il accompagne <strong>le</strong> comte jusqu'à<br />

sa dernière demeure et qu'il figure en tête de la famil<strong>le</strong>. C'est<br />

votre place, Monsieur <strong>le</strong> vicomte, et v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez pas v<strong>ou</strong>s<br />

en dispenser.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s répète, Marguerite, que je <strong>le</strong> regrette vivement,<br />

mais que des affaires de la première importance me forcent<br />

à partir sur l'heure, fit Maxime, qui craignait de ne pas avoir<br />

la force de se contenir pendant la cérémonie funèbre et qui<br />

était résolu à s'éloigner.<br />

— Je ne puis pas v<strong>ou</strong>s forcer à rester, Monsieur <strong>le</strong> vicomte,<br />

reprit sévèrement Marguerite, mais je puis et je dois v<strong>ou</strong>s<br />

dire que votre manière d'agir n'est ni nob<strong>le</strong> ni généreuse.<br />

T<strong>ou</strong>te la contrée, qui connaissait M. <strong>le</strong> comte et qui v<strong>ou</strong>s<br />

connait aussi un peu, en sera pénib<strong>le</strong>ment impressionnée et<br />

cela v<strong>ou</strong>s suscitera des ennemis dans <strong>le</strong> pays.<br />

A peine la vieil<strong>le</strong> domestique avait-el<strong>le</strong> achevé de par<strong>le</strong>r, que<br />

<strong>le</strong> r<strong>ou</strong><strong>le</strong>ment d'une voiture se fit entendre dans la c<strong>ou</strong>r <strong>du</strong><br />

château.<br />

Cette voiture venait de s'arrêter devant la grande porte<br />

d'entrée.<br />

Maxime sentit la terreur l'envahir ; il en était arrivé au point<br />

que t<strong>ou</strong>t l'ép<strong>ou</strong>vantait et que la chose la plus insignifiante <strong>le</strong><br />

faisait tremb<strong>le</strong>r.<br />

— Qu'est-ce donc? demanda-t-il à Marguerite, qui s'était<br />

approchée de la fenêtre.<br />

— Babet va <strong>ou</strong>vrir la voiture, n<strong>ou</strong>s allons savoir qui peut<br />

venir à une heure aussi matina<strong>le</strong>.<br />

Sans p<strong>ou</strong>voir se rendre un compte exact de l'angoisse qui<br />

lui serrait <strong>le</strong> cœur, et malgré <strong>le</strong>s efforts qu'il faisait p<strong>ou</strong>r se<br />

rassurer, Maxime ne put cependant pas se défendre d'un<br />

pénib<strong>le</strong> pressentiment. Il resta immobi<strong>le</strong>, craignant de laisser


— 28 —<br />

voir son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>, et fit t<strong>ou</strong>t ce qu'il put p<strong>ou</strong>r conserver un air<br />

indifférent.<br />

— Eh bien? demanda-t-il au b<strong>ou</strong>t d'un instant.<br />

— Ah!.... je <strong>le</strong>s vois descendre de voiture!<br />

— Y a-t-il plusieurs personnes?<br />

— Ils sont quatre.<br />

— <strong>Les</strong> connaissez-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Non!.... Ce sont, quatre messieurs vêtus de noir, avec<br />

des cravates blanches Ils ont des visages sévères.... Ces<br />

figures ne me plaisent pas!....<br />

— Ce sont des gens de la justice, des magistrats! s'écria<br />

Maxime en faisant un m<strong>ou</strong>vement comme p<strong>ou</strong>r sauter par<br />

la fenêtre ; cependant une réf<strong>le</strong>xion d'une seconde <strong>le</strong> retint,<br />

la pensée d'une c<strong>ou</strong>r de justice, d'un interrogatoire, <strong>du</strong><br />

témoignage de Marguerite passa dans son esprit comme<br />

un éclair et suffit p<strong>ou</strong>r lui conserver sa présence d'esprit.<br />

— Qu'y a-t-il là d'extraordinaire? fit-il en affectant <strong>le</strong> plus<br />

grand sang-froid. L'arrivée de magistrats dans la maison où<br />

vient de m<strong>ou</strong>rir un homme auquel on ne connaît pas de<br />

parents ni d'héritiers est une chose t<strong>ou</strong>te naturel<strong>le</strong> et qui<br />

se voit t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs.<br />

— C'est parfaitement vrai, répondit la vieil<strong>le</strong> Marguerite,<br />

qui n'avait pas quitté la fenêtre; et comme v<strong>ou</strong>s, je comprends<br />

parfaitement la venue des magistrats;.... mais qu'est-ce que<br />

<strong>le</strong>s gendarmes peuvent bien avoir à faire ici ?<br />

— Comment!.... <strong>le</strong>s gendarmes? fit Maxime d'une voix<br />

mal assurée et en s'élançant vers la fenêtre.<br />

Le jeune homme commençait à perdre son assurance.<br />

Il put alors parfaitement voir quatre personnages effectivement<br />

vêtus de noir, qui, accompagnés de deux gendarmes,<br />

montaient <strong>le</strong>s degrés qui précédaient la porte d'entrée.<br />

A cette vue, il ne put s'empêcher de frémir; il sentit. se s<br />

gen<strong>ou</strong>x chance<strong>le</strong>r et se dérober s<strong>ou</strong>s lui et il fut obligé de<br />

s'appuyer au rebord de la fenêtre p<strong>ou</strong>r ne pas tomber.


— 29 —<br />

Deux minutes plus tard, <strong>le</strong>s six n<strong>ou</strong>veaux venus, con<strong>du</strong>its<br />

par Babet, entraient dans la chambre mortuaire.<br />

Un des personnages vêtus de noir lit, en désignant la<br />

vieil<strong>le</strong> Marguerite :<br />

— Cette femme est l'ancienne et fidè<strong>le</strong> domestique <strong>du</strong><br />

comte de Burty; el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rra n<strong>ou</strong>s donner <strong>le</strong>s informations<br />

qui n<strong>ou</strong>s seront nécessaires, car il y a vingt ans qu'el<strong>le</strong> habite<br />

ce château et qu'el<strong>le</strong> est la seu<strong>le</strong> et unique compagne<br />

<strong>du</strong> comte, dont el<strong>le</strong> possédait t<strong>ou</strong>te la confiance.<br />

— Je suis à votre disposition et je suis prête à répondre à<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s questions que v<strong>ou</strong>s m'adresserez, dit Marguerite en<br />

faisant une profonde révérence.<br />

— V<strong>ou</strong>s me reconnaissez bien, Marguerite ? demanda <strong>le</strong><br />

même personnage.<br />

— Certainement ! répondit Marguerite avec calme ; v<strong>ou</strong>s<br />

êtes Monsieur Vacher, <strong>le</strong> notaire de mon pauvre maître.<br />

— Et ces messieurs qui m'accompagnent, reprit <strong>le</strong> notaire,<br />

en désignant <strong>le</strong>s trois autres personnages, sont: celui-ci,<br />

Monsieur <strong>le</strong> Commissaire, et celui-là, Monsieur <strong>le</strong> Substitut<br />

<strong>du</strong> procureur <strong>du</strong> roi, avec son secrétaire. Ces messieurs sont<br />

venus ici p<strong>ou</strong>r une affaire de la plus haute importance et ont<br />

besoin des informations que v<strong>ou</strong>s êtes sommée de <strong>le</strong>ur donner.<br />

— Je suis t<strong>ou</strong>te à votre service, répondit la vieil<strong>le</strong> femme,<br />

et prête à v<strong>ou</strong>s dire t<strong>ou</strong>t ce que je sais.<br />

Le substitut <strong>du</strong> procureur <strong>du</strong> roi était un homme de petite<br />

tail<strong>le</strong>; son visage pâ<strong>le</strong>, sa physionomie froide et ses yeux vifs<br />

et pénétrants, lui donnaient l'air d'un diplomate.<br />

Pendant que <strong>le</strong> notaire parlait avec Marguerite, <strong>le</strong> substitut<br />

avait échangé à voix basse quelques paro<strong>le</strong>s avec son secrétaire<br />

et avec <strong>le</strong> commissaire; t<strong>ou</strong>t en parlant, il avait de<br />

temps en temps jeté un c<strong>ou</strong>p d'oeil sur Maxime et avait remarqué<br />

que chaque fois que son regard avait rencontré<br />

celui <strong>du</strong> jeune homme, ce dernier avait baissé <strong>le</strong>s yeux et


— 30 —<br />

avait dét<strong>ou</strong>rné la tête d'un air embarrassé et contraint, ce qui<br />

contribuait naturel<strong>le</strong>ment à <strong>le</strong> rendre suspect aux yeux <strong>du</strong><br />

magistrat.<br />

Quand <strong>le</strong> notaire eut fini de par<strong>le</strong>r, <strong>le</strong> substitut prit la<br />

paro<strong>le</strong>.<br />

— Monsieur, fit-il en s'adressant à Maxime et en <strong>le</strong> regardant<br />

fixement, v<strong>ou</strong>s êtes sans d<strong>ou</strong>te <strong>le</strong> vicomte de Brescé,<br />

neveu <strong>du</strong> défunt comte de Burty ?<br />

— C'est cela même, Monsieur <strong>le</strong> Substitut, repartit Maxime<br />

d'un air de hauteur mélangée de politesse qu'il crut devoir<br />

prendre, mais qui, en réalité, ne fit qu'augmenter la méfiance<br />

<strong>du</strong> magistrat, que ses fonctions devaient naturel<strong>le</strong>ment rendre<br />

s<strong>ou</strong>pçonneux et perspicace.<br />

Celui-ci reprit, au b<strong>ou</strong>t d'un instant de si<strong>le</strong>nce, pendant<br />

<strong>le</strong>quel il n'avait pas quitté <strong>le</strong> vicomte <strong>du</strong> regard :<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes arrivé ici hier soir, Monsieur <strong>le</strong> vicomte,<br />

n'est-il pas vrai ?<br />

— Oui, Monsieur; v<strong>ou</strong>s êtes admirab<strong>le</strong>ment bien informé<br />

répondit Maxime <strong>du</strong> même ton.<br />

Le substitut se t<strong>ou</strong>rnant alors vers Marguerite, il lui demanda<br />

:<br />

— Qui a veillé auprès <strong>du</strong> corps?<br />

— C'est moi, pendant <strong>le</strong>s premières nuits, répondit la servante.<br />

— Et la nuit dernière ?<br />

— C'est M. <strong>le</strong> vicomte de Brescé.<br />

Le substitut se pencha à l'oreil<strong>le</strong> <strong>du</strong> commissaire et lui dit<br />

quelques mots à voix basse.<br />

Le commissaire <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux et regarda Maxime.<br />

Ce dernier, à qui pas un geste, pas un m<strong>ou</strong>vement des visiteurs<br />

n'échappaient, comprit combien il était important<br />

qu'ils ne s<strong>ou</strong>pçonnassent pas de quel<strong>le</strong> angoisse son âme<br />

était accablée et il eut la force de s<strong>ou</strong>rire d'un air dégagé<br />

Mais, p<strong>ou</strong>r un œil exercé, ce s<strong>ou</strong>rire trahissait une profonde


— 31 —<br />

inquiétude et contrastait d'une manière trop frappante avec<br />

la pâ<strong>le</strong>ur et l'altération des traits de Maxime.<br />

Le substitut reprenant la paro<strong>le</strong> fit, en s'adressant de n<strong>ou</strong>veau<br />

à Marguerite :<br />

— Comment se fait-il que v<strong>ou</strong>s, la fidè<strong>le</strong> domestique <strong>du</strong><br />

comte, ayez consenti à passer loin de lui la nuit qui devait<br />

précéder <strong>le</strong>s funérail<strong>le</strong>s, et que v<strong>ou</strong>s ayez laissé ce soin à un<br />

jeune homme qui, arrivant d'un long voyage, fatigué, devait<br />

selon t<strong>ou</strong>te apparence, être incapab<strong>le</strong> de passer une nuit de<br />

veil<strong>le</strong> ?<br />

— Si je l'ai fait, répondit Marguerite, cela a été sur <strong>le</strong><br />

désir formel exprimé par M. <strong>le</strong> vicomte dont, dorénavant, <strong>le</strong>s<br />

ordres sont p<strong>ou</strong>r moi formels et indiscutab<strong>le</strong>s. Je crus, en<br />

<strong>ou</strong>tre, p<strong>ou</strong>voir attribuer ce désir au bon cœur de M. <strong>le</strong> vicomte.<br />

— Ainsi, fit <strong>le</strong> substitut en se t<strong>ou</strong>rnant vers Maxime, c'est<br />

Monsieur <strong>le</strong> vicomte lui-même qui a insisté p<strong>ou</strong>r passer cette<br />

nuit auprès <strong>du</strong> lit mortuaire?<br />

— Après ma mère et ma sœur, <strong>le</strong> comte de Burty était mon<br />

parent <strong>le</strong> plus rapproché, répondit Maxime avec assez de<br />

calme; v<strong>ou</strong>s devez, par conséquent, tr<strong>ou</strong>ver t<strong>ou</strong>t naturel que,<br />

dans cette occasion, je n'aie pris conseil que de mes sentiments.<br />

— Non seu<strong>le</strong>ment je tr<strong>ou</strong>ve cela naturel, reprit <strong>le</strong> substitut,<br />

mais cela me parait admirab<strong>le</strong> de la part d'un homme comme<br />

v<strong>ou</strong>s, qui est connu à Paris p<strong>ou</strong>r son esprit moqueur, ses<br />

idées sceptiques et son mépris p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t ce qui ressemb<strong>le</strong> à<br />

la superstition et aux pratiques surannées.<br />

Maxime ne revenait pas de sa surprise de voir cet homme<br />

renseigné d'une manière aussi exacte sur son caractère, ses<br />

opinions, ses idées <strong>le</strong>s plus intimes; d'autant plus que cet<br />

homme <strong>le</strong> voyait, selon t<strong>ou</strong>te probabilité, p<strong>ou</strong>r la première<br />

fois.<br />

En considérant que cet homme était un magistrat occupant<br />

une place é<strong>le</strong>vée dans la justice, <strong>le</strong> jeune homme se demandait


— 32 —<br />

avec terreur de quel<strong>le</strong> manière et dans quel but <strong>le</strong> substitut<br />

s'était procuré t<strong>ou</strong>s ces renseignements dans un délai aussi<br />

c<strong>ou</strong>rt.<br />

Le magistrat reprit, en disant à Maxime :<br />

— Il est temps que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s fassions connaître <strong>le</strong> but de<br />

notre visite, Monsieur <strong>le</strong> vicomte.<br />

— Le jeune homme s'inclina d'un air de condescendance.<br />

— N<strong>ou</strong>s sommes ici dans votre intérêt, aj<strong>ou</strong>ta <strong>le</strong> substitut.<br />

Maxime v<strong>ou</strong>lut par<strong>le</strong>r; il <strong>ou</strong>vrit la b<strong>ou</strong>che, mais aucun<br />

son ne sortit de ses lèvres.<br />

— Monsieur Vacher, fit <strong>le</strong> substitut en s'adressant au<br />

notaire, veuil<strong>le</strong>z donner à M. <strong>le</strong> vicomte <strong>le</strong>cture de la <strong>le</strong>ttre<br />

que v<strong>ou</strong>s avez reçue ce matin.<br />

Le notaire tira un papier de son portefeuil<strong>le</strong>, <strong>le</strong> déplia et<br />

lut à haute voix :<br />

« Monsieur,<br />

« J'ai l'honneur de v<strong>ou</strong>s informer que, cette nuit, <strong>le</strong> tes-<br />

» tament <strong>du</strong> comte de Burty a été détruit dans la chambre<br />

» même où repose <strong>le</strong> corps <strong>du</strong> comte. Veuil<strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s rendre<br />

» sur <strong>le</strong>s lieux avec un magistrat, il v<strong>ou</strong>s sera faci<strong>le</strong> de v<strong>ou</strong>s<br />

» convaincre de la vérité et v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez alors distinguer<br />

» <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> de l'<strong>innocent</strong>.<br />

» UN AMI. »<br />

A la <strong>le</strong>cture de cette <strong>le</strong>ttre, Maxime ferma <strong>le</strong>s yeux, anéanti,<br />

ép<strong>ou</strong>vanté, et il fut sur <strong>le</strong> point d'av<strong>ou</strong>er son crime.<br />

La voix <strong>du</strong> substitut, qui se fit de n<strong>ou</strong>veau entendre, <strong>le</strong><br />

rappela à lui et lui donna la force de reprendre contenance.<br />

— Il est ici question d'une affaire tel<strong>le</strong>ment importante,<br />

dit <strong>le</strong> substitut, que, malgré t<strong>ou</strong>te l'invraisemblance et l'improbabilité<br />

de cette accusation, il n<strong>ou</strong>s a été impossib<strong>le</strong> de<br />

ne pas la prendre en considération et n<strong>ou</strong>s sommes immédiatement<br />

venus n<strong>ou</strong>s rendre compte des faits, afin de n'enc<strong>ou</strong>rir<br />

aucun reproche à ce sujet. Et maintenant, Monsieur<br />

<strong>le</strong> vicomte, permettez-moi de v<strong>ou</strong>s adresser une question.


— 33 —<br />

— Par<strong>le</strong>z, Monsieur, fit Maxime, qui avait grand'peine à<br />

cacher son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> et son angoisse.<br />

— N<strong>ou</strong>s savons déjà que c'est v<strong>ou</strong>s, Monsieur <strong>le</strong> vicomte,<br />

qui avec passé la nuit dernière auprès <strong>du</strong> corps <strong>du</strong> comte.<br />

— C'est moi, en effet.<br />

— V<strong>ou</strong>s étiez seul?<br />

— Absolument seul.<br />

— Êtes-v<strong>ou</strong>s resté seul t<strong>ou</strong>te la nuit?<br />

— T<strong>ou</strong>te la nuit.<br />

— Très-bien. Aviez-v<strong>ou</strong>s connaissance <strong>du</strong> testament dont<br />

il est question dans la <strong>le</strong>ttre dont v<strong>ou</strong>s avez enten<strong>du</strong> la<br />

<strong>le</strong>cture ?<br />

— Je n'en avais aucune connaissance.<br />

— Ne faisiez-v<strong>ou</strong>s donc aucune supposition à ce sujet?<br />

— Je ne supposais rien et ne p<strong>ou</strong>vais rien supposer,<br />

atten<strong>du</strong> qu'à mon arrivée mon onc<strong>le</strong> avait déjà ren<strong>du</strong> <strong>le</strong><br />

dernier s<strong>ou</strong>pir.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez par conséquent pas n<strong>ou</strong>s dire où <strong>le</strong><br />

comte avait déposé ce testament?<br />

— En aucune façon.<br />

— Alors c'est à v<strong>ou</strong>s que n<strong>ou</strong>s devons n<strong>ou</strong>s adresser, fit<br />

<strong>le</strong> substitut, en s'adressant à Marguerite; peut-être p<strong>ou</strong>rrezv<strong>ou</strong>s<br />

n<strong>ou</strong>s dire où <strong>le</strong> comte votre maître avait serré son<br />

testament?<br />

— Mon Dieu, Monsieur <strong>le</strong> Juge, répondit la vieil<strong>le</strong> servante,<br />

à cet égard je suis aussi mal renseignée que M. <strong>le</strong><br />

vicomte. Le comte était d'une nature très-défiante et avait<br />

des façons d'agir mystérieuses, de sorte qu'il ne confiait<br />

jamais rien de ses affaires à qui que ce fût. Je ne puis donc<br />

absolument rien v<strong>ou</strong>s dire, si ce n'est qu'il avait l'habitude<br />

d'enfermer t<strong>ou</strong>t ce qui p<strong>ou</strong>vait avoir quelque va<strong>le</strong>ur, espèces<br />

<strong>ou</strong> papiers, dans <strong>le</strong>s armoires que v<strong>ou</strong>s voyez dans cette<br />

pièce. Je crois, par conséquent, que si <strong>le</strong> comte a fait un<br />

testament, ce document doit se tr<strong>ou</strong>ver ici.


— 34 —<br />

— Ceci est déjà un point de départ qui peut n<strong>ou</strong>s aider<br />

dans nos recherches Messieurs, si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z, n<strong>ou</strong>s<br />

allons procéder à une perquisition.<br />

— C'est inuti<strong>le</strong>! fit M. Vacher, atten<strong>du</strong> que M. <strong>le</strong> comte de<br />

Burty me confiait à moi, son notaire, ce qu'il ne confiait à<br />

personne. Je sais où se tr<strong>ou</strong>ve <strong>le</strong> testament; c'est moi-même<br />

qui l'ai placé où il est.<br />

En prononçant ces dernières paro<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> notaire se dirigea<br />

d'un pas assuré vers l'armoire antique que Maxime avait<br />

<strong>ou</strong>verte la nuit précédente.<br />

Pendant ce temps, Maxime examinait t<strong>ou</strong>r à t<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s personnages<br />

présents d'un air égaré; il lui était impossib<strong>le</strong> de<br />

dissimu<strong>le</strong>r plus longtemps son agitation, et son inquiétude<br />

de plus en plus visib<strong>le</strong> attirait depuis un moment l'attention<br />

des deux gendarmes.<br />

— La fermeture de cette armoire a été forcée ! s'écria<br />

s<strong>ou</strong>dain <strong>le</strong> notaire, et cela a été fait il n'y a pas encore longtemps.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta, en s'adressant à la servante:<br />

— Marguerite ! p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s dire depuis quand ce<br />

meub<strong>le</strong> n'a pas été <strong>ou</strong>vert?<br />

— Il était encore fermé hier, répondit la vieil<strong>le</strong> femme.<br />

Le comte était très-sévère sur l'exécution de l'ordre qu'il<br />

m'avait donné de visiter chaque soir t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s serrures de<br />

la maison et, même après sa mort, je n'ai pas osé lui désobéir.<br />

J'ai donc visité cette porte hier soir, et el<strong>le</strong> était fermée.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> vicomte p<strong>ou</strong>rrait peut-être n<strong>ou</strong>s donner des<br />

explications à ce sujet, puisqu'il n'y a que lui qui soit resté<br />

dans cette chambre après la sortie de Marguerite, qui avait<br />

auparavant examiné <strong>le</strong>s serrures et avait tr<strong>ou</strong>vé t<strong>ou</strong>t en<br />

ordre ?<br />

A cette question f<strong>ou</strong>droyante <strong>du</strong> magistrat, Maxime resta<br />

un moment interdit et dans l'impossibilité d'articu<strong>le</strong>r une


— 35 —<br />

paro<strong>le</strong>; ses idées commençaient à s'embr<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r, et il était<br />

hors d'état de penser à rien.<br />

— M'avez-v<strong>ou</strong>s compris, Monsieur <strong>le</strong> vicomte, <strong>ou</strong> bien désirez-v<strong>ou</strong>s<br />

que je répète ma question?<br />

— Non, Monsieur; je v<strong>ou</strong>s ai parfaitement compris, répondit<br />

Maxime, à qui <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s <strong>du</strong> magistrat avaient ren<strong>du</strong> un<br />

peu de présence d'esprit; mais, aj<strong>ou</strong>ta-t-il avec une volubilité<br />

affectée, je ne me rends pas bien compte... je ne comprends<br />

pas comment on a pu forcer cette armoire.<br />

— Avant d'al<strong>le</strong>r plus loin, dit <strong>le</strong> notaire en s'adressant au<br />

substitut, ne pensez-v<strong>ou</strong>s pas que n<strong>ou</strong>s ferions bien de n<strong>ou</strong>s<br />

assurer si <strong>le</strong> testament est encore à la place où je l'avais mis?<br />

— Certainement! P<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s indiquer cette place d'une<br />

manière exacte?<br />

— Le testament a été placé par moi dans <strong>le</strong> dernier compartiment<br />

de droite, entre deux cahiers rec<strong>ou</strong>verts d'une c<strong>ou</strong>verture<br />

b<strong>le</strong>ue.<br />

— Veuil<strong>le</strong>z voir s'il est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs où v<strong>ou</strong>s l'avez mis!<br />

Le notaire s'approcha de l'armoire, l'<strong>ou</strong>vrit et regarda <strong>le</strong><br />

compartiment.<br />

— Eh bien? demanda <strong>le</strong> substitut.<br />

— Voyez v<strong>ou</strong>s-même, répondit <strong>le</strong> notaire : la place qui est<br />

entre <strong>le</strong>s deux cahiers b<strong>le</strong>us est vide.<br />

Maxime commença à comprendre qu'il était per<strong>du</strong> ; il se<br />

sentit envahir par <strong>le</strong> vertige qui gagne <strong>le</strong>s criminels <strong>le</strong>s plus<br />

en<strong>du</strong>rcis, lorsqu'ils sont placés en face de l'évidence qui paralyse<br />

t<strong>ou</strong>te <strong>le</strong>ur énergie et <strong>le</strong>s force à faire des aveux et à<br />

reconnaître <strong>le</strong> crime qu'ils ont commis.<br />

— Persistez-v<strong>ou</strong>s à s<strong>ou</strong>tenir que v<strong>ou</strong>s êtes resté seul pendant<br />

t<strong>ou</strong>te la nuit dans cette chambre, Monsieur <strong>le</strong> vicomte?<br />

lui demanda <strong>le</strong> substitut.<br />

— Pendant t<strong>ou</strong>te la nuit, répondit Maxime, à l'exception<br />

cependant d'une heure environ que j'ai passée dans <strong>le</strong> jardin<br />

p<strong>ou</strong>r avoir un peu d'air et de fraîcheur.


— 36 —<br />

— Et avez-v<strong>ou</strong>s des raisons p<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>pçonner que quelqu'un<br />

se soit intro<strong>du</strong>it ici pendant votre absence?<br />

— Mais, fit Maxime en hésitant, la disparition de ce testament<br />

ne peut guère s'expliquer différemment; à moins cependant,<br />

aj<strong>ou</strong>ta-t-il en s<strong>ou</strong>riant d'un air contraint et affecté,<br />

à moins que l'on ne me s<strong>ou</strong>pçonne de l'avoir détruit moimême,<br />

ce qui serait p<strong>ou</strong>sser un peu loin <strong>le</strong> mépris des richesses<br />

et des biens de ce monde, atten<strong>du</strong> que, comme je<br />

n'ai aucune raison d'en d<strong>ou</strong>ter, je suis <strong>le</strong> seul héritier <strong>du</strong><br />

comte mon onc<strong>le</strong>, qui avait depuis longtemps l'intention de<br />

me léguer t<strong>ou</strong>te sa fortune. Ce testament devait, par conséquent,<br />

servir à consacrer mes droits et à combattre <strong>le</strong>s prétentions<br />

que d'autres personnes auraient pu é<strong>le</strong>ver au sujet<br />

de cet héritage.<br />

— Ce que v<strong>ou</strong>s venez de dire est plausib<strong>le</strong> et, selon t<strong>ou</strong>te<br />

apparence, très-vraisemblab<strong>le</strong>, repartit <strong>le</strong> notaire; cependant<br />

il y a un autre moyen de n<strong>ou</strong>s assurer de ce qu'il peut y<br />

avoir de fondé dans t<strong>ou</strong>t cela. Le comte de Burty rédigea, il<br />

y a quelques j<strong>ou</strong>rs, son testament en deux exemplaires, qui<br />

ont été en entier écrits de sa main; il me fit ensuite appe<strong>le</strong>r,<br />

non pas p<strong>ou</strong>r m'en donner connaissance, mais p<strong>ou</strong>r me remettre<br />

un des deux exemplaires et me prier de placer l'autre<br />

dans cette armoire, où il ne se tr<strong>ou</strong>ve plus maintenant. J'ai<br />

donc chez moi un d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> de ce testament, que je vais envoyer<br />

chercher; je l'<strong>ou</strong>vrirai en votre présence et n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons<br />

t<strong>ou</strong>s en prendre connaissance. Si ce testament est en faveur<br />

de M. <strong>le</strong> vicomte de Brescé, celui-ci se tr<strong>ou</strong>ve naturel<strong>le</strong>ment<br />

déchargé de t<strong>ou</strong>t s<strong>ou</strong>pçon; dans <strong>le</strong> cas contraire, ce serait,<br />

je l'av<strong>ou</strong>e, non pas précisément une preuve, mais en t<strong>ou</strong>t cas,<br />

une coïncidence fâcheuse... Mais je ne veux rien préjuger et<br />

la <strong>le</strong>cture <strong>du</strong> testament peut seu<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s éclairer et faire disparaître<br />

<strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons qui p<strong>ou</strong>rraient planer sur M. <strong>le</strong> vicomte.<br />

— Comment! s'écria Maxime, v<strong>ou</strong>s oseriez me s<strong>ou</strong>pçonner?


— 37 —<br />

— En aucune façon, Monsieur <strong>le</strong> vicomte, repartit <strong>le</strong> substitut,<br />

mais t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s apparences sont contre v<strong>ou</strong>s et <strong>le</strong>s<br />

circonstances ne font que <strong>le</strong>s fortifier; mais, comme vient de<br />

<strong>le</strong> dire M. Vacher, la <strong>le</strong>cture de la copie <strong>du</strong> testament viendra<br />

faire la lumière sur t<strong>ou</strong>te cette affaire, et t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons<br />

qui p<strong>ou</strong>rraient exister contre v<strong>ou</strong>s tomberont d'eux-mêmes.<br />

Le substitut fit signe d'approcher aux deux gendarmes<br />

qui étaient restés à la porte de la chambre et avaient assisté<br />

à t<strong>ou</strong>t cet entretien.<br />

— C'est fini! pensa Maxime. Ce testament sera ma condamnation!<br />

Je suis per<strong>du</strong> sans ret<strong>ou</strong>r!<br />

Le substitut donna aux deux gendarmes quel mes instructions<br />

à demi-voix pendant que <strong>le</strong> notaire écrivait quelques<br />

lignes adressées à son premier c<strong>le</strong>rc, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> prier de remettre<br />

au porteur <strong>le</strong> d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> <strong>du</strong> testament <strong>du</strong> défunt comte de Burty.<br />

A ce moment un homme entra avec précipitation et sans<br />

heurter; l'agitation de cet homme était évidente et profonde,<br />

son visage était pâ<strong>le</strong> et ses traits décomposés. C'était <strong>le</strong> premier<br />

c<strong>le</strong>rc <strong>du</strong> notaire.<br />

— Qu'avez-v<strong>ou</strong>s ? Qu'est-il arrivé? lui demanda vivement<br />

M. Vacher, pressentant un malheur et s'élançant à sa rencontre.<br />

— Je crois que n<strong>ou</strong>s avons été victimes d'un vol audacieux !<br />

— Comment cela? De quoi s'agit-il?<br />

— N'avez-v<strong>ou</strong>s pas envoyé quelqu'un chercher <strong>le</strong> testament<br />

<strong>du</strong> comte de Burty ?<br />

— Moi ? pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t !<br />

— Et cependant!... Veuil<strong>le</strong>z lire cette <strong>le</strong>ttre!<br />

Le notaire prit <strong>le</strong> papier que lui présentait son premier<br />

c<strong>le</strong>rc et lut ce qui suit :<br />

« J'invite Monsieur Dumont à remettre au porteur de ce<br />

» bil<strong>le</strong>t <strong>le</strong> d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> <strong>du</strong> testament <strong>du</strong> comte de Burty, qui se<br />

» tr<strong>ou</strong>ve dans <strong>le</strong> compartiment <strong>du</strong> milieu de mon secretaire.<br />

» Jean VACHER. »


— 38 —<br />

— Cette <strong>le</strong>ttre est complétement fausse ! s'écria <strong>le</strong> notaire,<br />

au comb<strong>le</strong> de la stupéfaction. Mon écriture et ma signature<br />

ont été imitées !<br />

— Si bien imitées, aj<strong>ou</strong>ta <strong>le</strong> premier c<strong>le</strong>rc, que n<strong>ou</strong>s<br />

avons t<strong>ou</strong>s été trompés.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s avez remis <strong>le</strong> testament à l'homme qui v<strong>ou</strong>s a<br />

apporté ce bil<strong>le</strong>t?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te !<br />

— Voilà donc <strong>le</strong>s deux testaments disparus à la fois!<br />

s'écria <strong>le</strong> notaire désespéré.... Qu'y a-t-il à faire? Comment<br />

p<strong>ou</strong>vons-n<strong>ou</strong>s maintenant connaître <strong>le</strong>s dernières volontés<br />

<strong>du</strong> défunt?<br />

— Eh bien, Messieurs, fit brusquement Maxime, reconnaissant<br />

l'avantage de sa situation et v<strong>ou</strong>lant en profiter,<br />

croirez-v<strong>ou</strong>s maintenant que c'est un autre et non pas moi<br />

qui a fait disparaître <strong>le</strong> testament de mon onc<strong>le</strong> ?<br />

— Je ne puis pas dire que cela me parût possib<strong>le</strong>; cependant<br />

Le substitut fut interrompu par l'entrée brusque de Babet<br />

qui se précipita dans la chambre d'un air consterné et en<br />

s'écriant d'une voix désolée :<br />

— Messieurs ! notre chien, notre pauvre César a été empoisonné<br />

cette nuit !<br />

— César!... s'écria Marguerite.<br />

— Oui... empoisonné!... Et en voilà <strong>le</strong>s preuves, fit Babet,<br />

en montrant quelques fragments de viande qu'el<strong>le</strong> avait dans<br />

sa main. J'ai tr<strong>ou</strong>vé cela à côté <strong>du</strong> pauvre animal, qui est<br />

éten<strong>du</strong> raide à côté de sa niche.<br />

— Et avez-v<strong>ou</strong>s remarqué si aut<strong>ou</strong>r il y avait des traces<br />

de pas? demanda <strong>le</strong> substitut.<br />

— Oui, des traces de chaussure forte et grossière sont<br />

très-visib<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong> sol, qui est encore m<strong>ou</strong> depuis la dernière<br />

pluie; en <strong>ou</strong>tre, il y a des marques contre <strong>le</strong> mur, <strong>le</strong>


— 39 —<br />

mortier est détaché en plusieurs endroits, comme si quelqu'un<br />

l'avait escaladé.<br />

— Eh bien, Messieurs, que dites-v<strong>ou</strong>s de cela? demanda<br />

Maxime, complétement rassuré et d'un air triomphant.<br />

— N<strong>ou</strong>s disons, Monsieur <strong>le</strong> comte, répondit <strong>le</strong> magistrat,<br />

que cette d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> déc<strong>ou</strong>verte n<strong>ou</strong>s aidera sans d<strong>ou</strong>te à n<strong>ou</strong>s<br />

mettre sur <strong>le</strong>s traces <strong>du</strong> véritab<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> ; quant à moi, je<br />

suis heureux de voir que nos s<strong>ou</strong>pçons étaient faux.<br />

— Il n'y a plus <strong>le</strong> moindre d<strong>ou</strong>te à cet égard, aj<strong>ou</strong>ta <strong>le</strong><br />

notaire. Mais je me demande quel peut être <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> et<br />

l'intérêt qu'il a pu avoir à la destruction de ce testament.<br />

— C'est, selon t<strong>ou</strong>te probabilité, un héritier <strong>du</strong> comte qui<br />

s'est cru lésé dans ses intérêts et qui a tr<strong>ou</strong>vé dans <strong>le</strong> testament<br />

la clause qui confirmait ses craintes, autrement il aurait<br />

renvoyé ce document.<br />

— Avant de n<strong>ou</strong>s éloigner, fit <strong>le</strong> substitut, n<strong>ou</strong>s irons, si<br />

v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z bien, examiner <strong>le</strong>s traces de pas vues par<br />

Babet, ainsi que <strong>le</strong>s marques <strong>du</strong> mur; veuil<strong>le</strong>z n<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>ire,<br />

bonne femme!<br />

Ils s'éloignèrent, à l'exception de Maxime qui, resté seul,<br />

se laissa tomber sur un siége, épuisé par cet entretien et par<br />

<strong>le</strong>s émotions qu'il avait épr<strong>ou</strong>vées.<br />

— Je suis sauvé! balbutia-t-il à demi-voix; mais qui p<strong>ou</strong>rra<br />

expliquer ce mystère? Que dois-je craindre <strong>ou</strong> espérer de cet<br />

être hardi et mystérieux qui s'est emparé <strong>du</strong> testament de<br />

mon onc<strong>le</strong>? Dans quel but cet homme a-t-il agi ainsi, au<br />

péril d'être capturé de n<strong>ou</strong>veau et de ret<strong>ou</strong>rner reprendre sa<br />

place parmi ses compagnons d'infamie et de captivité ! Je suis<br />

sauvé, c'est vrai!... mais <strong>le</strong> suis-je p<strong>ou</strong>r longtemps?...<br />

Mil<strong>le</strong> pensées plus sombres <strong>le</strong>s unes que <strong>le</strong>s autres se<br />

heurtaient dans son esprit et modéraient son s<strong>ou</strong>lagement<br />

ainsi que la joie qu'il épr<strong>ou</strong>vait de se sentir affranchi des<br />

s<strong>ou</strong>pçons qui avaient un instant pesé sur sa tête.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'une demi-heure environ, <strong>le</strong> r<strong>ou</strong><strong>le</strong>ment d'une


— 40 —<br />

voiture qui traversait la c<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> château se fit de n<strong>ou</strong>veau<br />

entendre; c'était la voiture qui portait <strong>le</strong>s hommes de loi qui<br />

s'éloignait.<br />

Maxime aspira une large b<strong>ou</strong>ffée d'air; il sentit sa poitrine<br />

débarrassée d'un poids immense.<br />

CHAPITRE III<br />

Le Ret<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> Galérien<br />

Sur <strong>le</strong>s confins de la Picardie se tr<strong>ou</strong>ve une contrée morne<br />

et à l'aspect désolé, sans forêts, sans c<strong>ou</strong>rs d'eau, sans culture,<br />

en un mot sans rien de ce qui peut réj<strong>ou</strong>ir <strong>le</strong> cœur et<br />

égayer <strong>le</strong> paysage. C'est là qu'est situé <strong>le</strong> hameau de Saint-<br />

Georges, dont l'aspect est aussi triste, aussi sauvage et aussi<br />

désolé que <strong>le</strong> reste de la contrée.<br />

Cette localité j<strong>ou</strong>it dans <strong>le</strong> pays de la plus détestab<strong>le</strong> réputation,<br />

et <strong>le</strong> voyageur qui, malgré t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s avertissements,<br />

aurait <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage de s'y aventurer et v<strong>ou</strong>drait p<strong>ou</strong>sser la<br />

témérité jusqu'à la traverser, serait frappé de son aspect sauvage<br />

et de l'aspect plus sauvage encore de ses habitants qui,<br />

assis nonchalamment sur <strong>le</strong> seuil de <strong>le</strong>urs cabanes de chaume,<br />

sa<strong>le</strong>s, vêtus de haillons sordides, <strong>le</strong> front penché et assombri,<br />

portent sur <strong>le</strong>ur physionomie <strong>le</strong> cachet indélébi<strong>le</strong> qui stygmatise<br />

<strong>le</strong>s êtres abrutis par l'oisiveté, corrompus par <strong>le</strong> vice.<br />

Ces êtres déshérités traversent l'unique rue <strong>du</strong> village d'un<br />

pas traînard et apathique, en jetant à droite et à gauche des


— 41 —<br />

regards sombres et far<strong>ou</strong>ches, et ressemb<strong>le</strong>nt moins à des<br />

êtres humains qu'à des bêtes fauves traquées et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

prêtes à fondre sur <strong>le</strong> chasseur.<br />

Ce village présente <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> d'une véritab<strong>le</strong> plaie socia<strong>le</strong>,<br />

d'un véritab<strong>le</strong> fléau: sa population se compose presque exclusivement<br />

de criminels, vo<strong>le</strong>urs <strong>ou</strong> assassins. Il n'est pas<br />

possib<strong>le</strong> d'y tr<strong>ou</strong>ver une seu<strong>le</strong> famil<strong>le</strong> qui n'ait f<strong>ou</strong>rni son<br />

contingent à la prison, au <strong>bagne</strong> <strong>ou</strong> à l'échafaud.<br />

T<strong>ou</strong>s ceux qu'on y rencontre ont fait un séj<strong>ou</strong>r plus <strong>ou</strong><br />

moins prolongé aux <strong>bagne</strong>s de Brest <strong>ou</strong> de T<strong>ou</strong>lon, d'où ils<br />

sont revenus plus corrompus, plus dépravés, plus rusés<br />

qu'auparavant et disposés à léguer à <strong>le</strong>ur postérité <strong>le</strong>s résultats<br />

de <strong>le</strong>ur triste expérience dans <strong>le</strong> crime. Chacun d'eux<br />

a rapporté de ces enfers de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et de corruption une<br />

somme de vice suffisante p<strong>ou</strong>r infecter t<strong>ou</strong>te la jeune génération.<br />

<strong>Les</strong> habitants de Saint-Georges étant un objet d'horreur<br />

et d'ép<strong>ou</strong>vante p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> reste de la contrée, on comprend que<br />

<strong>le</strong>s alliances ne peuvent avoir lieu qu'entre famil<strong>le</strong>s de la<br />

localité, absolument comme chez <strong>le</strong>s juifs et <strong>le</strong>s bohémiens<br />

<strong>du</strong> moyen âge, alors qu'ils étaient séquestrés et mis à l'écart<br />

<strong>du</strong> reste de l'humanité comme s'il eussent été des pestiférés<br />

<strong>ou</strong> des lépreux.<br />

Il en était résulté que peu à peu la population de Saint-<br />

Georges, qui comptait environ quatre cents âmes, avait fini<br />

par ne plus faire, p<strong>ou</strong>r ainsi dire, qu'une grande famil<strong>le</strong>.<br />

Cette famil<strong>le</strong> se divisait en deux branches: <strong>le</strong>s Maréchal et<br />

<strong>le</strong>s Salviat, qui, depuis de longues années, étaient divisées<br />

par une haine féroce et une soif de vengeance que l'habitude<br />

<strong>du</strong> crime rendait plus cruel<strong>le</strong> encore.<br />

A l'époque à laquel<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s intro<strong>du</strong>isons <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur à Saint-<br />

Georges, cette haine mortel<strong>le</strong>, cette profonde animosité étaient<br />

à <strong>le</strong>ur comb<strong>le</strong> par suite d'un événement qui remontait à<br />

deux années environ.


— 42 —<br />

Un jeune homme d'une vingtaine d'années, nommé Eugène<br />

Salviat, avait commis un assassinat dans un village peu éloigné<br />

de Saint-Georges; il avait pu se s<strong>ou</strong>straire aux recherches et<br />

à l'action de la justice et croyait avoir dét<strong>ou</strong>rné t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

s<strong>ou</strong>pçons lorsque, une année environ après <strong>le</strong> crime, il fut<br />

arrêté, con<strong>du</strong>it en prison, jugé et <strong>condamné</strong> à vingt ans de<br />

galères; on <strong>le</strong> con<strong>du</strong>isit ensuite à Brest, où il devait subir sa<br />

peine.<br />

Le bruit se répandit bientôt que Eugène Salviat avait été<br />

arrêté par suite d'une dénonciation et que <strong>le</strong> délateur était<br />

un autre habitant de Saint-Georges, nommé Jean Maréchal,<br />

repris de justice, comme, <strong>du</strong> reste, presque t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s hommes<br />

de la localité qui avaient atteint un certain âge.<br />

Quelque temps après, Jean Maréchal fut frappé d'un c<strong>ou</strong>p<br />

de c<strong>ou</strong>teau dans la poitrine; comme il était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sur ses<br />

gardes, il put parer <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p avec <strong>le</strong> bras et ainsi en amortir<br />

la vio<strong>le</strong>nce, de sorte que, au b<strong>ou</strong>t d'un mois, il était rétabli.<br />

Depuis ce moment, c'est-à-dire depuis une année environ,<br />

t<strong>ou</strong>te espèce de relation cessa entre <strong>le</strong>s famil<strong>le</strong>s Maréchal et<br />

Salviat que, malgré t<strong>ou</strong>t, <strong>le</strong>s exigences de la vie avaient parfois<br />

rapprochées, et <strong>le</strong>s membres de ces deux famil<strong>le</strong>s ne<br />

s'aventurèrent plus dans <strong>le</strong> village que pendant <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r et bien<br />

armés.<br />

Par une ét<strong>ou</strong>ffante soirée <strong>du</strong> mois d'Août, une femme<br />

était assise dans une des plus misérab<strong>le</strong>s chaumières de<br />

Saint-Georges, et, ayant rep<strong>ou</strong>ssé son r<strong>ou</strong>et, el<strong>le</strong> faisait son<br />

repas <strong>du</strong> soir, qui se composait d'un morceau de pain noir<br />

et d'un oignon cru.<br />

Cette femme p<strong>ou</strong>vait être âgée d'une soixantaine d'années;<br />

la lumière r<strong>ou</strong>geâtre d'une lampe fumeuse éclairait son visage,<br />

dont la teinte bronzée et <strong>le</strong>s traits en<strong>du</strong>rcis exprimaient<br />

une volonté de fer et une résolution implacab<strong>le</strong>; ses s<strong>ou</strong>rcils<br />

gris et t<strong>ou</strong>ffus rec<strong>ou</strong>vraient deux petits yeux qui, enfoncés


— 43 —<br />

dans <strong>le</strong>urs orbites, avaient la mobilité, l'éclat métallique et<br />

félin de ceux d'un chat sauvage.<br />

Cette femme était Mathurine Salviat, la mère d'Eugène<br />

Salviat qui était alors au <strong>bagne</strong> de Brest; et c'était cette<br />

femme, l'opinion publique <strong>le</strong> disait, qui avait porté à Jean<br />

Maréchal <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p de c<strong>ou</strong>teau qui l'avait mis au lit pendant<br />

un mois.<br />

De temps en temps Mathurine cessait de manger, et d'un<br />

air sombre et menaçant murmurait quelques paro<strong>le</strong>s inintelligib<strong>le</strong>s.<br />

A la fin, el<strong>le</strong> appela à haute voix et d'un ton impatient :<br />

— Miche<strong>le</strong>tte !<br />

Une porte latéra<strong>le</strong> s'<strong>ou</strong>vrit immédiatement et donna passage<br />

à une jeune fil<strong>le</strong>.<br />

Miche<strong>le</strong>tte avait dix-sept ans, sa physionomie enfantine<br />

présentait <strong>le</strong> plus heureux mélange de grâce, de fraîcheur et<br />

de naïveté; ses grands yeux b<strong>le</strong>us et son front blanc et pur,<br />

encadré de grosses tresses blondes, offraient l'image de l'innocence<br />

la plus pure; cette apparition t<strong>ou</strong>te gracieuse captivait<br />

<strong>le</strong> regard, qui ne p<strong>ou</strong>vait s'en détacher, et on <strong>ou</strong>bliait à sa<br />

vue <strong>le</strong>s haillons qui lui servaient de vêtements.<br />

Mathurine la considéra un instant en si<strong>le</strong>nce; il eût été<br />

bien diffici<strong>le</strong> de lire sur <strong>le</strong>s traits de la vieil<strong>le</strong> femme quels<br />

étaient <strong>le</strong>s sentiments qui l'animaient.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte! fit-el<strong>le</strong>, au b<strong>ou</strong>t d'un moment, d'une voix<br />

basse et haineuse en lui montrant <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau dont el<strong>le</strong> venait<br />

de se servir p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>per son pain; vois-tu ce c<strong>ou</strong>teau?<br />

La jeune fil<strong>le</strong> jeta un regard sur <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau que sa mère<br />

lui montrait et sentit un frémissement de terreur la parc<strong>ou</strong>rir<br />

de la tête aux pieds.<br />

— Tu vois ce c<strong>ou</strong>teau ! répéta Mathurine; maintenant<br />

éc<strong>ou</strong>te bien ce que je vais te dire. On m'a rapporté que l'on<br />

t'avait vue par<strong>le</strong>r un soir avec Joseph Maréchal, <strong>le</strong> fils de ce<br />

misérab<strong>le</strong> qui a ven<strong>du</strong> ton frère. Je ne te demande pas si cela est


— 44 —<br />

vrai et si tu es capab<strong>le</strong> d'une pareil<strong>le</strong> bassesse, d'une lâcheté<br />

semblab<strong>le</strong>; seu<strong>le</strong>ment retiens bien ceci : <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où je saurai<br />

qu'on m'a dit la vérité, ce c<strong>ou</strong>teau me débarrassera de toi!<br />

— Mère! balbutia la jeune fil<strong>le</strong> d'une voix tremblante...<br />

je t'assure<br />

— Tais-toi! s'écria la vieil<strong>le</strong> femme. Je sais que tu nieras!<br />

il vaut mieux que tu te taises! Je ne veux croire personne<br />

que mes propres yeux, et je ne tarderai pas à savoir la vérité!<br />

Je veil<strong>le</strong>rai, et tu sais que lorsque j'ai dit une chose, je tiens<br />

paro<strong>le</strong>... Va, maintenant... c'est t<strong>ou</strong>t ce que j'avais à te dire!<br />

La jeune fil<strong>le</strong> rentra dans sa chambre sans prononcer une<br />

paro<strong>le</strong>.<br />

Une heure plus tard, l'obscurité la plus complète régnait<br />

dans la hutte de Mathurine.<br />

Une ombre épaisse c<strong>ou</strong>vrait la terre.<br />

Cependant Miche<strong>le</strong>tte ne dormait pas; el<strong>le</strong> attendit une<br />

heure encore, puis, se <strong>le</strong>vant d<strong>ou</strong>cement, el<strong>le</strong> s'habilla à la<br />

hâte et, après s'être assurée que sa mère dormait d'un profond<br />

sommeil, el<strong>le</strong> se dirigea à pas furtifs vers la porte de<br />

la chaumière, l'<strong>ou</strong>vrit sans faire de bruit et se tr<strong>ou</strong>va dehors.<br />

Là, el<strong>le</strong> jeta un regard à droite et à gauche, puis se mit à<br />

marcher rapidement vers la droite en rasant <strong>le</strong>s murs des<br />

autres cabanes.<br />

Une minute après, el<strong>le</strong> arrivait au bord d'un petit bosquet<br />

de châtaîgniers qui formait comme une verte oasis dans ce<br />

désert.<br />

El<strong>le</strong> hésita un moment avant de s'engager s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s arbres,<br />

où l'obscurité plus profonde qu'ail<strong>le</strong>urs augmentait encore son<br />

inquiétude, mais el<strong>le</strong> entendit une voix qui murmurait son<br />

nom et s<strong>ou</strong>dain, comme si cette voix lui eût ren<strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t son<br />

c<strong>ou</strong>rage, el<strong>le</strong> pénétra hardiment dans <strong>le</strong> taillis.<br />

El<strong>le</strong> n'avait pas fait dix pas qu'el<strong>le</strong> sentit une main saisir<br />

la sienne et la même voix murmurer à son oreil<strong>le</strong> :<br />

— Miche<strong>le</strong>tte!..,


— 45 —<br />

— Joseph ! répondit à voix basse la jeune fil<strong>le</strong> en s'appuyant<br />

sur l'épau<strong>le</strong> <strong>du</strong> jeune homme; puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Je ne sais vraiment pas où j'ai pris <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage de venir!<br />

— De quoi peux-tu donc avoir peur? Qu'as-tu à craindre?<br />

— Ma mère s<strong>ou</strong>pçonne notre am<strong>ou</strong>r ! El<strong>le</strong> m'a fait <strong>le</strong>s menaces<br />

<strong>le</strong>s plus ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>s!... Oh! Joseph! tu ne connais<br />

pas ma mère !<br />

— Je ne la connais pas? Que dis-tu? N'est-ce pas el<strong>le</strong> qui<br />

a frappé mon père? N<strong>ou</strong>s avons t<strong>ou</strong>t à craindre de cette<br />

femme; c'est p<strong>ou</strong>rquoi, Miche<strong>le</strong>tte, il me tarde de p<strong>ou</strong>voir<br />

fuir cette contrée maudite, où l'air est imprégné <strong>du</strong> crime<br />

et où l'on respire <strong>le</strong> vice comme une émanation pesti<strong>le</strong>ntiel<strong>le</strong>!<br />

Miche<strong>le</strong>tte allait répondre, quand un léger bruit s'étant<br />

fait entendre dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré et à quelques pas seu<strong>le</strong>ment,<br />

el<strong>le</strong> se dégagea t<strong>ou</strong>te effrayée des bras de Joseph.<br />

— Tu as peur? fit celui-ci, en riant d<strong>ou</strong>cement.<br />

— N'as-tu donc rien enten<strong>du</strong>? repartit la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

— Ce n'est rien! c'est <strong>le</strong> vent qui balance une branche<br />

d'arbre <strong>ou</strong> un lapin qui se divertit sur l'herbe.<br />

— Il est tard! il faut que je rentre!<br />

— Déjà?<br />

— Si ma mère venait à s'apercevoir que je suis sortie !<br />

Joseph prit <strong>le</strong>s deux mains de la jeune fil<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s siennes.<br />

— Pauvre Miche<strong>le</strong>tte ! fit-il d'une voix d<strong>ou</strong>ce et caressante.<br />

Ton existence est un s<strong>ou</strong>ci continuel, une angoisse sans<br />

trève! Mais.... il y a trop longtemps que cela <strong>du</strong>re!.... Patience<br />

j'espère p<strong>ou</strong>voir bientôt t'offrir une autre existence!<br />

— Qu'espères-tu?<br />

— J'espère p<strong>ou</strong>voir mettre mon projet à exécution !<br />

— Quel projet?<br />

— J'ai écrit il y a un mois à M. Michaud.<br />

— A ton parrain?


— 46 —<br />

— Oui.<br />

— Il est riche!<br />

— Il est riche, répéta Joseph, et il m'aime; il sait que je<br />

suis et que je veux rester un honnête homme, que je veux<br />

travail<strong>le</strong>r, et il ne me demande qu'une chose, c'est que je<br />

quitte ce maudit village.<br />

— Tu veux partir?<br />

— Je l'espère. Mon parrain m'a répon<strong>du</strong> : il se réj<strong>ou</strong>it de<br />

mes intentions et m'annonce qu'il veut venir ici lui-même,<br />

afin de s'entendre avec moi.<br />

— Quand doit-il venir?<br />

— Ce soir même je l'attends Il m'emmènera avec<br />

lui et me donnera un emploi dans sa maison. Tu m'éc<strong>ou</strong>tes,<br />

n'est-ce pas? Et un j<strong>ou</strong>r tu viendras aussi à Paris!<br />

N<strong>ou</strong>s travail<strong>le</strong>rons, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons économiser et, qui sait?<br />

peut-être qu'un beau j<strong>ou</strong>r tu seras ma chère petite femme!<br />

Miche<strong>le</strong>tte sec<strong>ou</strong>a tristement la tête.<br />

— Tu veux partir ! dit-el<strong>le</strong> d'un air affligé. Que veux-tu<br />

que je devienne quand tu ne seras plus ici? Ta présence<br />

seu<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait me donner <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>rage; la pensée que je p<strong>ou</strong>vais<br />

te voir quelquefois me donnait seu<strong>le</strong> l'énergie dont j'ai<br />

besoin p<strong>ou</strong>r supporter mon triste sort! S'il faut que j'y<br />

renonce, je ne sais pas ce que je deviendrai !<br />

— Voyons, voyons ! fit tendrement Joseph en la baisant<br />

au front.... Ne te déso<strong>le</strong> pas, ma chérie! Si je te vois<br />

p<strong>le</strong>urer cela m'ôte t<strong>ou</strong>t mon c<strong>ou</strong>rage, et cependant Dieu sait<br />

que j'en ai besoin !<br />

— Et tu es certain que M. Michaud viendra !<br />

— Oui, dans une heure. Il doit arriver par <strong>le</strong> sentier qui<br />

longe <strong>le</strong> petit bois; il connaît la contrée, et comme il sait<br />

qu'il est dangereux de s'aventurer ici de nuit, il m'a écrit<br />

d'al<strong>le</strong>r à sa rencontre.<br />

Miche<strong>le</strong>tte ne répondit rien.


— 47 —<br />

Le léger bruit qui s'était fait entendre une fois se repro<strong>du</strong>isit<br />

dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré et non loin des deux jeunes gens.<br />

Miche<strong>le</strong>tte se mit à tremb<strong>le</strong>r.<br />

— As-tu enten<strong>du</strong>? murmura-t-el<strong>le</strong> d'une voix étranglée<br />

par la frayeur.<br />

— En effet, fit Joseph.<br />

— Qu'est-ce que cela peut être?<br />

Le jeune homme fit d<strong>ou</strong>cement quelques pas <strong>du</strong> côté où<br />

<strong>le</strong> bruit s'était fait entendre; il sortit même <strong>du</strong> taillis, mais<br />

il ne put rien voir.<br />

Ce n'était cependant pas <strong>le</strong> vent, ni un lapin : c'était un<br />

homme qui s'était caché p<strong>ou</strong>r épier <strong>le</strong>s deux am<strong>ou</strong>reux et<br />

qui n'avait pas per<strong>du</strong> une syllabe de <strong>le</strong>ur conversation.<br />

Dès qu'il eut enten<strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t ce qu'il v<strong>ou</strong>lait savoir, il rampa<br />

comme une c<strong>ou</strong><strong>le</strong>uvre s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s branches et sortit <strong>du</strong> petit<br />

bois; puis, en se glissant sans bruit <strong>le</strong> long des maisons,<br />

t<strong>ou</strong>t en prêtant l'oreil<strong>le</strong> au moindre bruit, il atteignit la<br />

cabane de Mathurine Salviat.<br />

Là, il s'arrêta, jeta un c<strong>ou</strong>p d'œil aut<strong>ou</strong>r de lui p<strong>ou</strong>r bien s'assurer<br />

que personne ne l'avait suivi, et pénétra dans la chaumière,<br />

dont Miche<strong>le</strong>tte n'avait fait que p<strong>ou</strong>sser la porte.<br />

Au bruit que l'inconnu fit en entrant, Mathurine se réveilla<br />

aussitôt; el<strong>le</strong> s'assit sur son lit et, cherchant à percer l'obscurité,<br />

el<strong>le</strong> demanda à haute voix:<br />

— Qui est là?<br />

— Pst! fit l'homme en s'approchant <strong>du</strong> lit à tâtons.<br />

Mais déjà Mathurine s'était élancée de son lit et avait<br />

allumé sa lampe; el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>va t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p en face de<br />

l'inconnu et resta stupéfaite en <strong>le</strong> reconnaissant.<br />

— Toi!.... toi ici! s'écria-t-el<strong>le</strong>, pendant que sa physionomie<br />

devenait radieuse.<br />

— Oui!.... c'est moi, répondit <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>vel arrivé.<br />

— Tu as donc pu t'échapper de là-bas?<br />

— Comme tu <strong>le</strong> vois.


— 48 —<br />

— Ah ! je savais bien que je te reverrais!<br />

Et, étendant <strong>le</strong>s bras et <strong>le</strong>s lui passant sur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong><br />

l'attira à el<strong>le</strong> et <strong>le</strong> pressa sur son cœur en <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>vrant de<br />

baisers et de caresses.<br />

Cet homme était son fils!.... Eugène Salviat!.... Il avait<br />

pu s'enfuir <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> de Brest et atteindre Saint-Georges sans<br />

être déc<strong>ou</strong>vert.<br />

Sa mère se sentit heureuse d'avoir de n<strong>ou</strong>veau son fils s<strong>ou</strong>s<br />

son toit. El<strong>le</strong> avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs été fière de son enfant.<br />

— Et maintenant, fit-el<strong>le</strong> quand la première effusion se fut<br />

calmée; voyons, mon fils, tu dois avoir faim, n'est-ce pas?<br />

Tu es fatigué! Tu vas prendre quelque chose; attends! je<br />

vais réveil<strong>le</strong>r ta soeur.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte?<br />

— Ne veux-tu donc pas la voir?<br />

— Je l'ai déjà vue, répondit Salviat avec un rire significatif.<br />

— Comment? demanda Mathurine.<br />

— Oui, fit Salviat, tu crois qu'el<strong>le</strong> dort?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

— Eh bien, el<strong>le</strong> ne dort pas plus que n<strong>ou</strong>s deux.<br />

— Comment peux-tu <strong>le</strong> savoir?<br />

— Je viens de la voir.<br />

— Où?<br />

— Dans <strong>le</strong> petit bois de châtaigniers.<br />

— El<strong>le</strong> était peut-être avec Maréchal ?<br />

— C'est vrai.<br />

En apprenant cela, la vieil<strong>le</strong> Mathurine fit entendre une<br />

malédiction ét<strong>ou</strong>ffée et serra <strong>le</strong>s poings d'un air far<strong>ou</strong>che.<br />

— Je vais al<strong>le</strong>r la chercher! fit-el<strong>le</strong> avec un éclair dans<br />

<strong>le</strong>s yeux.<br />

Mais son fils la retint.<br />

— Ne fais pas cela, mère, dit-il ; au contraire, laisse Miche<strong>le</strong>tte<br />

avec Maréchal, et rapporte-t'en à moi p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> reste.<br />

— Quel<strong>le</strong> est ton intention?


— 49 —<br />

— Tu <strong>le</strong> sauras avant peu.<br />

— Où veux-tu donc al<strong>le</strong>r?<br />

— Je veux ret<strong>ou</strong>rner au petit bois.<br />

— Que dis-tu?.... On p<strong>ou</strong>rrait te voir.... quelqu'un p<strong>ou</strong>rrait<br />

te trahir ! Reste plutôt ici et songe à te cacher soit dans<br />

cette maison, soit chez un des nôtres ; tu sais que t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

Salviat n<strong>ou</strong>s sont dév<strong>ou</strong>és.<br />

— Je <strong>le</strong> sais ; mais personne ne doit s<strong>ou</strong>pçonner ma présence,<br />

ma sœur moins que personne, parce que demain la gendarmerie,<br />

qui est sans d<strong>ou</strong>te instruite de mon évasion, sera ici<br />

p<strong>ou</strong>r faire des recherches, et il faut que t<strong>ou</strong>s ceux que l'on<br />

interrogera puissent sans hésiter répondre que l'on ne m'a<br />

pas vu. <strong>Les</strong> gendarmes ont l'expérience des physionomies,<br />

ils connaissent quand on <strong>le</strong>ur dit la Vérité, et demain, voyant<br />

que personne ne m'a aperçu ni ne se d<strong>ou</strong>te de ma présence,<br />

ils porteront <strong>le</strong>urs recherches sur une autre partie de la contrée,<br />

et je p<strong>ou</strong>rrai de cette manière <strong>le</strong>ur faire perdre mes traces.<br />

— Je comprends; mais si tu quittes Saint-Georges, de quel<br />

côté veux-tu te diriger ?<br />

— Du côté de Paris.<br />

— C'est bien dangereux !<br />

— Au contraire, c'est ce qu'il y a de plus prudent: il est<br />

bien plus diffici<strong>le</strong> de tr<strong>ou</strong>ver un homme dans une grande<br />

f<strong>ou</strong><strong>le</strong> que dans une solitude. Et puis, j'ai des projets En<br />

un mot, tu apprendras bientôt sur mon compte des choses<br />

dont tu seras bien étonnée ; c'est t<strong>ou</strong>t ce que je puis te dire<br />

auj<strong>ou</strong>rd'hui.<br />

— Mais je ne comprends pas bien ce que tu veux al<strong>le</strong>r<br />

faire dans <strong>le</strong> petit bois.<br />

Eugène Salviat ne répondit rien ; il jeta un regard aut<strong>ou</strong>r de<br />

lui, et apercevant sur la tab<strong>le</strong> <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau que n<strong>ou</strong>s avons vu<br />

entre <strong>le</strong>s mains de sa mère, il <strong>le</strong> prit, en essaya <strong>le</strong> tranchant<br />

4


— 50 —<br />

et la pointe, et regardant sa mère d'un air de férocité sauvage,<br />

il lui dit :<br />

— Comprends-tu maintenant?<br />

— Oh <strong>ou</strong>i ! je te comprends ! murmura la vieil<strong>le</strong> femme<br />

d'un air de joie et de rage satisfaite. Tu veux <strong>le</strong> tuer, lui !....<br />

<strong>le</strong> fils de notre ennemi !<br />

Le forçat évadé haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Me prends-tu p<strong>ou</strong>r un f<strong>ou</strong>? demanda-t-il; comment!<br />

tu crois que je vais assassiner Joseph Maréchal quatre <strong>ou</strong><br />

cinq j<strong>ou</strong>rs après mon évasion ? Il vaudrait autant que j'écrive<br />

au procureur <strong>du</strong> roi p<strong>ou</strong>r lui dire la r<strong>ou</strong>te que j'ai suivie et<br />

la contrée où je me cache! Ne comprends-tu pas que <strong>le</strong> premier<br />

s<strong>ou</strong>pçon de cet assassinat tomberait sur moi, <strong>le</strong> forçat<br />

évadé, l'ennemi mortel de Maréchal ? Non, non, je ne suis<br />

pas aussi simp<strong>le</strong> ! Mais, éc<strong>ou</strong>te, mère ; j'ai une vengeance<br />

terrib<strong>le</strong> à exercer, tu p<strong>ou</strong>rras en juger avant peu. Il n'y a que<br />

<strong>le</strong>s f<strong>ou</strong>s et <strong>le</strong>s lâches qui peuvent sacrifier <strong>le</strong>urs intérêts à<br />

<strong>le</strong>ur vengeance; moi je suis de ceux qui savent profiter de<br />

t<strong>ou</strong>t et tirent avantage de t<strong>ou</strong>t, même de <strong>le</strong>ur vengeance !<br />

Salviat entra ensuite dans la chambre voisine, d'où il ressortit<br />

au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes complétement transformé<br />

et tota<strong>le</strong>ment méconnaissab<strong>le</strong>, même p<strong>ou</strong>r ses plus intimes<br />

connaissances.<br />

— Mon c<strong>ou</strong>teau ! fit-il en prenant l'instrument qu'il avait<br />

laissé sur la tab<strong>le</strong> et <strong>le</strong> glissant s<strong>ou</strong>s ses vêtements.<br />

— Je ne veux pas te demander qui tu veux frapper, puisque<br />

tu juges à propos de me <strong>le</strong> cacher, fit Mathurine ; mais<br />

je te recommande la prudence ! Pense à ton père, qui est<br />

tombé s<strong>ou</strong>s la bal<strong>le</strong> d'un voyageur qu'il croyait désarmé !<br />

— Mon père n'avait pas, comme moi, passé deux années<br />

au <strong>bagne</strong> et parmi <strong>le</strong>s forçats; c'est là que l'on peut vraiment<br />

apprendre à être rusé et circonspect ! Adieu, mère ! n'<strong>ou</strong>blie<br />

pas surt<strong>ou</strong>t de brû<strong>le</strong>r t<strong>ou</strong>t de suite <strong>le</strong>s vêtements que j'ai<br />

laissés dans la chambre,


— 51 —<br />

— Je vais <strong>le</strong> faire immédiatement. Et maintenant où et<br />

quand n<strong>ou</strong>s reverrons-n<strong>ou</strong>s ?<br />

— A Paris, et bientôt !<br />

Mathurine aurait v<strong>ou</strong>lu encore retenir son fils et lui par<strong>le</strong>r;<br />

el<strong>le</strong> avait tant de choses à lui dire, a <strong>le</strong> conseils à lui donner!<br />

mais Eugène Salviat s'arracha de ses bras et se précipita<br />

au dehors.<br />

Un quart d'heure plus tard il avait atteint son but<br />

CHAPITRE IV<br />

La Vengeance de Salviat<br />

Salviat avait encore une centaine de pas à faire p<strong>ou</strong>r atteindre<br />

<strong>le</strong> petit bois de châtaigniers, lorsqu'il lui sembla voir<br />

à quelque distance Joseph et Miche<strong>le</strong>tte qui, la main dans<br />

la main, étaient arrêtés et continuaient sans d<strong>ou</strong>te <strong>le</strong>ur conversation.<br />

La lune, qui venait de se <strong>le</strong>ver, éclairait <strong>le</strong> paysage d'une<br />

lumière d<strong>ou</strong>ce et argentée, et <strong>le</strong>s deux jeunes gens, deb<strong>ou</strong>t<br />

l'un près de l'autre sur une petite élévation de terrain, formaient<br />

un gr<strong>ou</strong>pe charmant discrètement éclairé par <strong>le</strong>s<br />

rayons voilés de l'astre de la nuit.<br />

Ils se séparèrent enfin en ayant l'air de sortir d'un beau<br />

rêve, et Miche<strong>le</strong>tte avança son front p<strong>ou</strong>r que Joseph y mit<br />

<strong>le</strong> baiser d'adieu.<br />

— Que Dieu fasse! dit-el<strong>le</strong> à demi-voix et avec mélancolie ,


— 52 —<br />

que Dieu fasse que tes projets puissent un j<strong>ou</strong>r se réaliser!...<br />

N<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrions alors être si heureux!...<br />

— Et p<strong>ou</strong>rquoi en d<strong>ou</strong>terais-tu? répondit Joseph avec la<br />

naïve confiance de la jeunesse et de l'inexpérience. Miche<strong>le</strong>tte,<br />

crois-moi, n<strong>ou</strong>s serons heureux un j<strong>ou</strong>r!... Dieu est<br />

avec n<strong>ou</strong>s; il n<strong>ou</strong>s aidera et n<strong>ou</strong>s donnera <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage d'attendre<br />

et de rester dans la bonne r<strong>ou</strong>te!... Ne crains rien!<br />

je suis certain d'atteindre mon but.<br />

— Que <strong>le</strong> bon Dieu t'entende !<br />

— Il faut prier p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s, Miche<strong>le</strong>tte!<br />

— Et maintenant, Joseph, adieu!<br />

— Au revoir, Miche<strong>le</strong>tte, au revoir!<br />

Et ils se séparèrent.<br />

C'étaient deux braves et nob<strong>le</strong>s cœurs qui s'étaient compris<br />

depuis longtemps; ils avaient s<strong>ou</strong>ffert <strong>le</strong>s mêmes d<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs,<br />

saigné des mêmes b<strong>le</strong>ssures et <strong>le</strong>ur résolution était prise de<br />

se donner la main p<strong>ou</strong>r traverser l'existence.<br />

Pauvres enfants! Ils n'avaient encore aucun s<strong>ou</strong>pçon des<br />

épreuves qui <strong>le</strong>s attendaient et ne pensaient pas qu'ils auraient<br />

encore bien des s<strong>ou</strong>ffrances à supporter.<br />

Miche<strong>le</strong>tte avait repris <strong>le</strong> chemin <strong>du</strong> hameau, et Joseph la<br />

regardait s'éloigner.<br />

Salviat s'était glissé <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> petit bois et s'était caché<br />

derrière une espèce de rideau de ver<strong>du</strong>re qui se tr<strong>ou</strong>vait au<br />

bord d'un chemin creux. Une demi-heure se passa ainsi dans<br />

<strong>le</strong> plus profond si<strong>le</strong>nce.<br />

Joseph était resté immobi<strong>le</strong> à la même place, absorbé par<br />

ses pensées et ses rêves d'avenir.<br />

Salviat, de sa cachette, tendait l'oreil<strong>le</strong> et cherchait à saisir<br />

<strong>le</strong> moindre son, <strong>le</strong> plus petit bruit.<br />

Le scélérat attendait M. Michaud, et il ne savait pas si ce<br />

dernier viendrait à cheval <strong>ou</strong> simp<strong>le</strong>ment à pied.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un quart d'heure il crut entendre dans <strong>le</strong> lointain<br />

comme des bruits de voix et de pas sur <strong>le</strong> chemin.


— 53 —<br />

Joseph, plongé dans sa rêverie, ne s'apercevait de rien;<br />

seu<strong>le</strong> l'oreil<strong>le</strong> exercée de Salviat avait enten<strong>du</strong> quelque<br />

chose !<br />

Il lui sembla distinguer <strong>le</strong>s pas d'un cheval.<br />

— Il ne vient pas à pied! pensa-t-il.<br />

Et il fit quelques pas en avant, sortit <strong>du</strong> rideau de branches<br />

vertes derrière <strong>le</strong>quel il s'était tenu blotti et attendit,<br />

après avoir sorti de dess<strong>ou</strong>s ses vêtements <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau qu'il<br />

avait pris chez sa mère.<br />

Pendant quelques minutes encore <strong>le</strong> forçat évadé prêta<br />

l'oreil<strong>le</strong>, et sa physionomie prit une expression de surprise<br />

et d'inquiétude.<br />

— C'est singulier, murmura-t-il entre ses dents, on dirait<br />

qu'il y a plusieurs cavaliers !<br />

Ensuite, certain de ne pas être vu de Maréchal qui, comme<br />

n<strong>ou</strong>s l'avons dit, se tr<strong>ou</strong>vait sur une éminence de terrain<br />

séparée <strong>du</strong> chemin par un talus perpendiculaire de près<br />

de deux mètres de hauteur, il monta sur une grosse pierre<br />

afin de p<strong>ou</strong>voir voir au loin et distinguer <strong>le</strong> nombre des<br />

personnes qui s'avançaient dans <strong>le</strong> chemin.<br />

Il jeta de là un regard dans la direction dans laquel<strong>le</strong> il<br />

avait cru entendre <strong>le</strong>s pas de plusieurs chevaux.<br />

Au premier abord il ne put voir qu'un cavalier; mais à<br />

force de regarder il put distinguer s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s pâ<strong>le</strong>s rayons de<br />

la lune un autre gr<strong>ou</strong>pe, marchant en arrière à une distance<br />

de deux cents pas environ.<br />

— Diab<strong>le</strong> ! fit-il. T<strong>ou</strong>t ce monde va me gâter la besogne !<br />

Il resta encore un moment sur la pierre, <strong>le</strong>s yeux fixés<br />

dans la même direction, afin de p<strong>ou</strong>voir juger <strong>du</strong> nombre des<br />

personnes qui accompagnaient M. Michaud.<br />

A mesure que s'approchaient <strong>le</strong>s cavaliers augmentait<br />

l'inquiétude de Salviat, jusqu'au moment où il lui fut impossib<strong>le</strong><br />

de maîtriser son agitation.<br />

— Non! dit-il à voix basse. Je ne me trompe pas Ce sont


— 54 —<br />

eux!.... Enfer et damnation ! aj<strong>ou</strong>ta-t-il <strong>le</strong>s dents serrées par<br />

la colère et avec une expression de rage continue; ce sont<br />

eux! Ce sont <strong>le</strong>s gendarmes! Ils me cherchent!<br />

ils me p<strong>ou</strong>rsuivent! Il n'y a pas de temps à perdre!<br />

En r<strong>ou</strong>te! en r<strong>ou</strong>te!<br />

Il se préparait à s'enfuir quand une pensée <strong>le</strong> retint.<br />

— Fuir, se dit-il, à quoi bon, puisque t<strong>ou</strong>t me protège?<br />

La présence des gendarmes va me favoriser dans l'exécution<br />

de mon projet! Il ne s'agit que d'être adroit et c<strong>ou</strong>rageux!<br />

Je crois être l'un et l'autre Michaud marche en<br />

avant à une distance raisonnab<strong>le</strong>... c'est comme fait exprès...<br />

Il ne me faut que <strong>du</strong> sang-froid... il s'agit de ne pas perdre<br />

la tête!... C<strong>ou</strong>rage; et t<strong>ou</strong>t ira bien!...<br />

Le galérien se retira de n<strong>ou</strong>veau en arrière sans perdre<br />

de vue ceux qui s'approchaient.<br />

Encore quelques pas, et <strong>le</strong> premier cavalier allait s'engager<br />

dans <strong>le</strong> chemin creux.<br />

Cet endroit était vraiment favorab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r un guet-apens.<br />

Cette idée vint sans d<strong>ou</strong>te au voyageur, qui arrêta son cheval.<br />

M. Michaud venait de Paris, où il habitait, mais il était né<br />

et avait été é<strong>le</strong>vé à Saint-Georges, qu'il avait quitté assez<br />

jeune. Sa vie avait été un combat perpétuel, une lutte de<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs; mais, grâce à son caractère c<strong>ou</strong>rageux et à son<br />

cœur nob<strong>le</strong> et fier, à une probité rig<strong>ou</strong>reuse et à un travail<br />

incessant et opiniâtre, il avait fait fortune et s'était acquis<br />

une position enviab<strong>le</strong> et honorée.<br />

Au moment où Michaud fait son apparition sur la scène<br />

de notre histoire, il était plus que millionnaire.<br />

Sa maison de commerce de Paris était considérab<strong>le</strong>, et il<br />

venait d'établir un comptoir d'exportation à Marseil<strong>le</strong>.<br />

C'était, en un mot, un homme d'une honorabilité reconnue<br />

et dont la signature valait de l'or.<br />

Il passait p<strong>ou</strong>r très-bienfaisant et de nombreuses famil<strong>le</strong>s<br />

indigentes auraient pu témoigner de sa charité et de son bon<br />

cœur.


— 55 —<br />

Il avait reçu la <strong>le</strong>ttre de son fil<strong>le</strong>ul Joseph Maréchal, et il<br />

en avait ressenti une vive joie. La franchise avec laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

jeune homme lui avait <strong>ou</strong>vert son cœur, l'honnêteté dont<br />

cette <strong>le</strong>ttre témoignait, l'avaient convaincu qu'il y avait là<br />

une bonne œuvre à faire, qu'il s'agissait de sauver un homme,<br />

et il n'avait pas hésité un instant.<br />

Mais, cependant, comme cette <strong>le</strong>ttre aurait pu cacher un<br />

piége (Michaud connaissait parfaitement <strong>le</strong>s habitudes de ses<br />

compatriotes), et Joseph son fil<strong>le</strong>ul p<strong>ou</strong>vant très-bien être<br />

devenu un scélérat comme ceux au milieu desquels il vivait<br />

et avec <strong>le</strong>squels il était sans cesse en contact, Michaud avait<br />

v<strong>ou</strong>lu se rendre compte par lui-même de la vérité et venir<br />

en personne chercher son fil<strong>le</strong>ul.<br />

Au moment de s'engager dans <strong>le</strong> chemin creux qui con<strong>du</strong>isait<br />

au hameau, M. Michaud arrêta son cheval.<br />

Avait-il eu un pressentiment <strong>du</strong> danger qui <strong>le</strong> menaçait?<br />

Qui peut <strong>le</strong> dire !<br />

Il connaissait la contrée, il savait de quel<strong>le</strong> abominab<strong>le</strong> réputation<br />

el<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>issait, et à cette heure tardive ce n'était<br />

pas très-rassurant que de se tr<strong>ou</strong>ver seul sur un chemin<br />

écarté des habitations.<br />

Il ne serait pas <strong>le</strong> premier voyageur tombé s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau<br />

<strong>ou</strong> s<strong>ou</strong>s la bal<strong>le</strong> d'un assassin p<strong>ou</strong>ssé par la cupidité.<br />

Le chemin était désert, mais <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce profond qui l'ent<strong>ou</strong>rait<br />

rassura <strong>le</strong> voyageur; d'ail<strong>le</strong>urs, la plaine était inondée<br />

des rayons de la lune et il remit son cheval en marche.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de deux minutes environ, il aperçut la silh<strong>ou</strong>ette<br />

d'un homme deb<strong>ou</strong>t sur l'éminence qui dominait <strong>le</strong> chemin.<br />

Il crut reconnaître son fil<strong>le</strong>ul Joseph, et allait s'arrêter,<br />

quand il s'entendit appe<strong>le</strong>r par <strong>le</strong> jeune homme qui disait :<br />

— Est-ce v<strong>ou</strong>s, Monsieur Michaud?<br />

— C'est moi, répondit <strong>le</strong> voyageur. Et toi, es-tu Joseph<br />

Maréchal ?


— 56 —<br />

— Oui, parrain, c'est moi, votre fil<strong>le</strong>ul! Je suis venu à<br />

votre rencontre, Monsieur Michaud, comme v<strong>ou</strong>s l'avez désiré.<br />

— C'est bien, mon garçon; viens un peu par ici que je<br />

te voie et que n<strong>ou</strong>s ren<strong>ou</strong>velions connaissance, repartit<br />

M. Michaud en reprenant sa r<strong>ou</strong>te.<br />

Pendant ce c<strong>ou</strong>rt dialogue, Salviat se sentait rongé d'impatience<br />

et d'inquiétude ; malgré cela, il n'avait pas fait un<br />

m<strong>ou</strong>vement.<br />

Il voyait t<strong>ou</strong>s ses plans dérangés : cette conversation avait<br />

donné aux gendarmes <strong>le</strong> temps de se rapprocher, ils allaient<br />

arriver en même temps que Michaud ; encore deux minutes<br />

et <strong>le</strong> voyageur allait lui échapper.<br />

Aux derniers mots échangés par Michaud et Joseph, <strong>le</strong><br />

scélérat eut un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement.<br />

Après avoir assuré son c<strong>ou</strong>teau dans sa main droite, il<br />

jeta un regard <strong>du</strong> côté des gendarmes p<strong>ou</strong>r se rendre compte<br />

de la distance à laquel<strong>le</strong> ils se tr<strong>ou</strong>vaient; en voyant qu'il<br />

ne lui restait que juste <strong>le</strong> temps d'accomplir son projet et de<br />

disparaître, sa résolution fut promptement prise.<br />

Au même moment, M. Michaud atteignait l'endroit <strong>du</strong><br />

chemin vis-à-vis <strong>du</strong> buisson derrière <strong>le</strong>quel Salviat était caché.<br />

Ce dernier s'élança vers <strong>le</strong> cheval avec la rapidité de l'éclair,<br />

et avant que <strong>le</strong> cavalier eût pu s'apercevoir de quoi il s'agissait,<br />

il tombait de son cheval frappé à la poitrine. Aussitôt <strong>le</strong><br />

c<strong>ou</strong>p porté, l'assassin, se glissant avec la s<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>sse d'un chat<br />

<strong>le</strong> long <strong>du</strong> talus, rentrait dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré précisément au moment<br />

où Joseph descendait de l'autre côté, p<strong>ou</strong>r venir serrer<br />

la main à son parrain.<br />

T<strong>ou</strong>t ceci s'était passé en moins de temps qu'il ne n<strong>ou</strong>s en<br />

faut p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> raconter; <strong>le</strong> meurtrier avait parfaitement calculé,<br />

et quand Joseph vit M. Michaud à terre, il crut simp<strong>le</strong>ment<br />

qu'il était tombé par suite d'un faux pas de sa monture, <strong>le</strong><br />

sentier étant pierreux et creusé de profondes ornières, et il<br />

pressa <strong>le</strong> pas afin de venir lui aider à se re<strong>le</strong>ver.


— 57 —<br />

Mais, à peine arrivé vers M. Michaud, Joseph en se baissant<br />

vit immédiatement que ce dernier était b<strong>le</strong>ssé, la lune<br />

qui venait de se dégager d'un nuage éclairait <strong>le</strong> chemin et<br />

l'on p<strong>ou</strong>vait faci<strong>le</strong>ment distinguer <strong>le</strong> sang qui c<strong>ou</strong>lait de la<br />

b<strong>le</strong>ssure et allait r<strong>ou</strong>gir la terre.<br />

Pétrifié par ce spectac<strong>le</strong>, Joseph qui, au premier moment,<br />

ne put penser à un crime, resta sans voix et sans m<strong>ou</strong>vement<br />

auprès de son parrain.<br />

Il venait de <strong>le</strong> voir arriver, il l'avait aperçu venir de loin,<br />

il ne l'avait presque pas per<strong>du</strong> de vue et il <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>vait à terre,<br />

b<strong>le</strong>ssé mortel<strong>le</strong>ment.<br />

Puis il tomba à gen<strong>ou</strong>x auprès <strong>du</strong> b<strong>le</strong>ssé en p<strong>ou</strong>ssant une<br />

exclamation désespérée et en cherchant à <strong>le</strong> ranimer, à arrêter<br />

<strong>le</strong> sang.<br />

C'était un spectac<strong>le</strong> ém<strong>ou</strong>vant.<br />

Le jeune homme p<strong>le</strong>urait, il appelait son parrain d'une<br />

voix désolée et entrec<strong>ou</strong>pée de sanglots, <strong>le</strong> questionnait sans<br />

p<strong>ou</strong>voir obtenir d'autre réponse que quelques sons inarticulés;<br />

il l'avait s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vé dans ses bras et faisait des efforts p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong> faire tenir deb<strong>ou</strong>t, mais en vain; t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p M. Michaud,<br />

p<strong>ou</strong>ssant un cri rauque et s'agitant convulsivement, laissa<br />

sa tête retomber sur sa poitrine, comme s'il avait cessé de<br />

vivre.<br />

Décrire la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et <strong>le</strong> désespoir de Joseph serait impossib<strong>le</strong>;<br />

il était retombé à gen<strong>ou</strong>x, s'arrachait <strong>le</strong>s cheveux et<br />

appelait au sec<strong>ou</strong>rs d'une voix déchirante.<br />

S<strong>ou</strong>dain, il entendit t<strong>ou</strong>t près de là une voix qui disait :<br />

— Ne v<strong>ou</strong>s l'avais-je pas dit?.... Le meurtre, l'assassinat,<br />

tels sont <strong>le</strong>s usages de ce pays.<br />

Joseph re<strong>le</strong>va vivement la tête <strong>du</strong> côté d'où venait la personne<br />

qui avait parlé et vit <strong>le</strong>s deux gendarmes.<br />

Il se re<strong>le</strong>va vivement et s'élança à <strong>le</strong>ur rencontre, <strong>le</strong>s mains<br />

ten<strong>du</strong>es d'un air suppliant, en s'écriant :<br />

— Ah ! je v<strong>ou</strong>s en prie ! venez à mon aide ! Tenez, voici


— 58 —<br />

M. Michaud, mon parrain, qu'on vient d'assassiner!.... Je<br />

v<strong>ou</strong>s en supplie, aidez-moi à <strong>le</strong> sec<strong>ou</strong>rir !.... Sa b<strong>le</strong>ssure n'est<br />

sans d<strong>ou</strong>te pas mortel<strong>le</strong>!... Peut-être pôurrons-n<strong>ou</strong>s encore<br />

<strong>le</strong> sauver !....<br />

Au lieu de répondre et de faire <strong>le</strong> moindre m<strong>ou</strong>vement<br />

p<strong>ou</strong>r venir en aide au b<strong>le</strong>ssé, <strong>le</strong>s gendarmes se regardèrent<br />

d'un air significatif, et l'un des deux fit à l'autre, en désignant<br />

Joseph :<br />

— Le drô<strong>le</strong> ira loin, il promet! Il n<strong>ou</strong>s a vu apparaître<br />

t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p, et au lieu de fuir, ce qui aurait été trop compromettant,<br />

il a préféré n<strong>ou</strong>s attendre, j<strong>ou</strong>er la comédie et simu<strong>le</strong>r<br />

<strong>le</strong> désespoir devant <strong>le</strong> cadavre de sa victime.<br />

— Et <strong>le</strong> gaillard n'a pas encore vingt ans, repartit l'autre<br />

gendarme; c'est ce qu'on peut appe<strong>le</strong>r de la précocité. V<strong>ou</strong>s<br />

avez raison, <strong>le</strong> gredin promet d'al<strong>le</strong>r loin !<br />

— C'est ainsi qu'ils sont t<strong>ou</strong>s ici, reprit <strong>le</strong> premier ; il<br />

parait que c'est dans <strong>le</strong> sang !<br />

Joseph s'était remis à étancher <strong>le</strong> sang qui c<strong>ou</strong>lait de la<br />

b<strong>le</strong>ssure de M. Michaud, sans éc<strong>ou</strong>ter ce que disaient <strong>le</strong>s<br />

gendarmes.<br />

— Messieurs, reprit-il, quand ils eurent fini de causer, je<br />

v<strong>ou</strong>s en conjure! aidez-moi à sauver mon parrain ! il va<br />

m<strong>ou</strong>rir ! Voyez comme son sang c<strong>ou</strong><strong>le</strong> ! Aidez-moi, au nom<br />

<strong>du</strong> ciel !<br />

<strong>Les</strong> gendarmes, qui venaient de descendre de cheval, lui<br />

répondirent par un rire ironique.<br />

— Oui, jeune homme, <strong>ou</strong>i, fit ensuite l'un d'eux d'un<br />

air moqueur, n<strong>ou</strong>s allons t'aider ; mais, avant t<strong>ou</strong>t, n<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong>lons prendre nos précautions ; c'est p<strong>ou</strong>rquoi n<strong>ou</strong>s allons<br />

te mettre ces brace<strong>le</strong>ts, que n<strong>ou</strong>s fixerons ensuite <strong>le</strong> plus<br />

délicatement possib<strong>le</strong>.<br />

Et en disant ces paro<strong>le</strong>s, il s'avançait vers Joseph, tenant<br />

des menottes à sa main et suivi de son compagnon.


— 59 —<br />

— <strong>Les</strong> menottes! à moi? s'écria Joseph en reculant<br />

ép<strong>ou</strong>vanté. P<strong>ou</strong>rquoi? Quel crime ai-je commis?<br />

— Oh! peu de chose! repartit <strong>le</strong> gendarme en montrant<br />

<strong>le</strong> corps de M. Michaud qui gisait à terre. Ce n'est qu'un<br />

assassinat!... Ce n'est vraiment pas la peine d'en par<strong>le</strong>r!<br />

Mais tu sais, la justice est curieuse et el<strong>le</strong> a de singulières<br />

habitudes, el<strong>le</strong> aime beauc<strong>ou</strong>p à approfondir <strong>le</strong>s choses; il<br />

faudra que tu t'y s<strong>ou</strong>mettes, de gré <strong>ou</strong> de force.<br />

Pendant que <strong>le</strong> gendarme parlait, son compagnon s'était<br />

avancé derrière <strong>le</strong> jeune homme et lui avait saisi <strong>le</strong>s deux<br />

bras, <strong>le</strong> mettant ainsi dans l'impossibilité de faire la moindre<br />

résistance. Le premier gendarme en profita p<strong>ou</strong>r placer <strong>le</strong>s<br />

menottes.<br />

— Ce n'est pas moi! Je suis <strong>innocent</strong>! s'écria<br />

Joseph en se débattant; cherchez l'assassin il ne doit.<br />

pas encore être loin!<br />

— L'as-tu vu ?<br />

— Non! malheureusement!<br />

— Ainsi, c'est ici que tu attendais ce pauvre homme?<br />

— Oui, depuis une heure; je l'ai vu venir de loin, il m'a<br />

appelé, et c'est pendant que je descendais de ce côté qu'il a<br />

été frappé.<br />

— Mais il faut à peine dix secondes p<strong>ou</strong>r descendre sur<br />

<strong>le</strong> chemin, et tu veux n<strong>ou</strong>s faire croire que pendant ce temps<br />

un autre a eu <strong>le</strong> temps de commettre ce meurtre et de disparaître<br />

sans que tu <strong>le</strong> voies, sans qu'un cri ait été p<strong>ou</strong>ssé?<br />

— Et cependant c'est ainsi ! Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> jure !<br />

— Allons! p<strong>ou</strong>r un garçon de Saint-Georges tu as mal pris<br />

tes mesures et tu as mal réussi. La fab<strong>le</strong> que tu n<strong>ou</strong>s racontes<br />

là est mal imaginée!<br />

— Comment! v<strong>ou</strong>s me s<strong>ou</strong>pçonnez, moi!.... d'être<br />

l'assassin de mon parrain!... de mon bienfaiteur?... Oh!...<br />

— As-tu retr<strong>ou</strong>vé l'arme? demanda <strong>le</strong> gendarme à son<br />

collègue, qui avait exploré <strong>le</strong>s a<strong>le</strong>nt<strong>ou</strong>rs.


— 60 —<br />

— Non, rien.<br />

— N<strong>ou</strong>s allons f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r ce jeune homme.<br />

— Bien! mais il a sans d<strong>ou</strong>te prévu la chose.<br />

— C'est possib<strong>le</strong>, mais il arrive cependant quelquefois,<br />

surt<strong>ou</strong>t quand des gaillards de cette espèce n'en sont qu'à<br />

<strong>le</strong>ur c<strong>ou</strong>p d'essai, qu'ils perdent la tête et ne prennent pas<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>urs précautions.<br />

— Quel papier est cela? fit l'autre gendarme, qui avait<br />

déjà commencé à inspecter <strong>le</strong>s poches de Joseph.<br />

— Diab<strong>le</strong>! c'est une <strong>le</strong>ttre! Lisons-la vite, el<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s<br />

apprendra peut-être quelque chose !<br />

— Donne-moi ce papier !<br />

Le gendarme se mit à lire à haute voix.<br />

C'était la <strong>le</strong>ttre que Michaud avait écrite à son fil<strong>le</strong>ul p<strong>ou</strong>r<br />

lui annoncer son départ de Paris; il lui indiquait l'heure de<br />

son arrivée à Saint-Georges en <strong>le</strong> priant de venir à sa rencontre<br />

et de l'attendre à l'entrée <strong>du</strong> village.<br />

— Ce pauvre homme donnait ainsi un rendez-v<strong>ou</strong>s à son<br />

assassin ! fit <strong>le</strong> gendarme, quand il eut achevé sa <strong>le</strong>cture.<br />

Cela ne te fera pas de bien devant <strong>le</strong>s juges, mon garçon.<br />

Et maintenant, en r<strong>ou</strong>te, allons à Saint-Georges!... Là n<strong>ou</strong>s<br />

en apprendrons davantage et n<strong>ou</strong>s entendrons peut-être par<strong>le</strong>r<br />

d'un certain gaillard qui a tr<strong>ou</strong>vé que l'air de Brest ne<br />

lui convenait plus, et qui a préféré se retirer à la campagne.<br />

Connais-tu <strong>le</strong> nom d'Eugène Salviat? continua <strong>le</strong> gendarme,<br />

en s'adressant à Joseph.<br />

Ce dernier ne put répondre; il était attéré, anéanti par <strong>le</strong>s<br />

deux catastrophes qui venaient de <strong>le</strong> frapper simultanément :<br />

l'assassinat de son parrain et sa propre arrestation !<br />

C'en était trop p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> pauvre garçon, qui croyait rêver.<br />

<strong>Les</strong> deux gendarmes étaient remontés à cheval; ils se placèrent<br />

chacun d'un côté de Joseph en lui ordonnant de se<br />

mettre en marche, et t<strong>ou</strong>s trois se dirigèrent <strong>du</strong> côté <strong>du</strong><br />

village.


— 61 —<br />

Chemin faisant, un des gendarmes dit à son compagnon :<br />

— Il y aura bien un médecin quelconque dans ce village<br />

d'assassins! Il faudra l'envoyer immédiatement auprès <strong>du</strong><br />

pauvre diab<strong>le</strong> qui est resté là-bas c<strong>ou</strong>ché sur <strong>le</strong> chemin.<br />

Eten<strong>du</strong> à plat ventre derrière un buisson, à quelques pas<br />

de l'endroit où Michaud était tombé, Salviat n'avait rien<br />

per<strong>du</strong> de la scène qui venait de se passer: il avait été témoin<br />

de l'arrestation de Joseph et avait enten<strong>du</strong> t<strong>ou</strong>te la conversation.<br />

Quand <strong>le</strong>s gendarmes et <strong>le</strong>ur prisonnier se furent éloignés,<br />

Salviat se re<strong>le</strong>va et p<strong>ou</strong>ssa un profond s<strong>ou</strong>pir de satisfaction<br />

et de s<strong>ou</strong>lagement.<br />

— Cela a admirab<strong>le</strong>ment réussi, fit-il avec contentement.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta: Maintenant je suis vengé!... Quant au reste,<br />

il faut que j'ail<strong>le</strong> à Paris; et si mes espérances ne me<br />

trompent pas, c'est là que je p<strong>ou</strong>rrai vraiment vivre à ma<br />

guise !<br />

CHAPITRE V<br />

Un Héros <strong>du</strong> Bagne<br />

N<strong>ou</strong>s quittons maintenant <strong>le</strong>s plaines de la Picardie, et<br />

n<strong>ou</strong>s intro<strong>du</strong>isons <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur dans <strong>le</strong> <strong>bagne</strong> de T<strong>ou</strong>lon.<br />

C'était <strong>le</strong> moment où <strong>le</strong>s forçats travaillant au port j<strong>ou</strong>issent<br />

d'un instant de repos.


— 62 —<br />

Une petite place située dans l'arsenal et au bord <strong>du</strong> bassin<br />

de rad<strong>ou</strong>b, était à ce moment inondée par <strong>le</strong>s rayons <strong>du</strong><br />

so<strong>le</strong>il brûlant de la Provence, et offrait un spectac<strong>le</strong> étrange<br />

et attristant.<br />

<strong>Les</strong> forçats se reposaient par gr<strong>ou</strong>pes, éten<strong>du</strong>s sur la terre<br />

nue, part<strong>ou</strong>t où ils p<strong>ou</strong>vaient tr<strong>ou</strong>ver un peu d'ombre; <strong>le</strong>s<br />

uns, <strong>le</strong> long des murs des ateliers et des constructions de<br />

l'arsenal; d'autres, sur des pièces de bois destinées à une<br />

frégate qui était en réparation; en un mot, ces gr<strong>ou</strong>pes d'indivi<strong>du</strong>s,<br />

vêtus de la casaque r<strong>ou</strong>ge <strong>du</strong> galérien, donnaient à<br />

cette place un caractère pittoresque.<br />

Çà et là des ombres se détachaient sur ce tab<strong>le</strong>au lumineux<br />

: c'étaient <strong>le</strong>s gardes-chi<strong>ou</strong>rmes qui, <strong>le</strong> fusil chargé en<br />

band<strong>ou</strong>lière, se promenaient parmi <strong>le</strong>s gr<strong>ou</strong>pes, exerçant sur<br />

<strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s une surveillance incessante et s<strong>ou</strong>vent exposés<br />

aux fureurs de cette population de misérab<strong>le</strong>s en<strong>du</strong>rcis.<br />

A quatre pas environ <strong>du</strong> quai se tr<strong>ou</strong>vait un gr<strong>ou</strong>pe de<br />

quatre forçats, devant <strong>le</strong>quel se promenait un garde qui faisait<br />

t<strong>ou</strong>s ses efforts p<strong>ou</strong>r se donner un air indifférent et p<strong>ou</strong>r<br />

ne pas paraître prêter attention à ce que p<strong>ou</strong>vaient dire <strong>ou</strong><br />

faire ces quatre hommes.<br />

Ceux-ci cependant n'avaient pas l'air de se laisser prendre<br />

au piége, et plus <strong>le</strong>ur gardien affectait de se montrer indifférent,<br />

plus ils savaient qu'ils étaient surveillés.<br />

Ils gardaient <strong>le</strong> plus profond si<strong>le</strong>nce, n'échangaient ni regards<br />

ni signes et semblaient ne pas épr<strong>ou</strong>ver autre chose<br />

l'ennui mortel qui est un des plus grands t<strong>ou</strong>rments de<br />

ces malheureux, qu'une justice vengeresse a envoyés dans ces<br />

lieux de misère et d'horreur!<br />

Ennui mortel, en vérité; car s<strong>ou</strong>vent plus d'un galérien se<br />

sent saisi d'une espèce de sp<strong>le</strong>en, d'une espèce de nostalgie<br />

<strong>du</strong> crime qui parfois <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>sse à se révolter, à commettre


— 63 —<br />

un attentat contre un supérieur <strong>ou</strong> contre un autre <strong>condamné</strong><br />

dans <strong>le</strong> seul espoir d'être envoyé à l'échafaud!<br />

Le petit nombre de ceux des galériens qui peuvent résister<br />

à cet ennui sont ceux dont <strong>le</strong> caractère de fer et l'énergie<br />

indomptab<strong>le</strong> ne recu<strong>le</strong>nt devant rien et p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>squels<br />

<strong>le</strong> mot «impossib<strong>le</strong>» n'existe pas.<br />

Ces hommes, attachés deux à deux par une l<strong>ou</strong>rde chaîne<br />

de fer, s<strong>ou</strong>mis nuit et j<strong>ou</strong>r à la surveillance la plus rig<strong>ou</strong>reuse,<br />

ne pensent qu'à fuir, ne songent qu'aux moyens de<br />

préparer et effectuer <strong>le</strong>ur évasion et arrivent s<strong>ou</strong>vent à la<br />

mettre à exécution, malgré <strong>le</strong>s obstac<strong>le</strong>s innombrab<strong>le</strong>s qu'ils<br />

ont à vaincre.<br />

<strong>Les</strong> quatre hommes dont n<strong>ou</strong>s venons de par<strong>le</strong>r appartenaient<br />

sans nul d<strong>ou</strong>te à cette espèce d'hommes résolus et déterminés<br />

à t<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r exécuter un plan conçu et mûrement<br />

préparé. L'énergie, la <strong>du</strong>reté, l'astuce qui étaient peintes sur<br />

<strong>le</strong>urs physionomies justifiaient p<strong>le</strong>inement l'attention spécia<strong>le</strong><br />

dont ils étaient l'objet de la part des gardes; et encore<br />

ces hommes faisaient-ils t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>urs efforts p<strong>ou</strong>r donner à <strong>le</strong>urs<br />

visages l'expression d'ennui, de somno<strong>le</strong>nce, d'apathie qui<br />

caractérisaient <strong>le</strong>s autres galériens.<br />

Cependant, un de ces quatre hommes paraissait exercer<br />

sur <strong>le</strong>s autres une influence secrète; il se distinguait de ses<br />

compagnons par un air de fierté, de mépris, de calme dédaigneux;<br />

ses grands yeux b<strong>le</strong>us exprimaient la résignation.<br />

De temps en temps <strong>le</strong>s trois autres jetaient à la dérobée<br />

un regard sur lui, comme s'ils avaient v<strong>ou</strong>lu deviner ses<br />

pensées et connaître l'expression de sa volonté.<br />

Cet homme p<strong>ou</strong>vait avoir une trentaine d'années; il se<br />

nommait <strong>Blondel</strong>.<br />

Il avait appartenu autrefois à une des classes <strong>le</strong>s plus é<strong>le</strong>vées<br />

de la société, et quoiqu'il ne fût pas précédé au <strong>bagne</strong><br />

d'une réputation justifiée par une longue série de méfaits <strong>ou</strong><br />

par un de ces crimes ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>s qui font de celui qui


— 64 —<br />

l'a commis un objet de vénération p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s autres forçats,<br />

il n'en exerçait pas moins une influence très-considérab<strong>le</strong><br />

parmi <strong>le</strong>s galériens: il avait sur eux une autorité p<strong>ou</strong>r ainsi<br />

dire illimitée.<br />

Il était au <strong>bagne</strong> depuis environ dix ans; <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où il<br />

parut p<strong>ou</strong>r la première fois au milieu des autres <strong>condamné</strong>s<br />

et quand il se vit enchaîné à un autre criminel; quand, pâ<strong>le</strong><br />

et suffoqué par la honte, il se vit revêtu de la casaque r<strong>ou</strong>ge<br />

et <strong>du</strong> pantalon jaune qui sont l'uniforme des forçats, il sentit<br />

son énergie faiblir, il ne s'était pas encore acc<strong>ou</strong>tumé à porter<br />

cette livrée infamante, et à la vue de l'expression de surprise<br />

et d'horreur qui se répandit sur sa physionomie, surt<strong>ou</strong>t<br />

quand il <strong>du</strong>t se coiffer <strong>du</strong> bonnet de laine et prendre la<br />

chaussure l<strong>ou</strong>rdement ferrée des galériens, <strong>le</strong>s criminels<br />

en<strong>du</strong>rcis qui devaient désormais former sa société habituel<strong>le</strong><br />

ne purent retenir des s<strong>ou</strong>rires rail<strong>le</strong>urs et des observations<br />

moqueuses et ironiques.<br />

Mais cet homme devait bientôt prendre une revanche éclatante<br />

sur ceux qui l'avaient t<strong>ou</strong>rné en dérision et dont il n'avait<br />

pas <strong>ou</strong>blié <strong>le</strong>s propos malveillants et sardoniques.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain et <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs suivants <strong>le</strong>s rail<strong>le</strong>ries continuèrent,<br />

mais aucune n'eut <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>voir de <strong>le</strong> faire sortir de<br />

sa froideur et de son indifférence; il éc<strong>ou</strong>tait t<strong>ou</strong>t, observait<br />

sans cesse, mais paraissait complétement insensib<strong>le</strong> aux lazzis<br />

de ses compagnons de chaîne qui finirent par <strong>le</strong> considérer<br />

comme un poltron qui ne méritait pas l'honneur qu'on lui<br />

faisait en <strong>le</strong> prenant p<strong>ou</strong>r but d'une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de plaisanteries.<br />

Entre t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s forçats qui avaient pris plaisir à t<strong>ou</strong>rmenter<br />

<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>veau venu, un surt<strong>ou</strong>t s'était distingué par sa brutalité<br />

et par la grossièreté de ses plaisanteries; cet homme était un<br />

ancien carrier, une espèce d'hercu<strong>le</strong>, que sa force athlétique<br />

et sa sauvagerie avaient ren<strong>du</strong> la terreur de ses compagnons<br />

de captivité. On l'avait surnommé « <strong>le</strong> Sanglier » ; et, en effet,<br />

sa tête énorme, son front bas et fuyant, ses traits t<strong>ou</strong>rmentés,


— 65 —<br />

ses yeux petits et vifs lui donnaient quelque ressemblance<br />

avec ce sauvage animal.<br />

Un hasard fatal avait donné p<strong>ou</strong>r compagnon de chaîne à<br />

cette brute un jeune homme qui était depuis peu arrivé de<br />

Paris et qui était devenu <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>ffre-d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur <strong>du</strong> Sanglier, qui<br />

s'en servait comme d'un esclave, <strong>le</strong> battait cruel<strong>le</strong>ment sans<br />

raison et red<strong>ou</strong>blait ses mauvais traitements quand <strong>le</strong> malheureux<br />

jeune homme, p<strong>ou</strong>ssé à b<strong>ou</strong>t, perdait patience et conjurait<br />

<strong>le</strong>s gardes <strong>ou</strong> un des employés supérieurs de ne pas aggraver<br />

encore la peine à laquel<strong>le</strong> il avait été <strong>condamné</strong> en <strong>le</strong> laissant<br />

au p<strong>ou</strong>voir de son b<strong>ou</strong>rreau.<br />

A plusieurs reprises, <strong>le</strong>s plaintes <strong>du</strong> « Parisien » avaient valu<br />

la bastonnade au Sanglier ; néanmoins, ses demandes réitérées<br />

d'en être séparé n'avaient pu être exaucées, parce qu'il ne<br />

s'était tr<strong>ou</strong>vé aucun autre forçat désireux de prendre sa place,<br />

et il devait, de cette manière, rester où <strong>le</strong> sort l'avait placé.<br />

Il est inuti<strong>le</strong> de dire que chaque fois que <strong>le</strong> Sanglier<br />

avait reçu la bastonnade par suite d'une plainte <strong>ou</strong> d'une<br />

réclamation <strong>du</strong> Parisien, il s'était vengé sur ce dernier par<br />

un red<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>ment de mauvais traitements, de sorte que <strong>le</strong><br />

pauvre diab<strong>le</strong>, déc<strong>ou</strong>ragé et persuadé qu'il ne p<strong>ou</strong>rrait jamais<br />

exciter la pitié de son b<strong>ou</strong>rreau <strong>ou</strong> des gardiens, avait commencé<br />

à maigrir et à dépérir à vue d'œil; il était à prévoir<br />

qu'il ne tarderait pas à être transporté à l'hôpital <strong>du</strong> <strong>bagne</strong><br />

p<strong>ou</strong>r n'en plus sortir.<br />

Un j<strong>ou</strong>r qu'un des inspecteurs se tr<strong>ou</strong>vait dans l'arsenal<br />

au moment <strong>du</strong> repos des galériens (c'était peu de temps après<br />

l'arrivée de <strong>Blondel</strong>), celui-ci se <strong>le</strong>va, alla à la rencontre de<br />

l'inspecteur, à qui il demanda un moment d'entretien.<br />

— Que veux-tu ? lit l'inspecteur.<br />

— Je désire que l'on m'accorde une faveur, répondit <strong>Blondel</strong>.<br />

— As-tu fait quelque chose p<strong>ou</strong>r la mériter?<br />

— Non ; mais quand v<strong>ou</strong>s saurez en quoi cette faveur con-<br />

5


— 66 —<br />

siste, v<strong>ou</strong>s verrez qu'el<strong>le</strong> n'exige pas de grands mérites de<br />

ma part.<br />

— Eh bien, par<strong>le</strong> !<br />

— Monsieur l'inspecteur, fit <strong>Blondel</strong> en désignant <strong>le</strong> Parisien,<br />

voilà un jeune homme qui n'a plus longtemps à vivre<br />

si on <strong>le</strong> laisse au p<strong>ou</strong>voir <strong>du</strong> Sanglier, dont <strong>le</strong>s mauvais traitements<br />

l'ont mis dans cet état ; eh bien, la faveur que je sellicite,<br />

c'est de prendre sa place !<br />

— Comment ! s'écria l'inspecteur, au comb<strong>le</strong> de la surprise<br />

et croyant avoir mal enten<strong>du</strong>, tu demandes à être <strong>le</strong> compagnon<br />

de chaîne <strong>du</strong> carrier, de celui que v<strong>ou</strong>s avez surnommé<br />

<strong>le</strong> Sanglier ?<br />

— C'est cela !<br />

— Singulière fantaisie !.... Mais puisque tu <strong>le</strong> désires, ce<br />

sera fait.<br />

L'ordre fut immédiatement donné d'opérer l'échange, et<br />

une heure après, <strong>Blondel</strong> était acc<strong>ou</strong>plé à la chaîne <strong>du</strong> Sanglier,<br />

au grand étonnement et à la profonde surprise des<br />

autres galériens, qui ne p<strong>ou</strong>vaient s'expliquer <strong>le</strong> caprice de<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

Le Sanglier n'était pas moins étonné que <strong>le</strong>s autres, et<br />

considérait son n<strong>ou</strong>veau compagnon <strong>du</strong> coin de l'œil.<br />

Quant au pauvre Parisien, il versa des larmes de joie quand<br />

il se sentit hors des atteintes de son t<strong>ou</strong>r menteur.<br />

— Qu'est-ce qu'il peut bien avoir dans la tête ? se demandaient<br />

<strong>le</strong>s autres forçats en parlant de <strong>Blondel</strong>.<br />

— J'ai deviné! fit <strong>le</strong> Sanglier: l'ennui lui a fait perdre la<br />

tête; il veut laisser sa peau au <strong>bagne</strong> et il a imaginé un<br />

n<strong>ou</strong>veau genre de suicide!<br />

— Cela ne peut pas être autre chose ! firent <strong>le</strong>s galériens.<br />

Quant à <strong>Blondel</strong>, il se taisait, mais une espèce de s<strong>ou</strong>rire<br />

ironique re<strong>le</strong>vait <strong>le</strong> coin de ses lèvres.<br />

— Eh bien, mon garçon, tu seras content de moi! fit <strong>le</strong>


— 67 —<br />

n<strong>ou</strong>veau compagnon. Puisque tu ne te plais pas ici, je veux<br />

te rendre <strong>le</strong> service d'abréger ton ennui! Et, tiens! je<br />

vais commencer Justement ma blague à tabac est vide,<br />

donne-moi la tienne !<br />

— Je ne fume pas! répondit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Ni moi non plus je ne fume pas, puisque c'est défen<strong>du</strong>,<br />

mais je chique.... Voyons!.... ta blague!<br />

— Je n'en ai pas !<br />

— Tu commences mal ! fit <strong>le</strong> Sanglier, dont <strong>le</strong> front se<br />

plissa et s'assombrit.<br />

— Chacun fait ce qu'il peut! repartit <strong>Blondel</strong> avec un<br />

calme moqueur;<br />

Le Sanglier lui lança un regard menaçant.<br />

— Eh bien, si tu n'as pas de tabac, fit-il, <strong>le</strong>s dents serrées<br />

par la colère, tu as sans d<strong>ou</strong>te de l'argent?<br />

— Ah ! c'est autre chose, dit <strong>Blondel</strong>; de l'argent, <strong>ou</strong>i, j'en ai.<br />

— A la bonne heure !<br />

— Oui, reprit <strong>Blondel</strong> ; mais je <strong>le</strong> garde p<strong>ou</strong>r moi.<br />

<strong>Les</strong> autres forçats avaient formé un cerc<strong>le</strong> aut<strong>ou</strong>r des deux<br />

interlocuteurs, et la dernière repartie de <strong>Blondel</strong> excita la<br />

gaieté universel<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> rires excitèrent la colère <strong>du</strong> Sanglier, dont la physionomie<br />

avait pris une expression de sauvage férocité.<br />

— Ah! c'est comme cela, fit-il, en retr<strong>ou</strong>ssant <strong>le</strong>s manches de<br />

sa casaque. Eh bien ! n<strong>ou</strong>s allons avoir une petite explication.<br />

<strong>Les</strong> spectateurs de cette scène ne purent retenir un m<strong>ou</strong>vement<br />

de terreur et en même temps de pitié: ils savaient que<br />

cela ne finirait pas sans effusion de sang et ils voyaient déjà<br />

<strong>Blondel</strong> tomber s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>ps <strong>du</strong> Sanglier.<br />

— Veux-tu, <strong>ou</strong>i <strong>ou</strong> non, me donner ton argent? fit ce dernier<br />

d'une voix étranglée par la rage et en é<strong>le</strong>vant son poing<br />

fermé sur la tête de <strong>Blondel</strong>.<br />

Mais, par un m<strong>ou</strong>vement plus rapide que la pensée, celui-


— 68 —<br />

ci avait de sa main fine et élégante saisi <strong>le</strong> poignet muscu<strong>le</strong>ux<br />

de son adversaire et <strong>le</strong> maintint immobi<strong>le</strong>.<br />

Le Sanglier laissa échapper un jurement et v<strong>ou</strong>lut se débarrasser<br />

de l'étreinte de <strong>Blondel</strong>, mais son bras était comme<br />

pris dans un étau de fer.<br />

Son visage commença à pâlir, son corps se tordit et ses<br />

traits se c<strong>ou</strong>vrirent de l'expression d'une vive d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur<br />

Enfin, n'y p<strong>ou</strong>vant plus résister, il p<strong>ou</strong>ssa une s<strong>ou</strong>rde exclamation<br />

de s<strong>ou</strong>ffrance.<br />

<strong>Blondel</strong> aussi avait pâli, cependant sa physionomie avait<br />

conservé son impassibilité de marbre.<br />

Alors il é<strong>le</strong>va la voix, et, d'un air de commandement, il<br />

appela <strong>le</strong> Parisien, qui considérait cette scène d'un air abas<strong>ou</strong>rdi,<br />

et lui dit d'avancer vers lui.<br />

<strong>Les</strong> galériens suivaient d'un œil émerveillé <strong>le</strong>s péripéties<br />

de ce combat, et quelques gardes, qui s'étaient avancés et<br />

qui n'étaient pas fâchés de la <strong>le</strong>çon que <strong>le</strong> Sanglier allait<br />

recevoir, n'essayèrent même pas d'intervenir, comme cependant<br />

<strong>le</strong>ur consigne l'eût exigé.<br />

— A gen<strong>ou</strong>x! fit alors <strong>Blondel</strong> d'une voix éclatante, en<br />

s'adressant au Sanglier; à gen<strong>ou</strong>x, misérab<strong>le</strong>! devant celui<br />

que tu as si longtemps et si lâchement maltraité!<br />

— Jamais!... jamais! hurla <strong>le</strong> carrier.<br />

<strong>Blondel</strong> ne prononça pas une paro<strong>le</strong>, mais il étreignit si<br />

vig<strong>ou</strong>reusement <strong>le</strong> poignet <strong>du</strong> Sanglier, que <strong>le</strong> sang parut<br />

près d'éclater.<br />

— Grâce!... fit celui-ci, incapab<strong>le</strong> de supporter plus longtemps<br />

la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur. Tu me broyes <strong>le</strong>s os!... Assez !... grâce!...<br />

Son visage était devenu d'une pâ<strong>le</strong>ur cadavérique et une<br />

sueur froide c<strong>ou</strong>lait de son front.<br />

— A gen<strong>ou</strong>x ! répéta <strong>Blondel</strong>, <strong>ou</strong> je t'écrase !<br />

Le Sanglier, dans l'impossibilité de résister, céda et tomba<br />

à gen<strong>ou</strong>x devant sa victime.<br />

<strong>Blondel</strong> lâcha alors son bras, qui retomba inerte et sans force.


A gen<strong>ou</strong>x, <strong>ou</strong> je t'ecrase !<br />

TORINO, LIT. SALUSSOLlA


— 69 —<br />

— Et maintenant, dit-il, tâche de profiter de cette <strong>le</strong>çon.<br />

La punition a été légère auj<strong>ou</strong>rd'hui, mais si tu me mets<br />

dans la nécessité de recommencer, ce sera autre chose !<br />

Le Sanglier baissa la tête d'un air s<strong>ou</strong>rnois et ne prononça<br />

pas une paro<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>te la j<strong>ou</strong>rnée.<br />

— Il y aura quelque chose cette nuit, pensèrent <strong>le</strong>s forçats<br />

quand l'heure fut venue de rentrer dans <strong>le</strong>s dortoirs.<br />

En effet, vers minuit, ils furent réveillés par <strong>le</strong> bruit d'une<br />

batail<strong>le</strong> terrib<strong>le</strong> qui, néanmoins, ne <strong>du</strong>ra pas longtemps, car<br />

lorsque <strong>le</strong>s gardiens de ronde arrivèrent attirés par <strong>le</strong> vacarme,<br />

t<strong>ou</strong>t était rentré dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

Quel avait été <strong>le</strong> résultat de cette querel<strong>le</strong>? C'était la question<br />

que s'adressaient <strong>le</strong>s forçats.<br />

Ils <strong>le</strong> surent <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin en voyant apparaître <strong>le</strong><br />

Sanglier <strong>le</strong>s traits b<strong>ou</strong><strong>le</strong>versés, <strong>le</strong> visage meurtri, <strong>le</strong>s yeux<br />

ent<strong>ou</strong>rés d'un cerc<strong>le</strong> b<strong>le</strong>uâtre, la lèvre supérieure fen<strong>du</strong>e et<br />

quatre dents brisées.<br />

— Je ne t'ai pas traité comme tu <strong>le</strong> mérites, lui dit <strong>Blondel</strong> ;<br />

mais la troisième fois tu feras bien de prendre garde à toi,<br />

je te montrerai alors comment on crève un œil à un homme!<br />

Mais la recommandation était inuti<strong>le</strong> ; <strong>le</strong> Sanglier était<br />

dompté, il avait tr<strong>ou</strong>vé son maître et n'essaya plus d'user de<br />

sa force ni de v<strong>ou</strong>loir maltraiter <strong>Blondel</strong>.<br />

La générosité de ce dernier, son c<strong>ou</strong>rage et surt<strong>ou</strong>t la force<br />

herculéenne qu'il avait montrée, en firent immédiatement<br />

un héros aux yeux des autres galériens, et <strong>le</strong>s preuves de<br />

jugement qu'il donna en plusieurs occasions achevèrent d'affermir<br />

son autorité sur ses co-détenus.<br />

<strong>Les</strong> galériens avaient sans d<strong>ou</strong>te eu des exemp<strong>le</strong>s de brav<strong>ou</strong>re<br />

et de force, surt<strong>ou</strong>t dans des cas d'évasion; cependant<br />

<strong>le</strong> sang-froid de <strong>Blondel</strong>, sa froide raison, son expérience,<br />

en imposèrent, et il en arriva à j<strong>ou</strong>ir, aux yeux de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

forçats, d'une confiance absolue.<br />

Il y avait, comme n<strong>ou</strong>s l'avons dit, une dizaine d'années


— 70 —<br />

que ces événements s'étaient passés au moment où n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />

retr<strong>ou</strong>vons c<strong>ou</strong>ché à l'ombre avec trois autres galériens.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment, <strong>le</strong> garde-chi<strong>ou</strong>rme, qui épiait la<br />

conversation de ces quatre hommes, voyant que son intention<br />

était devinée, crut inuti<strong>le</strong> de prolonger une faction qui commençait<br />

à lui peser; il s'éloigna donc un peu p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r<br />

par<strong>le</strong>r à un autre garde, en se disant qu'il p<strong>ou</strong>rrait sans d<strong>ou</strong>te,<br />

à cette distance, suivre la conversation des quatre forçats soit<br />

à <strong>le</strong>urs gestes, soit à <strong>le</strong>ur physionomie.<br />

Le commandant <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> avait, quelques j<strong>ou</strong>rs auparavant,<br />

reçu une délation anonyme lui annonçant que des <strong>condamné</strong>s<br />

préparaient une évasion, sans cependant p<strong>ou</strong>voir donner <strong>le</strong>s<br />

noms de ces <strong>condamné</strong>s ; on comprend dès lors que la surveillance<br />

fût beauc<strong>ou</strong>p plus sévère que d'habitude.<br />

Cette surveillance s'étendait naturel<strong>le</strong>ment sur <strong>le</strong>s indivi<strong>du</strong>s<br />

qui paraissaient <strong>le</strong> plus aptes à être <strong>le</strong>s chefs d'un complot<br />

d'évasion, et à ce point de vue <strong>Blondel</strong> était l'objet d'une observation<br />

incessante et rig<strong>ou</strong>reuse.<br />

Quand il vit que <strong>le</strong> garde était hors de la portée de sa voix,<br />

<strong>Blondel</strong> dit à ses compagnons, sans t<strong>ou</strong>tefois faire un m<strong>ou</strong>vement<br />

:<br />

— N'<strong>ou</strong>bliez pas, mes enfants, que, gardés et surveillés<br />

comme n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> sommes, n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons jamais prendre<br />

trop de précautions. Deux de n<strong>ou</strong>s vont s'étendre à plat ventre,<br />

tandis que <strong>le</strong>s deux autres s'arrangeront p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>rner <strong>le</strong><br />

dos au garde. Dans cette position n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons causer à<br />

demi-voix, t<strong>ou</strong>t en évitant de faire aucun geste, ne serait-ce<br />

qu'un signe de tête.<br />

<strong>Blondel</strong> lui-même avait prononcé ces paro<strong>le</strong>s sans faire un<br />

m<strong>ou</strong>vement; c'est à peine si l'on aurait pu voir remuer ses<br />

lèvres.<br />

Quand il eut fini de par<strong>le</strong>r il s'étira <strong>le</strong>s bras, bâilla deux<br />

fois d'un air profondément ennuyé et s'étendit sur <strong>le</strong> sol.<br />

Son compagnon de chaîne l'imita au b<strong>ou</strong>t d'un moment,


— 71 —<br />

pendant, que <strong>le</strong>s deux autres changeaient de posture et t<strong>ou</strong>rnaient<br />

<strong>le</strong> dos au garde-chi<strong>ou</strong>rme.<br />

— D'abord, reprit, <strong>Blondel</strong>, j'ai une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> à v<strong>ou</strong>s apprendre.<br />

Notre ami et camarade Eugène Salviat s'est évadé<br />

de Brest il y a huit j<strong>ou</strong>rs.<br />

<strong>Les</strong> trois compagnons de <strong>Blondel</strong> purent à peine retenir<br />

une exclamation d'étonnement.<br />

— Comment diab<strong>le</strong> peux-tu savoir ce qui se passe à Brest?<br />

demanda l'un d'eux.<br />

— Non seu<strong>le</strong>ment je sais ce qui s'y passe, répondit <strong>Blondel</strong>,<br />

mais c'est moi qui ai favorisé l'évasion de Salviat.<br />

— C'est incroyab<strong>le</strong>!<br />

— Mais ce n'est pas t<strong>ou</strong>t!... N<strong>ou</strong>s aussi n<strong>ou</strong>s quitterons <strong>le</strong><br />

<strong>bagne</strong>.<br />

— Il y a longtemps que tu n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dis, mais... Et quand<br />

devons-n<strong>ou</strong>s fuir?<br />

— Cette nuit même.<br />

— Mais... comment cela se p<strong>ou</strong>rra-t-il?<br />

— N'avez-v<strong>ou</strong>s rien enten<strong>du</strong> la nuit dernière?<br />

— Non, rien! et cependant je ne dors guère, répondit l'un<br />

des trois galériens.<br />

— Ni moi, reprit <strong>Blondel</strong>, il y a longtemps que je ne<br />

dors plus; depuis une année je travail<strong>le</strong> à creuser un s<strong>ou</strong>terrain<br />

qui part de notre dortoir et qui doit déb<strong>ou</strong>cher, si<br />

mes calculs ne me trompent pas, dans <strong>le</strong> grand canal qui<br />

ab<strong>ou</strong>tit au port.<br />

— Es-tu certain de ce que tu dis?<br />

— Je me suis avancé jusqu'au port, et si je n'avais cherché<br />

que ma liberté, il y a longtemps que je serais sorti d'ici.<br />

Mais je suis appelé à Paris par des affaires <strong>du</strong> plus haut<br />

intérêt et j'ai besoin de v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r l'exécution des plans que<br />

j'ai formés. T<strong>ou</strong>tes mes mesures sont prises p<strong>ou</strong>r que n<strong>ou</strong>s<br />

puissions partir cette nuit même et gagner <strong>le</strong> port, où un<br />

homme dév<strong>ou</strong>é n<strong>ou</strong>s attend. Si <strong>le</strong>s n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s que j'ai reçues<br />

ne sont pas fausses, n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verons t<strong>ou</strong>t ce qu'il n<strong>ou</strong>s faut.


— 72 —<br />

<strong>Les</strong> trois galériens éc<strong>ou</strong>taient avec stupéfaction.<br />

— Mais comment as-tu pu arriver à t<strong>ou</strong>t cela? demanda<br />

l'un d'eux.<br />

— C'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>, répondit <strong>Blondel</strong>. J'ai fait vendre des<br />

noix de coco sur <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s j'avais fait des sculptures et<br />

des déc<strong>ou</strong>pures. Parmi <strong>le</strong>s ornements se tr<strong>ou</strong>vait écrite en<br />

chiffres convenus la demande de ce qui m'était nécessaire;<br />

la personne qui a acheté mes noix de coco m'a envoyé en<br />

paiement cinq francs et quatre-vingt-cinq centimes, chiffre<br />

qui m'a annoncé que ma proposition était acceptée et que<br />

t<strong>ou</strong>t serait prêt.<br />

— C'est admirab<strong>le</strong>! Tu as une patience et une expérience<br />

rares Mais comment n<strong>ou</strong>s débarrasserons-n<strong>ou</strong>s de nos<br />

fers?.... Il n<strong>ou</strong>s faudrait des limes et n<strong>ou</strong>s n'en avons pas !....<br />

— J'en ai une déjà; mais comme cela n<strong>ou</strong>s prendrait trop<br />

de temps si n<strong>ou</strong>s n'en avions qu'une p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s quatre, v<strong>ou</strong>s<br />

en recevrez chacun une.<br />

— Quand?<br />

— Dans un instant.<br />

— Mais et <strong>le</strong> garde?<br />

— Ne v<strong>ou</strong>s inquiétez pas <strong>du</strong> garde.... <strong>le</strong>s limes v<strong>ou</strong>s seront<br />

remises s<strong>ou</strong>s ses yeux.<br />

— Et qui osera faire cela?<br />

— Le jeune homme de la cantine.<br />

— Tu as pu <strong>le</strong> gagner? cela a dû te coûter une certaine<br />

somme.<br />

— Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde; c'est lui qui est mon premier<br />

complice, mais complice sans <strong>le</strong> savoir.<br />

A peine <strong>Blondel</strong> finissait-il de par<strong>le</strong>r, que <strong>le</strong> garçon de la<br />

cantine apparaissait et s'approchait des quatre galériens avec<br />

quatre assiettes de salade que <strong>Blondel</strong> avait commandées et<br />

payées.<br />

— Eh bien! et <strong>le</strong>s limes? demanda l'un des trois<br />

forçats quand <strong>le</strong> jeune homme se fut éloigné.


— 73 —<br />

— V<strong>ou</strong>s en avez maintenant chacun une, répondit <strong>Blondel</strong>.<br />

— El<strong>le</strong>s sont sans d<strong>ou</strong>te cachées au fond des assiettes, fit<br />

un autre.<br />

Et t<strong>ou</strong>s trois commencèrent à chercher.<br />

<strong>Blondel</strong> <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Cherchez bien, <strong>le</strong>ur dit-il.<br />

Mais ils ne purent rien tr<strong>ou</strong>ver<br />

<strong>Blondel</strong> prit alors une tige de cé<strong>le</strong>ri presque entière qui<br />

se tr<strong>ou</strong>vait dans l'une des assiettes, la brisa en deux et en<br />

tira une lime.<br />

Dans chaque assiette se tr<strong>ou</strong>vait une tige pareil<strong>le</strong>, de sorte<br />

que <strong>le</strong>s quatre galériens se tr<strong>ou</strong>vèrent en possession d'un<br />

instrument semblab<strong>le</strong>.<br />

T<strong>ou</strong>t cela s'était passé sans éveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons <strong>du</strong> garde,<br />

qui n'avait pas cessé sa conversation avec un de ses collègues.<br />

Chacun des trois complices de <strong>Blondel</strong> avait pu, sans être<br />

vu, glisser sa lime dans ses vêtements.<br />

Deux heures plus tard la nuit tombait et <strong>le</strong>s forçats rentraient<br />

dans <strong>le</strong>urs dortoirs.<br />

CHAPITRE VI<br />

Comment on s'évade <strong>du</strong> Bagne<br />

Le plus profond si<strong>le</strong>nce régnait dans <strong>le</strong>s dortoirs des forçats,<br />

et à l'aspect de ces corps immobi<strong>le</strong>s, on se serait cru dans une<br />

morgue immense, en présence de centaines de cadavres<br />

attendant la sépulture.


— 74 —<br />

Une lampe fixée à un mur jetait dans cette longue et si<strong>le</strong>ncieuse<br />

ga<strong>le</strong>rie une lumière blafarde, qui donnait à t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

objets une teinte lugubre qui aj<strong>ou</strong>tait encore à l'illusion.<br />

Ce morne si<strong>le</strong>nce n'était tr<strong>ou</strong>blé que par <strong>le</strong>s pas des rondes<br />

qui, de quart d'heure en quart d'heure, parc<strong>ou</strong>raient <strong>le</strong>s dortoirs<br />

en s'arrêtant de temps à autre p<strong>ou</strong>r s'assurer, au moyen<br />

d'un c<strong>ou</strong>p de marteau qui faisait résonner <strong>le</strong>s voûtes, si<br />

aucune des chaînes des forçats n'avait été brisée <strong>ou</strong> limée.<br />

A minuit, une dernière ronde venait de passer, et <strong>le</strong>s hommes<br />

qui la composaient se disposaient, eux aussi, à chercher<br />

<strong>le</strong> repos.<br />

<strong>Les</strong> galériens dormaient.<br />

Mais qui peut dire combien de ces malheureux p<strong>ou</strong>vaient<br />

j<strong>ou</strong>ir d'un repos paisib<strong>le</strong>? La plupart de ces êtres abjects et<br />

corrompus n'étaient-ils pas t<strong>ou</strong>rmentés par <strong>le</strong> remords? Et<br />

<strong>le</strong>urs songes ne devaient-ils pas être hantés par <strong>le</strong>s spectres<br />

de <strong>le</strong>urs victimes <strong>ou</strong> tr<strong>ou</strong>blés par <strong>le</strong> cri de <strong>le</strong>ur conscience?<br />

Dormir!<br />

Peut-on dormir quand on se sent chargé de crimes? quand<br />

<strong>le</strong>s mains sont s<strong>ou</strong>illées <strong>du</strong> sang de son semblab<strong>le</strong> ? quand<br />

on croit à chaque minute entendre vibrer à son oreil<strong>le</strong> <strong>le</strong>s<br />

cris et <strong>le</strong> râ<strong>le</strong> de sa victime?<br />

Non! Le galérien ne connaît pas <strong>le</strong> sommeil ! Et c'est<br />

une punition de Dieu qui vient s'aj<strong>ou</strong>ter à cel<strong>le</strong> infligée par<br />

la justice humaine.<br />

Celui qui à ce moment aurait pu jeter un c<strong>ou</strong>p d'œil attentif<br />

dans cet immense dortoir, aurait vu quelques-uns de ces<br />

corps, inertes en apparence, se m<strong>ou</strong>voir <strong>le</strong>ntement et d'une<br />

manière presque insensib<strong>le</strong>; <strong>le</strong>urs m<strong>ou</strong>vements étaient si<br />

<strong>le</strong>nts, que <strong>le</strong> profond si<strong>le</strong>nce n'en était point tr<strong>ou</strong>blé et<br />

qu'on <strong>le</strong>s aurait pris p<strong>ou</strong>r des spectres plutôt que p<strong>ou</strong>r des<br />

créatures animées.<br />

Ils étaient au nombre de quatre, et, bien que peu de minutes<br />

auparavant la ronde eût examiné <strong>le</strong>s fers de la plu-


— 75 —<br />

part des <strong>condamné</strong>s, ces quatre hommes se débarrassèrent<br />

de <strong>le</strong>urs chaînes en un clin-d'œil et avec une dextérité tel<strong>le</strong>,<br />

qu'il fut impossib<strong>le</strong> d'entendre <strong>le</strong> plus petit froissement métallique.<br />

Au lieu de se tenir deb<strong>ou</strong>t, ces quatre êtres se mirent à<br />

ramper sur <strong>le</strong> sol en se dirigeant vers <strong>le</strong> même point, où ils<br />

disparurent l'un après l'autre, comme si <strong>le</strong> sol <strong>le</strong>s eût engl<strong>ou</strong>tis.<br />

Il se tr<strong>ou</strong>vaient maintenant à l'entrée d'un étroit con<strong>du</strong>it<br />

s<strong>ou</strong>terrain, d'une largeur suffisante p<strong>ou</strong>r qu'un homme pût<br />

y passer en marchant sur ses mains et sur ses gen<strong>ou</strong>x.<br />

Le dernier des quatre forçats qui entra dans ce con<strong>du</strong>it<br />

était <strong>Blondel</strong> ; quand il fut descen<strong>du</strong>, il remit d<strong>ou</strong>cement à<br />

sa place la dal<strong>le</strong> qui cachait l'orifice de ce s<strong>ou</strong>terrain et se<br />

hâta de rejoindre ses compagnons, qui avaient commencé à<br />

ramper dans l'obscurité.<br />

— Halte! commanda-t-il à voix basse quand il <strong>le</strong>s eut rejoints.<br />

Et il s'arrêta lui-même p<strong>ou</strong>r allumer une petite lanterne<br />

s<strong>ou</strong>rde qu'il avait prise dans une excavation latéra<strong>le</strong> <strong>du</strong> s<strong>ou</strong>terrain<br />

qui, à cet endroit, était assez large et assez haut p<strong>ou</strong>r<br />

que <strong>le</strong>s quatre hommes pussent se tenir deb<strong>ou</strong>t.<br />

Dans un coin de cette espèce de caverne se tr<strong>ou</strong>vait un<br />

paquet que <strong>Blondel</strong> défit et qui contenait quatre pantalons et<br />

quatre bl<strong>ou</strong>ses d'<strong>ou</strong>vriers, avec de fausses barbes et quatre<br />

perruques.<br />

— Mais, fit en s'adressent à <strong>Blondel</strong> <strong>le</strong> Parisien qui était<br />

l'un des fugitifs, commentas-tu pu déc<strong>ou</strong>vrir ce passage?<br />

— Je ne l'ai pas déc<strong>ou</strong>vert; c'est moi-même qui l'ai<br />

creusé !<br />

— Toi?... firent <strong>le</strong>s trois compagnons de <strong>Blondel</strong>, au comb<strong>le</strong><br />

de la stupéfaction.<br />

Puis l'un d'eux demanda ensuite :<br />

— Où as-tu pris <strong>le</strong>s <strong>ou</strong>tils nécessaires p<strong>ou</strong>r faire ce travail?


— 76 —<br />

— J'avais un gros cl<strong>ou</strong>.<br />

— Et pas autre chose ! Et c'est avec un cl<strong>ou</strong> que tu as pu<br />

venir à b<strong>ou</strong>t d'une chose pareil<strong>le</strong>?<br />

— J'avais encore mes ong<strong>le</strong>s qui sont plus <strong>du</strong>rs que l'acier,<br />

répondit <strong>Blondel</strong> avec calme.<br />

— Mais... et <strong>le</strong>s gardes!... et <strong>le</strong>s rondes?...<br />

— Voyez-v<strong>ou</strong>s, je suis arrivé à t<strong>ou</strong>t faire sans bruit : je<br />

marche, je travail<strong>le</strong>, je puis venir à b<strong>ou</strong>t de quoi que ce soit<br />

sans que l'on m'entende... Ce n'est qu'une habitude à<br />

prendre... J'ai appris cela chez <strong>le</strong>s Indiens avec <strong>le</strong>squels j'ai<br />

vécu pendant quelques années.<br />

— Et ces vêtements?<br />

— Cela n<strong>ou</strong>s prendrait trop de temps si je v<strong>ou</strong>lais v<strong>ou</strong>s<br />

raconter en détail t<strong>ou</strong>t ce que m'ont coûté <strong>le</strong>s préparatifs de<br />

notre évasion. Je v<strong>ou</strong>s dirai cela une autre fois. P<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment,<br />

il s'agit d'al<strong>le</strong>r de l'avant. Que voyez-v<strong>ou</strong>s ici, à droite?<br />

aj<strong>ou</strong>ta-t-il en <strong>le</strong>s con<strong>du</strong>isant à l'extrémité de cette excavation.<br />

— Ceci est un canal <strong>ou</strong> plutôt un ég<strong>ou</strong>t dont <strong>le</strong>s murs<br />

sont en briques, répondit <strong>le</strong> Sanglier; cela me connaît; ce<br />

canal con<strong>du</strong>it au port, c'est-à-dire à la liberté.<br />

<strong>Blondel</strong> reprit :<br />

— N'avez-v<strong>ou</strong>s pas enten<strong>du</strong> dire, il y a quelque temps,<br />

qu'un plan de l'arsenal, <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> et <strong>du</strong> port avait disparu?<br />

— Certainement.<br />

— Eh bien, ce plan est entre mes mains! C'est lui qui m'a<br />

guidé et qui m'a indiqué la direction dans laquel<strong>le</strong> je devais<br />

creuser; comme v<strong>ou</strong>s voyez, je ne me suis point trompé. Maintenant<br />

n<strong>ou</strong>s n'avons qu'une chose à faire : n<strong>ou</strong>s hâter de changer<br />

de vêtements et suivre <strong>le</strong> canal jusqu'au port, où n<strong>ou</strong>s<br />

tr<strong>ou</strong>verons une barque qui n<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>ira à un point de la<br />

côte situé à une certaine distance de la vil<strong>le</strong>, où n<strong>ou</strong>s débarquerons.<br />

— A l'<strong>ou</strong>vrage! fit <strong>le</strong> Sanglier.


— 77 —<br />

Quelques minutes plus tard <strong>le</strong>s quatre fugitifs étaient méconnaissab<strong>le</strong>s,<br />

grâce à <strong>le</strong>urs n<strong>ou</strong>veaux costumes, à <strong>le</strong>urs<br />

fausses barbes et à <strong>le</strong>urs perruques.<br />

<strong>Blondel</strong> se mit à marcher <strong>le</strong> premier, tenant sa lanterne<br />

à la main et éclairant la marche de ses compagnons, qui <strong>le</strong><br />

suivaient et s'arrêtaient de temps à autre, afin d'éc<strong>ou</strong>ter si<br />

aucun bruit ne venait <strong>le</strong>ur annoncer que <strong>le</strong>ur fuite était<br />

déc<strong>ou</strong>verte et qu'ils étaient p<strong>ou</strong>rsuivis.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes de marche, <strong>Blondel</strong> s'arrêta.<br />

<strong>Les</strong> quatre fugitifs se tr<strong>ou</strong>vaient devant une gril<strong>le</strong> de fer<br />

énorme, destinée sans d<strong>ou</strong>te à retenir autrefois <strong>le</strong>s corps étrangers<br />

que l'eau aurait pu entraîner avec el<strong>le</strong>.<br />

Cette gril<strong>le</strong> n'était pas scellée à la maçonnerie, mais el<strong>le</strong><br />

était maintenue dans deux épais montants faisant l'office de<br />

c<strong>ou</strong>lisses, entre <strong>le</strong>squels el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait monter et descendre.<br />

Au moment où <strong>Blondel</strong> et ses complices arrivèrent devant<br />

cette gril<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> était s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vée de manière à laisser sur <strong>le</strong> sol<br />

un espace libre d'environ deux pieds de hauteur.<br />

— Dépêchez-v<strong>ou</strong>s à passer par dess<strong>ou</strong>s, fit <strong>Blondel</strong>; quant<br />

à moi, je ne passerai que <strong>le</strong> dernier Allons, Laposto<strong>le</strong>,<br />

montre <strong>le</strong> chemin.<br />

Laposto<strong>le</strong> était <strong>le</strong> nom <strong>du</strong> Parisien qui avait, <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur<br />

s'en s<strong>ou</strong>vient, servi pendant longtemps de s<strong>ou</strong>ffre-d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur<br />

au Sanglier, dont <strong>le</strong> vrai nom était Macl<strong>ou</strong>.<br />

Mais à ce moment il se pro<strong>du</strong>isit un incident que <strong>Blondel</strong><br />

n'avait pas prévu.<br />

Laposto<strong>le</strong> obéissait à l'invitation de <strong>Blondel</strong>, lorsque son<br />

compagnon de chaîne, nommé Faillard, <strong>le</strong> retint et se plaça<br />

résolument devant lui.<br />

— Un moment! fit-il, <strong>le</strong> front menaçant; à chacun son<br />

droit! C'est moi qui suis <strong>le</strong> plus ancien, et par conséquent<br />

c'est moi qui passerai <strong>le</strong> premier!<br />

— Allons! repartit Macl<strong>ou</strong> en <strong>le</strong> regardant de travers, ne<br />

viens pas faire de mauvaise plaisanterie !


— 78 —<br />

— Je ferai ce que bon me semb<strong>le</strong>ra! reprit <strong>le</strong> premier en<br />

é<strong>le</strong>vant la voix.<br />

— Le brigand va n<strong>ou</strong>s trahir et n<strong>ou</strong>s faire prendre, fit<br />

<strong>Blondel</strong> d'une voix que la colère faisait tremb<strong>le</strong>r.<br />

Puis, voyant que <strong>le</strong> Sanglier faisait un pas vers Faillard<br />

avec l'intention évidente de lui faire un mauvais parti, <strong>Blondel</strong><br />

s'écria d'une voix ét<strong>ou</strong>ffée :<br />

— Ne <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>che pas! laisse-<strong>le</strong>!... il vaut mieux faire à sa<br />

fantaisie... Au point où n<strong>ou</strong>s en sommes, <strong>le</strong> moindre retard<br />

peut n<strong>ou</strong>s être fatal, et <strong>le</strong> moindre bruit peut n<strong>ou</strong>s perdre.<br />

— Qu'il prenne garde à ce qu'il fait ! lit s<strong>ou</strong>rdement Macl<strong>ou</strong>,<br />

avec un geste de colère.<br />

— Faites ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez! répondit Faillard; v<strong>ou</strong>s<br />

êtes t<strong>ou</strong>s trois en mon p<strong>ou</strong>voir. Je n'ai qu'à p<strong>ou</strong>sser un cri et<br />

v<strong>ou</strong>s êtes per<strong>du</strong>s ; ce que v<strong>ou</strong>s avez de mieux à faire, c'est<br />

de m'obéir.<br />

Cet homme était un type frappant de bassesse et de lâcheté;<br />

ses traits déformés et ses yeux ternes portaient <strong>le</strong> stigmate<br />

des instincts <strong>le</strong>s plus abjects et l'expression d'une férocité<br />

sans pareil<strong>le</strong> ; son aspect n'inspirait que la répulsion et <strong>le</strong><br />

dégoût.<br />

<strong>Blondel</strong> s'approcha de lui, et lui posant la main sur l'épau<strong>le</strong>,<br />

il lui dit :<br />

— Faillard, je n'ai consenti à te laisser avec n<strong>ou</strong>s que parce<br />

que je ne p<strong>ou</strong>vais pas faire autrement, tu étais <strong>le</strong> compagnon<br />

de chaîne de Laposto<strong>le</strong>, et comme tel, tu as été au c<strong>ou</strong>rant de<br />

t<strong>ou</strong>t ce qui a été fait. Si n<strong>ou</strong>s n'étions que n<strong>ou</strong>s deux en péril.<br />

et si des affaires de la plus haute importance ne m'appelaient<br />

pas impérieusement à Paris, vois-tu, je t'écraserais comme<br />

une vipère, comme un animal malfaisant que tu es ! Et<br />

maintenant en r<strong>ou</strong>te et dépêche-toi !<br />

Faillard était triomphant. Cet homme, dont la lâcheté<br />

était devenue proverbia<strong>le</strong> parmi <strong>le</strong>s autres forçats, p<strong>ou</strong>vait


— 79 —<br />

maintenant commander à l'homme devant <strong>le</strong>quel il avait pu<br />

voir <strong>le</strong>s autres se s<strong>ou</strong>mettre et ramper.<br />

Dans un m<strong>ou</strong>vement d'orgueil, il s'était cramponné à deux<br />

des barreaux de la gril<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s sec<strong>ou</strong>ait de t<strong>ou</strong>tes ses forces,<br />

comme s'il eût v<strong>ou</strong>lu faire <strong>du</strong> tapage p<strong>ou</strong>r attirer l'attention<br />

des surveillants.<br />

Un s<strong>ou</strong>rire diabolique faisait grimacer son visage et ses<br />

yeux exprimaient une joie inferna<strong>le</strong>.<br />

— Eh bien ! voyons, qu'attends-tu donc? fit Macl<strong>ou</strong>.<br />

— Voilà! voilà ! j'y suis! répondit Faillard en donnant<br />

une dernière sec<strong>ou</strong>sse à la gril<strong>le</strong>, qui fit entendre un craquement<br />

s<strong>ou</strong>rd comme si el<strong>le</strong> eût v<strong>ou</strong>lu retomber.<br />

— On dirait presque qu'il veut n<strong>ou</strong>s faire déc<strong>ou</strong>vrir ! reprit<br />

<strong>le</strong> Sanglier. Mais, aj<strong>ou</strong>ta-t-il en se t<strong>ou</strong>rnant vers Faillard,<br />

fais bien attention à ceci : si <strong>le</strong> bruit que tu fais devait n<strong>ou</strong>e<br />

trahir, je te prendrais par <strong>le</strong>s deux jambes et je t'écraserais<br />

la tête contre ce mur. Maintenant, je te donne encore deux<br />

secondes p<strong>ou</strong>r disparaître.<br />

Faillard comprit qu'il était temps p<strong>ou</strong>r lui de mettre un<br />

ternie à ses bravades, il vit que la patience de ses compagnons<br />

était à b<strong>ou</strong>t et qu'il p<strong>ou</strong>rrait être dangereux p<strong>ou</strong>r lui<br />

de continuer à <strong>le</strong>s exciter.<br />

Il se mit à plat ventre et se mit à ramper, mais il ne put<br />

résister au plaisir de contrarier une dernière fois <strong>le</strong> Sanglier:<br />

il saisit d'une main une des pointes de fer qui garnissaient<br />

<strong>le</strong> dess<strong>ou</strong>s de la gril<strong>le</strong>, et lui donna une dernière et<br />

forte sec<strong>ou</strong>sse.<br />

Mais à peine <strong>le</strong> malheureux avait-il fini, qu'un craquement<br />

se fit entendre, <strong>le</strong>s trois autres forçats qui étaient restés<br />

deb<strong>ou</strong>t sentirent <strong>le</strong> soi tremb<strong>le</strong>r s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>urs pieds et se virent<br />

environnés d'un nuage de p<strong>ou</strong>ssière.<br />

Au même moment un ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> cri de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur retentit.<br />

— Tonnerre! s'écria Macl<strong>ou</strong> en se frottant <strong>le</strong>s yeux ; qu'estce<br />

que cela veut dire?


— 80 —<br />

— Qu'y a-t-il donc? fit à son t<strong>ou</strong>r Laposto<strong>le</strong>, croyant sa<br />

dernière heure arrivée.<br />

Quant à <strong>Blondel</strong>, il était resté impassib<strong>le</strong>.<br />

Le même cri déchirant se fit entendre.<br />

— Je ne me trompe pas! fit <strong>le</strong> Parisien; c'est la voix de<br />

Faillard.<br />

La p<strong>ou</strong>ssière commençait à se dissiper et <strong>Blondel</strong> abaissa<br />

sa lampe p<strong>ou</strong>r voir ce dont il s'agissait.<br />

T<strong>ou</strong>s trois s'étant baissés, ils virent Faillard cl<strong>ou</strong>é au sol par<br />

trois des pointes de fer de la partie inférieure de la gril<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> crochets qui servaient à la s<strong>ou</strong>tenir étaient rongés par<br />

la r<strong>ou</strong>il<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s sec<strong>ou</strong>sses répétées qui lui avaient été imprimées<br />

par Faillard ayant provoqué la rupture de ces crochets,<br />

la l<strong>ou</strong>rde gril<strong>le</strong> était retombée de t<strong>ou</strong>t son poids sur <strong>le</strong> malheureux<br />

qui se tordait en p<strong>ou</strong>ssant des gémissements ét<strong>ou</strong>ffés<br />

et en implorant la pitié de ses compagnons.<br />

Ses traits altérés, son front c<strong>ou</strong>vert de sueur dénotaient <strong>le</strong>s<br />

s<strong>ou</strong>ffrances ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>s qu'il devait en<strong>du</strong>rer.<br />

— Que faire? demanda <strong>Blondel</strong>.<br />

— Au sec<strong>ou</strong>rs!.... Au sec<strong>ou</strong>rs! faisait Faillard d'une voix<br />

ha<strong>le</strong>tante et brisée.<br />

— Le pire de la chose est que cet animal n<strong>ou</strong>s barre <strong>le</strong><br />

chemin! fit Macl<strong>ou</strong>; n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons plus passer par dess<strong>ou</strong>s<br />

la gril<strong>le</strong> qui t<strong>ou</strong>che presque la terre et il n'y a pas assez de<br />

place en haut p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s donner passage ; et, p<strong>ou</strong>r comb<strong>le</strong><br />

de malheur, l'imbéci<strong>le</strong> crie comme si on l'écorchait t<strong>ou</strong>t<br />

vivant.<br />

— Il n<strong>ou</strong>s faut p<strong>ou</strong>rtant sortir d'ici! fit <strong>Blondel</strong> en se frappant<br />

<strong>le</strong> front avec impatience.<br />

— Je crois qu'il y aurait un moyen, fit Laposto<strong>le</strong>, qui était<br />

devenu pâ<strong>le</strong> comme un cadavre à ce spectac<strong>le</strong> : ce serait de<br />

réunir nos forces et d'essayer de s<strong>ou</strong><strong>le</strong>ver la gril<strong>le</strong>.<br />

Ce fut aussi l'avis de <strong>Blondel</strong> ; quant à Macl<strong>ou</strong>, qui avait<br />

réfléchi, il dit d'une voix s<strong>ou</strong>rde et contenue :


— 81 —<br />

— Oui, <strong>le</strong> malheur est que cette gril<strong>le</strong> pèse au moins quarante<br />

quintaux et que nos efforts réunis ne parviendront jamais<br />

à la remuer d'une ligne.<br />

— C'est vrai! répondit <strong>le</strong> Sanglier, et cependant il y aurait<br />

un moyen que je v<strong>ou</strong>s indiquerai ensuite.<br />

Et t<strong>ou</strong>s trois se c<strong>ou</strong>rbant saisirent la gril<strong>le</strong> par la traverse<br />

et essayèrent avec des efforts in<strong>ou</strong>is de la faire remonter, mais<br />

ils ne purent pas lui imprimer un seul m<strong>ou</strong>vement.<br />

Cependant Faillard n'avait pas cessé de suivre d'un regard<br />

anxieux <strong>le</strong>s efforts que tentaient ses compagnons p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> délivrer.<br />

Il sentait maintenant que sa vie était entre <strong>le</strong>urs mains et<br />

il se repentait, <strong>le</strong> lâche, de son entêtement.<br />

Pendant cinq minutes <strong>le</strong>s trois forçats réunirent <strong>le</strong>urs forces<br />

et firent des efforts incroyab<strong>le</strong>s, mais sans résultat.<br />

La gril<strong>le</strong> restait immobi<strong>le</strong>.<br />

— Je savais que n<strong>ou</strong>s n'y arriverions pas! murmura <strong>le</strong> Sanglier.<br />

— Maintenant dis-n<strong>ou</strong>s ton moyen, fit <strong>Blondel</strong>, que n<strong>ou</strong>s<br />

puissions voir ce qu'il vaut.<br />

— V<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z en juger : V<strong>ou</strong>s avez vu que, malgré t<strong>ou</strong>s nos<br />

efforts, n<strong>ou</strong>s n'avons pas pu faire remonter la gril<strong>le</strong>, tandis<br />

qu'il n'a fallu qu'une simp<strong>le</strong> sec<strong>ou</strong>sse p<strong>ou</strong>r la faire tomber....<br />

— Eh bien?<br />

— Eh bien, c'est simp<strong>le</strong> : Puisque n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons pas<br />

la faire remonter, il faut que n<strong>ou</strong>s la fassions descendre,<br />

voilà t<strong>ou</strong>t; comprenez-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Je comprends! fit <strong>Blondel</strong> d'une voix contenue.<br />

— Il ne n<strong>ou</strong>s reste que ce parti à prendre : il faut que<br />

n<strong>ou</strong>s fassions retomber la gril<strong>le</strong> aussi bas que possib<strong>le</strong>; de<br />

cette manière, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons passer par dessus.<br />

— Mais et Faillard? demanda <strong>le</strong> Parisien en<br />

hésitent.<br />

— Bah! son compte est fait;... n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons qu'abréger<br />

6


— 82 —<br />

ses s<strong>ou</strong>ffrances ; c'est <strong>le</strong> seul service que n<strong>ou</strong>s puissions lui<br />

rendre !<br />

— Oh ! <strong>le</strong>s misérab<strong>le</strong>s ! s'écria Faillard, qui avait enten<strong>du</strong><br />

ces dernières paro<strong>le</strong>s et qui était f<strong>ou</strong> de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et de désespoir<br />

ils veu<strong>le</strong>nt me tuer Mais je veux me venger, je<br />

crierai! Au sec<strong>ou</strong>rs! Au sec<strong>ou</strong>rs!<br />

Et <strong>le</strong> malheureux se mit à hur<strong>le</strong>r, en se tordant comme<br />

dans un accès d'épi<strong>le</strong>psie, ses ong<strong>le</strong>s grattaient <strong>le</strong> sol et une<br />

écume r<strong>ou</strong>gie colorait ses lèvres !<br />

— Voyons! fit <strong>le</strong> Sanglier d'un air résolu et déterminé;<br />

est-ce convenu? V<strong>ou</strong>lons-n<strong>ou</strong>s fuir <strong>ou</strong> n<strong>ou</strong>s faire prendre?<br />

— Je donnerais volontiers un bras <strong>ou</strong> une jambe p<strong>ou</strong>r<br />

être à Paris ! fit <strong>Blondel</strong>.<br />

— L'ong<strong>le</strong> de ton petit doigt vaut plus que Faillard, lui<br />

dit Macl<strong>ou</strong>. Quoi qu'il en soit, voilà la chose: n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons<br />

fuir et il ne n<strong>ou</strong>s reste que <strong>le</strong> moyen que je v<strong>ou</strong>s ai indiqué;<br />

n<strong>ou</strong>s n'avons par conséquent pas un instant à perdre en<br />

bavardages inuti<strong>le</strong>s, c'est p<strong>ou</strong>rquoi il faut en finir Je<br />

vois ce que c'est: v<strong>ou</strong>s avez <strong>le</strong>s nerfs sensib<strong>le</strong>s et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />

laissez attendrir;.... moi, je n'ai que des musc<strong>le</strong>s, et je vais<br />

v<strong>ou</strong>s montrer que je sais m'en servir; je me charge de<br />

l'affaire.<br />

Et il se mit immédiatement à grimper sur <strong>le</strong> haut de la<br />

gril<strong>le</strong> et y fut bientôt parvenu.<br />

Se plaçant à gen<strong>ou</strong>x sur la traverse supérieure et s'arcb<strong>ou</strong>tant<br />

de ses larges épau<strong>le</strong>s contre la voûte <strong>du</strong> canal, il<br />

commença à faire des efforts p<strong>ou</strong>r ébran<strong>le</strong>r la gril<strong>le</strong> qui, en<br />

effet, se remit à descendre <strong>le</strong>ntement, entraînée par son<br />

propre poids, jusqu'à ce que <strong>le</strong>s pointes inférieures se fussent<br />

enfoncées dans <strong>le</strong> sol.<br />

Seu<strong>le</strong>ment, au moment où el<strong>le</strong> retombait, un craquement<br />

s<strong>ou</strong>rd et un cri qui n'avait rien d'humain se firent entendre.<br />

La gril<strong>le</strong> avait broyé <strong>le</strong>s os de Faillard!


L' évasion <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> .<br />

TORINO LIT. SALUSSOLIA


— 83 —<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes l'agonie <strong>du</strong> malheureux<br />

finissait et il rendait <strong>le</strong> dernier s<strong>ou</strong>pir.<br />

— C'est fini! lit <strong>le</strong> Sanglier, en descendant de l'autre côté.<br />

En un clin d'œil <strong>Blondel</strong> et Laposto<strong>le</strong> l'eurent rejoint, et<br />

t<strong>ou</strong>s trois se mirent résolument à continuer <strong>le</strong>ur marche en<br />

se hâtant, afin de regagner <strong>le</strong> temps que Faillard <strong>le</strong>ur avait<br />

fait perdre.<br />

Ils s'éloignaient <strong>du</strong> cadavre de ce dernier sans lui accorder<br />

un regret, une pensée !<br />

Macl<strong>ou</strong>, qui marchait en tète de la petite colonne, s'arrêta<br />

t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p et, se ret<strong>ou</strong>rnant vers ses compagnons, il <strong>le</strong>s<br />

regarda d'un air ép<strong>ou</strong>vanté.<br />

— Avez-v<strong>ou</strong>s enten<strong>du</strong>? fit-il d'une voix altérée.<br />

— Oui ! répond Laposto<strong>le</strong>, qui était devenu livide; c'est un<br />

c<strong>ou</strong>p de canon! Notre évasion est déc<strong>ou</strong>verte! N<strong>ou</strong>s<br />

sommes per<strong>du</strong>s !<br />

— Que devons-n<strong>ou</strong>s faire? demanda Macl<strong>ou</strong> à <strong>Blondel</strong>.<br />

N<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons pas songer à p<strong>ou</strong>rsuivre notre marche <strong>du</strong><br />

côté <strong>du</strong> port, dont t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s points vont être gardés et s<strong>ou</strong>mis<br />

à une active surveillance, puisque l'alarme est donnée, et il<br />

est encore plus dangereux p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s de rester ici Que<br />

faire?... <strong>Blondel</strong> se contenta se s<strong>ou</strong>rire.<br />

— Combien de c<strong>ou</strong>ps de canon tire-t-on p<strong>ou</strong>r annoncer<br />

une évasion <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>?<br />

— Deux, répondit <strong>le</strong> Sanglier.<br />

— Tu en as enten<strong>du</strong> un?<br />

— Certainement.<br />

— Moi aussi... Maintenant éc<strong>ou</strong>tez!...<br />

Macl<strong>ou</strong> et Laposto<strong>le</strong> prêtèrent l'oreil<strong>le</strong> avec anxiété.<br />

Presque au même instant retentit un second c<strong>ou</strong>p de canon.<br />

— Tu <strong>le</strong> vois ! notre fuite est déc<strong>ou</strong>verte ! N<strong>ou</strong>s sommes<br />

per<strong>du</strong>s, répéta <strong>le</strong> Sanglier.<br />

Le même s<strong>ou</strong>rire calme apparut sur <strong>le</strong>s lèvres de <strong>Blondel</strong>,<br />

qui se contenta de dire :


— 84 —<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs !<br />

— Que diab<strong>le</strong> veux-tu que n<strong>ou</strong>s entendions encore?<br />

— Tu vas <strong>le</strong> savoir t<strong>ou</strong>t de suite.<br />

Deux minutes se passèrent dans <strong>le</strong> plus profond si<strong>le</strong>nce.<br />

Puis un troisième c<strong>ou</strong>p de canon retentit.<br />

— Qu'est-ce que cela signifie? demanda Macl<strong>ou</strong>.<br />

— Cela veut simp<strong>le</strong>ment dire, répondit <strong>Blondel</strong>, que j'ai<br />

choisi p<strong>ou</strong>r notre évasion <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r anniversaire de la naissance<br />

<strong>du</strong> roi de France.<br />

— Mais dans quel but? insista Macl<strong>ou</strong>.<br />

— Nigaud que tu es, fit <strong>Blondel</strong>, en <strong>le</strong> regardant en s<strong>ou</strong>riant,<br />

ne comprends-tu pas que cette circonstance n<strong>ou</strong>s est<br />

favorab<strong>le</strong>? Si notre fuite est déc<strong>ou</strong>verte, <strong>le</strong>s deux c<strong>ou</strong>ps de<br />

canon qui doivent l'annoncer se perdront parmi ceux que l'on<br />

doit tirer en l'honneur <strong>du</strong> roi.<br />

A ces paro<strong>le</strong>s, Macl<strong>ou</strong> saisit la main de <strong>Blondel</strong> et la serra<br />

énergiquement dans <strong>le</strong>s siennes.<br />

— Tonnerre! fit-il avec admiration; <strong>Blondel</strong>, tu es un<br />

grand homme! Et, je te <strong>le</strong> répète, à partir d'auj<strong>ou</strong>rd'hui, je<br />

te suis comme un chien suit son maître !<br />

— C'eut enten<strong>du</strong>, et j'y compte, repartit <strong>Blondel</strong>; une fois<br />

à Paris, tu p<strong>ou</strong>rras m'être très-uti<strong>le</strong> et j'aurai sans d<strong>ou</strong>te<br />

besoin de toi ; et maintenant que v<strong>ou</strong>s êtes rassurés, en avant!<br />

Quelques minutes plus tard, nos trois fugitifs sentaient<br />

un air frais <strong>le</strong>ur frapper la figure, et après avoir marché<br />

encore un peu, ils arrivèrent à l'emb<strong>ou</strong>chure <strong>du</strong> canal,<br />

qui se tr<strong>ou</strong>vait en ce moment à sec.<br />

Ce point <strong>du</strong> port se tr<strong>ou</strong>vait éloigné des vaisseaux et des<br />

bassins de réparation.<br />

Le premier objet qui frappa <strong>le</strong>ur vue dans l'obscurité grise<br />

de l'aube qui allait se <strong>le</strong>ver, fut une embarcation qui se balançait<br />

à quelques mètres de l'endroit où ils se tr<strong>ou</strong>vaient.<br />

A cette vue, Macl<strong>ou</strong> v<strong>ou</strong>lut rentrer dans <strong>le</strong> canal et ret<strong>ou</strong>rner<br />

sur ses pas, mais <strong>Blondel</strong> <strong>le</strong> retint.


— 85 —<br />

— Cette embarcation n<strong>ou</strong>s attend ! fit-il à voix basse.<br />

Puis, se baissant, il ramassa à terre trois caill<strong>ou</strong>x qu'il<br />

lança dans la barque à interval<strong>le</strong>s égaux.<br />

Quand <strong>le</strong> troisième caill<strong>ou</strong> eut retenti sur <strong>le</strong> bordage de<br />

l'embarcation, un matelot se montra, prit <strong>le</strong>s avirons et s'approcha<br />

de la rive; <strong>Blondel</strong> se jeta vivement dans <strong>le</strong> canot,<br />

en se c<strong>ou</strong>chant à plat ventre et invitant, <strong>du</strong> geste ses compagnons<br />

à en faire autant.<br />

— Où est <strong>le</strong> quatrième ? demanda <strong>le</strong> matelot.<br />

— Il est resté en r<strong>ou</strong>te ! répondit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Oui; il s'est tr<strong>ou</strong>vé indisposé, aj<strong>ou</strong>ta Macl<strong>ou</strong>.<br />

Sans en demander davantage, <strong>le</strong> matelot se mit à ramer en<br />

se dirigeant <strong>du</strong> côté de l'entrée <strong>du</strong> port.<br />

Une heure plus tard, l'embarcation abordait dans un endroit<br />

sauvage et garni de rochers presque à pic, à une lieue<br />

environ de la vil<strong>le</strong>, et <strong>le</strong>s trois forçats évadés mettaient <strong>le</strong><br />

pied sur <strong>le</strong> rivage.<br />

Ils étaient libres !<br />

— Mil<strong>le</strong> tonnerres ! s'écria Macl<strong>ou</strong>, en p<strong>ou</strong>ssant un profond<br />

s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement et de satisfaction. N<strong>ou</strong>s avons eu<br />

de la peine à n<strong>ou</strong>s en tirer, mais n<strong>ou</strong>s devons un beau cierge<br />

à <strong>Blondel</strong> !<br />

— V<strong>ou</strong>s devez maintenant comprendre, dit ce dernier, que<br />

la prudence n<strong>ou</strong>s commande de n<strong>ou</strong>s séparer. N<strong>ou</strong>s allons<br />

n<strong>ou</strong>s diriger sur Paris chacun par une r<strong>ou</strong>te différente. Je<br />

v<strong>ou</strong>s donne rendez-v<strong>ou</strong>s d'auj<strong>ou</strong>rd'hui à quinze j<strong>ou</strong>rs à la<br />

taverne <strong>du</strong> Cruchon!<br />

— C'est enten<strong>du</strong>; n<strong>ou</strong>s y serons, répondirent à la fois <strong>le</strong>s<br />

deux autres.<br />

— D'ici à ce moment-là, reprit <strong>Blondel</strong>, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez remplir<br />

la mission que je v<strong>ou</strong>s aurai confiée et v<strong>ou</strong>s me rendrez<br />

alors compte de ce que v<strong>ou</strong>s avez fait et de ce que v<strong>ou</strong>s avez<br />

vu et enten<strong>du</strong> !<br />

— Tu peux compter sur moi! fit <strong>le</strong> Parisien Laposto<strong>le</strong>.


— 86 —<br />

— Une seu<strong>le</strong> chose m'inquiète encore, sans cependant me<br />

déc<strong>ou</strong>rager, fit Macl<strong>ou</strong> en s<strong>ou</strong>riant d'un air embarrassé;<br />

c'est la question d'argent.<br />

— Crois-tu que je n'y aie pas pensé? repartit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Tu as de l'argent?<br />

— Parb<strong>le</strong>u!<br />

— Combien?<br />

— Deux cents francs.<br />

— Ce n'est pas possib<strong>le</strong>! N<strong>ou</strong>s avons t<strong>ou</strong>s été f<strong>ou</strong>illés cent<br />

fois, nos habits déc<strong>ou</strong>sus; nos bonnets, nos s<strong>ou</strong>liers, t<strong>ou</strong>t a<br />

été examiné !<br />

— Et cependant on n'a pas pensé à t<strong>ou</strong>t! fit <strong>Blondel</strong>, en<br />

s<strong>ou</strong>riant d'un air modeste.<br />

Et pendant que ses deux compagnons <strong>le</strong> considéraient d'un<br />

air abas<strong>ou</strong>rdi et émerveillé, il tira de chacune de ses oreil<strong>le</strong>s<br />

un petit tampon de coton qu'il se mit délicatement à défaire<br />

et au milieu <strong>du</strong>quel se tr<strong>ou</strong>vait un bil<strong>le</strong>t de banque de cent<br />

francs, r<strong>ou</strong>lé de manière à former une b<strong>ou</strong><strong>le</strong> de la grosseur<br />

d'un pois.<br />

— Prenez ce bil<strong>le</strong>t de cent francs p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s deux, dit <strong>Blondel</strong>;<br />

je garde l'autre p<strong>ou</strong>r moi. Mais, aj<strong>ou</strong>ta-t-il en s'adressant<br />

à Macl<strong>ou</strong>, pas de bêtises, pas de chicanes! Je veux que <strong>le</strong><br />

bil<strong>le</strong>t reste dans <strong>le</strong>s mains de Laposto<strong>le</strong> jusqu'à ce que v<strong>ou</strong>s<br />

ayez pu <strong>le</strong> changer et en prendre chacun la moitié. Et maintenant,<br />

mes enfants, je v<strong>ou</strong>s recommande surt<strong>ou</strong>t de v<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>ire<br />

sagement et avec la plus grande honnêteté jusqu'au<br />

j<strong>ou</strong>r où n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>verons à Paris; ce n'est qu'à cette<br />

condition que je peux répondre de votre liberté et que v<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>rrez m'être uti<strong>le</strong>s, et ce n'est qu'à cette condition encore<br />

que je puis m'engager à p<strong>ou</strong>rvoir à vos besoins. Si v<strong>ou</strong>s l'acceptez,je<br />

v<strong>ou</strong>s promets que v<strong>ou</strong>s serez à l'abri des recherches<br />

de la police, entre <strong>le</strong>s mains de laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s tomberez avant<br />

un mois si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s laissez entraîner par vos goûts et vos<br />

penchants.


— 87 —<br />

— Adieu donc ! N'<strong>ou</strong>bliez pas notre rendez-v<strong>ou</strong>s : dans<br />

quinze j<strong>ou</strong>rs, à minuit, au Cruchon!<br />

Puis il tendit ses mains à ses deux compagnons, qui <strong>le</strong>s<br />

serrèrent cha<strong>le</strong>ureusement, et t<strong>ou</strong>s trois se séparèrent en prenant<br />

chacun une direction différente.<br />

CHAPITRE VII<br />

La Taverne <strong>du</strong> Cruchon<br />

A l'époque où se passaient <strong>le</strong>s événements que n<strong>ou</strong>s venons<br />

de raconter, il y avait dans Paris un quartier appelé la « Petite<br />

Pologne » et circonscrit par la rue de la Pépinière, cel<strong>le</strong> <strong>du</strong><br />

Rocher, cel<strong>le</strong> de Miromenil et cel<strong>le</strong> de la Bienfaisance.<br />

Ce quartier offrait <strong>le</strong> plus étrange spectac<strong>le</strong> : <strong>le</strong>s maisons<br />

noires avaient un aspect sordide et effrayant; avec l'atmosphère<br />

de ces ruel<strong>le</strong>s on respirait <strong>le</strong> vice et la misère, et <strong>le</strong><br />

regard ne s'y reposait que sur des sujets de tristesse <strong>ou</strong> de<br />

dégoût dont l'œil se dét<strong>ou</strong>rnait involontairement.<br />

Quand la nuit tombait, on voyait çà et là s'allumer quelques<br />

lanternes éclairant l'entrée de b<strong>ou</strong>ges sans nom, dont <strong>le</strong>s fenêtres<br />

garnies de rideaux r<strong>ou</strong>ges jetaient sur <strong>le</strong> pavé des<br />

lueurs c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur de sang.<br />

Le plus considérab<strong>le</strong> et l'un des plus fréquentés de ces repaires<br />

était sans contredit la taverne <strong>du</strong> Cruchon.<br />

Ce b<strong>ou</strong>ge j<strong>ou</strong>issait de la plus truste célébrité, soit par <strong>le</strong>s<br />

nombreuses descentes de police qui y avaient été pratiquées,


— 88 —<br />

soit par <strong>le</strong> genre de vie de ceux qui composaient sa clientè<strong>le</strong><br />

habituel<strong>le</strong>.<br />

C'est là qu'on p<strong>ou</strong>vait chaque nuit rencontrer ces indivi<strong>du</strong>s<br />

dont l'existence d<strong>ou</strong>teuse est une énigme, ces personnages<br />

qui ne tr<strong>ou</strong>vent à exercer <strong>le</strong>urs ta<strong>le</strong>nts équivoques que<br />

dans la classe interlope qui fréquente <strong>le</strong>s établissements mal<br />

famés.<br />

Dans ce cloaque se tr<strong>ou</strong>vaient représentées t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s in<strong>du</strong>stries<br />

qui sont la spécialité de cette classe, depuis <strong>le</strong> faux<br />

chiffonnier jusqu'au bohémien marchand de ferblanterie et<br />

<strong>le</strong> marchand de peaux de lapins.<br />

On y tr<strong>ou</strong>vait éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> marchand de vieux habits, <strong>le</strong><br />

j<strong>ou</strong>eur d'orgue de Barbarie, des montreurs de singes et<br />

d'<strong>ou</strong>rs, des soi-disant marchandes à la toi<strong>le</strong>tte, des escrocs,<br />

des rece<strong>le</strong>urs, des anciennes lorettes auxquel<strong>le</strong>s l'âge ne<br />

permettait plus d'exercer <strong>le</strong>ur métier primitif et qui s'en<br />

dédommageaient en se faisant entremetteuses, des repris de<br />

justice en quête d'un c<strong>ou</strong>p à faire; en un mot, on p<strong>ou</strong>vait<br />

y rencontrer des êtres de t<strong>ou</strong>te espèce, même des braves<br />

gens !<br />

Ce quartier n'existe plus auj<strong>ou</strong>rd'hui, et demain qui se<br />

s<strong>ou</strong>viendra qu'il ait jamais existé?<br />

C'était un lundi soir; la grande sal<strong>le</strong> <strong>du</strong> Cruchon était presque<br />

p<strong>le</strong>ine de monde, lorsque la porte s'<strong>ou</strong>vrit et donna passage<br />

à un n<strong>ou</strong>veau client.<br />

C'était un homme d'environ vingt-cinq ans; il portait une<br />

bl<strong>ou</strong>se b<strong>le</strong>ue avec un pantalon de drap gris et avait sur la<br />

tête une casquette dont la visière à moitié déc<strong>ou</strong>sue lui c<strong>ou</strong>vrait<br />

<strong>le</strong>s yeux; aut<strong>ou</strong>r de son c<strong>ou</strong> était enr<strong>ou</strong>lée comme une<br />

corde une vieil<strong>le</strong> cravate de soie noire.<br />

Une m<strong>ou</strong>stache noire rec<strong>ou</strong>vrait sa lèvre supérieure, et ses<br />

cheveux étaient pommadés et lissés avec un soin t<strong>ou</strong>t particulier.<br />

Sa physionomie trahissait une de ces natures paresseuses,<br />

indifférentes, que la plus grande adversité ne peut ém<strong>ou</strong>voir


— 89 —<br />

et dont la nonchalance apparente cache <strong>le</strong>s vices <strong>le</strong>s plus<br />

hideux et <strong>le</strong>s instincts <strong>le</strong>s plus pervers.<br />

Cet indivi<strong>du</strong> était un de ces hommes que l'on désigne<br />

à juste titre <strong>du</strong> nom de « gibier de galères », qui paraissent<br />

ne jamais avoir eu la moindre notion <strong>du</strong> bien et qui peuvent,<br />

à un moment donné, unir la prudence et la s<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>sse<br />

<strong>du</strong> serpent à la férocité <strong>du</strong> tigre.<br />

Au moment où cet homme entra dans la sal<strong>le</strong> de la taverne,<br />

cel<strong>le</strong>-ci était p<strong>le</strong>ine d'une fumée ren<strong>du</strong>e plus épaisse et plus<br />

nauséabonde par une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> d'émanations <strong>le</strong>s plus hétérogènes.<br />

Malgré <strong>le</strong>s becs de gaz, l'œil p<strong>ou</strong>vait à peine distinguer <strong>le</strong>s<br />

figures des clients qui garnissaient <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s.<br />

— Ho! fit à haute voix <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>vel arrivant, on a brûlé des<br />

parfums ici ce soir!...<br />

— Tiens ! répondit immédiatement une voix rauque et enr<strong>ou</strong>ée,<br />

faudrait-il pas un peu d'eau de Cologne à Monsieur?<br />

Le jeune homme se frotta <strong>le</strong>s yeux et <strong>le</strong>s dirigea ensuite<br />

<strong>du</strong> côté d'où cette voix était venue.<br />

Il finit par distinguer dans <strong>le</strong> fond de la sal<strong>le</strong> une masse<br />

de chair qui ne ressemblait en rien à une créature humaine,<br />

<strong>ou</strong> qui plutôt en était une grotesque et monstrueuse caricature;<br />

cette masse était surmontée d'une tête petite et parsemée<br />

de b<strong>ou</strong>rgeons violacés où pétillaient deux yeux brillants<br />

et presque imperceptib<strong>le</strong>s, tant <strong>le</strong>s paupières étaient b<strong>ou</strong>rs<strong>ou</strong>fflées.<br />

Cette masse informe, qui était comme incrustée dans un<br />

immense fauteuil placé derrière un comptoir taché de vin,<br />

n'était autre que la cabaretière de cet Eldorado, la « mère<br />

Gorgogne », comme la plupart de ses clients l'appelaient,<br />

tandis que <strong>le</strong>s beaux esprits l'avaient baptisée <strong>du</strong> nom plus<br />

poétique de « Sylphide »; n<strong>ou</strong>s devons, p<strong>ou</strong>r rendre hommage<br />

à la vérité, déclarer que cette femme énorme s'appelait<br />

de son vrai nom Babet Maréchal.<br />

Depuis une trentaine d'années, c'est-à-dire depuis l'époque


— 90 —<br />

à laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> avait <strong>ou</strong>vert la taverne <strong>du</strong> Cruchon, <strong>le</strong> genre<br />

de vie de la mère Gorgogne avait, à peu de chose près,<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs été <strong>le</strong> même.<br />

A six heures <strong>du</strong> matin el<strong>le</strong> descendait de son appartement,<br />

entrait dans ce qu'on aurait pu appe<strong>le</strong>r sa niche et<br />

où se tr<strong>ou</strong>vait une espèce de fauteuil qui avait dû être fait<br />

exprès p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>; une fois assise là, el<strong>le</strong> n'en sortait plus<br />

avant minuit, el<strong>le</strong> y prenait ses repas et passait son temps<br />

à boire des verres de bière qui, en se succédant rapidement,<br />

finissaient par faire à la fin de la j<strong>ou</strong>rnée un total respectab<strong>le</strong>.<br />

Comment, avec un semblab<strong>le</strong> genre de vie, la mère Gorgogne<br />

p<strong>ou</strong>vait j<strong>ou</strong>ir d'une santé de fer, c'est une chose que<br />

n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons n<strong>ou</strong>s charger d'expliquer et qui aurait pu<br />

embarrasser plus d'un docteur de la Faculté.<br />

La cabaretière <strong>du</strong> Cruchon avait s<strong>ou</strong>s ses ordres cinq <strong>ou</strong><br />

six garçons qui, à une obéissance passive, joignaient une<br />

constitution athlétique, ce qui n'était pas, <strong>du</strong> reste, chose<br />

superflue, étant donnée la clientè<strong>le</strong> qui fréquentait cet établissement.<br />

Cependant, l'homme en bl<strong>ou</strong>se s'était approché <strong>du</strong> comptoir,<br />

et, se penchant à l'oreil<strong>le</strong> de la mère Gorgogne, il lui dit<br />

à voix basse :<br />

— N'y a-t-il pas moyen de causer un peu ici?<br />

— Cause, mon garçon, cause! répondit la cabaretière;<br />

qu'as-tu à me dire?<br />

— D'abord, il y a quelqu'un ici qui doit m'attendre!<br />

— Bah ! et qui donc?<br />

— Des amis.<br />

— Quels amis?<br />

— Eh bien !... Je me nomme Eugène!<br />

— Et après?...<br />

— Barrabas !<br />

— C'est ce qu'il fallait dire t<strong>ou</strong>t de suite, gros nigaud!


— 91 —<br />

La mère Gorgogne regarda l'indivi<strong>du</strong> en clignant de l'œil<br />

et lui fit signe d'approcher.<br />

— Du moment que c'est comme ça, fit-el<strong>le</strong> à demi-voix,<br />

al<strong>le</strong>z dans <strong>le</strong> fond de la sal<strong>le</strong>, s<strong>ou</strong>s la lampe de gauche, v<strong>ou</strong>s<br />

tr<strong>ou</strong>verez à qui causer.<br />

— C'est bon, répondit celui qui venait de dire qu'il se<br />

nommait Eugène; il ne s'agit que de s'expliquer. Et, t<strong>ou</strong>rnant<br />

sur ses talons, il rabattit sa casquette sur ses yeux et se<br />

dirigea vers l'endroit qui venait de lui être indiqué.<br />

Il tr<strong>ou</strong>va trois hommes qui, assis à une tab<strong>le</strong> écartée,<br />

tenaient une conversation à voix basse; il s'arrêta un instant<br />

indécis, son regard se fixa sur un des trois indivi<strong>du</strong>s, il l'examina<br />

un moment, son hésitation disparut et il s'approcha<br />

d'eux.<br />

— C'est lui, fit l'un des trois buveurs, qui n'était autre que<br />

<strong>Blondel</strong>, en tendant sa main à Eugène; puis il continua :<br />

— Je te présente deux amis: Bidard et Rigolo.<br />

<strong>Les</strong> deux indivi<strong>du</strong>s que <strong>Blondel</strong> venait de désigner ainsi<br />

étaient nos anciennes connaissances Macl<strong>ou</strong> et Laposto<strong>le</strong>.<br />

Le n<strong>ou</strong>veau venu, qui n'était autre qu'Eugène Salviat, examina<br />

d'un air méfiant <strong>le</strong>s deux hommes qui, de <strong>le</strong>ur côté,<br />

<strong>le</strong> regardèrent de la tête aux pieds, comme si chacun d'eux<br />

eût v<strong>ou</strong>lu deviner la pensée des autres.<br />

<strong>Blondel</strong> jeta un c<strong>ou</strong>p d'œil s<strong>ou</strong>pçonneux à droite et à gauche<br />

p<strong>ou</strong>r examiner <strong>le</strong>s physionomies des personnes qui se<br />

tr<strong>ou</strong>vaient aut<strong>ou</strong>r d'eux, et vit que la plupart de ceux qui<br />

étaient là ne s'occupaient que de <strong>le</strong>urs affaires <strong>ou</strong> ne pensaient<br />

qu'à boire.<br />

— Puisque n<strong>ou</strong>s sommes réunis, commença <strong>Blondel</strong>, quand<br />

il eut fini son examen, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons par<strong>le</strong>r de nos affaires.<br />

A toi de par<strong>le</strong>r, Laposto<strong>le</strong>; qu'as-tu à me dire?<br />

Le Parisien <strong>ou</strong>vrait la b<strong>ou</strong>che p<strong>ou</strong>r répondre, quand <strong>Blondel</strong><br />

lui fit vivement signe de se taire.<br />

Celui-ci venait d'entendre derrière lui prononcer un nom


— 92 —<br />

qui l'avait fait tressaillir et qu'il ne s'attendait certainement<br />

pas à entendre dans cet endroit. Ce nom avait été prononcé<br />

dans une conversation tenue par des personnages qui, jusquelà,<br />

n'avaient attiré l'attention de personne.<br />

— Je suis sûr qu'il viendra! disait une voix de basse qui<br />

résonnait profonde et rauque comme <strong>le</strong> grognement d'une<br />

bête fauve; <strong>le</strong> comte de Précigny me l'a assuré, et il doit savoir<br />

à quoi s'en tenir, car j'ai des raisons p<strong>ou</strong>r croire qu'il s'intéresse<br />

au petit d'une manière t<strong>ou</strong>te particulière.<br />

Le ton ironique avec <strong>le</strong>quel ces paro<strong>le</strong>s furent prononcées<br />

<strong>le</strong>ur donnait une étrange signification.<br />

<strong>Blondel</strong> se ret<strong>ou</strong>rna <strong>le</strong>ntement et de l'air <strong>le</strong> plus indifférent<br />

qu'il put prendre et il vit derrière lui une tab<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong><br />

étaient assis trois indivi<strong>du</strong>s, dont l'un se faisait surt<strong>ou</strong>t remarquer<br />

par sa liante stature, sa corpu<strong>le</strong>nce, ses membres<br />

muscu<strong>le</strong>ux et son visage ent<strong>ou</strong>ré d'une barbe r<strong>ou</strong>ge, épaisse<br />

et inculte.<br />

Cet homme portait un pantalon de toi<strong>le</strong> et une espèce de<br />

jaquette de matelot eu étoi<strong>le</strong> b<strong>le</strong>ue rayée de blanc.<br />

<strong>Les</strong> compagnons <strong>le</strong> désignaient s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de l'« Ecossais ».<br />

Malgré <strong>le</strong>s précautions que <strong>Blondel</strong> avait prises p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir<br />

envisager cet homme, celui-ci s'en aperçut; il vit qu'il était<br />

observé, son front s'assombrit et il jeta à <strong>Blondel</strong> un regard<br />

menaçant.<br />

Ce dernier ne v<strong>ou</strong>lut pas avoir l'air de s'en apercevoir; il<br />

se ret<strong>ou</strong>rna avec indifférence <strong>du</strong> côté de ses compagnons et se<br />

mit à causer avec eux, sans cependant cesser de prêter une<br />

oreil<strong>le</strong> attentive à ce qui se faisait et ce qui se disait derrière<br />

lui.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant il entendit qu'un de ceux qui buvaient<br />

avec l'hercu<strong>le</strong> à barbe r<strong>ou</strong>ge disait à ce dernier :<br />

— Voilà au moins des connaissances convenab<strong>le</strong>s! Un<br />

comte Peste! plus que ça de luxe!....


— 93 —<br />

<strong>Blondel</strong> devint s<strong>ou</strong>dain pensif, il baissa la tête d'un air rêveur<br />

en murmurant:<br />

— Accent anglais barbe r<strong>ou</strong>ge Ce doit être mon<br />

homme !<br />

Il avait pressé son front de ses deux mains comme p<strong>ou</strong>r retenir<br />

une pensée fugitive, mais il fut presque aussitôt tiré de<br />

sa rêverie par l'entrée d'un n<strong>ou</strong>veau personnage.<br />

— C'est lui! fit <strong>le</strong> colosse derrière <strong>Blondel</strong>, en s'adressant à<br />

ses compagnons. Faites attention, <strong>le</strong> moment est arrivé !<br />

<strong>Blondel</strong> ne put s'empêcher de tressaillir.<br />

Celui qui venait d'entrer était un jeune homme, presque un<br />

enfant, pâ<strong>le</strong>, blond, frê<strong>le</strong>; sa démarche gauche et embarrassée<br />

et son air timide démontraient visib<strong>le</strong>ment que la fréquentation<br />

d'établissements de ce genre ne lui était pas familière.<br />

Apercevant enfin une tab<strong>le</strong> où il n'y avait personne et qui se<br />

tr<strong>ou</strong>vait dans <strong>le</strong> voisinage de cel<strong>le</strong> où se tr<strong>ou</strong>vaient <strong>Blondel</strong><br />

et ses compagnons, il s'en approcha en hésitant et finit par<br />

s'y asseoir sans dire un mot.<br />

Aussitôt un des garçons s'approchant avec empressement,<br />

lui demanda ce qu'il devait lui servir.<br />

— Apportez-moi ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez ! répondit <strong>le</strong> jeune<br />

homme à demi-voix l'ai reçu une <strong>le</strong>ttre qui m'invite à<br />

venir ici ce soir, en me disant que je dois y rencontrer une<br />

personne qui me connaît et qui s'intéresse à moi. C'est p<strong>ou</strong>r<br />

cela que je suis venu;.... quant à ma consommation, je v<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong> répète, servez-moi ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez, cela m'est tota<strong>le</strong>ment<br />

indifférent.<br />

Ce jeune homme, dont la présence paraissait si étrange<br />

dans cette taverne, portait des vêtements qui étaient loin<br />

d'annoncer une position aisée, et cependant t<strong>ou</strong>t dans sa personne,<br />

dans ses gestes et dans sa tenue, annonçait un homme<br />

distingué et d'une classe un peu é<strong>le</strong>vée.<br />

<strong>Blondel</strong>, qui n'avait cessé de <strong>le</strong> considérer avec attention,<br />

sentit peu à peu naître en lui une inquiétude indéfinissab<strong>le</strong>;


— 94 —<br />

cette angoisse, au lieu de se calmer, ne fit qu'augmenter, au<br />

point qu'à un certain moment, il <strong>du</strong>t ét<strong>ou</strong>ffer une exclamation<br />

qui allait sortir de ses lèvres et faire <strong>le</strong>s plus grands<br />

efforts p<strong>ou</strong>r rec<strong>ou</strong>vrer son sang-froid.<br />

Un incident imprévu contribua à lui rendre t<strong>ou</strong>te sa<br />

présence d'esprit en captivant t<strong>ou</strong>te son attention.<br />

L'Écossais venait de se <strong>le</strong>ver et était allé s'asseoir à la tab<strong>le</strong><br />

où était <strong>le</strong> jeune homme, en se plaçant en face de lui.<br />

L'apparition <strong>du</strong> colosse fit sur <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>vel arrivant une<br />

impression impossib<strong>le</strong> à décrire.<br />

Son visage devint livide et s'altéra comme s'il eût reçu<br />

un c<strong>ou</strong>p de poignard dans <strong>le</strong> cœur.<br />

Sa physionomie prit une expression de profond désespoir,<br />

et il s'écria involontairement :<br />

— Mac-Bell!...<br />

— Ah! je te retr<strong>ou</strong>ve enfin, mon garçon! fit l'Écossais<br />

en fixant <strong>le</strong> jeune homme, comme s'il v<strong>ou</strong>lait <strong>le</strong> fasciner<br />

<strong>du</strong> regard. Voici la seconde fois que tu t'échappes; mais ce<br />

sera la dernière, aussi vrai que je me nomme Mac-Bell!<br />

Et, se <strong>le</strong>vant <strong>le</strong>ntement, il aj<strong>ou</strong>ta d'un ton et avec un air<br />

qui ne permettait pas de réplique :<br />

— Allons, deb<strong>ou</strong>t, et suis-moi; en r<strong>ou</strong>te!<br />

— Non! s'écria <strong>le</strong> jeune homme en se cramponnant à la<br />

tab<strong>le</strong>; non!... v<strong>ou</strong>s m'avez trop longtemps fait s<strong>ou</strong>ffrir, et<br />

cette fois, je <strong>le</strong> vois dans vos yeux... ce serait ma mort!<br />

Et, en effet, <strong>le</strong> regard de l'Ecossais avait pris une expression<br />

de bassesse et de férocité sans nom.<br />

— Oh! n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons faire de la résistance? reprit ce<br />

dernier d'une voix rauque en s'approchant <strong>du</strong> jeune homme.<br />

— Ne me t<strong>ou</strong>chez pas! fit celui-ci; ne me t<strong>ou</strong>chez pas!...<br />

Auj<strong>ou</strong>rd'hui n<strong>ou</strong>s ne sommes pas seuls, j'appel<strong>le</strong>rai à l'aide,<br />

je crierai...<br />

— Tu peux crier, mon garçon, repartit Mac-Bell en haussant<br />

<strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s. Mais tu perdras ton temps et personne ne


— 95 —<br />

viendra à ton sec<strong>ou</strong>rs, car celui qui v<strong>ou</strong>drait avoir la fantaisie<br />

de te prendre s<strong>ou</strong>s sa protection sait trop bien ce qui l'attend.<br />

Et se penchant en étendant son bras muscu<strong>le</strong>ux vers <strong>le</strong><br />

jeune homme, qui reculait ép<strong>ou</strong>vanté, il allait <strong>le</strong> saisir et<br />

l'en<strong>le</strong>ver comme une plume, quand il fut comme aveuglé<br />

par <strong>le</strong> contenu d'un verre qui venait de lui arriver en p<strong>le</strong>ine<br />

figure et qui c<strong>ou</strong>lait <strong>le</strong> long de ses j<strong>ou</strong>es et de son c<strong>ou</strong> jusque<br />

dans sa poitrine.<br />

Et<strong>ou</strong>rdi par cette agression inatten<strong>du</strong>e, <strong>le</strong> géant jeta <strong>le</strong>s<br />

yeux aut<strong>ou</strong>r de lui d'un air terrib<strong>le</strong>, en p<strong>ou</strong>ssant un rugissement<br />

qui attira l'attention de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s autres personnes qui<br />

se tr<strong>ou</strong>vaient dans l'établissement.<br />

— Quel est <strong>le</strong> chien qui m'a j<strong>ou</strong>é ce t<strong>ou</strong>r? fit-il avec une<br />

rage et une fureur inexprimab<strong>le</strong>s.<br />

<strong>Blondel</strong> s'était <strong>le</strong>vé, il fit deux pas en avant, de manière à<br />

se tr<strong>ou</strong>ver t<strong>ou</strong>t près <strong>du</strong> colosse, <strong>le</strong> regarda fixement dans <strong>le</strong>s<br />

yeux et répondit avec énergie :<br />

— C'est moi !<br />

Mac-Bell ne p<strong>ou</strong>vait en croire ses yeux.<br />

— Toi! fit-il dans un paroxysme de colère ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>.<br />

Toi! Eh bien, n<strong>ou</strong>s allons rire!<br />

— Je veux bien! repartit <strong>Blondel</strong> d'un air dégagé. P<strong>ou</strong>r<br />

moi, je ne suis pas ennemi de la gaieté.<br />

Mac-Bell s'était déjà dép<strong>ou</strong>illé de sa jaquette en jetant un<br />

regard de dédain sur la tail<strong>le</strong> moyenne de son adversaire, dont<br />

la tête lui arrivait t<strong>ou</strong>t au plus aux épau<strong>le</strong>s et dont <strong>le</strong>s<br />

membres ne p<strong>ou</strong>vaient pas rivaliser avec son importante musculature.<br />

— Toi ! fit <strong>le</strong> géant, si tu sors de mes mains avec tes<br />

membres entiers, tu p<strong>ou</strong>rras dire que tu as de la chance !<br />

— J'en ai eu quelquefois à ce jeu-là ! répondit <strong>Blondel</strong>.<br />

Une séance de pugilat passait à la taverne <strong>du</strong> Cruchon<br />

p<strong>ou</strong>r une bonne fortune, et cel<strong>le</strong> qui se préparait promet-


— 96 —<br />

tait d'être intéressante, puisque l'Écossais devait y figurer.<br />

T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s clients qui se tr<strong>ou</strong>vaient dans l'établissement s'étaient<br />

<strong>le</strong>vés et formaient un cerc<strong>le</strong> aut<strong>ou</strong>r des deux combattants;<br />

on avait même rep<strong>ou</strong>ssé quelques tab<strong>le</strong>s, afin de<br />

faire plus de place.<br />

L'un des compagnons de l'Écossais, connu s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> sobriquet<br />

de «Charbonnier », é<strong>le</strong>va la voix et dit, en s'adressant<br />

aux camarades de <strong>Blondel</strong> :<br />

— Éc<strong>ou</strong>tez ! si l'envie venait à l'un de v<strong>ou</strong>s de venir an<br />

sec<strong>ou</strong>rs de votre ami, je <strong>le</strong> préviens d'avance que je lui<br />

briserai <strong>le</strong>s côtes !<br />

— Accepté! répondit Macl<strong>ou</strong>, et j'en garde autant au premier<br />

d'entre v<strong>ou</strong>s qui fera mine de venir en aide à votre<br />

Écossais.<br />

Un profond si<strong>le</strong>nce s'établit; <strong>le</strong>s deux adversaires étaient<br />

en face l'un de l'autre.<br />

Le colosse à barbe r<strong>ou</strong>ge avait pris une posture qui trahissait<br />

<strong>le</strong> boxeur de profession, tandis que la pose de <strong>Blondel</strong><br />

démontrait une complète ignorance de ce genre de<br />

combat, ce qui, joint à la différence de tail<strong>le</strong>, faisait évidemment<br />

prévoir que l'issue de la batail<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait qu'être<br />

favorab<strong>le</strong> à l'Ecossais.<br />

Ce dernier commença immédiatement <strong>le</strong> <strong>du</strong>el en portant à<br />

<strong>Blondel</strong> un c<strong>ou</strong>p dans la poitrine qui aurait c<strong>ou</strong>ché à terre<br />

t<strong>ou</strong>t autre que lui, aussi <strong>le</strong>s spectateurs en furent-ils profondément<br />

surpris.<br />

L'Écossais en fut lui-même étonné et commença à considérer<br />

son adversaire avec curiosité, t<strong>ou</strong>t en se préparant à lui<br />

porter un second c<strong>ou</strong>p.<br />

<strong>Blondel</strong> avait à son t<strong>ou</strong>r pris l'offensive; mais sa maladresse<br />

était évidente, t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>ps qu'il portait au colosse étaient<br />

immédiatement parés, tandis qu'aucun de ceux qui lui étaient<br />

destinés ne manquait son but.<br />

Un c<strong>ou</strong>p, qu'il reçut au milieu de la poitrine, lui fit cra-


— 97 —<br />

cher <strong>le</strong> sang.... un autre <strong>le</strong> fit chance<strong>le</strong>r.... ce que voyant, l'Ecossais<br />

se mit à précipiter ses attaques en boxeur émérite,<br />

ses c<strong>ou</strong>ps devinrent si rapides et si vig<strong>ou</strong>reux que ses poings<br />

ressemblaient à deux marteaux de forge mus par une machine.<br />

Et<strong>ou</strong>rdi, aveuglé par ces attaques multipliées, <strong>Blondel</strong> fai­<br />

blissait, à chaque c<strong>ou</strong>p qui lui était porté il faisait un pas en<br />

arrière; son front ruisselait de sueur, une écume sanglante lui<br />

était montée aux lèvres, ses bras s'agitaient dans <strong>le</strong> vide, en un<br />

mot <strong>le</strong> combat allait finir par la victoire de l'Ecossais qui s'ar­<br />

rêta en disant :<br />

— Voilà.... ce n'est pas plus diffici<strong>le</strong> que çà!<br />

Mais à ce moment <strong>Blondel</strong> se transforma subitement; il venait<br />

de s'essuyer <strong>le</strong> visage; il jeta un regard flamboyant sur son<br />

adversaire en p<strong>ou</strong>ssant comme un hur<strong>le</strong>ment ét<strong>ou</strong>ffé, puis se<br />

ramassant sur lui-même comme un tigre qui se prépare à<br />

s'élancer sur sa proie, il bondit sur <strong>le</strong> géant avec ses deux poings,<br />

dirigés en avant, jeta de côté comme des j<strong>ou</strong>ets d'enfants <strong>le</strong>s<br />

bras de l'Ecossais qui essayait de parer cette attaque et jeta ce<br />

dernier à terre avec une rapidité et une vio<strong>le</strong>nce qui stupéfièrent<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s assistants.<br />

Cette transformation subite et imprévue changea <strong>le</strong>ur étonnement<br />

en admiration quand ils virent que l'Ecsssais ét<strong>ou</strong>rdi par<br />

<strong>le</strong> choc restait à terre sans m<strong>ou</strong>vement et t<strong>ou</strong>s se mirent à:<br />

témoigner <strong>le</strong>ur approbation par des battements de mains et<br />

des bravos.<br />

<strong>Blondel</strong> <strong>le</strong>s remercia d'un air modeste et sans s'occuper plus<br />

longtemps <strong>du</strong> géant il se dirigea vers <strong>le</strong> jeune homme que sa<br />

victoire venait de rendre libre.<br />

— Maintenant, mon jeune ami, lui dit-il, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez v<strong>ou</strong>s<br />

éloigner sans crainte.<br />

— Quel<strong>le</strong> reconnaissance ne v<strong>ou</strong>s dois-je pas ? s'écria celui-ci<br />

avec effusion. Que puis-je faire p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s remercier?<br />

<strong>Blondel</strong> l'interrompit d'un geste.<br />

7


— 98 —<br />

— P<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> service que je viens de v<strong>ou</strong>s rendre, fit il, je ne<br />

v<strong>ou</strong>s demande qu'une chose !<br />

— Par<strong>le</strong>z!...<br />

— Donnez moi votre main.<br />

— Oh! de grand cœur !... la voici !<br />

Et après avoir pressé avec cha<strong>le</strong>ur la main <strong>du</strong> forçat, <strong>le</strong> jeune<br />

homme aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Mais ce n'est pas t<strong>ou</strong>t... voici ma carte... j'espère. Monsieur,<br />

que j'aurai l'honneur et <strong>le</strong> plaisir de v<strong>ou</strong>é revoir, surt<strong>ou</strong>t si je<br />

p<strong>ou</strong>vais v<strong>ou</strong>s être de quelque utilité.<br />

<strong>Blondel</strong> s'inclina en si<strong>le</strong>nce et salua <strong>le</strong> jeune homme qui se<br />

dirigea ensuite vers la porte de sortie. Dès qu'il eût disparu<br />

<strong>Blondel</strong> jeta <strong>le</strong>s yeux sur cette carte et lut :<br />

« Maurice Dubreuil, rue de Provence, 23. »<br />

— C'est parfait, murmura <strong>Blondel</strong>, dans quelques j<strong>ou</strong>rs j'irai<br />

lui faire une visite.<br />

CHAPITRE VIII.<br />

Un déjeuner de garçons.<br />

Le vicomte Maxime de Brescé avait ce j<strong>ou</strong>r-là invité quelques<br />

amis, viveurs comme lui, à déjeuner dans son hôtel de la rue<br />

<strong>du</strong> faub<strong>ou</strong>rg <strong>du</strong> R<strong>ou</strong><strong>le</strong>.<br />

Cet hôtel comprenait deux corps de bâtiment dont l'un était<br />

situé sur la rue, <strong>le</strong> second, séparé de celui-ci par une c<strong>ou</strong>r<br />

donnait sur un jardin et servait de logement à Maxime.


— 99 —<br />

Depuis la mort de son onc<strong>le</strong> <strong>le</strong> vicomte avait repris son<br />

ancien genre de vie, et, excepté une ride qui venait plisser son<br />

font, rien ne p<strong>ou</strong>vait faire s<strong>ou</strong>pçonner <strong>le</strong> drame dont il avait<br />

été <strong>le</strong> principal acteur.<br />

Il était midi.<br />

Le vicomte se tr<strong>ou</strong>vait dans un petit salon servant de fumoir,<br />

et parlait avec un personnage d'une cinquantaine d'année dont<br />

la mise et <strong>le</strong>s manières dénotaient une origine aristocratique.<br />

On aurait été embarrassé p<strong>ou</strong>r décider si cette homme appartenait<br />

à l'aristocratie de la finance où à cel<strong>le</strong> de la naissance,<br />

néanmoins l'élégance que respirait t<strong>ou</strong>te sa personne p<strong>ou</strong>vait<br />

laisser supposer qu'il appartenait à cette dernière.<br />

Il portait d'abondants cheveux noirs et une barbe épaisse et<br />

foncée descendait jusque sur sa poitrine, ce qui, aj<strong>ou</strong>té à l'éclat<br />

de ses yeux, à la vivacité de ses gestes et à sa paro<strong>le</strong> brève lui<br />

donnait quelque chose d'impérieux et de brusque.<br />

Le vicomte Maxime était à demi c<strong>ou</strong>ché sur un divan et<br />

considérait son interlocuteur d'un air nonchalant, il avait aux<br />

lèvres un cigare dont il aspirait la fumée avec un air de contentement<br />

intime.<br />

— Mais, mon cher, faisait l'hôte de Maxime, en p<strong>ou</strong>rsuivant<br />

la conservation commencée, votre ami Lardillon a l'air de<br />

v<strong>ou</strong>loir se faire désirer !<br />

— Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde ! répondit <strong>le</strong> vicomte, <strong>le</strong> rendezv<strong>ou</strong>s<br />

est p<strong>ou</strong>r midi et demie et il n'est que midi et v<strong>ou</strong>s saurez<br />

que Lardillon n'arrive jamais une seconde plus tôt que l'heure<br />

fixée, il craindrait que cette seconde ne fût per<strong>du</strong>e p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s<br />

affaires <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> plaisir.<br />

— C'est un singulier nom que celui de Lardillon, reprit<br />

l'invité <strong>du</strong> vicomte, et <strong>le</strong> personnage qui <strong>le</strong> porte est plus singulier<br />

encore. Ne v<strong>ou</strong>s êtes v<strong>ou</strong>s pas un peu pressé de l'admettre<br />

dans votre intimité?<br />

— Dites que j'y ai été forcé.<br />

— Comment cela ?


— 100 —<br />

— Ne savez-v<strong>ou</strong>s donc pas que depuis que j'ai fait cet héritage<br />

qui m'a ren<strong>du</strong> quatre fois millionnaire, je me tr<strong>ou</strong>ve s<strong>ou</strong>vent<br />

dans l'embarras ? Dans la pensée que j'allais immédiatement<br />

être mis en possession de cette fortune une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de créanciers<br />

impatients s'est présentée à mon hôtel, <strong>le</strong> nombre en est si<br />

grand qu'on dirait vraiment qu'ils sortent de terre, il en résulte<br />

que ma situation serait pire qu'il y a trois mois si la Providence<br />

n'avait envoyé Lardillon à mon sec<strong>ou</strong>rs ! C'est un homme<br />

vraiment surprenant!... il tr<strong>ou</strong>ve de l'or part<strong>ou</strong>t.... il en tr<strong>ou</strong>verait,<br />

je crois, jusque dans <strong>le</strong> ruisseau!<br />

— Et il v<strong>ou</strong>s procure de l'argent?<br />

— Il doit m'apporter auj<strong>ou</strong>rd'hui cinquante mil<strong>le</strong> francs.<br />

— Et cette somme est remb<strong>ou</strong>rsab<strong>le</strong>?...<br />

— Dans trois mois et à raison de quatre-vingt-dix p<strong>ou</strong>r<br />

cent.<br />

— C'est acceptab<strong>le</strong>! mais si je ne me trompe, <strong>ou</strong>tre Lardillon,<br />

v<strong>ou</strong>s attendez deux autres personnes?<br />

— En effet, l'une d'el<strong>le</strong>s est mon n<strong>ou</strong>vel ami <strong>le</strong> marquis de<br />

Santa-Croce que v<strong>ou</strong>s avez déjà vu ici une fois, un dandy<br />

mexicain, homme à moitié sauvage et dont <strong>le</strong>s manières font<br />

bien voir qu'il a été é<strong>le</strong>vé dans <strong>le</strong>s forêts vierges. Quant à<br />

l'autre, c'est un homme que Lardillon a déc<strong>ou</strong>vert et qui doit<br />

apporter l'argent.<br />

— Et quel personnage est-ce ?<br />

— C'est un banquier étranger qui, à ce que l'on dit, est<br />

immensément riche; ils se nomme Birrman Mais, je v<strong>ou</strong>s<br />

demande mil<strong>le</strong> pardons j'<strong>ou</strong>bliais de v<strong>ou</strong>s demander des<br />

n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s de la santé de Mademoisel<strong>le</strong> de Précigny.<br />

— Cela va mal, mon cher ami très-mal! je crains bien<br />

de perdre cette pauvre sœur !<br />

— La pauvre fil<strong>le</strong> !....<br />

— El<strong>le</strong> est sur <strong>le</strong> point de perdre la raison!<br />

— Et n'y a-t-il aucun remède ?<br />

— Aucun !


— 101 —<br />

Il y eut un moment de si<strong>le</strong>nce.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant Maxime reprit:<br />

— Mademoisel<strong>le</strong> de Précigny est très riche, n'est-il pas vrai,<br />

Monsieur <strong>le</strong> comte?....<br />

— En effet, répondit <strong>le</strong> comte d'un air qu'il v<strong>ou</strong>lait rendre<br />

indifférent.<br />

— C'est donc une fortune qui peut v<strong>ou</strong>s échapper ?<br />

Le comte de Précigny ne répondit rien, cependant une contraction<br />

involontaire des musc<strong>le</strong>s de son visage indiqua que la<br />

question <strong>du</strong> comte l'avait impressionné.<br />

Il passa rapidement la main sur son front.<br />

Puis il reprit d'un ton dégagé :<br />

— Mais parlons un peu de la bel<strong>le</strong> Marcel<strong>le</strong> dont la fidélité<br />

à votre égard a excité l'admiration de t<strong>ou</strong>s ceux qui la connaissent.<br />

— Marcel<strong>le</strong>! repartit Maxime d'un air indifférent; j'espère<br />

m'arranger avec el<strong>le</strong> <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où j'aurai pu réaliser mon héritage!<br />

— Mais .... el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s aime!...<br />

— Je l'ai cru pendant un temps cependant on finit par<br />

s'apercevoir que <strong>le</strong>s femmes de cette espèce ont des instincts<br />

trop matériels p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir aimer véritab<strong>le</strong>ment.... Obligées à<br />

faire de grandes dépenses p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir suivre <strong>le</strong>s modes las<br />

plus extravagantes, <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>cis de la vie réel<strong>le</strong> ne <strong>le</strong>ur laissent<br />

pas <strong>le</strong> temps de savoir si el<strong>le</strong>s ont un cœur. Dans la vie<br />

enfiévrée de ces femmes il n'y a pas de place p<strong>ou</strong>r ces heures<br />

intimes où l'am<strong>ou</strong>r f<strong>le</strong>urit et où <strong>le</strong> cœur s'<strong>ou</strong>vre aux sentiments.<br />

C'est p<strong>ou</strong>rquoi on ne peut exiger d'el<strong>le</strong>s qu'une comédie plus <strong>ou</strong><br />

moins fidè<strong>le</strong> de l'am<strong>ou</strong>r, comédie qu'el<strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>ent p<strong>ou</strong>r atteindre<br />

un but beauc<strong>ou</strong>p moins é<strong>le</strong>vé. Quand à Marcel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> ne songeait<br />

à rien moins qu'à devenir comtesse de Brescé et son habi<strong>le</strong>té<br />

éga<strong>le</strong> son ambition. La pauvre fil<strong>le</strong> a eu la tête t<strong>ou</strong>rnée par<br />

des romans où il est question de gentilshommes qui n'ont pas<br />

honte de traîner <strong>le</strong>ur nob<strong>le</strong>sse dans la b<strong>ou</strong>e dont ils ont tiré


— 102 —<br />

<strong>le</strong>ur maîtresse! Marcel<strong>le</strong> a <strong>ou</strong>blié son passé scanda<strong>le</strong>ux et<br />

el<strong>le</strong> me croit assez ét<strong>ou</strong>rdi et assez am<strong>ou</strong>reux p<strong>ou</strong>r l'<strong>ou</strong>bliert<br />

comme el<strong>le</strong>!.... C'est un beau rêve p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>, mais je me vois<br />

forcé de la rappe<strong>le</strong>r à la réalité Du reste, el<strong>le</strong> serait un<br />

obstac<strong>le</strong> à l'exécution de certains projets....<br />

— Des projets de mariage?<br />

— Peut-être !<br />

— Eh bien, mon cher Maxime, recevez mes félicitations!<br />

A ce moment <strong>le</strong> r<strong>ou</strong><strong>le</strong>ment d'une voiture se fit entendre et<br />

interrompit la conversation.<br />

Un élégant tilbury con<strong>du</strong>it par un jeune homme d'une mise<br />

irréprochab<strong>le</strong> venait d'entrer dans la c<strong>ou</strong>r.<br />

Le n<strong>ou</strong>vel arrivant avait des chevaux d'un noir mat, la peau<br />

brune et ses manières brusques et dép<strong>ou</strong>rvues d'affectation<br />

repondaient parfaitement à la description que Maxime avait<br />

faite de son n<strong>ou</strong>vel ami, <strong>le</strong> marquis de Santa-Croce.<br />

C'était lui en effet.<br />

Le marquis sauta de son tilbury avec l'agilité d'un nomme<br />

acc<strong>ou</strong>tumé aux exercices <strong>du</strong> corps, et un moment après il faisait<br />

son entrée dans <strong>le</strong> petit salon où se tr<strong>ou</strong>vaient <strong>le</strong> vicomte et<br />

son interlocuteur.<br />

— Me suis-je fait attendre? demanda-t-il avec vivacité en se<br />

jetant dans un fauteuil après avoir serré la main de Maxime<br />

et salué <strong>le</strong> comte de Précigny d'un signe de tête.<br />

— Il n<strong>ou</strong>s manque encore deux invités! répondit <strong>le</strong> vicomte<br />

au Mexicain qui, avec <strong>le</strong> plus grand sans-façon, venait d'allumer<br />

un cigare.<br />

— V<strong>ou</strong>s n'avez aucune idée de la n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> que je viens<br />

d'apprendre ! fit Santa-Croce,<br />

— Quel<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>? demanda Maxime.<br />

— Je vais faire un héritage!<br />

— V<strong>ou</strong>s?<br />

— Oui, d'un onc<strong>le</strong> de Mexico,<br />

— Est ce possib<strong>le</strong> ?<br />

4


— 103 —<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas? croyez v<strong>ou</strong>s qu'il n'y ait que v<strong>ou</strong>s qui<br />

puissiez hériter d'un onc<strong>le</strong>?....<br />

— Ce n'est pas ce que je veux dire, fit Maxime d'un air<br />

contraint, mais moi...<br />

Le marquis de Santa Croce l'interrompit par un éclat de<br />

rire.<br />

Puis il continua disant d'un d'un air dégagé :<br />

— C'est une histoire qui paraît presque incroyab<strong>le</strong> ! Figurezv<strong>ou</strong>s<br />

que cet onc<strong>le</strong> était trois <strong>ou</strong> quatre fois millionnaire.... mais<br />

il n'avait pas comme <strong>le</strong> vôtre la l<strong>ou</strong>ab<strong>le</strong> intention de laisser<br />

cette fortune à quelqu'un de sa famil<strong>le</strong>.... Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s !<br />

<strong>Les</strong> onc<strong>le</strong>s de Mexico ne ressemb<strong>le</strong>nt pas à ceux de Bretagne.<br />

Votre onc<strong>le</strong> n'avait pas fait de testament, tandis que <strong>le</strong> mien....<br />

— Eh bien !<br />

— Le mien en a laissé un<br />

— Ah !... et alors ?...<br />

— V<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z voir !... Le pauvre vieillard avait un neveu<br />

auprès de lui. Ce neveu était assez mauvais sujet, une espèce<br />

de viveur qui avait déjà dissipé plusieurs héritages et qu'<br />

attendait avec une impatience mal dissimulée <strong>le</strong> moment où<br />

son onc<strong>le</strong> rendrait <strong>le</strong> dernier s<strong>ou</strong>pir. Il était <strong>le</strong> parent <strong>le</strong> plus<br />

rapproché <strong>du</strong> vieillard et p<strong>ou</strong>vait avec quelque certitude<br />

compter d'être son héritier.... Grâce à cette espérance, il avait<br />

réussi à faire prendre patience à ses nombreux créanciers ;<br />

cependant ils commençaient à devenir opportuns quand on<br />

apprit s<strong>ou</strong>dainement que l'onc<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait à son lit de<br />

mort.<br />

— Mais ! fit Maxime visib<strong>le</strong>ment inquiet, je ne comprends<br />

pas très bien...<br />

— A cette n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>, continua <strong>le</strong> marquis d'un air dégagé,<br />

v<strong>ou</strong>s pensez que <strong>le</strong> neveu se sentit s<strong>ou</strong>lagé... il partit... Malheureusement,<br />

<strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain l'onc<strong>le</strong> allait mieux ! Cela devenait<br />

inquiétant, <strong>le</strong>s créanciers <strong>du</strong> jeune homme commençaient à<br />

croire qu'on v<strong>ou</strong>lait <strong>le</strong>ur faire une mauvaise plaisanterie et


— 104 —<br />

Dieu sait ce qu'il serait advenu, quand on apprit qu'un n<strong>ou</strong>vel<br />

accès était survenu et que l'onc<strong>le</strong> avait succombé, à la grande<br />

satisfaction de son héritier... Cette fois la n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> était exacte...<br />

Mais de quel<strong>le</strong> manière <strong>le</strong> vieillard était-il mort? C'est ce que<br />

la justice v<strong>ou</strong>lut savoir.... <strong>Les</strong> juges de Mexico sont d'une curiosité<br />

dont on n'a pas une idée et ils finirent par déc<strong>ou</strong>vrir que<br />

<strong>le</strong> cadavre de l'onc<strong>le</strong> qu'ils avaient fait exhumer, portait au c<strong>ou</strong>des<br />

marques évidentes de strangulation.<br />

— Il y avait donc eu un crime de commis ? balbutia Maxime<br />

qui était devenu pâ<strong>le</strong> comme un linge.<br />

— Comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dites, mon ami, répondit <strong>le</strong> Mexicain ; un<br />

grand crime. L'onc<strong>le</strong> avait été étranglé par son neveu, mais<br />

celui-ci fut s<strong>ou</strong>pçonné, arrêté, <strong>condamné</strong> et pen<strong>du</strong>, de manière<br />

que moi, qui me tr<strong>ou</strong>vais après lui <strong>le</strong> plus proche parent <strong>du</strong><br />

mort, je vais entrer en possession d'une fortune que v<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong>drez bien, je l'espère, m'aider à dépenser d'une manière<br />

convenab<strong>le</strong>.<br />

Et en disant ces derniers mots, <strong>le</strong> marquis se jeta sans façon<br />

sur un divan et se mit à rallumer son cigare, qu'il avait laissé<br />

éteindre en parlant.<br />

Quant à Maxime, il ne savait pas quel<strong>le</strong> contenance tenir et<br />

son agitation était croissante.<br />

Il v<strong>ou</strong>lut par<strong>le</strong>r, mais aucun son ne put sortir de sa b<strong>ou</strong>che,<br />

il y avait une tel<strong>le</strong> coïncidence entre cette histoire et cel<strong>le</strong> dans<br />

laquel<strong>le</strong> il avait j<strong>ou</strong>é <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> que <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur se rappel<strong>le</strong> ; il y avait<br />

une si grande ressemblance dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>urs détails, qu'une<br />

angoisse indéfinissab<strong>le</strong> l'envahissait et <strong>le</strong> faisait frémir.<br />

Ce récit lui avait rappelé une circonstance qu'il avait chassée<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fois qu'el<strong>le</strong> s'était présentée à sa mémoire, n<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong>lons par<strong>le</strong>r de l'apparition de cet inconnu qui s'était intro<strong>du</strong>it<br />

dans la chambre où son onc<strong>le</strong> venait d'expirer et devant<br />

<strong>le</strong>quel il avait pris la fuite ; cet inconnu qui avait disparu avait<br />

peut-être été témoin de son crime ! Un mot de cet homme p<strong>ou</strong>vait<br />

l'envoyer au <strong>bagne</strong> !... qui sait !... sur l'échafaud, peut-être!


— 105 —<br />

Une autre circonstance, inexplicab<strong>le</strong> certe-là, c'était l'impression<br />

étrange qu'il avait ressentie la première fois qu'il s'était<br />

rencontré avec <strong>le</strong> marquis de Santa-Croce.<br />

Par quel phénomène mystérieux, <strong>le</strong> teint bronzé, <strong>le</strong>s cheveux<br />

noirs, <strong>le</strong>s yeux étincelants <strong>du</strong> Mexicain lui rappelaient-ils <strong>le</strong><br />

visage pâ<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s cheveux blonds et <strong>le</strong> regard fuyant de l'inconnu<br />

qu'il n'avait vu qu'une seconde.<br />

C'était <strong>le</strong> remords !... la première punition <strong>du</strong> criminel !...<br />

Maxime était riche, il considérait comme impossib<strong>le</strong> que<br />

personne ne pût avoir connaissance de ce qui s'était passé dans<br />

cette nuit terrib<strong>le</strong>, et cependant il tremblait.... cependant la<br />

moindre paro<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vant lui rappe<strong>le</strong>r <strong>le</strong> passé <strong>le</strong> faisait pâlir.<br />

— Eh bien!.. qu'avez-v<strong>ou</strong>s donc? lui demanda <strong>le</strong> marquis<br />

de Santa-Croce qui l'observait.<br />

— Moi? fit Maxime en faisant un effort surhumain p<strong>ou</strong>r<br />

paraître calme.<br />

— Mais <strong>ou</strong>i !... v<strong>ou</strong>s êtes t<strong>ou</strong>t pâ<strong>le</strong>.<br />

— La faute en est à t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s histoires que v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s<br />

racontez.<br />

— D<strong>ou</strong>tez-v<strong>ou</strong>s de <strong>le</strong>ur authenticité ?<br />

— Nul<strong>le</strong>ment! mais cela donne de mauvais rêves !<br />

— Des rêves de fortune ?<br />

— De fortune.... <strong>ou</strong>... d'échafaud !<br />

— Allons, voilà encore vos idées noires !.... Tenez... ne parlons<br />

plus de cela ! ne pensons qu'à l'excel<strong>le</strong>nt déjeuner que n<strong>ou</strong>s<br />

allons faire... d'autant plus que voici <strong>le</strong>s deux convives qui n<strong>ou</strong>s<br />

manquaient !<br />

En effet, la sonnette de la porte d'entrée venait de se faire<br />

entendre et presque aussitôt deux n<strong>ou</strong>veaux personnages fai -<br />

saient <strong>le</strong>ur entrée dans <strong>le</strong> salon.<br />

C'étaient <strong>le</strong>s deux invités <strong>du</strong> vicomte : Monsieur Lardillon et<br />

monsieur Birmann.<br />

Ce dernier était un homme d'une quarantaine d'années, il<br />

avait une de ces physionomies sereines et <strong>ou</strong>vertes, qui annon-


— 106 —<br />

cent un heureux caractère et une raison éclairée, et ses yeux<br />

intelligents dénotaient une perspicacité peu ordinaire.<br />

Ses cheveux et ses favoris blonds soigneusement peignés,<br />

encadraient harmonieusement son visage.<br />

Monsieur Lardillon présentait <strong>le</strong> plus comp<strong>le</strong>t contraste avec<br />

Birmann. Il était petit, maigre, <strong>le</strong> teint de son visage était brun,<br />

ses gestes étaient vifs et saccadés, et t<strong>ou</strong>t, dans sa contenance,<br />

trahissait, un de ces caractères emportés et b<strong>ou</strong>illants et une<br />

volonté de fer.<br />

Maxime s'était <strong>le</strong>vé, ainsi que ses deux interlocuteurs, à<br />

l'arrivée des deux n<strong>ou</strong>veaux venus.<br />

Le vicomte avait saisi avec empressement la main que lui<br />

tendait Birmann; <strong>le</strong> comte de Précigny s'inclina comme un<br />

homme qui connaît et apprécie la va<strong>le</strong>ur d'un financier et <strong>le</strong><br />

marquis de Santa-Croce lui-même, malgré son sans-gêne, ne put<br />

s'empêcher de faire un salut qu'il rendit <strong>le</strong> plus cérémonieux<br />

que cela lui fut possib<strong>le</strong>.<br />

Quant à Birmann, il reçut t<strong>ou</strong>tes ces obséquiosités de l'air<br />

d'un homme qui a la conscience de sa va<strong>le</strong>ur.<br />

Et cependant l'œil <strong>le</strong> plus exercé n'aurait pu reconnaître la<br />

personnalité qui se cachait s<strong>ou</strong>s ce masque de bonhomie.<br />

Birmann n'était autre que <strong>Blondel</strong>, notre héros, celui qui<br />

tient dans ses mains <strong>le</strong>s fils qui font m<strong>ou</strong>voir t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s personnages<br />

de cette histoire ; <strong>Blondel</strong>, <strong>le</strong> héros <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>, <strong>le</strong> galérien<br />

craint et respecté de t<strong>ou</strong>s ses compagnons de captivité, <strong>Blondel</strong><br />

qui avait brisé ses chaînes p<strong>ou</strong>r venir à Paris exercer une vengeance<br />

terrib<strong>le</strong> !<br />

Quand <strong>le</strong>s salutations furent échangées on se rendit à la sal<strong>le</strong><br />

à manger.<br />

Le déjeuner fut joyeux, <strong>le</strong>s plats étaient excel<strong>le</strong>nts et <strong>le</strong>s vins<br />

généreux.<br />

Maxime était parvenu à maîtriser l'émotion qu'il avait épr<strong>ou</strong>vée<br />

en entendant <strong>le</strong> récit de Santa-Croce et Birmann était un<br />

convive charmant et un causeur p<strong>le</strong>in d'entrain et d'esprit.


— 107 —<br />

Il avait beauc<strong>ou</strong>p voyagé et excellait à raconter ses avent-<br />

ures.<br />

Il parlait de l'Inde, de l'Amérique, de l'Afrique comme un<br />

homme à qui ces pays sont familiers et qui en connait parfaitement<br />

<strong>le</strong>s mœurs et <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>tumes.<br />

Le comte de Précigny et Maxime étaient littéra<strong>le</strong>ment ébl<strong>ou</strong>is,<br />

ce dernier finit par s'écrier<br />

— Savez-v<strong>ou</strong>s, monsieur Birmann, que v<strong>ou</strong>s êtes un homme<br />

extraordinaire ?<br />

Birmann s<strong>ou</strong>rit d'un air de bonhomie, t<strong>ou</strong>t en jetant sur <strong>le</strong><br />

vicomte et sur Précigny un regard perçant et scrutateur.<br />

— Ce que je viens de v<strong>ou</strong>s raconter, répondit-il, n'est rien en<br />

comparaison de ce que je p<strong>ou</strong>rrais v<strong>ou</strong>s dire si n<strong>ou</strong>s n'avions<br />

pas à n<strong>ou</strong>s occuper de choses plus sérieuses.<br />

— Il est impossib<strong>le</strong> que l'on puisse se fatiguer à v<strong>ou</strong>s entendre<br />

! fit Maxime.<br />

— Je me s<strong>ou</strong>viens précisément en ce moment d'une histoire<br />

qui dépasse t<strong>ou</strong>te vraisemblance.<br />

— Oh! dans votre b<strong>ou</strong>che rien ne peut paraître surprenant !<br />

repartit Maxime.<br />

— Je dois v<strong>ou</strong>s dire que pendant mes longues pérégrinations<br />

je me suis surt<strong>ou</strong>t occupé d'étudier <strong>le</strong>s hommes !<br />

— Ah ! Vraiment ?<br />

— Et dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s pays que j'ai visités, une chose surt<strong>ou</strong>t<br />

m'a intéressé et a attiré mon attention, je veux par<strong>le</strong>r des<br />

criminels.<br />

— C'est une singulière idée! fit de Précigny.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi donc? demande vivement Birmann; prenez un<br />

homme dans la vie ordinaire, au milieu de sa famil<strong>le</strong>, s'occupant<br />

de son travail j<strong>ou</strong>rnalier, que tr<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s en lui qui soit<br />

vraiment digne d'être remarqué?.... Rien, absolument rien!....<br />

L'existence de cet homme est d'une monotonie, d'une uniformité<br />

que rien ne vient jamais détruire ; il m<strong>ou</strong>rra comme il a<br />

vécu, tranquil<strong>le</strong>, modeste, calme et ne laissera derrière lui pas


- 103 —<br />

plus de traces que la barque légère qui fend <strong>le</strong>s flots argentés.<br />

Il en est bien autrement d'un criminel, <strong>le</strong>s circonstances sont<br />

ici diamétra<strong>le</strong>ment opposées ; on a devant soi une créature<br />

dévorée d'ambition et de désirs non satisfaits, une âme t<strong>ou</strong>rmentée<br />

par une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de passions ardentes, un cœur qui bat,<br />

un cerveau qui fermente, un sang qui b<strong>ou</strong>illonne. Il faut que cet<br />

homme arrive à la réalisation de ses espérances, espérances<br />

qui sont parfois empreintes d'une audace in<strong>ou</strong>ïe, il sait ce qui<br />

l'attend à la fin de son existence.... l'échafaud !.... il <strong>le</strong> sait..,<br />

il <strong>le</strong> voit... et cependant il marche t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sur la pente fata<strong>le</strong><br />

qui con<strong>du</strong>it à l'abîme !.... Le chemin est escarpé.... la honte,<br />

<strong>le</strong> mépris, <strong>le</strong>s malédictions accompagnent <strong>le</strong> voyageur.... ses<br />

mains, ses pieds sont s<strong>ou</strong>illés de sang i.... que lui importe!..<br />

il marche t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en avant.... jusqu'au moment où <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>rreau<br />

lui mettant bruta<strong>le</strong>ment la main sur l'épau<strong>le</strong> <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssera sur<br />

la première marche qui con<strong>du</strong>it à la mort!... Eh bien, messieurs,<br />

je <strong>le</strong> répète, c'est une étude saisissante que <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> de<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s tragédies <strong>du</strong> monde, une étude qui m'a entraîné !....<br />

Il y a des hommes savants qui étudient <strong>le</strong>s maladies <strong>du</strong> corps,<br />

moi j'étudie <strong>le</strong>s affections de l'âme !<br />

<strong>Les</strong> convives avaient éc<strong>ou</strong>té en si<strong>le</strong>nce et Birmann, entraîné<br />

par son sujet, continua en s'écriant:<br />

— Oui messieurs, tel que v<strong>ou</strong>s me voyez, j'ai vécu pendant<br />

dix ans au <strong>bagne</strong> !<br />

Un éclat de rire universel répondit à ces paro<strong>le</strong>s étranges.<br />

Birmann partagea l'hilarité généra<strong>le</strong>.<br />

— Excusez messieurs ! reprit-il quand <strong>le</strong>s rires eurent cessé,<br />

je v<strong>ou</strong>lais dire que j'ai passé dix années de ma vie à visiter <strong>le</strong>s<br />

<strong>bagne</strong>s et <strong>le</strong>s prisons de différents pays.<br />

— Diab<strong>le</strong> ! s'écria <strong>le</strong> marquis de Santa-Croce.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez dû tr<strong>ou</strong>ver l'occasion de faire de bien jolies<br />

connaissances! fit Lardillon.<br />

Birmann haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Peut-on jamais savoir, répondit-il, à quel<strong>le</strong> espèce de gens


— 100 —<br />

on a affaire ? Je puis v<strong>ou</strong>s certifier qu'on tr<strong>ou</strong>verait aux<br />

galères plus d'un banquier <strong>ou</strong> d'un notaire auquel autrefois<br />

v<strong>ou</strong>s tendiez la main avec empressement. Du reste si v<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z une preuve de ce que j'avance je puis v<strong>ou</strong>s en donner<br />

une avant peu.<br />

— Comment cela !<br />

— Demain matin à cinq heures part de Bicêtre un transport<br />

de <strong>condamné</strong>s au <strong>bagne</strong>, si ce spectac<strong>le</strong> peut v<strong>ou</strong>s intéresser je<br />

suis prêt à v<strong>ou</strong>s accompagner.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z al<strong>le</strong>r voir cela ? fit <strong>le</strong> comte.<br />

— Certainement, et je v<strong>ou</strong>s offre une place dans ma voiture !<br />

— C'est très-bien, fit Maxime, n<strong>ou</strong>s acceptons et n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />

attendons demain matin.<br />

— C'est convenu, monsieur de Brescé, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez y compter<br />

et je serai exact.<br />

A ce moment un va<strong>le</strong>t vint annoncer que <strong>le</strong> café était servi<br />

et <strong>le</strong>s convives se <strong>le</strong>vèrent p<strong>ou</strong>r se rendre au fumoir; ils allaient<br />

sortir de la sal<strong>le</strong> à manger quand un son étrange et discordant<br />

se fit entendre dans la c<strong>ou</strong>r ; t<strong>ou</strong>s s'approchèrent des fenêtres<br />

p<strong>ou</strong>r voir de quoi il s'agissait.<br />

— Que veut dire cela ? fit <strong>le</strong> comte.<br />

Dans la c<strong>ou</strong>r se tr<strong>ou</strong>vait un homme de statue colossa<strong>le</strong>, vêtu<br />

à peu près comme <strong>le</strong>s pifferari Calabrais et qui avec une gravité<br />

magnifique s'accompagnait sur une guitare en chantant<br />

l'air bien connu : « Je vais revoir ma Normandie. »<br />

— Que diab<strong>le</strong> veut cet homme; demanda Maxime ; comment<br />

l'a-t-on laissé entrer ?<br />

Et en disant ces mots il saisit <strong>le</strong> cordon d'une sonnette mais<br />

<strong>le</strong> comte retint son bras en disant :<br />

— Laissez ce pauvre diab<strong>le</strong> tranquil<strong>le</strong>, il n<strong>ou</strong>s amusera et<br />

n<strong>ou</strong>s lui donnerons quelques s<strong>ou</strong>s.<br />

Et en disant cela il prit dans son g<strong>ou</strong>sset un écu qu'il jeta au<br />

musicien.<br />

Pendant que <strong>le</strong>s autres personnes suivaient l'exemp<strong>le</strong> de


— 110 —<br />

générosité que <strong>le</strong>ur avait donné <strong>le</strong> comte, Birmann se pencha<br />

vivement vers <strong>le</strong> marquis de Santa-Croce et lui murmura rapidement<br />

à l'oreil<strong>le</strong> :<br />

— On est sur nos traces, il n<strong>ou</strong>s faut décamper au plus vite,<br />

— Qu'est-ce qui peut te faire supposer cela ? fit <strong>le</strong> marquis.<br />

— Ne reconnais-tu donc pas cet indivi<strong>du</strong> qui chante dans la<br />

c<strong>ou</strong>r?<br />

— Qui est-ce donc?<br />

— Mac-Bell.... Si<strong>le</strong>nce !<br />

La société se rendit au fumoir p<strong>ou</strong>r prendre <strong>le</strong> café.<br />

Birmann était devenu pensif, et un quart-d'heure à peine<br />

s'était éc<strong>ou</strong>lé, que, prétextant une affaire importante, il prit<br />

congé de Maxime.<br />

— Comment !.... v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s quittez déjà?.... lit ce dernier avec<br />

un air d'inquiétude.<br />

— Monsieur de Brescé, repartit Birmann en donnant un portefeuil<strong>le</strong><br />

au vicomte, voici la somme que v<strong>ou</strong>s désirez, et si v<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z bien me remettre en échange la <strong>le</strong>ttre de change équiva<strong>le</strong>nte,<br />

ce sera une affaire terminée.... J'espère tr<strong>ou</strong>ver avant peu<br />

l'occasion de v<strong>ou</strong>s rendre votre aimab<strong>le</strong> invitation.<br />

Maxime remit à Birmann la <strong>le</strong>ttre de change qu'il avait préparée<br />

et signée, et prit en échange <strong>le</strong> portefeuil<strong>le</strong> que lui tendait<br />

Birmann et qu'il mit dans sa poche sans en examiner <strong>le</strong><br />

contenu.<br />

Le banquier salua <strong>le</strong>s autres invités et sortit <strong>du</strong> fumoir<br />

arrivé dans l'antichambre il tr<strong>ou</strong>va un va<strong>le</strong>t qui lui remis son<br />

pardessus, et auquel il mit un l<strong>ou</strong>is dans la main.<br />

Quelques minutes plus tard, <strong>le</strong> marquis de Santa-Croce et<br />

Lardillon s'éloignèrent à <strong>le</strong>ur t<strong>ou</strong>r, et Maxime resta seul avec<br />

Précigny.<br />

A peine <strong>le</strong>s derniers invités eurent-il quittés l'hôtel que la<br />

guitare <strong>du</strong> chanteur cessa de se faire entendre, et une minute<br />

après un laquais vint prévenir Maxime que <strong>le</strong> pifferaro demandait<br />

à lui par<strong>le</strong>r.


— 111—<br />

Le comte v<strong>ou</strong>lut refuser, mais Précigny prit la paro<strong>le</strong> .<br />

— Laissez <strong>le</strong> entrer, dit il, l'étrangeté de cette demande ne<br />

v<strong>ou</strong>s fait-el<strong>le</strong> pas supposer que cet homme peut avoir quelque<br />

chose d'intéressant à v<strong>ou</strong>s dire?<br />

— J'en d<strong>ou</strong>te, fit <strong>le</strong> vicomte.<br />

— Mais v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez faci<strong>le</strong>ment v<strong>ou</strong>e en assurer.<br />

— Si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> désirez....<br />

Et Maxime fit un signe au va<strong>le</strong>t qui sortit et revint presque<br />

aussitôt, accompagné <strong>du</strong> chanteur ambulant qui portait à la<br />

main son chapeau pointu orné de galons r<strong>ou</strong>ges ; quant à son<br />

instrument il l'avait laissé dans l'antichambre.<br />

— Veuil<strong>le</strong>z m'excuser, monsieur <strong>le</strong> vicomte, fit <strong>le</strong> musicien<br />

en s'inclinant profondément.<br />

— Tu me connais donc, mon garçon? demanda <strong>le</strong> vicomte.<br />

— Je connais t<strong>ou</strong>s ceux qui me font <strong>du</strong> bien, répondit <strong>le</strong><br />

pifferaro, et p<strong>ou</strong>r témoigner ma reconnaissance à monsieur <strong>le</strong><br />

vicomte et à ses amis, je veux lui faire une confidence dont il<br />

saura reconnaître t<strong>ou</strong>te l'importance.... Parmi <strong>le</strong>s invités de<br />

monsieur <strong>le</strong> vicomte se tr<strong>ou</strong>vaient deux personnages dont l'un<br />

porte une m<strong>ou</strong>stache blonde et l'autre a la peau brune et porte<br />

des cheveux noirs ... monsieur <strong>le</strong> vicomte connaît-il ces deux<br />

hommes ?<br />

— Du moment qu'ils déjeûnent chez moi, répondit Maxime<br />

on riant, il est probab<strong>le</strong> que je <strong>le</strong>s connais.<br />

— Ou <strong>du</strong> moins que monsieur <strong>le</strong> vicomte croit <strong>le</strong>s connaître<br />

— Ah, par exemp<strong>le</strong> ! ce que tu me dis là est fort !<br />

Le comte de Précigny vit que Maxime commençait à perdre<br />

patience.<br />

— Laissez-moi faire, dit-il au vicomte.<br />

Puis s'adressant au musicien il continua en disant :<br />

— Celui qui porte des m<strong>ou</strong>staches blondes est un riche banquier<br />

étranger qui se nomme Birmann ; <strong>le</strong> second est un nob<strong>le</strong><br />

mexicain, il s'appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> marquis de Santa-Croce.<br />

Le pifferaro partit d'un éclat de rire.


— 112 —<br />

— C'est cela !.... fit-il.... C'est parfaitement cela!.... ah, c'est<br />

bien j<strong>ou</strong>é !... V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s êtes laissés tromper !<br />

Comment ? s'écria Maxime.<br />

— N'avez-v<strong>ou</strong>s donc rien remarqué qui pût dénoter une certaine<br />

inquiétude chez ces deux hommes ?<br />

— Absolument rien, répondit <strong>le</strong> comte en j<strong>ou</strong>ant l'étonnement.<br />

— Ils sont arrivés ensemb<strong>le</strong>, n'est-il pas vrai ?<br />

— Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde !... ils ne se connaissent pas !<br />

— C'est cela.... ah ! c'est très-habi<strong>le</strong> de <strong>le</strong>ur part.... Eh bien!<br />

je puis v<strong>ou</strong>s affirmer que ces deux personnages se connaissent,<br />

que ce sont deux bandits de la plus dangereuse espèce et qu'ils<br />

se tr<strong>ou</strong>vaient ensemb<strong>le</strong>, il n'y a pas encore quinze j<strong>ou</strong>rs, vêtus<br />

de bl<strong>ou</strong>ses de travail, dans une des plus misérab<strong>le</strong>s gargottes<br />

de la petite Pologne.<br />

— Allons donc... tu rêves, mon garçon; s'écria Maxime d'un<br />

air d'incré<strong>du</strong>lité.<br />

— Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde ! repartit <strong>le</strong> chanteur ambulant<br />

en montrant à Maxime et à Précigny une cicatrice qui sillonnait<br />

son front.<br />

— Et ceci ? Est-ce que c'est un rêve ? fit-il en continuant,<br />

cette marque est un s<strong>ou</strong>venir de votre soi-disant banquier qui<br />

m'a terrassé comme un enfant, moi qui fais tremb<strong>le</strong>r t<strong>ou</strong>te la<br />

petite Pologne.... Le poing de cet homme est de fer, <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p qu'il<br />

me porta me priva de connaissance pendant cinq minutes. Le<br />

plus fâcheux de l'histoire c'est que lorsque je fus revenu à moi,<br />

je m'aperçus de la disparition d'un jeune homme de ma connaissance<br />

à qui j'ai donné <strong>le</strong> sobriquet de « marmot » et p<strong>ou</strong>r<br />

qui j'épr<strong>ou</strong>ve <strong>le</strong> plus vif intérêt.<br />

— Cet homme l'a en<strong>le</strong>vé ! s'écria <strong>le</strong> comte étonné et furieux.<br />

— Quel intérêt p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s avoir p<strong>ou</strong>r ce jeune homme?<br />

demanda Maxime.<br />

— Aucun, repartit <strong>le</strong> comte en s'apercevant qu'il s'était laissé<br />

entraîner, et qu'il allait se trahir; mais, dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas, n<strong>ou</strong>s


— 113 —<br />

devons rechercher ce que peuvent être ces deux hommes qui<br />

s'intro<strong>du</strong>isent dans notre intimité s<strong>ou</strong>s des noms faux et des<br />

titres imaginaires p<strong>ou</strong>r capter notre confiance et abuser ensuite<br />

des choses qu'ils ont apprises.<br />

Maxime p<strong>ou</strong>ssa une exclamation en se s<strong>ou</strong>venant de la pensée<br />

qui avait traversée son cerveau à la première vue <strong>du</strong> marquis<br />

de Santa-Croce.<br />

— Oui, <strong>ou</strong>i, v<strong>ou</strong>s avez raison ! fit-il avec empressement, il<br />

faut que n<strong>ou</strong>s sachions qui sont ces deux hommes.... il faut...<br />

— Par où devons n<strong>ou</strong>s commencer? demanda <strong>le</strong> comte.<br />

Le pifferaro on plutôt Mac Bell se mit à rire.<br />

— Tranquillisez-v<strong>ou</strong>s, dit-il, ce n'est pas aussi diffici<strong>le</strong> que<br />

v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> pensez.<br />

— Tu connais <strong>le</strong>urs noms véritab<strong>le</strong>s ? demanda Maxime.<br />

Quant à cela, non, je ne <strong>le</strong>s connais pas.<br />

— Et <strong>le</strong>ur demeure ?<br />

— Pas davantage.<br />

— Alors ils vont n<strong>ou</strong>s échapper !<br />

— Qui sait....<br />

— Que veux-tu dire ?<br />

— Je veux simp<strong>le</strong>ment dire que lorsque je suis venu je n'étais<br />

pas seul, pendant que j'étais dans la c<strong>ou</strong>r j'ai donné à mon<br />

camarade la commission de suivre <strong>le</strong> premier de ces deux<br />

hommes qui quitterait l'hôtel, mais de ne pas <strong>le</strong> perdre de vue.<br />

— Mais ils avaient chacun une voiture !<br />

— Je <strong>le</strong> savais ; mais mon camarade en avait éga<strong>le</strong>ment une,<br />

avec un bon p<strong>ou</strong>rboire au cocher il est certain de ne pas perdre<br />

<strong>le</strong>ur trace. Je suis convaincu que mon camarade fi<strong>le</strong> votre<br />

banquier et que v<strong>ou</strong>s aurez de <strong>le</strong>urs n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s avant ce soir.<br />

— Si cela est, fit Maxime avec vivacité, tu recevras cent francs<br />

de récompense !<br />

— Ne p<strong>ou</strong>rriez-v<strong>ou</strong>s pas me donner vingt francs d'arrhes ?<br />

dit Mac-Bell en tendant la main.<br />

Maxime lui tendit un l<strong>ou</strong>is et l'Ecossais s'éloigna en pro-<br />

8


— 114 —<br />

mettant de revenir avant la nuit raconter ce qu'il aurait<br />

appris.<br />

Quand <strong>le</strong> comte et Maxime se tr<strong>ou</strong>vèrent seuls ce dernier<br />

demanda à Précigny :<br />

— P<strong>ou</strong>rriez-v<strong>ou</strong>s m'expliquer ce que cela veut dire?<br />

— Je n'y comprends, parb<strong>le</strong>u, rien moi-même, répondit <strong>le</strong><br />

comte.<br />

T<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p Maxime se frappa <strong>le</strong> front en p<strong>ou</strong>ssant une<br />

exclamation de terreur.<br />

— C'est cela! fit-il; je vois ce qu'ont v<strong>ou</strong>lu ces deux fripons;<br />

ils ont t<strong>ou</strong>t bonnement v<strong>ou</strong>lu escamoter ma signature !.... ils<br />

ont pris ma <strong>le</strong>ttre de change et m'ont donné à la place....<br />

En parlant il avait fièvreusemen ttiré de sa poche <strong>le</strong> portefeuil<strong>le</strong><br />

de Birmann et l'avait <strong>ou</strong>vert en tremblant; il fut stupéfait<br />

en voyant que la somme convenue s'y tr<strong>ou</strong>vait : <strong>le</strong> portefeuil<strong>le</strong><br />

contenait cinquante bil<strong>le</strong>ts de mil<strong>le</strong> francs.<br />

Il tomba sur une chaise, aussi accablé que s'il avait été victime<br />

d'une mystification.<br />

Qu'étaient donc ces deux hommes Quel<strong>le</strong>s étaient <strong>le</strong>urs<br />

intentions à son égard ?...<br />

CHAPITRE IX<br />

La maison de Monsieur Michaud<br />

La voiture qui emportait Birmann <strong>ou</strong> plutôt <strong>Blondel</strong>, comme<br />

<strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur l'a sans d<strong>ou</strong>te deviné, r<strong>ou</strong>lait rapidement sur <strong>le</strong> pavé<br />

<strong>du</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard, el<strong>le</strong> prit ensuite la Chaussée-d'Antin, puis s'arrêta<br />

au coin de la rue de Provence.


— 115 —<br />

Une autre voiture l'avait suivie à une certaine distance et<br />

n<strong>ou</strong>s savons que c'était cel<strong>le</strong> <strong>du</strong> compagnon de Mac-Bell.<br />

<strong>Blondel</strong> descendit de voiture, paya son cocher et se mit à<br />

marcher jusqu'à ce qu'il fut arrivé devant la maison portant <strong>le</strong><br />

numéro 23.<br />

C'est là que devait habiter <strong>le</strong> jeune homme qu'il avait rencontré<br />

au « Cruchon. »<br />

<strong>Blondel</strong> se dirigea immédiatement vers la loge <strong>du</strong> concierge.<br />

— Monsieur Maurice Dubreuil demeure-t-il ici ? demanda-t-il<br />

au cerbère en robe de chambre qui se présenta à lui.<br />

— Il a déménagé, répondit ce dernier d'une voix enr<strong>ou</strong>ée.<br />

— Connaissez-v<strong>ou</strong>s sa n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> adresse?<br />

— Non, il ne me l'a pas laissée.<br />

Birmann fit un geste de désappointement et se disposa à<br />

ret<strong>ou</strong>rner sur ses pas ; il aperçut auprès de la porte cochère la<br />

silh<strong>ou</strong>ette d'un être humain qui cherchait à se dissimu<strong>le</strong>r dans<br />

l'enfoncement d'une porte <strong>condamné</strong>e et qui s'était accr<strong>ou</strong>pi et<br />

pelotonné de manière à ressemb<strong>le</strong>r plutôt à un chien endormi<br />

qu'à un homme. Il s'approcha de cet être et lui lança un c<strong>ou</strong>p<br />

de pied qui <strong>le</strong> fit immédiatement se dresser sur ses jambes.<br />

<strong>Blondel</strong> qui, sans d<strong>ou</strong>te, s'attendait à voir cet indivi<strong>du</strong>, ne<br />

manifesta aucune surprise, il <strong>le</strong> prit par <strong>le</strong> poignet et <strong>le</strong> serrant<br />

avec la force d'un étau il s'approcha de lui et lui dit à l'oreil<strong>le</strong><br />

d'un air d'autorité :<br />

— Monte avec moi!<br />

Cet indivi<strong>du</strong> qui n'était autre que <strong>le</strong> « charbonnier » dont <strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>cteur a sans d<strong>ou</strong>te gardé <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>venir, v<strong>ou</strong>lut faire un m<strong>ou</strong>vement<br />

comme p<strong>ou</strong>r résister, mais en même temps il p<strong>ou</strong>ssa une<br />

s<strong>ou</strong>rde exclamation de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et de rage.<br />

- Cela ne sert à rien, fit <strong>Blondel</strong> ; obéis et monte.<br />

Et en disant cela il se mit à monter l'escalier qui con<strong>du</strong>isait<br />

au premier étage.<br />

Arrivé là, <strong>Blondel</strong> fixa <strong>le</strong> « charbonnier » d'un air qui fit frémir<br />

celui-ci, puis il dit :


— Ainsi, mon vieux, <strong>le</strong> séj<strong>ou</strong>r de Rochefort a fini par t'ennuyer<br />

?<br />

— Quoi?.... Comment?.... Je ne sais pas ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z<br />

dire !.... répondit <strong>le</strong> « charboanier » en faisant un m<strong>ou</strong>vement<br />

comme s'il avait marché sur un serpent.<br />

— Allons, voyons, reprit <strong>Blondel</strong>, à quoi servent ces manières<br />

? Tu ne sais pas ce que cela signifie, mon brave ? Eh<br />

bien je vais te rafraîchir la mémoire.... Premièrement : tu<br />

t'appel<strong>le</strong>s Nicolas Crampon....<br />

— Je v<strong>ou</strong>s jure....<br />

— Et tu as été, il y a six ans, <strong>condamné</strong> à dix ans de travail?<br />

forcés, reprit <strong>Blondel</strong> sans lui laisser <strong>le</strong> tempe de continuer.<br />

Le « charbonnier » considéra son interlocuteur d'un air<br />

abass<strong>ou</strong>rdi.<br />

— Ensuite, continua celui-ci, tu portais à Rochefort <strong>le</strong><br />

N° 5341 et tu t'es évadé il y a quatre mois.<br />

Le « charbonnier » baissa la tête, il se voyait dans l'impossibilité<br />

de lutter avec un homme aussi bien informé.<br />

<strong>Blondel</strong> reprit :<br />

— Nigaud! crois-tu donc avoir affaire à un novice, et te<br />

figures-tu que l'on puisse espionner un « ancien » sans qu'il<br />

aperçoive ? Il t'a servi à rien, vois-tu, de t'enfoncer dans <strong>le</strong> coin<br />

de ta voiture et de te cacher presque entièrement <strong>le</strong> visage avec<br />

<strong>le</strong> col<strong>le</strong>t de ton manteau, je t'ai reconnu quand je suis sorti de<br />

l'hôtel, au moment où tu me guettais, et si j'ai bien v<strong>ou</strong>lu que<br />

tu me suives, c'est que j'avais mon projet.<br />

— Quel projet? demanda <strong>le</strong> « charbonnier. »<br />

— Je me fis simp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> raisonnement suivant : « <strong>le</strong> charbonnier<br />

» est l'ami de l'Ecossais, par conséquent il doit savoir<br />

quelque chose au sujet <strong>du</strong> petit. Si je ne puis rien apprendre<br />

sur <strong>le</strong> compte de ce dernier, Crampon est <strong>le</strong> seul qui puisse me<br />

renseigner.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s jure que je ne connais pas ce jeune homme<br />

s'écria <strong>le</strong> charbonnier. »


— 117 —<br />

— Et si Crampon se refuse à par<strong>le</strong>r, continua impertub<strong>le</strong>ment<br />

<strong>Blondel</strong> en serrant fortement <strong>le</strong> bras de son interlocuteur,<br />

il c<strong>ou</strong>rt grand risque de se faire casser un membre.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z donc m'assassiner ?<br />

— Cela p<strong>ou</strong>rrait bien arriver.<br />

— Mais.... je ne sais rien....<br />

— C'est malheureux p<strong>ou</strong>r toi.<br />

— Je crierai !....<br />

— A quoi cela te servira-t-il ?<br />

T<strong>ou</strong>t en parlant <strong>Blondel</strong> avait de plus en plus serré <strong>le</strong> bras<br />

de Crampon jusqu'au moment où celui-ci, ne p<strong>ou</strong>vant plus supporter<br />

la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur p<strong>ou</strong>ssa une exclamation :<br />

— Grâce! lâchez moi ! je v<strong>ou</strong>s dirai t<strong>ou</strong>t ce que je<br />

sais !....<br />

— A la bonne heure, fit <strong>Blondel</strong> ; je savais bien que n<strong>ou</strong>s<br />

finirions par n<strong>ou</strong>s entendre. Puis changeant s<strong>ou</strong>dainement de<br />

ton, il demanda impérieusement :<br />

— Voyons, par<strong>le</strong> : son adresse d'abord.<br />

— Rue Châteaubriand 17, répondit Crampon.<br />

— Quel genre de société reçoit-il ?<br />

— Il ne voit personne !<br />

— Et ses amis<br />

— Il n'en a pas.<br />

— Il vit donc seul ?<br />

— T<strong>ou</strong>t seul.<br />

— Comment! à son âge ? N'a-t-il donc pas une maîtresse ?<br />

Crampon fit un signe plaisant de dédain.<br />

— Une maîtresse? fit-il.... certainement...., c'est-à-dire....<br />

— Quoi ? demanda <strong>Blondel</strong> de plus en plus intéressé.<br />

— Je veux dire.... ce n'est pas proprement par<strong>le</strong>r une maîtresse....<br />

Il est sérieusement am<strong>ou</strong>reux.<br />

— De qui donc ?<br />

— D'une cinquantaine de jeunes fil<strong>le</strong>s qui vivent dans un


— 118 —<br />

pensionnat dont <strong>le</strong> jardin se tr<strong>ou</strong>ve s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s fenêtres de votre<br />

jeune homme.<br />

— Je ne te comprends pas.<br />

— Non : Eh bien il y a dans ce pensionnat une jeune<br />

demoisel<strong>le</strong> de quinze à seize ans.<br />

— Après !...<br />

— C'est faci<strong>le</strong> à deviner.... <strong>le</strong> jeune homme est à sa fenêtre...<br />

la jeune fil<strong>le</strong> se promène dans <strong>le</strong> jardin <strong>le</strong> matin, à midi, <strong>le</strong><br />

soir.... on échange quelques regards, quelques s<strong>ou</strong>rires.... A cet<br />

âge on est <strong>innocent</strong> et il paraît qu'on se contente de peu...,<br />

ha.... ha.... ha....<br />

Et Crampon se mit à rire d'un air niais, mais il s'arrêta c<strong>ou</strong>rt<br />

en voyant de quel œil sévère <strong>Blondel</strong> <strong>le</strong> fixait.<br />

— Tu as bien dit : N° 17 ? demanda ce dernier.<br />

— N° 17, répéta Crampon.<br />

— Prends garde de me tromper !<br />

— Je v<strong>ou</strong>s ai vu à l'œuvre avec Mac-Beil.... cela suffit.<br />

P<strong>ou</strong>r ce qui concerne l'Ecossais tu lui diras que tu m'as<br />

per<strong>du</strong> de vue, et, tu me comprends, pas de bêtises, si tu ne veux<br />

pas ret<strong>ou</strong>rner à Rochefort !<br />

— Grand merci ! J'en ai assez.... Mais si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> permettiez<br />

je v<strong>ou</strong>s quitterai.<br />

— Va, je ne te retiens plus.<br />

Crampon ne se <strong>le</strong> fit pas répéter, il descendit l'escalier quatre<br />

à quatre sans seu<strong>le</strong>ment regarder derrière lui p<strong>ou</strong>r voir si<br />

<strong>Blondel</strong> <strong>le</strong> suivait.<br />

Un instant après celui-ci remontait <strong>le</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard et, appelant<br />

un cocher qui passait avec sa voiture vide, il se fit con<strong>du</strong>ire rue<br />

Châteaubriand.<br />

Il ne fut pas plus heureux cette fois qu'il ne l'avait été rue de<br />

Provence.<br />

— Monsieur Maurice Dubreuil a déménagé, lui répondit <strong>le</strong><br />

concierge de la maison N° 17.


— 119 —<br />

— Déménagé ! répéta <strong>Blondel</strong> consterné, et quand, s'il v<strong>ou</strong>s<br />

plaît?<br />

— Hier.<br />

— Connaissez-v<strong>ou</strong>s sa n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> adresse ?<br />

— Non, monsieur.<br />

— Comment ! v<strong>ou</strong>s ne savez pas même m'indiquer <strong>le</strong> quar­<br />

tier?<br />

— Non.<br />

<strong>Blondel</strong> s'éloigna en fermant la porte avec dépit.<br />

C'était comme un fait exprès.<br />

Qu'était-il arrivé P<strong>ou</strong>rquoi Maurice avait-il brusquement<br />

quitté cette maison d'où il p<strong>ou</strong>vait voir cel<strong>le</strong> qu'il aimait?<br />

<strong>Blondel</strong> cheminait <strong>le</strong>ntement en pensant à sa mauvaise<br />

chance, lorsque ses yeux tombèrent sur une enseigne qui por­<br />

tait <strong>le</strong>s mots : « Pensionnat de demoisel<strong>le</strong>s. »<br />

Ce fut un trait de lumière.<br />

Ce pensionnat ne p<strong>ou</strong>vait être que celui où se tr<strong>ou</strong>vait la<br />

jeune fil<strong>le</strong> qui avait attiré l'attention de Maurice Dubreuil, et<br />

nul d<strong>ou</strong>te que <strong>Blondel</strong> n'y obtint <strong>le</strong> renseignement qu'il cher-<br />

chait<br />

Cette idée traversa son cerveau comme un éclair, il se<br />

dirigea nonchalamment vers la porte d'entrée et sonna.<br />

La porte s'<strong>ou</strong>vrit et il se tr<strong>ou</strong>va en face d'une jeune fil<strong>le</strong> à la<br />

physionomie un peu naïve. L'ex-galérien avait déjà formé son<br />

projet et il avait donné à son visage une expression de gravité<br />

qui s'accordait p<strong>le</strong>inement avec son costume.<br />

La portière l'ayant fait entrer dans sa loge, <strong>Blondel</strong> lu<br />

demanda :<br />

— Est-ce qu'une jeune fil<strong>le</strong> n'a pas quitté ce pensionnat hier<br />

<strong>ou</strong> avant-hier ?<br />

— Oui, monsieur, répondit la jeune femme un peu intimidée,<br />

cependant si v<strong>ou</strong>s désirez voir madame la directrice....<br />

C'est inuti<strong>le</strong>, fit <strong>Blondel</strong> ; p<strong>ou</strong>r auj<strong>ou</strong>rd'hui, je me contenterai<br />

de ce que v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z me dire, <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>r de votre maîtresse viendra


— 120 —<br />

ensuite; et tirant de sa poche un portefeuil<strong>le</strong>, il en prit une<br />

<strong>le</strong>ttre qu'il déplia et qu'il mit s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux de la portière en<br />

lui disant :<br />

— Voyez!.... savez v<strong>ou</strong>s lire?<br />

— Hélas! non, monsieur, malheureusement!<br />

— Ce papier me donne l'autorisation de v<strong>ou</strong>s adresser t<strong>ou</strong>tes<br />

<strong>le</strong>s questions que je jugerai nécessaires et d'en exiger la réponse,<br />

c'est p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez bien me répondre clairement et<br />

sans hésiter ; comment se nomme cette jeune fil<strong>le</strong> ?<br />

— Lucienne Lardillon, balbutia la concierge.<br />

Ce nom surprit <strong>Blondel</strong>, qui néanmoins, n'en laissa rien<br />

paraître.<br />

— Quel j<strong>ou</strong>r a-t-el<strong>le</strong> quitté <strong>le</strong> pensionnat? continua-t-il, en<br />

conservant son air sévère.<br />

— Avant-hier, monsieur <strong>le</strong> juge.<br />

— Où demeure <strong>le</strong> père de cette jeune fil<strong>le</strong> !<br />

— Je l'ignore... mais dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas el<strong>le</strong> n'est pas allée<br />

chez son père.<br />

— Et où donc ?<br />

— Chez un monsieur Michaud.<br />

— Michaud ?... n'est-ce pas un négociant ?<br />

— Parfaitement.<br />

— Où demeure-t-il?<br />

— Rue Saint-Antoine, numéro 154.<br />

<strong>Blondel</strong> s'inclina d'un air satisfait et donnant une petite tape<br />

familière sur la j<strong>ou</strong>e rebondie de la jeune portière, il lui dit:<br />

— C'est très-bien, je suis content... je ne veux pas v<strong>ou</strong>s<br />

incommoder plus longtemps.... ma voiture m'attend et je vais<br />

immédiatement me rendre auprès de mademoisel<strong>le</strong> Lucienne...<br />

bonj<strong>ou</strong>r.<br />

<strong>Blondel</strong> s'éloigna son stratagème avait eu un succès<br />

comp<strong>le</strong>t.<br />

Tandis que notre héros se dirige vers la rue Saint-Antoine<br />

n<strong>ou</strong>s allons l'y précéder et voir ce qui se passait dans la


— 121 —<br />

demeure <strong>du</strong> brave homme que n<strong>ou</strong>s avons vu, au commencement<br />

de cette histoire, tomber s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau d'Eugène<br />

Salviat.<br />

L'habitation de monsieur Michaud se composait d'une maison<br />

et d'un petit pavillon dont la façade, c<strong>ou</strong>verte de plantes grimpantes,<br />

annonçait <strong>le</strong>s goûts modestes d'une vie paisib<strong>le</strong> ; un<br />

petit jardin <strong>le</strong> séparait <strong>du</strong> corps de logis principal, et <strong>le</strong>s f<strong>le</strong>urs<br />

que l'on voyait temoignaient des soins dont ce coin de terre<br />

était l'Objet.<br />

Dans la maison se tr<strong>ou</strong>vaient <strong>le</strong> bureau et <strong>le</strong> magasin, une<br />

vingtaine d'employés de t<strong>ou</strong>te sorte allaient et venaient d'un<br />

air effairé : <strong>le</strong> travail ne manquait pas et deux hommes donnaient<br />

à t<strong>ou</strong>t ce monde l'exemp<strong>le</strong> de l'activité. Ces deux<br />

hommes étaient monsieur Michaud et Paul Mercier.<br />

Au moment où n<strong>ou</strong>s pénétrons dans cette enceinte, n<strong>ou</strong>s<br />

tr<strong>ou</strong>vons monsieur Michaud assis dans <strong>le</strong> petit jardin, à l'ombre<br />

d'un acacia dont <strong>le</strong>s grapqes odorantes remplissent l'atmosphère<br />

de <strong>le</strong>ur parfum.<br />

Trois personnes sont à ses côtés, ce sont Psul Mercier,<br />

madame Michaud et Lucienne Lardillon.<br />

Madame Michaud était une femme d'environ trente-cinq<br />

ans, qui avait conservé t<strong>ou</strong>te la fraîcheur de la jeunesse.<br />

Cette femme avait jusqu'alors mené une vie tranquil<strong>le</strong> et<br />

paraissait avoir j<strong>ou</strong>i d'une paix sans mélange, mais depuis<br />

quelque temps un événement mystérieux était venu tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r<br />

ce calme profond; <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rire avait disparu de ses lèvres,<br />

une angoisse secrète donnait à son regard une expression indicib<strong>le</strong>,<br />

el<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>pirait sans cause apparente et cherchait constamment<br />

la s<strong>ou</strong>litude.<br />

Cet état ne p<strong>ou</strong>vait échapper à son ép<strong>ou</strong>x. Cependant, cet<br />

homme, qui était la probité et la droiture même, n'eut pas un<br />

instant la pensée de s<strong>ou</strong>mettre sa femme à une épreue quelconque,<br />

il attribua cela à une cause passagère et ne s'en inquiéta<br />

pas davantage.


— 122 —<br />

Peut-être, dans <strong>le</strong> fond de son cœur pensa-t-il que sa femme<br />

épr<strong>ou</strong>vait une peine intime de voir que <strong>le</strong>ur union avait été<br />

jusque là stéri<strong>le</strong>.<br />

Quant à Lucienne, el<strong>le</strong> était depuis un j<strong>ou</strong>r seu<strong>le</strong>ment dans<br />

cette maison, où sa présence avait comme amené un rayon de<br />

so<strong>le</strong>il.<br />

On ne p<strong>ou</strong>vait rien voir de plus frais, de plus gracieux, de<br />

plus charmant que cette jeune fil<strong>le</strong>.<br />

Lucienne avait des cheveux blonds qui encadraient harmonieusement<br />

l'ova<strong>le</strong> parfait de son visage, son teint avait la<br />

fraîcheur et <strong>le</strong> vel<strong>ou</strong>té <strong>du</strong> camélia, sa tail<strong>le</strong> était f<strong>le</strong>xib<strong>le</strong>, élégante<br />

et légère, et ses yeux b<strong>le</strong>us exprimaient l'innocence et la<br />

candeur.<br />

Quand monsieur Michaud portait ses regards sur la jeune<br />

fil<strong>le</strong>, il épr<strong>ou</strong>vait comme un sentiment inconnu, un s<strong>ou</strong>pir de<br />

contentement s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vait sa poitrine.<br />

N<strong>ou</strong>s avons déjà parlé des premières années de la vie de cet<br />

homme de bien : fuyant la contagion <strong>du</strong> vice et l'atmosphère<br />

empestée de Saint-Georges, il était venu à Paris à pied et était<br />

arrivé dans cette grande vil<strong>le</strong> presque sans ress<strong>ou</strong>rces. Il ne<br />

possédait p<strong>ou</strong>r ainsi dire qu'une confiance illimitée dans la Providence,<br />

une âme droite et un c<strong>ou</strong>rage à t<strong>ou</strong>te épreuve.<br />

Après quelques années d'un labeur opiniâtre, de privations<br />

de t<strong>ou</strong>te sorte et grâce à une disposition innée p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> commerce,<br />

il avait réuni un modeste capital. Il commença alors à se<br />

sentir heureux, et il put espérer de voir son sort s'améliorer.<br />

Jean-Jacques R<strong>ou</strong>sseau avait raison de dire qu'un homme a<br />

s<strong>ou</strong>vent plus de peine à gagner ses premiers mil<strong>le</strong> francs que<br />

son second million.<br />

Monsieur Michaud avait déjà gagné ce second million, et audelà,<br />

au moment où n<strong>ou</strong>s intro<strong>du</strong>isons <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur dans la<br />

maison <strong>du</strong> négociant.<br />

Il s<strong>ou</strong>ffrait encore un peu de la b<strong>le</strong>ssure qu'il avait reçue à


— 123 —<br />

Saint-Georges, cependant il n'avait pas v<strong>ou</strong>lu céder aux prières<br />

de sa femme qui <strong>le</strong> suppliait de se reposes, et il avait v<strong>ou</strong>lu<br />

reprendre en personne la direction de ses affaires. Mais, malgré<br />

l'actviité avec laquel<strong>le</strong> il s'était remis au travail, il était faci<strong>le</strong><br />

de voir qu'une pensée secrète l'obsédait sans cesse et venait<br />

par moments absorber complétement son esprit.<br />

En effet, une pensée <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>rmentait et il faisait de vains<br />

efforts p<strong>ou</strong>r la chasser, el<strong>le</strong> s'était attachée à lui comme <strong>le</strong><br />

remords s'attache à l'âme <strong>du</strong> malfaiteur.<br />

Le s<strong>ou</strong>venir de l'attentat dont il avait été victime à Saint-<br />

Georges était cans cesse présent à sa mémoire, et il ne p<strong>ou</strong>vait<br />

s'empêcher de regretter d'avoir vu s'évan<strong>ou</strong>ir <strong>le</strong>s projets qu'il<br />

avait formés relativement à son fil<strong>le</strong>ul.<br />

Il avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs eu beauc<strong>ou</strong>p d'affection p<strong>ou</strong>r ce jeune<br />

homme et avait s<strong>ou</strong>vent eu l'idée de l'adopter p<strong>ou</strong>r comb<strong>le</strong>r<br />

dans une certaine mesure <strong>le</strong> vide de son intérieur.<br />

Cet attentat avait détruit t<strong>ou</strong>s ses projets et il en épr<strong>ou</strong>vait<br />

une d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur profonde, qu'il faisait son possib<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r cacher aux<br />

yeux ds ceux qui l'ent<strong>ou</strong>raient.<br />

Il se tr<strong>ou</strong>vait précisément dans un de ces moments de<br />

mélancolie, lorsqu'il jeta <strong>le</strong>s yeux sur Lucienne et se mit à<br />

considérer la jeune fil<strong>le</strong> avec une expression de tendresse<br />

infinie.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant, il se <strong>le</strong>va, s'appsocha d'el<strong>le</strong>, et lui<br />

prenant la tête dans ses mains, il lui baisa <strong>le</strong> front avec une<br />

affection t<strong>ou</strong>te paternel<strong>le</strong>.<br />

— Eh bien, ma bel<strong>le</strong> petite Lucienne, lui demanda-t-il<br />

ensuite d'une voix où éclateit sa bonté, crois-tu que tu p<strong>ou</strong>rras<br />

être heureuse parmi n<strong>ou</strong>s ?<br />

Lucienne <strong>le</strong> regarda de son œil clair et limpide et répondit :<br />

— P<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s en d<strong>ou</strong>ter ?<br />

— Et tu n<strong>ou</strong>s aimeras, n'est-il pas vrai ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s aime déjà de t<strong>ou</strong>t mon cœur.


— 124 —<br />

— Bien, mon enfant. Oh ! je ne d<strong>ou</strong>te pas de toi. Du reste<br />

n<strong>ou</strong>s te connaissions déjà un peu, ma femme et moi, et Paul<br />

n<strong>ou</strong>s a s<strong>ou</strong>vent répété combien tu es digne des soins qu'il a<br />

pris p<strong>ou</strong>r ta jeunesse !<br />

Lucienne ne répondit rien d'abord, mais se ret<strong>ou</strong>rnant vers<br />

Paul Mercier qui la considérait en s<strong>ou</strong>riant, el<strong>le</strong> s'avança vers<br />

lui, lui tendit <strong>le</strong>s deux mains en disant :<br />

— Paul !.... Paul est notre bon ange à t<strong>ou</strong>s !....<br />

— Tu as raison !<br />

— Sans lui ma mère serait morte de chagrin !<br />

— La pauvre femme !....<br />

— Et c'est p<strong>ou</strong>r cela, Paul, que tu sais que, après ma mère,<br />

tu es ce que j'aime <strong>le</strong> plus au monde.<br />

En prononçant ces dernières paro<strong>le</strong>s la jeune fil<strong>le</strong> laissa tomber<br />

sa tête sur la poitrine de Paul Mercier et fondit en larmes.<br />

Cette sensibilité émut profondément monsieur Michaud et<br />

son ép<strong>ou</strong>se.<br />

Une rumeur venant de la rue vint s<strong>ou</strong>dain tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r cette<br />

scéne intime ; Paul allait se <strong>le</strong>ver afin de s'enquérir de ce que<br />

cela p<strong>ou</strong>vait être, lorsque <strong>le</strong> négociant appela un jeune homme<br />

qui se tr<strong>ou</strong>vait au fond de la c<strong>ou</strong>r.<br />

Cet indivi<strong>du</strong> présentait un type comp<strong>le</strong>t de ce que l'on nomme<br />

communément <strong>le</strong> « voy<strong>ou</strong> » parisien, son visage pâ<strong>le</strong> exprimait<br />

la ruse, son regard dénotait une audace peu commune et p<strong>ou</strong>vait<br />

éga<strong>le</strong>ment prendre l'expression de la plus basse servilité,<br />

ses gestes étaient vifs et hardis, en un mot cet homme paraissait<br />

devoir être capab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>t.<br />

Du reste <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur sera plus amp<strong>le</strong>ment renseigné quand il<br />

saura que ce personnage qui était employé chez monsieur<br />

Michaud s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de Lorrain, n'était autre que noire<br />

ancienne connaissance Laposto<strong>le</strong> que n<strong>ou</strong>s avons vu s'évader<br />

de T<strong>ou</strong>lon en même temps de <strong>Blondel</strong>.<br />

— Que se passe-t-il à la rue? lui demanda monsieur Michaud.


— 125 —<br />

— Monsieur, ce sont <strong>le</strong>s passants qui s'arrêtent par gr<strong>ou</strong>pes<br />

p<strong>ou</strong>r s'entretenir de la n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> qui circu<strong>le</strong>.<br />

— Et quel<strong>le</strong> est cette n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>?<br />

— On par<strong>le</strong> <strong>du</strong> départ d'un convoi de <strong>condamné</strong>s aux<br />

galères qui doit quitter Bicêtre demain matin.<br />

Le front de Michaud s'assombrit.<br />

— Ah ! fit-il, en devenant pensif.<br />

— Et voyez comme cela se rencontre, reprit Laposto<strong>le</strong>, c'est<br />

demain dimanche, de sorte que chacun p<strong>ou</strong>rra al<strong>le</strong>r voir cela, il<br />

paraît que c'est un spectac<strong>le</strong> assez intéressant que de voir forger<br />

chaînes aux jambes des <strong>condamné</strong>s.<br />

Michand sec<strong>ou</strong>a tristement la tête.<br />

Non, dit-il, ce doit être, au contraire, une scène horrib<strong>le</strong>....<br />

Ainsi tu veux que je te donne un conseil c'est de te procurer un<br />

autre genre de distraction.<br />

— Je n'y pense pas, répondit Laposto<strong>le</strong>,.... mais ce que v<strong>ou</strong>s<br />

savez pas c'est qu'il y a parmi <strong>le</strong>s galériens un garçon dont<br />

il veux al<strong>le</strong>r voir la mine au moment où on l'acc<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>ra.<br />

— Tu connais quelqu'un parmi ces malheureux ?<br />

— Oh ! de nom seu<strong>le</strong>ment.<br />

— Et quel est l'infortuné dont la s<strong>ou</strong>ffrance doit contribuer<br />

et te réj<strong>ou</strong>ir ? Que ta fait cet homme p<strong>ou</strong>r que tu <strong>le</strong> haïsse à ce<br />

point ?<br />

— A moi ?.... rien, mais à v<strong>ou</strong>s, monsieur Michaud.<br />

— Que veux-tu dire ?<br />

— C'est <strong>le</strong> misérab<strong>le</strong> qui a v<strong>ou</strong>lu v<strong>ou</strong>s assassiner p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s<br />

remercier de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s bontés que v<strong>ou</strong>s aviez eues p<strong>ou</strong>r lui.<br />

— Joseph? demanda <strong>le</strong> négociant d'une voix altérée.<br />

— Oui, Joseph Maréchal, qui doit demain matin partir p<strong>ou</strong>r<br />

T<strong>ou</strong>lon, et c'est vraiment un voyage d'agrément, je puis v<strong>ou</strong>s<br />

l'assurer.... quand on a la perspective d'avoir une vingtaine<br />

l'étapes à faire avec une guirlande de fer aut<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> corps, sans<br />

compter <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>ps de matraque p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>vrir l'appétit !<br />

Je me plaindrai quand j'aurai <strong>le</strong> temps, <strong>le</strong> gaillard n'a que ce


— 126 —<br />

qu'il mérite et si je <strong>le</strong> tenais entre mes mains, je v<strong>ou</strong>s certifie,<br />

monsieur, que je me chargerais de <strong>le</strong> corriger.<br />

— Tranquillise-toi, mon ami, fit monsieur Michaud, et, je te<br />

<strong>le</strong> répète, ne va pas voir p<strong>ou</strong>r cela !<br />

— Oh ! s'écria Laposto<strong>le</strong>, ces vo<strong>le</strong>urs et assassins !.... je ne<br />

sais si cela vient de famil<strong>le</strong> !.... mais je <strong>le</strong>s deteste, je <strong>le</strong>s hais !....<br />

La verve de Laposto<strong>le</strong> était eu train et qui sait quand el<strong>le</strong> se<br />

serait calmée lorsque la porte de la gril<strong>le</strong> s'<strong>ou</strong>vrit et donna<br />

passage à une jeune fil<strong>le</strong> qui s'approcha timidement <strong>du</strong> gr<strong>ou</strong>pe<br />

ormé par monsieur et madame Michaud, Paul Mercier et<br />

Lucienne.<br />

Cette jeune personne p<strong>ou</strong>vait avoir une vingtaine d'années,<br />

son costume était pauvre ; ses traits exprimaient une d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur<br />

profonde, sa contenance dénotait une grande fatigue et el<strong>le</strong><br />

s'arrêta comme exténuée.<br />

Laposto<strong>le</strong> s'était retiré un peu en arrière et considérait avec<br />

attention cette jeune inconnue.<br />

— Monsieur Michaud ?.... demanda cette dernière d'une voix à<br />

peine distincte en s'adressant respectueusement au négociant.<br />

— C'est moi, répondit celui-ci, que me veux-tu, mon enfant ?<br />

La jeune fil<strong>le</strong> était tombée à gen<strong>ou</strong>x, el<strong>le</strong> avait saisi <strong>le</strong>s mains<br />

de Michaud et <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>vrait de baisers et de larmes.<br />

Le négociant v<strong>ou</strong>lut la re<strong>le</strong>ver. Malgré ses vêtements pauvres<br />

et c<strong>ou</strong>verts de p<strong>ou</strong>ssière, ses cheveux défaits, ses manières<br />

embarrassées, la physionomie de cette jeune fil<strong>le</strong> exprimait une<br />

tel<strong>le</strong> innocence, ses regards dénotaient une d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur si vraie<br />

et si profonde que <strong>le</strong>s témoins de cette scène se sentirent émus<br />

de pitié.<br />

— Non, monsieur, reprit la jeune fil<strong>le</strong>, ma seu<strong>le</strong> place est à<br />

vos gen<strong>ou</strong>x !<br />

— Mais qui es-tu donc ?<br />

— Qui je suis ? monsieur Michaud, je me nomme Miche<strong>le</strong>tte<br />

et je suis la fiancée de.... de Joseph Maréchal?<br />

A cette réponse <strong>le</strong>s autres personnes qui étaient là ne purent


— 127 —<br />

retenir un m<strong>ou</strong>vement de répulsion ; Laposto<strong>le</strong> fit un geste de<br />

stupéfaction, tandis que madame Michaud et Paul faisait un pas<br />

en arrière.<br />

Seuls monsieur Michaud et Lucienne n'avait fait aucun m<strong>ou</strong>vement,<br />

ils paraissaient n'épr<strong>ou</strong>ver t<strong>ou</strong>s deux que de la pitié<br />

et ils échangèrent un regard qui <strong>le</strong>ur pr<strong>ou</strong>va que <strong>le</strong>urs cœurs<br />

s'étaient compris.<br />

CHAPITRE X<br />

Miche<strong>le</strong>tte<br />

Le si<strong>le</strong>nce <strong>du</strong>ra encore quelques secondes pendant <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s<br />

on n'entendit que <strong>le</strong>s sanglots de Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Pauvre enfant!.... murmura monsieur Michaud; tu tr<strong>ou</strong>veras<br />

ici la pitié que tu mérites p<strong>ou</strong>r avoir aimé ce misérab<strong>le</strong>!<br />

— Un misérab<strong>le</strong> !... Joseph !... s'écria la jeune fil<strong>le</strong> avec désespoir<br />

et en se <strong>le</strong>vant avec vivacité... C'est donc vrai, t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde<br />

<strong>le</strong> croit c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> !.... Et cependant, devant Dieu qui n<strong>ou</strong>s<br />

entend, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez comme t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

autres, comme ses amis de Saint-Georges qui l'ont abandonné,<br />

comme <strong>le</strong>s juges qui l'ont <strong>condamné</strong>, comme t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde<br />

enfin! Le pauvre malheureux est maintenant seul sur la terre,<br />

il ne lui reste rien que ma tendresse, et ma foi en son innocence<br />

est aussi grande que mon impuissance à rien faire p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />

s<strong>ou</strong>lager !<br />

Puis d'une voix interrompue par <strong>le</strong>s p<strong>le</strong>urs el<strong>le</strong> continuant en<br />

s'adressant à monsieur Michaud:


— 128 —<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez-moi, monsieur !.... J'ai fait quarante lieues à pied<br />

p<strong>ou</strong>r venir v<strong>ou</strong>s dire : Joseph est <strong>innocent</strong> !.... Je <strong>le</strong> connais et je<br />

sais, aussi bien que s'il me l'avait dit que la pensée que v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />

méprisez lui est plus d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuse que la honte et la s<strong>ou</strong>ffrance!....<br />

Il v<strong>ou</strong>s aime et v<strong>ou</strong>s vénère comme si v<strong>ou</strong>s étiez s<strong>ou</strong> père et<br />

son cœur saigne à la pensée que v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> croyez c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> !....<br />

Lui,... c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>! Me verriez-v<strong>ou</strong>s ici? Me serais-je traînée pendant<br />

quarante lieues p<strong>ou</strong>r venir me jeter à vos pieds?... Ah !<br />

v<strong>ou</strong>s ne <strong>le</strong> croyez pas !.... A chaque église, à chaque chapel<strong>le</strong><br />

qui s'est tr<strong>ou</strong>vée sur mon chemin je me suis arrêtée et j'ai prié<br />

avec ferveur Aurais-je pu <strong>le</strong> faire si Joseph était un criminel<br />

?....<br />

Et pendant que parlait la jeune fil<strong>le</strong> ses grands yeux noirs<br />

s'étaient fixés sur ceux de Michaud avec une expression de<br />

prière.<br />

— Ma pauvre enfant, fit <strong>le</strong> négociant, que veux-tu que je te<br />

te dise?.... Il ne m'est pas possib<strong>le</strong> de croire à l'innocence de<br />

Joseph, atten<strong>du</strong> que t<strong>ou</strong>t se réunit p<strong>ou</strong>r me pr<strong>ou</strong>ver qu'il est<br />

criminel !<br />

Miche<strong>le</strong>tte jeta à Michaud un regard empreint de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et<br />

de d<strong>ou</strong>x reproche.<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes un homme d'honneur, dit-el<strong>le</strong>, et un j<strong>ou</strong>r<br />

viendra où v<strong>ou</strong>s regretterez sûrement votre injustice et votre<br />

rigueur contre un malheureux qu'un mot de v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrait<br />

sauver!.... Je v<strong>ou</strong>s quitte.... pardonnez-moi de m'être intro<strong>du</strong>ite<br />

dans voire maison et d'avoir rappelé chez v<strong>ou</strong>s de tristes s<strong>ou</strong>venirs.<br />

Miche<strong>le</strong>tte faisait un m<strong>ou</strong>vement p<strong>ou</strong>r se retirer, mais<br />

madame Michaud la retint.<br />

Où v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>r? que pensez-v<strong>ou</strong>s faire? lui demanda-tel<strong>le</strong><br />

d'un air d'intérêt et d'affection. Qu'est-ce que v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z<br />

devenir dans Paris, où v<strong>ou</strong>s n'avez ni amis, ni parents.<br />

— Je ne reste pas à Paris, madame, répondit la jeune<br />

fil<strong>le</strong>.


TORINO, LIT. SALUSSOLIA<br />

Pitié !... Joseph est <strong>innocent</strong>!...


— 129 —<br />

Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s faire ?<br />

— Joseph va partir p<strong>ou</strong>r T<strong>ou</strong>lon !... Ah bien, je veux <strong>le</strong> suivre,<br />

repartit Miche<strong>le</strong>tte ; je veux partager son malheur et travail<strong>le</strong>r<br />

p<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>lager sa misère. On s<strong>ou</strong>ffre moins quand <strong>ou</strong> s<strong>ou</strong>ffre à<br />

deux.... et puisque je suis t<strong>ou</strong>t ce qui lui reste sur la terre, je<br />

veux que ma vie lui soit consacrée !<br />

— Ah! s'il avait des sentiments aussi nob<strong>le</strong>s que <strong>le</strong>s tiens !<br />

s'écria monsieur Michaud malgré lui.<br />

— Que faut-il donc que je fasse <strong>ou</strong> que je dise, p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s<br />

convaincre de son innocence! fit Miche<strong>le</strong>tte en sanglotant et en<br />

se tordant <strong>le</strong>s mains. Ah! si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> connaissiez!... savez-v<strong>ou</strong>s<br />

ce qu'il a fait p<strong>ou</strong>r moi, lui, p<strong>ou</strong>r qui v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z avoir que<br />

<strong>du</strong> mépris?... V<strong>ou</strong>s connaissez sans d<strong>ou</strong>te la famil<strong>le</strong> Salviat.<br />

de Saint-Georges, n'est ce pas ?.... Oui, je <strong>le</strong> vois !.. . Eh bien !<br />

monsieur Michaud, moi je suis une Salviat.... Et v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez<br />

v<strong>ou</strong>s faire une idée de la manière dont mon é<strong>du</strong>cation a été<br />

con<strong>du</strong>ite, des principes que mon cœur a reçus, de la langue<br />

à laquel<strong>le</strong> mes oreil<strong>le</strong>s ont été acc<strong>ou</strong>tumées dès mon enfance<br />

! On dit que <strong>le</strong> corps s'acc<strong>ou</strong>tume au poison, il en est<br />

de même <strong>du</strong> cœur! Ah! t<strong>ou</strong>t ce qui m'ent<strong>ou</strong>rait était empoisonné,<br />

et un j<strong>ou</strong>r vint où mon cœur était gâté, complètement<br />

corrompu !.... Ce fut alors que je connus Joseph.... que<br />

je l'aimai et qu'il lui aurait été bien faci<strong>le</strong> de continuer ce<br />

qu'on avait commencé, d'autant plus que, comme moi, son<br />

enfance s'était passée dans une atmosphère empoisonnée et<br />

qu'il avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs eu devant <strong>le</strong>s yeux <strong>le</strong>s plus déplorab<strong>le</strong>s<br />

exemp<strong>le</strong>s ! Mais <strong>le</strong> cœur de Joseph est pur comme l'or,<br />

monsieur ; il avait traversé la b<strong>ou</strong>e sans se macu<strong>le</strong>r, et bien<br />

loin de favoriser mes penchants vicieux, il entreprit de me<br />

corriger! Ah! c'était une tâche diffici<strong>le</strong>, mais il m'aimait et il<br />

v<strong>ou</strong>lait me sauver de moi-même, il eut à combattre contre<br />

t<strong>ou</strong>s mes mauvais instincts.... il se combattit aussi lui-même...<br />

et auj<strong>ou</strong>rd'hui je lui dois plus que la vie.... je lui dois l'honneur<br />

Et voilà l'homme que l'on accuse d'avoir v<strong>ou</strong>lu assas<br />

9


— 130 —<br />

siner son bienfaiteur!.... Dites-moi donc, monsieur Michaud,<br />

croyez-v<strong>ou</strong>s maintenant que ce soit possib<strong>le</strong> ?<br />

Michaud était t<strong>ou</strong>ché.... sa conviction était ébranlée.<br />

— Il y a des moments, fit-il, où cela me semb<strong>le</strong>, comme à<br />

toi, t<strong>ou</strong>t-à-fait impossib<strong>le</strong>.... Cependant, je suis bien obligé de<br />

croire au c<strong>ou</strong>p de c<strong>ou</strong>teau qui a failli me tuer et dont la cicatrice<br />

ne s'effacera jamais. Cette b<strong>le</strong>ssure ne peut m'avoir été<br />

faite que par <strong>le</strong> seul être qui fût alors près de moi]<br />

— T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> condamne ! je <strong>le</strong> sais, repartit Miche<strong>le</strong>tte; Dieu<br />

seul connaît son innocence, et lui seul p<strong>ou</strong>rra <strong>le</strong> sauver !<br />

— Et toi, ma pauvre enfant, tu veux <strong>le</strong> suivre ? sais-tu<br />

que tu as plus de deux cent lieues à marcher p<strong>ou</strong>r cela ?<br />

— Et lui ! ne faut-il pas qu'il <strong>le</strong>s fasse ? s'écria Miche<strong>le</strong>tte ; ne<br />

faut-il pas qu'il marche avec <strong>le</strong>s jambes chargées d'une l<strong>ou</strong>rde<br />

chaîne?<br />

Ton projet est insensé, fit à son t<strong>ou</strong>r madame Michaud<br />

Reste plutôt avec n<strong>ou</strong>s!.... N<strong>ou</strong>s te procurerons de l'<strong>ou</strong>vrage et<br />

tu <strong>ou</strong>blieras auprès de n<strong>ou</strong>s ce qui cause ta d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> répondit à cette proposition par un regard d'une<br />

expression cé<strong>le</strong>ste.<br />

— Ce que v<strong>ou</strong>s m'offrez, madame, répondit-el<strong>le</strong>, serait la<br />

réalisation de mes plus chères espérences mais lui ! où<br />

va-t-il ? savez-v<strong>ou</strong>s ce qui l'attend? La s<strong>ou</strong>ffrance, la honte, <strong>le</strong>s<br />

privations, <strong>le</strong> désespoir, voilà qu'el<strong>le</strong> sera sa vie désormais!<br />

V<strong>ou</strong>s voyez donc que je ne puis pas rester ici, que je dois partager<br />

son sort et faire t<strong>ou</strong>t ce qui sera en mon p<strong>ou</strong>voir p<strong>ou</strong>r<br />

s<strong>ou</strong>lager son malheur!<br />

— Est-ce que rien ne te p<strong>ou</strong>rra dét<strong>ou</strong>rner de ton projet ?<br />

— Rien !<br />

— Tu veux absolument te mettre en r<strong>ou</strong>te?<br />

— Oui, demain matin.<br />

— Eh bien, reprit <strong>le</strong> négociant en tirant son portefeuil<strong>le</strong>, je<br />

veux au moins contribuer à rendre ton voyage moins pénib<strong>le</strong>.<br />

Mais avant qu'il pût <strong>ou</strong>vrir son portefeuil<strong>le</strong> dans l'intention


— 131 —<br />

sans d<strong>ou</strong>te d'en tirer un bil<strong>le</strong>t de banque, Miche<strong>le</strong>tte fit un geste<br />

de dénégation et de refus.<br />

— De l'argent? s'écria-t-el<strong>le</strong> ; ah! ce n'est pas p<strong>ou</strong>r cela<br />

que je suis venue ! aussi longtemps que v<strong>ou</strong>s croirer Joseph<br />

c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>, il ne me pardonnerait pas d'avoir accepté vos<br />

sec<strong>ou</strong>rs!<br />

Et ayant dit ces dernières paro<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong> salua la compagnie,<br />

el<strong>le</strong> s'éloigna en faisant des efforts p<strong>ou</strong>r cacher sa fatigue et son<br />

épuisement.<br />

Michaud la suivit tristement <strong>du</strong> regard, puis s'adressant à<br />

Lucienne, il lui dit vivement en lui mettant un bil<strong>le</strong>t de banque<br />

dans la main :<br />

— Prends cela et va <strong>le</strong> lui offrir ; el<strong>le</strong> ne te refusera pas !<br />

Laposto<strong>le</strong> avait été témoin de la générosité de monsieur<br />

Michaud, il p<strong>ou</strong>ssa un s<strong>ou</strong>pir en voyant <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t disparaître<br />

dans la poche de Lucienne.<br />

— Comment cet homme prodigue son argent ! pensait-il, et<br />

comme cette somme serait mieux dans ma poche que là où<br />

el<strong>le</strong> est !<br />

Lucienne avait suivi Miche<strong>le</strong>tte et l'avait appelée.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci se ret<strong>ou</strong>rna avec étonnement.<br />

— V<strong>ou</strong>s m'avez appelée? demanda-t-il.<br />

— Oui, répondit Lucienne un peu embarrassée et en s'approchant<br />

de la fiancée de Joseph.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte reprit-el<strong>le</strong> en baissant <strong>le</strong>s yeux, je crois à<br />

l'innocence de celui que v<strong>ou</strong>s aimez, et j'espère que v<strong>ou</strong>s ne<br />

me refuserez pas ceci.<br />

Et en parlant el<strong>le</strong> avait tiré de sa poche <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t de banque<br />

que Michaud lui avait remis et <strong>le</strong> mit dans la main de Miche<strong>le</strong>tte.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci la regarda d'un air étonné sans paraître comprendre<br />

de quoi il s'agissait : puis el<strong>le</strong> balbutia :<br />

— Comment ! V<strong>ou</strong>s ? Mais v<strong>ou</strong>s ne me connaissez<br />

pas!


— 132 —<br />

— Qu'est-ce que cela fait ?<br />

— Ah ! v<strong>ou</strong>s connaissez peut-être Joseph !<br />

— Non.<br />

— Alors p<strong>ou</strong>rquoi faites-v<strong>ou</strong>s cela ?<br />

Lucienne lui répondit avec un s<strong>ou</strong>rire angélique:<br />

— J'ai vu vos larmes. .Miche<strong>le</strong>tte, et j'ai compris qu'un honnête<br />

homme p<strong>ou</strong>vait seul inspirer une affection semblab<strong>le</strong> !<br />

— Et v<strong>ou</strong>s me croyez, n'est-ce pas ? fit Miche<strong>le</strong>tte avec un<br />

éclair de fierté dans <strong>le</strong> regard.<br />

— Oui.... je v<strong>ou</strong>s crois!.... Mais, prenez ceci, prenez!...<br />

Sans bien savoir ce qu'el<strong>le</strong> faisait, la jeune fil<strong>le</strong> prit <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t<br />

et baisa la main qui <strong>le</strong> lui donnait.<br />

— Merci! fit-el<strong>le</strong> en sanglotant, v<strong>ou</strong>s êtes bonne, mademoisel<strong>le</strong>,<br />

v<strong>ou</strong>s me comprenez et v<strong>ou</strong>s avez pitié de mes s<strong>ou</strong>ffrances!<br />

Je ne v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>blierai jamaais et quand je prierai p<strong>ou</strong>r<br />

Joseph je prierais aussi p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s!... Et s'il y a là sur terre un<br />

nom que v<strong>ou</strong>s aimiez, un être qui fasse battre votre cœur,<br />

dites-<strong>le</strong> moi, et ce nom ne sera pas <strong>ou</strong>blié dans mes prières, je<br />

l'aimerai comme v<strong>ou</strong>s l'aimez.<br />

Lucienne lui serra la main.<br />

— Eh bien, répondit-el<strong>le</strong> avec des larmes dans <strong>le</strong>s yeux,<br />

priez p<strong>ou</strong>r ma mère! et el<strong>le</strong> s'éloigna <strong>le</strong>ntement après lui avoir<br />

s<strong>ou</strong>ri une dernière fois.<br />

Miche<strong>le</strong>tte v<strong>ou</strong>lut continuer sa r<strong>ou</strong>te, mais l'émotion que lui<br />

avait causée cet entretien, la fatigue, peut-être aussi la faim<br />

lui en<strong>le</strong>vèrent subitement t<strong>ou</strong>t ce qu'il lui restait de forces et<br />

à peine avait-el<strong>le</strong> fait quelques pas qu'el<strong>le</strong> tomba privée de<br />

connaissance.<br />

— Mais la pauvre fil<strong>le</strong> s'évan<strong>ou</strong>it! fit un voix.<br />

C'était cel<strong>le</strong> de Laposto<strong>le</strong> qui n'avait pas per<strong>du</strong> Miche<strong>le</strong>tte<br />

de vue et qui, en la voyant chance<strong>le</strong>r s'était élancé p<strong>ou</strong>r la re<strong>le</strong>ver.<br />

— Pauvre fil<strong>le</strong>! fit-il d'un air de commisération en la s<strong>ou</strong>tenant<br />

d'un bras pendant que la main qui restait libre explorait


— 133 —<br />

la poche de Miche<strong>le</strong>tte, el<strong>le</strong> aurait très bien pu se faire <strong>du</strong> mal<br />

si je ne m'étais pas tr<strong>ou</strong>vé là.<br />

En voyant tomber Miche<strong>le</strong>tte Lucienne avait p<strong>ou</strong>ssé un cri et<br />

était acc<strong>ou</strong>rue, au même moment un jeune homme qui venait<br />

de la rue s'approchait et t<strong>ou</strong>s deux se rencontrèrent auprès de<br />

Miche<strong>le</strong>tte qui était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs s<strong>ou</strong>tenue par Laposto<strong>le</strong>.<br />

— Monsieur Maurice ! fit Lucienne en r<strong>ou</strong>gissant.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s ai enten<strong>du</strong>e, Mademoisel<strong>le</strong>, au moment où je<br />

passais devant la porte <strong>du</strong> jardin.<br />

— Il faut porter sec<strong>ou</strong>rs à cette jeune fil<strong>le</strong>!<br />

— Ne p<strong>ou</strong>rrions-n<strong>ou</strong>s pas la transporter chez Monsieur<br />

Michaud ?<br />

— Non, non, répondit vivement Lucienne, mais l'on p<strong>ou</strong>r<br />

rait... ah! mon Dieu ! c'est l'épuisement, la faim<br />

— V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que j'ail<strong>le</strong> chercher une voiture ?<br />

— Oui, Monsieur Maurice, faites cela, con<strong>du</strong>isez Miche<strong>le</strong>tte<br />

dans un hôtel convenab<strong>le</strong> et faites en sorte qu'el<strong>le</strong> reçoive t<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong>s soins que réclame son état.<br />

— V<strong>ou</strong>s serez obéie, Mademoisel<strong>le</strong>.<br />

— El<strong>le</strong> revient à el<strong>le</strong>... Monsieur Michand m'attend... je<br />

v<strong>ou</strong>s la recommande, Monsieur, et je v<strong>ou</strong>s prie de bien v<strong>ou</strong>loir<br />

venir demain chez mon onc<strong>le</strong> Mercier, me donner des n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s<br />

de cette jeune fil<strong>le</strong> que je mets s<strong>ou</strong>s votre protection.<br />

En disant ces paro<strong>le</strong>s, Lucienne jeta à Maurice un regard qui<br />

fit palpiter <strong>le</strong> jeune homme.<br />

— Demain v<strong>ou</strong>s aurez de ses n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s ! répondit-il.<br />

Lucienne s'était éloignée, Maurice prit <strong>le</strong> bras de Miche<strong>le</strong>tte<br />

qui commençait à revenir à el<strong>le</strong> et lui parlant d'une voix d<strong>ou</strong>ce<br />

et enc<strong>ou</strong>rageante il lui dit de s'appuyer sur lui. puis ils se<br />

mirent à marcher d<strong>ou</strong>cement p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r tr<strong>ou</strong>ver une voiture.<br />

Ils n'avaient pas fait dix pas que Maurice s'arrêta, il venait<br />

d'entendre prononcer son nom derrière lui.<br />

Etonné il se ret<strong>ou</strong>rna et reconnut <strong>Blondel</strong> ; sans savoir p<strong>ou</strong>rquoi<br />

la vue de cet homme <strong>le</strong> fit tressaillir.


— 134 —<br />

— V<strong>ou</strong>s, Monsieur ? fit-il.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas? repartit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Al<strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s chez Monsieur Michaud?<br />

— Non.<br />

— Comment se fait-il alors que<br />

— Parb<strong>le</strong>u! fit brusquement <strong>Blondel</strong>, c'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>, je<br />

v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ve ici parce que je n'ai pas pu v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ver ni rue de<br />

Provence ni rue Châteaubriand.<br />

— V<strong>ou</strong>s me cherchez donc ?<br />

— Comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dites.<br />

— Et que me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Un moment d'entretien.<br />

— Mais...<br />

— Mais v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez pas me l'accorder en ce moment<br />

parce que Mademoisel<strong>le</strong> Lucienne v<strong>ou</strong>s a prié de protéger cette<br />

jeune fil<strong>le</strong>... Tenez je veux v<strong>ou</strong>s faire une proposition.<br />

— Par<strong>le</strong>z !<br />

— En premier lieu, mon ami, v<strong>ou</strong>s êtes à un âge où l'on ne<br />

peut guère avoir l'air de s'intéresser à une jeune fil<strong>le</strong> sans la<br />

compromettre.<br />

— Eh bien ?<br />

— Tenez !... Avez-v<strong>ou</strong>s confiance en moi ?<br />

— V<strong>ou</strong>s m'avez ren<strong>du</strong> un service que je n'<strong>ou</strong>blierai jamais.<br />

— Très-bien ! et si je v<strong>ou</strong>s dis que je protégerai cette jeune<br />

personne et que je v<strong>ou</strong>s réponds d'el<strong>le</strong>, me croirez-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Oh ! Certainement !<br />

— Je v<strong>ou</strong>s indiquerai la maison où el<strong>le</strong> sera transportée et<br />

v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez v<strong>ou</strong>s rendre compte par v<strong>ou</strong>s-même de la manière<br />

dont el<strong>le</strong> sera traitée.<br />

— Cela suffit, répondit Maurice<br />

— <strong>Blondel</strong> fit entendre une espèce de siff<strong>le</strong>ment et aussitôt<br />

on vit s'avancer un homme qui s'était tenu dans l'embrasure<br />

d'une porte cochère.<br />

— Macl<strong>ou</strong>, dit <strong>Blondel</strong> à cet homme dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur


— 185 —<br />

reconnaît sans d<strong>ou</strong>te <strong>le</strong> tail<strong>le</strong>ur de pierres qui avait accompagné<br />

<strong>Blondel</strong> dans son évasion, Macl<strong>ou</strong>, voici une jeune fil<strong>le</strong><br />

qui est trop faib<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r marcher, accompagne-la à une voiture<br />

et veil<strong>le</strong> sur el<strong>le</strong> comme si el<strong>le</strong> était ma propre fil<strong>le</strong><br />

Puis il continua en s'adressant à Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Ayez confiance en moi, mon enfant, cet homme m'est<br />

entièrement dév<strong>ou</strong>é, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez <strong>le</strong> suivre sans hésiter.<br />

— Que p<strong>ou</strong>rrais-je avoir à craindre? fit Miche<strong>le</strong>tte avec un<br />

s<strong>ou</strong>rire mélancolique.<br />

— Con<strong>du</strong>is mademoisel<strong>le</strong> à l'hôtel de Hongrie, dit <strong>Blondel</strong> à<br />

Macl<strong>ou</strong>, el<strong>le</strong> montera seu<strong>le</strong> dans la voiture et tu te placeras sur<br />

<strong>le</strong> siège à coté <strong>du</strong> cocher.<br />

— Bien.<br />

Dès que la voiture qui emportait Miche<strong>le</strong>tte et Macl<strong>ou</strong> se fut<br />

éloignée, Maurice se ret<strong>ou</strong>rna vers <strong>Blondel</strong> et lui dit d'une voix<br />

ferme et avec un regard assuré.<br />

— N<strong>ou</strong>s voilà seuls, Monsieur, v<strong>ou</strong>drez-v<strong>ou</strong>s maintenant<br />

m'expliquer...<br />

Il s'interrompit en voyant rire <strong>Blondel</strong>.<br />

— Voilà bien la jeunesse ! fit celui-ci, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vive, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

impétueuse et v<strong>ou</strong>lant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs et dans t<strong>ou</strong>t ne considérer que<br />

l'effet sans se donner la peine de rechercher la cause !... Je vais<br />

v<strong>ou</strong>s dire quelque chose qui v<strong>ou</strong>s étonnera, sans d<strong>ou</strong>te, Maurice.<br />

Depuis <strong>le</strong> moment où je v<strong>ou</strong>s ai vu p<strong>ou</strong>r la première fois je me<br />

suis senti attiré vers v<strong>ou</strong>s par une sympathie que mon cœur ne<br />

s'explique pas, et voyez quel<strong>le</strong> différence il y a entre n<strong>ou</strong>s<br />

deux!... je ne me suis jamais demandé p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />

tr<strong>ou</strong>viez dans cette taverne où je v<strong>ou</strong>s ai rencontré et qui n'est<br />

fréquentée que par des indivi<strong>du</strong>s qui sont <strong>le</strong> rebut de la société...<br />

Le j<strong>ou</strong>r où je v<strong>ou</strong>s ai vu j'ai compris que v<strong>ou</strong>s cachiez une<br />

grande d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, votre physionomie et vos regards exprimaient<br />

une s<strong>ou</strong>ffrance profonde et mystérieuse, et je me dis : ce jeune<br />

est sans d<strong>ou</strong>te égaré ici,... s'il faut quelqu'un p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> sauver je<br />

suis là.


— 136 —<br />

— Et v<strong>ou</strong>s m'avez sauvé, en effet, fit cha<strong>le</strong>ureusement<br />

Maurice.<br />

— Mais, dites-moi, quel est <strong>le</strong> motif qui v<strong>ou</strong>s avait con<strong>du</strong>it<br />

au « Cruchon, »<br />

— Une raison d'une importance capita<strong>le</strong>.<br />

— Quel<strong>le</strong> raison?<br />

— J'avais reçu une <strong>le</strong>ttre qui me disait que je tr<strong>ou</strong>verais<br />

dans cette maison un homme qui me dirait <strong>le</strong> nom de ma<br />

mère.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne connaissez pas cet homme ?<br />

— Non, Monsieur.<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes seul, au monde ?<br />

— Absolument seul.<br />

— N'avez-v<strong>ou</strong>s jamais connu votre père ?<br />

— Jamais!<br />

— Et v<strong>ou</strong>s n'avez jamais cherché à <strong>le</strong> connaître?<br />

— A quoi bon?... fit Maurice en hochant tristement la tête<br />

une flétrissure pèse sur mon berceau et mes recherches n'auraient<br />

pu qu'augmenter la honte de ma mère ?<br />

<strong>Blondel</strong> se taisait.<br />

T<strong>ou</strong>s deux marchèrent ainsi un moment sans prononcer une<br />

paro<strong>le</strong>.<br />

— <strong>Blondel</strong> était rêveur et Maurice en proie à une profonde<br />

tristesse.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p l'ancien forçat s'arrêta.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez raison, fit-il, la faute de voire mère est un<br />

secret qu'il ne v<strong>ou</strong>s est pas permis de divulguer; mais il me<br />

vient une autre idée.<br />

— A v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Oui,... je me demande si <strong>le</strong> fils, t<strong>ou</strong>t en respectant <strong>le</strong> secret<br />

de sa mère, n'aurait pas une autre mission à remplir ?<br />

— Laquel<strong>le</strong>?<br />

— Cel<strong>le</strong> de la vengeance<br />

— Comment ?


— 137 —<br />

— Croyez-v<strong>ou</strong>s donc, Maurice, que votre mère n'ai pas s<strong>ou</strong>ffert?<br />

Ne croyez-v<strong>ou</strong>s pas que <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>venir <strong>du</strong> passé soit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

vivant dans son cœur? En un mot, ne croyez-v<strong>ou</strong>s pas à la<br />

possibilité qu'il y ait eu <strong>du</strong> sang versé auprès de votre berceau<br />

?<br />

— Comment savez-v<strong>ou</strong>s cela ?<br />

— Je <strong>le</strong> sais.<br />

— V<strong>ou</strong>s connaissez donc ma mère?<br />

— Je la connais.<br />

— Oh !... par grâce, .. par pitié,... dites-moi son nom!...<br />

<strong>Blondel</strong> resta un instant sans répondre, puis <strong>le</strong>vant <strong>le</strong>s yeux<br />

et regardant froidement <strong>le</strong> jeune homme il lui dit <strong>le</strong>ntement :<br />

— Maurice, v<strong>ou</strong>s exigez beauc<strong>ou</strong>p de moi!... Il faut que je<br />

réfléchisse à ce que v<strong>ou</strong>s me demandez et je p<strong>ou</strong>rrai peut être,<br />

dans quelques j<strong>ou</strong>rs, v<strong>ou</strong>s répondre d'une manière satisfaisante.<br />

— Mais jusque-là?<br />

— Jusque-là restez tranquil<strong>le</strong>, mon jeune ami, et attendez;<br />

je ne veux exiger de v<strong>ou</strong>s qu'une chose : quoi que l'on puisse<br />

v<strong>ou</strong>s dire sur mon compte, quoi qu'il puisse m'arriver, quelque<br />

soit <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> que v<strong>ou</strong>s me voyiez j<strong>ou</strong>er, conservez-moi votre<br />

confiance... me <strong>le</strong> promettez-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Oui!... sur ma paro<strong>le</strong> d'honneur!<br />

— Je compte sur v<strong>ou</strong>s!... Au revoir !...<br />

— Au revoir... bientôt!<br />

Et Maurice pressa cha<strong>le</strong>ureusement la main que lui tendait<br />

<strong>le</strong> forçat; puis ils se séparèrent et ce dernier se dirigea <strong>du</strong> côté<br />

<strong>du</strong> faub<strong>ou</strong>rg St-Antoine.<br />

Une demi-heure plus tard il atteignait la barrière <strong>du</strong> Trône.<br />

10


— 138 —<br />

CHAPITRE XI.<br />

Le b<strong>ou</strong>rreau <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

A l'époque où se passaient <strong>le</strong>s événements que n<strong>ou</strong>s racontons,<br />

se tr<strong>ou</strong>vait près de la barrière <strong>du</strong> Trône un terrain vague<br />

d'une assez vaste éten<strong>du</strong>e. On n'y voyait que quelques huttes<br />

disséminées et habitées par des gens qui auraient diffici<strong>le</strong>ment<br />

pu indiquer <strong>le</strong>urs moyens d'existence.<br />

L'aspect de cet endroit a bien changé depuis l'époque de<br />

laquel<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s parlons; de n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s constructions s'y sont<br />

é<strong>le</strong>vées et ce quartier sera bientôt très-popu<strong>le</strong>ux.<br />

Une des huttes dont n<strong>ou</strong>s venons de par<strong>le</strong>r se tr<strong>ou</strong>vait précisément<br />

à l'ang<strong>le</strong> de l'avenue de Saint-Mandé; on y pénétrait<br />

par une porte donnant sur l'avenue même et el<strong>le</strong> était éclairée<br />

par deux fenêtres qui, une fois la nuit venue, se fermaient par<br />

des vo<strong>le</strong>ts d'une épaisseur peu commune; la porte était constamment<br />

fermée et un si<strong>le</strong>nce de mort régnait habituel<strong>le</strong>ment<br />

dans cette masure que l'on aurait bien pu croire inhabitée,<br />

mais il n'en était pas ainsi car el<strong>le</strong> servait de demeure à deux<br />

êtres et cela depuis plusieurs années.<br />

Ces deux créatures étaient un homme et une femme dont<br />

personne ne connaissait <strong>le</strong> passé ni l'origine ; t<strong>ou</strong>t ce que l'on<br />

savait c'est que la femme appelait l'homme Lebuteux et que<br />

celui-ci donnait <strong>le</strong> nom de Cé<strong>le</strong>ste à sa compagne.<br />

Ces renseignements paraîtront sans d<strong>ou</strong>te insuffisants et p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong>s compléter, il aurait fallu consulter <strong>le</strong>s casiers judiciaires de<br />

ces deux personnages.<br />

Lebuteux était originaire d'un modeste village de la province<br />

où son père exerçait la profession de b<strong>ou</strong>cher, quand il


— 139 —<br />

fut assez fort son père <strong>le</strong> prit comme garçon et <strong>le</strong> jeune homme<br />

fut bientôt familiarisé avec la vue <strong>du</strong> sang et des chairs saignantes<br />

; il perdit à ce métier <strong>le</strong> peu de sensibilité que la nature<br />

lui avait donnée, mais son corps acquit une grande vigueur et<br />

Lebuteux j<strong>ou</strong>it bientôt d'une réputation incontestée de brutalité<br />

et de cruauté.<br />

Sa tail<strong>le</strong> était néanmoins restée ordinaire, sa stature était<br />

trapue, une forêt de cheveux rudes et incultes c<strong>ou</strong>vrait un front<br />

bas et fuyant, son regard était ombragé par des s<strong>ou</strong>rcils r<strong>ou</strong>x<br />

qui lui donnaient une expression indicib<strong>le</strong> de bestialité et de<br />

sauvagerie; chacun craignait Lebuteux et <strong>le</strong> fuyait en évitant<br />

d'avoir avec lui <strong>le</strong>s rapports <strong>le</strong>s plus insignifiants.<br />

A cette époque, des relations s'établirent entre <strong>le</strong> jeune garçon<br />

b<strong>ou</strong>cher et une jeune fil<strong>le</strong> <strong>du</strong> même village nommée Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Cette jeune fil<strong>le</strong> avait été jusqu'alors vertueuse, el<strong>le</strong> appartenait<br />

à une famil<strong>le</strong> honorab<strong>le</strong> et chacun se demandait comment<br />

el<strong>le</strong> avait pu aimer cette brute<br />

Quant à n<strong>ou</strong>s, sans v<strong>ou</strong>loir expliquer ce phénomène psychologique,<br />

n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s contenterons de dire que Cé<strong>le</strong>ste aimait<br />

vraiment Lebuteux.<br />

Qui a jamais pu rés<strong>ou</strong>dre ce problème qui se nomme: <strong>le</strong><br />

cœur de la femme?<br />

Lebuteux était brutal et grossier, c'était vrai, mais il possédait<br />

une qualité qui a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs son prix : son père possédait<br />

une certaine fortune qui devait lui revenir un j<strong>ou</strong>r, étant fils<br />

unique.<br />

Cé<strong>le</strong>ste lui plaisait; en <strong>ou</strong>tre, el<strong>le</strong> devait un j<strong>ou</strong>r hériter de<br />

quelques milliers de francs, et <strong>le</strong> garçon b<strong>ou</strong>cher se disait que<br />

s'il ép<strong>ou</strong>sait la jeune fil<strong>le</strong> cela <strong>le</strong> mettrait en état de s'établir<br />

p<strong>ou</strong>r son propre compte.<br />

Cette perspective ne déplaisait pas à Cé<strong>le</strong>ste que ses compagnes<br />

commençaient à jal<strong>ou</strong>ser.<br />

Ces projets que chacun d'eux avait fait de son côté et qu'ils<br />

s'étaient bientôt confiés mutuel<strong>le</strong>ment causèrent <strong>le</strong>ur perte.


— 140 —<br />

Cé<strong>le</strong>ste avait encore son père, mais <strong>le</strong> père Charlot, comme<br />

on l'appelait, était un homme d'une cinquantaine d'années, robuste<br />

et vig<strong>ou</strong>reux, dont l'aspect ne semblait pas devoir prédire<br />

qu'il dût bientôt partir p<strong>ou</strong>r un monde meil<strong>le</strong>ur.<br />

Lebuteux attendit une année, mais <strong>le</strong> père de Cé<strong>le</strong>ste se portait<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs admirab<strong>le</strong>ment, et à partir de ce moment Lebuteux<br />

commenta à se demander s'il n'y aurait pas moyen d'entrer<br />

de suite en possession d'une fortune qui paraissait devoir<br />

se faire attendre indéfiniment.<br />

Le moyen fut bientôt imaginé et un matin <strong>le</strong> père Chariot fut<br />

tr<strong>ou</strong>vé mort dans son lit.<br />

Il avait été assassiné pendant la nuit.<br />

La justice fut informée, une enquête s'<strong>ou</strong>vrit et t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons<br />

se réunirent sur la tête de Lebuteux; sa culpabilité fut<br />

bientôt reconnue ainsi que la complicité de Cé<strong>le</strong>ste et ils furent<br />

<strong>condamné</strong>s, lui à vingt années de travaux forcés et el<strong>le</strong> à quinze<br />

années de réclusion.<br />

Quand Lebuteux eut fini sa peine il sortit <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> de Brest<br />

et vint rejoindre Cé<strong>le</strong>ste qu'il tr<strong>ou</strong>va disposée à ren<strong>ou</strong>er <strong>le</strong>urs<br />

anciennes relations. Ils vinrent ensemb<strong>le</strong> à Paris et s'établirent<br />

dans cette hutte de la barrière <strong>du</strong> Trône où n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s tr<strong>ou</strong>vons.<br />

Le séj<strong>ou</strong>r que Lebuteux avait fait au <strong>bagne</strong> n'avait pas contribué,<br />

comme on <strong>le</strong> pense bien, à ad<strong>ou</strong>cir son caractère; au<br />

contraire, ses instincts brutaux avaient tr<strong>ou</strong>vé dans cet endroit<br />

l'occasion de se développer à <strong>le</strong>ur aise; il avait été désigné au<br />

b<strong>ou</strong>t de quelques années p<strong>ou</strong>r remplir <strong>le</strong>s fonctions de « b<strong>ou</strong>rreau<br />

<strong>du</strong> <strong>bagne</strong>. »<br />

Nos <strong>le</strong>cteurs seront peut-être étonnés en apprenant qu'il<br />

puisse y avoir un exécuteur dans ce lieu d'horreur qu'on<br />

nomme <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

Ces fonctions sont quelquefois ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>rreau vit<br />

complètement à part des autres forçats qui <strong>le</strong> fuient comme un<br />

pestiféré et il est sans cesse exposé à la vengeance de ceux<br />

auxquels il a été chargé d'administrer des corrections.


— 141 —<br />

Mais Lebuteux était indifférent à t<strong>ou</strong>t cela, la sympathie des<br />

autres hommes lui importait peu, il lui suffisait d'inspirer la<br />

crainte et sur ce point il p<strong>ou</strong>vait se déclarer largement satisfait.<br />

Pendant <strong>le</strong>s premières années qu'il passa au <strong>bagne</strong> il était<br />

resté taciturne, sombre et concentré en lui-même.<br />

Mais à sa première « exécution », quand il eut dans la main<br />

<strong>le</strong> morceau de corde g<strong>ou</strong>dronnée et garnie de nœuds qui sert à<br />

administrer <strong>le</strong>s corrections, quand <strong>le</strong>s premiers c<strong>ou</strong>ps qu'il<br />

asséna sur <strong>le</strong>s reins nus de sa victime eurent ensanglanté cette<br />

corde, il sentit ses p<strong>ou</strong>mons se dilater, son regard s'enflamma<br />

et sa physionomie exprima une j<strong>ou</strong>issance empreinte de la plus<br />

profonde férocité.<br />

Lebuteux avait retr<strong>ou</strong>vé son élément et sa vocation se déclarait:<br />

il était né p<strong>ou</strong>r être b<strong>ou</strong>rreau!<br />

La vue <strong>du</strong> sang l'enivrait et <strong>le</strong>s cris que <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>ps arrachaient<br />

au patient <strong>le</strong> surexcitaient vio<strong>le</strong>mment.<br />

Et que nos <strong>le</strong>cteurs ne croient pas que n<strong>ou</strong>s exagérions notre<br />

récit, loin de là. Il résulte de documents authentiques que <strong>le</strong><br />

<strong>bagne</strong> de Rochefort possédait un b<strong>ou</strong>rreau, nommé Jean, que la<br />

vue <strong>du</strong> sang aveuglait au point que deux gardes devaient se<br />

tenir à ses côtés quand il administrait une correction à un<br />

forçat, afin d'empêcher qu'il ne prolongeât la punition par<br />

plaisir. Cet homme ayant dû un j<strong>ou</strong>r donner vingt c<strong>ou</strong>ps de<br />

garcette à son propre neveu, ce dernier faillit en m<strong>ou</strong>rir.<br />

Lebuteux avait donc été pendant une dizaine d'années b<strong>ou</strong>rreau<br />

<strong>du</strong> <strong>bagne</strong>. Ces fonctions lui rapportaient un léger supplément<br />

de solde, il en résulta qu'il possédait un petit pécu<strong>le</strong> quand<br />

il quitta <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

Comment vivaient Lebuteux et Cé<strong>le</strong>ste depuis qu'ils habitaient<br />

Paris? C'est ce que <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur ne tardera pas à apprendre.<br />

Le soir <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r où se passaient <strong>le</strong>s événements que n<strong>ou</strong>s<br />

avons racontés dans <strong>le</strong> chapitre précédent l'ancien b<strong>ou</strong>rreau<br />

était seul dans sa hutte avec Cé<strong>le</strong>ste.<br />

La nuit était tombée depuis une heure environ, une chan-


— 142 —<br />

del<strong>le</strong> de suif éclairait l'intérieur de la cabane, Lebuteux et sa<br />

compagne venaient de terminer <strong>le</strong>ur s<strong>ou</strong>per, <strong>le</strong> premier avait<br />

allumé sa pipe et Cé<strong>le</strong>ste raccommodait un sac de toi<strong>le</strong>, d'une<br />

sa<strong>le</strong>té rep<strong>ou</strong>ssante.<br />

Le plus profond si<strong>le</strong>nce régnait dans cette habitation, on<br />

n'entendait absolument rien si ce n'est l'espèce de claquement<br />

que pro<strong>du</strong>isaient régulièrement <strong>le</strong>s lèvres de Lebuteux en laissant<br />

échapper la b<strong>ou</strong>ffée de fumée de tabac.<br />

T<strong>ou</strong>t-à-c<strong>ou</strong>p Cé<strong>le</strong>ste <strong>le</strong>va la tête et jeta sur son compagnon<br />

un regard clair et scrutateur, puis el<strong>le</strong> dit, comme si el<strong>le</strong> continuait<br />

une pensée commencée:<br />

— C'est égal, tu diras ce que tu v<strong>ou</strong>dras, je tr<strong>ou</strong>ve singulier<br />

qu'il ne soit pas arrivé!<br />

— Oh! il ne doit pas tarder! répondit brièvement Lebuteux.<br />

— Es-tu au moins sûr qu'il est à Paris?<br />

— La preuve en est dans la tripotée que l'Ecossais a reçue<br />

— Tu appel<strong>le</strong>s cela une preuve?<br />

— Oui, parce qu'il n'y a qu'un homme qui puisse terrasser<br />

Mac-Bell, et cet homme c'est <strong>Blondel</strong>.<br />

T<strong>ou</strong>s deux s'arrêtèrent p<strong>ou</strong>r éc<strong>ou</strong>ter... ils avaient cru entendre<br />

un léger bruit au dehors.<br />

— As tu enten<strong>du</strong> ? fit Cé<strong>le</strong>ste à voix basse.<br />

— Oui... chut!... répondit de même Lebuteux en ôtant sa<br />

pipe de sa b<strong>ou</strong>che et en tirant un pisto<strong>le</strong>t de sa poche. Un profond<br />

si<strong>le</strong>nce régna encore pendant une minute et <strong>le</strong> même bruit<br />

se fit entendre auprès de la porte.<br />

— Encore ! fit Cé<strong>le</strong>ste.<br />

— Qui cela peut il être?<br />

— La police peut-être :<br />

— Aboie un peu et n<strong>ou</strong>s verrons bien, dit Lebuteux.<br />

Cé<strong>le</strong>ste se mit immédiatement à aboyer et à hur<strong>le</strong>r avec un<br />

ta<strong>le</strong>nt d'imitation si parfait que l'on eût juré entendre un chien<br />

de garde enchaîné et furieux.<br />

Cette ruse avait s<strong>ou</strong>vent éloigné <strong>le</strong>s curieux et <strong>le</strong>s importuns


— 143 —<br />

qui s'étaient aventurés dans <strong>le</strong>s environs de la cabane, mais<br />

el<strong>le</strong> n'eut, cette fois, aucun succès, et on entendit un éclat de<br />

rire ironique qui y répondit.<br />

— Pas mal!... pas mal!... fit ensuite une voix <strong>du</strong> dehors,<br />

mais je connais cela, et tu feras bien de réserver tes petits ta<strong>le</strong>nts<br />

p<strong>ou</strong>r une meil<strong>le</strong>ure occasion,... <strong>ou</strong>vre!<br />

Lebuteux s'était déjà <strong>le</strong>vé et s'était approché de la porte.<br />

— C'est lui!... c'est <strong>Blondel</strong>, fit-il en <strong>ou</strong>vrant.<br />

C'était <strong>Blondel</strong>, en effet, qui entra, tendit la main à Lebuteux<br />

et a Cé<strong>le</strong>ste et s'assit sur la chaise que lui présentait l'ex-b<strong>ou</strong>rreau.<br />

— Je t'attendais! commença ce dernier<br />

— Tu savais donc que j'étais à Paris?<br />

— Depuis huit j<strong>ou</strong>rs.<br />

— Qui te l'a dit?<br />

— Crampon.<br />

— Cela se tr<strong>ou</strong>ve bien, fit <strong>Blondel</strong>, j'ai justement à te par<strong>le</strong>r<br />

de lui et de son compagnon.<br />

— De l'Ecossais?<br />

— Oui.<br />

Lebuteux et Cé<strong>le</strong>ste prêtèrent t<strong>ou</strong>te <strong>le</strong>ur attention à ce que<br />

<strong>Blondel</strong> allait <strong>le</strong>ur dire.<br />

Avant t<strong>ou</strong>t il faut que tu me donnes quelques explications,<br />

continua <strong>Blondel</strong> en s'adressant à Lebuteux. Tu as dû recevoir<br />

régulièrement mes instructions, j'ai profité de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s forçats<br />

qui sont sortis <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> p<strong>ou</strong>r te <strong>le</strong>s faire parvenir. As-tu fait ce<br />

que contenaiient ces instructions?<br />

P<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te réponse Lebuteux se <strong>le</strong>va et se dirigea vers une<br />

vieil<strong>le</strong> armoire de laquel<strong>le</strong> il sortit une espèce de registre qu'il<br />

déposa t<strong>ou</strong>t <strong>ou</strong>vert devant <strong>Blondel</strong>.<br />

— Voila! fit-il avec une sorte de fierté.<br />

Ce registre contenait la liste complète des criminels formant<br />

la population des <strong>bagne</strong>s de France avec <strong>le</strong>ur numéro matricu<strong>le</strong><br />

et la désignation de <strong>le</strong>urs méfaits.


— 144 —<br />

<strong>Blondel</strong> feuil<strong>le</strong>ta un moment ce registre en si<strong>le</strong>nce et <strong>le</strong> ferma<br />

enfin d'un air satisfait.<br />

— Bien, fit-il, j'aurai avant peu l'occasion de me servir de ce<br />

» livre d'or », conserve-<strong>le</strong> jusqu'au j<strong>ou</strong>r où je te <strong>le</strong> demanderai;<br />

maintenant, j'ai quelques questions à t'adresser.<br />

— Par<strong>le</strong>, fit laconiquement Lebuteux.<br />

— As-tu recherché une certaine femme qui se nomme Pauline<br />

Cormier et qui demeurait autrefois dans la rue de l'Arc?<br />

— J'ai fait ce qui était nécessaire.<br />

— Et as tu pu la retr<strong>ou</strong>ver?<br />

— Oui, dernièrement.<br />

— Eh bien ?<br />

— Cette femme est à Paris.<br />

— En es-tu certain?<br />

— El<strong>le</strong> a son domici<strong>le</strong> rue Cherche-Midi, n° 40.<br />

<strong>Blondel</strong> garda <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, il passa la main sur son front p<strong>ou</strong>r<br />

essuyer quelques g<strong>ou</strong>ttes de sueur qu'on y voyait per<strong>le</strong>r, puis il<br />

se <strong>le</strong>va et se mit à marcher sans prononcer une paro<strong>le</strong>.<br />

— Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il parut avoir retr<strong>ou</strong>vé sa tranquillité<br />

et son sang-froid, et il revint s'asseoir.<br />

Puis il reprit d'une voix assurée :<br />

— Une tentative d'assassinat a été commise dans <strong>le</strong>s environs<br />

de St-Georges sur la personne d'un nommé Michaud, Joseph<br />

Maréchal a été arrêté et jugé comme c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>... mais il est<br />

<strong>innocent</strong>!...<br />

— Oui, répondit Lebuteux.<br />

— Salviat est <strong>le</strong> vrai c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>, n'est-il pas vrai ?<br />

Lebuteux hésita à répondre.<br />

— Tu te tais ! fit <strong>Blondel</strong> avec étonnement.<br />

— C'est que... fit Lebuteux en hésitant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, voilà ce que<br />

c'est... Cé<strong>le</strong>ste est parente avec <strong>le</strong>s Salviat et el<strong>le</strong> hait <strong>le</strong>s Maréchal...<br />

alors...<br />

— Assez! fit sèchement <strong>Blondel</strong>, dis-moi la vérité !<br />

— La vérité est que c'est Eugène qui a fait <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p !


— 145 —<br />

— C'est t<strong>ou</strong>t ce que je v<strong>ou</strong>lais savoir, fit <strong>Blondel</strong> en se <strong>le</strong>vant :<br />

maintenant, parlons un peu de l'Ecossais ; cet homme est <strong>le</strong><br />

complice <strong>du</strong> comte de Précigny et tu sais quel<strong>le</strong>s sont mes<br />

instructions au sujet de ce dernier.... Mac-Bell est hardi et rusé,<br />

il se pose en rival vis-à-vis de moi, mais il faut que cela fiinisse,<br />

d'autant plus que je sais qu'il est chargé de persécuter un jeune<br />

homme auquel je m'intéresse t<strong>ou</strong>t particulièrement.<br />

— Maurice Dubreuil ? demanda Lebuteux.<br />

— Le connais-tu ?<br />

— Crampon m'en a parlé.<br />

— Et que t'a-t il dit ?<br />

— Ils veu<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> tuer !....<br />

— Je m'en d<strong>ou</strong>tais.... mais ils n'y arriveront pas !<br />

— Il faut agir vivement, fit Lebuteux, la chose est décidée et<br />

el<strong>le</strong> peut être exécutée d'un moment à l'autre !<br />

— Oh ! malédiction ! s'écria <strong>Blondel</strong> avec emportement....<br />

D'ici à trois j<strong>ou</strong>rs, Lebuteux....<br />

— Que dois-je faire ?<br />

— Il faut qu'avant trois j<strong>ou</strong>rs tu te sois ren<strong>du</strong> maître de<br />

Mac-Bell !<br />

— Ce sera fait !<br />

— Bien, et prépare toi.... dans trois j<strong>ou</strong>rs, mon vieux, j'aurai<br />

besoin que tu te s<strong>ou</strong>viennes de ton ancien métier.<br />

Lebuteux ne répondit rien, <strong>Blondel</strong> lui serra la main ainsi<br />

qu'à Cé<strong>le</strong>ste et s'éloigna rapidement.<br />

Il est temps cependant que n<strong>ou</strong>s ret<strong>ou</strong>rnions vers Miche<strong>le</strong>tte<br />

que n<strong>ou</strong>s avons quittée au moment où <strong>Blondel</strong> venait de la<br />

confier à Macl<strong>ou</strong> qui devait la con<strong>du</strong>ire à l'hôtel de Hongrie.<br />

La voiture dans laquel<strong>le</strong> Macl<strong>ou</strong> l'avait fait monter r<strong>ou</strong>lait<br />

depuis une demi heure environ lorsqu'el<strong>le</strong> entra dans la rue<br />

Capeau et s'arrêta devant une maison qui avait autrefois été<br />

un hôtel et qui avait conservé cette appellation bien que ce ne<br />

fût plus qu'une espèce de pension.<br />

Madame Gauthier, propriétaire actuel<strong>le</strong> de cet établissement<br />

11


— 146 —<br />

s'avança avec empressement en remerciant <strong>le</strong> ciel qui lui<br />

envoyait de n<strong>ou</strong>veaux clients.<br />

C'était une femme d'une cinquantaine d'années, petite, grass<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>tte<br />

; sa physionomie était intelligente, son regard vif et<br />

pénétrant et ses lèvres étaient constamment entr'<strong>ou</strong>vertes par<br />

un s<strong>ou</strong>rire qui était comme stéréotypé et que l'on constate chez<br />

la plupart des gens qui cherchent à se rendre agréab<strong>le</strong>s à <strong>le</strong>ur<br />

clientè<strong>le</strong>.<br />

En voyant descendre de la voiture une jeune fil<strong>le</strong> d'un extérieure<br />

plus que modeste, sans bagages d'aucune espèce, ce<br />

s<strong>ou</strong>rire se transforma peu à peu en une grimace qui n'avait<br />

plus rien d'enc<strong>ou</strong>rageant ni d'hospitalier.<br />

— Bonj<strong>ou</strong>r, mère Gauthier, fit une voix brusque.<br />

Et se ret<strong>ou</strong>rnant, cette femme aperçut Macl<strong>ou</strong> dont la vue<br />

rasséréna sa physionomie.<br />

— Ah ! c'est v<strong>ou</strong>s ! fit-el<strong>le</strong>, que m'amenez-v<strong>ou</strong>s donc là ?<br />

— V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> saurez plus tard !<br />

Ça ne me fait pas l'effet d'une fameuse pratique ! repritel<strong>le</strong><br />

d'un ton légèrement dédaigneux.<br />

— Cela dépend, répartit Macl<strong>ou</strong>. Dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez<br />

bien traiter cette personne de votre mieux, atten<strong>du</strong> que<br />

c'est <strong>Blondel</strong> qui l'envoie.<br />

— <strong>Blondel</strong> ! s'écria la femme ; ah ! il peut être tranquil<strong>le</strong>!....<br />

— Et d'après son ordre je reste ici jusqu'à demain p<strong>ou</strong>r<br />

veil<strong>le</strong>r sur cette jeune fil<strong>le</strong>.<br />

Pendant ce temps Miche<strong>le</strong>tte était descen<strong>du</strong>e de voiture, et<br />

s'appuyant sur une domestique el<strong>le</strong> était entrée dans la maison.<br />

Une heure plus tard la jeune fil<strong>le</strong> était c<strong>ou</strong>chée dans <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur<br />

lit de l'établissement et el<strong>le</strong> dormait d'un sommeil réparateur.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin, <strong>le</strong>s rayons <strong>du</strong> so<strong>le</strong>il pénétraient déjà<br />

dans la chambre de la jeune fil<strong>le</strong> qui n'était pas encore<br />

réveillée.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment un homme qui avait passé la nuit


— 147 —<br />

dans <strong>le</strong> coin de la même chambre, éten<strong>du</strong> sur un morceau de<br />

tapis, se <strong>le</strong>va, se frotta <strong>le</strong>s yeux et s'étira <strong>le</strong>s membres.<br />

Cet homme n'était autre que Macl<strong>ou</strong> qui avait veillé pendant<br />

t<strong>ou</strong>te la nuit sur Miche<strong>le</strong>tte.<br />

Il s'approcha <strong>du</strong> lit dans <strong>le</strong>quel dormait encore la jeune fil<strong>le</strong><br />

et la considéra un moment en si<strong>le</strong>nce, puis il fit en se parlant<br />

— Sacreb<strong>le</strong>u ! quand je pense que j'ai quelque part<br />

qui sait où?.... une fil<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> genre de cel<strong>le</strong>-là Je suis un<br />

brigand, t<strong>ou</strong>t de même !.... et qu'il ne dépendrait que de moi de<br />

vivre avec el<strong>le</strong> heureux et tranquil<strong>le</strong> !.... Mais voilà !.... j'ai préféré<br />

rester un vaurien !.... j'ai abandonné ma femme et mon<br />

enfant et maintenant!.... maintenant!.... Ah! si c'était à<br />

recommencer !.... Mais à quoi bon penser à cela ?.... misérab<strong>le</strong><br />

que je suis!.... maintenant il est trop tard!....Pauvre jeune<br />

fil<strong>le</strong> !.... si jeune et déjà si malheureuse ?....<br />

Il interrompit son monologue en pensant que la jeune fil<strong>le</strong><br />

serait sans d<strong>ou</strong>te bien aise de tr<strong>ou</strong>ver à son réveil son déjeûner<br />

t<strong>ou</strong>t préparé.<br />

Et après s'être fait ce raisonnement il sortit sans bruit, referma<br />

la porte à c<strong>le</strong>f et ayant mis la c<strong>le</strong>f dans sa poche il descendit<br />

à la cuisine.<br />

Un quart d'heure ne s'était pas éc<strong>ou</strong>lé qu'il revint, <strong>ou</strong>vrit la<br />

porte t<strong>ou</strong>t d<strong>ou</strong>cement et entra, tenant un plateau sur <strong>le</strong>quel il<br />

y avait une tasse de chocolat, des petits pains, <strong>du</strong> sucre et <strong>du</strong><br />

beurre.<br />

Il déposa son plateau sur une petite tab<strong>le</strong> qu'il approcha <strong>du</strong><br />

lit, puis il appela d<strong>ou</strong>cement la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

Miche<strong>le</strong>tte s'éveilla et jetant un regard aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> resta<br />

un moment sans par<strong>le</strong>r.<br />

Puis <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>venir lui revint, et, passant rapidement une main<br />

sur son front, el<strong>le</strong> demanda :<br />

— Ah! mon Dieu! j'ai peut-être dormi trop longtemps !...<br />

Quel<strong>le</strong> heure est-il ?


— 148 —<br />

— Sept heures !<br />

— Sept heures ! répéta Miche<strong>le</strong>tte ; puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— V<strong>ou</strong>s avez été si bon p<strong>ou</strong>r moi que cela m'enc<strong>ou</strong>rage à<br />

v<strong>ou</strong>s demander encore un service.<br />

— Un service ? fit Macl<strong>ou</strong> avec empressement, par<strong>le</strong>z,<br />

par<strong>le</strong>z !....<br />

— Je ne sais cependant si j'ose.<br />

— Qu'est-ce donc ?<br />

— Oh !.... je crains que v<strong>ou</strong>s me refusiez !....<br />

— En aucune façon !<br />

— Eh bien ! il faudrait m'accompagner ce matin.....<br />

Je ne connais pas Paris et sans v<strong>ou</strong>s<br />

— J'irai où v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez !<br />

— Connaissez-v<strong>ou</strong>s Bicêtre ?<br />

— V<strong>ou</strong>s me demandez si je connais Bicêtre ?.... fit Macl<strong>ou</strong>,<br />

d'un air singulier.<br />

— N'est-ce pas de là que doit partir <strong>le</strong> transport de <strong>condamné</strong><br />

qui se rend à T<strong>ou</strong>lon ?<br />

— Oui.<br />

— Auj<strong>ou</strong>rd'hui ?<br />

— Ce matin, à onze heures<br />

— Eh bien !.... il faut que j'y ail<strong>le</strong> !....<br />

— V<strong>ou</strong>s ?....<br />

— Et je v<strong>ou</strong>s prie de m'y accompagner!....<br />

— Diab<strong>le</strong> ! murmura Macl<strong>ou</strong> en se grattant derrière l'oreil<strong>le</strong><br />

j'av<strong>ou</strong>e que j'aurais préféré v<strong>ou</strong>s accompagner ail<strong>le</strong>urs que là<br />

— V<strong>ou</strong>s me refusez ? fit tristement Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Oui et non, répondit Macl<strong>ou</strong>; j'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs épr<strong>ou</strong>vé une<br />

certaine antipathie p<strong>ou</strong>r cet endroit, voilà t<strong>ou</strong>t ! V<strong>ou</strong>s savez, on<br />

ne commande pas à ses sentiments, et je v<strong>ou</strong>s assure que j'aurais<br />

mieux aimé que v<strong>ou</strong>s me proposiez une promenade <strong>du</strong> côté<br />

d'Auteuil Voilà une localité qui me plaît!.... c'est une charmante<br />

contrée, habitée surt<strong>ou</strong>t par des gens riches, qui ont de<br />

beaux meub<strong>le</strong>s, de l'argenterie...., tandis qu'à Bicêtre


— 149 —<br />

— Je comprends, fit Miche<strong>le</strong>tte en l'interrompant; v<strong>ou</strong>s avez<br />

un cœur sensib<strong>le</strong> et v<strong>ou</strong>s craignez d'assister au départ de ces<br />

pauvres malheureux !<br />

— C'est comme cela ! répondit Macl<strong>ou</strong>; je puis v<strong>ou</strong>s assurer<br />

que ce spectac<strong>le</strong> me ferait beauc<strong>ou</strong>p de peine, et je ne sais si je<br />

p<strong>ou</strong>rrais <strong>le</strong> supporter.<br />

Macl<strong>ou</strong> sembla cependant prendre une résolution s<strong>ou</strong>daine.<br />

— T<strong>ou</strong>t ça ce sont des bêtises, s'écria-t-il; mettons que je<br />

n'aie rien dit!.... je v<strong>ou</strong>s accompagnerai.<br />

Miche<strong>le</strong>tte <strong>le</strong> regarda avec reconnaissance.<br />

— Merci, merci, fit-el<strong>le</strong> avec vivacité : de cette manière je<br />

p<strong>ou</strong>rrai <strong>le</strong> voir, et, qui sait, il me sera peut-être possib<strong>le</strong> de lui<br />

remettre un peu d'argent!<br />

— Ah! v<strong>ou</strong>s avez de l'argent? dit Macl<strong>ou</strong> d'un air d'intérêt.<br />

— Oui répondit la jeune fil<strong>le</strong>....; une bel<strong>le</strong> et jeune personne<br />

qui demeure chez monsieur Michaud m'a forcé d'accepter un<br />

bil<strong>le</strong>t de banque et une pièce d'or, voyez plutôt.<br />

En disant cela, Miche<strong>le</strong>tte prit sa robe qu'el<strong>le</strong> avait posée sur<br />

une chaise auprès de son lit et mit la main dans la poche.<br />

— Ah ! mon Dieu ! fit-el<strong>le</strong> en pâlissant.<br />

— Qu'avez-v<strong>ou</strong>s donc? demanda Macl<strong>ou</strong> en s'approchant.<br />

— Cet argent !....<br />

— Eh bien?<br />

— Je ne l'ai plus!... je l'ai per<strong>du</strong>!.... Ah! mon Dieu, que<br />

vais-je devenir?<br />

Et de grosses larmes inondèrent son visage.<br />

— V<strong>ou</strong>s l'avez per<strong>du</strong> ?.... demanda Macl<strong>ou</strong> en sec<strong>ou</strong>ant la<br />

tête, <strong>le</strong> croyez-v<strong>ou</strong>s véritab<strong>le</strong>ment?<br />

— Voyez plutôt ! fit Miche<strong>le</strong>tte en montrant sa poche vide.<br />

— Je vois très bien qu'il n'y a rien dans votre poche, dit<br />

Macl<strong>ou</strong>, mais cela ne pr<strong>ou</strong>ve rien. V<strong>ou</strong>s n'avez pas per<strong>du</strong> votre<br />

argent, je crois plutôt qu'on v<strong>ou</strong>s l'a volé !...<br />

— Qui donc a pu me vo<strong>le</strong>r? fit Miche<strong>le</strong>tte en essuyant ses


— 150 —<br />

larmes; depuis hier je n'ai eu aut<strong>ou</strong>r de moi que des personnes<br />

charitab<strong>le</strong>s<br />

— Dites-moi, quand et comment avez-v<strong>ou</strong>s reçu cet argent ?<br />

demanda Macl<strong>ou</strong>.<br />

Miche<strong>le</strong>tte lui raconta ce qui s'était passé la veil<strong>le</strong> chez<br />

monsieur Michaud.<br />

Quand el<strong>le</strong> eut fini, Macl<strong>ou</strong> se frappa <strong>le</strong> front en disant :<br />

— C'est cela!... maintenant je connais votre vo<strong>le</strong>ur; v<strong>ou</strong>s<br />

m'avez dit que v<strong>ou</strong>s avez per<strong>du</strong> connaissance en sortant de la<br />

maison de monsieur Michaud, n'est-ce pas ?<br />

— Oui!<br />

— Et qu'un jeune homme v<strong>ou</strong>s avait reçue dans ses<br />

bras ?<br />

— Oui.<br />

— Je m'en d<strong>ou</strong>tais! fit Macl<strong>ou</strong> en prenant son bonnet et en<br />

se dirigeant vers la porte.<br />

— Où v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s donc al<strong>le</strong>r? demanda Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Je vais chercher votre argent, mon enfant, et je crois<br />

p<strong>ou</strong>voir v<strong>ou</strong>s assurer que je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> rapporterai! En attendant,<br />

déjeûnez, habil<strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s, et avant une heure, je serai de<br />

ret<strong>ou</strong>r.<br />

Et il disparut.<br />

Vingt minutes s'étaient à peine éc<strong>ou</strong>lées, qu'il arrivait devant<br />

la maison de Monsieur Michaud et demandait à par<strong>le</strong>r à Laposto<strong>le</strong>.<br />

Ce dernier parut au b<strong>ou</strong>t d'un moment, Macl<strong>ou</strong> lui fit un<br />

salut cérémonieux et <strong>le</strong> pria de bien v<strong>ou</strong>loir sortir un instant<br />

avec lui ; une fois dehors, il lui dit d'un ton que Laposto<strong>le</strong> connaissait<br />

depuis <strong>le</strong> <strong>bagne</strong> : « Montre-moi tes poches. »<br />

— Comment dis-tu? fit Laposto<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>ant l'étonnement.<br />

— Montre-moi tes poches, te dis-je!<br />

— <strong>Les</strong> voilà, dit Laposto<strong>le</strong> en ret<strong>ou</strong>rnant <strong>le</strong>s deux poches de<br />

son pantalon.<br />

— Très-bien répondit Macl<strong>ou</strong>, maintenant montre-moi cel<strong>le</strong>


— 151 —<br />

où se tr<strong>ou</strong>ve l'argent que tu as volé hier à une jeune fil<strong>le</strong> <strong>du</strong><br />

nom de Miche<strong>le</strong>tte !<br />

— Quoi?... Comment?.... Quel argent?<br />

— Un bil<strong>le</strong>t de banque et une pièce d'or!.... Il n'y a pas<br />

à hésiter, aj<strong>ou</strong>ta-t-il en fronçant <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>rcils, tu sais qu'avec<br />

moi il ne faut pas plaisanter ; ainsi exécute-toi, sinon.... et p<strong>ou</strong>r<br />

achever il fit un geste significatif.<br />

Laposto<strong>le</strong> comprit qu'il n'y avait pas moyen de tergiverser<br />

et tira d'une poche de son gi<strong>le</strong>t ce que Macl<strong>ou</strong> lui demandait.<br />

— A la bonne heure! fit ce dernier, tu peux maintenant<br />

ret<strong>ou</strong>rner à ton <strong>ou</strong>vrage... je ne te retiens plus.<br />

Laposto<strong>le</strong> ne se fit pas répéter deux fois cette invitation.<br />

Macl<strong>ou</strong> reprit <strong>le</strong> chemin de la maison où il avait laissé Miche<strong>le</strong>tte,<br />

et en arrivant, il tr<strong>ou</strong>va la jeune fil<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t prête.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> disais bien ! s'écria-t-il en la voyant, je savais<br />

bien que votre argent n'était pas per<strong>du</strong>.<br />

— Est-ce possib<strong>le</strong>? fit Miche<strong>le</strong>tte agréab<strong>le</strong>ment surprise, mais<br />

comment avez-v<strong>ou</strong>s pu....<br />

— Je v<strong>ou</strong>s raconterai cela plus tard, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> quart d'heure<br />

n<strong>ou</strong>s avons quelque chose de plus pressée : A quel<strong>le</strong> heure<br />

v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s être à Bicêtre?<br />

— A dix heures.<br />

— I1 en est neuf maintenant il est donc temps de n<strong>ou</strong>s<br />

mettre en r<strong>ou</strong>te.<br />

— Mais!.... demanda Miche<strong>le</strong>tte en hésitant, si cela v<strong>ou</strong>s est<br />

trop désagréab<strong>le</strong>!<br />

— Voilà, fit Macl<strong>ou</strong>, ce n'est pas précisément une partie de<br />

plaisir... mais enfin la distraction ne n<strong>ou</strong>s manquera pas<br />

Et puis, personne ne v<strong>ou</strong>drait v<strong>ou</strong>s rendre <strong>le</strong> service que v<strong>ou</strong>s<br />

me demandez.... par conséquent, en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r Bicêtre et confions-n<strong>ou</strong>s<br />

à notre bonne étoi<strong>le</strong>!<br />

Et t<strong>ou</strong>s deux se mirent en r<strong>ou</strong>te.


— 152 —<br />

CHAPITRE XII.<br />

La « Chaîne. »<br />

Le même j<strong>ou</strong>r, vers neuf heures et demie <strong>du</strong> matin, Maxime<br />

de Brescé se tr<strong>ou</strong>vait dans son petit salon en compagnie <strong>du</strong><br />

comte de Précigny.<br />

T<strong>ou</strong>s deux paraissaient, s<strong>ou</strong>cieux et jetaient de temps en<br />

temps un regard sur la pen<strong>du</strong><strong>le</strong>.<br />

— Ainsi v<strong>ou</strong>s n'avez reçu aucune n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>; demanda Maxime<br />

au b<strong>ou</strong>t d'un moment de si<strong>le</strong>nce.<br />

— Aucune<br />

— Et Mac Bell n'a pas reparu ?<br />

— Je l'ai atten<strong>du</strong> inuti<strong>le</strong>ment.<br />

— C'est extraordinaire !<br />

— D'autant plus extraordinaire, mon ami, que cet homme<br />

avait promis de n<strong>ou</strong>s apporter des informations précises au<br />

sujet de ce mystérieux personnage qui se fait appe<strong>le</strong>r Birmann.<br />

— Connaissez-v<strong>ou</strong>s la demeure de votre Ecossais?<br />

— Je m'y suis ren<strong>du</strong>, mais on ne l'avait pas revu.<br />

— Ah!.... et que pensez-v<strong>ou</strong>s de t<strong>ou</strong>t cela ?<br />

— Je ne sais, parb<strong>le</strong>u, pas ce qui faut en penser je n'y<br />

comprends absolument rien.<br />

— Quant à moi, fit Maxime, je pense que votre Mac-Bell<br />

n'aura pas pu lutter d'habi<strong>le</strong>té avec Birmann, et qu'il aura<br />

succombé d'une façon tragique, car je tiens ce Birmann p<strong>ou</strong>r<br />

un homme dangereux.


— 153 —<br />

— Ce s<strong>ou</strong>pçon m'est aussi venu... mais n<strong>ou</strong>s manquons de<br />

preuves.<br />

— N<strong>ou</strong>s en avons au contraire une excel<strong>le</strong>nte... pensezv<strong>ou</strong>s<br />

donc que cet homme vienne au rendez-v<strong>ou</strong>s qu'il n<strong>ou</strong>s a<br />

donné ?<br />

— C'est ce que n<strong>ou</strong>s verrons.<br />

— Pensez donc !... une visite à Bicêtre ! en présence de t<strong>ou</strong>s<br />

ces forçats !... ce n'est guère probab<strong>le</strong> !<br />

— Il se peut que v<strong>ou</strong>s ayez raison!<br />

— Il avait promis d'être ici à neuf heures et demie et la<br />

pen<strong>du</strong><strong>le</strong> vient de sonner.<br />

A peine <strong>le</strong> comte avait-il prononcé ces paro<strong>le</strong>s que la porte<br />

s'<strong>ou</strong>vrit et Birmann parut, vêtu d'une manière irréprochab<strong>le</strong>,<br />

et portant sont costume avec la plus grande distinction. Maxime<br />

et Précigny ne purent s'empêcher d'échanger un regard de<br />

surprise.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> vicomte, fit Birmann <strong>ou</strong> plutôt <strong>Blondel</strong>, en<br />

sortant de son g<strong>ou</strong>sset un sp<strong>le</strong>ndide chronomètre et en regardant<br />

la pen<strong>du</strong><strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z deux secondes trop vite.<br />

— C'est peu de chose, répondit Maxime.<br />

— J'en conviens, reprit Birmann, je tenais simp<strong>le</strong>ment à<br />

constater que je ne suis point en retard. Permettez-moi maintenant<br />

de v<strong>ou</strong>s faire observer que n<strong>ou</strong>s n'avons pas un moment<br />

à perdre si n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons assister non seu<strong>le</strong>ment au départ<br />

de la « chaîne, » mais encore aux préparatifs qui <strong>le</strong> précèdent.<br />

— Connaissez-v<strong>ou</strong>s ces préparatifs, monsieur Birmand?<br />

demanda <strong>le</strong> comte de Précigny, d'un ton légèrement ironique.<br />

— Certainement! ne v<strong>ou</strong>s ai-je pas dit que j'avais<br />

étudié avec un intérêt t<strong>ou</strong>t particulier <strong>le</strong> monde des <strong>bagne</strong>s,<br />

j'e n'ignore, par conséquent, rien de ce qui peut s'y rattacher.<br />

— Je comprends parfaitement cela, fit Maxime


— 154 —<br />

— Et monsieur de Précigny n'est-il pas de mon avis ?<br />

demanda Birmann.<br />

— Parfaitement ! répondit <strong>le</strong> comte.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s taisiez!...<br />

— Je faisais une réf<strong>le</strong>xion.<br />

— Et laquel<strong>le</strong> ?<br />

— Sur la méchanceté <strong>du</strong> monde.<br />

— Oh!... à ce point de vue, fit Birmann, rien ne peut plus<br />

me surprendre Je connais l'humanité trop profondément<br />

p<strong>ou</strong>r que la plus grande lâcheté, la plus basse calomnie, l'attentat<br />

<strong>le</strong> plus cruel puissent m'étonner.<br />

— Il s'agit en effet, d'une calomnie, mais el<strong>le</strong> est tel<strong>le</strong>ment<br />

absurde, que v<strong>ou</strong>s en rirez, comme n<strong>ou</strong>s en avons ri n<strong>ou</strong>smêmes.<br />

— Par<strong>le</strong>z donc!... v<strong>ou</strong>s excitez ma curiosité!...<br />

— Eh bien, on n<strong>ou</strong>s a dit que l'on v<strong>ou</strong>s avait vu. v<strong>ou</strong>s<br />

monsieur Birmann, et il n'y a pas longtemps de cela, vêtu<br />

d'une bl<strong>ou</strong>se et d'une casquette, dans une des plus misérab<strong>le</strong>s<br />

gargotes d'un quartier que l'on nomme la petite Pologne.<br />

— Et n'a-t-on pas aj<strong>ou</strong>té que j'avais j<strong>ou</strong>é un certain rô<strong>le</strong><br />

dans cette gargote? fit Birmann.<br />

— En effet ! répondit Précigny en regardant fixement ce<br />

dernier.<br />

— Eh bien, répondit Birmann, ce qu'on v<strong>ou</strong>s a dit est<br />

la vérité.<br />

— Comment!... v<strong>ou</strong>s étiez à la petite Pologne?<br />

— Et p<strong>ou</strong>rquoi pas? monsieur <strong>le</strong> comte, n'est-il pas t<strong>ou</strong>t<br />

naturel, quand on veut étudier de près une certaine classe de<br />

la société, de prendre ses vêtements et ses habitudes, afin de<br />

p<strong>ou</strong>voir s'y mélanger sans être reconnu, et d'être en état de<br />

p<strong>ou</strong>voir répondre par un c<strong>ou</strong>p de poing aux insultes auxquel<strong>le</strong>s<br />

on peut être en butte ?<br />

Ce langage déconcertait complétement <strong>le</strong> comte ainsi que<br />

Maxime.


— 155 —<br />

— Mais, aj<strong>ou</strong>ta Birmann, pendant que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s amusons<br />

à babil<strong>le</strong>r, <strong>le</strong> temps passe et je vois que c'est <strong>le</strong> moment de<br />

n<strong>ou</strong>s mettre en r<strong>ou</strong>te.<br />

— Tenez-v<strong>ou</strong>s donc absolument à assister à cette scène?<br />

demanda Maxime.<br />

— J'y tiens énormément, répondit Birmann, je v<strong>ou</strong>s assure<br />

qu'on y épr<strong>ou</strong>ve des impressions t<strong>ou</strong>tes particulières!<br />

— Eh bien partons, fit <strong>le</strong> comte, ma voiture n<strong>ou</strong>s attend.<br />

Une demi-heure plus tard, n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons ces trois hommes<br />

à Bicêtre.<br />

Birmann avait obtenu par faveur spécia<strong>le</strong>, p<strong>ou</strong>r lui et ses<br />

deux compagnons, de p<strong>ou</strong>voir pénétrer dans l'enceinte où <strong>le</strong>s<br />

forçats devaient être acc<strong>ou</strong>plés et où devait se forger l'anneau<br />

que chacun de ces hommes portait à la jambe et où est attachée<br />

la chaine.<br />

Au moment où précédant Maxime et <strong>le</strong> comte, il tâchait de<br />

traverser la f<strong>ou</strong><strong>le</strong> qui se tr<strong>ou</strong>vait à l'entrée p<strong>ou</strong>r voir passer<br />

<strong>le</strong> convoi des <strong>condamné</strong>s, il fut arrêté par un homme qui<br />

accompagnait une jeune fil<strong>le</strong> et qui avait reconnu <strong>Blondel</strong>,<br />

malgré son travestissement.<br />

Cet homme était Macl<strong>ou</strong>, qui se tenait à côté de Miche<strong>le</strong>tte ?<br />

— Pardon, monsieur, lui dit Macl<strong>ou</strong>. v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s me permettre<br />

de v<strong>ou</strong>s prier de prendre avec v<strong>ou</strong>s cette jeune fil<strong>le</strong>? Ce<br />

serait vraiment une bonne action, je v<strong>ou</strong>s assure... la pauvre<br />

fil<strong>le</strong> connaît un de ces pauvres diab<strong>le</strong>s qui vont partir et el<strong>le</strong><br />

v<strong>ou</strong>drait <strong>le</strong> revoir une dernière fois...<br />

Birmann jeta à Macl<strong>ou</strong> un c<strong>ou</strong>p-d'œil d'intelligence.<br />

— Cela m'est indifférent, répondit-il froidement, cette jeune<br />

personne peut n<strong>ou</strong>s suivre.<br />

Et Macl<strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>ssa en avant Miche<strong>le</strong>tte qui suivit <strong>Blondel</strong> t<strong>ou</strong>te<br />

honteuse et <strong>le</strong>s yeux remplis de larmes.<br />

Deux secondes plus tard, ces quatre personnages se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

dans une vaste c<strong>ou</strong>r où se promenaient seuls quelques<br />

gardiens à la physionomie <strong>du</strong>re et bruta<strong>le</strong>.


— 156 —<br />

Dans <strong>le</strong> milieu de cet espace se tr<strong>ou</strong>vait une enclume placée<br />

sur un bloc de bois, auprès de ce bloc, il s'en tr<strong>ou</strong>vait un autre<br />

plus long.<br />

— Voilà l'endroit où va se j<strong>ou</strong>er <strong>le</strong> drame, fit <strong>Blondel</strong>, et<br />

voici <strong>le</strong>s accessoires, aj<strong>ou</strong>ta t-il en montrant <strong>le</strong>s deux blocs de<br />

bois et l'enclume.<br />

Puis ils s'approchèrent.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de dix minutes environ, arrivèrent quelques hommes<br />

vêtus de la casaque brune de Bicêtre, et chargés chacun d'une<br />

certaine quantité de chaînes et d'anneaux qu'ils vinrent placer<br />

en si<strong>le</strong>nce aut<strong>ou</strong>r de l'enclume Personne ne disait une<br />

paro<strong>le</strong> on sentait qu'une scène terrib<strong>le</strong> allait se passer!<br />

La pauvre Miche<strong>le</strong>tte suivait t<strong>ou</strong>s ses préparatifs avec une<br />

curiosité inquiète, une expression d'angoisse profonde se voyait<br />

sur son visage.<br />

Quant à Maxime et à Précigny, cette scène agissait éga<strong>le</strong>ment<br />

sur <strong>le</strong>ur esprit; ils se taisaient t<strong>ou</strong>s deux et se sentaient s<strong>ou</strong>s<br />

l'impression d'un sentiment inexplicab<strong>le</strong>.<br />

S<strong>ou</strong>dain retentit un c<strong>ou</strong>p de siff<strong>le</strong>t et au b<strong>ou</strong>t d'un moment<br />

d'attente une porte s'<strong>ou</strong>vrit et donna passage à une centaine<br />

d'indivi<strong>du</strong>s vêtus de toi<strong>le</strong> grossière et qui entrèrent dans la c<strong>ou</strong>r<br />

en p<strong>ou</strong>ssant des exclamations étranges.<br />

— Mon Dieu ! mon Dieu ! fil Miche<strong>le</strong>tte saisie d'ép<strong>ou</strong>vante à<br />

cette vue.<br />

En effet, ces hommes dont la physionomie respirait en général<br />

l'abrutissement et <strong>le</strong> vice, offraient un hideux spectac<strong>le</strong>.<br />

Voyez <strong>le</strong>s plutôt.<br />

Y en a-t-il un seul dont la tête se c<strong>ou</strong>rbe, dont <strong>le</strong> regard soit<br />

baissé ?<br />

Non, on ne peut lire sur <strong>le</strong>ur front que l'en<strong>du</strong>rcissement <strong>du</strong><br />

crime, l'effronterie et la haine de la société.<br />

<strong>Les</strong> malheureux !... Ils ne connaissent ni <strong>le</strong>s remords ni <strong>le</strong><br />

repentir!... indifférents, ils ont parc<strong>ou</strong>ru <strong>le</strong> chemin de la vie,<br />

marquant chacune de <strong>le</strong>urs actions par une trace de sang, <strong>ou</strong>-


— 157 —<br />

bliant complétement <strong>le</strong> compte que la société <strong>le</strong>ur demandera<br />

un j<strong>ou</strong>r.<br />

Quand <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s furent t<strong>ou</strong>s entrés dans la c<strong>ou</strong>r un<br />

gardien é<strong>le</strong>va la voix et fit entendre un commandement qui<br />

<strong>le</strong>ur ordonna de se mettre sur un rang.<br />

Un second c<strong>ou</strong>p de siff<strong>le</strong>t retentit et fit apparaître d'autres<br />

gardiens qui commencèrent à fixer à la jambe de chaque <strong>condamné</strong><br />

l'anneau destiné à recevoir la chaîne, il ne restait plus<br />

alors qu'à river cet anneau p<strong>ou</strong>r l'empêcher de p<strong>ou</strong>voir être ôté.<br />

Un si<strong>le</strong>nce de mort régnait dans cette vaste enceinte, on<br />

n'entendait que <strong>le</strong> cliquetis des chaînes et <strong>le</strong>s sanglots de Miche<strong>le</strong>tte.<br />

Un troisième et dernier c<strong>ou</strong>p de siff<strong>le</strong>t se fit entendre, <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s<br />

ne purent s'empêcher de faire un m<strong>ou</strong>vement de terreur.<br />

— Que va-t-on faire maintenant? demanda Maxime à Birmann.<br />

— Une chose t<strong>ou</strong>te simp<strong>le</strong> et cependant terrib<strong>le</strong>, répondit<br />

celui-ci; on va river <strong>le</strong>s anneaux; voyez-v<strong>ou</strong>s cette enclume?<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta d'un air ironique:<br />

— Il me vient une idée singulière, messieur; ne pensez-v<strong>ou</strong>s<br />

pas qu'il soit possib<strong>le</strong> que parmi <strong>le</strong>s quelques centaines de personnes<br />

qui sont venues assister à ce spectac<strong>le</strong>, il s'en tr<strong>ou</strong>ve<br />

quelques unes qui ne soient un j<strong>ou</strong>r à la place de ces malheureux<br />

et l'objet de la curiosité publique ?<br />

— V<strong>ou</strong>s avez des idées bizarres ! fit <strong>le</strong> comte.<br />

— Bizarres tant que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez, reprit Birmann, mais<br />

cependant très-justes ; et, croyez moi, monsieur <strong>le</strong> comte, si l'on<br />

p<strong>ou</strong>vait lire dans <strong>le</strong>s consciences de certaines personnes qui ne<br />

sont venues ici que p<strong>ou</strong>r j<strong>ou</strong>ir de ce spectac<strong>le</strong>, qui sait si l'on<br />

n'y tr<strong>ou</strong>verait pas <strong>le</strong> remords d'une crime <strong>ou</strong> la crainte d'une<br />

expiation semblab<strong>le</strong> à cel<strong>le</strong> que n<strong>ou</strong>s avons s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux ?<br />

Le comte ne répondit pas un mot.<br />

Pendant que Birmann parlait, <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s s'étaient ras-


— 158 —<br />

semblés aut<strong>ou</strong>r de l'enclune auprès de laquel<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait un<br />

homme aux bras nus et muscu<strong>le</strong>ux qui tenait à la main un<br />

gros marteau.<br />

Le premier des <strong>condamné</strong>s s'approcha de l'enclume et se<br />

c<strong>ou</strong>cha sur <strong>le</strong> bloc qui se tr<strong>ou</strong>vait auprès.<br />

Cet homme p<strong>ou</strong>vait avoir quarante-cinq ans environ, sa physionomie<br />

exprimait une énergie sauvage, une Indifférence complète<br />

p<strong>ou</strong>r ce qui se passait en ce moment; la dextérité avec<br />

laquel<strong>le</strong> il se plaça auprès de l'enclume indiquait que cet homme<br />

était un « cheval de ret<strong>ou</strong>r », c'est-à-dire un ancien forçat récidiviste,<br />

familier avec <strong>le</strong>s opérations de ce genre.<br />

Cet indivi<strong>du</strong> ne put pas cependant s'empêcher de pâlir en<br />

posant sa jambe sur l'enclune.<br />

Le forgeron prit <strong>le</strong> pied <strong>du</strong> <strong>condamné</strong> de la main gauche et<br />

de la main droite abattit son marteau sur <strong>le</strong> rivet qui devait<br />

empêcher l'anneau de s'<strong>ou</strong>vrir et <strong>le</strong> maintenir en place jusqu'au<br />

j<strong>ou</strong>r de la libération.<br />

Cette opération avait <strong>du</strong>ré à peine deux secondes.<br />

T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s assistants avaient frémi !... Un faux m<strong>ou</strong>vement, un<br />

tremb<strong>le</strong>ment involontaire et <strong>le</strong> marteau aurait fracassé la jambe<br />

<strong>du</strong> malheureux !<br />

La même opération eut lieu p<strong>ou</strong>r chacun des <strong>condamné</strong>s.<br />

— Un brace<strong>le</strong>t de ce genre ne m'irait pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t, qu'en penses-tu,<br />

Mirette ? fit une voix de femme non loin de Birmann.<br />

— Ces brace<strong>le</strong>ts doivent être l<strong>ou</strong>rds à porter.<br />

T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s regards se portèrent vers <strong>le</strong>s deux femmes qui<br />

venaient de prononcer ces paro<strong>le</strong>s et un murmure de désapprobation<br />

se fit entendre.<br />

Maxime de Brescé avait fait comme <strong>le</strong>s autres et involontairement<br />

il avait jeté <strong>le</strong>s yeux sur <strong>le</strong>s personnes qui avaient<br />

parlé, mais quel ne fut pas son étonnement en reconnaissant<br />

Marcel<strong>le</strong>, la lorette <strong>du</strong> quartier Bréda!<br />

Il se ret<strong>ou</strong>rna vivement en prenant ses précautions p<strong>ou</strong>r ne<br />

pas être reconnu.


— 159 —<br />

Ces précautions étaient bien superflues, at- ten<strong>du</strong> que l'attention<br />

généra<strong>le</strong> était attirée par un épisode inatten<strong>du</strong> qui vint<br />

exciter la pitié et la commisération de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s spectateurs. Il ne<br />

restait plus qu'un <strong>condamné</strong> à enchaîner, c'était un jeune<br />

homme et t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> considéraient avec intérêt. La pâ<strong>le</strong>ur de la<br />

mort était sur son visage, ses yeux hagards et sa physionomie<br />

altérée exprimaient son désespoir.<br />

Il s'avança vers l'enclume et s'arrêta p<strong>ou</strong>r essuyer la sueur<br />

qui c<strong>ou</strong>lait de son front. Il avait fait un m<strong>ou</strong>vement comme<br />

p<strong>ou</strong>r prendre sa place sur <strong>le</strong> bloc qui devait servir à l'opération<br />

fata<strong>le</strong> lorsqu'il se redressa vivement et s'écria d'un ton désespéré<br />

:<br />

— Non, non, c'est impossib<strong>le</strong>!... Je n'ai rien fait p<strong>ou</strong>r mériter<br />

cette honte!...<br />

A peine avait-il prononcé ces paro<strong>le</strong>s qu'un cri perçant se fit<br />

entendre et qu'une femme s'élança vers <strong>le</strong> pauvre jeune<br />

homme.<br />

— Joseph!... Joseph!... s'écria-t-el<strong>le</strong>.<br />

Et avant que <strong>le</strong>s gardiens eussent <strong>le</strong> temps de s'y opposer<br />

Miche<strong>le</strong>tte était dans <strong>le</strong>s bras de son fiancé qui la pressait sur<br />

son cœur avec délire et la c<strong>ou</strong>vrait de baisers et de larmes.<br />

Cependant deux des gardes s'approchèrent p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s séparer.<br />

— Oh! fit la jeune fil<strong>le</strong>, d'une voix entrec<strong>ou</strong>pée par <strong>le</strong>s sangglots,<br />

permettez-moi de demeurer auprès de lui pendant cette<br />

cruel<strong>le</strong> opération!....<br />

— C'est impossib<strong>le</strong>! répondit un de ces hommes.<br />

— Oui,... fit Joseph; retire-toi si tu ne veux pas me rendre<br />

plus malheureux encore, et il pressa une dernière fois ses lèvres<br />

sur <strong>le</strong> front de Miche<strong>le</strong>tte.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> comprit et baissa <strong>le</strong>s yeux.<br />

El<strong>le</strong> rendit à Joseph son baiser, approcha sa b<strong>ou</strong>che de son<br />

oreil<strong>le</strong> et murmura :<br />

— Joseph, tu n'iras pas seul à T<strong>ou</strong>lon je te suivrai.... je<br />

ne veux pas t'abandonner!....


— 160 —<br />

Et lui s<strong>ou</strong>riant d'un air d<strong>ou</strong>x et résigné el<strong>le</strong> alla reprendre sa<br />

place auprès de Birmann.<br />

Une demi-minute plus tard l'anneau de Joseph était rivé et<br />

<strong>le</strong> malheureux jeune homme était enchaîné p<strong>ou</strong>r vingt ans !....<br />

<strong>Les</strong> <strong>condamné</strong>s défilèrent ensuite devant <strong>le</strong>s regards des spectateurs.<br />

C'est drô<strong>le</strong>, fit Marcello à sa compagne, ce jeune homme a<br />

excité en moi un certain intérêt.... serait-ce mon cœur, quoiqu'on<br />

prétende que je n'en ai pas? Et cependant ce pauvre<br />

diab<strong>le</strong> a peut-être assassiné son père et sa mère !<br />

— Pas t<strong>ou</strong>t-à-fait, il n'a tué que son parrain, fit une voix<br />

derrière <strong>le</strong>s deux femmes.<br />

Marcel<strong>le</strong> se ret<strong>ou</strong>rna vivement et se tr<strong>ou</strong>va face à face avec<br />

un jeune homme vêtu avec distinction et dont <strong>le</strong> teint bruni<br />

annonçait l'origine étrangère. Une pareil<strong>le</strong> rencontre ne p<strong>ou</strong>vait<br />

que s<strong>ou</strong>rire à une jeune femme comme Marcel<strong>le</strong> qui p<strong>ou</strong>ssa <strong>du</strong><br />

c<strong>ou</strong>de sa compagne en s<strong>ou</strong>riant à l'étranger de l'air <strong>le</strong> plus engageant.<br />

— Ce a est pas t<strong>ou</strong>t-à-fait sa faute, reprit l'élégant jeune<br />

homme; <strong>le</strong> pauvre garçon est né dans un localité où l'on n'a<br />

d'autre in<strong>du</strong>strie que l'assassinat et <strong>le</strong> vol.... Je veux par<strong>le</strong>r<br />

d'un village de Picardie que l'on nomme St-Georges.<br />

— Comment s'écria Marcel<strong>le</strong>, il est de St-Georges?<br />

— Oui, mademoisel<strong>le</strong>; connaissez-v<strong>ou</strong>s cet endroit?<br />

— Je ... J'en ai enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r, fit Marcel<strong>le</strong> un peu embarrassée:....<br />

Et comment se nomme ce jeune homme?<br />

— Joseph Maréchal.<br />

— Ah ! .... Maréchal!<br />

— Le connaissez-v<strong>ou</strong>s, mademoisel<strong>le</strong>?<br />

— Moi?.... Quel<strong>le</strong> idée !<br />

— V<strong>ou</strong>s en avez peut être enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r?<br />

Marcel<strong>le</strong> ne répondit pas.<br />

L'étranger continua :


— 161 —<br />

— Et connaissez-v<strong>ou</strong>s la jeune fil<strong>le</strong> qui s'est élancée vers lui<br />

p<strong>ou</strong>r l'embrasser ?<br />

— Comment p<strong>ou</strong>rrais-je la connaître ? demanda Marcel<strong>le</strong>.<br />

— Cependant.... la voix <strong>du</strong> sang !<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire ?<br />

— Dois-je v<strong>ou</strong>s dire son nom ?<br />

— Dites.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte Salviat...<br />

— Ah !....<br />

— La sœur de la bel<strong>le</strong> Marcel<strong>le</strong> Salviat à qui je demande la<br />

permission de présenter mes hommages.<br />

— Connaissez-v<strong>ou</strong>s aussi mon adresse ? demanda vivement<br />

Marcel<strong>le</strong>.<br />

— Je connais la vôtre et cel<strong>le</strong> de votre frère.<br />

— Je n'ai pas de frère.<br />

— Bah!... Et Eugène ?.... L'auriez-v<strong>ou</strong>s par hasard <strong>ou</strong>blié<br />

parce qu'il a passé quelques année à Brest ?<br />

Marcel<strong>le</strong> commença à considérer cet homme avec effroi et<br />

stupéfaction.<br />

— Mais qui êtes-v<strong>ou</strong>s donc? balbutia-t-el<strong>le</strong>.<br />

Cet étranger qui n'était autre que <strong>le</strong> marquis de Santa-Croce<br />

<strong>ou</strong> plutôt Eugène Salviat, répondit en s'inclinant avec c<strong>ou</strong>rtoisie:<br />

— Je suis Mexicain et je me nomme <strong>le</strong> marquis de Santa-<br />

Croce,... v<strong>ou</strong>s voyez en moi un pauvre diab<strong>le</strong> affligé de cent<br />

mil<strong>le</strong> livres de rente.<br />

— Et dans quel but v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s faire ma connaissance?<br />

— Marcel<strong>le</strong> !.... fit <strong>le</strong> marquis à qui n<strong>ou</strong>s continuerons p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong> moment à donner cette désignation, je désire v<strong>ou</strong>s donner<br />

au sujet des affaires particulières <strong>du</strong> vicomte de Brescé quelques<br />

renseignements confidentiels dont v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez tirer un<br />

grand parti si v<strong>ou</strong>s suivez mes conseils <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Je ne sais vraiment....<br />

— Bien !... quand aurai-je l'honneur de v<strong>ou</strong>s revoir ?<br />

Marcel<strong>le</strong> allait répondre quand son attention fut distraite par<br />

12


— 162 —<br />

un épisode inatten<strong>du</strong> : la « chaîne » se mettait en r<strong>ou</strong>te et à<br />

cette vue Miche<strong>le</strong>tte avait per<strong>du</strong> connaissance.<br />

On donnait autrefois <strong>le</strong> nom de « chaîne » aux transports de<br />

<strong>condamné</strong>s destinés au <strong>bagne</strong> et qui gagnaient <strong>le</strong>ur destination<br />

à pied et attachés deux par deux à une chaîne.<br />

La pauvre Miche<strong>le</strong>tte avait senti son cœur se briser à cette<br />

vue.<br />

<strong>Les</strong> assistants, et Birmann t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> premier, s'empressaient<br />

aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong>.<br />

Pendant cet incident un homme assez mal vêtu s'était approché<br />

<strong>du</strong> comte de Précigny.<br />

Cet homme était Mac-Bell.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte, fit-il en désignant Birmann, je sais<br />

t<strong>ou</strong>t.<br />

— Eh bien ! fit <strong>le</strong> comte.<br />

— Il vient en effet <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> !<br />

— Comment?<br />

— C'est un ancien forçat ?<br />

— Lui?<br />

— Oui, il vient de T<strong>ou</strong>lon d'où il s'est évadé il y a à peine<br />

un mois.<br />

Précigny porta la main à son front... son regard prit une<br />

expression sinistre et il se mit à considérer <strong>Blondel</strong> comme<br />

p<strong>ou</strong>r se rappe<strong>le</strong>r un s<strong>ou</strong>venir lointain.<br />

— Lui !... lui ! fit-il en se parlant à lui-même ; c'est impossib<strong>le</strong><br />

! et cependant je <strong>le</strong> rencontre part<strong>ou</strong>t, épiant la<br />

moindre de mes actions!.... Cet homme prépare sa vengeance!<br />

....Que faire?... que faire ?...<br />

Et se ret<strong>ou</strong>rnant brusquement vers l'Ecossais, il lui dit;<br />

— Ec<strong>ou</strong>te ! Si cet homme est celui que je crois, il doit<br />

porter au poignet droit une profonde cicatrice... On m'a raconté<br />

que pendant qu'il se rendait de Bicêtre à T<strong>ou</strong>lon, il avait<br />

été mor<strong>du</strong> par son camarade de chaîne.<br />

— Je n'en sais rien répondit Mac-Bell, mais prenez garde il


— 163 —<br />

v<strong>ou</strong>s a vu et il est capab<strong>le</strong> de me reconnaître malgré mon<br />

déguisement.<br />

Comme venait de <strong>le</strong> dire l'Ecossais , un simp<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p d'oeil<br />

avait suffi à <strong>Blondel</strong> p<strong>ou</strong>r reconnaître son adversaire et p<strong>ou</strong>r<br />

comprendre qu'il était question de lui.<br />

Il se tint donc sur ses gardes, en voyant <strong>le</strong> comte de Précigny<br />

s'approcher de lui.<br />

— V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s donc n<strong>ou</strong>s quitter, Monsieur <strong>le</strong> Comte? demanda<br />

t-il tranquil<strong>le</strong>ment à ce dernier.<br />

— Il <strong>le</strong> faut.<br />

— Mais... je v<strong>ou</strong>s reverrai?<br />

— Bientôt.<br />

— Eh bien, je ne v<strong>ou</strong>s dis pas adieu !<br />

— Au revoir!<br />

En parlant <strong>Blondel</strong> avait familièrement ten<strong>du</strong> la main au<br />

comte et fut étonné de <strong>le</strong> sentir tremb<strong>le</strong>r.<br />

De son côté <strong>le</strong> comte avait jeté un c<strong>ou</strong>p d'oeil rapide sur <strong>le</strong><br />

poignet de <strong>Blondel</strong> et avait vu la cicatrice.<br />

— Qu'avez-v<strong>ou</strong>s donc là, Monsieur Birmann, demanda Précigny<br />

d'une voix qu'il s'efforçait de rendre assurée; on dirait la<br />

trace d'une morsure?<br />

<strong>Blondel</strong> <strong>le</strong> regarda en s<strong>ou</strong>riant et répondit sans affectation:<br />

— Cette cicatrice est ancienne et a quelque rapport avec un<br />

meurtre qui fut commis dans <strong>le</strong>s environs de T<strong>ou</strong>lon, je crois,<br />

au mois de Mai 1830, et dont la victime, si je ne me trompe,<br />

se nommait Guillaume Michaud V<strong>ou</strong>s devez sans d<strong>ou</strong>te<br />

avoir enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r de cela, monsieur <strong>le</strong> Comte, ainsi que<br />

d'une femme qui j<strong>ou</strong>a dans cette affaire un rô<strong>le</strong> assez intéressant<br />

et qui s'appelait Pauline Cormier?<br />

— Comment dites-v<strong>ou</strong>s? fit <strong>le</strong> comte à qui ces mots avaient<br />

fait perdre son assurance,.... Pauline.... ?<br />

— Cormier... Voyez-v<strong>ou</strong>s, cette histoire est excessivement<br />

curieuse; je possède à ce sujet des documents authentiques,<br />

qui ne sont encore connus de personne et que je v<strong>ou</strong>s commu-


— 164 —<br />

niquerai un j<strong>ou</strong>r, si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> désirez ; je suis persuadé qu'ils v<strong>ou</strong>s<br />

intéresseront infiniment. Jusqu'à ce moment, Monsieur <strong>le</strong><br />

Comte, je v<strong>ou</strong>s prie de ne plus faire allusion à cette cicatrice et<br />

de garder p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s idées que sa vue p<strong>ou</strong>rrait faire naître<br />

dans votre esprit, atten<strong>du</strong> que, auj<strong>ou</strong>rd'hui plus que jamais, il<br />

faut observer l'adage qui dit qu'il est bon de par<strong>le</strong>r et meil<strong>le</strong>ur<br />

de se taire.<br />

Et il s'éloigna en laissant Précigny abas<strong>ou</strong>rdi par ce qu'il<br />

venait d'entendre.<br />

Pendant ce temps la « chaîne » avait quitte la c<strong>ou</strong>r de Bicêtre<br />

et s'était dirigée vers la barrière p<strong>ou</strong>r y prendre la r<strong>ou</strong>te de<br />

T<strong>ou</strong>lon.<br />

CHAPITRE XIII.<br />

L'am<strong>ou</strong>r de Lucienne.<br />

Le même j<strong>ou</strong>r, vers <strong>le</strong>s six heures <strong>du</strong> soir, Lucienne était<br />

montée dans sa chambre, el<strong>le</strong> avait pris son chapeau et son<br />

chà<strong>le</strong>, et étant descen<strong>du</strong>e au jardin, el<strong>le</strong> rencontra Madame<br />

Michaud qui lui demanda:<br />

— Veux-tu sortir mon enfant !<br />

Lucienne s<strong>ou</strong>rit et fit un signe de tête affirmatif, puis el<strong>le</strong><br />

aj<strong>ou</strong>ta d'un air mystérieux:<br />

— Je vais chez Madame Cormier.<br />

— T<strong>ou</strong>te seu<strong>le</strong>?


— 165 —<br />

— Oh ! je n'ai pas peur !<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ton onc<strong>le</strong> ne t'accompagne-t-il pas ?<br />

— Mon onc<strong>le</strong> Paul est très-occupé ; c'est auj<strong>ou</strong>rd'hui la fin<br />

<strong>du</strong> mois, comme v<strong>ou</strong>s savez, il faut qu'il arrête ses comptes et<br />

qu'il fasse sa caisse.<br />

— C'est vrai, répondit Madame Michaud, mais tu p<strong>ou</strong>rrais<br />

renvoyer cette visite.<br />

Lucienne s<strong>ou</strong>rit d<strong>ou</strong>cement.<br />

— En effet, dit-el<strong>le</strong>, mais Madame Cormier a témoigné tant<br />

de bienveillance à ma pauvre mère que je ne veux pas plus<br />

tarder à al<strong>le</strong>r lui dire avec quel<strong>le</strong> bonté v<strong>ou</strong>s m'avez reçue dans<br />

votre maison, cela lui fera certainement un grand plaisir.<br />

Madame Michaud embrassa la jeune fil<strong>le</strong> en disant:<br />

— Tu as un bon cœur, mon enfant, tu es reconnaissante!...<br />

Ah!... aj<strong>ou</strong>ta t-el<strong>le</strong> en s<strong>ou</strong>pirant, p<strong>ou</strong>rquoi <strong>le</strong> ciel ne m'a-t-il pas<br />

donné une fil<strong>le</strong> comme toi ?<br />

Et son visage prit une expression de tristesse.<br />

— Tu aimes beauc<strong>ou</strong>p Madame Cormier? reprit-el<strong>le</strong> après<br />

un c<strong>ou</strong>rt si<strong>le</strong>nce.<br />

— Oh ! <strong>ou</strong>i madame.<br />

— Est-el<strong>le</strong> jeune ?<br />

— El<strong>le</strong> doit avoir environ quarante ans.<br />

— Riche ?<br />

— Je ne sais ; el<strong>le</strong> fait beauc<strong>ou</strong>p de bien.<br />

— Ah!... el<strong>le</strong> est heureuse !<br />

Lucienne sec<strong>ou</strong>a la tête en disant :<br />

— Heureuse?... hélas non ! el<strong>le</strong> ne l'est pas, je crois au contraire<br />

qu'une d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur secrète la fait cruel<strong>le</strong>ment s<strong>ou</strong>ffrir,... el<strong>le</strong><br />

est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs triste et son s<strong>ou</strong>rire même a une expression qui<br />

donne envie de p<strong>le</strong>urer.<br />

— Oui !... murmura Madame Michaud ; si l'on p<strong>ou</strong>vait lire<br />

dans <strong>le</strong>s cœurs et scruter <strong>le</strong>s âmes, on verrait combien de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs<br />

se cachent s<strong>ou</strong>s un extérieur riant et joyeux !<br />

Et s'adressant de n<strong>ou</strong>veau à Lucienne el<strong>le</strong> reprit :


— 166 —<br />

— Va, mon enfant,... il est six heures, je ne veux pas te<br />

retenir.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> embrassa Madame Michaud sur <strong>le</strong>s deux j<strong>ou</strong>es<br />

et s'éloigna rapidement en songeant à ce que venait de lui dire<br />

Madame Michaud et en cherchant à s'expliquer comment cette<br />

femme p<strong>ou</strong>vait, el<strong>le</strong> aussi, cacher une peine secrète dans son<br />

cœur.<br />

El<strong>le</strong> prit place dans un omnibus qui devait la con<strong>du</strong>ire de la<br />

place de la Bastil<strong>le</strong> à la rue Cherche-Midi où demeurait Madame<br />

Cormier, et dans sa distraction el<strong>le</strong> ne s'aperçut pas qu'un fiacre<br />

avait quitté la place de la Bastil<strong>le</strong> en même temps que l'omnibus<br />

et <strong>le</strong> suivait à peu de distance.<br />

L'omnibus parc<strong>ou</strong>rut la rue Saint-Antoine, puis <strong>le</strong>s quais<br />

jusqu'au Pont-Neuf qu'il traversa, et il arrivait à l'entrée de la<br />

rue Dauphine lorsqu'un craquement se fit entendre.<br />

<strong>Les</strong> voyageurs qui s'y tr<strong>ou</strong>vaient p<strong>ou</strong>ssèrent un cri : un ressort<br />

venait de se casser et <strong>le</strong> véhicu<strong>le</strong> perdant son équilibre<br />

versa sur <strong>le</strong> trottoir.<br />

Le fiacre qui avait suivi l'omnibus pas à pas s'arrêta aussitôt<br />

et un homme en sortit avec vivacité.<br />

<strong>Les</strong> voyageurs cherchaient à se dépêtrer comme ils p<strong>ou</strong>vaient<br />

<strong>le</strong>s hommes en invectivant <strong>le</strong> con<strong>du</strong>cteur, <strong>le</strong>s femmes en p<strong>ou</strong>ssant<br />

des exclamations de terreur.<br />

Le jeune homme ne cherchait que Lucienne, qu'il finit par<br />

apercevoir et dont <strong>le</strong>s trait b<strong>ou</strong><strong>le</strong>versés et <strong>le</strong> visage pâ<strong>le</strong> annonçaient<br />

l'effroi qu'el<strong>le</strong> avait épr<strong>ou</strong>vé, il s'avança vivement et lui<br />

tendit <strong>le</strong>s deux mains. A cette vue, la physionomie de la jeune<br />

fil<strong>le</strong> s'éclaircit et un s<strong>ou</strong>rire ingénu vint montrer sa joie et sa<br />

surprise.<br />

— Monsieur Maurice! s'écria-t-el<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>s ici?<br />

— J'arrive à temps, mademoisel<strong>le</strong>, n'est-il pas vrai, répondit-il,<br />

ravi de la manière dont Lucienne <strong>le</strong> recevait.<br />

— Mais par quel hasard ? reprit cel<strong>le</strong>-ci.<br />

— C'est vraiment un hasard qui m'a amené ici, répondit


— 167 —<br />

Maurice, qui ne put s'empêcher de r<strong>ou</strong>gir de son petit mensonge<br />

et qui aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Au moins, mademoisel<strong>le</strong>, permettez moi de v<strong>ou</strong>s offrir<br />

mon bras... v<strong>ou</strong>s n'êtes pas encore t<strong>ou</strong>t-à-fait remise de la<br />

sec<strong>ou</strong>sse.<br />

— C'est vrai, répondit Lucienne, je tremb<strong>le</strong> encore et c'est<br />

t<strong>ou</strong>t au plus si je puis me tenir deb<strong>ou</strong>t ; c'est p<strong>ou</strong>r cela que<br />

j'accepte votre proposition sans hésiter.<br />

Et la jeune fil<strong>le</strong> prit <strong>le</strong> bras de Maurice et s'y appuya, puis<br />

t<strong>ou</strong>s deux se mirent en r<strong>ou</strong>te ; lui content et fier, el<strong>le</strong> avec un<br />

sentiment intime qu'el<strong>le</strong> ne s'expliquait pas, mais qui la rendait<br />

bien heureuse.<br />

Ils marchaient muets et pensifs, isolés <strong>du</strong> monde réel par<br />

<strong>le</strong>ur am<strong>ou</strong>r, qui <strong>le</strong>s enveloppait comme un nuage d'or, et plus<br />

d'un passant se ret<strong>ou</strong>rna p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s regarder en s<strong>ou</strong>riant.<br />

Lucienne sortit la première de cette rêverie et s'adressant à<br />

Maurice el<strong>le</strong> lui dit en <strong>le</strong> regardant de ses grands yeux b<strong>le</strong>us:<br />

— Je ne v<strong>ou</strong>s ai pas seu<strong>le</strong>ment demandé où v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z et si<br />

je ne v<strong>ou</strong>s dét<strong>ou</strong>rne pas de votre chemin.<br />

— En effet, fit Maurice comme s'il venait de sortir d'un songe<br />

moi aussi, mademoisel<strong>le</strong>, j'<strong>ou</strong>bliais de v<strong>ou</strong>s demander où v<strong>ou</strong>s<br />

alliez !<br />

— Je vais rue Cherche-Midi ?<br />

— Oh! comme cela se tr<strong>ou</strong>ve! s'écria Maurice, j'ai précisément<br />

une affaire qui m'appel<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> voisinage... près de la<br />

barrière <strong>du</strong> Maine.<br />

Lucienne ne fut pas trop étonnée de cette coïncidence, d'autant<br />

plus qu'el<strong>le</strong> n'avait aucune raison p<strong>ou</strong>r d<strong>ou</strong>ter de la véracité<br />

<strong>du</strong> jeune homme.<br />

Ils continuèrent <strong>le</strong>ur chemin, et, la glace étant rompue, la<br />

conversation alla bon train ; Lucienne se sentait t<strong>ou</strong>te heureuse<br />

et Maurice enchanté éc<strong>ou</strong>tait sans mot dire <strong>le</strong> babillage de la<br />

jeune fil<strong>le</strong>. Il lui semblait marcher dans un rêve !.:. il sentait<br />

<strong>le</strong> bras de sa chère Lucienne sons <strong>le</strong> sien... il entendait sa voix


— 168 —<br />

aimée et il se penchait vers sa compagne dont <strong>le</strong>s b<strong>ou</strong>c<strong>le</strong>s<br />

blondes venaient frô<strong>le</strong>r ses j<strong>ou</strong>es... A vingt ans, on ne connaît<br />

pas de plus grand bonheur... et, en effet, que sont t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s<br />

émotions de la terre en comparaison d'une larme, d'une palpitation<br />

causée par un am<strong>ou</strong>r pur et sincère ?<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes gens parlaient à cœur <strong>ou</strong>vert et se faisaient<br />

de naïves confidences.<br />

Maurice racontait comment, pendant l'été, il avait passé la<br />

plus grande partie de son temps à sa fenêtre, comment il avait<br />

distingué Lucienne de ses compagnes et avec quel<strong>le</strong> anxiété et<br />

quel<strong>le</strong> impatience il avait épié son premier regard.<br />

Et la naïve enfant s<strong>ou</strong>rit en entendant cet aveu et répondit<br />

en r<strong>ou</strong>gissant:<br />

— Je v<strong>ou</strong>s avais bien vu mais. .. au commencement,....<br />

je ne savais pas positivement si c'étaient à moi que s'adressaient<br />

vos regards<br />

Maurice pressa sur son cœur <strong>le</strong> bras de Lucieune et lui dit<br />

en la regardant tendrement :<br />

— N<strong>ou</strong>s sommes séparés maintenant, v<strong>ou</strong>s habitez la maison<br />

de Monsieur Michaud, et n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>rrons plus n<strong>ou</strong>s<br />

voir ?<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas ? demanda Lucienne.<br />

— Je ne suis pas connu dans la maison.<br />

— Qui v<strong>ou</strong>s empêche de v<strong>ou</strong>s présenter ?<br />

— Mais... je ne sais pas comment l'on me recevra.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rit d<strong>ou</strong>cement.<br />

— Eh bien, fit-el<strong>le</strong>, j'ai déjà pensé à t<strong>ou</strong>t cela.<br />

— Vraiment ?<br />

— V<strong>ou</strong>s m'aimez, n'est-il pas vrai?<br />

— Oh ! Lucienne ! plus que ma vie !<br />

— Eh bien, il a un moyen.<br />

— Lequel ! Lucienne, par<strong>le</strong>z !<br />

— Al<strong>le</strong>z tr<strong>ou</strong>ver mon onc<strong>le</strong> et dites-lui t<strong>ou</strong>te la vérité.<br />

— Croyez-v<strong>ou</strong>s ? fit Maurice un peu embarrassé.


— 169 —<br />

— Oh, je comprends, reprit Lucienne avec vivacité; v<strong>ou</strong>s<br />

tr<strong>ou</strong>vez peut-être cette démarche un peu en dehors des convenances...<br />

Eh bien!... il y aurait un autre moyen!<br />

— Lequel?<br />

— Si votre père...<br />

— Mon père? .. s'écria Maurice dont <strong>le</strong> visage se c<strong>ou</strong>vrit<br />

d'une expression navrante de mélancolie.<br />

— L'auriez-v<strong>ou</strong>s déjà per<strong>du</strong> ?... demanda avec intérêt la<br />

jeune fil<strong>le</strong> à qui l'émotion de Maurice n'avait pas échappé.<br />

— Je ne l'ai jamais connu !... répondit celui-ci d'une voix<br />

altérée.<br />

— Mais... votre mère ?<br />

— Un mystère plane sur ma naissance, repartit <strong>le</strong> jeune<br />

homme...; la honte peut-être, Lucienne, et il ne m'est pas<br />

même permis de chercher à connaître ce secret.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> baissa la tête et garda <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce; ils marchèrent<br />

ainsi pendant quelques minutes.<br />

Lucienne paraissait rêveuse, Maurice craignit que l'aveu qu'il<br />

venait de lui faire ne contribuât à la chagriner.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s taisez ? fit-il d'une voix émue.<br />

— Je pense à t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s venez de me dire.<br />

— Et ma situation dans <strong>le</strong> monde v<strong>ou</strong>s effraie !<br />

— Non, mais el<strong>le</strong> me t<strong>ou</strong>che profondément.<br />

— Peut-être v<strong>ou</strong>s repentez-v<strong>ou</strong>s maintenant de m avoir parlé<br />

comme v<strong>ou</strong>s l'avez fait t<strong>ou</strong>t à l'heure ?<br />

Lucienne jeta sur Maurice un regard profond et fixe et lui<br />

répondit avec gravité et en même temps avec d<strong>ou</strong>ceur :<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez. Maurice. Je v<strong>ou</strong>s aimais parce que je<br />

savais que v<strong>ou</strong>s étiez bon... je dois maintenant v<strong>ou</strong>s aimer<br />

d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>ment, parce que v<strong>ou</strong>s êtes malheureux !<br />

Maurice sentit son cœur se fondre de bonheur en entendant<br />

ces paro<strong>le</strong>s, il ne put s'empêcher de prendre la main de Lucienne<br />

et de la porter à ses lèvres.


— 170 —<br />

Ils arrivèrent enfin devant <strong>le</strong> n° 40 de la rue Cherche-Midi;<br />

Lucienne montra la maison à Maurice en disant:<br />

— Me voici arrivée..., voyez-v<strong>ou</strong>s cette voiture qui est arrêtée<br />

devant la porte de cette maison?<br />

— Eh bien?<br />

— C'est cel<strong>le</strong> de madame Cormier.<br />

— Alors n<strong>ou</strong>s devons n<strong>ou</strong>s séparer? fit Maurice attristé.<br />

Ils s'étaient avancés jusque vers la porte d'entrée devant laquel<strong>le</strong><br />

se tr<strong>ou</strong>vait en effet une voiture.<br />

Au moment où <strong>le</strong>s deux jeunes gens arrivaient, madame<br />

Cormier descendaient de sa voiture et se tr<strong>ou</strong>va en <strong>le</strong>ur présence.<br />

En voyant la jeune fil<strong>le</strong> accompagnée d'un inconnu el<strong>le</strong> fit<br />

un m<strong>ou</strong>vement de surprise et considéra un instant Maurice en<br />

si<strong>le</strong>nce.<br />

— Quel est ce monsieur ? demanda-t-el<strong>le</strong> ensuite à Lucienne<br />

d'une voix mal assurée.<br />

— C'est... commença la jeune fil<strong>le</strong> qui r<strong>ou</strong>git, se tr<strong>ou</strong>bla,<br />

baissa <strong>le</strong>s yeux et ne put continuer.<br />

Maurice n'était pas moins interdit que Lucienne et madame<br />

Cormier ne put réprimer un s<strong>ou</strong>rire en voyant l'embarras des<br />

deux jeunes gens.<br />

— Allons, fit-el<strong>le</strong> avec bienveillance, v<strong>ou</strong>s venez sans d<strong>ou</strong>te<br />

me faire une visite, prenez donc la peine d'entrer, Lucienne !...<br />

Monsieur !... je v<strong>ou</strong>s en prie !<br />

Et marchant devant eux el<strong>le</strong> monta l'escalier <strong>du</strong> premier<br />

étage; sur <strong>le</strong> palier une servante qui avait <strong>ou</strong>vert la porte <strong>le</strong>s<br />

attendait et t<strong>ou</strong>s trois entrèrent.<br />

Lucienne n'était pas encore rassurée, el<strong>le</strong> comprenait parfaitement<br />

que madame Cormier devait tr<strong>ou</strong>ver étrange de la voir<br />

accompagnée par un inconnu.<br />

Quant à Maurice, cet accueil l'avait surpris et il se tr<strong>ou</strong>vait<br />

un peu décontenancé, il se demandait dans quel but on l'avait<br />

invité à entrer.


— 171 —<br />

Après avoir traversé une série de pièces, <strong>le</strong>s trois personnes<br />

arrivèrent dans un petit salon qui réunissait un luxe rare, un<br />

confort et un bon goût incontestab<strong>le</strong>s.<br />

Madame Cormier s'assit et fit signe aux deux jeunes gens de<br />

prendre un siége.<br />

— Est-il possib<strong>le</strong>, mon enfant, commença-t-el<strong>le</strong>, que tu te<br />

fasses accompagner par un monsieur dont tu ne sais pas même<br />

<strong>le</strong> nom?<br />

— C est la vérité, répondit Lucienne, et la manière dont<br />

v<strong>ou</strong>s m'adressez cette question me montre combien j'ai été<br />

ét<strong>ou</strong>rdie ; cependant, il n'y avait aucune intention mauvaise de<br />

ma part, je puis v<strong>ou</strong>s l'assurer.<br />

— Oh ! je <strong>le</strong> crois sans peine, reprit madame Cormier, et<br />

c'est p<strong>ou</strong>rquoi je ne veux pas trop te chicaner à ce sujet.<br />

Puis s'adressant directement à Maurice, el<strong>le</strong> lui dit:<br />

— Mais v<strong>ou</strong>s, monsieur, v<strong>ou</strong>s n'avez pas sans d<strong>ou</strong>te la même<br />

excuse que cette enfant ; je v<strong>ou</strong>s prie donc de bien v<strong>ou</strong>loir n<strong>ou</strong>s<br />

dire qui v<strong>ou</strong>s êtes !<br />

— Je me nomme Maurice Dubreuil.<br />

— C'est votre nom, mais quel<strong>le</strong> est votre position, cel<strong>le</strong> de<br />

vos parents?<br />

— Je n'ai pas de famil<strong>le</strong>? répliqua Maurice avec tristesse.<br />

— Pas de famil<strong>le</strong> ? s'écria madame Cormier, dont <strong>le</strong> regard<br />

prit une expression passagère d'intérêt.<br />

Puis el<strong>le</strong> continua comme agitée par un m<strong>ou</strong>vement involontaire<br />

:<br />

— Comment?... n'avez-v<strong>ou</strong>s donc pas de mère?<br />

— Je n'ai jamais connu que l'abandon, la misère !... répondit<br />

Maurice ; et au lieu des traits chéris d'une mère, je n'ai<br />

jamais eu devant <strong>le</strong>s yeux que la figure rep<strong>ou</strong>ssante et <strong>du</strong>re <strong>du</strong><br />

b<strong>ou</strong>rreau qui m'a t<strong>ou</strong>rmenté pendant mon enfance et ma jeunesse<br />

!<br />

Madame Cormier avait passé une main sur son front, comme<br />

p<strong>ou</strong>r fixer sa pensée et rassemb<strong>le</strong>r ses s<strong>ou</strong>venirs !


— 172 —<br />

— Et ce b<strong>ou</strong>rreau dont v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>z, qu'était-il, <strong>le</strong> connaissezv<strong>ou</strong>s?<br />

— Oui, je <strong>le</strong> connais,... c'est une espèce de saltimbanque, un<br />

misérab<strong>le</strong> capab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s crimes!... Cet homme porte une<br />

flétrissure... et depuis <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où il a su que je connaissais son<br />

passé, il m'a t<strong>ou</strong>rmenté d'une manière horrib<strong>le</strong> !<br />

— Et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s êtes enfui ?<br />

— Oui madame!... il m'aurait tué!...<br />

— Mon Dieu!... pensait madame Cormier en se c<strong>ou</strong>vrant <strong>le</strong><br />

visage de ses deux mains; ce serait son âge... ses traits;... ce<br />

n'est pas possib<strong>le</strong> !... je suis insensée d'avoir une tel<strong>le</strong> espérance<br />

!.., Dieu ne m'a pas gardé cette consolation!... Le pauvre<br />

enfant est mort et je ne <strong>le</strong> reverrai jamais !<br />

El<strong>le</strong> parvint cependant à maîtriser son émotion et tendit ses<br />

deux mains à Lucienne en lui disant :<br />

— Je t'aime, mon enfant, et je veux veil<strong>le</strong>r sur ton innocence.<br />

Tu es jeune... bel<strong>le</strong>... et tu ne penses pas au mal...<br />

— Mais madame, fit vivement la jeune fil<strong>le</strong>, monsieur Maurice<br />

m'aime !<br />

— Je n'en d<strong>ou</strong>te nul<strong>le</strong>ment, et tu l'aimes aussi, n'est-ce<br />

pas?... je tiens monsieur Maurice p<strong>ou</strong>r un homme d'honneur<br />

et...<br />

— Et il l'est aussi!... fit Lucienne avec cha<strong>le</strong>ur.<br />

— J'espère, reprit madame Cormier, qu'il se présentera à<br />

ton onc<strong>le</strong> !<br />

— Dieu m'est témoin, s'écria Maurice, que je n'ai pas de plus<br />

vif désir!<br />

— Réfléchisez, monsieur puis al<strong>le</strong>z tr<strong>ou</strong>ver monsieur Mercier,<br />

faites-v<strong>ou</strong>s connaître à lui, confiez-lui t<strong>ou</strong>s vos secrets, et<br />

de mon côté, si je puis v<strong>ou</strong>s aider en quelque chose, je <strong>le</strong> ferai<br />

volontiers p<strong>ou</strong>r ma chère Lucienne.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> pénétrée de reconnaissance ne savait comment<br />

exprimer sa joie et son bonheur à madame Cormier.


— 173 —<br />

Un incident t<strong>ou</strong>t-à-fait inatten<strong>du</strong> vint mettre un terme à<br />

cette scène.<br />

Un domestique vint annoncer à madame Cormier que quelqu'un<br />

désirait lui par<strong>le</strong>r.<br />

— Qui est-ce donc ? demanda-t-el<strong>le</strong>.<br />

— C'est un homme que je ne connais pas ! répondit <strong>le</strong> domestique.<br />

— Mais... il v<strong>ou</strong>s a cependant dit son nom ?<br />

— Je <strong>le</strong> lui ai demandé, mais il m'a répon<strong>du</strong> que cela était<br />

inuti<strong>le</strong>, atten<strong>du</strong> qu'il v<strong>ou</strong>s était tota<strong>le</strong>ment inconnu,<br />

— Faites-<strong>le</strong> entrer !<br />

Le domestique se retira et un instant après il revenait, précédant<br />

l'inconnu.<br />

C'était <strong>Blondel</strong>.<br />

Madame Cormier, qui s'était <strong>le</strong>vée, l'eut à peine aperçu<br />

qu'el<strong>le</strong> retomba assise sur son fauteuil en p<strong>ou</strong>ssant une exclamation<br />

de surprise et d'effroi.<br />

— Lui!... lui! .. fit-el<strong>le</strong> en pâlissant et en tremblant comme<br />

si el<strong>le</strong> eût vu un fantôme sortir de terre s<strong>ou</strong>s ses yeux.<br />

Puis se re<strong>le</strong>vant comme p<strong>ou</strong>ssée par une force intérieure et<br />

faisant un pas vers <strong>Blondel</strong> qui était resté à la porte.<br />

— Comment dit-el<strong>le</strong> d'une voix qu'el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait rendre menaçante,<br />

comment! v<strong>ou</strong>s avez l'audace de v<strong>ou</strong>s présenter ici?..<br />

v<strong>ou</strong>s ne craignez pas de v<strong>ou</strong>s exposer à ma colère?... Ah!..<br />

prenez garde!...<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi?... répondit tranquil<strong>le</strong>ment <strong>Blondel</strong>.<br />

— Ne savez-v<strong>ou</strong>s pas que d'un mot je puis v<strong>ou</strong>s faire ret<strong>ou</strong>rner<br />

à l'endroit d'où v<strong>ou</strong>s venez?<br />

— Ce mot v<strong>ou</strong>s ne <strong>le</strong> prononcerez pas.<br />

— Et qui donc m'en empêchera ?<br />

— Votre enfant.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Je ne puis par<strong>le</strong>r devant ces jeunes gens.<br />

— Oh !... je ne veux pas rester seu<strong>le</strong> avec v<strong>ou</strong>s !


— 174 —<br />

— Eh bien... éc<strong>ou</strong>tez-moi !<br />

<strong>Blondel</strong> avait peu à peu pris un ton ferme et résolu qui en<br />

avait imposé à madame Cormier qui se rassit sans mot dire;<br />

<strong>Blondel</strong> prit un siége et s'assit tranquil<strong>le</strong>ment.<br />

Lucienne s'était involontairement rapprochée de Maurice et<br />

avait suivi cette scène avec une émotion bien naturel<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> se<br />

demandait ce qu'était cet homme, ce qu'il v<strong>ou</strong>lait !<br />

Quant à Maurice l'apparition s<strong>ou</strong>daine de <strong>Blondel</strong> l'avait profondément<br />

surpris, il voyait avec étonnement la puissance que<br />

cet homme exerçait sur t<strong>ou</strong>s ceux qui l'approchaient.<br />

— V<strong>ou</strong>s m'avez parlé de mon enfant! dit madame Cormier.<br />

— Oui madame!<br />

— Il vit, n'est-ce pas ?<br />

— Je l'ai vu.<br />

Madame Cormier porta involontairement la main sur son<br />

cœur.<br />

— Ah ! mon Dieu !.. dit-el<strong>le</strong> en dissimulant un sanglot, je<br />

n'étais pas préparée à cela !... on avait eu la cruauté de m'annoncer<br />

sa mort !...<br />

— On v<strong>ou</strong>s avait trompée.<br />

— Mais où est-il ?... par<strong>le</strong>z,... où est-il?<br />

— A Paris.<br />

— Le reverrai-je !<br />

— Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> promets.<br />

— Quand?<br />

— Dans huit j<strong>ou</strong>rs.<br />

Madame Cormier p<strong>ou</strong>ssa un profond s<strong>ou</strong>pir.<br />

— Huit j<strong>ou</strong>rs?... Comment v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que je vive avec une<br />

tel<strong>le</strong> impatience ?<br />

— Il faut cependant que v<strong>ou</strong>s attendiez !<br />

— Et v<strong>ou</strong>s me promettez...<br />

— Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> jure !<br />

Et en disant ces mots <strong>Blondel</strong> se <strong>le</strong>va, s'inclina profondément<br />

devant madame Cormier et dit en s'adressant à Maurice.


— 175 —<br />

— Monsieur Maurice Dubreuil veut-il me faire l'honneur<br />

d'accepter une place dans ma voiture ?<br />

Ces paro<strong>le</strong>s firent bondir <strong>le</strong> cœur de madame Cormier qui ne<br />

put s'empêcher de considérer de n<strong>ou</strong>veau et attentivemest <strong>le</strong><br />

jeune homme.<br />

Celui-ci s'était <strong>le</strong>vé aux paro<strong>le</strong>s de <strong>Blondel</strong>.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s remercie, monsieur, répondit-il, mais après que<br />

j'aurai accompagné mademoisel<strong>le</strong> à la voiture je rentrerai chez<br />

moi à pied et seul.<br />

<strong>Blondel</strong> ne répliqua rien et se dirigea vers la porte accompagné<br />

par madame Cormier qui, après avoir <strong>ou</strong>vert, lui saisit <strong>le</strong> bras<br />

et lui demanda à voix basse ?<br />

— Connaissez-v<strong>ou</strong>s ce jeune homme ?<br />

— Je me suis quelquefois rencontré avec lui, reprit <strong>Blondel</strong><br />

sans se tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r.<br />

— Et savez-v<strong>ou</strong>s qui il est ?<br />

— Pas plus qu'il ne <strong>le</strong> sait lui-même.<br />

— Mais.... ne tr<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s donc pas...?<br />

— Quoi?....<br />

— Rien !.... non !.... fit madame Cormier avec précipitation :<br />

je crois t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>le</strong> voir.... mais c'est impossib<strong>le</strong> !... al<strong>le</strong>z et<br />

pensez à ce que v<strong>ou</strong>s m'avez promis !<br />

— Dans huit j<strong>ou</strong>rs je v<strong>ou</strong>s aurai ren<strong>du</strong> votre fils <strong>ou</strong> je serai<br />

mort.<br />

Et après avoir dit ces mots il s'éloigna.<br />

Un instant après Lucienne et Maurice prenaient à <strong>le</strong>ur t<strong>ou</strong>r<br />

congé de madame Cormier.<br />

Comme il l'avait dit à <strong>Blondel</strong>, Maurice accompagna la jeune<br />

fil<strong>le</strong> qu'il fit monter dans une voiture et quand il l'eut vue s'éloigner<br />

il reprit à pied <strong>le</strong> chemin de son logement.<br />

Ce qui venait de se passer <strong>le</strong> mettait dans la nécessité de<br />

coordonner ses idées et t<strong>ou</strong>t en marchant il se sentait bercé<br />

par <strong>le</strong>s plus d<strong>ou</strong>ces espérances.


— 176 —<br />

Laissons <strong>le</strong> jeune homme abandonné à ses pensées et cherchons<br />

à savoir ce que veu<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s deux hommes qui <strong>le</strong> suivent<br />

à pas de l<strong>ou</strong>p depuis qu'il a quitté Lucienne.<br />

Ces deux hommes sont Mac-Beil et Crampon.<br />

CHAPITRE XIV.<br />

Une partie de bezigue.<br />

Deux heures auparavant Mac-Bell avait tr<strong>ou</strong>vé Crampon qui<br />

l'attendait posté au coin de la rue Cassette.<br />

L'Ecossais venait de chez <strong>le</strong> comte de Précigny et il aborda<br />

son compagnon avec un front s<strong>ou</strong>cieux et un air inquiet.<br />

— Qu'y a-t-il ? demanda Crampon.<br />

— Une affaire! répondit brièvement l'Ecossais.<br />

— Bonne ?<br />

— Cela dépend.<br />

— Par<strong>le</strong> !<br />

— Pas ici.<br />

— Partons alors, vite.<br />

Ils se dirigèrent vers un marchand de vin, allèrent s'asseoir<br />

dans <strong>le</strong> coin <strong>le</strong> plus reculé de la sal<strong>le</strong> et demandèrent une<br />

b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong>.<br />

— Et maintenant, fit Crampon, qu'y a-t-il à gagner?<br />

— Cinq cents francs p<strong>ou</strong>r chacun, répondit Mac-Bell.<br />

— L'affaire p<strong>ou</strong>rra s'arranger ; p<strong>ou</strong>r quand est-ce ?<br />

— T<strong>ou</strong>t de suite !


— 177 —<br />

— Oh ! diab<strong>le</strong>!... il paraît que ça presse! Et de quoi s'agit-il.<br />

— Il s'agit de Maurice.<br />

— Ton comte semb<strong>le</strong> attacher une grande importance à ce<br />

jeune homme.<br />

— C'est aussi mon idée.<br />

Le « charbonnier » réfléchit un moment.<br />

— Et bien! fit Mac-Bel en <strong>le</strong> regardant fixement.<br />

— Et bien, je ne dis pas non... Paye-t-il t<strong>ou</strong>t de suite ?<br />

— La moitié d'avance.<br />

— Alors tu as de l'argent?<br />

— Le voilà.<br />

Et l'Ecossais montra à Crampon un bil<strong>le</strong>t de banque de cinq<br />

cents francs à la vue <strong>du</strong>quel <strong>le</strong> regard de ce dernier prit une<br />

expression de convoitise.<br />

— C'est bien tentant, reprit-il;... alors il faut refroidir <strong>le</strong> jeune<br />

homme ?<br />

— Ce soir même !<br />

— Et n<strong>ou</strong>s partageons?<br />

— Comme tu dis.<br />

<strong>Les</strong> yeux de Crampon semblaient rivés au bil<strong>le</strong>t de banque<br />

que Mac-Bell tenait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à la main, sa cupidité était vio<strong>le</strong>mment<br />

excitée; cependant une idée l'inquiétait.<br />

— Allons! fit-il enfin, quand n<strong>ou</strong>s mettons-n<strong>ou</strong>s à l'œuvre?<br />

— Quand tu v<strong>ou</strong>dras !<br />

— Lequel des deux fera l'affaire?<br />

— N<strong>ou</strong>s tirerons au sort.<br />

— L'idée n'est pas mauvaise, cependant j'en ai une meil<strong>le</strong>ure.<br />

— Laquel<strong>le</strong>?<br />

Crampon se mit à rire et demanda à Mac-Bell.<br />

— Tu connais <strong>le</strong> bezigue ?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

— Eh bien, si tu veux, n<strong>ou</strong>s allons j<strong>ou</strong>er p<strong>ou</strong>r savoir <strong>le</strong>quel<br />

des deux fera la corvée.<br />

13


— 178 —<br />

— Tiens !... quel<strong>le</strong> idée !<br />

— Est-ce que cela te va ?<br />

— Diab<strong>le</strong>!... <strong>ou</strong>i, au fait...., cela me changera .<br />

— Alors ta acceptes?<br />

P<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te réponse l'Ecossais frappa sur la tab<strong>le</strong> et demanda<br />

un jeu de bezigue.<br />

Crampon rayonnait de joie, il était bon j<strong>ou</strong>eur et il espérait<br />

bien gagner la partie.<br />

De son côté Mac-Bell était un j<strong>ou</strong>eur enragé que la proposition<br />

de Crampon avait faci<strong>le</strong>ment sé<strong>du</strong>it.<br />

Ils commencèrent à j<strong>ou</strong>er.<br />

Deux <strong>ou</strong> trois buveurs qui se tr<strong>ou</strong>vaient dans la sal<strong>le</strong> s'approchèrent<br />

p<strong>ou</strong>r passer <strong>le</strong> temps à suivre la partie qui s'engageait,<br />

sans cependant se d<strong>ou</strong>ter de l'enjeu sanglant qui l'avait<br />

provoquée.<br />

Au commencement la partie semblait devoir être gagnée<br />

par Crampon, son jeu se composait chaque fois de cartes<br />

magnifiques et au b<strong>ou</strong>t d'un moment il annonça « deux cent<br />

cinquante, » ce qui commença à rendre Mac-Bell s<strong>ou</strong>cieux,<br />

mais t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p la chance t<strong>ou</strong>rna et ce fut au t<strong>ou</strong>r de<br />

l'Ecosais à prendre l'offensive ; cinq minnutes ne s'étaient pas<br />

éc<strong>ou</strong>lées qu'il avait gagné et Crampon jeta ses cartes sur la<br />

tab<strong>le</strong> en proférant un jurement ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> spectateurs se mirent à rire et <strong>le</strong>ur hilarité fut encore<br />

augmentée par une <strong>ou</strong> deux expressions sarcastiques prononcées<br />

par Mac-Bell à l'adresse de son partenaire.<br />

Ce dernier était devenu livide et paraissait ne pas faire attention<br />

à ce que disait l'Ecossais.<br />

— Allons, voyons, fit celui-ci en lui frappant sur l'épau<strong>le</strong>, il<br />

faut te conso<strong>le</strong>r !<br />

— Comment!.., quoi?... dit Crampon comme un homme<br />

qu'on réveil<strong>le</strong>.<br />

— Tu as per<strong>du</strong> !<br />

— Oui.... après ?


— 179 —<br />

— Après?... quand on a per<strong>du</strong> il faut payer.<br />

— Je <strong>le</strong> sais.<br />

— Alors viens !<br />

— Où?<br />

— Rue Cherche-Midi.<br />

Crampon frissonna.... mais il ne p<strong>ou</strong>vait pas recu<strong>le</strong>r et sortit<br />

à la suite de Mac-Bell.<br />

Moins d'une demi-heure plus tard t<strong>ou</strong>s deux étaient blottis<br />

dans l'embrasure d'une porte cochère et attendaient que Maurice<br />

sortît de la maison de madame Cormier.<br />

N<strong>ou</strong>s avons vu dans <strong>le</strong> chapitre précédent qu'ils se mirent à<br />

marcher sur <strong>le</strong>s traces <strong>du</strong> jeune homme quand il eut quitté<br />

Lucienne.<br />

Après <strong>le</strong> départ des deux jeunes gens, Madame Cormier se<br />

retira dans sa chambre à c<strong>ou</strong>cher, et se laissant tomber dans<br />

un fauteuil, el<strong>le</strong> se c<strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong> visage de ses deux mains et se mit<br />

à réfléchir à ce qui venait de se passer.<br />

Sa pensée se porta t<strong>ou</strong>t d'abord sur <strong>le</strong> jeune homme dont<br />

l'aspect avait fait en el<strong>le</strong> une si profonde impression, el<strong>le</strong> se<br />

rappela chacun de ses traits, chaque ligne de sa physionomie....;<br />

puis el<strong>le</strong> pensa à ce qu'el<strong>le</strong> avait épr<strong>ou</strong>vé à la vue inatten<strong>du</strong>e<br />

de <strong>Blondel</strong> et à ce que celui-ci lui avait dit au sujet de<br />

Maurice.<br />

— Et cependant murmura-t-el<strong>le</strong>, je ne sais si je ne dois croire<br />

aux promesses d'un homme dont t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde me dit de me<br />

défier... Ce qui me frappe <strong>le</strong> plus dans t<strong>ou</strong>t cela c'est ce que ce<br />

jeune homme m'a dit sur son enfance...il y a là une coïncidence<br />

inexplicab<strong>le</strong> !<br />

Et pendant longtemps encore el<strong>le</strong> resta absorbée par ses<br />

réf<strong>le</strong>xions.<br />

Quand el<strong>le</strong> sortit de sa rêverie, el<strong>le</strong> s'aperçut que son visage<br />

était baigné par <strong>le</strong>s larmes.<br />

— Mais il vit!... il vit!... s'écria-t-el<strong>le</strong> avec exaltation, cet<br />

homme me l'a juré et <strong>le</strong>s battements de mon cœur me disent


— 180 —<br />

qu'il ne m'a pas trompée ! Il vit!... cet enfant au sujet <strong>du</strong>quel j'ai<br />

versé tant de larmes!.... Je peux donc encore espérer; je <strong>le</strong><br />

reverrai!.... je <strong>le</strong> ferai riche, heureux, et je veil<strong>le</strong>rai à ce que<br />

rien ne manque à son bonheur!... Ah! Dieu en soit l<strong>ou</strong>é!.... Je<br />

veux vivre maintenant!.... Je sens s'évan<strong>ou</strong>ir la tristesse qui<br />

enveloppait mon âme comme un linceul!... je me sens maintenant<br />

forte et c<strong>ou</strong>rageuse!.... Il me semb<strong>le</strong> que cet enfant vient<br />

de naître une seconde fois!<br />

Et en effet, la pauvre femme semblait transformée, son front<br />

était radieux et ses yeux baignés de larmes envoyaient au ciel<br />

un regard de reconnaissance.<br />

Un c<strong>ou</strong>p frappé à la porte la ramena bientôt à el<strong>le</strong>-même.<br />

— Entrez! fit-el<strong>le</strong>.<br />

Une servante parut et annonça <strong>le</strong> comte de Précigny.<br />

— Bonsoir, ma chère sœur, dit ce dernier qui avait suivi la<br />

servante et en tendant la main à Madame Cormier.<br />

— Bonsoir mon frère, répondit cel<strong>le</strong>-ci qui, comme on <strong>le</strong> voit,<br />

n'était autre que L<strong>ou</strong>ise de Précigny, sœur <strong>du</strong> comte.<br />

L'expression de la physionomie de madame Cormier et <strong>le</strong><br />

ton de sa voix frappèrent aussitôt <strong>le</strong> comte qui resta un moment<br />

avan d'accéder à l'invitation de prendre un siége que lui avait<br />

faite sa sœur.<br />

— Eh bien, fit madame Cormier à qui n<strong>ou</strong>s conserverons ce<br />

nom, tu ne veux pas t'asseoir?<br />

Le comte s'assit dans un fauteuil qui se tr<strong>ou</strong>vait auprès de<br />

celui de sa sœur.<br />

— A quel heureux hasard dois-je cette visite? demanda madame<br />

Cormier; je te vois si rarement que je ne crois pas p<strong>ou</strong>voir<br />

l'attribuer exclusivement à l'am<strong>ou</strong>r fraternel.<br />

— Tu me juges mal. ma sœur, répondit <strong>le</strong> comte; si je ne<br />

viens pas plus s<strong>ou</strong>vent te voir, c'est que cela ne m'est pas possib<strong>le</strong><br />

; mais je t'assure que je suis t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs heureux lorsque je<br />

puis venir passer quelques instants auprès de toi.<br />

— Je te crois sans peine, reprit madame Cormier en mettant


— 181 —<br />

dans ses paro<strong>le</strong>s une teinte d'ironie tel<strong>le</strong>ment évidente qu'el<strong>le</strong><br />

ne put échapper au comte qui était acc<strong>ou</strong>tumé à tr<strong>ou</strong>ver sa<br />

sœur triste et afflgée.<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta :<br />

Eh bien, dis-moi dont ce qui, <strong>ou</strong>tre l'am<strong>ou</strong>r fraternel, peut<br />

t'amener auprès de moi.<br />

Monsieur de Précigny se sentait un peu embarrassé, la t<strong>ou</strong>rnure<br />

que prenait la conversation et l'air délibéré avec <strong>le</strong>quel sa<br />

sœur lui avait répon<strong>du</strong> l'inquiétaient. Il était visib<strong>le</strong> que sa<br />

visite avait un but qu'il ne savait comment aborder.<br />

Il se décida enfin à par<strong>le</strong>r et dit :<br />

— Te s<strong>ou</strong>vient-il, chère sœur, de notre dernière conversation?<br />

Il était question, si je ne me trompe, de ta propriété de Valnoir.<br />

— Je ne m'en s<strong>ou</strong>viens nul<strong>le</strong>ment, répartit madame Cormier<br />

ayant l'air d'interroger ses s<strong>ou</strong>venirs.<br />

— Je t'ai démontré, reprit <strong>le</strong> comte, en hésitant comme s'il<br />

v<strong>ou</strong>lait sonder <strong>le</strong> terrain, l'avantage qu'il y aurait p<strong>ou</strong>r toi à te<br />

défaire de cette terre qui te coûte beauc<strong>ou</strong>p d'argent sans rien<br />

te rapporter, surt<strong>ou</strong>t depuis que tu as pris la résolution de n'y<br />

plus ret<strong>ou</strong>rner à cause des tristes s<strong>ou</strong>venirs qu'el<strong>le</strong> te rappel<strong>le</strong>.<br />

Tu avais appr<strong>ou</strong>vé ma proposition en me disant de faire faire<br />

une procuration que tu me signerais et qui me donnerait l'autorisation<br />

de vendre Valnoir afin d'en placer <strong>le</strong> prix d'une manière<br />

plus avantageuse.<br />

Madame Cormier regarda son frère d'un air étonne<br />

— Comment! fit-el<strong>le</strong> ensuite, je t'ai dit cela?<br />

— Certainement!<br />

— Es-tu bien certain de ne pas te tromper?<br />

— J'en suis tel<strong>le</strong>ment convaincu que j'ai fait faire cette procuration<br />

par mon notaire et que je suis venu uniquement p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong> la faire signer.<br />

Et ayant tiré son portefeuil<strong>le</strong> de sa poche il en sortit un


— 182 —<br />

papier qu'il tendit à sa sœur, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> prit, <strong>le</strong> lut <strong>le</strong> rendit au<br />

comte en disant d'un ton ferme et décidé:<br />

— Av<strong>ou</strong>e qu'il faudrait que je sois fol<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r signer un acte<br />

pareil !<br />

Le comte fit un m<strong>ou</strong>vement de surprise et de colère; mais<br />

comprenant la nécessité de dissimu<strong>le</strong>r, il se contint.<br />

— Au contraire! reprit-il, ce serait parfaitement raisonnab<strong>le</strong>,<br />

et tu dois comprendre qu'il vaut mieux augmenter ton revenu<br />

d'une vingtaine de mil<strong>le</strong> francs que de conserver Valnoir où tu<br />

ne vas jamais et dont <strong>le</strong> château ne sera bientôt plus qu'une<br />

ruine.<br />

— Je crois que ton conseil est excel<strong>le</strong>nt.<br />

— Et tu es décidée à vendre Valnoir?<br />

— A peu près.<br />

— Alors, p<strong>ou</strong>rquoi hésites-tu à signer cette procuration?<br />

— N<strong>ou</strong>s ne n<strong>ou</strong>s entendons pas, fit madame Cormier.<br />

— Que veux-tu dire ?<br />

— Je veux dire qu'il faudrait que j'aie per<strong>du</strong> la tête p<strong>ou</strong>r<br />

signer cette procuration.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi? demanda <strong>le</strong> comte dont <strong>le</strong> regard s'alluma et<br />

lança un éclair de colère.<br />

— Puisque tu tiens absolument à <strong>le</strong> savoir, reprit madame<br />

Cormier d'un ton calme et ferme, je répète qu'il faudrait que<br />

j'aie tota<strong>le</strong>ment per<strong>du</strong> l'esprit p<strong>ou</strong>r confier ma fortune à un<br />

homme qui a si mal administré la sienne.<br />

Le comte de Précigny se <strong>le</strong>va d'un bond et se mit à arpenter<br />

la chambre en gardant un si<strong>le</strong>nce far<strong>ou</strong>che.<br />

Sa physionomie exprimait la colère, l'inquiétude et l'agitation.<br />

A la fin il s'arrêta brusquement devant madame Cormier en<br />

disant :<br />

— Ainsi tu d<strong>ou</strong>tes de ma probité?<br />

— Je d<strong>ou</strong>te de tes ta<strong>le</strong>nts comme administrateur<br />

— Alors tu refuses ?


— 183 —<br />

— Je refuse.<br />

Le comte froissa vio<strong>le</strong>mment <strong>le</strong> papier qu'il avait gardé dans<br />

ses mains et <strong>le</strong> jeta à terre d'un geste furieux.<br />

— Cette résistance cache un secret ! fit <strong>le</strong> comte d'une voix<br />

s<strong>ou</strong>rde.<br />

— Je suis vraiment étonnée de te voir si en colère, repartit<br />

sa sœur.<br />

— Comment ?<br />

— Et cela p<strong>ou</strong>rrait me faire supposer que...<br />

— Eh bien !... quoi ?<br />

— Que tu as un intérêt t<strong>ou</strong>t particulier à v<strong>ou</strong>loir être chargé<br />

de l'administration de ma fortune !<br />

Le comte regarda sa sœur d'un air de surprise mêlée de<br />

colère.<br />

— Cette idée ne vient pas de toi ! fit-il enfin d'une voix altérée;<br />

tu as vu quelqu'un !<br />

— Et qui donc?<br />

— Le misérab<strong>le</strong> qui t'a déshonorée!<br />

— Et que tu as envoyé au <strong>bagne</strong> !<br />

— Malheureuse!....<br />

— Tu vois que je sais aussi évoquer <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>venirs d'autrefois!....<br />

Et bien!.... je l'av<strong>ou</strong>e l.... tu ne te trompes pas!....<br />

— Tu l'as vu?....<br />

— Il n'y a pas encore une heure qu'il est sorti d'ici.<br />

— Oh !.... je m'en d<strong>ou</strong>tais!.... s'écria <strong>le</strong> comte en saisissant <strong>le</strong><br />

bras de madame Cormier ; ton langage... l'air avec <strong>le</strong>quel tu<br />

m'as reçu me disaient que je ne me trompais pas !<br />

Madame Cormier avair pâli en entendant son frère lui par<strong>le</strong>r<br />

de <strong>Blondel</strong>, cependant el<strong>le</strong> eut la force de se dégager de l'étreinte<br />

<strong>du</strong> comte et, de lui répondre en <strong>le</strong> regardant froidement<br />

!<br />

— Tu l'accuses à tort car j'ai appris par lui que tu étais<br />

<strong>innocent</strong> d'un crime que je t'imputais.


— 184 —<br />

— Moi!.... un crime?.... fit <strong>le</strong> comte avec un m<strong>ou</strong>vement<br />

involontaire<br />

— Oui... toi....<br />

— Et quel est ce crime?<br />

— La mort de mon enfant!....<br />

— Tu as pu croire?....<br />

— Je ne <strong>le</strong> crois plus....<br />

— C'est bien heureux!... Et d'où te vient donc cette conviction?<br />

— Ne <strong>le</strong> devines-tu pas ?<br />

— Non....<br />

— Et bien il vit!.... il vit, te dis-je!.... et avant huit j<strong>ou</strong>rs <strong>le</strong><br />

pauvre enfant sera dans mes bras!.... dans <strong>le</strong>s bras de sa mère<br />

qui <strong>le</strong> p<strong>le</strong>urait depuis quinze années !<br />

Le comte ne put s'empêcher de frémir.<br />

Cette déclaration venait déj<strong>ou</strong>er t<strong>ou</strong>s ses projets et il se<br />

voyait dans la nécessité d'agir avec précaution p<strong>ou</strong>r ne pas<br />

exciter <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons de madame Cormier.<br />

— Alors, reprit-il après un moment de si<strong>le</strong>nce, c'est à ce que<br />

tu viens de me dire que je dois attribuer ton refus de signer la<br />

procuration que je te demande?<br />

— N'est-ce pas t<strong>ou</strong>t naturel? répondit madame Cormier.<br />

— Je comprends!.... tu veux garder ta fortune p<strong>ou</strong>r cet<br />

enfant, p<strong>ou</strong>r qu'il puisse s'en servir p<strong>ou</strong>r atténuer la honte de<br />

sa naissance !<br />

— Tu es sévère, mon frère !<br />

— Je ne suis que juste.<br />

— Mais <strong>le</strong> pauvre enfant n'est pas c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>!<br />

— J'en conviens !<br />

— Et peux-tu être surpris que je veuil<strong>le</strong> chercher à <strong>le</strong> dédommager<br />

de t<strong>ou</strong>t ce qu'il a s<strong>ou</strong>ffert jusqu'ici?<br />

Le comte ne répondit rien.<br />

Ses points se fermèrent convulsivement, il se mordit <strong>le</strong>s lèvres<br />

jusqu'au sang et ses yeux lancèrent un éclair de sombre fureur.


— 185 —<br />

Mil<strong>le</strong> pensées confuses s'agitaient dans son cerveau. Son visage<br />

était pâ<strong>le</strong>.... Ses s<strong>ou</strong>rcils froncés, et un poids énorme oppressait<br />

sa poitrine.<br />

Madame Cormier s'aperçut avec terreur <strong>du</strong> changement qui<br />

s'était opéré sur la physionomie <strong>du</strong> comte et el<strong>le</strong> eut peur, sans<br />

p<strong>ou</strong>voir s'expliquer p<strong>ou</strong>rquoi.<br />

— Tu me quittes? demanda-t-el<strong>le</strong> en voyant son frère, se<br />

diriger vers la porte.<br />

— Il <strong>le</strong> faut ! répondit celui-ci d'une voix s<strong>ou</strong>rde.<br />

— Et tu ne m'adresses aucune question au sujet de mon<br />

fils?<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi par<strong>le</strong>rais-je de cet enfant qui est <strong>le</strong> témoignage<br />

vivant de notre honte ?<br />

— Mais.... je suis sa mère!<br />

— Il l'a ignoré jusqu'à présent et il n'est pas nécessaire<br />

qu'il <strong>le</strong> sache jamais.<br />

— Faut-il donc qu'il croie que sa mère ne l'aime pas?<br />

— Aime-<strong>le</strong> tant que tu v<strong>ou</strong>dras, puisque tu as encore de<br />

semblab<strong>le</strong>s faib<strong>le</strong>sses.... P<strong>ou</strong>r moi, je ne puis que <strong>le</strong> haïr.<br />

Madame Cormier se rejeta en arrière, el<strong>le</strong> se c<strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong> visage<br />

de ses deux mains et un torrent de larmes s'échappa de ses<br />

yeux.<br />

— Pauvre enfant!.... fit-el<strong>le</strong> au milieu de ses sanglots.<br />

Le comte s'approcha d'el<strong>le</strong> et se penchant p<strong>ou</strong>r lui par<strong>le</strong>r à<br />

l'oreil<strong>le</strong> il lui dit d'une voix sifflante :<br />

— Est ce là ton dernier mot?<br />

— Quoi?.... que veux-tu dire?<br />

— Refuses-tu de signer cette procuration?<br />

— Oh!.... certainement!<br />

— Ec<strong>ou</strong>te-moi.... Dans l'espoir que tu me donnerais cette<br />

autorisation que je te demande, j'avais contracté quelques obligations....<br />

— Tu as eu tort!


— 186 —<br />

— Et je pensais p<strong>ou</strong>voir demain me procurer une somme<br />

qui m'est indispensab<strong>le</strong>.<br />

— Ce n'est pas la première fois que tu me dis pareil<strong>le</strong> chose.<br />

— Enfin, ton refus me met dans une très-mauvaise position<br />

et je ne vois aucun moyen de sortir de l'impasse dans laquel<strong>le</strong><br />

je me tr<strong>ou</strong>ve acculé.<br />

Madame Cormier ne répondit pas un mot.<br />

Voyant ce si<strong>le</strong>nce <strong>le</strong> comte frappa <strong>du</strong> pied avec rage et prit<br />

son chapeau.<br />

— Je pars, ma sœur, fit-il d'une voix brève! je ne sais quand<br />

n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s reverrons; mais, je s<strong>ou</strong>haite que tu n'aies jamais à<br />

te repentir de ton refus.<br />

Et après avoir prononcé ces paro<strong>le</strong>s il sortit en fermant vio<strong>le</strong>mment<br />

la porte après lui.<br />

Le comte de Précigny n'avait pas t<strong>ou</strong>t dit à sa sœur; quand<br />

il avait parlé d'une somme qui lui était indispensab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>ndemain, cela v<strong>ou</strong>lait dire qu'il était per<strong>du</strong> s'il n'avait pas cet<br />

argent<br />

N<strong>ou</strong>s expliquerons plus loin ce qui p<strong>ou</strong>rrait paraître obscur<br />

au <strong>le</strong>cteur ; n<strong>ou</strong>s sommes maintenant obligés de n<strong>ou</strong>s occuper<br />

<strong>du</strong> quelques-uns des autres personnages qui figurent dans ce<br />

récit.<br />

Quand il fut dans la rue <strong>le</strong> comte jeta un regard distrait aut<strong>ou</strong>r<br />

de lui et suivant <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rs de ses pensées il se dirigea vers<br />

<strong>le</strong> quai.<br />

La nuit était noire, et au même moment où <strong>le</strong> comte de Précigny,<br />

en proie à une agitation évidente, entrait dans la rue<br />

St-Antoine, nos deux j<strong>ou</strong>eurs de bezigue, Mac-Bell et Crampon,<br />

suivaient Maurice à une distance respectueuse mais sans <strong>le</strong><br />

perdre de vue.<br />

Le jeune homme marchait sans seu<strong>le</strong>ment voir son chemin,<br />

il allait droit devant lui, plongé dans un rêve de bonheur, et ne<br />

se d<strong>ou</strong>tant nul<strong>le</strong>ment <strong>du</strong> danger qui <strong>le</strong> menaçait.<br />

il aimait comme l'on n'aime qu'une fois dans sa vie.


— 187 —<br />

Lucienne était jeune, aimab<strong>le</strong>, <strong>innocent</strong>e; son cœur ignorait<br />

jusqu'à l'apparence <strong>du</strong> mal.<br />

El<strong>le</strong> aussi aimait p<strong>ou</strong>r la première fois.... el<strong>le</strong> avait encore<br />

t<strong>ou</strong>te la naïveté de l'enfance.<br />

Maurice revoyait en imagination <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rire de la jeune fil<strong>le</strong>,<br />

il entendait encore sa voix.<br />

Cependant la nuit s'avançait et <strong>le</strong>s rues devenaient de plus<br />

en plus désertes, quand <strong>le</strong> jeune homme revint à la vie réel<strong>le</strong><br />

il s'aperçut qu'il était éloigné de son domici<strong>le</strong> et qu'il était temps<br />

de rentrer.<br />

Il se tr<strong>ou</strong>vait t<strong>ou</strong>t près de l'habitation de Monsieur Michaud.<br />

Un hasard singulier <strong>ou</strong> plutôt un instinct commun à la plupart<br />

des am<strong>ou</strong>reux l'avait amené s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s fenêtres de la maison<br />

où reposait cel<strong>le</strong> qu'il aimait.<br />

Minuit avait sonné et Maurice se dit qu'il fallait se diriger <strong>du</strong><br />

coté <strong>du</strong> quartier où il avait son logement.<br />

Mac-Bell pensa que <strong>le</strong> moment était venu d'agir.<br />

Le <strong>le</strong>cteur se s<strong>ou</strong>vient que Crampon avait per<strong>du</strong> la partie de<br />

bezigue et que c'était lui qui devait frapper <strong>le</strong> jeune homme,<br />

mais cet homme avait peur, et t<strong>ou</strong>t en marchant à côté de l'Ecossais<br />

son allure trahissait l'indécision, il voyait avec terreur<br />

arriver <strong>le</strong> moment où il devrait accomplir <strong>le</strong> crime.<br />

S<strong>ou</strong>dain Mac-Bell lui mit familièrement la main sur l'épau<strong>le</strong>.<br />

Crampon qui ne s'y attendait pas se rejeta brusquement de<br />

côté.<br />

— Qu'y a-t-il ? demanda-t-il en frissonnant de t<strong>ou</strong>s ses<br />

membres.<br />

— As-tu ton c<strong>ou</strong>teau ? fit Mac-Bell p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te réponse.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi faire? balbutia Crampon.<br />

— Tu <strong>le</strong> demandes?<br />

— Tu veux donc tuer ce jeune homme ?<br />

— Dis-moi.... est-ce que tu perds la tête?<br />

— Mais.... je ne sais où <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>ver.<br />

— Regarde.... il est là... devant n<strong>ou</strong>s, et en une minute n<strong>ou</strong>s


— 188 —<br />

p<strong>ou</strong>vons l'atteindre allons,... pas de faib<strong>le</strong>sse <strong>ou</strong>... de<br />

main... je te dénonce !<br />

Crampon ne répondit rien, mais il sentit ses gen<strong>ou</strong>x fléchir et<br />

une sueur froide perla sur son front.<br />

<strong>Les</strong> deux bandits accélérèrent <strong>le</strong>ur marche et, en effet, en un<br />

clin d'œil ils eurent atteint Maurice qui au même moment allait<br />

t<strong>ou</strong>rner <strong>le</strong> coin d'une rue.<br />

Crampon avait s<strong>ou</strong>dainement pris son parti, il s'écarta un peu<br />

de l'Ecossais de manière à passer chacun d'un côté de Maurice<br />

et au même instant <strong>le</strong> malheureux jeune homme recevait la<br />

lame <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>teau de Crampon dans la poitrine; il tomba à terre<br />

en p<strong>ou</strong>ssant un cri.<br />

La rue était déserte, <strong>le</strong>s deux misérab<strong>le</strong>s prirent <strong>le</strong>ur c<strong>ou</strong>rse<br />

en se dirigeant <strong>du</strong> côté d'où ils étaient venus et disparurent dans<br />

<strong>le</strong>s ténèbres laissant <strong>le</strong>ur victime baignée dans son sang.<br />

CHAPITRE XV.<br />

Deux cent mil<strong>le</strong> francs en bil<strong>le</strong>ts de banque.<br />

Il était passé minuit et cependant t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde n'était pas<br />

encore c<strong>ou</strong>ché dans la maison de monsieur Michaud.<br />

On voyait encore deux fenêtres éclairées au petit pavillon <strong>du</strong><br />

fond <strong>du</strong> jardin.<br />

L'une de ces fenêtres était cel<strong>le</strong> de la chambre à c<strong>ou</strong>cher de<br />

madame Michaud, l'autre cel<strong>le</strong> de la chambre occupée par Lucienne.


Tentative d'assassinat sur Maurice Dubreull


— 189 —<br />

Quand la demie de minuit eût sonné à l'horloge de l'église<br />

St-Paul, un homme s'atrêta devant la gril<strong>le</strong> <strong>du</strong> jardin, tira une<br />

c<strong>le</strong>f de sa poche, <strong>ou</strong>vrit sans faire de bruit, puis, ayant renfermé<br />

la gril<strong>le</strong>, il se dirigea vers <strong>le</strong> pavillon comme quelqu'un à qu<br />

la connaissance des lieux est familière.<br />

Ayant <strong>ou</strong>vert la porte qui donnait accès dans <strong>le</strong> pavillon et<br />

dont il possédait éga<strong>le</strong>ment une c<strong>le</strong>f, l'inconnu pénétra dans la<br />

maison, renferma la porte sans bruit, et, étant monté à pas de<br />

l<strong>ou</strong>p au premier étage, il s'arrêta devant une porte.<br />

Cette porte était cel<strong>le</strong> de la chambre de madame Michaud.<br />

Il gratta légèrement, un instant après la porte s'<strong>ou</strong>vrit et il<br />

pénétrait dans a chambre.<br />

Cet homme n'était autre que <strong>le</strong> comte de Précigny.<br />

En <strong>le</strong> reconnaissant madame Michaud s'était laissé tomber<br />

sur une chaise, el<strong>le</strong> joignit <strong>le</strong>s mains en disant:<br />

— V<strong>ou</strong>s ici?.... Gomment !... après <strong>le</strong> serment que v<strong>ou</strong>s m'avez<br />

fait de ne plus chercher à me revoir.... malgré mes supplications,<br />

mes prières! ah! monsieur <strong>le</strong> comte!... n'avez-v<strong>ou</strong>s donc pas<br />

de pitié... pas de remords.... N'avez-v<strong>ou</strong>s donc pas de cœur?....<br />

— Plût à Dieu que je n'eusse pas un cœur! répondit <strong>le</strong> comte<br />

avec une galanterie affectée, il ne m'en coûterait rien alors de<br />

tenir un serment que v<strong>ou</strong>s me reprochez d'avoir <strong>ou</strong>blié.<br />

Madame Michaud <strong>le</strong> regarda d'un air suppliant.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s en conjure, dit-el<strong>le</strong>, si v<strong>ou</strong>s m'avez jamais aimé,<br />

si, comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dites, v<strong>ou</strong>s m'aimez encore, pr<strong>ou</strong>vez-<strong>le</strong> moi<br />

en faisant une chose dont je v<strong>ou</strong>s serai reconnaissante jusqu'à<br />

mon dernier s<strong>ou</strong>pir. Renoncez à me voir!... Ne revenez plus!<br />

<strong>ou</strong>bliez-moi ! <strong>ou</strong>bliez ce funeste am<strong>ou</strong>r qui me cause maintenant<br />

tant de remords et qui, je <strong>le</strong> sens, me portera malheur!<br />

— Comme v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez, répondit <strong>le</strong> comte en mettant dans<br />

sa voix un accent de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur que démentais l'ardeur de son<br />

regard; comme v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez, puisque chez v<strong>ou</strong>s la crainte est<br />

plus forte que l'am<strong>ou</strong>r que je croyais avoir inspiré !.. Je ne<br />

v<strong>ou</strong>s reverrai plus et je tâcherai de v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>blier!... J'espérais


— 190 —<br />

p<strong>ou</strong>rtant que v<strong>ou</strong>s ne seriez pas sans pitié, et c'est p<strong>ou</strong>r cela<br />

que je suis revenu!.... Je ne p<strong>ou</strong>vais pas m'acc<strong>ou</strong>tumer à la<br />

pensée de ne plus v<strong>ou</strong>s revoir, de n'être plus p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s qu'un<br />

étranger!.. c'est mon excuse... Ah! si v<strong>ou</strong>s saviez combien je<br />

suis malheureux !...<br />

En parlant <strong>le</strong> comte s'était laissé tomber sur un fauteuil d'un<br />

air accablé, mais il était faci<strong>le</strong>, de voir que son émotion était<br />

factice, qu'il ne faisait que j<strong>ou</strong>er une comédie et que l'am<strong>ou</strong>r<br />

étaif complétement étranger à sa démarche.<br />

Que v<strong>ou</strong>lait-il donc à cette heure? Quels projets se cachaient<br />

derrière <strong>le</strong>s rides de son front et la pâ<strong>le</strong>ur de son visage !... Lui<br />

seul p<strong>ou</strong>rrait <strong>le</strong> savoir.<br />

— Croyez moi, reprit madame Michaud; un pressentiment<br />

me dit qu'un danger me menace!.... Quel est-il?... D'où vientil?....<br />

je ne puis <strong>le</strong> dire ; et cette crainte que j'épr<strong>ou</strong>ve m'enlève<br />

t<strong>ou</strong>s repos!.... mes nuits sont sans sommeil!.... Ah!... si <strong>le</strong>s<br />

femmes savaient que de remords cause l'infidélité à la foi<br />

jurée au pied de l'autel !...<br />

— Calmez-v<strong>ou</strong>s ma chère amie, je v<strong>ou</strong>s en supplie, fit <strong>le</strong><br />

comte.<br />

— Me calmer s'écria Madame .Michaud; croyez-v<strong>ou</strong>s que ce<br />

soit possib<strong>le</strong> ?.... Non, la tranquillité a fui p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs!... je<br />

sens qu'un malheur s'approche, un malheur ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>, qui<br />

sera ma punition, et qui surpassera peut-être l'énormité de ma<br />

faute!.... de mon crime!...<br />

— De votre crime?...<br />

— Oui, Monsieur ta comte, d'un crime qui pèse sur ma conscience,<br />

et dont je n'hésiterais pas à faire l'aveu si je devais être<br />

seu<strong>le</strong> à en s<strong>ou</strong>ffir Mais lui!... ce nob<strong>le</strong> cœur que j'ai lâchement<br />

trompé, lui dont la confiance en moi est absolue, qui m'a confié<br />

son honneur, la vérité <strong>le</strong> tuerait!.... C'est p<strong>ou</strong>r cela que je dois<br />

me taire, p<strong>ou</strong>r cela, seu<strong>le</strong>ment,... c est p<strong>ou</strong>r cela que ma vie<br />

doit être une dissimulation perpétuel<strong>le</strong>et que je dois recevoir<br />

sans r<strong>ou</strong>gir <strong>le</strong>s éloges que l'on m'adresse:.... mais cette s<strong>ou</strong>ffrance


— 191 —<br />

m'accab<strong>le</strong> et je veux briser avec un passé dort <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>venir seul<br />

| me fait frissonner !<br />

Précigny considérait froidement la pauvre fsmme, dont <strong>le</strong>s<br />

tortures <strong>le</strong> laissaient, complêtement insensib<strong>le</strong>.<br />

— Eh bien!... fit-il au b<strong>ou</strong>t d'un moment et de l'air d'un<br />

homme qui prend une pénib<strong>le</strong> résolution ; puisque v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />

v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s voyons maintenant p<strong>ou</strong>r la dernière fois....<br />

cette entrevue sera <strong>le</strong> dernier épisode de notre roman.<br />

— Votre absence me rendra peut-être un peu de repos!<br />

— Et moi je m'efforcerai de croire que notre am<strong>ou</strong>r n'a été<br />

qu'un beau rêve ! fit <strong>le</strong> comte d'un air sentimental.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s remercie p<strong>ou</strong>r votre généreuse révolution! reprit<br />

MADame Michaud en accompagnant <strong>le</strong> comte qui s'était <strong>le</strong>vé et<br />

qui se dirigeait vers la porte.<br />

— Restez, je v<strong>ou</strong>s en prie, fit ce dernier en <strong>le</strong> retenant, je<br />

suis venu seul et je puis parfaitement sortir de même.<br />

— Non, fit madame Michaud, <strong>le</strong> hasard p<strong>ou</strong>rrait faire que<br />

v<strong>ou</strong>s soyez vu par quelqu'un, l'on p<strong>ou</strong>rrait v<strong>ou</strong>s reconnaître !...<br />

je vais al<strong>le</strong>r quelques pas en avant afin de p<strong>ou</strong>voir prévenir t<strong>ou</strong>t<br />

danger.<br />

Le comte pria encore Madame Michaud de rester dans sa<br />

chambre et de ne pas descendre au jardin à cette heure tardive;<br />

il prit c<strong>ou</strong>r prétexte qu'el<strong>le</strong> devait prendre soin de sa réputation<br />

et employa t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s moyens p<strong>ou</strong>r la décider, mais il ne put y<br />

parvenir et Madame Michaud persista à précéder <strong>le</strong> comte afin,<br />

disait-el<strong>le</strong> de prévenir <strong>le</strong> moindre danger.<br />

Le comte <strong>du</strong>t y consentir mais il était faci<strong>le</strong> de voir que cela<br />

<strong>le</strong> contrariait vivement.<br />

Madame Michaud ayant <strong>ou</strong>vert d<strong>ou</strong>cement la porte de sa<br />

chambre parc<strong>ou</strong>rut <strong>le</strong> corridor et arriva à l'escalîer qui con<strong>du</strong>isait<br />

au rez-de-chaussée; <strong>le</strong> comte suivait à quelques pas.<br />

Avant de descendre el<strong>le</strong> s'arrêta devant une porte derrière<br />

laquel<strong>le</strong> il lui avait semblé entendre un léger bruit de voix.<br />

Cette porte était cel<strong>le</strong> de la chambre de Lucienne.


— 192 —<br />

— C'est étrange! pensa Madame Michaud, on dirait qu'on par<strong>le</strong><br />

chez Lucienne, et cependant la jeune fil<strong>le</strong> est seu<strong>le</strong>.<br />

rien.<br />

Puis el<strong>le</strong> prêta de n<strong>ou</strong>veau l'oreil<strong>le</strong>, mais el<strong>le</strong> n'entendit plus<br />

El<strong>le</strong> reprit sa marche si<strong>le</strong>ncieuse et une minute ne s'était pas<br />

éc<strong>ou</strong>lée qu'el<strong>le</strong> et <strong>le</strong> comte se tr<strong>ou</strong>vaient dans <strong>le</strong> jardin.<br />

Madame Michaud ne s'était pas trompée en croyant entendre<br />

par<strong>le</strong>r dans la chambre de Lucienne.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> n'était pas seu<strong>le</strong>, une seconde personne se<br />

tr<strong>ou</strong>vait dans sa chambre, c'était Miche<strong>le</strong>tte.<br />

N<strong>ou</strong>s devons à ce sujet quelques explications au <strong>le</strong>cteur.<br />

Lorsque Lucienne, revenant de la rue Cherche-Midi, descen­<br />

dait de voiture à deux pas de la maison de monsieur Michaud.<br />

el<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va Miche<strong>le</strong>tte arrêtee sur <strong>le</strong> trottoir.<br />

La pauvre enfant était plus pâ<strong>le</strong> encore et plus accablée que<br />

la veil<strong>le</strong>.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte!... s'écria Lucienne;... v<strong>ou</strong>s avez donc abandonné<br />

votre projet ?<br />

Miche<strong>le</strong>tte sec<strong>ou</strong>a tristement la têt.<br />

— Non, ma bonne demoisel<strong>le</strong>, répondit-el<strong>le</strong> en s<strong>ou</strong>pirant!<br />

non... je partirai demain matin je veux <strong>le</strong> suivre, <strong>du</strong>ssé-je<br />

m<strong>ou</strong>rir de fatigue I Mais, j'ai eu un moment de faib<strong>le</strong>sse quand<br />

j'ai vu <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>rreau river la chaîne à la jambe de Joseph !... il<br />

m'a semblé alors que je perdais la tête et je suis tombée sans<br />

connaissance ! V<strong>ou</strong>s n'avez aucune disparu de ce spectac<strong>le</strong>! Quand<br />

je revins à moi t<strong>ou</strong>t avait disparu je me tr<strong>ou</strong>vais sur un<br />

banc où quelqu'un sans d<strong>ou</strong>te m'avait assise ! maintenant<br />

il ne me reste plus qu'à attendre <strong>le</strong> moment <strong>du</strong> départ, et....<br />

demain matin....<br />

— Mais que ferez-v<strong>ou</strong>s jusqu'à demain matin?<br />

— Je n'en sais rien.<br />

— Où passerez-v<strong>ou</strong>s la nuit ?<br />

— A l'auberge.<br />

— Oh !.... je ne <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>ffrirai pas !... Venez avec moi,... j'ai une


— 193 —<br />

idée!... Personne ne saura rien... et quand même on <strong>le</strong> saurait<br />

personne ne me reprochera de faire un peu de bien.<br />

Et Lucienne avait con<strong>du</strong>it Miche<strong>le</strong>tte dans sa chambre sans<br />

que personne n'y prit garde.<br />

El<strong>le</strong> avait contraint la jeune fil<strong>le</strong> à se mettre dans son propre<br />

lit, se contentant de s'asseoir dans un grand fauteuil.<br />

A cet âge <strong>le</strong> cœur est bon, <strong>le</strong> contact <strong>du</strong> monde ne l'a pas<br />

encore interrompu ; il ne connaît que <strong>le</strong>s bons sentiments et la<br />

vue <strong>du</strong> malheur <strong>le</strong> porte faci<strong>le</strong>ment et naturel<strong>le</strong>ment aux bonnes<br />

actions.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes fil<strong>le</strong>s n'avaient pas encore fini de babil<strong>le</strong>r<br />

au moment où n<strong>ou</strong>s avons vu madame Michaud précédant <strong>le</strong><br />

comte s'arrêter devant la porte de <strong>le</strong>ur chambre.<br />

Lucienne crut entendre marcher et se tut effrayée.... puis<br />

n'entendant plus rien, el<strong>le</strong> pensa s'être trompée et fut la première<br />

à rire de sa frayeur.<br />

— Je suis une ét<strong>ou</strong>rdie, dit-el<strong>le</strong> à Miche<strong>le</strong>tte, la maison est<br />

fermée maintenant et t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde doit être c<strong>ou</strong>ché, <strong>du</strong> reste<br />

on doit avoir pris auj<strong>ou</strong>rd'hui des précautions inusitées.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi auj<strong>ou</strong>rd'hui?<br />

— Parce que c'est demain j<strong>ou</strong>r d'échéance et qu'une somme<br />

considérab<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>ve maintenant dans la caisse de monsieur<br />

Michaud; j'ai enten<strong>du</strong> mon onc<strong>le</strong> Paul par<strong>le</strong>r de deux cent<br />

mil<strong>le</strong> francs.<br />

— Autant d'argent que cela? s'écria Miche<strong>le</strong>tte.<br />

• Monsieur Michaud est très-riche.<br />

— Oui, je me s<strong>ou</strong>viens l'avoir enten<strong>du</strong> dire par Joseph..<br />

Ah! monsieur Michaud avait formé des projets à son égard!...<br />

maintenant t<strong>ou</strong>t est fini!... <strong>le</strong>s beaux rêves d'avenir que n<strong>ou</strong>s<br />

avions formés sont détruits !....<br />

— Qui sait!.... fit Lucienne, <strong>le</strong> hasard peut faire déc<strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong>.<br />

vrai c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> et en même temps démontrer l'innocence de<br />

Joseph!... Votre fiancé peut v<strong>ou</strong>s être ren<strong>du</strong> un j<strong>ou</strong>r ! ...<br />

— Ah!.. Dieu <strong>le</strong> veuil<strong>le</strong> !... répondit Miche<strong>le</strong>tte avec mélan-<br />

14


— 194 —<br />

colie.... mais je n'ai plus d'espérance!...Il ne me reste plus que<br />

la consolation de p<strong>ou</strong>voir me fixer dans <strong>le</strong> voisinage de l'endroit<br />

où Joseph sera con<strong>du</strong>it et l'espoir de p<strong>ou</strong>voir de temps en<br />

temps <strong>le</strong> conso<strong>le</strong>r et lui aider ainsi à supporter son malheur,<br />

puis, quand il sera ren<strong>du</strong> à la liberté n<strong>ou</strong>s irons n<strong>ou</strong>s réfugier<br />

dans un coin de terre où personne ne n<strong>ou</strong>s connaîtra!<br />

— Pauvre Miche<strong>le</strong>tte! dit Lucienne; que votre sort est<br />

affreux! mais ne perdez pas c<strong>ou</strong>rage!... je m'efforcerai de persuader<br />

à monsieur Michaud que Joseph est <strong>innocent</strong> et alors il<br />

p<strong>ou</strong>rra peut-être lui faire rendre la liberté.<br />

— N'est-ce pas bientôt j<strong>ou</strong>r? demanda Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Non, pas encore.... il est à peine une heure.<br />

— Il faut que je me réveil<strong>le</strong> de bonne heure et je crains de<br />

dormir trop longtemps.<br />

— Dormez en paix, Miche<strong>le</strong>tte v<strong>ou</strong>s avez besoin de repos;<br />

je v<strong>ou</strong>s réveil<strong>le</strong>rai quand il en sera temps.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s me ferez sortir sans que personne ne me voie,<br />

n'est-ce pas? sans que personne ne puisse se d<strong>ou</strong>ter que j'ai<br />

passé la nuit dans votre chambre !<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te, je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> promets.<br />

— Que v<strong>ou</strong>s êtes bonne!... je v<strong>ou</strong>s aimerai t<strong>ou</strong>te ma vie!<br />

Et la jeune fil<strong>le</strong> s'endormit, accablée de fatigue et brisée par<br />

<strong>le</strong>s émotions de la j<strong>ou</strong>rnée.<br />

Lucienne éteignit sa lampe et se remettant dans son fauteuil<br />

el<strong>le</strong> se mit à penser à Maurice.<br />

Pendant ce temps madame Michaud avait, comme n<strong>ou</strong>s<br />

l'avons dit, atteint la porte d'entrée et, restant sur <strong>le</strong> seuil, el<strong>le</strong><br />

jeta dans <strong>le</strong> jardin un c<strong>ou</strong>p d'oeil p<strong>ou</strong>r s'assurer si t<strong>ou</strong>t était<br />

tranquil<strong>le</strong>, puis se ret<strong>ou</strong>rnant brusquement vers <strong>le</strong> comte qui<br />

était derrière el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> lui dit t<strong>ou</strong>t bas:<br />

— Avez-v<strong>ou</strong>s enten<strong>du</strong>?<br />

— Quoi?<br />

— Il m'a semblé entendre crier <strong>le</strong> sab<strong>le</strong> comme s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> pied<br />

de quelqu'un.


— 195 —<br />

Le comte prêta l'oreil<strong>le</strong> et, en effet, il crut entendre un léger<br />

bruit et apercevoir une ombre se m<strong>ou</strong>voir auprès de la gril<strong>le</strong><br />

<strong>du</strong> jardin, seu<strong>le</strong> issue par laquel<strong>le</strong> il put sortir.<br />

— C'est lui!... ce ne peut être que lui! murmura madame<br />

Michaud en frissonnant d'ép<strong>ou</strong>vante.<br />

Le comte qui avait conservé un peu de sang-froid reconnut<br />

au b<strong>ou</strong>t d'un moment que l'indivi<strong>du</strong> qu'il entrevoyait dans<br />

l'obscurité était plus grand et plus mince que monsieur Michaud,<br />

cependant il se tut et feignit de partager l'effroi de sa compagne.<br />

— C'est lui, en effet, répondit-il; il est en sentinel<strong>le</strong> devant<br />

la gril<strong>le</strong>, il sait par conséquent....<br />

— Que faire? demanda madame Michaud avec angoisse.<br />

— Il faut al<strong>le</strong>r au devant <strong>du</strong> danger, répondit Précigny, c'est<br />

<strong>le</strong> moyen <strong>le</strong> plus sûr et <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur. Avancez-v<strong>ou</strong>s vers et<br />

homme, par<strong>le</strong>z-lui et pendant ce temps je fi<strong>le</strong>rai <strong>le</strong> long <strong>du</strong> mur<strong>du</strong><br />

magasin, <strong>le</strong>s arbustes me cacheront, v<strong>ou</strong>s prierez monsieur<br />

Michaud de v<strong>ou</strong>s accompagner dans votre chambre et je p<strong>ou</strong>rrai<br />

ainsi sortir sans être vu.<br />

Madame Michaud reconnut que cette manière d'agir était la<br />

plus raisonnab<strong>le</strong> et que c'était son seul moyen de salut, soit<br />

que son ép<strong>ou</strong>x eût des s<strong>ou</strong>pçons à cet égard, soit que sa présence<br />

à une pareil<strong>le</strong> heure ne fût que l'objet <strong>du</strong> hasard.<br />

El<strong>le</strong> s'avança donc vers la gril<strong>le</strong> pendant que <strong>le</strong> comte se<br />

dirigeait sans bruit vers <strong>le</strong> bâtiment où se tr<strong>ou</strong>vaient <strong>le</strong> magasin<br />

et <strong>le</strong>s bureaux.<br />

Le cœur de la pauvre femme battait à se rompre quand el<strong>le</strong><br />

fut près d'arriver vers l'endroit où el<strong>le</strong> croyait tr<strong>ou</strong>ver monsieur<br />

Michaud,à un certain moment elfe épr<strong>ou</strong>va un tel saisissement<br />

qu'el<strong>le</strong> fut obligée do s'arrêter et de s'appuyer contre un arbre.<br />

El<strong>le</strong> parvint cependant à rassemb<strong>le</strong>r ses forces et continua à<br />

marcher <strong>du</strong> côté de la gril<strong>le</strong>.<br />

Au dernier dét<strong>ou</strong>r de l'allée qu'el<strong>le</strong> suivait el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>va face


— 196 —<br />

à face avec un homme qui fit un geste d'ép<strong>ou</strong>vante et v<strong>ou</strong>lut<br />

se rejeter vivement en arrière.<br />

El<strong>le</strong> avait cependant eu <strong>le</strong> temps de reconnaître que cet<br />

homme n'était pas monsieur Michaud, et, reprenant c<strong>ou</strong>rage<br />

el<strong>le</strong> s'avança bravement vers lui sans se préoccuper davantage<br />

<strong>du</strong> danger qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait c<strong>ou</strong>rir.<br />

L'inconnu s'était arrêté et madame Michaud en arrivant auprès<br />

de lui ne put retenir une exclamation de surprise en<br />

reconnaissant Laposto<strong>le</strong>.<br />

— C'est v<strong>ou</strong>s mon ami? demanda-t el<strong>le</strong>.<br />

— Oui, madame, répondit Laposto<strong>le</strong> légèrement embar­<br />

rassé.<br />

— Que faites-v<strong>ou</strong>s donc ici à pareil<strong>le</strong> heure?<br />

— Je....<br />

Seriez-v<strong>ou</strong>s peut-être indisposé ?<br />

— Oui.... c'est cela.... je vais v<strong>ou</strong>s dire.... je suis allé comme<br />

<strong>le</strong>s autres à Bicêtre, voir <strong>le</strong>s préparatifs <strong>du</strong> départ des condam­<br />

nés et ce spectac<strong>le</strong> m'a tel<strong>le</strong>ment impressionné que....<br />

— Pauvre garçon! fit madame Michaud d'un air compatis­<br />

sant.<br />

— Mais, reprit Laposto<strong>le</strong>, ce n'est rien.... et maintenant que<br />

j'ai pris un peu l'air je me sens beauc<strong>ou</strong>p mieux.<br />

Il faisait en terminant un m<strong>ou</strong>vement p<strong>ou</strong>r s'éloigner quand<br />

madame Michaud <strong>le</strong> retint<br />

— Mon ami, lui dit-el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s c<strong>ou</strong>chez dans <strong>le</strong> magasin, n'estil<br />

pas vrai ?<br />

— Oui, madame, répondit Laposto<strong>le</strong> intrigué.<br />

Madame Michaud pensait au comte.<br />

— Avant de v<strong>ou</strong>s retirer, reprit-el<strong>le</strong>, je veux v<strong>ou</strong>s prier de<br />

me rendre un service.<br />

— De grand cœur !<br />

— Il m'a semblé t<strong>ou</strong>t à l'heure entendre <strong>du</strong> bruit.<br />

— Où?<br />

— J'étais dans ma chambre.... et étant venue dans <strong>le</strong> cor-


— 197 —<br />

ridor p<strong>ou</strong>r voir ce que c'était.., j'ai cru entendre au-dessus....<br />

— Au premier étage ?<br />

— Oui.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s désirez que j'ail<strong>le</strong> voir ce qu'il peut y avoir?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s en prie !<br />

— Oh? fit Laposto<strong>le</strong> avec empressement; très-volontiers ! je<br />

n'ai pas peur des vo<strong>le</strong>urs!<br />

— Eh bien al<strong>le</strong>z, mon ami, je v<strong>ou</strong>s attends ici.<br />

Laposto<strong>le</strong> s'avança vers <strong>le</strong> pavillon et en eut bientôt atteint<br />

la porte.<br />

Madame Michaud se dirigea alors rapidement vers <strong>le</strong> magasin<br />

et en vit sortir <strong>le</strong> comte par la porte qui était grande <strong>ou</strong>verte.<br />

Il paraissait extrêmement agité et quand il fut arrivé auprès<br />

de madame Michaud, il passa à plusieurs reprises la main sur<br />

son front en jetant aut<strong>ou</strong>r de lui un regard inquiet.<br />

Madame Michaud s'aperçut de son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> et lui demanda:<br />

— Qu'avez-v<strong>ou</strong>s donc?... que se passe-t-il? Avez-v<strong>ou</strong>s vu<br />

quelqu'un?...<br />

— Oui, <strong>ou</strong>i, répondit Précigny -d'une voix altérée.... il m'a<br />

semblé que....<br />

— Qu'avez-v<strong>ou</strong>s vu ?<br />

— Non !... non !... je me suis trompé balbutia <strong>le</strong> comte d'un<br />

air étrange et en regardant aut<strong>ou</strong>r de lui d'un œil effaré,<br />

comme s'il perdait la raison.<br />

— V<strong>ou</strong>s me faites m<strong>ou</strong>rir de frayeur, reprit madame<br />

Michaud, et je veux voir....<br />

Le comte la retint avec vivacité en lui disant :<br />

— Non. non, n'al<strong>le</strong>z pas !... restez ici!... je v<strong>ou</strong>s assure que<br />

j'ai part<strong>ou</strong>t regardé et que je n'ai vu personne,... la seu<strong>le</strong> chose<br />

qui puisse v<strong>ou</strong>s compromettre maintenant c'est ma présence,<br />

c'est p<strong>ou</strong>r cela que je me retire.<br />

— Oui, al<strong>le</strong>z!... partez vite!... adieu!<br />

Et dans son agitation el<strong>le</strong> ne remarqua pas que <strong>le</strong> comte ne


— 198 —<br />

lui adressait aucune question au sujet de l'indivi<strong>du</strong> avec <strong>le</strong>quel<br />

el<strong>le</strong> avait parlé.<br />

Une minute à peine s'était éc<strong>ou</strong>lée depuis que Précigny avait,<br />

disparu lorsque Laposto<strong>le</strong> revint et rencontra madame Michaud<br />

qui se dirigeait vers la porte <strong>du</strong> pavillon.<br />

Il lui dit qu'il était monté au premier étage mais qu'il n'avait<br />

rencontré personne ni enten<strong>du</strong> <strong>le</strong> moindre bruit.<br />

— Tant mieux, répondit madame Michaud. Je v<strong>ou</strong>s remercie,<br />

grâce à v<strong>ou</strong>s je p<strong>ou</strong>rrai dormir tranquil<strong>le</strong>...., bonsoir mon<br />

ami!<br />

Et étant entrée dans la maison el<strong>le</strong> en referma la porte et<br />

remonta dans sa chambre.<br />

Laposto<strong>le</strong> se frotta <strong>le</strong>s mains quand il ; l'eut vue rentrer, et<br />

murmura d'un air satisfait :<br />

— J'ai eu t<strong>ou</strong>t de même une bel<strong>le</strong> peur! ..En voilà une<br />

idée que de se promener pendant la nuit p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> seul plaisir de<br />

déranger <strong>le</strong>s autres.... Maintenant que <strong>le</strong> danger est passé il<br />

faut songer aux affaires.... c'est <strong>le</strong> moment.<br />

Et il se diriga vers la porte <strong>du</strong> magasin qui était contigu<br />

aux bureaux.<br />

— Deux cent mil<strong>le</strong> francs ! pensait-il, deux cent mil<strong>le</strong> francs<br />

en bil<strong>le</strong>ts de banque, c'est peu encombrant et faci<strong>le</strong> à emporter!....<br />

c'est fait p<strong>ou</strong>r moi !....<br />

La lune qui venait de se <strong>le</strong>ver donnait une lumière suffisante<br />

p<strong>ou</strong>r lui permettre de tr<strong>ou</strong>ver sans chercher longtemps la<br />

porte d'un petit bureau ent<strong>ou</strong>ré d'un fort grillage de fil de fer.<br />

C'était là que se tr<strong>ou</strong>vait la caisse.<br />

La porte de ce bureau était <strong>ou</strong>verte et Laposto<strong>le</strong> entra<br />

Ses yeux lançaient des éclairs da cupidité satisfaite.<br />

Deux cent mil<strong>le</strong> francs !... il allait être riche!... la fortune était<br />

s<strong>ou</strong>s sa main !<br />

Puis s'étant avancé vers la partie <strong>du</strong> bureau où il savait que<br />

se tr<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> coffre-fort, il se pencha en tendant la main droite<br />

p<strong>ou</strong>r se guider, mais il fit brusquement un pas en arrière et ses


— 199 —<br />

deux bras retombèrent pendants et inertes <strong>le</strong> long de son<br />

corps.<br />

Sa main avait rencontré la porte <strong>du</strong> coffre-fort qui était t<strong>ou</strong>te<br />

grande <strong>ou</strong>verte.<br />

Puis ayant allumé une allumette il constata que la caisse<br />

était complétement vide !<br />

Un coquin plus adroit l'avait précédé !<br />

Laposto<strong>le</strong> resta ainsi pendant quelques minutes, abas<strong>ou</strong>rdi et<br />

p<strong>ou</strong>vant à peine en croire ses yeux.<br />

— Qui peut bien m'avoir j<strong>ou</strong>é ce t<strong>ou</strong>r? pensait-il.<br />

Puis au b<strong>ou</strong>t d'un moment il sortit et fit une <strong>ou</strong> deux fois <strong>le</strong><br />

t<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> jardin afin de tâcher de déc<strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong>s traces <strong>du</strong> vo<strong>le</strong>ur.<br />

S<strong>ou</strong>dain il se jeta derrière un buisson de roses, il avait enten<strong>du</strong><br />

un bruit de pas et <strong>le</strong> frô<strong>le</strong>ment d'une robe de femme.<br />

— Est-ce encore madame Michaud? se demanda-t-il ; j'ai une<br />

très-grande estime p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>, c'est vrai; cependant il ne me<br />

semb<strong>le</strong> guère convenab<strong>le</strong> qu'une femme sorte de chez el<strong>le</strong> à<br />

deux heures <strong>du</strong> matin p<strong>ou</strong>r prendre <strong>le</strong> frais!<br />

Mais au lieu d'une femme il en aperçut deux et reconnut<br />

bientôt Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte.<br />

Il <strong>le</strong>s suivit des yeux jusqu'à la gril<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s vit s'embrasser,<br />

puis Miche<strong>le</strong>tte s'éloigna et Lucienne rentra dans <strong>le</strong> pavillon.<br />

Quand cette dernière eut disparu Laposto<strong>le</strong> regagna son lit<br />

en murmurant :<br />

— T<strong>ou</strong>t cela ne m'explique pas quel est <strong>le</strong> brigand qui m'a<br />

j<strong>ou</strong>é ce t<strong>ou</strong>r !


— 200 —<br />

CHAPITRE XVI.<br />

Pauvre Lucienne!<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin monsieur Michaud se disposait à sortir<br />

de sa chambre à c<strong>ou</strong>cher quand la porte s'<strong>ou</strong>vrit brusquement<br />

et Paul Mercier entra, <strong>le</strong> visage pâ<strong>le</strong> et décomposé.<br />

— Monsieur Michaud! s'écria-t-il, en se laissant tomber sur<br />

sa chaise, on a forcé la caisse pendant la nuit!.... On a volé !...<br />

— Volé?.... répéta monsieur .Michaud.<br />

— <strong>Les</strong> deux cent mil<strong>le</strong> francs ont disparu!<br />

— Est ce possib<strong>le</strong> ?<br />

— Venez, monsieur, venez!.... il faut immédiatement faire<br />

des recherches !.... il faut...<br />

Monsieur Michaud répéta machina<strong>le</strong>ment<br />

— Volé!<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— V<strong>ou</strong>s avez raison, n<strong>ou</strong>s devons sans perdre une minute<br />

chercher à déc<strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong> vo<strong>le</strong>ur !... Le plus grand malheur serait<br />

que n<strong>ou</strong>s ne puissions pas faire honneur à l'échéance d'auj<strong>ou</strong>rd'hui<br />

!.... Ce serait p<strong>ou</strong>r moi une honte que je ne p<strong>ou</strong>rrais pas<br />

supporter et qu'il faut éviter à t<strong>ou</strong>t prix.... Quel<strong>le</strong> heure est-il?<br />

— Sept heures, répondit Paul Mercier.<br />

Monsieur Michaud s'assit à une tab<strong>le</strong> et écrivit rapidement<br />

quelques lignes, puis il sonna et donna au domestique qui se<br />

présenta l'ordre de faire venir un de ses employés qu'il lui<br />

désigna.<br />

Une minute après cet employé qui était un des plus anciens<br />

serviteurs de la maison entra dans la chambre.


— 201 —<br />

— Papa Morel, lui dit monsieur Michaud d'un ton ferme et<br />

assuré, v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z porter cette <strong>le</strong>ttre au directeur de la Banque,<br />

Prenez une voiture p<strong>ou</strong>r arriver plus vite et remettez-la lui en<br />

mains propres.<br />

— J'y vais immédiatement !<br />

— Encore un mot, fit <strong>le</strong> négociant, n<strong>ou</strong>s avons auj<strong>ou</strong>rd'hui<br />

p<strong>ou</strong>r deux cent mil<strong>le</strong> francs d'effets à payer et ma signature sera<br />

protestée si v<strong>ou</strong>s ne rapportez pas cette somme. Il faut donc que<br />

v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>viez <strong>le</strong> directeur de la Banque où qu'il soit et qu'avant<br />

neuf heures, v<strong>ou</strong>s soyez de ret<strong>ou</strong>r avec cet argent, al<strong>le</strong>z donc,<br />

mon ami, faites vite et songez que la réputation de la maison<br />

Michaud est entre vos mains.<br />

Le vieux Morel partit avec une vivacité qui pr<strong>ou</strong>vait qu'il<br />

comprenait l'importance de la mission dont on venait de <strong>le</strong><br />

charger.<br />

Quand monsieur Michaud se retr<strong>ou</strong>va seul avec Paul Mercier<br />

il lui dit en p<strong>ou</strong>ssant un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement.<br />

— Maintenant il faut tâcher de déc<strong>ou</strong>vrir comment et par<br />

qui ce vol a été commis.<br />

Et t<strong>ou</strong>s deux sortirent de la chambre p<strong>ou</strong>r se rendre dans <strong>le</strong>s<br />

bureaux. Arrivés dans <strong>le</strong> cabinet où se tr<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> coffre-fort<br />

Michaud connut l'importance <strong>du</strong> dommage-, la caisse était <strong>ou</strong>verte<br />

et complètement vide.<br />

Il resta un instant comme hébété, cependant il reprit son<br />

sang-froid et dit :<br />

— 11 faut commencer par voir si <strong>le</strong> vo<strong>le</strong>ur n'a pas laissé de<br />

traces.<br />

Et t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde se mit à chercher, mais sans résultat.<br />

La n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> s'était rapidement répan<strong>du</strong>e et t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> personnel<br />

de la maison était sur pied.<br />

Madame Michaud était acc<strong>ou</strong>rue une des premières.<br />

Monsieur Michaud la reçut avec bonté et chercha à la tranquilliser


— 202 —<br />

— Calme-toi, ma chère amie, lui dit-il; n<strong>ou</strong>s avons besoin de<br />

t<strong>ou</strong>t notre sang-froid p<strong>ou</strong>r déc<strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>.<br />

Puis apercevant Laposto<strong>le</strong> il lui fit signe d'approcher.<br />

Celui-ci s'avança rapidement, t<strong>ou</strong>t fier de cette distinction.<br />

— As-tu passé la nuit dans <strong>le</strong> magasin? lui demanda <strong>le</strong> négociant.<br />

— Oui monsieur, comme d'habitude<br />

— Et tu n'as rien enten<strong>du</strong>?<br />

— Absolument rien.<br />

<strong>Les</strong> recherches recommencèrent.<br />

— Halte? fit brusquement monsieur Michaud en désignant<br />

<strong>du</strong> doigt <strong>le</strong> sab<strong>le</strong> de l'allée, voici qui p<strong>ou</strong>rra peut-être n<strong>ou</strong>s aider,<br />

— Qu'est-ce que c'est ? demandèrent à la fois madame Michaud<br />

et Paul Mercier.<br />

Et s'étant approchés ils virent des empreintes de chaussure.<br />

— Ces traces p<strong>ou</strong>rront peut-être n<strong>ou</strong>s mettre sur la piste des<br />

vo<strong>le</strong>urs.<br />

Ils suivirent ces empreintes pendant un moment, mais à un<br />

certain endroit el<strong>le</strong>s se confondaient avec d'autres marques et<br />

finirent par devenir indistinctes.<br />

Autant aurait valu chercher la trace <strong>du</strong> passage d'un navire<br />

au milieu de l'océan.<br />

Cependant monsieur Michaud ne se laissa pas déc<strong>ou</strong>rager et<br />

il continua ses investigations.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il était parvenu à retr<strong>ou</strong>ver la trace<br />

qu'il avait per<strong>du</strong>e ; <strong>le</strong>s empreintes se retr<strong>ou</strong>vaient dans l'allée<br />

con<strong>du</strong>isant à la porte d'entrée <strong>du</strong> pavillon.<br />

— Je <strong>le</strong>s tiens, s'écria t-il, maintenant n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons <strong>le</strong>s<br />

suivre avec facilité.<br />

Puis s'étant baissé et ayant de n<strong>ou</strong>veau examiné attentivement<br />

<strong>le</strong>s empreintes, il dit :<br />

— Mais c'est singulier.... à côté des empreintes que n<strong>ou</strong>s<br />

avons constatées t<strong>ou</strong>t à l'heure et qui sont évidemment faites


—203—<br />

par une chaussure d'homme, j'en vois de plus petites et qui ne<br />

peuvent provenir que d'un pied de femme.<br />

En attendant ces paro<strong>le</strong>s madame Michaud avait senti <strong>le</strong> ver­<br />

tige la gagner, son visage était devenu d'une pâ<strong>le</strong>ur cadavérique.<br />

Le négociant, continua, en s'adressant à Mercier :<br />

— Voyez donc, Paul, avec quel<strong>le</strong> régularité ces petites em­<br />

preintes accompagnent <strong>le</strong>s grandes! Il y avait évidemment<br />

deux personnes et l'une des deux était une femme.<br />

— Oh mon Dieu! fit à voix basse madame Michaud en met­<br />

tant une main sur son cœur qui battait avec vio<strong>le</strong>nce.<br />

Son ép<strong>ou</strong>x qui se ret<strong>ou</strong>rnait à ce moment et qui ne put s'em­<br />

pêcher de remarquer son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> lui demanda affectueusement :<br />

— Qu'as-tu donc, ma chère enfant?<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta presque aussitôt:<br />

— Oh! je comprends parfaitement.... l'émotion que te cause<br />

cet événement agit sur tes nerfs qui sont si sensib<strong>le</strong>s; laisse<br />

n<strong>ou</strong>s, ma chère, rentre chez toi et rassure-toi, laisse-n<strong>ou</strong>s con­<br />

tinuer nos recherches.<br />

— Non, non, répondit vivement madame Michaud; je ne<br />

veux pas te quitter, ce moment de faib<strong>le</strong>sse va passer, j'en suis<br />

sûre, ce ne sera rien.<br />

Le négociant v<strong>ou</strong>lut insister, mais sa femme persista à rester<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s aider dans <strong>le</strong>urs investigations. Une angoisse mortel<strong>le</strong><br />

avait envahi son âme et el<strong>le</strong> sentait une sueur froide per<strong>le</strong>r<br />

sur son front à mesure qu'el<strong>le</strong> suivait ces empreintes de pas qui<br />

ne lui étaient que trop connues.<br />

<strong>Les</strong> traces que monsieur Michaud avait déc<strong>ou</strong>vertes partaient<br />

évidemment de l'entrée <strong>du</strong> pavillon; <strong>le</strong> négociant entra et<br />

monta <strong>le</strong>ntement l'escalier qui con<strong>du</strong>isait au premier étage, il<br />

jetait <strong>le</strong>s yeux aut<strong>ou</strong>r de lui et aucun recoin n'échappait à ses<br />

regards, sa femme et Paul Mercier <strong>le</strong> suivaient.<br />

— C'est singulier, fit-il au b<strong>ou</strong>t d'un moment, <strong>le</strong> vo<strong>le</strong>ur et sa<br />

complice ont cherché sans d<strong>ou</strong>te où se tr<strong>ou</strong>vait la caisse, ils<br />

n'avaient par conséquent aucune connaissance de la maison.


— 204 —<br />

Mais ce que je ne m'explique pas, c'est qu'une femme ait pu<br />

prendre part à une affaire qui exige une certaine somme d'au,<br />

dace et d'énergie.<br />

Arrivé au corridor <strong>du</strong> premier, monsieur Michaud crut retr<strong>ou</strong>ver<br />

<strong>le</strong>s empreintes, comme si el<strong>le</strong>s avaient été faites par<br />

une chaussure ayant passé sur un terrain humide.<br />

— Voyez ! s'écria-t-il, ils sont venus jusqu'ici !<br />

Madame Michaud v<strong>ou</strong>lut par<strong>le</strong>r, mais aucun son ne put sortir<br />

de sa gorge contractée par l'angoisse; pâ<strong>le</strong>, oppressée, sans<br />

force, el<strong>le</strong> <strong>du</strong>t s'appuyer au mur p<strong>ou</strong>r ne pas tomber.<br />

Monsieur Michaud allait se retirer et sa femme se croyait<br />

sauvée quand, en se ret<strong>ou</strong>rnant, il aperçut à terre un objet qu'il<br />

ramassa.<br />

Il se tr<strong>ou</strong>vait à ce moment entre la porte de la chambre de sa<br />

femme et cel<strong>le</strong> de la chambre de Lucieune.<br />

L'objet qu'il avait pris à terre était un portefeuil<strong>le</strong>.<br />

Il l'<strong>ou</strong>vrit et son étonnement fut grand en y tr<strong>ou</strong>vant un<br />

bil<strong>le</strong>t de banque de mil<strong>le</strong> francs.<br />

A qui donc p<strong>ou</strong>vait appartenir ce portefeuil<strong>le</strong> qui était élégant,<br />

parfumé, et ne devait par conséquent pas venir d'un malfaiteur<br />

ordinaire.<br />

Un s<strong>ou</strong>pçon terrib<strong>le</strong> traversa l'esprit de monsieur Michaud<br />

pendant qu'il visitait d'une main fébri<strong>le</strong> <strong>le</strong> contenu de ce portefeuil<strong>le</strong>.<br />

Pendant ce temps madame Michaud sentait ses forces<br />

l'abandonner et fermait <strong>le</strong>s yeux comme quelqu'un qui se<br />

tr<strong>ou</strong>ve sur <strong>le</strong> bord d'un précipice.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p monsieur Michaud p<strong>ou</strong>ssa un cri ét<strong>ou</strong>ffé et resta<br />

b<strong>ou</strong>che béante, <strong>le</strong>s yeux fixés sur une carte de visite qu'il venait<br />

de tirer d'un des compartiments <strong>du</strong> portefeuil<strong>le</strong>.<br />

Cette carte portait un nom surmonté d'une c<strong>ou</strong>ronne de<br />

comte.<br />

Puis se t<strong>ou</strong>rnant <strong>le</strong>ntement vers sa femme il lui plaça cette<br />

carte devant <strong>le</strong>s yeux.


— 205 —<br />

— Qu'est-ce que cela? fit la malheureuse femme d'une voix<br />

à peine distincte.<br />

— P<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s m'expliquer, madame, ce que <strong>le</strong> comte de<br />

Précigny est venu faire cette nuit dans votre chambre?<br />

— Je.... je ne sais rien.... absolument rien ! balbutia-t-el<strong>le</strong>.<br />

— Par<strong>le</strong>z !.... par<strong>le</strong>z!.... je <strong>le</strong> veux!<br />

Mercier voyant que la chose menaçait de devenir grave,<br />

v<strong>ou</strong>lut dét<strong>ou</strong>rner <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons et l'irritation de son patron<br />

autant par affection p<strong>ou</strong>r lui que par pitié p<strong>ou</strong>r sa femme, il,<br />

intervint et dit :<br />

— La chose est sans d<strong>ou</strong>te fort simp<strong>le</strong>; <strong>le</strong> comte est venu<br />

hier et c'est probab<strong>le</strong>ment hier qu'il a per<strong>du</strong> son portefeuil<strong>le</strong>;<br />

il ne faut pas que cela n<strong>ou</strong>s empêche de continuer nos recherches,<br />

hâtons-n<strong>ou</strong>s au contraire.<br />

— Eh ! que n'importe l'argent ! s'écria monsieur Michaud<br />

d'une voix désespérée, c'est de mon honneur qu'il s'agit ici, et<br />

je veux connaître la vérité !<br />

A ce moment Lucienne parut sur <strong>le</strong> seuil de sa chambre,<br />

attirée par <strong>le</strong>s éclats de <strong>le</strong> voix <strong>du</strong> négociant.<br />

— Mon Dieu ! qu'arrive-t-il : fit-el<strong>le</strong> en s'adressant à madame<br />

Michaud dont el<strong>le</strong> vit immédiatement la physionomie décomposée.<br />

— Il arrive, répondit monsieur Michaud avec véhémence,<br />

qu'une personne étrangère s'est intro<strong>du</strong>ite cette nuit ici !<br />

Lucienne pensa avec terreur à Miche<strong>le</strong>tte. Bien qu'el<strong>le</strong> n'eût<br />

rien fait de répréhensib<strong>le</strong> el<strong>le</strong> ne put s'empêcher de r<strong>ou</strong>gir et de<br />

baisser <strong>le</strong>s yeux.<br />

Ah!.... monsieur Michaud!... je n'ai pas cru faire mal !....<br />

j'avais su!...<br />

— Comment! fit <strong>le</strong> négociant stupéfait, que dis-tu?... tu<br />

av<strong>ou</strong>es....<br />

— La vérité!... répartit Lucienne.<br />

— Mais c'est impossib<strong>le</strong> ! s'écria Paul Mercier.<br />

— Et p<strong>ou</strong>rquoi, mon onc<strong>le</strong>? demanda la jeune fil<strong>le</strong> d<strong>ou</strong>ce-


— 206 —<br />

ment. Cette personne m'a paru tel<strong>le</strong>ment malheureuse que je<br />

n'ai pas cru devoir la renvoyer.<br />

— Et el<strong>le</strong> a passé la nuit dans ta chambre? demanda Michaud,<br />

— Oui, dans ma chambre.<br />

<strong>Les</strong> quatre personnes se regardèrent un moment en si<strong>le</strong>nce,<br />

Mercier s<strong>ou</strong>pçonnait un ma<strong>le</strong>nten<strong>du</strong> et attendait une explication,<br />

monsieur Michaud commençait à se calmer et madame<br />

Michaud avait pris Lucienne dans ses bras ; el<strong>le</strong> n'osait pas<br />

encore se croire sauvée.<br />

— Ainsi, reprit <strong>le</strong> négociant, tu av<strong>ou</strong>es avoir reçu <strong>le</strong> comte<br />

de Précigny cette nuit dans ta chambre?<br />

— Le comte de Précigny ? s'écria Lucienne en re<strong>le</strong>vant la tête.<br />

Et el<strong>le</strong> allait se disculper avec énergie lorsque madame Michaud<br />

se penchant à son oreil<strong>le</strong> lui dit rapidement et à voix basse:<br />

— Je suis per<strong>du</strong>e!... ne me trahis pas!<br />

— Eh bien ? insista Michaud en fixant la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

— Tu ne réponds rien? aj<strong>ou</strong>ta Paul.<br />

— Lucienne! s<strong>ou</strong>pira madame Michaud.<br />

La pauvre enfant ne put se rés<strong>ou</strong>dre à <strong>ou</strong>vrir la b<strong>ou</strong>che...<br />

el<strong>le</strong> baissa la tête et garda <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi n'av<strong>ou</strong>es-tu pas la vérité t<strong>ou</strong>t eniière? reprit<br />

brusquement monsieur Michaud. A quoi bon hésiter quand ce<br />

portefeuil<strong>le</strong> te trahit, ce portefeuil<strong>le</strong> qui appartient au comte<br />

et que je viens de ramasser près de ta porte.<br />

Lucienne échangea avec madame Michaud un regard éloquent<br />

et qui en disait plus que t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s disc<strong>ou</strong>rs <strong>du</strong> monde.<br />

— Mais par<strong>le</strong> donc ! s'écria Michaud irrité, qu'as-tu à répondre.<br />

— Rien, répartit la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

— Tu conviens donc que <strong>le</strong> comte de Précigny a passé la<br />

nuit dans ta chambre?<br />

A cette question bruta<strong>le</strong>, un frisson sec<strong>ou</strong>a <strong>le</strong> corps de<br />

Lucienne et ses yeux se remplirent de larmes.<br />

Le vio<strong>le</strong>nt combat s'é<strong>le</strong>vait en el<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> se s<strong>ou</strong>vint que madame Michaud avait été la bienfai-


— 207 -<br />

trice de sa mère; el<strong>le</strong> se c<strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong> visage de ses deux mains, et<br />

murmura d'une voix ét<strong>ou</strong>ffée:<br />

— J'en conviens i<br />

— Monsieur Michaud p<strong>ou</strong>ssa un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement:<br />

quant à Paul Mercier, il saisit <strong>le</strong>s deux mains de sa nièce en<br />

s'écriant :<br />

— Lucienne, Lucienne !... Je veux que tu m'expliques..<br />

L'arrivée <strong>du</strong> vieux Morel qui revenait l'interrompit.<br />

Monsieur Michaud lui fit signe de <strong>le</strong> suivre.<br />

Dès que <strong>le</strong>s deux femmes furent seu<strong>le</strong>s, madame Michaud<br />

tomba aux gen<strong>ou</strong>x de Lucienne et laissa librement c<strong>ou</strong><strong>le</strong>r ses<br />

larmes.<br />

— Lucienne ! s'écria la malheureuse femme ! nob<strong>le</strong> jeune<br />

fil<strong>le</strong>! lu m'as sauvée et tu as sauvé mon ép<strong>ou</strong>x, car la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur<br />

l'aurait tué !<br />

— Je <strong>le</strong> sais, répondit Lucienne!... mon onc<strong>le</strong> me maudira!.,<br />

t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde me méprisera!... il faudra que je vive c<strong>ou</strong>verte<br />

de honte... et ceux qui m'aiment....<br />

La jeune fil<strong>le</strong> se tut, el<strong>le</strong> pensait a Maurice, madame Michaud<br />

se re<strong>le</strong>va, la pressa tendrement dans ses bras et v<strong>ou</strong>lut essayer<br />

de calmer sa d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur.<br />

Mais Lucienne était désespérée.<br />

— Laissez-moi seu<strong>le</strong>.... je v<strong>ou</strong>s en prie, fit-el<strong>le</strong>; il faut que<br />

je rassemb<strong>le</strong> mes idées.<br />

— Comme tu v<strong>ou</strong>dras, mon enfant, répondit madame<br />

Michaud, brisée el<strong>le</strong>-même par l'émotion; mais ne crains rien,<br />

et quand je devrais t<strong>ou</strong>t sacrifier, tu ne porteras pas longtemps<br />

<strong>le</strong> poids d'une faute que tu n'as pas commise, d'une réprobation<br />

que tu ne mérites pas.<br />

Lucienne rentra dans sa chambre... son cœur était brisé!<br />

mil<strong>le</strong> idées confuses s'entrecroisaient dans son esprit.<br />

El<strong>le</strong> <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux au ciel en sanglotant.<br />

— Oh Maurice!... s'écria-t-el<strong>le</strong>... Maurice !... p<strong>ou</strong>rvu que en<br />

me Conserves ton am<strong>ou</strong>r, que m'importe <strong>le</strong> reste!


— 208—<br />

Puis sa pensée se porta sur monsieur Michaud, sur son<br />

onc<strong>le</strong>, sur t<strong>ou</strong>s ceux qui connaîtraient sa honte... à cette idée<br />

el<strong>le</strong> frissonna et un sentiment d'angoisse profonde envahit son<br />

cœur.<br />

— Non!... non!... s'écria-t-el<strong>le</strong> ! .. il me sera impossib<strong>le</strong> de<br />

vivre plus longtemps ici !.. je veux al<strong>le</strong>r me cacher auprès de<br />

ma pauvre mère!... el<strong>le</strong> p<strong>le</strong>urera avec moi, el<strong>le</strong> me conso<strong>le</strong>ra!.,,<br />

avec el<strong>le</strong> je p<strong>ou</strong>rrai par<strong>le</strong>r de Maurice !<br />

Et comme si el<strong>le</strong> venait de prendre une résolution, el<strong>le</strong> se<br />

<strong>le</strong>va avec vivacité, prit un manteau qu'el<strong>le</strong> jeta sur ses épau<strong>le</strong>s,<br />

se c<strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong> visage d'un voi<strong>le</strong> et se disposa à descendre; arrivée<br />

au pied de l'escalier, el<strong>le</strong> s'arrêta et posa une main sur son<br />

cœur, el<strong>le</strong> se sentait saisie d'un pressentiment funeste.<br />

Un tumulte inacc<strong>ou</strong>tumé se faisait entendre dans <strong>le</strong> jardin;<br />

on entendait des voix nombreuses.<br />

En effet, il s'y tr<strong>ou</strong>vait un attr<strong>ou</strong>pement.<br />

On venait d'apporter sur un brancard <strong>le</strong> corps d'un jeune<br />

homme assassiné, que l'on avait tr<strong>ou</strong>vé sur <strong>le</strong> trottoir.<br />

Ce jeune homme respirait encore au moment où on l'avait<br />

re<strong>le</strong>vé baignant dans son sang et ceux qui l'avaient tr<strong>ou</strong>vé<br />

avaient immédiatement résolu de l'apporter dans la maison de<br />

monsieur Michaud, où il recevrait tes soins nécessaires.<br />

Lucienne ayant <strong>ou</strong>vert la porte et voyant un m<strong>ou</strong>vement<br />

inacc<strong>ou</strong>tumé dans <strong>le</strong> jardin, <strong>ou</strong>blia p<strong>ou</strong>r un moment son projet<br />

de s'en al<strong>le</strong>r, et s'approcha <strong>du</strong> gr<strong>ou</strong>pe.<br />

El<strong>le</strong> avait à peine fait quelques pas qu'el<strong>le</strong> aperçut <strong>le</strong> brancard<br />

sur <strong>le</strong>quel se tr<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssé.<br />

El<strong>le</strong> se précipita en avant.<br />

— Maurice!... Maurice!... s'écria-t-el<strong>le</strong> en tombant à gen<strong>ou</strong>x<br />

auprès <strong>du</strong> brancard!... Maurice, entends-moi!... réponds-moi !<br />

mon Dieu!... c<strong>ou</strong>rez donc chercher un médecin! il ne peut<br />

rester ainsi!...<br />

Et se ret<strong>ou</strong>rnant el<strong>le</strong> aperçut son onc<strong>le</strong> et monsieur Michaud


— 209 —<br />

qui s'étaient approchés et qui considéraient cette scène avec<br />

stupeur.<br />

— Mon onc<strong>le</strong>! fit-el<strong>le</strong>.., monsieur Michaud!... songez que <strong>le</strong><br />

moindre retard peut-être fatal et lui coûter la vie! Ne voyezv<strong>ou</strong>s<br />

pas comme il est pâ<strong>le</strong>! tenez !... t<strong>ou</strong>chez ses mains el<strong>le</strong>s<br />

sont glacées !... Il va m<strong>ou</strong>rir!... Oh! mon Dieu!... mon Dieu !...<br />

Monsieur Michaud avait donné <strong>le</strong>s ordres nécessaires et<br />

quelques minutes plus tard Maurice était transporté dans une<br />

chambre <strong>du</strong> rez-de-chaussée et on <strong>le</strong> plaçait dans un lit.<br />

Lucienne avait demandé et obtenu l'autorisation de demeurer<br />

auprès de lui et se tr<strong>ou</strong>vait à son chevet quand son onc<strong>le</strong><br />

entra dans sa chambre. A sa vue, la jeune fil<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>va une<br />

profonde émotion ; el<strong>le</strong> comprit que Paul Mercier ne venait pas<br />

seu<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r s'enquérir de l'état <strong>du</strong> b<strong>le</strong>ssé, mais qu'il v<strong>ou</strong>lait<br />

demander une explication.<br />

En effet, il s'approcha de sa nièce et lui demanda d'une voix<br />

affetueuse :<br />

— Lucienne!... d'après ce qui s'est passé ce matin, il fallait<br />

que je te voie seu<strong>le</strong>!... <strong>ou</strong>vre-moi ton cœur, par<strong>le</strong>-moi sincèrement<br />

comme tu ferais avec ta mère.<br />

Lucienne allait répondre, mais il continua :<br />

— Ne crains rien, je ne veux pas te gronder; réponds-moi<br />

sans dét<strong>ou</strong>r... il doit y avoir là un secret que tu peux me<br />

confier!... si cela est possib<strong>le</strong>... je chercherai à <strong>le</strong> deviner.<br />

Voyons!... tu connais ce jeune homme, n'est-il pas vrai ?<br />

— Oui, mon onc<strong>le</strong>, balbutia Lucienne.<br />

— Comment s'appel<strong>le</strong>-t-il ?<br />

—- Maurice.<br />

— Que fait-il ?<br />

— Je ne <strong>le</strong> sais pas.<br />

— Où l'as-tu connu?<br />

— A la pension.<br />

— Allait-il t'y faire des visites ?<br />

15


—210 —<br />

—Non!... il habitait une maison voisine dont <strong>le</strong>s fenêtres<br />

donnent sur <strong>le</strong> jardin... et alors...<br />

— Tu l'avais remarqué ?<br />

— Oui.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s voyiez t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs.<br />

— Oui mon onc<strong>le</strong>.<br />

— Et.... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s aimez?<br />

— Ah!... ce n'est que maintenant que je <strong>le</strong> sens, depuis que<br />

je l'ai vu ensanglanté et m<strong>ou</strong>rant... je sens que ma vie est<br />

attachée à la sienne !<br />

Lucienne avait dit ces paro<strong>le</strong>s en r<strong>ou</strong>gissant et en baissant<br />

<strong>le</strong>s yeux.<br />

Son onc<strong>le</strong> lui prit affectueusement la main et lui dit :<br />

— Je suis bien éloigné, mon enfant, de blâmer ce sentiment<br />

je ne suis même pas disposé à combattre ton am<strong>ou</strong>r.<br />

— Dites-v<strong>ou</strong>s vrai ? s'écria Lucienne en joignant <strong>le</strong>s mains.<br />

— C'est la vérité !<br />

— Oh! comme il sera heureux quand il saura....<br />

— Je n'en d<strong>ou</strong>te pas, reprit Mercier, mais ne crois-tu pas<br />

que son am<strong>ou</strong>r ne se change en indifférence <strong>ou</strong> même en<br />

répulsion quand il apprendra ce qui s'est passé cette nuit?<br />

— Comment!... quoi?... fit Lucienne en pâlissant.<br />

— As-tu déjà <strong>ou</strong>blié l'aveu que tu as fait à monsieur<br />

Michaud ?<br />

— Eh bien !<br />

— Quand ce jeune homme qui t'aime saura que <strong>le</strong> comte de<br />

Précigny a passé la nuit dans t chambre... ne crois-tu pas<br />

que...<br />

— Mais tu ne <strong>le</strong> crois pas?... s'écria la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

— Ne l'as-tu pas av<strong>ou</strong>é toi-même?<br />

— Ah ! mon Dieu !...<br />

La jeune fil<strong>le</strong> s'arrêta... <strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssé venait de faire un m<strong>ou</strong>vement...<br />

il t<strong>ou</strong>rna <strong>le</strong>ntement son visage pâ<strong>le</strong> vers Lucienne, qui<br />

s'était approcée.


— 211 -<br />

I1 a rep<strong>ou</strong>ssa d<strong>ou</strong>cement, en disant d'une voix éteinte :<br />

— Ah!... p<strong>ou</strong>rquoi ne m'a-t-on pas laissé m<strong>ou</strong>rir?<br />

— Maurice!... que dites v<strong>ou</strong>s ? s'écria Lucienne en v<strong>ou</strong>lant<br />

prendre la main <strong>du</strong> jeune homme.<br />

Mais celui-ci rep<strong>ou</strong>ssa cette étreinte.<br />

— De cette manière je serais mort en croyant à l'innocence<br />

<strong>le</strong> cel<strong>le</strong> que j'adorais !<br />

— Comment !... v<strong>ou</strong>s avez enten<strong>du</strong>....,<br />

— Oui,... je sais t<strong>ou</strong>t.... et si je ne meurs pas de ma b<strong>le</strong>ssure<br />

je guérirai afin de châtier misérab<strong>le</strong> qui n'a pas<br />

craint de...<br />

Il ne put achever.<br />

Son émotion avait été trop forte ; il sentit comme un nuage<br />

passer devant ses yeux, et il ferma <strong>le</strong>s paupières pendant<br />

qu'une pâ<strong>le</strong>ur mortel<strong>le</strong> se répandait sur son visage.<br />

— Sauve-<strong>le</strong>, mon onc<strong>le</strong> !... s'écria Lucienne .... Il faut qu'il<br />

vive!. . je <strong>le</strong> veux !... entends tu ?... je ne veux pas qu'il meure<br />

en me maudissant !... je suis <strong>innocent</strong>e et digne de son<br />

am<strong>ou</strong>r l<br />

CHAPITRE XVII.<br />

Un c<strong>ou</strong>p<strong>le</strong> bien assorti<br />

Pendant que la jeune Lucienne plongée dans <strong>le</strong> désespoir<br />

était assise auprès <strong>du</strong> lit de Maurice, la porte s'<strong>ou</strong>vrit et un<br />

homme entra dans la chambre.


— 212 -<br />

Cet homme avait une physionomie digne, une tenu sévère<br />

et des manières imposantes.<br />

Mercier crut que c'était un médecin.<br />

Maurice seul aurait pu dire la vérité.<br />

Cet homme n'était autre que <strong>Blondel</strong>.<br />

Il avait enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r dans la rue de l'attentat consommé<br />

sur Maurice et <strong>du</strong> vol dont monsieur Michaud avait été la<br />

victime.<br />

Il ne lui avait pas été diffici<strong>le</strong> de deviner quels avaient été<br />

<strong>le</strong>s auteurs de la tentative d'assassinat<br />

Quand au vol, c'étaient autre chose, mais il espérait bien arriver<br />

à déc<strong>ou</strong>vrir la vérité.<br />

Ayant répon<strong>du</strong> gravement au salut de Paul Mercier, <strong>Blondel</strong><br />

s'approcha <strong>du</strong> lit où se tr<strong>ou</strong>vait Maurice.<br />

Lucienne qui ne reconnut pas en lui l'homme qu'el<strong>le</strong> avait<br />

vu chez madame Cormier, suivait avec intérêt chacun de ses<br />

m<strong>ou</strong>vements.<br />

— Y a-t-il longtemps qu'il est dans cet état ? demanda <strong>Blondel</strong><br />

en continuant à j<strong>ou</strong>er son rô<strong>le</strong>.<br />

— Depuis quelques minutes, répondit Paul.<br />

— Ne sait-on rien sur la manière dont il a été frappé?<br />

— Asolument rien.<br />

— Il n'a rien dit ?<br />

— Rien jusqu'à présent.<br />

<strong>Blondel</strong> se mit à examiner <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures.<br />

Maurice avait reçu deux c<strong>ou</strong>ps de c<strong>ou</strong>teau au côté droit, heureusement<br />

qu'une côte avait fait dévier la lame et aucun organe<br />

n'avait été sérieusement atteint ; la vie <strong>du</strong> jeune homme<br />

n'était pas en danger.<br />

<strong>Blondel</strong> s'adressant alors à Lucienne lui demanda ce qui était<br />

nécessaire p<strong>ou</strong>r opérer un premier pansement et comme il vit<br />

que la jeune fil<strong>le</strong> hésitait à s'éloigner il lui dit :<br />

— Tranquillisez-v<strong>ou</strong>s, mademoisel<strong>le</strong> ; je crois p<strong>ou</strong>voir v<strong>ou</strong>s


— 213 —<br />

assurer que ce jeune homme est hors de danger, cependant il<br />

faut que je puisse sonder et panser ses b<strong>le</strong>ssures.<br />

Lucienne lui jeta un regard reconnaissant et s'éloigna.<br />

<strong>Blondel</strong> commença alors à débarrasser Maurice de ses vêtements,<br />

mais il se montrait singulièrement agité.<br />

Mercier ne put s'empêcher de remarquer cette agitation qui<br />

<strong>le</strong> surprit chez un homme qui devait être acc<strong>ou</strong>tumé à un spectac<strong>le</strong><br />

de ce genre.<br />

— Auriez-v<strong>ou</strong>s quelque crainte, monsieur <strong>le</strong> docteur? demanda-t-il.<br />

— Non! répondit <strong>Blondel</strong> qui reconnut qu'il risquait de<br />

sortir de son rô<strong>le</strong> ; je réfléchis à la meil<strong>le</strong>ure manière de poser<br />

<strong>le</strong> pansement.<br />

Lucienne était revenue apportant de la charpie, de l'eau<br />

fraîche et de la toi<strong>le</strong>.<br />

<strong>Blondel</strong> lava <strong>le</strong>s plaies, <strong>le</strong>s épongea soigneusement, <strong>le</strong>s pansa<br />

avec une dextérité in<strong>ou</strong>ie et quand il eut fini Lucienne lui demanda<br />

avec anxiété :<br />

— Eh bien ?<br />

— Eh bien, répondit <strong>Blondel</strong>, dans quarante-huit heures<br />

votre b<strong>le</strong>ssé sera en état de se <strong>le</strong>ver. Etes-v<strong>ou</strong>s contente ?...<br />

— Ah ! monsieur <strong>le</strong> docteur !<br />

Lucienne ne put pas en dire davantage, mais son s<strong>ou</strong>rire et<br />

<strong>le</strong>s larmes de joie qui jaillirent de ses yeux étaient bien plus<br />

éloquents que t<strong>ou</strong>t ce qu'el<strong>le</strong> aurait pu dire.<br />

<strong>Blondel</strong> répondit à son s<strong>ou</strong>rire, puis se t<strong>ou</strong>rnant vers Mercier,<br />

sa physionomie reprit son expression de gravité et il demanda<br />

:<br />

— Pardonnez mon indiscrétion, monsieur ; il m'a semblé<br />

entendre par<strong>le</strong>r d'un vol qui a été commis cette nuit dans cette<br />

maison.<br />

— En effet il s'agit même d'une somme assez considérab<strong>le</strong><br />

deux cent mil<strong>le</strong> francs !<br />

— Est-on sur <strong>le</strong>s traces des vo<strong>le</strong>urs ?


— 214 —<br />

— Non.<br />

— S<strong>ou</strong>pçonne-t-on quelqu'un de la maison?<br />

— Personne.<br />

— On a peut-être tort?<br />

— Comment ?<br />

— J'ai été pendant longtemps médecin à Bicêtre et en cette<br />

qualité j'ai pu observer <strong>le</strong>s habitudes des malfaiteurs, je p<strong>ou</strong>r­<br />

rais, par conséquent, v<strong>ou</strong>s être de quelque utilité dans vos<br />

recherches.<br />

— Comment ! v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>driez?...<br />

— Dites-moi, par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> nom de celui de vos employés<br />

qui p<strong>ou</strong>rrait <strong>le</strong> premier être s<strong>ou</strong>pçonné.<br />

— Je ne sais que v<strong>ou</strong>s dire, monsieur, ils sont t<strong>ou</strong>s honnêtes<br />

et n'ont jamais donné lieu à aucune plainte.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s demanderai autre chose.<br />

— Laquel<strong>le</strong> ?<br />

— Quel est celui de vos employé qui est entré <strong>le</strong> dernier<br />

dans vos bureaux hier soir.<br />

— C'est un jeune homme d'environ vingt-deux ans.<br />

— Comment se nomme-t-il ?<br />

— Lorrain.<br />

— Parfaitement;... v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s me permettre de lui adresser<br />

quelques questions ?<br />

— Oh ! très volontiers !<br />

— A la condition que cet interrogatoire aura lieu sans témoins.<br />

— Je vais faire demander ce jeune homme.<br />

Mercier s'éloigna, revint presque t<strong>ou</strong>t de suite et con<strong>du</strong>ist<br />

<strong>Blondel</strong> dans une petite chambre separée <strong>ou</strong> Laposto<strong>le</strong> at<br />

tendit.<br />

Ce dernier put à peine réprimer une exclamation de surprise<br />

en reconnaissant <strong>Blondel</strong>.<br />

— Toi !.... fit-il qu'est-ce que cela veut dire?


— 215 —<br />

<strong>Blondel</strong> s'était vivement approché de lui et lui saisissant la<br />

main il lui demanda brièvement et à demi voix:<br />

— C'est toi qui a volé <strong>le</strong>s deux cents mil<strong>le</strong> francs?<br />

Ah! <strong>ou</strong>i !... parlons-en ! répon<strong>du</strong> Laposto<strong>le</strong> avec un dépit<br />

amusant. J'ai t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment tiré <strong>le</strong>s marrons <strong>du</strong> feu et il<br />

s'est tr<strong>ou</strong>vé un brigand qui s'est chargé de <strong>le</strong>s croquer !... et<br />

t<strong>ou</strong>t cela parce que j'ai v<strong>ou</strong>lu prendre trop de précautions ! J'ai<br />

v<strong>ou</strong>lu attendre et j'ai eu tort!... j'avais confectionné t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s<br />

c<strong>le</strong>fs nécessaires et j'avais <strong>ou</strong>vert la caisse sans la moindre<br />

peine; <strong>le</strong>s deux cents mil<strong>le</strong> francs en bil<strong>le</strong>ts de banque étaient<br />

ficelés en un paquet lorsque j'entendis marcher dans <strong>le</strong> jardin,<br />

je sortis p<strong>ou</strong>r voir ce que c'était et pendant ce temps un gredin<br />

s'intro<strong>du</strong>isit dans <strong>le</strong> bureau et mit la main sur <strong>le</strong> magot ! .<br />

Mil<strong>le</strong> millions de tonnerres ! c'est ce qui s'appel<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>er de<br />

malheur !...<br />

<strong>Blondel</strong> avait éc<strong>ou</strong>té Laposto<strong>le</strong> en observant attentivement<br />

sa physionomie... 11 ne lui fut pas diffici<strong>le</strong> de reconnaître qu'il<br />

disait la vérité et il vit qu'il fallait diriger ses recherches d'un<br />

autre côté.<br />

Il adressa encore quelques questions à Laposto<strong>le</strong> et apprit<br />

ainsi la scène qui s'était, passée <strong>le</strong> matin et dont <strong>le</strong> héros avait<br />

été <strong>le</strong> comte de Précigny dont la présence avait été trahie par<br />

<strong>le</strong> portefeuil<strong>le</strong> que monsieur Michaud avait tr<strong>ou</strong>vé.<br />

A ce récit une pensée traversa comme un éclair l'esprit de<br />

<strong>Blondel</strong>. .<br />

Le mystère qui enveloppait cette aventure semblait v<strong>ou</strong>loir<br />

commencer à s'éclairer.<br />

— Voyons! fit-il, et toi, Quel<strong>le</strong> est ton idée sur t<strong>ou</strong>te cette<br />

affaire ?<br />

— Mon idée ? répondit Laposto<strong>le</strong>; la chose me paraît t<strong>ou</strong>te<br />

simp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> comte de Précigny, distrait comme t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s am<strong>ou</strong>reux,<br />

a laissé la porte <strong>ou</strong>verte.... et <strong>le</strong> gueux de vo<strong>le</strong>ur a pu<br />

ainsi pénétrer dans <strong>le</strong> jardin, se glisser ans <strong>le</strong> bureau et me


— 216 —<br />

vo<strong>le</strong>r cet argent!.... que j'avais gagné à la sueur de mon front!<br />

aj<strong>ou</strong>ta-t-il avec un désespoir <strong>du</strong> plus haut comique.<br />

<strong>Blondel</strong> ne put s'empêcher de s<strong>ou</strong>rire.<br />

— Oui, dit-il..... la chose s'est probab<strong>le</strong>ment passée ainsi, tu<br />

as raison<br />

— Alors je puis m'éclipser?<br />

— Oui et prends ceci p<strong>ou</strong>r te conso<strong>le</strong>r.<br />

Et en disant ces mots <strong>Blondel</strong> mit un l<strong>ou</strong>is dans la main de<br />

Laposto<strong>le</strong> qui sortit.<br />

— Quant à v<strong>ou</strong>s, monsieur <strong>le</strong> comte, murmura Blonde<br />

quand il fut seul, <strong>le</strong> moment approche où n<strong>ou</strong>s règ<strong>le</strong>rons notre<br />

compte.<br />

Le même j<strong>ou</strong>r, à la nuit tombante un homme vêtu d'une<br />

bl<strong>ou</strong>se frappait à la porte de Lebuteux.<br />

Des aboiements furieux lui répondirent.<br />

Cet homme connaissait probab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s habitudes des personnes<br />

qui habitaient cette masure car un mot qu'il prononça<br />

suffit p<strong>ou</strong>r lui faire <strong>ou</strong>vrir la porte.<br />

Il entra et ôta son bonnet qu'il posa sur la tab<strong>le</strong> puis se ret<strong>ou</strong>rnant<br />

vers Lebuteux et sa compagne qui <strong>le</strong> considéraient<br />

d'un air surpris, il <strong>le</strong>ur dit :<br />

— Eh bien !.... il paraît qu'on ne reconnaît plus l'ami<br />

<strong>Blondel</strong> ?<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en voyant la contenance des deux personnages:<br />

— Il paraît qu'il y a de la dispute dans <strong>le</strong> ménage et que<br />

v<strong>ou</strong>s étiez en train de v<strong>ou</strong>s expliquer <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau à la main<br />

quand je suis entré.<br />

En effet, Lebuteux et Cé<strong>le</strong>ste étaient l'un en face de l'autre.<br />

<strong>le</strong> visage décomposé par la colère, lui tenant à la main un c<strong>ou</strong>teau<br />

à longue lame, el<strong>le</strong> serrant convulsivement <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>lot d'une<br />

b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> dont el<strong>le</strong> paraissait v<strong>ou</strong>loir se faire une massue.<br />

T<strong>ou</strong>s deux se regardaient d'un air de rage concentrée.<br />

— A bas <strong>le</strong>s armes! fit <strong>Blondel</strong> avec autorité et en pre-


— 217 —<br />

nant <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau que Lebuteux tenait à la main; n<strong>ou</strong>s avons à<br />

par<strong>le</strong>r d'affaires !<br />

Lebuteux v<strong>ou</strong>lut faire un m<strong>ou</strong>vement comme p<strong>ou</strong>r se débar­<br />

rasser de <strong>Blondel</strong>, mais un c<strong>ou</strong>p d'œil de ce dernier suffit p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong> calmer, il se contenta de murmurer d'une voix s<strong>ou</strong>rde:<br />

— Tu as de la chance d'être un ami !<br />

— En effet ! répondit ironiquement <strong>Blondel</strong> ; je suis un<br />

ami qui p<strong>ou</strong>rrait t'écraser comme un ver !.... mais il n'est pas<br />

question de cela... assieds-toi et causons !<br />

Et en parlant <strong>Blondel</strong> s'était assis et avait posé <strong>le</strong>s deux<br />

c<strong>ou</strong>des sur la tab<strong>le</strong>.<br />

— Je ne veux pas v<strong>ou</strong>s demander de v<strong>ou</strong>s embrasser, conti­<br />

nua-t-il, v<strong>ou</strong>s en profiteriez p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s mordre ; je préfère v<strong>ou</strong>s<br />

prier d'apporter une b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> de votre meil<strong>le</strong>ur vin et de me<br />

faire l'honneur de m'éc<strong>ou</strong>ter en la vidant.<br />

— Voilà ce qui s'appel<strong>le</strong> par<strong>le</strong>r ! s'écria Cé<strong>le</strong>ste dont la figure<br />

grimaça un s<strong>ou</strong>rire en entendant ce que disait <strong>Blondel</strong> ; on ne<br />

boit pas s<strong>ou</strong>vent <strong>du</strong> vin ici !<br />

— Ah!.... il paraît que c'est Lebuteux qui a la c<strong>le</strong>f de la<br />

cave?<br />

P<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te réponse, celui-ci se <strong>le</strong>va et descendit à la cave<br />

chercher la b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> demandée.<br />

— Eh bien, demanda <strong>Blondel</strong> à Cé<strong>le</strong>ste quand ils furent seuls,<br />

il paraît que je suis arrivé à temps p<strong>ou</strong>r t'épargner un mauvais<br />

quart-d'heure ?<br />

La mégère grinça des dents.<br />

— Je ne sais pas, répondit-el<strong>le</strong>, <strong>le</strong>quel des deux doit te re­<br />

mercier, je ne crains pas Lebuteux et j'allais lui fendre la tête<br />

avec cette b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> quand tu es entré.<br />

A ce moment Lebuteux revenait de la cave et bien que Cé<strong>le</strong>ste<br />

dit qu'el<strong>le</strong> ne <strong>le</strong> craignait pas, el<strong>le</strong> garda néanmoins <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

L'ancien b<strong>ou</strong>rreau plaça la b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> sur la tab<strong>le</strong> avec trois<br />

verres qu'il remplit,<br />

Ils trinquèrent, mais <strong>Blondel</strong> m<strong>ou</strong>illa à peine ses lêvres.<br />

16


— 218 —<br />

— Voyons, mes agneaux, commenca-t-il. est-ce que l'offre<br />

d'un bil<strong>le</strong>t de mil<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s serait désagréab<strong>le</strong> ?<br />

— Gomment !.... mil<strong>le</strong> francs, dis-tu? repartit Lebuteux dont<br />

<strong>le</strong> regard s'alluma d'un éclair de convoitise.<br />

— P<strong>ou</strong>r moi, fit Cé<strong>le</strong>ste, je préfère un verre de vin <strong>ou</strong> d'eau<br />

de vie !<br />

— Vraiment ! s'écria <strong>Blondel</strong>.<br />

— Oui.. .. <strong>le</strong> vin on <strong>le</strong> boit, tandis que l'argent, cela disparait<br />

avant qu'on puisse en voir la c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur !<br />

— C'est possib<strong>le</strong> ! fit Lebuteux ; et, ma foi, tant pis p<strong>ou</strong>r toi,<br />

mais si je meurs sans faire de testament je te préviens que tu<br />

resteras sans un s<strong>ou</strong> Et il ne faut pas te creuser la tête!<br />

mon argent est caché dans un endroit où tu ne p<strong>ou</strong>rras jamais<br />

<strong>le</strong> déc<strong>ou</strong>vrir !<br />

La vieil<strong>le</strong> femme lui jeta un regard haineux.<br />

— Oh !... fit-el<strong>le</strong> avec une rage contenue; si jamais ton argent<br />

me tombait dans <strong>le</strong>s mains !... mais patience !..<br />

— Eh bien ! fit <strong>Blondel</strong>, est-ce que v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z recommencer?...<br />

assez causé!.. et éc<strong>ou</strong>tez-moi. .<br />

Et remplissant <strong>le</strong>s verres de Lebuteux et de Cé<strong>le</strong>ste,il continua:<br />

— Je v<strong>ou</strong>s ai déjà parlé de l'Ecossais.<br />

— Oui, répondit Lebuteux, et je sais que tu ne lui portes pas<br />

une affection bien tendre !<br />

— Eh bien, cela te va-t-il de m'en débarrasser?<br />

— Que dois-je faire p<strong>ou</strong>r cela ?<br />

— Je te laisse <strong>le</strong> choix des moyens, tu te connais en opé­<br />

rations de ce genre, seu<strong>le</strong>ment comme ces ,« opérations » sont<br />

généra<strong>le</strong>ment chères, je crois que mil<strong>le</strong> francs!....<br />

— Tope !... j'accepte p<strong>ou</strong>r mil<strong>le</strong> francs !... Mais tu sais, chacun<br />

a ses habitudes, et moi j'ai cel<strong>le</strong> de me faire payer comptant.<br />

— Naturel<strong>le</strong>ment !<br />

— Et d'avance.<br />

— Je veux bien !<br />

<strong>Blondel</strong> sortit un bil<strong>le</strong>t de mil<strong>le</strong> francs de la poche de son


— 219 —<br />

gi<strong>le</strong>t et <strong>le</strong> tendit à Lebuteux qui <strong>le</strong> prit, l'examina soigneuse­<br />

ment et l'ayant reconnu bon <strong>le</strong> mit dans sa poche en deman­<br />

dant :<br />

— Quand est-ce que l'Ecossais doit venir ?<br />

— On lui a donné rendez-v<strong>ou</strong>s ici et il arrivera dans deux<br />

heures.<br />

— Eh bien, dans deux heures et demie son compte sera réglé.<br />

<strong>Blondel</strong> se <strong>le</strong>va.<br />

— La soirée s'avance, dit-il, et <strong>le</strong>s rues de ce quartier ne sont<br />

pas sûres... Je rentre chez moi !<br />

— Tu as donc fini tes affaires p<strong>ou</strong>r auj<strong>ou</strong>rd'hui?<br />

— À peu près.<br />

— Ah !... tu as encore quelque chose à faire ?<br />

— Oui!... j'ai encore de l'argent à encaisser.<br />

— A quel<strong>le</strong> caisse ?<br />

— Parb<strong>le</strong>u ! fit <strong>Blondel</strong> en riant, à une caisse que je com­<br />

mence à croire inépuisab<strong>le</strong>, car plus on y prend de l'argent, plus<br />

il y en a !<br />

— Alors, bonne chance !<br />

— Et toi, <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>rage p<strong>ou</strong>r en finir avec Mac-Bell !<br />

Et prenant son bonnet il sortit de la hutte.<br />

La nuit était noire ; <strong>le</strong> ciel nuageux ne montrait pas une<br />

étoi<strong>le</strong>. <strong>Blondel</strong> eut quelque peine à s'orienter.<br />

Il y parvint cependant et se mit en r<strong>ou</strong>te en se dirigeant <strong>du</strong><br />

côté de Vincennes ; il y avait cinq minutes environ qu'il mar­<br />

chait lorsqu'il arriva près d'une espèce de fontaine; là il fit un<br />

quart de conversion à droite et continua sa marche en comp­<br />

tant ses pas et en prenant garde de ne pas dévier de la ligne<br />

droite.<br />

Quand il eut compté cent cinquante cinq pas, il s'arrêta, se<br />

laissa et se mit à tàter <strong>le</strong> sol.<br />

Après avoir ainsi tâtonné pendant un temps assez long, ses<br />

doigts rencontrèrent un corps <strong>du</strong>r, il <strong>le</strong> dégagea de la terre et<br />

put enfin <strong>le</strong> faire m<strong>ou</strong>voir : c'était un anneau de fer scellé à


— 220 -<br />

une espèce de dal<strong>le</strong>; il saisit cet anneau avec ses deux mains<br />

et faisant un effort il s<strong>ou</strong><strong>le</strong>va la pierre qui laissa voir une<br />

<strong>ou</strong>verture de deux pieds carrés environ.<br />

Ayant posé la pierre à côté de l'<strong>ou</strong>verture, <strong>Blondel</strong> descendit<br />

dans !e tr<strong>ou</strong>, et reparut au b<strong>ou</strong>t de deux minutes, tenant<br />

d'une main deux bil<strong>le</strong>ts de banque, de l'autre deux petits sacs<br />

d'écus.<br />

Etant ressorti, il remit la pierre à sa place et la rec<strong>ou</strong>vrit de<br />

terre p<strong>ou</strong>r dissimu<strong>le</strong>r l'anneau.<br />

— Cela fait cinquante-six mil<strong>le</strong> francs, en comptant ces<br />

quatre mil<strong>le</strong>, murmura-t-il ; j'avais raison de dire à Lebuteux<br />

que cette caisse est inépuisab<strong>le</strong> !<br />

Puis ayant mis <strong>le</strong>s deux bil<strong>le</strong>ts dans sa poche, il prit un des<br />

sacs d'argent à chaque main et se mit en marche en passant<br />

cette fois à travers champs en laissant à gauche la r<strong>ou</strong>te qu'il<br />

avait suivie p<strong>ou</strong>r venir.<br />

Ce fut une bonne inspiration, car si <strong>Blondel</strong> fut revenu par<br />

cette r<strong>ou</strong>te il se serait inévitab<strong>le</strong>ment rencontré avec un homme<br />

qui suivait ce même chemin.<br />

Cet homme fit absolument la même chose que <strong>Blondel</strong> :<br />

arrivé à la fontaine, il se t<strong>ou</strong>rna brusquement à droite et mar­<br />

cha devant lui en comptant ses pas.<br />

Quand il fut arrivé à l'endroit où n<strong>ou</strong>s avons vu <strong>Blondel</strong><br />

<strong>ou</strong>vrir la cachette, cet homme se baissa, chercha un moment<br />

il finit par tr<strong>ou</strong>ver l'anneau, s<strong>ou</strong><strong>le</strong>va la pierre, et. comme Blon­<br />

del. i! se laissa glisser dans l'<strong>ou</strong>verture en murmurant :<br />

— Encore un bil<strong>le</strong>t de mil<strong>le</strong> avec <strong>le</strong>s autres! encore de<br />

l'argent dont ma femme ne verra jamais la c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur !. .. j aime­<br />

rais mieux laisser p<strong>ou</strong>rrir cela dans ce tr<strong>ou</strong> que de lui en faire<br />

part !<br />

Le <strong>le</strong>cteur a sans d<strong>ou</strong>te deviné que cet homme n'était autre<br />

crue Lebuteux.<br />

Il se disposait à ressortir de ce tr<strong>ou</strong> quand une idée lui vint:<br />

— Il y a quelque temps déjà que je ne suis venu, se dit-il, je


— 221 —<br />

peux bien me donner la satisfaction de contemp<strong>le</strong>r un moment<br />

mon trésor !<br />

Et ayant allumé une petite lanterne s<strong>ou</strong>rde qu'il avait ap­<br />

portée, il éclaira l'intérieur de cette excavation.<br />

Ayant jeté un regard aut<strong>ou</strong>r de lui il p<strong>ou</strong>ssa un rugissement<br />

de rage et un tremb<strong>le</strong>ment convulsif agita t<strong>ou</strong>s ses membres.<br />

— Volé! ... fit-il d'une voix étranglée en se laissant tomber<br />

à gen<strong>ou</strong>x. On m'a volé!... on a déc<strong>ou</strong>vert ma cachette, et on<br />

m'a volé la moitié de mon argent ! Ah ! <strong>le</strong>s misérab<strong>le</strong>s !<br />

— Mais qui!.... qui!..,, reprit-il au b<strong>ou</strong>t d'un moment de<br />

si<strong>le</strong>nce !... je <strong>le</strong> saurai !.... et quand je tiendrai dans mes mains<br />

celui qui..<br />

Il s'interrompit t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p ; une idée avait traversé son<br />

esprit<br />

— Si c'était el<strong>le</strong> !... el<strong>le</strong> ! balbutia-t-il ; cela ne peut être per­<br />

sonne autre que cette brute qui me déteste !... el<strong>le</strong> m'aura suivi<br />

et c'est el<strong>le</strong> qui m'a volé !... Eh bien, n<strong>ou</strong>s allons rire !...<br />

Lebuteux venait de prendre une résolution terrib<strong>le</strong>.<br />

Après avoir refermé l'<strong>ou</strong>verture et avoir rec<strong>ou</strong>vert la dal<strong>le</strong><br />

avec de la terre, il se mit en r<strong>ou</strong>te dans la direction de sa<br />

hutte en murmurant d'un air de rage sombre des paro<strong>le</strong>s inco­<br />

hérentes.<br />

Quand il entra dans la cabane, Cé<strong>le</strong>ste était accr<strong>ou</strong>pie devant<br />

<strong>le</strong> foyer, en train de préparer dans un pot de terre un ragoùt<br />

quelconque p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> repas <strong>du</strong> soir.<br />

Lebuteux ayant posé sa lanterne dans un coin, ret<strong>ou</strong>rna fermer<br />

la porte à d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>r, assujettit <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>ts au moyen de <strong>le</strong>urs<br />

crochets et commença par éloigner t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s objets qut auraient<br />

pu servir de moyen de défense.<br />

Puis il s'approcha <strong>du</strong> feu et d'un vio<strong>le</strong>nt c<strong>ou</strong>p de pied envoya<br />

<strong>le</strong> pot et son contenu r<strong>ou</strong><strong>le</strong>r dans <strong>le</strong>s cendres ; il saisit ensuite<br />

Cé<strong>le</strong>ste par un bras, la força de se <strong>le</strong>ver et la regardant en face<br />

il lui dit d'un air far<strong>ou</strong>che :


— 222 —<br />

— Tu vas av<strong>ou</strong>er que c'est toi qui m'as volé cinquante mil<strong>le</strong><br />

francs !<br />

Cette question et surt<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> ton dont el<strong>le</strong> était faite eussent<br />

effrayé t<strong>ou</strong>t autre femme que Cé<strong>le</strong>ste, mais cel<strong>le</strong> ci épr<strong>ou</strong>va un<br />

sentiment t<strong>ou</strong>t différent de la peur.<br />

— Cinquante mil<strong>le</strong> francs ! s'écria-t-el<strong>le</strong> d'un air qui dér<strong>ou</strong>ta<br />

complètement Lebuteux!... tiens! tiens !... ainsi tu avais cin­<br />

quante mil<strong>le</strong> francs et je n'en savais rien ?... Et tu me laissais<br />

crever de misère dans cette écurie?... tu me n<strong>ou</strong>rrrissais comme<br />

un chien et j'étais t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vêtue comme une mendiante!...<br />

Ah!... tu avais cinquante mil<strong>le</strong> francs et tu m'accuses de <strong>le</strong>s<br />

avoir volés!... Et bien n<strong>ou</strong>s allons voir... canail<strong>le</strong>!<br />

Et l'écume aux lèvres, <strong>le</strong>s yeux hors de <strong>le</strong>urs orbites, <strong>le</strong>s<br />

cheveux éb<strong>ou</strong>riffés, el<strong>le</strong> saisit-une marmite de fer et la lança à<br />

la tête de Lebuteux avec une vio<strong>le</strong>nce tel<strong>le</strong> que ce dernier n'eut<br />

que <strong>le</strong> temps d'éviter <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p et la marmite alla se briser contre<br />

<strong>le</strong> mur.<br />

Cependant Lebuteux ne fit pas mine de v<strong>ou</strong>loir se venger, il<br />

tenait son c<strong>ou</strong>teau à la main, mais la rage de Cé<strong>le</strong>ste était trop<br />

sincère et lui démontrait que sa femme était <strong>innocent</strong>e <strong>du</strong> vol<br />

dont il l'accusait.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait cependant se jeter sur el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r l'empêcher de<br />

continuer son agression quand il entendit heurter trois fois à<br />

la porte.<br />

Cela suffit p<strong>ou</strong>r mettre un terme aux hostilités et t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

deux prêtèrent l'oreil<strong>le</strong>.


— 223 —<br />

CHAPITRE XVIII.<br />

La sœur d'Eugène Salviat.<br />

<strong>Les</strong> trois c<strong>ou</strong>ps se firent de n<strong>ou</strong>veau entendre.<br />

Lebuteux jeta un regard interrogateur sur sa femme.<br />

— Ouvre!... fit cel<strong>le</strong>-ci.<br />

C'est l'Ecossals, dit Lebuteux, n<strong>ou</strong>s avons reçu mil<strong>le</strong> francs<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> faire disparaître et n<strong>ou</strong>s en recevrons encore autant<br />

quand l'affaire sera faite.<br />

— Gomme je ne profiterai pas de cet argent, répondit Cé<strong>le</strong>ste,<br />

je ne me mê<strong>le</strong> rien.<br />

— N<strong>ou</strong>s partagerons si tu veux, reprit l'ancien b<strong>ou</strong>rreau.<br />

— Par<strong>le</strong>-tu franchement?<br />

— Sur ma paro<strong>le</strong> d'honneur !<br />

— Et bien soit; je t'aiderai. Mais je t'avertis que n<strong>ou</strong>s recau­<br />

serons des cinquante mil<strong>le</strong> francs!<br />

T<strong>ou</strong>t cela avait été dit rapidement et à voix basse.<br />

Lebuteux <strong>ou</strong>vrit la porte et Mac-Bell entra.<br />

Ayant donné un c<strong>ou</strong>p-d'œil aut<strong>ou</strong>r de lui, il fit un geste de<br />

désappointement en voyant que Lebuteux était seul avec sa<br />

femme.<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes seuls? demanda-t-il en redressant son énorme<br />

tail<strong>le</strong>.<br />

— Croyais-tu tr<strong>ou</strong>ver ici quelqu'un d'autre?<br />

— Mais <strong>ou</strong>i, on m'avait donné un rendez-v<strong>ou</strong>s.<br />

— Eh bien, assieds-toi... celui que tu attends ne tardera sans<br />

d<strong>ou</strong>te pas à venir.


— 224 —<br />

Sur cette invitation l'Ecossais alla s'asseoir dans <strong>le</strong> coin <strong>le</strong><br />

plus sombre de la hutte.<br />

— Bon! pensa Lebuteux, il choisit une bonne place.<br />

Il fit ensuite un signe à Cé<strong>le</strong>ste qui prit une b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> et un<br />

verre et s'approcha de Mac-Bell en disant :<br />

— Peut-on v<strong>ou</strong>s offrir un verre de vin ?<br />

— Avec plaisir, v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>z comme une vraie maman, répon­<br />

dit l'Ecossais en tendant cordia<strong>le</strong>ment la main à la vieil<strong>le</strong><br />

femme.<br />

Cé<strong>le</strong>ste remplit <strong>le</strong> verre et <strong>le</strong> tendit à Mac-Bell, puis lançant<br />

à Lebuteux un regard d'intelligence, el<strong>le</strong> lui demanda :<br />

— Et toi, ne veux-tu pas trinquer avec lui?<br />

- Je ne refuse jamais un verre de vin, répondit Lebuteux,<br />

en se dirigeant vers l'Ecossais comme p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r chercher un<br />

verre, mais en réalité p<strong>ou</strong>r se tr<strong>ou</strong>ver derrière lui.<br />

Son plan était dangereux, Mac-Bell était d'une force hercu­<br />

léenne, un faux m<strong>ou</strong>vement et Lebuteux était per<strong>du</strong>.<br />

Ce dernier tenait <strong>le</strong> manche de son c<strong>ou</strong>teau dans sa main<br />

fermée, la lame était cachée dans la manche de sa jaquette.<br />

Le moment lui parut favorab<strong>le</strong> ; Cé<strong>le</strong>ste avait pris la b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong><br />

par <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>lot et se préparait à aider à Lebuteux en assénant un<br />

c<strong>ou</strong>p sur la tête de Mac-Bell.<br />

Lebuteux <strong>le</strong>vait la main p<strong>ou</strong>r frapper l'Ecossais qui se <strong>le</strong>va<br />

s<strong>ou</strong>dain et fit un saut de côté, puis regardant <strong>le</strong>s deux complices<br />

d'un air de pitié il <strong>le</strong>ur dit en <strong>le</strong>vant <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s :<br />

— Nigauds que v<strong>ou</strong>s êtes !<br />

Puis, voyant que t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s deux <strong>le</strong> considéraient avec stu­<br />

peur, il s'approcha de Lebuteux, et répéta en lui frappant sur<br />

l'épau<strong>le</strong> :<br />

— Oui, nigauds que v<strong>ou</strong>s êtes, toi surt<strong>ou</strong>t, atten<strong>du</strong> que si<br />

cela peux te faire plaisir, je puis te dire quel est celui qui ta<br />

volé tes cinquante mil<strong>le</strong> francs !<br />

Lebuteux fit un pas en arrière.<br />

— Tu <strong>le</strong> connais?... s'écria-t-il.


— 225 —<br />

— Oui, je <strong>le</strong> connais, mais, avant de te dire son nom, je<br />

veux savoir ce que tu lui feras !<br />

— Oh!... quel qu'il soit!... il m<strong>ou</strong>rra de ma main!<br />

— Tu <strong>le</strong> jures ?<br />

— Son nom !<br />

— Et bien c'est l'homme p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> compte de qui tu devais<br />

m'assassiner !<br />

— <strong>Blondel</strong>? hurla Lebuteux.<br />

— <strong>Blondel</strong>, répéta l'Ecossais.<br />

— En es-tu bien certain?<br />

— Je l'ai aperçu ce soir au moment où il visitait l'endroit où<br />

tu as caché ton argent, il y était quelques minutes avant toi.<br />

Lebuteux ne répliqua rien; il allait et venait dans la cabane,<br />

<strong>le</strong>s dents serrées, la respiration sifflante, <strong>le</strong> visage altéré et <strong>le</strong>s<br />

poingts convulsivement fermés.<br />

Oh!... lui!... <strong>Blondel</strong>!... faisait-il d'une voix s<strong>ou</strong>rde; il se<br />

figure sans d<strong>ou</strong>te que je <strong>le</strong> crains.... parce qu'il peut me faire<br />

ret<strong>ou</strong>rner là-bas !... mais il ne faut pas qu'il me prenne p<strong>ou</strong>r un<br />

imbéci<strong>le</strong> !.., je veux...<br />

Il se t<strong>ou</strong>rna brusquement vers l'Ecossais.<br />

— Ec<strong>ou</strong>te! fit-il d'un air énergique, tu es venu ici dans un<br />

but quelconque?<br />

— Je <strong>le</strong> suppose, répondit Mac-Bell.<br />

— Tu hais <strong>Blondel</strong>, n'est-ce pas ?<br />

— Je <strong>le</strong> déteste !<br />

— Et tu v<strong>ou</strong>drais t'en débarrasser ?<br />

— Je veux d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> faire s<strong>ou</strong>ffrir!<br />

— Explique-toi.<br />

— Ce n'est pas assez que de lui ôter de la vie, il. faut aupa­<br />

ravant <strong>le</strong> frapper dans la personne de ceux qui lui sont chers.<br />

— C'est cela!... <strong>le</strong> faire s<strong>ou</strong>ffrir mora<strong>le</strong>ment, fit Lebuteux.<br />

— Oui!.. eh bien, je connais <strong>le</strong> moyen d'y arriver.<br />

— Connais-tu des personres p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il ait une affection<br />

profonde ?<br />

17


— 226 —<br />

— Je sais qu'il s'intéresse vivement à un jeune homme que<br />

je suis chargé de faire disparaître. J'ai déjà essayé deux fois<br />

sans p<strong>ou</strong>voir y parvenir.<br />

— Mais <strong>Blondel</strong> ! où <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>ver?<br />

— <strong>Blondel</strong> va presque t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs au « Cruchon », on<br />

peut être sûr de l'y rencontrer et lui donner rendez-v<strong>ou</strong>s ici.<br />

— C'est vrai.<br />

— Du reste il faudra que n<strong>ou</strong>s prenions nos arrangements,<br />

je dois avant t<strong>ou</strong>t voir Crampon, je pense de rencontrer ce soir<br />

encore.<br />

C'est enten<strong>du</strong>, fit Lebuteux, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>verons au<br />

Cruchon.<br />

— Alors au revoir !<br />

— Au revoir!<br />

Lebuteux <strong>ou</strong>vrit la porte et l'Ecossais disparut dans <strong>le</strong>s ténè­<br />

bres.<br />

Deux j<strong>ou</strong>rs après n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons Maxime de Brescé en train<br />

de déjeûner avec Eugène Salviat qui, comme <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur <strong>le</strong> sait,<br />

était l'hôte j<strong>ou</strong>rnalier <strong>du</strong> vicomte s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom <strong>du</strong> marquis de<br />

Santa-Croce.<br />

<strong>Les</strong> deux amis venaient de prendre <strong>le</strong> café et humaient à<br />

petites gorgées un verre de liqueur.<br />

— Soyez assez aimab<strong>le</strong>, mon cher Maxime, disait <strong>le</strong> soi-<br />

disant marquis mexicain, p<strong>ou</strong>r me dire combien de temps <strong>du</strong>re<br />

ordinairement la fidélité en am<strong>ou</strong>r !<br />

— Quel<strong>le</strong> singulière question! répondit <strong>le</strong> vicomte en riant.<br />

— Mais enfin... répondez-moi.<br />

— Eh bien!... je me s<strong>ou</strong>viens-être resté pendant six mois<br />

dans <strong>le</strong>s chaînes d'une bel<strong>le</strong> !<br />

— Diab<strong>le</strong>!<br />

— Mais c'était une exception, <strong>le</strong> plus s<strong>ou</strong>vent au b<strong>ou</strong>t de<br />

trois à quatre mois...<br />

— Et depuis combien de temps êtes-v<strong>ou</strong>s l'adorateur de la<br />

bel<strong>le</strong> Marcel<strong>le</strong> ?


— 227 —<br />

— P<strong>ou</strong>rqui me faites-v<strong>ou</strong>s cette question?<br />

— T<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment parce que je connais quelqu'un qui<br />

serait disposé à prendre votre place, dans <strong>le</strong> cas où v<strong>ou</strong>s<br />

viendriez à la quitter.<br />

— V<strong>ou</strong>s, peut-être?<br />

— Moi-même !<br />

— En êtes-v<strong>ou</strong>s am<strong>ou</strong>reux?<br />

— Oh !... ce n'est qu'un caprice un peu vif, pas autre chose!<br />

— Eh bien, mon ami, si je suis <strong>le</strong> seul obstac<strong>le</strong> à l'accom­<br />

plissement de vos désirs, faites comme s'il n'y en avait pas.<br />

Le marquis v<strong>ou</strong>lait remercier <strong>le</strong> vicomte lorsqu'un domesti­<br />

que entra et annonça :<br />

« Mademoisel<strong>le</strong> Marcel<strong>le</strong> ! »<br />

Voilà ce qu'on peut appe<strong>le</strong>r un « à propos, » un « effet de<br />

théâtre, » s'écria Maurice. L'occasion se présente p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s de<br />

déployer vos ta<strong>le</strong>nts!<br />

.Marcel<strong>le</strong> entra.<br />

El<strong>le</strong> tendit à Maxime <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>t de sa main finement gantée et<br />

dit au Mexicain en lui faisant un léger salut :<br />

— Bonj<strong>ou</strong>r, marquis.<br />

— Bonj<strong>ou</strong>r, ma chère bel<strong>le</strong>, répondit Sante-Croce.<br />

— Tiens ! v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s connaissez? demanda Maxime.<br />

— J'ai eu l'honneur de faire hier une visite à mademoisel<strong>le</strong>,<br />

répondit <strong>le</strong> marquis.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en se <strong>le</strong>vant :<br />

— <strong>Les</strong> importuns sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de trop quand deux am<strong>ou</strong>­<br />

reux sont ensemb<strong>le</strong>, permettez-moi de v<strong>ou</strong>s quitter !<br />

— Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde ! fit <strong>le</strong> vicomte.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> permet, repartit Marcel<strong>le</strong>.<br />

Le marquis se mit à rire et sortit.<br />

Quand Marcel<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>va seu<strong>le</strong> avec Maxime el<strong>le</strong> lui dit<br />

d'un air sardonique :<br />

— Savez-v<strong>ou</strong>s, cher vicomte, que, costume et mise en scène<br />

à part, je ressemb<strong>le</strong> passab<strong>le</strong>ment à une Ariane délaissée ?


— 228 —<br />

— Délaissée?... Et par qui... grands dieux !<br />

— Par qui ? .. mais par un Thésée qui porte <strong>le</strong> titre de<br />

vicomte de Brescé !<br />

— Comment!... parce que je ne v<strong>ou</strong>s ai pas vue de deux<br />

j<strong>ou</strong>rs, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez supposer...<br />

— Que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z me planter là... c'est ce que je veux dire!<br />

— Et v<strong>ou</strong>s êtes acc<strong>ou</strong>rue p<strong>ou</strong>r me faire une scène, p<strong>ou</strong>r me<br />

traiter de monstre .., p<strong>ou</strong>r me rappe<strong>le</strong>r t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s m'avez<br />

sacrifié et p<strong>ou</strong>r me menacer...<br />

— Pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t, fit Marcel<strong>le</strong> en riant, je veux au contraire<br />

v<strong>ou</strong>s dire que si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z rompre avec moi v<strong>ou</strong>s êtes parfai­<br />

tement libre, parce que je tr<strong>ou</strong>ve qu'en am<strong>ou</strong>r la « contrainte»<br />

est t<strong>ou</strong>t ce qu'il y a de plus ridicu<strong>le</strong>.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez parfaitement raison! s'écria Maxime ravi de la<br />

t<strong>ou</strong>rnure que prenait la chose.<br />

— Mais cependant il faut que je v<strong>ou</strong>s dise que j'ai certaines<br />

intentions à votre égard !<br />

— Ah ! vraiment?<br />

— Oui... et je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s ferai connaître si...<br />

— Si?<br />

— Venez demain.... j'ai invité quelques amies à prendre <strong>le</strong><br />

thé et pendant qu'el<strong>le</strong>s seront au salon je v<strong>ou</strong>s montrerai...<br />

— Quoi donc ?<br />

— Quelque chose de très-remarquab<strong>le</strong>.<br />

— Mais dites-moi au moins...<br />

— Eh bien, c'est un testament qui sans d<strong>ou</strong>te v<strong>ou</strong>s inté­<br />

ressera !<br />

— Moi?<br />

— Ce document a été s<strong>ou</strong>strait dans <strong>le</strong>s archives de votre<br />

famil<strong>le</strong> à ce que l'on dit, je l'ai lu et j'y ai tr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong>s noms de<br />

Maxime de Brescé et <strong>du</strong> comte de Burty.<br />

— Le comte de Burty fit Maxime en pâlissant.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en faisant vio<strong>le</strong>nce p<strong>ou</strong>r paraître calme:<br />

— V<strong>ou</strong>s avez donc lu ce testament ?


— En partie.<br />

— 229 —<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas t<strong>ou</strong>t entier ?<br />

— Parce qu'il est à moitié brûlé.<br />

— Comment brûlé ?<br />

— Mais qu'avez-v<strong>ou</strong>s donc, mon ami, v<strong>ou</strong>s paraissez agité?<br />

— Moi?... rien, rien, répondit précipitamment Maxime ; et<br />

v<strong>ou</strong>s dites que ce testament?...<br />

— Est à votre disposition.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z me <strong>le</strong> remettre ?<br />

— V<strong>ou</strong>s savez bien que je n'ai rien à v<strong>ou</strong>s refuser.<br />

— Alors à demain !<br />

— A demain!<br />

Maxime regarda Marcel<strong>le</strong>.<br />

Cel<strong>le</strong> ci s<strong>ou</strong>riait d'un air de moquerie et de triomphe qui<br />

porta à son comb<strong>le</strong> l'angoisse <strong>du</strong> marquis.<br />

A ce moment on entendit <strong>le</strong> r<strong>ou</strong><strong>le</strong>ment d'une voiture qui en­<br />

trait dans la c<strong>ou</strong>r.<br />

— Voici une visite, je m'en vais, fit la jeune femme.<br />

El<strong>le</strong> s'avança devant une glace refit <strong>le</strong> nœud de son chapeau<br />

et dit à Maxime :<br />

— C'est convenu, mon cher, je v<strong>ou</strong>s attends demain, car je<br />

suis persuadée que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez voir ce document de famil<strong>le</strong>;<br />

l'am<strong>ou</strong>r s'en va, mais la curiosité est immortel<strong>le</strong>. Quand v<strong>ou</strong>s<br />

aurez pris connaissance de cette pièce je v<strong>ou</strong>s ferai part des<br />

projets que j'ai formés à votre égard... Adieu!... je cède la place<br />

au comte de Précigny que je vois descendre de voiture et dont<br />

la galanterie surannée m'est insupportab<strong>le</strong>!... adieu, mon cher<br />

Maxime!... à demain!<br />

Et el<strong>le</strong> sortit en faisant crier la soie de ses vêtements.<br />

Le vicomte resta un moment comme anéanti, ce qu'il venait<br />

d'entendre <strong>le</strong> plongeait dans une angoisse mortel<strong>le</strong>. En rappro­<br />

chant <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s prononcées par <strong>le</strong> marquis de Santa-Croce peu<br />

de j<strong>ou</strong>rs auparavant de ce qu'il venait d'apprendre il se de­<br />

mandait avec terreur s'il n'était pas victime d'une conspiration


— 230 —<br />

<strong>ou</strong>rdie contre lui, parce qu'il lui semblait impossib<strong>le</strong> qu'une<br />

coïncidence semblab<strong>le</strong> fût l'objet <strong>du</strong> hasard.<br />

L'entrée <strong>du</strong> comte de Précigny vint «faire diversion à ses<br />

idées.<br />

— Mon cher, dit Précigny en entrant, je viens prendre congé<br />

de v<strong>ou</strong>s !<br />

— V<strong>ou</strong>s partez ?<br />

— Demain.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z?<br />

— En Espagne. . j'ai besoin d'un changement de climat et<br />

d'habitudes!... je me sens fatigué!<br />

La porte s'<strong>ou</strong>vrit de n<strong>ou</strong>veau et un laquais vint annoncer<br />

au vicomte qu'un jeune homme désirait lui par<strong>le</strong>r.<br />

— Son nom ? demanda Maxime.<br />

— Voici sa carte, répondit <strong>le</strong> domestique.<br />

— Maurice Dubreuil, lut Maxime : ce nom m'est complète­<br />

ment inconnu.<br />

Et il allait donner l'ordre de renvoyer ce visiteur importun,<br />

mais Précigny l'en empêcha en disant:<br />

— Je <strong>le</strong> connais et je v<strong>ou</strong>drais bien savoir... dites qu'on <strong>le</strong><br />

fasse entrer.<br />

Un instant après, Maurice paraissait sur <strong>le</strong> seuil <strong>du</strong> salon; <strong>le</strong><br />

jeune homme était visib<strong>le</strong>ment fatigué et abattu.<br />

Malgré son audace Précigny ne put s'empêcher de tressaillir<br />

en <strong>le</strong> voyant: il savait que cette pâ<strong>le</strong>ur était son <strong>ou</strong>vrage,<br />

cependant cette émotion ne <strong>du</strong>ra qu'une seconde et <strong>le</strong> comte<br />

eut bientôt repris son sang-froid.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> vicomte, commença Maurice en s'adressant à<br />

Maxime, ce n'est pas à v<strong>ou</strong>s que je désire par<strong>le</strong>r, c'est au<br />

comte de Précigny; je v<strong>ou</strong>s demande pardon de v<strong>ou</strong>s avoir<br />

dérangé, je n'aurais pas pris cette liberté, si je n'avais appris<br />

que <strong>le</strong> comte se prépare à partir demain p<strong>ou</strong>r un long<br />

voyage.<br />

— Soyez <strong>le</strong> bienvenu, monsieur, répondit Maxime en s'incli-


Monsieur, j'exige une reparation!


— 231—<br />

nant avec c<strong>ou</strong>rtoisie, <strong>du</strong> moment que v<strong>ou</strong>s connaissez mon<br />

ami <strong>le</strong> comte de Précigny !<br />

— L'affaire dont il s'agit est donc bien pressante? demanda<br />

<strong>le</strong> comte avec hauteur.<br />

— Jugez-en v<strong>ou</strong>s-même, monsieur <strong>le</strong> comte, répliqua Mau­<br />

rice, je veux simp<strong>le</strong>ment v<strong>ou</strong>s dire que j'aime mademoisel<strong>le</strong><br />

Lucienne, que j'en suis aimé, et que je veux en faire ma<br />

femme.<br />

— Mais... à quoi bon cette confidence ?<br />

— V<strong>ou</strong>s me comprendrez quand je v<strong>ou</strong>s aurait dit que<br />

mademoisel<strong>le</strong> Lucienne a été compromise par v<strong>ou</strong>s et que<br />

j'exige...<br />

— Quoi donc?<br />

— Je veux une réparation, monsieur !<br />

— Un <strong>du</strong>el, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire ?<br />

— Un <strong>du</strong>el, <strong>ou</strong>i monsieur !... un <strong>du</strong>el à mort, qui v<strong>ou</strong>s ren­<br />

dra d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>ment c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> si je succombe et qui servira de<br />

punition à votre crime si je v<strong>ou</strong>s tue !<br />

Précigny fit un m<strong>ou</strong>vement militaire.<br />

— Voilà une proposition à laquel<strong>le</strong> je ne m'attendais guère,<br />

dit-il.<br />

— Est-ce que v<strong>ou</strong>s refuseriez? demanda Maurice.<br />

— Non!... mais v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verez sans d<strong>ou</strong>te naturel que je<br />

désire connaître votre nom, votre famil<strong>le</strong>, votre position, car<br />

enfin si je dois succomber, c'est bien <strong>le</strong> moins que je sache<br />

comment se nomme celui qui veut me faire m<strong>ou</strong>rir !<br />

Une vive r<strong>ou</strong>geur se répandit sur <strong>le</strong> visage <strong>du</strong> jeune homme,<br />

qui répondit :<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte, je ne reconnais à personne <strong>le</strong> droit de<br />

v<strong>ou</strong>loir pénétrer dans mes affaires privées ; j'exige une répara­<br />

tion qui m'est <strong>du</strong>e, à laquel<strong>le</strong> j'ai droit et que v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez<br />

pas me refuser. Permettez-moi cependant de v<strong>ou</strong>s dire que je<br />

connais un moyen de donner <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>rage au plus poltron


— 232 —<br />

et que je suis décidé à employer ce moyen, si v<strong>ou</strong>s m'y<br />

forcez !<br />

— Epargnez-v<strong>ou</strong>s cette peine, jeune homme ! reprit <strong>le</strong> comte<br />

d'un air dédaigneux; un s<strong>ou</strong>ff<strong>le</strong>t épuiserait ce qui v<strong>ou</strong>s reste de<br />

forces et ne me donnerait pas l'envie de châtier votre inso<strong>le</strong>nce.<br />

Choisissez vos témoins, monsieur, et priez-<strong>le</strong>s de venir auprès<br />

<strong>du</strong> vicomte de Brescé prendre <strong>le</strong>s dispositions de cette rencontre<br />

à laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s paraissez tenir; quant à moi, je v<strong>ou</strong>s promets<br />

de retarder mon voyage à cause de v<strong>ou</strong>s?<br />

— Est-ce t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s exigez de moi?<br />

— T<strong>ou</strong>t.<br />

— Alors !<br />

Maurice s'était t<strong>ou</strong>rné vers Maxime et il lui dit :<br />

— Monsieur, mes témoins auront l'honneur de se présenter<br />

chez v<strong>ou</strong>s.<br />

— Je <strong>le</strong>s attendrai, monsieur, répliqua <strong>le</strong> vicomte en accom­<br />

pagnant poliment jusqu'à la porte.<br />

— Ah ! c'est ma mauvaise étoi<strong>le</strong> qui met cet homme sur mon<br />

chemin, pensait Précigny pendant ce temps; il a échappé deux<br />

fois à Mac-Bell, voyons s'il m'échappera quand je <strong>le</strong> tiendrai à<br />

la pointe de mon épée!<br />

Une fois dans la rue, Maurice s'avança vers la voiture qui<br />

l'avait amené, mais quel ne fut pas l'étonnement <strong>du</strong> jeune<br />

homme en voyant qu'une place était occupée par l'homme<br />

mystérieux qu'il rencontrait à chaque instant sur son chemin<br />

et qu'il avait vu deux j<strong>ou</strong>rs auparavant au chevet de son lit, en<br />

qualité de médecin, <strong>Blondel</strong> enfin.<br />

— V<strong>ou</strong>s ici? s'écria Maurice en faisant un pas en arrière.<br />

— Montez lui dit <strong>Blondel</strong>, n<strong>ou</strong>s causerons en r<strong>ou</strong>te.<br />

— Vais...<br />

— Ne v<strong>ou</strong>s ai-je pas dit d'avoir confiance en moi et qu'avant<br />

peu v<strong>ou</strong>s apprendriez beauc<strong>ou</strong>p de choses ?<br />

— On ne peut pas v<strong>ou</strong>s résister, fit Maurice en montant en


— 233 —<br />

voiture et en prenant place à côté de <strong>Blondel</strong>; il faut t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

finir par faire ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z.<br />

La voiture se mit en marche.<br />

_ V<strong>ou</strong>s m'avez déjà vu dans différentes circonstances et<br />

s<strong>ou</strong>s différents costumes, n'est-ce pas? commença <strong>Blondel</strong>.<br />

— En effet, répondit Maurice.<br />

— Mais v<strong>ou</strong>s ne m'avez pas encore vu servir de second dans<br />

un <strong>du</strong>el ?<br />

— Non.<br />

— Eh bien, demain v<strong>ou</strong>s me verrez... avez-v<strong>ou</strong>s déjà choisi<br />

vos témoins?<br />

— Comment !... v<strong>ou</strong>s savez ?... s'écria Maurice en <strong>le</strong> regardant<br />

avec surprise.<br />

— Je sais que v<strong>ou</strong>s devez v<strong>ou</strong>s battre demain avec <strong>le</strong> comte<br />

de Précigny.<br />

— Mais!.. qui a donc pu v<strong>ou</strong>s dire ?...<br />

— Que v<strong>ou</strong>s importe ?<br />

— Cependant je v<strong>ou</strong>drais savoir qui a pu v<strong>ou</strong>s dire sî exac­<br />

tement ce qui se passe.<br />

— Oh ! je v<strong>ou</strong>s certifie que v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez accuser per­<br />

sonne !<br />

— Je serais cependant curieux...<br />

— Mais c'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong> !... Voyons: mademoisel<strong>le</strong> Lucienne<br />

est compromise par une visite nocturne <strong>du</strong> comte de Précigny;<br />

v<strong>ou</strong>s aimez cette jeune fil<strong>le</strong> et v<strong>ou</strong>s croyez à son innocence,<br />

malgré t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s apparences. En présence de tels faits, quel<strong>le</strong><br />

a dû être votre première pensée? Cel<strong>le</strong> d'un <strong>du</strong>el avec <strong>le</strong> comte,<br />

c'est t<strong>ou</strong>t naturel, et v<strong>ou</strong>s conviendrez qu'il ne faut pas être<br />

un bien grand sorcier p<strong>ou</strong>r deviner cela ! N'est-ce pas votre<br />

avis?<br />

— Cela semb<strong>le</strong> assez naturel, en effet; mais ensuite?<br />

— C'est encore plus simp<strong>le</strong> : v<strong>ou</strong>s sortez auj<strong>ou</strong>rd'hui p<strong>ou</strong>r la<br />

première fois, je devais naturel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> savoir, puisque je<br />

suis votre médecin ; et je devais, naturel<strong>le</strong>ment encore, suppo-


— 234 -<br />

ser que votre première visite serait p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> comte de Précigny,<br />

v<strong>ou</strong>s ne l'avez pas tr<strong>ou</strong>vé chez lui, mais comme il est l'ami<br />

intime <strong>du</strong> vicomte de Brescé, v<strong>ou</strong>s avez pensé que v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />

tr<strong>ou</strong>veriez chez ce dernier, d'autant plus qu'il doit partir demain<br />

p<strong>ou</strong>r l'Espagne, n'ai-je pas raison ?<br />

— Je l'av<strong>ou</strong>e.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s avez provoqué v<strong>ou</strong>s-même <strong>le</strong> comte au lieu de lui<br />

envoyer vos témoins?<br />

— On m'a dit qu'il allait partir, je n'avais, par conséquent,<br />

pas de temps à perdre.<br />

— Et maintenant, quels sont vos témoins?<br />

— Je n'en sais encore rien.<br />

— V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez d'abord compter sur moi, si v<strong>ou</strong>s m'accep­<br />

tez ; et je p<strong>ou</strong>rrai être de quelque utilité, en ma qualité de<br />

médecin.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s dois déjà tant, dit Maurice, que je ne sais si je puis<br />

accepter... Et <strong>le</strong> second témoin ?<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ne demanderiez-v<strong>ou</strong>s pas à monsieur Mercier<br />

de v<strong>ou</strong>s en servir?<br />

— L'onc<strong>le</strong> de Lucienne ?<br />

— Ne v<strong>ou</strong>s battez-v<strong>ou</strong>s pas p<strong>ou</strong>r l'honneur de sa nièce?<br />

— C'est vrai !<br />

— 11 ne peut par conséquent pas v<strong>ou</strong>s refuser.<br />

— Mais je ne sais si j'oserai !<br />

— Osez !... osez ! mon ami ! Dès que v<strong>ou</strong>s lui aurez parlé je<br />

me rendrai avec lui chez <strong>le</strong> vicomte de Brescé et j'espère p<strong>ou</strong>voir<br />

arranger <strong>le</strong>s choses de manière à p<strong>ou</strong>voir v<strong>ou</strong>s contenter. Au<br />

revoir, avant peu, mon cher Maurice, et pensez que v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z<br />

v<strong>ou</strong>s battre p<strong>ou</strong>r Lucienne.<br />

Et ayant appelé <strong>le</strong> cocher, il fit arrêter la voiture et en des­<br />

cendit. Puis Maurice ayant dit qu'il désirait se rendre rue<br />

Saint-Antoine, la voiture se mit en r<strong>ou</strong>te dans cette direc­<br />

tion.


— 235<br />

CHAPITRE XIX<br />

La rue de la Femme-sans-Tête<br />

Quand <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur voit <strong>le</strong>s héros <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> circu<strong>le</strong>r librement<br />

dans <strong>le</strong>s rues de Paris, abandonnés à t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>urs mauvais ins­<br />

tincts, se rassemb<strong>le</strong>r par bandes et accomplir impunément <strong>le</strong>s<br />

crimes <strong>le</strong>s plus ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>s, il est sans d<strong>ou</strong>te étonné de la<br />

facilité avec laquel<strong>le</strong> ces rebuts de la société peuvent rester<br />

cachés et échapper à la répression qu'ils méritent.<br />

Il faut savoir que <strong>le</strong>ur liberté n'est que factice, et, pendant<br />

que ces hommes se croient complètement débarrassés de t<strong>ou</strong>te<br />

surveillance ils ignorent que pas une de <strong>le</strong>urs actions, aucun<br />

de <strong>le</strong>urs pas n'échappe à l'œil vigilant de la police et que au<br />

moment où ils s'y attendent <strong>le</strong> moins la justice peut mettre la<br />

main sur eux.<br />

Dans un des quartiers <strong>le</strong>s plus tranquil<strong>le</strong>s de Paris, dans la<br />

rue de la « Femme-sans-tête » et au troisième étage d'une mai­<br />

son de modeste apparence, vivait un petit vieillard, universel­<br />

<strong>le</strong>ment connu des voisins s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de « papa Fichet. »<br />

Cet homme p<strong>ou</strong>vait avoir une soixantaine d'années, sa sta­<br />

ture était moyenne, ses membres secs avaient des m<strong>ou</strong>vements<br />

d'une vivacité singulière, ses yeux étaient d'une mobilité re­<br />

marquab<strong>le</strong> et son regard était perçant ; il se distinguait surt<strong>ou</strong>t<br />

par <strong>le</strong> soin t<strong>ou</strong>t particulier qu'il apportait à sa toi<strong>le</strong>tte et était<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs rasé et cravaté de frais.<br />

Le papa Fichet sortait régulièrement de chez lui à dix heures<br />

<strong>du</strong> matin, revenait à midi p<strong>ou</strong>r déjeûner, prenait ensuite son<br />

café dans un établissement de la même rue, sortait, revenait à


— 236 —<br />

sept heures p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> dîner, ret<strong>ou</strong>rnait faire un t<strong>ou</strong>r et rentrait<br />

ponctuel<strong>le</strong>ment à dix heures p<strong>ou</strong>r se c<strong>ou</strong>cher; <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain il<br />

recommençait et la même existence se répétait invariab<strong>le</strong>ment<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs.<br />

A première vue cette vie paraissait devoir être simp<strong>le</strong> et pa­<br />

triarca<strong>le</strong>, mais quelques uns des voisins s<strong>ou</strong>pçonnaient que<br />

cette existence si monotone cachait un mystère.<br />

Quel était <strong>le</strong> but de cette extrême régularité ? Où allait cet<br />

homme t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s matins à dix heures ? P<strong>ou</strong>rquoi ne recevait-il<br />

jamais de visites? A quoi devait servir <strong>le</strong> petit guichet grillé<br />

qu'il avait fait pratiquer à sa porte?<br />

Ces questions avaient été s<strong>ou</strong>vent faites par <strong>le</strong>s voisins qui<br />

n'avaient jamais pu obtenir de réponse satisfaisante.<br />

On s'était aussi demandé de quoi vivait <strong>le</strong> papa Fichet, s'il<br />

avait une famil<strong>le</strong> et autres choses de ce genre.<br />

Sa gaieté naturel<strong>le</strong> et intarrissab<strong>le</strong> avait même été <strong>le</strong> thème<br />

des conversations et plusieurs personnes <strong>du</strong> voisinage avaient<br />

tr<strong>ou</strong>vé une signification secrète aux airs que <strong>le</strong> bonhomme fre­<br />

donnait parfois en montant l'escalier.<br />

On avait v<strong>ou</strong>lu questionner sa vieil<strong>le</strong> servante, mais cette<br />

femme était discrète et si<strong>le</strong>ncieuse comme un bloc de pierre.<br />

Au moment où n<strong>ou</strong>s pénétrons chez <strong>le</strong> papa Fichet n<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>vons dans un petit cabinet dont l'entrée est sévèrement<br />

interdite à la vieil<strong>le</strong> servante.<br />

<strong>Les</strong> murs de ce cabinet sont garnis d'étagères sur <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s<br />

se tr<strong>ou</strong>vent des cartons étiquetés dont <strong>le</strong>s uns sont <strong>ou</strong>verts et<br />

<strong>le</strong>s autres fermés.<br />

<strong>Les</strong> étiquettes de ces cartons portent de singulières suscrip-<br />

tions :<br />

Sur l'une on lit : » Chaîne de T<strong>ou</strong>lon. »<br />

Sur l'autre : « Bagne de Brest. »<br />

Un troisième porte : « Bagne de Rochefort. »<br />

Un quatrième: « Conciergerie » ; et ainsi de suite :<br />

On dirait une espèce de col<strong>le</strong>ction.


— 237 —<br />

Le papa Fichet était assis et parait faire d'actives recherches<br />

dans un registre dont la première feuil<strong>le</strong> porte p<strong>ou</strong>r titre :<br />

« Départ p<strong>ou</strong>r T<strong>ou</strong>lon, liste de la dernière chaîne. »<br />

Le vieillard cherche un nom dans cette iiste; s<strong>ou</strong>dain son<br />

doigt s'arrête et son œil devient pensif :<br />

— Oui, murmure-t-il ensuite, Baudrillart, c'est cela; un re­<br />

nard!... un serpent qui n<strong>ou</strong>s a échappé vingt fois; il p<strong>ou</strong>rra me<br />

renseigner... il doit connaître l'homme que je cherche... il faut<br />

que je lui par<strong>le</strong>....<br />

Puis <strong>le</strong> papa Fichet se mit à réfléchir afin de p<strong>ou</strong>voir juger<br />

approximativement à quel endroit p<strong>ou</strong>vait se tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> trans­<br />

port des <strong>condamné</strong>s qui étaient en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r T<strong>ou</strong>lon.<br />

— Ils doivent avoir fait une trentaine de lieues, pensait-il:<br />

c'est beauc<strong>ou</strong>p, mais il faut que je voie cet homme, il <strong>le</strong> faut !<br />

Du reste il y a des chaises de poste !<br />

Puis il fredonna :<br />

— « Ah! quel plaisir de voyager!.. »<br />

En même temps il avait pris une feuil<strong>le</strong> de papier sur la­<br />

quel<strong>le</strong> il écrivit :<br />

t Ma vieil<strong>le</strong> Ursu<strong>le</strong>, je suis obligé de partir, ne sois pas in­<br />

quiète à mon égard; demain soir entre huit et dix heures je<br />

serai de ret<strong>ou</strong>r. »<br />

Puis il <strong>ou</strong>vrit un meub<strong>le</strong>, prit une vingtaine de l<strong>ou</strong>is qu'il<br />

glissa dans une poche intérieure de son gi<strong>le</strong>t, prit ensuite son<br />

chapeau et sa canne, éteignit la b<strong>ou</strong>gie et sortit.<br />

Une demi heure après il était au bureau des postes et une<br />

heure ne s'était pas éc<strong>ou</strong>lée qu'une chaise de poste attelée de<br />

quatre vig<strong>ou</strong>reux chevaux l'emportait avec rapidité sur la r<strong>ou</strong>te<br />

que la « chaîne » des <strong>condamné</strong>s avait prise quelques j<strong>ou</strong>rs au-<br />

pa avant p<strong>ou</strong>r se rendre à T<strong>ou</strong>lon.<br />

N<strong>ou</strong>s allons précéder <strong>le</strong> papa Fichet et voir ce qui se passait<br />

à la « chaîne. »<br />

Il était environ sept heures <strong>du</strong> soir lorsque <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s<br />

arrivèrent à la quatrième étape qui était un grand village nommé


— 238 —<br />

Saint-Amand. C'était une bel<strong>le</strong> soirée d'automne et la tempé,<br />

rature était d'une d<strong>ou</strong>ceur incomparab<strong>le</strong> ; la r<strong>ou</strong>te était bordée<br />

de hauts peupliers dont la brise <strong>du</strong> soir faisait frissonner <strong>le</strong>s<br />

feuil<strong>le</strong>s qui commençaient à jaunir.<br />

Le si<strong>le</strong>nce se faisait dans <strong>le</strong>s champs.<br />

La grandeur de cette scène en imposait même aux galériens<br />

<strong>le</strong>s plus en<strong>du</strong>rcis, <strong>le</strong>urs rang étaient si<strong>le</strong>ncieux, on eût dit un<br />

convoi de pè<strong>le</strong>rins.<br />

S<strong>ou</strong>dain une voix de femme se fit entendre, une jeune fil<strong>le</strong><br />

qui suivait la « chaîne» depuis son départ de Paris commença à<br />

chanter une espèce de complainte dans laquel<strong>le</strong> il était question<br />

de Dieu.... de fidélité d'espérance... de c<strong>ou</strong>rage! la musique en<br />

était mélancolique et <strong>le</strong>s malheureux forçats, émus par cette<br />

mélodie étrange, mélèrent au refrain <strong>le</strong>urs voix rauques à la<br />

la voîx de la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

La chanteuse n'était autre que Miche<strong>le</strong>tte.<br />

Bientôt <strong>le</strong> chant se tut, <strong>le</strong> convoi s'approchait <strong>du</strong> village où<br />

l'on devait passer la nuit.<br />

<strong>Les</strong> habitants de la localité s'avançaient par gr<strong>ou</strong>pes, attirés<br />

par la vue de ces hommes enchaînés et ent<strong>ou</strong>rés de gardes, et<br />

au b<strong>ou</strong>t d'un moment on vit arriver un peloton de gendarmes<br />

qui devaient prendre la garde <strong>du</strong> transport pendant la nuit<br />

afin de laisser reposer ceux qui accompagnaient <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s<br />

jusqu'à destination.<br />

Quelques-uns des forçats, surt<strong>ou</strong>t ceux qui avaient déjà subi<br />

plusieurs condamnations, firent entendre quelques exclamations<br />

qui montraient jusqu'à quel point ils étaient corrompus et<br />

en<strong>du</strong>rcis.<br />

Ils sec<strong>ou</strong>aient <strong>le</strong>urs fers d'un air de défi et <strong>le</strong>s paisib<strong>le</strong>s habi­<br />

tants de Saint-Amand terrifiés par ce spectac<strong>le</strong>, laissèrent pas­<br />

ser <strong>le</strong>s prisonniers et rentrèrent ensuite dans <strong>le</strong>urs demeures.<br />

Miche<strong>le</strong>tte se prépara à chercher une auberge où el<strong>le</strong> pût<br />

passer la nuit et se reposer p<strong>ou</strong>r avoir <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain la force de<br />

continuer sa r<strong>ou</strong>te.


— 239 —<br />

Le pauvre enfant tr<strong>ou</strong>vait dans son am<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r Joseph la<br />

force de supporter la fatigue <strong>du</strong> voyage.<br />

Au moyen de quelques légers p<strong>ou</strong>rboires el<strong>le</strong> obtenait chaque<br />

soir des gardes la permission de s'approcher <strong>du</strong> pauvre Joseph<br />

et de passer quelques instants auprès de lui.<br />

Ces c<strong>ou</strong>rts moments suffisaient p<strong>ou</strong>r ranimer <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage des<br />

deux pauvres enfants; Miche<strong>le</strong>tte surt<strong>ou</strong>t reprenait c<strong>ou</strong>rage et<br />

el<strong>le</strong> répétait à Joseph qu'el<strong>le</strong> était certaine et que la Providence<br />

permettrait un j<strong>ou</strong>r que son innocence soit reconnue.<br />

Ce j<strong>ou</strong>r là, comme d'habitude, el<strong>le</strong> s'était assise auprès de son<br />

fiancé, et, par ses d<strong>ou</strong>ces paro<strong>le</strong>s, cherchait à <strong>le</strong> conso<strong>le</strong>r.<br />

— Oui, Miche<strong>le</strong>tte, répondit Joseph; <strong>ou</strong>i, je crois à la Provi­<br />

dence, à la bonté et à la justice de Dieu, et cela me donnera la<br />

force de supporter mon malheur; mais il ne faut pas que la<br />

vue de tes s<strong>ou</strong>ffrances vienne me faire faiblir.... Je crains que<br />

tu ne succombes à la peine!<br />

— Ce que tu me demandes est impossib<strong>le</strong>, reprit Miche<strong>le</strong>tte,<br />

ce qui me donne de la force s'est précisément la pensée que je<br />

p<strong>ou</strong>rrai ad<strong>ou</strong>cir tes s<strong>ou</strong>ffrances. Comment p<strong>ou</strong>rrais tu suppor­<br />

ter ta misère seul, sans consolation, sans enc<strong>ou</strong>ragement, sans<br />

qu'une voix amie vienne de temps en temps ranimer ton es<br />

poir? Non, non, Joseph !... ma place est auprès de toi, et rien<br />

au monde ne p<strong>ou</strong>rra changer ma résolution!<br />

<strong>Les</strong> premiers j<strong>ou</strong>rs, la pauvre jeune fil<strong>le</strong> avait eu à s<strong>ou</strong>ffrir,<br />

on <strong>le</strong> comprend, <strong>du</strong> contact de ces hommes grossiers et cor­<br />

rompus, qui ne croyaient plus à rien, et, naturel<strong>le</strong>ment, ne p<strong>ou</strong>­<br />

vaient pas croire à l'innocence de Miche<strong>le</strong>tte.<br />

Un certain Baudrillart, surt<strong>ou</strong>t, qui était <strong>le</strong> compagnon de<br />

chaîne de Joseph, ne se gênait pas p<strong>ou</strong>r lancer des sarcasmes<br />

injurieux à l'adresse de la jeune fil<strong>le</strong> et ne cessait de lui répéter<br />

qu'avec son petit minois el<strong>le</strong> aurait beauc<strong>ou</strong>p mieux fait de<br />

rester à Paris, où el<strong>le</strong> aurait pu se procurer une existence faci<strong>le</strong><br />

et commode.<br />

Ces disc<strong>ou</strong>rs faisaient saigner <strong>le</strong> cœur de la pauvre Miche<strong>le</strong>tte


— 240 —<br />

dont <strong>le</strong>s yeux se remplissaient de larmes, mais el<strong>le</strong> se taisait et<br />

renfermait sa s<strong>ou</strong>ffrance dans son cœur.<br />

El<strong>le</strong> attendait l'occasion de se venger à sa manière et cette<br />

occasion ne s'était pas fait attendre.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> était rentrée dans une épicerie <strong>du</strong> village et en<br />

était ressortie au b<strong>ou</strong>t d'un moment p<strong>ou</strong>r venir reprendre sa<br />

place aux côtés de Joseph.<br />

Aprés quelques minutes el<strong>le</strong> se hasarda à par<strong>le</strong>r :<br />

— Monsieur Baudrillart ! fit-el<strong>le</strong> de sa voix d<strong>ou</strong>ce.<br />

— Quoi, qu'y at-il ? demanda celui ci d'un air brusque.<br />

— Est-ce que v<strong>ou</strong>s fumez ?<br />

— Qu'est-ce que cela peut v<strong>ou</strong>s faire ?<br />

— Il m'a semblé que v<strong>ou</strong>s n'aviez pas de pipe.<br />

— Je <strong>le</strong> crois bien, el<strong>le</strong> s'est cassée à Bicêtre !<br />

— Et v<strong>ou</strong>s n'avez pas de tabac non plus ?<br />

— Où v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que je prenne de l'argent p<strong>ou</strong>r en<br />

acheter ?<br />

Alors Miche<strong>le</strong>tte sortit une pipe de terre et un paquet de<br />

tabac de son petit sac et <strong>le</strong>s tendit à Baudrillard sans oser <strong>le</strong><br />

regarder et en lui disant :<br />

— Tenez. .. voilà ce que j'ai acheté p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s.... je pense<br />

que v<strong>ou</strong>s ne me refuserez pas !<br />

Baudrillart fit un m<strong>ou</strong>vement de surprise, il ne s'attendait<br />

pas à cela et il regardait la jeune fil<strong>le</strong> d'un air indécis.<br />

Cependant il prit une résolution, et saisissant la main de<br />

Miche<strong>le</strong>tte il la pressa énergiquement.<br />

Cet homme que <strong>le</strong>s mauvais traitements ne p<strong>ou</strong>vaient<br />

dompter se sentit ému par la générosité de Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Tonnerre i s'écria-t il, v<strong>ou</strong>s avez fait là une bonne action,<br />

ma fil<strong>le</strong>, et j'étais une brute de v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r comme je l'ai fait<br />

jusqu'à présent!.... mais soyez tranquil<strong>le</strong>!... à partir de ce<br />

moment v<strong>ou</strong>s avez en moi un ami,... v<strong>ou</strong>s et Joseph, et si quel­<br />

qu'un se permet de v<strong>ou</strong>s dire une paro<strong>le</strong> inconvenante, je lui<br />

brise <strong>le</strong>s côtes!


— 241 —<br />

Et en effet, à partir de ce j<strong>ou</strong>r il se posa en protecteur des<br />

deux jeunes gens.<br />

Cela veut-il dire que cet homme fût s<strong>ou</strong>dainement devenu<br />

meil<strong>le</strong>ur ?<br />

Nul<strong>le</strong>ment ; mais la bonne action de Miche<strong>le</strong>tte portait ses<br />

fruits.<br />

<strong>Les</strong> plus grands criminels subissent malgré eux l'ascendant<br />

de la vertu.<br />

La « chaîne » était parvenue sur une place où <strong>le</strong> repas <strong>du</strong><br />

soir des <strong>condamné</strong>s avait été préparé en p<strong>le</strong>in air.<br />

Leur n<strong>ou</strong>rriture se composait d'aliments fortifiants et subs­<br />

tantiels, afin de <strong>le</strong>ur donner <strong>le</strong>s forces nécessaires p<strong>ou</strong>r suppor­<br />

ter la fatigue <strong>du</strong> voyage. Miche<strong>le</strong>tte s'était assise auprès de<br />

Joseph, el<strong>le</strong> avait tiré de son sac ses provisions et s'était mise<br />

à manger en causant avec lui.<br />

Quand <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s eurent fini de manger, Miche<strong>le</strong>tte<br />

donna <strong>le</strong> bonsoir à Joseph, et t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> transport fut con<strong>du</strong>it dans<br />

une espèce de grange où l'on avait préparé de la pail<strong>le</strong> qui<br />

devait servir de lit aux forçats.<br />

Chacun se c<strong>ou</strong>cha immédiatement, peu à peu <strong>le</strong>s conversa<br />

tions cessèrent et l'on n'entendit bientôt plus que quelques<br />

ronf<strong>le</strong>ments sonores.<br />

Cependant un de ces hommes ne dormait pas.... la tète<br />

appuyée sur sa main il était absorbé dans ses pensées.<br />

Cet homme.... c'était Joseph!<br />

Pendant la marche, la diversité <strong>du</strong> spectac<strong>le</strong> qu'il avait s<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong>s yeux et <strong>le</strong>s conversations de ses compagnons de r<strong>ou</strong>te ve­<br />

naient <strong>le</strong> distraire et lui faisaient par moment <strong>ou</strong>blier l'horreur<br />

de sa situation.<br />

Mais quand la nuit était venue, quand <strong>le</strong>s ténèbres et <strong>le</strong><br />

si<strong>le</strong>nce l'enveloppaient comme d'un suaire et qu'il se tr<strong>ou</strong>vait<br />

seul avec ses pensées, il se sentait envahi par un désespoir sans<br />

bornes !<br />

Il se reportait au temps où l'espérance d'une existence libre<br />

18


— 242 —<br />

et honnête faisait battre son cœur, et il se demandait ce qu'il<br />

avait fait à Dieu p<strong>ou</strong>r être plongé dans cet enfer sans avoir la<br />

moindre faute à se reprocher.<br />

A ces pensées des larmes brûlantes s'échappaient de ses<br />

yeux.... des sanglots profonds s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vaient sa poitrine et il lui<br />

venait par moments la tentation de se briser la tête contre la<br />

murail<strong>le</strong>!<br />

Dans un de ces moments où il s'abandonnait au désespoir il<br />

entendit un léger m<strong>ou</strong>vement auprès de lui, puis une petite<br />

main se posa sur la sienne et une voix connue murmura son<br />

nom.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte!... s'ecria-t-il à demi voix.<br />

— Si<strong>le</strong>nce ! repartit la jeune fil<strong>le</strong> à voix basse ; <strong>ou</strong>i.... c'est<br />

moi, mais tais-toi parce que si l'on me tr<strong>ou</strong>vait ici on me ferait<br />

sortir.<br />

— Mais moi... je ne veux pas... v<strong>ou</strong>lut dire Joseph.<br />

Un serrement de main de Miche<strong>le</strong>tte l'interrompit.<br />

— Tais-toi!... reprit cel<strong>le</strong>-ci avec une d<strong>ou</strong>ce autorité!...je<br />

suis venue parce que je me d<strong>ou</strong>tais que tu ne dormais pas...<br />

N<strong>ou</strong>s avons demain une longue r<strong>ou</strong>te à faire !... tu as besoin de<br />

forces et il faut dormir.... je <strong>le</strong> veux.... je t'en prie.... mets ta<br />

main dans la mienne, place-toi près de moi et prions Dieu de<br />

n<strong>ou</strong>s envoyer <strong>le</strong> repos dont n<strong>ou</strong>s avons un si grand besoin.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte !... fit Joseph, comment p<strong>ou</strong>rrai-je jamais te<br />

remercier ?<br />

— C'est faci<strong>le</strong> ! répondit la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

— Comment!<br />

— Espère !<br />

Joseph ne répondit rien et s'étendit sur la pail<strong>le</strong> auprès de<br />

Miche<strong>le</strong>tte.<br />

Il tenait dans sa main cel<strong>le</strong> de la jeune fil<strong>le</strong> et au b<strong>ou</strong>t de<br />

quelques minutes t<strong>ou</strong>s deux dormaient <strong>du</strong> sommeil de l'inno­<br />

cence.<br />

Le j<strong>ou</strong>r vint <strong>le</strong>s rappe<strong>le</strong>r à l'horrib<strong>le</strong> réalité.


— 243 —<br />

Miche<strong>le</strong>tte fut réveillée la première par <strong>le</strong> bruit que faisaient<br />

<strong>le</strong>s chaînes des <strong>condamné</strong>s qui commençaient à sortir <strong>du</strong><br />

sommeil, el<strong>le</strong> se hâta de sortir, ce qu'el<strong>le</strong> put faire sans être<br />

vue.<br />

Une heure plus tard <strong>le</strong>s forçats avaient déjeuné et se dispo­<br />

saient à se mettre en r<strong>ou</strong>te.<br />

Miche<strong>le</strong>tte acc<strong>ou</strong>rait reprendre sa place habituel<strong>le</strong> aux côtés<br />

de Joseph.<br />

Le so<strong>le</strong>il allait se <strong>le</strong>ver et la fraîcheur matina<strong>le</strong> disposait à<br />

la marche.<br />

Il y avait deux heures environ que <strong>le</strong> convoi était en r<strong>ou</strong>te<br />

lorsque <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s s'aperçurent qu'ils étaient suivis par<br />

une chaise de poste qui arrivait au grand trot de quatre<br />

chevaux.<br />

— En voilà qui voyagent plus commodément que n<strong>ou</strong>s ! dit<br />

Baudrillart.<br />

— C'est possib<strong>le</strong>, repartit un autre, mais n<strong>ou</strong>s avons sur eux<br />

un avantage.<br />

— Lequel ?<br />

— N<strong>ou</strong>s ne craignons pas <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>urs !<br />

Cette saillie excita une hilarité généra<strong>le</strong>.<br />

— Du reste ! fit un troisième, t<strong>ou</strong>t ce qui bril<strong>le</strong> n'est pas d'or ;<br />

j'ai aussi voyagé autrefois en chaise de poste, et qui v<strong>ou</strong>s dit<br />

que celui qui se tr<strong>ou</strong>ve dans cel<strong>le</strong>-ci ne sera pas un j<strong>ou</strong>r obligé<br />

de se traîner à la suite de la « chaîne » ?<br />

— La voiture s'arrête ! dit Baudrillart qui venait de donner<br />

un c<strong>ou</strong>p d'oeil en arriére ; un homme en descend, c'est sans<br />

d<strong>ou</strong>te un philanthrope à qui notre vue a inspiré de la pitié !....<br />

Mais !.... qu'est-ce que je vois ?<br />

En effet, un vieillard venait de descendre de la chaise de<br />

poste.<br />

— Je disais bien, reprit l'autre, que t<strong>ou</strong>t ce qui bril<strong>le</strong> n'est<br />

pas d'or.<br />

— Comment? demanda <strong>le</strong> premier.


— 244 —<br />

— Mais regardez donc ! fit Baudrillard, ne connaissez-v<strong>ou</strong>s<br />

pas <strong>le</strong> papa Fichet ?<br />

En une seconde la n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> avait fait <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> convoi et <strong>le</strong><br />

nom <strong>du</strong> papa Fichet était dans t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s b<strong>ou</strong>ches.<br />

— Que diab<strong>le</strong> peut-il avoir à faire ici? demanda Baudrillart.<br />

— Je n'en sais rien, répondit un de ses voisins; seu<strong>le</strong>ment!<br />

faut prendre garde, cet homme lit dans notre cœur comme<br />

dans un livre!<br />

— Oh ! reprit Baudrillart, avec un conscrit, c'est possib<strong>le</strong>,<br />

mais je te garantis qu'il n'en serait pas de même avec moi !<br />

Pendant ce temps <strong>le</strong> papa Fichet s'est approché <strong>du</strong> chef <strong>du</strong><br />

transport et l'avait salué.<br />

— Qui êtes-v<strong>ou</strong>s ? demanda ce dernier d'un air hautain et<br />

dédaigneux.<br />

— Je suis connu part<strong>ou</strong>t, répondit <strong>le</strong> petit vieux.<br />

— Même dans <strong>le</strong>s bureaux de la police! fit Baudrillart, à<br />

demi-voix.<br />

A ces mots <strong>le</strong> papa Fichet s'était ret<strong>ou</strong>rné avec vivacité, fix<br />

<strong>le</strong> forçat pendant un instant et fit ensuite avec un s<strong>ou</strong>rire de<br />

satisfaction :<br />

— Voilà précisément l'homme que je cherche !<br />

— Diab<strong>le</strong> ! pensa Baudrillart, je crois que j'ai fait une<br />

bêtise ; il connaît peut être l'histoire de la rue Lanterne et<br />

cela p<strong>ou</strong>rrait bien me coûter la tête!.... Gomment me tirer<br />

de là ?<br />

Le papa Fichet avait montré au con<strong>du</strong>cteur de la « chaîne<br />

une carte au vu de laquel<strong>le</strong> ce dernier changea instantanément<br />

de contenance et dit avec politesse :<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes libre de faire ce qu'il v<strong>ou</strong>s plaira !<br />

Le papa Fichet s'approcha immédiatement de Baudrillart<br />

qui cherchait à se dérober à sa vue, il lui frappa familièrement<br />

sur l'épau<strong>le</strong> en lui disant gaiement :<br />

— Comment ! est :<br />

ce ainsi que l'on reçoit une ancienne<br />

conuaissance ?


Baudrillart se ret<strong>ou</strong>rna.<br />

— Une bel<strong>le</strong> connaissance, parb<strong>le</strong>u, répondit-il d'un air<br />

b<strong>ou</strong>rru, c'est v<strong>ou</strong>s qui m'avez pincé!...<br />

_ Ne parlons pas de cela. Tu sais que je connais ta der­<br />

nière équipée, laquel<strong>le</strong>, soit dit entre n<strong>ou</strong>s, était passab<strong>le</strong>ment<br />

bête!<br />

Le vieux policier employait là une ruse qui lui avait s<strong>ou</strong>vent<br />

réussi, surt<strong>ou</strong>t avec <strong>le</strong>s anciens criminels qui ont presque<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un comte à rég<strong>le</strong>r avec la police.<br />

Il vit que son stratagème avait réussi une fois de plus.<br />

Baudrillart perdit son assurance et demanda d'un air in­<br />

quiet :<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire?... je ne v<strong>ou</strong>s comprends pas?<br />

— Ec<strong>ou</strong>te-moi, je peux te perdre et je veux te sauver.<br />

Baudrillart se taisait, attendant que <strong>le</strong> papa Fichet s'expliquât<br />

plus clairement.<br />

— Tu connais <strong>Blondel</strong> ? p<strong>ou</strong>rsuivit ce dernier.<br />

— Si je <strong>le</strong> connais !.... je crois bien, n<strong>ou</strong>s étions ensemb<strong>le</strong> à<br />

T<strong>ou</strong>lon.<br />

— 11 s'est évadé il y a peu de temps, n'est-ce pas ?<br />

— Il peut s'évader quand cela lui plaît !<br />

— Oui, mais on peut <strong>le</strong> reprendre!<br />

— Ce n'est pas faci<strong>le</strong> !<br />

— Sais-tu s'il est à Paris ?<br />

— Je l'y ai vu.<br />

— Où?<br />

— Ah!... ceci, est autre chose.... et je ne sais pas si je<br />

dois....<br />

— Aimes-tu mieux que je par<strong>le</strong> d'autre chose ?<br />

— Non ! non !... •<br />

— Eh bien par<strong>le</strong>, j'éc<strong>ou</strong>te !<br />

— T<strong>ou</strong>t ce que je sais, c'est où il va.<br />

— Où est-ce donc ?<br />

— A la barrière <strong>du</strong> Trône!<br />

— 245 —


— Chez Lebuteux ?<br />

— 246 —<br />

— Précisément!... Et, entre paranthèse, ce dernier est un de<br />

ceux que v<strong>ou</strong>s devriez envoyer à la « chaîne. »<br />

— J'y ai déjà pensé!... il s'est tr<strong>ou</strong>vé dernièrement mêlé à<br />

certaines affaires qui risquent de l'envoyer te rejoindre.<br />

— A la bonne heure !... n<strong>ou</strong>s aurons de la compagnie.<br />

— Mais ce n'est pas t<strong>ou</strong>t !<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s encore?<br />

— Il doit y avoir un signe particulier ?<br />

— Oui, une cicatrice au poignet droit, c'est t<strong>ou</strong>t ; <strong>du</strong> reste<br />

<strong>Blondel</strong> ne ment jamais, si v<strong>ou</strong>s l'interrogez il v<strong>ou</strong>s répondra<br />

franchement et av<strong>ou</strong>era t<strong>ou</strong>t.<br />

— Je l'ai vu une seu<strong>le</strong> fois, mais cela me suffit, reprit <strong>le</strong><br />

vieillard ; si je <strong>le</strong> rencontre je suis certain de <strong>le</strong> reconnaître.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s conseil<strong>le</strong> d'<strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong>s yeux, cela ne peut pas nuire,<br />

fit Baudrillart, je connais cet homme et v<strong>ou</strong>s ferez bien d'être<br />

prudent.<br />

— Merci et adieu ! dit <strong>le</strong> papa Fichet, je te recommanderai<br />

au con<strong>du</strong>cteur et lui dirai de te traiter avec ménagement.<br />

— P<strong>ou</strong>r ce qui est des ménagements, répartit Baudrillard, je<br />

préférerais une d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> ration de vin.<br />

— N<strong>ou</strong>s verrons.... n<strong>ou</strong>s verrons !<br />

Le papa Fichet s'approcha en effet de celui qui commandait<br />

<strong>le</strong> détachement et lui recommanda Baudrillart, puis étant<br />

remonté dans sa chaise de poste il se remit en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r Paris<br />

où il arrivait <strong>le</strong> même j<strong>ou</strong>r à neuf heures <strong>du</strong> soir.<br />

Arrivé à la rue de la « Femme sans tête, » il tr<strong>ou</strong>va son s<strong>ou</strong>­<br />

per t<strong>ou</strong>t prêt.<br />

Ayant changé de vêtements il se mit à tab<strong>le</strong> en se frottant<br />

joyeusement <strong>le</strong>s mains.<br />

— Maintenant que je suis la piste, fit-il à demi-voix, <strong>Blondel</strong><br />

peut faire t<strong>ou</strong>t ce qu'il v<strong>ou</strong>dra, il ne m'échappera pas. Et il<br />

s<strong>ou</strong>pa <strong>du</strong> meil<strong>le</strong>ur appétit.<br />

Le repas tirait à sa fin et <strong>le</strong> papa Fichet était en train de


sav<strong>ou</strong>rer un verre de vieux B<strong>ou</strong>rgogne lorsque la sonnette de<br />

la porte d'entrée se fit entendre.<br />

_ Grand Dieu!... s'écria la vieil<strong>le</strong> Ursu<strong>le</strong>, qui peut donc ve­<br />

nir à pareil<strong>le</strong> heure ?<br />

— Il y a un moyen bien simp<strong>le</strong> de <strong>le</strong> savoir, fit <strong>le</strong> papa Fi­<br />

chet tu n'as qu'à demander qui est là.<br />

Ursu<strong>le</strong> prit une lumière, alla <strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong> petit judas pratiqué à<br />

la porte d'entrée et demanda d'une voix ferme :<br />

_ Qui est là ?<br />

— Je suis un pauvre diab<strong>le</strong> de coiffeur de la rue Sainte-<br />

Catherine et je v<strong>ou</strong>drais par<strong>le</strong>r à monsieur Fichet à qui j'ai des<br />

choses très-importantes à confier.<br />

— Montre ta figure ! fit <strong>le</strong> vieillard qui avait suivi sa ser­<br />

vante.<br />

La vieil<strong>le</strong> Ursu<strong>le</strong> dirigea <strong>le</strong>s rayons de sa lampe sur <strong>le</strong> vi­<br />

sage de l'inconnu et <strong>le</strong> papa Fichet crût p<strong>ou</strong>voir <strong>le</strong> faire entrer.<br />

L'aspect de cet homme était singulier, il portait une culotte<br />

de drap grisâtre et un habit b<strong>le</strong>u foncé garni de b<strong>ou</strong>tons de<br />

métal, t<strong>ou</strong>t l'habil<strong>le</strong>ment portait des traces évidentes de sa pro­<br />

fession, c'est-à-dire de nombreuses taches graisseuses. Sa che­<br />

velure était abondante et imprégnée d'une pommade dont <strong>le</strong><br />

parfum rance se répandit bientôt dans l'appartement. Sa phy­<br />

sionomie respirait cette fatuité, cette présomption qui semb<strong>le</strong><br />

l'apanage des Gascons, surt<strong>ou</strong>t des Gascons qui sont en même<br />

temps coiffeurs.<br />

— 247 —<br />

— Comment v<strong>ou</strong>s nommez-v<strong>ou</strong>s ? demanda <strong>le</strong> vieux Fichet<br />

eu examinant <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>veau venu d'un œil scrutateur.<br />

Le coiffeur répondit en chantant d'une voix de fausset :<br />

« Je suis chanteur.... »<br />

c'est-à dire, non. reprit-il de sa voix naturel<strong>le</strong>, je me nomme<br />

Barig<strong>ou</strong>l, et je suis un modeste coiffeur, comme j'ai eu l'avantage<br />

de v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dire.


— 248 —<br />

— Et un gai compagnon, à ce qu'il paraît, qui chante volon<br />

tiers un c<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>t !<br />

— Voyez-v<strong>ou</strong>s, il faut savoir amuser sa clientè<strong>le</strong> et j'ai l'abi-<br />

tu de de chanter t<strong>ou</strong>t en faisant la barbe à mes pratiques.<br />

— Très - bien.... Veuil<strong>le</strong>z - v<strong>ou</strong>s asseoir, maître Barig<strong>ou</strong>l,<br />

buvez un verre de vin et racontez-moi ce que v<strong>ou</strong>s avez à me<br />

dire.<br />

— Avec plaisir, répondit <strong>le</strong> coiffeur en prenant une chaise et<br />

en se plaçant vis-à-vis <strong>du</strong> papa Fichet.<br />

Barig<strong>ou</strong>l el <strong>Blondel</strong> n'était qu'une seu<strong>le</strong> et même personne!<br />

CHAPITRE XX.<br />

Le coiffeur Barig<strong>ou</strong>l<br />

Avant d'al<strong>le</strong>r plus loin n<strong>ou</strong>s devons raconter au <strong>le</strong>cteur <strong>le</strong>s<br />

circonstances qui avaient con<strong>du</strong>it <strong>Blondel</strong> à s'exposer à une<br />

entrevue avec <strong>le</strong> plus fin et <strong>le</strong> plus habi<strong>le</strong> des policiers de cette<br />

époque et à al<strong>le</strong>r faire une visite à l'homme qu'il aurait dû, au<br />

contraire, éviter avec <strong>le</strong> plus grand soin.<br />

Le même j<strong>ou</strong>r, à l'heure à laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> papa Fichet rentrait à<br />

Paris dans sa chaise de poste, <strong>Blondel</strong> arrivait au « Cru­<br />

chon. »<br />

— Eh bien ! demanda-t il à demi-voix à la mère Gorgone,<br />

sont-ils là ?<br />

Pas encore ! répondit cel<strong>le</strong>-ci de même.


. — 249 —<br />

Ils ont retenu <strong>le</strong> numéro 10, n'est-ce pas ?<br />

— Oui.<br />

— Et <strong>le</strong> numéro 11 est libre ?<br />

— Libre p<strong>ou</strong>r toi, chenapan, répartit la Sylphide qui, depuis<br />

<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où el<strong>le</strong> avait assisté au combat entre Mac Bell et Blon­<br />

del. épr<strong>ou</strong>vait p<strong>ou</strong>r ce dernier une grande considération.<br />

— N'est-ce pas la chambre d'un de vos garçons ? demanda<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

— Oui, mais je lui ai dit que j'en avais besoin p<strong>ou</strong>r cette<br />

nuit et il ira c<strong>ou</strong>cher dehors,<br />

— Très-bien, je vais al<strong>le</strong>r m'y enfermer ; il va être neuf<br />

heures et ils ne doivent pas tarder à venir.<br />

— Tu vas sortir et faire <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>r de la maison, tu rentreras<br />

par la petite porte de derrière, de cette manière personne ne<br />

p<strong>ou</strong>rra te voir !<br />

<strong>Blondel</strong> suivit <strong>le</strong> conseil de la maîtresse <strong>du</strong> cabaret, sortit et<br />

deux minutes plus tard il s'enfermait dans <strong>le</strong> cabinet nu­<br />

méro 11.<br />

Dix minutes ne s'étaient pas éc<strong>ou</strong>lées qu'il entendait <strong>ou</strong>vrir<br />

la porte de la chambre voisine et au travers de la cloison il<br />

reconnut bientôt <strong>le</strong>s voix de Mac-Bell et de Crampon.<br />

<strong>Les</strong> deux hommes étaient accompagnés d'un des garçons<br />

auquel ils commandèrent de <strong>le</strong>ur apporter quelques b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong>s<br />

de vin.<br />

Quand ils furent servis, <strong>le</strong> garçon se retira el ils restèrent<br />

seuls.<br />

— Il est neuf heures passées, fit l'Ecossais, comment se fait-il<br />

qu'il ne soit pas encore ici ?<br />

— Il aura eu une dispute avec <strong>le</strong> « Roquet » ! répondit Cram­<br />

pon (Lebuteux avait donné ce surnom à Cé<strong>le</strong>ste à cause de son<br />

habi<strong>le</strong>té à imiter l'aboiement d'un chien).<br />

— P<strong>ou</strong>rvu qu'el<strong>le</strong> ne lui ait pas porté un mauvais c<strong>ou</strong>p<br />

cela ne serait pas amusant, surt<strong>ou</strong>t en ce moment.


— 250 —<br />

— El<strong>le</strong> peut bien attendre à demain si el<strong>le</strong> veut s'en débarrasser<br />

!<br />

La conversation fut interrompue par un c<strong>ou</strong>p frappé à la<br />

porte.<br />

— C'est lui ! fit Crampon qui se <strong>le</strong>va p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r <strong>ou</strong>vrir, car<br />

la porte avait été fermée en dedans.<br />

— Comment ! fit en entrant l'ancien b<strong>ou</strong>rreau, v<strong>ou</strong>s buvez<br />

seuls ?<br />

— Voyons, ne te fâches pas ! répondit l'Ecossais, il y a plus<br />

de vin au « Cruchon » que tu n'en p<strong>ou</strong>rrais boire !<br />

— Assieds-toi, fit à son t<strong>ou</strong>r Crampon, en remplissant un<br />

verre ; tiens, rattrappe <strong>le</strong> temps per<strong>du</strong>.<br />

Lebuteux s'empressa d'obéir.<br />

Puis il dit en essuyant ses lèvres :<br />

— Maintenant que je me suis humecté <strong>le</strong> gosier, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>­<br />

vons par<strong>le</strong>r.<br />

— D'autant plus que je ne veux pas moisir ici, dit Mac-Bell;<br />

as-tu vu <strong>Blondel</strong>, comme tu l'as promis ?<br />

— Je l'ai vu ce matin.... il viendra.<br />

— Est ce bien certain ?<br />

— Il n'est pas aussi rusé que tu <strong>le</strong> crois.... il a donné dans<br />

<strong>le</strong> panneau et ne se d<strong>ou</strong>te guère de la sauce que n<strong>ou</strong>s lui pré­<br />

parons.<br />

— Ne t'y fies pas ? dit Crampon, il est plus malin que tu ne<br />

penses, et c'est surt<strong>ou</strong>t la facilité avec laquel<strong>le</strong> tu dis qu'il a<br />

accepté ta proposition qui me semb<strong>le</strong> suspecte !<br />

— Voyons ! reprit l'Ecossais, qu'as-tu convenu avec lui ?<br />

— Je lui ai dit qu'il y avait p<strong>ou</strong>r auj<strong>ou</strong>rd'hui un c<strong>ou</strong>p à<br />

faire à Bercy, dans une maison isolée, habitée par un vieil<br />

avare qui vit seul avec une vieil<strong>le</strong> g<strong>ou</strong>vernante, je lui ai ensuite<br />

raconté qu'une somme considérab<strong>le</strong> est enfermée dans un se­<br />

crétaire et je lui ai montré des empreintes de serrures qui sont<br />

soi-disant cel<strong>le</strong>s de cette maison. Je lui ai donné des détails<br />

auxquels il s'est complètement laissé prendre.


— 251 —<br />

— C'est-à-dire qu'il m'a semblé s'y laisser prendre, insista<br />

Crampon, car je te <strong>le</strong> répète, <strong>Blondel</strong> est un fin matois, qui est<br />

sans cesse sur ses gardes, qui prévoit t<strong>ou</strong>t et ne néglige aucun<br />

détail. 11 ne va jamais à un rendez-v<strong>ou</strong>s sans avoir pris t<strong>ou</strong>tes<br />

ses mesures afin d'être à l'abri <strong>du</strong> moindre guet-apens!... Lui<br />

as-tu dit que je devais prendre part à l'affaire ?<br />

— Oui!<br />

— Mais... voyons..., en définitive quel est ton plan?<br />

— Tu vas voir.., il est excel<strong>le</strong>nt ! Dans une heure n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s<br />

tr<strong>ou</strong>vons t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s trois, <strong>Blondel</strong>, Crampon et moi, sur <strong>le</strong> pont de<br />

Bercy que n<strong>ou</strong>s traversons, n<strong>ou</strong>s longeons ensuite la rivière<br />

jusqu'aux dernières maisons où, selon moi. se tr<strong>ou</strong>ve la maison<br />

où n<strong>ou</strong>s devons faire l'affaire. Arrivés là, je lui donne une c<strong>le</strong>f<br />

qui est soi-disant cel<strong>le</strong> de la porte d'entrée, et pendant qu'il<br />

essaie de l'intro<strong>du</strong>ire dans la serrure, Mac-Bell qui se tr<strong>ou</strong>ve<br />

caché t<strong>ou</strong>t à côté s'approche sans bruit et lui glisse son c<strong>ou</strong>teau<br />

entre deux côtes.<br />

— C'est cela, répartit Crampon d'un air moqueur, et au<br />

moment où Mac Bell lève la main p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> frapper, <strong>Blondel</strong>, qui<br />

est sans cesse sur ses gardes, fait un m<strong>ou</strong>vement et lui enfonce<br />

un poignard dans la poitrine... Non !... avec un homme de cette<br />

force on n'agit pas en p<strong>le</strong>in air ; il faut prendre ses mesures et<br />

l'attirer dans un endroit sûr et renfermé, où t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s précau­<br />

tions soient prises, où l'on soit certain de ne pas être dérangé,<br />

où l'on puisse sans inconvénient tirer un c<strong>ou</strong>p de pisto<strong>le</strong>t. C'est<br />

<strong>le</strong> seul moyen de venir à b<strong>ou</strong>t d'un gaillard comme <strong>Blondel</strong>, et<br />

p<strong>ou</strong>r cela, je ne connais qu'une maison...., la tienne !<br />

— Oh!... je veux bien répondit Lebuteux. mais que ferons-<br />

n<strong>ou</strong>s <strong>du</strong> «Roquet » ; je dois v<strong>ou</strong>s dire que je ne m'y fie guère.<br />

— Je me charge de lui par<strong>le</strong>r, fit l'Ecossais ; et quand el<strong>le</strong><br />

saura qu'à la moindre tentative de trahison el<strong>le</strong> est exposée à<br />

ma vengeance et à cel<strong>le</strong> de Crampon, n<strong>ou</strong>s sommes sûrs<br />

qu'el<strong>le</strong> gardera <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

— Je crois que tu as raison, répliqua Lebuteux.


— 252 —<br />

— Ainsi, c'est enten<strong>du</strong>, l'affaire se fera chez toi ?<br />

— Je veux bien.<br />

— En attendant, aj<strong>ou</strong>ta Crampon puisque n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons<br />

pas rencontrer <strong>Blondel</strong> ce soir sur <strong>le</strong> pont de Bercy, il me sem­<br />

b<strong>le</strong> qu'il vaut mieux renvoyer la chose à demain.<br />

— Non, non, cette nuit ! fit Lebuteux.<br />

— Comment lui faire savoir?<br />

— C'est l'affaire de dix minutes.<br />

— Où penses-tu p<strong>ou</strong>voir <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>ver ?<br />

— N<strong>ou</strong>s sommes convenus de n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ver ici à dix heures<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> cas où l'affaire de Bercy serait manquée.<br />

— C'est parfait ! Alors c'est p<strong>ou</strong>r cette nuit !<br />

— A quel<strong>le</strong> heure ?<br />

— A une heure.<br />

— Entendons-n<strong>ou</strong>s, à une heure p<strong>ou</strong>r <strong>Blondel</strong>, à minuit p<strong>ou</strong>r<br />

n<strong>ou</strong>s.... il faut absolument que cela finisse.<br />

— Oh ! fit Lebuteux avec une rage concentrée, je ne veux<br />

pas <strong>le</strong> manquer.... je veux me venger de la perte de mes cin­<br />

quante mil<strong>le</strong> francs !<br />

A ce moment <strong>le</strong>s trois complices crurent entendre un léger<br />

bruit.<br />

— Avez-v<strong>ou</strong>s enten<strong>du</strong> ? fit vivement l'Ecossais.<br />

— Oui, répondit Crampon, mais je ne sais pas ce que cela<br />

peut être, on dirait que cela vient de la chambre voisine.<br />

— Il faut voir ce que c'est, dit Lebuteux.<br />

Et en disant ces mots il prit la b<strong>ou</strong>gie et suivi des deux au­<br />

tres bandits il sortit p<strong>ou</strong>r voir ce qui se passait dans la chambre<br />

à côté qui portait <strong>le</strong> no 11.<br />

— La porte est fermée, fit Crampon.<br />

— Et cependant, dit Mac-Bell, je ne me suis pas trompé, c'est<br />

de là que <strong>le</strong> bruit est venu.<br />

— Il faut n<strong>ou</strong>s en assurer, insista Lebuteux.<br />

— Mais comment?<br />

— Tonnerre!... en enfonçant la porte!


— 253 —<br />

_ Il ne manquerait plus que cela!.... La mére Gorgone se­<br />

rait capab<strong>le</strong> de n<strong>ou</strong>s accuser d'avoir v<strong>ou</strong>lu la vo<strong>le</strong>r.<br />

— Comment faire ?<br />

— Restez ici t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s deux, fit Mac-Bell, je crois qu'on peut y<br />

pénétrer par la fenêtre, je vais essayer et malheur à celui qui<br />

me tombera s<strong>ou</strong>s la main.<br />

En effet <strong>le</strong>s fenêtres des deux pièces donnaient sur un petit<br />

avant-toit et il ne fut pas diffici<strong>le</strong> à l'Ecossais d'al<strong>le</strong>r de l'une à<br />

l'autre, mais il tr<strong>ou</strong>va la fenêtre de la pièce voisine fermée.<br />

— Il est encore là, pensa-t-il.<br />

Cette fenêtre avait une de ses vitres cassée et remplacée par<br />

un morceau de papier fixé avec de la col<strong>le</strong> ; il ne fut pas diffi­<br />

ci<strong>le</strong> à Mac-Bell de crever ce papier et d'<strong>ou</strong>vrir la fenêtre, puis il<br />

pénétra dans la chambre.<br />

Il chercha s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> lit, s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> matelas, part<strong>ou</strong>t enfin où un<br />

homme aurait pu se cacher mais il ne déc<strong>ou</strong>vrit rien.<br />

— Bah!... pensa-t-il alors, la porte est fermée..., n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s<br />

sommes trompés..., il n'y a personne ici!<br />

Et reprenant <strong>le</strong> chemin par <strong>le</strong>quel il était venu il ret<strong>ou</strong>rna<br />

rejoindre Crampon et Lebuteux.<br />

Ils convinrent de n<strong>ou</strong>veau de se tr<strong>ou</strong>ver à minuit chez Lebu­<br />

teux et Mac-Bell et Crampon s'éloignèrent tandis que l'ancien<br />

b<strong>ou</strong>rreau descendait dans la sal<strong>le</strong> commune <strong>du</strong> « Cruchon ».<br />

C'était l'heure où cette taverne se remplissait de monde.<br />

Lebuteux jeta un regard aut<strong>ou</strong>r de la tab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r voir si celui<br />

auquel il avait donné rendez-v<strong>ou</strong>s ne s'y tr<strong>ou</strong>vait pas, puis il<br />

demanda à la mère Gorgone :<br />

<strong>Blondel</strong> est-il là ?<br />

— Il y a plus de deux heures qu'il v<strong>ou</strong>s attend, il est là-bas,<br />

dans ce coin.<br />

En effet, Lebuteux ne tarda pas à déc<strong>ou</strong>vrir <strong>Blondel</strong> qui<br />

s'était assis à une tab<strong>le</strong> écartée.<br />

— Eh bien ?... demanda <strong>Blondel</strong> à l'ancien b<strong>ou</strong>rreau quand<br />

celui-ci eut prit place.


— 254 —<br />

— Ma foi!... répondit ce dernier..., mauvaises n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s!<br />

— Qu'y a-t-il ? fit <strong>Blondel</strong> d'un air désappointé.<br />

— Je suis allé faire un t<strong>ou</strong>r à Bercy et j'ai v<strong>ou</strong>lu sonder <strong>le</strong><br />

terrain...; <strong>le</strong> vieux a reçu ce soir la visite de deux de ses neveux<br />

qui doivent passer huit j<strong>ou</strong>rs chez lui.<br />

— Que <strong>le</strong> diab<strong>le</strong> <strong>le</strong>s emporte! s'écria <strong>Blondel</strong>.<br />

— Mais ce n'est que partie remise, reprit Lebuteux ; et dans<br />

huit j<strong>ou</strong>rs...<br />

— Tu peux par<strong>le</strong>r à ton aise, toi.... tu es riche comme un<br />

Crésus, mais moi, je suis sans <strong>le</strong> s<strong>ou</strong> et je t'av<strong>ou</strong>e que je comp­<br />

tais sur l'affaire de ce soir!<br />

— Tais-toi et éc<strong>ou</strong>te, fit Lebuteux d'un air mystérieux qui<br />

fit s<strong>ou</strong>rire <strong>Blondel</strong>.<br />

— Quoi ? demanda celui-ci.<br />

— J'ai autre chose !<br />

— Explique-toi.<br />

— Une petite affaire de trois mil<strong>le</strong> francs, une bétise, comme<br />

tu vois. Il y a quelque temps déjà que j'ai cette affaire en vue..<br />

c'est t<strong>ou</strong>t près de chez moi !... à la barrière <strong>du</strong> Trône.<br />

— Quand est-ce que <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p doit se faire ?<br />

— Cette nuit même... La personne s'en va entre minuit et<br />

une heure et ne revient que demain dans la j<strong>ou</strong>rnée.<br />

— Es-tu sûr de la chose ?<br />

— Parfaitement sûr !<br />

— Qu'aurai-je à faire?<br />

— Viens d'abord chez moi !<br />

— A quel<strong>le</strong> heure ?<br />

— A une heure, juste !<br />

— Enten<strong>du</strong>, à une heure sonnant je frapperai à ta porte.<br />

Lebuteux se <strong>le</strong>va et sortit de l'auberge après avoir serré la<br />

main de <strong>Blondel</strong>.<br />

Dès que celui-ci fut seul il se mit à réfléchir.<br />

— Si ma vie seu<strong>le</strong> était en jeu, pensait-il, je n'aurais pas besoin<br />

d'aide dans cette aventure qui ne manque pas d'attrait p<strong>ou</strong>r


— 255 —<br />

moi.; mais que deviendra Maurice si je succombe?... <strong>Les</strong> mi­<br />

sérab<strong>le</strong>s!... il <strong>le</strong>ur serait faci<strong>le</strong> alors d'en venir à b<strong>ou</strong>t... Le<br />

comte <strong>le</strong>ur a sans d<strong>ou</strong>te promis une grosse somme, et, p<strong>ou</strong>r de<br />

l'argent, ils sont capab<strong>le</strong>s de t<strong>ou</strong>t... je ne puis p<strong>ou</strong>rtaut pas être<br />

part<strong>ou</strong>t à la fois!... Voyons!... n'y aurait-il pas moyen de <strong>le</strong>s<br />

prendre t<strong>ou</strong>s d'un c<strong>ou</strong>p de fi<strong>le</strong>t ?...<br />

Ces réf<strong>le</strong>xions amenèrent <strong>Blondel</strong> à prendre une résolution<br />

énergique et une heure plus tard, c'est-à-dire vers onze heures<br />

n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> retr<strong>ou</strong>vons chez <strong>le</strong> papa Fichet, s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> déguisement <strong>du</strong><br />

coiffeur Barig<strong>ou</strong>l ?<br />

— Eh bien! demanda <strong>le</strong> vieux policier quand celui-ci eut<br />

vidé son verre que pensez-v<strong>ou</strong>s de ce vin, monsieur Barig<strong>ou</strong>l ?<br />

— Je ne dis qu'une chose, monsieur Fichet, répondit <strong>Blondel</strong><br />

en conservant un accent légèrement gascon, c'est que je<br />

regrette de ne pas en avoir un petit tonneau dans ma cave....<br />

Mais..., si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> permettez, je vais v<strong>ou</strong>s dire ce qui m'amène.<br />

— Par<strong>le</strong>z, je v<strong>ou</strong>s éc<strong>ou</strong>te.<br />

— Avant t<strong>ou</strong>t, je dois v<strong>ou</strong>s dire, monsieur, qu'il y a trois<br />

ans, j'occupais dans la société une place des plus modestes...<br />

j'étais au <strong>bagne</strong> de T<strong>ou</strong>lon.<br />

A cette singulière déclaration <strong>le</strong> papa Fichet ne put s'empê­<br />

cher de faire un m<strong>ou</strong>vement de surprise et posa sur la tab<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

verre qu'il allait porter à ses lèvres.<br />

— Tiens, tiens, fit-il en examinant <strong>le</strong> coiffeur.<br />

— Oui, monsieur Fichet, c'est comme je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dis, et cel a<br />

par suite d'une erreur judiciaire.<br />

Le petit vieillard se mit à s<strong>ou</strong>rire d'un air bon enfant et en<br />

hochant la tête.<br />

— Je connais cela, fit-il ; t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s que j'ai connus'<br />

et j'en ai connu un bon nombre, prétendent avoir été victimes<br />

d'une erreur judiciaire; de sorte qu'à <strong>le</strong>s en croire <strong>le</strong> <strong>bagne</strong> ne<br />

serait peuplé que d'honnêtes gens !<br />

— Je v<strong>ou</strong>s jure, monsieur Fichet, que j'étais aussi <strong>innocent</strong><br />

qu'un enfant qui vient de naître ! reprit <strong>le</strong> coiffeur avec cha<strong>le</strong>ur.


— 256 —<br />

Une preuve c'est que je fus nommé coiffeur <strong>ou</strong> plutôt barbier<br />

<strong>du</strong> <strong>bagne</strong>, ce qui allégea un peu mon sort et... je peux <strong>le</strong> dire<br />

sans en r<strong>ou</strong>gir... j'ai passé là-bas dix des plus bel<strong>le</strong>s années de<br />

ma vie et j'y pense encore bien s<strong>ou</strong>vent !<br />

— Un moment! s'écria t<strong>ou</strong>t-à-c<strong>ou</strong>p <strong>le</strong> papa Fichet...,<br />

v<strong>ou</strong>s nommez Barig<strong>ou</strong>l, dites-v<strong>ou</strong>s?<br />

— P<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s servir, monsieur Fichet !<br />

— Et v<strong>ou</strong>s étiez il y a trois ans à T<strong>ou</strong>lon?<br />

— Gomme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dites.<br />

L'agent de police se <strong>le</strong>va, <strong>ou</strong>vrit un de ces cartons, y prit un<br />

papier qu'il parc<strong>ou</strong>rut rapidement.<br />

— Oui, fit-il ensuite, c'est cela!... il y a trois ans!.... Et où<br />

v<strong>ou</strong>s êtes-v<strong>ou</strong>s ren<strong>du</strong> en sortant de T<strong>ou</strong>lon.<br />

— Dans mon pays, répondit <strong>le</strong> coiffeur, à Pézenas. Je<br />

croyais que mes anciennes connaissances se réj<strong>ou</strong>iraient de me<br />

revoir, mais au contraire ; quel<strong>le</strong> désillusion, monsieur Fichet!<br />

je me heurtai à une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de préjugés t<strong>ou</strong>s plus absurdes <strong>le</strong>s<br />

uns que <strong>le</strong>s autres!... personne ne se hasardait à venir demander<br />

l'office de mon rasoir, et après deux années de misère et de pri­<br />

vations je me décidai à venir à Paris.:. Ah ! ce fut une heureuse<br />

inspiration !<br />

— Ainsi <strong>le</strong>s affaires vont assez bien ?<br />

— Mon Dieu, <strong>ou</strong>i, j'ai <strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>ures pratiques <strong>du</strong> quartier,<br />

malheureusement ma b<strong>ou</strong>tique est <strong>ou</strong>verte à t<strong>ou</strong>t venant, et,<br />

un beau j<strong>ou</strong>r, qui vois-je entrer chez moi ?... Une ancienne<br />

connaissance de T<strong>ou</strong>lon qui, sans façon, prend place dans un<br />

fauteuil, se fait raser et coiffer, et finit par me dire:<br />

— Ec<strong>ou</strong>te, mon vieux, j'ai <strong>ou</strong>blié ma b<strong>ou</strong>rse à la maison, prête-<br />

moi vingt francs! V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez pensez quel<strong>le</strong> figure je faisais, !...<br />

j'étais anéanti!... Le brigand m'avait reconnu et me menaça, si<br />

<strong>le</strong> refusais de me faire reconnaître dans <strong>le</strong> quartier, ce qui v<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong> comprenez, m'aurait forcé à fermer b<strong>ou</strong>tique; je lui donnai<br />

donc <strong>le</strong>s vingt francs qu'il me demandait. Au b<strong>ou</strong>t de hait<br />

j<strong>ou</strong>rs, il se représenta et me fit la même menace en ren<strong>ou</strong>ve-


— 257 —<br />

lant sa demande, et depuis ce moment-là c'est t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s semai.<br />

nes la même chose !<br />

— Comment se nomme ce bandit ? demanda <strong>le</strong> papa Fichet.<br />

— <strong>Blondel</strong>, monsieur<br />

— <strong>Blondel</strong>? s'écria <strong>le</strong> petit vieux en faisant un m<strong>ou</strong>vement,..,<br />

ce fameux <strong>Blondel</strong> que je cherche depuis si longtemps?<br />

Puis, se rapprochant <strong>du</strong> coiffeur, il lui dit en remplissant son<br />

verre:<br />

— Encore un verre, mon cher Barig<strong>ou</strong>l, et veuil<strong>le</strong>z conti­<br />

nuer.<br />

- Je m'étais en quelque sorte résigné à mon sort, reprit <strong>le</strong><br />

coiffeur, quand, ce matin, je vois arriver <strong>le</strong> brigand qui me<br />

dit: mon vieux Barig<strong>ou</strong>l, n<strong>ou</strong>s avons p<strong>ou</strong>r ce soir une petite<br />

affaire, mais il n<strong>ou</strong>s manque un homme, et j'ai compté sur<br />

toi!... V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez v<strong>ou</strong>s penser, monsieur Fichet. comment je<br />

reçus cette proposition: à aucun prix je ne veux rentrer dans<br />

<strong>le</strong> chemin <strong>du</strong> crime, mais <strong>le</strong> scélérat ren<strong>ou</strong>vela ses menaces.,<br />

et je <strong>du</strong>s, bon gré mal gré, consentir à être son complice, <strong>du</strong><br />

moins en apparence... Je l'ai interrogé et j'ai su de cette<br />

manière l'endroit <strong>du</strong> rendez-v<strong>ou</strong>s, l'heure, <strong>le</strong> nom de ses complices<br />

et je pris immédiatement la résolution d'en informer la<br />

police. C'est alors que votre nom me revint à la mémoire, je<br />

l'avais s<strong>ou</strong>vent enten<strong>du</strong> prononcer à T<strong>ou</strong>lon... j'ai demandé<br />

votre adresse et je me suis empressé de venir v<strong>ou</strong>s supplier de<br />

me délivrer de cette canail<strong>le</strong> !... sans cela je suis un homme<br />

per<strong>du</strong> !<br />

Le papa Fichet resta un moment sans répondre ; <strong>le</strong> contentement<br />

qu'il épr<strong>ou</strong>vait l'empêchait de réfléchir.<br />

An b<strong>ou</strong>t de quelques minutes, il re<strong>le</strong>va la tète et regardant<br />

fixement <strong>le</strong> coiffeur il lui dit:<br />

— Tranquillisez-v<strong>ou</strong>s, mon cher monsieur Barig<strong>ou</strong>l. V<strong>ou</strong>s en<br />

serez débarrassé, je v<strong>ou</strong>s en donne ma paro<strong>le</strong> : je v<strong>ou</strong>s garantis<br />

que de longtemps v<strong>ou</strong>s n'aurez plus la visite de <strong>Blondel</strong>.<br />

car j'espère qu'il ne tardera pas à être renvoyé d'où il vient!<br />

1 9


— 258 —<br />

— On m'avait bien dit que v<strong>ou</strong>s épr<strong>ou</strong>viez p<strong>ou</strong>r lui un inté<br />

rêt t<strong>ou</strong>t particulier, répondit Barig<strong>ou</strong>l, et c'est ce qui m'a<br />

enc<strong>ou</strong>ragé à venir auprès de v<strong>ou</strong>s.<br />

— Quels sont ses complices ?<br />

— Lebuteux et sa femme.<br />

— Le « Roquet » je <strong>le</strong> connais; qui encore?<br />

— Mac Bell!<br />

— L'Ecossais?<br />

— Et Crampon.<br />

— i! a bien su choisir ! Ce sont t<strong>ou</strong>s des bandits de première<br />

catégorie... Ah! ce sera un fameux c<strong>ou</strong>p de fi<strong>le</strong>t!... cher monsieur<br />

Barig<strong>ou</strong>l !... il me prend envie de v<strong>ou</strong>s embrasser, mais<br />

v<strong>ou</strong>s préférez peut-être un verre de rhum, véritab<strong>le</strong> Jamaïque?<br />

qu'eu dites-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Je ne dis pas non.<br />

Le papa Fichet se <strong>le</strong>va, alla prendre dans son armoire une<br />

b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> empaillée et deux petits verres qu'il remplit en disant:<br />

•<br />

— Indiquez-moi l'endroit <strong>du</strong> rendez-v<strong>ou</strong>s.<br />

— La maison de Lebuteux à la barrière <strong>du</strong> Trône.<br />

— Je connais l'endroit;... et l'heure?<br />

— Deux heures après-minuit !<br />

— Diab<strong>le</strong> ! n<strong>ou</strong>s n'avons plus qu'une heure et demie devant<br />

n<strong>ou</strong>s!... il est minuit et demi !<br />

— Une heure doit suffire, fit <strong>Blondel</strong>, p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r en voiture à<br />

la rue de Jérusa<strong>le</strong>m, prendre <strong>le</strong>s hommes nécessaires et al<strong>le</strong>r à<br />

la barrière <strong>du</strong> Trône.<br />

— Oui, n<strong>ou</strong>s avons <strong>le</strong> temps, mais il n'y a pas une minute<br />

à perdre, dit <strong>le</strong> policier comment se procurer immédiatement<br />

une voiture?<br />

— J'en ai amené une qui attend à la rue !<br />

— Comment ?<br />

— J'ai prévu cela, et comme je tiens avant t<strong>ou</strong>t à être délivré<br />

de ces bandits, v<strong>ou</strong>s comprenez !


— V<strong>ou</strong>s êtes un homme pratique, monsieur Barig<strong>ou</strong>l et v<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>vez m'être uti<strong>le</strong>, c'est p<strong>ou</strong>rquoi je v<strong>ou</strong>s propose d'être de la<br />

partie;<br />

— Ce serait avec <strong>le</strong> plus grand plaisir que je v<strong>ou</strong>s aiderais à<br />

mettre la main sur ces brigands, mais ma femme se tr<strong>ou</strong>ve en<br />

ce moment flans une position critique. . je suis sur <strong>le</strong> point de<br />

devenir père,... je <strong>le</strong> suis peut-être déjà,... et alors v<strong>ou</strong>s com­<br />

prenez !<br />

— Certainement!. . Et votre femme est-el<strong>le</strong> jolie ?<br />

— Mes amis <strong>le</strong> disent.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s n'êtes pas jal<strong>ou</strong>x?<br />

— Jal<strong>ou</strong>x!... moi ?... à quoi bon ?... il n'est pas possib<strong>le</strong> que<br />

ma femme me trahisse !<br />

— V<strong>ou</strong>s avez parfaitement raison, repartit <strong>le</strong> papa Fichet en<br />

dissimulant un s<strong>ou</strong>rire.<br />

— Puis prenant son chapeau il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Alors v<strong>ou</strong>s ne venez pas avec moi?<br />

— Non. répartit Barig<strong>ou</strong>l, mais il me vient une idée, dès<br />

que ma présence ne sera plus indispensab<strong>le</strong> à la maison, je<br />

prends une voiture, un médecin, et je vais v<strong>ou</strong>s rejoindre.<br />

— C'est cela !<br />

— J'arriverai peut-être en même temps que v<strong>ou</strong>s.<br />

— Je l'espère.<br />

—259—<br />

— Mais je v<strong>ou</strong>s préviens que v<strong>ou</strong>s devez prendre de forts<br />

gaillards et en nombre suffisant ; v<strong>ou</strong>s n'avez pas affaire avec<br />

des agneaux!<br />

— Je connais <strong>le</strong>s hommes et principa<strong>le</strong>ment <strong>Blondel</strong>, il faut<br />

quatre hommes p<strong>ou</strong>r lui seul !<br />

— Ainsi, c'est convenu, dans une heure ! fit <strong>Blondel</strong> en sortant.<br />

Une demi-heure plus tard, <strong>Blondel</strong> était sur <strong>le</strong> point d'arriver<br />

à son domici<strong>le</strong> situé rue Coquillère quand, au dét<strong>ou</strong>r d'une<br />

rue, il se tr<strong>ou</strong>va face à face avec un homme qui marchait avec<br />

précipitation ; il <strong>le</strong> reconnut immédiatement, et l'appela :


— 260 —<br />

— Salviat!<br />

Le jeune homme se ret<strong>ou</strong>rna vivement, reconnut immédiatement<br />

<strong>Blondel</strong> et lui dit:<br />

— Est-ce bien toi ?<br />

— Oui, c'est moi... qu'y a-t-il ?<br />

— C'est <strong>le</strong> ciel qui t'envoie! reprit Salviat. Il y a une heure<br />

que je c<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r te tr<strong>ou</strong>ver! je viens maintenant de chez to<br />

et je commençais à désespérer quand <strong>le</strong> hasard t'a mis su;<br />

mon chemin !<br />

— Eh bien me voilà !... que me veux-tu?<br />

— Ce que je veux! reprit <strong>le</strong> jeune homme dont l'agitation<br />

était visib<strong>le</strong> ne sais-tu donc pas ce qui se passe?<br />

— Non, répondit <strong>Blondel</strong>, qui sentait l'inquiétude <strong>le</strong> gagna<br />

en voyant la contenance de Salviat ; mais parie, par<strong>le</strong> !<br />

— Ec<strong>ou</strong>te et sois ferme!... Le c<strong>ou</strong>p est terrib<strong>le</strong> !<br />

CHAPITRE XXI.<br />

Le testament <strong>du</strong> comte de Burty.<br />

Afin de mettre <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur au c<strong>ou</strong>rant de ce qui se passait et<br />

de ce que Salviat avait à dire à <strong>Blondel</strong>, n<strong>ou</strong>s sommes forcés<br />

de revenir sur nos pas et de raconter ce qui se passait ail<strong>le</strong>urs,<br />

pendant que Mac-Bell, Crampon et Lebuteux prenaient<br />

<strong>le</strong>urs arrangements « au Cruchon » relativement à<br />

<strong>Blondel</strong>.


— 261 —<br />

N<strong>ou</strong>s pénétrons dans <strong>le</strong>s salons de Marcel<strong>le</strong>, on ce moment<br />

une des reines <strong>du</strong> demi-monde, et n<strong>ou</strong>s assistons à une soirée à<br />

laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> a invité <strong>le</strong>s plus célèbres beautés <strong>du</strong> quartier<br />

Bréda.<br />

El<strong>le</strong> se sait assez bel<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r ne pas avoir à s<strong>ou</strong>ffrir de la<br />

comparaison.<br />

La société était brillante ; on y voyait la plupart des habilités<br />

<strong>du</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard ; l'aristocratie de l'argent surt<strong>ou</strong>t y était largement<br />

représentée et on y rencontrait <strong>le</strong>s créatures <strong>le</strong>s plus<br />

sé<strong>du</strong>isantes <strong>du</strong> monde galant.<br />

On dansait peu, mais en revanche on j<strong>ou</strong>ait beauc<strong>ou</strong>p, et<br />

parmi <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>eurs <strong>le</strong>s plus intrépides on remarquait <strong>le</strong> marquis<br />

mexicain de Santa-Croce, dont la chance égalait la générosité<br />

et qui faisait partager sa veine à t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s bel<strong>le</strong>s dames de la<br />

compagnie.<br />

Il était en ce moment l'objectif des agaceries de deux <strong>ou</strong> trois<br />

de ces femmes.<br />

— Est-ce vrai ce que l'on dit ? demanda l'une aux deux<br />

autres.<br />

— Cela dépend de ce que l'on dit. répondit la seconde.<br />

— Si c'est <strong>du</strong> mal, je s<strong>ou</strong>tiens que c'est vrai ! s'écria la troi •<br />

sième en riant.<br />

—- Mais que dit-on ?<br />

— Eh bien, <strong>le</strong> bruit c<strong>ou</strong>rt que Maxime se retire et laisse la<br />

place au marquis de Santa-Croce !<br />

— il abandonne la place avec t<strong>ou</strong>tes ses obligations?<br />

— El<strong>le</strong>s ne sont pas légères !<br />

— Cette Marcel<strong>le</strong> serait capab<strong>le</strong> de ruiner un nabab !<br />

— C'est vrai !<br />

— El<strong>le</strong> serait bien fol<strong>le</strong> d'agir autrement puisqu'on n<strong>ou</strong>s<br />

aime comme cela.<br />

— Ainsi <strong>le</strong> vicomte ne viendra pas ce soir?<br />

— Je ne sais pas. mais' il était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>le</strong> premier et jusqu'à<br />

présent il a été invisib<strong>le</strong>.


— La rupture est complète.<br />

—262 —<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te, <strong>le</strong> marquis ne quitte pas Marcel<strong>le</strong> d'une<br />

minute.<br />

— Le pauvre marquis !... s'il n'a pa6 une mine d'or, je <strong>le</strong><br />

plains de t<strong>ou</strong>t mon cœur !<br />

— Il faudrait encore que ce fût une mine inépuisab<strong>le</strong>!<br />

— Cette Marcel<strong>le</strong> a de la chance!... Ce n'est p<strong>ou</strong>rtant plus<br />

une enfant !<br />

— El<strong>le</strong> av<strong>ou</strong>e vingt-quatre ans !<br />

T<strong>ou</strong>tes trois se mirent à rire.<br />

— El<strong>le</strong> aurait beauc<strong>ou</strong>p trop à av<strong>ou</strong>er, reprit l'une de ces<br />

dames, si el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait dire la vérité.<br />

A ce moment, une autre de ces femmes p<strong>ou</strong>ssa une exclamation<br />

de surprise.<br />

— Qu'y a-t-il ? demanda sa voisine.<br />

— Le voilà !<br />

— Qui?<br />

— Le vicomte !<br />

— Maxime?<br />

— Maxime de Brescé !... là-bas, à la porte <strong>du</strong> salon !<br />

— En effet, c'est lui., il est pâ<strong>le</strong> et il a l'air distrait !<br />

— Il aime peut être Marcel<strong>le</strong> !<br />

— Regardez !... il lui par<strong>le</strong> !<br />

— Grand Dieu! quel<strong>le</strong> vivacité dans <strong>le</strong>ur conversation!<br />

— Qu'ont-ils donc à gesticu<strong>le</strong>r ainsi ?<br />

— Ah ! Maxime donne <strong>le</strong> bras à Marcel<strong>le</strong> et lui par<strong>le</strong> a<br />

l'oreil<strong>le</strong>.<br />

— Où vont-ils ?<br />

— Ils s'approchent de la tab<strong>le</strong> de jeu.<br />

— Et ils s'arrêtent vers <strong>le</strong> marquis , quel<strong>le</strong> singulière idée!..<br />

Le marquis a l'air de ne se d<strong>ou</strong>ter de rien !... C'est vraiment<br />

comique !<br />

En effet, Marcel<strong>le</strong> s'était avancée vers <strong>le</strong> Mexicain, tenant


— 263 —<br />

son bras sur celui de Maxime, comme si el<strong>le</strong> eût v<strong>ou</strong>lu exciter<br />

la jal<strong>ou</strong>sie <strong>du</strong> marquis.<br />

Mais celui-ci, absorbé par <strong>le</strong> jeu, ne s'aperçut pas de la présence<br />

de Marcello, ce qui parut rendre cel<strong>le</strong> ci impatiente.<br />

Enfin el<strong>le</strong> se décida à interpel<strong>le</strong>r <strong>le</strong> Mexicain.<br />

— Savez-v<strong>ou</strong>s, marquis, lit-el<strong>le</strong>, que ce n'est pas convenab<strong>le</strong><br />

que de ramasser autant d'or devant soi et d'avoir une veine<br />

aussi inso<strong>le</strong>nte?... V<strong>ou</strong>s devriez céder cette place à un autre !<br />

Le marquis <strong>le</strong>va la tête et la vue de Maxime tenant Marcello<br />

par <strong>le</strong> bras parut faire sur lui une certaine impression.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez raison, répondit-il en se <strong>le</strong>vant, la fièvre <strong>du</strong><br />

jeu m'a saisi et m'avait fait t<strong>ou</strong>t <strong>ou</strong>blier.<br />

Un autre j<strong>ou</strong>eur se précipita p<strong>ou</strong>r prendre une place qui<br />

paraissait favorisée à ce point, et <strong>le</strong> marquis s'éloigna en continuant<br />

la conversation commencée avec Marcel<strong>le</strong> et <strong>le</strong> vicomte.<br />

Ils quittèrent tons trois <strong>le</strong> salon de jeu, traversèrent nue<br />

antichambre et pénétrèrent dans un cabinet dont Marcel<strong>le</strong><br />

referma la porte avec soin.<br />

Ce ré<strong>du</strong>it était éclairé par une seu<strong>le</strong> lampe d'albâtre suspen<strong>du</strong>e<br />

au plafond, et qui jetait sur t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s objets une lumière<br />

d<strong>ou</strong>ce et tamisée.<br />

Maxime se jeta dans un fauteuil avec une nonchalance que<br />

démentait l'expression d'inquiétude répan<strong>du</strong>e sur son visage.<br />

— C'est donc ici, fit-il d'un air dégagé, dans ce ré<strong>du</strong>it mystérieux,<br />

qu'est caché <strong>le</strong> manuscrit dont je dois prendre connaissance<br />

?<br />

— Oui. c'est ici, répondit Marcel<strong>le</strong> avec un charmant s<strong>ou</strong>rire,<br />

et v<strong>ou</strong>s ne tarderez pas à v<strong>ou</strong>s convaincre de l'importance<br />

de ce document !<br />

— Montrez-moi donc cette chose merveil<strong>le</strong>use !<br />

— A l'instant, répondit Marcel<strong>le</strong> en <strong>ou</strong>vrant un meub<strong>le</strong> de<br />

la dernière élégance.<br />

— Pardon ! fit encore Maxime, encore un mot !<br />

— Par<strong>le</strong>z !


— 264 —<br />

— Croyez-v<strong>ou</strong>s que ce papier puisse intéresser <strong>le</strong> main<br />

de Santa-Croce ?<br />

— Je suis grand amateur de vieux manuscrits ! répondît <strong>le</strong><br />

Mexicain.<br />

— Et <strong>le</strong> marquis possède t<strong>ou</strong>te ma confiance ! aj<strong>ou</strong>ta Marcel<strong>le</strong>...<br />

v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z voir qu'il y a t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s droits.<br />

— Je l'ai déjà deviné !... répondit ironiquement Maxime,<br />

Malgré l'indifférence apparente avec laquel<strong>le</strong> parlaient ce<br />

trois personnes, on sentait néanmoins que ce ton était factice<br />

et qu il allait être question de choses graves.<br />

Marcel<strong>le</strong> prit dans <strong>le</strong> meub<strong>le</strong> un papier noirci et déchiqueté,<br />

Maxime, qui avait suivi <strong>le</strong>s m<strong>ou</strong>vements de la jeune femme,<br />

reconnut immédiatement ce papier et devint pâ<strong>le</strong> comme un<br />

cadavre<br />

— Voici ce manuscrit, dit Marcel<strong>le</strong>, en <strong>le</strong> montrant de loin<br />

au vicomte, mais je ne v<strong>ou</strong>s ; remettrai qu après v<strong>ou</strong>s avoir<br />

fait une déclaration dont v<strong>ou</strong>s reconnaîtrez t<strong>ou</strong>te l'importance,<br />

approchez v<strong>ou</strong>s , Messieurs. et causons comme de bons<br />

amis !<br />

Santa-Croce et Maxime rapprochèrent <strong>le</strong>urs chaises de la<br />

petite tab<strong>le</strong> ronde près de laquel<strong>le</strong> était assise Marcel<strong>le</strong>.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci continua en s'adressant directement à Maxime:<br />

— Monsieur <strong>le</strong> vicomte, je veux v<strong>ou</strong>s pr<strong>ou</strong>ver que je v<strong>ou</strong>s<br />

considère comme un ami véritab<strong>le</strong> en v<strong>ou</strong>s faisant part d'une<br />

résolution sérieuse que j'ai prise !<br />

— Je v<strong>ou</strong>s remercie de cette marque de confiance. ma chère<br />

Marcel<strong>le</strong><br />

— Monsieur <strong>le</strong> vicomte, reprit la jenne femme, savez v<strong>ou</strong>s<br />

que j'ai vingt-quatre ans accomplis V<br />

— Oh ! repartit Maxime, je ne puis <strong>le</strong> croire !... V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />

calomniez assurément !<br />

— Mon extrait de naissance n'est pas aussi galant que v<strong>ou</strong>s,<br />

et je suis bien obligée de <strong>le</strong> croire ! J'ai donc vingt-quatre anet<br />

quelque expérience ; en réfléchissant à l'instabilité des chose


— 265 —<br />

humaines et en voyant .si s<strong>ou</strong>vent la misère surcéder au luxe,<br />

j'ai reconnu qu'il n'y avait p<strong>ou</strong>r moi qu'un seul moyen<br />

d'échapper au sort qui m'attend ; ce moyen, c'est <strong>le</strong> ma­<br />

riage.<br />

Maxime gardait <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, il pensait que Marcel<strong>le</strong> n'avait<br />

provoqué cet entretien que dans <strong>le</strong> but de se l'aire donner une<br />

somme d'argent qui put lui servir de dot.<br />

— Eh bien' continua Marcel<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>s ne me dites pas ce que<br />

v<strong>ou</strong>s pensez de mon projet... Est-ce que v<strong>ou</strong>s ne l'appr<strong>ou</strong>veriez<br />

pas?<br />

— Au contraire, reprit <strong>le</strong> vicomte, je tr<strong>ou</strong>ve votre résolution<br />

très-raisonnab<strong>le</strong> et je ne d<strong>ou</strong>te nul<strong>le</strong>ment que v<strong>ou</strong>s n'ayez à<br />

v<strong>ou</strong>s en féliciter.<br />

Marcel<strong>le</strong> fit un geste ironique, puis el<strong>le</strong> reprit:<br />

— T<strong>ou</strong>t, cela dépend de l'ép<strong>ou</strong>x que j'ai choisi, et personne<br />

mieux que v<strong>ou</strong>s ne peut me dire ce que je puis en attendre.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez donc déjà fait votre choix ?<br />

— Oui.<br />

— Et je connais l'homme que v<strong>ou</strong>s avez choisi?<br />

— Certainement!<br />

Maxime jeta involontairement un regard sur te marquis de<br />

Santa-Croce, qui avait conservé l'impassibilité d'une statue.<br />

— Si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z connaître mon opinion au sujet de votre<br />

futur ép<strong>ou</strong>x, il faut au moins que je sache son nom !<br />

— Comment ! v<strong>ou</strong>s ne l'avez pas encore deviné ?<br />

— .<strong>le</strong> n'ai jamais aime <strong>le</strong>s charades.<br />

— Et bien l'homme que j'ai choisi p<strong>ou</strong>r en faire mon ép<strong>ou</strong>x<br />

se nomme <strong>le</strong> vicomte Maxime de Brescé!<br />

— En entendant ces paro<strong>le</strong>s, Maxime se <strong>le</strong>va, <strong>le</strong> regard en<br />

flammé et <strong>le</strong> visage r<strong>ou</strong>ge de colère.<br />

— One signifie celte mauvaise plaisanterie ? secria-t-il.<br />

— C'est t<strong>ou</strong>t ce qu'il y a de plus sérieux! repartit froidement<br />

Marcel<strong>le</strong>.


- 266 -<br />

— Comment! moi! <strong>le</strong> vicomte de Brescé ma<br />

une...<br />

Il n'acheva pas. mais il éclata de rire au nez de la jeune<br />

femme d'un air, qui était à lui seul la plus sanglante humiliation.<br />

Le sang-froid de Marcel<strong>le</strong> ne se démentit pas une seconde<br />

et <strong>le</strong> Mexicain continuait à garder l'indifférence la plus complète.<br />

— Ne savez-v<strong>ou</strong>s donc pas, reprit Maxime, que <strong>le</strong>s femmes<br />

de votre espèce...<br />

Marcel<strong>le</strong> s'était <strong>le</strong>vée, et après avoir échangé un rapide<br />

regard avec <strong>le</strong> marquis, el<strong>le</strong> interrompit <strong>le</strong> vicomte en lui<br />

disant :<br />

— Je crois que c'est <strong>le</strong> moment de v<strong>ou</strong>s faire connaître <strong>le</strong><br />

papier dont il avait été question!<br />

Et el<strong>le</strong> lui mit devant <strong>le</strong>s yeux un papier à moitié brûlé<br />

dans <strong>le</strong>quel il reconnut <strong>le</strong> testament de son onc<strong>le</strong> et qu'il avait<br />

laissé tomber à terre en voyant la fenêtre s'<strong>ou</strong>vrir et un<br />

inconnu pénétrer dans la chambre où <strong>le</strong> comte de Burty<br />

avait ren<strong>du</strong> <strong>le</strong> dernier s<strong>ou</strong>pir et où s'était passée la scène<br />

que n<strong>ou</strong>s avons racontée dans <strong>le</strong> premier chapitre de cette<br />

histoire.<br />

Le vicomte se demandait anxieusement comment ce papier<br />

n'avait pas été complètement détruit et par quel hasard infernal<br />

il se tr<strong>ou</strong>vait dans <strong>le</strong>s mains de Marcel<strong>le</strong>.<br />

— Mon cher Maxime, reprit la jeune femme, retenez bien<br />

mes paro<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong>s sont l'expression d'une résolution arrêtée<br />

dans mon esprit : si v<strong>ou</strong>s m'ép<strong>ou</strong>sez, ce papier sera détruit<br />

s<strong>ou</strong>s vos yeux <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain de notre mariage...<br />

— Jamais!... s'écria Maxime hors de lui.<br />

— Si v<strong>ou</strong>s rejetez ma proposition, continua Marcel<strong>le</strong>, j'en ai<br />

ce document à quelqu'un que ce genre d'affaires intéresse t<strong>ou</strong>t<br />

spécia<strong>le</strong>ment.


— 267 —<br />

— Et à qui donc ? demanda <strong>le</strong> vicomte en fronçant <strong>le</strong><br />

s<strong>ou</strong>rcil.<br />

— Au procureur <strong>du</strong> roi !<br />

A peine Marcel<strong>le</strong> avait-el<strong>le</strong> prononcé ces paro<strong>le</strong>s que <strong>le</strong><br />

vicomte saisit vivement <strong>le</strong> papier que tenait la jeune femme et<br />

l'approcha de la flamme de la b<strong>ou</strong>gie.<br />

Mais <strong>le</strong> Mexicain s'était <strong>le</strong>vé avec la même rapidité et ayant<br />

pris un pisto<strong>le</strong>t s<strong>ou</strong>s son habit il en avait approché <strong>le</strong> canon<br />

<strong>du</strong> front de Maxime en lui disant :<br />

- Monsieur <strong>le</strong> vicomte ! Au moment où la flamme atteindra<br />

<strong>le</strong> papier que v<strong>ou</strong>s avez dans la main je v<strong>ou</strong>s brû<strong>le</strong> la<br />

cervel<strong>le</strong> !<br />

Un si<strong>le</strong>nce profond suivit ces paro<strong>le</strong>s.<br />

Le vicomte s'était instinctivement <strong>le</strong>vé p<strong>ou</strong>r éviter <strong>le</strong> canon<br />

<strong>du</strong> pisto<strong>le</strong>t <strong>du</strong> Mexicain : il hésita une minute, puis faisant un<br />

pas vers la tab<strong>le</strong> en s<strong>ou</strong>riant d'un air de mépris, il approcha <strong>le</strong><br />

papier de la flamme de la b<strong>ou</strong>gie en regardant, <strong>le</strong> marquis d'un<br />

air froid et résolu.<br />

Le papier avait pris feu au contact de la flamme, <strong>le</strong> Mexicain<br />

allait tirer lorsque Marcel<strong>le</strong> se jeta sur lui et lui saisit <strong>le</strong> bras ,<br />

<strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t tomba à terre.<br />

Maxime avait l'air triomphant.<br />

<strong>Les</strong> yeux fixés sur <strong>le</strong> papier à moitié consumé, il suivait <strong>le</strong>s<br />

progrès de la flamme d'un regard anxieux, puis quand il vit<br />

que de ce document <strong>du</strong>quel dépendait son honneur et sa fortune<br />

il ne restait qu'une pincée de cendres, il p<strong>ou</strong>ssa un s<strong>ou</strong>pir<br />

de s<strong>ou</strong>lagement et fit en jetant un regard sardonique sur <strong>le</strong><br />

Mexicain :<br />

— Enfin !...<br />

Un éclat de rire lui répondit.<br />

Le vicomte frémit de n<strong>ou</strong>veau.<br />

— V<strong>ou</strong>s me rendrez justice de votre con<strong>du</strong>ite à mon égard<br />

s'écria-t-il.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez-moi, monsieur <strong>le</strong> vicomte, répendit <strong>le</strong> marquis


— 368 —<br />

de Santa-Croce, v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z connaître la cause de mon hilarité<br />

Avant t<strong>ou</strong>t, je dois v<strong>ou</strong>s <strong>du</strong>e deux choses: la première,<br />

que je ne me nomme pas Santa-Croce et que je ne suis t<br />

marquis ni Mexicain : la seconde, c'est que je m'appel<strong>le</strong> Eugène<br />

Salviat et que je suis <strong>le</strong> frère de Marcel<strong>le</strong>.<br />

Maxime éc<strong>ou</strong>tait d'un air abas<strong>ou</strong>rdi.<br />

— Mais ceci n'est rien, reprit Eugène Salviat, que n<strong>ou</strong>s désignerons<br />

désormais s<strong>ou</strong>s son véritab<strong>le</strong> nom ; ce que je vais v<strong>ou</strong>s<br />

dire est beauc<strong>ou</strong>p plus intéressant et vraiment digne de votre<br />

attention. Je n'ai pas besoin de v<strong>ou</strong>s rappe<strong>le</strong>r que la moitié de<br />

ce testament lut brûlée par v<strong>ou</strong>s auprès <strong>du</strong> lit où reposait <strong>le</strong><br />

cadavre de votre onc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> comte de Burty ; v<strong>ou</strong>s savez cela<br />

aussi bien que moi. V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>venez aussi sans d<strong>ou</strong>te que<br />

v<strong>ou</strong>s lûtes dérangé dans votre occupation par l'apparition d'un<br />

inconnu qui pénétra dans la chambre où v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>viez<br />

et qui n'était autre qu'un forçat qui venait de s'évader <strong>du</strong> <strong>bagne</strong><br />

de Brest. Mais ce que v<strong>ou</strong>s ne savez pas, ces' que ce forçai<br />

évadé v<strong>ou</strong>s a vu étrang<strong>le</strong>r <strong>le</strong> comte de Burty. votre onc<strong>le</strong>, qui<br />

avait eu <strong>le</strong> tort de ne pas être t<strong>ou</strong>t-à-fait mort !<br />

— C'est faux ! s'écria Maxime.<br />

— Laissez-moi aj<strong>ou</strong>ter, continua Salviat, que ce forçat<br />

échappé <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>,... celait moi-même.<br />

En entendant cela, Maxime retomba comme f<strong>ou</strong>droyé sur sa<br />

chaise.<br />

I1 était anéanti.<br />

— Je n'ai pas encore fini, reprit Salviat; je dois encore v<strong>ou</strong>s,<br />

dire p<strong>ou</strong>rquoi je me suis mis à rire quand v<strong>ou</strong>s avez eu brûlé<br />

ce papier. V<strong>ou</strong>s avez peut être enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r d'un cm la;<br />

maître Vacher, notaire à Brest ?... Eh bien, j'ai été employé<br />

dans son étude et je connais l'endroit où il serre <strong>le</strong>s papiers qui<br />

lui sont confiés et qui ont quelque va<strong>le</strong>ur ; en <strong>ou</strong>tre, je m'étais<br />

amusé, dans mes moments de loisir, à contrefaire son écriture<br />

et sa signature, chose à laquel<strong>le</strong> je puis me vanter d'avoir<br />

passab<strong>le</strong>ment réussi. Maître Vacher fut chargé de rédiger un


— 269 —<br />

d<strong>ou</strong>blais testament <strong>du</strong> comte de Burty pendant que j'étais<br />

encore à son service et je pus voir où il avait déposé la minute<br />

qu'il avait gardée. Quand j'eus dans <strong>le</strong>s mains la copie que<br />

v<strong>ou</strong>s aviez v<strong>ou</strong>lu brû<strong>le</strong>r, v<strong>ou</strong>s savez comment, je formai aussitôt<br />

la résolution de me procurer l'original, ce qui ne me<br />

coûta que la peine de contrefaire la signature de mon ancien<br />

patron. V<strong>ou</strong>s voyez donc parfaitement, monsieur <strong>le</strong> vicomte,<br />

que je puis v<strong>ou</strong>s en<strong>le</strong>ver l'héritage <strong>du</strong> comte de Burty en remet ;<br />

tant à l'héritier légitime, qui est monsieur Michaud. <strong>le</strong> seul<br />

exemplaire qu'il y ait encore <strong>du</strong> testament de votre onc<strong>le</strong>, ce<br />

que je ferai bien certainement si v<strong>ou</strong>s persistez dans votre refus<br />

d'ép<strong>ou</strong>ser Marcel<strong>le</strong>, que v<strong>ou</strong>s avez passab<strong>le</strong>ment compromise<br />

par vos assi<strong>du</strong>ités.<br />

— Remettez, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z, ce testament à monsieur Michaud,<br />

dit Maxime, qui avait eu <strong>le</strong> temps de rassemb<strong>le</strong>r ses<br />

idées: mais je v<strong>ou</strong>s certifie que votre sœur ne sera jamais marquise<br />

de Brescé!<br />

— Alors il n<strong>ou</strong>s faut chercher un autre arrangement, fit Sal<br />

viat ; je demanderai au procureur <strong>du</strong> roi comment il peut se<br />

faire qu'un vieillard que l'on suppose mort de maladie puisse<br />

porter <strong>ou</strong> c<strong>ou</strong> des traces de strangulation et je lui conseil<strong>le</strong>rai<br />

de chercher l'explication de ce problème sur <strong>le</strong> cadavre <strong>du</strong><br />

comte de Burty.<br />

Maxime ne répondit rien ; <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p avait porté et la pâ<strong>le</strong>ur<br />

qui c<strong>ou</strong>vrait son visage démontrait à (quel<strong>le</strong> angoisse il était<br />

en proie.<br />

— Qu'ai-je fait! s'écria-t-il, incapab<strong>le</strong> de dissimu<strong>le</strong>r plus<br />

longtemps sa terreur et son désespoir.<br />

— Mon Dieu!... reprit Salviat d'un air indiffèrent, v<strong>ou</strong>s avez<br />

commis une petite bêtise qui v<strong>ou</strong>s fera faire connaissance avec<br />

un des premiers établissements de l'Etat si v<strong>ou</strong>s refusez la<br />

planche de salut qui v<strong>ou</strong>s est offerte... Cette histoire a commencé<br />

par une scène tragique, el<strong>le</strong> peut, si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z,<br />

finir comme une comédie b<strong>ou</strong>rgeoise !


— 270 —<br />

— Monsieur Maxime, dit Marcel<strong>le</strong>, je ne veux pas exiger de<br />

v<strong>ou</strong>s une réponse immédiate, au contraire, je veux v<strong>ou</strong>s laisser<br />

<strong>le</strong> temps de la réf<strong>le</strong>xion. . Dans trois j<strong>ou</strong>rs, mon frère ira v<strong>ou</strong>s<br />

tr<strong>ou</strong>ver et v<strong>ou</strong>s demandera la résolution que v<strong>ou</strong>s aurez prise<br />

...Jusque là... n<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s importunerons pas. . Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />

promets... Mais, messieurs, continua la jeune femme, n<strong>ou</strong>s devons<br />

rejoindre mes invités, et, p<strong>ou</strong>r que personne ne puisse se<br />

d<strong>ou</strong>ter de ce qui vient de se passer, n<strong>ou</strong>s rentrerons au salon<br />

comme n<strong>ou</strong>s en sommes sortis, c'est-à-dire t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s trois en<br />

semb<strong>le</strong>.<br />

Maxime se <strong>le</strong>va par un m<strong>ou</strong>vement automatique, Marcel<strong>le</strong><br />

prit <strong>le</strong> bras de son frère et t<strong>ou</strong>s trois allèrent rejoindre la so<br />

ciété.<br />

Une scène d'un autre genre se j<strong>ou</strong>ait pendant ce temps-là<br />

dans une autre partie de la maison, à l'entrée d'un petit escalier<br />

qui con<strong>du</strong>isait à l'office, et au bas <strong>du</strong>quel se tr<strong>ou</strong>vait un<br />

petite pièce obscure, qui servait de vestiaire.<br />

Deux personnages étaient arrêtés devant cette porte et causaient<br />

à voix basse.<br />

Ces deux hommes étaient Mac-Bell et Crampon<br />

— Crois-tu que cela réussisse ? demandait ce dernier.<br />

— Mil<strong>le</strong> diab<strong>le</strong>s ! il faut essayer, répondit ce dernier.<br />

— Tonnerre'... Mil<strong>le</strong> francs .. c'est cela qui va faire <strong>du</strong> bien<br />

à ma b<strong>ou</strong>rse !<br />

Mac-Bell frappa d<strong>ou</strong>cement à la porte.<br />

Un laquais vint <strong>ou</strong>vrir et demanda avec l'arrogance particulière<br />

aux gens de livrée :<br />

— Que demandez-v<strong>ou</strong>s ?... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez sans d<strong>ou</strong>te.<br />

— C'est ici que demeure mademoisel<strong>le</strong> Marcel<strong>le</strong> ? demanda<br />

Mac Bell en s'inclinant poliment,<br />

— Oui, répondit <strong>le</strong> laquais ; est-ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s imaginez<br />

p<strong>ou</strong>voir lui par<strong>le</strong>r ?<br />

— Non pas à el<strong>le</strong>, mais à l'un de ses invités... à monsieur<br />

<strong>le</strong> comte de Précigny ; v<strong>ou</strong>s m'obligeriez grandement en allant


<strong>le</strong> prévenir qu'un commissionnaire demande instamment à lui<br />

par<strong>le</strong>r.<br />

— Je vais <strong>le</strong> lui dire... mais., faites-moi <strong>le</strong> plaisir de rester<br />

dehors !<br />

— Volontiers, monsieur, répondit l'Ecossais en faisant deux<br />

pas en arrière.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta à demi-voix quand <strong>le</strong> domestique se fut éloi­<br />

gné:<br />

-Toi... si jamais tu me tombes dans <strong>le</strong>s mains!.. Mais il<br />

se tut en voyant revenir <strong>le</strong> laquais précédant <strong>le</strong> comte.<br />

— Voilà notre homme, fit-il à Crampon ; attention !<br />

— Comment!... c'est toi !... s'écria Précigny en reconnaissant<br />

l'Ecossais... Quel<strong>le</strong> imprudence !... Que veux-tu ?<br />

— Ah !... je suis presse !<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ? qu'y a-t-il ?<br />

— N<strong>ou</strong>s tenons <strong>Blondel</strong>... il passera un mauvais quart-<br />

d'heure !<br />

— Vraiment ! s'écria <strong>le</strong> comte, qui ne put dissimu<strong>le</strong>r la joie<br />

qu'il épr<strong>ou</strong>vait en songeant qu'il serait bientôt débarrassé de<br />

son plus grand ennemi.<br />

— Malheureusement n<strong>ou</strong>s avons <strong>du</strong> demander <strong>le</strong> conc<strong>ou</strong>rs<br />

de deux camarades sur <strong>le</strong>squels n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons compter, mais<br />

qui sont gens de précaution et qui ne feront pas un pas si<br />

d'ici à une heure je ne <strong>le</strong>ur compte pas mil<strong>le</strong> francs<br />

— Mil<strong>le</strong> francs!... c'est beauc<strong>ou</strong>p !...<br />

— Ils ne veu<strong>le</strong>nt rien en rabattre !..<br />

— Eh bien, <strong>le</strong>s voilà !... Et Maurice ?<br />

— Une fois que <strong>Blondel</strong> aura disparu, Maurice est en notre<br />

p<strong>ou</strong>voir... Ne devez-v<strong>ou</strong>s pas v<strong>ou</strong>s battre avec lui?<br />

— Oui, mais la chose est renvoyée; ma sœur, qui porte inté<br />

rèt à ce jeune homme, s'est jetée à mes gen<strong>ou</strong>x en me sup­<br />

pliant de l'épargner; j'ai dû lui promettre de <strong>le</strong> faire; je suis,<br />

par conséquent, obligé de m'en rapporter à toi,<br />

— Et v<strong>ou</strong>s faites bien !<br />

— 271 —


— 272 —<br />

— Tu as déjà manqué ton c<strong>ou</strong>p deux fois.<br />

— I1 n'en sera pas de même à la troisième !... Mais !... n'est-ce<br />

pas lui qui est là ? aj<strong>ou</strong>ta l'Ecossais en désignant une des fenêtres<br />

<strong>du</strong> salon.<br />

Le comte suivit <strong>le</strong> geste de Mac-Bell<br />

— En effet ! répondit-il. c'est bien lui. Que vient-il faire dans<br />

cette maison où il ne connaît personne excepté moi?<br />

— 11 ne vient certainement pas p<strong>ou</strong>r danser!<br />

— Non !... mais !... Voici une occasion qui se présente et dont<br />

il faut profiter... Connais-tu ma voiture?<br />

— Oui, répondit l'Ecossais.<br />

— El<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>ve dans la c<strong>ou</strong>r... Tu iras te poster vers la<br />

porte d'entrée; dès que tu verras paraître Maurice, tu <strong>le</strong> saisis<br />

avec l'aide de ton camarade, tu lui mets un m<strong>ou</strong>choir sur la<br />

b<strong>ou</strong>che p<strong>ou</strong>r ét<strong>ou</strong>ffer ses cris, tu <strong>le</strong> portes dans ma voiture et<br />

ta te lais con<strong>du</strong>ire où bon te semb<strong>le</strong>; <strong>le</strong> reste <strong>le</strong> regarde.<br />

— Compris, répondit laconiquement Mac-Bell : puis se t<strong>ou</strong>rnant<br />

vers Crampon, il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Viens, !... suis-moi !..<br />

Le comte étant rentré dans <strong>le</strong> salon aperçut bientôt Maurice;<br />

il se dirigea immédiatement de son côté et l'ayant abordé il lui<br />

dit :<br />

— Monsieur Maurice, je suis heureux de v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ver ici;<br />

p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s m'accorder deux minutes d'entretien ?<br />

— Très-volontiers, monsieur, répondit <strong>le</strong> jeune homme un<br />

peu surpris; je venais précisément p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s faire la même<br />

demande.<br />

— Je m'en d<strong>ou</strong>tais.<br />

— L'aj<strong>ou</strong>rnement de notre affaire me contrarie beauc<strong>ou</strong>p<br />

— Moi de même.<br />

— Et je v<strong>ou</strong>lais...<br />

— Eh bien, fit Précigny en interrompant <strong>le</strong> jeune homme,<br />

si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z, n<strong>ou</strong>s allons al<strong>le</strong>r dans la c<strong>ou</strong>r où n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s<br />

proménerons en fumant un cigare ; n<strong>ou</strong>s y serons mieux p<strong>ou</strong>r


— 273<br />

par<strong>le</strong>r de notre affaire qu'ici au milieu de cette f<strong>ou</strong><strong>le</strong> curieuse<br />

et bavarde.<br />

Maurice s'inclina en signe d'assentiment<br />

— Je suis à votre service, répondit-il ; et ils sortirent <strong>du</strong><br />

salon au moment où Eugène Salviat en sortait aussi p<strong>ou</strong>r ren<br />

trer chez lui.<br />

Quand ce dernier arriva dans la c<strong>ou</strong>r où se tr<strong>ou</strong>vaient <strong>le</strong>s<br />

voitures des invités il aperçut un tumulte, quelque chose<br />

comme une querel<strong>le</strong>.<br />

Il s'approcha et vit deux hommes qui en portaient un autre<br />

auquel on avait n<strong>ou</strong>é un m<strong>ou</strong>choir sur la b<strong>ou</strong>che et se débattait<br />

comme un f<strong>ou</strong> furieux.<br />

Ces deux hommes s'approchèrent d'une voiture et y firent<br />

entier l'homme qui se débattait.<br />

— Qu'y a-t-il donc? demanda Salviat.<br />

Crampon, qui était déguisé en porteur d'eau, répondit d'un<br />

air de commisération :<br />

— C'est un jeune homme qui vient d'avoir une attaque de<br />

nerfs, n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> recon<strong>du</strong>isons chez lui.<br />

Un s<strong>ou</strong>pçon traversa l'esprit de Salviat. Il suivit des yeux <strong>le</strong>s<br />

deux hommes, il <strong>le</strong>s vit prendre place dans la voiture et il en<br />

tendit Mac-Bell dire au cocher.<br />

— Barrière <strong>du</strong> Trône.<br />

Puis la voiture passant au-dess<strong>ou</strong>s d'un réverbère, Salviat<br />

reconnut non-seu<strong>le</strong>ment Mac-Bell et Crampon, mais encore<br />

Maurice.<br />

— Maurice ! fit-il avec un m<strong>ou</strong>vement de terreur ; Maurice<br />

entre <strong>le</strong>s mains de ces misérab<strong>le</strong>s !<br />

Il hésita un moment...; suivre la voiture était impossib<strong>le</strong>,<br />

el<strong>le</strong> avait sur lui trop d'avance ; il ne lui restait qu'à se mettre<br />

immédiatement à la recherche de <strong>Blondel</strong> p<strong>ou</strong>r lui apprendre<br />

ce qui venait de se passer.<br />

Ce n'était pas chose faci<strong>le</strong>, mais un hasard providentiel fit<br />

que Salviat <strong>le</strong> rencontra au b<strong>ou</strong>t d'un moment.<br />

20


— Eh bien, qu'y a-t-il ? demanda <strong>Blondel</strong>.<br />

— Maurice Dubreuil!... fit Salviat.<br />

— Maurice!... s'écria <strong>Blondel</strong>; où est-il?<br />

— I! vient d'être en<strong>le</strong>vé!<br />

— Par qui ?<br />

— Par Mac-Bell et Crampon!<br />

— Encore eux ! rugit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Et ils ont pris la voiture <strong>du</strong>. comte de Précigny.<br />

— Lui ! t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs lui ! Oh! quel malheur !...,. quel<br />

malheur!<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta d'un air désespéré :<br />

— Ils vont mu <strong>le</strong> tuer!... mais non, n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> sauverons!...<br />

n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> sauverons !... Tu es mon ami, n'est-ce pas ? Eh bien<br />

voilà l'occasion de me pr<strong>ou</strong>ver ton amitié!<br />

— Que faut-il faire?<br />

— Attends!... laisse-moi assemb<strong>le</strong>r mes idéesl... j'ai comme<br />

un vertige !... où ont-ils con<strong>du</strong>it Maurice ?<br />

— Je n'en sais rien!<br />

— Il faut <strong>le</strong> déc<strong>ou</strong>vrir.<br />

— Ils ont dit au cocher : « Barrière <strong>du</strong> Trône!»<br />

<strong>Blondel</strong> p<strong>ou</strong>ssa une exclamation.<br />

— Barrière <strong>du</strong> Trône, dis-tu ?<br />

— Oui.<br />

— Bon!... c'est, t<strong>ou</strong>t ce que je veux savoir, as-tu des armes!<br />

— J'ai deux pisto<strong>le</strong>ts et mon c<strong>ou</strong>teau.<br />

— Cela suffit; partons; n<strong>ou</strong>s n'avons pas une minute à<br />

perdre.<br />

— Et où allons-n<strong>ou</strong>s ?<br />

— 274 —<br />

— Tu me demandes où n<strong>ou</strong>s allons?... Ec<strong>ou</strong>te, Salviat, il<br />

faut que n<strong>ou</strong>s soyons dans un quart-d'heure à la Barrière <strong>du</strong><br />

Trône, chez Lebuteux, l'ancien b<strong>ou</strong>rreau <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.


— 275 —<br />

CHAPITRE XXII<br />

L'arrestation.<br />

— Tu as compris, Roquet! malheur à toi. si tu dis jamais<br />

un mot à personne de ce qui se passera ici cette nuit et si tu<br />

hésites seu<strong>le</strong>ment une minute à n<strong>ou</strong>s aider , il y aura là cinq<br />

<strong>ou</strong> six gaillards qui ne feront pas tant de façon p<strong>ou</strong>r te fermer<br />

<strong>le</strong> bec s'il <strong>le</strong> faut<br />

— Bon. bon, je sais ce que j'ai à faire.<br />

Ce dialogue avait lieu entre Lebuteux et Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci demanda après un moment de si<strong>le</strong>nce;<br />

— Il y a donc quelque chose cette nuit:<br />

— Oui, répondit Lebuteux.<br />

— Y aura-t-il de l'argent ?<br />

— Peut-être.<br />

— De qui s'agit-il ?<br />

— Du brigand qui m'a volé! fit Lebuteux en faisant un geste<br />

de menace.<br />

Cé<strong>le</strong>ste s'approcha de lui et lui demanda non sans frissonner<br />

:<br />

— Qui est-ce qui est chargé de l'affaire?<br />

— L'Ecossais, Crampon et moi.<br />

— V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez en venir à b<strong>ou</strong>t, mais je v<strong>ou</strong>s conseil<strong>le</strong> de<br />

cendre des précautions, <strong>Blondel</strong> a la vie <strong>du</strong>re et c'est un<br />

homme solide !<br />

— Oh !... n<strong>ou</strong>s avons notre plan.<br />

— Quel est-il ?


— 276 -<br />

— Je tends une corde à la porte en dehors, et à un pied<br />

environ de terre, quand la porte s'<strong>ou</strong>vre, <strong>Blondel</strong> s'avance p<strong>ou</strong>r<br />

entier sans voir la corde qui <strong>le</strong> fait tomber en avant, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s<br />

précipitons t<strong>ou</strong>s trois sur lui, et n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s en rendons faci<strong>le</strong>­<br />

ment maîtres.<br />

— Ce n'est mal pas imaginé.<br />

Cette conversation avait lieu dans la cabane de Lebuteux;<br />

la porte était fermée et verr<strong>ou</strong>illée, <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>ts étaient éga<strong>le</strong>ment<br />

fermés et fixés au moyen de crochets de fer.<br />

— Il me paraît singulier, fit Lebuteux au b<strong>ou</strong>t d'un moment<br />

que Mac-Bell et Crampon ne soient pas encore arrivés. Ils<br />

devraient être ici depuis un quart-d'heure !<br />

— Il faut espérer qu'ils ne se sont pas laisser prendre ! dit<br />

Cé<strong>le</strong>ste.<br />

— Ils ont dû partir <strong>du</strong> Cruchon et al<strong>le</strong>r faire une affaire<br />

p<strong>ou</strong>r un personnage ; ils ne c<strong>ou</strong>rent aucun danger.<br />

— Ec<strong>ou</strong>te ! fit t<strong>ou</strong>t-à-c<strong>ou</strong>p Cé<strong>le</strong>ste.<br />

T<strong>ou</strong>s deux prêtèrent l'oreil<strong>le</strong> et entendirent un bruit s<strong>ou</strong>rd<br />

qui paraissait se rapprocher.<br />

— On dirait une voiture ! dit la femme.<br />

— Oui! répondit Lebuteux, qu'est-ce que cela signifie?<br />

— Es-tu inquiet?<br />

— Si c'était <strong>Blondel</strong> !<br />

— C'est vrai !... n<strong>ou</strong>s sommes trop faib<strong>le</strong>s à n<strong>ou</strong>s deux, et si<br />

<strong>le</strong>s autres arrivent ensuite ce sera trop tard, il se tiendra sur<br />

ses gardes.<br />

— Et l'affaire sera manquée ! aj<strong>ou</strong>ta Lebuteux d'un air de<br />

dépit.<br />

Cé<strong>le</strong>ste prêta de n<strong>ou</strong>veau l'oreil<strong>le</strong>.<br />

— La voiture s'arrête devant la maison, fit-el<strong>le</strong>.<br />

— Qu'est-ce que cela peut bien être? demanda Lebuteux,<br />

— Regarde!<br />

Lebuteux <strong>ou</strong>vrit la porte.<br />

La nuit était noire et l'on ne p<strong>ou</strong>vait pas distinguer à plus


de cinq pas devant soi ; cependant au b<strong>ou</strong>t d'une minute il crut<br />

apercevoir un gr<strong>ou</strong>pe qui s'avançait; en même temps il entendit<br />

des voix parmi <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il crut reconnaître cel<strong>le</strong> de Mac-Bell<br />

Le gr<strong>ou</strong>pe s'étant approché de la porte, Lebuteux vit en effet<br />

qu'il ne s'était pas trompé et reconnut l'Ecossais et Crampon<br />

qui portaient dans <strong>le</strong>urs bras une troisième personne.<br />

— Qu'est-ce que v<strong>ou</strong>s avez là ? demanda-t-il.<br />

— Laisse-n<strong>ou</strong>s entrer, n<strong>ou</strong>s causerons ensuite, répondit<br />

Mac-Bell.<br />

La voiture était repartie et après que t<strong>ou</strong>s furent entrés dans<br />

la cabane, Lebuteux en referma la porte qu'il verr<strong>ou</strong>illa avec<br />

soin.<br />

— 277 —<br />

Pendant ce temps Mac-Bell avait dégagé Maurice de ses liens<br />

et <strong>du</strong> m<strong>ou</strong>choir qu'il avait sur la b<strong>ou</strong>che.<br />

Misérab<strong>le</strong>s ! s'écria <strong>le</strong> jeune homme dès qu'il put par<strong>le</strong>r<br />

où m'avez v<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>it et que me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Avant t<strong>ou</strong>t, mon garçon, repartit l'Ecossais, je dois v<strong>ou</strong>s<br />

avertir de ne pas faire <strong>le</strong> méchant! N<strong>ou</strong>s sommes ici chez n<strong>ou</strong>s<br />

et.... il n'est pas prudent d'é<strong>le</strong>ver la voix !<br />

— Mais, reprit Maurice, que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s de moi?<br />

— Ne v<strong>ou</strong>s en d<strong>ou</strong>tez-v<strong>ou</strong>s pas un peu? fit Crampon.<br />

— Je ne v<strong>ou</strong>s connais pas. je ne v<strong>ou</strong>s ai jamais rien fait,<br />

comment v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s que je sache vos intentions!<br />

— Interrogez cette charmante personne, reprit Mac Bell en<br />

indiquant <strong>le</strong> roquet; el<strong>le</strong> se fera un véritab<strong>le</strong> plaisir de v<strong>ou</strong>s<br />

dire à quoi v<strong>ou</strong>s devez v<strong>ou</strong>s attendre!<br />

Maurice suivit des yeux <strong>le</strong> geste de l'Ecossais et il aperçut<br />

Cé<strong>le</strong>ste à qui il n'avait pas encore fait attention ; la vue de<br />

cette mégère lui fit faire un pas en arrière, il sentit un frisson<br />

de terreur sec<strong>ou</strong>er t<strong>ou</strong>t sen corps en voyant l'expression <strong>du</strong><br />

basse férocité répan<strong>du</strong>e sur la figure de cette femme.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci répondit par un regard ironique et un rire hideux<br />

vint contracter ses lèvres. Maurice sentit qu'il était per<strong>du</strong>.<br />

— Mon Dieu! ayez pitié de moi! murmura-t il en reculant


jusqu'au mur.... il comprit qu'on ne l'avait amené dans cette<br />

maison éio :<br />

gnée que p<strong>ou</strong>r se défaire de lui et qu'il valait mieux<br />

ne pas perdre c<strong>ou</strong>rage et vendre chèrement sa vie.<br />

Cé<strong>le</strong>ste se mit à ricaner en voyant la position que Maurice<br />

avait prise, <strong>le</strong> jeune homme se tr<strong>ou</strong>vait sur une trappe qui<br />

s'<strong>ou</strong>vrait par un secret qui n'était connu que d'el<strong>le</strong> et de Lebuteux.<br />

Maurice tenait à la main un petit c<strong>ou</strong>teau qu'il avait tiré<br />

de sa poche : c'était la seu<strong>le</strong> arme qu'il eût à sa disposition,<br />

et, prêt à t<strong>ou</strong>t, il éc<strong>ou</strong>ta ce que disaient ses meurtriers.<br />

— Il faut se décider, fit Mac Bell sans paraître prendre garde<br />

que Maurice éc<strong>ou</strong>tait ; il ne me coûte pas plus de lui planter<br />

mon c<strong>ou</strong>teau dans la gorge que de tordre <strong>le</strong> c<strong>ou</strong> à un p<strong>ou</strong><strong>le</strong>t...,<br />

il s'agit de prendre des précautions si n<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>lons pas<br />

avoir affaire avec la police.<br />

N<strong>ou</strong>s avons la cave! dit Lebuteux.<br />

Une bel<strong>le</strong> idée! reprit Mac-Bell d'un air sarcastique; ne<br />

comprends-tu donc pas que c'est par là que l'on commencera<br />

<strong>le</strong>s recherches !<br />

— Et <strong>le</strong> jardin ?<br />

— 278 —<br />

— Ils <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>ront de fond en comb<strong>le</strong>!<br />

— Alors n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> porterons dans la campagne, au milieu<br />

d'un champ.<br />

— C'est cela, mais à une certaine distance; à une demilieue<br />

d'ici, au moins.<br />

— Enten<strong>du</strong>!<br />

— Moi. reprit l'Ecossais je me charge de lui faire son affaire,<br />

<strong>le</strong>quel de v<strong>ou</strong>s deux se chargera de l'emporter?<br />

— Quant à moi. repartit Lebuteux, je croîs que je m'expose<br />

suffisamment en consentant à ce que ma maison soit <strong>le</strong> «théâtre<br />

<strong>du</strong> crime,» comme l'on dit à la c<strong>ou</strong>r d'assises.<br />

— Alors je m'en chargerai, moi, fit Crampon : puis il aj<strong>ou</strong>ta<br />

en s'adressant à Mac-Bell :<br />

— Puisque t<strong>ou</strong>t est ai rangé il faut en finir.


— Ce ne sera pas long, dit l'Ecossais en tirant de sa poche<br />

un long c<strong>ou</strong>teau qu'il <strong>ou</strong>vrit et qui fit entendre un bruit sec.<br />

Le <strong>le</strong>cteur peut se taire une idée de ce qui se passait dans<br />

l'esprit de Maurice qui n'avait per<strong>du</strong> ni un mot ni un geste de<br />

celte conversation.<br />

Appuyé au mur, <strong>le</strong> visage pâ<strong>le</strong>, il se voyait per<strong>du</strong> et sentait<br />

que c'en était fait, qu'il devait se résigner à regarder cette ca­<br />

bane comme son tombeau.<br />

Cette pensée ranima son c<strong>ou</strong>rage , il rec<strong>ou</strong>vra son sang-froid<br />

et prit la résolution de se défendre jusqu'au dernier s<strong>ou</strong>pir.<br />

L'Ecossais s'était <strong>le</strong>vé et se dirigeait vers <strong>le</strong> jeune homme<br />

son long c<strong>ou</strong>teau à la main.<br />

Cet homme à la stature colossa<strong>le</strong> et d'une force herculéenne<br />

était convaincu qu'il viendrait faci<strong>le</strong>ment à b<strong>ou</strong>t d'un enfant<br />

comme Maurice, et ne s'attendait à aucune résistance.<br />

11 n'était plus qu'à deux pas de sa victime et allait <strong>le</strong>ver <strong>le</strong><br />

bras p<strong>ou</strong>r frapper lorsque <strong>le</strong> jeune homme comprenant l'im­<br />

minence <strong>du</strong> danger s'élança contre Mac - Bell surpris par<br />

cette brusque attaque et lui porta un c<strong>ou</strong>p de son c<strong>ou</strong>teau au<br />

visage.<br />

Cela avait été fait avec tant de vivacité que l'Ecossais n'avait<br />

pas pu parer <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p ; Maurice avait repris sa position contre<br />

<strong>le</strong> mur ; Mac-Bell p<strong>ou</strong>ssa un jurement terrib<strong>le</strong> en essuyant<br />

avec la main <strong>le</strong> sang qui c<strong>ou</strong>lait de sa b<strong>le</strong>ssure.<br />

— Qu'est-ce que cela veut dire ? demanda Crampon.<br />

— Maudit chien !... cria l'Ecossais,... je ne vois plus rien i<br />

il m'a aveuglé !..<br />

— L'agneau paraît avoir des griffes, reprit Crampon, c'est<br />

bon à savoir.<br />

Puis s'adressant à Lebuteux et à Cé<strong>le</strong>ste il <strong>le</strong>ur dit :<br />

— Allons, finissons la comédie!... Il n<strong>ou</strong>s faut venger Mac-<br />

Bell 1... voyons, à l'<strong>ou</strong>vrage '<br />

— 279 —<br />

T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s trois s'approchèrent de n<strong>ou</strong>veau de Maurice qui<br />

brandissait <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau avec <strong>le</strong>quel il avait frappé l'Ecossais.


— 280 —<br />

Le jeune homme était immobi<strong>le</strong>, son regard flamboyait,<br />

décidé à vendre chèrement sa vie, il se jeta sur Crampon.<br />

Au même moment des c<strong>ou</strong>ps répétés ébranlèrent <strong>le</strong> vo<strong>le</strong>t de<br />

l'une des fenêtres qui ne tarda pas à tomber en éclats et deux<br />

hommes sautèrent dans la cabane.<br />

Crampon et Lebuteux avaient été forcés de se ret<strong>ou</strong>rner au<br />

bruit et d'abandonner l'attaque.<br />

<strong>Les</strong> deux hommes qui venaient de pénétrer par la fenêtre<br />

étaient Blonde! et Salviat.<br />

— Le voilà ! s'était écrié <strong>Blondel</strong> en apercevant Maurice,<br />

n<strong>ou</strong>s arrivons à temps i<br />

El il v<strong>ou</strong>lut s'élancer vers lui.<br />

Crampon lui barra <strong>le</strong> passage.<br />

Lebuteux, de son côté, avait attaqué Salviat qui avait en lui<br />

un rude adversaire.<br />

Alors commença un combat terrib<strong>le</strong>, comme <strong>le</strong>s bêtes sau­<br />

vages peuvent seu<strong>le</strong>s en donner des exemp<strong>le</strong>s.<br />

Lebuteux et Crampon étaient de solides gaillards, mais ils<br />

n'avaient ni la s<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>sse et l'agilité de Salviat, ni la force<br />

musculaire de <strong>Blondel</strong>.<br />

T<strong>ou</strong>t ce qui tombait s<strong>ou</strong>s la main des combattants devenait<br />

une arme, il se servaient même de <strong>le</strong>urs dents et de <strong>le</strong>urs<br />

ong<strong>le</strong>s.<br />

<strong>Blondel</strong> avait enfin réussi à saisir <strong>le</strong> bras de Crampon et <strong>le</strong><br />

lui avait brisé, Crampon lui-même gisait éten<strong>du</strong> sur <strong>le</strong> sol:<br />

Salviat, de son côté, tenait Lebuteux par la gorge et l'avait<br />

forcé à demander grâce d'une voix étranglée.<br />

T<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p un cri retentit dans la hutte et <strong>Blondel</strong>, en<br />

se ret<strong>ou</strong>rnant, vit que Maurice avait disparu.<br />

Cependant <strong>le</strong>s portes étaient fermées ; <strong>le</strong> jeune homme ne<br />

p<strong>ou</strong>vait pas être sorti !... qu'était-il donc devenu?...<br />

<strong>Blondel</strong> jeta <strong>le</strong>s yeux sur Cé<strong>le</strong>ste et vit qu'un hideux s<strong>ou</strong>rire<br />

apparaissait sur ses lèvres desséchées.


Sec<strong>ou</strong>rs, au moment fatal.


— 281 —<br />

— Où est-il?... Qu'en as-tu fait ?... s'écria-t-il d'une voix<br />

irritée.<br />

La mégère ne répondit pas.<br />

<strong>Blondel</strong> se précipita vers el<strong>le</strong> et lui saisissant <strong>le</strong> bras il la<br />

sec<strong>ou</strong>a vio<strong>le</strong>mment en répétant :<br />

— Par<strong>le</strong>! où est-il?... tu lésais!<br />

Le même si<strong>le</strong>nce fut sa réponse.<br />

— N<strong>ou</strong>s allons voir s'il n'y a pas moyen de te faire par<strong>le</strong>r!<br />

fit <strong>Blondel</strong> en dirigeant sur la vieil<strong>le</strong> femme <strong>le</strong> canon de son<br />

pisto<strong>le</strong>t ; mais Salviat <strong>le</strong> retint.<br />

— Eh bien ? demanda-t-il en fronçant <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rcil.<br />

— Chut! fit Salviat.<br />

— Qu'y a-t-il?<br />

— Ec<strong>ou</strong>te!<br />

Lebuteux, Crampon et Mac-Bell prêtèrent éga<strong>le</strong>ment l'oreil<strong>le</strong>.<br />

En effet on entendit comme <strong>le</strong>s pas d'une personne s'approchant<br />

d<strong>ou</strong>cement de la cabane.<br />

S<strong>ou</strong>dain <strong>Blondel</strong> se frappa <strong>le</strong> front avec désespoirs et pâtit.<br />

— Qu'as-tu? demanda Salviat qui avait vu ce geste.<br />

— N<strong>ou</strong>s sommes pris ! fit <strong>Blondel</strong> à voix basse.<br />

— Tu sais donc ce qu'il y a dehors ?<br />

C'est la police !<br />

— Mais comment sait-el<strong>le</strong>...<br />

— Ah! .. j'ai <strong>ou</strong>blié que je l'avais informée, je v<strong>ou</strong>lais me<br />

débarrasser de ces trois hommes.<br />

— Il faut n<strong>ou</strong>s défendre !<br />

— Impossib<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s agents sont en nombre... et préparés à la<br />

résistance.... Je ne vois qu'un moyen et p<strong>ou</strong>r moi seul.<br />

Ces quelques mots avaient été échangés à voix basse en<br />

moins de temps qu'il n'en faut p<strong>ou</strong>r l'écrire.<br />

f<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p on frappa à la porte et Lebuteux, Crampon et<br />

l'Ecossais se regardèrent avec terreur.<br />

Eh bien, quoi ! c'est la police.... et après ? fit <strong>Blondel</strong>


— 282 —<br />

il faut se s<strong>ou</strong>mettre!... si v<strong>ou</strong>s me promettez de ne pas me<br />

trahir, je v<strong>ou</strong>s donne ma paro<strong>le</strong> que dans un mois v<strong>ou</strong>s êtes<br />

libres.<br />

— Mais, dit Crampon, ne p<strong>ou</strong>rrions-n<strong>ou</strong>s pas n<strong>ou</strong>s dé<br />

fendre ?<br />

— Essayez, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z !<br />

Pendant ce temps la porte avait été ébranlée par des c<strong>ou</strong>p?<br />

répétés et vio<strong>le</strong>nts, el<strong>le</strong> finit par s'<strong>ou</strong>vrir et une d<strong>ou</strong>zaine d'agents<br />

pénétrèrent immédiatement dans la cabane.<br />

Un petit vieillard <strong>le</strong>s suivait, <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rire sur <strong>le</strong>s lèvres et en<br />

se frottant <strong>le</strong>s mains d'un air satisfait.<br />

— Papa Fichet?... balbutia Lebuteux effaré.<br />

<strong>Les</strong> regards de Crampon et de Mac-Bell se dirigèrent alors<br />

sur <strong>le</strong> vieillard et une exclamation de rage s'échappa de <strong>le</strong>urs<br />

lèvres.<br />

— Avez-v<strong>ou</strong>s donc envie de ret<strong>ou</strong>rner à T<strong>ou</strong>lon? s'écria<br />

Crampon d'une voix criarde en s'adressant à ces deux complices.<br />

— Non. non! répondirent ensemb<strong>le</strong> <strong>le</strong>s deux bandits<br />

— Alors en avant' reprit Crampon.<br />

Et il fit un m<strong>ou</strong>vement p<strong>ou</strong>r se jeter sur <strong>le</strong>s agents en brandissant<br />

un long c<strong>ou</strong>teau qu'il tenait à la main et en p<strong>ou</strong>ssant<br />

un hur<strong>le</strong>ment.<br />

<strong>Les</strong> agents n'avaient pas fait un m<strong>ou</strong>vement, seu<strong>le</strong>ment ils<br />

avaient t<strong>ou</strong>s j <strong>le</strong>s mains dans <strong>le</strong>s poches de <strong>le</strong>urs pantalons,<br />

lorsque papa Fichet commanda;<br />

— Feu ! sur <strong>le</strong> premier qui fait un pas de plus!<br />

Au même moment <strong>le</strong>s bandits virent <strong>le</strong>s canons de d<strong>ou</strong>ze<br />

pisto<strong>le</strong>ts braqués sur eux.<br />

Cette vue suffit p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s cl<strong>ou</strong>er au sol.<br />

— Ah ! mes petits agneaux! fit papa Fichet en s'approchant<br />

des trois complices, v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z pas être sages? v<strong>ou</strong>s voûtez<br />

faire de la peine à papa Fichet?... Je vois ce que c'est: !e<br />

séj<strong>ou</strong>r de Paris commence à v<strong>ou</strong>s ennuyer et v<strong>ou</strong>s avez envie


— 283-<br />

de ret<strong>ou</strong>rner pendant quelques temps à T<strong>ou</strong>lon où l'on respire<br />

un air pur, où la n<strong>ou</strong>rriture est excel<strong>le</strong>nte et saine, <strong>le</strong> genre<br />

de vie régulier et des chaînes qui sont <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> de l'union!...<br />

Et puis on marche très-bien deux à deux !<br />

— Est-ce que tu n'aurais pas envie de lui envoyer une bal<strong>le</strong><br />

dans la tête ? fit Salviat à voix basse.<br />

— N<strong>ou</strong>s ne sommes pas en force, repartit <strong>Blondel</strong>. cela ne<br />

réussirait qu'à n<strong>ou</strong>s envoyer à l'échafaud et il faut que je reste<br />

ici p<strong>ou</strong>r sauver Maurice.<br />

— Voyons, reprit papa Fichet, si n<strong>ou</strong>s faisions connaissance,<br />

<strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r mieux dire, si n<strong>ou</strong>s ren<strong>ou</strong>velions connaissance.<br />

Puis il se mit à <strong>le</strong>s considérer l'un après l'autre<br />

— Tiens! dit-il, voici Mac-Bell. surnommé l'Ecossais; puis<br />

Crampon... puis Lebuteux... <strong>le</strong> «Roquet»; t<strong>ou</strong>s d'anciennes<br />

connaissances que je suis enchanté de retr<strong>ou</strong>ver.<br />

— Et ces deux-ci?., aj<strong>ou</strong>ta-t-il en s'approchant de <strong>Blondel</strong>.<br />

En reconnaissant ce dernier il ne put s'empêcher de p<strong>ou</strong>sser<br />

une exclamation en é<strong>le</strong>vant <strong>le</strong>s deux mains d'un air stupéfait.<br />

— Barig<strong>ou</strong>l!... fit-il enfin; Barig<strong>ou</strong>l!... Comment v<strong>ou</strong>s<br />

êtes ici?... au milieu de cette bande de brigands?<br />

— V<strong>ou</strong>s voyez que j'ai tenu ma paro<strong>le</strong>? répondit <strong>Blondel</strong> en<br />

prenant l'accent gascon.<br />

— Et votre femme, mon ami ?<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes bien bon, monsieur, el<strong>le</strong> va très-bien, j'ai laissé<br />

<strong>le</strong> docteur à ses côtés.<br />

— Allons, tant mieux ; j'ai aussi tenu ma paro<strong>le</strong> et v<strong>ou</strong>s<br />

al<strong>le</strong>z être délivré !... mais!.... je ne vois pas celui que v<strong>ou</strong>s<br />

m'aviez promis de me faire tr<strong>ou</strong>ver!<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z dire <strong>Blondel</strong>?<br />

— Oui,... <strong>Blondel</strong>. !<br />

<strong>Blondel</strong> s<strong>ou</strong>rit d'un air malicieux, cligna de l'œil et dit en<br />

montrant Salviat.<br />

— Et celui-là, p<strong>ou</strong>r qui <strong>le</strong> prenez-v<strong>ou</strong>s?


— 284 —<br />

— C'est lui? demanda papa Fichet<br />

— Certainement.<br />

— Mais cette c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur!... cette figure?<br />

— N'est-ce pas cela? .. Lavez-<strong>le</strong> un peu et v<strong>ou</strong>s verrez que<br />

s<strong>ou</strong>s cette c<strong>ou</strong>che de c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur qui <strong>le</strong> transforme en .un marquis<br />

mexicain <strong>du</strong> nom de Santa Croce se cache <strong>le</strong> vrai <strong>Blondel</strong> qui<br />

s'est évadé de T<strong>ou</strong>lon il y a peu de temps !<br />

Le vieil agent considérait Salviat ; un s<strong>ou</strong>pçon lui était venu.<br />

La chose ne lui paraissait pas claire. Il lui semblait étrange<br />

que <strong>le</strong>s bandits gardassent <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce en présence de <strong>le</strong>ur dénonciateur:<br />

puis il aperçut sur <strong>le</strong>s habits de <strong>Blondel</strong> des taches<br />

de sang qu'il n'avait pas aperçues t<strong>ou</strong>t d'abord!... En un, mot<br />

t<strong>ou</strong>t cela lui semblait l<strong>ou</strong>che.<br />

Cependant rien ne vient trahir sa pensée, il fit un signe à ses<br />

agents.<br />

— V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez avoir raison! dit-il à <strong>Blondel</strong> en lui tendant<br />

la main : c'est à v<strong>ou</strong>s mon cher Barig<strong>ou</strong>l, que je suis redevab<strong>le</strong><br />

de cette capture.<br />

<strong>Blondel</strong> avait pris sans défiance la main que papa Fichet<br />

lui avait ten<strong>du</strong>e, mais il frémit en sentant que <strong>le</strong> vieillard <strong>le</strong><br />

tenait serré et ne <strong>le</strong> lâchait pas.<br />

Un c<strong>ou</strong>p d'œil avait suffit à ce dernier p<strong>ou</strong>r constater que son<br />

interlocuteur avait une cicatrice au poignet.<br />

Un sentiment de satisfaction se peignit immédiatement sur<br />

sa physionomie.<br />

— Allons ! fit-il gaiement, tu es un garçon habi<strong>le</strong>, je dois<br />

l'av<strong>ou</strong>er!<br />

— Comment, monsieur Fichet?<br />

— Voyons, mon cher <strong>Blondel</strong>, à bas <strong>le</strong> masque!<br />

— Mais!<br />

— Assez comme cela !... je <strong>le</strong> répète, il s'en est peu fallu que<br />

je me laisse attraper !<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en s'adressant aux autres bandits :<br />

— Ah! mes enfants! jamais je ne me suis senti si heureux!


Je l'av<strong>ou</strong>e !... la rencontre de <strong>Blondel</strong> me fait plus plaisir à el<strong>le</strong><br />

seu<strong>le</strong> que t<strong>ou</strong>te votre bande ! Et maintenant je me vois<br />

forcé, bien à regret, de v<strong>ou</strong>s prier de mettre ces c<strong>ou</strong>teaux de<br />

côté et de v<strong>ou</strong>s laisser agrafer ces brace<strong>le</strong>ts qui v<strong>ou</strong>s préserve­<br />

ront <strong>du</strong> froid.<br />

La vue des pisto<strong>le</strong>ts fit sentir aux bandits que t<strong>ou</strong>te résis<br />

tance était inuti<strong>le</strong>.<br />

Moins de dix minutes plus tard ils étaient t<strong>ou</strong>s emmenottés.<br />

Pendant ce temps, <strong>Blondel</strong> s'était approché de Cé<strong>le</strong>ste et lu'<br />

avait dit à voix basse :<br />

— Il faut que tu me dises où il est ; prends garde !<br />

— Oh ! je ne te crains pas !<br />

— 285 —<br />

— Je sortirai bientôt de prison, je reviendrai, et alors !...<br />

— Non !... répondit la vieil<strong>le</strong> : tu as volé l'argent de Lebu­<br />

teux, cet argent serait à moi maintenant!.. Non!... Tu ne<br />

sauras rien Ce sera ma vengeance !<br />

— Et maintenant en r<strong>ou</strong>te ! commanda <strong>le</strong> vieux Fichet.<br />

<strong>Blondel</strong> <strong>du</strong>t se mettre en r<strong>ou</strong>te entre deux agents, <strong>le</strong> cœur<br />

p<strong>le</strong>in d'angoisse au sujet de Maurice.<br />

CHAPITRE XXIII<br />

T<strong>ou</strong>lon. - Valnoir.<br />

La t chaîne » que n<strong>ou</strong>s avons laissée sur <strong>le</strong> chemin de T<strong>ou</strong>lon<br />

arrivait à sa destination.


— 286 —<br />

C'est une. soir <strong>du</strong> vingtième j<strong>ou</strong>r de marche et la plupart des<br />

forçats qui composaient <strong>le</strong> détachement étaient accablés, mora<strong>le</strong>ment<br />

et physiquement.<br />

Quant à Miche<strong>le</strong>tte, el<strong>le</strong> avait vaillamment supporté la fatigue;<br />

son am<strong>ou</strong>r lui en avait donne la force et <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage.<br />

Le dév<strong>ou</strong>ement dont el<strong>le</strong> avait fait preuve à l'égard de Joseph<br />

avait mainte fois excité l'admiration des autres forçats dont<br />

aucun ne s'était plus permis la moindre paro<strong>le</strong> inconvenante,<br />

une partie de ce sentiment rejaillit sur <strong>le</strong> malheureux jeune<br />

homme qui avait fini par inspirer de la pitié et de la sympa­<br />

thie à ses compagnons d infortune.<br />

En arrivant, une profonde tristesse s'empara <strong>du</strong> cœur des<br />

deux jeunes gens ; ils se savaient au b<strong>ou</strong>t de <strong>le</strong>ur pénib<strong>le</strong><br />

voyage et à un moment auquel ils n'avaient jamais songé qu'a­<br />

vec désespoir : <strong>le</strong> moment de la séparation.<br />

Ce fut une scène d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuse ; Miche<strong>le</strong>tte ne p<strong>ou</strong>vait s'arra-<br />

cher des bras de Joseph : p<strong>ou</strong>r la première fois el<strong>le</strong> sentit son<br />

c<strong>ou</strong>rage l'abandonner.<br />

— Joseph !... mon pauvre Joseph ! disait-el<strong>le</strong> en sanglotant,<br />

je ne sais ce qui t'attend derrière ces murs, mais ce doit être<br />

terrib<strong>le</strong> ! Promets-moi de ne pas te laisser abattre, de ne pas<br />

perdre c<strong>ou</strong>rage !... Ce serait la mort p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s deux ! Pense à<br />

ton innocence, à mon am<strong>ou</strong>r et à la miséricorde <strong>du</strong> bon Dieu,<br />

qui permettra sans d<strong>ou</strong>te qu'un j<strong>ou</strong>r la vérité soit reconnue!<br />

— Oui ! répondit Joseph ; je te <strong>le</strong> promets ! que peuvent<br />

être <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances qui m'attendent encore auprès de cel<strong>le</strong>s que<br />

j'ai déjà supportées?... J'aurai la consolation de penser que tu<br />

n'es pas loin et que tu pries p<strong>ou</strong>r moi !<br />

— C'est cela ! reprit Miche<strong>le</strong>tte en s<strong>ou</strong>riant au travers de ses<br />

larmes, penses t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ainsi. Et moi!... Oh ! je te <strong>le</strong> promets,<br />

je reviendrai bientôt te voir quoique je ne sache pas encore<br />

comment j'y parviendrai !<br />

Ils <strong>du</strong>rent enfin se séparer.<br />

Ils se donnèrent un dernier baiser et cinq minutes plus tard


— 287 —<br />

Joseph était entré dans <strong>le</strong> <strong>bagne</strong> dont la gril<strong>le</strong> s était l<strong>ou</strong>rde­<br />

ment refermée.<br />

Une heure après, <strong>le</strong>s n<strong>ou</strong>veaux arrivants avaient été con<strong>du</strong>its<br />

dans une grande sal<strong>le</strong> à moitié obscure où ils avaient dû dé­<br />

poser <strong>le</strong>urs vêtements p<strong>ou</strong>r revêtir l'uniforme des forçats qu'ils<br />

devaient garder jusqu'au j<strong>ou</strong>r de <strong>le</strong>ur libération.<br />

11 était huit heures lorsque cette opération fut terminée.<br />

Joseph et Baudrillart son compagnon de chaîne furent intro<br />

<strong>du</strong>its dans l'un des dortoirs.<br />

L'aspect de ce local causa une profonde impression sur <strong>le</strong><br />

jeune homme : un des côtés de cette sal<strong>le</strong> était garni d'un lit<br />

de camp p<strong>ou</strong>vant donner place à un certain nombre de con­<br />

damnés; au bord inférieur <strong>du</strong> lit on voyait une série d'anneaux<br />

fortement fixés au bois et auxquels on attache pendant la nuit<br />

<strong>le</strong>s chaînes des galériens, afin de prévenir t<strong>ou</strong>te tentative d'éva­<br />

sion, la place de chaque indivi<strong>du</strong> était marquée par une pail­<br />

lasse mince et d'environ dix huit p<strong>ou</strong>ces de largeur.<br />

Joseph n'eut pas <strong>le</strong> temps de considérer t<strong>ou</strong>t Cela, <strong>le</strong>s forçats<br />

se tenaient deb<strong>ou</strong>t au pied <strong>du</strong> lit, chacun devant sa place, à un<br />

c<strong>ou</strong>p de siff<strong>le</strong>t chacun s'étendit sur sa c<strong>ou</strong>che, Joseph fit comme<br />

<strong>le</strong>s autres et suivit l'exemp<strong>le</strong> de Baudrillart. qui était depuis<br />

longtemps au c<strong>ou</strong>rant <strong>du</strong> règ<strong>le</strong>ment <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

N<strong>ou</strong>s allons laisser <strong>le</strong> jeune homme goûter un peu de repos<br />

et n<strong>ou</strong>s suivrons Miche<strong>le</strong>tte.<br />

Après que la pauvre fil<strong>le</strong> eut vu Joseph disparaître et la porte<br />

<strong>du</strong> <strong>bagne</strong> se refermer, el<strong>le</strong> se mit immédiatement à la recherche<br />

d'un logement.<br />

Après plusieurs c<strong>ou</strong>rses, el<strong>le</strong> arriva dans une petite ruel<strong>le</strong><br />

écartée où el<strong>le</strong> vit une maison d'apparence modeste dans la­<br />

quel<strong>le</strong> il y avait des chambres à l<strong>ou</strong>er.<br />

El<strong>le</strong> entra et tr<strong>ou</strong>va une jeune fil<strong>le</strong> qui lui montra des appartements<br />

situés à des étages différents, mais aucun ne parut lui<br />

plaire


— 288 —<br />

— Ces pièces ne v<strong>ou</strong>s conviennent pas? demanda la jeune<br />

servante.<br />

— Non, répondit Miche<strong>le</strong>tte, t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fenêtres donnent sur<br />

la c<strong>ou</strong>r, c'est trop triste.<br />

— Cependant je v<strong>ou</strong>s assure que p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> prix v<strong>ou</strong>s ne tr<strong>ou</strong>verez<br />

pas mieux.<br />

— Je chercherai jusqu'à ce que je tr<strong>ou</strong>ve, répondit Miche<strong>le</strong>tte.<br />

Et el<strong>le</strong> allait s'éloigner, quand la servante lui dit:<br />

— N<strong>ou</strong>s avons bien encore un cabinet au dernier étage,<br />

mais personne n'en veut, malgré la modicité <strong>du</strong> prix: il y aune<br />

chose qui déplait à t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde.<br />

— Quoi donc?<br />

— La fenêtre donne <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> !<br />

— Vraiment ? fit Miche<strong>le</strong>tte<br />

— Oui, el<strong>le</strong> donne sur <strong>le</strong> port; on voit <strong>le</strong>s galères<br />

et sortir, et ce n'est pas un spectac<strong>le</strong> bien agréab<strong>le</strong>!<br />

— Je l<strong>ou</strong>e ce cabinet ! dit Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Comment... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z...<br />

— Oui... et voici un mois de loyer d'avance. Veuil<strong>le</strong>z m'y<br />

con<strong>du</strong>ire.<br />

— C'est un goût passab<strong>le</strong>ment singulier! murmurait la jeune<br />

servante en précédant Miche<strong>le</strong>tte dans l'escalier.<br />

Arrivée au dernier étage el<strong>le</strong> entra dans <strong>le</strong> cabinet que là<br />

servante venait d'<strong>ou</strong>vrir et en prit immédiatement en possession.<br />

A peine fut-el<strong>le</strong> seu<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lut <strong>ou</strong>vrir la fenêtre p<strong>ou</strong>r<br />

voir si la servante avait dit vrai, mais la nuit était venue,<br />

El<strong>le</strong> se décida alors à se mettre au lit et à attendre <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain.<br />

El<strong>le</strong> était brisée par la fatigue et l'émotion. Depuis un moi:<br />

el<strong>le</strong> n'avait pas dormi dans un lit El<strong>le</strong> commença à se désabil<br />

1er lorsque au moment d'en<strong>le</strong>ver sa robe, el<strong>le</strong> s'arrêta et |<br />

dans sa poche une petite boîte de laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> tira une cru<br />

de la légion d'honneur.<br />

El<strong>le</strong> la porta à ses lèvres avec recueil<strong>le</strong>ment et vénération.


— 289 —<br />

— Ah !... pensait-el<strong>le</strong> ; quel<strong>le</strong>s pensées réveil<strong>le</strong> en moi cette<br />

croix d'honneur que Joseph conservait comme une relique de<br />

son grand-père !. . Aussi longtemps qu'il saura que cette croix<br />

est dans mes mains il ne perdra pas c<strong>ou</strong>rage!... Oui, je la<br />

conserverai et la lui remettrai comme un talisman <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r de sa<br />

délivrance!<br />

Et el<strong>le</strong> suspendit cette croix à un cl<strong>ou</strong> au-dessus de son lit.<br />

Deux minutes plus tard el<strong>le</strong> se mettait au lit, croisait <strong>le</strong>s<br />

mains, fermait <strong>le</strong>s yeux et s'endormit d'un profond sommeil.<br />

El<strong>le</strong> ne r<strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s yeux que <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain au point <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r,<br />

se hâta de se <strong>le</strong>ver, alla à la fenêtre qu'el<strong>le</strong> <strong>ou</strong>vrit et vit en<br />

effet des galériens qui se rendaient au travail.<br />

Quand el<strong>le</strong> vit ces hommes revêtus de la livrée d'infamie, la<br />

tête rasée et acc<strong>ou</strong>plés deux par deux au moyen d'une chaîne<br />

dont <strong>le</strong> cliquetis se faisait entendre à chacun de <strong>le</strong>urs m<strong>ou</strong>vements,<br />

en pensant que son cher Joseph était parmi ces hommes<br />

lui. <strong>le</strong> brave, l'honnête, l'<strong>innocent</strong> Joseph, el<strong>le</strong> se sentit défaillir,<br />

et el<strong>le</strong> eut besoin de mut son c<strong>ou</strong>rage p<strong>ou</strong>r ne pas succomber à<br />

son désespoir<br />

El<strong>le</strong> put surmonter sa d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et s'arrachant au spectac<strong>le</strong><br />

qu'el<strong>le</strong> avait s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux el<strong>le</strong> acheva de se vêtir, el<strong>le</strong> sertit ensuite<br />

et se dirigea <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> port sans se d<strong>ou</strong>ter des obstac<strong>le</strong>s<br />

qui se dresseraient devant el<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> arriva devant une gril<strong>le</strong> où se tr<strong>ou</strong>vait une sentinel<strong>le</strong> qui.<br />

on <strong>le</strong> comprend, lui barra <strong>le</strong> passage sans éc<strong>ou</strong>ter ses supplications.<br />

El<strong>le</strong> parlait encore lorsqu'el<strong>le</strong> sentit, une main se poser sur<br />

son épau<strong>le</strong>.<br />

Effrayée el<strong>le</strong> se ret<strong>ou</strong>rna vivement, et se tr<strong>ou</strong>ve face à face<br />

avec un petit vieillard au visage décharné et osseux; il portait<br />

un habit usé jusqu'à la corde, mais de la plus minutieuse propreté,<br />

un bonnet lui servait de coiffure et ses pieds étaient<br />

chaussés de l<strong>ou</strong>rds s<strong>ou</strong>liers ferrés.<br />

21


— 290 —<br />

La physionomie de cet homme n'avait aucune expression Et<br />

son regard avait une mobilité extraordinaire.<br />

Miche<strong>le</strong>tte considéra cet homme pendant un instant, puis ell<br />

lui demanda :<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s de moi?<br />

— Je désire v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r.<br />

— Me connaissez-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Non, mais v<strong>ou</strong>s me paraissez malheureuse et v<strong>ou</strong>s m'ins­<br />

pirez de la compassion : v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z entrer là-dedans, n'est ce<br />

pas?<br />

— Oui?<br />

— P<strong>ou</strong>r y voir quelqu'un 1<br />

— Oui.<br />

— Est ce un <strong>ou</strong>vrier?<br />

— Non, c'est un <strong>condamné</strong>.<br />

Le vieillard fit deux pas en arrière.<br />

— Comment!... que dites-v<strong>ou</strong>s? fit-il d'un air profondément<br />

surpris.<br />

Miche<strong>le</strong>tte qui. comme la plupart des malheureux se sentait<br />

portée à raconter sa misère répondit:<br />

— Il s'agit d'un malheureux jeune homme qui est <strong>innocent</strong><br />

et qui néanmoins a été <strong>condamné</strong>!... Je v<strong>ou</strong>drai? lui par<strong>le</strong>rl<br />

Le vieillard qui n'avait pas cessé de fixer son regard sur <strong>le</strong><br />

yeux de la jeune fil<strong>le</strong>, hocha d<strong>ou</strong>cement la tête.<br />

— C'est singulier ! fit-il à demi-voix. On ne trompe pas <strong>le</strong><br />

vieux Caron et cependant cette enfant me paraît sincère!<br />

comment expliquer cela?<br />

Puis posant son doigt décharné sur son front il demanda<br />

encore :<br />

— Ainsi v<strong>ou</strong>s dites que ce jeune homme est <strong>innocent</strong>?<br />

— Oui, monsieur.<br />

— Comment se nomme-t-il?<br />

—Joseph Maréchal.<br />

— Maréchal, dites-v<strong>ou</strong>s?


- Oui.<br />

_ Est-il de St- Georges ?<br />

- Oui.<br />

_ Et v<strong>ou</strong>s êtes peut-être....<br />

— 291 —<br />

_ Moi?... mon nom est Salviat..<br />

Le petit vieillard se mit à rire d'un air sarcastique; puis s<strong>ou</strong>­<br />

dain il redevint sérieux, son front s'obscurcit et son regard de­<br />

vint sombre.<br />

- Oh! <strong>le</strong>s malheureux ! murmura-t-il; ils sont encore si<br />

jeunes., et ils p<strong>ou</strong>rraient vivre si heureux !...<br />

Miche<strong>le</strong>lte considérait avec étonnement cet homme mysté­<br />

rieux qui, jetant aut<strong>ou</strong>r de lui un regard anxieux, aj<strong>ou</strong>ta en<br />

frémissant de t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> corps :<br />

- Oh!... <strong>le</strong> crime !... <strong>le</strong> crime!...<br />

Miche<strong>le</strong>tte allait <strong>ou</strong>vrir la b<strong>ou</strong>che, mais <strong>le</strong> vieillard lui prit la<br />

main d'un air d'autorité et lui dit d'une voix s<strong>ou</strong>rde en lui<br />

montrant <strong>le</strong> <strong>bagne</strong> :<br />

- Voyez!... j'ai passé quarante années de ma jeunesse der­<br />

rière ces murail<strong>le</strong>s!... j'étais c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>, moi! Un moment de<br />

fureur... et <strong>le</strong> sang c<strong>ou</strong>la !... Oui !... j'ai tué mon père! p<strong>ou</strong>r une<br />

misérab<strong>le</strong> somme d'argent; et depuis quarante ans je suis<br />

t<strong>ou</strong>rmenté par <strong>le</strong> remords !... Auj<strong>ou</strong>rd'hui je suis libre !... mais<br />

je sommeil me fuit... mon cœur est torturé !.... nuit et j<strong>ou</strong>r j'ai<br />

devant <strong>le</strong>s yeux <strong>le</strong> cadavre <strong>du</strong> malheureux vieillard!... Ah!...<br />

Il crime!... <strong>le</strong> crime !...<br />

Et il se tut. de grosses g<strong>ou</strong>ttes de sueur perlaient sur son<br />

iront; une respiration oppressée s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vait sa poitrine.<br />

Miche<strong>le</strong>tte se sentit émue de pitié et v<strong>ou</strong>lut lui tendre la<br />

main.<br />

-Non, non, s'écria <strong>le</strong> malheureux, en faisant un pas en<br />

arrière ; non! ne me t<strong>ou</strong>chez pas!... 11 y a <strong>du</strong> sang sur mes<br />

mains!... Ne <strong>le</strong> voyez-v<strong>ou</strong>s pas?... Ne voyez-v<strong>ou</strong>s pas cette tache<br />

r<strong>ou</strong>ge?... Là!... Là!... Et j'ai beau me laver et m'essuyer el<strong>le</strong><br />

ne s'en va jamais!... el<strong>le</strong> est comme <strong>le</strong> remords!... el<strong>le</strong> ne me


— 292 —<br />

quitte pas!... el<strong>le</strong> me suit part<strong>ou</strong>t!... part<strong>ou</strong>t!.. Oh! mon<br />

Dieu !.. mon Dieu !<br />

Il s'arrêta, resta un instant pensif, puis il reprit:<br />

— Oh !... j'ai t<strong>ou</strong>t essayé !... je me suis intro<strong>du</strong>it furtivement<br />

dans <strong>le</strong>s églises p<strong>ou</strong>r me prosterner sur la pierre, j'ai prié Dieu<br />

de me pardonner!... Mais c'est impossib<strong>le</strong>!... Ensuite j'ai v<strong>ou</strong>lu<br />

conso<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s malheureux, faire des bonnes œuvres, eh bien cette<br />

consolation m'est refusée!... Je suis maudit!... Je porte malheur<br />

à t<strong>ou</strong>s ceux qui m'approchent!... Adieu, pauvre fil<strong>le</strong>!... Pensez<br />

quelquefois au vieux Car<strong>ou</strong> et à ses s<strong>ou</strong>ffrances.<br />

Et il s'éloigna rapidement sans jeter un regard sur Miche<strong>le</strong>tte<br />

qui demeura seu<strong>le</strong>, se demandant ce qu'el<strong>le</strong> devait penser Je<br />

cet homme.<br />

La pauvre jeune fil<strong>le</strong> <strong>du</strong>t reprendre <strong>le</strong> chemin de son loge­<br />

ment <strong>le</strong> cœur gros et sans avoir pu exécuter son dessein. La<br />

j<strong>ou</strong>rnée s'éc<strong>ou</strong>la <strong>le</strong>ntement, et, !a nuit venue, Miche<strong>le</strong>tte se mit<br />

au lit en pensant à Joseph et en formant <strong>le</strong> projet de t<strong>ou</strong>t<br />

tenter <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain p<strong>ou</strong>r arriver à son but.<br />

La nuit était, orageuse, de gros nuages noirs c<strong>ou</strong>raient au<br />

ciel et par instants <strong>le</strong>s rayons de la lune apparaissaient p<strong>ou</strong>:<br />

disparaître ensuite avec rapidité.<br />

Cette même nuit, deux chaises de poste c<strong>ou</strong>raient sur la r<strong>ou</strong>i:<br />

de Paris a T<strong>ou</strong>lon à une distance d'a peine un kilomètre l'une<br />

de l'autre<br />

A une lieue de T<strong>ou</strong>lon la première de ces voitures quitta<br />

la grande r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r prendre un chemin qui se dirigeait à<br />

gauche<br />

El<strong>le</strong> s'arrêta bientôt devant la gril<strong>le</strong> d'un château dont l'as<br />

pect éveillait dans l'âme un sentiment de tristesse et de mélan<br />

colie.<br />

Deux serviteurs s'étaient élancés à la rencontre de la chaise<br />

de poste et avaient <strong>ou</strong>vert la gril<strong>le</strong> qui donnait accès à une c<strong>ou</strong>r,<br />

spacieuse. La voiture s'arrèta devant la porte d'entrée et deux


— 293 —<br />

personnages en descendirent, ils tr<strong>ou</strong>vèrent dans <strong>le</strong> vestibu<strong>le</strong><br />

un laquais qui <strong>le</strong>s attendaient avec un flambeau à la main et<br />

qui <strong>le</strong>s précéda dans une sal<strong>le</strong> où se tr<strong>ou</strong>vait une tab<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>te<br />

dressée.<br />

Un autre domestique s'empressa de débarrasser <strong>le</strong>s deux<br />

arrivants de <strong>le</strong>urs manteaux et de <strong>le</strong>urs chapeaux, puis ces<br />

deux hommes se mirent à tab<strong>le</strong> et commencèrent à manger.<br />

Leur esprit était évidemment préoccupé, car ils gardaient <strong>le</strong><br />

si<strong>le</strong>nce et paraissaient plongés dans de profondes réf<strong>le</strong>xions<br />

Quand <strong>le</strong> repas fut terminé et lorsque <strong>le</strong> domestique qui avait<br />

apporté <strong>du</strong> café et des cigares se fut retiré, <strong>le</strong> plus âgé de ces<br />

deux hommes, qui n'était autre que <strong>le</strong> comte de Précigny,<br />

appuyant ses deux c<strong>ou</strong>des sur la tab<strong>le</strong>, rompit <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce en<br />

disant à son compagnon :<br />

— Savez-v<strong>ou</strong>s, mon cher Maxime, où n<strong>ou</strong>s sommes en ce<br />

moment?<br />

— Je l'ignore complétement, et je me s<strong>ou</strong>cie fort peu de <strong>le</strong><br />

savoir, répondit Maxime de Bresce. V<strong>ou</strong>s m'avez assuré qu'il<br />

était de mon intérêt de quitter Paris, ce que j'ai fait sans v<strong>ou</strong>s<br />

demander où v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>liez m'amener ni p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>s m'ar­<br />

rachiez ainsi brusquement à mes habitudes, je me suis laissé<br />

persuader et je v<strong>ou</strong>s ai suivi sans chercher à savoir <strong>le</strong> mot de<br />

cette énigme<br />

— Je ne v<strong>ou</strong>s ai pas dit quels étaient <strong>le</strong>s motifs qui me fai­<br />

saient agir, reprit <strong>le</strong> compte, parce que je craignais de v<strong>ou</strong>s voir<br />

manquer de résolution. V<strong>ou</strong>s êtes d'une nature tel<strong>le</strong>ment im­<br />

pressionnab<strong>le</strong> qu'il faut agir prudemment avec v<strong>ou</strong>s, v<strong>ou</strong>s êtes<br />

de ces hommes auxquels il faut cacher <strong>le</strong>s périls et <strong>le</strong>s risques<br />

<strong>du</strong> combat jusqu'au moment où ils se tr<strong>ou</strong>vent en face de<br />

l'ennemi.<br />

— V<strong>ou</strong>s n'êtes pas <strong>le</strong> premier qui m'avez jugé ainsi, repartit<br />

Maxime, et il est possib<strong>le</strong> que v<strong>ou</strong>s ayez eu raison de ne pas<br />

me par<strong>le</strong>r de combat à s<strong>ou</strong>tenir <strong>ou</strong> d'obstac<strong>le</strong>s à surmonter ;<br />

mais puisque <strong>le</strong> moment est venu où je puis connaître la vérité.


— 294 —<br />

par<strong>le</strong>z, monsieur <strong>le</strong> comte, apprenez-moi où n<strong>ou</strong>s sommes et<br />

quel est <strong>le</strong> motif de notre voyage!<br />

— Je vais v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dire.<br />

— Si je ne me trompe, n<strong>ou</strong>s sommes au moins a deux cents<br />

lieues de Paris!<br />

— Oui. et quand v<strong>ou</strong>s saurez dans quel<strong>le</strong> partie de la<br />

France n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons, v<strong>ou</strong>s comprendrez <strong>le</strong> but de notre<br />

voyage.<br />

En parlant, <strong>le</strong> comte s'était <strong>le</strong>vé et avait <strong>ou</strong>vert une fenêtre.<br />

puis ayant fait signe a Maxime de s'approcher, il lui montra<br />

de nombreuses lumières que l'on voyait bril<strong>le</strong>r à une certaine<br />

distance :<br />

— Savez-v<strong>ou</strong>s ce que c'est cela? lui demanda-t-il.<br />

— Non. répondit Maxime.<br />

— Eh bien, c'est T<strong>ou</strong>lon 1<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Et, s'il était j<strong>ou</strong>r, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrions faci<strong>le</strong>ment distinguer ta<br />

<strong>bagne</strong>.<br />

— Vraiment!<br />

— Oui, mon ami, <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>! Ec<strong>ou</strong>tez-moi, il y a là. en ce<br />

moment, deux hommes qui tiennent notre sort entre <strong>le</strong>urs<br />

mains; qui, d'un mot, peuvent précipiter <strong>le</strong> comte de Précigny<br />

et <strong>le</strong> vicomte de Brescé <strong>du</strong> rang qu'ils occupent dans <strong>le</strong> monde<br />

et <strong>le</strong>s arracher à <strong>le</strong>ur vie de luxe et d'élégance p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s plonger<br />

dans cet enfer de misère, d'infamie et de s<strong>ou</strong>ffrance qui se<br />

nomme « <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>! »<br />

— Je ne v<strong>ou</strong>s comprends pas ! s'écria Maxime.<br />

Le comte se mit à rire.<br />

— Mon jeune ami, continua-t il, <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où <strong>le</strong> marquis de<br />

Santa-Croce n<strong>ou</strong>s raconta l'histoire d'un onc<strong>le</strong> assassiné et<br />

d'un testament anéanti, v<strong>ou</strong>s fûtes en proie, à une agitation, à<br />

un tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> qui attirèrent mon attention; je fis ensuite un<br />

rapprochement entre cette circonstance et la mort récente de<br />

votre onc<strong>le</strong>, <strong>le</strong> comte de Burty, et une scène qui a eu p<strong>ou</strong>r


— 295 —<br />

personnages v<strong>ou</strong>s, d'abord, puis Eugène Salviat. <strong>le</strong> faux mar­<br />

quis dl Santa-Croce et sa sœur la bel<strong>le</strong> Marcel<strong>le</strong> ; je n'eus pas<br />

de peine à comprendre alors que v<strong>ou</strong>s étiez dans la main de<br />

cet homme, ... absolument comme moi je suis dans cel<strong>le</strong> d'un<br />

autre bandit... de cet infâme <strong>Blondel</strong> !<br />

— Mais v<strong>ou</strong>lut dire Maxime.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s étonnez de m'entendre parier avec cette fran-<br />

chise. reprit Précigny; v<strong>ou</strong>s devez comprendre que si n<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong>lons combattre avec quelque chance de succès, n<strong>ou</strong>s devons<br />

être unis et agir de concert ; nos intérêts sont. <strong>le</strong>s mêmes<br />

N<strong>ou</strong>s avons devant n<strong>ou</strong>s deux hommes qui. d'un mot. peuvent<br />

n<strong>ou</strong>s faire porter la casaque des galériens pendant <strong>le</strong> reste de<br />

notre vie. et ce mot. ils <strong>le</strong> prononceront si n<strong>ou</strong>s ne parvenons<br />

à <strong>le</strong>ur fermer la b<strong>ou</strong>che.<br />

— Je comprends, fit Maxime; v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z <strong>le</strong>ur fermer la<br />

b<strong>ou</strong>che avec une c<strong>le</strong>f d'or, n'est-ce pas?<br />

— De l'or! . non pas !... Leurs exigences se ren<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>raient<br />

jusqu'à ce que nos deux fortunes aient disparu, et <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où<br />

n<strong>ou</strong>s serions ruinés ils n<strong>ou</strong>s dénonceraient !<br />

— Quel moyen v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s donc employer?<br />

— Il n'y en a qu'un!.... <strong>le</strong>s morts seuls ne par<strong>le</strong>nt pas!....<br />

— Comment!... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z...<br />

— Maxime, fit Précigny ; n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons en présence<br />

d'un di<strong>le</strong>mme ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>, n<strong>ou</strong>s devons faire disparaître ces<br />

deux hommes, <strong>ou</strong> bien n<strong>ou</strong>s rés<strong>ou</strong>dre à être un j<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong> l'autre<br />

con<strong>du</strong>its en prison, jugés et <strong>condamné</strong>s... Le choix est faci<strong>le</strong>,<br />

n'est-ce pas?<br />

— Il est faci<strong>le</strong>, repartit Maxime, de dire : n<strong>ou</strong>s ferons ceci<br />

<strong>ou</strong> cela, mais il faut aussi tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> moyen d'exécuter ce que<br />

l'on a résolu. N<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons ni pénétrer dans <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>, ni<br />

y intro<strong>du</strong>ire un émissaire disposé à y faire ce que n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>­<br />

vons pas faire n<strong>ou</strong>s même.<br />

— Non!... mais n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons n<strong>ou</strong>s servir de ceux qui y<br />

sont déjà!


— 296 —<br />

— V<strong>ou</strong>liez-v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r des forçats?<br />

— Oui!... de Mac-Bell et de Crampon, que <strong>le</strong> hasard semb<strong>le</strong><br />

avoir placé là t<strong>ou</strong>t exprès p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s !<br />

— Et v<strong>ou</strong>s croyez p<strong>ou</strong>voir <strong>le</strong>s décider à n<strong>ou</strong>s aider?<br />

— Parfaitement; ces deux hommes portent à <strong>Blondel</strong> et à<br />

Salviat une haine profonde, si à cela n<strong>ou</strong>s aj<strong>ou</strong>tons une certaine<br />

somme dont je me suis muni à cet effet, je suis persuadé qu'ils<br />

feront t<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drons.<br />

— Mais comment correspondre avec eux ?<br />

— Mac-Bell a déjà fait plusieurs séj<strong>ou</strong>rs au <strong>bagne</strong> et il est<br />

très-habi<strong>le</strong> à sculpter des noix de coco qui forment une branche<br />

de l'in<strong>du</strong>strie privée des galériens; n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons par consé­<br />

quent <strong>le</strong> voir en allant lui acheter quelque chose.<br />

— Mais encore! insista Maxime. Comment p<strong>ou</strong>rrez-v<strong>ou</strong>s lui<br />

par<strong>le</strong>r? Comment traiter s<strong>ou</strong>s l'œil des gardes?<br />

— Ceci est une difficulté qui sera bientôt résolue . Mac-Bell<br />

est un homme d'imagination, il tr<strong>ou</strong>vera un moyen, je n'en<br />

d<strong>ou</strong>te nul<strong>le</strong>ment.<br />

— Alors, à demain!<br />

— Oui. à demain ! N<strong>ou</strong>s avons t<strong>ou</strong>s deux besoin de repos<br />

N'<strong>ou</strong>bliez pas ceci : « dans trois j<strong>ou</strong>rs il faut que <strong>Blondel</strong> et<br />

Salviat aient cessé de vivre <strong>ou</strong> bien n<strong>ou</strong>s sommes per<strong>du</strong>s. »<br />

<strong>Les</strong> deux hommes se séparèrent et on <strong>le</strong>s con<strong>du</strong>isit à <strong>le</strong>urs<br />

chambres.<br />

Laissons-<strong>le</strong>s à <strong>le</strong>ur repos et voyons quel<strong>le</strong>s étaient <strong>le</strong>s per­<br />

sonnes qui occupaient la seconde chaise de poste.<br />

A une lieue environ <strong>du</strong> domaine de Valnoir. où <strong>le</strong> comte de<br />

Préciguy venait d'arriver, se tr<strong>ou</strong>vait une des plus charmantes<br />

villas des environs<br />

L'élégance de son architecture, la fraîcheur des ombrages qui<br />

l'ent<strong>ou</strong>raient faisaient involontairement rêver d'am<strong>ou</strong>r et de<br />

poésie.<br />

Cette villa appartenait à monsieur Michaud.<br />

11 était bientôt minuit et cependant personne ne reposait


— 297 —<br />

au second étage se tr<strong>ou</strong>vait une fenêtre éclairée, à laquel<strong>le</strong>:<br />

on voyait de temps en temps apparaître une ravissante tète de<br />

jeune fil<strong>le</strong><br />

C'était Lucienne.<br />

La pauvre jeune fil<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>vait une angoisse profonde ; une<br />

d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur .immense remplissait son âme.<br />

A qui pensait-el<strong>le</strong>?.. quel<strong>le</strong> était la cause de sa s<strong>ou</strong>ffrance?<br />

il y avait une quinzaine de i<strong>ou</strong>rs environ qu'el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait<br />

là en compagnie de monsieur et de madame Michaud, et [a<br />

pauvre étant était depuis longtemps sans n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s de Maurice<br />

que n<strong>ou</strong>s avons vu disparaître clans la cabane de Lebuteux,<br />

pendant <strong>le</strong> combat de <strong>Blondel</strong> et de Salviat contre Crampon e!<br />

l'ancien b<strong>ou</strong>rreau.<br />

- Qu'était-il devenu?.... p<strong>ou</strong>rquoi t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s recherchesétaient-el<strong>le</strong>s<br />

restées infructueuses V<br />

tel<strong>le</strong>s étaient <strong>le</strong>s questions que s adressait la jeune fil<strong>le</strong> sans<br />

p<strong>ou</strong>voir tr<strong>ou</strong>ver une réponse satisfaisante.<br />

Lucienne était a la fenêtre, et, a un certain moment <strong>le</strong>s<br />

rayons de la ,lune ayant passé entre deux nuages, el<strong>le</strong> crut<br />

distinguer un point noir sur la grande r<strong>ou</strong>te.<br />

Ce point s'approchait visib<strong>le</strong>ment, au b<strong>ou</strong>t d'un instant, il<br />

avait pris une forme plus distincte et un r<strong>ou</strong><strong>le</strong>ment s<strong>ou</strong>rd<br />

annonça que c'était une voiture.<br />

Cette voiture était la chaise de poste qui avait suivi cel<strong>le</strong> qui<br />

avait amené a Valnoir Précigny et Maxime.<br />

Dix minutes ne s'étaient pas éc<strong>ou</strong>lées qu'el<strong>le</strong> s'arrêtait<br />

devant la villa de monsieur Michaud dont <strong>le</strong>s habitants s'étaient<br />

précipites a sa rencontre.<br />

lin voyageur descendit vivement de la voiture.<br />

C'était Paul Mercier, l'onc<strong>le</strong> de Lucienne. Il serra affectueusement<br />

<strong>le</strong>s mains de monsieur et de madame Michaud et<br />

embrassa Lucienne dont <strong>le</strong> visage pâ<strong>le</strong> dénotait l'inquiétude.<br />

- Enfin, te voilà cher onc<strong>le</strong> ! fit la jeune fil<strong>le</strong> d'une voix<br />

22


— 298 —<br />

agitée ; si tu savais avec quel<strong>le</strong> impatience j'attendait ton an,<br />

vée! Je craignais qu'il ne te fût arrivé un accident!<br />

— Ma chère Lucienne ! dit Paul en serrant Lucienne dans<br />

ses bras.<br />

— C'est la vérité! dit à son t<strong>ou</strong>r monsieur Michaud; depuis<br />

que n<strong>ou</strong>s avons quitté Paris Lucienne est dans des transes<br />

continuel<strong>le</strong>s.<br />

— El<strong>le</strong> passait ses j<strong>ou</strong>rnées à la fenêtre, <strong>le</strong>s yeux fixés sur<br />

la r<strong>ou</strong>te de Paris, aj<strong>ou</strong>ta madame Michaud, et el<strong>le</strong> n'<strong>ou</strong>vrait.la<br />

b<strong>ou</strong>che que p<strong>ou</strong>r par<strong>le</strong>r de v<strong>ou</strong>s et de votre ret<strong>ou</strong>r pro­<br />

chain.<br />

Mercier considéra un instant Lucienne et dit en lui mettant<br />

un baiser au front :<br />

— Je comprends !<br />

On con<strong>du</strong>isit ensuite <strong>le</strong> voyageur à la sal<strong>le</strong> à [manger, où <strong>le</strong><br />

s<strong>ou</strong>per était servi.<br />

Pendant <strong>le</strong> repas, Paul rendit compte de la marche des<br />

affaires et, quand il eût fini de manger, il demanda la permis­<br />

sion de se retirer parce qu'il était accablé de fatigue.<br />

Dans <strong>le</strong> corridor il retr<strong>ou</strong>va Lucienne; la jeune fil<strong>le</strong> saisit<br />

la main de son onc<strong>le</strong> et <strong>le</strong> fixant d'un air anxieux :<br />

— Et lui, mon onc<strong>le</strong>?.... Lui? demanda-t-el<strong>le</strong> d'une voix<br />

altérée.<br />

— Hélas !.... je ne suis guère plus avancé auj<strong>ou</strong>rd'hui que <strong>le</strong><br />

premier j<strong>ou</strong>r !<br />

— Comment! fit Lucienne atterrée;.... pas de n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s! Tu<br />

n'a pas pu déc<strong>ou</strong>vrir ce qu'il est devenu ?<br />

— Non!<br />

— N'as-tu rien appris qui puisse te mettre sur ses<br />

traces?<br />

— Peu de chose!... et je dois l'av<strong>ou</strong>er; tes pressentiments<br />

ne te trompaient pas!... ce que j'ai appris n'est pas rassu­<br />

rant.<br />

— Qu'est-ce donc, mon Dieu? fit Lucienne avec terreur.


— 299 —<br />

Après bien des recherches j'ai su que. <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r qui a pré­<br />

cédé celui de sa disparition, Maurice avait été chez <strong>le</strong> comte<br />

de Précigny; je me suis ren<strong>du</strong> chez <strong>le</strong> comte et j'interrogeai <strong>le</strong>.<br />

portier qui me dit se s<strong>ou</strong>venir parfaitement de la visite <strong>du</strong><br />

jeune homme. Maurice n'avait pas tr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong> comte chez lui et<br />

comme il disait avoir un besoin pressant de par<strong>le</strong>r au comte<br />

<strong>le</strong> portier lui dit que celui-ci se tr<strong>ou</strong>vait à une soirée donnée<br />

par je ne sais quel<strong>le</strong> dame.<br />

- Ensuite? demanda anxieusement Lucienne.<br />

- Je me rendis chez :cette dame et un de ses domestiques<br />

me raconta avoir vu un jeune homme en<strong>le</strong>vé dans la c<strong>ou</strong>r par<br />

deux personnages inconnus qui l'avaient placé dans une voi­<br />

ture et s'étaient fait con<strong>du</strong>ire à la barrière <strong>du</strong> Trône.<br />

-Oh! mon Dieu! s'écria Lucienne se fondant en larmes<br />

encore une tentative d'assassinat !<br />

- C'est possib<strong>le</strong>, continua Mercier, atten<strong>du</strong> que peu de j<strong>ou</strong>rs<br />

après j'appris qu'on avait arrêté une bande de malfaiteurs t<strong>ou</strong>t<br />

près de la barrière <strong>du</strong> Trône, et qu'un nommé Crampon faisait<br />

partie de cette bande, or, il paraît que cet homme est un des<br />

deux qui ont en<strong>le</strong>vé Maurice.<br />

- V<strong>ou</strong>s aviez une piste, et de cette manière v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>viez<br />

déc<strong>ou</strong>vrir quelque chose.<br />

- Je l'espérais ! Grâce à ces renseignements et avec l'aide<br />

d'un agent secret nommé Fichet, qui avait dirigé l'arrestation<br />

de cette bande, je me rendis dans une petite maison où cette<br />

arrestation avait eu lieu. J'y tr<strong>ou</strong>vais une vieil<strong>le</strong> femme<br />

qui répondit à t<strong>ou</strong>tes mes questions par de grossiers sarcasmes,<br />

sans v<strong>ou</strong>loir me donner <strong>le</strong> renseignement que je lui<br />

demandais.<br />

- Il fallait lui offrir de l'argent !<br />

- C'est ce que je fis.<br />

- Et el<strong>le</strong> ne v<strong>ou</strong>lut rien dire ?<br />

- Non.


— 300 —<br />

— Oh! mon Dieu!... fit en sanglotant Lucienne: que faire?<br />

que penser ?....<br />

Paul Mercier n'avait pas été <strong>le</strong> seul à faire des recherches au<br />

sujet de Maurice.<br />

Voici comment :<br />

Deux j<strong>ou</strong>rs après l'arrestation de <strong>Blondel</strong>, opération qui avait<br />

augmenté la considération dont <strong>le</strong> papa Fichet j<strong>ou</strong>issait auprès<br />

de es chefs. Laposto<strong>le</strong> rencontra dans une rue écartée un<br />

inconnu qui disparut après lui avoir remis un bil<strong>le</strong>t écrit en<br />

patois et dont <strong>le</strong> sens approximatif était celui-ci :<br />

Va chez ma mère Mathurine Salviat, rue des Charbonniers.<br />

« numéro 5, dis-lui qu'un jeune homme nommé Maurice a<br />

« disparu dans la maison de Lebuteux, que Cé<strong>le</strong>ste sait où est<br />

« ce jeune homme et qu'el<strong>le</strong> ne veut pas <strong>le</strong> dire, mais il faut<br />

« qu'à t<strong>ou</strong>t prix el<strong>le</strong> l'av<strong>ou</strong>e, parce que <strong>Blondel</strong> donnerait dix<br />

« ans de sa vie p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> savoir. »<br />

— Du moment que c'est ainsi, en r<strong>ou</strong>te! fit Laposto<strong>le</strong>,et<br />

une demi heure plus tard il frappait à la porte de Mathurine<br />

qui, depuis <strong>le</strong> départ de Miche<strong>le</strong>tte, avait quitté Saint-Georges<br />

p<strong>ou</strong>r venir habiter Paris où el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait de temps en temps<br />

voir celui de t<strong>ou</strong>s ses enfants qu'el<strong>le</strong> préférait, c'est-à-dire<br />

Eugène.<br />

Laposto<strong>le</strong> ne put s'empêcher de faire un pas en arrière à la<br />

vue <strong>du</strong> visage décharné et des yeux ardents de la vieil<strong>le</strong><br />

femme; il resta interdit et ne put pas prononcer une paro<strong>le</strong>.<br />

— Eh bien, que me veux-tu ? demanda Mathurine d'une<br />

voix criarde.<br />

— Je désire par<strong>le</strong>r à Mathurine Salviat!<br />

— Et qu'as-tu à lui dire? reprit la vieil<strong>le</strong> d'un air de méfiance<br />

particulier aux gens qui ont eu s<strong>ou</strong>vent mail<strong>le</strong> à partir avec la<br />

justice.<br />

— Je viens de la part d'Eugène Salviat!<br />

— Ah! dit Mathurine en s'approchant de Laposto<strong>le</strong>. Puis el<strong>le</strong><br />

aj<strong>ou</strong>ta en baissant la voix :


- Où est-il?<br />

— 301 —<br />

- Il est en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r là bas! répondit Laposto<strong>le</strong> avec un<br />

geste significatif<br />

- L'as-tu vu?<br />

_ Non, il m'a écrit.<br />

- As-tu sa <strong>le</strong>ttre ?<br />

- La voilà<br />

La vieil<strong>le</strong> femme, plus familière avec <strong>le</strong> patois eut bien­<br />

tôt lu.<br />

- Tiens, <strong>le</strong> «Roquet!» fit-el<strong>le</strong> d'une voix sifflante et hai­<br />

neuse; ah !... je vais avoir affaire avec <strong>le</strong> Roquet! .. Bon!<br />

n<strong>ou</strong>s allons n<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>ver encore une fois en présence, et si<br />

el<strong>le</strong> ne veut pas rendre ce jeune nomme, si el<strong>le</strong> refuse d obéir<br />

à l'ordre de <strong>Blondel</strong> et d'Eugène !.. alors!., malheur à el<strong>le</strong>!...<br />

El<strong>le</strong> verra ce qu'il en coûte de me résister!..<br />

- Si je puis v<strong>ou</strong>s aider, dites-<strong>le</strong> franchement, dit Laposto<strong>le</strong><br />

- Merci, mon garçon, repondit Mathurine, je n'ai besoin de<br />

personne p<strong>ou</strong>r venir a b<strong>ou</strong>t <strong>du</strong> « Roquet; > je préfère agir<br />

seu<strong>le</strong>.<br />

CHAPITRE XXIV.<br />

L'accident.<br />

Le j<strong>ou</strong>r qui suivit l'arrivée au <strong>bagne</strong> de <strong>Blondel</strong>, Salviat,<br />

Mac-Bell, Crampon et Lebuteux, <strong>le</strong> compagnon de chaîne de


— 302 —<br />

Joseph, qui était Baudrillart, comme n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savons, avait été<br />

transporté à l'hôpital, atteint d'une grave maladie.<br />

On <strong>du</strong>t donner un autre compagnon à Joseph et <strong>le</strong> hasard<br />

v<strong>ou</strong>lut que ce compagnon fût un des n<strong>ou</strong>veaux arrivés,<br />

Mac-Bell.<br />

Ce dernier, qui connaissait <strong>le</strong>s hommes et qui avait quelque<br />

expérience de la vie, fit à part lui <strong>le</strong> raisonnement suivant:<br />

— Le comte de Précigny doit se tr<strong>ou</strong>ver en ce moment entre<br />

la joie et la crainte ; il doit être enchanté d'être débarrassé de<br />

Maurice qui <strong>le</strong> gênait, mais, eu même temps il doit tremb<strong>le</strong>r en<br />

pensant que son secret est entre <strong>le</strong>s mains d'un homme tel<br />

que <strong>Blondel</strong>. Que fera-t-il? Il doit-être à T<strong>ou</strong>lon <strong>ou</strong> bien en<br />

r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r y venir; il faut par conséquent que j'avise au<br />

moyen de lui procurer l'occasion de me voir et de me par<strong>le</strong>rr<br />

et je puis y arriver si l'on m'accorde la permission de sculpter<br />

des noix de coco; <strong>le</strong> comte viendra et n<strong>ou</strong>s aurons bien <strong>du</strong><br />

malheur si n<strong>ou</strong>s ne tr<strong>ou</strong>vons pas moyen d'échanger deux mots.<br />

Comme on <strong>le</strong> voit <strong>le</strong>s prévisions de l'Ecossais ne <strong>le</strong> trom­<br />

paient pas.<br />

Le même soir il demanda l'autorisation de p<strong>ou</strong>voir faire<br />

venir <strong>du</strong> dehors quelques noix de coco p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s travail<strong>le</strong>r.<br />

Il lui fut répon<strong>du</strong>, à son grand désappointement, que cette<br />

permission était une faveur que l'on n'accordait qu'aux forçats<br />

qui la méritaient par <strong>le</strong>ur bonne con<strong>du</strong>ite, et que, dans quelques<br />

mois, on verrait s'il y avait lieu de la lui accorder.<br />

Cependant, quoique trompé dans son attente, il ne se déc<strong>ou</strong>­<br />

ragea pas et forma un autre projet.<br />

— Quoique j'aie hâte de sortir d'ici, pensa-t-il, <strong>le</strong> comte a<br />

encore plus d'intérêt à venir sans tarder, je peux donc m'en<br />

rapporter à lui. il est mieux que moi en position de venir à<br />

b<strong>ou</strong>t des obstac<strong>le</strong>s.<br />

Et il se décida à attendre patiemment.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain, vers midi, Mac-Bell qui était avec Joseph


— 303 —<br />

occupé à remuer de grosses pièces de bois, vit deux visiteurs<br />

étrangers accompagnés d'un gardien.<br />

Il n'eut pas de peine à reconnaître en eux <strong>le</strong> comte et<br />

Maxime.<br />

- Enfin!... murmura-t-il.<br />

Le gardien qui con<strong>du</strong>isait Précigny et son compagnon <strong>le</strong>ur<br />

donnait des détails sur <strong>le</strong> genre de vie des forçats.<br />

T<strong>ou</strong>s deux éc<strong>ou</strong>taient avec attention, mais <strong>le</strong> comte jetait<br />

sur t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s galériens des regards anxieux; il cherchait<br />

Mac-Bell.<br />

Quant à Maxime, <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> qu'il avait s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux lui<br />

inspirait des pensées qui n'étaient pas précisément agréab<strong>le</strong>s.<br />

Le passé lui apparaissait p<strong>le</strong>in de menaces; il pensait qu'une<br />

grande partie des hommes qu'il voyait n'avaient pas commis<br />

un crime aussi affreux que celui qu'il avait à se reprocher et il<br />

se demandait avec terreur s'il ne devait pas craindre qu'un<br />

hasard fatal ne vint dévoi<strong>le</strong>r son forfait. N'y avait-il pas un<br />

homme qui avait été témoin do l'assassinat <strong>du</strong> comte de Burty,<br />

et cet homme n'était-il pas capab<strong>le</strong> de par<strong>le</strong>r ?<br />

Ce? pensées étaient suffisantes, on <strong>le</strong> voit, p<strong>ou</strong>r augmenter<br />

sa terreur, aussi une sueur froide perlait-el<strong>le</strong> sur son front.<br />

- Le voilà ! fit s<strong>ou</strong>dain <strong>le</strong> comte qui avait aperçu à quelque<br />

distance la statue gigantesque de l'Ecossais.<br />

Grâce à son nom et à des recommandations puissantes de<br />

personnes hautement placées, <strong>le</strong> comte de Précigny avait<br />

obtenu l'autorisation de parc<strong>ou</strong>rir <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>, de <strong>le</strong> visiter en<br />

détail, et même d'adresser la paro<strong>le</strong> aux forçats, en présence<br />

des gardiens, bien enten<strong>du</strong><br />

Il s'approcha de Mac-Bell et il lui adressa quelques questions<br />

insignifiantes.<br />

Ayant aperçu que l'attention <strong>du</strong> gardien était attirée sur un<br />

autre gr<strong>ou</strong>pe il fit signe à l'Ecossais et il lui dit à voix basse :<br />

— <strong>Blondel</strong> est ici !<br />

— Je <strong>le</strong> sais ! répondit Mac-Bell.


— Es-tu décidé à t<strong>ou</strong>t?<br />

— Cela dépend.<br />

— 304 —<br />

— Que veux-tu dire ?<br />

— Etes-v<strong>ou</strong>s disposé à m'aider à sortir d'ici?<br />

— Je te <strong>le</strong> jure.<br />

— Alors je v<strong>ou</strong>s éc<strong>ou</strong>te.<br />

— Voici ma proposition...<br />

L'Ecossais l'interrompit en disant :<br />

— 11 n<strong>ou</strong>s est impossib<strong>le</strong> de causer ici plus longtemps sans<br />

éveil<strong>le</strong>r des s<strong>ou</strong>pçons V<br />

— Mais quand p<strong>ou</strong>rrai-je te revoir?<br />

— Demain matin à l'hôpital.<br />

— Ah!... tu veux feindre une maladie?<br />

— Ce n'est pas faci<strong>le</strong>... Ici l'on guérit ce.genre de maladie<br />

à c<strong>ou</strong>ps de bâton.<br />

— Comment feras-tu donc?<br />

— Je serai b<strong>le</strong>ssé.<br />

— Sérieusement?<br />

— Très-sérieusement! assez maintenant, à revoir demain<br />

dans la sal<strong>le</strong> des b<strong>le</strong>ssés.<br />

— Et ce jeune homme? demanda <strong>le</strong> comte en désignant<br />

Joseph qui avait t<strong>ou</strong>t enten<strong>du</strong>.<br />

— Oh!.... il sera muet comme un poisson, répondit Mac-Bell<br />

en jetant un regard significatif sur son compagnon de chaîne<br />

il sait que <strong>le</strong>s traitres ne viennent pas vieux ici !<br />

Et sans aj<strong>ou</strong>ter un mot il s'empressa, accompagné de Joseph,<br />

d'al<strong>le</strong>r rejoindre ses camarades qui transportaient des pièces<br />

de bois.<br />

L'Ecossais s'approcha de Crampon qui était occupé à s<strong>ou</strong><strong>le</strong>ver<br />

un bloc et il lui s<strong>ou</strong>ffla à l'oreil<strong>le</strong> sans que Joseph pût<br />

l'entendre :<br />

— Crampon... tu vois cette grosse p<strong>ou</strong>tre?<br />

— Je préférerais la vue d'un autre paysage! répondit Cram­<br />

pon, d'un ton b<strong>ou</strong>rru.


— 305 —<br />

Veux-tu me faire un plaisir?<br />

_ p<strong>ou</strong>rquoi pas !<br />

_ Quand tu me verras charger cette p<strong>ou</strong>tre avec mon ca­<br />

marade, approche-toi avec deux <strong>ou</strong> trois autres p<strong>ou</strong>r m'aider,<br />

et arrange-toi p<strong>ou</strong>r que je perde l'équilibre et que je tombe<br />

avec la p<strong>ou</strong>tre !<br />

-Mais, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez être écrasés, surt<strong>ou</strong>t ton compagnon!<br />

- Et puis!... après?<br />

_ Le pauvre garçon !<br />

-Est-ce qu'il t'intéresse à ce point?<br />

-Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde!... Mais..., et toi?<br />

- Oh!... mois, je suis assez robuste p<strong>ou</strong>r supporter cela!...<br />

Du reste, j'en fais mon affaire !<br />

- Eh bien, c'est comme tu v<strong>ou</strong>dras, puisque tu as l'air d'y<br />

tenir absolument !<br />

- J'y tiens beauc<strong>ou</strong>p !<br />

- Ce sera fait comme tu <strong>le</strong> désires.<br />

Un moment après, Crampon s'étant approché de quelques<br />

autres forçats, il <strong>le</strong>ur communiqua ce que Mac-Bell lui avait dit.<br />

T<strong>ou</strong>s se déclarèrent prêts à lui aider.<br />

A quelques pas dé là se tr<strong>ou</strong>vait une certaine quantité de<br />

p<strong>ou</strong>tre énormes qu'une vingtaine de forçats étaient occupés<br />

à transporter dans une autre partie <strong>du</strong> port.<br />

C'était ce qu'on nomme au <strong>bagne</strong> « la fatigue ». On donne<br />

ce nom aux gros travaux qui demandent beauc<strong>ou</strong>p de bras.<br />

Malheur à celui dont <strong>le</strong>s forces ne sont pas suffisantes p<strong>ou</strong>r<br />

résister à ces travaux ; ses j<strong>ou</strong>rs sont comptés!<br />

Parmi <strong>le</strong>s hommes occupés à transporter ces pièces de bois,<br />

n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons deux de nos anciennes connaissances ; n<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong>lons par<strong>le</strong>r de <strong>Blondel</strong> et de Salviat.<br />

Malgré la surveillance rig<strong>ou</strong>reuse à laquel<strong>le</strong> ils étaient s<strong>ou</strong>­<br />

mis, ils avaient pu voir ce qui s'était passé loin de là.<br />

-As-tu reconnu <strong>le</strong>s Parisiens? demanda <strong>Blondel</strong> à Salviat<br />

qui était son compagnon de chaîne.<br />

23


— 306 —<br />

— Certainement, répondit Salviat, et j'épie l'occasion de<br />

p<strong>ou</strong>voir <strong>le</strong>ur adresser quelques paro<strong>le</strong>s d'amitié.<br />

— Je surveil<strong>le</strong> autre chose ! reprit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Qui donc?<br />

— L'Ecossais.<br />

— Ah!<br />

— Il vient d'échanger quelques mots avec Précigny.,. ils<br />

ont arrangé quelque chose ensemb<strong>le</strong>... Je ne sais pas encore<br />

quoi, mais assurément ce n'est pas à notre avantage... soyons<br />

sur nos gardes !<br />

— Bon!... j'<strong>ou</strong>vrirai <strong>le</strong>s yeux!<br />

Il y avait encore deux personnes qui avaient <strong>le</strong>s yeux fixés<br />

sur Mac-Bell et sur Joseph ; c'étaient deux jeunes fil<strong>le</strong>s; l'une,<br />

connue de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s galériens, était L<strong>ou</strong>ison, la fil<strong>le</strong> d'un des<br />

gardiens, qui avait depuis son enfance été acc<strong>ou</strong>tumée à venir<br />

j<strong>ou</strong>er dans <strong>le</strong> port, s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux de son père, la seconde était<br />

sa c<strong>ou</strong>sine et était à peu près <strong>du</strong> même âge.<br />

Cette dernière, qui entrait p<strong>ou</strong>r la première fois dans <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>,<br />

paraissait très-émue et prenit un intérêt t<strong>ou</strong>t particulier à<br />

suivre <strong>le</strong>s travaux de t<strong>ou</strong>s ces hommes.<br />

Son attention était absorbée par ce spectac<strong>le</strong> et el<strong>le</strong> répondait<br />

à peine à ce que lui disait sa compagne qui v<strong>ou</strong>lait al<strong>le</strong>r plus<br />

loin <strong>ou</strong> rentrer à la maison.<br />

— Non, je v<strong>ou</strong>s en conjure, encore un moment! dit enfin la<br />

jeune fil<strong>le</strong> ; v<strong>ou</strong>s ne savez pas combien je v<strong>ou</strong>s serai reconnaissante<br />

!<br />

— Il est donc parmi ces gens ? demanda L<strong>ou</strong>is<strong>ou</strong> à voix<br />

basse.<br />

— Oui, répondit la jeune étrangère qui n'était autre que<br />

Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Eh bien, restez encore un peu; Dieu sait ce qui arriverait<br />

si l'on venait à déc<strong>ou</strong>vrir notre ruse !.... Mon père perdrait sa<br />

place... Je v<strong>ou</strong>s en conjure donc!... soyez prudente... et faites<br />

que je n'aie pas à me repentir d'avoir eu pitié de v<strong>ou</strong>s!


— 307 —<br />

— soyez tranquil<strong>le</strong> !... Ne craignez rien! Oh! que v<strong>ou</strong>s êtes<br />

bonne !<br />

Et L<strong>ou</strong>ison se mit à parc<strong>ou</strong>rir <strong>le</strong> <strong>bagne</strong> comme cela lui<br />

arrivait s<strong>ou</strong>vent, sans plus s'inquiéter de sa préten<strong>du</strong>e c<strong>ou</strong>sine.<br />

Miche<strong>le</strong>tte qui avait résolu de t<strong>ou</strong>t tenter p<strong>ou</strong>r s'approcher<br />

de Joseph, avait rencontré L<strong>ou</strong>ison par hasard, et avait n<strong>ou</strong>é<br />

connaissance avec el<strong>le</strong>, ce qui est bientôt fait entre jeunes fil<strong>le</strong>s;<br />

puis el<strong>le</strong> lui avait raconté son histoire et communiqué son<br />

projet.<br />

El<strong>le</strong> avait réussi à convaincre L<strong>ou</strong>ison de l'innocence de<br />

Joseph et avait obtenu de p<strong>ou</strong>voir entrer au <strong>bagne</strong> avec el<strong>le</strong><br />

en se faisant passer p<strong>ou</strong>r sa c<strong>ou</strong>sine.<br />

<strong>Les</strong> hommes occupés à charger <strong>le</strong>s pièces de bois travaillaient<br />

avec activité.<br />

Le gardien voyant cela jugea qu'il p<strong>ou</strong>vait se reposer un<br />

peu et alla s'asseoir un peu plus loin, à l'ombre d'un mur.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il était ass<strong>ou</strong>pi.<br />

Mac-Bell profita de l'occasion p<strong>ou</strong>r dire à Crampon à voix<br />

basse:<br />

- C'est <strong>le</strong> moment... <strong>le</strong> gardien dort.<br />

- Bon! répondit Crampon... Prends garde!...<br />

Ces paro<strong>le</strong>s avaient été échangées rapidement et à voix basse,<br />

de sorte que Joseph ne <strong>le</strong>s entendit pas et ne p<strong>ou</strong>t pas se d<strong>ou</strong>ter<br />

que sa vie était en danger.<br />

Crampon appela deux <strong>ou</strong> trois de ses camarades afin d'aider<br />

Mac-Bell et son compagnon de chaîne à prendre sur <strong>le</strong>urs<br />

épau<strong>le</strong>s une p<strong>ou</strong>tre énorme afin de la transporter ail<strong>le</strong>urs.<br />

Le garde n'était point sorti de sa somno<strong>le</strong>nce.<br />

— Je ne sais pas ce qui se passe là-bas! dit <strong>Blondel</strong> à Salviat,<br />

mais je d<strong>ou</strong>te qu'il y a un complot contre quelqu'un.<br />

—Contre qui ?<br />

— Je ne <strong>le</strong> sais pas encore !... Connais-tu <strong>le</strong> jeune homme<br />

qui est <strong>le</strong> compagnon de chaîne de Mac-Bell ?<br />

Salviat se mit à rire.


— 308 —<br />

— Oh <strong>ou</strong>i ! je <strong>le</strong> connais, et je connais aussi son histoire<br />

el<strong>le</strong> est assez curieuse... Je te la raconterai un j<strong>ou</strong>r.<br />

— Qu'a-t-il fait p<strong>ou</strong>r venir ici?<br />

— Rien.<br />

— Comment! il est <strong>innocent</strong>?<br />

— Comme l'enfant qui vient de naître !<br />

— Eh bien, je ne sais si je me trompe... mais je <strong>Blondel</strong><br />

s'interrompit en voyant Précigny et Maxime qui s'approchaient<br />

sans <strong>le</strong>s avoir reconnus, <strong>le</strong>s forçats étant t<strong>ou</strong>s rasés et vêtus<br />

de la même manière.<br />

— Viens un peu par ici, dit-il ensuite à Salviat qui n'avait<br />

pas encore aperçu <strong>le</strong>s deux visiteurs.<br />

Et ayant fait quelques pas ils se tr<strong>ou</strong>vèrent auprès d'eux.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte, fit <strong>Blondel</strong> d'une voix s<strong>ou</strong>rde.<br />

Précigny tressaillit et devint pâ<strong>le</strong> comme un cadavre en reconnaissant<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

— Monsier <strong>le</strong> comte ! reprit ce dernier, Maurice a disparu<br />

par vos ordres...<br />

— Comment! dit <strong>le</strong> comte.<br />

— Pas un mot de plus, n<strong>ou</strong>s n'avons pas de temps à perdre<br />

en discussions; éc<strong>ou</strong>tez ce que je v<strong>ou</strong>s dis et prenez-en bonne<br />

note: dans huit j<strong>ou</strong>rs je serai hors d'ici... je serai à Paris, et je<br />

v<strong>ou</strong>s demanderai compte de la vie de Maurice. Est-il vivant?<br />

tant mieux p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s, mais s'il est mort...<br />

— Tu m'assassineras!... fit <strong>le</strong> comte en s<strong>ou</strong>riant d'un air<br />

ironique.<br />

— Je ne suis pas si f<strong>ou</strong>, répondit <strong>Blondel</strong>; je me bornerai<br />

simp<strong>le</strong>ment à v<strong>ou</strong>s procurer une place ici, parmi n<strong>ou</strong>s. Ainsi<br />

v<strong>ou</strong>s êtes averti ; v<strong>ou</strong>s savez que la mort de Maurice v<strong>ou</strong>s<br />

mènera au <strong>bagne</strong> et c'est à v<strong>ou</strong>s d'agir prudemment! Bon<br />

voyage et au revoir, monsieur <strong>le</strong> comte !<br />

Précigny allait s'éloigner avec Maxime lorsque <strong>le</strong> compagnon<br />

de chaîne de <strong>Blondel</strong> prit la paro<strong>le</strong>:<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte, dit Salviat, v<strong>ou</strong>s n'avez pas <strong>ou</strong>blié


— 309 —<br />

sans d<strong>ou</strong>te que je v<strong>ou</strong>s ai offert la main de ma soeur en expri­<br />

mant <strong>le</strong> désir de voir cette union s'accomplir <strong>le</strong> plus tôt pos­<br />

sib<strong>le</strong>. Ce sera un beau j<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r l'aristocratie à laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s<br />

appartenez! V<strong>ou</strong>s savez aussi que <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r de votre mariage,<br />

v<strong>ou</strong>s aurez à me compter la bagatel<strong>le</strong> de cent mil<strong>le</strong> francs, que<br />

v<strong>ou</strong>s distrairez de la fortune que v<strong>ou</strong>s a laissée <strong>le</strong> comte de<br />

Burty,dont <strong>le</strong> testament a disparu d'une façon si malheureuse!<br />

Voyant que Maxime atterré ne répondait rien, Salviat con­<br />

tinua:<br />

- Je v<strong>ou</strong>s donne éga<strong>le</strong>ment rendez-v<strong>ou</strong>s dans huit j<strong>ou</strong>rs, à<br />

votre hôtel, p<strong>ou</strong>r dresser <strong>le</strong> contrat de mariage ; bon voyage,<br />

monsieur <strong>le</strong> vicomte, et à bientôt !<br />

Et <strong>le</strong>s deux forçats s'éloignèrent p<strong>ou</strong>r reprendre <strong>le</strong>ur tra­<br />

vail.<br />

Le comte de Précigny et Maxime continuèrent <strong>le</strong>ur visite.<br />

-Eh bien! fit <strong>le</strong> comte, comprenez-v<strong>ou</strong>s maintenant que<br />

n<strong>ou</strong>s sommes per<strong>du</strong>s si n<strong>ou</strong>s ne parvenons pas à n<strong>ou</strong>s défaire<br />

<strong>le</strong> plus vite possib<strong>le</strong> de ces deux hommes ?<br />

- V<strong>ou</strong>s avez raison, répondit Maxime; il faut prendre une<br />

résolution suprême et je suis prêt à v<strong>ou</strong>s aider de t<strong>ou</strong>tes mes<br />

forces.<br />

- N<strong>ou</strong>s verrons Mac-Bell demain et n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons concer­<br />

ter des moyens à employer p<strong>ou</strong>r atteindre notre but, dans t<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong>s cas, il faut agir énergiquement.<br />

Un moment plus tard, la visite étant terminée, <strong>le</strong>s deux<br />

complices reprenaient <strong>le</strong> chemin de Valnoir.<br />

Cette scène s'était passée eu moins de temps qu'il n'en faut<br />

p<strong>ou</strong>r la raconter.<br />

Pendant ce temps, Mac-Bell avait fait ses préparatifs, et se<br />

disposait avec Joseph à prendre la p<strong>ou</strong>tre sur ses épau<strong>le</strong>s ; aidé<br />

par Crampon et trois autres forçats, l'Ecossais avait placé un<br />

b<strong>ou</strong>t de cette pièce de bois sur l'épau<strong>le</strong> de Joseph et commançait<br />

glisser son épau<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>s l'autre b<strong>ou</strong>t, lorsque Crampon,<br />

faisant un faux m<strong>ou</strong>vement, imprima una sec<strong>ou</strong>sse à la p<strong>ou</strong>tre


— 310 —<br />

qui retomba l<strong>ou</strong>rdement à terre, en entraînant s<strong>ou</strong>s el<strong>le</strong> Mac-<br />

Bell et <strong>le</strong> malheureux Joseph.<br />

Deux cris perçant se rirent entendre.<br />

Le premier avait été p<strong>ou</strong>ssé par Joseph, <strong>le</strong> second était sorti<br />

des lèvres de Miche<strong>le</strong>tte, qui l'avait vu tomber.<br />

— C'est trop tard! fit <strong>Blondel</strong> qu'il avait t<strong>ou</strong>t vu.<br />

— Tant mieux! murmura Salviat, s'il est mort il ne p<strong>ou</strong>rra<br />

plus par<strong>le</strong>r.<br />

— Ces deux exclamations avaient tiré <strong>le</strong> gardien de sa som­<br />

no<strong>le</strong>nce.<br />

— Approchons-n<strong>ou</strong>s! fit <strong>Blondel</strong>.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi faire? demanda Salviat, cela n'a rien qui puisse<br />

n<strong>ou</strong>s intéresser !<br />

— Au contraire, reprit <strong>Blondel</strong>, cela m'intéresse parce que<br />

c'est Mac-Bell qui l'a amené et que, par conséquent, il doit<br />

y avoir un motif secret, en <strong>ou</strong>tre, je connais cette jeune fil<strong>le</strong><br />

qui sanglotte là-bas! Regarde!<br />

Salviat jeta <strong>le</strong>s yeux sur la jeune fil<strong>le</strong> et ne put s'empêcher<br />

de faire un m<strong>ou</strong>vement de surprise.<br />

— La connais-tu? lui demanda <strong>Blondel</strong>.<br />

— Mais c'est Miche<strong>le</strong>tte! répondit Eugène.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte!.. répondit <strong>Blondel</strong>... et puis après?<br />

— Ma soeur!<br />

— Raisons de plus, viens!<br />

Des gardes étaient acc<strong>ou</strong>rus, et l'on s'empressa de re<strong>le</strong>ver<br />

la p<strong>ou</strong>tre s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> poids de laquel<strong>le</strong> étaient tombés l'Ecossais<br />

et Joseph.<br />

Miche<strong>le</strong>tte, <strong>ou</strong>bliant la recommandation qui lui avait été<br />

faite par L<strong>ou</strong>ison, s'était élancée et el<strong>le</strong> s'agen<strong>ou</strong>illa auprès<br />

de Joseph qui restait éten<strong>du</strong>, la face contre terre et privé de<br />

sentiment.<br />

Quant à Mac-Bell, il s'était mis sur son séant, et, à part<br />

quelque contusions, il était sain et sauf, sa force herculéenne


Joseph est transporté à l'hôpital.


—311 —<br />

lui avait permis de supporter cette chute sans en être trop<br />

incommodé.<br />

-Joseph!... Joseph!... il ne répond rien, il est mort! disait<br />

Miche<strong>le</strong>tte en sanglotant et en se tordant <strong>le</strong>s mains dé dé­<br />

sespoir.<br />

-Diab<strong>le</strong>! fit Crampon, qui avait re<strong>le</strong>vé <strong>le</strong> corps meurtri<br />

de Joseph, il est pâ<strong>le</strong> comme un cadavre et il ne fait aucun<br />

m<strong>ou</strong>vement; c'est mauvais signe!<br />

- Ah!... ils l'ont tué!... dit Miche<strong>le</strong>tte avec un accent<br />

désespéré.<br />

-Voyons cela, faites-moi un peu de place, fit d'un air<br />

d'autorité <strong>Blondel</strong> qui s'était approché, il se pencha sur <strong>le</strong><br />

corps de Joseph, appliqua son oreil<strong>le</strong> sur la poitrine <strong>du</strong> jeune<br />

homme, et resta ainsi pendant quelques secondes, puis il se<br />

re<strong>le</strong>va et dit à Miche<strong>le</strong>tte, qui <strong>le</strong> considerait d'un air an­<br />

xieux.<br />

- Prenez c<strong>ou</strong>rage!... il vit... et je crois p<strong>ou</strong>voir v<strong>ou</strong>s don­<br />

ner l'assurance qu'il n'est pas dangereusement atteint!<br />

- Ah!... s'écria la jeune fil<strong>le</strong>, que <strong>le</strong> ciel v<strong>ou</strong>s entende et<br />

v<strong>ou</strong>s récompense p<strong>ou</strong>r cette paro<strong>le</strong> !<br />

Joseph fut transporté à l'hôpital s<strong>ou</strong>s la con<strong>du</strong>ite d'un gar­<br />

dien et Mac-Bell <strong>le</strong>s suivit, appuyé sur deux autres galé­<br />

riens.<br />

<strong>Blondel</strong> et Salviat étaient parmi <strong>le</strong>s quatre hommes qui<br />

avaient été désignés p<strong>ou</strong>r cette corvée.<br />

Avant de partir p<strong>ou</strong>r l'hôpital, et pendant qu'on avait été<br />

chercher un branchard, <strong>le</strong> gardien s'étant un peu éloigné,<br />

<strong>Blondel</strong> fit un signe à Miche<strong>le</strong>tte qui s'avança.<br />

- Me reconnaissez-v<strong>ou</strong>s? lui demanda <strong>Blondel</strong>.<br />

- Je ne me s<strong>ou</strong>viens pas de v<strong>ou</strong>s avoir jamais vu, répondit<br />

<strong>le</strong> jeune fil<strong>le</strong>.<br />

-Regardez-moi bien v<strong>ou</strong>s m'aves vu une fois à Paris,<br />

non loin de la maison de monsieur Michaud, et v<strong>ou</strong>s m'avez<br />

retr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain dans la c<strong>ou</strong>r de Bicêtre !


— 312 —<br />

— Comment! s'écria Miche<strong>le</strong>tte stupéfaite, c'est v<strong>ou</strong>s qui,<br />

— Oui, mon enfant! <strong>le</strong>s circonstances ont un peu changé<br />

depuis, mais... parlons d'autre chose... je v<strong>ou</strong>s promets que<br />

je veil<strong>le</strong>rai sur Joseph et v<strong>ou</strong>s savez que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez compter<br />

sur moi... à mon t<strong>ou</strong>r, je veux v<strong>ou</strong>s demander un service,<br />

— Oh! par<strong>le</strong>z, je v<strong>ou</strong>s en prie!<br />

— V<strong>ou</strong>s connaissez mademoisel<strong>le</strong> Lucienne, n'est-ce pas?<br />

— Si je la connais?... je l'aime et la vénère;... el<strong>le</strong> est la<br />

seu<strong>le</strong> personne qui m'ait consolé dans mon malheur!<br />

— Je <strong>le</strong> sais Eh bien, il faut que v<strong>ou</strong>s alliez la tr<strong>ou</strong>ver<br />

auj<strong>ou</strong>rd'hui même.<br />

— A Paris?<br />

— Non, el<strong>le</strong> habite en ce moment une villa de monsieur<br />

Michaud qui se tr<strong>ou</strong>ve à peu de distance d'ici. T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde<br />

v<strong>ou</strong>s l'indiquera. V<strong>ou</strong>s irez donc vers el<strong>le</strong> et v<strong>ou</strong>s lui deman­<br />

derez si el<strong>le</strong> a des n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> de Maurice; v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>viendrez-v<strong>ou</strong>s<br />

de ce nom ?<br />

— Maurice!... oh! certainement; ensuite?<br />

— V<strong>ou</strong>s retiendrez attentivement t<strong>ou</strong>t ce que mademoisel<strong>le</strong><br />

Lucienne v<strong>ou</strong>s dira, p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir me <strong>le</strong> répéter.<br />

— V<strong>ou</strong>z p<strong>ou</strong>vez compter sur moi.<br />

— Si v<strong>ou</strong>s me rendez ce service, Miche<strong>le</strong>tte, v<strong>ou</strong>s et Joseph<br />

aurez acquis des droit éternels à ma reconnaissance... Quand<br />

irez-v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ver mademoisel<strong>le</strong> Lucienne?<br />

— Ah! repondit Miche<strong>le</strong>tte, s'il m'avait été possib<strong>le</strong> d'alfa<br />

passer quelques instants auprès de Joseph!<br />

— Je comprend, mais on ne v<strong>ou</strong>s laissera pas entrer.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas?<br />

— P<strong>ou</strong>r deux raisons: la première c'est que ce n'est pas<br />

l'heure où <strong>le</strong>s malades peuvent recevoir des visites; la seconde<br />

c'est que v<strong>ou</strong>s n'êtes ni la mère, ni la femme, ni la soeur de<br />

Joseph.<br />

— Je suis sa fiancée !<br />

— Cela ne suffit pas.


— 313 —<br />

— Alors il m' est impossib<strong>le</strong> de p<strong>ou</strong>voir pénétrer auprès<br />

de lui ?<br />

— Si... mais il v<strong>ou</strong>s faut faire un petit mensonge.<br />

— Que dois-je dire ?<br />

— Dite que v<strong>ou</strong>s êtes sa soeur.<br />

— Oh ! je <strong>le</strong> ferai volontiers ! puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta avec un gros<br />

s<strong>ou</strong>pir :<br />

— Pauvre Joseph !...<br />

— Je veil<strong>le</strong>rai sur lui, répéta <strong>Blondel</strong>.<br />

— V<strong>ou</strong>s me <strong>le</strong> promettez ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> jure !<br />

Miche<strong>le</strong>tte lui tendit la main.<br />

— Allons! dit-el<strong>le</strong>, j'ai confiance en v<strong>ou</strong>s, et, p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s té­<br />

moigner ma reconnaissance , je vais me rendre immédiate­<br />

ment à la villa de monsieur Michaud.<br />

— Oh! merci!... merci! s'écria <strong>Blondel</strong>.<br />

Pedant ce dialogue on avait placé Joseph sur un brancard<br />

et <strong>le</strong>s hommes se mirent en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r l'hôpital.<br />

Miche<strong>le</strong>tte ayant rejoint L<strong>ou</strong>ison , el<strong>le</strong> s'en alla sans avoir<br />

reconnu son frère Eugène qui ne jugea pas à propos de se<br />

faire reconnaître.


— 314 —<br />

CHAPITRE XXV.<br />

L'hôpital <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

N<strong>ou</strong>s avons raconté que Laposto<strong>le</strong> avait été chargé par<br />

Salviat de remettre à Mathurine un bil<strong>le</strong>t par <strong>le</strong>quel son fils<br />

ta chargeait de tirer Maurice des griffes de Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Mathurine Salviat avait reçu cette communication avec<br />

une joie haineuse.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain, dans l'après-midi, madame Cormier se tr<strong>ou</strong>­<br />

vait dans son b<strong>ou</strong>doir et pensait à Maurice dont el<strong>le</strong> n'avait<br />

pas eu de n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s depuis plusieurs j<strong>ou</strong>rs, lorsque sa femme<br />

de chambre vint lui annoncer qu'une femme dont l'allure<br />

était bizarre demandait à être intro<strong>du</strong>ite immédiatement au­<br />

près d'el<strong>le</strong>.<br />

— Que peut me v<strong>ou</strong>loir cette femme? demanda madame<br />

Cormier.<br />

— El<strong>le</strong> n'a pas v<strong>ou</strong>lu me <strong>le</strong> dire.<br />

— Cette femme se trompe sans d<strong>ou</strong>te.... dites lui que je<br />

ne peux pas la recevoir.<br />

— Très-bien! je vais lui repondre que Madame est sortie!<br />

— C'est trop tard, ma fil<strong>le</strong> ! fit Mathurine qui avait suivi<br />

la servante.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci se ret<strong>ou</strong>rna avec effroi.<br />

La vieil<strong>le</strong> femme s'avança résolument jusqu'auprès de<br />

madame Cormier que son aspect fit tressaillir et qui lui de­<br />

manda :<br />

— Qui êtes-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Quand je v<strong>ou</strong>s aurai dit que je me nomme Mathurine<br />

Salviat v<strong>ou</strong>s ne serez pas beauc<strong>ou</strong>p plus avancée.


— 315 —<br />

- Mais je ne v<strong>ou</strong>s connais pas... v<strong>ou</strong>s faites sans d<strong>ou</strong>te<br />

erreur...<br />

- Je ne me trompe pas... je suis envoyée ici par une per­<br />

sonne que v<strong>ou</strong>s connaissez.<br />

- Par qui ?<br />

- Par <strong>Blondel</strong>.<br />

- <strong>Blondel</strong>! s'écria madame Cormier avec agitation; mais...<br />

je... je ne <strong>le</strong> connais pas !...<br />

- Veuil<strong>le</strong>z renvoyer votre femme de chambre et éc<strong>ou</strong>tez -<br />

moi, dit Mathurine ; mai faites vite... <strong>le</strong> temps presse et n<strong>ou</strong>s<br />

n'avons pas une minute à perdre.<br />

Après une seconde d'hésitation madame Cormier fit signe<br />

à sa domestique de sortir.<br />

Quand <strong>le</strong>s deux femmes furent seu<strong>le</strong>s Mathurine reprit :<br />

- Premièrement j'ai une mauvaise n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> à v<strong>ou</strong>s appren­<br />

dre, Blondet a été arrêté et on l'a renvoyé... v<strong>ou</strong>s savez bien où?<br />

- Où donc ?<br />

- Eh bien, au <strong>bagne</strong> !<br />

- Au <strong>bagne</strong>?... mais je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> répète, je ne connais pas<br />

cet homme.<br />

-Oui, <strong>ou</strong>i, je sais!... Parce qu'il est dans <strong>le</strong> malheur<br />

v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> reniez !<br />

- Encore une fois, je ne v<strong>ou</strong>s comprends pas !<br />

- Ne faites donc pas tant de façon ! s'écria Mathurine avec<br />

brusquerie; je v<strong>ou</strong>s ai déjà dit que n<strong>ou</strong>s n'avions pas une<br />

minute à perdre. Il s'agit de la vie d'un homme , et si v<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z que n<strong>ou</strong>s puissions sauver Maurice...<br />

- Maurice! s'écria madame Cormier dont la physionomie<br />

exprima une profonde angoisse ; v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>z de Maurice ? Sa<br />

vie est en danger, dites-v<strong>ou</strong>s?<br />

-C'est à cause de cela que je suis ici. <strong>Blondel</strong> qui est<br />

un homme d'expérience et de précaution m'a dit un j<strong>ou</strong>r :<br />

«Mathurine, si jamais je dois ret<strong>ou</strong>rner à Brest <strong>ou</strong> à T<strong>ou</strong>lon<br />

» et que tu entendes dire que Maurice est en danger, va


— 316 —<br />

» tr<strong>ou</strong>ver madame Cormier, rue Cherche-midi, n° 40, dis-lui<br />

» ce que tu sais et el<strong>le</strong> t'aidera. » Je me suis s<strong>ou</strong>venue de<br />

ces paro<strong>le</strong>s et me voilà.<br />

Madame Cormier avait pâli, sa main s'était appuyée sur<br />

son coeur p<strong>ou</strong>r en comprimer <strong>le</strong>s battements.<br />

— Par<strong>le</strong>z! dit-el<strong>le</strong> vivement; où est Maurice ? Quel danger<br />

<strong>le</strong> menace ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s raconterai cela en chemin.<br />

— N<strong>ou</strong>s allons <strong>le</strong> chercher ?<br />

— Naturel<strong>le</strong>ment !<br />

— Oh ! venez ! venez !<br />

Ella se <strong>le</strong>va précipitamment p<strong>ou</strong>r sortir, mais Mathurine la<br />

retint en disant :<br />

— Encore un mot !<br />

— Quoi ?<br />

— Avez-v<strong>ou</strong>s de l'argent?<br />

— Oui.<br />

— Beauc<strong>ou</strong>p?<br />

— J'ai une certaine somme que j'ai reçue hier.<br />

— Prenez t<strong>ou</strong>t che que v<strong>ou</strong>s avez ! cela n<strong>ou</strong>s aidera peut-<br />

être à sauver Maurice !<br />

— Allons-n<strong>ou</strong>s bien loin?<br />

— A la barrière <strong>du</strong> Trone !<br />

Madame Cromier sonna.<br />

— Vite, dit-el<strong>le</strong> à sa femme de chambre qui acc<strong>ou</strong>rut,<br />

al<strong>le</strong>z me chercher une voiture !<br />

— Madame veut sortir? demanda la domestique en regar­<br />

dant Mathurine !<br />

— Oui , ma bel<strong>le</strong> , répondit cette dernière, et faites vite,<br />

car n<strong>ou</strong>s n'avons pas une minute à perdre !<br />

» La femme de chambre sortit.<br />

Madame Cormier se hâta de rassemb<strong>le</strong>r t<strong>ou</strong>t ce qu'el<strong>le</strong><br />

avait en argent, bil<strong>le</strong>ts de banque et bij<strong>ou</strong>x.


— 317 —<br />

En voyant sa précipitation Mathurine lui prit la main et<br />

lui dit:<br />

-Je vois que v<strong>ou</strong>s avez un c<strong>ou</strong>r de mère, de vraie mère!<br />

- Comment p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s supposer que... murmura madame<br />

Cormier qui regardait Mathurine d'un air embarassé.<br />

La viel<strong>le</strong> Salviat haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

-Est-ce que n<strong>ou</strong>s ne comprenons pas cela, n<strong>ou</strong>s autres<br />

femme? répondit-el<strong>le</strong> avec d<strong>ou</strong>ceur et en jetant un regard<br />

profond à madame Cormier; <strong>ou</strong>i!... je vois que v<strong>ou</strong>s êtes une<br />

vraie mère!... oh!... je connais ce sentiment, al<strong>le</strong>z;... voyez-<br />

v<strong>ou</strong>s, j'aime mon Eugène t<strong>ou</strong>t comme v<strong>ou</strong>s aimez Maurice!<br />

- V<strong>ou</strong>s avez un fils? demanda madame Cormier.<br />

- Oui! répondit Mathurine avec fierté, j'ai un beau et solide<br />

garçon... il a eu <strong>du</strong> malheur... il est là-bas, lui aussi!<br />

- Lui aussi ?<br />

- Oui... avec <strong>Blondel</strong>.<br />

- Oh!... pauvre femme!<br />

- P<strong>ou</strong>rquoi me plaignez-v<strong>ou</strong>s!... Eugène est un homme<br />

c<strong>ou</strong>rageux et habi<strong>le</strong>!... dans un <strong>ou</strong> deux mois il s'évadera de<br />

n<strong>ou</strong>veau et je p<strong>ou</strong>rrait l'embrasser.<br />

Mathurine aurait pu par<strong>le</strong>r longtemps encore, mais la femme<br />

de chambre rentra et annonça que la voiture était devant la<br />

porte.<br />

<strong>Les</strong> deux femmes y montèrent immédiatement et une demiheure<br />

plus tard el<strong>le</strong>s se tr<strong>ou</strong>vaient devant la porte de la cabane<br />

de Lebuteux.<br />

La nuit tombait et la hutte était hermétiquement close.<br />

Le si<strong>le</strong>nce <strong>le</strong> plus profond y régnait.<br />

Mathurine frappa à la porte, mais personne ne répondit.<br />

El<strong>le</strong> frappa plus fort.<br />

Des aboiements furieux se tirent entendre à l'intérieur.<br />

-Bon!... je connais cela! dit Mathurine à haute voix.<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta:


— 318 —<br />

— Ouvre, Roquet, si tu ne veux pas que je mette <strong>le</strong> feu<br />

à ta baraque!<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment on entendit un bruit de verr<strong>ou</strong>s et<br />

de serrures, puis la porte s'<strong>ou</strong>vrit.<br />

Mathurine pénétra résolument dans la hutte tandis que ma­<br />

dame Cormier la suivait en hésitant.<br />

La vieil<strong>le</strong> femme s'avança jusque vers la tab<strong>le</strong> sur laquel<strong>le</strong><br />

brûlait une mauvaise chandel<strong>le</strong> de suif, puis prenant <strong>le</strong> bras<br />

de Cé<strong>le</strong>ste el<strong>le</strong> lui dit :<br />

— Regarde-moi, Roquet... me reconnais-tu?<br />

— La Salviat!... fit Cé<strong>le</strong>ste stupéfaite.<br />

— Oui, reprit Mathurine d'une voix s<strong>ou</strong>rde; c'est bien moi,<br />

Mathurine Salviat, la femme de Jérome Salviat que tu v<strong>ou</strong>lais<br />

p<strong>ou</strong>r mari au temps où n<strong>ou</strong>s étions jeunes et où nos habitions<br />

Saint-Georges t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s deux, et que tu as dénoncé plus tard<br />

p<strong>ou</strong>r te venger de ce qu'il m'avait préférée à toi!.. Je fis alors<br />

<strong>le</strong> serment de me venger à mon t<strong>ou</strong>r, et <strong>le</strong> moment est venu<br />

de tenir mon serment si tu refuses ce que je veux te demander.<br />

— Vraiment! fit d'un air ironique Cé<strong>le</strong>ste. Crois-tu donc me<br />

faire peur parce que v<strong>ou</strong>s êtes deux? Tu ne me connais pas,<br />

Mathurine, et tu ne sais pas à qui tu as affaire!<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta d'un air menaçant et en prenant par <strong>le</strong><br />

g<strong>ou</strong>lot une b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> à demi p<strong>le</strong>ine qui se tr<strong>ou</strong>vait sur la<br />

tab<strong>le</strong> :<br />

— Essaie un peu!<br />

— C'est ce que je ferai, répondit Mathurine, si tu ne fais pas<br />

ce que je vais te dire.<br />

Et en parlant el<strong>le</strong> avait tiré de sa poche un c<strong>ou</strong>teau à lon­<br />

gue lame qui était t<strong>ou</strong>t <strong>ou</strong>vert.<br />

<strong>Les</strong> deux mégères se considérèrent un moment sans pro­<br />

noncer une paro<strong>le</strong><br />

Puis Mathurine reprit:<br />

— Voyons, finissons-en!... Il y a ici un jeune homme que<br />

tu retiens prisonnier!... Il n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> faut, mort <strong>ou</strong> vivant.


— 319 —<br />

— Un jeune homme, fit Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Oui, où est-il ?<br />

— Va <strong>le</strong> demander à la police!... Il y a eu dernièrement une<br />

rixe ici, Maurice y était, il a reçu un m<strong>ou</strong>vais c<strong>ou</strong>p et il a été<br />

emmené avec <strong>le</strong>s autres... avec Lebuteux, <strong>Blondel</strong>, Salviat et<br />

Crampon.<br />

—Tu mens! répondit Mathurine. Je sais t<strong>ou</strong>t et je te répète<br />

que si tu refuses de n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> remettre, je...<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez! dit madame Cormier; si v<strong>ou</strong>s exiger un dédom­<br />

magement, tenez, voici dix mil<strong>le</strong> francs en bil<strong>le</strong>ts de banque,<br />

voici de l'or, des bij<strong>ou</strong>x, prenez t<strong>ou</strong>t, mais dites-n<strong>ou</strong>s où est<br />

ce jeune homme.<br />

Cé<strong>le</strong>ste était éblonie... el<strong>le</strong> considérait <strong>le</strong>s richesses qui lui<br />

étaient offertes et el<strong>le</strong> hésitait visib<strong>le</strong>ment.<br />

Madame Cormier s'en aperçut.<br />

-Par<strong>le</strong>z!... dit-el<strong>le</strong> d'un voix émue ; je d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>rai cette<br />

somme s'il <strong>le</strong> faut.<br />

-Non, non ! s'écria Cé<strong>le</strong>ste d'un ton <strong>du</strong>r et résolu; c'est<br />

<strong>Blondel</strong> qui a dénoncè Lebuteux, et je veux m'en venger.<br />

En entendant cela, madame Cormier tomba assise sur un<br />

banc.<br />

- Ne vois-tu donc pas que c'est sa mère? s'écria Mathu­<br />

rine avec emportement.<br />

- Et quand ce serait son arrière-grand-mère ! repartit Cé­<br />

<strong>le</strong>ste avec ironie; je ne peux pas <strong>le</strong> ressusciter!<br />

- Il a donc été tué... s'écria madame Cormier.<br />

- Eh bien... <strong>ou</strong>i!<br />

- Mais, insista Mathurine, où l'a-t-on emmené?<br />

- Le sais-je!<br />

- Tu mens!<br />

- Qu'est-ce que tu dis?<br />

- Je dis que tu mens! Tu veux n<strong>ou</strong>s tromper, mais tu n'y<br />

Parviendras pas! Dis-n<strong>ou</strong>s où est ce jeune homme!<br />

Cé<strong>le</strong>ste s<strong>ou</strong>rrit d'un air moqueur.


— 320 —<br />

— Crois-tu me faire peur? demanda-t-el<strong>le</strong>.<br />

— Peut-être! repartit Mathurine.<br />

Cé<strong>le</strong>ste s'approcha de cette dernière dans l'intention de la<br />

frapper à la tête avec la b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> tenait à la main,<br />

mais la vieil<strong>le</strong> Mathurine avait encore des musc<strong>le</strong>s de fer et<br />

d'un c<strong>ou</strong>p de poing appliqué sur <strong>le</strong> bras de Cé<strong>le</strong>ste el<strong>le</strong> en­<br />

voya la b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> se briser dans un coin.<br />

Puis se précipitant sur <strong>le</strong> « Roquet » el<strong>le</strong> la saisit à la gorge,<br />

la rep<strong>ou</strong>ssa contre <strong>le</strong> mur et répéta en <strong>le</strong>vant son c<strong>ou</strong>teau:<br />

— Où est Maurice?... Réponds, <strong>ou</strong> je te tue comme une<br />

chienne!<br />

— Non!... râla Cé<strong>le</strong>ste à moitié étranglée par <strong>le</strong>s doigts<br />

osseux de Mathurine.<br />

— Prends garde.!... reprit cel<strong>le</strong>-ci; prends garde!... Il y a<br />

vingt ans que j'attends ma vengeance et tu es en mon p<strong>ou</strong>­<br />

voir!... Veux tu par<strong>le</strong>r?<br />

— Non! hurla Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Un éclair brilla dans <strong>le</strong>s yeux de Mathurine, el<strong>le</strong> allait frap­<br />

per lorsque madame Cormier p<strong>ou</strong>ssa une exclamation.<br />

— Arrêtez! s'écria-t-el<strong>le</strong>.<br />

— Qu'y a-t-il? demanda la vieil<strong>le</strong> Salviat, sans lâcher<br />

prise.<br />

— Là... là... répondit madame Cormier en se dirigeant vers<br />

un des ang<strong>le</strong>s de la hutte.<br />

— Qu'il y a-t-il là?<br />

— Il m'a semblé entendre une voix!<br />

— Eh bien, cherchez, pendant que je tiens cette créature en<br />

respect, reprit Mathurine, mais hâtez-v<strong>ou</strong>s, parce que je ne<br />

réponds pas de moi et la colère p<strong>ou</strong>rrait m'emporter!<br />

On entendait en effet une voix faib<strong>le</strong> venir comme de dess<strong>ou</strong>s<br />

terre, puis des c<strong>ou</strong>ps se firent entendre contre une trappe qui<br />

se tr<strong>ou</strong>vait auprès <strong>du</strong> mur.<br />

— C'est ici! s'écria madame Cormier.


— 321 —<br />

—Il y a sans d<strong>ou</strong>te quelqu'un là-dess<strong>ou</strong>s, dit Mathurine,<br />

cherchez bien.<br />

La fureur de Cé<strong>le</strong>ste était évident, et il fallait t<strong>ou</strong>te la vi-<br />

gueur. de la vieil<strong>le</strong> Salviat p<strong>ou</strong>r la contenir.<br />

Madame Cormier se mit à gen<strong>ou</strong>x et commença à chercher<br />

<strong>le</strong> moyen de pratiquer une <strong>ou</strong>verture <strong>ou</strong> de tr<strong>ou</strong>ver l'endroit<br />

où p<strong>ou</strong>vait s'<strong>ou</strong>vrir cette trappe.<br />

Son coeur battait à se rompre.<br />

El<strong>le</strong> finit par tr<strong>ou</strong>ver un anneau de fer qui devait servir<br />

sans d<strong>ou</strong>te à s<strong>ou</strong><strong>le</strong>ver la trappe, el<strong>le</strong> fit des efforts surhumains<br />

p<strong>ou</strong>r l'<strong>ou</strong>vrir; la sueur déc<strong>ou</strong>lait de son front: enfin ayant<br />

réuni t<strong>ou</strong>te son énergie dans un dernier effort el<strong>le</strong> parvint<br />

à <strong>ou</strong>vrir l'entrée de ce cachot.<br />

Une b<strong>ou</strong>ffée d'air umide et froid en sortit et el<strong>le</strong> entendit<br />

une voix affaiblie qui disait:<br />

- De l'air!... Au sec<strong>ou</strong>rs!...<br />

-Maurice!... C'est lui! s'écria madame Cormier qui avait<br />

sur <strong>le</strong> champ reconnu cette voix si faib<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> fût.<br />

Et se penchant sur <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong> el<strong>le</strong> tendit une main, puis el<strong>le</strong><br />

rencontra <strong>le</strong>s deux mains <strong>du</strong> jeune homme, <strong>le</strong>s saisit et<br />

réunissant ses forces el<strong>le</strong> parvint à <strong>le</strong> tirer de là!<br />

- Maurice! s'écria de n<strong>ou</strong>veau madame Cormier en essayant<br />

de la faire tenir deb<strong>ou</strong>t.<br />

-Oui... c'est moi!... Oh! Lucienne!...<br />

Ce fut t<strong>ou</strong>t ce qu'il eut la force de murmurer, l'émotion<br />

et <strong>le</strong> grand air lui. en<strong>le</strong>vèrent <strong>le</strong> peu de forces qui lui re-<br />

staient et il s'évan<strong>ou</strong>it.<br />

Madame Cormier qui <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>tenait <strong>le</strong> laissa d<strong>ou</strong>cement s'étendre<br />

à terre.<br />

- Mais il va m<strong>ou</strong>rir! dit-el<strong>le</strong> avec terreur.<br />

-,A vingt ans on ne meurt pas aussi faci<strong>le</strong>ment que cela,<br />

répondit Mathurine; il n'est qu'évan<strong>ou</strong>i, c'est l'effet <strong>du</strong> grand<br />

air je connais ça. Mais il ne s'agit pas de jaser, n<strong>ou</strong>s allons<br />

l'emporter dans la voiture et <strong>le</strong> con<strong>du</strong>ire chez v<strong>ou</strong>s.<br />

24


— 322 —<br />

Puis s' adressant à Cé<strong>le</strong>ste qu'el<strong>le</strong> avait làchée el<strong>le</strong> lui dit:<br />

— «Quant à toi, si tu fais un m<strong>ou</strong>vement..., si tu prononces<br />

seu<strong>le</strong>ment une paro<strong>le</strong>, ton compte sera bientôt réglé!<br />

Le « Roquet », avait reconnu qu'il serait imprudent d'op­<br />

poser la moindre résistance; <strong>du</strong> reste, el<strong>le</strong> était encore à<br />

moitié ét<strong>ou</strong>rdie par l'attaque de Mathurine, el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait<br />

hors d'état de p<strong>ou</strong>voir faire la moindre résistance, el<strong>le</strong> resta<br />

donc à sa place pendant que Mathurine aidée de madame<br />

Cormier transportaient Maurice dans la voiture.<br />

Cinq minutes ne s'étaient pas éc<strong>ou</strong>lées que <strong>le</strong>s deux fem­<br />

mes étaient en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r la demeure de madame Cormier;<br />

el<strong>le</strong>s étaient dans la voiture et tenaient sur <strong>le</strong>urs gen<strong>ou</strong>x <strong>le</strong><br />

corps <strong>du</strong> jeune homme qui n' était pas encore revenu à lui,<br />

Pendant que se passaient <strong>le</strong>s événements que. n<strong>ou</strong>s venons<br />

de raconter, Lucienne passait ses j<strong>ou</strong>rs et ses nuits dans la<br />

plus profonde d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur. Son désespoir avait été grand quand<br />

el<strong>le</strong> apprit que t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s recherches faites dans <strong>le</strong> but de<br />

retr<strong>ou</strong>ver Maurice avaient été infructueuses.<br />

En quittant Paris el<strong>le</strong> avait conservé quelque espoir et avait<br />

atten<strong>du</strong> avec impatience l'arrivée de son onc<strong>le</strong> qui lui avait<br />

promis de t<strong>ou</strong>t employer p<strong>ou</strong>r savoir ce qu'était devenu <strong>le</strong><br />

jeune homme.<br />

Mais depuis que Paul Mercier était revenu et qu'il avait an­<br />

noncé <strong>le</strong> peu de réussite de ses démarches son coeur était brisé.<br />

La pauvre enfant passait la plus grande partie de ses j<strong>ou</strong>r­<br />

née dans un petit kiosque situé au sommet d'une petite émi-<br />

nence qui se tr<strong>ou</strong>vait derrière la villa, et d'où l'onvovaitla<br />

r<strong>ou</strong>te de Paris.<br />

El<strong>le</strong> y restait des heures entières, plongée dans son cha­<br />

grin, et <strong>le</strong> regard fixé sur la r<strong>ou</strong>te où il lui semblait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

voir arriver quelqu'un venant lui dire: « Je l'ai vu, il vit!'<br />

Cette espérance était la seu<strong>le</strong> chose qui la tint encore at­<br />

tachée à la vie.<br />

Du reste, t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s personnes qui habitaient la villa sem-


— 323 —<br />

blaient prendre part à sa d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et la respecter. Madame Mi­<br />

chaud priait t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r la c<strong>ou</strong>rageuse et nob<strong>le</strong> enfant<br />

qui n'avait pas craint de se compromettre p<strong>ou</strong>r la sauver <strong>du</strong><br />

déshonneur; Paul, de son cote évitait avec soin de ne jamais<br />

prononcer <strong>le</strong> nom de Maurice et de ne jamais y faire allu­<br />

sion; quant à monsieur Michaud il n'avait pas encore pu<br />

tr<strong>ou</strong>ver une explication .satisfaisante à ce qui s'était passé<br />

dans sa maison de Paris la nuit où <strong>le</strong> vol avait été commis.<br />

Lucienne était un soir, comme d'habitude, dans son obser­<br />

vatoire; <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>chait à son déclin, <strong>le</strong>s oiseaux se taisaient<br />

et saisie par <strong>le</strong> calme majestueux de la nature se préparant<br />

au repos, la jeune fil<strong>le</strong> s'était sentie émue et des larmes<br />

abondantes c<strong>ou</strong>laient sur ses j<strong>ou</strong>es.<br />

S<strong>ou</strong>dain une voix prononça d<strong>ou</strong>cement son nom :<br />

- Lucienne!<br />

El<strong>le</strong> se ret<strong>ou</strong>rna vivement et reconnut monsieur Michaud.<br />

- Mon enfant, lui dit-il, ce qui se passe en toi me semb<strong>le</strong><br />

inexplicab<strong>le</strong>. Tu dois comprendre combien je tr<strong>ou</strong>ve étrange que<br />

tu puisse épr<strong>ou</strong>ver un am<strong>ou</strong>r si pur, si vrai, si profond, après<br />

l'aveu que tu n<strong>ou</strong>s as fait au sujet <strong>du</strong> comte de Précigny. Je me<br />

dis qu'il y a là un secret: <strong>ou</strong> cet am<strong>ou</strong>r est une comèdie, <strong>ou</strong> tu<br />

t'es av<strong>ou</strong>ée c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> d'une faute que tu n'as pas commise!<br />

-Je v<strong>ou</strong>s jure que j'aime Maurice! répondit-el<strong>le</strong> d'un air<br />

qui ne p<strong>ou</strong>vait laisser aucun d<strong>ou</strong>te sur sa sincérité; je v<strong>ou</strong>s<br />

jure par t<strong>ou</strong>t ce que j'ai de plus sacré que je donnerais ma<br />

vie p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> sauver si cela était possib<strong>le</strong>!<br />

- Mais, reprit monsieur Michaud, si cet am<strong>ou</strong>r est si vrai,<br />

si profond, je <strong>le</strong> répète, cela enlève t<strong>ou</strong>te vraisemblance à la<br />

faute que tu as av<strong>ou</strong>ée, il y a là un mystère que toi seu<strong>le</strong><br />

peut expliquer et je te prie, je te conjure de <strong>le</strong> faire Tu<br />

sais que je t'aime comme si tu étais mon enfant!<br />

— C'est impossib<strong>le</strong> ! répondit Lucienne à demi-voix et en<br />

baissant la tête.


— 324 —<br />

— Comment, tu ne peux pas me confier cela?... A moi?<br />

— Ah!... à v<strong>ou</strong>s moins qu'à t<strong>ou</strong>t autre!<br />

— Que veux-tu dire ?<br />

La jeune fil<strong>le</strong> vit qu'el<strong>le</strong> avait été trop loin et el<strong>le</strong> se prèparait<br />

à réparer sa faute quand el<strong>le</strong> entendit marcher, el<strong>le</strong><br />

t<strong>ou</strong>rna la tête et p<strong>ou</strong>ssa un léger cri de surprise en voyant<br />

Miche<strong>le</strong>tte qui se dirigeait vers <strong>le</strong> kiosque.<br />

El<strong>le</strong> se précipita à sa rencontre et lui prit la main en la<br />

saluant affectueusement.<br />

Monsieur Michaud s'était aussi approché.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte! lui dit Lucienne en l'embrassant sur <strong>le</strong> front,<br />

qu'as-tu?... Tu es pâ<strong>le</strong> et tu parais agitée?<br />

— Je n'ai rien, mademoisel<strong>le</strong>, répondit tristement Miche<strong>le</strong>tte,...<br />

mais lui!<br />

— Joseph?<br />

— Oui!... il lui est arrivé un accident et il est à l'hôpital,<br />

entre la vie et la mort!<br />

— Pauvre garçon! fit monsieur Michaud.<br />

— Oh!... v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> plaignez? s'écria Miche<strong>le</strong>tte; il <strong>le</strong> mérite.,<br />

si v<strong>ou</strong>s saviez!... je v<strong>ou</strong>lais v<strong>ou</strong>s adresser une prière!<br />

— A moi? dit Michaud.<br />

— Monsieur Michaud, si Joseph doit m<strong>ou</strong>rir ensuite de cet<br />

accident, je v<strong>ou</strong>s en conjure al<strong>le</strong>z lui faire une visite; v<strong>ou</strong>s<br />

savez, dans un moment semblab<strong>le</strong> on ne ment pas, <strong>le</strong> pécheurs<br />

<strong>le</strong>s plus en<strong>du</strong>rcis av<strong>ou</strong>ent <strong>le</strong>urs crimes au moment de<br />

m<strong>ou</strong>rir, p<strong>ou</strong>r mériter la miséricorde divine!... Si Joseph est<br />

c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>, il l'av<strong>ou</strong>era, s'il ne l'est pas, il persistera à se dire<br />

<strong>innocent</strong> et il f<strong>ou</strong>dra bien que v<strong>ou</strong>s aj<strong>ou</strong>tiez foi à ses paro<br />

<strong>le</strong>s!... Et quand ce ne serait que p<strong>ou</strong>r lui donner une dernière<br />

consolation, v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez pas rep<strong>ou</strong>sser ma prière<br />

Monsieur Michaud ne répondit pas immédiatement, il avait<br />

l'air de réfléchir et de se consulter.<br />

Miche<strong>le</strong>tte s'adressant alors a Lucienne lui dit:<br />

— Mademoisel<strong>le</strong>, si Joseph meurt et que je survive a ce mal


— 325 —<br />

heur, je m'en irai loin, bien loin d'ici, je v<strong>ou</strong>s vois donc et très-<br />

probab<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r la dernière fois, mais quel que soit mon<br />

sort, et dans quel<strong>le</strong> position que je me tr<strong>ou</strong>ve, soyez assurée<br />

que je ne v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>blierai jamais je me s<strong>ou</strong>viendrai t<strong>ou</strong>te<br />

ma vie de la bonté et de la bienveillance que v<strong>ou</strong>s m' avez<br />

témoignées.<br />

- Ne parlons pas de cela, ma chère Miche<strong>le</strong>tte, répondit<br />

Lucienne, cela n'en vaut pas la peine.<br />

- C'est vrai, fit à son t<strong>ou</strong>r Michaud, c'est à peine si v<strong>ou</strong>s<br />

connaissez Lucienne, v<strong>ou</strong>s ne l'avez vue qu'une fois, à Paris,<br />

comment p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s avoir envers el<strong>le</strong> une aussi vive recon­<br />

naissance?<br />

-Ah! monsieur Michaud, v<strong>ou</strong>s ne savez pas comme el<strong>le</strong><br />

est bonne et généreuse, comme el<strong>le</strong> prend part aux s<strong>ou</strong>ffrances<br />

des malheureux!.... V<strong>ou</strong>s ne savez pas non plus qu'aux cent<br />

francs que v<strong>ou</strong>s m'avez donnés el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta t<strong>ou</strong>tes ses petites<br />

épargnes !<br />

- C'est très bien de ta part! dit Michaud en s'adressant à<br />

Lucienne, cela annonce que tu as un bon coeur.<br />

- Et ce n'est pas t<strong>ou</strong>t, continua Miche<strong>le</strong>tte avec cha<strong>le</strong>ur,<br />

lorsque, à la fin <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r, épuisée, seu<strong>le</strong>, j'errais dans Paris, el<strong>le</strong><br />

me fit monter dans sa chambre et me força à me c<strong>ou</strong>cher<br />

dans son lit tandis qu'el<strong>le</strong> se contenta de passer la nuit dans<br />

un fauteuil !<br />

- Comment ! fit monsieur Michaud avec surprise, tu as<br />

passé une nuit s<strong>ou</strong>s mon toit sans que je l'aie su?<br />

- Moi seu<strong>le</strong> suis c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>, monsieur Michaud, c'est moi qui<br />

ai demandé à mademoisel<strong>le</strong> Lucienne de garder <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce...<br />

jetais si désespérée!... depuis que j'avais vu Joseph enchaîné<br />

à Bicêtre !<br />

- Mais, reprit Michaud,... si je me s<strong>ou</strong>viens bien, n'était-ce<br />

Pas la nuit <strong>du</strong> 30 mars?<br />

Miche<strong>le</strong>tte ayant répon<strong>du</strong> affirmativement, une idée jaillit<br />

comme un éclair dans l'esprit de monsieur Michaud.


— 326 —<br />

— J'ai trop s<strong>ou</strong>ffert ce j<strong>ou</strong>r-là p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir jamais l'<strong>ou</strong>blier,<br />

aj<strong>ou</strong>ta la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

— Ainsi c'était <strong>le</strong> 30 mars?<br />

— Oui.<br />

— Et par conséquent la veil<strong>le</strong> d'un j<strong>ou</strong>r d'échéance, <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r<br />

où j'avais un fort paiement à faire, et de la nuit pendant<br />

laquel<strong>le</strong> on me vola une somme très-considérab<strong>le</strong>, <strong>ou</strong> <strong>le</strong> comte<br />

de Précigny...<br />

En parlant ainsi monsieur Michaud avait considéré Lucienne<br />

d'un regard scrutateur.<br />

Lucienne comprit que monsieur Michaud était sur <strong>le</strong> point<br />

de déc<strong>ou</strong>vrir la vérité, el<strong>le</strong> baissa <strong>le</strong>s yeux d'un air confus et<br />

embarrassé.<br />

— Tu dis que tu as passé la nuit entière dans la chambre de<br />

Lucienne? reprit monsieur Michaud en s'adressant à Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Certainement, répondit cel<strong>le</strong>-ci qui ne comprenait rien à<br />

l'insistance <strong>du</strong> négociant.<br />

— C'est bien, mon enfant, je ne veux pas en savoir davan­<br />

tage p<strong>ou</strong>r,<strong>le</strong> moment ; p<strong>ou</strong>r te donner une preuve de l'intérêt<br />

que tu m'inspires, viens me chercher demain et je t'accompa­<br />

gnerai à l'hôpital.<br />

— Oh! merci! monsieur Michaud! s'écria Miche<strong>le</strong>tte en<br />

baisant la main <strong>du</strong> négociant.<br />

En effet, <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain Miche<strong>le</strong>tte revenait à la villa et vit<br />

Lucienne qui l'attendait avec anxiété.<br />

— Viens, vite, vite! lui dit précipitamment cette dernière,<br />

il faut que je te par<strong>le</strong> avant que tu voies monsieur Michaud!<br />

— Je v<strong>ou</strong>lais aussi v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r en particulier; on m'a chargé<br />

de v<strong>ou</strong>s demander si v<strong>ou</strong>s aviez des n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s de Maurice.<br />

— Maurice!... qui t'a chargé de cela!<br />

— C'est une personne qui s'intéresse à lui.<br />

— Hélas, non!... je n'ai absolument rien appris!<br />

— Cependant v<strong>ou</strong>s espérez encore ?<br />

Je n'ai plus aucun espoir !


— 327 -<br />

Il y eut un moment de si<strong>le</strong>nce. Le nom de Maurice avait,<br />

ren<strong>ou</strong>velé la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur de Lucienne.<br />

-J'ai autre chose à te dire, reprit-el<strong>le</strong>, une recommandation<br />

de la plus haute importance !<br />

- Quel<strong>le</strong> est-el<strong>le</strong> ?<br />

- Tu as dit hier à monsieur Michaud que tu avais passé<br />

dans ma chambre la nuit <strong>du</strong> 30 mars.<br />

- N'est ce pas la vérité ?<br />

- Il faut auj<strong>ou</strong>rd'hui que tu dises <strong>le</strong> contraire!<br />

- P<strong>ou</strong>rquoi ?<br />

- Ce serait trop long à raconter, ma chère Miche<strong>le</strong>tte,<br />

qu'il te suffise de savoir que l'honneur d'une femme et <strong>le</strong><br />

repos d'une famil<strong>le</strong> dépendent de ta réponse !<br />

- Ah ! soyez sans crainte... monsieur Michaud ne saura<br />

rien!<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes til<strong>le</strong>s se séparèrent, et Miche<strong>le</strong>tte alla tr<strong>ou</strong>­<br />

ver <strong>le</strong> négociant avec qui el<strong>le</strong> se remit en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r T<strong>ou</strong>lon.<br />

Michaud était pensif; des rides profondes sillonnaient son front,<br />

ses traits étaient altérés et il était faci<strong>le</strong> de voir qu'il avait passé<br />

la nuit sans dormir.<br />

<strong>Les</strong> paro<strong>le</strong>s prononcées la veil<strong>le</strong> par Miche<strong>le</strong>tte avaient fait<br />

renaître ses s<strong>ou</strong>pçons.<br />

Le 30 mars !<br />

Cette date était sans cesse présente à son esprit.<br />

S'il était vrai, comme el<strong>le</strong> l'avait dit la veil<strong>le</strong>, que Miche<strong>le</strong>tte<br />

avait passé la nuit dans la chambre de Lucienne, dans quel<strong>le</strong><br />

chambre était donc vernu <strong>le</strong> comte de Précigny?<br />

Cette pensée <strong>le</strong> faisait frémir.<br />

Depuis la veil<strong>le</strong>, <strong>le</strong> négociant vivait avec cette pensée que<br />

<strong>le</strong> déshonneur avait pénétré dans sa maison, et cependant il<br />

n'ait pas rechercher si ses s<strong>ou</strong>pçons étaient fondés; il re­<br />

culait devant la recherche de la réalité.<br />

Le malheureux aimait sa femme et il n'eût pu supporter<br />

la vérité.


— 328 —<br />

Il marcha pendant quelque temps auprès de Miche<strong>le</strong>tte et<br />

sans prononcer une paro<strong>le</strong>, il brûlait d'envie de questionner<br />

la jeune fil<strong>le</strong> et il hésitait néanmoins.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p il re<strong>le</strong>va la tête : il avait pris une résolution;<br />

il v<strong>ou</strong>lait t<strong>ou</strong>t savoir.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte, dit-il, j'ai de graves questions à t'adresser;<br />

dis-moi premièrement si c'est bien la nuit <strong>du</strong> 30 mars que tu<br />

as passée dans la chambre de Lucienne.<br />

Aux premiers mots que monsieur Michaud avait prononcés,<br />

Miche<strong>le</strong>tte s'était s<strong>ou</strong>venue de la recommandation de Lucienne<br />

et v<strong>ou</strong>lant tenir sa promesse, el<strong>le</strong> répondit, non sans quelque<br />

embarras :<br />

— Excusez-moi... mais hier, quand je suis venue chez v<strong>ou</strong>s,<br />

j'étais tel<strong>le</strong>ment agitée qu' il est fort possib<strong>le</strong> que j'aie fait<br />

erreur.<br />

Michaud se mit à s<strong>ou</strong>rire avec amertume et reprit:<br />

— Oui, je comprends!... Tu as revu Lucienne et la pauvre<br />

enfant t'a enseigne <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> que tu devais j<strong>ou</strong>er !... El<strong>le</strong> devrait<br />

p<strong>ou</strong>rtant savoir que son honneur est compromis.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Lucienne ne t'a pas t<strong>ou</strong>t raconté.<br />

— Mon Dieu! qu'est-il donc arrivé?<br />

— Ce qu'il est arrivé, Miche<strong>le</strong>tte? Eh bien, il faut que tu<br />

saches que depuis cette nuit fata<strong>le</strong> un s<strong>ou</strong>pçon horrib<strong>le</strong> pèse<br />

sur Lucienne, et que toi seu<strong>le</strong> peut sauver sa réputation!<br />

— Oh! par<strong>le</strong>z!... par<strong>le</strong>z!... Dites-moi ce que je dois faire.<br />

— Feras-tu ce que je te dirai ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> jure !<br />

— Et en même temps tu rendras service à Joseph !<br />

— Comment cela ?<br />

— Si tu me dis la vérité, je te promets de faire t<strong>ou</strong>t mon<br />

possib<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r ad<strong>ou</strong>cir sa position et p<strong>ou</strong>r te procurer <strong>le</strong> moyen<br />

de <strong>le</strong> visiter quand tu <strong>le</strong> désireras.<br />

En entendant cela Miche<strong>le</strong>tte s'écria :


— 329 —<br />

-Oh!.. monsieur Michaud! Interrogez-moi!... je v<strong>ou</strong>s dirai<br />

t<strong>ou</strong>t ce que je sais!<br />

Monsieur Michaud garda un moment <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, puis il<br />

demanda à Miche<strong>le</strong>tte:<br />

— Est-ce que véritab<strong>le</strong>ment tu restas pendant t<strong>ou</strong>te la nuit<br />

dans la chambre de Lucienne?<br />

— T<strong>ou</strong>te la nuit.<br />

— A quel<strong>le</strong> heure étais-tu venue?<br />

— A onze heures environs.<br />

— T'en s<strong>ou</strong>viens-tu exactement?<br />

— Oh! parfaitement!<br />

— Et quel<strong>le</strong> heure était-il quand tu quittas Lucienne?<br />

— A la pointe <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r.<br />

— A quel<strong>le</strong> heure? fit monsieur Michaud en insistant.<br />

— Il était, je crois, six heures!<br />

— Et Lucienne resta t<strong>ou</strong>t la nuit avec toi?<br />

— El<strong>le</strong> ne me quitta pas une seconde, je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> jure! El<strong>le</strong><br />

était assise près <strong>du</strong> lit, tenant ma main dans la sienne et<br />

essayant de me conso<strong>le</strong>r.<br />

L'agitation de monsieur Michaud augmentait visib<strong>le</strong>ment.<br />

D'un geste convulsif il essuya la sueur qui perlait sur son<br />

front.<br />

— Mais il est possib<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> soit sortie pendant ton sommeil<br />

et sans que tu t'en aperçoive, reprit-il.<br />

— Oh! répondit Miche<strong>le</strong>tte en sec<strong>ou</strong>ant tristement la tête,<br />

mon coeur était trop malade p<strong>ou</strong>r qu'il me fût possib<strong>le</strong> de<br />

dormir; mes yeux étaient fermés, il est vrai, mais je ne dor­<br />

mais pas et chaque fois que je <strong>le</strong>s <strong>ou</strong>vrais...<br />

— Lucienne était là ?<br />

— T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs.<br />

Monsieur Michaud baissa la tête et porta une main sur son<br />

coeur... Cet interrogatoire <strong>le</strong> torturait et cependant une force<br />

plus grande que sa volonté <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssait à continuer ses questions.


— 330 —<br />

— Et n'entendis-tu rien pendant la nuit? Ne te s<strong>ou</strong>viens-tu<br />

pas d'avoir rien aperçu?<br />

Miche<strong>le</strong>tte, frappée de l'expression altérée qu'avait prise la<br />

voix de monsieur Michaud, jeta <strong>le</strong>s yeux sur lui.<br />

Le négociant était pâ<strong>le</strong>, ses mains étaient crispées.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>va un sentiment de terreur.<br />

— Comme v<strong>ou</strong>s êtes pâ<strong>le</strong>, monsieur Michaud, dit-el<strong>le</strong>,<br />

Qu'avez-v<strong>ou</strong>s d<strong>ou</strong>c ?<br />

— Rien!... Ce n'est rien!... .<strong>le</strong> suis pris de compassion p<strong>ou</strong>r<br />

Lucienne, c'est ce qui cause mon émotion !<br />

— Pauvre demoisel<strong>le</strong> !<br />

— On l'a calomniée... je <strong>le</strong> savais bien!<br />

— Oh!... certainement!<br />

— Ainsi tu n'entendis absolument rien?<br />

— Attendez!... je crois maintenant me s<strong>ou</strong>venir d'avoir en­<br />

ten<strong>du</strong> <strong>du</strong> bruit dans <strong>le</strong> corridor... comme <strong>le</strong>s pas de quelqu'un<br />

qui aurait marché d<strong>ou</strong>cement.<br />

Monsieur Michaud p<strong>ou</strong>vait à peine respirer; il lui semblait<br />

avoir un poids énorme sur la poitrine et son coeur battait à<br />

se rompre.<br />

Il ne p<strong>ou</strong>vait plus d<strong>ou</strong>ter !... Un frémissement parc<strong>ou</strong>rut<br />

son corps t<strong>ou</strong>t entier. Cependant, en se voyant observé par<br />

la jeune fil<strong>le</strong>, il fit un effort surhumain p<strong>ou</strong>r se contenir.<br />

Miche<strong>le</strong>tte reprit:<br />

— Voyez-v<strong>ou</strong>s, maintenant je me repens de v<strong>ou</strong>s avoir dit<br />

t<strong>ou</strong>t cela!... j'aurais dû obéir à mademoisel<strong>le</strong> Lucienne!<br />

— Non, non, mon enfant, répondit vivement <strong>le</strong> négociant;<br />

tu dois, au contraire, être satisfaite de m'avoir parlé franche-<br />

ment et de ne m'avoir rien caché!... Mais n<strong>ou</strong>s voici bientôt<br />

arrivés! parlons maintenant de .Joseph!<br />

En effet, au b<strong>ou</strong>t d'un instant, ils se tr<strong>ou</strong>vaient devant la<br />

porte grillée qui sert d'entrée au <strong>bagne</strong>.<br />

Monsieur Michaud, qui était connu, n'eut pas de peine à se


— 331 —<br />

procurer la permission d'y pénétrer, accompagné de Miche­<br />

<strong>le</strong>tte.<br />

P<strong>ou</strong>r arriver aux bâtiments où se tr<strong>ou</strong>vait l'hôpital il fallait<br />

traverser dans t<strong>ou</strong>te sa longueur l'endroit où <strong>le</strong>s forçat tra­<br />

vaillaient.<br />

Comme monsieur Michaud et la jeune fil<strong>le</strong> passaient auprès<br />

d'un tas de b<strong>ou</strong><strong>le</strong>ts assez é<strong>le</strong>vé, <strong>le</strong> négociant s'arrêta brusque­<br />

ment en faisant à Miche<strong>le</strong>tte <strong>le</strong> signe de se taire.<br />

- Qu'avez-v<strong>ou</strong>s ? demanda-t-el<strong>le</strong> à voix basse.<br />

La pauvre, fil<strong>le</strong> était impatiente d'arriver auprès de Joseph.<br />

Monsieur Michaud se pencha vers el<strong>le</strong> et lui dit à demi<br />

voix :<br />

Tais toi!... il me semb<strong>le</strong> avoir enten<strong>du</strong> prononcer mon<br />

nom.<br />

- Que dites-v<strong>ou</strong>s?<br />

- Ec<strong>ou</strong>te.<br />

Et t<strong>ou</strong>s deux prêtèrent l'oreil<strong>le</strong>.<br />

Ils entendirent la voix de deux forçats qui se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

derrière <strong>le</strong> tas de b<strong>ou</strong><strong>le</strong>ts.<br />

- Oui, disait l'un, la chose est comme je te <strong>le</strong> dis, tu peux<br />

te figurer la stupéfaction <strong>du</strong> jeune homme quand il se vit<br />

ent<strong>ou</strong>ré par <strong>le</strong>s gendarmes! Mais <strong>le</strong> plus joli de l'affaire, c'est<br />

que <strong>le</strong> bonhomme Michaud fut trompé comme <strong>le</strong>s autres :<br />

quel remords il épr<strong>ou</strong>verait s'il savait jamais la vérité!<br />

- Mais, dit <strong>le</strong> second forçat, comment se fait-il que chacun<br />

ait été trompé à ce point?<br />

-C'est clair comme <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r, reprit <strong>le</strong> premier; Joseph se<br />

tr<strong>ou</strong>vait sur une petite éminence qui dominait <strong>le</strong> chemin qui<br />

est creux et par <strong>le</strong>quel Michaud devait passer; moi je me<br />

tr<strong>ou</strong>vais au bas de cette éminence, caché par un buisson épais;<br />

<strong>le</strong>s gendarmes suivaient Michaud à une distance d'environ trois<br />

cent pas; tu devines <strong>le</strong> reste! Le brave homme passait à côté<br />

de moi, je m'élance, je lui enfonce mon c<strong>ou</strong>teau entre deux<br />

côtes, je m'empare de sa sacoche et je disparais ; <strong>le</strong>s gen-


— 332 —<br />

darmes arrivent sur ces entrefaites et tr<strong>ou</strong>vent Joseph agen<strong>ou</strong>illé<br />

auprès <strong>du</strong> cadavre de son parrain; il n'en fallait pas<br />

d'avantage p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> condamner.... et c'est p<strong>ou</strong>r, cela qu'il est<br />

ici!<br />

Monsieur Michaud échangea un rapide regard avec Miche<strong>le</strong>tte<br />

dont <strong>le</strong> visage rayonnait et qui dit à voix basse:<br />

— Je v<strong>ou</strong>s l'avais dit!...<br />

— C'est vrai, mon enfant, répondit <strong>le</strong> négociant; hâtons<br />

n<strong>ou</strong>s, il me tarde de voir <strong>le</strong> pauvre garçon, de lui demander<br />

pardon de t<strong>ou</strong>t ce qu'il a s<strong>ou</strong>ffert à cause de moi!<br />

— Oh! que v<strong>ou</strong>s êtes bon! s'écria Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Oui! ..je suis bon. je veux l'être!... mais, aj<strong>ou</strong>ta-t-il en<br />

fronçant <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rcil d'un air sombre, malheur à ceux qui auront<br />

abusé de ma bonté!... Viens, Miche<strong>le</strong>tte, viens!... à partir de ce<br />

moment je me charge de v<strong>ou</strong>s et de votre avenir et je suis<br />

tenté de remercier <strong>le</strong> ciel de ne m'avoir pas donné d'enfants.<br />

Pendant que se succédaient <strong>le</strong>s faits que n<strong>ou</strong>s venons de<br />

raconter et que <strong>le</strong> sort <strong>du</strong> malheureux Joseph et de sa fiancée<br />

paraissait v<strong>ou</strong>loir changer, <strong>le</strong> pauvre jeune homme était à<br />

l'hôpital, éten<strong>du</strong> sur son lit, en proie à de cruel<strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances<br />

et plongé dans un profond désespoir.<br />

Cependant, il eut une consolation dans la manière humaine<br />

dont il était soigné.<br />

Un hôpital est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r beauc<strong>ou</strong>p de malades comme<br />

la dernière étape avant l'éternité!... la différence qui peut<br />

exister entre <strong>le</strong>s indivi<strong>du</strong>s s'efface peu à peu, la distance qui<br />

<strong>le</strong>s sépare de la tombe diminue chaque j<strong>ou</strong>r et <strong>le</strong> forçat disparait<br />

gra<strong>du</strong>el<strong>le</strong>ment s<strong>ou</strong>s la capote <strong>du</strong> malade.<br />

Et quel est <strong>le</strong> coeur, si en<strong>du</strong>rci qu'il puisse être,qui n'épr<strong>ou</strong>ve<br />

un sentiment de consolation à la vue de ces nob<strong>le</strong>? fil<strong>le</strong>s<br />

qui ont v<strong>ou</strong>é <strong>le</strong>ur vie au s<strong>ou</strong>lagement des malades? Quel est<br />

l'homme, si grossier qu'il soit, qui résiste à la d<strong>ou</strong>ceur et à la<br />

sollicitude avec <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s el<strong>le</strong>s prodiguent <strong>le</strong>urs soins aux


— 333 —<br />

malheureux? Quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s plaies mora<strong>le</strong>s <strong>ou</strong> physiques qui<br />

ne se fermeraient pas s<strong>ou</strong>s la main empressée et s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s parties<br />

affectueuses des soeurs de charité ?<br />

Joseph avait eu un peu de délire pendant la nuite précédente,<br />

mais dans la matinée il s'était tranquilisé et il dormait maintenant<br />

d'un profond sommeil.<br />

A deux pas <strong>du</strong> lit où il était c<strong>ou</strong>ché se tr<strong>ou</strong>vait celui de Mac-<br />

Bell; ils avaient t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s deux été victimes <strong>du</strong> même accident,<br />

ils étaient compagnons de chaîne, c'est p<strong>ou</strong>rquoi on ne <strong>le</strong>s<br />

avait pas séparés.<br />

Quant à l'Ecossais ses b<strong>le</strong>ssures étaient légères et il avait<br />

dû feindre une vive s<strong>ou</strong>ffrance p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir atteindre <strong>le</strong> but<br />

qu'il se proposait.<br />

T<strong>ou</strong>t s'était passé comme il l'avait désiré: dans la matinée,<br />

pendant que Joseph dormait, il avait reçu la visite <strong>du</strong> comte<br />

de Précigny.<br />

Ils avaient pu, t<strong>ou</strong>t à <strong>le</strong>ur aise, prendre <strong>le</strong>urs mesures et <strong>le</strong><br />

comte s'était éloigné après avoir reçu de Mac-Bell la promesse<br />

de <strong>le</strong> débarrasser de <strong>Blondel</strong> et de Salviat.<br />

L'Ecossais avait conçu un projet pendant la nuite, il l'avait<br />

communiqué à Précigny et ces deux hommes s'étaient séparés<br />

enchantés l'un et l'autre.<br />

Une soeur étant venue, au b<strong>ou</strong>t d'un moment, s'asseoir au<br />

chevet de Joseph, Mac-Bell lui dit d'un air de feinte bonhomie:<br />

— Eh bien, ma soeur, que pensez-v<strong>ou</strong>s de ce brave garçon ?<br />

Son état est grave, n'est-ce pas?<br />

— <strong>Les</strong> bras sont grièvement atteints, répondit la soeur; <strong>le</strong><br />

p<strong>ou</strong>ls est faib<strong>le</strong>, la respiration insensib<strong>le</strong> et <strong>le</strong> visage décomposé;<br />

c'est plutôt de la syncope que <strong>du</strong> sommeil et la sec<strong>ou</strong>sse<br />

qu'il a reçue a tel<strong>le</strong>ment émbranlé sa constitution et son cerveau<br />

qu'il faudra un temps assez long p<strong>ou</strong>r qu'il rec<strong>ou</strong>vre entièrement<br />

la raison.<br />

— Je <strong>le</strong> plains de t<strong>ou</strong>t mon coeur!


— 334 —<br />

— Il est si jeune et il a l'air si d<strong>ou</strong>x! reprit l'infirmièr, il<br />

inspiré vraiment de la pitié!<br />

Puis el<strong>le</strong> se pencha sur Joseph p<strong>ou</strong>r éc<strong>ou</strong>ter sa respiration<br />

ramena d<strong>ou</strong>cement la c<strong>ou</strong>verture sur ses bras et ses épau<strong>le</strong>s et<br />

alla vers un autre malade.<br />

C'est à ce moment que monsieur Michaud et Miche<strong>le</strong>tte en­<br />

trèrent dans la sal<strong>le</strong>.<br />

A mesure qu'ils avançaient la jeune fil<strong>le</strong> regardait anxieuse­<br />

ment t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s lits.<br />

El<strong>le</strong> aperçut enfin Joseph, s'approcha vivement de son lit et<br />

lui prit d<strong>ou</strong>cement la main.<br />

Le contact d'une main étrangère fit tressaillir <strong>le</strong> malade dent<br />

<strong>le</strong> sommeil venait de finir.<br />

— Joseph?... .Joseph?... c'est moi!... dit d<strong>ou</strong>cement Miche­<br />

<strong>le</strong>tte.<br />

— Qui est la?... qui m'appel<strong>le</strong>?... articula faib<strong>le</strong>ment Joseph,<br />

Puis ayant entr'<strong>ou</strong>vert <strong>le</strong>s yeux il aperçut Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Ah!... je rêve!... murmura-t-il.<br />

— Non, non..., c'est moi!... continua la jeune fil<strong>le</strong>. Je t'ap­<br />

porte une bonne n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>!... Vois, aj<strong>ou</strong>ta-t-el<strong>le</strong> en faisant avan­<br />

cer monsieur Michaud qui s'était tenu à l'écart ; vois, voici ton<br />

parrain, monsieur Michaud; il sait maintenant que tu es inno­<br />

cent et il vient te promettre de te faire rendre la liberté et<br />

l'honneur.<br />

Pendant que Miche<strong>le</strong>tte parlait, Joseph avait passé la main<br />

sur son front et dans ses cheveux moites de sueur, comme<br />

p<strong>ou</strong>r rassemb<strong>le</strong>r ses idées.<br />

Quelques paro<strong>le</strong>s confuses sortirent de ses lèvres Deux<br />

grosses larmes jaillirent de ses yeux... et ses mains se joignirent<br />

comme p<strong>ou</strong>r prier!<br />

— C'est impossib<strong>le</strong>! murmura-t-il.... Honneur..., liberté,,.<br />

Mon Dieu!... Qui par<strong>le</strong> ainsi?... respirer <strong>le</strong> grand air!... retr<strong>ou</strong>­<br />

ver Miche<strong>le</strong>tte... et... s'en al<strong>le</strong>r avec el<strong>le</strong>... loin... bien loin!


Il sais que tu es <strong>innocent</strong> !


— 335 —<br />

Miche<strong>le</strong>tte avait pris <strong>le</strong>s deux mains <strong>du</strong> malade dans <strong>le</strong>s<br />

siennes.<br />

— Oui.... dit-el<strong>le</strong> en se penchant vers lui; partir ensemb<strong>le</strong><br />

bien loin!...<br />

T<strong>ou</strong>t à-c<strong>ou</strong>p Joseph retira brusquement ses mains, se dressa<br />

sur son séant et s'écria d'une voix agitée:<br />

— Non, non... je ne partirai pas sans avoir dit ce que j'ai enten<strong>du</strong>...,<br />

sans dévoi<strong>le</strong>r <strong>le</strong> complot qui a été formé!<br />

Puis il continua en s'adressant à des personnages imaginaires<br />

:<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez, messieurs... ; v<strong>ou</strong>s prenez bien note de ma déclaration,<br />

n'est ce pas? Eh bien, je <strong>le</strong> répète, il y a ici un homme<br />

qui veut assasiner <strong>Blondel</strong> et Salviat, et cet homme c'est l'Ecossais<br />

!<br />

En entendant cela Mac-Bell fut saisi d'ép<strong>ou</strong>vante.<br />

— Diab<strong>le</strong>!... murmura-t-il ; il a t<strong>ou</strong>t enten<strong>du</strong>!<br />

Et pendant que Joseph épuisé par l'effort qu'il avait fait, retombait<br />

sur son oreil<strong>le</strong>r, Mac-Bell prenait sa tête de ses deux<br />

mains se mit à réfléchir.<br />

-Bah!... pensait-il ; j'ai promis au comte de <strong>le</strong> débarrasser<br />

de deux hommes, il y en aura un de plus, voilà t<strong>ou</strong>t, mais avec<br />

celui-ci il n'y a pas de temps à perdre, demain j'aviserai un<br />

moyens d'en finir avec lui !


— 336 —<br />

CHAPITRE XXVI.<br />

Célébrités <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

A l'heure où la nuite n'est pas encore complète et où la clarté<br />

<strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r s'affaiblit de minute en minute, un profond si<strong>le</strong>nce<br />

règne dans <strong>le</strong>s immenses dortoirs <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>. <strong>Les</strong> forçats sont<br />

revenus <strong>du</strong> travail, fatigués, harassés, chacun d'eux a prisa<br />

place sur l'étroit et mince paillasse qui lui sert de lit, et t<strong>ou</strong>s<br />

paraissent rentrer en eux-mêmes et éc<strong>ou</strong>ter la voix de <strong>le</strong>ur<br />

conscience. Quel spectac<strong>le</strong>!<br />

On a dit s<strong>ou</strong>vent que <strong>le</strong> <strong>bagne</strong> était <strong>le</strong> cloaque de la société<br />

et on y tr<strong>ou</strong>ve des indivi<strong>du</strong>alités particulières, des ta<strong>le</strong>nts,<br />

quelquefois des génies!<br />

N<strong>ou</strong>s ne parlons pas de l'assasin; c'est une bête sauvage<br />

que l'on doit enfermer p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> dompter et <strong>le</strong> mettre dans<br />

l'impossibilité de nuire.<br />

Mais <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>urs ! ils abondent dans <strong>le</strong>s rangs des galériens,<br />

et on <strong>le</strong>s reconnaît bientôt.<br />

Ils n'ont plus de raison de feindre, ils ne dissimu<strong>le</strong>nt plus <strong>le</strong><br />

ta<strong>le</strong>nt extraordinaire dont la nature <strong>le</strong>s a d<strong>ou</strong>és, et dont il se<br />

sont servi p<strong>ou</strong>r devenir criminels.<br />

L'histoire des vo<strong>le</strong>urs et des faussaires <strong>le</strong>s plus fameux rem<br />

plirait vingt volumes dont la <strong>le</strong>cture aurait un attrait particulier<br />

et auprès de laquel<strong>le</strong> cel<strong>le</strong> des « Mil<strong>le</strong> et une Nuit » serait fade et<br />

monotone.<br />

N<strong>ou</strong>s pensons intéresser nos <strong>le</strong>cteurs en <strong>le</strong>ur présentant<br />

quelques-uns des types <strong>le</strong>s plus connus par <strong>le</strong>ur audace et <strong>le</strong>


— 337 —<br />

ta<strong>le</strong>nt qu' ils montraient dans l' accomplissement de <strong>le</strong>urs<br />

crimes.<br />

N<strong>ou</strong>s extrayons ce qui suit d'un <strong>ou</strong>vrage qui est devenu<br />

une autorité dans son genre et qui est écrit avec beauc<strong>ou</strong>p<br />

de ta<strong>le</strong>nt et d'esprit.<br />

Maurice Alhoy qui est l'auteur de ce livre a passé une partie<br />

de sa vie à étudier <strong>le</strong>s criminels, il a visité presque t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

<strong>bagne</strong>s de l'Europe et de l'Amérique, et il en a rapporté des<br />

impressions qu'il rend avec une grande exactitude.<br />

N<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>rons en premier lieu <strong>du</strong> fameux faussaire Co-<br />

gnard, connu aussi s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de comte Pontis de Sainte-<br />

Hélène.<br />

Cet homme semblait être né pur commander; sa stature<br />

était é<strong>le</strong>vée, ses traits tins et réguliers et ses yeux vifs et<br />

intelligents.<br />

Cet homme fut per<strong>du</strong> par sa vanité.<br />

S'étant évadé <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> une première fois, Cognard s'enfuit<br />

eu Espagne. Là il se transforma en comte et prit <strong>le</strong> nom de la<br />

famil<strong>le</strong> Pontis dont il fit disparaître t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s membres <strong>le</strong>s uns<br />

après <strong>le</strong>s autres. Il fut ensuite nommé lieutenant, puis chef<br />

d'escadron, et au siège de Montevidéo il fut fait lieutenant-<br />

colonel.<br />

Cela paraît incroyab<strong>le</strong>, mais ce qui suit semb<strong>le</strong> fabu<strong>le</strong>ux.<br />

Après une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> d'aventures de t<strong>ou</strong>tes sortes que <strong>le</strong> roman­<br />

cier <strong>le</strong> plus audacieux hésiterait à faire figurer dans un roman,<br />

n<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>vons <strong>le</strong> comte Pontis à Malaga, parmi <strong>le</strong>s officiers<br />

de la suite <strong>du</strong> <strong>du</strong>c de Dalmatie.<br />

Lorsque l'armée française revint en France il fut nommé<br />

commandant <strong>du</strong> 100 e<br />

régiment, se battit vaillamment à la<br />

batail<strong>le</strong> de T<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>se, puis il fut plus tard b<strong>le</strong>ssé a Waterloo.<br />

Arriva 1815. Le comte Pontis avait rapidement fait fortune,<br />

mais cela ne lui suffisait pas.<br />

Il était maintenent « nob<strong>le</strong> » et ne v<strong>ou</strong>lait pas perdre <strong>le</strong><br />

25


— 338 —<br />

bénéfice <strong>du</strong> titre qu'il avait volé. Il se présenta au <strong>du</strong>c de Berry<br />

qui <strong>le</strong> fit chevalier de Saint-L<strong>ou</strong>is et <strong>le</strong> nomma chef de bataillon<br />

dans la légion de la Seine. six mois après il recevait <strong>le</strong>s épau<br />

<strong>le</strong>ttes de lieutenant-colonel.<br />

Mais <strong>le</strong> crime est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs puni et la vertu récompensée<br />

dans la vie réel<strong>le</strong>, comme dans <strong>le</strong>s drames.<br />

Un j<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> comte Pontis de Sainte Hélène assistait à une<br />

revue sur la place Vondôme ; un de ses anciens compagnons de<br />

chaîne <strong>le</strong> reconnut et. forma <strong>le</strong> projet de <strong>le</strong> « faire chanter, »<br />

c'est-à-dire d'al<strong>le</strong>r <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>ver et de se taire payer son si<strong>le</strong>nce. Le<br />

général Despinois <strong>le</strong> fit venir un j<strong>ou</strong>r devant lui et l'appela<br />

criminel de la pire espèce,» Pontis v<strong>ou</strong>lut dégaîner, mais il fut<br />

ainsi par quatre gendarmes qui étaient postés dans la pièce<br />

oisine et immédiatement, con<strong>du</strong>it en prison; en chemin il<br />

otient de p<strong>ou</strong>voir monter chez lui p<strong>ou</strong>r changer de linge,<br />

se dans sa chambre à c<strong>ou</strong>cher, revient avec deux pisto<strong>le</strong>ts,<br />

en sert p<strong>ou</strong>r tenir <strong>le</strong>s gendarmes en respect, sort de la<br />

raison et disparaît.<br />

Il fut arrêté six mois après, convaincu de faux et de vol et<br />

intégré au <strong>bagne</strong> où il vécut encore plusieurs années.<br />

<strong>Les</strong> aventures de Cognard ne sont rien, comparées à cel<strong>le</strong>s<br />

fameux Col<strong>le</strong>t<br />

E<strong>le</strong>vé au Prytanée de Fontaineb<strong>le</strong>au et nommé s<strong>ou</strong>s-lieutnant,<br />

il fut envoyé à Brescia en 1796 Bientôt fatigué <strong>du</strong><br />

service militaire, il déserte, vit d'expédients pendant quelque<br />

temps et réussit à gagner Rome où il arrive peu de temps<br />

après <strong>le</strong> naufrage d'un navire de commerce dans <strong>le</strong>s parages<br />

je Civita-Vecchia.<br />

C'est là que commence une série de transformations et<br />

l'aventures t<strong>ou</strong>tes plus invraisemblab<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s unes que <strong>le</strong>s<br />

autres II apprend à Rome que t<strong>ou</strong>t l'équipage <strong>du</strong> navire naufragé<br />

a péri, à l'exception <strong>du</strong> capitaine, nommé Tolosan, qui est<br />

t<strong>ou</strong>rné dans son pays.<br />

Il ne lui en faut pas davantage: il fabrique un j<strong>ou</strong>rnal de


— 339 —<br />

bord, fait une liste d'équipage composée de noms imaginaires<br />

se présente dans plusieurs famil<strong>le</strong>s de Home comme seul<br />

survivant au naufrage et finit par faire connaissance à Saint-<br />

Pierre d'un prêtre attaché à un cardinal.<br />

Ce prêtre force Col<strong>le</strong>t à accepter un asi<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> palais <strong>du</strong><br />

cardinal, il <strong>le</strong> protège, <strong>le</strong> présente aux princes de l'Eglise et au<br />

pape qui lui donne sa bénédiction.<br />

L'adroit fil<strong>ou</strong> n'a garde de perdre son temps. Il fait connais­<br />

sance avec <strong>le</strong> banquier et <strong>le</strong>s f<strong>ou</strong>rnisseurs <strong>du</strong> cardinal, <strong>le</strong>ur<br />

propose dos affaires, <strong>le</strong>ur par<strong>le</strong> d'entreprises grandioses et finit<br />

par réaliser une somme de soixante mil<strong>le</strong> francs.<br />

Peu après, son protecteur <strong>le</strong> charge d'une mission ecclésias<br />

tique et Col<strong>le</strong>t part de Home avec trois nonnes et un carme.<br />

A peine est-il en r<strong>ou</strong>te que l'on reconnaît à Rome qu'on a<br />

eu affaire à un faussaire et à un habi<strong>le</strong> escroc, et on envoie<br />

immédiatement une <strong>le</strong>ttre au carme en lui donnant l'ordre<br />

de faire arrêter Col<strong>le</strong>t à la première localité, mais Col<strong>le</strong>t a<br />

t<strong>ou</strong>t prévu.<br />

Il cherche à en imposer au carme et à <strong>le</strong> persuader qu'on se<br />

trompe.<br />

Se voyant néanmoins sur <strong>le</strong> point d'être déc<strong>ou</strong>vert il change<br />

de tactique ; il quitte ses compagnons de voyage p<strong>ou</strong>r se rendre<br />

à Mondovi ; arrivé dans cette vil<strong>le</strong> fait connaissance avec plu­<br />

sieurs jeunes gens riches et <strong>le</strong>ur suggère l'idée de monter un<br />

petit théâtre, cette idée est acceptée, un plan est dressé et une<br />

s<strong>ou</strong>scription est <strong>ou</strong>verte p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong>s frai ; e plus ambitieux<br />

des amis de Col<strong>le</strong>t prend <strong>le</strong> titre de directeur tandis que Col<strong>le</strong>t<br />

lui-même se contente de l'emploi modeste de costumier. T<strong>ou</strong>t<br />

va bien, on étudie <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s avec ardeur et <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r de la répé­<br />

tition généra<strong>le</strong> approche. On convient qu'el<strong>le</strong> se fera avec <strong>le</strong>s<br />

costumes et el<strong>le</strong> promet d'être brillante.<br />

Le j<strong>ou</strong>r fixé arrive ,. au moment de se préparer on chercha<br />

part<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> costumier qui est intr<strong>ou</strong>vab<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p on apprend<br />

qu'il est parti; ce brusque départ étonne t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde mais


— 340 —<br />

personne ne s<strong>ou</strong>pçonne encore la vérité. Ce n'est que quand on<br />

veut se servir des costumes que l'on s'aperçoit qu'ils ont aussi<br />

disparu et que Col<strong>le</strong>t a emporté avec lui t<strong>ou</strong>t un assortiment de<br />

vêtements.<br />

Un peu plus tard n<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>vons Col<strong>le</strong>t s<strong>ou</strong>s un uniforme<br />

de général.<br />

Il apparaît ensuite rec<strong>ou</strong>vert de la robe d'un prêtre napoli<br />

tain et il se donne comme une victime des persécutions de la<br />

famil<strong>le</strong> Bonaparte.<br />

N<strong>ou</strong>s prions <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur de ne pas- prendre ceci p<strong>ou</strong>r une his­<br />

toire inventée à plaisir t<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s racontons mainenant<br />

repose sur des documents authentiques.<br />

Le cadre de cet <strong>ou</strong>vrage ne n<strong>ou</strong>s permet pas de décrire en<br />

détail t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s faits de ce célèbre faussaire, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s contente<br />

rons de citer <strong>le</strong> suivant.<br />

Après s'être fait passer à Nice p<strong>ou</strong>r l'évêque de Manfredon<br />

et avoir conféré <strong>le</strong>s ordres à un grand nombre de jeunes prêtre<br />

il dépose la s<strong>ou</strong>tane de l'évêque et arrive à Fréjus où il<br />

donne p<strong>ou</strong>r un général-inspecteur, chargé, par l'empereur<br />

roi, de l'équipement de l'armée de Catalogne.<br />

Il se présente à l'état-major, exhibe des papiers qui lui con<br />

fèrent <strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>voirs <strong>le</strong>s plus éten<strong>du</strong>s et demande une escorte,<br />

envoie ensuite une ordonnance à Draguignan p<strong>ou</strong>r y annonce<br />

son arrivée. A Draguignan il se présente au commissaire de !<br />

guerre, vêtu d'un brillant uniforme et la poitrine rec<strong>ou</strong>verte de<br />

décorations; il veut ensuite former son état-major et un che<br />

bataillon hors de service devient son aide de camp; il va<br />

ensuite à T<strong>ou</strong>lon où il prend p<strong>ou</strong>r secrétaire <strong>le</strong> fils <strong>du</strong> s<strong>ou</strong>s-<br />

préfet; il nomme ensuite deux officiers .d'ordonnance, un inten­<br />

dant et un officier payeu. A Marseil<strong>le</strong> son état-major se<br />

compose d'une vingtaine de personnes: il parvient à se faire re-<br />

mettre une somme de cent trente mil<strong>le</strong> francs et à Nimes trois<br />

cent mil<strong>le</strong> francs.<br />

Montpellier enfin, pendant qu'il déjeune avec <strong>le</strong> préfet la


— 341 —<br />

maison est cernée par <strong>le</strong>s gendarmes et <strong>le</strong> malheureux organi-<br />

sateur de l'armée de Catalogne est cruel<strong>le</strong>ment jeté en prison.<br />

C'était finir tristement, Col<strong>le</strong>t ne <strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lut pas.<br />

A quelques j<strong>ou</strong>rs de là <strong>le</strong> préfet avait à sa tab<strong>le</strong> une nombreuse<br />

compagnie et avait réservé à ses convives la surprise de <strong>le</strong>ur<br />

montrer <strong>le</strong> célèbre imposteur dont t<strong>ou</strong>te la vil<strong>le</strong> connaissait déjà<br />

l'histoire.<br />

11 avait fait venir Col<strong>le</strong>t à la préfecture s<strong>ou</strong>s la garde de trois<br />

gendarmes.<br />

On plaça <strong>le</strong> prisonnier dans un cabinet servant d'office et<br />

contigu à la sal<strong>le</strong> à manger; pendant qu'il attend <strong>le</strong> moment de<br />

faire son « entrée » et d'être présenté aux invités <strong>du</strong> préfet,<br />

Col<strong>le</strong>t aperçoit sur un buffet un costume comp<strong>le</strong>t de cuisinier<br />

que la Providence semb<strong>le</strong> avoir placé là exprès p<strong>ou</strong>r lui ; il<br />

l'endosse rapidement, prend deux plats qu'il porte de ses deux<br />

mains et frappe à la porte avec <strong>le</strong> pied, <strong>le</strong>s deux agents qui gar­<br />

dent l'issue <strong>ou</strong>vrent et il passe fièrement à <strong>le</strong>ur barbe sans être<br />

reconnu, traverse la sal<strong>le</strong> à manger et disparaît.<br />

Un instant après son évasion est connue, <strong>le</strong> préfet commande<br />

des rondes, <strong>le</strong> tocsin sonne, la gendarmerie part au galop de<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s côtés tandis que Col<strong>le</strong>t se tr<strong>ou</strong>ve dans une maison qui<br />

l<strong>ou</strong>che à la préfecture et considère tranquil<strong>le</strong>ment a travers <strong>le</strong>s<br />

vitres t<strong>ou</strong>tes ces dispositions.<br />

il reste dans cette maison une quinzaine de j<strong>ou</strong>rs sans sortir,<br />

après quoi il juge convenab<strong>le</strong> de quitter sa prison volontaire.<br />

Mais <strong>le</strong>s exploits de cet audacieux fil<strong>ou</strong> devaient néanmoins<br />

avoir une fin. Après avoir vécu pendant quelque temps au<br />

Mans en rentier et en étonnant <strong>le</strong>s gens par ses vertus, sa bien­<br />

faisance et sa piétié, car personne ne portait l'hypocrisie à un<br />

aussi haut degré que lui, il fut déc<strong>ou</strong>vert et jugé à vingt années<br />

de galères et à la flétrissure.<br />

Col<strong>le</strong>t fut l'auteur d'une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de vols, sa vie entière ne fut<br />

p<strong>ou</strong>r ainsi dire qu'une série de crimes. M<strong>ou</strong>s allons par<strong>le</strong>r main


— 342 —<br />

tenant d'un homme qu'une seu<strong>le</strong> aventure a suffi p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> rendre<br />

célèbre et qui fut <strong>le</strong> sujet d'une charmante comédie.<br />

Giovanni Gasparini était natif de Modène et vivait dans <strong>le</strong>s<br />

environs de Narbonne. A peu de distance de sa demeure la<br />

r<strong>ou</strong>te de T<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>se passe dans une espèce de gorge sauvage qui<br />

fut <strong>le</strong> théâtre de plusieurs crimes à une époque plus éloignée,<br />

que cel<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong> se passaient <strong>le</strong>s évènements que n<strong>ou</strong>s al­<br />

lons raconter, et Gasparini avait, plusieurs fois déjà, eu l'idée<br />

d'al<strong>le</strong>r y attendre quelque voyageur.<br />

Il savait que la mal<strong>le</strong>-poste de T<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>se passait dans cet<br />

endroit à une heure avancée de la nuit.<br />

Un soir, muni de cordes, il se rend sur <strong>le</strong> lieu qu'il a choisi<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> théâtre de son exploit, et déracine quelques s<strong>ou</strong>ches<br />

d'une vigne voisine; puis il tend une corde au travers de la<br />

r<strong>ou</strong>te à quelque p<strong>ou</strong>ces <strong>du</strong> sol eu la fixant à deux arbres si­<br />

tués de chaque côté, range ses s<strong>ou</strong>ches <strong>le</strong> longue de cette corde<br />

en <strong>le</strong>s y appuyant, <strong>le</strong>s rec<strong>ou</strong>vre de quelque bl<strong>ou</strong>ses et de cha­<br />

peaux, garnit <strong>le</strong>s interval<strong>le</strong>s de branche d'arbres, de manière<br />

à figurer comme un haie et y plante horizonta<strong>le</strong>ment quelques<br />

bâtons, de sorte que, grâce à l'obscurité, on peut parfaitement<br />

prendre <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r des indivi<strong>du</strong>s armés et cachés derrière<br />

cette haie.<br />

Une demi-heure plus tard arrive la mal<strong>le</strong>-poste, Gasparini<br />

s'élance au devant des chevaux en criant:<br />

— Halte, postillon, <strong>ou</strong> tu es mort!<br />

Le postillon arrête ses chevaux, Gasparini <strong>le</strong> fait descendre<br />

de son siège et lui commande s<strong>ou</strong>s peine de mort de se tenir<br />

à la tête de ses chevaux, puis il va à la portière et ordonne<br />

aux voyageurs de mettre pied à terre, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s effrayer et <strong>le</strong>ur<br />

fait croire qu'ils ont affaire à une bande de malfaiteurs. Ga<br />

sparini passant s<strong>ou</strong>s la voiture apparaît tantôt à une portière,<br />

tantôt à l'autre, menaçant <strong>le</strong>s voyageurs d'une pisto<strong>le</strong>t et d'un<br />

poignard, il feint d'appe<strong>le</strong>r ses camarades, change sa voix, en


— 343 —<br />

un mot il emploie t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s moyens propres à faire croire que 'a<br />

voiture est. ent<strong>ou</strong>rée de bandits.<br />

<strong>Les</strong> voyageurs terrifiés descendent et chacun, en mettant<br />

pied à terre est obligé de remettre à Gasparini sa b<strong>ou</strong>rse, sa<br />

montre <strong>ou</strong> ses bij<strong>ou</strong>x.<br />

Gasparini <strong>le</strong>s rassure ensuite en <strong>le</strong>ur disant qu'ils auront la<br />

vie sauve, puis il <strong>le</strong>s fait remonter en voiture, ensuite il te<br />

<strong>ou</strong>vrir la caisse contenant <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres et <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs et s'empan<br />

de t<strong>ou</strong>t ce qui lui parait en valoir la peine puis il disparait.<br />

Cette aventure rapporta à son auteur vingt ans de travaux .<br />

forcés.<br />

Quelques-uns de nos <strong>le</strong>cteurs ont sans d<strong>ou</strong>te enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r<br />

l'un certain abbé Delacolonge qui fut <strong>condamné</strong> aux galére;<br />

p<strong>ou</strong>r avoir tué et c<strong>ou</strong>pé en morceaux une femme avec laquel<br />

il était en relations intimes.<br />

Bien des choses inexplicab<strong>le</strong>s et mystérieuses ont <strong>le</strong>ur :<br />

dén<strong>ou</strong>ement au <strong>bagne</strong>.<br />

Dans <strong>le</strong>s environs de Cahors deux paysans furent attaqué<br />

pendant la nuit sur la grande r<strong>ou</strong>te, par une bande d'indivi<strong>du</strong><br />

armés qui <strong>le</strong>ur firent de graves b<strong>le</strong>ssures et <strong>le</strong>ur en<strong>le</strong>vèrent<br />

t<strong>ou</strong>t ce qu'ils avaient. <strong>Les</strong> paysans attaqués n'avaient pu donner<br />

aucune indication précise,eependarïl <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons tombai*<br />

mieux indivi<strong>du</strong>s de la contrée: rien n'étant venu confirmé<br />

ces s<strong>ou</strong>pçons, <strong>le</strong>s plaignants crurent s'être trompés et désigne<br />

rent trois antres indivi<strong>du</strong>s au nombre desquels se tr<strong>ou</strong>vait une<br />

jeune homme nommé Georges.<br />

Cétait un enfuit tr<strong>ou</strong>vé et il ne portait pas d'autre nom.<br />

Ce jeune homme n'ayant pas pu établir un alibi, fut jugé .et<br />

condammé aux galères à perpétuité,<br />

Arrivé au bague il se refusa avec opiniâtreté aux visites an<br />

quel<strong>le</strong>s sont s<strong>ou</strong>mis <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s a <strong>le</strong>ur entrée, <strong>ou</strong> en prévu<br />

<strong>le</strong> directeur qui <strong>le</strong> lit. appe<strong>le</strong>r dans son cabinet; Georges con<br />

tinua à refuser de se laisser visiter, on fit venir un gardien q


— 344 —<br />

lui en<strong>le</strong>va ses vêtements par force et quel fut l'étonnement <strong>du</strong><br />

directeur en voyant qu'il avait devant lui une jeune fil<strong>le</strong> !<br />

Le <strong>bagne</strong> renferme des êtres dont la nature tient plutôt de<br />

l'animal sauvage que de l'homme. Il y avait une fois à T<strong>ou</strong>lon<br />

un forçat nomme Garatti, qui semblait, positivement obsédé par<br />

la manie de l'assassinat, par <strong>le</strong> besoin de voir c<strong>ou</strong><strong>le</strong>r <strong>le</strong> sang.<br />

A son arrivée au <strong>bagne</strong> il demanda à être mis en cellu<strong>le</strong> ; lorsqu'on<br />

lui en demanda <strong>le</strong> motif il répondit « la vue d'un<br />

homme me donne des envies de voir <strong>du</strong> sang, et si je suis<br />

obligé de travail<strong>le</strong>r avec d'autres <strong>condamné</strong>s, un moment <strong>ou</strong><br />

l'autre, sans <strong>le</strong> v<strong>ou</strong>loir, je commettrai un n<strong>ou</strong>veau crime! » On<br />

<strong>le</strong> mit dans une cellu<strong>le</strong> où il fabriquait des petits objets en carton<br />

et en papier. On lui proposa au b<strong>ou</strong>t de quelques années,<br />

de <strong>le</strong> porter sur la liste des forçats ayant mérité une grâce, il<br />

répondit :<br />

— Non, non, laissez-moi ici ! J'ai ma cellu<strong>le</strong>, mon travail et,<br />

de temps en temps, la visite de l'aumônier, je suis content.<br />

On rencontre quelquefois au <strong>bagne</strong> des hommes qui. dans<br />

<strong>le</strong>urs moments de loisir, s'occupent de petits travaux manuels.et;<br />

qui deviennent de véritab<strong>le</strong>s artistes.<br />

<strong>Les</strong> uns font des <strong>ou</strong>vrages en crin <strong>ou</strong> en pail<strong>le</strong> avec des orne<br />

ments de per<strong>le</strong>s fausses, d'autres sculptent des noix de coco<br />

d'autres tressent <strong>le</strong> fil de l'aloès et en font des tapis, des pant<strong>ou</strong>f<strong>le</strong>s,<br />

etc.<br />

Ces <strong>ou</strong>vrages se vendent dans une espèce de bazar <strong>ou</strong>vert aux<br />

visiteurs et où l'on tr<strong>ou</strong>ve, une quantité d'objets qui sortent des<br />

mains des <strong>condamné</strong>s, comme des tabatières, des gobe<strong>le</strong>ts, des<br />

étuis, des chape<strong>le</strong>ts, des petites chapel<strong>le</strong>s en carton, etc. Le pro<strong>du</strong>it<br />

de la vente de ces objets permet aux forçais d'aj<strong>ou</strong>ter de<br />

temps en temps quelque chose à <strong>le</strong>ur n<strong>ou</strong>rriture habituel<strong>le</strong>.<br />

L'épisode que n<strong>ou</strong>s allons raconter donnera au <strong>le</strong>cteur une<br />

idée de l'habi<strong>le</strong>té et de la dextérité avec <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s certains cri<br />

minels peuvent commettre un vol:<br />

La célèbre comédienne mademoisel<strong>le</strong> Georges se tr<strong>ou</strong>vant


— 345 —<br />

un j<strong>ou</strong>r en t<strong>ou</strong>rnée à T<strong>ou</strong>lon, épr<strong>ou</strong>va <strong>le</strong> désir de visiter <strong>le</strong><br />

<strong>bagne</strong>, el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait voir de près <strong>le</strong>s hommes dont el<strong>le</strong> avait si<br />

s<strong>ou</strong>vent vu sur la scène une imitation plus <strong>ou</strong> moins parfaite<br />

Ayant obtenu l'autorisation de pénétrer dans <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>, el<strong>le</strong><br />

était accompagnée par un employé qui lui servait galamment<br />

de cicerone : la conversation r<strong>ou</strong>lait sur <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>urs en particu<br />

lier la grande artiste ne v<strong>ou</strong>lait pas croire ce qu'on lui disait<br />

de <strong>le</strong>ur habi<strong>le</strong>té. Avec un peu de précaution, disait-el<strong>le</strong>, on peut<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs se préserver d'un vol.»<br />

El<strong>le</strong> manifesta l'envie d'adresser la paro<strong>le</strong> à quelques-uns des<br />

forçats et son attention fut attirée par l'un de ces hommes qui,<br />

disait-il, avait été un grand amateur de théâtre, au temps où il<br />

était encore en liberté. Il s'exprimait faci<strong>le</strong>ment, parlait de théâtre<br />

comme un feuil<strong>le</strong>toniste, et ayant appris qu'il parlait à une<br />

artiste célèbre il v<strong>ou</strong>lut tomber à ses gen<strong>ou</strong>x p<strong>ou</strong>r lui exprimer<br />

son admiration, il en fut empêché par mademoisel<strong>le</strong> Georges.<br />

El<strong>le</strong> n'avait pas remarqué que l'employé avait fait un signe imperceptib<strong>le</strong><br />

au forçat et quand el<strong>le</strong> se fut éloignée el<strong>le</strong> s'aperçut<br />

que son écharpe lui manquait:<br />

— On m'a volé mon écharpe! s'écria t-el<strong>le</strong>.<br />

L'employé qui l'accompagnait s<strong>ou</strong>rit et lui montra <strong>le</strong> forçat<br />

qui lui rapportait l'écharpe et qui lui dit en riant :<br />

— C'est la première fois que je rends quelque chose volontai<br />

rement.<br />

Il y a aussi quelquefois des tentatives de révolte au <strong>bagne</strong><br />

mais <strong>le</strong> nombre des gardes armés qui sont chargés <strong>du</strong> service,<br />

ainsi que <strong>le</strong> voisinage <strong>du</strong> fort. Lamalgue où il y a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une<br />

assez forte garnison, ont presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs suffi p<strong>ou</strong>r ramener <strong>le</strong>s<br />

révoltés à la raison.<br />

N<strong>ou</strong>s allons reprendre <strong>le</strong> récit de notre histoire.<br />

La nuit était avancée, <strong>le</strong>s dortoirs étaient faib<strong>le</strong>ment éclairés<br />

par une lanterne suspen<strong>du</strong>e à la voûte et un profond si<strong>le</strong>nce y<br />

régnait,


— 346 —<br />

<strong>Les</strong> corps immobi<strong>le</strong>s des forçats endormis avaient l'air d'au<br />

tant de cadavres.<br />

S<strong>ou</strong>dain l'un d'eux <strong>le</strong>va légèrement la tète et jeta un regard<br />

sur <strong>le</strong> gardien, puis se penchant Vers son voisin il lui dit d'une<br />

voix à peine perceptib<strong>le</strong> :<br />

— Crampon.... dors-tu ?<br />

— Es-tu bête, répondit celui-ci à son compagnon qui n'était<br />

autre que l'Ecossais; tu sais bien qu'ici un ne dort que d'un<br />

œil !<br />

— A quoi penses-tu ?<br />

— Je pense aux d<strong>ou</strong>x autres.<br />

— Quels autres ?<br />

— Salviat et <strong>Blondel</strong><br />

— Et... ?<br />

— Et, parb<strong>le</strong>u, il faut que l'affaire se fasse <strong>le</strong> plus tôt possib<strong>le</strong>.<br />

— C'est aussi mon idée.<br />

Et comme au b<strong>ou</strong>t il y aura peut-être la liberté, il vaut<br />

mieux agir demain qu'après demain !<br />

Comme tu v<strong>ou</strong>dras, répartit l'Ecossais, n<strong>ou</strong>s en repar<strong>le</strong><br />

rons, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment j'ai quelque chose à te demander.<br />

— Quoi ? demanda Crampon.<br />

— Depuis quelques j<strong>ou</strong>rs tu prépares quelque chose qui m'in<br />

trigue, qu'y a-t-il donc dans ce pot que tu caches si soigneuse<br />

ment ?<br />

— Ça, répondit Crampon, c'est une potion p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s conva<strong>le</strong>s<br />

sents ; comprends-tu ?<br />

— Pas encore !<br />

— Mais... et Joseph ?<br />

— Comment !... c'est p<strong>ou</strong>r lui ?<br />

— Tu as deviné.<br />

— Et de quoi s'agit-il?<br />

— Tu sais que j'ai réussi hier à me procurer un peu de<br />

aigre !


— 347 —<br />

— Oui, s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> prétexte que tu v<strong>ou</strong>lais frictionner ta jambe<br />

malade.<br />

- Le prétexte n'était pas mauvais et il a eu un succès<br />

comp<strong>le</strong>t; j'ai versé ce vinaigre dans un petit récipient de<br />

fer-blanc que tu as vu et j'y ai mis un pièce de deux s<strong>ou</strong>s.<br />

- Diab<strong>le</strong>! cela va faire une jolie tisane de vert-de-gris!<br />

— Et cette tisane est parfaitement appropriée aux estomac<br />

affaiblis.<br />

- Comme celui de Joseph, par exemp<strong>le</strong>!<br />

- Parfaitement!<br />

- Ce n'est pas mal imaginé... Une fois que n<strong>ou</strong>s serons<br />

débarassés de lui et des deux autres n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons n<strong>ou</strong>s oc­<br />

cuper de nos affaires.<br />

-As-tu imaginé quelque chose au sujet de <strong>Blondel</strong>?.<br />

- Oui.<br />

-Quand veux-tu mettre ton idée à exécution?<br />

- Cela dépend des circonstances, mais j'espère que dans<br />

deux j<strong>ou</strong>rs ce sera fini.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain <strong>Blondel</strong> et Salviat travaillaient sur <strong>le</strong> port,<br />

non loin de Mac-Bell et de Crampon.<br />

<strong>Blondel</strong> fît à l'Ecossais signe de s'approcher.<br />

Mac-Bell ne se fit pas appe<strong>le</strong>r deux fois.<br />

-Ec<strong>ou</strong>te! fit <strong>Blondel</strong>, n<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>lons pas rester éternel<br />

<strong>le</strong>ment ici, cela ne me plaît guère et je préfère la liberté! N'est<br />

tu pas de mon avis?<br />

- Parb<strong>le</strong>u! répondit l'Ecossais qui, beauc<strong>ou</strong>p moins rusé<br />

que son adversaire, fit un m<strong>ou</strong>vement de joie.<br />

— Eh bien, reprit <strong>Blondel</strong>, j'ai décidé d'al<strong>le</strong>r faire un t<strong>ou</strong>r<br />

au dehors avec Salviat.<br />

- Absolument comme moi et Crampon, repartit Mac-Bell ;<br />

n<strong>ou</strong>s avons même dressé un plan excel<strong>le</strong>nt... si tu veux en<br />

profiter et partir avec n<strong>ou</strong>s?<br />

— Partir avec v<strong>ou</strong>s?... je ne dis pas non! dit <strong>Blondel</strong>, mais<br />

p<strong>ou</strong>r ce qui est de votre plan c'est autre chose.


— 348 —<br />

— Tu ne veux pas l'employer ?<br />

— Quoi que v<strong>ou</strong>s puissiez avoir imaginé cela ne me contient<br />

pas!<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas ?<br />

— Parce que c'est moi qui pense et agis... <strong>le</strong>s autres doivent<br />

me suivre et non me guider!<br />

— Comme tu v<strong>ou</strong>dras! repartit Mac-Bell en feignant l'in­<br />

différence mais en réalité complètement désappointé.<br />

— As-tu une idée ? demanda Crampon.<br />

— Oui, et n<strong>ou</strong>s sommes sûrs de la réussite si v<strong>ou</strong>s avez <strong>du</strong><br />

c<strong>ou</strong>rage!<br />

— Par<strong>le</strong>s, voyons ton idée.<br />

— Je dois v<strong>ou</strong>s dire que je n'ai pas une bien grande con-<br />

fiance en v<strong>ou</strong>s, fit <strong>Blondel</strong>; mais v<strong>ou</strong>s me connaissez, n'est-ce<br />

pas? V<strong>ou</strong>s savez de quel<strong>le</strong> manière je me venge ?... c'est p<strong>ou</strong>r­<br />

quoi je v<strong>ou</strong>s conseil<strong>le</strong> de réfléchir à deux fois avant de v<strong>ou</strong>s<br />

décider à me trahir!<br />

— Quel<strong>le</strong> bêtise! dit Mac-Bell, n'avons n<strong>ou</strong>s pas <strong>le</strong>s mêmes<br />

intérêts, <strong>le</strong> même but? Connaissons-n<strong>ou</strong>s un plus grand bien<br />

que la liberté ?<br />

— Enfin, j'ai v<strong>ou</strong>lu v<strong>ou</strong>s donner un bon conseil.<br />

A ce moment une garde s'étant approché ils <strong>du</strong>rent changer<br />

<strong>le</strong>ur conversation.<br />

— Et moi je dis, fit <strong>Blondel</strong>, comme s'il répondait à une<br />

objection, que n<strong>ou</strong>s aurons un orage avant ce soir; regardez<br />

comme <strong>le</strong>s nuages s'amoncel<strong>le</strong>nt.<br />

— D'autant plus que la brise fraîchit et prend une mauvaise<br />

direction, aj<strong>ou</strong>ta Salviat.<br />

— Oui, il y aura <strong>du</strong> fracas là-haut ce soir.<br />

La conversation tomba e <strong>le</strong> reste <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r se passa sans que<br />

<strong>le</strong>s quatre forçats pussent reprendre <strong>le</strong>ur entretien.<br />

Comme <strong>Blondel</strong> l'avait annoncé, <strong>le</strong> ciel ne tarda pas à se<br />

c<strong>ou</strong>vrir de nuages menaçants.<br />

Vers <strong>le</strong>s huit heures, au moment où <strong>le</strong>s forçats se disposaient


— 349 —<br />

à se c<strong>ou</strong>cher <strong>le</strong> tonnerre commença à gronder et au b<strong>ou</strong>t d'un<br />

moment l'orage éclata dans t<strong>ou</strong>te sa furie.<br />

S<strong>ou</strong>dain un gardien entrant dans <strong>le</strong> dortoir cria :<br />

Deb<strong>ou</strong>t!.... il me faut quatre vig<strong>ou</strong>reux gaillards p<strong>ou</strong>r<br />

al<strong>le</strong>r en mer !<br />

Personne ne fit un m<strong>ou</strong>vement ; une promenade en mer<br />

n'avait en ce moment rien d'engageant.<br />

— Eh bien ! fit <strong>le</strong> gardien avec colère, personne ne se pré<br />

sente ?<br />

<strong>Blondel</strong> se pencha vers ses voisins et dit à Crampon et à<br />

Mac-Bell :<br />

— Voilà une occasion magnifique !<br />

— Au diab<strong>le</strong> ! répondit Crampon, on p<strong>ou</strong>rrait en attend:<br />

une meil<strong>le</strong>ure !<br />

— Bah ! reprit <strong>Blondel</strong>, un moment d'énergie et n<strong>ou</strong>s<br />

sommes sauvés! suivez-moi ! en r<strong>ou</strong>te je v<strong>ou</strong>s dirai ce que j'ai.<br />

imaginé.<br />

Puis se t<strong>ou</strong>rnant vers <strong>le</strong> gardien il lui dit :<br />

— N<strong>ou</strong>s sommes prêts !<br />

Son exemp<strong>le</strong> entraîna <strong>le</strong>s autres et ils se mirent en r<strong>ou</strong>te<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> pert<br />

Mac-Bell et Crampon marchaient derrière <strong>Blondel</strong>, et quand<br />

ils passèrent devant <strong>le</strong> gardien, Mac-Bell lui dit un mot à vos<br />

basse.<br />

Ils tr<strong>ou</strong>vèrent au-dehors un autre gardien qui avait une<br />

lanterne à la main et qui <strong>le</strong>s guida au milieu des obstac<strong>le</strong>s qui<br />

encombraient <strong>le</strong>ur chemin.<br />

Le gardien qui avait été appe<strong>le</strong>r ces hommes et à qui l'<br />

cossais avait parlé en cachette dit aussi quelque chose à l'oreil<br />

de celui qui <strong>le</strong>s attendait avec la lanterne et qui devait <strong>le</strong>s<br />

con<strong>du</strong>ire à l'embarcation.<br />

Arrivés au m<strong>ou</strong>illage des canots <strong>du</strong> port ils en virent un<br />

dans <strong>le</strong>quel se tr<strong>ou</strong>vaient des sœurs de charité qui devaient<br />

être con<strong>du</strong>ites sur un bâtiment qui se tr<strong>ou</strong>vait en rade et qui


— 350 —<br />

devait <strong>le</strong>ver l'ancre <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin.<br />

Le gardien monta <strong>le</strong> premier et <strong>le</strong>s quatre galériens <strong>le</strong> sui-<br />

virent.<br />

<strong>Blondel</strong> était satisfait.<br />

— Quatre contre un, pensait-il, il n<strong>ou</strong>s sera faci<strong>le</strong> de n<strong>ou</strong>s<br />

en débarasser!<br />

Mais il vit avec désappointement un second gardien qui<br />

arriva et se plaça près de l'autre à l'arrière de l'embarcation.<br />

Comme son camarade il était armé d'une carabine.<br />

— On n<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>pçonne! fit <strong>Blondel</strong> à voix basse.<br />

— L'Ecossais n<strong>ou</strong>s aurait-il trahi ? répondit Salviat.<br />

<strong>Les</strong> quatre hommes ramaient vig<strong>ou</strong>reusement, ils p<strong>ou</strong>vaient<br />

se par<strong>le</strong>r à voix basse, <strong>le</strong> bruit <strong>du</strong> vent et des vagues empê<br />

chaient qu'on ne <strong>le</strong>s entendît.<br />

<strong>Blondel</strong> p<strong>ou</strong>vait d'autant mieux par<strong>le</strong>r à Salviat qu'ils étaient<br />

sur <strong>le</strong> même banc. L'Ecossais et Crampon étaient sur un banc<br />

plus en avant.<br />

<strong>Blondel</strong> reprit :<br />

— Il faut être sur nos gardes... l'occasion est favorab<strong>le</strong>, n<strong>ou</strong>s<br />

ne devons pas la laisser échapper... éc<strong>ou</strong>te moi! Au large, et<br />

quand n<strong>ou</strong>s reviendrons, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s jetons en même temps sur<br />

<strong>le</strong>s gardiens que n<strong>ou</strong>s désarmons; une fois que n<strong>ou</strong>s avons<br />

chacun une carabine en mains n<strong>ou</strong>s verrons ce qu'il faudra que<br />

n<strong>ou</strong>s fassions.<br />

— C'est cela! répondit Salviat.<br />

— As-tu ton c<strong>ou</strong>teau?<br />

— Il est prêt.<br />

— Bien!... Mac-Bell et Crampon sont désarmés, ils ne p<strong>ou</strong>r­<br />

ront par conséquent rien faire.<br />

L'embarcation était arrivé auprès <strong>du</strong> navire, el<strong>le</strong> avait ac­<br />

costé à l'escalier et <strong>le</strong>s soeurs de charité étaient montées a bord.<br />

<strong>Les</strong> quatre galériens reprirent <strong>le</strong>urs avirons et <strong>le</strong> canot se<br />

remit en r<strong>ou</strong>té p<strong>ou</strong>r rentrer au port.


— 351 —<br />

L'orage semblait avoir v<strong>ou</strong>lu attendre que <strong>le</strong>s religieuses fus­<br />

sent en sûreté p<strong>ou</strong>r se déclarer dans t<strong>ou</strong>te sa fureur. <strong>Les</strong> c<strong>ou</strong>ps<br />

<strong>le</strong> tonnerre se suivaienit sans relâche, des éclairs incessants<br />

ébI<strong>ou</strong>issaient <strong>le</strong>s yeux et des vagues énormes s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vaient l'em<br />

parcation comme si el<strong>le</strong> eût été une coquil<strong>le</strong> de noix.<br />

Malgré <strong>le</strong>s efforts des quatre rameurs <strong>le</strong> canot ne paraissait<br />

pas faire <strong>du</strong> chemin et <strong>le</strong>s deux gardiens commençaient à être<br />

inquiets.<br />

<strong>Blondel</strong> se ret<strong>ou</strong>rnant vers Mac-Bell entre deux éclaires, il<br />

lui dit:<br />

— Mac-Bell! es-tu prêt?<br />

— Quand tu v<strong>ou</strong>dras. répondit l'Ecossais.<br />

— <strong>Les</strong> gardiens commencent à perdre la tête et ne pensent<br />

plus maintenant qu'au danger qu'ils c<strong>ou</strong>rent d'être engl<strong>ou</strong>tis<br />

par <strong>le</strong>s vagues.<br />

— Crampon et moi n<strong>ou</strong>s n'attendons qu'un signe de toi.<br />

— Je vais <strong>le</strong> donner à l'instant.<br />

— Qu'aurons-n<strong>ou</strong>s à faire ?<br />

— Rien<br />

— Comment?<br />

— Restez tranquil<strong>le</strong>s, ne faites pas un m<strong>ou</strong>vement, c'est<br />

t<strong>ou</strong>t ce que je v<strong>ou</strong>s demande. »<br />

— Quel rô<strong>le</strong> veux-tu donc n<strong>ou</strong>s faire j<strong>ou</strong>er?<br />

— Si v<strong>ou</strong>s suivez ponctuel<strong>le</strong>ment mes paro<strong>le</strong>s, repartit<br />

<strong>Blondel</strong> en insistant, dans une heure n<strong>ou</strong>s serons libres.<br />

La pluie tombait à torrents <strong>le</strong>s vagues sec<strong>ou</strong>aient l'embarca<br />

tion et menaçaient à chaque instant de l'engl<strong>ou</strong>tir.<br />

<strong>Les</strong> deux gardiens se cramponaient de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>urs forces<br />

à <strong>le</strong>ur banc afin de ne pas perdre l'équilibre; ils jetaient au<br />

t<strong>ou</strong>r d'eux des regards effarés en entendant craquer la membre<br />

<strong>du</strong> canot fatigué par <strong>le</strong>s vagues.<br />

— Peux-tu distinguer quelque chose, Salviat t demanda<br />

<strong>Blondel</strong>. —~<br />

— Un peu, répondit Eugène.


— Regarde <strong>le</strong>s gardes!<br />

— Eh bien?<br />

— 352 —<br />

— Ils ont posé <strong>le</strong>urs armes à côté d'eux.<br />

— Vraiment?<br />

— C'est <strong>le</strong> moment.<br />

— C<strong>ou</strong>rage alors, et pensons à notre but: vengeance et<br />

liberté !<br />

Pendant ce temp Mac-Bell et Crampon s'étaient éga<strong>le</strong>ment<br />

entretenus a voix basse pendant que <strong>le</strong>urs yeux ne quittaient<br />

pas <strong>Blondel</strong> ni Salviat.<br />

Au troisième c<strong>ou</strong>p d'aviron, ces deux derniers se <strong>le</strong>vèrent<br />

ensemb<strong>le</strong> et se jetèrent avec impétuosité sur <strong>le</strong>s deux gardiens<br />

Un combat terrib<strong>le</strong> s'engagea.<br />

<strong>Les</strong> éclairs déchiraient <strong>le</strong>s nuages, <strong>le</strong> tonnerre c<strong>ou</strong>vrait de<br />

ses r<strong>ou</strong><strong>le</strong>ments <strong>le</strong> mugissement des flots et on entendait <strong>le</strong>s<br />

s<strong>ou</strong>rdes imprécations des lutteurs.<br />

<strong>Blondel</strong> avait à peine pu étendre la main vers <strong>le</strong> gardien<br />

qu'il v<strong>ou</strong>lait attaquer, qu'il sentit quatre mains lui saisir <strong>le</strong>s<br />

deux jambes et <strong>le</strong> tirer vers <strong>le</strong> bordage, sans d<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> jeter<br />

par dessus bord.<br />

C'étaient Crampon et Mac-Bel<strong>le</strong> qui avait réuni <strong>le</strong>urs forces<br />

p<strong>ou</strong>r se défaire t<strong>ou</strong>t d'abord de <strong>le</strong>ur red<strong>ou</strong>tab<strong>le</strong> ennemi, et<br />

pensant qu'ensuite ils viendraient faci<strong>le</strong>ment a b<strong>ou</strong>t de<br />

Salviat.<br />

<strong>Blondel</strong> commença par <strong>le</strong>ur faire lâcher prise au moyen de<br />

deux vig<strong>ou</strong>reux c<strong>ou</strong>ps appliqués avec un anneau de sa chaîne<br />

puis, sans perdre une seconde, il s'empara de l'arme <strong>du</strong> gar<br />

dien qui v<strong>ou</strong>lait se défendre et d'un c<strong>ou</strong>p de poing il étend<br />

cet homme dans <strong>le</strong> fond de l'embarcation.<br />

Il se t<strong>ou</strong>rna ensuite vers ses deux adversaires et à la lueur<br />

d'un éclair, il vit devant ses yeux la b<strong>ou</strong>che <strong>du</strong> canon de<br />

l'autre gardien.


— 353 —<br />

C'était l'Ecossais qui s'en était emparé et qui allait tirer sur<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

Le c<strong>ou</strong>p partit.<br />

Le canon de l'arme ayant suivi <strong>le</strong> m<strong>ou</strong>vement de la barque<br />

avait un peu dévié, et. grâce à l'obscurité, la bal<strong>le</strong> alla se<br />

perdre dans <strong>le</strong>s vagues.<br />

<strong>Blondel</strong> lâcha un juron ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>, il v<strong>ou</strong>lut s'élancer p<strong>ou</strong>r<br />

prendre Mac-Bell à la gorge, mais <strong>le</strong> gardien s'était re<strong>le</strong>vé et<br />

aidé de Crampon ils purent maintenir <strong>Blondel</strong> qui voyant qu'il<br />

n'était pas <strong>le</strong> plus font, référa s'av<strong>ou</strong>er vaincu et montrer un<br />

repentir dont il lui serait peut-être tenu compte plus tard.<br />

A ce moment un cri se fit entendre et Salviat s'affaissa dans<br />

<strong>le</strong> fond <strong>du</strong> canot,<br />

<strong>Blondel</strong> s'avança.<br />

— Eh bien, !lui demanda t-il qu'as-tu ?<br />

Salviat <strong>le</strong> répondit pas<br />

Il restait éten<strong>du</strong>, <strong>le</strong>s yeux, grands <strong>ou</strong>verts et <strong>le</strong>s membres<br />

t<strong>ou</strong>t frémissants.<br />

— Et l'autre? demanda <strong>Blondel</strong> terrifié.<br />

Le forçat lui montra son c<strong>ou</strong>teau ensanglanté qu'il tenait à la<br />

main.<br />

— Comment !... tu l'as tué ?<br />

— Il m'a c<strong>ou</strong>ché en j<strong>ou</strong>e répondit Salviat d'une voix affaiblie.<br />

et il était plus fort que moi... ors. j'ai tiré mon c<strong>ou</strong>teau<br />

et j'ai frappé... puis il s'est penché en arrière et il est tombé à<br />

l'eau.<br />

— Alors tu es per<strong>du</strong> !...<br />

— Je <strong>le</strong> sais.<br />

Salviat était comme anéanti.<br />

— C'est sa faut, reprit-il à demi voix et comme se parlant<br />

à lui-même;... je ne v<strong>ou</strong>lais pas frapper., mais je ne sais comment<br />

cela s'est fait .. mes yeux se sont tr<strong>ou</strong>blés et... mon<br />

c<strong>ou</strong>teau a frappé !...<br />

Pendant ce temps l'orage s'était un peu calmé et <strong>le</strong> ciel<br />

36


— 354 —<br />

commençait à s'éclaircir, <strong>le</strong>s nuages emportés par l'<strong>ou</strong>ragan<br />

laissaient par interval<strong>le</strong>s apercevoir la lune dont <strong>le</strong>s rayon,<br />

éclairaient cette scène d'horreur d'une lueur blafarde.<br />

L'embarcation qui avait été un moment abandonnée<br />

el<strong>le</strong>-même s'était rapprochée <strong>du</strong> rivage, p<strong>ou</strong>ssée par <strong>le</strong>s vagues<br />

et ne se tr<strong>ou</strong>vait plus qu'à une faib<strong>le</strong> distance <strong>du</strong> port.<br />

— Où allons-n<strong>ou</strong>s? demanda Mac-Bell qui avait repris -<br />

aviron.<br />

— Au port, répondit <strong>le</strong> gardien ; je veux avant t<strong>ou</strong>t mettre<br />

ces deux hommes en sûreté.<br />

L'Ecossais et Crampon se mirent à ramer vig<strong>ou</strong>reuse<br />

ment.<br />

<strong>Blondel</strong> et Salviat étaient c<strong>ou</strong>chés au fond <strong>du</strong> canot, solidement<br />

enchaînés.<br />

<strong>Blondel</strong> s'adressant à Mac-Bell lui dit d'une voix ferme :<br />

— Quant à toi, je ne te conseil<strong>le</strong> pas de croire que tu es<br />

débarrassé de moi parce que tu me vois maintenant dans<br />

l'impuissance. Ec<strong>ou</strong>te ceci et n'<strong>ou</strong>blie pas que mes paro<strong>le</strong>s se<br />

réaliseront comme la sentence d'un tribunal: Mac-Bell. je t<br />

condamne à mort, au plus tard dans huit j<strong>ou</strong>rs à partir d'au<br />

j<strong>ou</strong>rd'hui, c'est-à-dire trois j<strong>ou</strong>rs après que je me serai évadé<br />

S<strong>ou</strong>viens-toi de cela... et sache bien que tu n'auras aucune<br />

grâce à espérer<br />

Mac-Bell v<strong>ou</strong>lut rire, mais son visage était devenu livide.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant <strong>le</strong> canot abordait.<br />

Le j<strong>ou</strong>r commençait à poindre à l'horizon.


— 355 —<br />

CHAPITRE XXVI<br />

Exécution d'un forçat.<br />

Le so<strong>le</strong>il s'était <strong>le</strong>vé radieux.<br />

Le ciel était pur et sans nuages et une brise fraîche s<strong>ou</strong>fflait<br />

<strong>du</strong> large.<br />

T<strong>ou</strong>t promettait une sp<strong>le</strong>ndide j<strong>ou</strong>rnée.<br />

Ce j<strong>ou</strong>r-là une animation inacc<strong>ou</strong>tumée régnait dans la vil<strong>le</strong><br />

de T<strong>ou</strong>lon.<br />

La plus grande partie de la population se dirigeait, <strong>du</strong> côté<br />

<strong>du</strong> <strong>bagne</strong> et se rassemblait devant une porte grillée au travers<br />

Je laquel<strong>le</strong> on voyait l'intérieur.<br />

<strong>Les</strong> regards de t<strong>ou</strong>s se dirigeaient vers un gr<strong>ou</strong>pe de forçats<br />

occupés, dans <strong>le</strong> milieu de l'immense c<strong>ou</strong>r, à é<strong>le</strong>ver une espèce<br />

d'édifice en bois.<br />

C'était la guillotine !<br />

Depuis la pointe <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r on y travaillait et l'instrument<br />

rsiniste était presque terminé.<br />

Le bruit s'était rapidement répan<strong>du</strong> dans la vil<strong>le</strong> qu'une<br />

exécution devait avoir lieu dans <strong>le</strong> <strong>bagne</strong> et une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> considérab<strong>le</strong><br />

commençait à envahir t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s environs.<br />

Cette f<strong>ou</strong><strong>le</strong> se composait de personnes appartenant à t<strong>ou</strong>tes<br />

<strong>le</strong>s classes de la société.<br />

Il y avait des hommes, des enfants... des femmes !<br />

P<strong>ou</strong>rquoi <strong>le</strong>s femmes sont-el<strong>le</strong>s presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en majorité<br />

dans de semblab<strong>le</strong>s occasions ?<br />

Aut<strong>ou</strong>r des hommes qui mettent la dernière main à l'instru-


— 356 —<br />

ment <strong>du</strong> supplice se promène un homme dont la physionomie<br />

rayonné d'une joie féroce et dont <strong>le</strong>s yeux expriment une<br />

cruauté infinie.<br />

Un regard suffit p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> reconnaître.<br />

C'est Lebuteux.<br />

Il a repris ses hideuses fonctions, et, en voyant avec quel<br />

zè<strong>le</strong> il active <strong>le</strong>s <strong>ou</strong>vriers, on reconnaît qu'il est là dans son<br />

élément.<br />

Un bataillon d'infanterie de marine venait d'arriver, il était<br />

entré dans la c<strong>ou</strong>r et en avait occupé <strong>le</strong>s deux côtés dans <strong>le</strong><br />

sens de la longueur: au fond se tr<strong>ou</strong>vaient deux pièces d'artil<strong>le</strong>rie<br />

chargées et auprès de chacune se tenait un artil<strong>le</strong>ur avec<br />

la mèche allumée, prêt à faire feu au premier commandement.<br />

Une fois ces précautions prises la gril<strong>le</strong> fut <strong>ou</strong>verte et <strong>le</strong><br />

public put entrer et se placer derrière <strong>le</strong>s soldats, à une centaine<br />

de pas environ de la guillotine.<br />

Au milieu de cette f<strong>ou</strong><strong>le</strong> composée de curieux et d'indiffé<br />

rents, on voyait une femme d'une certain âge qui, sans<br />

paraître s'occuper de ce qu'el<strong>le</strong> entendait dire aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong>,<br />

cherchait à al<strong>le</strong>r se placer plus en avant, de manière à être<br />

plus rapprochée de l'instrument <strong>du</strong> supplice.<br />

Un s<strong>ou</strong>s-officier s'approcha d'el<strong>le</strong> et lui frappa légèrement<br />

sur l'épau<strong>le</strong>.<br />

La vieil<strong>le</strong> femme se ret<strong>ou</strong>rna d'un air sauvage et lançant au<br />

soldat un regard flamboyant, el<strong>le</strong> lui demanda d'une voix<br />

rauque :<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— V<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez pas rester là ! répondit Je s<strong>ou</strong>s-officier.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas ?<br />

— Parce que c'est défen<strong>du</strong>.<br />

— Quel<strong>le</strong> bêtise !<br />

— Voyez plutôt <strong>le</strong>s autres !<br />

— Que m'importent <strong>le</strong>s autres ! s'écria cette femme avec


— 357 —<br />

vio<strong>le</strong>nce; savez-v<strong>ou</strong>s seu<strong>le</strong>ment ce que l'on va faire ? Connais­<br />

sez-v<strong>ou</strong>s seu<strong>le</strong>ment celui qui va être exécuté ?<br />

Puis brandissant sa main fermée, el<strong>le</strong> s'écria avec fureur:<br />

— Oh ! <strong>le</strong>s misérab<strong>le</strong>s !.. <strong>le</strong>s misérab<strong>le</strong>s !... Je n'avais que ce<br />

seul fils !... Je veux <strong>le</strong> voir une dernière fois!... Qui donc p<strong>ou</strong>rra<br />

m'en empêcher?... Je veux aussi qu'il me voie!... après je<br />

p<strong>ou</strong>rrai m<strong>ou</strong>rir ! P<strong>ou</strong>rvu que je puisse échanger avec lui un<br />

dernier signe d'adieu !. .<br />

Le soldat avait éc<strong>ou</strong>té en si<strong>le</strong>nce. 11 avait peine à en croire<br />

ses oreil<strong>le</strong>s.<br />

— V<strong>ou</strong>s connaissez donc <strong>le</strong> <strong>condamné</strong>? demanda t-il.<br />

— C'est mon fils! répondit cette femme qui n'était autre que<br />

Mathurine Salviat en tombant à gen<strong>ou</strong>x et en regardant la<br />

guillo ine avec des yeux hagards.<br />

El<strong>le</strong> ne p<strong>le</strong>urait pas, ses paupières étaient sèches et une res­<br />

piration râlante et oppressée s'échappait de sa poitrine.<br />

La d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur de cette femme était navrante;<br />

C'était bien, en effet, p<strong>ou</strong>r Eugène Salviat que t<strong>ou</strong>s ces pré­<br />

paratifs avaient été faits.<br />

Le crime <strong>du</strong> malheureux forçat était de ceux dont la punition<br />

est immédiate et la manière de procéder en pareil<strong>le</strong> occasion<br />

• tait simp<strong>le</strong> ; <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> était <strong>condamné</strong> sans appel et il devait<br />

•subir sa sentence <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r où il avait été con­<br />

damné.<br />

Depuis <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où il avait tué un des gardiens Salviat avait<br />

été très-abattu; une espèce d'eng<strong>ou</strong>rdissement s'était emparé de<br />

lui, et il semblait voir p<strong>ou</strong>r la première lois la profondeur de<br />

l'abîme dans <strong>le</strong>quel il était tombé.<br />

Il avait peur.<br />

Il y a peu de <strong>condamné</strong>s qui puissent voir la guillotine sans<br />

pâlir, et Salviat ne p<strong>ou</strong>vait s'empêcher de frissonner en pensant<br />

que son dernier j<strong>ou</strong>r était arrivé.<br />

Depuis quelques heures il était demeuré complètement<br />

immobi<strong>le</strong>; il n'avait pas même la force de p<strong>le</strong>urer.


— 358 —<br />

Et cependant des larmes lui auraient fait <strong>du</strong> bien et auraient<br />

s<strong>ou</strong>lagé <strong>le</strong> cœur de cet homme qui n'avait jamais p<strong>le</strong>uré.<br />

Et puis un singulier orgueil lui interdisait de montrer de<br />

la faib<strong>le</strong>sse.<br />

Cependant, lorsque la nuit était venue, et qu'il se sent ;<br />

seul, une angoisse profonde s'emparait de t<strong>ou</strong>t son être et une<br />

sueur froide m<strong>ou</strong>illait ses tempes<br />

Il n'avait qu'un ami au <strong>bagne</strong>, et il aurait v<strong>ou</strong>lu p<strong>ou</strong>voir I<br />

par<strong>le</strong>r.<br />

Cet ami était <strong>Blondel</strong>.<br />

Ce dernier était aussi un criminel, mais la fatalité bien plus<br />

que la corruption l'avait jeté dans cet abîme, et ses qualités<br />

permettaient pas de <strong>le</strong> considérer comme un homme ordinaire<br />

Sa force de volonté lui permettait de rester en contact avec<br />

<strong>le</strong>s criminels <strong>le</strong>s plus en<strong>du</strong>rcis sans rien perdre de ces qualités<br />

La condamnation de Salviat avait fait sur lui une profonde in<br />

pression.<br />

Salviat avait été criminel, mais, n<strong>ou</strong>s l'avons déjà dit,<br />

mauvaise é<strong>du</strong>cation qu'il avait reçue et <strong>le</strong>s funestes exemp<strong>le</strong><br />

qu'il avait eus s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux depuis sa plus tendre enfant<br />

étaient surt<strong>ou</strong>t <strong>le</strong>s causes de son malheur. <strong>Blondel</strong> savait que<br />

<strong>le</strong> fond <strong>du</strong> cœur de son ami n'avait point été entièrement corps<br />

rompu.<br />

Salviat, de son côté, connaissait <strong>le</strong>s sentiments de Blonde<br />

son égard et lui avait v<strong>ou</strong>é une amitié à t<strong>ou</strong>te épreuve.<br />

Il avait demandé comme une suprême faveur d'avoir une<br />

dernière entrevue avec son ami.<br />

Cette grâce lui avait été accordée.<br />

A la vue de <strong>Blondel</strong> qui fut amené dans sa cellu<strong>le</strong>, <strong>le</strong> fils d<br />

Mathurine Salviat tendit vers lui ses deux mains chargées de<br />

chaînes.<br />

— Tu m'as fait appe<strong>le</strong>r, lui dit <strong>Blondel</strong> en lui prenant <strong>le</strong>s<br />

mains; je m'y attendais!<br />

— C'est p<strong>ou</strong>r demain ! fit Eugène.


— 359 —<br />

— Je <strong>le</strong> sais.<br />

— On te l'avait donc dit?<br />

— Oui, et bien plus, j'ai vu.…<br />

— Quoi ?<br />

— En traversant la c<strong>ou</strong>r j'ai vu Lebuteux à l'<strong>ou</strong>vrage.<br />

Salviat eut un frisson, sa main trembla dans cel<strong>le</strong> de<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

— Non. non!... fit-il brusquement ;... je n'ai pas peur!... <strong>le</strong>s<br />

autres <strong>le</strong> verront demain!... mais je ne puis m'empêcher de<br />

penser à certaines choses.…<br />

— A quoi donc?<br />

— A Saint-Georges.<br />

— Eh bien !<br />

— Eh bien !... il y a là bas quelqu'un p<strong>ou</strong>r qui la n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> de<br />

ma mort sera un c<strong>ou</strong>p terrib<strong>le</strong>.<br />

— Mathurine, n'est-ce pas ?<br />

— Ma mère!.. <strong>ou</strong>i.<br />

<strong>Blondel</strong> se pencha vers son ami et lui dit à demi voix :<br />

— Ec<strong>ou</strong>te!<br />

— Qu'y a-t-il?<br />

— Mathurine est à T<strong>ou</strong>lon!<br />

— L'as tu vue?<br />

— Non!... je l'ai appris par Laposto<strong>le</strong><br />

— Et p<strong>ou</strong>rrai je la voir ?<br />

— Oui... demain.<br />

— Où?<br />

<strong>Blondel</strong> haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Prends c<strong>ou</strong>rage ! fit-il, sois ferme ! tu sais que t<strong>ou</strong>t espoir<br />

est per<strong>du</strong> p<strong>ou</strong>r toi, cette pensée doit te donner <strong>du</strong> cœur!... demain<br />

quand tu traverseras la c<strong>ou</strong>r., regarde parmi <strong>le</strong>s curieux<br />

qui y seront rassemblés et tu y verras ta mère !<br />

Une exécution capita<strong>le</strong> est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un spectac<strong>le</strong> terrib<strong>le</strong>,<br />

même dans des circonstances ordinaires; mais quand el<strong>le</strong> a


— 360 —<br />

lieu dans <strong>le</strong> <strong>bagne</strong> el<strong>le</strong> surpasse t<strong>ou</strong>t ce que l'on peut imaginer<br />

d'horrib<strong>le</strong>.<br />

La dernière heure <strong>du</strong> <strong>condamné</strong> a sonné.<br />

De t<strong>ou</strong>s côtés on ne voit que des curieux, acc<strong>ou</strong>rus de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

points de la vil<strong>le</strong> et même de la campagne, p<strong>ou</strong>r assister à<br />

ce spectac<strong>le</strong>; <strong>le</strong>s murs qui ent<strong>ou</strong>rent la c<strong>ou</strong>r, <strong>le</strong>s toits des<br />

maisons environnantes sont c<strong>ou</strong>verts de monde.<br />

La f<strong>ou</strong><strong>le</strong>, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avide d'émotions, est composée de gens<br />

appartenant à t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s classes de la société.<br />

<strong>Les</strong> soldats ont pris une position militaire, <strong>le</strong>s canons sont<br />

chargés et <strong>le</strong>s galériens que l'on vient d'amener, forment un<br />

carré vis-à-vis de l'instrument <strong>du</strong> supplice qui élève comme<br />

deux bras ses deux montants peints en r<strong>ou</strong>ge, au sommet des­<br />

quels bril<strong>le</strong> l'acier <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>peret fatal.<br />

<strong>Les</strong> forçats sont muets.<br />

Ils savent qu'un cri, un geste, suffirait p<strong>ou</strong>r provoquer une<br />

décharge des deux pièces qui sont là au fond de la c<strong>ou</strong>r,<br />

chargées a mitrail<strong>le</strong>.<br />

A un commandement ils se déc<strong>ou</strong>vrent et s'agen<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>nt,<br />

d'une main tenant <strong>le</strong>ur bonnet et s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vant de l'autre <strong>le</strong>urs<br />

chaînes afin de <strong>le</strong>s empêcher de faire <strong>du</strong> bruit.<br />

S<strong>ou</strong>dain un frémissement parc<strong>ou</strong>rt <strong>le</strong>s rangs de ces êtres<br />

rejetés par la société.<br />

Le <strong>condamné</strong> paraît.<br />

Le malheureux !<br />

Il est encore jeune, p<strong>le</strong>in de force et de santé, il avait de l'in­<br />

telligence., de l'énergie et aurait pu être un honnêt homme!<br />

Et il va m<strong>ou</strong>rir!... Dans cinq minutes son corps séparé de<br />

sa tête sera porté à la sal<strong>le</strong> de dissection où la science l'at­<br />

tend p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>mmetre à des expériences!<br />

M<strong>ou</strong>rir à cet âge!... à l'âge où <strong>le</strong> coeur bat dans la poi­<br />

trine avec force et en chasse un sang chaud et ardent!<br />

M<strong>ou</strong>rir! quand <strong>le</strong> ciel est pur, lorsque <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il bril<strong>le</strong> et<br />

ue <strong>le</strong> printemps embaume l'air!!!...


C'est ma pauvre mère !


— 361 —<br />

Eugène Salviat avait traversé la c<strong>ou</strong>r d'un pas ferme; derrière<br />

lui quatre frères pénitents portaient un brancard.<br />

Il sentit que <strong>le</strong>s regards de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s forçats étaient fixés sur<br />

lui et cela augmenta son c<strong>ou</strong>rage.<br />

A peine avait-il fait vingt pas qu'il aperçut <strong>Blondel</strong>.<br />

Il <strong>le</strong> salua en pariant, v<strong>ou</strong>lant lui montrer ainsi qu'il conservait<br />

son c<strong>ou</strong>rage jusqu'au dernier moment.<br />

Mus quand il eut fait quelque pas de plus, une circonstance<br />

inatten<strong>du</strong>e vint abattre son énergie.<br />

Il s'arrêta s<strong>ou</strong>dain en voyant une femme agen<strong>ou</strong>illée et qui<br />

paraissait plongée dans un profond désespoir.<br />

Il pâlit et chancela, et <strong>le</strong> prêtre qui l'accompagnait v<strong>ou</strong>lut <strong>le</strong><br />

s<strong>ou</strong>tenir.<br />

Mais Salviat <strong>le</strong> rep<strong>ou</strong>ssa d<strong>ou</strong>cement et lui montrant la pauvre<br />

femme qui se c<strong>ou</strong>vrait <strong>le</strong> visage de son m<strong>ou</strong>choir p<strong>ou</strong>r ét<strong>ou</strong>ffer<br />

ses sanglots, il lui dit d'une voix brisée:<br />

— C'est ma pauvre mère !<br />

— Mon fils, répondit <strong>le</strong> prêtre. Dieu qui la voit entend ses<br />

prières.<br />

— El<strong>le</strong> n'aimait que moi en ce monde!<br />

— J'irai la voir et la conso<strong>le</strong>r.<br />

Salviat put à peine réprimer un sanglot. Il appuya ses deux<br />

mains sur sa poitrine et se mordit <strong>le</strong>s lèvres jusqu'au sang p<strong>ou</strong>r<br />

ne pas éclater.<br />

Que n'aurait-il pas donné à ce moment p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir embrasser<br />

sa mère !<br />

C'était affreux!<br />

Enfin il rassembla ses forces et dit d'une voix qu'il v<strong>ou</strong>lait<br />

rendre assurée:<br />

— Marchons!<br />

Et se remettant en marche il s'approcha rapidement de l'échafaud<br />

sans avoir <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage de ret<strong>ou</strong>rner la tête.<br />

Quand il fut arrivé sur la plate forme un cri déchirant se fit


— 362 —<br />

entendre et Mathurine Salviat tomba à terre, privée de sentiment.<br />

Quelques secondes après la justice des hommes était satisfaite.<br />

.. !<br />

<strong>Les</strong> soldats s'ébranlèrent p<strong>ou</strong>r regagner <strong>le</strong>ur caserne et <strong>le</strong>s<br />

forçats rentrèrent dans <strong>le</strong> <strong>bagne</strong><br />

Si <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur veut n<strong>ou</strong>s accompagner à l'hôpital <strong>du</strong> <strong>bagne</strong><br />

n<strong>ou</strong>s l'intro<strong>du</strong>irons dans la sal<strong>le</strong> destinée aux dissections et où<br />

n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verons <strong>le</strong>s chirurgiens et <strong>le</strong>s élèves qui attendent avec<br />

impatience qu'on <strong>le</strong>ur apporte <strong>le</strong> cadavre <strong>du</strong> supplicié.<br />

Enfin, après une attente assez longue <strong>le</strong> brancard fut apporté.<br />

Le cadavre fut placé sur la tab<strong>le</strong> de marbre aut<strong>ou</strong>r de laquel<strong>le</strong><br />

vint se ranger un gr<strong>ou</strong>pe d'élèves pendant qu'un autre gr<strong>ou</strong>pe<br />

examinait la tête qui avait éga<strong>le</strong>ment été apportée dans un<br />

panier p<strong>le</strong>in de son.<br />

La mort avait été instantanée ; <strong>le</strong>s traits avaient conservé<br />

<strong>le</strong>ur calme et <strong>le</strong>ur sérénité.<br />

La tête de Salviat semblait dormir.<br />

T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde se taisait.<br />

S<strong>ou</strong>dain on entendit <strong>du</strong> bruit à la porte, comme un bruit<br />

de voix, et, avant que personne n'eût pu al<strong>le</strong>r s'enquérir de ce<br />

que c'était, une femme se précipita dans la sal<strong>le</strong>. C'était<br />

Mathurine.<br />

Son évan<strong>ou</strong>issement n'avait pas été de longue <strong>du</strong>rée.<br />

Lorsqu'el<strong>le</strong> était revenue à el<strong>le</strong> et qu'el<strong>le</strong> s'était tr<strong>ou</strong>vée seu<strong>le</strong><br />

el<strong>le</strong> avait compris que t<strong>ou</strong>t était fini et qu'el<strong>le</strong> n'avait plus de<br />

fils ; el<strong>le</strong> avait p<strong>ou</strong>ssé une exclamation de désespoir.<br />

Ses cheveux étaient défaits, ses vêtements maculés de b<strong>ou</strong>e,<br />

mais une sombre énergie se lisait sur ses traits.<br />

El<strong>le</strong> s'avança vers l'échafaud.<br />

Quand el<strong>le</strong> vit que <strong>le</strong> corps d'Eugène Salviat n'était plus là<br />

el<strong>le</strong> se mit à sangloter en s'arrachant <strong>le</strong>s cheveux.<br />

— Mon fils !... mon fils !... s'écriait-el<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> entendit derrière el<strong>le</strong> comme un rire sarcastique.


— 363 —<br />

S'étant ret<strong>ou</strong>rnée, el<strong>le</strong> aperçut un petit vieillard dont <strong>le</strong><br />

visage maigre et <strong>le</strong>s traits angu<strong>le</strong>ux grimaçaient un s<strong>ou</strong>rire<br />

ironique et amer.<br />

C'était <strong>le</strong> vieux Caron.<br />

— Tu cherches ton fils ? demanda-t-il d'une voix brève.<br />

__ Où est-il ?... où est-il?... s'écria Mathurine.<br />

— A la sel<strong>le</strong> de dissection.<br />

— Que veut-on en faire ?<br />

— Veux-tu <strong>le</strong> voir ?<br />

— Oui... <strong>ou</strong>i !... je veux <strong>le</strong> voir une dernière fois !<br />

— Eh bien, suis-moi.<br />

Le vieillard se mit en marche suivi par Mathurine.<br />

Us arrivèrent à l'hôpital et c'est à ce moment que la pauvre<br />

mère fit irruption dans la sal<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> se précipita vers la tab<strong>le</strong> sur laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> avait aperçu<br />

<strong>le</strong> cadavre, mais el<strong>le</strong> s'arrêta bientôt comme pétrifiée en voyant<br />

sur une autre tab<strong>le</strong> la tête de son fils.<br />

Muette et immobi<strong>le</strong> el<strong>le</strong> considérait ces traits pâ<strong>le</strong>s et rigides,<br />

ces yeux fermés !<br />

Puis el<strong>le</strong> eut la force de s'avancer vers cette tab<strong>le</strong>, alors une<br />

pâ<strong>le</strong>ur affreuse c<strong>ou</strong>vrit son visage et un torrent de larmes<br />

jaillit de ses yeux.<br />

El<strong>le</strong> passa ensuite ses deux mains sur <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>es pâ<strong>le</strong>s et<br />

froides de son fils en s'écriant.<br />

— Oh ! Eugène !. . Eugène !<br />

On vit alors se pro<strong>du</strong>ire un phénomène surprenant, quelque<br />

chose de surnaturel et que la science p<strong>ou</strong>rrait seu<strong>le</strong> expliquer.<br />

A ce cri de désespoir p<strong>ou</strong>ssé par Mathurine <strong>le</strong>s traits <strong>du</strong> décapité<br />

eurent comme un tressail<strong>le</strong>ment, ses yeux s'<strong>ou</strong>vrirent<br />

et allèrent se fixer sur Mathurine !<br />

C'était quelque chose d'in<strong>ou</strong>i, d'impossib<strong>le</strong>, d'effrayant!<br />

Un effroi terrib<strong>le</strong> s'empara de la vieil<strong>le</strong> femme, l'am<strong>ou</strong>r ; maternel<br />

fut vaincu par la terreur et el<strong>le</strong> tomba à terre sans<br />

connaissance.


— 364 —<br />

CHAPITRE XXVIII<br />

Le cimetière.<br />

Vers la fin <strong>du</strong> même j<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> ciel se c<strong>ou</strong>vrit de sombres nuages<br />

et prit une teinte mélancolique parfaitement adaptée à la scène<br />

qui se passait au cimetière.<br />

Dans un endroit écarté <strong>du</strong> champ <strong>du</strong> repos se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

trois personnes auprès d'une tombe.<br />

L'une de ces personnes était un prêtre âgé et à l'air respec­<br />

tab<strong>le</strong> ; il se tenait deb<strong>ou</strong>t, la tête baissée, et dans l'attitude de<br />

la méditation.<br />

La seconde était une jeune fil<strong>le</strong> qui était agen<strong>ou</strong>illée auprès<br />

de la tombe et sanglotait.<br />

Quant à la troisième c'était une femme d'un certain âge:<br />

el<strong>le</strong> était assise à terre ; ses lèvres serrées et ses traits con­<br />

tractés exprimaient un désespoir profond mélangé d'une expres­<br />

sion de haine contenue et sombre.<br />

Une heure s'était éc<strong>ou</strong>lée sans qu'une paro<strong>le</strong> fût échangée<br />

entre ces trois personnages.<br />

Seu<strong>le</strong>, la jeune til<strong>le</strong> avait à plusieurs reprises <strong>le</strong>vé <strong>le</strong>s yeux<br />

sur la vieil<strong>le</strong> femme et sur <strong>le</strong> prètre p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s reporter ensuite<br />

sur la tombe.<br />

— Mère!., fit-el<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>dain d'une voix d<strong>ou</strong>ce et émue.ne<br />

veux tu pas prier avec moi ?<br />

La vieil<strong>le</strong> femme lui jeta un regard far<strong>ou</strong>che.<br />

— Prier ?... lit el<strong>le</strong> d'une voix rauque p<strong>ou</strong>r qui ?... p<strong>ou</strong>rquoi<br />

?... n'est-il pas mort?... nos prières p<strong>ou</strong>rront-el<strong>le</strong>s me <strong>le</strong>


— 365 —<br />

rendre?... Non ! non,!., t<strong>ou</strong>t est fini!... il me l'ont tué... et<br />

t<strong>ou</strong>t ce que je puis faire c'est <strong>le</strong>s maudire !<br />

Puis el<strong>le</strong> se tut et jeta un c<strong>ou</strong>p d'œil sombre et déliant vers<br />

<strong>le</strong> prêtre qui s'avançait vers el<strong>le</strong>.<br />

— Mathurine! fit celui-ci d'une voix calme.<br />

... V<strong>ou</strong>s savez mon nom!.. répondit la vieil<strong>le</strong> femme; qui<br />

v<strong>ou</strong>s l'a appris?<br />

— Votre fils !<br />

— Eugène ?<br />

— C'est moi qui l'ai assisté à ses derniers moments.<br />

— V<strong>ou</strong>s ?<br />

— Et <strong>le</strong> dernier mot qui est sorti de ses lèvres a été votre<br />

nom!<br />

Mathurine posa ses deux mains sur son cœur<br />

— Mon pauvre enfant! dit-el<strong>le</strong> en sanglotant.<br />

— Il a certainement été bien malheureux, reprit <strong>le</strong> prêtre<br />

après un moment de si<strong>le</strong>nce, mais il a aussi été bien c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong><br />

et Dieu l'a puni.<br />

— Dieu? répéta Mathurine d'un air étonné.<br />

— D<strong>ou</strong>tez-v<strong>ou</strong>s donc de sa puissance? demanda <strong>le</strong> prêtre<br />

avec sévérité.<br />

— Sa puissance ? fit Mathurine avec une sombre ironie ;<br />

est il assez puissant p<strong>ou</strong>r me rendre mon fils ?<br />

— Oui !<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Je dis, Mathurine, que si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez <strong>le</strong><br />

revoir un j<strong>ou</strong>r.<br />

— Ah !... v<strong>ou</strong>s me trompez !<br />

— Essayez !<br />

— Que dois-je faire p<strong>ou</strong>r cela !<br />

— Prier !...<br />

La pauvre mère passa une main sur son front.<br />

Le prêtre à cheveux blancs pariait avec un tel accent de<br />

sincérité qu'el<strong>le</strong> sentit ses idées se tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r.


— 366 —<br />

— Oh !.... si je p<strong>ou</strong>vais <strong>le</strong> croire ! murmura-t-el<strong>le</strong>.<br />

Puis el<strong>le</strong> jeta sur <strong>le</strong> prêtre un regard dans <strong>le</strong>quel on p<strong>ou</strong>vait<br />

lire un commencement de confiance hésitante.<br />

Mais son désespoir était si profond que cette hésitation disparut<br />

bientôt, et ayant abaissé son regard vers la tombe de<br />

son fils el<strong>le</strong> baissa la tê<strong>le</strong> et se mit à sangloter.<br />

— Non!... non!... s'écria-t-el<strong>le</strong> au b<strong>ou</strong>t d'un instant ; cest<br />

impossib<strong>le</strong> !... il est là, mort, je ne <strong>le</strong> reverrai jamais!<br />

El<strong>le</strong> se tut.... <strong>Les</strong> sentiments <strong>le</strong>s plus divers s'agitaient dans<br />

son âme... colère... désespoir... haine... am<strong>ou</strong>r maternel... El<strong>le</strong><br />

ne croyait pas... et cependant el<strong>le</strong> aurait v<strong>ou</strong>lu <strong>le</strong> croire !... <strong>Les</strong><br />

paro<strong>le</strong>s <strong>du</strong> vieux prêtre avaient mis dans son cœur un germe<br />

d'espérance, et el<strong>le</strong> sentait une lumière n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> envahir son<br />

esprit.<br />

— Si cela était vrai ?... dit-el<strong>le</strong> enfin.<br />

— Cela est ! répartit <strong>le</strong> prêtre.<br />

— Si je p<strong>ou</strong>vais <strong>le</strong> croire !<br />

— V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vez, si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z<br />

— Oui... mais... je ne puis pas !<br />

— Dieu v<strong>ou</strong>s aidera.<br />

— Dieu ! il ne me connaît pas.<br />

— il connaît t<strong>ou</strong>s ceux qui s<strong>ou</strong>ffrent, qui p<strong>le</strong>urent, et il <strong>le</strong>s<br />

aime quel<strong>le</strong>s que soient <strong>le</strong>urs fautes<br />

Mathurine baissa la tête sans répondre. Cette réponse si<br />

simp<strong>le</strong> et p<strong>ou</strong>rtant si é<strong>le</strong>vée lui en imposait.<br />

— Ainsi, reprit Mathurine, v<strong>ou</strong>s m'assurez que je p<strong>ou</strong>rrais<br />

<strong>le</strong> revoir?<br />

— Oui, répondit <strong>le</strong> prêtre, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez <strong>le</strong> revoir dans un<br />

monde meil<strong>le</strong>ur.<br />

— Où son âme ira t-el<strong>le</strong> ?<br />

— Où est el<strong>le</strong> maintenant ! répondit l'aumônier <strong>du</strong> <strong>bagne</strong><br />

en <strong>le</strong>vant la main p<strong>ou</strong>r montrer <strong>le</strong> ciel.<br />

Un vio<strong>le</strong>nt combat se livrait dans l'esprit de Mathurine entra


— 367 —<br />

l'esprit de la lumière et l'esprit des ténèbres, entre la foi et <strong>le</strong><br />

d<strong>ou</strong>te.<br />

- J'ai enten<strong>du</strong> dire dans mon enfance, reprit-el<strong>le</strong>, que dans<br />

l'autre monde il y a un endroit où vont <strong>le</strong>s âmes des damnés<br />

p<strong>ou</strong>r y être t<strong>ou</strong>rmentées pendant t<strong>ou</strong>te l'éternité !... c'est là,<br />

sans d<strong>ou</strong>te que son âme est allée !<br />

el<strong>le</strong>.<br />

- C'est-à-dire qu'el<strong>le</strong>, ira si personne ne prie Dieu p<strong>ou</strong>r<br />

Mathurine se tut pendant un moment, el<strong>le</strong> se sentait peu<br />

à peu envahie par un sentiment t<strong>ou</strong>t n<strong>ou</strong>veau p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>.<br />

Oui... fit-el<strong>le</strong> ensuite ; je comprends... une punition éter-<br />

nel<strong>le</strong> l'attend si personne ne prie p<strong>ou</strong>r lui !<br />

- Dieu est t<strong>ou</strong>t-puissant, dit <strong>le</strong> prêtre, et sa bonté est aussi<br />

immense que sa puissance; il n'y a pas de forfait qui ne<br />

passe être pardonné si on prie sincèrement et avec un cœur<br />

I<br />

- Ah! fit Mathurine à voix basse<br />

- V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s prier ? lui demanda <strong>le</strong> vieillard.<br />

Oui... je prierai!., mais j'ai besoin d'être seu<strong>le</strong>... t<strong>ou</strong>t ce<br />

que v<strong>ou</strong>s me dites et si n<strong>ou</strong>veau p<strong>ou</strong>r moi!...., j'ai besoin de<br />

passer, de réfléchir !<br />

Le prêtre s'éloigna avec la conviction d'avoir fait jaillir un<br />

rayon de lumière dans cette âme malade et désespérée e<br />

comprit qu'il fallait laisser à Mathurine <strong>le</strong> temps de rassemb<strong>le</strong>r<br />

ses idées.<br />

. Quand la vieil<strong>le</strong> femme fut seu<strong>le</strong> el<strong>le</strong> se mit à réfléchir sur<br />

ce qu'el<strong>le</strong> venait d'entendre.<br />

- Prier!..! murmura-t-el<strong>le</strong>. Il a dit qu'en priant je p<strong>ou</strong>rrais<br />

sauver Eugène <strong>le</strong> revoir un j<strong>ou</strong>r peut-être !... P<strong>ou</strong>rquoi cela<br />

ne p<strong>ou</strong>rrait-il pas être ?... Dans quel but cet homme me<br />

tromperait.il?... Oui, il a dit la vérité!... il y a un autre<br />

monde 1... je <strong>le</strong> sens, maintenant !... mais prier !... prier!<br />

El<strong>le</strong> se tut pendant un instant, puis reprit avec désespoir :<br />

- Mais je ne peux pas prier On ne me l'a jamais appris !


— 368 —<br />

je ne suis jamais allée dans une église!... je n'y ai même ja­<br />

mais pensé!<br />

Et el<strong>le</strong> se tordait <strong>le</strong>s mains de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur.<br />

La malheureuse cherchait en vain à prier!... el<strong>le</strong> ne savait<br />

pas de prière !...<br />

S<strong>ou</strong>dain son regard s'arrêta sur la jeune fil<strong>le</strong> qui était<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs agen<strong>ou</strong>illée, puis un éclaire de joie éclaira son visage,<br />

— Miche<strong>le</strong>tte! dit-el<strong>le</strong> d<strong>ou</strong>cement.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va vivement et vint s'asseoir auprés de<br />

sa mère.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte! répéta Mathurine, ma fil<strong>le</strong>! ma chère<br />

enfant !<br />

Miche<strong>le</strong>tte ne put s'empêcher de regarder sa mère d'un<br />

air de surprise.<br />

Mathurine s'en aperçut et s<strong>ou</strong>rit avec amertume.<br />

— Je te comprends, dit-el<strong>le</strong> ensuite, tu es étonnée, n'est-ce<br />

pas, de m'entendre par<strong>le</strong>r ainsi?... je ne t'ai pas acc<strong>ou</strong>tumée<br />

à de semblab<strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s!... il me semblait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs n'avoir<br />

qu'un enfant, Eugène,... mais il faut que tu me pardonnes!...<br />

j'ai eu tort!... et <strong>le</strong> reste de ma vie sera employé à te <strong>le</strong> faire<br />

<strong>ou</strong>blier!<br />

Miche<strong>le</strong>tte ne p<strong>ou</strong>vait en croire ses oreil<strong>le</strong>s.<br />

— Ec<strong>ou</strong>te, continua .Mathurine, ton frère était tel<strong>le</strong>ment<br />

malheureux!... t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>rsuivi, mis en prison, chargé de<br />

chaînes! sa vie a été une vie de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs et sa mort terri­<br />

b<strong>le</strong>!... Mais tu <strong>le</strong> sais... il y a une autre vie qui ne finira<br />

jamais et qui a déja commencé p<strong>ou</strong>r lui; cette vie peut être<br />

une éternité de t<strong>ou</strong>rments si personne ne prie p<strong>ou</strong>r lui.<br />

Miche<strong>le</strong>tte ne p<strong>ou</strong>vait comprendre <strong>le</strong> changement qui s'é­<br />

tait fait dans <strong>le</strong>s pensée de sa mère.<br />

— Il faut donc prier, continua Mathurine, mais <strong>le</strong> prêtre<br />

m'a dit que <strong>le</strong>s prières ne p<strong>ou</strong>vaient avoir d'effet qu'à la con­<br />

dition de venir d'un coeur pur et fervent... je ne puis donc pas


—369 —<br />

prier mon âme est remplie de mauvaises pensées, tandis<br />

que toi, Miche<strong>le</strong>tte, tu as t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs été bonne, honnête... oh!<br />

je <strong>le</strong> sais... et si tu v<strong>ou</strong>lais...<br />

- Quoi?<br />

-Tu peux prier p<strong>ou</strong>r Eugène, p<strong>ou</strong>r que je puisse <strong>le</strong> revoir<br />

un j<strong>ou</strong>r.<br />

Miche<strong>le</strong>tte se taisait, son étonnement croissait de plus en<br />

plus.<br />

Sa mère la considérait en si<strong>le</strong>nce. En voyant sa surprise, son<br />

hésitation il lui vint une pensée mauvaise.<br />

Son front se rembrunit; el<strong>le</strong> attribuait ce si<strong>le</strong>nce à la<br />

haine.<br />

- Tu ne veux pas ? fit-el<strong>le</strong> d'une voix rude en saisissant<br />

la main de Miche<strong>le</strong>tte; tu profies de cette occasion p<strong>ou</strong>r te<br />

venger de ce que n<strong>ou</strong>s t'avons fait s<strong>ou</strong>ffrir, et... qui sait<br />

peut-être veux-tu prier Dieu p<strong>ou</strong>r qu'il plonge ton frère en<br />

enfer p<strong>ou</strong>r qu'il y reste éternel<strong>le</strong>ment?<br />

Pendant qu'el<strong>le</strong> parlait sa physionomie avait repris l'expres­<br />

sion de férocité c de cruauté qui lui était habituel<strong>le</strong>.<br />

Puis el<strong>le</strong> reprit d'un air menaçant:<br />

- Si cela était ainsi !<br />

Et el<strong>le</strong> brandit sa main fermée sur la tête de Miche<strong>le</strong>tte qui<br />

lui dit avec un triste s<strong>ou</strong>rire :<br />

- Tu me juges mal!<br />

- Que signifie ton si<strong>le</strong>nce?<br />

- Je fesais une réf<strong>le</strong>xion.<br />

- Laquel<strong>le</strong>?<br />

-Tu me demandes de prier p<strong>ou</strong>r mon frère?<br />

- Certainement.<br />

-N'as tu pas vu que j'étais à gen<strong>ou</strong>x auprès de sa<br />

tombe?<br />

- Tu as prié p<strong>ou</strong>r lui ? s'écria Mathurine.<br />

— Tu <strong>le</strong> demandes?<br />

-Tu as prié p<strong>ou</strong>r lui! et je d<strong>ou</strong>tais de toi! Ah!<br />

27


— 370 —<br />

Miche<strong>le</strong>tte! pardonne-moi!... tu as un bon, un excel<strong>le</strong>nt<br />

coeur !<br />

Et p<strong>ou</strong>r la première fois depuis bien longtemps el<strong>le</strong> serr<br />

Miche<strong>le</strong>tte sur son sein.<br />

Profondement t<strong>ou</strong>chée, la jeune fil<strong>le</strong> resta un instant sans<br />

voix et sans m<strong>ou</strong>vement.<br />

Puis el<strong>le</strong> dit enfin :<br />

— Mère, sais tu à quoi je pense!... Il n'y a pas de prière<br />

qui ait plus de prix aux yeux <strong>du</strong> bon Dieu que cel<strong>le</strong> d'une<br />

mère.<br />

— Mais... je ne sais pas prier!<br />

— Je t'apprendrai.<br />

— Oui!... c'est cela! s'écria Mathurine avec joie.<br />

— Eh bien, reprit Miche<strong>le</strong>tte en prenant <strong>le</strong>s mains de sa<br />

mère, allons-n<strong>ou</strong>s mettre à gen<strong>ou</strong>x auprès de sa tombe et tu<br />

répéteras avec recueil<strong>le</strong>ment mes paro<strong>le</strong>s.<br />

Mathurine se <strong>le</strong>va machina<strong>le</strong>ment... l'am<strong>ou</strong>r maternel la<br />

rendait doci<strong>le</strong> comme un enfant, et el<strong>le</strong> vint s'agen<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>!<br />

auprès de Miche<strong>le</strong>tte.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> commença par faire <strong>le</strong> signe de la croix que<br />

sa mère imita tant bien que mal, puis el<strong>le</strong> joignit <strong>le</strong>s mains.<br />

— Maintenant, dit Miche<strong>le</strong>tte, répète ce que je vais dire,<br />

— Commence!<br />

— Mon Dieu! disait Miche<strong>le</strong>tte d'une voix suppliante, to<br />

dont la bonté inépuisab<strong>le</strong> pardonne même à ceux qui font<br />

<strong>le</strong> plus cruel<strong>le</strong>ment offensé...<br />

— Qui t'on <strong>le</strong> plus cruel<strong>le</strong>ment offensé, répéta Mathurine,<br />

— ... éc<strong>ou</strong>te la prière que je t'adresse <strong>le</strong> coeur profondément:<br />

affligé... ne rep<strong>ou</strong>sse pas la prière d'une mère qui tend vers<br />

tois ses mains suppliantes...<br />

— Dieu clément!... aie pitié de lui... il est mon frère...<br />

— Il est mon fils !...<br />

— ... il a été bien c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> et bien malheureux.


- ...et bien malheureux...<br />

— 371 —<br />

- Dieu bon, éc<strong>ou</strong>te ma prière, pardonne à mon frère <strong>le</strong>s<br />

faute dont il s'est ren<strong>du</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>!... aie pitié de n<strong>ou</strong>s qui<br />

t'implorons en p<strong>le</strong>urant et fais que n<strong>ou</strong>s soyos réunis un j<strong>ou</strong>r<br />

dans ton royaume!...<br />

Miche<strong>le</strong>tte se tut. Mathurine était près d'el<strong>le</strong>, à gen<strong>ou</strong>x, et<br />

tenait ses deux mains jointes é<strong>le</strong>vées vers <strong>le</strong> ciel.<br />

La vieil<strong>le</strong> femme ne priait plus et de grosses larmes c<strong>ou</strong>­<br />

laient sur ses j<strong>ou</strong>es.<br />

-Tu p<strong>le</strong>ures, mère! s'écria Miche<strong>le</strong>tte.<br />

-Crois-tu qu'il n<strong>ou</strong>s ait enten<strong>du</strong>es? domanda Mathurine.<br />

- Sans d<strong>ou</strong>te!<br />

- Et n<strong>ou</strong>s exaucera-t-il?<br />

Miche<strong>le</strong>tte ne répondit pas, la vue de la conversion subite<br />

de sa mère lui suggéra une idée : el<strong>le</strong> pensa à Joseph.<br />

Joseph était <strong>innocent</strong> : el<strong>le</strong> <strong>le</strong> savait, Mathurine devait aussi<br />

<strong>le</strong> savoir et seu<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait faire reconnaître la vérité en dé­<br />

clarant que son fils s'était ren<strong>du</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> de l'attentat p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong>quel Joseph avait été <strong>condamné</strong>.<br />

La jeune fil<strong>le</strong>, à cette pensée, sentit l'espérance entrer dans<br />

son coeur.<br />

Cependant el<strong>le</strong> ne se dissimulait pas <strong>le</strong>s difficultés qu'el<strong>le</strong><br />

aurait à vaincre.<br />

Joseph appartenait à la famil<strong>le</strong> Maréchal, comme <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur<br />

<strong>le</strong> sait, et entre cette famil<strong>le</strong> et cel<strong>le</strong> de Mathurine il y avait<br />

un f<strong>le</strong>uve de sang.<br />

Il était à prévoir que la mère d'Eugène Salviat se déciderait<br />

bien diffici<strong>le</strong>ment à faire une démarche devant profiter à un<br />

membre de la famil<strong>le</strong> ennemie.<br />

Mathurine inquiète <strong>du</strong> si<strong>le</strong>nce de Miche<strong>le</strong>tte, la considérait<br />

d'un air anxieux. El<strong>le</strong> craignait que <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>venir <strong>du</strong> passé ne<br />

ortât la jeune fil<strong>le</strong> à s'éloigner d'el<strong>le</strong>.<br />

— Mon enfant! fit el<strong>le</strong> au b<strong>ou</strong>t d'un moment, d'une voix


— 372 —<br />

d<strong>ou</strong>ce et presque suppliante, p<strong>ou</strong>rquoi garde tu <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce…<br />

Regrettes-tu ce que tu viens de faire ?<br />

— Mois, répondit Miche<strong>le</strong>tte, non certainement;... mais je<br />

pensais à autre chose.<br />

— A quoi !<br />

— Je pense, ma mère, que <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s ne suffisent pas<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs.<br />

— Que veux tu dire.?... Que faut-il faire ancore?<br />

— La meil<strong>le</strong>ure manière d'implorer la miséricorde <strong>du</strong> bon<br />

Dieu c'est de réparer <strong>le</strong> mal qui a été fait pur ceux p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong>quel on prie.<br />

— Eugène a fait bien <strong>du</strong> mal, c'est vrai, dit Mathurine<br />

mais je ne puis <strong>le</strong> réparer, si grand que soit mon désir.<br />

— Tu te trompes, ma mère; il y a un crime, <strong>le</strong> plus grand<br />

peut-être qu'Eugène ait commis dans t<strong>ou</strong>te sa vie, que tu peur<br />

et que tu dois réparer.<br />

— De quoi veux-tu par<strong>le</strong>r?<br />

— Je par<strong>le</strong> de la tentative d'assassinat dont Eugène s'est<br />

ren<strong>du</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> sur monsieur Michaud et p<strong>ou</strong>r laquel<strong>le</strong> un in<br />

nocent a été puni !<br />

Mathurine baissa la tête p<strong>ou</strong>r ne pas rencontrer <strong>le</strong>s regards<br />

de sa fil<strong>le</strong>.<br />

— Je ne comprends pas! fit-el<strong>le</strong> d'une voix à peine<br />

sensib<strong>le</strong>.<br />

— Il faut cependant que tu me comprenne.<br />

— Veux-tu par<strong>le</strong>r de... Joseph ?<br />

— Oui!... tu sais qu'il est <strong>innocent</strong>.<br />

— Que n<strong>ou</strong>s emporte?<br />

— Tu peux <strong>le</strong> faire mettre en liberté.<br />

Le visage de Mathurine avait peu à peu repris son expres­<br />

sion habituel<strong>le</strong> de cruauté et de haine.<br />

— C'est possib<strong>le</strong> qu'il soit <strong>innocent</strong>, repartit-el<strong>le</strong> avec<br />

cité, mais c'est un Maréchal nos famil<strong>le</strong>s sont ennemies<br />

depuis longtemps... je ne ferais rien p<strong>ou</strong>r lui.


— 373 —<br />

- Oh! tu <strong>le</strong> sauveras!<br />

-Jamais te dis-je!... ne me par<strong>le</strong> pas de lui!... I1 s<strong>ou</strong>ffre<br />

et il est <strong>innocent</strong> dis-tu? Eh bien, tant mieux!... il ne s<strong>ou</strong>ffrira<br />

jamais autant que je <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>haite!<br />

Miche<strong>le</strong>tte fit un m<strong>ou</strong>vement involontaire en entendant ces<br />

paro<strong>le</strong>s.<br />

- Ainsi tu ne veux rien faire p<strong>ou</strong>r lui venir en aide? de-<br />

manda-t-el<strong>le</strong>.<br />

- J'aimerai mieux m<strong>ou</strong>rir! répondit la vieil<strong>le</strong> femme.<br />

- C'est bien ! reprit la jeune fil<strong>le</strong> en se <strong>le</strong>vant, agis comme<br />

il te plaira, quant à moi je sais ce qu'il me reste à faire.<br />

Et el<strong>le</strong> fit-un m<strong>ou</strong>vement comme p<strong>ou</strong>r s'éloigner.<br />

Mathurine eut un frémissement.<br />

- Où vas-tu? demanda-t-el<strong>le</strong> d'un air inquiet.<br />

- Je pars, répondit brièvement Miche<strong>le</strong>tte.<br />

- Tu ne veux donc plus prier sur la tombe de ton frère?<br />

- C'est inuti<strong>le</strong> !<br />

- Que dis-tu?<br />

- C'est inuti<strong>le</strong>, je <strong>le</strong> répète ; comment peux tu croire que<br />

nos prières puissent monter jusqu'au Ciel quand tu te refuses<br />

a réparer <strong>le</strong> mal qui a été fait par celui p<strong>ou</strong>r qui tu veux<br />

prier, et à prononcer <strong>le</strong> mot qui peut faire rendre justice à<br />

un <strong>innocent</strong>, et cela parce que tu es aveuglée par la haine!<br />

Mère! crois-tu que ce soit <strong>le</strong> moyen de venir au sec<strong>ou</strong>rs<br />

d'Eugène, que de persister dans ton refus?<br />

- Mais... au moins... ne m'abandonnes pas! dit Mathurine.<br />

- C'est toi qui m'y obliges.<br />

- Aie pitié de ton frère.<br />

- Tu n'en as pas p<strong>ou</strong>r Joseph !<br />

- Tu sais qu'une Salviat ne peut pas avoir do la pitié p<strong>ou</strong>r<br />

un Maréchal !<br />

- Adieu !<br />

-Miche<strong>le</strong>tte! s'écria Mathurine.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> qui avait déjà fait quelques pas s'arrêta:


— 374 —<br />

— Que me veux-tu? demanda-t-el<strong>le</strong> en mettant une main<br />

sur son coeur où venait d'entrer un rayon d'espérence.<br />

Mathurine avait pris une résolution s<strong>ou</strong>daine, el<strong>le</strong> s'était<br />

<strong>le</strong>vée, s'était approchée de Miche<strong>le</strong>tte et el<strong>le</strong> lui prit la main.<br />

— Viens, viens, lui dit-el<strong>le</strong> vivement; hâtons-n<strong>ou</strong>s, je veux<br />

que tu soit heureuse!... Le malheur m'a ren<strong>du</strong>e lâche, viens,<br />

Miche<strong>le</strong>tte Salviat, allons sauver un Maréchal.<br />

P<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te réponse la jeune fil<strong>le</strong> se jeta au c<strong>ou</strong> de sa mère<br />

et l'embrassa avec des larmes de joie.<br />

Puis t<strong>ou</strong>tes deux sortirent <strong>du</strong> cimitière et se mirent en<br />

r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r chez <strong>le</strong> procureur <strong>du</strong> roi.<br />

A la porte de ce magistrat <strong>le</strong>s deux femmes rencontrèrent<br />

un homme qui sortait.<br />

Miche<strong>le</strong>tte <strong>le</strong> reconnu immédiatement.<br />

C'était monsieur Michaud.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> lui raconta ce qui <strong>le</strong>s amenait et quel était<br />

<strong>le</strong>ur projet.<br />

— Bien, bien, mon enfant! répondit <strong>le</strong> négociant; j'avais<br />

éga<strong>le</strong>ment un devoir sacré à remplir, je l'ai fait. J'ai tr<strong>ou</strong>vé<br />

un homme généreux et loyal qui m'a compris et qui s'inté­<br />

resse à Joseph. Mathurine arrive à propos p<strong>ou</strong>r f<strong>ou</strong>rnir la preuve<br />

de l'innocence <strong>du</strong> jeune homme.... Va, ma chère enfant, dans<br />

quelques j<strong>ou</strong>rs je me chargerai personnel<strong>le</strong>ment de cette af­<br />

faire et je te promets de ne pas l'abandonner sans l'avoir<br />

menée à bonne fin.<br />

— Quittez-v<strong>ou</strong>s T<strong>ou</strong>lon ? demanda Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Oui, mon enfant.<br />

— P<strong>ou</strong>r longtemps ?<br />

— P<strong>ou</strong>r une semaine au plus.<br />

— Et, al<strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s loin?<br />

— Je me rend à Paris.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> qui avait remarqué l'allure tr<strong>ou</strong>blée de monsieur<br />

Michaud lui demanda encore:<br />

— Mais j'espère qu'il ne v<strong>ou</strong>s arrive rien de désagréab<strong>le</strong>.


— 375 —<br />

Le négociant eut un s<strong>ou</strong>rire navrant.<br />

— Non, mon enfant, répondit-il avec d<strong>ou</strong>ceur, tranquillise<br />

toi; j'ai aussi une grande injustice à réparer et je pars avec<br />

la ferme intention d'arriver à mon but... Au revoir donc, ma<br />

chère enfant!... Que Dieu t'aide et fasse que je te retr<strong>ou</strong>ve à<br />

mon ret<strong>ou</strong>r, rassurée et sans inquiétude p<strong>ou</strong>r l'avenir!<br />

CHAPITRE XXIX.<br />

Le papa Fichet.<br />

Il était midi, et <strong>le</strong> papa Pichet sav<strong>ou</strong>rait à petites gorgées<br />

sa tasse de moka, quand la sonnette de la porte d'entrée se<br />

fit entendre.<br />

— Faut-il <strong>ou</strong>vrir? demanda Gertrude.<br />

— Va d'abord voir à quel<strong>le</strong> personne n<strong>ou</strong>s avons affaire.<br />

La vieil<strong>le</strong> servante <strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong> judas de la porte et vit un<br />

homme d'une soixantaine d'années, dont la physionomie bien­<br />

veillante portait l'empreinte d'une grande tristesse; sa mise<br />

était irreprochab<strong>le</strong> et t<strong>ou</strong>t en lui parlait en sa faveur.<br />

Gertrude <strong>ou</strong>vrit la porte sans hésitation.<br />

— Est-ce ici que demeure monsieur Fichet? demanda l'in-<br />

connu d'un air qui dénotait son inquiétude de ne pas ren­<br />

contrer l'agent de police.<br />

— Oui, monsieur, répondit avec empressement la servante,


— 376 —<br />

quoique cette visite dût déranger <strong>le</strong> papa Fichet qui était en­<br />

core à tab<strong>le</strong>.<br />

— P<strong>ou</strong>rrais-je lui par<strong>le</strong>r?<br />

— Quel nom dois-je lui annoncer?<br />

— Oh! mon nom lui est sans d<strong>ou</strong>te absolument inconnu,<br />

répondit l'étranger: cependant v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez dire à monsieur<br />

Fichet que je me nomme Michaud.<br />

C'était en effet <strong>le</strong> négociant.<br />

La vieil<strong>le</strong> Gertrude <strong>le</strong> laissa seul dans l'antichambre et alla<br />

l'annoncer au papa Fichet.<br />

— Michaud? fit celui-ci d'un air pensif, comme si ce nom<br />

reveillait en lui un s<strong>ou</strong>venir.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta:<br />

— Quel air a cet homme ?... Comment est-il vêtu ?<br />

Gertrude lui dit ce qu'el<strong>le</strong> avait vu,<br />

— Oui, ce doit être cela, fit l'agent secret, <strong>du</strong> reste, at­<br />

tends un instant.<br />

Il entra vivement dans son cabinet de travail, <strong>ou</strong>vrit un<br />

carton et y ayant pris un papier il y jeta un c<strong>ou</strong>p d'oeil ra­<br />

pide, puis il revint et dit à sa servante:<br />

— Fais-<strong>le</strong> entrer.<br />

Gertrude sortit de la sal<strong>le</strong> à manger et revint au b<strong>ou</strong>t d'une<br />

minute précédant monsieur Michaud qu'el<strong>le</strong> intro<strong>du</strong>isit et<br />

qu'el<strong>le</strong> laissa seul avec <strong>le</strong> papa Fichet.<br />

— Veuil<strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s asseoir, dit ce dernier au négociant.<br />

Monsier Michaud s'assit sur la chaise que Gertrude lui avait<br />

présentée et il allait <strong>ou</strong>vrir la b<strong>ou</strong>che, mais <strong>le</strong> papa Fichet<br />

ne lui laissa pas <strong>le</strong> temps de par<strong>le</strong>r.<br />

— Permettez-moi de v<strong>ou</strong>s demander, lui dit-il, si v<strong>ou</strong>s avez<br />

déc<strong>ou</strong>vert quelque chose qui puisse v<strong>ou</strong>s mettre sur la trace<br />

de l'auteur <strong>du</strong> vol qui a été commis chez v<strong>ou</strong>s?<br />

— Comment, v<strong>ou</strong>s savez?... s'écria monsieur Michaud.<br />

— <strong>Les</strong> affaires de ce genre m'intéressent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, mon<br />

cher monsieur, surt<strong>ou</strong>t quand'il s'agit d'une somme considé-


— 377 —<br />

rab<strong>le</strong> et quand <strong>le</strong> vo<strong>le</strong>ur a été assez habi<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r mettre la<br />

police sur une fausse piste. Mais laissons cela, n<strong>ou</strong>s y revien­<br />

drons t<strong>ou</strong>t à l'heure. Veuil<strong>le</strong>z me dire ce qui me vaut l'hon­<br />

neur de votre visite.<br />

Monsieur Michaud paraissait hésiter et chercher une ma­<br />

nière convenab<strong>le</strong> d'entrer en matière.<br />

- V<strong>ou</strong>s semb<strong>le</strong>z avoir à me par<strong>le</strong>r de choses délicates, fit<br />

<strong>le</strong> papa Fichet.<br />

- Très-délicates, monsieur, car il s'agit de mon honneur.<br />

- Dites-moi, je v<strong>ou</strong>s prie, de quel honneur v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z<br />

par<strong>le</strong>r, car n<strong>ou</strong>s en avons de plusieurs genres: il y a l'hon­<br />

neur de négociant, l'honneur de l'ép<strong>ou</strong>x, l'honneur...<br />

- C'est de mon honneur comme ép<strong>ou</strong>x qu'il s'agit, ré­<br />

pondit monsieur Michaud, et c'est à ce sujet que je viens<br />

v<strong>ou</strong>s prier de m'aider de vos conseils.<br />

Un léger s<strong>ou</strong>rire vint s'épan<strong>ou</strong>ir sur <strong>le</strong>s lèvres moqueuses<br />

de papa Fichet.<br />

- Monsieur, répondit-il en s'efforçant de dissimu<strong>le</strong>r l'ironie<br />

qui perçait dans sons langage, mon caractère n'est pas, de sa<br />

nature, disposé à des confidences de ce genre, moi-même j'ai<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs red<strong>ou</strong>té p<strong>ou</strong>r moi <strong>le</strong>s...désagréments <strong>du</strong> mariage, c'est<br />

p<strong>ou</strong>rquoi je n'ai jamais pu me décider à prendre femme. T<strong>ou</strong>t<br />

ce que je puis v<strong>ou</strong>s dire p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s tranquilliser, c'est que j'ai<br />

eu s<strong>ou</strong>vent des visites dans <strong>le</strong> genre de cel<strong>le</strong> que v<strong>ou</strong>s me faites<br />

auj<strong>ou</strong>rd'hui et je puis v<strong>ou</strong>s certifier que la plupart des maris<br />

qui sont venus me consulter sont rentrés chez eux convaincus<br />

que <strong>le</strong>urs s<strong>ou</strong>pçons étaient injustes et <strong>le</strong>urs femmes vertueuses.<br />

- Dieu veuil<strong>le</strong> qu'il en soit de même cette fois, répondit<br />

monsieur Michaud, car s'il en devait être autrement ma vie<br />

serait brisée et je crois que ma femme el<strong>le</strong>-même aurait de<br />

la peine à survivre à une semblab<strong>le</strong> révélation.<br />

L'expression de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur avec laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> négociant avait<br />

prononcé ces paro<strong>le</strong>s parut faire une profonde impression sur<br />

papa Fichet qui devint sérieux ed attentif.<br />

28


— 378 —<br />

— Monsieur Michaud, dit-il d'un air d'intérêt, par<strong>le</strong>z, je<br />

v<strong>ou</strong>s éc<strong>ou</strong>te et je v<strong>ou</strong>s promets de consacrer à votre affaire<br />

<strong>le</strong> peu d'habi<strong>le</strong>té que trente années d'expérience peuvent<br />

m'avoir données.<br />

Le négociant commença, il fit <strong>le</strong> récit détaillé et circon­<br />

stancié de t<strong>ou</strong>t ce qui s'était passé dans sa maison pendant<br />

la nuit <strong>du</strong> 30 mars, et il fit part à l'agent secret des ses<br />

s<strong>ou</strong>pçons.<br />

— V<strong>ou</strong>s venez de me dire, fit <strong>le</strong> papa Fichet, que l'homme<br />

que v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>pçonnez avait per<strong>du</strong> quelque chose?<br />

— Oui, et voici l'objet, répondit monsieur Michaud, en ti­<br />

rant de sa poche un portefeuil<strong>le</strong> qu'il tendit à Fichet.<br />

Celui-ci se mit à examiner attentivement ce portefeuil<strong>le</strong>.<br />

— Il porte une c<strong>ou</strong>ronne de comte, dit-il enfin.<br />

— Son propriétaire est comte, en effet, répondit <strong>le</strong> négociant.<br />

— Et il se nomme?<br />

— Je ne sais si je dois...<br />

— Oh! pas de demi-confidences, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z que je puisse<br />

v<strong>ou</strong>s être uti<strong>le</strong>!<br />

— Eh bien, il se nomme comte de Précigny?<br />

L'agent de la police secrète fit un m<strong>ou</strong>vement.<br />

— Le comte de Précigny! répéta-t-il, tiens, tiens. N<strong>ou</strong><br />

avons affaire à un homme qui ne recu<strong>le</strong> devant rien p<strong>ou</strong>r<br />

satisfaire ses passions... on <strong>le</strong> rencontre quelquefois dans <strong>le</strong>s<br />

cabarets <strong>le</strong>s plus mal famés des faub<strong>ou</strong>rgs.<br />

Puis <strong>le</strong> papa Fichet resta quelques minutes plongé dans de<br />

profondes réf<strong>le</strong>xions.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p il re<strong>le</strong>va la tête et demanda au négociant en<br />

<strong>le</strong> regardant fixement :<br />

— Monsieur Michaud, à quel<strong>le</strong> date fut commis <strong>le</strong> vol dont<br />

v<strong>ou</strong>z avez été la victime?<br />

— Dans la nuit <strong>du</strong> 30 mars... Ah! si je n'avais que ce<br />

malheur à déplorer!...<br />

— Ne me disiez-v<strong>ou</strong>s pas que c'est pendant cette même


— 379 —<br />

nuit que madame Michaud aurait reçu dans sa chambre <strong>le</strong><br />

comte de Précigny?<br />

Le négociant fit de la tête un signe affirmatif et <strong>le</strong> papa<br />

Fichet allait lui adresser une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> question, lorsque Ger-<br />

trude entra et remit à son maître une <strong>le</strong>ttre que <strong>le</strong> facteur<br />

venait d'apporter.<br />

- V<strong>ou</strong>s permettez?... demanda l'agent secret.<br />

Monsieur Michaud s'inclina si<strong>le</strong>ncieusement.<br />

Le papa Fichet avait décacheté la <strong>le</strong>ttre et la dépliait en<br />

disant:<br />

- Le succès d'une affaire dépend s<strong>ou</strong>vent de cinq minutes.<br />

Puis il commença à lire.<br />

Une singulière expression de surprise et de joie se répandait<br />

sur sa physionomie à mesure qu'il avançait dans sa <strong>le</strong>cture.<br />

Quand il eut fini il replia <strong>le</strong> papier, <strong>le</strong> posa devant lui, et<br />

se ret<strong>ou</strong>rnant vers monsieur Michaud en s<strong>ou</strong>riant il lui dit:<br />

- V<strong>ou</strong>s seriez bien surpris, si je v<strong>ou</strong>s disais que cette <strong>le</strong>ttre<br />

que m'est écrite par une personne que je ne connais pas, vient<br />

jeter comme un rayon de lumière sur la chose de laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s<br />

êtes venus m'entretenir.<br />

- D'où vient donc cette <strong>le</strong>ttre ?<br />

- De T<strong>ou</strong>lon.<br />

- Mais, j'en viens éga<strong>le</strong>ment.<br />

- Vraiment !<br />

- 11 n'y a pas encore deux heures que je suis arrivé à Paris!<br />

-V<strong>ou</strong>s habitez donc maintenant T<strong>ou</strong>lon?<br />

- Oui, j'ai une villa à petite distance de cette vil<strong>le</strong>.<br />

- Et madame Michaud habite avec v<strong>ou</strong>s?<br />

- Sans d<strong>ou</strong>te !<br />

-C'est parfait!... Et quand repartez-v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r T<strong>ou</strong>lon?<br />

- Dès que ma présence ne sera plus nécessaire ici.<br />

- Alors... ce soir?<br />

-Ce soir, si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> jugez bon.<br />

Le Papa Fichet se mit à rire.


— 380 —<br />

— V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s m'accepter p<strong>ou</strong>r compagnon de voyage?<br />

demanda-t-il.<br />

— Avec grand plaisir.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s préviens que je veux faire la connaissance de<br />

madame Michaud!<br />

— V<strong>ou</strong>s viendrez demeurer chez moi!<br />

— Voilà ce que j'appel<strong>le</strong> par<strong>le</strong>r... Cette <strong>le</strong>ttre me donne un<br />

rendez-v<strong>ou</strong>s à T<strong>ou</strong>lon et je puis, de cette manière, terminer<br />

deux affaires par la même occasion.<br />

— Quand v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que n<strong>ou</strong>s partions?<br />

— Immédiatement; je v<strong>ou</strong>s demande quelques minutes p<strong>ou</strong>r<br />

me préparer et je v<strong>ou</strong>s suis.<br />

<strong>Les</strong> préparatifs furent bientôt faits, grâce à Gertrude, et<br />

au b<strong>ou</strong>t d'une demi-heure <strong>le</strong>s deux voyageurs se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

rue Jean-Jacques R<strong>ou</strong>sseau où ils arrêtaient <strong>le</strong>urs places dans<br />

<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pé de la diligence.<br />

— Je dois v<strong>ou</strong>s prévenir d'une chose, <strong>le</strong>ur dit <strong>le</strong> con<strong>du</strong>cteur<br />

— De quoi donc? demanda monsieur Michaud.<br />

— V<strong>ou</strong>s serez trois personnes dans <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pé.<br />

— Tant pis!<br />

— Je ne puis faire autrement.<br />

— Et quel<strong>le</strong> est la troisième personne?<br />

— C'est une dame.<br />

— Tant mieux alors! fit <strong>le</strong> papa Fichet.<br />

— Tiens, tiens!...dit <strong>le</strong> con<strong>du</strong>cteur en s<strong>ou</strong>riant.<br />

— Est-el<strong>le</strong> vieil<strong>le</strong>? demanda l'agent secret.<br />

— Au contraire, el<strong>le</strong> est jeune et jolie.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s annoncez cela comme un malheur! Ou est-<br />

el<strong>le</strong> donc?<br />

— La voilà précisément.<br />

Le papa Fichet se ret<strong>ou</strong>rna p<strong>ou</strong>r voir la voyageuse qui,en<br />

effet, était jolie et mise avec élégance, puis, quand il eut pu<br />

voir son visage il fit un geste de surprise involontaire


— 381 —<br />

11 connaissait cette femme depuis longtemps et sans qu'el<strong>le</strong><br />

s'en d<strong>ou</strong>tât.<br />

CHAPITRE XXX.<br />

Le cachot <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

Le soir <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r où Miche<strong>le</strong>tte avait parlé a monsieur Michaud,<br />

avant <strong>le</strong> départ de celui-ci p<strong>ou</strong>r Paris, <strong>Blondel</strong>, <strong>le</strong> héros de cette<br />

histoire se tr<strong>ou</strong>vait enfermé dan un des cachots s<strong>ou</strong>terrains<br />

creusés dans <strong>le</strong>s fondements de la prison et qui servaient de<br />

punition aux forçats rebel<strong>le</strong>s et indisciplinés.<br />

<strong>Blondel</strong> avait été enfermé là depuis <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où sa tentative<br />

d'évasion en mer avait avorté.<br />

Ces cachots se tr<strong>ou</strong>vaient <strong>le</strong> long d'un corridor fermé par une<br />

énorme gril<strong>le</strong>; chacun de ces cachots consistait en une espèce<br />

de cage de pierre éclairée par une meurtrière à peine large<br />

p<strong>ou</strong>r laisser passer <strong>le</strong> canon d'un fusil, ces cages renfermaient<br />

un petit lit de camp en bois, une planche fixée au mur et ser­<br />

vant de tab<strong>le</strong> et un baquet; <strong>Blondel</strong> n'avait pas mangé depuis<br />

<strong>le</strong> matin ; s<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> tab<strong>le</strong> de sa cellu<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait une cruche<br />

d'eau et un morceau de pain noir.<br />

Assis sur <strong>le</strong> bord <strong>du</strong> lit de camp , il avait <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>des ap­<br />

puyés sur ses gen<strong>ou</strong>x et sa tète reposait sur ses deux mains.<br />

Il paraissait plongé dans de sérieuses réf<strong>le</strong>xions.


— 382 —<br />

Son visage était pâ<strong>le</strong>, un sombre désespoir se lisait sur son<br />

front et ses yeux lançaient des éclairs.<br />

<strong>Blondel</strong> se représentait <strong>le</strong>s derniers événements l'exécu­<br />

tion de Salviat, <strong>le</strong> triomphe de Mac-Bell et de Crampon... et ce<br />

qui <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>rmentait plus que t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> reste c'était l'incertitude<br />

complète où il était au sujet de Maurice.<br />

Son coeur battait à rompre sa poitrine... ses oreil<strong>le</strong>s b<strong>ou</strong>r­<br />

donnaient, son cerveau était en feu.<br />

Une autre idée vint à son t<strong>ou</strong>r augmenter sa sombre<br />

fureur.<br />

Le comte de Précigny vivait libre, heureux, sans remords et<br />

p<strong>ou</strong>vait maintenant se rire des menaces de <strong>Blondel</strong> ; un hasard<br />

infernal l'avait favorisé, il se tr<strong>ou</strong>vait maintenant à l'abri <strong>du</strong><br />

danger, et p<strong>ou</strong>vait mettre à exécution ses projets contre la<br />

vie de Maurice.<br />

A cette pensée, <strong>Blondel</strong> fit un m<strong>ou</strong>vement de rage, il se <strong>le</strong>va<br />

avec brusquerie et se mit à arpenter sa cellu<strong>le</strong>, semblab<strong>le</strong> à un<br />

lion enfermé dans sa cage.<br />

<strong>Blondel</strong> savait que <strong>le</strong> comte de Précigny était son ennemi<br />

mortel ; il y avait <strong>du</strong> sang entre ces deux hommes e <strong>le</strong> forçat<br />

avait sacrifié sa vie à la haine qu'il avait p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> comte qui<br />

l'avait jeté sur <strong>le</strong> chemin <strong>du</strong> crime.<br />

Il y avait longtemps de cela... quinze ans au moins; mais<br />

<strong>Blondel</strong> n'avait rien <strong>ou</strong>blié, et ses s<strong>ou</strong>venirs venaient chaque<br />

j<strong>ou</strong>r, chaque heure, sans cesse raviver sa haine.<br />

<strong>Blondel</strong> était alors un jeune homme d<strong>ou</strong>é de qualités excep­<br />

tionnel<strong>le</strong>s , qui en auraient fait un homme distingué si se;<br />

premiers pas n'avaient pas été faits sur <strong>le</strong> chemin glissant <strong>du</strong><br />

crime.<br />

De manières vives et élégantes, d'un esprit cultivé, il appar­<br />

tenait à une excel<strong>le</strong>nte famil<strong>le</strong> b<strong>ou</strong>rgeoise dont il était l'or­<br />

gueil. Ce fut à cette époque qu'il entra dans la marine en<br />

qualité d'aspirant.


— 383 —<br />

Après deux <strong>ou</strong> trois voyages pendant <strong>le</strong>squels il avait visité<br />

<strong>le</strong>s cinq parties <strong>du</strong> inonde, il était revenu à T<strong>ou</strong>lon.<br />

Le jeune homme avait mûri, il avait acquis de l'expérience,<br />

complété ses études, sa santé s'était fortifiée et il était main­<br />

tenant un homme accompli.<br />

En <strong>ou</strong>tre, <strong>Blondel</strong> était beau et <strong>le</strong>s avantages dont il avait<br />

été d<strong>ou</strong>é par la nature lui avaient valu plus d'une conquête.<br />

Sa mauvaise étoi<strong>le</strong> <strong>le</strong> con<strong>du</strong>isit un j<strong>ou</strong>r à Paris.<br />

Il ne connaissait pas la capita<strong>le</strong> et n'avait jamais goûté à<br />

cette c<strong>ou</strong>pe empoisonnée c<strong>ou</strong>ronnée de f<strong>le</strong>urs.<br />

Dès <strong>le</strong>s premiers pas qu'il fit dans la vie parisienne, il était<br />

faci<strong>le</strong> de voir qu'il allait au devant <strong>du</strong> danger.<br />

Une circostance vin cependant retarder l'heure de la chute,<br />

mais el<strong>le</strong> ne contribua pas moins à <strong>le</strong> faire sortir <strong>du</strong> chemin<br />

de l'honneur.<br />

Il avait rencontré une femme nommée Pauline Cormier.<br />

C'était une jeune veuve charmante et très-riche, en relations<br />

avec t<strong>ou</strong>t ce que Paris renferme de célèbre et de distingué,<br />

et qui, grâce à sa position et à sa fortune , j<strong>ou</strong>issait d'une<br />

liberté dont el<strong>le</strong> n'avait jamais usé qu'avec une modération<br />

qu'on attribuait à la froideur naturel<strong>le</strong> de son caractère.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes gens commencèrent à s'aimer à <strong>le</strong>ur pre­<br />

mière entrevue.<br />

Pauline Cormier avait été mariée à un vieillard qui m<strong>ou</strong>rut<br />

avant de l'avoir ren<strong>du</strong>e mère. La jeune femme n'avait jamais<br />

aimé et son coeur avait encore t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> parfum virginal d'une<br />

jeune fil<strong>le</strong> de seize ans.<br />

Quant à <strong>Blondel</strong>, il avait eu des bonnes fortunes et des aven­<br />

tures galantes, mais ce n'est qu'auprès de Pauline qu'il sut ce<br />

que c'était véritab<strong>le</strong>ment que l'am<strong>ou</strong>r, aussi s'abandonna-t-il<br />

sans réserve à ce sentiment.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes gens s'aimaient.<br />

Ils eurent bientôt tr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong> moyen de se voir s<strong>ou</strong>vent, loin<br />

des regards jal<strong>ou</strong>x <strong>du</strong> monde, des envieux et des curieux, et,


— 384 —<br />

malgré <strong>le</strong> repos qu'amène bientôt la possession , <strong>le</strong>ur am<strong>ou</strong>r<br />

semblait s'accroître chaque j<strong>ou</strong>r.<br />

Cette féliceté ne devait malheureusement pas être de longue<br />

<strong>du</strong>rée, el<strong>le</strong> fut bientôt détruite par deux circonstances fata<strong>le</strong>s<br />

qui devaient avoir une grande influence sur l'existence de ces<br />

deux êtres qui semblaient si bien fait l'un p<strong>ou</strong>r l'autre.<br />

La première de ces circonstances fut la position même de<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

Le jeune officier de marine n'était pas riche et il menait à<br />

Paris une existence qui eut bientôt épuisé ses moyens; mais<br />

la vanité <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssait, il vivait dans un monde où il faut bril<strong>le</strong>r<br />

p<strong>ou</strong>r mériter la considération des autres; <strong>Blondel</strong> ne p<strong>ou</strong>vait se<br />

rés<strong>ou</strong>dre à renoncer à ses brillantes relations et encore moins<br />

à av<strong>ou</strong>er sa position à Pauline qui l'eût sans d<strong>ou</strong>te compris.<br />

Il continua donc à faire de fol<strong>le</strong>s dépenses jusqu'au j<strong>ou</strong>r<br />

où-il <strong>du</strong>t demander au crime de venir à son sec<strong>ou</strong>rs.<br />

Le malheureux fit un faux.<br />

Un faux, c'est la prison, <strong>le</strong> <strong>bagne</strong> peut-être!... Mais hélas!<br />

pensait-il à cela ?<br />

Il vivait enveloppé dans son am<strong>ou</strong>r comme dans un<br />

nuage.<br />

Cependant un j<strong>ou</strong>r vînt où la vérité apparut! ce fut un ter­<br />

rib<strong>le</strong> réveil.<br />

D'une autre côté, la position de Pauline commençait à de­<br />

venir inquiétante.<br />

La jeune veuve avait un frère, <strong>le</strong> comte de Précigny, qui fut<br />

bientôt au c<strong>ou</strong>rant de la liaison qui existait entre sa soeur et<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

Le comte était un homme d'un orgueil sans pareil, fier de sa<br />

nob<strong>le</strong>sse et qui n'avait consenti à la mésalliance de sa soeur<br />

que parce qu'el<strong>le</strong> devait lui apporter de la fortune.<br />

Dès qu'il sut que Pauline entretenait des relations avec un<br />

modeste officier, sans nom et sans fortune, il vint chez el<strong>le</strong>,


— 385 —<br />

entra dans une vio<strong>le</strong>nte colère et finit par la menacer de<br />

brû<strong>le</strong>r la cervel<strong>le</strong> à son amant si jamais il <strong>le</strong> rencontrait chez<br />

el<strong>le</strong>.<br />

A ce moment Pauline avait pu acquérir la certitude qu'el<strong>le</strong><br />

sortait dans son sein un gage de l'am<strong>ou</strong>r de <strong>Blondel</strong><br />

Ce fut alors que la faute de ce dernier fut déc<strong>ou</strong>verte et la<br />

une femme en eut connaissance en même temps qu'el<strong>le</strong>-<br />

connaissait l'impossibilité d'y apporter aucun remède.<br />

Mais il ne faut pas croire que cette catastrophe eut p<strong>ou</strong>:<br />

résultat de diminuer son am<strong>ou</strong>r ! Ce serait mal connaître <strong>le</strong><br />

cœur de la femme!<br />

<strong>Les</strong> femmes, n<strong>ou</strong>s parlons en général, se font <strong>le</strong>s idées <strong>le</strong><br />

plus différentes sur l'honneur, el<strong>le</strong>s ont des manières diffé<br />

rentes d'apprécier <strong>le</strong>s choses et de juger; de sorte que l'on<br />

irait parfois que <strong>le</strong>ur mora<strong>le</strong> n'est pas la même que cel<strong>le</strong> de<br />

hommes.<br />

La n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> de l'arrestation de celui qu'el<strong>le</strong> aimait brisa <strong>le</strong><br />

cœur de Pauline, ce fut <strong>le</strong> comte son frère qui se chargea de<br />

la lui apporter; mais el<strong>le</strong> ne put, arracher de son âme V<br />

am<strong>ou</strong>r qui y avait jeté d'aussi profondes racines, et el<strong>le</strong> ne put<br />

que plaindre et p<strong>le</strong>urer sur <strong>le</strong> sort de l'infortuné que la pas<br />

ion seu<strong>le</strong> avait pu con<strong>du</strong>ire au crime.<br />

La jeune femme savait que <strong>Blondel</strong> n'était pas un homme<br />

corrompu; el<strong>le</strong> espérait qu'un j<strong>ou</strong>r viendra t où el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait <strong>le</strong><br />

revoir purifié par <strong>le</strong> repentir, et, qui sait, l'avenir aurait peut-<br />

être encore de beaux j<strong>ou</strong>rs!<br />

<strong>Blondel</strong> avait été <strong>condamné</strong>, il fut con<strong>du</strong>it à T<strong>ou</strong>lon, et peu<br />

de temps après Pauline mettait au monde un enfant dont la<br />

naissance fut tenue secrète.<br />

Quelques années s'éc<strong>ou</strong>lèrent»<br />

La jeune veuve habitait son château de Valnoir. qu'el<strong>le</strong> avait<br />

choisi parce qu'il était éloigné de Paris et peut-être aussi parce<br />

qu'il était près T<strong>ou</strong>lon.<br />

El<strong>le</strong> ne recevait personne et consacrait t<strong>ou</strong>t son temps, t<strong>ou</strong>s


— 386 —<br />

ses soins à l'é<strong>du</strong>cation de cet enfant que <strong>le</strong> ciel semblait lui<br />

avoir donné comme consolation ; el<strong>le</strong> attendait l'époque où<br />

<strong>Blondel</strong> serait ren<strong>du</strong> à la liberté p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r avec lui se cacher<br />

dans une contrée éloignée où personne n'aurait connaissance<br />

<strong>du</strong> passé.<br />

Il y avait cinq ans qu'el<strong>le</strong> attendait.<br />

<strong>Les</strong> juges s'étaient montrés cléments p<strong>ou</strong>r <strong>Blondel</strong>, son intel-<br />

ligence, la franchise de ses aveux, son repentir, sa jeunesse<br />

<strong>le</strong>s avaient t<strong>ou</strong>chés; et lui avaient valu l'in<strong>du</strong>lgence <strong>du</strong> tribunal.<br />

Cinq années s'étaient éc<strong>ou</strong>lées.<br />

<strong>Blondel</strong> fut mis en liberté, et quand il revint à Valnoir,<br />

quand Pauline <strong>le</strong> vit apparaître pâ<strong>le</strong>, amaigri, l'oeil terne, la<br />

jeune femme crut qu'el<strong>le</strong> allait s'évan<strong>ou</strong>ir.<br />

El<strong>le</strong> se précipita en sanglotant dans ses bras et el<strong>le</strong> lui dit:<br />

— Oh! Georges !... mon Georges!... après une tel<strong>le</strong> épreuve<br />

Dieu n<strong>ou</strong>s doit bien quelques j<strong>ou</strong>rs de bonheur!<br />

Pauline s'était assise.<br />

<strong>Blondel</strong>, à ses gen<strong>ou</strong>x, c<strong>ou</strong>vrait ses mains de baisers.<br />

Il avait craint de tr<strong>ou</strong>ver une réception t<strong>ou</strong>te différente et<br />

la vue de cet am<strong>ou</strong>r si pur et si profond lui rendait l'espé­<br />

rance qui s'était enfuie de son coeur.<br />

— Pauline avait il dit, je te jure par t<strong>ou</strong>t ce que j'ai de<br />

plus sacré sur la terre, que tu n'auras plus à r<strong>ou</strong>gir de moi!...<br />

Tu verras que je suis redevenu un honnête homme !<br />

A partir de ce j<strong>ou</strong>r ils se virent s<strong>ou</strong>vent, <strong>le</strong>ur am<strong>ou</strong>r avait<br />

pris une force n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>, et, par moments, ils semblaient avoir<br />

complètement <strong>ou</strong>blié <strong>le</strong> passé, ainsi que <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances qu'ils<br />

avaient en<strong>du</strong>rées.<br />

Mais <strong>le</strong> comte de Précigny veillait et sa haine contre <strong>Blondel</strong><br />

était plus profonde que jamais.<br />

Pendant ces cinq dernières années, il avait mené exis-<br />

tence de dissipation et de débauche, de sorte que la fortune


— 387 —<br />

que lui avait rapportée <strong>le</strong> mariage de Pauline fut bientôt<br />

engl<strong>ou</strong>tie.<br />

Mais que lui importait cela?... Il savait que sa sœur était<br />

riche et qu'il ne p<strong>ou</strong>vait pas être p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> question d'un<br />

second mariage.<br />

Il considérait sa fortune comme devant lui appartenir; il<br />

composait de plusieurs millions.<br />

Lorsqu'il apprit que <strong>Blondel</strong> était libre et qu'il faisait de<br />

fréquentes visites au château de Valnoir, quand il sut qu' on<br />

paraissait faire des préparatifs secrets p<strong>ou</strong>r un prochain<br />

voyage, <strong>le</strong> comte comprit que cette fortune p<strong>ou</strong>rrait bien lui<br />

échapper.<br />

Il quitta précipitamment la capita<strong>le</strong>, sans communiquer s<strong>ou</strong><br />

projet à personne, et il arriva bientôt à T<strong>ou</strong>lon.<br />

Par un hasard assez fréquent dans la vie réel<strong>le</strong>, il rencontra da<br />

avait été un des amis intimes <strong>du</strong> mari de Pauline.<br />

Cet homme se nommait Michaid et il était e frère aîné de<br />

celui que <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur connaît déjà.<br />

Monsieur Michaud i revenait des Indes, où il avait, fait une<br />

fortune colossa<strong>le</strong> et il était sur <strong>le</strong> point de partir p<strong>ou</strong>r Paris p<strong>ou</strong>r<br />

y retr<strong>ou</strong>ver son frère cade qui faisait ses débuts dans la<br />

carrière commercia<strong>le</strong> et p<strong>ou</strong>r l'aider de ses conseil et de s<strong>ou</strong><br />

argent.<br />

Le comte ren<strong>ou</strong>vela connaissance et se montra tel<strong>le</strong>ment<br />

empressé, gracieux et aimab<strong>le</strong>, qu'il décida monsieur Michaud<br />

à s'arrêter quelques j<strong>ou</strong>rs à Valnoir. chez la veuve de celui qui<br />

avait été un de ses meil<strong>le</strong>urs amis.<br />

Ils arrivèrent donc au château de Valnoir, où personne ne<br />

attendait.<br />

Pauline cependant <strong>le</strong>s reçut avec sa grâce habituel<strong>le</strong> et la<br />

première soirée fut charmante.<br />

La jeune femme n'avait jamais tr<strong>ou</strong>vé son frère aussi aima-


— 388 —<br />

b<strong>le</strong>, et il lui semblait par moments qu'il avait <strong>ou</strong>blié <strong>le</strong> passé<br />

El<strong>le</strong> devait être cruel<strong>le</strong>ment détrompée.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain, <strong>le</strong> comte avait un entretien dans sa chambre<br />

avec un domestique qu'il avait amené de Paris.<br />

— Mac-Bell, lui disait-il, tu as un grand service à me ren­<br />

dre... C'est <strong>le</strong> moment de déployer t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s qualités que t'a<br />

données la nature.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte est bien bon, répondit Mac-Bell, je<br />

ferai t<strong>ou</strong>t ce qu'il désirera.<br />

— C'est ce que j'attends de toi.<br />

— Que dois je faire ?<br />

— Il faut que tu observes minutieusement t<strong>ou</strong>t ce qui se<br />

passe au château, que tu saches quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s personnes<br />

qui viennent habituel<strong>le</strong>ment et si, par hasard, il ne vient pas des<br />

visites qui arrivent pendant la nuit p<strong>ou</strong>r repartir avant <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r.<br />

— Un am<strong>ou</strong>reux?<br />

— Un am<strong>ou</strong>reux que l'on p<strong>ou</strong>rait au besoin faire passer<br />

p<strong>ou</strong>r un vo<strong>le</strong>ur, fît <strong>le</strong> comte avec un regard significatif.<br />

Mac-Bell avait-il compris ce que <strong>le</strong> comte avait v<strong>ou</strong>lu dire<br />

c'est possib<strong>le</strong>, car <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, il se présentait devant son<br />

maître en s<strong>ou</strong>riant d'une manière significative.<br />

— Eh bien? demanda <strong>le</strong> comte.<br />

— Je n'ai plus rien à apprendre, répondit <strong>le</strong> laquais.<br />

— Que sais-tu?<br />

— Je sais, monsieur <strong>le</strong> comte, que cette nuit un homme<br />

est entré par la petite porte <strong>du</strong> jardin, et qu'il s'est dirige<br />

vers l'ai<strong>le</strong> gauche <strong>du</strong> château, où il a disparu.<br />

— Quand est-il reparti ?<br />

— Ce matin.<br />

— Seul !<br />

— Pas précisément.<br />

— Quelqu'un l'accompagnait donc?<br />

— Je crois-qu'<strong>ou</strong>i.


- Une femme ?<br />

— 389 —<br />

- Comme <strong>le</strong> dit monsieur <strong>le</strong> comte.<br />

Le comte haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s<br />

_ Et cette femme, reprit-il, était peut-être madame<br />

formier ?<br />

- Je crois, en effet, l'avoir reconnue, répondit Mac-Bell.<br />

- Et, <strong>le</strong>s as-tu suivis ?<br />

- Oui. jusqu'à la porte de sortie.<br />

- Et là, se sont-ils parlé ?<br />

- Je n'ai enten<strong>du</strong> que deux mots.<br />

- Et ces deux mots<br />

- A demain !<br />

Le comte re<strong>le</strong>va la tête, un s<strong>ou</strong>rire de satisfaction mélangée<br />

haine parut sur ses lèvres.<br />

Puis sa physionomie prit une expression de menace.<br />

Il demanda ensuite à Mac-Bell :<br />

- Veux tu gagner mil<strong>le</strong> francs ?<br />

- On ne rep<strong>ou</strong>sse jamais une proposition pareil<strong>le</strong>.<br />

- D'autant plus que tu n'auras aucun danger à c<strong>ou</strong>rir.<br />

- Le danger ne me fait pas peur.<br />

- Ainsi tu acceptes ?<br />

- Que devrai-je faire?<br />

- Je te <strong>le</strong> dirai ce soir ; jusque là sois sur tes gardes et veil<strong>le</strong><br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, tu me diras t<strong>ou</strong>t ce qui t'aura semblé suspect et ce<br />

(pli p<strong>ou</strong>rrait m'intéresser.<br />

Le deux hommes se séparèrent.<br />

Le comte paraissait attendre la nuit avec impatience.<br />

El<strong>le</strong> vint enfin. C'était une nuit sombre et orageuse... Le<br />

vent sifflait en se heurtant aux ang<strong>le</strong>s <strong>du</strong> château, de l<strong>ou</strong>rds<br />

nuages c<strong>ou</strong>raient dans <strong>le</strong> ciel et étaient par moments comme<br />

déchirés par des éclairs qui illuminaient t<strong>ou</strong>te la contrée d'une<br />

lueur blafarde.<br />

Minuit allait sonner lorsque la petite porte <strong>du</strong> jardin s'<strong>ou</strong>vrit<br />

et un homme entra.


C'était <strong>Blondel</strong>.<br />

— 390 —<br />

Il était enveloppé dans un large manteau et son chapeau<br />

était rabattu de .manière à cacher son visage.<br />

Comme ii s'approchait de l'ai<strong>le</strong> gauche <strong>du</strong> château il aperçu!<br />

une forme blanche sur <strong>le</strong> seuil de la porte.<br />

C'était Pauline qui l'attendait.<br />

— Quel<strong>le</strong> imprudence!lui dit-el<strong>le</strong> en frissonnant ; comment<br />

as-tu osé sortir par un nuit pareil<strong>le</strong>?... J'étais inquiète...<br />

j'avais peur, et je suis sortie de ma chambre p<strong>ou</strong>r venir à ta<br />

rencontre.<br />

<strong>Blondel</strong> s<strong>ou</strong>rit.<br />

— C'est la dernière nuit, répondit-il ; demain je pars<br />

pays où. tu viendras me rejoindre ; là, au moins, n<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>rrons n<strong>ou</strong>s voir librement, et personne ne saura qu<br />

a Pauline aime un homme qui a passé cinq ans au <strong>bagne</strong>:<br />

— Oh ! tais toi !... tais toi ! fit Pauline en pâlissant.<br />

Mais il montèrent, l'escalier avec précaution, afin de re-<br />

lier personne, et quand ils furent entrés dans la chambre<br />

la jeune femme, fis s'assirent auprès d'un petit lit où <strong>du</strong><br />

t un petit garçon de cinq ans environ,<br />

était <strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s heures de bonheur dont ils p<strong>ou</strong>vaient j<strong>ou</strong>is-<br />

sement et sans témoins.<br />

<strong>Blondel</strong> parlait de sa n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>, position, il disait avec qu<br />

rage il allait se remettra au travail et Pauline lui réporta<br />

lui disant qu'el<strong>le</strong> l'aiderait de t<strong>ou</strong>t son p<strong>ou</strong>voir à reconque<br />

une place honorab<strong>le</strong> dans la société.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p un cri se fit entendre.<br />

On eût dit qu'un homme venait d'être frappé à mort.<br />

Ce cri se répercuta dans <strong>le</strong>s corridors <strong>du</strong> château.<br />

<strong>Blondel</strong> et Pauline se regardèrent en pâlissant et <strong>le</strong>urs mains<br />

rencontrèrent dans un m<strong>ou</strong>vement frayeur.<br />

Grand Dieu, qu'y a-t-il donc ? balbutia Pauline plus morte<br />

et vive. .<br />

— Ec<strong>ou</strong>te ! fit <strong>Blondel</strong> en se <strong>le</strong>vant.


— 391 —<br />

Ils entendirent dans <strong>le</strong> corridor comme <strong>le</strong>s pas d'un homme<br />

qui marche en ;e s<strong>ou</strong>tenant au mur; ces pas se rapprochaient,<br />

on p<strong>ou</strong>vait entendre comme une respiration ha<strong>le</strong>tante.<br />

-Au sec<strong>ou</strong>rs au sec<strong>ou</strong>rs!... je meurs! fit une voix<br />

affaiblie.<br />

<strong>Blondel</strong> allait se diriger vers la porte, mais el<strong>le</strong> s'<strong>ou</strong>vrit èt<br />

un homme tomba baigné dans <strong>le</strong> sang qui c<strong>ou</strong>lait d'une b<strong>le</strong>s-<br />

sure qu'il portait; à la poitrine<br />

C'était monsieur Michaud.<br />

<strong>Blondel</strong> v<strong>ou</strong>lut <strong>le</strong> re<strong>le</strong>ver, mais il était mort.<br />

A cette vue Pauline p<strong>ou</strong>ssa un cri et s'évan<strong>ou</strong>it pendant que<br />

<strong>Blondel</strong> agen<strong>ou</strong>illé auprès <strong>du</strong> cadavre, cherchait à déc<strong>ou</strong>vrir<br />

s'il ne restait pas un s<strong>ou</strong>ff<strong>le</strong> de vie.<br />

S<strong>ou</strong>dain on entendit <strong>du</strong> bruit dans <strong>le</strong> corridor, des pas<br />

nombreux se rapprochaient, puis t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> personnel <strong>du</strong> château<br />

parut, guidé par <strong>le</strong> comte et par Mac-Bell.<br />

- L'assassin doit être caché de ce côté, s'écria Précigny en<br />

p<strong>ou</strong>ssant la porte qui était restée entr'<strong>ou</strong>verte.<br />

A peine eut-il vu <strong>le</strong> cadavre et <strong>Blondel</strong> agen<strong>ou</strong>illé auprès que<br />

son visage prit une expression de joie inferna<strong>le</strong>.<br />

- Le voilà ! cria-t-il en montrant <strong>Blondel</strong> ; arrêtez-<strong>le</strong><br />

emparez-v<strong>ou</strong>s de cet assassin !<br />

En entendant ces paro<strong>le</strong>s, <strong>Blondel</strong> pâlit et il resta muet,<br />

incapab<strong>le</strong> d'articu<strong>le</strong>r un son. tant son saisissement était grand,<br />

tant cette accusation lui semblait in<strong>ou</strong>ïe.<br />

- Qui par<strong>le</strong> d'assassinat? balbutia-t-il enfin.<br />

- N'essayez pas de nier, c'est inuti<strong>le</strong> ! fit <strong>le</strong> comte.<br />

- Ah ! mais je reconnais cet homme ! s'écria à son t<strong>ou</strong>r<br />

Mac-Bell, c'est <strong>Blondel</strong>, qui est sorti <strong>du</strong>. <strong>bagne</strong> il y a quelque<br />

temps!<br />

Ces paro<strong>le</strong>s pro<strong>du</strong>isirent l'effet désiré. Chacun <strong>le</strong>s serviteurs<br />

fit un pas en arrière.<br />

Comme ils virent que <strong>Blondel</strong> <strong>le</strong>s considérait d'un air résolu


— 392 —<br />

et qu'il avait repris son sang-froid ils serrèrent <strong>le</strong>urs rangs<br />

et <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong> qu'ils formaient se rétrécit.<br />

Le plus c<strong>ou</strong>rageux s'enhardit jusqu'à poser sa main sur<br />

l'épau<strong>le</strong> <strong>du</strong> malheureux jeune homme, et il n'en fallut pas<br />

davantage p<strong>ou</strong>r enc<strong>ou</strong>rager <strong>le</strong>s autres, en un clin-d'oeil dix<br />

mains s'abattirent sur <strong>Blondel</strong> et il se tr<strong>ou</strong>va dans l'impossi­<br />

bilité de faire un m<strong>ou</strong>vement.<br />

Il était atterré... il croyait rêver et il lui semblait avoir une<br />

montagne sur la poitrine <strong>ou</strong> être en proie à une de ces hal­<br />

lucinations dans <strong>le</strong> genre de cel<strong>le</strong>s qui avaient s<strong>ou</strong>vent tr<strong>ou</strong>blé<br />

son sommeil pendant <strong>le</strong>s longues nuit <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

Il se passa <strong>le</strong>s mains sur <strong>le</strong>s yeux et sur <strong>le</strong> front comme<br />

si cela eût pu dissiper cette vision.<br />

On l'entraîna au dehors.<br />

Pauline n'avait pas repris ses sens, et quant el<strong>le</strong> revint à<br />

el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>va en présence d'une femme inconnue qui lui<br />

offrit ses services et à laquel<strong>le</strong> Précigny avait enseigné <strong>le</strong> rô<strong>le</strong><br />

qu'el<strong>le</strong> devait j<strong>ou</strong>er.<br />

T<strong>ou</strong>t ce que cette femme répondit aux instances de Pauline<br />

fut que un crime avait été commis dans <strong>le</strong> château et qu'on<br />

avait déc<strong>ou</strong>vert <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> qui avait sur <strong>le</strong> champ été arrêté.<br />

— Mais n'y avait-il personne dans ma chambre au moment<br />

de cette arrestation ? avait demandé la jeune femme.<br />

— Il y avait un jeune homme qui s'éloigna ensuite.<br />

Tel<strong>le</strong> avait été la réponse de la n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> femme de service.<br />

— Mon frère l'avait-il vu?<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte lui parla et exigea qu'il quittât <strong>le</strong><br />

contrée pendant quelques temps.<br />

Pauline s'était tue et avait presque su gré à son frère d'avoir<br />

eu la précaution d'éloigner <strong>Blondel</strong> qui, ensuite de ce qui<br />

s'était passé pendant cette nuit fata<strong>le</strong>, aurait pu être exposé<br />

à des désagréments.<br />

Cependant, malgré t<strong>ou</strong>tes ses protestations, <strong>Blondel</strong> avait<br />

éta jeté en prison, et, comme t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s apparences étaient


— 393 —<br />

contre lui, ce qui ressortissait surt<strong>ou</strong>t des déclarations <strong>du</strong><br />

comte de Mac-Bell et <strong>du</strong> personnel <strong>du</strong> château t<strong>ou</strong>t entier, I<br />

l„l <strong>condamné</strong> et recon<strong>du</strong>it au <strong>bagne</strong>.<br />

Tels étaient <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>venirs que <strong>Blondel</strong> se retraçait; il avait<br />

devant <strong>le</strong>s yeux et dans <strong>le</strong>urs moindres détails t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s per-<br />

pétie de cette histoire, absolument comme si el<strong>le</strong> se fût passée<br />

la veil<strong>le</strong>.<br />

On 1 avait con<strong>du</strong>it à Brest d'abord, puis à T<strong>ou</strong>lon et enfin<br />

Rochefort, mais soit dans l'une soit dans l'autre de ces vil<strong>le</strong>s<br />

depuis <strong>le</strong> moment où il avait été obligé de revêtir la casa<br />

<strong>du</strong> galérien, un sentiment seul avait occupé l'esprit de<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

Ce sentiment c'était « la haine »!<br />

Que lui importait maintenant <strong>le</strong>s autres sensations <strong>du</strong> no<br />

humain ?<br />

Am<strong>ou</strong>r, honneur, espoir de reprendre un rang honorai<br />

dans la société, il <strong>ou</strong>blia t<strong>ou</strong>t.<br />

La religion eut pu lui apprendre la résignation, mais<br />

rejeta la religion loin de lui !<br />

Il devint mauvais, incré<strong>du</strong><strong>le</strong>, cruel; il vivait constamment<br />

replié sur lui-même . plongé dans une rêverie incessante <<br />

l'espérant, n'attendant qu'une chose « la vengeance »!<br />

Il avait aussi eu quelques accès de désespoir et de colère contre<br />

Pauline qui, depuis qu'il avait été <strong>condamné</strong>, semblait l'avoit<br />

complètement <strong>ou</strong>blié ; cependant l'image de la jeune femme<br />

lui apparaissait si s<strong>ou</strong>vent dans ses songes, il la voyait e<br />

pensée, si pâ<strong>le</strong>, triste, <strong>le</strong> visage baigné de larmes, la poitrine s<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong>vée par des sanglot, qu'il commença peu à peu à la tr<strong>ou</strong>ver<br />

moins c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> et, à lui pardonner.<br />

Vingt fois <strong>Blondel</strong> avait réussi à s'évader, et sa hardiesse e<br />

son énergie lui avaient acquis une sorte de célérité qui, grâce<br />

aux soins de Précigny, avait pénétré jusqu'à Pauline, dans la<br />

retraite où el<strong>le</strong> s'était fixée.


— 394 —<br />

<strong>Blondel</strong> songeait à t<strong>ou</strong>t cela et ces s<strong>ou</strong>venirs ne faisaient, on <strong>le</strong><br />

comprend, que ranimer sa haine et entretenir ses désirs de ven­<br />

geance.<br />

La fièvre faisait b<strong>ou</strong>illonner son sang et son regard était<br />

obstinément attaché à la porte de son cachot.<br />

On eût dit qu'il attendait une visite.<br />

En effet, il avait demandé à voir quelqu'un et son impa­<br />

tience augmentait de minute en minute.<br />

Enfin des pas se firent entendre dans <strong>le</strong> corridor, une c<strong>le</strong>f<br />

t<strong>ou</strong>rna dans la serrure et la porte s'<strong>ou</strong>vrit.<br />

Un homme pénétra seul dans <strong>le</strong> cachot.<br />

C'était Lebuteux, <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>rreau <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

A cette vue un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement s'échappa de la poi­<br />

trine de <strong>Blondel</strong>.<br />

Il lui demanda brusquement:<br />

— Tu as demandé à me par<strong>le</strong>r ce soir même... eh bien, me<br />

voilà... que me veux-tu?<br />

— Je te remercie d'être venu, répondit <strong>Blondel</strong>, quoique je<br />

sois assuré que je dois ta présence ici plus à la curiosité<br />

qu'au dév<strong>ou</strong>ement.<br />

— C'est la vérité, je l'av<strong>ou</strong>e.<br />

— Et tu fais parfaitement bien, car je connais ta pensée.<br />

Lebuteux fit un m<strong>ou</strong>vement d'impatience.<br />

— Dis-moi ce que tu veux, fit-il.<br />

— Je veux te prier de me rendre un service.<br />

— Moi?<br />

— Est-ce que tu hésiterais?<br />

— Je n'hésite pas, je refuse.<br />

— A un ami ?<br />

— Oui.... à un ami qui m'a volé!<br />

<strong>Blondel</strong> se mit à rire.<br />

— Nigaud que tu es reprit-il, tu es t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>le</strong> même et tu


— 395 —<br />

ne comprends pas que si je te demande un léger service, c'est<br />

que je peux te forcer à me <strong>le</strong> rendre.<br />

— Toi? s'écria Lebuteux.<br />

— Est-ce que par hasard tu en d<strong>ou</strong>terais?<br />

— Mais comment crois tu p<strong>ou</strong>voir...?<br />

— Je te <strong>le</strong> dirai si tu persistes dans ton refus.<br />

— Dis-<strong>le</strong> plutôt maintenant, atten<strong>du</strong> que, de mon gré, je ne<br />

ferai pas ce que tu veux me demander.<br />

— Est-ce ton dernier mot ?<br />

— Oui.<br />

<strong>Blondel</strong> s'approcha alors de Lebuteux et lui dit:<br />

— As-tu <strong>ou</strong>blié que je t'ai volé quelques bil<strong>le</strong>ts de banque à<br />

Paris ?<br />

Lebuteux répondit par un geste de fureur.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi par<strong>le</strong>s-tu de cela ? fit-il d'une voix s<strong>ou</strong>rde.<br />

— C'est afin de te montrer que j'ai été assez délicat p<strong>ou</strong>r<br />

laisser la plus grande partie de ton magot.<br />

— Mais enfin, t<strong>ou</strong>t cela ne me dit pas ce que tu veux.<br />

— Je veux, avant t<strong>ou</strong>t, que tu saches que <strong>le</strong> trésor que tu a<br />

caché non loin de la barrière <strong>du</strong> Trône sera, quand je <strong>le</strong> v<strong>ou</strong>-<br />

drai, entre <strong>le</strong>s mains de Laposto<strong>le</strong>, je n'ai qu'un mot à dire<br />

p<strong>ou</strong>r cela !<br />

Lebuteux pâlit et jeta un c<strong>ou</strong>p-d'oeil furieux sur <strong>Blondel</strong>.<br />

— Tu ferais cela ? demanda-t-il en grinçant des dents.<br />

— Aussi vrai que tu es <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>rreau <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> !<br />

— Et p<strong>ou</strong>rquoi ne l'as tu pas fait jusqu'à présent ?<br />

— Parce que je savais que cela me servirait un j<strong>ou</strong>r de<br />

moyen p<strong>ou</strong>r te forcer à faire ma volonté.<br />

— Et tu <strong>le</strong> ferais vraiment ?<br />

— Demain soir Laposto<strong>le</strong> saura où est caché ton argent, et<br />

<strong>le</strong> connais assez p<strong>ou</strong>r savoir qu'il ne lardera pas à se mettre<br />

en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r Paris.<br />

—Et quel est <strong>le</strong> service que tu exiges de moi? demanda<br />

Lebuteux d'une voix que la colère faisait tremb<strong>le</strong>r.


— 396 —<br />

— Oh!... une bagatel<strong>le</strong>, répondit Bl<strong>ou</strong>del en riant.<br />

— Qu'est-ce donc?<br />

<strong>Blondel</strong> tira de dessus ses vêtements une <strong>le</strong>ttre qu'il avait<br />

écrite avec un cl<strong>ou</strong> aigu r<strong>ou</strong>gi dans <strong>le</strong> sang qui s'était éc<strong>ou</strong>lé<br />

d'une piqûre au bras, et il la donna au b<strong>ou</strong>rreau.<br />

— Tu veux que je me charge de cette <strong>le</strong>ttre? demanda ce<br />

dernier.<br />

— Toi-même !<br />

— Mais!... tu sais que c'est très-sévérement défen<strong>du</strong>!<br />

— Je <strong>le</strong> sais perfaitement.<br />

— Et je m'expose à un véritab<strong>le</strong>s danger!<br />

— Je te donne jusqu'à demain matin p<strong>ou</strong>r réfléchir.<br />

Lebuteux v<strong>ou</strong>lut encore raisonner, mais <strong>Blondel</strong> fut inf<strong>le</strong>xib<strong>le</strong>.<br />

Le b<strong>ou</strong>rreau finit par dire:<br />

— Mais je ne connais personne au dehors à qui je puisse<br />

confier cette commission!... Tu vois qu'il ne m'est pas pos­<br />

sib<strong>le</strong> de m'en charger!<br />

Lebuteux finissait à peine de par<strong>le</strong>r qu'on entendit un abo­<br />

iement éloigné qui venait selon t<strong>ou</strong>te apparence d'un endroit<br />

situé en dehors <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

<strong>Blondel</strong> partit d'un éclat de rire.<br />

— Tiens, tiens! fit-il avec ironie; <strong>le</strong>s am<strong>ou</strong>rs de la barrière<br />

<strong>du</strong> Trône <strong>ou</strong>t pu pénétrer jusqu'aux environs <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> de<br />

T<strong>ou</strong>lon?... Voilà au moins un exemp<strong>le</strong> d'am<strong>ou</strong>r conjugal!<br />

— Tu te trompes! v<strong>ou</strong>lut dire Lebuteux.<br />

— Oh!... quand une fois on a enten<strong>du</strong> <strong>le</strong> « Roquet » on<br />

s'en s<strong>ou</strong>vient t<strong>ou</strong>te sa vie!... voilà un messager t<strong>ou</strong>t tr<strong>ou</strong>vé!...<br />

Quand penses-tu voir ta femme?<br />

— Cette nuit, répondit Lebuteux qui finit par voir qu'il lui<br />

était impossib<strong>le</strong> de résister.<br />

— C'est parfait!... Je ne v<strong>ou</strong>drais p<strong>ou</strong>r rien au monde tr<strong>ou</strong>­<br />

b<strong>le</strong>r une union aussi bien assortie!... voici la <strong>le</strong>ttre... ce soir tu


— 397 —<br />

a remets à Cé<strong>le</strong>ste qui. demain matin, de bonne heure, la plac-<br />

era à la poste<br />

En disant ces mots <strong>Blondel</strong> remit à Lebuteux la <strong>le</strong>ttre de<br />

la suscription portait:<br />

« A Monsieur Fichet, rue de la femme-sans-tête, à Paris.<br />

C'est cette <strong>le</strong>ttre qui fut remise à l'agent. secret pendant la<br />

conversation qu'il avait chez 1ui avec monsieur Michaud<br />

it la <strong>le</strong>cture <strong>le</strong> décida à partir p<strong>ou</strong>r T<strong>ou</strong>lon en compagnie t<br />

négociant<br />

CHAPITRE XXXI<br />

L'interrogatoire.<br />

Monsieur Michaud et la dame inconnue avaient pris chacnu<br />

un coin <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>pé, tandis que <strong>le</strong> papa Fichet s'était placé entre<br />

<strong>le</strong>s deux.<br />

. Ce n'était pas sans intention que l'agent avait pris cette<br />

place.<br />

Lorsque la voiture fut sortie de Paris: et quand el<strong>le</strong> r<strong>ou</strong>la en<br />

p<strong>le</strong>ine campagne, <strong>le</strong> vieillard se t<strong>ou</strong>rna poliment, vers sa voisin<br />

et lui demanda en s<strong>ou</strong>riant, d'un air aimab<strong>le</strong> :<br />

— Madame va à T<strong>ou</strong>lon ?<br />

— Oui, monsieur; répondit la jeune dame en abaissant son<br />

voi<strong>le</strong> sur sa figure.<br />

— Madame habite-t-el<strong>le</strong> cette vil<strong>le</strong> ?<br />

— Non, monsieur


— 398 —<br />

— Alors madame habite Paris?<br />

— Oui monsieur.<br />

Le papa Fichet garda <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce pendant quelques instants.<br />

<strong>Les</strong> réponses brèves de l'inconnue démontraient <strong>le</strong> peu d'envie<br />

qu'el<strong>le</strong> avait d'engager la conversation, el<strong>le</strong> s'était blottie<br />

dans son coin d'un air décidé à ne plus répondre.<br />

— Il y a eu une triste affaire à T<strong>ou</strong>lon ces j<strong>ou</strong>rs dernier?,<br />

reprit <strong>le</strong> papa Fichet ; t<strong>ou</strong>te la vil<strong>le</strong> a été en émoi. C'est cu­<br />

rieux que <strong>le</strong>s femmes de notre époque soient si curieuses de<br />

ce genre de spectac<strong>le</strong>s!... En avez-v<strong>ou</strong>s enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r? de-<br />

manda-t-il à monsieur Michaud en se t<strong>ou</strong>rnant de son côté.<br />

— En effet, répondit celui-ci, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z par<strong>le</strong>r de cette<br />

exécution !<br />

— Oui... mais cela s'est passé au <strong>bagne</strong>, et ce doit être<br />

quelque chose d'horrib<strong>le</strong>!<br />

En entendant ces paro<strong>le</strong>s la dame inconnue parut vivement<br />

émue.<br />

— On a guillotiné un galérien, continua <strong>le</strong> papa Fichet; cet<br />

homme avait acquis une certaine célébrité; il avait passé la<br />

plus grande partie de sa vie dans <strong>le</strong>s prisons et paraissait avoir<br />

sucé <strong>le</strong> crime avec <strong>le</strong> lait de sa mère. Cela n'a rien de bien<br />

étonnant: il était d'un endroit où <strong>le</strong> crime est comme hé­<br />

réditaire... On nomme cet endroit Saint-Georges, je crois!<br />

— Saint-Georges? s'écria la jeune dame en se t<strong>ou</strong>rnant<br />

vers l'agent secret.<br />

— Oui, répondit ce dernier avec indifférence, ce doit être<br />

un village situé en Pichardie.<br />

Il y eut un moment de si<strong>le</strong>nce.<br />

La dame voilée paraissait vio<strong>le</strong>mment agitée.<br />

Après une longue hésitation el<strong>le</strong> se décida à par<strong>le</strong>r.<br />

— Connaît-on <strong>le</strong> nom de ce malheureux? demanda-t-el<strong>le</strong><br />

d'une voix mal assurée.<br />

— Certainement.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s, savez-v<strong>ou</strong>s son nom?


— 399 —<br />

— Non seu<strong>le</strong>ment je sais son nom. mais je <strong>le</strong> connais aussi<br />

personnel<strong>le</strong>ment.<br />

— P<strong>ou</strong>rriez-v<strong>ou</strong>s me dire comment il s'appelait? demanda<br />

la jeune dame.<br />

— Son nom était Eugène Salviat!<br />

La jeune inconnue put à peine réprimer une exclamation,<br />

el<strong>le</strong> dét<strong>ou</strong>rna la tète et porta son m<strong>ou</strong>choir à son visage p<strong>ou</strong>r<br />

dissimu<strong>le</strong>r son émotion.<br />

Le papa Fichet se pencha alors vers el<strong>le</strong> et lui dit à voix<br />

basse :<br />

— N'est-ce pas, mademoisel<strong>le</strong> Marcel<strong>le</strong>, que ce spectac<strong>le</strong> doit<br />

avoir été terrib<strong>le</strong>?<br />

Marcel<strong>le</strong> car c'était el<strong>le</strong> en effet, fit un m<strong>ou</strong>vement involon­<br />

taire de surprise en entendant son nom prononcé par cet<br />

inconnu.<br />

— V<strong>ou</strong>s me connaissez? demanda-t el<strong>le</strong> avec surprise et<br />

inquiétude.<br />

— Un peu, mais je connaissais très bien votre frère ; j'ai eu<br />

plusieurs fois l'avantage de lui par<strong>le</strong>r et, sans me flatter, je puis<br />

me vanter de lui avoir procuré à T<strong>ou</strong>lon la place qu'il vient de<br />

laisser vacante d'une façon si tragique.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s'? s'écria Marcel<strong>le</strong> dont <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de son<br />

compagnon de voyage n'avaient fait qu'augmenter <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> et<br />

l'anxiété.<br />

— Qui êtes-v<strong>ou</strong>s? aj<strong>ou</strong>ta-t-el<strong>le</strong> ensuite précipitamment.<br />

— Agent de polie et t<strong>ou</strong>t à votre disposition, mademoisel<strong>le</strong>,<br />

si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z m'en donner l'occasion.<br />

Marcel<strong>le</strong> ne répondit pas. el<strong>le</strong> dét<strong>ou</strong>rna de n<strong>ou</strong>veau la tète,<br />

mais son m<strong>ou</strong>vement exprimait plus la terreur que <strong>le</strong> mépris.<br />

La conversation allait visib<strong>le</strong>ment languir, et c'est ce qui ne<br />

manqua pas d'arriver, au moins entre Marcel<strong>le</strong> et <strong>le</strong> papa<br />

Fichet.<br />

Le voyage continua sans incident.<br />

A une demi-lieue environ de T<strong>ou</strong>lon, l'agent de police


— 400 —<br />

et monsieur Michaud descendirent de voiture p<strong>ou</strong>r se rendre à<br />

pied à la villa de ce dernier, qui était, comme n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savons<br />

située à peu de distance de la grande r<strong>ou</strong>te.<br />

Marcel<strong>le</strong> se sentit plus à l'aise quand el<strong>le</strong> se retr<strong>ou</strong>va seuls<br />

et lorsqu'el<strong>le</strong> eut vu l'agent secret s'éloigner.<br />

Le j<strong>ou</strong>r finissait, madame Michaud et Lucienne qui atten<br />

daient chaque j<strong>ou</strong>r l'arrivée <strong>du</strong> négociant, et qui avaient, de loin<br />

vu arriver la poste, se tr<strong>ou</strong>vaient sur la terrasse d'où l'on dé-<br />

c<strong>ou</strong>vrait la r<strong>ou</strong>te Cependant, à mesure que monsieur Michaud<br />

s'approchait de sa maison, il sentait son angoisse augmenter.<br />

Le moment approchait où ses d<strong>ou</strong>tes seraient éclaircis et il<br />

jetait sur sa femme des regards empreints d'inquiétude.<br />

Cependant il parvint à dissimu<strong>le</strong>r l'état de son esprit et il<br />

s'efforça de prendre un air content.<br />

Il présenta monsieur Fichet à sa femme comme un ancien<br />

ami que <strong>le</strong> hasard lui avait donné p<strong>ou</strong>r compagnon de r<strong>ou</strong>te et<br />

qu'il avait invité à venir passer quelques j<strong>ou</strong>r à la villa.<br />

Après avoir s<strong>ou</strong>haité la bienvenue aux voyageurs, madame<br />

Michaud <strong>le</strong>ur annonça que <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>per serait prêt dans une heure<br />

et demie environ et el<strong>le</strong> demanda à monsieur Fichet s'il désirait<br />

auparavant monter un instant dans la chambre qui lui était<br />

destinée <strong>ou</strong> s'il préférait se reposer s<strong>ou</strong>s la vérandah.<br />

— Si v<strong>ou</strong>s me <strong>le</strong> permettez, madame, répondit l'agent, je ne<br />

ferai ni l'un ni l'autre, mais je profiterai de ce temps p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r<br />

jusqu'en vil<strong>le</strong>, où je suis appelé par une affaire urgente, qui no<br />

peut s<strong>ou</strong>ffrir aucun retard, je reviendrai immédiatement et je<br />

v<strong>ou</strong>s appartiendrai alors entièrement.<br />

— Comme il v<strong>ou</strong>s plaira, monsieur, répondit madame Michaud<br />

avec prévenance, mais n'<strong>ou</strong>bliez pas que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s attendons<br />

avec impatience.<br />

Le négociant avait déjà donné l'ordre d'atte<strong>le</strong>r et la voiture se<br />

tr<strong>ou</strong>vait déjà devant la villa.<br />

L'agent secret y monta immédiatement, et un quart-d'heure<br />

à peine s'était éc<strong>ou</strong>lé qu'il arrivait aux portes de la vil<strong>le</strong>; il des-


— 401 —<br />

cendit de voiture et pria <strong>le</strong> cocher de v<strong>ou</strong>loir bien l'attendre<br />

puis il s'éloigna.<br />

Une demi heure après il était de ret<strong>ou</strong>r, son visage était<br />

rayonnant.<br />

Il remonta en voiture et il arriva bientôt à la villa.<br />

Le s<strong>ou</strong>per était prêt et l'on se mit de suite à tab<strong>le</strong>.<br />

Pendant t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> repas, monsieur Fichet que l'on avait placé à<br />

la droite de madame Michaud, s'attacha surt<strong>ou</strong>t à s<strong>ou</strong>tenir et à<br />

provoquer la conversation, t<strong>ou</strong>t en observant la femme <strong>du</strong> né-<br />

gociant: il notait scrupu<strong>le</strong>usement t<strong>ou</strong>t ce qui p<strong>ou</strong>vait servir à<br />

faire connaître son caractère, son humeur, l'état de son cœur ,<br />

ses gestes, son regard, sa voix, son s<strong>ou</strong>rire, surt<strong>ou</strong>t lorsqu'el<strong>le</strong><br />

adressait la paro<strong>le</strong> à son mari.<br />

L'agent secret qui était d<strong>ou</strong>é d'un rare ta<strong>le</strong>nt d'observation<br />

et qui était surt<strong>ou</strong>t physionomiste, fut complètement édifié<br />

avant qu'une heure se fût éc<strong>ou</strong>lée; il ne lui restait plus aucun<br />

d<strong>ou</strong>te sur la faute de madame Michaud. mais en même temps<br />

il avait acquis la certitude de son repentir, de la sincérité de<br />

son cœur et de son am<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r son mari.<br />

On allait se <strong>le</strong>ver de tab<strong>le</strong> lorsqu'un domestique entra<br />

— Qu'y a-t il? demanda monsieur Michaud.<br />

— Un monsieur est là qui désire v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r<br />

— Qui est ce ?<br />

— C'est monsieur <strong>le</strong> comte de Précigny<br />

A cette réponse t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde se tut, chacun épr<strong>ou</strong>vait un<br />

sentiment différent.<br />

Une légère et fugitive r<strong>ou</strong>geur passa sur <strong>le</strong> visage de madame<br />

Michaud.<br />

Lucienne eut un m<strong>ou</strong>vement de frayeur et monsieur Michaud<br />

ne put réprimer un geste de colère tandis que <strong>le</strong>s yeux <strong>du</strong> papa<br />

Fichet étincelaient de joie intérieure.<br />

— Con<strong>du</strong>isez monsieur <strong>le</strong> comte dans <strong>le</strong> salon et priez-<strong>le</strong> de<br />

m' attendre une seconde, dit monsieur Michaud au domestique.<br />

30


— 402 —<br />

Puis il v<strong>ou</strong>lut se <strong>le</strong>ver mais un geste de l'agent secret l'en<br />

empêcha.<br />

— Pardon, mon ami, fit-il avec empressement, v<strong>ou</strong>s savez<br />

que <strong>le</strong> principal but de mon voyage était de ren<strong>ou</strong>ve<strong>le</strong>r c<strong>ou</strong><br />

naissance avec <strong>le</strong> comte, et, si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> permettez, c'est moi qui<br />

<strong>le</strong> recevrai.<br />

— V<strong>ou</strong>s demanda monsieur Michaud.<br />

— Certainement mon ami ; d'autant plus que <strong>le</strong> comte seul<br />

peut me donner <strong>le</strong>s renseignements dont v<strong>ou</strong>s savez que j'a<br />

besoin, et il me tarde de p<strong>ou</strong>voir me <strong>le</strong>s procurer.<br />

— Faites comme il v<strong>ou</strong>s plaira, répondit <strong>le</strong> négociant.<br />

Le papa Fichet se rendit donc au salon où <strong>le</strong> comte attendait<br />

A la vue <strong>du</strong> vieillard, Précigny se <strong>le</strong>va étonné, il allait de<br />

mander des explications, lorsque <strong>le</strong> papa Fichet s' approchant<br />

<strong>le</strong> salua profondément en s<strong>ou</strong>riant et lui dit d'un air aimab<strong>le</strong>:<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte ne s'attendait pas sans d<strong>ou</strong>te à me<br />

rencontrer ici?<br />

— Que signifie cette plaisanterie? demanda <strong>le</strong> comte d'un au<br />

bautain.<br />

— Ce n'est pas une plaisanterie, monsieur de Précigny,<br />

répondit <strong>le</strong> petit vieillard; seu<strong>le</strong>ment je v<strong>ou</strong>s dois une explica-<br />

tion, v<strong>ou</strong>s avez reçu une <strong>le</strong>ttre, n'est-il pas vrai ?<br />

— Oui.<br />

— Et cette <strong>le</strong>ttre v<strong>ou</strong>s priait de bien v<strong>ou</strong>loir v<strong>ou</strong>s rendre chez<br />

monsieur Michaud?<br />

— C'est p<strong>ou</strong>r cela que je suis ici?<br />

— Eh bien, c'est moi qui v<strong>ou</strong>s ai écrit cette <strong>le</strong>ttre!<br />

J V<strong>ou</strong>s?... Dans quel but?<br />

— Je v<strong>ou</strong>lais avoir avec v<strong>ou</strong>s un entretien de quelques<br />

minutes.<br />

Le comte se redressa avec fierté, jeta un regard bautain au<br />

papa Fichet et fit un m<strong>ou</strong>vement comme p<strong>ou</strong>r se diriger vers<br />

la porte, mai3 <strong>le</strong> vieillard <strong>le</strong> retint d<strong>ou</strong>cement par <strong>le</strong> bras.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte, dit-il d'une voix ferme et accentuée; il


— 403 —<br />

s'agit de choses sérieuses, il est question des événements qui<br />

se sont passés, pendant la nuit <strong>du</strong> 30 mars dernier, dans la<br />

maison de monsieur Michaud, rue St-Antoine, à Paris, et c'est à<br />

ce sujet que j'ai besoin de v<strong>ou</strong>s entretenir sans témoins.<br />

Le comte s'était arrêté.<br />

L'accent avec <strong>le</strong>quel on lui parlait, l'expression sévère qu'a­<br />

vait prise la physionomie de son interlocuteur, ses s<strong>ou</strong>venirs<br />

intimes, t<strong>ou</strong>t enfin lui conseillait de se tenir sur ses gardes.<br />

Il considéra <strong>le</strong> vieillard d'un œil moins dédaigneux et son<br />

s<strong>ou</strong>rire ironique avait disparu.<br />

— Dans la nuit <strong>du</strong> 30 mars, fit-il, en ayant l'air de cher<br />

cher dans ses s<strong>ou</strong>venirs je ne v<strong>ou</strong>s comprends pas, mon<br />

sieur, et je suis étonné...<br />

— De quoi donc?<br />

— Je comprendrais que monsieur Michaud s'occupât de ces<br />

affaires, mais je ne vois pas l'intérêt que v<strong>ou</strong>s...<br />

— Oh! fit <strong>le</strong> papa Fichet en interrompant <strong>le</strong> comte; je con­<br />

nais ces affaires, comme v<strong>ou</strong>s dites, beauc<strong>ou</strong>p mieux que mon<br />

ami Michaud.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire?<br />

— Cela signifie que je puis, beauc<strong>ou</strong>p mieux que lui. v<strong>ou</strong>s<br />

adresser certaines questions auxquel<strong>le</strong>s je v<strong>ou</strong>s prierai de bien<br />

v<strong>ou</strong>loir répondre.<br />

— Cependant, reprit <strong>le</strong> comte, je v<strong>ou</strong>s ferai observer que je<br />

n'épr<strong>ou</strong>ve pas la moindre envie de m'entretenir avec v<strong>ou</strong>s des<br />

affaires de monsieur Michaud.<br />

— V<strong>ou</strong>s me voyez désolé de v<strong>ou</strong>s importuner, mais e dois<br />

v<strong>ou</strong>s répéter que cet entretien est nécessaire<br />

— Vraiment Monsieur? demanda Précigny avec ironie.<br />

— -<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrais a. <strong>ou</strong>te indispensab<strong>le</strong>.<br />

— De sorte qu'il faut que je me s<strong>ou</strong>mette à un interrogatoire<br />

?<br />

— Parfaitement


— 404 —<br />

— Et de quel droit, s'il v<strong>ou</strong>s plaît, é<strong>le</strong>vez-v<strong>ou</strong>s cette préten<br />

tion?<br />

— Je suis agent de la police do sûreté, monsieur <strong>le</strong> comte.<br />

Cette réponse lit frissonner <strong>le</strong> comte qui <strong>du</strong>t faire des effort<br />

in<strong>ou</strong>ïs p<strong>ou</strong>r ne pas perdre sa présence d'esprit.<br />

Ce ne fut qu'au b<strong>ou</strong>t d'un instant de si<strong>le</strong>nce qu'il put dire et<br />

s'efforçant de prendre un air digne et en même temps sarca-<br />

tique :<br />

— Je regrette vivement de ne pas avoir su de suite avec<br />

que personnage j'avais affaire, c'est, par conséquent votre faute<br />

si je ne v<strong>ou</strong>s ai pas témoigné t<strong>ou</strong>t d'abord la considération<br />

laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s avez droit.<br />

Le papa Fichet se mit à s<strong>ou</strong>rire d'un air malin, ce qui don<br />

naît à sa physionomie une grande expression de finesse et d'es-<br />

prit.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte, répondit-il, connaissez-v<strong>ou</strong>s au monde<br />

une position plus singulière que cel<strong>le</strong> d'un homme dont la tâche<br />

est de mettre <strong>le</strong>s honnêtes gens à l'abri des coquins?... V<strong>ou</strong>s<br />

devez comprendre que cet homme doit être l'objet d'une haine<br />

mortel<strong>le</strong> de la part des criminels ; mais ce qu'il y a de bizarre<br />

c'est qu'il soit en même temps l'objet <strong>du</strong> mépris des honnêtes<br />

gens qui, j'en suis sûr, seraient bien embarrassées p<strong>ou</strong>r donner<br />

la raison de ce mépris!<br />

— Il est possib<strong>le</strong> qu'on ait tort, répondit <strong>le</strong> comte, et qu'on<br />

ne v<strong>ou</strong>s témoigne pas t<strong>ou</strong>te l'estime, t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s égards que v<strong>ou</strong>s<br />

méritez, mais comme je ne suis pas venu p<strong>ou</strong>r entendre l'apo-<br />

logie de agents de police, v<strong>ou</strong>s me permettrez...<br />

Il avait de n<strong>ou</strong>veau fait un m<strong>ou</strong>vement p<strong>ou</strong>r s'éloigner.<br />

— Veuil<strong>le</strong>z m'excuser. monsieur <strong>le</strong> comte, s'écria <strong>le</strong> papa<br />

Fichet. je suis ici p<strong>ou</strong>r savoir la vérité au sujet de ce qui s'est<br />

passé pendant la nuit <strong>du</strong> 30 mars dans la maison de monsieur<br />

Michaud et, je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> répète, j'ai besoin que v<strong>ou</strong>s m'aidiez par<br />

quelques explications ; soyez donc assez bon p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s asseoir<br />

et m'accorder quelques minutes d'attention.


— 405 —<br />

L'agent avait prononcé ces paro<strong>le</strong>s d'un air qui fit compren­<br />

dre au comte que ce serait imprudent. de sa part que de v<strong>ou</strong>loir<br />

se dérober plus longtemps à cet entretien; il prit donc un siège<br />

et dit avec un air de bonhomie:<br />

— Eh bien, voyons, puisque v<strong>ou</strong>s y tenez tant, et que, d'un<br />

autre côté, cela peut être de quelque utilité à la justice, inter­<br />

rogez-moi, monsieur, et dites-moi quel<strong>le</strong>s informations v<strong>ou</strong>s<br />

attendez de moi !<br />

Le papa Fichet s'inclina comme p<strong>ou</strong>r remercier <strong>le</strong> comte de<br />

sa condescendance et commença.<br />

— V<strong>ou</strong>s savez, dit-il, qu'un vol fut commis pendant la nuit<br />

<strong>du</strong> 30 mars dernier chez monsieur Michaud.<br />

— J'en entendis par<strong>le</strong>r, en effet, répondit Précigny, et cela<br />

me fit de la peine, car j'estime beauc<strong>ou</strong>p monsieur Michaud.<br />

L'agent continua:<br />

— Monsieur Michaud déposa une plainte, la police prit la<br />

chose en mains, et, entre autres choses, on finit par déc<strong>ou</strong>vrir<br />

et par avoir la preuve que v<strong>ou</strong>s aviez pénétré, cette même<br />

nuit, dans la maison de M. Mercier.<br />

— Mais pas p<strong>ou</strong>r vo<strong>le</strong>r cependant ?<br />

— Au contraire.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire?<br />

— N<strong>ou</strong>s avons tr<strong>ou</strong>vé dans cette maison un portefeuil<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s<br />

appartenant et contenant mil<strong>le</strong> francs.<br />

— Est-ce possib<strong>le</strong> ?<br />

— Ce portefeuil<strong>le</strong> est entre mes mains, il porte vos initia<strong>le</strong>s<br />

surmontées d'une c<strong>ou</strong>ronne de comte.<br />

Précigny se tut.<br />

— Mais comme, la même nuit, une somme de deux cent<br />

mil<strong>le</strong> francs disparut dans la maison de monsieur Michaud, il<br />

est évident qu'el<strong>le</strong> avait été volée, et <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons ne peuvent<br />

porter que sur deux personnes.<br />

— Et ces deux personnes sont...?<br />

— V<strong>ou</strong>s et monsieur Mercier,


— 406 —<br />

—- Moi ? s'écria <strong>le</strong> comte d'un air hautain et offensé.<br />

— Permettez ; je ne dis pas que v<strong>ou</strong>s soyez s<strong>ou</strong>pçonné, je<br />

dis, au contraire, que v<strong>ou</strong>s êtes au-dessus d'un pareil s<strong>ou</strong>pçon,<br />

seu<strong>le</strong>ment je dois v<strong>ou</strong>s faire remarquer que, puisque logique<br />

ment, il n'y a que v<strong>ou</strong>s qui puissiez être s<strong>ou</strong>pçonné, v<strong>ou</strong>s serez<br />

sans d<strong>ou</strong>te appelé devant <strong>le</strong> juge d'instruction p<strong>ou</strong>r donner<br />

des explications au sujet de votre présence chez monsieur<br />

Michaud pendant la nuit où <strong>le</strong> vol fut commis. Or, j'ai préci­<br />

sément p<strong>ou</strong>r mission de v<strong>ou</strong>s épargner ce désagrément. Il<br />

résulte de t<strong>ou</strong>t cela que t<strong>ou</strong>te la question se résume ainsi :<br />

puisqu'il est suffisamment pr<strong>ou</strong>vé que v<strong>ou</strong>s étiez s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> toit de<br />

monsieur Michaud pendant la nuit <strong>du</strong> 30 mars, époque à<br />

laquel<strong>le</strong> la somme de deux cent mil<strong>le</strong> francs fut volée, p<strong>ou</strong>vez<br />

v<strong>ou</strong>s donner de voire présence dans cette maison un motif<br />

autre que celui que la justice p<strong>ou</strong>rrait admettre, c'est-à-dire <strong>le</strong><br />

vol?<br />

Le comte parut hésiter un moment, comme s'il luttait con­<br />

tre la générosité des sentiments.<br />

Puis il dit d'un air contraint<br />

— Oui, monsieur, si, p<strong>ou</strong>r me s<strong>ou</strong>straire à un s<strong>ou</strong>pçon infini-<br />

mant, je dois taire un aveu que j'aurais préféré taire, eh bien<br />

je dirai quel était <strong>le</strong> but de ma. présence dans la maison de<br />

monsieur Michaud !<br />

— Allons réfléchissez! fit <strong>le</strong> papa Fichet. v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s lais<br />

ser a 1er l'affaire jusque devant <strong>le</strong> juge d'instruction, y paraitre<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> poids d'une accusation que v<strong>ou</strong>s rep<strong>ou</strong>sserez victo-<br />

rieusement, sans d<strong>ou</strong>te, mais qui ternira votre nom qui figu<br />

era désormais dans <strong>le</strong>s registres de la police, <strong>ou</strong> bien préférez<br />

v<strong>ou</strong>s terminer cette affaire ici, entre n<strong>ou</strong>s, en m'indiquant<br />

motif de votre présence chez monsieur Michaud pendant la<br />

nuit <strong>du</strong> 30 mars.<br />

— Je préfère certainement cette dernière alternative, répon<br />

dit <strong>le</strong> comte, surt<strong>ou</strong>t si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z me jurer de ne faire con-<br />

naître à personne <strong>le</strong> secret que v<strong>ou</strong>s je confierai !


— 407 —<br />

__ Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> jure, reprit l'agent ; et retenez bien mes<br />

paro<strong>le</strong>s: non seu<strong>le</strong>ment je v<strong>ou</strong>s jure que je ne trahirai jamais<br />

ce secret, mais encore que je ferai t<strong>ou</strong>t ce qu'il me sera possi-<br />

b<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r qu'il reste à jamais enseveli dans l'<strong>ou</strong>bli et <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

Et maintenant, je crois que rien ne v<strong>ou</strong>s empêche plus de<br />

par<strong>le</strong>r.<br />

— Non certainement, mais si j'en crois <strong>le</strong>s apparences, c'est<br />

t<strong>ou</strong>t-à-fait inuti<strong>le</strong>, car je pense que v<strong>ou</strong>s avez déjà deviné t<strong>ou</strong>t<br />

ce que je p<strong>ou</strong>rrais v<strong>ou</strong>s dire.<br />

— Rien n'est aussi trompeur que l'apparence, monsieur <strong>le</strong><br />

comte, j'en ai eu si s<strong>ou</strong>vent la preuve qu'il y a des occasion<br />

où je me défie de moi-même.<br />

— Voyez-v<strong>ou</strong>s!... reprit Précigny,... c'est une chose assez<br />

diffici<strong>le</strong> à dire !<br />

— Mais v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez faire mieux, dit <strong>le</strong> papa Fichet.<br />

— Oui donc ?<br />

— V<strong>ou</strong>s avez sans d<strong>ou</strong>te des preuves de ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>-<br />

driez me confier ?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te !<br />

— Eh bien, il faut avant t<strong>ou</strong>t que je connaisse ces preu-<br />

ves, atten<strong>du</strong> que, si, comme homme, je puis v<strong>ou</strong>s croire<br />

sur paro<strong>le</strong>, cela ne me suffit pas comme représentant de<br />

justice, en cette qualité je dois exiger ces preuves et mon de-<br />

voir m'oblige à me <strong>le</strong>s procurer.<br />

— Je ne comprends pas très-bien.<br />

— C'est inuti<strong>le</strong>, il ne v<strong>ou</strong>s reste qu'à me donner <strong>le</strong>s preuve<br />

pue je v<strong>ou</strong>s demande, puisque d'une façon comme de l'autre<br />

il faut qu'el<strong>le</strong>s arrivent dans mes mains !<br />

Le comte resta un moment à réfléchir.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez parfaitement raison, dit-il ensuite; mais puis-<br />

que n<strong>ou</strong>s parlons de preuves, permettez-moi de votas faire re-<br />

marquer que rien ne me dit que v<strong>ou</strong>s êtes agent de la polie<br />

de sûreté, comme <strong>le</strong> prétendez ; qui sait si v<strong>ou</strong>s n'êtes pas t<strong>ou</strong>t<br />

simp<strong>le</strong>ment un ami de Michaud ?


— 408 —<br />

— Voici la preuve de ce que je v<strong>ou</strong>s ai dit, fit <strong>le</strong> papa Fichet<br />

en présentant une carte au comte.<br />

— Et maintenant, aj<strong>ou</strong>ta-t,-il. hésiterez-v<strong>ou</strong>s encore?<br />

— Non, mais je dois av<strong>ou</strong>er que ce que v<strong>ou</strong>s demandez se<br />

tr<strong>ou</strong>ve passab<strong>le</strong>ment loin d'ici.<br />

— A Paris?<br />

— Oui, et il me semb<strong>le</strong> passab<strong>le</strong>ment, <strong>du</strong>r de faire cette<br />

r<strong>ou</strong>te dans l'unique but d'al<strong>le</strong>r chercher ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z.<br />

— N'y a-t-il que ce seul obstac<strong>le</strong>?<br />

— Absolument!<br />

— Alors c'est une affaire en règ<strong>le</strong>, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z bien avoir<br />

confiance en moi.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s faire?<br />

— Une chose t<strong>ou</strong>te simp<strong>le</strong> ; v<strong>ou</strong>s me donnerez la c<strong>le</strong>f <strong>du</strong><br />

meub<strong>le</strong> où sont renfermées ce .....ces preuves!<br />

— Ce sont des <strong>le</strong>ttres contenues dans un portefeuil<strong>le</strong>!<br />

— C'est parfait, dit <strong>le</strong> papa Fichet en dissimulant avec peine<br />

a joie qu'il épr<strong>ou</strong>vait<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta:<br />

— Cette c<strong>le</strong>f sera remise à un de mes agents dont l'honnêteté<br />

est à t<strong>ou</strong>te épreuve, un de ces hommes à qui l'on p<strong>ou</strong>rrait con­<br />

fier t<strong>ou</strong>t l'or <strong>du</strong> monde sans qu'il <strong>le</strong>ur vienne seu<strong>le</strong>ment l'idée<br />

d'y t<strong>ou</strong>cher <strong>du</strong> b<strong>ou</strong>t <strong>du</strong> doigt. Cet homme se rendra à Paris<br />

par <strong>le</strong> premier c<strong>ou</strong>rrier et au b<strong>ou</strong>t de quelques j<strong>ou</strong>rs il n<strong>ou</strong>s<br />

apportera ce portefeuil<strong>le</strong> et ces <strong>le</strong>ttres ... Eh bien, monsieur <strong>le</strong><br />

comte. que dites-v<strong>ou</strong>s de mon idée?<br />

— Je la tr<strong>ou</strong>ve excel<strong>le</strong>nte !<br />

— Alors v<strong>ou</strong>s acceptez?<br />

— Voici la c<strong>le</strong>f! répondit Précigny en remettant une c<strong>le</strong>f au<br />

papa Fichet qui la fit disparaître dans sa poche.<br />

P<strong>ou</strong>r dire la vérité n<strong>ou</strong>s devons av<strong>ou</strong>er que <strong>le</strong> comte n'avait<br />

pas <strong>le</strong> moindre s<strong>ou</strong>pçon. La confiance qui régnait entre Fichet<br />

et monsieur Michaud lui donnait t<strong>ou</strong>te sécurité à cet égard, et


— 409 —<br />

il était persuadé que cette démarche n'avait d'autre but que de<br />

prévenir un scanda<strong>le</strong>.<br />

Quant au vol dont <strong>le</strong> négociant avait été victime, Précigny<br />

<strong>le</strong> considérait comme une chose t<strong>ou</strong>t à fait secondaire, <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>p-<br />

ons devaient, selon lui, tomber sur <strong>le</strong> caissier bien plutôt que<br />

sur un homme appartenant à une classe é<strong>le</strong>vée et porta t un<br />

titre de nob<strong>le</strong>sse.<br />

— Et maintenant, continua l'agent qui ne v<strong>ou</strong>lait pas se<br />

contenter d'informations non complètes, veuil<strong>le</strong>z me dire, mon­<br />

sieur <strong>le</strong> comte, dans quel<strong>le</strong> chambre de votre appartement se<br />

tr<strong>ou</strong>ve <strong>le</strong> meub<strong>le</strong> contenant <strong>le</strong> portefeuil<strong>le</strong> dont il s'agit ?<br />

— Dans ma chambre à c<strong>ou</strong>cher.<br />

— Il ne me reste plus qu'à v<strong>ou</strong>s prier de faire parvenir un<br />

met à votre domestique p<strong>ou</strong>r lui ordonner de permettre à mon<br />

agent de pénétrer dans votre chambre et de prendre ce porte<br />

feuil<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> meub<strong>le</strong> dont v<strong>ou</strong>s venez de me donner la c<strong>le</strong>f<br />

— J'écrirai ce soir même, de sorte que ma <strong>le</strong>ttre arrivera à<br />

Paris avant votre envoyé.<br />

— C'est une chose terminée.<br />

— Et mon interrogatoire éga<strong>le</strong>ment, je suppose?<br />

— Je suis heureux, monsieur <strong>le</strong> comte, de v<strong>ou</strong>s avoir tr<strong>ou</strong>vé<br />

aussi complaisant ; je ne crois pas me tromper en v<strong>ou</strong>s assu-<br />

rant que cette affaire se terminera à la satisfaction généra<strong>le</strong> et<br />

que n<strong>ou</strong>s aurons épargné un scanda<strong>le</strong> à une famil<strong>le</strong> honorab<strong>le</strong><br />

Le comte de i Précigny s'était <strong>le</strong>vé, il salua l'agent de sortit<br />

Quelques minutes plus tard <strong>le</strong> papa Fichet quittait éga<strong>le</strong>ment<br />

la villa et se rendait en vil<strong>le</strong>.<br />

La nuit était noire et <strong>le</strong> temps c<strong>ou</strong>vert. L'agent marchait<br />

qu'un pas rapide et il eut bientôt atteint <strong>le</strong>s fortifications; étant<br />

entré en vil<strong>le</strong> il se dirigea vers un faub<strong>ou</strong>rg, enfila une petite<br />

ruel<strong>le</strong> obscure et s'arrêta devant une cabane d'assez pauvre<br />

apparence.<br />

<strong>Les</strong> maisons voisines étaient t<strong>ou</strong>tes plongées dans l'obscurité<br />

seu<strong>le</strong> la fenètre de cette cabane était faib<strong>le</strong>ment éclairée.


— 410 —<br />

Le papa Fichet resta un moment immobi<strong>le</strong>, il jeta un c<strong>ou</strong>p.<br />

d'œil aut<strong>ou</strong>r de lui, puis s'étant approché de la fenêtre il regarda<br />

l'intérieur, ce qu'il vit <strong>le</strong> satisfit sans d<strong>ou</strong>te, car il s'avança<br />

vers la porte et frappa légèrement,<br />

Cette porte s'<strong>ou</strong>vrit aussitôt et l'agent se tr<strong>ou</strong>va devant un<br />

etit vieillard dont la physionomie était vive et <strong>ou</strong>verte et dont<br />

<strong>le</strong>s yeux brillaient d'un éclat t<strong>ou</strong>t particulier.<br />

Ce vieillard jeta sur <strong>le</strong> papa Fichet un regard scrutateur il<br />

examinait comme p<strong>ou</strong>r se rappe<strong>le</strong>r où il avait vu ce visage,<br />

puis il se frappa <strong>le</strong> front en s'écriant d'un air profondément<br />

surpris:<br />

— Ah! .. Monsieur Fichet!<br />

— V<strong>ou</strong>s avez une bonne mémoire, père Caron; répondit<br />

agent de la sûreté.<br />

— Oh! ... très-bonne, reprit <strong>le</strong> vieillard; el<strong>le</strong> n'<strong>ou</strong>blie rien!<br />

— Est-ce un reproche que v<strong>ou</strong>s me faites-là?<br />

Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde, monsieur Fichet; v<strong>ou</strong>s n'avez<br />

jamais fait que votre devoir, et plût à Dieu que j'eusses<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs fait <strong>le</strong> mien!<br />

— Allons, père Caron, tranquillisez-v<strong>ou</strong>s! t<strong>ou</strong>t a une fin<br />

dans ce monde ! ...<br />

— Une fin! ... <strong>ou</strong>i, . - mais quand viendra-t-el<strong>le</strong>? ... Ah! ....<br />

si v<strong>ou</strong>s saviez ! ...<br />

Le père Fichet se mit à rire.<br />

— Père Caron, dit-il, depuis <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où v<strong>ou</strong>s avez quitté <strong>le</strong><br />

<strong>bagne</strong> je ne v<strong>ou</strong>s ai pas per<strong>du</strong> de vue, et je connais t<strong>ou</strong>tes vos<br />

pensées, t<strong>ou</strong>s vos sentiments, comme si j'avais sans cesse vécu<br />

à vos côtés.<br />

— Est-ce possib<strong>le</strong>? s'écria <strong>le</strong> père Caron au comb<strong>le</strong> de la<br />

surprise.<br />

— Si v<strong>ou</strong>s en d<strong>ou</strong>tez, la question que je vais v<strong>ou</strong>s adresser<br />

v<strong>ou</strong>s pr<strong>ou</strong>vera que je ne me trompe pas.<br />

vieillard fixait <strong>le</strong> père Fichet d'un air inquiet


— 411 —<br />

— Père Caron, continua l'agent secret, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s faire<br />

une bonne action ?<br />

Le vieux forçat libéré ne put reprimer un m<strong>ou</strong>vement de joie.<br />

— Si je <strong>le</strong>. veux? s'écria-t-il en saisissant la main <strong>du</strong> papa<br />

Fichet; par<strong>le</strong>z!... que dois-je faire?... Rien ne sera trop diffi­<br />

ci<strong>le</strong>!... rien ne m'ép<strong>ou</strong>vantera!... ni la fatigue ni <strong>le</strong>s dangers!<br />

— J'en suis persuadé, répondit monsieur Fichet, mais il<br />

n'est question ici ni de dangers ni de fatigue. Il ne s'agit<br />

que de faire un voyage à Paris!<br />

— Quand dois-je partir ?<br />

— Cette nuit même.<br />

— Je suis prêt, répondit <strong>le</strong> vieillard en faisant un m<strong>ou</strong>ve­<br />

ment comme p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r prendre une canne et un chapeau.<br />

— Oh! père Caron, v<strong>ou</strong>s n'irez pas à pied, mais bien avec<br />

la poste, de manière que v<strong>ou</strong>s puissiez être de ret<strong>ou</strong>r d'ici<br />

à une huitaine de j<strong>ou</strong>rs.<br />

— Et, que devrai-je faire à Paris?<br />

— Une chose très-faci<strong>le</strong> et très-simp<strong>le</strong>: v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s rendrez<br />

à une adresse que je v<strong>ou</strong>s indiquerai, v<strong>ou</strong>s y tr<strong>ou</strong>verez un<br />

domestique qui v<strong>ou</strong>s intro<strong>du</strong>ira dans une chambre à c<strong>ou</strong>cher<br />

dans laquel<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>ve un meub<strong>le</strong> dont voici la c<strong>le</strong>f et v<strong>ou</strong>s<br />

prendrez dans ce meub<strong>le</strong> un portefeuil<strong>le</strong> que v<strong>ou</strong>s m'appor­<br />

terez à la vil<strong>le</strong> de monsieur Michaud.<br />

— Je la connais!... est-ce t<strong>ou</strong>t ?<br />

— Oui... et maintenant partons, en r<strong>ou</strong>te je v<strong>ou</strong>s donnerai<br />

<strong>le</strong>s explications nécessaires.<br />

Le père Caron prit son chapeau et sa canne ainsi qu'un par­<br />

dessus p<strong>ou</strong>r se garantir de la fraîcheur de la nuit, puis il étei­<br />

gnit sa lumière : <strong>le</strong>s deux hommes sortirent de la cabane, <strong>le</strong><br />

vieux Caron ferma sa porte et il suivit <strong>le</strong> père Fichet.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant t<strong>ou</strong>s deux s'étaient éloignés.<br />

Pendant ce temps <strong>le</strong> comte de Précigny avait regagné <strong>le</strong><br />

château de Valnoir.


— 412 —<br />

fi avait marché <strong>le</strong>ntement et l'esprit p<strong>le</strong>in de sombres pres-.<br />

sentissements.<br />

Quoique sa rencontre avec <strong>le</strong> papa Fichet ne lui eût laisse-<br />

aucune inquiétude d se sentait néanmoins oppressé par un<br />

sentiment inexplicab<strong>le</strong>.<br />

Il avait appris l'exécution de Salviat et il savait que mainte-<br />

nant <strong>Blondel</strong> restait seul à combattre et cette pensée <strong>le</strong> tran-<br />

quillisait un peu.<br />

D'un autre côté il était invraisemblab<strong>le</strong> que l'on songeât à<br />

l'accuser <strong>du</strong> vol commis chez monsieur Michaud.<br />

C'était inadmissib<strong>le</strong>, ... et cependant ... !<br />

Si une circonstance fortuite venait jamais exciter <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons!<br />

L'agent de la sûreté ne p<strong>ou</strong>rrait-il pas avoir j<strong>ou</strong>é la comédie ?<br />

T<strong>ou</strong>t était possib<strong>le</strong> ! ...<br />

Le comte de Précigny sentait qu'il se tr<strong>ou</strong>vait comme sur un<br />

volcan qui, d'un moment à l'autre p<strong>ou</strong>vait faire éruption, et la<br />

pensée lui revint de s'enfuir, de quitter la France.<br />

Mais, p<strong>ou</strong>vait-il fuir maintenant, au moment où il avait la<br />

perspective de p<strong>ou</strong>voir bientôt avoir la j<strong>ou</strong>issance de la fortune<br />

de sa sœur ?<br />

Depuis que Maurice avait disparu. Précigny croyait que sa<br />

sœur s'était complètement détachée <strong>du</strong> monde et se croyait sur<br />

d'obtenir d'el<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t ce qu'il lui demanderait.<br />

Madame Cormier était très-riche; el<strong>le</strong> avait vécu pendant dix<br />

ans dans la retraite et dans <strong>le</strong> deuil, et pendant ce temps sa<br />

fortune déjà considérab<strong>le</strong> s'était notab<strong>le</strong>ment augmentée.<br />

C'était une proie sé<strong>du</strong>isante p<strong>ou</strong>r Précigny qui se voyait déjà<br />

en pensée possesseur de cette fortune.<br />

Cet homme était insatiab<strong>le</strong> ; il lui fallait de l'or t<strong>ou</strong>­<br />

j<strong>ou</strong>rs de l'oe ... et à t<strong>ou</strong>t prix!<br />

Mais <strong>Blondel</strong>?<br />

Et <strong>le</strong> papa Fichet? .....<br />

S'il p<strong>ou</strong>vait jamais se débarrasser de vos causes d'inquiétude


— 413 —<br />

quel sort sera4it <strong>le</strong> sien! ... et combien son existence serait bril-<br />

lante!...<br />

Ce fut dans ces réf<strong>le</strong>xions que Précigny arriva à Valnoir. Au<br />

moment où il allait franchir la gril<strong>le</strong> il vit Maxime qui parais-<br />

sait venir au devant de lui : il s'arrêta, mais Maxime ne paru<br />

pas l'apercevoir; il avait l'air s<strong>ou</strong>cieux et sombre et l'altération<br />

de ses traits dénotait l'inquiétude qui remplissait son cœur.<br />

Quand il fut près <strong>du</strong> comte celui ci <strong>le</strong> prit par <strong>le</strong> bras.<br />

Maxime s'arrêta comme terrifié.<br />

— Ah! ... c'est v<strong>ou</strong>s, comte, balbutia-t-il en reconnaissant<br />

Précigny.<br />

— Qui donc v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que ce soit? répondit ce dernier.<br />

— Je ... je ne sais pas<br />

— Mais, mon cher Maxime, je ne v<strong>ou</strong>s comprends pas,<br />

vraiment! ... comment, on v<strong>ou</strong>s a débarrassé de votre ennem<br />

mortel; v<strong>ou</strong>s n'avez pins rien à craindre, rien ne v<strong>ou</strong>s menace<br />

plus,... et cependant je v<strong>ou</strong>s vois plus abattu que jamais ! ...<br />

— J'ai de bonnes raisons p<strong>ou</strong>r cela! fit Maxime avec amer­<br />

tume.<br />

— Qu'y a t-il donc de n<strong>ou</strong>veau?<br />

— Tenez, ... lisez cette <strong>le</strong>ttre que je viens de recevoir.<br />

En disant ces mots, Maxime dont la main tremblait remit<br />

une <strong>le</strong>ttre à Précigny.<br />

Cette missive était c<strong>ou</strong>rte, mais <strong>le</strong> sens en était signifi­<br />

catif,<br />

Voici ce qu'el<strong>le</strong> disait:<br />

« Mon cher Maxime,<br />

« J'apprends que v<strong>ou</strong>s êtes au château de Valnoir... ingrat!<br />

« mais je me tr<strong>ou</strong>ve maintenant à T<strong>ou</strong>lon. a l'hôtel de la Marine.<br />

V<strong>ou</strong>s avez disparu comme un fantôme, comme une ombre,<br />

sans dire quand v<strong>ou</strong>s reviendriez;... mais je connais votre dis-<br />

tinction... votre bonne é<strong>du</strong>cation... et je suis certain d'avance


— 414 —<br />

que v<strong>ou</strong>s préférerez que je v<strong>ou</strong>s donne rendez-v<strong>ou</strong>s à mon<br />

hôtel qu'au bureau <strong>du</strong> procureur <strong>du</strong> roi. Au revoir à bientôt<br />

« Votre amie auj<strong>ou</strong>rd'hui et votre fiancée avant peu.<br />

Marcel<strong>le</strong> »<br />

— C'est ce qu'on peut appe<strong>le</strong>r catégorique, fit <strong>le</strong> comte en<br />

montrant la <strong>le</strong>ttre à Maxime. Cette jeune dame est entêtée.<br />

Est-ce que v<strong>ou</strong>s irez?<br />

— Je me mets en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r cela.<br />

— Et, que pensez-v<strong>ou</strong>s faire?<br />

— Je n'en sais rien encore!<br />

— V<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z cependant pas ép<strong>ou</strong>ser cette femme?<br />

Maxime fit un gest de dénégation vio<strong>le</strong>nte.<br />

— Oh! dit-il!... <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où l'on m'a arraché <strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t avec<br />

<strong>le</strong>quel je v<strong>ou</strong>lais me tuer, ce j<strong>ou</strong>r-là fut un j<strong>ou</strong>r de malheur.<br />

— Bah! il ne faut pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs voir <strong>le</strong>s choses eu<br />

noir!<br />

— Depuis ce j<strong>ou</strong>r, continua Maxime, depuis <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où j'ai<br />

attenté aux juors de mon onc<strong>le</strong>, je n'ai pas eu une heure de<br />

repos, une minute de tranquillité!... Une existence pareil<strong>le</strong><br />

est insupportab<strong>le</strong>!... Il faut que cela finisse!...<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi n'iriez-v<strong>ou</strong>s pas à l'étranger pendant quelque<br />

temps?<br />

— J'y ai déjà pensé!<br />

— Il faut y réfléchir, mon ami, mais, avant t<strong>ou</strong>t, tranquil­<br />

lisez-v<strong>ou</strong>s!... pensez mûrement à votre position, peut-être tr<strong>ou</strong>-<br />

verez-v<strong>ou</strong>s un moyen de v<strong>ou</strong>s sauver.<br />

Maxime allait s'éloigner, mais il s'arrêta de n<strong>ou</strong>veau en<br />

s'écriant:<br />

— J'allais presque <strong>ou</strong>blier de v<strong>ou</strong>s dire que v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verez<br />

au salon une dame qui v<strong>ou</strong>s attende.<br />

— V<strong>ou</strong>s a-t-el<strong>le</strong> dit son nom? demanda <strong>le</strong> comte.<br />

— Non, mais el<strong>le</strong> semb<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s connaître d'une manière


— 415 —<br />

t<strong>ou</strong>te particulière el<strong>le</strong> peut avoir une quarantaine d'années<br />

et el<strong>le</strong> porte des vêtements de deuil.<br />

Le comte ne répondit rien: cette c<strong>ou</strong>rte description lui avait<br />

suffi et il entra rapidement dans Le château, tandis que Maxime<br />

se mettait en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r T<strong>ou</strong>lon.<br />

L'hôtel de la Marine était situé non loin <strong>du</strong> port et était très<br />

fréquenté.<br />

Marcel<strong>le</strong> avait pris deux chambres très confortab<strong>le</strong>s au pre<br />

mier étage et el<strong>le</strong> finissait de s<strong>ou</strong>per quand <strong>ou</strong> lui annonça <strong>le</strong><br />

vicomte de Brescé.<br />

La jeune femme était encore en costume de voyage, mais la<br />

fatigue <strong>du</strong> voyage ne paraissait nul<strong>le</strong>ment l'avoir affectée.<br />

Une légère pâ<strong>le</strong>ur c<strong>ou</strong>vrait son visage, et c'était t<strong>ou</strong>t, cela ne<br />

faisait que contribuer à la rendre plus intéressante.<br />

El<strong>le</strong> était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la sé<strong>du</strong>isante lorette dont la possession<br />

mit fait de Maxime l'objet de l'envie jal<strong>ou</strong>se de t<strong>ou</strong>t ce que<br />

l'on est convenu d'appe<strong>le</strong>r la « jeunesse dorée » de la capi<br />

ta<strong>le</strong>.<br />

Après avoir donné un c<strong>ou</strong>p d'œil à la glace, el<strong>le</strong> fit signe au<br />

domestique d'intro<strong>du</strong>ire <strong>le</strong> visiteur.<br />

Maxime entra.<br />

Pendant <strong>le</strong> trajet assez c<strong>ou</strong>rt de Valnoir à T<strong>ou</strong>lon, <strong>le</strong> vi­<br />

comte avait suivi <strong>le</strong> conseil de Précigny; il avait mûrement<br />

réfléchi.<br />

Le fraîcheur de la nuit avait calmé sa fiévreuse agitation.<br />

et quand il était entré en vil<strong>le</strong> son plan était fait; il avait<br />

décidé quel<strong>le</strong> contenance il prendrait en présence de Marcel<strong>le</strong><br />

Dès qu'il se tr<strong>ou</strong>va seul avec son ancienne maîtresse, il<br />

approcha d'el<strong>le</strong> <strong>le</strong> visage riant, il lui prit la main et la porta<br />

galamment à ses lèvres.<br />

-Quel<strong>le</strong> reconnaissance ne v<strong>ou</strong>s ai je pas! fit-il avec un<br />

air de cordialité auquel t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde se serait laissé prendre<br />

de ne pas avoir d<strong>ou</strong>té de moi!., .l'étais sur <strong>le</strong> point de v<strong>ou</strong>s<br />

écrire lorsque j'ai reçu votre <strong>le</strong>ttre.


— 416 —<br />

— C'est très gentiment dit, fit Marcel<strong>le</strong> en riant ; je suis<br />

heureuse de la manière dont v<strong>ou</strong>s prenez votre rô<strong>le</strong>.<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta immédiatement :<br />

— V<strong>ou</strong>s ne croyez pas à ma franchise?... La vôtre est aussi<br />

simulée que votre am<strong>ou</strong>r.<br />

— Mais...<br />

— Et p<strong>ou</strong>r en avoir la preuve, il n'est besoin que d'une<br />

seu<strong>le</strong> question.<br />

— Laquel<strong>le</strong>?<br />

— Quand n<strong>ou</strong>s marions-n<strong>ou</strong>s?<br />

— Quand v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong>drez.<br />

Marcel<strong>le</strong> avait fait cette question avec une ironie évidente.<br />

Mais la réponse de Maxime fut tel<strong>le</strong>ment franche, spontanée,<br />

impie et claire que la jeune femme resta un instant immobi<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> surprise, ses yeux fixés sur ceux de Maxime.<br />

— Il faut bien faire une fin, reprit <strong>le</strong> vicomte.<br />

— Et ce mariage ne v<strong>ou</strong>s cause aucune appréhension?<br />

— Pas <strong>le</strong> moins au monde, je l'attends, au contraire avec<br />

impatience.<br />

— Dois-je vraiment v<strong>ou</strong>s croire<br />

— Mettez-moi à l'épreuve<br />

Marcel<strong>le</strong> était de plus en plus étonnée.<br />

El<strong>le</strong> avait peine à croire ce que lui disait Maxime, et cepen­<br />

dant il parlait avec un tel accent de sincérité et de franchise<br />

qu'il était possib<strong>le</strong>, après t<strong>ou</strong>t, qu'il eût changé d'avis.<br />

el<strong>le</strong>.<br />

— Un changement aussi subit m'etonne, je l'av<strong>ou</strong>e, dit-<br />

— Et cependant c'est tel<strong>le</strong>ment simp<strong>le</strong> que cela s'explique<br />

faci<strong>le</strong>ment.<br />

— Comment ?<br />

— Le seul empêchement que je voyais a notre mariage était<br />

votre frère,... Eugène...: atten<strong>du</strong>... que je n aurais jamais pu me<br />

décider à avoir un galérien p<strong>ou</strong>r beau-frère!... Depuis quel-


— 417 —<br />

ques j<strong>ou</strong>rs <strong>le</strong>s choses ont chargé... cet empêchement n'existe<br />

plus !...<br />

Marcel<strong>le</strong> se taisait.<br />

Le s<strong>ou</strong>venir de son frère l'avait fait frissonner et el<strong>le</strong> jeta un<br />

regard triste et mélancolique sur <strong>le</strong> vicomte.<br />

Mais <strong>le</strong> caractère de la jeune femme était tel<strong>le</strong>ment léger que<br />

<strong>le</strong>s impressions ne p<strong>ou</strong>vaient pas être chez el<strong>le</strong> de longue<br />

<strong>du</strong>rée.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment el<strong>le</strong> reprit;<br />

— Ainsi c'est une affaire convenue;.. v<strong>ou</strong>s m'ép<strong>ou</strong>sez?<br />

— Du moment que v<strong>ou</strong>s y consentez 1<br />

— Je serai vicomtesse?<br />

— Le j<strong>ou</strong>r que v<strong>ou</strong>s aurez fixé..<br />

— Mes amies vont en m<strong>ou</strong>rir de jal<strong>ou</strong>sie...<br />

— <strong>Les</strong> raisons ne <strong>le</strong>ur manqueront pas.<br />

— Du reste, v<strong>ou</strong>s ne serez pas aussi malheureux que v<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>rriez <strong>le</strong> croire;. . quoique j'aie eu une jeunesse un peu agi-<br />

tée, je ne ferai pas trop mauvaise figure dans <strong>le</strong> monde que<br />

v<strong>ou</strong>s fréquentez.<br />

La conversation continua encore un peu de temps sur ce<br />

ton; Maxime était aimab<strong>le</strong>... <strong>le</strong>s d<strong>ou</strong>tes de Marcel<strong>le</strong> disparais­<br />

saient peu à peu, de sorte que la jeune femme finit par s'aban­<br />

donner à la riante perspective de sa future position.<br />

Minuit sonna.<br />

— Déjà si tard! s'écria Marcel<strong>le</strong> aussi gaie et aussi fraîche<br />

que si el<strong>le</strong> eût passé <strong>le</strong>s dernières nuits dans son lit au lieu de<br />

<strong>le</strong>s passer en voyage.<br />

— Dois je m'éloigner? demanda Maxime à demi voix.<br />

Marcel<strong>le</strong> se mit à rire<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te, répondit-el<strong>le</strong>; d'autant plus que cette pre­<br />

mière visite s'est, un peu prolongée !... V<strong>ou</strong>s devez penser,<br />

on ami, que je cesse d'être votre maîtresse p<strong>ou</strong>r être votre<br />

fiancée!<br />

Maxime avait t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s peines <strong>du</strong> monde à se contenir<br />

31


— 418 —<br />

cependant comme il sentait la nécessité de ne pas sortir de son<br />

rô<strong>le</strong>, il s'inclina cérémonieusement et dit:<br />

— V<strong>ou</strong>s avez raison,.. et je v<strong>ou</strong>s quitte, quoiqu'il m'en<br />

coûte... Mais . je v<strong>ou</strong>s reverrai demain ?<br />

— Certainement!<br />

— Je veux v<strong>ou</strong>s faire une proposition!<br />

— Laque <strong>le</strong> ?<br />

— N<strong>ou</strong>s irons visiter la flotte, si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z.<br />

— Tiens!... mais avec plaisir!<br />

— J'ai une embarcation au port... <strong>le</strong>s environs de T<strong>ou</strong>lon<br />

sont ravissants., acceptez-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Quel<strong>le</strong> demande !<br />

— El n<strong>ou</strong>s rentrerons <strong>le</strong> soir.<br />

— Comme il v<strong>ou</strong>s plaira.<br />

— Alors ... à demain !<br />

— A demain! répéta Marcello<br />

Le vicomte s'éloigna.<br />

— Voyons! pensait-il en regagnant Valnoir, <strong>le</strong> comte pré­<br />

tend t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que j'ai un caractère faib<strong>le</strong> et irrésolu! cette<br />

fois il ne p<strong>ou</strong>rra pas me faire ce reproche! ... Marcel<strong>le</strong> ne se<br />

d<strong>ou</strong>te de rien ! ... j'ai parfaitement j<strong>ou</strong>é mon rô<strong>le</strong>, et, demain à<br />

pareil<strong>le</strong> heure, j'espère qu'il ne sera plus question de la vicom­<br />

tesse de Brescé !<br />

En terminant ce monologue il alluma un cigare et au b<strong>ou</strong>t<br />

d'un quart d'heure à peine il arrivait au château.<br />

Pendant la visite que Maxime avait faite à Marcel<strong>le</strong>, une scène<br />

très-intéressante s'était passée à Valnoir.<br />

D'après la description sommaire que Maxime lui avait faite<br />

en partant, <strong>le</strong> comte avait immédiatement pensé que la dame<br />

qui l'attendait au salon ne p<strong>ou</strong>vait être que madame Cormier,<br />

et il se demandait avec inquiétude quels motifs p<strong>ou</strong>vaient<br />

l'avoir déterminée à quitter la capita<strong>le</strong>.<br />

Avait-el<strong>le</strong> appris la mort de son fils?<br />

Venait-el<strong>le</strong> chercher <strong>le</strong> calme et ad<strong>ou</strong>cir sa d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur dans la


solitude de Valnoir ?<br />

T<strong>ou</strong>t cela était possib<strong>le</strong> !<br />

— 419 —<br />

Mais il était possib<strong>le</strong> éga<strong>le</strong>ment que sa venue eût un motif<br />

opposé.<br />

Lorsque <strong>le</strong> comte entra au salon et qu'il y tr<strong>ou</strong>va sa sœur<br />

qui l'attendait, il ne put dissimu<strong>le</strong>r un m<strong>ou</strong>vement de désap­<br />

pointement.<br />

La physionomie de madame Cormier n'exprimait pas de<br />

chagrin, au contraire, ses traits respiraient la fermeté et l'éner­<br />

gie, et <strong>le</strong> comte ne l'avait jamais vue ainsi.<br />

— Toi ici, ma sœur ! s'écria-t-il en réprimant son émotion.<br />

— Oui, comte, répondit madame Cormier avec un calme qui<br />

dénotait une ferme résolution.<br />

— Qu'est-ce qui t'amène ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>lais te voir.<br />

—Moi?<br />

— Cela t'étonne?<br />

— Mais <strong>ou</strong>i!... quel intérêt peux-tu avoir à cela?<br />

Madame Cormier l'interrompit d'un geste.<br />

— Un grand intérêt, fit-el<strong>le</strong> ; — il s'agit de notre honneur.<br />

— Que veux tu dire?<br />

— Tu vas me comprendre.<br />

Pauline était émue... il était faci<strong>le</strong> de voir qu'el<strong>le</strong> contenait<br />

son agitation.<br />

Quant au comte, il était s<strong>ou</strong>cieux et inquiet ; il ne p<strong>ou</strong>vait<br />

pas s'expliquer <strong>le</strong> changement qui s'était opéré chez sa sœur ;<br />

il ne tr<strong>ou</strong>vait pas la c<strong>le</strong>f de cette énigme.<br />

Madame Cormier continua d'une voix assurée :<br />

— Tu sais, sans d<strong>ou</strong>te, que mon fils a été t<strong>ou</strong>t récemment<br />

la victime d'un second attentat ?<br />

— En effet, je l'ai appris et cela m'a fait de la peine à cause<br />

de toi.<br />

Eh bien, comte, je suis venue ici p<strong>ou</strong>r te dire que la justice<br />

est sur <strong>le</strong>s traces des c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>s.


— 420 —<br />

— Ah! ... ne put s'empêcher de faire Précigny.<br />

Mais reprenant aussitôt son sang-froid il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— <strong>Les</strong> a-t-on arrêtés?<br />

— <strong>Les</strong> uns sont entre <strong>le</strong>s mains de la justice et se tr<strong>ou</strong>vent,<br />

si je suis bien informée, au <strong>bagne</strong> de T<strong>ou</strong>lon.<br />

— Quels sont donc ces misérab<strong>le</strong>s ?<br />

— Ils étaient quatre.<br />

— Connais tu <strong>le</strong>urs noms?<br />

— L'un se nomme Mac-Bell.<br />

— Mac-Bell ? répéta involontairement <strong>le</strong> comte<br />

— Le connais-tu?<br />

— En aucune façon<br />

— N'avais-tu pas un va<strong>le</strong>t de chambre qui se nommait ainsi!<br />

— C'est possib<strong>le</strong> !<br />

— Le second, continua Pauline, est un certain Crampon.<br />

— Et <strong>le</strong>s autres ?<br />

— Le troisième s'appel<strong>le</strong> Lebuteux, et<br />

Voyant que sa sœur hésitait, Précigny demanda avec intérêt.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ne dis tu pas <strong>le</strong> nom <strong>du</strong> quatrième?<br />

— Le quatrième, comte, porte un nom qu'un mot peut<br />

sauver <strong>du</strong> déshonneur et de la honte!<br />

Précigny ne peut s'empêcher de pâlir.<br />

— Ah! ... fit-il, ... il se nomme ?<br />

Madame Cormier ne répondit pas, el<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va et s'avançant<br />

vers <strong>le</strong> comte d'un pas terme el<strong>le</strong> lui tendit un portefeuil<strong>le</strong> en<br />

lui disant:<br />

— Voilà trente mil<strong>le</strong> francs .... cela te suffit p<strong>ou</strong>r quitter M<br />

pays <strong>le</strong> plus tôt possib<strong>le</strong>!<br />

Le comte fit un pas en arrière.<br />

— Mais, balbutia-t-il, ... je ne te comprends pas.<br />

— Faut-il que je m'explique mieux ?<br />

— Par<strong>le</strong>!<br />

— Dois-je te dire que je sais t<strong>ou</strong>t?<br />

— Comment, t<strong>ou</strong>t?


— 421 —<br />

— ... Que l'on m'a dit quel rô<strong>le</strong> infâme tu as j<strong>ou</strong>é?<br />

— C'est une calomnie.<br />

— ... Et que tu as payé <strong>le</strong>s hommes qui devaient assassiner<br />

Maurice, comme autrefois tu as machiné <strong>le</strong> complot qui devait<br />

con<strong>du</strong>ire <strong>Blondel</strong> au <strong>bagne</strong>?<br />

— Cela est faux !<br />

— Tu nies? Eh bien ! <strong>le</strong>s morts par<strong>le</strong>ront p<strong>ou</strong>r te con­<br />

vaincre de mensonge !<br />

A peine Pauline avait-el<strong>le</strong> prononcé ces paro<strong>le</strong>s que la porte<br />

de la pièce contiguë s'<strong>ou</strong>vrit.<br />

Un jeune homme parut sur <strong>le</strong> seuil.<br />

— Viens! ... dit la pauvre mère, ... approche-toi, peut-être<br />

<strong>le</strong> comte te reconnaîtra-t-il. malgré ta pâ<strong>le</strong>ur!<br />

Le jeune homme s'approcha de Précigny qui, à cette vue,<br />

s'était reculé terrifié.<br />

Le comte eut enfin la force d'articu<strong>le</strong>r un mot :<br />

— Maurice!<br />

— Et maintenant, continua Pauline, ... tu dois comprendre<br />

qu'il faut que tu partes <strong>le</strong> plus tôt possib<strong>le</strong> !<br />

Le <strong>le</strong>ndemain, à la tombée de la nuit, une sentinel<strong>le</strong> se pro­<br />

venait sur <strong>le</strong> port de T<strong>ou</strong>lon.<br />

Ce soldat portait l'arme au bras et jetait de temps en temps<br />

sur la mer un regard scrutateur.<br />

Le ciel était un peu c<strong>ou</strong>vert, cependant <strong>le</strong>s rayons de la lune<br />

qui passaient entre deux nuages venaient éclairer <strong>le</strong>s vaisseaux<br />

à l'ancre.<br />

Une brise d<strong>ou</strong>ce rafraîchissait l'air et l'on n'entendait que <strong>le</strong><br />

clapotement des vagues.<br />

S<strong>ou</strong>dain la sentinel<strong>le</strong> s'arrêta, saisit vivement son fusil comme<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> mettre en j<strong>ou</strong>e et dirigea son regard <strong>du</strong> côté de la rade.<br />

L'eau était en m<strong>ou</strong>vement à un endroit peu éloigné <strong>du</strong> bord<br />

et une écume légère s'y voyait.<br />

Le soldat se pencha en avant p<strong>ou</strong>r mieux voir.<br />

Il aperçut ensuite une tête se montrer à la surface de l'eau


— 422 —<br />

puis un corps nu et deux bras qui se mirent à nager vig<strong>ou</strong>reu­<br />

sement en se dirigeant vers l'entrée <strong>du</strong> port.<br />

— Qui vive !... cria <strong>le</strong> factionnaire en abaissant son arme.<br />

Personne ne répondit.<br />

— Qui vive!... répéta-t-il en haussant la voix et en l'accen­<br />

tuant d'un ton de menace.<br />

Le si<strong>le</strong>nce lui répondit.<br />

Alors <strong>le</strong> factionnaire se mit en j<strong>ou</strong>e et fit feu.<br />

Un léger nuage de fumée l'empêcha pendant un instant de<br />

voir l'effet de son c<strong>ou</strong>p de fusil, mais quand cette fumée se fut<br />

dissipée il put regarder, mais il ne vit absolument rien.<br />

Le nageur avait disparu et la surface de l'eau était de n<strong>ou</strong>­<br />

veau unie comme auparavant<br />

CHAPITRE XXXII.<br />

La promenade en mer de Maxime et de Marcel<strong>le</strong>.<br />

L'homme sur <strong>le</strong>quel la sentinel<strong>le</strong> venait de faire feu n'était<br />

autre que <strong>Blondel</strong>.<br />

En voyant <strong>le</strong> soldat abaisser son arme il avait plongé p<strong>ou</strong>r<br />

al<strong>le</strong>r reparaître à une certaine distance, hors de la portée <strong>du</strong><br />

factionnaire.<br />

Puis il recommença à nager vig<strong>ou</strong>reusement t<strong>ou</strong>t en ne<br />

s'éloignant pas beauc<strong>ou</strong>p <strong>du</strong> rivage.<br />

Quand il vit que <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p de fusil <strong>du</strong> soldat n'avait pas donné


Marcel<strong>le</strong> est engl<strong>ou</strong>tie par <strong>le</strong>s flots.


— 423 —<br />

l'évoil il se rapprocha <strong>du</strong> rivage et se dirigea vers une espèce<br />

de grotte creusée dans <strong>le</strong> roc par la vague.<br />

Un quart d'heure ne s'était pas éc<strong>ou</strong>lé qu'il se tr<strong>ou</strong>vait à une<br />

très-petite distance <strong>du</strong> rivage.<br />

Encore deux <strong>ou</strong> trois fortes brasses et il avait atteint la<br />

terre.<br />

Il jeta <strong>le</strong>s yeux aut<strong>ou</strong>r de lui, et il lui sembla entendre comme<br />

un bruit dans l'eau, comme celui que ferait un homme en na­<br />

geant et en respirant fortement.<br />

Il eut presque peur au premier moment et se demanda si ce<br />

nageur n'était pas à sa p<strong>ou</strong>rsuite.<br />

Sa résolution fut bientôt prise.<br />

Il était sans armes... mais il ne v<strong>ou</strong>lait pas ret<strong>ou</strong>rner au<br />

<strong>bagne</strong>, d'où il venait de s'évader... <strong>Les</strong> projets qu'il avait formés<br />

ne lui permettaient pas de se laisser reprendre.<br />

Cependant l'homme se rapprochait.<br />

Encore quelques efforts et <strong>le</strong>s deux nageurs allaient se tr<strong>ou</strong>ver<br />

en face l'un de l'autre.<br />

Une minute ne s'était pas éc<strong>ou</strong>lée que la distance qui <strong>le</strong>s sé­<br />

parait <strong>le</strong>ur permit de se reconnaître, et t<strong>ou</strong>s deux p<strong>ou</strong>ssèrent en<br />

même temps une exclamation de surprise.<br />

— Monsieur de Brescé!. fit <strong>Blondel</strong>.<br />

— <strong>Blondel</strong>!... s'écria Maxime en prenant pied.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez donc réussi à v<strong>ou</strong>s évader? continua-t-il en<br />

considérant <strong>Blondel</strong> avec un profond étonnement.<br />

— Comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> voyez, monsieur <strong>le</strong> vicomte; j'ai quitté <strong>le</strong><br />

<strong>bagne</strong> ce matin; à v<strong>ou</strong>s dire la vérité, je crois que v<strong>ou</strong>s êtes sur<br />

<strong>le</strong> chemin p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r y prendre ma place.<br />

— Moi? s'écria Maxime avec terreur et en faisant un pas en<br />

arrière.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne savez pas, reprit <strong>Blondel</strong> en riant, que je v<strong>ou</strong>s ai<br />

suivi des yeux pendant quelques heures avec <strong>le</strong> plus grand<br />

intérêt ?<br />

— Comment cela?


— 424 —<br />

— Oh!., c'est biensimp<strong>le</strong> !... une fois que j'ai été dehors <strong>du</strong><br />

<strong>bagne</strong> je me suis tenu caché dans un endroit <strong>du</strong> port que per­<br />

sonne ne connaît et qui est situé à cent mètres à peine <strong>du</strong> port,<br />

Je suis resté là, dans l'eau jusque s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s bras, <strong>le</strong>s pieds nus<br />

sur des pointes de rocher, ce qui est une position qui est loin<br />

d'être commode, mais qui a cet avantage, c'est qu'il ne vien­<br />

drait à personne l'idée que quelqu'un peut être caché dans ce<br />

recoin, t<strong>ou</strong>t près de l'endroit où j'ai ainsi passé la j<strong>ou</strong>rnée, se<br />

tr<strong>ou</strong>ve une excavation de rocher où j'ai tr<strong>ou</strong>vé deux limes, une<br />

fausse barbe, quelques vêtements et une longue-vue que j'avais<br />

eu la précaution d'y cacher depuis quelque temps et à différentes<br />

reprises. J'étais donc là depuis <strong>le</strong> grand matin, n'ayant que la<br />

tète hors de l'eau, lorsque vers <strong>le</strong>s dix heures je vis passer à<br />

une certaine distance un élégant canot...<br />

— V<strong>ou</strong>s l'avez vu?... demanda vivement Maxime<br />

— Gomme je v<strong>ou</strong>s vois.<br />

— Et dans ce canot?...<br />

— Se tr<strong>ou</strong>vaient monsieur <strong>le</strong> vicomte de Brescé et made<br />

moisel<strong>le</strong> Marcel<strong>le</strong> Salviat.<br />

— Et puis,... ensuite?<br />

— Ensuite?... Eh bien, je ne v<strong>ou</strong>s ai pas per<strong>du</strong>s de vue un seul<br />

instant... V<strong>ou</strong>s comprenez bien que je ne devais pas être bien<br />

surpris de v<strong>ou</strong>s voir en compagnie de la sœur d'Eugène!.,<br />

niais il me vint à l'idée que cette promenade devait avoir un but...<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire?<br />

— Eh!... que diab<strong>le</strong>!.., je ne veux pas dire autre chose que<br />

ce qui est arrivé!<br />

— Mais encore?<br />

<strong>Blondel</strong> regarda fixement Maxime, son visage avait une<br />

expression de sévérité et il répondit d'une voix grave:<br />

— Marcel<strong>le</strong> Salviat était la seu<strong>le</strong> personne qui connût votre<br />

secret, monsieur <strong>le</strong> vicomte, et à cette heure la pauvre fil<strong>le</strong><br />

repose au fond de la mer!... n'est-ce pas cela?<br />

Maxime était atterré... il ne put pas articu<strong>le</strong>r une paro<strong>le</strong>.


— 425 —<br />

T<strong>ou</strong>s ses efforts étaient vains... Il s'était défait de Marcel<strong>le</strong> et<br />

voilà que maintenant il se tr<strong>ou</strong>vait en face de <strong>Blondel</strong>.<br />

Ce dernier haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s et dit d'un air de pitié ironique:<br />

— V<strong>ou</strong>s n'êtes pas un criminel bien en<strong>du</strong>rci, car votre conte­<br />

nance seu<strong>le</strong> suffirait p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s faire condamner... Tranquillisez-<br />

v<strong>ou</strong>s, monsieur <strong>le</strong> vicomte, et si vraiment v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s repentez<br />

de votre mauvaise action, eh bien, <strong>le</strong> hasard v<strong>ou</strong>s donne <strong>le</strong><br />

moyen de la réparer.<br />

— Comment!... la réparer? fit Maxime étonné.<br />

— Certainement, parce que v<strong>ou</strong>s n'avez pas t<strong>ou</strong>t vu, mais à<br />

moi, rien ne m'a échappé... Au moment où votre embarcation<br />

chavira, un canot venait <strong>du</strong> port et il arriva à temps p<strong>ou</strong>r<br />

sauver Marcel<strong>le</strong> qui était restée un moment sur l'eau, s<strong>ou</strong>tenue<br />

par ses vêtements... de sorte qu'il y a t<strong>ou</strong>t lieu d'espérer qu'el<strong>le</strong><br />

n'est pas morte !<br />

Et, Blonde! s'éloigna, laissant Maxime abas<strong>ou</strong>rdi par ce qu'il<br />

venait d'entendre et en proie à la plus profonde terreur.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un quart d'heure <strong>Blondel</strong> avait atteint <strong>le</strong> sommet<br />

d'une petite éminence qui dominait <strong>le</strong>s enviions et d'où l'on<br />

p<strong>ou</strong>vait déc<strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong> port; là il s'assit sur une pierre et tomba<br />

dans de profondes réf<strong>le</strong>xions.<br />

<strong>Blondel</strong> n'était pas encore fatigué de la lutte.<br />

Il sentait que <strong>le</strong> séj<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> avait relâché son énergie, il<br />

y serait mort s'il n'avait pas pu réussir à s'évader!<br />

Cependant aucun sentiment de haine ni d'amertume ne<br />

vivait maintenant dans son cœur; il avait encore une dernière<br />

mission à remplir et il était résolu, quand il se serait acquitté<br />

de ce dernier devoir, de se défaire de la vie.<br />

Ses regards étaient fixés sur <strong>le</strong> profil indécis des bâtiments<br />

<strong>du</strong> port et <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> qui se dessinaient vaguement au loin dans<br />

<strong>le</strong> crépuscu<strong>le</strong>.<br />

Le <strong>le</strong>cteur n<strong>ou</strong>s permettra de <strong>le</strong> recon<strong>du</strong>ire p<strong>ou</strong>r quelques


— 426 —<br />

heures derrière ces sombres murs qui ont servi de théâtre à<br />

quelques unes des scènes de cette histoire.<br />

Avant d'entrer dans une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> période de notre récit, qui<br />

n<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>ira à Cayenne, n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons donner un dernier<br />

c<strong>ou</strong>p-d'œil à ces malheureux qui ont été frappés par <strong>le</strong> bras de<br />

la justice. Ils méritaient <strong>le</strong>ur punition, c'est incontestab<strong>le</strong>, mais<br />

il n'est pas rare de rencontrer parmi eux des cœurs repentants<br />

et des hommes décidés à rentrer dans <strong>le</strong> bon chemin.<br />

N<strong>ou</strong>s avons consacré un chapitre à quelques personnalités<br />

devenues célèbres parmi la population <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>, et n<strong>ou</strong>s ne<br />

résistons pas à l'envie de raconter quelques anecdotes apparte­<br />

nant à des idées d'un genre différent et que n<strong>ou</strong>s empruntons<br />

à l'<strong>ou</strong>vrage que n<strong>ou</strong>s avons déjà cité:<br />

Pendant mon séj<strong>ou</strong>r à Rochefort, (c'est Maurice Alhoy qui<br />

par<strong>le</strong>), j'aimais beauc<strong>ou</strong>p me promener dans <strong>le</strong>s sombres allées<br />

<strong>du</strong> jardin public ; j'allais aussi quelquefois m'asseoir sur une<br />

terrasse qui dominait <strong>le</strong> port et d'où l'on p<strong>ou</strong>vait voir <strong>le</strong>s forçats<br />

au travail ; ils étaient là... c<strong>ou</strong>rbés s<strong>ou</strong>s des fardeaux énormes,<br />

et payant de <strong>le</strong>urs sueurs l'avantage de respirer <strong>le</strong> grand air<br />

pendant quelques heures et d'échapper ainsi à l'atmosphère<br />

viciée des dortoirs et des ateliers <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

J'avais remarqué une jeune fil<strong>le</strong> que je rencontrais s<strong>ou</strong>vent à<br />

cet endroit, el<strong>le</strong> y passait des heures, <strong>le</strong>s yeux tristement fixés<br />

sur la partie <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> où se tr<strong>ou</strong>vaient ceux des forçats em­<br />

ployés à fabriquer des cordages.<br />

Cette jeune fil<strong>le</strong> portait <strong>le</strong> costume de la Vendée.<br />

Un j<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> alla s'asseoir sur un banc qui se tr<strong>ou</strong>vait à l'écart<br />

-et tomba dans une profonde rêverie.<br />

Je m'approchai d'el<strong>le</strong> et lui adressai la paro<strong>le</strong> d'un air com­<br />

patissant, ma figure lui inspira sans d<strong>ou</strong>te de la confiance et<br />

el<strong>le</strong> me raconta qu'el<strong>le</strong> était sur <strong>le</strong> point de se marier et que<br />

son père était au <strong>bagne</strong>.<br />

Son fiancé se nommait Eutrope, il habitait <strong>le</strong> même village<br />

qu'el<strong>le</strong> et il savait qu'il perdrait une partie de sa considération


— 427 —<br />

en ép<strong>ou</strong>sant la fil<strong>le</strong> d'un forçat, mais <strong>le</strong> jeune homme aimait sa<br />

fiancée qui se nommait Tiennette et son am<strong>ou</strong>r faisait taire sa<br />

raison.<br />

Il allait donc se marier, mais il avait imposé à sa fiancée la<br />

condition qu'il ne serait jamais plus parlé de son père, qui,<br />

étant <strong>condamné</strong> à perpétuité, était mort aux yeux de la loi. et<br />

dont il v<strong>ou</strong>lait chasser <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>venir.<br />

Tiennette aimait son père et son am<strong>ou</strong>r filial s'était accru <strong>du</strong><br />

mépris que t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde manifestait p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> malheureux<br />

galérien.<br />

El<strong>le</strong> avait v<strong>ou</strong>lu revoir son père p<strong>ou</strong>r lui faire signer son<br />

contrat de mariage et lui demander sa bénédiction.<br />

Eutrope avait longtemps combattu ce désir et ce ne fut qu'à<br />

contre-cœur qu'il s'était mis en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r Rochefort.<br />

Le jeune homme arriva auprès de n<strong>ou</strong>s au b<strong>ou</strong>t d'un instant<br />

et il s'assit auprès de sa fiancée.<br />

C'était un grand et beau garçon, sa mine était <strong>ou</strong>verte et ses<br />

manières aisées.<br />

fil<strong>le</strong>.<br />

La conversation continua et je me fis l'avocat de la jeune<br />

Je fis comprendre à Eutrope qu'un père n'est jamais un cri­<br />

minel aux yeux de sa fil<strong>le</strong> et qu'aucun tribunal ne peut briser<br />

<strong>le</strong>s liens de la nature; je lui dis ensuite que cet am<strong>ou</strong>r filial de<br />

sa fiancée devait être p<strong>ou</strong>r lui comme un gage de la vertu de<br />

sa future ép<strong>ou</strong>se.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> éc<strong>ou</strong>tait sans rien dire, ses regards étaient<br />

fixés sur <strong>le</strong> visage de son fiancé et el<strong>le</strong> cherchait à deviner ses<br />

sentiments.<br />

Eutrope, lui, éc<strong>ou</strong>tait aussi, <strong>le</strong>s yeux baissés et la physio­<br />

nomie grave. Lorsque j'eus terminé il se <strong>le</strong>va sans dire un mot,<br />

prit la main de sa fiancée et se dirigea avec el<strong>le</strong> <strong>du</strong> côté <strong>du</strong><br />

<strong>bagne</strong>.<br />

Je <strong>le</strong>s suivis p<strong>ou</strong>r obéir à un regard suppliant que m'avait<br />

jeté la jeune fil<strong>le</strong>.


— 428 —<br />

En ni rivant au <strong>bagne</strong> n<strong>ou</strong>s apprîmes que <strong>le</strong> vieillard était<br />

malade et qu'il se tr<strong>ou</strong>vait à l'hôpital.<br />

N<strong>ou</strong>s traversâmes la c<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s rendre auprès de lui.<br />

En montant l'escalier Tiennette était en proie à la plus vive<br />

agitation; ses j<strong>ou</strong>es avaient la pâ<strong>le</strong>ur <strong>du</strong> marbre et sa respira,<br />

tion était oppressée.<br />

On con<strong>du</strong>isit <strong>le</strong>s deux jeunes gens auprès <strong>du</strong> lit <strong>du</strong> malade<br />

mais <strong>le</strong> gardien m'empêcha de <strong>le</strong>s accompagner, je <strong>du</strong>s rester à<br />

la porte et je no pus assister que de loin à cette scène t<strong>ou</strong>chante.<br />

Eutrope s'était placé au pied <strong>du</strong> lit <strong>du</strong> malade et Tiennette<br />

s'était approchée de son père avec une émotion bien naturel<strong>le</strong>.<br />

Le vieillard s<strong>ou</strong><strong>le</strong>va sa tète et la regarda d'un œil éteint pen­<br />

dant qu'un léger s<strong>ou</strong>rire venait éclairer sa figure ridée et<br />

a maigrie.<br />

Une sœur de charité avait s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vé <strong>le</strong> malade et <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>tenait<br />

p<strong>ou</strong>r qu'il pût écrire; il prit la plume qu'on lui présentait et<br />

écrivit pénib<strong>le</strong>ment son nom au bas <strong>du</strong> contrat de mariage de sa<br />

fil<strong>le</strong>.<br />

Puis il <strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s bras et attira Tien nette sur sa poitrine ce<br />

m<strong>ou</strong>vement fit remuer sa chaîne.<br />

A ce bruit Eutrope fit un m<strong>ou</strong>vement et. baissa la tète.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'une demi-heure environ, <strong>le</strong> jeune homme qui était<br />

visib<strong>le</strong>ment mal à son aise jeta un regard à sa fiancée et lui fit<br />

un signe, la jeune fil<strong>le</strong> donna un dernier baiser à son père, et<br />

ses sanglots red<strong>ou</strong>blèrent quand el<strong>le</strong> dût se séparer <strong>du</strong> vieillard;<br />

Cette entrevue devait être la dernière.<br />

<strong>Les</strong> deux fiancés revinrent p<strong>ou</strong>r sortir, la tête baissée et <strong>le</strong>s<br />

yeux p<strong>le</strong>ins de larmes.<br />

A la porte la jeune fil<strong>le</strong> se ret<strong>ou</strong>rna p<strong>ou</strong>r jeter un dernier re<br />

gard à son père, puis el<strong>le</strong> regarda <strong>le</strong> ciel comme p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> prier<br />

d'avoir pitié <strong>du</strong> malheureux et d'abréger ses s<strong>ou</strong>ffrances.<br />

Quand n<strong>ou</strong>s fûmes arrivés au bas de l'escalier, Tiennette se<br />

jeta en p<strong>le</strong>urant au c<strong>ou</strong> de son fiancé et lui dit:<br />

— Cela n<strong>ou</strong>s portera bonheur!


— 429 —<br />

Ils entrèrent ensuite dans la chapitre <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> p<strong>ou</strong>r y faire<br />

une c<strong>ou</strong>rte prière, puis ils me saluèrent en me remerciant et<br />

se dirigèrent vers l'endroit où ils devaient tr<strong>ou</strong>ver la voiture qui<br />

<strong>le</strong>s ramènerait au village.<br />

Il est impossib<strong>le</strong> de lire ces lignes sans être profondément<br />

t<strong>ou</strong>ché: l'anecdote suivante est plus saisissante encore.<br />

Parmi <strong>le</strong>s <strong>ou</strong>vriers employés aux travaux <strong>du</strong> port de T<strong>ou</strong>lon<br />

se tr<strong>ou</strong>vait un Génois.<br />

Cet homme, comme <strong>du</strong> reste la plupart de ses compagnons,<br />

était j<strong>ou</strong>rnel<strong>le</strong>ment en contact avec <strong>le</strong>s forçats, et <strong>le</strong>ur triste<br />

position excitait profondément sa pitié.<br />

Un de ces malheureux, avec <strong>le</strong>quel il lui arrivait quelquefois<br />

de travail<strong>le</strong>r, avait principa<strong>le</strong>ment gagné son affection et sa<br />

commisération, il partageait avec lui <strong>le</strong>s vivres qu'il apportait<br />

<strong>du</strong> dehors et il lui avait s<strong>ou</strong>vent offert une gorgée de vin p<strong>ou</strong>r<br />

se rafraîchir.<br />

Chaque j<strong>ou</strong>r, au moment où, la j<strong>ou</strong>rnée finie, il se disposait<br />

à rentrer chez lui, il donnait au forçat <strong>le</strong> pain et <strong>le</strong>s antres<br />

aliments qu'il n'avait pas mangés et que celui-ci p<strong>ou</strong>vait aj<strong>ou</strong>ter<br />

à la s<strong>ou</strong>pe qui compose <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>per des galériens.<br />

Le forçat tr<strong>ou</strong>vait dans cette affection une espèce de s<strong>ou</strong>lage-<br />

ment à sa misère;, <strong>le</strong>s heures lui paraissait moins longues quand<br />

je Génois travaillait près de lui et lui racontait ce qui .se passait<br />

au dehors <strong>ou</strong> bien encore lui parlait de ses propres affaires.<br />

Le Génois était père de famil<strong>le</strong>. Chaque année sa femme se<br />

rodait dans son pays p<strong>ou</strong>r quelques j<strong>ou</strong>rs et y portait <strong>le</strong>urs<br />

épargnes.<br />

Ce voyage avait ordinairement lieu au commencement de<br />

l'automne.<br />

Le Génois disait alors au forçat :<br />

— Ma femme est allée au pays.<br />

Cette année-là <strong>le</strong> galérien demanda à son ami si sa femme<br />

comptait bientôt se mettre en voyage, mais il apprit que cette,<br />

fois el<strong>le</strong> ne partirait pas.


— 480 —<br />

L'année s'était éc<strong>ou</strong>lée sans que <strong>le</strong> Génois eût pu faire la<br />

moindre épargne.<br />

Six mois auparavant l'<strong>ou</strong>vrier avait v<strong>ou</strong>lu prendre part à une<br />

péculation et s'était associé avec un patron de barque de<br />

Liv<strong>ou</strong>rne.<br />

Le malheur v<strong>ou</strong>lut que la barque fit naufrage et que la<br />

cargaison fût complètement per<strong>du</strong>e.<br />

Le pauvre <strong>ou</strong>vrier vit ainsi disparaître la petite somme qu'il<br />

avait épargnée pendant l'année et qu'il avait espéré voir se<br />

d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r.<br />

Cependant il n'avait pas per<strong>du</strong> c<strong>ou</strong>rage, <strong>le</strong> travail ne man<br />

quait pas sur <strong>le</strong> port et il espérait sortir de ce mauvais pas:<br />

mais sa femme ne put supporter cette perte, la force mora<strong>le</strong><br />

lui manquait p<strong>ou</strong>r cela.<br />

El<strong>le</strong> tomba bientôt malade, <strong>le</strong>s visites des médecins coûtent<br />

cher, <strong>le</strong>s remèdes aussi, il fallut faire des dettes ; la position<br />

empira de plus en plus et <strong>le</strong> propriétaire avait même menace<br />

l'<strong>ou</strong>vrier de <strong>le</strong> mettre à la porte.<br />

Le pauvre Génois pensait continuel<strong>le</strong>ment à sa femme<br />

malade et répétait sans cesse dans son dia<strong>le</strong>cte :<br />

— Povera compagnona !<br />

Sur ces entrefaites il se pro<strong>du</strong>isit une circonstance qui vit<br />

changer la face des choses.<br />

Le forçat qui, jusque là avait patiemment supporté son sort<br />

et n'avait jamais fait entendre une plainte, fut s<strong>ou</strong>dain pas<br />

d'un vio<strong>le</strong>nt dégoût p<strong>ou</strong>r cette existence.<br />

La pensée de s'évader se fit j<strong>ou</strong>r dans son esprit et finit par<br />

devenir une idée fixe il communiqua son projet à son ami en<br />

; priant de lui procurer des habits d'<strong>ou</strong>vrier.<br />

T<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s circonstances semblèrent se réunir en sa faveur, il<br />

parvint à s'évader et alla se cacher dans une grotte qui se<br />

tr<strong>ou</strong>ve au milieu des gorges d'Olli<strong>ou</strong><strong>le</strong>s, sur la r<strong>ou</strong>te qui<br />

con<strong>du</strong>it de T<strong>ou</strong>lon à Aix.<br />

Cette grotte qui avait s<strong>ou</strong>vent déjà servi d'asi<strong>le</strong> à des malfai-


— 431 —<br />

<strong>le</strong>urs, était située de tel<strong>le</strong> façon qu'il fallait y descendre avec<br />

une corde.<br />

Il y avait quelques heures qu'il se tr<strong>ou</strong>vait dans ce refuge<br />

quand il entendit <strong>du</strong> brut, s'étant avancé et ayant <strong>le</strong>vé la tète<br />

il vit un homme qui descendait par <strong>le</strong> môme chemin que celui<br />

par <strong>le</strong>quel lui-même était venu.<br />

Cet homme était <strong>le</strong> Génois qui venait, comme il l'avait pro­<br />

mis, lui faire une visite et, malgré sa misère, il lui apportait,<br />

quelques pièces d'argent.<br />

Le galérien fugitif <strong>le</strong>s prit en riant et lui dit :<br />

— Je v<strong>ou</strong>s remercie, mon ami. V<strong>ou</strong>s avez fait p<strong>ou</strong>r moi ce<br />

que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>viez je veux aussi faire quelque chose p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s.<br />

Je compte que v<strong>ou</strong>s m'aiderez, mais je ne puis rester ici, dans<br />

<strong>le</strong> département <strong>du</strong> Var.... il faut que j'ail<strong>le</strong> à Marseil<strong>le</strong>.... là bas<br />

je serai vi<strong>le</strong> repris.<br />

— Il ne tant jamais perdre l'espoir, répondit <strong>le</strong> Génois, v<strong>ou</strong>s<br />

ne serez repris ni ici, ni là-bas... Ce n'était pas la peine de<br />

v<strong>ou</strong>s évader si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>liez t<strong>ou</strong>t de suite v<strong>ou</strong>s laisser<br />

reprendre !<br />

— V<strong>ou</strong>s ne m'avez pas compris, reprit <strong>le</strong> fugitif ; p<strong>ou</strong>r moi<br />

c'est absolument la même chose, mais p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s cela change;;<br />

ici la capture d'un forçat évadé ne vaut que soixante-quinze<br />

francs, mais p<strong>ou</strong>r une certaine distance el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s rapportera<br />

cent francs.<br />

Le Génois ne comprenait rien à ce que lui disait <strong>le</strong> forçat<br />

qui fut obligé de s'expliquer plus clairement.<br />

Il lui raconta qu'il avait j<strong>ou</strong>é la comédie en paraissant<br />

rassassié de la vie <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> et dévoré <strong>du</strong> désir de reprendre la<br />

liberté. Il s'était depuis longtemps habitué à cette existence,<br />

l'idée ne lui était venue de s'évader que p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir venir en<br />

aide à son ami.<br />

En prison <strong>le</strong> galérien ne p<strong>ou</strong>vait rien faire, mais en s'évadant<br />

il acquérait une certaine va<strong>le</strong>ur qui augmentait encore à


— 432 —<br />

mesure qu'il s'éloignait de T<strong>ou</strong>lon. Au moment où cette va<strong>le</strong>ur<br />

atteignait cent francs il p<strong>ou</strong>vait dire à son ami :<br />

— Viens, accompagne-moi à la première gendarmerie et tu<br />

auras <strong>le</strong>s cent francs de prime, avec cela tu paieras ton pro­<br />

priétaire et tu achèteras des remèdes p<strong>ou</strong>r ta femme.<br />

On peu juger de la stupéfaction <strong>du</strong> Génois en entendant cela,...<br />

il se demandait si la joie d'être sorti de prison ne faisait pas<br />

déraisonner son ami.... cependant il finit par comprendre que<br />

rien n'était plus sérieux.<br />

En terminant <strong>le</strong> forçat lui dit :<br />

— Si v<strong>ou</strong>s rep<strong>ou</strong>ssez ma proposition je prendrai une de ces<br />

cordes avec laquel<strong>le</strong> je m'attacherai à v<strong>ou</strong>s et de cette manière<br />

n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s traînerons au premier poste de gendarmerie; quand<br />

l'on verra un honnête homme lié à un forçat évadé on verra<br />

bien que ce n'est pas <strong>le</strong> forçat qui ramène l'honnête homme<br />

après l'avoir arrêté.<br />

Le Génois finit par se laisser convaincre, <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>venir de sa<br />

femme malade vint se joindre à l'éloquence <strong>du</strong> galérien p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong>quel une bonne action avait plus de prix que la liberté.<br />

Celui-ci fut remis aux autorités et <strong>le</strong> Génois ayant peu de<br />

temps après raconté cette aventure, la générosité <strong>du</strong> forçat<br />

lui valut la bienveillance des juges et il put reprendre son<br />

ancienne place au <strong>bagne</strong> sans subir de punition p<strong>ou</strong>r son<br />

évasion.<br />

Le volume auquel n<strong>ou</strong>s empruntons <strong>le</strong>s anecdotes que l'or:<br />

vient de lire en contient plusieurs autres plus ém<strong>ou</strong>vantes<br />

encore.<br />

Un j<strong>ou</strong>r, (c'est l'auteur qui par<strong>le</strong>), se présentait à la porte <strong>du</strong><br />

<strong>bagne</strong> un petit vieillard revêtu d'une bl<strong>ou</strong>se b<strong>le</strong>ue et appuyé<br />

sur un bâton, il demandait à être con<strong>du</strong>it devant <strong>le</strong> commissaire<br />

<strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

Au même moment <strong>le</strong> commissaire lui-même arrivait; <strong>le</strong><br />

vieillard lui demande un instant d'audience ; arrivé dans <strong>le</strong>


— 433 —<br />

bureau <strong>du</strong> commissaire l'inconnu lui déclare qu'il est forçat<br />

évadé et qu'il vient volontairement se rendre.<br />

Le commissaire considère avec stupéfaction cet homme dont<br />

la physionomie exprime une franchise qui s'accorde mal avec<br />

ses paro<strong>le</strong>s.<br />

— Mais v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s êtes pas évadé <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> de T<strong>ou</strong>lon ?<br />

demande l'employé.<br />

— Si, vraiment, répond <strong>le</strong> vieillard.<br />

Le commissaire <strong>le</strong> considère encore un instant en cherchant<br />

à se rappe<strong>le</strong>r cette physionomie.<br />

— Il y a d<strong>ou</strong>ze ans que je suis employé ici, dit-il après un<br />

moment de si<strong>le</strong>nce, et votre visage m'est complètement<br />

inconnu.<br />

— Je <strong>le</strong> comprends parfaitement, répond <strong>le</strong> vieillard, je<br />

suis évadé longtemps avant votre arrivée ici; il y a quarante<br />

sept ans de cela.... j'avais alors vingt-quatre ans et j'en ai<br />

maintenant soixante et onze!<br />

Le commissaire ayant manifesté <strong>le</strong> désir de connaître <strong>le</strong>s<br />

motifs qui l'avaient p<strong>ou</strong>ssé à cette singulière démarche, <strong>le</strong><br />

vieillard lui raconta qu'il était depuis une vingtaine d'années<br />

à la tête d'une maison de commerce dans une petite vil<strong>le</strong> de<br />

province ; ses affaires allaient bien, il j<strong>ou</strong>issait de l'estime de ses<br />

concitoyens lorsqu'il se laissa persuader et s'associa avec un<br />

parent auquel il raconta un j<strong>ou</strong>r qu'il avait commis une action<br />

qui l'avait mené au <strong>bagne</strong> d où il s'était évadé. Un j<strong>ou</strong>r que<br />

ces deux hommes avaient ensemb<strong>le</strong> une discussion d'affaires, il<br />

s'agissait d'une somme de cent écus, l'associé <strong>du</strong> vieillard <strong>le</strong><br />

menaça de <strong>le</strong> dénoncer.<br />

— J'ai préféré <strong>le</strong> faire moi-même, fit en terminant l'inconnu,<br />

je serais mort de honte si la force armée était venue m'arrêter<br />

au milieu des miens et de ceux qui me connaissent, c'est<br />

p<strong>ou</strong>rquoi j'ai pris <strong>le</strong> parti de venir me rendre. J'ai un peu de<br />

bagage à l'hôtel où je suis descen<strong>du</strong>, permettez moi d'al<strong>le</strong>r <strong>le</strong><br />

32


— 434 —<br />

chercher, et je v<strong>ou</strong>s jure que demain, de bonne heure, je serai<br />

ici.<br />

Le commissaire, content d'avoir <strong>le</strong> temps de réfléchir à cette<br />

singulière aventure, permit au vieillard de s'éloigner.<br />

Dès qu'il fut seul, il se rendit aux archives <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> et se<br />

mit à feuil<strong>le</strong>ter <strong>le</strong>s registres de l'année où devait avoir eu lieu<br />

l'évasion de cet homme.<br />

Il finit par tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> nom que celui-ci lui avait indiqué avec<br />

l'observation écrite que ce cas était prescrit depuis longtemps.<br />

Lorsque, <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin, <strong>le</strong> vieillard se présenta, <strong>le</strong><br />

commissaire lui dit qu'il était libre et hors des atteintes de la<br />

loi.<br />

Mais la santé <strong>du</strong> pauvre vieux avait été ébranlée par tant<br />

d'émotions et il tomba malade.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un <strong>ou</strong> deux j<strong>ou</strong>rs, il fallut <strong>le</strong> porter à l'hôpital.<br />

Cependant <strong>le</strong>s bons soins <strong>le</strong> remirent sur pied et il se dispo­<br />

sait à ret<strong>ou</strong>rner dans la vil<strong>le</strong> qu'il habitait, lorsque <strong>le</strong> commis­<br />

saire lui dit :<br />

— A l'époque à laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s fûtes <strong>condamné</strong>, aucun j<strong>ou</strong>r­<br />

nal ne parla de votre jugement ; <strong>le</strong>s témoins et <strong>le</strong>s juges de<br />

cette époque sont morts ; <strong>le</strong>s registres matricu<strong>le</strong>s <strong>du</strong> <strong>bagne</strong><br />

sont s<strong>ou</strong>s c<strong>le</strong>f et s<strong>ou</strong>s ma garde; ce n'est, par conséquent,<br />

qu'auprès de moi que l'on p<strong>ou</strong>rrait tr<strong>ou</strong>ver des renseignements<br />

sur votre compte dans <strong>le</strong> cas où v<strong>ou</strong>s seriez p<strong>ou</strong>rsuivi par la<br />

haine de votre associé, et je v<strong>ou</strong>s promets de répondre à t<strong>ou</strong>te<br />

investigation à ce sujet d'une manière satisfaisante p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s.<br />

Si quelqu'un venait à v<strong>ou</strong>s accuser d'avoir été au <strong>bagne</strong>, niez<br />

t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment la chose, et votre associé aimera mieux sans<br />

d<strong>ou</strong>te se taire que d'être accusé de diffamation.<br />

Ces paro<strong>le</strong>s furent une vraie consolation p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> pauvre vieil­<br />

lard, qui ne tr<strong>ou</strong>vait pas de termes p<strong>ou</strong>r remercier <strong>le</strong> commis­<br />

saire.<br />

Il partit, <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, <strong>le</strong> cœur léger et content, p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r se<br />

remettre à la tête de ses affaires.


— 435 —<br />

CHAPITRE XXXIII.<br />

Un dernier regard dans <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

L'histoire <strong>du</strong> galérien Petit est un de ces récits fantastiques<br />

que l'on a de la peine à se figurer comme véridiques. Cet<br />

homme j<strong>ou</strong>issait d'une immense popularité, à cause de son<br />

c<strong>ou</strong>rage et de sa ruse d'abord, ensuite p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s nombreuses<br />

bonnes œuvres qu'on lui attribuait.<br />

Un j<strong>ou</strong>r, il se tr<strong>ou</strong>vait dans une petite auberge de village<br />

quand il vit arriver un huissier avec ses aides qui venaient<br />

saisir et vendre aux enchères <strong>le</strong>s meub<strong>le</strong>s de la veuve qui tenait<br />

cette auberge et qui devait encore quelque chose sur ses con­<br />

tributions. La dette de cette femme se montait à une somme<br />

assez ronde.<br />

L'exécution eut lieu et Petit en fut témoin ; il <strong>du</strong>t même se<br />

<strong>le</strong>ver p<strong>ou</strong>r que la chaise sur laquel<strong>le</strong> il était assis fût ven<strong>du</strong>e à<br />

l'enchère.<br />

Le galérien évadé resta jusqu'à la fin de la vente, et il put<br />

voir la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et <strong>le</strong> désespoir de cette pauvre femme à laquel<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> fisc venait d'en<strong>le</strong>ver t<strong>ou</strong>t ce qu'el<strong>le</strong> possédait.<br />

<strong>Les</strong> gens de la justice étaient partis depuis une heure <strong>ou</strong> deux<br />

et Petit avait disparu presque en même temps.<br />

La pauvre femme, assise sur son chenet, versait des larmes<br />

amères lorsque s<strong>ou</strong>dain la fenêtre de la pièce où el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>­<br />

vait s'<strong>ou</strong>vre avec fracas ; un homme l'enjambe, s'approche de<br />

la veuve et jette à ses pieds un sac d'argent ; ce sac contenait<br />

<strong>le</strong> pro<strong>du</strong>it de la vente qui venait d'avoir lieu.<br />

Cet homme était Petit.


— 436 —<br />

Il avait suivi <strong>le</strong> receveur jusqu'à son domici<strong>le</strong>, s'était intro­<br />

<strong>du</strong>it dans la maison par une fenêtre <strong>ou</strong>verte et avait été se<br />

cacher dans <strong>le</strong> bureau ; avant de se mettre au lit, <strong>le</strong> receveur<br />

ayant v<strong>ou</strong>lu mettre son argent en lieu sûr, il vint dans celte<br />

pièce, <strong>ou</strong>vrit une armoire et au moment où il allait y placer<br />

<strong>le</strong> sac d'argent Petit se tr<strong>ou</strong>va devant lui, lui prit <strong>le</strong> sac des<br />

mains ainsi qu'un r<strong>ou</strong><strong>le</strong>au d'or qui se tr<strong>ou</strong>vait à sa portée et<br />

disparut avant que <strong>le</strong> receveur stupéfait eût pu articu<strong>le</strong>r une<br />

paro<strong>le</strong>.<br />

Ses bienfaits s'exerçaient principa<strong>le</strong>ment envers des gens de<br />

sa classe. Il paraissait v<strong>ou</strong>loir être <strong>le</strong> grand maître d'un ordre<br />

de chevaliers errants d'un n<strong>ou</strong>veau genre.<br />

Plus d'une fois on <strong>le</strong> surprit rôdant aut<strong>ou</strong>r des murs d'une<br />

prison et la considérant d'un air pensif, comme un guerrier<br />

qui v<strong>ou</strong>drait se rendre compte de la solidité d'une place forte,<br />

L'objet de cette promenade <strong>ou</strong> de ces réf<strong>le</strong>xions était presque<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la délivrance d'un prisonnier, quelquefois même de<br />

t<strong>ou</strong>te une bande. Il lui arriva même, quand il rencontrait un<br />

transport de <strong>condamné</strong>s, de t<strong>ou</strong>t tenter p<strong>ou</strong>r essayer d'en dé­<br />

livrer un <strong>ou</strong> plusieurs ; il était inépuisab<strong>le</strong> en ruses et en stra­<br />

tagèmes.<br />

On con<strong>du</strong>isit un j<strong>ou</strong>r devant <strong>le</strong> commissaire de police d'une<br />

petite vil<strong>le</strong> <strong>du</strong> midi de la France un homme que l'on avait<br />

arrêté comme vagabond, cet homme parlait anglais et ne com-<br />

prenait pas un mot de français; on fit venir un interprète et on<br />

apprit que cet homme était un matelot anglais qui avait tra<br />

versé une partie de la France à pied p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r rejoindre son<br />

navire qui se tr<strong>ou</strong>vait à Liv<strong>ou</strong>rne.<br />

On <strong>le</strong> laissa partir ; ... c'était Petit.<br />

Il était d'une habi<strong>le</strong>té consommée p<strong>ou</strong>r se faire passer p<strong>ou</strong>r<br />

ce qu'il n'était pas, et cette habi<strong>le</strong>té se montrait même quand<br />

il avait été reconnu et arrêté.<br />

C'est dans des occasions de ce genre que sa présence d'esprit<br />

et ses autres qualités se montraient.


— 437 —<br />

« Une classe de criminels, dit M. Lavergne, se compose pres­<br />

que exclusivement d'hommes jeunes, d'une richesse d'imagina­<br />

tion excessive, ils ont des connaissances éten<strong>du</strong>es, par<strong>le</strong>nt<br />

plusieurs langues, <strong>le</strong>ur langage est persuasif, en un mot, ce<br />

sont des comédiens consommés et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à la hauteur <strong>du</strong><br />

rô<strong>le</strong> que <strong>le</strong> hasard <strong>le</strong>ur assigne.<br />

Dans <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rs de <strong>le</strong>ur existence, qui s<strong>ou</strong>vent se termine sur<br />

l'échafaud, ces hommes ont représenté t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s caractères des<br />

personnages de la comédie et <strong>du</strong> drame.»<br />

Le forçat Petit était un type réussi de cette classe d'indivi<strong>du</strong>s<br />

Pendant son séj<strong>ou</strong>r à T<strong>ou</strong>lon il était parvenu à plaire à t<strong>ou</strong>t<br />

<strong>le</strong> monde par l'urbanité de son langage et l'affabilité et la grâce<br />

de sa conversation.<br />

On l'aurait pris à son banc de galérien p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> transporter<br />

dans un des salons aristocrates de la vil<strong>le</strong> qu'il n'eût pas été<br />

<strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde embarrassé et aurait rivalisé d'élégance et<br />

de bon ton avec <strong>le</strong>s hommes <strong>le</strong>s plus distingués de la haute<br />

classe.<br />

T<strong>ou</strong>t en lui respirait la nob<strong>le</strong>sse.<br />

Charmant avec ses égaux, il était d'une prévenance digne<br />

et de bon ton avec ses supérieurs, et il remplissait ses devoirs<br />

avec une tel<strong>le</strong> ponctualité que l'on <strong>ou</strong>bliait ce qu'il était.<br />

Et cependant cet homme, avec son air efféminé, sa voix<br />

d<strong>ou</strong>ce et flûtée, sa main de femme, cet homme, disons-n<strong>ou</strong>s,<br />

était une monstruosité qui, à certains moments, était capab<strong>le</strong><br />

des actions <strong>le</strong>s plus nob<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s plus généreuses.<br />

Le commissaire Regnaud avait c<strong>ou</strong>tume de dire qu'à ses<br />

yeux, Petit personnifiait <strong>le</strong> crime en<strong>du</strong>rci renfermé s<strong>ou</strong>s l'en­<br />

veloppe la plus sé<strong>du</strong>isante qu'il fût possib<strong>le</strong> d'imaginer.<br />

Personne mieux que cet homme ne possédait <strong>le</strong> ta<strong>le</strong>nt de se<br />

rendre aimab<strong>le</strong>, de se faire aimer par ses gardiens, capter <strong>le</strong>ur<br />

confiance, endormir <strong>le</strong>ur vigilance et profiter de cela p<strong>ou</strong>r<br />

s'évader.<br />

Un j<strong>ou</strong>r, à Paris, ayant été <strong>condamné</strong> à être exposé publi-


— 438 —<br />

quement, il annonça pendant qu'il était au poteau d'infamie, quel<br />

j<strong>ou</strong>r il arriverait au <strong>bagne</strong> de T<strong>ou</strong>lon et quel j<strong>ou</strong>r il s'en éva-<br />

derait; <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r fixé il s'était en effet évadé et il se tr<strong>ou</strong>vait<br />

sur la r<strong>ou</strong>te <strong>du</strong> Piémont, déguisé en matelot.<br />

Une autre fois, ayant été repris à Abbevil<strong>le</strong>, il dit au main,<br />

devant qui il avait été con<strong>du</strong>it, qu'il quitterait sa prison <strong>le</strong> <strong>le</strong>n­<br />

demain parce qu'el<strong>le</strong> ne lui paraissait pas devoir être un séj<strong>ou</strong>r<br />

convenab<strong>le</strong>, <strong>le</strong> magistrat rit de cette fanfaronnade et ne s'en<br />

inquiéta pas. Le <strong>le</strong>ndemain, comme il l'avait annoncé, la porte<br />

de sa cellu<strong>le</strong> s'<strong>ou</strong>vre, il arrive dans une chambre où <strong>le</strong> geôlier<br />

tient la lingerie de la prison, il y tr<strong>ou</strong>ve des chiffons, qui lui<br />

servent à envelopper la chaîne qu'il a aux pieds, afin de l'em­<br />

pêcher de faire <strong>du</strong> bruit, il escalade ensuite deux murs, tombe<br />

dans un jardin, en brise la palissade et se tr<strong>ou</strong>ve en p<strong>le</strong>ine<br />

campagne, avec une chaîne aux pieds tel<strong>le</strong>ment c<strong>ou</strong>rte qu'il<br />

est obligé de marcher par petits sauts; <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain il parvient<br />

à se débarasser de cette chaîne et revient en vil<strong>le</strong> où il a l'au,<br />

lace d'al<strong>le</strong>r la vendre à un marchand de ferrail<strong>le</strong> qui a un<br />

banc sur la place <strong>du</strong> marché.<br />

On croit lire un roman.<br />

Et cependant ce que n<strong>ou</strong>s racontons est authentique.<br />

Une autre célébrité <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>, qui a laissé dans <strong>le</strong>s archives<br />

de la justice une réputation sanglante, c'est <strong>le</strong> galérien Salvator<br />

Son véritab<strong>le</strong> nom était Jean Féray, mais il était beauc<strong>ou</strong>p<br />

plus connu s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de Salvator.<br />

Cet homme était d<strong>ou</strong>é d'un c<strong>ou</strong>rage indomptab<strong>le</strong> et d'une<br />

énergie sans pareil<strong>le</strong>, mais il ne se servait de ses armes que<br />

p<strong>ou</strong>r sa défense personnel<strong>le</strong>.<br />

En <strong>ou</strong>tre il avait une brillante imagination et une présence<br />

d'esprit extraordinaire.<br />

11 s'évada trente-deux fois des prisons et neuf fois <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

D'une stature admirab<strong>le</strong>ment proportionnée, il portait t<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong>s costumes avec la même aisance et il p<strong>ou</strong>vait donner à sa<br />

physionomie l'expression qui lui plaisait.


— 439 —<br />

C'était un comédien consommé.<br />

La ruine de cet homme fut causée par sa fierté.<br />

Peut-être aussi la <strong>du</strong>t-il à une de ces sec<strong>ou</strong>sses physiques<br />

qui, dans certaines natures, ne peuvent pas se pro<strong>du</strong>ire sans<br />

affecter <strong>le</strong> sens moral.<br />

Salvator (n<strong>ou</strong>s continuons à <strong>le</strong> désigner s<strong>ou</strong>s ce nom) était<br />

négociant et marié ; il habitait une vil<strong>le</strong> de France ; un j<strong>ou</strong>r,<br />

en revenant d'un voyage que ses affaires l'avaient appelé à en­<br />

treprendre, il tr<strong>ou</strong>va sa maison et ses magasins vides et la<br />

caisse forcée ; sa femme s'était enfuie avec <strong>le</strong> plus jeune des<br />

commis <strong>du</strong> négociant.<br />

Dans la crainte de devenir l'objet de la risée publique, Sal­<br />

vator devint taciturne ; il quitta la vil<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r vivre à l'écart,<br />

loin des hommes ; mais sa retraite fut tr<strong>ou</strong>blée par des menaces<br />

de p<strong>ou</strong>rsuites judiciaires intentées par ses créanciers ; aigri,<br />

irrité contre ceux qui réclamaient <strong>le</strong>ur argent, il prit ces me­<br />

naces p<strong>ou</strong>r prétexte et déclara la guerre à la propriété d'autrui.<br />

A partir de ce moment, on eût dit qu'il prenait à tâche de<br />

rendre son nom plus infâme.<br />

Il fut <strong>condamné</strong> une première fois à Paris à dix années de<br />

réclusion p<strong>ou</strong>r vol à l'aide de fausses c<strong>le</strong>fs.<br />

Il s'évada, mais il ne tarda pas à être repris.<br />

Il passa de n<strong>ou</strong>veau cinq ans en prison ; à sa sortie, un n<strong>ou</strong>­<br />

veau vol lui valut une condamnation à d<strong>ou</strong>ze ans de détention.<br />

Arrêté après s'être défen<strong>du</strong> contre dix agents de police,<br />

b<strong>le</strong>ssé et presque m<strong>ou</strong>rant, il fut transporté à la Force ; on <strong>le</strong><br />

plaça à l'infirmerie, dans une sal<strong>le</strong> dont la fenêtre donnait dans<br />

la rue Pavée. Revenu à lui, il retr<strong>ou</strong>va sa bonne humeur et,<br />

au b<strong>ou</strong>t de deux j<strong>ou</strong>rs, il exerça une espèce d'autorité sur ses<br />

compagnons.<br />

Cependant ses b<strong>le</strong>ssures étaient nombreuses et profondes, et<br />

son état semb<strong>le</strong> empirer. Le médecin lui par<strong>le</strong> avec ménage­<br />

ments et <strong>le</strong> prépare à se résigner à son sort. Salvator a pris<br />

son parti et attend la mort avec résignation.


— 440 —<br />

Le <strong>le</strong>ndemain il avait disparu.<br />

Pendant qu'on <strong>le</strong> cherchait dans Paris il r<strong>ou</strong>lait sur la grande<br />

r<strong>ou</strong>te en chaise de poste, 'ayant à ses côtés une dame mysté-<br />

rieuse qui avait favorisé son évasion.<br />

Arrêté et <strong>condamné</strong> à mort en Suisse p<strong>ou</strong>r un vol considé­<br />

rab<strong>le</strong>, il semblait arrivé au terme de sa carrière.<br />

Pendant sa détention préventive il avait creusé un con<strong>du</strong>it<br />

s<strong>ou</strong>terrain qui devait lui permettre de s'évader dès qu'il serait<br />

terminé, mais <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> jugement étant arrivé et la condam­<br />

nation ayant été prononcée, on jugea à propos de lui enchaîner<br />

<strong>le</strong>s pieds et <strong>le</strong>s mains, ce qui lui causa un profond désappointe­<br />

ment.<br />

La veil<strong>le</strong> <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r fixé p<strong>ou</strong>r l'exécution, Salvator montra un<br />

profond repentir, il fit appe<strong>le</strong>r <strong>le</strong> directeur de la prison en se<br />

disant disposé à faire des révélations.<br />

Un magistrat vient dans sa cellu<strong>le</strong>.<br />

Salvator commence à lui raconter son enfance lorsque s<strong>ou</strong>­<br />

dain il s'arrête en p<strong>ou</strong>ssant une exclamation de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur.<br />

— Qu'avez-v<strong>ou</strong>s ? demande <strong>le</strong> juge instructeur.<br />

— Ce n'est rien, je v<strong>ou</strong>s demande pardon, répond Salvator;<br />

<strong>le</strong> gardien a tel<strong>le</strong>ment serré l'anneau de ma chaîne que <strong>le</strong> fer<br />

m'entre dans <strong>le</strong>s chairs de la jambe.<br />

Le juge se baisse et débarrasse lui-même <strong>le</strong> prisonnier de ses<br />

entraves.<br />

Salvator continue son récit et <strong>le</strong> rend tel<strong>le</strong>ment t<strong>ou</strong>chant que<br />

<strong>le</strong> juge en est t<strong>ou</strong>t ému.<br />

Celui-ci voyant la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur peinte sur la physionomie <strong>du</strong><br />

prisonnier, donne l'ordre d'en<strong>le</strong>ver <strong>le</strong>s chaînes qu'il a aux<br />

mains.<br />

La conversation se prolonge, la nuit commence à tomber;<br />

<strong>le</strong> juge, fatigué, mais cependant curieux de connaître t<strong>ou</strong>te<br />

l'histoire de Salvator, s'éloigne en promettant de revenir <strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>ndemain matin.<br />

Il donne au geôlier l'ordre de laisser dormir <strong>le</strong> prisonnier


— 441 —<br />

sans lui remettre ses fers ; <strong>du</strong> reste, il ne peut pas songer à<br />

s'évader, la garde est d<strong>ou</strong>blée, <strong>le</strong>s murs de la prison sont épais<br />

et <strong>le</strong>s fenêtres solidement grillées.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin on vient de bonne heure apporter à<br />

manger au prisonnier, mais la cellu<strong>le</strong> est vide, Salvator a dis<br />

paru par <strong>le</strong> con<strong>du</strong>it s<strong>ou</strong>terrain qu'il a creusé et qui va ab<strong>ou</strong>tir<br />

dans un jardin situé derrière <strong>le</strong>s murs de la prison.<br />

La dame mystérieuse qui venait à son sec<strong>ou</strong>rs devait appar­<br />

tenir à une famil<strong>le</strong> distinguée. <strong>Les</strong> uns disaient même que<br />

c'était sa femme et qu'el<strong>le</strong> lui avait conservé jusqu'à la fin un<br />

am<strong>ou</strong>r et un dév<strong>ou</strong>ement profonds, comme p<strong>ou</strong>r ad<strong>ou</strong>cir <strong>le</strong><br />

malheur dans <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> l'avait précipité.<br />

Pendant une de ses longues et fréquentes détentions, il avait<br />

su gagner la bienveillance de son gardien et en avait obtenu<br />

la faveur de voir sa femme qui venait t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s soirs partager<br />

son s<strong>ou</strong>per.<br />

El<strong>le</strong> apportait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs quelque friandise, mais t<strong>ou</strong>t ce qui<br />

entrait dans la cellu<strong>le</strong> de Salvator était s<strong>ou</strong>mis à une visite<br />

minutieuse.<br />

Un beau matin, Salvator avait disparu et deux barreaux de<br />

sa fenêtre étaient c<strong>ou</strong>pés.<br />

Sa femme avait pu dissimu<strong>le</strong>r une lime qu'el<strong>le</strong> lui avait ap­<br />

portée.<br />

La con<strong>du</strong>ite de Salvator offrait parfois <strong>le</strong>s contrastes <strong>le</strong>s plus<br />

extravagants. Ainsi il ne p<strong>ou</strong>vait pas s<strong>ou</strong>ffrir qu'un prévenu<br />

parût devant <strong>le</strong> tribunal dans une tenue négligée, il v<strong>ou</strong>lait<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une tenue convenab<strong>le</strong> et il lui arriva de se défaire<br />

d'un vêtement p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> donner à un de ses co-détenus afin que<br />

celui-ci pût se présenter dignement devant <strong>le</strong>s juges.<br />

Salvator montrait p<strong>ou</strong>r ses compagnons un dév<strong>ou</strong>ement à<br />

t<strong>ou</strong>te épreuve ; il était surt<strong>ou</strong>t estimé p<strong>ou</strong>r sa discrétion et<br />

1 habi<strong>le</strong>té avec laquel<strong>le</strong> il savait mettre la police sur une fausse<br />

piste.<br />

Il dévalisa pendant une nuit un magasin avec la complicité


— 442 —<br />

de l'un des employés , arrêté peu de temps après, il fut con<strong>du</strong>it<br />

sur <strong>le</strong>s lieux où <strong>le</strong> vol avait été commis. T<strong>ou</strong>t se réunissait p<strong>ou</strong>r<br />

démontrer jusqu'à l'évidence qu'il lui eût été impossib<strong>le</strong> d'ac­<br />

complir <strong>le</strong> vol sans la complicité de l'un des employés de la<br />

maison, mais Salvator nia avec persistance en affirmant qu'il<br />

avait été seul. Le juge d'instruction confronta t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s em­<br />

ployés avec <strong>le</strong> prévenu, en examinant t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s physionomies<br />

<strong>le</strong>s unes après <strong>le</strong>s autres p<strong>ou</strong>r y déc<strong>ou</strong>vrir un signe, un c<strong>ou</strong>p,<br />

d'œil, un tressail<strong>le</strong>ment qui pût servir à faire déc<strong>ou</strong>vrir un<br />

complice. Salvator resta impassib<strong>le</strong>.<br />

— Je ne connais aucun de ces messieurs ! dit-il froidement,<br />

et je ne vois parmi eux personne qui aurait pu me servir de<br />

complice.<br />

Cependant Salvator sentait que ce combat incessant contre la<br />

société allait surpasser ses forces.<br />

Un j<strong>ou</strong>r, au <strong>bagne</strong> de Rochefort, H comprit que son énergie<br />

était brisée et il v<strong>ou</strong>lut m<strong>ou</strong>rir.<br />

Il était fatigué de l'existence, la réputation qu'il s'était acquise<br />

lui pesait, l'autorité qu'il avait sur ses camarades même lui était<br />

à charge.<br />

Il v<strong>ou</strong>lut en finir.<br />

Un j<strong>ou</strong>r il prit un c<strong>ou</strong>teau et en porta un c<strong>ou</strong>p à un des gar­<br />

dien en lui faisant une b<strong>le</strong>ssure insignifiante, mais cela suffisait,<br />

il avait atteint son but : il fut <strong>condamné</strong> à mort et Jean Féray<br />

• monta à l'échafaud avec une fermeté qui ne se démentit pas un<br />

instant.<br />

N<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons, avant de terminer, dire deux mots d'un pê-<br />

cheur des côtes de Normandie que la misère p<strong>ou</strong>ssa un j<strong>ou</strong>r à<br />

commettre un vol avec effraction.<br />

Il avait volé un pain p<strong>ou</strong>r donner à manger à sa petite fil<strong>le</strong><br />

Il fut <strong>condamné</strong> à cinq ans de <strong>bagne</strong> et con<strong>du</strong>it à Brest.<br />

L'époque de sa libération arriva, pendant ce temps la fil<strong>le</strong>tte<br />

avait grandi, el<strong>le</strong> avait appris à faire des corbeil<strong>le</strong>s d'osier ainsi<br />

que d'autres <strong>ou</strong>vrages, comme des nattes de plantes marines


— 443 —<br />

<strong>ou</strong> d'écorces, et en tr<strong>ou</strong>vait faci<strong>le</strong>ment la vente. Mais quand<br />

son père fut revenu, <strong>le</strong> mépris qu'il inspirait se reporta sur sa<br />

fil<strong>le</strong>: la fermière chez laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> avait tr<strong>ou</strong>vé un asi<strong>le</strong> lui fit<br />

comprendre qu'el<strong>le</strong> devait se chercher une autre demeure et<br />

bientôt el<strong>le</strong> ne put vendre aucun de ses <strong>ou</strong>vrages ; personne<br />

n'avait besoin de rien quand c'était la fil<strong>le</strong> <strong>du</strong> galérien qui ve­<br />

nait offrir sa marchandise.<br />

El<strong>le</strong> avait heureusement eu une bonne idée pendant la dé­<br />

tention de son père: dans la prévision de ce qui arriverait, el<strong>le</strong><br />

avait économisé s<strong>ou</strong> par s<strong>ou</strong> et se tr<strong>ou</strong>vait en possession d'une<br />

somme assez ronde<strong>le</strong>tte qu'el<strong>le</strong> destinait à 1 achat d'une barque<br />

de pêcheur qui permettrait à son père de gagner sa vie.<br />

L'ancien forçat méprisé, honni et rep<strong>ou</strong>ssé de t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde<br />

se tr<strong>ou</strong>va bientôt sans refuge.<br />

Le propriétaire de la maison où il avait tr<strong>ou</strong>vé un asi<strong>le</strong> pen­<br />

dant <strong>le</strong>s premiers j<strong>ou</strong>rs lui signifia de s'en al<strong>le</strong>r s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> prétexte<br />

qu'il avait jeté un mauvais sort sur <strong>le</strong> bétail.<br />

C'est alors que la jeune fil<strong>le</strong> reconnut que ses prévisions<br />

avaient été fondées et el<strong>le</strong> fut t<strong>ou</strong>te heureuse d'annoncer à son<br />

père qu'el<strong>le</strong> avait de quoi acheter une barque qui <strong>le</strong>ur servirait<br />

d'habitation.<br />

Quand el<strong>le</strong> eut ainsi mis son père à l'abri de la <strong>du</strong>reté de<br />

ses voisins, el<strong>le</strong> eut la pensée qu'el<strong>le</strong> seu<strong>le</strong> était c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> puis­<br />

que c'était p<strong>ou</strong>r lui donner <strong>du</strong> pain que son père avait volé<br />

et el<strong>le</strong> prit la résolution de tenter un suprême effort p<strong>ou</strong>r<br />

tâcher de reconquérir la sympathie des habitants de son<br />

village.<br />

El<strong>le</strong> se mit à al<strong>le</strong>r de maison en maison, offrant ses corbeil<strong>le</strong>s<br />

en disant: « — Je travail<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>rrir mon père qui fut<br />

c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r avoir v<strong>ou</strong>lu me préserver de la faim. »<br />

N<strong>ou</strong>s n'en finirions pas si n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lions raconter t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s<br />

anecdotes t<strong>ou</strong>chantes qu'offre l'histoire <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

Mais il est temps que n<strong>ou</strong>s reprenions notre récit.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r où Maurice s'était présenté devant <strong>le</strong>


444 —<br />

comte de Précigny, <strong>le</strong> jeune homme était éten<strong>du</strong> sur un divan.<br />

Le j<strong>ou</strong>r allait finir. Maurice s<strong>ou</strong>ffrait encore de ses b<strong>le</strong>ssures<br />

et de ce qu'il avait en<strong>du</strong>ré dans la cave de Lebuteux ; mais il<br />

se sentait heureux, l'espérance illuminait son cœur.<br />

Il était plongé dans une profonde rêverie quand la porte<br />

s'<strong>ou</strong>vrit et madame Cormier entra.<br />

Maurice v<strong>ou</strong>lut se <strong>le</strong>ver, mais sa mère acc<strong>ou</strong>rut p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />

retenir et <strong>le</strong> baisa au front en lui disant :<br />

— Reste, mon enfant, tu sais que <strong>le</strong> médecin t'a recom­<br />

mandé <strong>le</strong> repos et ce n'est qu'à cette condition que ta guérison<br />

sera rapide Maintenant, plus que jamais, je dois veil<strong>le</strong>r<br />

sur toi !.. je t'ai retr<strong>ou</strong>vé et je m<strong>ou</strong>rrais s'il fallait te perdre!<br />

— Pauvre mère !... murmura Maurice en baisant <strong>le</strong>s mains<br />

do madame Cormier.<br />

— Ec<strong>ou</strong>te, mon enfant chéri, je me suis s<strong>ou</strong>vent demandée<br />

quel<strong>le</strong> peut-être la cause de cette tristesse qui ne t'abandonne<br />

pas,... et je crois...<br />

— Tu crois l'avoir tr<strong>ou</strong>vée ?<br />

— J'en suis sûre, mon enfant !<br />

— Ce n'est pas possib<strong>le</strong> ! fit Maurice en sec<strong>ou</strong>ant d<strong>ou</strong>cement<br />

la tête.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ?<br />

— Parce que c'est un secret que je n'ai confié à personne.<br />

Madame Cormier se mit à rire.<br />

— Maurice, dit-el<strong>le</strong>, te s<strong>ou</strong>viens-tu <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r où tu me vis pe­<br />

la première fois ?<br />

— Certainement, mère, s'écria <strong>le</strong> jeune homme ; je m'en<br />

s<strong>ou</strong>viens comme si c'était hier !<br />

— Eh bien, ce j<strong>ou</strong>r-là tu n'étais pas seul.<br />

— En effet...<br />

— Je te rencontrai en compagnie de....<br />

— De Lucienne !<br />

— Lucienne?... Lucienne t<strong>ou</strong>t c<strong>ou</strong>rt?... demanda Pauline<br />

en s<strong>ou</strong>riant avec malice.


— 445 —<br />

Mademoisel<strong>le</strong> Lucienne ! reprit Maurice en r<strong>ou</strong>gissant.<br />

Madame Cormier considéra un instant avec bonheur l'em­<br />

barras de Maurice, puis el<strong>le</strong> prit ses deux mains, se pencha<br />

vers lui et lui dit à demi-voix :<br />

__ Mon fils, j'ai vu monsieur Michaud !<br />

— Toi?<br />

— Certainement.<br />

— Mais..; monsieur Michaud habite Paris!<br />

— C'est vrai, mais il possède une villa dans <strong>le</strong>s environs de<br />

T<strong>ou</strong>lon, à cinq minutes à peine de Valnoir.<br />

— Si près de n<strong>ou</strong>s ! s'écria Maurice dont la pensée prit im­<br />

médiatement son essor.<br />

— Est-ce que tu te regrettes?<br />

— Quand as-tu été à la villa de monsieur Michaud ?<br />

— Il y a une heure à. peine.<br />

— Et l'as-tu vu, lui?<br />

— Certainement, je lui ai même parlé.<br />

— Mais... tu ne <strong>le</strong> connais pas.<br />

— En effet, je l'ai vu auj<strong>ou</strong>rd'hui p<strong>ou</strong>r la première fois.<br />

— Et dans quel but v<strong>ou</strong>lais-tu <strong>le</strong> voir?<br />

— Tu ne <strong>le</strong> devines pas?<br />

— Je cherche...<br />

— Et... tr<strong>ou</strong>ves-tu ?<br />

— Je n'ose oh! par<strong>le</strong>... par<strong>le</strong>!... ne me laisse pas dans<br />

cette incertitude !<br />

— Eh bien ! dit madame Cormier après un moment de<br />

si<strong>le</strong>nce, tu te fâcheras peut-être,... je suis allée demander à<br />

monsieur Michaud et à monsieur Mercier la main de Lucienne...<br />

— Que dis-tu ?<br />

— La main de Lucienne, reprit madame Cormier, p<strong>ou</strong>r un<br />

vilain enfant qui a des secrets p<strong>ou</strong>r sa mère.<br />

— Oh! mère!..', mère!... s'écria-t-il... puis, re<strong>le</strong>vant la tête, il<br />

aj<strong>ou</strong>ta avec angoisse.<br />

— Et quel<strong>le</strong> réponse t'a-t-on donnée ?


« OUI. »<br />

— 446 —<br />

— On a interrogé Lucienne qui a r<strong>ou</strong>gi et qui a répon<strong>du</strong><br />

— Ma chère Lucienne !<br />

— J'attends monsieur Michaud p<strong>ou</strong>r terminer cette affaire:<br />

il ne doit pas tarder d'arriver ; je te quitte un moment p<strong>ou</strong>r<br />

al<strong>le</strong>r mettre quelques papiers en ordre, et comme tu p<strong>ou</strong>rrais<br />

t'ennuyer t<strong>ou</strong>t seul, j'ai pensé à inviter quelqu'un p<strong>ou</strong>r te<br />

tenir compagnie, et, p<strong>ou</strong>r par<strong>le</strong>r franchement, <strong>le</strong> personne que<br />

j'ai invitée ne s'est pas fait prier.<br />

— Et cette personne ?... demanda Maurice.<br />

Au môme moment la porte s'<strong>ou</strong>vrit et une jeune fil<strong>le</strong> se<br />

précipita vers <strong>le</strong> divan auprès <strong>du</strong>quel el<strong>le</strong> tomba À gen<strong>ou</strong>x.<br />

C'était Lucienne!...<br />

CHAPITRE XXXIV.<br />

<strong>Blondel</strong> disparaît.<br />

— V<strong>ou</strong>s, Lucienne !... s'écria Maurice hors de lui. Oh!... ce<br />

n'est pas un rêve, n'est ce pas?... Le réveil ne viendra pas<br />

détruire mon bonheur?... Pariez-moi, Lucienne, ma bien-aimée.<br />

que j'entende votre voix ! Est-ce v<strong>ou</strong>s?... Est-ce bien v<strong>ou</strong>s?....<br />

— Oui,Maurice, c'est moi; répondit la jeune fil<strong>le</strong> émue et<br />

r<strong>ou</strong>gissante de bonheur; <strong>ou</strong>i, n<strong>ou</strong>s sommes enfin réunis,n<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>vons n<strong>ou</strong>s aimer!... Ah !... si v<strong>ou</strong>s saviez t<strong>ou</strong>t ce que j'a<br />

s<strong>ou</strong>ffert!... loin de v<strong>ou</strong>s!... sans n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s! On racontait de


— 447 —<br />

choses affreuses et je v<strong>ou</strong>s croyais per<strong>du</strong>... J'ai prié... p<strong>le</strong>uré...<br />

Et Dieu m'a enten<strong>du</strong>e, puisque je v<strong>ou</strong>s ai retr<strong>ou</strong>vé !<br />

Maurice ne répondit rien ; il semblait transporté dans une<br />

sphère surnaturel<strong>le</strong>.<br />

Il ne p<strong>ou</strong>vait croire à la réalité et il lui semblait que ce<br />

rêve allait se terminer par un brusque réveil.<br />

Cette extase allait en effet avoir une fin.<br />

A ce moment la porte par laquel<strong>le</strong> madame Cormier était<br />

sortie s'<strong>ou</strong>vrit de n<strong>ou</strong>veau et un personnage entra dans la<br />

chambre.<br />

C'était <strong>le</strong> comte de Précigny.<br />

Il était pâ<strong>le</strong>... une sombre énergie se lisait sur sa physiono­<br />

mie.<br />

Il s'avança vers <strong>le</strong> canapé où Maurice était éten<strong>du</strong>.<br />

Le jeune homme fit un m<strong>ou</strong>vement de frayeur involontaire,<br />

quant à Lucienne, el<strong>le</strong> avait p<strong>ou</strong>ssé une exclamation d'ép<strong>ou</strong>­<br />

vante.<br />

El<strong>le</strong> s'était <strong>le</strong>vée et v<strong>ou</strong>lut sortir p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r appe<strong>le</strong>r madame<br />

Cormier, mais Précigny la retint d'un geste.<br />

— Restez !... fit-il d'une voix rauque, et ne faites pas un<br />

m<strong>ou</strong>vement, n'<strong>ou</strong>vrez pas la b<strong>ou</strong>che si v<strong>ou</strong>s tenez à votre<br />

vie.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> resta comme pétrifiée par la terreur.<br />

Pendant ce temps Maurice s'était pénib<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>vé et il fixait<br />

Précigny d'un air méprisant ; puis il s'écria ;<br />

— V<strong>ou</strong>s ici, monsieur ?<br />

— Est-ce que cela v<strong>ou</strong>s étonne ? repartit <strong>le</strong> comte en regar­<br />

dant <strong>le</strong> jeune homme d'un air étrange.<br />

— Je m'étonne de deux choses, reprit Maurice, la première,<br />

est de v<strong>ou</strong>s revoir ici après ce que ma mère v<strong>ou</strong>s a dit hier<br />

soir et après votre promesse de quitter la France, la seconde,<br />

c'est de v<strong>ou</strong>s voir pénétrer ici comme un malfaiteur.<br />

— Si v<strong>ou</strong>s aviez un peu de perspicacité, répondit Précigny,


— 448 —<br />

v<strong>ou</strong>s comprendriez que ma présence signifie que j'ai de graves<br />

raisons p<strong>ou</strong>r agir comme je <strong>le</strong> fais.<br />

— Je ne tiens pas à connaître ces raisons.<br />

— Mais moi je tiens à v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s faire connaître, dit <strong>le</strong> comte<br />

atten<strong>du</strong> qu'el<strong>le</strong>s sont aussi intéressantes p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s que p<strong>ou</strong>r<br />

moi.<br />

— Eh bien!... par<strong>le</strong>z?<br />

— Je ne serai pas long... il y a en ce moment une chaise de<br />

poste qui m'attend devant la gril<strong>le</strong> <strong>du</strong> château et qui va m'em-<br />

mener hors de France. Mais ce départ détruit mon avenir, t<strong>ou</strong>t<br />

comme votre existence ruine mes espérances ; mais je ne veux<br />

pas, entendez-v<strong>ou</strong>s?... je ne veux pas qu'il en soit ainsi !...Je<br />

veux vivre comme j'ai vécu jusqu'à ce j<strong>ou</strong>r... et p<strong>ou</strong>r cela il me<br />

faut la fortune que v<strong>ou</strong>s m'en<strong>le</strong>vez !...<br />

— Et qu'y puis je faire? demanda Maurice au comb<strong>le</strong> de<br />

l'étonnement.<br />

Le comte sortit de sa poche un papier qu'il tendit au jeune<br />

homme.<br />

— V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez signer cela, dit il.<br />

— Que renferme ce papier?<br />

— C'est un désistement, une renonciation en ma faveur à<br />

t<strong>ou</strong>te la fortune de votre mère.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s avez pu croire que je signerais cela?<br />

— Je <strong>le</strong> crois encore.<br />

— Ce serait une lâcheté !<br />

Et en disant cela, Maurice déchira en morceaux <strong>le</strong> papier<br />

que <strong>le</strong> comte lui avait donné et qu'il n'avait pas même<br />

<strong>ou</strong>vert.<br />

Le comte pâlit, de rage.<br />

— Est-ce votre dernier mot ? fit-il <strong>le</strong>s dents serrées.<br />

— C'est mon dernier mot !<br />

Alors <strong>le</strong> comte tira de sa poche un pisto<strong>le</strong>t t<strong>ou</strong>t armé.<br />

— Et voici mon dernier mot, à moi, dit-il.<br />

— Misérab<strong>le</strong> ! s'écria Maurice.


Au meurtre!... à l'assassin !


— 449 —<br />

— Au sec<strong>ou</strong>rs !... à l'assassin, cria Lucienne à son t<strong>ou</strong>r.<br />

Précigny se mit à rire.<br />

— T<strong>ou</strong>t me favorise, dit-il ensuite; votre mère me croit parti,<br />

<strong>le</strong>s domestiques éga<strong>le</strong>ment et je puis être bien loin d'ici avant<br />

que personne ne vienne à votre sec<strong>ou</strong>rs !... Je v<strong>ou</strong>s demande<br />

encore une fois, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s, <strong>ou</strong>i <strong>ou</strong> non, accepter mes condi­<br />

tions ?<br />

— Non ! répondit Maurice avec énergie.<br />

— Eh bien ! puisque v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z, dit <strong>le</strong> comte en é<strong>le</strong>vant<br />

son arme.<br />

Au même instant, un c<strong>ou</strong>p de feu se fit entendre au dehors<br />

devant la fenêtre qui était <strong>ou</strong>verte, et un cri de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur suivit<br />

la détonation.<br />

Chose étrange, ce cri avait été p<strong>ou</strong>ssé par <strong>le</strong> comte qui avait<br />

laissé, au même moment, tomber son pisto<strong>le</strong>t, et qui regardait<br />

avec stupeur sa main dégoûtante de sang.<br />

Avant qu'il fût revenu de sa stupéfaction, un homme parut<br />

à la fenêtre et sauta dans la chambre.<br />

— J'ai t<strong>ou</strong>t vu depuis là, Monsieur <strong>le</strong> comte, fit cet homme<br />

en montrant un marronnier dont <strong>le</strong>s branches frôlaient la<br />

fenêtre, et c'est de là que j'ai tiré. Av<strong>ou</strong>ez que je n'ai pas été<br />

trop maladroit, surt<strong>ou</strong>t dans la position gênante où je me tr<strong>ou</strong>­<br />

vais !<br />

— <strong>Blondel</strong> !... s'écria Précigny complètement abas<strong>ou</strong>rdi ;...<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs cet homme !<br />

— T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, Monsieur <strong>le</strong> comte, répondit <strong>Blondel</strong> d'un air<br />

ironique. Et je crois que j'arrive mal à propos p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s, n'est-<br />

il pas vrai ?<br />

— C'est ce que n<strong>ou</strong>s allons voir ! fit <strong>le</strong> comte exaspéré et<br />

hors de lui. Puisque <strong>le</strong> hasard te met encore une fois sur mon<br />

chemin, je veux en finir et te tuer comme un chien !<br />

Et il v<strong>ou</strong>lut se baisser p<strong>ou</strong>r reprendre de la main gauche <strong>le</strong><br />

Pisto<strong>le</strong>t qu'il avait laissé tomber ; mais au moment où il allait<br />

33


— 450 —<br />

saisir l'arme, <strong>Blondel</strong> qui avait fait un pas en avant lui écrasa<br />

la main <strong>du</strong> talon de sa chaussure.<br />

<strong>le</strong>ur.<br />

Précigny se re<strong>le</strong>va en p<strong>ou</strong>ssant un hur<strong>le</strong>ment de d<strong>ou</strong>­<br />

— Croyez-moi, fit <strong>Blondel</strong> d'un air méprisant, n'essayez pas<br />

de v<strong>ou</strong>s mesurer avec moi; v<strong>ou</strong>s n'êtes pas assez fort!<br />

Puis, d'un c<strong>ou</strong>p de pied il envoya <strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t dans un coin de<br />

la chambre et continua :<br />

— Croyez-v<strong>ou</strong>s par hasard que ce soit par générosité <strong>ou</strong> par<br />

maladresse que je v<strong>ou</strong>s ai b<strong>le</strong>ssé à la main au lieu de v<strong>ou</strong>s<br />

envoyer ma bal<strong>le</strong> dans la tête ? V<strong>ou</strong>s seriez dans une profonde<br />

erreur. Si j'ai ménagé votre vie ce n'était que p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s laisser<br />

une petite surprise.<br />

À ce moment la porte s'<strong>ou</strong>vrit et donna passage à madame<br />

Cormier, que <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p de pisto<strong>le</strong>t avait effrayée.<br />

— Que se passe-t-il donc, mon Dieu ? demanda-t-el<strong>le</strong> en<br />

regardant Maurice.<br />

Et voyant <strong>le</strong> jeune homme qui s<strong>ou</strong>riait, el<strong>le</strong> se ret<strong>ou</strong>rna et<br />

aperçut <strong>Blondel</strong> et Précigny.<br />

Un tremb<strong>le</strong>ment nerveux la sec<strong>ou</strong>a t<strong>ou</strong>t entière.<br />

— Que fais-tu ici? demanda-t-el<strong>le</strong> au comte.<br />

— Il est venu p<strong>ou</strong>r assassiner Maurice, répondit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Je ne daigne pas répondre à cette accusation, fit <strong>le</strong> comte<br />

mais puisque l'on m'y force, je vais v<strong>ou</strong>s faire quelques<br />

confidences que v<strong>ou</strong>s préféreriez peut être ne pas connaî­<br />

tre!<br />

Puis il continua avec un cynisme diabolique et en regardant<br />

tantôt Maurice, tantôt Lucienne.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s aimez !... cela devait être, et en effet, v<strong>ou</strong>s êtes<br />

un c<strong>ou</strong>p<strong>le</strong> parfaitement assorti Attendez, et v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z voir a<br />

quel point ce que je dis est vrai.<br />

— V<strong>ou</strong>s connaissez votre mère, reprit-il en s'adressantà<br />

Maurice, mais on v<strong>ou</strong>s a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs laissé dans l'incertitude au<br />

sujet <strong>du</strong> nom et de la position de votre père; on a eu tort,


— 451 —<br />

car ils sont dignes de figurer dans votre contrat de ma­<br />

riage.<br />

Puis montrant <strong>du</strong> doigt <strong>Blondel</strong>, il aj<strong>ou</strong>ta d'une voix hai­<br />

neuse :<br />

— Voyez, il est en ce moment vêtu comme t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde,<br />

comme v<strong>ou</strong>s et moi, et cependant il n'y a pas encore long­<br />

temps qu'il était revêtu de la casaque des forçats !... Oui, jeune<br />

homme,... votre père est un galérien évadé <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> de T<strong>ou</strong>­<br />

lon !<br />

— Que dit cet homme? s'écria Maurice avec désespoir et en<br />

regardant tantôt sa mère, tantôt <strong>Blondel</strong>.<br />

— Il dit la vérité! fit <strong>Blondel</strong> d'une voix grave et triste; je<br />

suis un galérien et j'ai été envoyé au <strong>bagne</strong> p<strong>ou</strong>r un crime que<br />

lui-même a commis.<br />

— C'est une calomnie que v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>rrez jamais pr<strong>ou</strong>ver,<br />

s'écria <strong>le</strong> comte avec hauteur.<br />

— Je l'ai pr<strong>ou</strong>vée, et v<strong>ou</strong>s en aurez la preuve avant peu.<br />

Précigny haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s avec dédain, puis il dit :<br />

— Quant à mademoisel<strong>le</strong> Lucienne, je puis v<strong>ou</strong>s donner<br />

quelques détails sur <strong>le</strong>s événements qui se sont passés, la nuit<br />

<strong>du</strong> 30 mars, dans la maison de monsieur Michaud à Paris; oh!<br />

ces détails sont très-intéressants.<br />

— Et n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s éc<strong>ou</strong>terons volontiers, fit une voix derrière <strong>le</strong><br />

comte.<br />

T<strong>ou</strong>s se ret<strong>ou</strong>rnèrent et virent avec surprise monsieur Mi-<br />

chaud qui était sur la porte avec un petit vieillard qui s'avança<br />

délibérément au milieu de la pièce.<br />

C'était <strong>le</strong> papa Fichiet.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire? demanda Précigny.<br />

— Je veux dire, répondit l'agent en prenant <strong>le</strong>ntement une<br />

prise dans sa tabatière d'argent, que dans la nuit <strong>du</strong> 30 mars,<br />

on a volé chez monsieur Michaud une somme de deux cent<br />

mil<strong>le</strong> francs et que v<strong>ou</strong>s êtes accusé de ce vol.<br />

Le vieillard avait accentué ces dernières paro<strong>le</strong>s


Précigny re<strong>le</strong>va la tête,<br />

— 452 —<br />

— V<strong>ou</strong>s avez déjà v<strong>ou</strong>lu une fois émettre ce ridicu<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>p­<br />

çon, dit il, cependant je croyais v<strong>ou</strong>s avoir pr<strong>ou</strong>vé qu'il était<br />

aussi niais que mal fondé!<br />

— Jusqu'à présent v<strong>ou</strong>s n'avez rien pr<strong>ou</strong>vé <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t !<br />

— Mais je v<strong>ou</strong>s avais confié une c<strong>le</strong>f au moyen de laquel<strong>le</strong><br />

v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>viez v<strong>ou</strong>s procurer <strong>le</strong>s preuves nécessaires !<br />

— C'est vrai.<br />

— Eh bien ! avez-v<strong>ou</strong>s envoyé quelqu'un à Paris?<br />

— Certainement.<br />

— Et votre agent ne v<strong>ou</strong>s a-t-il pas rapporté <strong>le</strong> portefeuil<strong>le</strong> ?<br />

fit Précigny dont l'inquiétude allait croissant.<br />

— Le voici, répondit <strong>le</strong> papa Fichet, en tirant un portefeuil<strong>le</strong><br />

vert de sa poche.<br />

— Eh bien, reprit <strong>le</strong> comte dont la physionomie s'était<br />

éclaircie, <strong>ou</strong>vrez-<strong>le</strong> et t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde p<strong>ou</strong>rra se rendre compte<br />

de ce qui m'attirait cette nuit-là dans la maison de monsieur<br />

Michaud.<br />

Une profonde anxiété agitait <strong>le</strong>s témoins de cette scène.<br />

T<strong>ou</strong>s en attendaient <strong>le</strong> dénoûment avec impatience.<br />

L'agent secret s<strong>ou</strong>riait finement en ret<strong>ou</strong>rnant <strong>le</strong> portefeuil<strong>le</strong><br />

dans ses doigts.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte, reprit-il en fixant Précigny. réfléchis­<br />

sez à ce que v<strong>ou</strong>s venez de me dire... J'ignore ce que contient<br />

ce portefeuil<strong>le</strong>, mais ne commettez pas une indélicatesse, une<br />

action honteuse, une lâcheté, en un mot, p<strong>ou</strong>r appe<strong>le</strong>r la chose<br />

par son nom, atten<strong>du</strong> que c'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une lâcheté que de<br />

trahir un secret.<br />

— Je suis seul juge de mes actions, monsieur, s'écria <strong>le</strong> comte...<br />

Ouvrez ce portefeuil<strong>le</strong> et montrez-n<strong>ou</strong>s ce qu'il renferme!<br />

— V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s l'ordonne !<br />

— V<strong>ou</strong>s n'épr<strong>ou</strong>vez aucun repentir ?<br />

— Cela ne regarde que moi seul !


— 453 —<br />

— Qu'il en soit comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z! dit Fichet, qui se<br />

mit à <strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong> portefeuil<strong>le</strong> avec une <strong>le</strong>nteur calculée, et qui jeta<br />

un regard furtif sur monsieur Michaud, dont <strong>le</strong>s traits altérés<br />

et pâ<strong>le</strong>s dénotaient la s<strong>ou</strong>ffrance.<br />

— Et maintenant, fit <strong>le</strong> comte avec hauteur, lisez <strong>le</strong>s<br />

<strong>le</strong>ttres.<br />

— Quel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres ?<br />

— <strong>Les</strong> <strong>le</strong>ttres de madame Michaud ! s'écria Précigny ; el<strong>le</strong>s<br />

ont au moins <strong>le</strong> mérite de la clarté et ne laisseront aucun<br />

d<strong>ou</strong>te.<br />

Le papa Fichet laissa tomber ses bras, comme quelqu'un qui<br />

épr<strong>ou</strong>ve un profond étonnement.<br />

— Parb<strong>le</strong>u !... je me suis tr<strong>ou</strong>vé en face de bien des drô<strong>le</strong>s<br />

d'une grande habi<strong>le</strong>té, mais je dois dire que je n'ai jamais vu<br />

un comédien comme v<strong>ou</strong>s !<br />

— Comédien !... moi !... que signifient vos paro<strong>le</strong>s?<br />

— El<strong>le</strong>s signifient, monsieur <strong>le</strong> compte, que v<strong>ou</strong>s avez choisi<br />

avec une grande sagacité <strong>le</strong> seul moyen qui v<strong>ou</strong>s restât p<strong>ou</strong>r<br />

v<strong>ou</strong>s tirer d'embarras ; votre idée, bien qu'el<strong>le</strong> ne soit pas des<br />

plus délicates, n'est pas trop mal imaginée, et v<strong>ou</strong>s avez j<strong>ou</strong>é<br />

votre personnage avec une habi<strong>le</strong>té sans éga<strong>le</strong> ; vraiment, t<strong>ou</strong>t<br />

<strong>le</strong> monde s'y serait trompé !<br />

— Un rô<strong>le</strong>! s'écria <strong>le</strong> comte avec colère; lisez, monsieur,...<br />

mais lisez donc !...<br />

— V<strong>ou</strong>s voyez que je ne me laisse pas tromper, répondit<br />

<strong>le</strong> papa Fichet ; n'exigez donc plus que je lise des <strong>le</strong>ttres qui<br />

n'existent pas.... qui n'ont jamais existé, v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savez aussi<br />

bien que moi !<br />

— Mais ce portefeuil<strong>le</strong> !<br />

— Le voilà!... j'ai beau l'<strong>ou</strong>vrir et <strong>le</strong> ret<strong>ou</strong>rner en t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

sens, je n'y tr<strong>ou</strong>ve absolument rien !<br />

Le comte saisit <strong>le</strong> portefeuil<strong>le</strong> que lui tendait l'agent et se mit<br />

à <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r d'une main fièvreuse.


— 454 —<br />

Ce portefeuil<strong>le</strong> était vraiment vide.... il <strong>le</strong> laissa tomber à<br />

terre.<br />

— Je suis trahi! fit-il; <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres ont été en<strong>le</strong>vées par ceux<br />

qui veu<strong>le</strong>nt mon malheur et dont v<strong>ou</strong>s êtes l'instrument.<br />

Le papa Fichet eut un s<strong>ou</strong>rire ironique.<br />

— On ne peut tr<strong>ou</strong>ver que ce qui existe, dit-il, et on <strong>le</strong><br />

tr<strong>ou</strong>ve t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ; si v<strong>ou</strong>s en v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z une preuve je vais v<strong>ou</strong>s la<br />

donner.<br />

Et en disant ces mots il avait tiré deux papiers de sa poche.<br />

— L'un de ces papiers, fit-il ensuite, contient <strong>le</strong>s numéros<br />

des bil<strong>le</strong>ts de banque qui furent volés chez monsieur Michaud,<br />

et quelques-uns de ces numéros sont exactement <strong>le</strong>s mêmes<br />

que ceux des bil<strong>le</strong>ts avec <strong>le</strong>squels <strong>le</strong> comte de Précigny a payé<br />

une parure qu'il a achetée chez un bij<strong>ou</strong>tier de la rue de la<br />

Paix, parure qui était destinée à une des plus jolies comé­<br />

diennes de la capita<strong>le</strong>, à mademoisel<strong>le</strong> B.... Que dites-v<strong>ou</strong>s de<br />

cela, monsieur <strong>le</strong> comte? Croyez-v<strong>ou</strong>s encore n<strong>ou</strong>s tromper<br />

sur <strong>le</strong> motif de votre présence dans la maison de monsieur<br />

Michaud pendant la nuit <strong>du</strong> 30 mai dernier? Et en face d'une<br />

preuve aussi écrasante p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s encore p<strong>ou</strong>voir n<strong>ou</strong>s faire<br />

croire à une intrigue am<strong>ou</strong>reuse entre v<strong>ou</strong>s et madame<br />

Michaud?<br />

Précigny était anéanti.<br />

— Je suis désolé de v<strong>ou</strong>s incommoder de t<strong>ou</strong>s ces détails<br />

continua l'agent, mais ce n'est pas encore t<strong>ou</strong>t; voici un<br />

second papier qui contient une déclaration d'un certain Mac-<br />

Bell, surnommé l'Ecossais.<br />

A ce nom <strong>le</strong> comte ne put réprimer un geste.<br />

— Oui, <strong>ou</strong>i, fit <strong>le</strong> papa Fichet; oh ! je suis connus un peu<br />

part<strong>ou</strong>t, et v<strong>ou</strong>s voyez que cela m'est très-uti<strong>le</strong> ! Mac-Bell<br />

avait un camarade de chaîne nommé Crampon qui est mort<br />

et qui à sa dernière heure a av<strong>ou</strong>é qu'il avait formé avec<br />

Mac-Bell <strong>le</strong> projet de s'évader ainsi qu'un complot contre la<br />

vie de <strong>Blondel</strong>.


— 455 —<br />

— Eh ! que m'importent ces misérab<strong>le</strong>s ! fit <strong>le</strong> comte.<br />

— Un peu de patience, monsieur <strong>le</strong> comte ; Mac-Bell a été<br />

interrogé et on lui a promis de ne pas <strong>le</strong> punir s'il disait la<br />

vérité. Alors il a parlé il a raconté ce qui s'était passé alors<br />

<strong>du</strong> meurtre <strong>du</strong> frère de monsieur Michaud, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>quel <strong>Blondel</strong><br />

avait été <strong>condamné</strong> quoique <strong>innocent</strong>, il a raconté aussi que<br />

v<strong>ou</strong>s l'aviez payé p<strong>ou</strong>r assassiner Maurice qui a, en effet, failli<br />

devenir sa victime.<br />

— Quel<strong>le</strong> importance peut on donner aux paro<strong>le</strong>s d'un<br />

homme de cette espèce ? demanda Précigny qui v<strong>ou</strong>lait essayer<br />

de se défendre.<br />

— Le tribunal n'hésitera pas à v<strong>ou</strong>s condamner, quand il<br />

aura que v<strong>ou</strong>s étiez sur <strong>le</strong> point d'accomplir un dernier crime<br />

et ici même, sur la personne de monsieur Maurice, sans par<strong>le</strong>r<br />

<strong>du</strong> vol des deux cent mil<strong>le</strong> francs que v<strong>ou</strong>s avez volés à monsieur<br />

Michaud.<br />

Le comte comprit qu'il était per<strong>du</strong> et qu'il ne lui restait plus<br />

aucune espérance.<br />

11 regarda aut<strong>ou</strong>r de lui d'un œil hagard.<br />

Si au moins il avait eu une arme à sa portée il se fût ôté la<br />

vie plutôt que supporter une pareil<strong>le</strong> humiliation.<br />

Au même moment des pas de chevaux se firent entendre<br />

dans la c<strong>ou</strong>r et un instant après on entendit un bruit de sabres<br />

et d'éperons, puis deux gendarmes parurent à l'entrée de la<br />

chambre où cette scène s'était passée.<br />

A cette vue Précigny sentit ses jambes se dérober s<strong>ou</strong>s lui.<br />

— Ce sont deux compagnons de voyage qui n<strong>ou</strong>s accompa­<br />

gneront à Paris, fit <strong>le</strong> papa Fichet.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en parlant d'un ton d'autorité :<br />

— Emparez-v<strong>ou</strong>s de cet homme et p<strong>ou</strong>r plus de précautions<br />

mettez-lui <strong>le</strong>s menottes !<br />

— Eh bien ! monsieur <strong>le</strong> comte, fit <strong>Blondel</strong> en faisant un pas<br />

en avant, ne v<strong>ou</strong>s avais-je pas dit que v<strong>ou</strong>s porteriez un j<strong>ou</strong>r<br />

la casaque des forçats ?... Ne v<strong>ou</strong>s avais-je pas affirmé en même


— 456 —<br />

temps que mon innocence serait reconnue ?... V<strong>ou</strong>s voyez que<br />

mes prédiction se réalisent.<br />

Puis se t<strong>ou</strong>rnant vers Maurice, il aj<strong>ou</strong>ta en <strong>le</strong> regardant avec<br />

tendresse :<br />

— Maurice, j'ai été c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>,.... très-c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>,.... mais t<strong>ou</strong>t<br />

mon crime retombe sur la tête de cet homme que la justice<br />

humaine a enfin atteint Tu vas entrer dans la vie réel<strong>le</strong>, dans<br />

<strong>le</strong> monde, et je ne veux pas que tu sois p<strong>ou</strong>rsuivi par l'idée<br />

que tu as un père qui a été criminel, et marqué d'un sceau<br />

infamant. Je ne puis faire p<strong>ou</strong>r toi qu'une chose, puisque je ne<br />

puis avoir ton affection, j'aurai au moins ta pitié !... Adieu<br />

Maurice!.... adieu! et pense quelquefois à ton père!<br />

— Que va-il faire ? fit <strong>le</strong> papa Fichet en examinant<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

— Pas grand'chose, comme v<strong>ou</strong>s voyez, répondit ce dernier<br />

qui, t<strong>ou</strong>t en parlant, avait tiré de sa poche une petite boite dans<br />

laquel<strong>le</strong> il prit une petite b<strong>ou</strong><strong>le</strong> noire qu'il porta à sa b<strong>ou</strong>che<br />

et qu'il avala.<br />

L'effet fut prompt comme la f<strong>ou</strong>dre.<br />

<strong>Blondel</strong> fit un m<strong>ou</strong>vement convulsif, son visage pâlit, ses<br />

yeux s'<strong>ou</strong>vrirent démesurément et il tomba à terre sans m<strong>ou</strong>­<br />

vement.<br />

— Mort !... s'écria Fichet.<br />

— Mort !... mort !... firent en même temps Madame Cormier<br />

et Maurice qui se précipitèrent sur son cadavre en sanglotant.<br />

Dix minutes après <strong>le</strong>s deux gendarmes escortaient une<br />

voiture qui r<strong>ou</strong>lait sur la r<strong>ou</strong>te de Paris et dans laquel<strong>le</strong> se<br />

tr<strong>ou</strong>vaient <strong>le</strong> papa Fichet et <strong>le</strong> comte de Précigny.<br />

Deux j<strong>ou</strong>rs plus tard une histoire singulière faisait l'objet de<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s conversations et occupait t<strong>ou</strong>te la population de<br />

T<strong>ou</strong>lon et de la contrée environnante.<br />

On avait porté <strong>le</strong> cadavre de <strong>Blondel</strong> sur un lit auprès <strong>du</strong>quel<br />

madame Cormier et Maurice seuls avaient passé la nuit.


— 457 —<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin était venu un médecin p<strong>ou</strong>r constater<br />

<strong>le</strong> décès.<br />

Il était entré dans la chambre mortuaire, qui n'était éclairée<br />

que par la pâ<strong>le</strong> lueur d'un cierge.<br />

Madame Cormier était agen<strong>ou</strong>illée auprès <strong>du</strong> lit où était <strong>le</strong><br />

corps de <strong>Blondel</strong>, et <strong>le</strong> médecin, ne v<strong>ou</strong>lant pas tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r <strong>le</strong><br />

recueil<strong>le</strong>ment et la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur de cette femme, abréga sa visite.<br />

Il se contenta de jeter un regard sur <strong>le</strong> lit et sortit.<br />

Quelques heures plus tard, on avait placé <strong>le</strong> corps dans un<br />

cercueil fabriqué à la hâte, t<strong>ou</strong>t s'était passé dans la chambre<br />

et s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux de madame Cormier et de Maurice.<br />

Dans l'après-midi vint <strong>le</strong> corbillard et en môme temps arriva<br />

une chaise de poste destinée à emmener <strong>le</strong>s habitants de Val­<br />

noir qui v<strong>ou</strong>laient al<strong>le</strong>r passer quelque temps à Nice.<br />

La voiture partit la première et un instant plus tard <strong>le</strong> char<br />

des morts se mettait en marche p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> cimetière, emportant<br />

la dép<strong>ou</strong>il<strong>le</strong> mortel<strong>le</strong> de <strong>Blondel</strong>.<br />

En v<strong>ou</strong>lant descendre <strong>le</strong> cercueil, un des fossoyeurs <strong>le</strong> laissa<br />

maladroitement tomber à terre, <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>verc<strong>le</strong> se fendit en deux,<br />

et chose étrange, à la place <strong>du</strong> cadavre on vit qu'il n'y avait<br />

qu'un paquet informe de chiffons.<br />

<strong>Blondel</strong> avait disparu !<br />

Personne ne put expliquer ce mystère.<br />

On en parla pendant longtemps à T<strong>ou</strong>lon et dans <strong>le</strong>s envi­<br />

rons; quelques personnes prétendaient que <strong>Blondel</strong> n'était pas<br />

mort, mais qu'il avait seu<strong>le</strong>ment feint de s'empoisonner, en<br />

avalant une pilu<strong>le</strong> d'opium.<br />

34


— 458 —<br />

CHAPITRE XXXV.<br />

L'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>.<br />

À d<strong>ou</strong>ze lieues de Cayenne, et à huit lieues environ de la<br />

côte se tr<strong>ou</strong>vent trois petites î<strong>le</strong>s placées de manière à former<br />

un triang<strong>le</strong> assez régulier.<br />

Ce sont <strong>le</strong>s î<strong>le</strong>s <strong>du</strong> Salut. L'une se nomme : î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong>, la<br />

seconde: î<strong>le</strong> Joseph et la troisième: î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>.<br />

N<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>verons dans cette dernière quelques-uns des<br />

personnages qui ont déjà figuré dans notre récit.<br />

C'était l'heure à laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il va disparaître dans <strong>le</strong>s flots<br />

en <strong>le</strong>ur donnant 1e ref<strong>le</strong>t de l'or.<br />

<strong>Les</strong> derniers rayons frappent <strong>le</strong>s rochers de la côte qui pren­<br />

nent une chaude teinte de bronze florentin.<br />

La végétation est magnifique, <strong>le</strong>s arbres des tropiques dres­<br />

sent <strong>le</strong>urs troncs élancés, <strong>le</strong> palmier, <strong>le</strong> bananier, <strong>le</strong> .cocotier<br />

éta<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>urs feuil<strong>le</strong>s sombres et <strong>le</strong>urs fruits sav<strong>ou</strong>reux.<br />

A peu de distance de la côte se voyaient quelques cabanes<br />

grossièrement construites avec des troncs d'arbres et des<br />

pierres.<br />

La porte d'une de ces cabanes s'<strong>ou</strong>vrit et un nègre parut sur<br />

<strong>le</strong> seuil, puis mettant sa main sur ses yeux il parut fixer un<br />

point à l'horizon en murmurant quelques paro<strong>le</strong>s inintelli­<br />

gib<strong>le</strong>s.<br />

La légèreté de son costume était justifiée par la cha<strong>le</strong>ur qui<br />

était accablante, il ne portait qu'un pantalon de toi<strong>le</strong> b<strong>le</strong>ue.<br />

Ce nègre était depuis un instant immobi<strong>le</strong> quand un homme


— 459 —<br />

s'avança de l'intérieur de la cabane et vint se placer auprès de<br />

lui.<br />

Cet homme était un Européen ; ses vêtements étaient en<br />

lambeaux, une barbe épaisse, inculte et noire c<strong>ou</strong>vrait presque<br />

t<strong>ou</strong>te sa figure et ses cheveux qui retombaient sur son front ne<br />

permettaient pas de distinguer autre chose de son visage que<br />

des yeux qui brillaient d'un sombre éclat.<br />

— Que fais-tu là, Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> ? demanda-t-il au négre.<br />

<strong>Les</strong> galériens, qui formaient presque seuls la population de<br />

cette î<strong>le</strong>, avaient donné ce nom au nègre.<br />

Il étendit la main vers la mer en désignant un point obscur<br />

qui paraissait à l'horizon.<br />

— Eh bien ! qu'est-ce que cela veut dire ? demanda l'homme.<br />

— Maître, répondt Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong>, bientôt ici tempête, ton­<br />

nerre et éclairs, et sur mer b<strong>le</strong>ue petit navire balancer beau­<br />

c<strong>ou</strong>p et peut-être chavirer.<br />

L'homme qui avait interrogé <strong>le</strong> nègre fixa ses yeux sur <strong>le</strong><br />

point que celui-ci lui désignait et reconnut, en effet, que c'était<br />

un navire, puis, <strong>le</strong>vant <strong>le</strong>s yeux et voyant de sombres nuages<br />

qui s'amoncelaient, il murmura :<br />

— Oui, ceux qui sont en mer vont se tr<strong>ou</strong>ver en danger, et<br />

cependant ! que ne donnerais-je pas p<strong>ou</strong>r être à <strong>le</strong>ur place !<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ? demanda naïvement Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> qui avait<br />

enten<strong>du</strong> ces dernières paro<strong>le</strong>s ; n<strong>ou</strong>s heureux ici, pas porter<br />

chaînes en fer et pas beauc<strong>ou</strong>p travail<strong>le</strong>r, n<strong>ou</strong>s libres, pro­<br />

mener et ramasser bonnes bananes et piment, manger oranges<br />

et ananas ; n<strong>ou</strong>s être plus heureux que <strong>le</strong>s hommes blancs en<br />

France.<br />

— Rentrons dans notre cabane et laissons l'orage et <strong>le</strong><br />

navire, reprit <strong>le</strong> maître <strong>du</strong> nègre ; n<strong>ou</strong>s n'avons pas besoin de<br />

n<strong>ou</strong>s occuper des autres !<br />

— C'est vrai, repondit <strong>le</strong> nègre ; n<strong>ou</strong>s pas craindre tonnerre,<br />

cabane avoir toit solide.


— 460 —<br />

Et il referma la porte, comme p<strong>ou</strong>r empêcher l'orage<br />

d'entrer.<br />

Non loin de là on voyait un arbre s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>quel se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

réunis quelques forçats qui s'occupaient aussi de l'orage et <strong>du</strong><br />

navire que l'on voyait au loin.<br />

— En voilà qui vont apprendre à plonger, disait un de ses<br />

hommes â la stature é<strong>le</strong>vée et à la physionomie résolue et en<br />

qui n<strong>ou</strong>s reconnaissons notre ancienne connaissance Macl<strong>ou</strong>.<br />

— Qu'est-ce que cela peut te faire? repartit un de ses com­<br />

pagnons, qui était éga<strong>le</strong>ment d'une tail<strong>le</strong> athlétique et dont<br />

<strong>le</strong>s traits exprimaient la cruauté. Tu sais bien, continua-t-il,<br />

que personne de ta famil<strong>le</strong> ne se tr<strong>ou</strong>ve sur ce navire, puisque<br />

tu ne connaissais ni ton père ni ta mère ; tu ne peux pas non<br />

plus espérer que ton ami <strong>Blondel</strong> y soit, car il est mort.<br />

Et il se mit à rire de ces dernières paro<strong>le</strong>s.<br />

— La mort d'un homme est-el<strong>le</strong> donc si risib<strong>le</strong> ? fit Macl<strong>ou</strong><br />

en fronçant <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>rcils.<br />

— Quelquefois, répondit l'autre.<br />

— Je comprends, reprit Macl<strong>ou</strong>, surt<strong>ou</strong>t quand on se s<strong>ou</strong>­<br />

vient d'avoir reçu une frottée comme cel<strong>le</strong> que tu as reçue un<br />

j<strong>ou</strong>r, au « Cruchon, » n'est-ce pas ?<br />

Mac-Bell, car c'était bien lui, jeta un regard haineux et<br />

menaçant sur Macl<strong>ou</strong> ; celui-ci y répondit par un léger siff<strong>le</strong>­<br />

ment moqueur et <strong>le</strong>s deux hommes en seraient probab<strong>le</strong>ment<br />

venus aux c<strong>ou</strong>ps si un troisième forçat ne se fut avancé entre<br />

<strong>le</strong>s deux en <strong>le</strong>ur disant :<br />

— Bah !... laissez donc ces vieil<strong>le</strong>s histoires ! A quoi cela<br />

v<strong>ou</strong>s sert-il de par<strong>le</strong>r <strong>du</strong> passé, pensons plutôt à l'avenir.<br />

— L'avenir ! s'écria Macl<strong>ou</strong>, à quoi bon y penser, n<strong>ou</strong>s<br />

sommes ici p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te notre vie, et notre seu<strong>le</strong> délivrance sera<br />

la fièvre jaune !<br />

— Tu n<strong>ou</strong>s fais là de bel<strong>le</strong>s prédictions ! dit un autre de ces<br />

hommes.<br />

— Est-ce que par hasard tu te plais ici ? demanda Mac-Bell.


— 461 —<br />

— On p<strong>ou</strong>rrait certainement être mieux.<br />

— Et sur quoi fondes-tu tes espérances ?<br />

— Sur <strong>le</strong> hasard !<br />

— Pauvre nigaud !... Et dans quel<strong>le</strong> direction crois-tu p<strong>ou</strong>­<br />

voir t'enfuir ? serait-ce <strong>du</strong> côté de Cayenne ?<br />

— C'est trop bien gardé par là !<br />

— Du côté de la Guyanne, alors ?<br />

— Merci,... n<strong>ou</strong>s en sommes à quatre-vingt mil<strong>le</strong>s, je ne suis<br />

pas assez bon nageur p<strong>ou</strong>r cela !<br />

— Tu vois bien que <strong>le</strong> hasard ne peut pas n<strong>ou</strong>s favoriser et<br />

qu'il ne n<strong>ou</strong>s reste aucu expédient. Ce n'est pas ici comme sur<br />

<strong>le</strong> continent, comme à T<strong>ou</strong>lon, où l'on peut t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs tr<strong>ou</strong>ver<br />

<strong>le</strong> moyen de limer sa chaîne, de tromper la surveillance, d'es­<br />

calader des murs ; mais la mer;... mon vieux,... la mer est un<br />

gardien qu'on ne peut ni tromper, ni sé<strong>du</strong>ire, ni poignarder.,<br />

c'est une chaîne plus solide que t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s fers <strong>du</strong> monde ! tu<br />

vois bien qu'il ne n<strong>ou</strong>s sert à rien d'espérer !<br />

— Supposons que <strong>le</strong> navire qui est en vue vienne éch<strong>ou</strong>er<br />

sur <strong>le</strong>s bas-fonds de l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> !<br />

— Il a raison !... avec un navire on p<strong>ou</strong>rrait !...<br />

— C'est très-vrai !... mais voyez,... la brise <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>sse <strong>du</strong> côté<br />

de la Guyanne... Il faut donc n<strong>ou</strong>s résigner à attendre une<br />

meil<strong>le</strong>ure occasion.<br />

Tel<strong>le</strong>s étaient <strong>le</strong>s pensées de ces hommes que la société avait<br />

rejetés de son sein et qu'el<strong>le</strong> avait relégués dans une î<strong>le</strong> loin­<br />

taine p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s mettre dans l'impossibilité de continuer la série<br />

de <strong>le</strong>urs forfaits ; tel était l'espoir qui <strong>le</strong>s animait et qui faisait<br />

<strong>le</strong> fréquent objet de <strong>le</strong>urs conversations.<br />

Leua attention fut bientôt attirée sur un autre point par la<br />

vue <strong>du</strong> canot qui venait chaque semaine amener quelques<br />

n<strong>ou</strong>veaux <strong>condamné</strong>s.<br />

Ils se dirigèrent vers <strong>le</strong> rivage p<strong>ou</strong>r assister au débarque­<br />

ment de <strong>le</strong>urs n<strong>ou</strong>veaux compagnons.


— 462 —<br />

Ceux-ci étaient environ une d<strong>ou</strong>zaine, <strong>le</strong> fameux Collin avec<br />

ses béquil<strong>le</strong>s étaient parmi eux.<br />

Le débarquement se fit en ordre, mais lorsque <strong>le</strong> dernier des<br />

n<strong>ou</strong>veaux hôtes de l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> eut mis <strong>le</strong> pied sur la grève<br />

un des forçats, qui avait assisté à ce spectac<strong>le</strong>, se jeta furieuse­<br />

ment sur lui en p<strong>ou</strong>ssant un rugissement de colère.<br />

— Tiens, tiens!... fit <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>vel arrivé en se dégageant de<br />

cette attaque est-ce que <strong>le</strong>s b<strong>ou</strong><strong>le</strong>s-dogues croissent dans ce<br />

pays?<br />

Puis il prit la position d'un boxeur consommé en disant :<br />

— Là !... maintenant je suis à tes ordres !<br />

Puis réconnaissant s<strong>ou</strong>dain son adversaire, il p<strong>ou</strong>ssa une<br />

exclamation de surprise.<br />

— Comment?... c'est Lebuteux !... Lebuteux qui veut faire<br />

<strong>du</strong> mal à l'ami Laposto<strong>le</strong> ?... C'est par des c<strong>ou</strong>ps de poing que<br />

tu exerces l'hospitalité !... Eh bien ! voyons ce que tu sais faire!<br />

Et d'abord, que me veux-tu ?<br />

— Ce que je veux ?... hurla l'ancien b<strong>ou</strong>rreau <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>, en<br />

grinçant des dents Ce que je veux ?<br />

— Certainement.., je v<strong>ou</strong>drais bien <strong>le</strong> savoir !<br />

— Eh bien ! je veux t'étrang<strong>le</strong>r !<br />

— C'est une idée comme une autre !... seu<strong>le</strong>ment mon opi­<br />

nion est différente de la tienne!... Et p<strong>ou</strong>rrais-je savoir p<strong>ou</strong>r­<br />

quoi tu veux m'étrang<strong>le</strong>r?<br />

— Tu <strong>le</strong> sais bien, brigand !<br />

— Allons, bon !... voilà que tu emploies des termes d'amitié;<br />

ce n'est pas bien !... Je te <strong>le</strong> répète, vieux, j'ignore absolument<br />

ce que tu veux dire, et cela, aussi vrai que la colère ne te rend<br />

pas beau.<br />

— Ah !... tu ne <strong>le</strong> sais pas ?... Et mon argent, canail<strong>le</strong> !<br />

Laposto<strong>le</strong> partit d'un éclat de rire.<br />

— V<strong>ou</strong>drais-tu nier que tu m'as volé?... continua Lebuteux.<br />

— Non, je ne <strong>le</strong> nie pas !


— 463 —<br />

— Tu av<strong>ou</strong>es donc ?... fit Lebuteux en faisant un pas en<br />

avant.<br />

— C'est-à-dire que j'ai v<strong>ou</strong>lu te vo<strong>le</strong>r, mais...<br />

— Mais?...<br />

— Eh bien, mon vieux, n<strong>ou</strong>s avons été volés t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s deux!<br />

— Comment?<br />

— J'ai bien tr<strong>ou</strong>vé la cage, mais el<strong>le</strong> était vide, <strong>le</strong>s oiseaux<br />

s'étaient envolés.<br />

— Dis-tu la vérité ?<br />

— Ce n'est que trop vrai, répondit Laposto<strong>le</strong> en p<strong>ou</strong>ssant un<br />

s<strong>ou</strong>pir. J'étais arrivé trop tard!<br />

— Ainsi ce n'est pas toi qui m'as volé ? fit Lebuteux d'une<br />

voix s<strong>ou</strong>rde et en jetant un sombre regard aut<strong>ou</strong>r de lui.<br />

Ses yeux s'arrêtèrent une seconde sur un indivi<strong>du</strong> qui avait<br />

sa hutte t<strong>ou</strong>t près de la sienne.<br />

Cet indivi<strong>du</strong> p<strong>ou</strong>vait avoir une quarantaine d'années, il était<br />

de petite tail<strong>le</strong>, son visage était amaigri et marqué de la petite<br />

véro<strong>le</strong>. Il travaillait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec Lebuteux et ils allaient t<strong>ou</strong>­<br />

j<strong>ou</strong>rs à la chasse <strong>ou</strong> à la pêche ensemb<strong>le</strong>.<br />

Quand ce personnage vit <strong>le</strong> regard de l'ex-b<strong>ou</strong>rreau <strong>du</strong> <strong>bagne</strong><br />

se fixer sur lui, il dét<strong>ou</strong>rna la tête d'un air embarrassé.<br />

— C'est bon, murmura Lebuteux, je saurai bien la vérité un<br />

j<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong> l'autre!...<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta à demi-voix, et de façon à n'être enten<strong>du</strong> de<br />

personne :<br />

— Et si c'est toi qui m'as j<strong>ou</strong>é ce t<strong>ou</strong>r, ton affaire sera bientôt<br />

faite.<br />

Ces dernières paro<strong>le</strong>s s'adressaient évidemment à l'indivi<strong>du</strong><br />

marqué de la petite véro<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>quel son regard s'était arrêté.<br />

Lebuteux reprit d'un air ins<strong>ou</strong>ciant en parlant à cet homme.<br />

— Allons, L<strong>ou</strong>steau, viens, n<strong>ou</strong>s irons donner un c<strong>ou</strong>p-d'œil<br />

à nos fi<strong>le</strong>ts, il doit y avoir des crabes.<br />

L<strong>ou</strong>steau parut ne v<strong>ou</strong>loir qu'à contre-cœur se rendre à l'in­<br />

vitation de Lebuteux, et, profitant de l'instant où ce dernier


— 464 —<br />

avait <strong>le</strong> dos t<strong>ou</strong>rné, il jeta un regard d'intelligence à Mac-Bell<br />

qui se tr<strong>ou</strong>vait là avec <strong>le</strong>s autres.<br />

— C'est singulier! pensait Laposto<strong>le</strong> en regardant Lebuteux<br />

qui s'éloignait avec son compagnon ; ce L<strong>ou</strong>steau ne m'est pas<br />

inconnu, mais je ne puis pas me s<strong>ou</strong>venir de cette figure!,,.<br />

L<strong>ou</strong>steau!... je n'ai p<strong>ou</strong>rtant jamais enten<strong>du</strong> ce nom-là.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta à haute voix :<br />

— Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit., il faut que je me<br />

cherche un endroit p<strong>ou</strong>r m'abriter.<br />

— Veux-tu que je t'aide ? fit une voix connue à son oreil<strong>le</strong>.<br />

Laposto<strong>le</strong> se ret<strong>ou</strong>rna et resta un moment b<strong>ou</strong>che béante<br />

en reconnaissant Macl<strong>ou</strong>.<br />

— Ah !... dit-il ensuite ; te voilà, mon vieux ?... Tu as repris<br />

<strong>du</strong> service?<br />

— Que veux-tu ? répondit Macl<strong>ou</strong> ; on m'a tel<strong>le</strong>ment solli­<br />

cité !.<br />

— Que tu n'as pas pu refuser.... Oui, c'est comme moi, on<br />

m'a arrêté au milieu de ma carrière p<strong>ou</strong>r m'envoyer s<strong>ou</strong>s<br />

d'autres cieux!... Je t'av<strong>ou</strong>e que je ne serais pas fâché d'avoir<br />

quelqu'un qui pût m'enseigner comment on peut s'arranger<br />

p<strong>ou</strong>r vivre dans ce coin de terre !<br />

— Viens avec moi, tu passeras cette nuit dans ma hutte, et,<br />

si tu veux, je t'aiderai demain à t'en construire une ; tu sais<br />

que cela me connaît.<br />

P<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te réponse, Laposto<strong>le</strong> serra énergiquement la main<br />

que Macl<strong>ou</strong> lui tendait et il se mit à marcher derrière lui.<br />

<strong>Les</strong> deux hommes restèrent un instant sans rien dire.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p Laposto<strong>le</strong> fit :<br />

— Je ne peux pas m'expliquer cela !<br />

— Quoi donc ? demanda Macl<strong>ou</strong>.<br />

— Comment Lebuteux a-t-il pu savoir que la cachette où il<br />

avait mis son argent avait été déc<strong>ou</strong>verte, et cela pendant qu'il<br />

était à T<strong>ou</strong>lon ?<br />

— Ne sais-tu pas qu'il s'est évadé un beau j<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r a


— 465 —<br />

Paris chercher son trésor?... Quand il vit que son argent était<br />

parti il tomba sans connaissance, <strong>le</strong> désespoir l'avait vaincu ; il<br />

resta ainsi t<strong>ou</strong>te la nuit, c<strong>ou</strong>ché à terre et privé de sentiment,<br />

et <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin deux agents de police qui passaient par<br />

là <strong>le</strong> ramassèrent et eurent la bonté de <strong>le</strong> mettre à l'abri dans<br />

un lieu sûr. Huit j<strong>ou</strong>rs après il était réintégré au <strong>bagne</strong> de<br />

T<strong>ou</strong>lon et y reprenait ses fonctions de m<strong>ou</strong>chard et d'espion.<br />

— Cet homme aime trop l'argent, fit Laposto<strong>le</strong> d'un air sen­<br />

tencieux, cela lui portera malheur.<br />

A ce moment un ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p de tonnerre éclata.<br />

Laposto<strong>le</strong> baissa la tête et ferma <strong>le</strong>s yeux.<br />

Macl<strong>ou</strong> se mit à rire.<br />

— Tu as de la chance, dit-il à Laposto<strong>le</strong>, tu vas avoir p<strong>ou</strong>r<br />

ton arrivée <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> d'un orage comme tu n'en a jamais vu<br />

en Europe.<br />

Le ciel s'était rapidement c<strong>ou</strong>vert de nuages que sillonnaient<br />

maintenant des éclairs ébl<strong>ou</strong>issants suivis de c<strong>ou</strong>ps de tonnerre<br />

auxquels succédaient des moments de calme où la nature en­<br />

tière faisait si<strong>le</strong>nce et pendant <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s on n'entendait que <strong>le</strong><br />

murmure s<strong>ou</strong>rd des vagues qui commençaient à défer<strong>le</strong>r sur la<br />

grève.<br />

La nuit tombait et <strong>le</strong>s ténèbres devenaient de plus en plus<br />

épaisses; seuls <strong>le</strong>s éclairs guidaient <strong>le</strong>s pas des deux hommes<br />

qui se dirigeaient vers la cabane de Macl<strong>ou</strong> ; ils permettaient<br />

aussi de distinguer <strong>le</strong> navire qui était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs au large et qui<br />

prenait par moments l'aspect fantastique <strong>du</strong> « vaisseau fan­<br />

tôme » dont il est s<strong>ou</strong>vent question dans <strong>le</strong>s histoires que racon­<br />

tent <strong>le</strong>s matelots.<br />

<strong>Les</strong> autres forçats étaient restés réunis s<strong>ou</strong>s un arbre et con­<br />

sidéraient ce spectac<strong>le</strong> grandiose.<br />

S<strong>ou</strong>dain <strong>le</strong> calme parut se rétablir, mais <strong>le</strong>s nuages crevèrent<br />

et une pluie torrentiel<strong>le</strong>, comme on n'en voit que s<strong>ou</strong>s la zone<br />

torride se déchaîna; et <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s se mirent à c<strong>ou</strong>rir chacun<br />

<strong>du</strong> côté de sa cabane p<strong>ou</strong>r se mettre à l'abri.<br />

35


— 466 —<br />

Maclo,, fit comme <strong>le</strong>s autres et Laposto<strong>le</strong> <strong>le</strong> suivit, t<strong>ou</strong>t en<br />

faisant la remarque que Mac-Bell se gardait de suivre l'exemp<strong>le</strong><br />

de ses compagnons dont chacun avait invité un des n<strong>ou</strong>veaux<br />

arrivés à passer la nuit dans son habitation.<br />

L'Ecossais avait sans d<strong>ou</strong>te ses raisons p<strong>ou</strong>r agir ainsi.<br />

Arrivé dans sa cabane il en ferma avec soin la porte et <strong>le</strong>s<br />

fenêtres, alluma une lampe et prit dans un coin une b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong><br />

et deux verres qu'il posa sur la tab<strong>le</strong>.<br />

T<strong>ou</strong>t en faisant ces préparatifs il s'était approché de la porte<br />

à quelques reprises, comme p<strong>ou</strong>r éc<strong>ou</strong>ter ce qui se passait au<br />

dehors.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes on entendit une espèce de hur­<br />

<strong>le</strong>ment auquel succéda un aboiement de chien.<br />

— C'est-el<strong>le</strong>, fit Mac-Bell ; c'est <strong>le</strong> « Roquet » !<br />

Puis il <strong>ou</strong>vrit la porte, un homme parut sur <strong>le</strong> seuil et entra<br />

rapidement.<br />

L'Ecossais referma la porte et s'approcha de ce personnage<br />

qui n'était autre que Cé<strong>le</strong>ste, la compagne de Lebuteux, que<br />

n<strong>ou</strong>s connaissons déjà s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de « Roquet » et qui pas­<br />

sait p<strong>ou</strong>r un homme nommé L<strong>ou</strong>steau parmi <strong>le</strong>s habitants de<br />

l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>.<br />

Mac-Bell s'aperçut immédiatement que <strong>le</strong> Roquet était très-<br />

agité.<br />

— Eh bien ! fit-il avec vivacité, qu'y a-t-il ?<br />

— Ferme la porte ! répondit Cé<strong>le</strong>ste.<br />

— T'aurait-il suivi ?<br />

— Je ne crois pas.<br />

— Alors p<strong>ou</strong>rquoi..?<br />

— Ferme la porte, te dis-je, je te dirai ensuite p<strong>ou</strong>rquoi je<br />

suis venue.<br />

L'Ecossais p<strong>ou</strong>ssa un verr<strong>ou</strong> et plaça une forte barre de bois<br />

en travers de la porte.<br />

— Es-tu tranquil<strong>le</strong> maintenant? demanda-t-il ensuite.<br />

— Oui, à présent n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons causer.


— 467 —<br />

— Causer et boire un c<strong>ou</strong>p, aj<strong>ou</strong>ta Mac-Bel en montrant la<br />

b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s verres.<br />

Le « Roquet » suivit <strong>le</strong> geste de l'Ecossais d'un regard qui<br />

s'éclaira d'une lueur sauvage.<br />

Puis t<strong>ou</strong>s deux s'assirent auprès de la tab<strong>le</strong>.<br />

Cé<strong>le</strong>ste reprit :<br />

— Je connais Lebuteux, et je crois qu'il se d<strong>ou</strong>te de quelque<br />

chose.<br />

— Il te s<strong>ou</strong>pçonne ?<br />

— Je <strong>le</strong> crains !<br />

— D'où peut venir ce changement ?<br />

— J'avais réussi à <strong>le</strong> convaincre que personne, hormis La­<br />

posto<strong>le</strong>, ne p<strong>ou</strong>vait avoir déc<strong>ou</strong>vert sa cachette, et t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s<br />

apparences étaient en ma faveur : <strong>le</strong>s menaces de <strong>Blondel</strong>,<br />

d'abord, ensuite la certitude que Lebuteux avait que <strong>Blondel</strong><br />

seul connaissait cette cachette. Mais voilà que Laposto<strong>le</strong> arrive<br />

comme une bombe, et vient t<strong>ou</strong>t gâter. Tu as vu ce qui s'est<br />

passé; si Lebuteux avait eu un c<strong>ou</strong>teau sur lui, il aurait cer­<br />

tainement frappé Laposto<strong>le</strong> et n<strong>ou</strong>s aurions eu la chance ds ne<br />

plus avoir rien à craindre, tandis que...<br />

— Bah !.. fît l'Ecossais, cela passera. Lebuteux ne peut avoir<br />

de s<strong>ou</strong>pçons que sur toi, et il no te sera pas diffici<strong>le</strong> de lui per­<br />

suader que tu ne possède pas vingt francs ; tu p<strong>ou</strong>rras faci<strong>le</strong>ment<br />

lui faire comprendre que si tu avais son argent tu n'aurais pas<br />

fait la bêtise de t'habil<strong>le</strong>r en homme p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> suivre ici,... quand<br />

il aura réfléchi à t<strong>ou</strong>t cela il ne se méfiera plus de toi et ne se<br />

d<strong>ou</strong>tera pas que ses trente mil<strong>le</strong> francs sont venus depuis la<br />

barrière <strong>du</strong> Trône jusqu'ici.<br />

— Tu es t<strong>ou</strong>t de même bien adroit, reprit Cé<strong>le</strong>ste, p<strong>ou</strong>r avoir<br />

pu dérober cette somme aux yeux des gardiens pendant t<strong>ou</strong>t<br />

<strong>le</strong> voyage.<br />

— La chose n'était pas commode, c'est vrai, répondit Mac-<br />

Bell, parce que trente bil<strong>le</strong>ts de mil<strong>le</strong> francs font un petit pa-


— 468 —<br />

quet assez diffici<strong>le</strong> à dissimu<strong>le</strong>r, cependant j'ai imaginé une<br />

ruse qui a trompé t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde.<br />

— Comment as-tu fait?<br />

— N'as-tu pas remarqué qu'an moment de n<strong>ou</strong>s mettre en<br />

r<strong>ou</strong>te j'avais un pied enflé ?<br />

— Oui.<br />

— Que cette enflure <strong>du</strong>ra pendant t<strong>ou</strong>te la traversée ?<br />

— Oui.<br />

— Et enfin que <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain de notre arrivée el<strong>le</strong> fut<br />

guérie ?<br />

— Eh bien ?<br />

— Eh bien, mon pied n'était pas plus enflé que mon œil. et<br />

<strong>le</strong>s compresses et <strong>le</strong>s cataplasmes que j'y mettais rec<strong>ou</strong>vraient<br />

<strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts de banque !<br />

— Je l'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dit, fit <strong>le</strong> Roquet avec admiration, tu<br />

as plus d'intelligence que vingt brutes comme Lebuteux.<br />

Et, en disant cela Cé<strong>le</strong>ste vida un troisième verre d'eau-<br />

de-vie.<br />

L'effet de la boisson ne tarda pas à se faire sentir : au b<strong>ou</strong>t<br />

de cinq minutes l'enth<strong>ou</strong>siasme de Cé<strong>le</strong>ste p<strong>ou</strong>r l'Ecossais ne<br />

connaissait plus de bornes.<br />

Mac-Bell reprit :<br />

— Tu m'as parlé d'une seconde cachette de Lebuteux, t'a-<br />

t-il indiqué l'endroit où el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>ve ?<br />

— Oui.<br />

— C'est dans <strong>le</strong>s environs de T<strong>ou</strong>lon, sans d<strong>ou</strong>te ?<br />

— Oui.<br />

— Tu la connais exactement?<br />

— Oh ! parfaitement !<br />

— Tu me l'indiqueras !... Il n<strong>ou</strong>s faut maintenant chercher<br />

<strong>le</strong> moyen de n<strong>ou</strong>s enfuir... n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s réfugierons dans un<br />

pays étranger et n<strong>ou</strong>s serons alors complètement l'un à l'autre,<br />

n'est ce pas ?


— 469 —<br />

Le Roquet grimaça un s<strong>ou</strong>rire hideux, ses yeux étince-<br />

laient.<br />

Pendant cette conversation <strong>le</strong> tonnerre n'avait cessé de gron­<br />

der et la pluie tombait à torrents.<br />

S<strong>ou</strong>dain ces deux êtres se regardèrent muets de stupeur.<br />

On avait frappé deux c<strong>ou</strong>ps à la porte.<br />

— Qu'est-ce que cela ? demanda Cé<strong>le</strong>ste à voix basse.<br />

On frappa de n<strong>ou</strong>veau.<br />

Puis une voix se fit entendre.<br />

— Ouvrez, <strong>ou</strong>vrez!... disait la personne qui était dehors.<br />

Mac-Bell haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— C'est Jacques, <strong>le</strong> surveillant, dit-il, ne crains rien.<br />

Puis il <strong>ou</strong>vrit la porte.<br />

Un homme se précipita dans l'intérieur de la cabane.<br />

C'était Lebuteux.<br />

A sa vue Cé<strong>le</strong>ste s'était <strong>le</strong>vée comme s<strong>ou</strong>s l'impulsion d'une<br />

sec<strong>ou</strong>sse é<strong>le</strong>ctrique.<br />

El<strong>le</strong> se tenait deb<strong>ou</strong>t, <strong>le</strong>s yeux fixes et <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>rcils froncés.<br />

Son ivresse avait disparu comme par enchantement.<br />

— Tiens!... tu viens tenir compagnie à l'Ecossais! fit Lebu­<br />

teux en lui jetant un regard qui la fit tressaillir ; bon, n<strong>ou</strong>s re­<br />

g<strong>le</strong>rons cela ensemb<strong>le</strong> !... viens !...<br />

— Je ne veux pas !... répondit <strong>le</strong> Roquet qui prenait c<strong>ou</strong>rage,<br />

et si tu fais un pas vers moi je te casse la tête !<br />

Cé<strong>le</strong>ste avait pris par <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>lot la b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> qui était sur la<br />

tab<strong>le</strong>.<br />

Lebuteux ne crut pas devoir éc<strong>ou</strong>ter cette menace et il<br />

3'avança en brandissant une hache qu'il avait apportée ;<br />

mais Mac-Bell v<strong>ou</strong>lut intervenir.<br />

— Ah ! l'Ecossais, fit Lebuteux furieux ; tu veux faire <strong>le</strong><br />

chevalier galant!... tiens, prends cela!...<br />

En parlant il avait fait t<strong>ou</strong>rnoyer sa hache et il aurait brisé<br />

<strong>le</strong> crâne de Mac-Bell si, celui-ci, avec une agilité sans pareil<strong>le</strong>,


— 470 —<br />

ne s'était précipité sur lui et, <strong>le</strong> saisissant par la ceinture ne<br />

l'avait jeté à terre avec vio<strong>le</strong>nce.<br />

Lebuteux était tombé comme une masse et restait sans<br />

m<strong>ou</strong>vement.<br />

Cé<strong>le</strong>ste n'osait pas s'approcher.<br />

— Tu l'as tué ! dit-el<strong>le</strong> avec une inquiétude qui n'avait rien<br />

de commun avec la pitié.<br />

— Je ne crois pas, répondit Mac-Bell qui, lui aussi, n'était<br />

pas très-rassuré ; mais... à qui la faute?<br />

Puis, craignant une ruse il s'approcha de Lebuteux avec cir­<br />

conspection, prit la hache qui était à terre et se penchant sur<br />

son adversaire il dit :<br />

— Non,... il n'est qu'ét<strong>ou</strong>rdi.<br />

En effet, au b<strong>ou</strong>t d'un instant Lebuteux revint à lui, il se<br />

re<strong>le</strong>va pénib<strong>le</strong>ment, mais il était trop affaibli p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir<br />

recommencer la lutte ; <strong>du</strong> reste son arme était dans <strong>le</strong>s mains<br />

de l'Ecossais.<br />

— Qu'es-tu venue faire ici ? demanda-t-il à Cé<strong>le</strong>ste d'une<br />

voix s<strong>ou</strong>rde.<br />

— Si tu avais commencé de cette manière, fit Mac-Bell,<br />

on se serait expliqué, au lieu de faire des exercices de<br />

gymnastique qui laissent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs des s<strong>ou</strong>venirs désagréab<strong>le</strong>s.<br />

— Mais, qu'a-t-el<strong>le</strong> à faire ici pendant la nuit ? reprit Lebu<br />

teux d'un air de tranquillité que démentait l'expression de ses<br />

regards.<br />

L'Ecossais allait répondre lorsque la porte qui était restée<br />

entr'<strong>ou</strong>verte donna passage à un n<strong>ou</strong>veau personnage.<br />

C'était l'homme à la barbe et aux cheveux noirs que <strong>le</strong> nègre<br />

Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> avait appelé « maître ».<br />

— Imbéci<strong>le</strong>s que v<strong>ou</strong>s êtes !... fit <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>vel arrivant; que<br />

faites-v<strong>ou</strong>s ? à quoi employez-v<strong>ou</strong>s donc votre temps et votre<br />

énergie ?... N'avez-v<strong>ou</strong>s donc rien de mieux à faire que de v<strong>ou</strong>s<br />

dévorer <strong>le</strong>s uns <strong>le</strong>s autres comme des bêtes féroces ?


— 471 —<br />

— Tiens, monsieur <strong>le</strong> comte de Précigny. répartit l'Ecossais ;<br />

où veux-tu en venir avec ce sermon ?<br />

— Je viens v<strong>ou</strong>s demander si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z être libres.<br />

— Quel<strong>le</strong> bêtise !... s'écria Lebuteux ; tu sais bien que c'est<br />

impossib<strong>le</strong> !<br />

— Rien n'est impossib<strong>le</strong> quand on ne perd pas c<strong>ou</strong>rage !<br />

— Gomment ?... fit l'Ecossais en s'approchant, aurais tu<br />

tr<strong>ou</strong>vé quelque chose ?<br />

— Oui !... mais mon projet demande de l'énergie. Etes-v<strong>ou</strong>s<br />

décidés à t<strong>ou</strong>t risquer p<strong>ou</strong>r reconquérir la liberté ?<br />

— Oui !<br />

— Eh bien ! si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z, avant un mois n<strong>ou</strong>s serons loin<br />

d'ici!.. Ec<strong>ou</strong>tez.<br />

Et Précigny s'assit et commença à expliquer <strong>le</strong> plan qu'il<br />

avait imaginé.<br />

CHAPITRE XXXVI.<br />

Le naufrage.<br />

Parmi <strong>le</strong>s passagers, qui se tr<strong>ou</strong>vaient sur <strong>le</strong> navire qui avait<br />

attiré l'attention vies habitants de l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>, et qui sem­<br />

blait devoir à chaque instant être engl<strong>ou</strong>ti par <strong>le</strong>s vagues, se<br />

tr<strong>ou</strong>vaient quatre personnages qui ont j<strong>ou</strong>é un rô<strong>le</strong> assez im­<br />

portant dans la première partie de ce récit.<br />

La présence de ces quatre personnes dans ces parages n<strong>ou</strong>s<br />

oblige à jeter un c<strong>ou</strong>p-d'œil rétrospectif dans notre histoire.


— 472 —<br />

Ce c<strong>ou</strong>p-d'œil n<strong>ou</strong>s amène à la villa de Monsieur Michaud.<br />

Cinq années se sont éc<strong>ou</strong>lées depuis <strong>le</strong>s événements que n<strong>ou</strong>s<br />

avons racontés dans <strong>le</strong> vingt-quatrième chapitre de ce récit,<br />

depuis l'arrestation de Précigny et la disparition de <strong>Blondel</strong>.<br />

C'est la fin de la j<strong>ou</strong>rnée. Deux c<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>s se promènent <strong>le</strong>nte­<br />

ment dans une allée ombreuse ; ces deux c<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>s n<strong>ou</strong>s sont<br />

déjà connus, ce sont Maurice et Lucienne, Joseph et Miche-<br />

<strong>le</strong>tte.<br />

Joseph est encore pâ<strong>le</strong>, et sa figure porte encore une expres­<br />

sion de tristesse que lui ont laissée <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances qu'il a en<strong>du</strong>­<br />

rées au <strong>bagne</strong>, cependant Miche<strong>le</strong>tte sait dissiper ce nuage, el<strong>le</strong><br />

par<strong>le</strong> des joies <strong>du</strong> présent et de l'avenir.<br />

Et, en effet, <strong>le</strong> présent et l'avenir <strong>le</strong>ur s<strong>ou</strong>rient.<br />

Monsieur Michaud était profondément attristé de la part in­<br />

volontaire qu'il avait pris au malheur de Joseph, et il ne croyait<br />

jamais p<strong>ou</strong>voir s'acquitter de la dette qu'il avait contractée<br />

envers <strong>le</strong> pauvre jeune homme ; comme il n'avait pas d'enfant<br />

et p<strong>ou</strong>vait, par conséquent, librement disposer de sa fortune, il<br />

avait adopté Joseph comme son fils, lui avait donné Miche<strong>le</strong>tte<br />

p<strong>ou</strong>r femme, et, v<strong>ou</strong>lant se reposer de sa longue carrière com­<br />

mercia<strong>le</strong>, il avait associé <strong>le</strong> jeune homme et Paul Mercier et<br />

<strong>le</strong>ur avait remis sa maison de commerce.<br />

N<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons donc Joseph, hier encore sur <strong>le</strong>s derniers<br />

degrés de l'échel<strong>le</strong> socia<strong>le</strong>, occupant auj<strong>ou</strong>rd'hui une position<br />

honorab<strong>le</strong> et enviée, et j<strong>ou</strong>issant d'une profonde félicité.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte 1 disait-il au moment où n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> retr<strong>ou</strong>vons;<br />

une pensée horrib<strong>le</strong> se présente à mon esprit chaque matin, au<br />

moment où je me réveil<strong>le</strong>!... Il me semb<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avoir fait<br />

un beau rêve et je n'ose pas <strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong>s yeux dans la crainte de<br />

me retr<strong>ou</strong>ver sur ma misérab<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>che, je crains de faire un<br />

m<strong>ou</strong>vement, tant il me semb<strong>le</strong> que ma chaîne va faire enten­<br />

dre son hideux cliquetis... Oh!... mon Dieu!... quels s<strong>ou</strong>ve­<br />

nirs!...<br />

— Mais, répondit Miche<strong>le</strong>tte en s<strong>ou</strong>riant à travers ses lar-


— 473 —<br />

mes ne suis-je pas sans cesse auprès de toi p<strong>ou</strong>r te pr<strong>ou</strong>ver<br />

que notre bonheur n'est pas une illusion?... Ce qui est un songe<br />

c'est <strong>le</strong> passé, et n<strong>ou</strong>s devons chasser ce s<strong>ou</strong>venir de notre mé­<br />

moire.<br />

— Non, non, reprit Joseph en s<strong>ou</strong>riant tristement, je ne<br />

veux jamais l'<strong>ou</strong>blier !<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas? demanda Miche<strong>le</strong>tte avec chagrin.<br />

— Tu <strong>le</strong> demandes?... Faudrait-il aussi que j'<strong>ou</strong>blie la d<strong>ou</strong>ce<br />

image qui me suivait sans cesse, la créature angélique qui fut<br />

ma consolation et <strong>le</strong> baume de mes b<strong>le</strong>ssures ; p<strong>ou</strong>rrais-je<br />

<strong>ou</strong>blier que ma Miche<strong>le</strong>tte aimée m'a suivi de Bicêtre à T<strong>ou</strong>lon<br />

p<strong>ou</strong>r être auprès de moi et p<strong>ou</strong>r m'aider à supporter mon<br />

malheur?<br />

— N<strong>ou</strong>s devons bénir la Providence, reprit la jeune femme<br />

el<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s a tirés de la plus profonde misère p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s rendre<br />

heureux.<br />

— Oui, s'écria Joseph, n<strong>ou</strong>s devons bénir la Providence,<br />

ainsi que <strong>le</strong>s nob<strong>le</strong>s cœurs qu'el<strong>le</strong> a choisis p<strong>ou</strong>r être ses ins­<br />

truments et sans <strong>le</strong>squels nos s<strong>ou</strong>ffrances n'auraient peut-être<br />

jamais eu de fin.<br />

— Oui, monsieur et madame Michaud ! répondit Miche<strong>le</strong>tte,<br />

je ne demande au ciel que de m'envoyer une occasion où je<br />

puisse <strong>le</strong>ur pr<strong>ou</strong>ver ma reconnaissance, à eux, ainsi qu'à cel<strong>le</strong><br />

que j'appel<strong>le</strong> auj<strong>ou</strong>rd'hui ma soeur bien-aimée et qui fut p<strong>ou</strong>r<br />

moi la plus généreuse protectrice !<br />

A quelques pas de là <strong>le</strong> même hymne d'am<strong>ou</strong>r et de bon<br />

heur s'é<strong>le</strong>vait des lèvres de Maurice et de Lucienne.<br />

Eux aussi avaient eu un pénib<strong>le</strong> sentier à parc<strong>ou</strong>rir avant de<br />

p<strong>ou</strong>voir j<strong>ou</strong>ir de <strong>le</strong>ur félicité actuel<strong>le</strong>!<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment un troisième c<strong>ou</strong>p<strong>le</strong> vint se joindre<br />

aux deux autres, c'était monsieur Michaud et sa femme ; ils<br />

avaient, de <strong>le</strong>ur côté, traversé un moment de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et de<br />

peines, et <strong>le</strong> repos <strong>le</strong>ur avait été ren<strong>du</strong> par <strong>le</strong> stratagème ima-<br />

giné par <strong>le</strong> papa Fichet. <strong>Les</strong> s<strong>ou</strong>pçons <strong>du</strong> négociant avaient


— 474 —<br />

complètement disparu et son ép<strong>ou</strong>se qui avait compris la <strong>le</strong>çon<br />

que la Providence lui avait donnée, avait reconnu son erreur<br />

et s'efforçait de pr<strong>ou</strong>ver à son mari son affection et son dév<strong>ou</strong>e­<br />

ment.<br />

Monsieur Michaud accompagné de sa femme à qui il don.<br />

nait <strong>le</strong> bras s'approcha de Joseph et de Miche<strong>le</strong>tte, et <strong>le</strong>ur dit<br />

en prenant un air grave:<br />

— Mes chers enfants, v<strong>ou</strong>s me pardonnerez de venir tr<strong>ou</strong>­<br />

b<strong>le</strong>r votre bonheur, mais ce que je vais v<strong>ou</strong>s dire a trait à<br />

votre prospérité et il ne faut pas attendre plus longtemps !<br />

rer ?<br />

— Mon Dieu ! s'écria Miche<strong>le</strong>tte, v<strong>ou</strong>driez-v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sépa­<br />

— Ceci ne dépend que de v<strong>ou</strong>s !<br />

— Mais de quoi s'agit-il, monsieur Michaud ? demanda<br />

Joseph.<br />

— Jusqu'à présent, répondit <strong>le</strong> négociant, je t'ai laissé j<strong>ou</strong>ir<br />

en paix de ton bonheur, tu avais été profondément malheu­<br />

reux et ton cœur b<strong>le</strong>ssé avait besoin de ce repos ; mais main­<br />

tenant que la guérison est complète, <strong>le</strong> moment est venu où tu<br />

dois être un homme et j<strong>ou</strong>er dans la vie un rô<strong>le</strong> uti<strong>le</strong> et<br />

actif.<br />

— Le ciel m'est témoin que c'est mon plus cher désir S<br />

s'écria cha<strong>le</strong>ureusement Joseph ; cette oisiveté commence à<br />

me peser et à me rendre honteux.<br />

— Ton langage me plaît !<br />

— Que dois-je faire ?<br />

— Quelque chose qui te sera peut-être pénib<strong>le</strong>.<br />

— Quoi donc ?<br />

— Partir en voyage !<br />

— Comment ?<br />

— Oui, mon ami, il faut que tu tasses un voyage ! La mai­<br />

son dont je t'ai fait un des chefs a des relations très-considéra­<br />

b<strong>le</strong>s, tu <strong>le</strong> sais; n<strong>ou</strong>s avons des correspondants et des comp­<br />

toirs à la Martinique, à la Guadel<strong>ou</strong>pe, à la Havane, etc ; or, je


— 475 —<br />

pense qu'il est indispensab<strong>le</strong> que tu ail<strong>le</strong>s en personne faire<br />

connaissance avec ces correspondante, pendant que Mercier<br />

restera ici p<strong>ou</strong>r diriger <strong>le</strong>s affaires, tu acquerras de cette ma­<br />

nière <strong>le</strong>s connaissances qui te manquent et qui te sont néces-<br />

saires si tu veux p<strong>ou</strong>voir un j<strong>ou</strong>r être en étal de diriger ta<br />

maison toi-même.<br />

Joseph ne répondit pas immédiatement, non que cette pro­<br />

position lui fut désagréab<strong>le</strong>, au contraire, mais il pensait à<br />

Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Mais je ne veux pas me séparer de Joseph ! s'écria la<br />

jeune femme.<br />

— Et en cela tu ne fais que suivre la loi et tenir la pro­<br />

messe que tu as faite <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r de ton mariage, reprit monsieur<br />

Michaud en riant ; la loi dit : la femme doit suivre son mari; je<br />

ne vois par conséquent pas d'inconvénient à ce que tu accom­<br />

pagnes Joseph.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes ép<strong>ou</strong>x échangèrent un regard d'intelli­<br />

gence.<br />

Maurice et Lucienne, qui s'étaient approchés et avaient en­<br />

ten<strong>du</strong> la dernière partie de cet entretien, regardèrent Joseph<br />

et Miche<strong>le</strong>tte d'un air de reproche,<br />

— Qu'est-ce que n<strong>ou</strong>s allons devenir, si v<strong>ou</strong>s partez?<br />

demanda Maurice avec tristesse ; voici quatre ans que n<strong>ou</strong>s<br />

vivons ensemb<strong>le</strong>, partageant chaque joie, chaque plaisir, cha­<br />

que pensée; ne sommes-n<strong>ou</strong>s pas devenus indispensab<strong>le</strong>s<br />

<strong>le</strong>s uns aux autres ?<br />

— Ce départ serait, un malheur dont je ne p<strong>ou</strong>rrais me<br />

conso<strong>le</strong>r! s'écria Lucienne en embrassant Miche<strong>le</strong>tte.<br />

Monsieur Michaud <strong>le</strong>s considéra un instant avec émotion,<br />

puis il dit :<br />

—Il y aurait peut-être un moyen de t<strong>ou</strong>t arranger!<br />

— Quel moyen? demanda vivement Lucienne.<br />

— Je gage, petite rusée que tu es, répondit <strong>le</strong> négociant,<br />

que tu ne serais pas fâchée de voir la Martinique ?


— 476 —<br />

— Moi! s'écria Lucienne au comb<strong>le</strong> de la surprise.<br />

— Certainement!., ne serait-ce que p<strong>ou</strong>r accompagner<br />

Miche<strong>le</strong>tte!<br />

— Serait-ce possib<strong>le</strong> ?<br />

— Non-seu<strong>le</strong>ment possib<strong>le</strong>, mais encore charmant! fit Mau-<br />

rice avec vivacité!.- pensez un peu, un voyage à quatre, avec<br />

un bon navire !... parb<strong>le</strong>u ! p<strong>ou</strong>r mon compte personnel,<br />

j'accepte avec enth<strong>ou</strong>siasme !<br />

La cloche <strong>du</strong> s<strong>ou</strong>per se fit entendre et l'on se rendit à la<br />

sal<strong>le</strong> à manger où la conversation continua.<br />

Le plan <strong>du</strong> voyage fut discuté avec sagesse, et il fut convenu<br />

que <strong>le</strong>s voyageurs se mettraient en r<strong>ou</strong>te dans <strong>le</strong>s derniers<br />

j<strong>ou</strong>rs <strong>du</strong> mois.<br />

Quelque temps après, un beau trois-mâts appartenant à la<br />

maison Michaud appareillait dans <strong>le</strong> port de T<strong>ou</strong>lon.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain, il mettait à la voi<strong>le</strong>, emportant <strong>le</strong>s quatre<br />

jeunes gens vers des contrées inconnues.<br />

Le so<strong>le</strong>il inondait la vil<strong>le</strong> de ses rayons, Joseph, Miche<strong>le</strong>tte,<br />

Maurice et Lucienne étaient sur <strong>le</strong> gaillard d'arrière, agitant<br />

<strong>le</strong>urs m<strong>ou</strong>choirs en signe d'adieu, et monsieur et madame Mi­<br />

chaud qui étaient restés à terre <strong>le</strong>ur répondaient.<br />

La mer était sp<strong>le</strong>ndide, une petite brise enflait <strong>le</strong>s voi<strong>le</strong>s <strong>du</strong><br />

navire qui prenait son essor, gracieusement incliné sur <strong>le</strong> côté,<br />

et qui ne tarda pas à atteindre la p<strong>le</strong>ine mer, ; monsieur Mi­<br />

chaud et sa femme étaient restés à la même place, cherchant<br />

encore à distinguer <strong>le</strong>s m<strong>ou</strong>choirs blancs des voyageurs, mais<br />

la distance était trop grande, <strong>le</strong> beau navire fuyait à l'horizon,<br />

bientôt ce ne fut plus qu'un point noir, qui ne tarda pas à dis­<br />

paraître.<br />

Le négociant et son ép<strong>ou</strong>se remontèrent en voiture p<strong>ou</strong>r<br />

rentrer à la vil<strong>le</strong>.<br />

T<strong>ou</strong>s deux gardaient <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, ils se sentaient oppressés,<br />

cette séparation était d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuse p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s deux et ils<br />

restaient plongés dans <strong>le</strong>urs pensées.


— 477 —<br />

Le commencement de la traversée fut magnifique, la mer<br />

était bel<strong>le</strong> et ce spectac<strong>le</strong> p<strong>le</strong>in de poésie était fait, p<strong>ou</strong>r resser­<br />

rer <strong>le</strong>s liens qui unissaient <strong>le</strong>s deux c<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>s.<br />

Deux semaines se passèrent pendant <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>le</strong> temps fut<br />

continuel<strong>le</strong>ment favorab<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> voyageurs étaient loin de se d<strong>ou</strong>ter que <strong>le</strong>ur traversée<br />

dût avoir une issue p<strong>le</strong>ine de dangers et ils n'avaient aucune<br />

idée des épreuves et des s<strong>ou</strong>ffrances qui <strong>le</strong>s attendaient.<br />

Vers la fin de la troisième semaine, <strong>le</strong> vent changea t<strong>ou</strong>t à<br />

à c<strong>ou</strong>p, la mer devint mauvaise et <strong>le</strong>s deux jeunes femmes<br />

commencèrent à sentir la frayeur <strong>le</strong>s gagner, bien qu'el<strong>le</strong>s<br />

fissent t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>urs efforts p<strong>ou</strong>r n'en rien laisser paraître.<br />

Maurice et Joseph, de <strong>le</strong>ur côté, étaient loin d'être rassurés; ils<br />

s'étaient communiqué <strong>le</strong>urs pensées, et faisaient assez bonne<br />

contenance.<br />

Vers la fin <strong>du</strong> troisième j<strong>ou</strong>r, <strong>le</strong> capitaine qui, jusque là, avait<br />

conservé son sang-froid et une tranquillité parfaite, parut<br />

épr<strong>ou</strong>ver quelque inquiétude, et <strong>le</strong>s ordres qu'il donna puren<br />

faire s<strong>ou</strong>pçonner qu'il craignait un tempête<br />

En effet, ces ordres étaient à peine exécutés que <strong>le</strong> navire<br />

fut assailli par une effroyab<strong>le</strong> b<strong>ou</strong>rrasque ; il était précisément<br />

en vue de l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>.<br />

Un c<strong>ou</strong>p de vent mit <strong>le</strong>s voi<strong>le</strong>s en lambeaux et abattit l'un<br />

des mâts.<br />

Un cri de désespoir retentit et un désordre évident com­<br />

mença à régner parmi l'équipage.<br />

Nos quatre voyageurs s'étaient réunis sur <strong>le</strong> pont, dans un<br />

coin <strong>du</strong> gaillard où ils étaient à l'abri des vagues qui venaient<br />

à chaque instant balayer <strong>le</strong> pont.<br />

Le capitaine passa auprès d'eux. Joseph <strong>le</strong> reconnut à la<br />

lueur d'un éclair, il l'arrêta et lui dit:<br />

— Au nom <strong>du</strong> ciel, capitaine,... par<strong>le</strong>z !,..<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que je v<strong>ou</strong>s dise?<br />

— Sommes-n<strong>ou</strong>s per<strong>du</strong>s ?


— Je <strong>le</strong> crains!<br />

— 478 —<br />

— N'avons-n<strong>ou</strong>s donc aucune chance de salut?<br />

— Dieu peut faire un mirac<strong>le</strong> 1 répondit <strong>le</strong> capitaine d'une<br />

voix grave et en <strong>le</strong>vant la main vers <strong>le</strong> ciel.<br />

Puis il s'éloigna.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes femmes faisaient entendre des gémissements<br />

plaintifs.<br />

Maurice et Joseph voyaient avec désespoir l'impuissance où<br />

ils se tr<strong>ou</strong>vaient de rien faire p<strong>ou</strong>r essayer de sauver <strong>le</strong>urs<br />

compagnes.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p Joseph sentit que quelqu'un lui prenait la<br />

main.<br />

Il se ret<strong>ou</strong>rna vivement et aperçut confusément auprès de<br />

lui un petit m<strong>ou</strong>sse noir qu'il avait s<strong>ou</strong>vent protégé contre la<br />

brutalité des matelots.<br />

— C'est toi Jambo? fit Joseph étonné.<br />

— Oui, maître, répondit <strong>le</strong> petit nègre.<br />

— Que veux-tu ?<br />

— Jambo donner bon conseil à maître.<br />

— Quel conseil ?<br />

Jambo s'appprocha de Joseph.<br />

— Maître, lui dit-il, seu<strong>le</strong>ment deux femmes à bord, capi­<br />

taine donner chal<strong>ou</strong>pe à maître, si maître demander.<br />

— Crois-tu ?<br />

— Oh! <strong>ou</strong>i!<br />

— Mais la chal<strong>ou</strong>pe sera engl<strong>ou</strong>tie par <strong>le</strong>s vagues! s'écria<br />

Miche<strong>le</strong>tte qui avait enten<strong>du</strong> <strong>le</strong> petit nègre.<br />

Jambo fit un geste négatif.<br />

— Non, non, dit-il rapidement, Jambo s<strong>ou</strong>vent con<strong>du</strong>ire un<br />

canot dans grosse mer, lui con<strong>du</strong>ire chal<strong>ou</strong>pe à terre.<br />

— Mais on ne te permettra pas de venir avec n<strong>ou</strong>s.<br />

— Maître rien dire,... Jambo tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> moyen.<br />

— Sommes-n<strong>ou</strong>s loin de la côte?<br />

— Jambo pas savoir.


— 479 —<br />

— Mais quel<strong>le</strong> est la terre que n<strong>ou</strong>s voyons à la lueur des<br />

éclairs ?<br />

—Guyanne.<br />

Maurice suivit immédiatement <strong>le</strong> conseil <strong>du</strong> m<strong>ou</strong>sse noir et<br />

chercha <strong>le</strong> capitaine p<strong>ou</strong>r lui demander de mettre une embar­<br />

cation à sa disposition, p<strong>ou</strong>r essayer de gagner la côte avec<br />

Joseph et <strong>le</strong>s deux jeunes femmes.<br />

Le capitaine y avait déjà pensé; il savait qu'en sa qualité de<br />

successeur de monsieur Michaud, Joseph était en quelque sorte<br />

propriétaire <strong>du</strong> navire, il n'avait donc aucune raison p<strong>ou</strong>r refu­<br />

ser ce que Maurice demandait.<br />

D'un autre côté il n'était pas fâché de se débarrasser de<br />

quatre personnes qui ne p<strong>ou</strong>vaient lui être d'aucune utilité et<br />

dont la présence sur <strong>le</strong> pont ne faisait qu'entraver la manœuvre.<br />

Il donna donc l'ordre de mettre la chal<strong>ou</strong>pe à la mer, on y<br />

plaça une petite voi<strong>le</strong>, des vivres p<strong>ou</strong>r plusieurs j<strong>ou</strong>rs y furent<br />

descen<strong>du</strong>s et Maurice, Joseph, Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne y prirent<br />

place, on lâcha l'amarre et la légère embarcation se mit à<br />

danser sur <strong>le</strong>s vagues écumantes comme une coquil<strong>le</strong> de noix ;<br />

au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>va à une certaine dis­<br />

tance <strong>du</strong> navire.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p Maurice qui tenait la barre <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>vernail se<br />

s<strong>ou</strong>vint de Jambo, mais <strong>le</strong> soin de con<strong>du</strong>ire l'embarcation ne<br />

lui laissa pas <strong>le</strong> loisir de songer plus longtemps au jeune<br />

nègre.<br />

Maurice ne connaissait pas grand'chose à la manœuvre de la<br />

chal<strong>ou</strong>pe qui présentait au vent tantôt la pr<strong>ou</strong>e, tantôt <strong>le</strong> flanc.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes femmes croyant <strong>le</strong>ur dernière heure arrivée<br />

se recommandaient à Dieu, enlacées l'une à l'autre, s'étaintassises<br />

au milieu de l'embarcation auprès de Joseph qui, d'une main<br />

tenait l'éc<strong>ou</strong>te de la voi<strong>le</strong> et de l'autre s<strong>ou</strong>tenait Miche<strong>le</strong>tte et<br />

Lucienne.<br />

— N<strong>ou</strong>s sommes per<strong>du</strong>s ! s'écria s<strong>ou</strong>dain Joseph en sentant


— 480 —<br />

la chal<strong>ou</strong>pe se pencher sur <strong>le</strong> flanc comme si el<strong>le</strong> eût v<strong>ou</strong>lut<br />

chavirer.<br />

En même temps <strong>le</strong>s deux femmes p<strong>ou</strong>ssèrent un cri de dé­<br />

tresse. Mais cela ne <strong>du</strong>ra qu'une seconde: Jambo avait sauté<br />

dans la chal<strong>ou</strong>pe.<br />

— Pas crier!... fit-il... pas avoir peur! Le bon Dieu veil<strong>le</strong>r<br />

sur n<strong>ou</strong>s,... n<strong>ou</strong>s avions confiance!<br />

Puis il s'approcha de Maurice et lui dit d'un air ferme en<br />

prenant la barre <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>vernail :<br />

— Donnez!...<br />

Et comme si l'embarcation eût compris qu'une main expé­<br />

rimentée la con<strong>du</strong>isait, el<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>rna sur el<strong>le</strong>-même, s'inclina<br />

légèrement s<strong>ou</strong>s la voi<strong>le</strong> et se mit à fendre l'eau avec rapidité<br />

en bondissant sur <strong>le</strong>s vagues.<br />

Au lieu de t<strong>ou</strong>rner à l'aventure el<strong>le</strong> avait pris une direction<br />

fixe dont el<strong>le</strong> ne s'écartait pas.<br />

Une heure environ s'éc<strong>ou</strong>la, <strong>le</strong>s deux jeunes femmes avaient<br />

repris confiance en voyant <strong>le</strong> sang-froid et l'assurance <strong>du</strong> nègre,<br />

et Maurice et Joseph essayaient de distinguer quelque chose au<br />

travers des ténèbres qui <strong>le</strong>s ent<strong>ou</strong>raient.<br />

— Attention! cria s<strong>ou</strong>dain Jambo ; t<strong>ou</strong>s c<strong>ou</strong>cher au fond de<br />

la chal<strong>ou</strong>pe;.... n<strong>ou</strong>s maintenant aborder à terre et donner<br />

forte sec<strong>ou</strong>sse.<br />

<strong>Les</strong> quatre jeunes gens obéirent à Jambo et, en effet, au<br />

b<strong>ou</strong>t de quelques minutes une lame lançait l'embarcation sur<br />

la grève où el<strong>le</strong> restait éch<strong>ou</strong>ée.<br />

— Maintenant, vite à terre, fit <strong>le</strong> nègre qui sauta à l'eau.<br />

Il prit Miche<strong>le</strong>tte sur ses épau<strong>le</strong>s et la porta à terre puis<br />

revint chercher Lucienne ; pendant ce temps Maurice et Joseph<br />

avaient suivi l'exemp<strong>le</strong> de Jambo et étaient descen<strong>du</strong> à terre<br />

ayant de l'eau jusqu'aux gen<strong>ou</strong>x.<br />

T<strong>ou</strong>s étaient m<strong>ou</strong>illés jusqu'aux os et transis de froid, mais<br />

la joie de se voir sauvés <strong>le</strong>ur fit t<strong>ou</strong>t <strong>ou</strong>blier et ils s'embrass<br />

rent en p<strong>le</strong>urant de joie.


Le j<strong>ou</strong>r allait paraître:<br />

— 481 —<br />

— So<strong>le</strong>il venir bientôt, fit Jambo ; petites femmes blanches<br />

très-délicates, ... faut marcher p<strong>ou</strong>r réchauffer et bientôt so<strong>le</strong>il<br />

sécher.<br />

— Il a raison, dit Maurice, un peu de m<strong>ou</strong>vement ne peut<br />

que n<strong>ou</strong>s faire <strong>du</strong> bien.<br />

Miche<strong>le</strong>tte, en sa qualité de fil<strong>le</strong> de la campagne comprit im­<br />

médiatement la justesse de ces paro<strong>le</strong>s et se mit sur <strong>le</strong> champ<br />

à suivre <strong>le</strong> conseil de Jambo, tandis que Lucienne, plus faib<strong>le</strong><br />

et plus délicate, déjà brisée par la fatigue et l'émotion, ne put<br />

que diffici<strong>le</strong>ment se décider à se <strong>le</strong>ver et à se m<strong>ou</strong>voir.<br />

Maurice parvint enfin à la persuader et un moment après<br />

1s se promenaient t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s quatre, <strong>le</strong>s deux jeunes femmes<br />

s<strong>ou</strong>tenues par <strong>le</strong>urs ép<strong>ou</strong>x; de sorte que, au moment où <strong>le</strong><br />

so<strong>le</strong>il allait se <strong>le</strong>ver, <strong>le</strong>urs membres avaient retr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong>ur élas­<br />

ticité.<br />

Nos voyageurs purent alors reconnaître que s'ils avaient<br />

échappés au nautrage, ils ne p<strong>ou</strong>vaient pas encore se consi­<br />

dérer comme sauvés.<br />

— Où sommes-n<strong>ou</strong>s ? fit Maurice en essayant d'explorer<br />

l'horizon.<br />

Mais aussi loin que la vue p<strong>ou</strong>vait s'étendre <strong>du</strong> côté de la<br />

terre <strong>le</strong> regard ne rencontrait que des br<strong>ou</strong>ssail<strong>le</strong>s incultes, et<br />

rien ne p<strong>ou</strong>vait faire supposer <strong>le</strong> voisinage de l'homme.<br />

Le jeune homme se sentit pâlir ; un sombre pressentiment<br />

l'envahissait.<br />

— Jambo, demanda-t-il au nègre, connais-tu ce pays?<br />

— Guyane, répéta <strong>le</strong> m<strong>ou</strong>sse.<br />

— Je sais, mais connais-tu la contrée? Sais-tu si n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>­<br />

vons tr<strong>ou</strong>ver des habitations ?<br />

— Jambo jamais marché ici, répondit <strong>le</strong> nègre.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Jambo va voir.<br />

36


— 482 —<br />

Et ayant avisé un palmier, il y grimpa avec l'agilité d'un<br />

singe et il en eut bientôt atteint la cime.<br />

Il s'y arrêta un instant, jetant ses regards de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s côtés<br />

puis, ayant sec<strong>ou</strong>é la tête, il redescendit.<br />

— Rien!... fit-il avec tristesse.<br />

— As-tu vu <strong>le</strong> navire? demanda Maurice.<br />

— Rien voir sur mer.<br />

— N<strong>ou</strong>s voici par conséquent abandonnés à n<strong>ou</strong>s-mêmes!<br />

fit Maurice d'un air déc<strong>ou</strong>ragé.<br />

Le so<strong>le</strong>il commençait à s'é<strong>le</strong>ver à l'horizon et la cha<strong>le</strong>ur allait<br />

devenir insupportab<strong>le</strong>.<br />

A ce moment Lucienne qui s'appuyait sur <strong>le</strong> bras de son<br />

mari se sentit faiblir et comprit que ses forces l'abandonnaient,<br />

— Ciel!.... Lucienne! Lucienne! ... qu'as-tu ? s'écria Maurice.<br />

La jeune femme <strong>le</strong>va pénib<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s yeux et <strong>le</strong> regarda<br />

d'un air s<strong>ou</strong>ffrant.<br />

— J'ai soif!... murmura-t-el<strong>le</strong>.<br />

— De l'eau ! de l'eau ! fit Maurice.<br />

La pluie avait cessé depuis quelques heures et <strong>le</strong> sol s'était<br />

rapidement séché s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s rayons brûlants <strong>du</strong> so<strong>le</strong>il de l'équa-<br />

teur; il ne fallait pas songer à tr<strong>ou</strong>ver une g<strong>ou</strong>tte d'eau.<br />

— Il n<strong>ou</strong>s faut al<strong>le</strong>r en avant, dit Joseph, n<strong>ou</strong>s perdons <strong>du</strong><br />

temps ; n<strong>ou</strong>s finirons peut-être par t<strong>ou</strong>ver une habitation où<br />

n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons n<strong>ou</strong>s rafraîchir.<br />

La petite tr<strong>ou</strong>pe se mit en marche, épuisée par la cha<strong>le</strong>ur<br />

par la faim et par la soif.<br />

T<strong>ou</strong>s se taisaient.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'une demi-heure on fit halte; <strong>le</strong>s deux jeunes<br />

femmes étaient à b<strong>ou</strong>t de forces.<br />

Jambo jeta un regard désespéré aut<strong>ou</strong>r de lui.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p il aperçut à quelque distance une t<strong>ou</strong>ffe d'herbe<br />

et son visage s'éclaircit.<br />

— Là!... là !.... s'écria-t-il; venez!<br />

Il avait, en marchant, tiré son c<strong>ou</strong>teau de sa poche et c<strong>ou</strong>pé


— 483 —<br />

une branche à un buisson ; c'était <strong>du</strong> bois ayant une moël<strong>le</strong><br />

épaisse et spongieuse, il en fit un bâton de deux pieds de lon­<br />

gueur environ, puis arrivé auprès de la t<strong>ou</strong>ffe d'herbe il creusa<br />

au milieu un tr<strong>ou</strong> d'une certaine profondeur et y enfonça son<br />

bâton.<br />

— Que fais-tu là? demanda Maurice.<br />

Le jeune nègre ne répondit pas, ses yeux étaient fixés sur<br />

l'extrémité <strong>du</strong> bâton et il ne parut pas avoir enten<strong>du</strong> la ques­<br />

tion de Maurice.<br />

Il resta ainsi un quart d'heure environ, sans prononcer une<br />

paro<strong>le</strong>.<br />

Enfin il p<strong>ou</strong>ssa une exclamation de joie en montrant <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>t<br />

<strong>du</strong> morceau de bois.<br />

La moel<strong>le</strong> de ce bâton, qui auparavant était blanche et sèche,<br />

avait maintenant l'air humide et on y vit bientôt apparaître<br />

une g<strong>ou</strong>tte d'eau.<br />

A cette vue Lucienne ne put se retenir et el<strong>le</strong> se précipita<br />

p<strong>ou</strong>r humecter ses lèvres en feu, mais puis s'arrêta et dit à<br />

Miche<strong>le</strong>tte :<br />

— Bois! ... bois vite !<br />

Miche<strong>le</strong>tte refusa et insista p<strong>ou</strong>r que Lucienne bût la première.<br />

Mais Jambo mit fin à cet assaut de générosité.<br />

— Boire vite, dit-il, si v<strong>ou</strong>s pas boire vite, eau s'en al<strong>le</strong>r.<br />

Miche<strong>le</strong>tte n'hésita plus, el<strong>le</strong> s'agen<strong>ou</strong>illa et prenant entre<br />

ses lèvres désséchées la pointe <strong>du</strong> bâton el<strong>le</strong> aspira avec délices<br />

l'eau qui y montait.<br />

Ce fut ensuite <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>r de Lucienne, de Maurice, de Joseph et<br />

de Jambo.<br />

Puis, réconfortés, ils tinrent conseil.<br />

—Il n<strong>ou</strong>s faudra peut-être marcher pendant longtemps<br />

encore, avant de p<strong>ou</strong>voir rencontrer une habitation, ht<br />

Joseph; Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne seront bientôt fatiguées et<br />

ne peuvent que n<strong>ou</strong>s empêcher de continuer notre r<strong>ou</strong>te, je<br />

propose donc que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s séparions. Maurice et moi n<strong>ou</strong>s


— 484 —<br />

irons en avant pendant que Lucienne, Miche<strong>le</strong>tte et Jambo<br />

n<strong>ou</strong>s suivront plus d<strong>ou</strong>cement.<br />

On examina cette proposition; ces deux jeunes femmes avaient<br />

de la peine à se séparer de <strong>le</strong>urs maris, cependant on finit par<br />

voir que ce parti était <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur à prendre ; d'autant plus que<br />

cette contrée étant s<strong>ou</strong>s la domination française, on ne devait<br />

pas y c<strong>ou</strong>rir des dangers.<br />

<strong>Les</strong> jeunes ép<strong>ou</strong>x se tinrent un moment embrassés, puis <strong>le</strong>s<br />

deux hommes s'éloignèrent sans oser jeter un regard en arrière<br />

de peur de perdre c<strong>ou</strong>rage.<br />

— Si n<strong>ou</strong>s ne devions jamais <strong>le</strong>s revoir ! fit Lucienne en<br />

sanglottant.<br />

— Jambo est là, fit <strong>le</strong> jeune nègre, et Jambo pas perdre la<br />

trace <strong>du</strong> maître.<br />

Et en disant cela il montrait l'empreinte des pas de Maurice<br />

et de Joseph.<br />

— N<strong>ou</strong>s suivre cela, aj<strong>ou</strong>ta-il.<br />

— Il a raison, fit Miche<strong>le</strong>tte, en suivant <strong>le</strong>urs pas il est im­<br />

possib<strong>le</strong> que n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s perdions de vue.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant de repos, et enc<strong>ou</strong>ragées par l'assu­<br />

rance de Jambo, <strong>le</strong>s deux amies se remirent en marche s<strong>ou</strong>s<br />

sa con<strong>du</strong>ite.<br />

Maurice <strong>le</strong>ur avait assuré qu'avant la fin de la j<strong>ou</strong>rnée ils<br />

auraient tr<strong>ou</strong>vé un refuge et qu'ils seraient réunis.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes femmes épuisées par la faim et la soif <strong>du</strong>rent<br />

s'arrêter.<br />

— Je n'en puis plus ! balbutia Lucienne.<br />

— Devons n<strong>ou</strong>s donc m<strong>ou</strong>rir sans <strong>le</strong>s revoir? repartit Miche­<br />

<strong>le</strong>tte d'une voix éteinte.<br />

— Non, non, pas m<strong>ou</strong>rir, s'écria Jambo en <strong>le</strong>ur montrant<br />

un arbuste rameux et rab<strong>ou</strong>gri et en s'approchant avec vi­<br />

vacité.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes femmes <strong>le</strong> suivirent <strong>du</strong> regard, puis el<strong>le</strong>s<br />

V


— 485 —<br />

l'entendirent p<strong>ou</strong>sser un cri de joie et <strong>le</strong> vinrent revenir tenant<br />

à la main un objet informe.<br />

Arrivée auprès d'el<strong>le</strong>s il <strong>le</strong> <strong>le</strong>ur montra en s<strong>ou</strong>riant.<br />

C'était un fruit de cactus, une espèce de figue énorme, ju­<br />

teuse et rafraîchissante.<br />

Jambo tira son c<strong>ou</strong>teau et divisa <strong>le</strong> fruit en deux parties<br />

qu'il donna aux deux jeunes femmes épuisées.<br />

— Et toi, pauvre Jambo? demanda Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Oh! répondit <strong>le</strong> nègre, Jambo manger écorce, écorce très-<br />

bonne.<br />

Mais Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte mirent de côté chacune un mor­<br />

ceau de figue qu'el<strong>le</strong>s forcèrent Jambo a accepter.<br />

— Maintenant ! c<strong>ou</strong>rage p<strong>ou</strong>r marcher ! fit <strong>le</strong> jeune nègre<br />

d'un air résolu.<br />

— Oui, dit Miche<strong>le</strong>tte, il faut continuer notre chemin ; n<strong>ou</strong>s<br />

ne devons pas désespérer de la miséricorde divine.<br />

La jeune femme fut interrompue par un bruit étrange.<br />

— Ce sont eux! s'écria Lucienne.<br />

Cependant la physionomie de Jambo exprimait l'inquiétude.<br />

Il avait jeté <strong>le</strong>s regards <strong>du</strong> côté d'où était parti cette espèce<br />

de hur<strong>le</strong>ment, puis il dit t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p, comme saisi de terreur:<br />

— Oh !... n<strong>ou</strong>s per<strong>du</strong> !... n<strong>ou</strong>s morts?... voyez !<br />

Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne suivirent <strong>le</strong> geste <strong>du</strong> nègre et restèrent<br />

pétrifiées d'ép<strong>ou</strong>vante en voyant une énorme panthère qui se<br />

dirigeait vers eux en bondissant dans la br<strong>ou</strong>sail<strong>le</strong>.


— 486 —<br />

CHAPITRE XXXVII.<br />

Le radeau.<br />

N<strong>ou</strong>s avons laissé, <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur s'en s<strong>ou</strong>vient, Précigny en com­<br />

pagnie de Mac-Bell, de Cé<strong>le</strong>ste et de Lebuteux, dans la cabane<br />

de l'Ecossais,<br />

Après <strong>le</strong>ur avoir en quelques mots fait comprendre qu'il<br />

croyait avoir tr<strong>ou</strong>vé un moyen d'évasion, il <strong>le</strong>ur avait donné<br />

rendez-v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain dans sa hutte à lui, en <strong>le</strong>ur<br />

disant d'amener avec eux Macl<strong>ou</strong> et Laposto<strong>le</strong>.<br />

N<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>vons donc <strong>le</strong>s cinq galériens réunis, <strong>le</strong> Roquet<br />

est avec eux, revêtue de ses habits d'homme, et s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom<br />

de L<strong>ou</strong>steau.<br />

— Parb<strong>le</strong>u! disait Laposto<strong>le</strong> à Précigny que ses cheveux et<br />

sa barbe incultes rendaient méconnaissab<strong>le</strong>, on voit bien, mon­<br />

sieur <strong>le</strong> comte, que n<strong>ou</strong>s ne sommes plus à Paris, v<strong>ou</strong>s n'êtes<br />

pas vêtu à la dernière mode. Où est <strong>le</strong> temps où v<strong>ou</strong>s veniez en<br />

visite chez monsieur Michaud, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs mis à la dernière élé­<br />

gance, p<strong>ou</strong>r y faire votre c<strong>ou</strong>r à la femme et à la caisse <strong>du</strong><br />

brave homme ! Si seu<strong>le</strong>ment v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s étiez contenté de la<br />

femme ! Mais non, il v<strong>ou</strong>s fallait aussi la caisse,.... c'est trop<br />

fort !.... d'autant plus qu'une saignée de deux cent mil<strong>le</strong> francs<br />

est faite p<strong>ou</strong>r affaiblir <strong>le</strong> coffre <strong>le</strong> plus robuste...<br />

— N<strong>ou</strong>s ne sommes pas ici p<strong>ou</strong>r bavarder! fit Précigny!<br />

— En effet, repartit Mac-Bell, n<strong>ou</strong>s avons autre chose à<br />

faire, il s'agit de tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong>s moyens de traverser <strong>le</strong>s quatre-<br />

vingt mil<strong>le</strong>s qui n<strong>ou</strong>s séparent de la liberté et je suis vraiment


— 487 —<br />

curieux de voir de quel<strong>le</strong> manière <strong>le</strong> comte de Précigny veut<br />

s'y prendre !<br />

— Rien n'est plus faci<strong>le</strong>! reprit Précigny, et je vais v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />

pr<strong>ou</strong>ver dans un instant.<br />

Puis se t<strong>ou</strong>rnant vers <strong>le</strong> nègre Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> qui était accr<strong>ou</strong>pi<br />

dans un coin, il lui dit de servir <strong>le</strong> « japana. »<br />

On donne ce nom aux Antil<strong>le</strong>s à un arbuste dont <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s<br />

ont des qualités à peu près analogues à cel<strong>le</strong>s <strong>du</strong> thé.<br />

Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> présenta à chacun une tasse de cette infusion<br />

à laquel<strong>le</strong> il avait mélangé <strong>du</strong> sucre et un peu d'arak.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez-moi, maintenant, commença Précigny, <strong>le</strong> moyen<br />

que j'ai imaginé et que je veux v<strong>ou</strong>s proposer est des plus<br />

simp<strong>le</strong>s, je v<strong>ou</strong>s l'ai déjà dit ; avant t<strong>ou</strong>t il faut s'occuper de la<br />

construction d'un radeau.<br />

Une exclamation généra<strong>le</strong> de surprise répondît au comte.<br />

—Comment! pensaient <strong>le</strong>s autres, un radeau, p<strong>ou</strong>r faire<br />

une traversée de quatre-vingt mil<strong>le</strong>s! Un radeau, que l'on ne<br />

peut pas diriger, môme par <strong>le</strong> temps <strong>le</strong> plus favorab<strong>le</strong>, et que<br />

la moindre lame un peu forte p<strong>ou</strong>rra engl<strong>ou</strong>tir <strong>ou</strong> mettre en<br />

pièces !<br />

Précigny reprit:<br />

— Le radeau que je veux construire p<strong>ou</strong>rra résister à tons<br />

<strong>le</strong>s temps et Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> se charge de <strong>le</strong> diriger de manière<br />

que dans trois j<strong>ou</strong>rs n<strong>ou</strong>s ayons atteint <strong>le</strong>s côtes de la Guyane.<br />

— Mais, hasarda Lebuteux, n<strong>ou</strong>s n'avons rien de ce qu'il<br />

faut p<strong>ou</strong>r construire un radeau !<br />

— Au contraire, t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s moyens n<strong>ou</strong>s sont offerts !<br />

— Où prendrons-n<strong>ou</strong>s des tonneaux?<br />

— N<strong>ou</strong>s avons des arbres p<strong>ou</strong>r faire des d<strong>ou</strong>ves et <strong>le</strong>s feuil-<br />

<strong>le</strong>s de zinc qui garnissent <strong>le</strong> toit de quelques-unes de nos huttes<br />

n<strong>ou</strong>s f<strong>ou</strong>rnira de quoi faire des cerc<strong>le</strong>s.<br />

— Ce n'est pas si mal imaginé! dit Macl<strong>ou</strong>.<br />

— Mais il n<strong>ou</strong>s faut quatre grosses p<strong>ou</strong>tres, fit remarquer


— 488 —<br />

Lebuteux,et n<strong>ou</strong>s n'avons pas ici d'arbres assez gros p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s<br />

en f<strong>ou</strong>rnir.<br />

— J'ai tr<strong>ou</strong>vé, il y a une huitaine de j<strong>ou</strong>rs, un tronc d'arbre<br />

d'une trentaine de pieds environ de longueur, que <strong>le</strong>s vagues<br />

avaient amené sur la grève et qui vient probab<strong>le</strong>ment <strong>du</strong> f<strong>le</strong>uve<br />

des Amazones ; je l'ai caché en lieu sûr; en <strong>le</strong> fendant dans <strong>le</strong><br />

sens de sa longueur et en sciant <strong>le</strong>s morceaux par <strong>le</strong> milieu<br />

n<strong>ou</strong>s avons <strong>le</strong>s quatre p<strong>ou</strong>tres qu'il n<strong>ou</strong>s faut.<br />

— T<strong>ou</strong>t cela est très-bien, reprit Lebuteux, mais il n<strong>ou</strong>s sera<br />

assez diffici<strong>le</strong> de n<strong>ou</strong>s tenir t<strong>ou</strong>s sur quatre p<strong>ou</strong>tres s<strong>ou</strong>tenues<br />

par quatre tonneaux. Le radeau doit avoir un plancher capab<strong>le</strong><br />

de n<strong>ou</strong>s supporter, comment <strong>le</strong> fabriquerons-n<strong>ou</strong>s ?<br />

Précigny se mit à rire.<br />

— V<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s moquer de moi, dit-il, et cependant t<strong>ou</strong>t<br />

ce que je veux v<strong>ou</strong>s proposer a été minutieusement essayé et<br />

examiné.<br />

— Par<strong>le</strong>z !<br />

— N<strong>ou</strong>s ferons à notre radeau un plancher avec des feuil<strong>le</strong>s<br />

de maïs !<br />

Gomme <strong>le</strong> comte l'avait prévu, ses compagnons éclatèrent de<br />

rire et commencèrent à se moquer de lui.<br />

— Des feuil<strong>le</strong>s de maïs! ricana Laposto<strong>le</strong>, il n<strong>ou</strong>s prend sans<br />

d<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r des insectes !<br />

— Une traversée de trois j<strong>ou</strong>rs sur une feuil<strong>le</strong> de maïs!... Il<br />

n<strong>ou</strong>s prend p<strong>ou</strong>r des imbéci<strong>le</strong>s !<br />

— Il se moque de n<strong>ou</strong>s !<br />

V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s m'éc<strong>ou</strong>ter ? cria Précigny.<br />

— Oui, fit Lebuteux, éc<strong>ou</strong>tons-<strong>le</strong>, il n<strong>ou</strong>s fait rire.<br />

— Avec <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s de maïs, je fais des bottes, reprit <strong>le</strong> comte,<br />

j'attache ces bottes aux quatre p<strong>ou</strong>tre et je <strong>le</strong>s unis entr'el<strong>le</strong>s<br />

au moyen de bandes d'écorce et de bananier, j'obtiens de cette<br />

manière <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur radeau qu'il soit possib<strong>le</strong> d'imaginer.<br />

— Ce radeau sombrera immédiatement.


— 489 —<br />

— C'est ce qui v<strong>ou</strong>s trompe ; j'ai essayé, la feuil<strong>le</strong> de maïs<br />

n'est pas spongieuse et el<strong>le</strong> surnage comme <strong>du</strong> liège !<br />

Personne ne tr<strong>ou</strong>va plus rien à objecter.<br />

Mac-Bell reprit <strong>le</strong> projet <strong>du</strong> comte et commença à par<strong>le</strong>r en<br />

sa faveur, en faisant miroiter aux yeux de ses compagnons<br />

l'espoir d'une délivrance prochaine ; il <strong>le</strong>ur rappela t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s<br />

j<strong>ou</strong>issances dont ils étaient depuis si longtemps privés et qu'un<br />

peu de c<strong>ou</strong>rage et d'audace p<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong>ur rendre. P<strong>ou</strong>r rendre<br />

son disc<strong>ou</strong>rs plus persuasif il mit en parallè<strong>le</strong> <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances de<br />

t<strong>ou</strong>te sorte qu'ils avaient à supporter s<strong>ou</strong>s ce climat empoi­<br />

sonné; deux cas de fièvre jaune s'étaient déclarés peu de temps<br />

auparavant et, qui sait!... il fallait, par conséquent, se mettre<br />

immédiatement et énergiquement à l'<strong>ou</strong>vrage!<br />

T<strong>ou</strong>s tombèrent bien d'accord.<br />

Il fut convenu que Macl<strong>ou</strong> et Laposto<strong>le</strong> seraient chargés de<br />

faire des d<strong>ou</strong>ves et de fabriquer <strong>le</strong>s tonneaux; Mac-Bell et <strong>le</strong><br />

nègre de Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> devaient scier et refendre <strong>le</strong> tronc d'arbre<br />

que <strong>le</strong> comte avait tr<strong>ou</strong>vé au bord de la mer ; Lebuteux et<br />

L<strong>ou</strong>steau ramasseraient <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s de maïs et <strong>le</strong>s mettraient en<br />

bottes pendant que Précigny surveil<strong>le</strong>raient ces différents tra­<br />

vaux.<br />

On prit éga<strong>le</strong>ment des mesures de sûreté, afin d'échapper à<br />

la surveillance des gardiens qui venaient deux fois par semaine<br />

à l'I<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>, p<strong>ou</strong>r y apporter des vivres.<br />

Ces hommes s'engageaient dans une entreprise qui p<strong>ou</strong>vait<br />

<strong>le</strong>ur coûter la vie, p<strong>ou</strong>ssés par l'am<strong>ou</strong>r de la liberté, ainsi que<br />

par <strong>le</strong> désir de se procurer des j<strong>ou</strong>issances que la société seu<strong>le</strong><br />

p<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong>ur donner.<br />

Cependant un de ces hommes était animé de sentiments<br />

différents; il p<strong>ou</strong>rsuivait un autre but.<br />

C'était Lebuteux!<br />

Depuis qu'il avait surpris Cé<strong>le</strong>ste dans la cabane de Mac-Bell,<br />

il avait beauc<strong>ou</strong>p réfléchi et il en était arrivé à se demander<br />

quel intérêt <strong>le</strong> Roquet p<strong>ou</strong>vait bien avoir eu à <strong>le</strong> suivre p<strong>ou</strong>r


— 490 —<br />

venir partager sa captivité à l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> ; il connaissait trop<br />

Cé<strong>le</strong>ste p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir attribuer cela à son affection p<strong>ou</strong>r lui.<br />

Quant à l'intérêt qu'el<strong>le</strong> portait à l'Ecossais, il devait pro-<br />

venir d'une complicité, et il y avait beauc<strong>ou</strong>p à parier que<br />

c'était Mac-Bell qui lui avait volé ses trente mil<strong>le</strong> francs.<br />

Ce raisonnement était assez logique, et, une fois sur cette<br />

piste, Lebuteux alla jusqu'au b<strong>ou</strong>t.<br />

— L'Ecossais porte cet argent sur lui, pensait-il, <strong>ou</strong> bien il l'a<br />

caché quelque part, et s'il par<strong>le</strong> avec tant de zè<strong>le</strong> en faveur <strong>le</strong><br />

la fuite, c'est sans d<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir j<strong>ou</strong>ir de mon argent!<br />

Eh bien! ... n<strong>ou</strong>s verrons! Le j<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> départ il aura sans<br />

d<strong>ou</strong>te <strong>le</strong>s trente mil<strong>le</strong> francs sur lui ,et alors ce sera <strong>le</strong> moment<br />

d'agir !<br />

C'est dans ces sentiments qu'il se mit à l'<strong>ou</strong>vrage, il feignit<br />

d'être au mieux avec l'Ecossais, resta complètement indiffé-<br />

rent à l'égard de Cé<strong>le</strong>ste et ferma même <strong>le</strong>s yeux sur <strong>le</strong>s visites<br />

qu'el<strong>le</strong> faisait à Mac-Bell.<br />

Il travaillait avec une ardeur et un entrain qui émerveillaient<br />

<strong>le</strong>s autres et qui <strong>le</strong>ur montraient avec quel<strong>le</strong> impatience il voyait<br />

venir <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r de l'évasion.<br />

Précigny, qui avait reconnu l'impossibilité qu'il y avait à tenir<br />

<strong>le</strong>s préparatifs de la fuite secrets aux yeux des autres <strong>condamné</strong>s<br />

qui habitaient l'î<strong>le</strong>, p<strong>ou</strong>r la bonne raison que t<strong>ou</strong>s ces travaux<br />

se faisaient en p<strong>le</strong>in air, imagina un excel<strong>le</strong>nt moyen p<strong>ou</strong>r<br />

s'attirer la confiance généra<strong>le</strong>, d'autant qu'il était certain qu'il<br />

ne s'en tr<strong>ou</strong>verait pas beauc<strong>ou</strong>p parmi <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s, qui<br />

auraient <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage d'affronter l'Océan sur un faib<strong>le</strong> radeau et<br />

de s'exposer aux dangers de cette tentative d'évasion.<br />

Il rassembla un j<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s habitants de l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong><br />

devant sa cabane et <strong>le</strong>s mit au c<strong>ou</strong>rant de ce qui se pas­<br />

sait, il <strong>le</strong>ur raconta son plan et demanda quels étaient ceux<br />

qui se sentaient assez de c<strong>ou</strong>rage et d'énergie p<strong>ou</strong>r l'accompa­<br />

gner dans cette aventure.<br />

Comme il l'avait prévu il ne s'en tr<strong>ou</strong>va qu'un <strong>ou</strong> deux qui


— 491 —<br />

v<strong>ou</strong>lurent se joindre à lui, mais <strong>le</strong>s autres promirent de garder<br />

<strong>le</strong> secret et <strong>le</strong>ur offrirent même de <strong>le</strong>s aider.<br />

Précigny eut, de cette manière, une cinquantaine d'<strong>ou</strong>vriers<br />

au lieu de six, ce qui fit qu'au b<strong>ou</strong>t de huit j<strong>ou</strong>rs <strong>le</strong> radeau<br />

était terminé et prêt à être lancé à l'eau.<br />

On l'avait caché derrière des br<strong>ou</strong>ssail<strong>le</strong>s épaisses, entre <strong>le</strong><br />

rivage et la cabane de Précigny<br />

Il fut convenu que l'évasion aurait lieu dans la nuit qui sui­<br />

vrait la visite des gardiens ; <strong>le</strong>s fugitifs auraient ainsi trois<br />

j<strong>ou</strong>rs avant que l'on ne pût s'apercevoir de <strong>le</strong>ur départ, et c'é­<br />

tait à peu près <strong>le</strong> temps qu'il <strong>le</strong>ur fallait p<strong>ou</strong>r atteindre <strong>le</strong>s<br />

côtes de la Guyane.<br />

Le j<strong>ou</strong>r de la visite se <strong>le</strong>va enfin, <strong>le</strong>s gardiens vinrent comme<br />

d'habitude, ils firent une petite ronde dans <strong>le</strong>s cabanes et p<strong>ou</strong>r<br />

la forme seu<strong>le</strong>ment, s'en rapportant p<strong>ou</strong>r la garde des con­<br />

damnés à la mer immense qui était, selon eux, <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur<br />

géôlier, puis ils s'embarquèrent p<strong>ou</strong>r partir.<br />

Délivrés de ce s<strong>ou</strong>ci <strong>le</strong>s galériens qui avaient résolu de s'en­<br />

fuir se dirigèrent vers <strong>le</strong>s br<strong>ou</strong>ssail<strong>le</strong>s où était caché <strong>le</strong>ur radeau<br />

et se mirent en devoir de <strong>le</strong> transporter au rivage, à l'endroit<br />

on devait avoir lieu l'embarquement dès que la nuit serait<br />

venue.<br />

Le comte réunit t<strong>ou</strong>s ses hommes aut<strong>ou</strong>r de lui p<strong>ou</strong>r tenir un<br />

dernier conseil sur <strong>le</strong>s éventualités de la traversée et p<strong>ou</strong>r y<br />

faire face, ainsi que p<strong>ou</strong>r subvenir aux moyens d'existence.<br />

— Comment p<strong>ou</strong>rrons-n<strong>ou</strong>s reconnaître la direction que<br />

n<strong>ou</strong>s devons prendre ? demanda Laposto<strong>le</strong>; il n'y a au large ni<br />

grandes r<strong>ou</strong>tes, ni poteaux indicateurs.<br />

— N<strong>ou</strong>s avons premièrement <strong>le</strong>s étoi<strong>le</strong>s pendant la nuit,<br />

répondit <strong>le</strong> comte.<br />

— Accordé!... mais pendant <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r?<br />

— Pendant <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s aurons l'instinct de Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong>,<br />

que j'ai eu l'occasion d'apprécier et dans <strong>le</strong>quel n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons<br />

avoir t<strong>ou</strong>te confiance.


— 492 —<br />

— J'aimerais mieux autre chose!<br />

— Un instrument dans ce genre ? demanda Précigny en<br />

tirant de sa poche une petite b<strong>ou</strong>sso<strong>le</strong> <strong>du</strong> genre de cel<strong>le</strong>s que<br />

l'on porte en breloque.<br />

— Oui, <strong>ou</strong>i!... à la bonne heure! répondirent à la fois t<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong>s compagnons de Précigny.<br />

— Je me suis procuré cela à T<strong>ou</strong>lon et v<strong>ou</strong>s voyez que<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s précautions sont bonnes !<br />

— Je vois maintenant que v<strong>ou</strong>s êtes un homme prévoyant,<br />

fit Macl<strong>ou</strong>, et que l'on peut avoir confiance en v<strong>ou</strong>s. Mais... où<br />

diab<strong>le</strong> Lebuteux peut-il bien être resté?<br />

— C'est ce que je me demande ! répondit Cé<strong>le</strong>ste en regar­<br />

dant aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong> d'un air inquiet.<br />

— Il connaît <strong>le</strong> moment où n<strong>ou</strong>s devons n<strong>ou</strong>s mettre en<br />

r<strong>ou</strong>te, dit Laposto<strong>le</strong>, <strong>le</strong> reste <strong>le</strong> regarde.<br />

— Avez-v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>s vos armes, vos vivres et vos <strong>ou</strong>tils? de­<br />

manda Précigny.<br />

— Oui.<br />

— Eh bien, il est dix heures, <strong>le</strong> temps est beau, la lune<br />

bril<strong>le</strong>, t<strong>ou</strong>t n<strong>ou</strong>s favorise. En r<strong>ou</strong>te! Tant pis p<strong>ou</strong>r ceux qui<br />

SC font attendre.<br />

vait.<br />

Le radeau avait déjà été transporté sur la grève.<br />

T<strong>ou</strong>s se <strong>le</strong>vèrent et se dirigèrent vers l'endroit où il se tr<strong>ou</strong>­<br />

Cé<strong>le</strong>ste marchait à côté de Mac-Bell et son visage avait con­<br />

servé son expression d'inquiétude.<br />

— Sais-tu où est Lebuteux? demanda-t-el<strong>le</strong> à l'Ecossais.<br />

— Non!... il doit avoir quelque chose en tête!... Il faut être<br />

sur ses gardes!<br />

Le Roquet haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Et l'argent? demanda-t-el<strong>le</strong> ensuite.<br />

— Là ! répondit Mac-Bell en montrant un gros bâton n<strong>ou</strong>eux<br />

taillé comme une massue, et qu'il tenait à la main comme une<br />

canne.


— 493 -<br />

Ce bâton était creux et renfermait <strong>le</strong>s trente mil<strong>le</strong> francs en<br />

papier.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant on avait atteint <strong>le</strong> rivage, et <strong>le</strong>s fugitifs<br />

n'avaient plus qu'une dizaine de pas à faire p<strong>ou</strong>r se tr<strong>ou</strong>ver<br />

auprès <strong>du</strong> radeau, lorsqu'il virent apparaître s<strong>ou</strong>dain devant<br />

eux une forme humaine qui étendit <strong>le</strong> bras en criant d'une<br />

voix énergique:<br />

— Halte!<br />

T<strong>ou</strong>s s'arrêtèrent surpris par cette apparition et croyant que<br />

c'était un gardien.<br />

— C'est Lebuteux ! s'écria Laposto<strong>le</strong>.<br />

C'était lui, en effet, il fut immédiatement reconnu te on v<strong>ou</strong>lut<br />

s'approcher <strong>du</strong> radeau.<br />

— Pas un pas de plus ! cria de n<strong>ou</strong>veau Lebuteux.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta d'une voix menaçante :<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez-moi t<strong>ou</strong>s ! J'ai fait sur <strong>le</strong> radeau un tas de copeaux<br />

et de petits morceaux de bois sec; il suffit d une étin­<br />

cel<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r ré<strong>du</strong>ire <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t en cendres... Si v<strong>ou</strong>s refusez de faire<br />

ce que je vais v<strong>ou</strong>s dire, je v<strong>ou</strong>s jure que je mets <strong>le</strong> feu au ra­<br />

deau, parce que je ne demande qu'une chose juste!... N'essayez<br />

pas non plus de passer <strong>ou</strong>tre, car j'envoie une bal<strong>le</strong> dans la<br />

tête au premier qui fait un pas!<br />

Lebuteux, en effet tenait d'une main une mèche allumée et<br />

de l'autre un pisto<strong>le</strong>t.<br />

— Mais que n<strong>ou</strong>s veux-tu ? explique-toi, animal! s'écria La­<br />

posto<strong>le</strong> avec impatience.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez, reprit Lebuteux, l'Ecossais est un brigand, il<br />

m'a volé trente mil<strong>le</strong> francs!... il a cette somme sur lui et je<br />

demande qu'el<strong>le</strong> me soit ren<strong>du</strong>e; s'il y consent, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons<br />

immédiatement prendre <strong>le</strong> large, s'il refuse, v<strong>ou</strong>s savez ce que<br />

j'ai dit!.... décidez!<br />

Un si<strong>le</strong>nce général lui répondit et t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s regards se diri-<br />

gèrent vers Mac-Bell, <strong>le</strong>s uns interrogateurs, <strong>le</strong>s autres mena<br />

çants.


— 494 —<br />

— Voyons ! fit ce dernier, ne voyez-v<strong>ou</strong>s pas que v<strong>ou</strong>a avez<br />

affaire à un f<strong>ou</strong>?... Si j'avais une pareil<strong>le</strong> somme ne l'aurait-on<br />

pas tr<strong>ou</strong>vée à la visite de T<strong>ou</strong>lon quand n<strong>ou</strong>s avons dû n<strong>ou</strong>s<br />

embarquer?<br />

— On peut savoir si je suis un f<strong>ou</strong> <strong>ou</strong> lui un vo<strong>le</strong>ur!... ré­<br />

pondit Lebuteux; il n'y a qu'à <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r !<br />

— Il a raison! s'écria Laposto<strong>le</strong>.<br />

L'Ecossais fit un pas en arrière.<br />

— Je ne <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>ffrirai pas!... dit-il d'une voix énergique, et <strong>le</strong><br />

premier qui m'approche est un homme mort!<br />

— Allons, puisque c'est comme cela, je v<strong>ou</strong>s donne encore<br />

cinq minutes, si après je n'ai pas mon argent je mets <strong>le</strong> feu au<br />

radeau qui sera bientôt en cendres et dont <strong>le</strong>s flammes donne­<br />

ront l'alarme aux gardiens qui sont dans l'î<strong>le</strong> voisine.<br />

T<strong>ou</strong>s reconnurent l'imminence <strong>du</strong> danger et se mirent à<br />

demander à l'Ecossais de rendre cet argent <strong>ou</strong> de se laisser<br />

f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r.<br />

Il commençait à se sentir mal à l'aise quand Cé<strong>le</strong>ste s'ap-<br />

procha de lui et lui dit à voix basse :<br />

— Tâche de gagner deux minutes et laisse moi faire !<br />

Mac-Bell v<strong>ou</strong>lut lui répondre, mais el<strong>le</strong> avait déjà disparu.<br />

Suivant son conseil, il se mit à discuter avec ses compa­<br />

gnons, disant que Lebuteux l'accusait faussement et qu'il con-<br />

sidérait comme un affront la visite à laquel<strong>le</strong> on v<strong>ou</strong>lait <strong>le</strong><br />

s<strong>ou</strong>mettre.<br />

Quelques minutes se passèrent ainsi, et rien n'était encore<br />

décidé, quand Mac-Bell crut voir une ombre se glisser vers <strong>le</strong><br />

radeau, derrière Lebuteux.<br />

— <strong>Les</strong> cinq minutes sont passées, dit ce dernier, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s<br />

l'obliger, <strong>ou</strong>i <strong>ou</strong> non, à me rendre mon argent?<br />

Et en parlant il avait approché sa torche <strong>du</strong> tas de copeaux.<br />

Le moment était suprême et <strong>le</strong> moindre retard p<strong>ou</strong>vait être<br />

funeste, lorsqu'une forme humaine se dressa auprès de Le-


— 495 —<br />

buteux qui, ayant enten<strong>du</strong> <strong>du</strong> bruit se ret<strong>ou</strong>rna vivement et<br />

p<strong>ou</strong>ssa un hur<strong>le</strong>ment en reconnaissant Cé<strong>le</strong>ste.<br />

C'est toi ! cria-t il furieux et en la c<strong>ou</strong>chant en j<strong>ou</strong>e et en<br />

faisant feu.<br />

Mais l'arme fit long feu.<br />

— Je ne te manquerai pas moi ! cria <strong>le</strong> Roquet en abattant<br />

sur la tête de Lebuteux une hache qu'el<strong>le</strong> avait à la main.<br />

L'ancien b<strong>ou</strong>rreau <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> tomba baigné dans son sang.<br />

Alors Cé<strong>le</strong>ste prit la torche, la jeta à l'eau en disant:<br />

tir.<br />

— Maintenant, camarades, rien ne n<strong>ou</strong>s empêche de par­<br />

On v<strong>ou</strong>lut re<strong>le</strong>ver Lebuteux, il avait la tête fen<strong>du</strong>e et il se<br />

tordait en râlant.<br />

On <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa de côté comme s'il eût déjà été un cadavre et <strong>le</strong>s<br />

fugitifs commencèrent à p<strong>ou</strong>sser <strong>le</strong> radeau p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> mettre à<br />

flot, ce qui demanda plus d'une heure de temps.<br />

Dix minutes plus tard l'embarquement était terminé et la<br />

frê<strong>le</strong> embarcation se balançait sur <strong>le</strong>s flots avec son chargement<br />

humain.<br />

Une espèce de voi<strong>le</strong> faite avec des vieil<strong>le</strong>s chemises fut<br />

adaptée à un mât fabriqué avec une branche d'arbre et au<br />

b<strong>ou</strong>t d'une heure <strong>le</strong>s fugitifs se tr<strong>ou</strong>vaient au large.<br />

Quatre hommes ramaient vig<strong>ou</strong>reusement ; la nuit se passa<br />

ainsi et au point <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r ils avaient per<strong>du</strong> l'î<strong>le</strong> de vue.<br />

Ils se tr<strong>ou</strong>vaient en quelque sorte à l'abri des p<strong>ou</strong>rsuites.<br />

L'union et la concorde régnaient p<strong>ou</strong>r la première fois peut-<br />

être parmi ces hommes qui, sachant que <strong>le</strong>ur salut en dépen­<br />

dait, faisaient taire <strong>le</strong>urs instincts brutaux et sauvages et met-<br />

taient t<strong>ou</strong>te <strong>le</strong>ur énergie au service d'une idée, d'une espérance:<br />

la liberté !<br />

Cependant, au lieu de songer à la manière de se sauver en<br />

cas d'accident, <strong>le</strong>ur nature cupide finit par reprendre <strong>le</strong> des<br />

sus.<br />

Pendant la seconde nuit Macl<strong>ou</strong>, Précigny et Laposto<strong>le</strong> étaient


— 496 —<br />

c<strong>ou</strong>chés <strong>le</strong>s uns auprès des autres et feignaient de dormir; à<br />

l'autre extrémité, Mac-Bell et Cé<strong>le</strong>ste j<strong>ou</strong>aient la même comé­<br />

die.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte, faisait Laposto<strong>le</strong> à l'oreil<strong>le</strong> de Préci-<br />

gny; v<strong>ou</strong>s qui avez fréquenté la bonne société, qui avez reçu<br />

une brillante é<strong>du</strong>cation et qui épr<strong>ou</strong>vez des sentiments qui<br />

n<strong>ou</strong>s sont inconnus, à n<strong>ou</strong>s autres pauvres diab<strong>le</strong>s, v<strong>ou</strong>driez-<br />

v<strong>ou</strong>s venir à mon sec<strong>ou</strong>rs et me dire si je me trompe en esti­<br />

mant immoral que l'un de n<strong>ou</strong>s possède une fortune pendant<br />

que <strong>le</strong>s autres n'ont pas un r<strong>ou</strong>ge liard dans <strong>le</strong>ur poche ?<br />

— Immoral n'est peut-être pas l'expression juste, répondit<br />

Précigny avec ironie ; mais je suis aussi d'avis que puisque<br />

n<strong>ou</strong>s partageons ici <strong>le</strong>s mêmes dangers, n<strong>ou</strong>s partagions aussi<br />

l'argent que l'un de n<strong>ou</strong>s peut avoir, parce que n<strong>ou</strong>s en aurons<br />

t<strong>ou</strong>s besoin quand n<strong>ou</strong>s débarquerons.<br />

— De sorte que Mac-Bell manque à t<strong>ou</strong>s ses devoirs s'il ne<br />

n<strong>ou</strong>s fait pas la proposition de partager entre n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s trente<br />

mil<strong>le</strong> francs de Lebuteux qui n<strong>ou</strong>s appartiennent aussi bien<br />

q,u'à lui, puisque Lebuteux est mort et que n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons t<strong>ou</strong>s<br />

au même titre, n<strong>ou</strong>s considérer comme ses héritiers !<br />

— C'est très-logiquement parlé ! répondit Précigny.<br />

Il sera donc convenab<strong>le</strong>, continua Laposto<strong>le</strong>, que ce par­<br />

tage ait lieu dès que n<strong>ou</strong>s aurons débarqué ; p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment,<br />

n<strong>ou</strong>s n'avons qu'une chose à faire, atteindre une côte <strong>le</strong> plus<br />

tôt possib<strong>le</strong>.<br />

— Je ne puis que v<strong>ou</strong>s appr<strong>ou</strong>ver, répondit Précigny,<br />

et reconnaître la sagesse de votre langage.<br />

Une conversation à voix basse avait éga<strong>le</strong>ment lieu entre<br />

Cé<strong>le</strong>ste et Mac-Bell.<br />

— Ec<strong>ou</strong>te, disait la première, n<strong>ou</strong>s n'avons pas de temps à<br />

perdre ; <strong>le</strong>s autres se d<strong>ou</strong>tent maintenant que tu as l'argent<br />

de Lebuteux.<br />

— Oui, et c'est de ma faute! répondit Mac-Bell. J'avais per<strong>du</strong>


— 497 —<br />

l'esprit quand je me suis refusé à me laisser f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r, au lieu de<br />

<strong>le</strong> proposer moi-même t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> premier !<br />

— Tu as raison ; ton refus était un aveu comp<strong>le</strong>t ; et main­<br />

tenant <strong>le</strong>s autres v<strong>ou</strong>dront sans d<strong>ou</strong>te avoir <strong>le</strong>ur part !<br />

— Laissez-<strong>le</strong>s venir la demander! fit brusquement l'Ecos­<br />

sais.<br />

— Ce serait une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> maladresse !<br />

— Alors ! ... que faut-il faire ?<br />

— Il faut <strong>le</strong>ur proposer de te f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r;... tu sais qu'ils ne se<br />

d<strong>ou</strong>tent guère de la manière dont tu as caché ton argent !<br />

— Je crois ton conseil bon, répondit Mac-Bell après un mo­<br />

ment de réf<strong>le</strong>xion, et je veux <strong>le</strong> suivre.<br />

En effet, <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin, l'Ecossais invita ses compa­<br />

gnons à <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r, atten<strong>du</strong> qu'il tenait à se décharger de t<strong>ou</strong>t<br />

s<strong>ou</strong>pçon au sujet de l'argent de Lebuteux: il ne v<strong>ou</strong>lait pas ,<br />

qu'on <strong>le</strong> crût c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> d'avoir volé un camarade ; seu<strong>le</strong>ment,<br />

la veil<strong>le</strong>, il n'avait pas v<strong>ou</strong>lu avoir l'air de céder à la vio­<br />

<strong>le</strong>nce.<br />

Un peu décontenancés par cette proposition inatten<strong>du</strong>e, Pré­<br />

cigny. Laposto<strong>le</strong> et Macl<strong>ou</strong> se refusèrent à faire ce que Mac-Bell<br />

demandait ; mais ce dernier ne v<strong>ou</strong>lut pas en démordre ; il se<br />

déshabilla lui-même et <strong>le</strong>ur fit passer ses vêtements <strong>le</strong>s uns<br />

après <strong>le</strong>s autres en <strong>le</strong>s invitant à <strong>le</strong>s visiter avec soin.<br />

On finit par y consentir, et Précigny et Macl<strong>ou</strong> furent chargés<br />

de cette visite.<br />

La probité de l'Ecossais sortit triomphante de cette épreuve,<br />

et <strong>le</strong>s autres furent convaincus qu'il ne possédait pas un cen­<br />

time.<br />

Mais pendant que Mac-Bell se félicitait intérieurement <strong>du</strong><br />

succès de son stratagème, il ne s'apercevait pas que deux<br />

yeux suivaient t<strong>ou</strong>s ses m<strong>ou</strong>vements et <strong>le</strong> moindre de S3S<br />

gestes.<br />

Ces yeux étaient ceux de Laposto<strong>le</strong>, qui n'avait pu s'empê­<br />

cher de remarquer <strong>le</strong> soin t<strong>ou</strong>t particulier que l'Ecossais met<br />

37


— 498 —<br />

tait à ne pas se séparer de son gros bâton, pendant qu'il lais-<br />

sait ses <strong>ou</strong>tils pê<strong>le</strong>-mê<strong>le</strong> avec ceux de ses compagnons.<br />

Laposto<strong>le</strong>, qui était rusé comme un Indien, pensa:<br />

Go bâton est plus précieux qu'il n'en a l'air !.. Bon! si. par<br />

hasard, il vient à disparaître, il ne sera pas per<strong>du</strong> p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong><br />

monde !...<br />

Inuti<strong>le</strong> d'aj<strong>ou</strong>ter qu'il ne jugea pas à propos de communi­<br />

quer à ses compagnons <strong>le</strong> résultat de ses observations.<br />

Pendant ce temps, <strong>le</strong> radeau marchait, p<strong>ou</strong>ssé par <strong>le</strong>s rames<br />

et par une brise fraîche, et il se dirigeait vers <strong>le</strong> rivage où <strong>le</strong>s<br />

forçats espéraient tr<strong>ou</strong>ver la liberté. Leur bonne étoi<strong>le</strong> fit qu'au-<br />

cun navire ne se tr<strong>ou</strong>va sur <strong>le</strong>ur r<strong>ou</strong>te.<br />

La nuit suivante, une circonstance inatten<strong>du</strong>e faillit causer<br />

<strong>le</strong>ur perte.<br />

Le ciel était c<strong>ou</strong>vert et <strong>le</strong>s ténèbres épaisses, <strong>le</strong> radeau vo­<br />

guai! un peu à l'aventure, lorsqu'un choc vio<strong>le</strong>nt l'ébranla s<strong>ou</strong>­<br />

dain et menaça de <strong>le</strong> démonter.<br />

— Tonnerre!.., où sommes-n<strong>ou</strong>s? s'écria .Macl<strong>ou</strong> qui avait<br />

failli être précipité dans l'eau.<br />

— N<strong>ou</strong>s avons t<strong>ou</strong>ché <strong>le</strong> fond... n<strong>ou</strong>s sommes au milieu d'un<br />

banc de vase. .<br />

— Que ce soit de la vase <strong>ou</strong> <strong>du</strong> ab<strong>le</strong>, s'écria Laposto<strong>le</strong>,c'est<br />

la terre, et n<strong>ou</strong>s sommes sauvés !<br />

<strong>Les</strong> fugitifs commençaient à chercher comment ils p<strong>ou</strong>rraient<br />

descendre à terre, lorsqu'ils entendirent une voix éloignée d'une<br />

cinquantaine de pas, qui cria :<br />

Qui vive ?<br />

— Jetez-v<strong>ou</strong>s à plat-ventre! commanda <strong>le</strong> comte à voix<br />

basse.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Deux hommes aux avirons p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir dégager <strong>le</strong> ra-<br />

deau et <strong>le</strong> remettre à flot !<br />

Macl<strong>ou</strong> et Tomb<strong>ou</strong>cl<strong>ou</strong> se mirent à exécuter <strong>le</strong> commande-<br />

ment de Précigny.


— Qui vive? répéta la voix.<br />

— Pas de réponse.<br />

— 499 —<br />

Un c<strong>ou</strong>p de feu se fit entendre et Macl<strong>ou</strong> tomba b<strong>le</strong>ssé.<br />

On entendit comme un cliquetis d'armes et <strong>le</strong> comte dit :<br />

— Il charge de n<strong>ou</strong>veau son arme ! En avant, il n'y a pas<br />

une minute à perdre, t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde à l'<strong>ou</strong>vrage !...<br />

<strong>Les</strong> évadés unirent <strong>le</strong>urs efforts et réussirent à remettre <strong>le</strong><br />

radeau à flot et à regagner <strong>le</strong> large.<br />

Un second c<strong>ou</strong>p de feu retentit, mais la bal<strong>le</strong> vint se perdre<br />

dans l'eau, à peu de distance de l'embarcation.<br />

Ils étaient sauvés, mais ils comprirent qu'ils devaient réunir<br />

<strong>le</strong>urs forces et red<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r de précautions p<strong>ou</strong>r ne pas retomber<br />

dans un danger pareil à celui auquel ils avaient échappé.<br />

Ils <strong>du</strong>rent naviguer encore un j<strong>ou</strong>r et une nuit avant de p<strong>ou</strong>­<br />

voir se hasarder à débarquer inaperçus.<br />

lis épr<strong>ou</strong>vèrent une joie indicib<strong>le</strong>, mais quand la première<br />

effusion fut passée, il fallut songer à s'orienter et ils constatè­<br />

rent qu'ils devaient se tr<strong>ou</strong>ver à une assez grande distance des<br />

habitations.<br />

A la pointe <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r, Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> s'était mis à chercher s'il<br />

ne déc<strong>ou</strong>vrirait rien qui pût lui servir d'indication.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment, il p<strong>ou</strong>ssa un cri de joie.<br />

— Sauvés !... dit-il en montrant des traces de pas humains<br />

qu'il venait de déc<strong>ou</strong>vrir sur <strong>le</strong> sol. N<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ver bientôt habi­<br />

tations, si n<strong>ou</strong>s suivre <strong>le</strong>s pas!<br />

- En effet, fit Précigny, n<strong>ou</strong>s n'avons qu'à suivre ces traces.<br />

Cependant, <strong>le</strong> comte se trompait; <strong>le</strong>s pas que Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong><br />

venait de déc<strong>ou</strong>vrir n'étaient autres que ceux de Lucienne, de<br />

Miche<strong>le</strong>tte et de Jambo.<br />

Mais il est temps que n<strong>ou</strong>s ret<strong>ou</strong>rnions vers <strong>le</strong>s deux jeunes<br />

femmes, que n<strong>ou</strong>s avons laissées au moment où el<strong>le</strong>s allaient<br />

être la proie d'une panthère.


— 500 —<br />

CHAPITRE XXXVIII<br />

<strong>Les</strong> Indiens.<br />

L'animal s'approchait par bonds rapides en battant furieu­<br />

sement l'air de sa queue : ses yeux, qui avaient comme an éclair<br />

r<strong>ou</strong>ge et féroce, montraient qu'il avait faim et qu'il déchirerait<br />

la première victime qui lui tomberait s<strong>ou</strong>s la griffe.<br />

— Miche<strong>le</strong>tte, n<strong>ou</strong>s sommes per<strong>du</strong>es ! fit. Lucienne en se lais­<br />

sant tomber à gen<strong>ou</strong>x et en se c<strong>ou</strong>vrant <strong>le</strong> visage de ses deux<br />

mains.<br />

Le monstre n'était plus qu'à, une dizaine de mètres des trois<br />

infortunés.<br />

— Fuyez fuyez !... s'écria <strong>le</strong> jeune nègre, v<strong>ou</strong>s avoir temps<br />

p<strong>ou</strong>r fuir pendant que panthère manger .Jambo!...<br />

Et sans attendra de réponse. <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rageux jeune homme<br />

s'avança contre l'anima! qui retr<strong>ou</strong>ssait déjà sa lèvre supé­<br />

rieure en aplatissant ses oreil<strong>le</strong>s sur son crâne.<br />

C'en était fait: l'intrépide Jambo fermait <strong>le</strong>s yeux et croyait<br />

déjà sentir <strong>le</strong>s griffes de la panthère entrer clans sa chair, lors­<br />

qu'il entendit comme un 1éger siff<strong>le</strong>ment a son oreil<strong>le</strong>, et la<br />

panthère p<strong>ou</strong>ssa un horrib<strong>le</strong> rugissement.<br />

Le jeune nègre <strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s veux et vit avec stupeur 1'animal<br />

qui se r<strong>ou</strong>lait à terre dans des convulsions causées par la s<strong>ou</strong>f<br />

france.<br />

Une flèche, partie on ne sait d'où, lui était entrée dans l'oei<br />

et avait brisée, laissant sa pointe de fer dans la b<strong>le</strong>ssure.


Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne en danger de mort.


— 501 —<br />

Au même instant des pas de chevaux se tirent entendre. et<br />

Jambo ayant t<strong>ou</strong>rné la tête, il vit une vingtaine d'Indiens qui<br />

s'approchaient.<br />

Leurs tètes étaient ornées de plumes d'oiseaux de c<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs<br />

éclatantes, et ils avaient t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> visage c<strong>ou</strong>vert de tat<strong>ou</strong>ages.<br />

Sans avoir l'air d'apercevoir <strong>le</strong>s deux jeunes femmes et Jambo,<br />

<strong>le</strong>s Indiens s'approchèrent de la panthère et l'un d'eux lui en­<br />

fonça une seconde flèche dans <strong>le</strong> flanc.<br />

L'animal fit un dernier bond, mais une troisième flèche<br />

Pavant frappé au cœur, il tomba p<strong>ou</strong>r ne plus se re<strong>le</strong>ver<br />

<strong>Les</strong> Indiens firent alors entendre un hur<strong>le</strong>ment de victoire :<br />

ils se ret<strong>ou</strong>rnèrent alors et se rapprochèrent des trois personnes<br />

qu'ils avaient sauvées d'une mort certaine.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes femmes avaient assisté à cette scène sans<br />

bien se rendre compte de ce qui se passait et ne comprenaient<br />

pas encore que ces hommes avaient tué ta panthère.<br />

- Voyez!... voyez !... s'écria. Jambo; panthère morte et plus<br />

manger femmes blanches et Jambo?<br />

Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte ne .purent s'empêcher de frémir à<br />

pensée <strong>du</strong> danger auquel el<strong>le</strong>s venaient d'échapper! el<strong>le</strong>s re­<br />

prirent un peu de c<strong>ou</strong>rage et el<strong>le</strong>s allaient se disposer à c<strong>ou</strong>u<br />

nuer <strong>le</strong>ur r<strong>ou</strong>te, lorsqu'el<strong>le</strong>s virent <strong>le</strong>s Indiens s'approcher<br />

d'el<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>ur faire comprendre par <strong>le</strong>urs gestes qu'el<strong>le</strong>s ne<br />

devaient pas s'éloigner.<br />

Hélas! el<strong>le</strong>s n'avaient échappé à un danger que p<strong>ou</strong>r tomber<br />

dans un autre, et, en voyant l'air avec <strong>le</strong>quel ces hommes sau­<br />

vages <strong>le</strong>s considéraient, el<strong>le</strong>s se demandèrent en frissonnant<br />

s'il n'aurait pas mieux valu p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>s que la panthère <strong>le</strong>s eût<br />

dévorées.<br />

— Que n<strong>ou</strong>s veu<strong>le</strong>nt-ils? demanda Lucienne à Jambo.<br />

Le jeune nègre avait engagé la conversation avec <strong>le</strong>s Indiens,<br />

dont il connaissait un peu la langue.<br />

Ils lui dirent de s'adresser à un des <strong>le</strong>urs, qui se distinguait<br />

des autres par une grosse plume r<strong>ou</strong>ge qu'il avait plantée sur


— 502 —<br />

sa tête, par une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> d'ornements bizarres et une surabondance<br />

de tat<strong>ou</strong>ages.<br />

Jambo comprit que c'était <strong>le</strong>ur chef et que c'était à lui qu'il<br />

devait s'adresser.<br />

Il s'en approcha donc avec force marques de s<strong>ou</strong>mission.<br />

Le chef était un jeune homme d'une stature é<strong>le</strong>vée et nob<strong>le</strong>,<br />

ses membres s<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>s et nerveux trahissaient une force muscu­<br />

laire peu commune.<br />

Ses traits étaient réguliers et exprimaient la gravité, tandis<br />

qu'un feu sombre brillait dans son regard.<br />

— Que veux-tu! demanda-t-il au nègre en prenant une pose<br />

p<strong>le</strong>ine de fierté.<br />

— Grand chef... commença Jambo.<br />

— Je ne suis pas chef, fit l'Indien en l'interrompant, notre<br />

tribu est commandée par notre reine : « F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, » En<br />

son absence, c'est moi qui commande; mon nom est: « Oeil-<br />

de-Flamme ; » par<strong>le</strong>... que veux tu?<br />

— Eh bien, Oeil-de-Flamme, reprit-il avec s<strong>ou</strong>mission, fem­<br />

mes blanches admirent ton c<strong>ou</strong>rage et sont reconnaissantes:<br />

toi tué animal féroce qui manger n<strong>ou</strong>s... femmes blanches con­<br />

tinuer la r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r chercher maris.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ces hommes ont-ils abandonné <strong>le</strong>urs femmes et<br />

<strong>le</strong>s ont-ils laissé exposées à t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s dangers ? Ce n'était pas<br />

prudent !<br />

— Que décide Oeil-de-Flamme ! Quel<strong>le</strong> réponse moi donner<br />

à jeunes femmes blanches ?<br />

L'Indien fixa <strong>le</strong> nègre et répondit avec autorité:<br />

— <strong>Les</strong> deux femmes blanches resteront avec la tribu !<br />

— Maîtresses rester ici ? s'écria Jambo en français.<br />

Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne ne purent s'empêcher de frémir en<br />

entendant <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s <strong>du</strong> nègre.<br />

— Malheureuses que n<strong>ou</strong>s sommes!... dit Lucienne, qu'allons-<br />

n<strong>ou</strong>s devenir ?


— 503 —<br />

Oeil-de-Flamme sembla avoir compris <strong>le</strong> désespoir des deux<br />

jeunes femmes, car il dit à Jambo :<br />

— Dis aux femmes blanches qu'el<strong>le</strong>s n'auront rien à craindre<br />

pendant trois j<strong>ou</strong>rs; tu iras chercher une rançon p<strong>ou</strong>r racheter<br />

<strong>le</strong>ur liberté: si tu n'es pas de ret<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> soir <strong>du</strong> troisième j<strong>ou</strong>r,<br />

el<strong>le</strong>s resteront avec n<strong>ou</strong>s et el<strong>le</strong>s se choisiront un ép<strong>ou</strong>x.<br />

Le nègre transmit <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s <strong>du</strong> jeune chef aux deux infor­<br />

tunées, qui se sentirent envahir par la terreur et l'angoisse.<br />

— As-tu compris? continua Oeil-de-Flamme, tu as trois j<strong>ou</strong>rs<br />

p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r à la recherche des visages pâ<strong>le</strong>s et rapporter l'argent<br />

p<strong>ou</strong>r racheter <strong>le</strong>s deux femmes.<br />

— Mais, reprit Jambo. où p<strong>ou</strong>rrai-je <strong>le</strong>s tr<strong>ou</strong>ver?<br />

— Tu <strong>le</strong>s tr<strong>ou</strong>veras sans d<strong>ou</strong>te à la première habitation ; tu<br />

n'as qu'à marcher dans cette direction et avant: la. nuit tu<br />

auras atteint la plantation de sir Harris, qui est un homme<br />

hospitalier et qui viendra sans d<strong>ou</strong>te à votre aide.<br />

Et en parlant l'Indien avait éten<strong>du</strong> <strong>le</strong> bras dans la direction<br />

d'un gr<strong>ou</strong>pe de palmiers que l'on apercevait à une assez grande<br />

distance.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— La plantation de sir Harris se tr<strong>ou</strong>ve derrière ces pal-<br />

miers.<br />

—Jambo va partir ! fit <strong>le</strong> jeune nègre aux deux jeunes fem­<br />

mes, qui étaient pâ<strong>le</strong>s de frayeur et d'inquiétude.<br />

— N'<strong>ou</strong>blie pas que n<strong>ou</strong>s n'avons plus aucune espérance<br />

qu'en toi! lui dit Miche<strong>le</strong>tte.<br />

-Oh! Jambo avoir bonnes jambes, répondit il : Jambo<br />

c<strong>ou</strong>rir.<br />

— Tu n<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>vera de ce côté, dit l'indien à Jambo en<br />

lui indiquant une forêt dont on voyait la lisière à peu de distance.<br />

Le jeune nègre promit de faire diligence et d'être bientôt de<br />

ret<strong>ou</strong>r, puis il s'éloigna en c<strong>ou</strong>rant.<br />

Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte <strong>le</strong> regardèrent s'éloigner pendant


— 504 —<br />

que <strong>le</strong>s Indiens, réunis en cerc<strong>le</strong>, semblaient tenir conseil.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p l'un d'eux étendit <strong>le</strong> bras <strong>du</strong> côté de la mer. T<strong>ou</strong>s<br />

suivirent ce geste ; ils jetèrent <strong>le</strong>urs regards de ce côté et aper­<br />

çurent un gr<strong>ou</strong>pe de six à huit personnes qui s'approchaient.<br />

C'étaient des hommes blancs.<br />

Leurs vêtements déchirés et c<strong>ou</strong>verts de b<strong>ou</strong>e et de p<strong>ou</strong>s­<br />

sière témoignaient <strong>du</strong> chemin long et pénib<strong>le</strong> qu'ils avaient dû<br />

parc<strong>ou</strong>rir.<br />

En voyant ces hommes, Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte reprirent<br />

c<strong>ou</strong>rage ; el<strong>le</strong>s espéraient avoir tr<strong>ou</strong>vé en eux des défenseurs.<br />

Quand ils furent assez rapprochés, des exclamations de sur­<br />

prise se firent entendre.<br />

<strong>Les</strong> jeunes femmes avaient reconnu Laposto<strong>le</strong> et Précigny,<br />

et ceux-ci furent stupéfaits en retr<strong>ou</strong>vant dans <strong>le</strong> désert et entre<br />

<strong>le</strong>s mains des Peaux-R<strong>ou</strong>ges deux femmes qu'ils croyaient à<br />

Paris au milieu des richesses et <strong>du</strong> bien-être.<br />

— Voilà une rencontre ! s'écria Laposto<strong>le</strong>.<br />

— En effet, une rencontre bien inatten<strong>du</strong>e, aj<strong>ou</strong>ta Précigny<br />

en jetant à Lucienne un regard qui fit monter <strong>le</strong> r<strong>ou</strong>ge au<br />

visage de la jeune femme.<br />

<strong>Les</strong> deux infortunées se voyaient exposées à de n<strong>ou</strong>veaux<br />

dangers. Persuadées que <strong>le</strong>s compagnons de Laposto<strong>le</strong> et de<br />

Précigny devaient être des forçats comme eux, el<strong>le</strong>s frisson­<br />

naient d'ép<strong>ou</strong>vante à la pensée qu'el<strong>le</strong>s allaient être obligées de<br />

se tr<strong>ou</strong>ver pendant trois j<strong>ou</strong>rs en contact avec ces hommes.<br />

Pendant ce temps, Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> était entré en p<strong>ou</strong>rpar<strong>le</strong>rs<br />

avec Oeil-de-Flamme ; selon <strong>le</strong>s ordres de Précigny, il de-<br />

manda une hospitalité de quelques j<strong>ou</strong>rs jusqu'à ce que ses<br />

compagnons eussent repris des forces p<strong>ou</strong>r continuer <strong>le</strong>ur<br />

r<strong>ou</strong>te.<br />

L'Indien répondit qu'avant t<strong>ou</strong>t il v<strong>ou</strong>lait savoir ce qu'ils<br />

étaient, eux, ainsi que <strong>le</strong>s deux femmes blanches qu'il avait en<br />

son p<strong>ou</strong>voir.<br />

Précigny avait profité d'un moment p<strong>ou</strong>r s'approcher de Lu-


— 505 —<br />

cienne et lui avait demandé par quel enchaînement de circons-<br />

tances el<strong>le</strong> et sa compagne se tr<strong>ou</strong>vaient dans cette contrée ; !<br />

jeune femme confiante, et croyant tr<strong>ou</strong>ver en lui un sec<strong>ou</strong>rs,<br />

lui avait t<strong>ou</strong>t raconté, sans se d<strong>ou</strong>ter un instant des ignob<strong>le</strong>s<br />

projets de cet homme à son égard.<br />

Le comte apprit ainsi, que <strong>le</strong>s deux jeunes femmes étaient<br />

momentanément séparées de <strong>le</strong>urs ép<strong>ou</strong>x, qu'on était à<br />

<strong>le</strong>ur recherche et qu'el<strong>le</strong>s n'espéraient pas <strong>le</strong>s revoir avant trois<br />

j<strong>ou</strong>rs.<br />

— Trois j<strong>ou</strong>rs, pensait Précigny en c<strong>ou</strong>vrant Lucienne de<br />

son regard, c'est plus qu'il ne me faut, d'autant plus que je<br />

n'aurai aucun obstac<strong>le</strong> que ces Indiens dont je saurai bien me<br />

débarrasser.<br />

— Eh bien!... murmura à l'oreil<strong>le</strong> <strong>du</strong> comte l'Ecossais qui<br />

s'était approché, il parait que n<strong>ou</strong>s en tenons p<strong>ou</strong>r la petite<br />

blonde?<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas ? répartit Précigny, et qui donc p<strong>ou</strong>rrait<br />

m'en empêcher ?<br />

— Ce n'est pas moi, atten<strong>du</strong> que ce n'est pas à el<strong>le</strong> que je<br />

veux jeter <strong>le</strong> m<strong>ou</strong>choir!<br />

— Ne peux-tu te contenter <strong>du</strong> « Roquet » ?<br />

— Le Roquet ?.... grand merci !.... s'il n<strong>ou</strong>s arrive de<br />

rencontrer un crocodi<strong>le</strong> sur notre r<strong>ou</strong>te, je lui en ferai<br />

cadeau.<br />

— Ingrat ?<br />

— C'est possib<strong>le</strong> !... mais quand on en veut finir avec une<br />

femme, il ne faut pas s'arrêter à moitié chemin.<br />

— Aurais-tu par hasard jeté ton dévolu sur Miche<strong>le</strong>tte ?<br />

— Précisément, je n'aime pas <strong>le</strong>s blondes, et cette petite<br />

brunette est t<strong>ou</strong>t-à-fait de mon goût ?<br />

— Sans <strong>ou</strong>blier qu'el<strong>le</strong> est probab<strong>le</strong>ment fol<strong>le</strong>ment am<strong>ou</strong>­<br />

reuse de toi ! lit une voix rail<strong>le</strong>use auprès de Mac-Bell<br />

Ce dernier se dét<strong>ou</strong>rna avec vivacité et fronça <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rcil en<br />

voyant Laposto<strong>le</strong>.


— 506 —<br />

— Tu as enten<strong>du</strong>s ce que je disais? fit-il d'un air mena<br />

çant.<br />

— Je l'ai enten<strong>du</strong> et compris, répondit Laposto<strong>le</strong>.<br />

— V<strong>ou</strong>drais-tu par hasard te poser en rival? reprit l'E­<br />

cossais.<br />

— Tiens!... et qui donc p<strong>ou</strong>rrait m'en empêcher?<br />

— Qui donc m'empêcherait de te briser <strong>le</strong> crâne.<br />

Laposto<strong>le</strong> haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

Le comte reconnaissant <strong>le</strong>s suites funestes que p<strong>ou</strong>rrait avoir<br />

une querel<strong>le</strong> dans un pareil moment se hâta d'intervenir entre<br />

ces deux hommes.<br />

— Finissez-en avec cette bêtise ! dit il à l'Ecossais. Tu as<br />

parlé à haute voix... Laposto<strong>le</strong> a enten<strong>du</strong> ce que tu disais.<br />

qu'est-ce que cela pr<strong>ou</strong>ve? Et quand même il v<strong>ou</strong>drait s'inté­<br />

resser à Miche<strong>le</strong>tte, à quoi ab<strong>ou</strong>tirait-il? Si n<strong>ou</strong>s parvenons à<br />

n<strong>ou</strong>s entendre avec <strong>le</strong>s Indiens <strong>le</strong> sort de ces deux femmes est<br />

entre nos mains, et n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s entendrons avec <strong>le</strong>s Peaux-<br />

R<strong>ou</strong>ges, j'en connais <strong>le</strong> moyen !<br />

— Qu'est-ce que cela peut me faire que l'Ecossais tâche de<br />

gagner <strong>le</strong> cœur de Miche<strong>le</strong>tte, répondit Laposto<strong>le</strong>. Mais, si tu<br />

viens à b<strong>ou</strong>t de dompter ces sauvages, tu devrais <strong>le</strong>ur faire une<br />

proposition.<br />

— Laquel<strong>le</strong>?<br />

— Cel<strong>le</strong> de n<strong>ou</strong>s suivre en Europe! Ce serait une magnifique<br />

affaire!... n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s ferions voir à Paris p<strong>ou</strong>r de l'argent! Dans<br />

quelques mois n<strong>ou</strong>s aurions ramassé une fortune.<br />

— Mais <strong>le</strong>ur entretien?... Comment <strong>le</strong>s n<strong>ou</strong>rrir?<br />

— Avec de bel<strong>le</strong>s promesses !...<br />

— C'est une idée absurde !...<br />

— C'est possib<strong>le</strong>, mais el<strong>le</strong> mérite d'être examinée.<br />

La conversation fut interrompue par Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> qui venait<br />

rendre compte à son maître de son entretien avec Oeil-de-<br />

Flamme.<br />

Le chef des Indiens consentait à recevoir <strong>le</strong>s visages pâ<strong>le</strong>s


— 507 —<br />

dans <strong>le</strong> campement de la tribu dès qu'il en aurait obtenu<br />

l'autorisation de sa s<strong>ou</strong>veraine, F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert ; en échange<br />

de son hospitalité, il exigeait de la p<strong>ou</strong>dre, <strong>du</strong> tabac, des <strong>ou</strong>tils<br />

et de l'eau-de-vie.<br />

— Tu peux conclure <strong>le</strong> marché, fit Mac-Bell, et lui dire que<br />

n<strong>ou</strong>s consentons à lui donner t<strong>ou</strong>t ce qu'il demande.<br />

— Excepté l'eau-de-vie, dit Précigny.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas?<br />

— J'ai mes raisons et tu <strong>le</strong>s connaîtras bientôt.<br />

Puis s'adressant au nègre Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong>, <strong>le</strong> comte continua:<br />

— Dis à l'Indien que n<strong>ou</strong>s avons trop peu d'eau-de-vie p<strong>ou</strong>r<br />

p<strong>ou</strong>voir lui en donner. Il aura <strong>le</strong>s autres objets qu'il exige.<br />

Tomb<strong>ou</strong>tc<strong>ou</strong> ret<strong>ou</strong>rna vers Oeil-de-flamme et lui communi­<br />

qua <strong>le</strong>s propositions de Précigny.<br />

L'indien accepta.<br />

La tr<strong>ou</strong>pe des Peaux-r<strong>ou</strong>ges se prépara ensuite à partir.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant on se mit en r<strong>ou</strong>te.<br />

Il y avait une heure environ qu'ils marchaient lorsqu'ils ar-<br />

rivèrent au bord d'une forêt vierge épaisse dont <strong>le</strong>s arbres<br />

étaient si é<strong>le</strong>vés et l'ombrage tel<strong>le</strong>ment épais qu'il semblait<br />

que la nuit fût brusquement venue.<br />

Cependant l'œil exercé des Indiens déc<strong>ou</strong>vrit un sentier qui<br />

con<strong>du</strong>isit la tr<strong>ou</strong>pe dans une éclaircie au milieu de laquel<strong>le</strong> se<br />

tr<strong>ou</strong>vaient quelques cabanes d'écorce ombragées par des pal­<br />

miers des cocotiers et des bananiers.<br />

Quelques-uns des Peaux-r<strong>ou</strong>ges qui étaient restés p<strong>ou</strong>r gar­<br />

der <strong>le</strong> camp vinrent à la rencontre des n<strong>ou</strong>veaux arrivants.<br />

— Où est F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert? demanda Oeil-de-flamme à l'un<br />

d'eux.<br />

— El<strong>le</strong> a quitté son wigwam et a disparu dans la forêt<br />

comme à l'ordinaire.<br />

— Dans quel<strong>le</strong> direction ?<br />

Le jeune Indien paraissait attendre la réponse avec impatience,


— 508 —<br />

— Du côté de la grande plantation.<br />

— T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs là-bas? fit Oeil-de-flamme d'une voix s<strong>ou</strong>rde et<br />

comme se parlant à lui même.<br />

— Quand doit-el<strong>le</strong> revenir? demanda-t-il de n<strong>ou</strong>veau.<br />

— Quand la nuit descendra.<br />

Oeil-de-flamme tomba dans une profonde rêverie ; il parais­<br />

sait abattu et agité par des sentiments divers.<br />

cher.<br />

S<strong>ou</strong>dain il re<strong>le</strong>va la tête et fit signe à Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> d'appro­<br />

Le nègre s'avança avec vivacité.<br />

— Ec<strong>ou</strong>te!... lui dit l'Indien : l'eau-de-vie donne à l'homme<br />

<strong>du</strong> c<strong>ou</strong>rage et de l'éloquence,... il me faut de l'eau-de-vie!.. Va<br />

dire a ton maître <strong>le</strong> visage pâ<strong>le</strong> qu'il faut qu'il me donne un<br />

peu de ce qui lui reste !...il ne s'en repentira pas!<br />

Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> prit Précigny à part et lui rapporta <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s<br />

de l'Indien.<br />

— Je m'y attendais ! fit <strong>le</strong> comte joyeusement. Va lui dire<br />

que j'y consens, mais à une condition.<br />

Et Précigny murmura quelques mots à l'oreil<strong>le</strong> <strong>du</strong> nègre qui<br />

s'éloigna en disant :<br />

— C'est enten<strong>du</strong>!<br />

Il alla rendre compte de sa mission à Oeil-de-flamme qui<br />

jeta un c<strong>ou</strong>p d'œil sur Lucienne et sur Miche<strong>le</strong>tte et dit après<br />

avoir hésité un moment:<br />

- Que m'importe, après t<strong>ou</strong>t ! Je n'ai pas promis de<br />

veil<strong>le</strong>r sur ces femmes... el<strong>le</strong>s se défendront si el<strong>le</strong>s veu<strong>le</strong>nt....-<br />

Va dire cela à ton maître et apporte moi de l'eau-de-vie là-bas<br />

derrière ces arbres.<br />

Il y avait deux heures environ que la nuit était tombée. Un<br />

profond si<strong>le</strong>nce régnait dans la forêt. T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde dormait<br />

dans <strong>le</strong>s wigwams des Peaux r<strong>ou</strong>ges.<br />

S<strong>ou</strong>dain la porte d'une des cabanes dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s dormaient<br />

<strong>le</strong>s visages pâ<strong>le</strong>s s'<strong>ou</strong>vrit d<strong>ou</strong>cement, un homme parut sur <strong>le</strong><br />

seuil et fit entendre un léger siff<strong>le</strong>ment.


— 509 —<br />

A ce signal, un second indivi<strong>du</strong> sortit, <strong>du</strong> f<strong>ou</strong>rré et s'approcha<br />

— Mac-Bell ! fit <strong>le</strong> premier à voix basse.<br />

Précigny!... répondit, <strong>le</strong> second.<br />

— Eh bien ?<br />

— T<strong>ou</strong>t est prêt.<br />

— <strong>Les</strong> deux femmes ?<br />

— Sont, en notre p<strong>ou</strong>voir quand n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong>drons!<br />

— Mais Macl<strong>ou</strong> et Laposto<strong>le</strong>?<br />

— Ils se d<strong>ou</strong>taient de ce que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons faire et ils v<strong>ou</strong>-<br />

laient essayer de n<strong>ou</strong>s en empêcher; je m'en suis aperçu<br />

avec Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> j'ai réussi à <strong>le</strong>ur donner <strong>le</strong> change.<br />

— Et Lucienne ?<br />

— On l'avait mise avec Miche<strong>le</strong>tte dans une cabane où t<br />

vieil<strong>le</strong> Indienne se chargeait de <strong>le</strong>s garder moyennant un verre<br />

d'eau-de-vie: Laposto<strong>le</strong> s'en est aperçu, mais une fois la porte<br />

fermée et. Laposto<strong>le</strong> éloigné, je suis allé <strong>le</strong>s chercher p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s<br />

mener dans une autre hui<strong>le</strong> qui, <strong>le</strong>ur ai-je dit, <strong>le</strong>ur était des­<br />

tinée par F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert.<br />

— De sorte que n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons<br />

— Quand tu v<strong>ou</strong>dras.<br />

Précigny fit un pas, mais il s'arrêta s<strong>ou</strong>dain et demanda :<br />

— Et <strong>le</strong> Roquet?<br />

Mac Bell fit un geste d'ins<strong>ou</strong>ciance.<br />

— Il faut qu'el<strong>le</strong> se tienne tranquil<strong>le</strong> si el<strong>le</strong> ne veut pas pas­<br />

ser un mauvais quart-d'heure.<br />

— Où est-el<strong>le</strong>?<br />

— El<strong>le</strong> dort.<br />

— N'a-t-el<strong>le</strong> aucun s<strong>ou</strong>pçon?<br />

— Non.<br />

— Et si el<strong>le</strong> se réveil<strong>le</strong><br />

— Je vais voir :... <strong>du</strong> reste, c'est comme je te l'ai déjà dit, si<br />

el<strong>le</strong> ;aboie trop fort, je saurai bien lui fermer la b<strong>ou</strong>che.<br />

Et en disant ces mots, il s'approcha d'une cabane située à<br />

quelques pas.


— 510 —<br />

CHAPITRE XXXIX<br />

La plantation.<br />

Maurice et Joseph marchaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs devant eux, sans sa­<br />

voir où <strong>le</strong>urs pas <strong>le</strong>s con<strong>du</strong>iraient.<br />

Etaient-ils sur la bonne voie?<br />

Cette incertitude <strong>le</strong>s t<strong>ou</strong>rmentait.... <strong>le</strong>s malheureux! Ils ne<br />

se d<strong>ou</strong>taient pas des s<strong>ou</strong>ffrances qu'ils auraient encore à en­<br />

<strong>du</strong>rer !<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques heures de marche, ils se tr<strong>ou</strong>vèrent<br />

dans un marais fangeux où ils enfonçaient jusqu'à mi-jambe<br />

pendant que des caill<strong>ou</strong>x et des racines b<strong>le</strong>ssaient <strong>le</strong>urs pieds.<br />

Ils eurent bientôt per<strong>du</strong> <strong>le</strong>ur direction.<br />

Leurs pieds saignaient et ils sentaient <strong>le</strong>urs forces <strong>le</strong>s aban­<br />

donner.<br />

Une soif horrib<strong>le</strong> venait encore augmenter <strong>le</strong>ur martyre.<br />

Vers la fin de la j<strong>ou</strong>rnée, ils arrivèrent épuisés au bord d'une<br />

petite forêt où se tr<strong>ou</strong>vaient quelques arbres dont <strong>le</strong>s large?<br />

feuil<strong>le</strong>s étaient c<strong>ou</strong>vertes de grosses g<strong>ou</strong>ttes de rosée.<br />

Ils s'y précipitèrent en p<strong>ou</strong>ssant un cri de joie et commencè­<br />

rent à humer cette rosée bienfaisante; mais, hélas! ces g<strong>ou</strong>ttes<br />

d'eau n'étaient que de la vapeur d'eau de mer, et el<strong>le</strong>s avaient<br />

une saveur amère et salée qui ne fit qu'augmenter la soif des<br />

deux infortunés.<br />

Epuisés, brisés de fatigue et de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, la tête en feu, ils<br />

s'étendirent sur la terre p<strong>ou</strong>r y reposer <strong>le</strong>urs membres haras-


— 511 —<br />

sés, résolus de ne reprendre <strong>le</strong>ur marche que lorsqu'ils auraient<br />

pris un peu de repos.<br />

Ce s<strong>ou</strong>lagement ne <strong>le</strong>ur fut pas donné, car à peine v<strong>ou</strong>lurent-<br />

ils fermer <strong>le</strong>s yeux qu'une vive d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur <strong>le</strong>s fit se <strong>le</strong>ver brusque­<br />

ment.<br />

C'étaient des insectes assez semblab<strong>le</strong>s à de petits crabes<br />

qui <strong>le</strong>ur montaient dans <strong>le</strong>s jambes et <strong>le</strong>s mordaient cruel<strong>le</strong>­<br />

ment.<br />

Ils <strong>du</strong>rent se remettre pénib<strong>le</strong>ment en marche, se heurtant<br />

à des branches et à des racines d'arbres qui <strong>le</strong>s faisaient trébu­<br />

cher à chaque pas et augmentaient ainsi <strong>le</strong>ur épuisement.<br />

Ils marchèrent encore ainsi pendant une heure environ, en<br />

se demandant à chaque instant s'ils ne feraient pas mieux de<br />

ret<strong>ou</strong>rner sur <strong>le</strong>urs pas.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p Maurice s'arrêta, et s'appuyant sur l'épau<strong>le</strong> de<br />

son compagnon, il dit d'une voix éteinte :<br />

— Joseph!... J'ai fait t<strong>ou</strong>t ce que je p<strong>ou</strong>vais!.... j'ai encore<br />

<strong>du</strong> c<strong>ou</strong>rage mais mes forces sont à b<strong>ou</strong>t!... je n'en puis plus de<br />

soif, de faim et de fatigue !... Va en avant si tu <strong>le</strong> peux ; quant<br />

à moi, il m'est impossib<strong>le</strong> de faire un pas de plus ; je vais me<br />

c<strong>ou</strong>cher ici.... et y attendre la mort !...<br />

— Maurice ! répondit Joseph, pense à Lucienne dont tu es la<br />

seu<strong>le</strong> espérance, qui te suit en pensée et qui, avec Miche<strong>le</strong>tte,<br />

n'a plus que n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s sauver d'une mort certaine !<br />

penses-y et viens !...<br />

— Ah! mon Dieu!... cette pensée me t<strong>ou</strong>rmente, Joseph,<br />

surt<strong>ou</strong>t quand je me vois dans l'impossibilité de rien faire!<br />

Et de grosses larmes r<strong>ou</strong>lèrent sur <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>es pâ<strong>le</strong>s <strong>du</strong> pauvre<br />

jeune homme.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— La soif me torture !<br />

— Maurice ! fit Joseph. . Vois, là-bas, il y a des arbres et un<br />

peu de gazon ; viens, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons n<strong>ou</strong>s y reposer, et <strong>le</strong>s


— 512 —<br />

nuages qui s'élèvent à l'horizon me font espérer que la pluie<br />

tombera avant peu<br />

— C'est vrai, murmura Maurice, <strong>le</strong> vent est plus frais !<br />

— Allons !... viens, dit Joseph en prenant Maurice s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

bras, encore quelques pas et n<strong>ou</strong>s serons peut-être sauvés.<br />

Dieu aura pitié de n<strong>ou</strong>s et de nos ép<strong>ou</strong>ses!<br />

En effet, de gros nuages, venant de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s points de l'ho­<br />

rizon, obscurcissaient <strong>le</strong> ciel, qui devenait noir et menaçant<br />

Ranimés par l'espérance, <strong>le</strong>s deux amis s'approchèrent des<br />

arbres et ils entendirent bientôt <strong>le</strong> r<strong>ou</strong><strong>le</strong>ment <strong>du</strong> tonne qui<br />

<strong>le</strong>ur annonçait l'approche d'un orage.<br />

En effet, à peine étaient-ils arrivés s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s arbres que de<br />

larges g<strong>ou</strong>ttes commencèrent à tomber.<br />

— Oh !... de l'eau ?... de l'eau !... fit Maurice.<br />

Joseph prit quelques larges feuil<strong>le</strong>s de bananier qu'il assem­<br />

bla de manière à former une sorte de réservoir où l'eau s'ac-<br />

cumula bientôt et <strong>le</strong>s deux amis purent éteindre la soif qui <strong>le</strong>s<br />

dévorait.<br />

— N<strong>ou</strong>s voilà sauvés encore une fois ! s'écria Maurice.<br />

— Oui, répondit Joseph, et c'est un bon présage!.. Dieu ne<br />

n<strong>ou</strong>s a pas abandonnés:... viens, marchons! n<strong>ou</strong>s déc<strong>ou</strong>vrirons<br />

bientôt une habitation !<br />

— Oui, et n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons bientôt al<strong>le</strong>r au sec<strong>ou</strong>rs de Miche­<br />

<strong>le</strong>tte et de Lucienne Tu as raison, marchons!<br />

L'atmosphère avait été rafraîchie par cette averse : Joseph et<br />

Maurice, reconfortés par l'eau fraîche et par la joie d'être sortis<br />

<strong>du</strong> marais qu'ils venaient de traverser, se mirent de n<strong>ou</strong>veau<br />

en marche.<br />

Ils avaient fait à peine cinq cents pas que Joseph p<strong>ou</strong>ssa un<br />

cri de joie en montrant à Maurice un tronc d'arbre sur <strong>le</strong>quel se<br />

voyaient des c<strong>ou</strong>ps de hache.<br />

— Vois-tu !... dit-il. . N<strong>ou</strong>s ne devons pas être éloignés des<br />

habitations !<br />

Ils se remirent c<strong>ou</strong>rageusement en r<strong>ou</strong>te et au b<strong>ou</strong>t d'un


— 513 —<br />

certain temps <strong>le</strong>ur espoir se changeait en certitude : ils avaient<br />

devant eux une plantation de canne à sucre.<br />

Ils en prirent chacun une tige qu'ils se mirent à sucer t<strong>ou</strong>t<br />

en marchant et quand ils eurent dépassé un b<strong>ou</strong>quet d'arbres,<br />

ils aperçurent une habitation à laquel<strong>le</strong> con<strong>du</strong>isait une avenue<br />

bordée de bananiers.<br />

— Enfin ! s<strong>ou</strong>pira Maurice en s'appuyant à une espèce de<br />

gril<strong>le</strong> en bois qui fermait celte avenue.<br />

Puis ils virent s'avancer un nègre qui vint <strong>ou</strong>vrir cette gril<strong>le</strong><br />

et <strong>le</strong>ur demanda ce qu'ils désiraient.<br />

Il s'exprimait en mauvais espagnol, Maurice qui comprenait<br />

un peu cette langue lui répondit en lui demandant s'il <strong>le</strong>ur<br />

serait possib<strong>le</strong> de par<strong>le</strong>r au maître de cette habitation.<br />

— Mon maître, Sir Harris, est absent p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment,<br />

répondit <strong>le</strong> nègre, mais si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z par<strong>le</strong>r à son intendant<br />

v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez me suivre.<br />

T<strong>ou</strong>s trois se dirigèrent vers la maison et <strong>le</strong> nègre fit entrer<br />

<strong>le</strong>s deux amis dans un salon orné somptueusement en <strong>le</strong>s<br />

priant d'attendre un instant.<br />

L'intendant ne tarda pas à paraître suivi de deux nègres<br />

chargés de linge et de vêtements.<br />

— On vient de me dire que des étrangers demandaient<br />

l'hospitalité, dit-il, et je suis venu immédiatement v<strong>ou</strong>s recevoir<br />

au nom de mon maître, Sir Harris. On va v<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>ire dans<br />

une chambre où v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez changer de vêtements en atten­<br />

dant qu'on ait préparé un repas. Tenez, tenez ! t<strong>ou</strong>t cela est à<br />

v<strong>ou</strong>s. V<strong>ou</strong>s devez être exténués, v<strong>ou</strong>s prendrez ensuite un peu<br />

de repos.<br />

Et sans attendre un mot de remerciements il s'éloigna, lais­<br />

sant <strong>le</strong>s deux amis confon<strong>du</strong>s de tant de générosité.<br />

Ils <strong>ou</strong>blièrent complétement, dans <strong>le</strong>ur joie, de demander <strong>le</strong><br />

nom de l'homme généreux dont l'hospitalité s'exerçait si<br />

nob<strong>le</strong>ment ; ils ne pensaient qu'à se hâter de ret<strong>ou</strong>rner à la<br />

rencontre de Lucienne et de Miche<strong>le</strong>tte.<br />

38


— 514 —<br />

Une heure s'était à peine éc<strong>ou</strong>lée et <strong>le</strong>s deux amis, après<br />

avoir fait une toi<strong>le</strong>tte complète, et vêtus '<strong>le</strong>s habits que l'inten<br />

dant avait mis à <strong>le</strong>ur disposition, se considéraient mutuel<strong>le</strong>­<br />

ment d'un air s<strong>ou</strong>lagé ; un nègre vint au b<strong>ou</strong>t d'un moment<br />

<strong>le</strong>s prévenir que la tab<strong>le</strong> était mise.<br />

Ils <strong>le</strong> suivirent et entrèrent dans une sal<strong>le</strong> à manger au<br />

milieu de laquel<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait une tab<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>verte de mets choisis<br />

L'intendant qui était là <strong>le</strong>s invita à s'asseoir.<br />

Ils lui obéirent sans se faire prier, car ils avaient faim et soif.<br />

T<strong>ou</strong>t en mangeant ils racontèrent <strong>le</strong>ur histoire à l'intendant<br />

et <strong>le</strong> prièrent de bien v<strong>ou</strong>loir mettre à <strong>le</strong>ur disposition <strong>le</strong> moyen<br />

d'al<strong>le</strong>r à la rencontre des deux jeunes femmes.<br />

L'intendant fit immédiatement appe<strong>le</strong>r une d<strong>ou</strong>zaine de<br />

nègres qu'il mit à <strong>le</strong>ur disposition et qui furent chargés de deux<br />

brancards et de vivres de t<strong>ou</strong>tes sortes.<br />

Quand <strong>le</strong>s deux amis eurent fini de manger ils se <strong>le</strong>vèrent<br />

et prenant <strong>le</strong>s mains de l'intendant, Maurice lui dit cha<strong>le</strong>ureu­<br />

sement :<br />

— Permettez-moi, monsieur, de v<strong>ou</strong>s remercier <strong>du</strong> fond <strong>du</strong><br />

cœur p<strong>ou</strong>r votre réception généreuse. N<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>blierons<br />

jamais i<br />

L'intendant s'inclina en disant :<br />

— Je n'ai fait en cela que suivre <strong>le</strong>s ordres de mon maître.<br />

— Puis je v<strong>ou</strong>s demander son nom?<br />

— Il se nomme sir Harris.<br />

— Y aurait-il de l'indiscrétion à demander à lui par<strong>le</strong>r?<br />

— Sir Harris n'est pas à l'habitation en ce moment, mais<br />

fût il ici, je d<strong>ou</strong>te qu'il v<strong>ou</strong>s recevrait !<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi donc ?<br />

— Sir Harris a beauc<strong>ou</strong>p s<strong>ou</strong>ffert dans sa vie il vit seul, la<br />

chasse est sa seu<strong>le</strong> distraction et il ne fréquente personne.<br />

— N<strong>ou</strong>s respecterons la solitude de Sir Harris, reprit Mau-<br />

rice, mais v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s permettrez de lui laisser une <strong>le</strong>ttre p<strong>ou</strong>r<br />

lui témoigner notre reconnaissance?


— Certainement, monsieur.<br />

- 515 —<br />

Sur un signe de l'intendant, <strong>le</strong> nègre qui avait servi à tab<strong>le</strong><br />

apporta de quoi écrire et Maurice écrivit une <strong>le</strong>ttre dans<br />

laquel<strong>le</strong> il exprimait en termes émus ses sentiments ainsi que<br />

ceux de Joseph.<br />

Ce devoir accompli on se prépara à partir.<br />

D'après la description que lui avaient faite <strong>le</strong>s deux amis<br />

l'intendant était d'avis de se rendre avec une embarcation à<br />

l'endroit où <strong>le</strong>s voyageurs avaient débarqué; il pensait que l'on<br />

p<strong>ou</strong>rrait ainsi mieux suivre la chemin parc<strong>ou</strong>ru par <strong>le</strong>s deux<br />

femmes et par Jambo.<br />

Le rivage était peu éloigné de l'habitation, et il y avait un<br />

petit port dans <strong>le</strong>quel se balançaient quelques canots.<br />

La petite expédition entra dans la plus grande de ces embar­<br />

cations qui. p<strong>ou</strong>ssée par dix vig<strong>ou</strong>reux rameurs, eût bientôt<br />

gagné <strong>le</strong> large.<br />

<strong>Les</strong> nuages s'étaient dissipé, une brise fraîche s'était é<strong>le</strong>vée<br />

et au b<strong>ou</strong>t de quelques heures on avait atteint <strong>le</strong> point que<br />

Joseph et Maurice reconnurent p<strong>ou</strong>r être l'endroit où ils avaient<br />

été jetés sur <strong>le</strong> rivage.<br />

L'intendant qui avait v<strong>ou</strong>lu être de l'expédition donna l'ordre<br />

de débarquer et laissa ensuite deux nègres p<strong>ou</strong>r garder la<br />

chal<strong>ou</strong>pe, puis il divisa sa petite tr<strong>ou</strong>pe en quatre gr<strong>ou</strong>pes qui<br />

devaient se diriger chacun dans une direction différente.<br />

Ensuite t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde se mit en r<strong>ou</strong>te.<br />

Joseph remarqua que <strong>le</strong>s nègres avaient constamment <strong>le</strong>s<br />

yeux fixés sur <strong>le</strong> sol.<br />

Il y avait quatre heures environ qu'ils marchaient et <strong>le</strong>s deux<br />

amis commençaient à désespérer lorsqu'on entendit un cri<br />

à une certaine distance<br />

Ce cri avait été p<strong>ou</strong>ssé par un nègre faisant partie d'une<br />

tr<strong>ou</strong>pe se tr<strong>ou</strong>vait d'un autre côté.<br />

On se dirigea immédiatement dans cette direction et on eut


— 516 —<br />

bientôt rejoint <strong>le</strong> nègre qui avait, appelé et qui montra sur <strong>le</strong><br />

sol des empreintes de différentes grandeurs.<br />

— Qu'est-ce que cela ? demanda Maurice.<br />

— Ce sont des traces de pas répondit l'intendant, et<br />

probab<strong>le</strong>ment ce sont <strong>le</strong>s femmes que v<strong>ou</strong>s cherchez, car<br />

personne ne fréquente ces parages.<br />

Puis s'étant agen<strong>ou</strong>illé, il examina plus soigneusement ces<br />

empreintes et aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Quel<strong>le</strong> est la chaussure que portent ces femmes?<br />

— Des bottines, répondit Joseph.<br />

— C'est bizarre! répondit l'intendant, je vois parfaitement<br />

des empreintes de chaussures, mais je distingue éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s<br />

traces de pieds d'hommes nus.<br />

— Précisément, fit Maurice, ce sont <strong>le</strong>s pas de Jambo, <strong>le</strong><br />

nègre.<br />

La petite tr<strong>ou</strong>pe se remit activement on marche, en suivant<br />

<strong>le</strong>s traces de pas.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant un n<strong>ou</strong>veau cri se fit entendre, <strong>le</strong> nègre<br />

qui l'avait p<strong>ou</strong>ssé avait déc<strong>ou</strong>vert de n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s empreintes qui<br />

s'entre-croisaient d'une manière confuse, comme si un certain<br />

nombre de personnes avait piétiné sur place ; l'intendant qui<br />

n'avait pas cessé d'examiner ces traces d'un œil exercé ne tarda<br />

pas à déc<strong>ou</strong>vrir qu'il y avait aussi <strong>le</strong>s empreintes d'un animal<br />

d'une certaine tail<strong>le</strong>, probab<strong>le</strong>ment d'une panthère.<br />

— Grand Dieu ! s'écria Maurice, une panthère.<br />

— Oui, <strong>ou</strong> bien un puma, répondit l'intendant.<br />

Joseph et Maurice étaient devenus pâ<strong>le</strong>s comme un lin­<br />

ceul .<br />

L'intendant réfléchit un instant, puis il dit:<br />

— Il faut continuer nos recherches.<br />

Pendant que la petite tr<strong>ou</strong>pe se remet en marche et que <strong>le</strong>?<br />

deux amis, la mort dans l'âme, commencent à désespérer<br />

n<strong>ou</strong>s demanderons au <strong>le</strong>cteur la permission de ret<strong>ou</strong>rner à<br />

l'habitation et d'apprendre ce qui s'y passe.


— 517 —<br />

Il y avait à peine une heure que l'embarcation était partie,<br />

lorsque Sir Harris revint.<br />

Il montait un cheval magnifique, qui piaffait d'impatience et<br />

que son cavalier avait de la peine à modérer.<br />

Sir Harris était un homme d'une cinquantaine d'années, sa<br />

stature était moyenne et admirab<strong>le</strong>ment proportionnée et son<br />

œil b<strong>le</strong>u foncé exprimait une résolution inébranlab<strong>le</strong>.<br />

Il portait une barbe blonde t<strong>ou</strong>ffue qui aj<strong>ou</strong>tait encore à<br />

l'expression sérieuse et mélancolique de t<strong>ou</strong>te sa physio­<br />

nomie.<br />

Arrivé devant la porte de la maison, il sauta à terre, jeta la<br />

bride de son cheval à un nègre qui était acc<strong>ou</strong>ru, puis pénétra<br />

dans l'habitation.<br />

Un serviteur lui apprit aussitôt que master Tom, c'était <strong>le</strong><br />

nom de l'intendant, s'était éloigné avec dix nègres et deux<br />

Européens qui étaient arrivés à l'habitation épuisés et m<strong>ou</strong>­<br />

rant de faim, de soif et de fatigue.<br />

— Deux étrangers ? fit Sir Harris en pâlissant ; d'où vien­<br />

nent-ils ?<br />

— Je l'ignore, répondit <strong>le</strong> nègre.<br />

— Ils n'ont pas dit de quel pays ils étaient ?<br />

— Non, maître, mais l'un d'eux a écrit une <strong>le</strong>ttre.<br />

— Donne, donne ! fit Sir Harris, en saisissant la <strong>le</strong>ttre que<br />

Maurice lui avait écrite et qu'il parc<strong>ou</strong>rut fiévreusement.<br />

La seu<strong>le</strong> vue de cette écriture l'avait frappé, mais quand il<br />

fut la signature, <strong>le</strong> papier lui échappa des mains, et il se laissa<br />

choir sur un fauteuil, plus pâ<strong>le</strong> et plus défait que s'il eût l son<br />

arrêt de mort.<br />

Il resta ainsi pendant quelques minutes, immobi<strong>le</strong> comme<br />

une statue, cependant il parvint à maîtriser son émotion et<br />

demanda d'une voix altérée:<br />

— Pampao, sais-tu ce que v<strong>ou</strong>laient ces étrangers et p<strong>ou</strong>rquoi<br />

Master Tom <strong>le</strong>s a accompagnés ?<br />

— Je ne <strong>le</strong> sais pas, maître.


poir.<br />

— 518 —<br />

Le planteur porta sa main à son front d'un air de déses­<br />

— Que vont-ils devenir ! murmura-t-il d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reusement<br />

Et il allait adresser une seconde question à Pampao, quand<br />

un jeune nègre vêtu d'habits s<strong>ou</strong>illés et déchirés, <strong>le</strong>s pieds<br />

en sang et visib<strong>le</strong>ment exténué, entra dans la pièce où se<br />

tr<strong>ou</strong>vait Sir Harris et tomba à terre sans p<strong>ou</strong>voir articu<strong>le</strong>r une<br />

paro<strong>le</strong>.<br />

— Qui es-tu? D'où viens-tu? demanda <strong>le</strong> planteur au<br />

comb<strong>le</strong> de la surprise ; que veux-tu ?<br />

— Oh!.... fit <strong>le</strong> jeune nègre en essuyant la sueur qui déc<strong>ou</strong>­<br />

lait de son front, p<strong>ou</strong>r moi. rien p<strong>ou</strong>r jeunes femmes<br />

blanches Jambo partir pauvres jeunes maîtresses avoir<br />

faim et soif !<br />

— Ces femmes sont-el<strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s ?.... Gomment ont-el<strong>le</strong>s pu se<br />

hasarder dans la savane ?<br />

— Grand naufrage !.... voyage bien pénib<strong>le</strong>! répondit Jambo;<br />

puis jeunes maîtres partis p<strong>ou</strong>r chercher sec<strong>ou</strong>rs!<br />

Sir Harris <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s deux mains au ciel comme si une idée lui<br />

était venue subitement.<br />

Puis il demanda à Jambo :<br />

— <strong>Les</strong> deux maîtres sont-ils <strong>le</strong>s maris des deux femmes qui<br />

t'envoient ?<br />

— Oui.<br />

— L'un d'eux se nomme-t-il Maurice ?<br />

— Oui, <strong>ou</strong>i !<br />

— Et <strong>le</strong>s deux jeunes femmes s'appel<strong>le</strong>nt-el<strong>le</strong>s Lucienne et<br />

Miche<strong>le</strong>tte?<br />

— Oui, <strong>le</strong>s connaissez-v<strong>ou</strong>s ?<br />

Sir Harris qui s'était <strong>le</strong>vé, chancela et <strong>du</strong>t s'appuyer au dos­<br />

sier d'une chaise.<br />

Puis il s'écria :<br />

— Mais où sont-el<strong>le</strong>s?.... où sont-el<strong>le</strong>s ?<br />

Jambo lui raconta alors qu'el<strong>le</strong>s étaient entre <strong>le</strong>s mains des


— 519 —<br />

ludiens et qu'il était chargé de porter une rançon p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur<br />

délivrance.<br />

— <strong>Les</strong> misérab<strong>le</strong>s !.... fit Sir Harris avec colère ; il faut que je<br />

<strong>le</strong>s extermine... Je <strong>le</strong>ur paierai une rançon, mais auparavant je<br />

veux <strong>le</strong>ur donner une <strong>le</strong>çon dont ils se s<strong>ou</strong>viendront !<br />

Puis s'adressant à son nègre il lui dit:<br />

— Fais atte<strong>le</strong>r Ralph et va dire que vingt nègres se prépa-<br />

rent à monter à cheval dans cinq minutes p<strong>ou</strong>r m'accompa-<br />

gner tu viendras avec n<strong>ou</strong>s. Pampao; chaque homme s'armera<br />

d'une carabine et de deux pisto<strong>le</strong>ts.<br />

— Oui, maître.<br />

— Va et fais vite.<br />

<strong>Les</strong> ordres <strong>du</strong> planteur furent exécutés en un clin d'œil et<br />

cinq minutes ne s'étaient pas éc<strong>ou</strong>lées qu'il s'élançait lui même<br />

en sel<strong>le</strong> et se mettait en r<strong>ou</strong>te, suivi de vingt de ses hommes<br />

bien armés.<br />

— Tenez-v<strong>ou</strong>s prêts et surt<strong>ou</strong>t éc<strong>ou</strong>tez mon commandement,<br />

<strong>le</strong>ur avait-il dit en partant.<br />

11 y avait un moment que la petite tr<strong>ou</strong>pe marchait quand<br />

Sir Harris remarqua une fumée épaisse qui s'é<strong>le</strong>vait à une<br />

certaine distance dans la savane, puis il vit des flammes s'élancer<br />

par-dessus la cime des armes.<br />

Cinq minutes après il avait devant lui un spectac<strong>le</strong> grandiose<br />

et terrifiant : une forêt en flammes.<br />

— En avant!.... en avant !.... s'écria <strong>le</strong> planteur.<br />

Et t<strong>ou</strong>te la tr<strong>ou</strong>pe se mit au galop.


— 520 —<br />

CHAPITRE XXXX.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert.<br />

Dans un chapitre précédent, n<strong>ou</strong>s avons laissé Précigny<br />

attendant Mac-Bell, qui avait v<strong>ou</strong>lu s'assurer que <strong>le</strong> Roquet<br />

dormait et, par conséquent, ne viendrait pas mettre obstac<strong>le</strong> il<br />

<strong>le</strong>ur infernal projet.<br />

L'Ecossais allait pénétrer dans la hutte lorsqu'il vit cerete<br />

derrière lui.<br />

— Que fais-tu là? demanda Mac-Bell.<br />

— J'éc<strong>ou</strong>te.<br />

— Dans quel but ?<br />

— P<strong>ou</strong>r savoir.<br />

— Et qu'as-tu enten<strong>du</strong> ?<br />

— J'ai enten<strong>du</strong> deux coquins qui se préparent à faire<br />

infamie.<br />

Mac-Bell fit un m<strong>ou</strong>vement.<br />

— Ah !.... tu as enten<strong>du</strong> cela, fit-il avec ironie. Eh bien!....<br />

qu'as-tu à dire ?<br />

— Rien, si ce n'est que je défends de sortir de cette cabane!<br />

— Vraiment ! serais-tu jal<strong>ou</strong>se, par hasard ?<br />

— Jal<strong>ou</strong>se <strong>ou</strong> non, je ne veux pas que tu b<strong>ou</strong>ges d'ici.<br />

L'Ecossais se mit à rire.<br />

— Allons, n<strong>ou</strong>s allons rire, dit-il en faisant un pas en<br />

avant.<br />

— C'est possib<strong>le</strong> ! répondit <strong>le</strong> Roquet.


— 521 —<br />

— Tu veux réel<strong>le</strong>ment m'empêcher de m'en al<strong>le</strong>r?<br />

— Essaie un peu de <strong>le</strong> faire !<br />

— Mais tu sais que d'un c<strong>ou</strong>p de poing, je peux te briser la<br />

tête !<br />

— Et d'un cri je peux donner l'alarme à t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> camp et<br />

rassemb<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s Indiens aut<strong>ou</strong>r de n<strong>ou</strong>s.<br />

Mac-Bell lui jeta un c<strong>ou</strong>p-d'œil féroce et lui dit d'une voix<br />

étranglée par la colère :<br />

— Ec<strong>ou</strong>te... si tu p<strong>ou</strong>sses un cri, si tu dis un mot, ce sera<br />

ta dernière paro<strong>le</strong> ! tu me comprends !... choisis !<br />

Il v<strong>ou</strong>lut s'éloigner, mais d'un bond, <strong>le</strong> Roquet vint se placer<br />

devant lui et lui barra <strong>le</strong> chemin.<br />

— Un pas de plus, fit el<strong>le</strong>, un seul et je crie.<br />

L'Ecossais articula une imprécation horrib<strong>le</strong>, <strong>le</strong>va son poing,<br />

et l'abattit sur la tête de Cé<strong>le</strong>ste en disant :<br />

— Crie maintenant, si tu peux !<br />

Le Roquet se laissa l<strong>ou</strong>rdement tomber à terre.<br />

El<strong>le</strong> prononça un juron et v<strong>ou</strong>lut se re<strong>le</strong>ver.<br />

— Tu t'en repentiras !... dit-el<strong>le</strong> avec une rage s<strong>ou</strong>rde.<br />

Mac-Bell entendit ces paro<strong>le</strong>s il s'arrêta comme frappé d'une<br />

idée subite et il examina Cé<strong>le</strong>ste d'un œil interrogateur.<br />

Puis, comme si un s<strong>ou</strong>pçon venait de naître dans son esprit<br />

il entra clans la cabane et se précipita dans un coin, où<br />

on entendit qu'il cherchait quelque chose.<br />

Il ne tr<strong>ou</strong>va rien, car il commença à proférer des jurements<br />

ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>s et revint vers <strong>le</strong> Roquet, qui était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

éten<strong>du</strong> à terre.<br />

<strong>Les</strong> poings fermés et <strong>le</strong>s traits contractés par la fureur,<br />

Mac-Bell se pencha vers el<strong>le</strong> et demanda, <strong>le</strong>s dents serrées<br />

par la rage :<br />

— Mon bâton!... qu'en as tu fait?... par<strong>le</strong> !<br />

— N'est-ce pas. murmura <strong>le</strong> Roquet, que ma vengeance est<br />

bonne ?


— 522 —<br />

— M<strong>ou</strong> bâton!... Où est-il ?... continua l'Ecossais, dans<br />

fureur augmentait.<br />

— Je ne te <strong>le</strong> dirai pas!<br />

— Prends garde!.. Tu es en mon p<strong>ou</strong>voir, je peux l'étrang<strong>le</strong>r<br />

si je <strong>le</strong> veux, ainsi ne plaisante pas plus longtemps. P<strong>ou</strong>r la<br />

dernière lois, veux-tu me dire où est mon bâton ?<br />

— Non ! répondit énergiquement Cé<strong>le</strong>ste.<br />

— Mais, malheureuse, tu ne sais pas que c'est ta condam­<br />

nation à mort que tu prononces là ?<br />

— Je sais quel est l'avenir que tu me prépares: l'abandon et<br />

la misère !<br />

— Mon bâton !... mon bâton! répéta Mac-Bell hors de lui.<br />

Le Roquet avait la figure radieuse en voyant <strong>le</strong> succès de sa<br />

vengeance ; un rire si<strong>le</strong>ncieux et horrib<strong>le</strong> éclairait ses traits gri­<br />

maçants.<br />

— Je l'ai si bien caché que tu ne p<strong>ou</strong>rras jamais <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>ver.<br />

Il est per<strong>du</strong> p<strong>ou</strong>r toi... per<strong>du</strong> p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs.<br />

— Eh bien !... tu ne j<strong>ou</strong>iras pas longtemps de ta vengeance!<br />

hurla Mac-Bell.<br />

Puis la saisissant par <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>, il lui serra la gorge de sa main<br />

énorme et n<strong>ou</strong>euse, jusqu'à ce qu'il vil que son râ<strong>le</strong> allait<br />

s'éteindre.<br />

Cinq minutes se passèrent ainsi.<br />

<strong>Les</strong> convulsions de la malheureuse s'affaiblissaient, et el<strong>le</strong><br />

resta bientôt sans m<strong>ou</strong>vement.<br />

El<strong>le</strong> était morte.<br />

L'Ecossais <strong>ou</strong>vrit alors la main et se re<strong>le</strong>va.<br />

Son visa ne était pâ<strong>le</strong> et une sueur glacée perlait sur son<br />

front.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p il eut un tressail<strong>le</strong>ment.<br />

Un homme venait d'apparaître comme un fantôme devant lui.<br />

Il reconnut Précigny qu'il n'avait pas enten<strong>du</strong> approcher.<br />

— Eh bien ? demanda ce dernier, qu'y a-t-il ?... Une que-<br />

rel<strong>le</strong> de ménage, sans d<strong>ou</strong>te?


— 523 —<br />

— Ce sera la dernière ! répondit Mac-Bell en se disposant à<br />

éloigner <strong>le</strong> cadavre.<br />

— Ah !... <strong>le</strong> Roquet a enfin promis d'être sage?<br />

— Oui, et cette fois el<strong>le</strong> tiendra sa paro<strong>le</strong>, repartit l'Ecossais<br />

en passant sa main sur son front ; puis il aj<strong>ou</strong>ta froidement:<br />

— Maintenant, con<strong>du</strong>is-moi à la hutte où sont <strong>le</strong>s deux<br />

jeunes femmes.<br />

<strong>Les</strong> deux hommes se glissèrent comme des serpents dans la<br />

br<strong>ou</strong>ssail<strong>le</strong>, éc<strong>ou</strong>tant à chaque pas p<strong>ou</strong>r ne pas être déc<strong>ou</strong>verts<br />

et ils finirent par arriver auprès d'une cabane isolée<br />

— C'est ici ! fit Précigny à voix basse.<br />

Mac Bell était resté immobi<strong>le</strong>.<br />

Il lui avait semblé entendre quelque chose remuer dans <strong>le</strong><br />

f<strong>ou</strong>rré.<br />

— J'ai cru entendre comme un bruit de feuil<strong>le</strong>s agitées,<br />

dit-il à Précigny à voix basse et en regardant aut<strong>ou</strong>r de iui ;<br />

regarde là bas, on dirait un gr<strong>ou</strong>pe d'hommes.<br />

Précigny jeta <strong>le</strong>s yeux dans la direction que Mac-Bell lui<br />

indiquait.<br />

Je sais ce que c'est, répondit il, c'est Tomb<strong>ou</strong>ct<strong>ou</strong> qui est<br />

en négociations avec <strong>le</strong>s Indiens.<br />

— Allons, entrons!<br />

— Oui, viens!<br />

A deux pas de là, deux hommes étaient accr<strong>ou</strong>pis dans <strong>le</strong>s<br />

br<strong>ou</strong>ssail<strong>le</strong>s, cachés par un buisson épais.<br />

Ils virent qu'il ne <strong>le</strong>ur était pas possib<strong>le</strong> d'empêcher Préci­<br />

gny et Mac-Bell de pénétrer auprès des deux jeunes femmes et<br />

d'accomplir <strong>le</strong>ur odieux projet.<br />

Ces deux hommes étaient Macl<strong>ou</strong> et Lappsto<strong>le</strong>.<br />

— Que faire?... demanda <strong>le</strong> premier à voix basse.<br />

Laposto<strong>le</strong> réfléchit un moment, puis il répondit :<br />

— J'ai tr<strong>ou</strong>vé un moyen !<br />

— Lequel ?<br />

—Il est dangereux,... mais il est infaillib<strong>le</strong>, et, <strong>du</strong> reste,


n<strong>ou</strong>s n'avons pas <strong>le</strong> choix.<br />

— Mais par<strong>le</strong> !<br />

— Viens, tu <strong>le</strong> verras !<br />

— 524 —<br />

El t<strong>ou</strong>s deux disparurent dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré.<br />

Précigny et Mac-Bell avaient pénétré dans la hutte où se<br />

tr<strong>ou</strong>vaient Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne, et. ils se tr<strong>ou</strong>vaient en pré­<br />

sence des jeunes femmes qui s'étaient jetées t<strong>ou</strong>tes vêtues sur<br />

un tas de feuil<strong>le</strong>s de maïs.<br />

El<strong>le</strong>s avaient essayé de dormir, mais l'angoisse où el<strong>le</strong>s se<br />

tr<strong>ou</strong>vaient <strong>le</strong>s avaient tenues éveillées et en entendant la porte<br />

s'<strong>ou</strong>vrir el<strong>le</strong>s s'étaient <strong>le</strong>vées p<strong>le</strong>ines d'effroi.<br />

Précigny s'approcha de Lucienne qui, comme Miche<strong>le</strong>tte,<br />

avait reculé jusqu'à la paroi, et qui était plus morte que vive:<br />

Puis il lui dit en la c<strong>ou</strong>vrant de regards ardents :<br />

— Lucienne, j'espère que v<strong>ou</strong>s me reconnaissez et que v<strong>ou</strong>s<br />

comprenez la raison p<strong>ou</strong>r laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s me voyez ici à cette<br />

heure ?<br />

— Grand Dieu ! .. que me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s ? s'écria la jeune<br />

femme ép<strong>ou</strong>vantée.<br />

— Ce que je veux ? repartit Précigny; je veux me venger de<br />

votre ép<strong>ou</strong>x qui a été la cause de ma ruine et de t<strong>ou</strong>s mes<br />

malheurs, qui m'a précipité au <strong>bagne</strong> et à qui je veux rendre<br />

une partie <strong>du</strong> mal qu'il m'a fait !... Oui! ... l'heure de la ven­<br />

geance a sonné, et quoique je ne m'attendais pas à ce bonheur<br />

je veux en profiter.<br />

Il s'approcha de Lucienne et lui saisit <strong>le</strong> bras pendant que<br />

Mac-Bell se jetait sur Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Au sec<strong>ou</strong>rs !.. Au sec<strong>ou</strong>rs !... crièrent <strong>le</strong>s deux malheu-<br />

reuses en se débattant.<br />

— Oh !... v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez crier à votre aise, fit Précigny, cette<br />

cabane est éloignée des autres et ceux qui p<strong>ou</strong>rraient v<strong>ou</strong>s<br />

entendre se garderont bien de venir à votre sec<strong>ou</strong>rs.<br />

L ...tte continuait : une lutte héroïque et désespérée.


— 525 —<br />

Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte comprenaient maintenant <strong>le</strong> danger<br />

qu'el<strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>raient et résistaient de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>urs forces.<br />

Mais que p<strong>ou</strong>vaient-el<strong>le</strong>s, épuisées comme el<strong>le</strong>s étaient,<br />

contre deux hommes d'une force athlétique ?<br />

S<strong>ou</strong>dain, <strong>le</strong>s deux misérab<strong>le</strong>s coquins s'arrêtèrent et échan­<br />

gèrent un regard de terreur.<br />

Une lueur r<strong>ou</strong>ge entrait par la porte restée entr'<strong>ou</strong>verte et<br />

éclairait l'intérieur de la cabane.<br />

— Qu'est-ce que cela ? fit Mac-Bell.<br />

Mais la lueur augmentait, une fumée épaisse commençait à<br />

pénéter dans la cabane qui semblait se tr<strong>ou</strong>ver au milieu d'une<br />

f<strong>ou</strong>rnaise.<br />

— Mil<strong>le</strong>s tonnerres ! s'écria Précigny, faut-il donc abandon­<br />

ner ma vengeance ?<br />

Et comme il hésitait, on entendit un tumulte ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong><br />

de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s côtés, des cris, des hur<strong>le</strong>ments, et des c<strong>ou</strong>ps<br />

de feu.<br />

— Qu'est-ce que cela peut être ? fit l'Ecossais.<br />

— Ce sont sans d<strong>ou</strong>te ces chiens de Peaux-R<strong>ou</strong>ges, qui profi­<br />

tent de la nuit p<strong>ou</strong>r massacrer nos camarades.<br />

— Tu as raison, et n<strong>ou</strong>s n'avons pas une minute à perdre<br />

— Que veux-tu faire?<br />

— Diab<strong>le</strong> !... mais c'est bien simp<strong>le</strong>, il n<strong>ou</strong>s faut fuir t<strong>ou</strong>t de<br />

suite si n<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>lons pas partager <strong>le</strong> sort des autres.<br />

— Il faut d'abord voir ce qu'il y a, répondit Précigny.<br />

Et <strong>le</strong>s deux scélérats sortirent de la hutte et firent un dét<strong>ou</strong>r,<br />

p<strong>ou</strong>r éviter <strong>le</strong>s flammes qui dévoraient la forêt.<br />

<strong>Les</strong> cris et <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>ps de feu continuaient, mais Précigny put<br />

bientôt constater que <strong>le</strong> combat avait lieu à une certaine dis­<br />

tance, loin des cabanes qui <strong>le</strong>ur avaient été assignées, et que,<br />

par conséquent, il ne s'agissait pas de <strong>le</strong>urs camarades.<br />

— Allons voir <strong>du</strong> côté où l'on se bat ! fit Précigny.<br />

A cette proposition, l'Ecossais fit la grimace.


— 526 —<br />

— Vas-y si tu y tiens, répondit-il, quant à moi, je reste ici<br />

j' aimes raisons p<strong>ou</strong>r cela !<br />

— Je comprends !... tu as un tendre s<strong>ou</strong>ci p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> Roquet.<br />

— C'est cela !<br />

— En bien, reste, puisque tu <strong>le</strong> veux, mais tu ne tarderas<br />

pas à venir me rejoindre !<br />

Le <strong>le</strong>cteur a sans d<strong>ou</strong>te vu que l'Ecossais v<strong>ou</strong>lait rester p<strong>ou</strong>r<br />

continuer à chercher son bâton dans <strong>le</strong>quel n<strong>ou</strong>s savons qu'il<br />

avait caché <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts de banque volés à Lebuteux.<br />

Pendant qu'il p<strong>ou</strong>rsuit ses recherches, n<strong>ou</strong>s allons suivre<br />

Précigny.<br />

Il s'approcha d'une clairière éclairée par <strong>le</strong>s flammes, et où<br />

il Vit une vingtaine d'hommes, nègres et Peaux-R<strong>ou</strong>ges éten<strong>du</strong>s,<br />

b<strong>le</strong>ssés <strong>ou</strong> morts. .<br />

La tribu entière formait un cerc<strong>le</strong> aut<strong>ou</strong>r de cette clairière.<br />

Au milieu de ce cerc<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait un gr<strong>ou</strong>pe qui attirait l'at-<br />

tention des Indiens.<br />

Ce gr<strong>ou</strong>pe était formé par <strong>le</strong>s chefs de la tribu, ent<strong>ou</strong>rant un<br />

homme garotté dans <strong>le</strong>quel n<strong>ou</strong>s reconnaissons Sir Harris.<br />

Le planteur et ses nègres avaient été vaincus par <strong>le</strong>s Peaux-<br />

R<strong>ou</strong>ges beauc<strong>ou</strong>p supérieurs en nombre et on délibérait ma<br />

tenant sur <strong>le</strong> genre de mort qui lui était destiné.<br />

Oeil-de-Flamme v<strong>ou</strong>lait que l'exécution eût lieu immédiat<br />

ment, tandis que <strong>le</strong>s autres chefs étaient d'avis d'attendre <strong>le</strong><br />

ret<strong>ou</strong>r de <strong>le</strong>ur reine.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert ne reviendra probab<strong>le</strong>ment que dans trois<br />

j<strong>ou</strong>rs, disait Oeil-de-Flamme, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s donc avoir la lâcheté<br />

ds laisser vivre notre ennemi jusque-là ?<br />

La discussion s'envenima au point qu'un moment il semblait<br />

qu'el<strong>le</strong> dût dégénérer en batail<strong>le</strong>.<br />

Oeil-de-Flamme profita de cette circonstance p<strong>ou</strong>r atteindre<br />

son but.<br />

Il épr<strong>ou</strong>vait une haine secrète et profonde p<strong>ou</strong>r Sir Harris et<br />

saisissait avec joie cette occasion p<strong>ou</strong>r s'en débarasser.


— 527 —<br />

— Comment! s'écria-t-il d'une voix menaçante ; v<strong>ou</strong>s hésitez<br />

à sacrifier un visage pâ<strong>le</strong>, qui a tué cinq <strong>ou</strong> six de nos plus<br />

braves guerriers ?<br />

Cet argument triompha.<br />

La mort de Sir Harris fut décidée.<br />

— Viens! dit Oeil-de Flamme en s'adressant au planteur, tu<br />

peux entonner ton chant de mort, dans deux heures ton mar­<br />

tyre commencera.<br />

Sir Harris ne répondit pas.<br />

— Comment ! reprit l'Indien, tu n'as pas seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>­<br />

rage de masquer ta lâcheté: la peur arrête-t-el<strong>le</strong> ton sang dans<br />

tes veines et a-t el<strong>le</strong> collé ta langue a ton palais ?<br />

— Dans <strong>le</strong> pays où je suis né, répondit Sir Harris d'une voix<br />

calme et en fixant l'Indien d'un air résolu, <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage consiste<br />

à savoir m<strong>ou</strong>rir avec sérénité et à voir venir sa dernière heure<br />

avec indifférence. Celui qui v<strong>ou</strong>drait chanter à ce moment-là,<br />

passerait dans mon pays p<strong>ou</strong>r un poltron qui cherche à cacher<br />

sa peur s<strong>ou</strong>s de vaines fanfaronades.<br />

— Veux-tu dire que je tremb<strong>le</strong>r : <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où je devrai<br />

m<strong>ou</strong>rir?<br />

— Qui sait! répondit <strong>le</strong> planteur.<br />

Un éclair de colère s'alluma dans <strong>le</strong> regard d'Oeil-de-Flamme<br />

qui saisit son tomahawk et <strong>le</strong> fit t<strong>ou</strong>rnoyer au-dessus de la<br />

tête de Sir Harris<br />

Celui-ci ne fit pas un m<strong>ou</strong>vement et ses traits n'eurent pas<br />

h moindre contraction.<br />

— Il est certain, dit-il, que dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s pays on appel<strong>le</strong><br />

lâche celui qui frappe un adversaire sans défense.<br />

Le jeune Indien recula, comme frappé par ces paro<strong>le</strong>s et dit<br />

froidement :<br />

— Oeil-de-Flamme n'est pas un lâche !<br />

Pendant ce temps, on avait informé t<strong>ou</strong>te la tribu que l'exé­<br />

cution aurait lieu dans deux heures c'est-à-dire au point <strong>du</strong><br />

j<strong>ou</strong>r. On avait décidé que <strong>le</strong> planteur devait m<strong>ou</strong>rir, parce qu'il


— 528 —<br />

avait combattu la tribu qui avait cherché à dévaster ses plan­<br />

tations, et comme il avait décidé qu'il la combattrait jusqu'à<br />

ce qu'il l'eût chassée de la contrée, il fut décidé qu'un pareil<br />

ennemi serait t<strong>ou</strong>rmenté avant de rendre <strong>le</strong> dernier s<strong>ou</strong>pir,<br />

d'une manière digne de lui. T<strong>ou</strong>te la tribu formait un demi-<br />

cerc<strong>le</strong> aut<strong>ou</strong>r de l'arbre au tronc <strong>du</strong>quel on avait lié Sir Harris.<br />

<strong>Les</strong> forçats évadés de l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> devaient aussi assister<br />

à l'exécution, Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte s'étaient réfugiées auprès<br />

des guerriers indiens commandés par Oeil de-Flamme p<strong>ou</strong>r<br />

être ainsi à l'abri des p<strong>ou</strong>rsuites des deux misérab<strong>le</strong>s auxquels<br />

el<strong>le</strong>s avaient échappé d'une façon aussi inatten<strong>du</strong>e.<br />

L heure était arrivée.<br />

Deux cordes solides lièrent <strong>le</strong>s poignets <strong>du</strong> prisonnier, qui<br />

furent ensuite attachés contre <strong>le</strong> tronc de l'arbre, de manière<br />

que <strong>le</strong> planteur avait <strong>le</strong>s mains é<strong>le</strong>vées au dessus de sa tête.<br />

Ses bras étaient nus, ainsi que sa poitrine, et on y avait fait de<br />

petites taches noires avec <strong>du</strong> charbon, ces marques devaient<br />

servir de mire aux flèches des Indiens.<br />

Le sort avait désigné Oeil-de-Flamme p<strong>ou</strong>r lancer la première<br />

flèche.<br />

Pendant que l'Indien faisait ses préparatifs, une c<strong>ou</strong>rte con­<br />

versation s'était engagée entre Mac-Bell et Précigny.<br />

— Dis-moi, avait demandé ce dernier, as-tu vu la figure <strong>du</strong><br />

prisonnier ?<br />

— De quel prisonnier ? fit l'Ecossais.<br />

Mac-Bell était distrait, une pensée l'occupait et Précigny fut<br />

obligé de répéter sa demande.<br />

— Je l'ai à peine remarqué, ton prisonnier, répondit brieve.<br />

ment l'Ecossais.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta, en jetant un régard de méfiance à son compa­<br />

gnon :<br />

— J'ai per<strong>du</strong> différents objets auxquels je tenais beauc<strong>ou</strong>p,<br />

entr'autres <strong>le</strong> bâton qui m'aidait à marcher ; l'aurais-tu vu?<br />

par hasard.


Oeil-de-flamme prit son arc et visa


— 529 —<br />

— Que veux-tu que je fasse de ton bâton ?<br />

— Qui sait?<br />

— Laisse cela p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment;.... regarde plutôt cette phy­<br />

sionomie.... ne te semb<strong>le</strong>-t-il pas l'avoir déjà vue quelque<br />

part?<br />

— Où donc ?<br />

— Je ne peux pas <strong>le</strong> dire !<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi me t<strong>ou</strong>rmentes-tu donc ? quel intérêt<br />

puis-je avoir à cet homme ? ... Ce qu'il me faut, c'est mon<br />

bâton !<br />

On voit que l'Ecossais était opiniâtre; Précigny vit qu'il<br />

essayerait vainement d'attirer son attention sur autre chose ;<br />

ses idées étaient ail<strong>le</strong>urs.<br />

Œil-de-flamme avait terminé ses préparatifs, il avait bandé<br />

son arc et il examinait la pointe de sa flèche.<br />

Puis s'étant éloigné de quelques pas il posa la flèche sur la<br />

corde de son arc et visa.<br />

Chacun examinait attentivement la physionomie <strong>du</strong> pri­<br />

sonnier quand t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p une légère rumeur se fit en­<br />

tendre derrière l'arbre auquel il était lié et il abaissa <strong>le</strong>s<br />

bras.<br />

On vit ensuite avec étonnement que <strong>le</strong>s cordes qui l'atta­<br />

chaient avaient été c<strong>ou</strong>pées par un tomahawk qui était resté<br />

fiché dans <strong>le</strong> bois.<br />

Œil-de-flamme irrité parc<strong>ou</strong>rait des yeux <strong>le</strong>s rangs des<br />

Indiens afin do déc<strong>ou</strong>vrir quel<strong>le</strong> main avait fait cela lorsqu'une<br />

jeune Indienne, montée sur un magnifique cheval, arriva au<br />

galop au milieu de la clairière et s'arrêta à dix pas <strong>du</strong> pri­<br />

sonnier.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert !... murmura Œil-de-flamme en abaissant<br />

son arc.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert ! répétèrent avec enth<strong>ou</strong>siasme <strong>le</strong>s<br />

Peaux-R<strong>ou</strong>ges.<br />

La jeune femme, dont <strong>le</strong>s traits étaient d'une beauté incom-<br />

39


— 530 —<br />

parab<strong>le</strong> et ne portaient aucun tat<strong>ou</strong>age, t<strong>ou</strong>rna <strong>le</strong>ntement la<br />

tête vers Sir Harris, puis jetant un regard circulaire sur t<strong>ou</strong>te<br />

la tribu, el<strong>le</strong> dit d'une voix é<strong>le</strong>vée et sévère :<br />

— Quel est celui qui n'a pas craint de s'arroger un droit qui<br />

n'appartient qu'à moi et de disposer, en mon absence, de la vie<br />

de cet homme ?<br />

Et comme personne ne répondait, el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta d'une voix<br />

émue:<br />

— Il faut que v<strong>ou</strong>s sachiez ce que cet homme a fait p<strong>ou</strong>r<br />

moi. J'étais un j<strong>ou</strong>r en péril, il me prit dans sa maison et eût<br />

p<strong>ou</strong>r moi <strong>le</strong>s soins qu'une mère aurait p<strong>ou</strong>r son enfant. Auj<strong>ou</strong>r­<br />

d'hui je peux acquitter ma dette de reconnaissance en lui<br />

accordant la vie.<br />

Puis s'adressant à Sir Harris, el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Tu es libre et tu peux al<strong>le</strong>r où tu v<strong>ou</strong>dras 1<br />

— Je te remercie, F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, répondit <strong>le</strong> planteur, mais<br />

je n'accepte la vie et la liberté qu'à une condition.<br />

— Ah ! s'écria la jeune Indienne, et quel<strong>le</strong> est cette con­<br />

dition ?<br />

— C'est que tu me permettes d'emmener avec moi ces<br />

deux jeuues femmes, répondit Sir Harris en désignant Lucienne<br />

et Miche<strong>le</strong>tte.<br />

En <strong>le</strong>s voyant <strong>le</strong> regard de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert prit t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p<br />

une expression qui <strong>le</strong>s fit tremb<strong>le</strong>r.<br />

Pendant un moment la jeune Indienne parut combattre avec<br />

el<strong>le</strong>-même.<br />

— Que décides-tu ? demanda Sir Harris.<br />

— Je ne sais.<br />

— Tu hésites ?<br />

— Toi et ces deux femmes, c'est trop !<br />

— Que dis-tu ?<br />

— Tu exiges trop !<br />

— Si tu <strong>le</strong> désires je te paierai une rançon.<br />

— Non .... mais je puis faire antre chose.


— Laquel<strong>le</strong>?<br />

— 531 —<br />

~ Leur rendre la liberté à condition que tu restes mon<br />

prisonnier.<br />

— Oh !.... j'accepte.... je resterai et el<strong>le</strong>s seront libres.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert ne répondit pas, mais une singulière expres­<br />

sion d'étonnement et de colère se répandit sur son visage.<br />

Puis el<strong>le</strong> reprit :<br />

— Réfléchis que si tu restes notre prisonnier je ne puis pas<br />

te sauver de la mort !<br />

— Que mon destin s'accomplisse ! répondit simp<strong>le</strong>ment Sir<br />

Harris.<br />

— Connais-tu ces deux femmes?<br />

— Que t'importe !<br />

— El<strong>le</strong>s sont bel<strong>le</strong>s ! dit l'Indienne d'un ton ironique et<br />

sauvage.<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta :<br />

pas?<br />

— Ta résolution est-el<strong>le</strong> inébranlab<strong>le</strong> ?<br />

— Tu <strong>le</strong> sais.<br />

— Tu veux sauver la vie de ces deux femmes ? n'est-ce<br />

— Et je donne avec joie ma vie en échange de <strong>le</strong>ur liberté.<br />

— Bien !<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert se t<strong>ou</strong>rna alors vers <strong>le</strong>s deux jeunes femmes<br />

et <strong>le</strong>ur dit en français :<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes libres !<br />

— Libres !.... s'écria Lucienne.<br />

— Et c'est à Sir Harris que v<strong>ou</strong>s devez la liberté, aj<strong>ou</strong>ta la<br />

jeune Indienne en désignant <strong>le</strong> planteur.<br />

Puis el<strong>le</strong> demanda à ce dernier :<br />

— Où doit-on <strong>le</strong>s con<strong>du</strong>ire ?<br />

A mon habitation.<br />

— Ton désir sera exaucé.<br />

Sir Harris s'adressant alors à Lucienne et à Miche<strong>le</strong>tte <strong>le</strong>ur<br />

dit:


— 532 —<br />

— Non seu<strong>le</strong>ment v<strong>ou</strong>s êtes libres, mais v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verez dans<br />

ma maison deux êtres qui v<strong>ou</strong>s sont chers !<br />

— Qui n<strong>ou</strong>s sont chers ?.... aj<strong>ou</strong>ta Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— Maurice et Joseph.... répéta <strong>le</strong> planteur.<br />

Pendant que Sir Harris avait échangé ces quelques paro<strong>le</strong>s<br />

avec <strong>le</strong>s deux jeunes femmes, F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert avait appelé d'un<br />

signe un de ses lieutenants et lui parlait à voix basse.<br />

Cet Indien était nommé <strong>le</strong> Serpent et il était réputé p<strong>ou</strong>r sa<br />

férocité et sa ruse.<br />

— Ec<strong>ou</strong>te, lui disait F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert en parlant de manière<br />

à n'être enten<strong>du</strong>e que de lui ; tu accompagneras ces deux<br />

femmes.<br />

— Bien, répondit l'Indien.<br />

— Mais tu ne <strong>le</strong>s con<strong>du</strong>iras pas à l'habitation de Sir Harris.<br />

— Je <strong>le</strong>s con<strong>du</strong>irai où tu l'ordonneras !..<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert eut un s<strong>ou</strong>rire cruel.<br />

— Connais-tu l'î<strong>le</strong> des Serpents ? demanda-t-el<strong>le</strong> d'un air<br />

féroce.<br />

— Oui, <strong>ou</strong>i! je la connais, répondit l'Indien avec un léger<br />

frisson.<br />

— Eh bien ! c'est là que tu <strong>le</strong>s con<strong>du</strong>iras !<br />

Et voyant que l'Indien la regardait avec étonnement, el<strong>le</strong><br />

aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Hésiterais-tu V<br />

Le Peau-r<strong>ou</strong>ge fit un geste de dénégation.<br />

— Je n'hésite pas, répondit-il avec calme, mais tu sais qu'on<br />

ne peut pas faire trois pas dans cette î<strong>le</strong> sans mettre <strong>le</strong> pied<br />

sur un repti<strong>le</strong>. Je te remercie de la mission que tu me confies<br />

et qui me f<strong>ou</strong>rnit l'occasion de te donner une preuve de mon<br />

dév<strong>ou</strong>ement.<br />

— Tu <strong>le</strong>ur laisseras croire qu'el<strong>le</strong>s vont à l'habitation de Sir<br />

Harris.<br />

— Oui.... oh ! je saurai gagner <strong>le</strong>ur confiance !


— 533 —<br />

— Bien, va maintenant, et prends avec toi quelques-uns de<br />

tes guerriers.<br />

Un quart-d'heure après Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne, chacune sur<br />

un cheval, se mettaient en r<strong>ou</strong>te, s<strong>ou</strong>s la con<strong>du</strong>ite <strong>du</strong> Serpent<br />

et de quatre Indiens.<br />

Sir Harris <strong>le</strong>s suivit des yeux jusqu'à ce qu'il <strong>le</strong>s vît dispa­<br />

raître.<br />

Puis il murmura en p<strong>ou</strong>ssant un profond s<strong>ou</strong>pir.<br />

de plus ?<br />

Ils seront heureux à cause de moi !.... Que puis-je désirer<br />

CHAPITRE XLI.<br />

Le prisonnier.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert désigna six Indiens qui furent chargés de la<br />

garde de Sir Harris puis el<strong>le</strong> s éloigna avec un visage rêveur<br />

et plongée dans de d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuses pensées.<br />

El<strong>le</strong> était entrée dans la forêt et marchait <strong>le</strong>ntement, la tête<br />

inclinée sur sa poitrine.<br />

— Dois-je te dire quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s pensées qui t'occupent? fit<br />

t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p une voix derrière el<strong>le</strong>.<br />

La jeune Indienne se ret<strong>ou</strong>rna avec vivacité et reconnut <strong>le</strong><br />

visage grave et triste d'Œil-de-flamme.<br />

— Que t'importent mes pensées ! répondit-el<strong>le</strong> brièvement<br />

et de quel droit prétends-tu lire dans mon âme?


— 534 —<br />

— J'ai <strong>le</strong> droit de deviner tes pensées et de lire dans ton<br />

âme, répondit Œil-de flamme, p<strong>ou</strong>r savoir ce qui t'empêche de<br />

te choisir un ép<strong>ou</strong>x dans ta tribu comme nos lois <strong>le</strong> veu<strong>le</strong>nt et<br />

comme tu as promis de <strong>le</strong> faire.<br />

— J'ai encore trois j<strong>ou</strong>rs avant d'être obligée de v<strong>ou</strong>s faire<br />

connaître mon choix.<br />

— Et p<strong>ou</strong>rquoi veux-tu attendre jusqu'au dernier moment?<br />

— C'est mon secret !<br />

— Je <strong>le</strong> connais ton secret, je vais te <strong>le</strong> dire....<br />

La jeune Indienne eut un s<strong>ou</strong>rire dédaigneux.<br />

— Tu aimes <strong>le</strong> visage pâ<strong>le</strong>!.... lui dit Œil-de-flamme à voix<br />

basse.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert fit un m<strong>ou</strong>vement involontaire et fixa Œil-<br />

de-flamme.<br />

— Qu'est-ce qui peut te faire supposer cela ? demanda-t-el<strong>le</strong><br />

légèrement tr<strong>ou</strong>blée.<br />

— Ce n'est pas une supposition, c'est une certitude, répondit<br />

Œil-de-flamme. La vivacité de tes sentiments p<strong>ou</strong>r cet homme<br />

t'a trahie, aussi bien que la haine que je lui porte et la vio<strong>le</strong>nce<br />

de mon am<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r toi !<br />

Ils marchèrent encore quelque temps, gardant t<strong>ou</strong>s deux <strong>le</strong><br />

si<strong>le</strong>nce.<br />

— Eh bien ? fit t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p Œil-de-flamme.<br />

— Eh bien ! répondit F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert, dans trois j<strong>ou</strong>rs tu<br />

connaîtras ma résolution et mon choix, jusque-là je désire que<br />

tu ne viennes plus m'importuner.<br />

Le jeune homme s<strong>ou</strong>rit tristement, puis il dit :<br />

— Œil-de-flamme est patient,.... il attendra.<br />

Puis ayant jeté un dernier regard à la jeune Indienne il<br />

lui dit :<br />

— Adieu !<br />

Et d'un bond il disparut dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré qui était très-épais a<br />

cet endroit.<br />

Vers la fin de la j<strong>ou</strong>rnée F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, qui n'avait pu


— 535 —<br />

tr<strong>ou</strong>ver un instant de repos, se sentait inquiète, son sein se<br />

s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vait fiévreusement et el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait se décider à prendre<br />

une résolution.<br />

El<strong>le</strong> s'approcha enfin <strong>du</strong> prisonnier qui était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs s<strong>ou</strong>s la<br />

garde de six Indiens.<br />

— Eloignez-v<strong>ou</strong>s! <strong>le</strong>ur dit-el<strong>le</strong>. F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert veut par<strong>le</strong>r<br />

au visage pâ<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> six guerriers obéirent.<br />

Quand el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>va seu<strong>le</strong> en présence de Sir Harris el<strong>le</strong><br />

retomba dans de profondes réf<strong>le</strong>xions, et parut pendant un<br />

moment avoir complétement <strong>ou</strong>blié <strong>le</strong> prisonnier.<br />

Mais Sir Harris, curieux de connaître <strong>le</strong>s sentiments qui p<strong>ou</strong>s­<br />

saient l'Indienne à venir auprès de lui, rompit <strong>le</strong> premier <strong>le</strong><br />

si<strong>le</strong>nce.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert ! dit-il d'un ton de d<strong>ou</strong>x reproche, <strong>le</strong> passé<br />

a-t-il entièrement disparu de ton s<strong>ou</strong>venir?<br />

— Je ne te comprends pas ! répondit la jeune femme en<br />

fixant sur lui un regard ardent.<br />

— Tu me comprends, F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert; tu ne peux pas avoir<br />

<strong>ou</strong>blié <strong>le</strong> passé !<br />

Et voyant que l'Indienne gardait <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— As-tu <strong>ou</strong>blié qu'un j<strong>ou</strong>r je te tr<strong>ou</strong>vai éten<strong>du</strong>e à terre,<br />

privée de sentiment et baignée dans ton sang ; tu avais été<br />

b<strong>le</strong>ssée par la griffe d'une panthère ; te s<strong>ou</strong>viens-tu que tu fus<br />

accueillie dans ma maison et que tu y fus soignée par moi<br />

comme une sœur ?<br />

— C'est vrai ! fit F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert d'un air pensif.<br />

— Et bien ! si tu te s<strong>ou</strong>viens <strong>du</strong> passé, p<strong>ou</strong>rquoi me traites-tu<br />

auj<strong>ou</strong>rd'hui comme un ennemi ?<br />

— J'ai deux motifs p<strong>ou</strong>r cela, répondit la jeune Indienne.<br />

— Et quels sont ces motifs ?<br />

— Ils sont aussi puissants l'un que l'autre.<br />

— Et ils te p<strong>ou</strong>ssent à me faire m<strong>ou</strong>rir?


— 536 —<br />

Un s<strong>ou</strong>rire d'une grande d<strong>ou</strong>ceur parut sur <strong>le</strong>s lèvres de<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert.<br />

— Oh!.... tu ne m<strong>ou</strong>rras pas!... murmura-t-el<strong>le</strong> avec ten­<br />

dresse.<br />

— Explique-toi !<br />

— Ec<strong>ou</strong>te, Harris! reprit la jeune femme ; si, après la mort<br />

de mon père, la s<strong>ou</strong>veraineté de ma tribu m'échut en partage,<br />

je <strong>le</strong> dois à ma science, au p<strong>ou</strong>voir que je possède de lire dans<br />

l'avenir.... Eh bien !.... j'ai interrogé <strong>le</strong>s astres sur ton destin et<br />

j'ai appris qu'un grand danger te menace.<br />

— Moi ? s'écria <strong>le</strong> planteur.<br />

— Ne sois pas incré<strong>du</strong><strong>le</strong>!.... Ne d<strong>ou</strong>te pas de ma science!.,..<br />

<strong>Les</strong> étoi<strong>le</strong>s m'ont appris que tu as un ennemi qui en veut à tes<br />

j<strong>ou</strong>rs. Par reconnaissance p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s bienfaits que tu me repro­<br />

chais d'avoir <strong>ou</strong>bliés, je t'ai gardé prisonnier parce que tu es<br />

s<strong>ou</strong>s ma garde et ma protection Tu vois donc que je ne suis<br />

pas une ingrate !<br />

Le planteur considérait F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert avec émotion ; il lu<br />

prit d<strong>ou</strong>cement la main et lui dit :<br />

— Merci !.... Mais p<strong>ou</strong>rquoi prendre tant de soins p<strong>ou</strong>r une<br />

existence qui depuis longtemps m'est à charge ?<br />

— Tu es encore jeune ! répondit la jeune fil<strong>le</strong>, et tu n'as pas<br />

<strong>le</strong> droit de dédaigner la vie !<br />

— Comment?<br />

— Tu as sans d<strong>ou</strong>te été malheureux ?<br />

— Autant qu'une créature humaine peut l'être !<br />

— Je <strong>le</strong> crois !.... Cependant on peut <strong>ou</strong>blier <strong>le</strong> passé, et<br />

l'avenir peut te garder encore de beaux j<strong>ou</strong>rs !<br />

Sir Harris fit un geste d'incré<strong>du</strong>lité en s<strong>ou</strong>riant avec tristesse<br />

— Non!.... dit-il..... c'est impossib<strong>le</strong> !.... Mon cœur est depuis<br />

longtemps fermé comme un tombeau !.... Dieu seul connait <strong>le</strong>s<br />

sentiments qui y sont ensevelis !<br />

— Oh !.... ne par<strong>le</strong> pas ainsi ! fit impétueusement F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-<br />

Désert, ce n'est pas d'auj<strong>ou</strong>rd'hui que je connais ta tristesse.


— Pauvre enfant !<br />

— Je te plains !<br />

— A quoi bon !<br />

— 537 —<br />

— Et je v<strong>ou</strong>drais connaître <strong>le</strong> secret qui est la cause de ta<br />

s<strong>ou</strong>ffrance !<br />

— Ne <strong>le</strong> demande pas!<br />

— Ah !... tu as aimé, n'est-ce pas?<br />

— Oh ! <strong>ou</strong>i.<br />

— Tu as aimé une femme qui t'a trahi ?<br />

Harris <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s yeux au ciel, et F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Dêsert sentit trem­<br />

b<strong>le</strong>r sa main.<br />

— Non !... répondit <strong>le</strong> planteur d'une voix grave, cette<br />

femme m'aimait d'un am<strong>ou</strong>r profond et sincère !... C'était une<br />

créature cé<strong>le</strong>ste, t<strong>ou</strong>te de tendresse et de dév<strong>ou</strong>ement ; el<strong>le</strong> me<br />

fut en<strong>le</strong>vée au moment où rien ne semblait plus devoir tr<strong>ou</strong>­<br />

b<strong>le</strong>r notre bonheur, où je croyais être récompensé p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>tes<br />

<strong>le</strong>s peines et t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances que j'avais en<strong>du</strong>rées ! Que<br />

la mémoire de cette femme soit bénie, et puissé-je bientôt al<strong>le</strong>r<br />

la rejoindre dans un monde meil<strong>le</strong>ur !<br />

Pendant que la jeune Indienne éc<strong>ou</strong>tait <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de Sir<br />

Harris, <strong>le</strong>s sentiments <strong>le</strong>s plus divers semblaient agiter son<br />

cœur.<br />

Son sein se s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vait comme agité par l'émotion, puis un<br />

s<strong>ou</strong>rire amer vint crisper ses lèvres purpurines ; quand sir<br />

Harris eut terminé, el<strong>le</strong> sentit une larme m<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r ses yeux.<br />

El<strong>le</strong> retira sa main, que <strong>le</strong> planteur avait conservé dans <strong>le</strong>s<br />

siennes, puis se penchant vers <strong>le</strong> prisonnier, el<strong>le</strong> lui demanda<br />

à voix basse :<br />

— Et depuis ! N'as-tu jamais aimé ?<br />

— Jamais !<br />

— Tu me <strong>le</strong> jures !<br />

— Sur ma vie !<br />

— Et cependant tu mens ! fit la jeune fil<strong>le</strong> avec emportement.<br />

*<br />

40


— 538 —<br />

Harris la regarda avec étonnement.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi te tromperais-je ? demanda-t-il.<br />

— Tu mens, te dis-je. répéta la jeune Indienne avec un éclair<br />

dans <strong>le</strong>s yeux ! cel<strong>le</strong> que tu aimes était ici il n'y a que peu de<br />

temps... Oh !... crois-tu donc que je ne m'en sois pas aperçue?<br />

— Que veux-tu dire? fit Harris avec un air de franchise qui<br />

déconcerta F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert qui reprit :<br />

— Je veux par<strong>le</strong>r de l'une de ces deux jeunes femme blan­<br />

ches p<strong>ou</strong>r la liberté desquel<strong>le</strong>s tu v<strong>ou</strong>lais donner ta vie ! Tu<br />

aimes la jeune blanche aux cheveux blonds?<br />

— Lucienne !.. Et tu as pu croire !...<br />

— Je <strong>le</strong> crois encore !...<br />

— Mais!.. el<strong>le</strong> est ma fil<strong>le</strong>...<br />

— Que dis-tu ?<br />

— El<strong>le</strong> est la femme de mon fils... de mon fils bien-aimé...<br />

que je n'ai pas revu depuis cinq années !<br />

— Tu n'aimes pas cette femme d'am<strong>ou</strong>r ?<br />

— Non!<br />

— Tu <strong>le</strong> jures !<br />

— Oui, je <strong>le</strong> jure par la foi de mes pères et par t<strong>ou</strong>t ce qui<br />

m'est cher dans ce monde, par la vie de mon fils, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>quel<br />

je donnerais la dernière g<strong>ou</strong>tte de mon sang.<br />

Lorsque Sir Harris eut fini de par<strong>le</strong>r F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert fut<br />

comme frappée d'un s<strong>ou</strong>venir, el<strong>le</strong> pâlit affreusement et passa<br />

sa main sur son front en s'écriant d'un air désespéré :<br />

— Oh!... qu'ai-je fait !... qu'ai-je fait !<br />

— Qu'as-tu ? demanda Sir Harris.<br />

— Oh !... c'est horrib<strong>le</strong>!<br />

— Explique-toi.<br />

— Non j... Je croyais que tu l'aimais.<br />

— Eh bien ?<br />

— Cette pensée me torturait !<br />

— Toi?<br />

— Ah !... Tu ne me comprends pas !... cette pensée me bri-


— 539 —<br />

sait <strong>le</strong> cœur,., et je reportai sur cette femme t<strong>ou</strong>te la haine<br />

dont mon cœur est capab<strong>le</strong> !...<br />

— Est ce possib<strong>le</strong> ?<br />

— Oh !.. ne me maudis pas !<br />

— Mais par<strong>le</strong> donc ! s'écria Harris, saisi par un d<strong>ou</strong>te<br />

affreux.<br />

— Je n'éc<strong>ou</strong>tai que ma haine, et, et<strong>ou</strong>ffant en moi t<strong>ou</strong>t sen­<br />

timent humain, je parus me rendre à ton désir et faire con<strong>du</strong>ire<br />

ces deux femmes à ton habitation, seu<strong>le</strong>ment...<br />

— Par<strong>le</strong> !... où sont-el<strong>le</strong>s ?<br />

— El<strong>le</strong>s sont dans un endroit terrib<strong>le</strong>, d'où aucun mortel n'a<br />

encore pu sortir vivant !... Je <strong>le</strong>s ai fait con<strong>du</strong>ire à l'î<strong>le</strong> des<br />

Serpents.<br />

— Grand Dieu!... s'écria <strong>le</strong> planteur, mais alors el<strong>le</strong>s sont<br />

per<strong>du</strong>es !<br />

Puis, saisissant la main de la jeune Indienne, il lui dit :<br />

— Ec<strong>ou</strong>te-moi, F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert ; aie pitié d'el<strong>le</strong>s, je t'en<br />

conjure, épargne-<strong>le</strong>s!... et s'il est vrai que tu aies gardé dans<br />

ton cœur quelques s<strong>ou</strong>venirs <strong>du</strong> passé, si tu as encore quelque<br />

sentiment de reconnaissance p<strong>ou</strong>r moi, viens, ne perdons pas<br />

un instant, partons !... peut-être p<strong>ou</strong>rrons-n<strong>ou</strong>s encore <strong>le</strong>s<br />

sauver !<br />

— Il est trop tard !... s'écria F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert en sec<strong>ou</strong>ant<br />

d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reusement la tête;... il y a plusieurs heures qu'el<strong>le</strong>s<br />

sont parties et quand n<strong>ou</strong>s arriverons il ne sera plus temps !<br />

Tu sais qu'el<strong>le</strong>s ne peuvent pas faire dix pas dans cette î<strong>le</strong><br />

maudite, sans devenir la proie d'un repti<strong>le</strong> affreux.<br />

— Qui sait!... reprit Sir Harris,... un hasard providentiel<br />

peut <strong>le</strong>s avoir préservées <strong>du</strong> danger !... viens, partons.<br />

— Que <strong>le</strong> Grand-Esprit n<strong>ou</strong>s aide! fit F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert ! n<strong>ou</strong>s<br />

allons prendre deux de mes meil<strong>le</strong>urs chevaux.<br />

La jeune Indienne et Sir Harris s'éloignèrent p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r faire<br />

préparer <strong>le</strong>urs montures.<br />

A ce moment, deux têtes sortirent d'un f<strong>ou</strong>rré t<strong>ou</strong>t proche


— 540 —<br />

de l'endroit où Sir Harris avait en l'entretien précédent avec<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, et d'où l'on p<strong>ou</strong>vait entendre t<strong>ou</strong>t ce qui avait<br />

été dit.<br />

Ces deux têtes étaient cel<strong>le</strong>s de Mac-Bell et Précigny.<br />

— Eh bien! dit ce dernier, qu'en dis-tu ? avais-je<br />

deviné?<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte, v<strong>ou</strong>s étiez né p<strong>ou</strong>r être chien de<br />

chasse, répondit l'Ecossais. Il est vraiment impossib<strong>le</strong> d'avoir<br />

<strong>le</strong> nez plus fin.. C'est bien réel<strong>le</strong>ment notre ami <strong>Blondel</strong>. que<br />

n<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>vons ici s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de Sir Harris et <strong>le</strong> personnage<br />

d'un riche planteur.<br />

— Et ne crois-tu pas qu'il doive maintenant me payer ma<br />

vieil<strong>le</strong> dette ?<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte est trop ami de l'ordre p<strong>ou</strong>r négliger<br />

cette occasion de rég<strong>le</strong>r un ancien compte !<br />

— Et, comme je l'espère, tu m'aideras, d'autant plus que<br />

v<strong>ou</strong>s avez éga<strong>le</strong>ment quelque chose à démê<strong>le</strong>r ensemb<strong>le</strong> !<br />

— Oh !... moi, c'est t<strong>ou</strong>t différent ! je n'ai aucune rancune.<br />

N<strong>ou</strong>s étions adversaires en Europe, c'est vrai, j'ai v<strong>ou</strong>lu une<br />

fois lui j<strong>ou</strong>er un t<strong>ou</strong>r, mais il fut plus fort que moi!... que<br />

v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s ?... c'est <strong>le</strong> destin !... Et maintenant, j'ai beau<br />

me consulter, je n'épr<strong>ou</strong>ve plus contre lui la moindre<br />

haine.<br />

Précigny avait fixé l'Ecossais, comme p<strong>ou</strong>r s'assurer si celui-<br />

ci parlait sérieusement.<br />

— Tiens, tiens, fit-il avec ironie, tu as là des sentiments qui<br />

te font honneur, je ne puis malheureusement pas t'engager à<br />

y persister.<br />

— Que veux-tu dire?<br />

— Une chose t<strong>ou</strong>t à fait simp<strong>le</strong>;... si tu n'as plus de haine<br />

contre <strong>Blondel</strong>, moi j'en ai p<strong>ou</strong>r deux!... je veux qu'il meure,<br />

et il me faut ton sec<strong>ou</strong>rs!<br />

— Tu me vois au désespoir d'être obligé de te refuser ce que


— 541 —<br />

tu me demandes !... p<strong>ou</strong>r ces choses-là, il faut vraiment être<br />

inspiré, et l'inspiration me manque complètement.<br />

— Que me dis-tu là ?<br />

— C'est comme j'ai l'honneur de te <strong>le</strong> dire. Du reste. <strong>Blondel</strong><br />

m'a l'air d'occuper une position t<strong>ou</strong>t à fait convenab<strong>le</strong> et il peut<br />

n<strong>ou</strong>s être de quelque utilité !... Parb<strong>le</strong>u, j'entrerais volontiers à<br />

son service !<br />

— Est-ce là ton dernier mot ?<br />

— <strong>Blondel</strong> est maintenant s<strong>ou</strong>s ma protection et malheur à<br />

qui v<strong>ou</strong>drait t<strong>ou</strong>cher à un cheveu de sa tête.<br />

Précigny haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, puis il dit :<br />

— Eh bien !... n<strong>ou</strong>s allons voir.<br />

— Quand tu v<strong>ou</strong>dras, répondit l'Ecossais.<br />

Précigny se mit à rire si<strong>le</strong>ncieusement.<br />

— Ec<strong>ou</strong>te, fit-il, connais-tu la loi de Lynch ?<br />

— Non.<br />

— C'est comme qui dirait la peine <strong>du</strong> talion.<br />

— Ah !... je comprends.<br />

— Cette loi est en grand honneur chez <strong>le</strong>s Indiens !... « Oeil-<br />

p<strong>ou</strong>r œil,dent p<strong>ou</strong>r dent,» voilà <strong>le</strong>ur devise.<br />

— Cela m'importe fort peu.<br />

— Attends un instant. Si tu t'obstines à me refuser <strong>le</strong><br />

petit service que je te demande, j'irai voir <strong>le</strong>s chefs de<br />

la tribu, et <strong>le</strong>s inviterai à faire pratiquer des recherches<br />

dans <strong>le</strong>s a<strong>le</strong>nt<strong>ou</strong>rs de ta cabane sais-tu ce qu'on p<strong>ou</strong>rrait y<br />

tr<strong>ou</strong>ver ?<br />

— Comment veux-tu que je <strong>le</strong> sache ?<br />

— Eh bien ! on y tr<strong>ou</strong>verait très-probab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> corps <strong>du</strong><br />

Roquet que tu as enterré, en disant aux Indiens que ton com­<br />

pagnon avait pris la fuite.<br />

Mac-Bell eut un frisson<br />

— L'as-tu vu? demandat-il à voix basse.<br />

— Pauvre Roquet !... fit ironiquement Précigny; el<strong>le</strong> avait<br />

mérité un meil<strong>le</strong>ur sort !


— 542 —<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ne m'as-tu jamais parlé de cela ? dit Mac-Bell.<br />

— Parce que je ne v<strong>ou</strong>lais pas ren<strong>ou</strong>ve<strong>le</strong>r ton chagrin<br />

répondit Précigny d'un ton sarcastique.<br />

— Et maintenant que veux-tu ?<br />

— Je veux que tu m'aides ! et si tu refuses, je te jures, aussi<br />

vrai que je suis <strong>le</strong> comte de Précigny, que je te fais enf<strong>ou</strong>ir<br />

vivant par <strong>le</strong>s Indiens !... Ce sera au moins une consolation<br />

p<strong>ou</strong>r l'âme <strong>du</strong> Roquet.<br />

L'Ecossais réprima un geste de rage.<br />

— Tu me tiens en ton p<strong>ou</strong>voir, fit-il d'une voix ass<strong>ou</strong>rdie<br />

par la colère ; c'est bon! je t'aiderai! aj<strong>ou</strong>ta-t-il en jetant à<br />

Précigny un regard s<strong>ou</strong>rnois et haineux.<br />

Ce dernier triomphait.<br />

N<strong>ou</strong>s verrons plus tard de quel<strong>le</strong> manière furent exécutées<br />

<strong>le</strong>s menaces et <strong>le</strong>s projets qu'ils formaient contre <strong>Blondel</strong>.<br />

CHAPITRE XLII<br />

L'î<strong>le</strong> des Serpents.<br />

Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte avaient quitté <strong>le</strong>s wigwams des<br />

Peaux-R<strong>ou</strong>ges dans la persuasion d'être con<strong>du</strong>ites à l'habita­<br />

tion de Sir Harris et <strong>le</strong>s quelques paro<strong>le</strong>s que ce dernier <strong>le</strong>ur<br />

avait adressées <strong>le</strong>ur avaient donné l'espérance d'y retr<strong>ou</strong>ver<br />

<strong>le</strong>urs ép<strong>ou</strong>x. Le cœur p<strong>le</strong>in de cet espoir, el<strong>le</strong>s s'étaient mises


— 543 —<br />

en chemin et el<strong>le</strong>s pensaient à la joie de revoir ceux qu'el<strong>le</strong>s<br />

aimaient.<br />

El<strong>le</strong>s avaient marché pendant quelques heures, quand el<strong>le</strong>s<br />

arrivèrent au bord d'un large f<strong>le</strong>uve.<br />

Au milieu et à quelque distance se voyait une î<strong>le</strong> où crois­<br />

saient en abondance <strong>le</strong>s cactus, <strong>le</strong>s palmiers, <strong>le</strong>s bananiers,<br />

t<strong>ou</strong>te la végétation si opu<strong>le</strong>nte des régions tropica<strong>le</strong>s.<br />

L'aspect de cette î<strong>le</strong> était vraiment enchanteur.<br />

A cette vue, Miche<strong>le</strong>tte ne put retenir un cri d'admiration.<br />

—Oh ! fit-el<strong>le</strong>, quel<strong>le</strong> sp<strong>le</strong>ndide nature î Si la maison où<br />

n<strong>ou</strong>s allons se tr<strong>ou</strong>ve là-bas, ce doit être un séj<strong>ou</strong>r délicieux.<br />

— Je vais <strong>le</strong> demander aux Indiens, dit Lucienne.<br />

Et el<strong>le</strong> commença à faire des signes à l'Indien qui dirigeait<br />

la petite tr<strong>ou</strong>pe p<strong>ou</strong>r lui demander si cette î<strong>le</strong> était <strong>le</strong> but de<br />

<strong>le</strong>ur voyage.<br />

L'Indien finit par comprendre et répondit par un signe<br />

affirmatif, puis il s'adressa à ses quatre compagnons et <strong>le</strong>ur<br />

dit :<br />

— C'est l'heure où <strong>le</strong>s serpents dorment, il n<strong>ou</strong>s faut en<br />

profiter p<strong>ou</strong>r con<strong>du</strong>ire ces deux femmes dans l'î<strong>le</strong> ; n<strong>ou</strong>s<br />

n'avons qu'à prendre garde de ne pas marcher sur un repti<strong>le</strong>,<br />

de cette manière, n<strong>ou</strong>s ne c<strong>ou</strong>rrons aucun danger. Allons, il<br />

faut agir avec célérité et prudence !<br />

Un canot fait d'un grand tronc d'arbre creusé se tr<strong>ou</strong>vait à<br />

quelques pas c<strong>ou</strong>ché sur la grève, <strong>le</strong>s cinq hommes l'eurent<br />

bientôt mis à flot et ayant c<strong>ou</strong>pé quelques longues bran es<br />

d'arbres ils en firent des perches p<strong>ou</strong>r diriger l'embarcation, ce<br />

qui n'était pas diffici<strong>le</strong>, vu <strong>le</strong> peu de profondeur <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>rant.<br />

<strong>Les</strong> chevaux furent attachés à un arbre ; <strong>le</strong>s deux jeunes<br />

femmes entrèrent dans <strong>le</strong> canot, <strong>le</strong>s cinq Indiens y prirent<br />

éga<strong>le</strong>ment place et un quart-d'heure plus tard la traversée était<br />

faite,<br />

Quel t<strong>ou</strong>chant spectac<strong>le</strong> que celui de ces deux pauvres jeunes<br />

femmes qui, <strong>le</strong> cœur rempli de joie à la pensée qu'el<strong>le</strong>s allaient


— 544 —<br />

enfin revoir <strong>le</strong>urs ép<strong>ou</strong>x bien-aimés et qui cependant allaient<br />

au-devant d'une mort ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> Indiens <strong>le</strong>s accompagnèrent quelques pas, puis, <strong>le</strong>ur<br />

ayant fait comprendre par signes qu'ils devaient immédiatement<br />

repartir p<strong>ou</strong>r arriver au campement avant la fin de la j<strong>ou</strong>rnée,<br />

ils <strong>le</strong>ur indiquèrent la direction dans laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong>s devaient<br />

marcher et ils se hâtèrent de ret<strong>ou</strong>rner sur <strong>le</strong>urs pas et de tra­<br />

verser <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r retr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong>urs chevaux.<br />

Quoique Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte se tr<strong>ou</strong>vassent s<strong>ou</strong>dain<br />

seu<strong>le</strong>s dans cette contrée déserte, où un profond si<strong>le</strong>nce régnait<br />

et où <strong>le</strong>urs yeux ne voyaient que <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il et la ver<strong>du</strong>re, aucune<br />

crainte, aucun s<strong>ou</strong>pçon n'était entré dans <strong>le</strong>ur cœur.<br />

La nature était tel<strong>le</strong>ment bel<strong>le</strong>, tel<strong>le</strong>ment luxuriante, l'air si<br />

pur, qu'el<strong>le</strong>s se sentaient t<strong>ou</strong>te heureuses.<br />

Cependant une odeur méphitique et marécageuse s'é<strong>le</strong>vait<br />

par moments <strong>du</strong> sol et causait une impression pénib<strong>le</strong>, mais<br />

<strong>le</strong>s deux jeunes femmes ne pensaient qu'à marcher vite, p<strong>ou</strong>r<br />

arriver <strong>le</strong> plus tôt possib<strong>le</strong> à l'habitation de Sir Harris.<br />

Il y avait passab<strong>le</strong>ment longtemps qu'el<strong>le</strong>s marchaient et<br />

n'apercevaient encore aucune r<strong>ou</strong>te, aucune trace de culture <strong>ou</strong><br />

de civilisation. Un pressentiment d'inquiétude commença à se<br />

faire j<strong>ou</strong>r dans <strong>le</strong>ur esprit.<br />

El<strong>le</strong>s échangèrent un regard qui exprimait <strong>le</strong>ur angoisse.<br />

— Lucienne, fit Miche<strong>le</strong>tte incapab<strong>le</strong> de se contenir plus<br />

longtemps, comment se fait-il que n<strong>ou</strong>s ne puissions déc<strong>ou</strong>­<br />

vrir aucune habitation, et p<strong>ou</strong>rtant il me semb<strong>le</strong> que n<strong>ou</strong>s<br />

avons parc<strong>ou</strong>ru l'î<strong>le</strong> dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s sens ?<br />

— J'en suis aussi étonnée que toi, Miche<strong>le</strong>tte. répondit<br />

Lucienne. Je ne crois pas qu'on n<strong>ou</strong>s ait trompées, la<br />

maison que n<strong>ou</strong>s cherchons est sans d<strong>ou</strong>te cachée derrière des<br />

arbres, et el<strong>le</strong> aura échappé à nos recherches. Il faut par<br />

conséquent continuer à marcher afin d'arriver avant la nuit;<br />

que deviendrions-n<strong>ou</strong>s, si n<strong>ou</strong>s étions obligées de passer la<br />

nuit ici ?


— 545 —<br />

Lucienne ne put s'empêcher de frisonner à cette idée et<br />

Miche<strong>le</strong>tte pâlit en voyant cette nature si<strong>le</strong>ncieuse et déserte.<br />

Cependant el<strong>le</strong>s surmontèrent ce moment de faib<strong>le</strong>sse et v<strong>ou</strong>.<br />

lurent reprendre <strong>le</strong>ur marche, mais el<strong>le</strong>s s'arrêtèrent s<strong>ou</strong>dain<br />

comme cl<strong>ou</strong>ées au sol.<br />

De t<strong>ou</strong>s côtés s'é<strong>le</strong>vaient un bruit étrange et indéfinissab<strong>le</strong> ;<br />

il semblait que l'î<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t entière se réveillait et faisait entendre<br />

un murmure.<br />

D'où venait cette rumeur s<strong>ou</strong>rde et sifflante ?<br />

Puis <strong>le</strong>s deux malheureuses femmes virent <strong>le</strong>s herbes s'agiter<br />

t<strong>ou</strong>t aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong>s comme mues par une force s<strong>ou</strong>terraine et<br />

mystérieuse.<br />

S<strong>ou</strong>dain el<strong>le</strong>s virent se dresser à <strong>le</strong>urs côtés la tête plate d'un<br />

énorme serpent taché de plaques jaunes.<br />

Le monstre, après avoir agité sa tête à droite et à gauche<br />

s'approcha d'un arbre aut<strong>ou</strong>r <strong>du</strong>quel il commença à enr<strong>ou</strong><strong>le</strong>r<br />

sa queue p<strong>ou</strong>r avoir un point d'appui.<br />

Lucienne avait passé son bras aut<strong>ou</strong>r de la tail<strong>le</strong> de Miche<strong>le</strong>tte<br />

et t<strong>ou</strong>tes deux, muettes et glacées de terreur, n'osaient faire un<br />

m<strong>ou</strong>vement, quand el<strong>le</strong>s sentirent un corps s<strong>ou</strong>p<strong>le</strong> et glacé<br />

frô<strong>le</strong>r <strong>le</strong> bas de <strong>le</strong>urs jambes, puis deux têtes de serpent s'é<strong>le</strong>­<br />

vèrent à côté l'une de l'autre; c'étaient deux serpents à son­<br />

nettes !<br />

Qui p<strong>ou</strong>rrait dépeindre l'état dans <strong>le</strong>quel se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne?<br />

Peu à peu <strong>le</strong>s arbres, <strong>le</strong>s buissons se garnirent de repti<strong>le</strong>s de<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s espèces ; ces horrib<strong>le</strong>s animaux avaient fini <strong>le</strong>ur<br />

sommeil j<strong>ou</strong>rnalier et se mettaient en quête de <strong>le</strong>ur proie.<br />

C'était un spectac<strong>le</strong> terrifiant et fait p<strong>ou</strong>r ép<strong>ou</strong>vanter <strong>le</strong>s plus<br />

Graves.<br />

- Miche<strong>le</strong>tte, Miche<strong>le</strong>tte !.... balbutia Lucienne d'une voix<br />

étranglée par la terreur ; je sens mon sang se glacer N<strong>ou</strong>s<br />

sommes per<strong>du</strong>es !...<br />

Miche<strong>le</strong>tte qui possédait un peu plus de sang-froid que sa<br />

41


— 546 —<br />

compagne, eut <strong>le</strong> sentiment <strong>du</strong> danger qu'el<strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>raient, el<strong>le</strong><br />

lui prit <strong>le</strong> bras en disant :<br />

— Viens, viens ! fuyons !<br />

— Je ne peux pas marcher ! fit Lucienne en s'appuyant au<br />

tronc d'un palmier ; mes jambes se dérobent s<strong>ou</strong>s moi!<br />

— Viens, appuie-toi sur moi !.... je te porterai s'il <strong>le</strong> faut,<br />

mais il n<strong>ou</strong>s faut fuir!<br />

— C'est inuti<strong>le</strong> ! répondit Lucienne qui avait complétement<br />

per<strong>du</strong> sa présence d'esprit. N<strong>ou</strong>s devons m<strong>ou</strong>rir ici!.... Oh! mon<br />

Dieu !.... c'est horrib<strong>le</strong> !....<br />

— C<strong>ou</strong>rage ! fit Miche<strong>le</strong>tte.<br />

—Je n'en ai plus !<br />

— Pense à Maurice !<br />

— Maurice?.... Où est-il maintenant?,... Oh ! vois!.... t<strong>ou</strong>t est<br />

fini!.... n<strong>ou</strong>s sommes per<strong>du</strong>es !.... Dieu lui-même ne p<strong>ou</strong>rrait<br />

n<strong>ou</strong>s sauver !<br />

— Oh ! Lucienne!.... ne blasphème pas !.... viens, ne perdons<br />

pas espoir !<br />

Et ayant pris Lucienne par la tail<strong>le</strong> el<strong>le</strong> l'entraina en mar­<br />

chant rapidement jusqu'à ce qu'el<strong>le</strong>s eussent atteint un bloc de<br />

rocher d'une certaine élévation et dont <strong>le</strong>s côtés étaient lisses<br />

et unis.<br />

<strong>Les</strong> deux amies se hâtèrent de se hisser sur ce bloc dont la<br />

surface était assez large p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur donner de la place à<br />

t<strong>ou</strong>tes deux et où el<strong>le</strong>s seraient en quelque sorte à l'abri des<br />

repti<strong>le</strong>s.<br />

Mais <strong>le</strong>ur espoir fut trompé, car el<strong>le</strong>s virent bientôt des<br />

serpents de t<strong>ou</strong>tes c<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs é<strong>le</strong>ver <strong>le</strong>urs têtes triangulaires<br />

au-dessus des herbes en faisant entendre un siff<strong>le</strong>ment stri­<br />

dent.<br />

Lucienne tomba dans <strong>le</strong>s bras de Miche<strong>le</strong>tte, en disant :<br />

— Maintenant c'est fini !.... notre dernière heure est arrivée.<br />

Et t<strong>ou</strong>tes deux tombèrent à gen<strong>ou</strong>x et murmurèrent une


— 547 —<br />

dernière prière ; puis ayant fermé <strong>le</strong>s yeux et enlacées dans <strong>le</strong>s<br />

bras l'une de l'autre, el<strong>le</strong>s attendirent la mort.<br />

Un si<strong>le</strong>nce profond régnait dans l'î<strong>le</strong>.<br />

S<strong>ou</strong>dain Miche<strong>le</strong>tte crut entendre un son éloigné et bizarre;<br />

c'était comme une musique d<strong>ou</strong>ce et étrange, qui paraissait<br />

venir des nuages.<br />

<strong>Les</strong> deux femmes qui croyaient à chaque instant sentir <strong>le</strong><br />

contact glacé et visqueux d'un repti<strong>le</strong>, furent surprises de voir<br />

qu'aucun de ces animaux hideux ne se hasardait à monter sur<br />

la pierre.<br />

Miche<strong>le</strong>tte fut la première qui osa re<strong>le</strong>ver la tète et el<strong>le</strong><br />

crut rêver en voyant l'effet que pro<strong>du</strong>isait cette musique loin­<br />

taine.<br />

T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s serpents qui ent<strong>ou</strong>raient <strong>le</strong> rocher en sifflant une<br />

minute auparavant avaient disparu comme par enchantement.<br />

Ils se dirigeaient t<strong>ou</strong>s <strong>du</strong> côté d'où partaient cette mélodie<br />

étrange.<br />

— Que signifie cela? balbutia Lucienne à l'oreil<strong>le</strong> de Miche­<br />

<strong>le</strong>tte; d'où peuvent venir <strong>le</strong>s sons qui n<strong>ou</strong>s ont délivrées de ces<br />

monstres ?<br />

— Je l'ignore, répondit Miche<strong>le</strong>tte à voix basse, de crainte<br />

que <strong>le</strong> bruit de ses paro<strong>le</strong>s n'attirât de n<strong>ou</strong>veau <strong>le</strong>s serpents ;<br />

mais je crois que n<strong>ou</strong>s devrons notre salut à cette musique.<br />

Cependant <strong>le</strong>s sons paraissaient se rapprocher insensib<strong>le</strong>­<br />

ment ; et <strong>le</strong>s deux amies, partagées entre <strong>le</strong> désespoir et l'at­<br />

tente tenaient <strong>le</strong>urs yeux fixés sur l'endroit d'où ils paraissaient<br />

venir.<br />

S<strong>ou</strong>dain la musique se tut. Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte prêtèrent<br />

encore l'oreil<strong>le</strong> un instant, mais en vain, et cette mélodie cessa<br />

aussi mystérieusement qu'el<strong>le</strong> avait commencé. <strong>Les</strong> deux infor­<br />

tunées qui avaient espéré pendant un moment sentirent renaî­<br />

tre <strong>le</strong>ur angoisse et <strong>le</strong>ur terreur.<br />

En effet <strong>le</strong>s repti<strong>le</strong>s, qui avaient été charmés par cel<strong>le</strong> musi-<br />

que recommencèrent à faire entendre <strong>le</strong>urs siff


— 548 —<br />

montrer <strong>le</strong>urs tètes au-dessus des herbes. Puis quelques-uns se<br />

mirent à ramper <strong>le</strong> long <strong>du</strong> rocher, comme p<strong>ou</strong>r l'escalader.<br />

— Mon Dieu ! s'écria Miche<strong>le</strong>tte, n'auras-tu donc pas pitié<br />

de n<strong>ou</strong>s ?<br />

Lucienne sentit à ce moment <strong>le</strong> corps s<strong>ou</strong>p<strong>le</strong> et glacé d'un<br />

repti<strong>le</strong> s'enr<strong>ou</strong><strong>le</strong>r aut<strong>ou</strong>r de sa jambe et el<strong>le</strong> tomba privée de<br />

connaissance.<br />

Miche<strong>le</strong>tte s'agen<strong>ou</strong>illa auprès de son amie et attendit la<br />

mort.<br />

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.


DEUXIÈME PARTIE<br />

CHAPITRE PREMIER<br />

Jambo.<br />

Lorsque Sir Harris (n<strong>ou</strong>s continuerons à donner ce nom à<br />

<strong>Blondel</strong>) quitta son habitation p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r tirer Lucienne et<br />

Miche<strong>le</strong>tte des mains des Indiens, Jambo l'avait suivi. Le jeune<br />

nègre avait la plus vive affection et <strong>le</strong> plus profond dév<strong>ou</strong>ement<br />

p<strong>ou</strong>r ses deux maîtresses.<br />

Il avait demandé cela comme une faveur à Sir Harris qui<br />

lui avait fait donner un cheval, un pisto<strong>le</strong>t et un c<strong>ou</strong>teau de<br />

chasse. La nègre avait assuré au planteur qu'il connaissait <strong>le</strong><br />

maniement de ces armes et qu'il saurait s'en servir.<br />

Fier de faire partie de cette expédition et t<strong>ou</strong>t heureux de<br />

p<strong>ou</strong>voir contribuer à la délivrance des deux jeunes femmes.<br />

Jambo suivait sir Harris. En arrivant au camp des Peaux-<br />

R<strong>ou</strong>ges, il avait déjà formé un projet. Rusé comme t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

nègres il se tint à l'écart <strong>du</strong> lieu principal <strong>du</strong> combat; son<br />

intention était de s'approcher des huttes des Indiens en rampant<br />

dans <strong>le</strong>s br<strong>ou</strong>ssail<strong>le</strong>s, de tâcher de déc<strong>ou</strong>vrir l'endroit où se<br />

tr<strong>ou</strong>vaient Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte et de <strong>le</strong>s aider à s'enfuir au


— 550 —<br />

travers de la forêt p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s guider ensuite jusqu'à l'habitation<br />

de sir Harris.<br />

S<strong>ou</strong>p<strong>le</strong> comme un serpent et son pisto<strong>le</strong>t dans la main droite,<br />

il glissait si<strong>le</strong>ncieusement s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s buissons de cactus dont <strong>le</strong>s<br />

épines lui déchiraient <strong>le</strong>s mains et <strong>le</strong> visage, mais il ne pensait<br />

pas à la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, son esprit n'était occupé que de l'idée de<br />

p<strong>ou</strong>voir aider ses maîtres à s'enfuir. Connaissant <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>tumes<br />

des Indiens, il craignait que <strong>le</strong>s Peaux-R<strong>ou</strong>ges laissés à la<br />

garde des deux prisonnières ne <strong>le</strong>s massacrassent dans <strong>le</strong> cas<br />

où <strong>le</strong> combat aurait pris une t<strong>ou</strong>rnure fata<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r la tribu, afin<br />

de venger <strong>le</strong>urs compagnons morts, et de ne laisser que deux<br />

cadavres au vainqueur.<br />

Il fallait donc dans la pensée de Jambo que Lucienne et<br />

Miche<strong>le</strong>tte fussent délivrées avant que la lutte fût terminée,<br />

c'était <strong>le</strong> seul moyen de <strong>le</strong>ur sauver la vie.<br />

Il était persuadé de p<strong>ou</strong>voir tromper la surveillance des<br />

gardiens des deux femmes, d'autant plus que mal armé et<br />

affaibli comme il était, il ne p<strong>ou</strong>vait pas prendre au combat une<br />

part bien active.<br />

T<strong>ou</strong>t sanglant et <strong>le</strong> visage sillonné par <strong>le</strong>s épines des buis<br />

sons qu'il avait dû traverser, il arriva enfin à un endroit où <strong>le</strong><br />

f<strong>ou</strong>rré devenait moins épais, et il pensa avoir atteint <strong>le</strong> bord<br />

de la clairière dans laquel<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> campement des<br />

Indiens: mais un c<strong>ou</strong>p d'oeil lui montra quel<strong>le</strong> était son erreur.<br />

Il se tr<strong>ou</strong>vait bien au bord de la clairière, mais comme el<strong>le</strong><br />

était d'une certaine éten<strong>du</strong>e, <strong>le</strong>s wigwams des Indiens se<br />

tr<strong>ou</strong>vaient à l'extrémité opposée, de sorte qu'il avait t<strong>ou</strong>te la<br />

longueur de cette éclaircie de forêt à traverser p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir<br />

atteindre l'endroit où se tr<strong>ou</strong>vaient la hutte où devaient être<br />

gardées Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte.<br />

Le chose était d'autant moins faci<strong>le</strong> que cette clairière n'offrait<br />

absolument rien qui pût servir à dissimu<strong>le</strong>r sa marche, pas <strong>le</strong><br />

moindre buisson, rien, qui fut susceptib<strong>le</strong> de tromper l'œil<br />

vigilant et exercé des Indiens.


— 551 —<br />

V<strong>ou</strong>loir essayer de traverser cette clairiêre c'était c<strong>ou</strong>rir au<br />

devant d'une mort certaine, car la seu<strong>le</strong> vue d'un étranger eût<br />

suffi p<strong>ou</strong>r attirer l'attention des Peaux R<strong>ou</strong>ges qui gardaient<br />

<strong>le</strong>s deux jeunes femmes.<br />

Que faire ?<br />

Le pauvre Jambo n'avait certes pas peur de la mort, il avait<br />

un caractère ferme et résolu et un cœur dév<strong>ou</strong>é, et il aurait<br />

donné sa vie avec joie p<strong>ou</strong>r sauver cel<strong>le</strong> de ses jeunes maî­<br />

tresses.<br />

Mais il sentait que son existence avait <strong>du</strong> prix maintenant et<br />

qu'il devait t<strong>ou</strong>t essayer avant de s'exposer au danger de per­<br />

dre la vie.<br />

Il ne se déc<strong>ou</strong>ragea point, car il avait résolu d'atteindre la<br />

cabane où se tr<strong>ou</strong>vaient Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte: il v<strong>ou</strong>lait t<strong>ou</strong>t<br />

tenter p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur salut.<br />

Et cependant, il entendait que lutte s'engageait de plus en<br />

plus et que <strong>le</strong>s combattants se rapprochaient <strong>du</strong> campe­<br />

ment.<br />

Désespéré, Jambo se creusait la cervel<strong>le</strong>, cherchant une<br />

idée.<br />

S<strong>ou</strong>dain il fit un geste de satisfaction et t<strong>ou</strong>te sa physiono­<br />

mie prit une expression de joie.<br />

Puis il fit un m<strong>ou</strong>vement de retraite et rentra dans <strong>le</strong><br />

f<strong>ou</strong>rré.<br />

Que v<strong>ou</strong>lait-il faire?<br />

Il commença par assujettir son pisto<strong>le</strong>t à sa ceinture et<br />

prendre à sa place son c<strong>ou</strong>teau de chasse ; puis, avec ce dernier,<br />

il se mit à c<strong>ou</strong>per des branchages qu'il fixa aut<strong>ou</strong>r de son<br />

corps au moyen de sa ceinture, de manière qu'il disparut bien-<br />

tôt au milieu d'une espèce de buisson au travers <strong>du</strong>quel on<br />

voyait à peine sa tête, mais qui, cependant, n'était pas assez<br />

épais p<strong>ou</strong>r l'empêcher de distinguer ce qui se passait devant<br />

lui.


— 552 —<br />

A une certaine distance, il était impossib<strong>le</strong> de d<strong>ou</strong>ter que ce<br />

fagot de branchages cachait un être humain.<br />

C'est ainsi acc<strong>ou</strong>tré qu'il recommença à ramper dans l'herbe<br />

qui était heureusement assez haute p<strong>ou</strong>r cacher <strong>le</strong> bas <strong>du</strong><br />

corps.<br />

Il espérait tromper de cette manière la vigilance des Indiens<br />

et p<strong>ou</strong>voir s'approcher des cabanes de manière à p<strong>ou</strong>voir exé­<br />

cuter <strong>le</strong> projet qu'il avait conçu.<br />

<strong>Les</strong> rameaux qui l'ent<strong>ou</strong>raient p<strong>ou</strong>vaient dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas,<br />

amortir et arrêter <strong>le</strong>s flèches qui auraient pu être lancées<br />

contre lui.<br />

Rien ne se m<strong>ou</strong>vait dans <strong>le</strong> camps qui paraissait désert;<br />

Jambo s'avançait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, s'arrêtant de temps en temps p<strong>ou</strong>r<br />

s'assurer que rien n'avait attiré l'attention des Peaux-R<strong>ou</strong>ges<br />

qui étaient restés au camp.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un quart d'heure, il se tr<strong>ou</strong>vait à proximité <strong>du</strong><br />

premier wigwam.<br />

Il allait continuer sa marche rampante quand une flèche<br />

siffla à son oreil<strong>le</strong> et vint frapper la tige d'une des branches<br />

qui <strong>le</strong> cachaient et où el<strong>le</strong> resta plantée.<br />

L'œil exercé des Indiens avait remarqué ce buisson m<strong>ou</strong>­<br />

vant et ils avaient s<strong>ou</strong>pçonné qu'il devait cacher un ennemi,<br />

mais rusés qu'ils étaient ils Pavaient laissé approcher p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />

frapper plus sûrement.<br />

Jambo avait encore son pisto<strong>le</strong>t, mais c'était une arme insi­<br />

gnifiante p<strong>ou</strong>r se défendre contre <strong>le</strong>s cinq hommes robustes<br />

qu'il venait de voir sortir de la cabane.<br />

Cependant dans l'espoir qu'un c<strong>ou</strong>p de feu suffirait p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s<br />

mettre en fuite, <strong>le</strong> nègre prit son pisto<strong>le</strong>t, ajusta celui des<br />

Indiens qui se tr<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> plus proche de lui et fit feu.<br />

Le Peau-R<strong>ou</strong>ge fit un saut et tomba éten<strong>du</strong> à terre où il<br />

resta sans m<strong>ou</strong>vement.<br />

Il était mort; seu<strong>le</strong>ment Jambo était maintenant sans<br />

défense.


— 553 —<br />

Une clameur ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> retentit et <strong>le</strong>s quatre Indiens qui<br />

restaient firent un pas en avant, puis l'un d'eux prit à sa mon­<br />

ture un objet que Jambo ne put distinguer et qu'il agita au-<br />

dessus de sa tête.<br />

S<strong>ou</strong>dain <strong>le</strong> nègre se sentit enlacé par la corde d'un lasso que<br />

l'Indien venait de lancer et qui se tendit immédiatement, de<br />

manière à l'empêcher de faire un m<strong>ou</strong>vement:<br />

Une minute n'était pas éc<strong>ou</strong>lée qu'il était éten<strong>du</strong> à terre,<br />

garrotté et bâillonné.<br />

Après une c<strong>ou</strong>rte délibération, il fut résolu qu'on <strong>le</strong> laisserait<br />

dans cet état jusqu'après <strong>le</strong> combat, afin qu'il pût être jugé par<br />

<strong>le</strong>s chefs de la tribu<br />

<strong>Les</strong> Peaux R<strong>ou</strong>ges portèrent Jambo dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré, derrière<br />

<strong>le</strong>s huttes, <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>chèrent à terre, et comme il avait <strong>le</strong>s pieds et<br />

<strong>le</strong>s mains liés, ils ne jugèrent pas nécessaire de laisser un gar­<br />

dien auprès de lui.<br />

Jambo était désespéré. Il se voyait maintenant dans l'im­<br />

puissance de rien faire p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> salut de ses deux maîtresses.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p, il se s<strong>ou</strong>vint qu'il avait encore son c<strong>ou</strong>teau de<br />

chasse ; <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t était de p<strong>ou</strong>voir <strong>le</strong> prendre et <strong>le</strong> sortir de son<br />

f<strong>ou</strong>rreau.<br />

Il s'aperçut avec bonheur que sa main gauche était un peu<br />

moins fortement liée que la droite, et après des efforts qui<br />

amenèrent la sueur sur son visage, il parvint à se saisir de son<br />

arme; au b<strong>ou</strong>t d'un moment, il avait réussi à c<strong>ou</strong>per ses<br />

liens.<br />

Il allait se <strong>le</strong>ver p<strong>ou</strong>r s'enfuir, quand il entendit <strong>du</strong> bruit à<br />

peu de distance.<br />

C'était F<strong>le</strong>ur <strong>du</strong> Désert qui s'avançait avec celui des Indiens<br />

qui se nommait <strong>le</strong> Serpent, et auquel, comme n<strong>ou</strong>s l'avons vu,<br />

el<strong>le</strong> allait donner l'ordre de con<strong>du</strong>ire <strong>le</strong>s deux prisonnières à<br />

l'î<strong>le</strong> des Serpents.<br />

Jambo se tapit dans l'herbe, entendit <strong>le</strong>s instructions que


— 554 —<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert donnait à l'Indien et forma immédiatement <strong>le</strong><br />

projet de sauver <strong>le</strong>s deux femmes.<br />

Dès qu'il eut vu <strong>le</strong>s Indiens s'éloigner avec Lucienne et Mi-<br />

che<strong>le</strong>tte, il se mit à <strong>le</strong>s suivre à quelque distance, en prenant<br />

ses précautions p<strong>ou</strong>r ne pas être vu.<br />

Il arriva au bord <strong>du</strong> f<strong>le</strong>uve pendant que <strong>le</strong>s Peaux-R<strong>ou</strong>ges<br />

<strong>le</strong> traversaient, se cacha p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s laisser partir, et dès qu'ils<br />

eurent disparu et que <strong>le</strong> bruit des pas de <strong>le</strong>urs chevaux se fut<br />

éteint, il se précipita dans la pirogue p<strong>ou</strong>r gagner l'î<strong>le</strong> des Ser­<br />

pents.<br />

A peine débarqué, il tira de n<strong>ou</strong>veau son c<strong>ou</strong>teau de chasse<br />

hors de sa gaîne, c<strong>ou</strong>pa un roseau, et l'ayant façonné et percé<br />

de quelques tr<strong>ou</strong>s, il en fit une espèce de flageo<strong>le</strong>t qu'il appli­<br />

qua immédiatement à ses lèvres et dont il tira <strong>le</strong>s sons qui<br />

avaient frappé <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s des deux amies.<br />

Il marchait depuis un moment déjà, attirant t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s repti<strong>le</strong>s<br />

qui se tr<strong>ou</strong>vaient dans <strong>le</strong>s environs, lorsque s<strong>ou</strong>dain il sentit<br />

que <strong>le</strong> sol devenait plus m<strong>ou</strong> et que ses pieds s'enfonçaient<br />

dans la vase.<br />

Occupé à chercher <strong>le</strong>s traces de Lucienne et de Miche<strong>le</strong>tte, il<br />

n'avait pas pris garde à la nature <strong>du</strong> sol et était arrivé dans<br />

un marais.<br />

Il <strong>du</strong>t s'arrêter de j<strong>ou</strong>er de sa flûte p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir se dépétrer<br />

et ret<strong>ou</strong>rner sur un terrain plus solide, et c'est à ce moment<br />

que <strong>le</strong>s deux infortunées, se voyant ent<strong>ou</strong>rées par <strong>le</strong>s serpents,<br />

s'étaient agen<strong>ou</strong>illées, croyant <strong>le</strong>ur dernière heure arrivée.<br />

Cependant, avant que quelques minutes se fussent éc<strong>ou</strong>lées,<br />

la mélodie enchanteresse se fit de n<strong>ou</strong>veau entendre et <strong>le</strong>s ser­<br />

pents recommencèrent à se diriger <strong>du</strong> côté d'où partaient ces<br />

sons magiques.<br />

Quand Jambo eut fait quelques pas, il aperçut de loin <strong>le</strong> ro­<br />

cher sur <strong>le</strong>quel se tenaient embrassées Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne,<br />

qui croyaient <strong>le</strong>ur dernière heure arrivée.<br />

Le nègre fit un dét<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r arriver en arrière <strong>du</strong>. rocher; il


— 555 —<br />

se savait suivi par <strong>le</strong>s serpents, et il fallait qu'il agît ainsi p<strong>ou</strong>r<br />

en débarrasser <strong>le</strong> chemin qui devait <strong>le</strong> con<strong>du</strong>ire au bord <strong>du</strong><br />

f<strong>le</strong>uve, à l'endroit où il avait laissé l'embarcation.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment, Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte, dont <strong>le</strong>s sons<br />

de la flûte avaient de n<strong>ou</strong>veau frappé <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>vèrent la<br />

tète.<br />

Au même moment, la tête noire et crépue de Jambo appa­<br />

raissait au-dessus d'un buisson de cactus.<br />

— Mon Dieu!... s'écria Miche<strong>le</strong>tte avec joie, mes yeux ne me<br />

trompent-ils pas ?<br />

— Qu'as-tu?... Que veux-tu dire? demanda Lucienne, qui<br />

avait peine à retenir ses esprits.<br />

— Regarde!... là-bas!<br />

— Quoi donc ?<br />

— Tu ne vois pas?... mais c'est Jambo?...<br />

— Oui!.. c'est lui!... c'est Dieu qui n<strong>ou</strong>s l'envoie!<br />

Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne se s<strong>ou</strong>vinrent d'avoir enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r.<br />

en Europe, des hommes qui savent charmer <strong>le</strong>s serpents au<br />

moyen d'une flûte et el<strong>le</strong>s comprirent t<strong>ou</strong>t.<br />

Le nègre <strong>le</strong>ur faisait des signes de loin, et continuant à mar­<br />

cher t<strong>ou</strong>t en j<strong>ou</strong>ant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, il se tr<strong>ou</strong>va bientôt auprès <strong>du</strong><br />

rocher.<br />

— Jambo !... s'écria Lucienne ; comment se fait-il ?...<br />

— Pas un mot!... fit vivement <strong>le</strong> nègre, maîtresses marcher<br />

devant Jambo... lui marcher après, pas craindre serpents ...<br />

Jambo siff<strong>le</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs.<br />

Et il recommença immédiatement à j<strong>ou</strong>er de son flageo<strong>le</strong>t,<br />

et à en tirer ces sons bizarres et étranges qui avaient attiré<br />

l'attention des deux femmes.<br />

Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte lui obéirent, et s'étant laissé glisser à<br />

terre, el<strong>le</strong>s se mirent à marcher en reprenant <strong>le</strong> chemin par<br />

<strong>le</strong>quel el<strong>le</strong>s étaient venues, et qu'el<strong>le</strong>s reconnaissaient aux her­<br />

bes froissées et écrasées.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'une heure environ, pendant laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rageux


— 556 —<br />

Jambo n'avait cessé de j<strong>ou</strong>er, entraînant à sa suite t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

serpents des a<strong>le</strong>nt<strong>ou</strong>rs, la petite tr<strong>ou</strong>pe arriva au bord <strong>du</strong><br />

f<strong>le</strong>uve.<br />

— Maîtresses, vite monter dans <strong>le</strong> canot, fit rapidement<br />

Jambo en se remettant à j<strong>ou</strong>er<br />

Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte suivirent son ordre ; <strong>le</strong> nègre sauta<br />

aussitôt dans l'embarcation, et saisissant une des perches<br />

qui s'y tr<strong>ou</strong>vaient, il lui donna une impulsion vig<strong>ou</strong>reuse<br />

et en une seconde l'embarcation se tr<strong>ou</strong>va au milieu <strong>du</strong><br />

c<strong>ou</strong>rant.<br />

<strong>Les</strong> deux femmes et Jambo p<strong>ou</strong>vaient maintenant se<br />

considérer comme sauvés, d'autant plus que <strong>le</strong> jeune nègre<br />

s'entendait aussi bien à con<strong>du</strong>ire un canot qu'à charmer <strong>le</strong>s<br />

serpents.<br />

Suivant <strong>le</strong>ur premier m<strong>ou</strong>vement, el<strong>le</strong>s se jetèrent à gen<strong>ou</strong>x<br />

et adressèrent à Dieu une prière d'actions de grâces p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />

remercier <strong>du</strong> sec<strong>ou</strong>rs inespéré qu'il <strong>le</strong>ur avait envoyé.<br />

El<strong>le</strong>s étaient sauvées !<br />

Sauvées !... au moment où el<strong>le</strong>s venaient de se voir ent<strong>ou</strong>rées<br />

d'une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de repti<strong>le</strong>s hideux et où el<strong>le</strong>s allaient devenir <strong>le</strong>ur<br />

proie.<br />

joie.<br />

Puis el<strong>le</strong>s remercièrent Jambo en versant des larmes de<br />

— Tu es notre Sauveur! lui dit Lucienne ; comment p<strong>ou</strong>r­<br />

rons-n<strong>ou</strong>s jamais te récompenser?<br />

Le nègre sec<strong>ou</strong>a la tête pendant que de grosses larmes d'at-<br />

tendrissemeut c<strong>ou</strong>laient sur ses j<strong>ou</strong>es.<br />

— Jambo pas mérité récompense, dit-il, Jambo faire son<br />

devoir !<br />

Puis il se mit à <strong>le</strong>ur raconter de quel<strong>le</strong> manière il avait dé-<br />

c<strong>ou</strong>vert l'endroit où el<strong>le</strong>s avaient été con<strong>du</strong>ites.<br />

Enfin <strong>le</strong> canot aborda à la rive opposée.<br />

T<strong>ou</strong>s trois se mirent en marche p<strong>ou</strong>r atteindre l'habitation<br />

de sir Harris ; t<strong>ou</strong>t en marchant, <strong>le</strong>s deux jeunes femmes conti-


Fuite de l'î<strong>le</strong> des Serpents.


— 557 —<br />

nuèrent à interroger Jambo sur ce qu'il savait relativement à<br />

Maurice et à Joseph, mais <strong>le</strong> jeune nègre ne put pas <strong>le</strong>ur don­<br />

ner beauc<strong>ou</strong>p de renseignements ; t<strong>ou</strong>t ce qu'il savait c'est que<br />

sir Harris avait envoyé son intendant avec une tr<strong>ou</strong>pe de nègres<br />

à <strong>le</strong>ur recherche.<br />

Il ne savait rien de plus.<br />

La fin <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r approchait, Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte qui com­<br />

mençaient à être épuisées par la faim, la soif, la fatigue et<br />

l'émotion, sentaient une inquiétude indéfinissab<strong>le</strong> pénétrer<br />

dans <strong>le</strong>ur cœur en voyant que l'on ne tr<strong>ou</strong>vait pas l'habitation<br />

<strong>du</strong> planteur<br />

Mais au b<strong>ou</strong>t d'un moment Jambo <strong>le</strong>ur rendit c<strong>ou</strong>rage en<br />

<strong>le</strong>ur montrant <strong>le</strong>s murs d'une maison que l'on aperçevait au<br />

travers des arbres à une faib<strong>le</strong> distance.<br />

— Voilà! fit-il en étendant la main, l'habitation de sir<br />

Harris.<br />

— La maison où n<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>verons peut-être nos ép<strong>ou</strong>x !<br />

s'écrièrent en même temps <strong>le</strong>s deux amies.<br />

— Peut-être! répondit laconiquement <strong>le</strong> nègre.<br />

Quand ils furent arrivés à l'entrée de la plantation plusieurs<br />

négres acc<strong>ou</strong>rurent au devant de Jambo p<strong>ou</strong>r avoir des n<strong>ou</strong>­<br />

vel<strong>le</strong>s de <strong>le</strong>ur maître.<br />

Jambo <strong>le</strong>ur répondit qu'il aurait <strong>le</strong> temps de <strong>le</strong>ur répondre<br />

après, mais que <strong>le</strong> plus urgent était de recevoir « maîtresses<br />

blanches » comme il disait, qui étaient épuisées de fatigue et<br />

<strong>le</strong> faim et qui avaient <strong>le</strong> plus grand besoin de n<strong>ou</strong>rriture et de<br />

repos.<br />

Quatre négresses parurent, el<strong>le</strong>s con<strong>du</strong>isirent Lucienne et<br />

Miche<strong>le</strong>tte dans une chambre où se tr<strong>ou</strong>vait une tab<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>te<br />

prête et <strong>le</strong>s ayant invitées à s'asseoir el<strong>le</strong>s se mirent à <strong>le</strong>s<br />

servir.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes femmes interrogèrent <strong>le</strong>s négresses p<strong>ou</strong>r<br />

avoir des n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s de Maurice et de Joseph, mais master Tom<br />

n'était pas de ret<strong>ou</strong>r et l'on ne savait rien


— 558 —<br />

Après qu'el<strong>le</strong>s se furent un peu réconfortées, <strong>le</strong>s deux amies<br />

se rendirent dans une chambre où étaient deux lits qui <strong>le</strong>ur<br />

étaient destinés et el<strong>le</strong>s se c<strong>ou</strong>chèrent immédiatement p<strong>ou</strong>r<br />

reposer <strong>le</strong>urs membres brisés par la fatigue et <strong>le</strong>s émotions de<br />

cette terrib<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnée.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin, <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il était <strong>le</strong>vé quand el<strong>le</strong>s <strong>ou</strong>vri­<br />

rent <strong>le</strong>s yeux, el<strong>le</strong>s se <strong>le</strong>vèrent et ayant jeté un regard vers la<br />

fenêtre, <strong>le</strong> paysage charmant qu'el<strong>le</strong>s avaient devant <strong>le</strong>s yeux<br />

vint changer un peu <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rs de <strong>le</strong>urs idées.<br />

A quelques pas de l'habitation c<strong>ou</strong>lait <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve qui, par une<br />

c<strong>ou</strong>rbe gracieuse, venait arroser <strong>le</strong> bord des jardins, et à une<br />

petite distance se voyait une petite î<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>verte de ver<strong>du</strong>re et<br />

au milieu de laquel<strong>le</strong> s'é<strong>le</strong>vait un pavillon dans <strong>le</strong> genre des<br />

petites villas que l'on bâtit en Europe.<br />

Une négresse étant venue annoncer aux deux amies que <strong>le</strong><br />

déjeûner <strong>le</strong>s attendait, Miche<strong>le</strong>tte lui demanda<br />

— Quel<strong>le</strong> est cette î<strong>le</strong> ?<br />

— C'est l'î<strong>le</strong> Pauline, répondit la négresse.<br />

— Pauline!., fit Lucienne surprise; et ce pavillon, porte-t-il<br />

un nom?<br />

— On l'appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> « pavillon de Maurice. »<br />

— Quel<strong>le</strong> coïncidence! murmura Lucienne,<br />

— Et, reprit Miche<strong>le</strong>tte, quel nom porte l'habitation?<br />

— Valnoir!<br />

— Valnoir?... s'écrièrent <strong>le</strong>s deux amies au comb<strong>le</strong> de la<br />

surprise et en se regardant d'un air interrogateur,<br />

El<strong>le</strong>s se tr<strong>ou</strong>vaient en présence d'un mystère et el<strong>le</strong>s se de­<br />

mandaient en tremblant quel était l'inconnu possesseur de cette<br />

plantation.


— 559 —<br />

CHAPITRE II.<br />

Valnoir.<br />

Après l'entretien que sir Harris avait eu avec F<strong>le</strong>ur <strong>du</strong>-<br />

désert et qui avait été épié par Précigny et Mac-Bell, <strong>le</strong> plan-<br />

t<strong>ou</strong>r s'était mis en r<strong>ou</strong>te avec la jeune Indienne et quatre In­<br />

diens portant sur <strong>le</strong>urs épau<strong>le</strong>s une de <strong>le</strong>urs pirogues d'écorce,<br />

p<strong>ou</strong>r se rendre à l'î<strong>le</strong> des Serpents.<br />

Arrivés au bord <strong>du</strong> f<strong>le</strong>uve ils <strong>le</strong> traversèrent immédiatement<br />

et mirent aussitôt pied à terre, Harris v<strong>ou</strong>lait commencer ses<br />

recherches sans perdre une minute.<br />

Ils pénétrèrent dans <strong>le</strong>s br<strong>ou</strong>ssail<strong>le</strong>s en marchant avec pré­<br />

caution, p<strong>ou</strong>r ne pas éveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s serpents qui étaient préci­<br />

sément plongés dans la torpeur qui suit ordinairement <strong>le</strong>ur<br />

repas.<br />

Le planteur ayant v<strong>ou</strong>lu poser son pied sur une espèce de<br />

tronc qui gisait dans l'herbe ce tronc s'anima, c'était un énorme<br />

serpent que ce contact venait de réveil<strong>le</strong>r et qui commençait à<br />

dresser sa tête menaçante.<br />

Harris ne put réprimer un léger cri d'effroi et fit un saut en<br />

arrière. <strong>Les</strong> repti<strong>le</strong>s commencèrent à sortir de <strong>le</strong>ur eng<strong>ou</strong>rdis­<br />

sement et il fallut bientôt renoncer à p<strong>ou</strong>rsuivre <strong>le</strong>s re­<br />

cherches.<br />

La petite tr<strong>ou</strong>pe ret<strong>ou</strong>rna au campement des Indiens et <strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>ndemain rien ne put retenir sir Harris qui v<strong>ou</strong>lut ret<strong>ou</strong>rner à<br />

l'î<strong>le</strong> des Serpents, p<strong>ou</strong>r tâcher d'y tr<strong>ou</strong>ver des traces de Lu­<br />

cienne et de Miche<strong>le</strong>tte. Il fut accompagné par quatre Indiens<br />

auxquels F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert avait fait <strong>le</strong>s plus sévères recomman­<br />

dations au sujet de sir Harris, <strong>le</strong>ur enjoignant de veil<strong>le</strong>r sur<br />

sa vie et de la défendre au péril de la <strong>le</strong>ur, comme aussi de


— 560 —<br />

l'empêcher de s'exposer à un danger bien inuti<strong>le</strong> à son avis<br />

atten<strong>du</strong> qu'el<strong>le</strong> croyait que <strong>le</strong>s deux jeunes femmes étaient de­<br />

venues la proie des serpents.<br />

Sir Harris et ses quatre Indiens profitèrent de l'heure <strong>du</strong><br />

milieu <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir parc<strong>ou</strong>rir l'î<strong>le</strong> pendant <strong>le</strong> premier<br />

sommeil des serpents.<br />

Il y avait quatre heures qu'ils marchaient et ils n'avaient rien<br />

tr<strong>ou</strong>vé qu'un morceau d'étoffe resté accroché aux épines d'un<br />

cactus et qui <strong>le</strong>ur fit penser que <strong>le</strong>s repti<strong>le</strong>s avaient dévoré <strong>le</strong>s<br />

deux infortunées.<br />

Sir Harris v<strong>ou</strong>lait cependant continuer ses recherches mais<br />

un murmure imperceptib<strong>le</strong> qui commençait à s'é<strong>le</strong>ver des hau­<br />

tes herbes lui fit comprendre que l'eng<strong>ou</strong>rdissement des ser­<br />

pents commençait à cesser et qu'il y aurait <strong>du</strong> danger à<br />

rester plus longtemps dans cette î<strong>le</strong> maudite.<br />

Là il tr<strong>ou</strong>va F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert qui l'attendait avec un cheval et<br />

une tr<strong>ou</strong>pe de ses guerriers.<br />

Déc<strong>ou</strong>ragé et <strong>le</strong> cœur p<strong>le</strong>in de désolation, <strong>le</strong> planteur remonta<br />

dans <strong>le</strong> canot que <strong>le</strong>s Indiens eurent bientôt con<strong>du</strong>it sur l'autre<br />

rive.<br />

Sir Harris se préparait à monter à cheval quand F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-<br />

désert fit un m<strong>ou</strong>vement p<strong>ou</strong>r l'arrêter et dit à voix basse :<br />

— J'entends des pas!... Ec<strong>ou</strong>tez!. .<br />

Un des Indiens se c<strong>ou</strong>cha et appuya son oreil<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> sol<br />

— Eh bien? demanda F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

— Une tr<strong>ou</strong>pe d'hommes s'approche,répondit <strong>le</strong> Peau-R<strong>ou</strong>ge.<br />

— Appartiennent-ils à notre tribu?<br />

— Non... ce ne sont pas des Indiens.<br />

— Ce sont peut-être des ennemis! fit la jeune Indienne, qui<br />

aj<strong>ou</strong>ta en s'adressant à ses guerriers.<br />

— Préparez vos armes!<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques instants on entendit distinctement <strong>le</strong>s<br />

pas de plusieurs chevaux et l'on vit ensuite s'avancer une


— 561 —<br />

tr<strong>ou</strong>pe de gens à cheval qui fut bientôt assez rapprochée p<strong>ou</strong>r<br />

que l'on pût reconnaître <strong>le</strong>s personnes qui la composaient.<br />

Sir Harris surt<strong>ou</strong>t examinait avec anxiété <strong>le</strong>s physionomies<br />

des n<strong>ou</strong>veaux arrivants, et s<strong>ou</strong>dain, comme si un voi<strong>le</strong> fût<br />

tombé de devant ses yeux, t<strong>ou</strong>t son sang reflua vers son cœur...<br />

il crut faire un songe.<br />

Il reconnaissait son intendant Master Tom et <strong>le</strong>s nègres de<br />

son habitation, et parmi eux... ses yeux ne <strong>le</strong> trompaient-ils<br />

pas?... Ces deux jeunes hommes !...<br />

— Oui!. . s'écria t-il enfin... Oui... c'est bien lui!<br />

Puis s'approchant d'eux, il prit la main de Maurice et l'ap­<br />

pela par son nom d'une voix émue et tendre.<br />

LE jeune homme considéra un instant cet homme qui sem-<br />

blait <strong>le</strong> connaître, et dont il ne ponvait se rappe<strong>le</strong>r la physio­<br />

nomie ; t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p il <strong>le</strong> reconnut et il se jeta dans ses bras en<br />

s'écriant :<br />

— Mon père ?<br />

<strong>Les</strong> deux hommes se tinrent pendant un moment embrassés<br />

sans p<strong>ou</strong>voir prononcer une paro<strong>le</strong> ; ils <strong>ou</strong>bliaient <strong>le</strong> passé et<br />

l'endroit où ils se tr<strong>ou</strong>vaient. Maurice fut <strong>le</strong> premier qui rec<strong>ou</strong>­<br />

vra un peu de sang froid.<br />

— Sais-tu, père, ce qui n<strong>ou</strong>s amène ici, Joseph et moi ? de­<br />

manda-t-il ?<br />

— Oui, répondit <strong>Blondel</strong>, que n<strong>ou</strong>s désignerons maintenant<br />

s<strong>ou</strong>s son véritab<strong>le</strong> nom ; <strong>ou</strong>i, je <strong>le</strong> sais, v<strong>ou</strong>s cherchez Lucienne<br />

et Miche<strong>le</strong>tte.<br />

—Qui a pu te dire cela ?<br />

<strong>Blondel</strong> fut tr<strong>ou</strong>blé par cette demande, mais il se remit<br />

promptement et répondit :<br />

— Je l'ai appris par <strong>le</strong>s quelques lignes que v<strong>ou</strong>s avez lais­<br />

sées à mon habitation, et par <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s v<strong>ou</strong>s remerciez sir<br />

Harris de son hospitalité.<br />

-Et toi?... demanda <strong>le</strong> jeune homme avec anxiété, ne <strong>le</strong>s<br />

as-tu pas vues ?<br />

42


— 562 —<br />

— Non, répondit <strong>Blondel</strong>, je ne <strong>le</strong>s ai pas vues!<br />

Et en faisant cette réponse son cœur saignait, car il voyait<br />

l'angoisse de son fils.<br />

Le ton avec <strong>le</strong>quel il avait répon<strong>du</strong> fit frémir Maurice, qui <strong>le</strong><br />

regarda d'un air anxieux et interrogateur.<br />

Il se sentait envahir par un pressentiment funeste et dont il<br />

ne p<strong>ou</strong>vait se rendre compte.<br />

- Père... dit-il au b<strong>ou</strong>t d'un instant de si<strong>le</strong>nce et en exami-<br />

nant la physionomie de <strong>Blondel</strong> afin de n'en perdre aucun<br />

m<strong>ou</strong>vement, père !... il est arrivé un malheur que tu veux me<br />

cacher!...<br />

— Qu'est-ce que tu veux qu'il soit arrivé? répondit <strong>Blondel</strong><br />

en riant d'un air contraint.<br />

— Je ne sais...<br />

— Et p<strong>ou</strong>rquoi te <strong>le</strong> cacherais-je, si je <strong>le</strong> connaissais?<br />

— Tu as raison, et... cependant... je ne sais.... mais je suis<br />

dans un d<strong>ou</strong>te affreux.<br />

— F<strong>ou</strong> que tu es !<br />

Cependant <strong>Blondel</strong> sentait son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> augmenter à chaque<br />

instant ; sa fermeté habituel<strong>le</strong> disparaissait devant la s<strong>ou</strong>ffrance<br />

de son enfant et il craignait de se trahir.<br />

— F<strong>ou</strong> ! reprit Maurice. Eh bien ! dis-moi, toi qui m'aimes<br />

et qui sais que Lucienne m'est plus chère que la vie, dis-moi<br />

p<strong>ou</strong>rquoi tu te tr<strong>ou</strong>ves ici au lieu d'être dans ta plantation !<br />

Explique-moi la raison de ce tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> que tu cherches à dissi­<br />

mu<strong>le</strong>r s<strong>ou</strong>s un masque d'indifférence!... Tu ne réponds pas!...<br />

je devine t<strong>ou</strong>t !... Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte ont disparu sans d<strong>ou</strong>te<br />

et tu es à <strong>le</strong>ur recherche!... Vois-tu, père, tu t'es trahi... tu ne<br />

peux pas dissimu<strong>le</strong>r plus longtemps!... Mon père!... raconte-<br />

moi t<strong>ou</strong>t!... ne me laisse pas plus longtemps dans cette incer­<br />

titude qui me tue!... dis-n<strong>ou</strong>s où. sont Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne!...<br />

<strong>Blondel</strong> voyait qu'il allait être obligé de t<strong>ou</strong>t dire aux deux<br />

jeunes ép<strong>ou</strong>x; mais il ne p<strong>ou</strong>vait s'y rés<strong>ou</strong>dre... il ne v<strong>ou</strong>lait<br />

pas <strong>le</strong>ur briser <strong>le</strong> cœur en <strong>le</strong>ur disant t<strong>ou</strong>te la vérité.


— 563 —<br />

Il resta ainsi un instant indécis, puis il lui vint une idée.<br />

— Tu as raison, dit-il d'un air de franchise, je me suis éloi­<br />

gné de mon habitation p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r à la recherche de ta femme<br />

et de son amie, p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s délivrer des mains des Indiens<br />

qui <strong>le</strong>s retenaient prisonnières et...<br />

— Et el<strong>le</strong>s se sont enfuies! s'écria Maurice.<br />

— C'est cela! répondit <strong>Blondel</strong> saisissant cette idée au pas­<br />

sage.<br />

Cependant Maurice n'était pas rassuré.<br />

— Comment se fait-il, reprit-il, que tu fasses ces recherches<br />

en compagnie de ces Indiens qui sont tes ennemis?<br />

Embarrassé par cette question, <strong>Blondel</strong> comprit qu'il lui se­<br />

rait diffici<strong>le</strong> de cacher plus longtemps la vérité.<br />

— <strong>Les</strong> Indiens sont ennemis de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s visages pâ<strong>le</strong>s, dit-il,<br />

après un combat contre eux et qui m'a été fatal, je fus lait pri­<br />

sonnier et <strong>condamné</strong> à m<strong>ou</strong>rir après avoir subi t<strong>ou</strong>tes sortes<br />

de t<strong>ou</strong>rments mais ils ont été empêchés d'exécuter <strong>le</strong>ur sen­<br />

tence par <strong>le</strong>ur s<strong>ou</strong>veraine, qui s'est s<strong>ou</strong>venue qu'un j<strong>ou</strong>r je lui<br />

avais sauvé la vie. Comme t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s enfants des forêts, el<strong>le</strong> pos­<br />

sède un grand cœur et el<strong>le</strong> se rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong> bien qui lui a été fait.<br />

El<strong>le</strong> obtint donc ma grâce et la liberté de Lucienne et de Miche-<br />

<strong>le</strong>tte, mais pendant <strong>le</strong> combat el<strong>le</strong>s avaient pris la fuite sans<br />

laisser de traces, et F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, la reine de la tribu, a<br />

v<strong>ou</strong>lu se joindre à moi avec quelques-uns de ses guerriers p<strong>ou</strong>r<br />

m'aider dans mes recherches. Nos efforts ont été jusqu'à pré­<br />

sent infructueux et n<strong>ou</strong>s n'avons rien tr<strong>ou</strong>vé.<br />

— El<strong>le</strong>s sont donc per<strong>du</strong>es ! s'écrièrent avec désespoir Joseph<br />

et Maurice, per<strong>du</strong>es dans ce pays sauvage et désert !<br />

— Où el<strong>le</strong>s sont exposées à mil<strong>le</strong> dangers!<br />

— Que faire ? Mon Dieu, que faire ? aj<strong>ou</strong>ta Maurice.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes ép<strong>ou</strong>x étaient en proie à une d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur bien<br />

faci<strong>le</strong> à comprendre.<br />

S<strong>ou</strong>dain Maurice dit à <strong>Blondel</strong> :<br />

— Père... depuis quand as-tu quitté ton habitation?


— 564 —<br />

—Depuis plus de vingt-quatre heures, répondit <strong>Blondel</strong><br />

étonné de voir comme un rayon d'espoir éclairer <strong>le</strong>s traits de<br />

son fils.<br />

— Et ta maison est sans d<strong>ou</strong>te la seu<strong>le</strong> de la contrée?<br />

— Il n'y a pas d'autres à quinze mil<strong>le</strong>s à la ronde.<br />

— Eh bien! ne se p<strong>ou</strong>rrait-il pas que Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte<br />

aient tr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong> chemin de la plantation et qu'el<strong>le</strong>s soient main­<br />

tenant en sûreté ?<br />

— Tu as raison, c'est possib<strong>le</strong>! repartit <strong>Blondel</strong>, qui ne v<strong>ou</strong>­<br />

lait pas en<strong>le</strong>ver à son fils cette dernière espérance ; n<strong>ou</strong>s allons<br />

n<strong>ou</strong>s y rendre sans perdre un instant; il sera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs temps,<br />

si el<strong>le</strong>s n'y sont pas, de recommencer nos recherches dans une<br />

autre direction.<br />

Il fut donc immédiatement décidé qu'on reprendrait immé­<br />

diatement <strong>le</strong> chemin de la plantation, et <strong>Blondel</strong> alla en infor-<br />

mer F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert.<br />

<strong>Les</strong> traits intelligents de la jeune Indienne prirent une ex-<br />

pression de vive contrariété en apprenant cela; il s'agissait<br />

d'une séparation à laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> n'était pas préparée et el<strong>le</strong><br />

resta un moment si<strong>le</strong>ncieuse : il était visib<strong>le</strong> qu'un vio<strong>le</strong>nt com­<br />

bat se livrait dans son cœur; ses yeux ardents exprimaient<br />

l'état de son âme.<br />

Enfin, faisant un vio<strong>le</strong>nt effort p<strong>ou</strong>r maîtriser son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>,<br />

el<strong>le</strong> dit à <strong>Blondel</strong> :<br />

— Tu veux n<strong>ou</strong>s quitter p<strong>ou</strong>r ret<strong>ou</strong>rner à ton habitation,<br />

mais je ne s<strong>ou</strong>ffrirai pas que tu partes seul, je t'accompagnerai<br />

jusqu'à ta maison.<br />

— Il est inuti<strong>le</strong> que tu prennes cette peine ! dit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Ec<strong>ou</strong>te, reprit la jeune Indienne en insistant, tu p<strong>ou</strong>rrais<br />

rencontrer des guerriers de ma tribu et être attaqué par eux,<br />

s'ils voient que tu es seul. Je veux profiter de l'occasion qui se<br />

présente de te témoigner ma reconnaissance, et je veux rester<br />

auprès de toi jusqu'à ce que tu sois rentré au milieu des tiens<br />

et à l'abri de t<strong>ou</strong>t danger


— 565 —<br />

— Que ton désir soit satisfait, répondit <strong>Blondel</strong> qui avait<br />

plusieurs raisons p<strong>ou</strong>r ne pas refuser l'offre que lui faisait la<br />

s<strong>ou</strong>veraine des Peaux R<strong>ou</strong>ges.<br />

On se prépara au départ.<br />

Oeil-de-Flamme qui avait assisté à cet entretien, quoique un<br />

peu à l'écart, avait remarqué <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> et l'agitation de F<strong>le</strong>ur-<br />

<strong>du</strong>-Désert et aucun des regards brûlants qu'el<strong>le</strong> avait jeté sur<br />

blondel ne lui avait échappé.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, tu semb<strong>le</strong>s <strong>ou</strong>blier que tu es notre s<strong>ou</strong>­<br />

veraine! lui dit il.<br />

— Comment l'ai-je <strong>ou</strong>blié? demanda la jeune femme en<br />

re<strong>le</strong>vant la tête avec hauteur.<br />

— A l'instant même, répondit Œil-de-Flamme avec amer­<br />

tume. Ce serait un malheur p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te notre tribu si tu venais<br />

à être exposée à un danger quelconque! Tu n'as pas <strong>le</strong> droit<br />

de t'éloigner et d'exposer inuti<strong>le</strong>ment ta vie!<br />

— Quel danger p<strong>ou</strong>rrait donc me menacer?<br />

— Crois-tu donc qu'il soit prudent d'al<strong>le</strong>r s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> toit d'un<br />

homme qui est notre ennemi et que n<strong>ou</strong>s avions <strong>condamné</strong> à<br />

m<strong>ou</strong>rir? Ne peut-il pas se venger sur toi et te faire égorger<br />

dans sa maison?<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert jeta au jeune guerrier un regard f<strong>ou</strong>­<br />

droyant.<br />

— Œil-de-Flamme! dit-el<strong>le</strong> d'un ton bref et impérieux, tu<br />

<strong>ou</strong>blies <strong>le</strong>s liens de reconnaissance qui me lient à sir Harris,<br />

mon sauveur, et l'affection t<strong>ou</strong>te fraternel<strong>le</strong> qu'il me porte!...<br />

Un s<strong>ou</strong>pçon comme celui que tu viens d'exprimer est indigns<br />

d'un brave et loyal guerrier, et tu devrais avoir honte de t'être<br />

laissé entraîner par la passion !<br />

Œil-de-Flamme tressaillit comme s'il avait été frappé d'un<br />

c<strong>ou</strong>p de poignard.<br />

Sa physionomie prit une expression terrib<strong>le</strong> de colère et de<br />

jal<strong>ou</strong>sie, mais il eut la force de cacher ses sentiments, et avec


— 566 —<br />

la dissimulation dont un Indien seul est capab<strong>le</strong> il s'inclina<br />

d'un air de s<strong>ou</strong>mission en disant :<br />

— J'ai eu tort de par<strong>le</strong>r ainsi de celui qui t'a sauvé la vie<br />

Je sais qu'il a un bon cœur et qu'il mérite ta confiance Je<br />

veux lui donner une marque de cordialité en t'accompagnant<br />

s<strong>ou</strong>s son toit!<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert s<strong>ou</strong>rit d'un air ironique.<br />

— F<strong>ou</strong>, répondit-el<strong>le</strong>: ta présence s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> toit de sir Harris<br />

serait p<strong>ou</strong>r lui la marque d'un s<strong>ou</strong>pçon <strong>ou</strong>trageux Je te com­<br />

prends! Je veux al<strong>le</strong>r seu<strong>le</strong> Toi, tu ret<strong>ou</strong>rneras au cam­<br />

pement avec tes guerriers et je v<strong>ou</strong>s rejoindrai avant que la<br />

lune ne se lève sur la forêt.<br />

— Mais v<strong>ou</strong>lut encore dire Œil-de-Flamme.<br />

— C'est ma volonté! dit fièrement la jeune Indienne, n'<strong>ou</strong>­<br />

blies pas que tu me dois obéissance!<br />

Œil do Flamme baissa la tête en renfermant dans son sein la<br />

colère qui <strong>le</strong> faisait bondir et alla rejoindre <strong>le</strong>s guerriers qui<br />

s'étaient assis par terre à quelque distance.<br />

Il <strong>le</strong>ur ordonna de remonter à cheval et de <strong>le</strong> suivre, puis<br />

t<strong>ou</strong>s reprirent <strong>le</strong> chemin <strong>du</strong> campement.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment ils avaient disparu.<br />

Le jeune chef avait peine à dissimu<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s sentiments qui<br />

b<strong>ou</strong>illonnaient dans son cœur.<br />

— J'ai caché ma colère devant F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, pensait-il;<br />

mais malheur à cet homme! ma vengeance saura l'at-<br />

teindre! Le j<strong>ou</strong>r n'est pas éloigné où je p<strong>ou</strong>rrai me défaire<br />

de celui qui m'a pris <strong>le</strong> cœur de ma s<strong>ou</strong>veraine!<br />

Pendant ce temps une autre petite tr<strong>ou</strong>pe composée de<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, de <strong>Blondel</strong>, de Maurice et de Joseph avait pris<br />

la direction de la plantation.<br />

La jeune Indienne qui connaissait t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s sentiers de la<br />

contrée allait la première, montée sur son c<strong>ou</strong>rsier des prairies<br />

et plongée dans une profonde rêverie.<br />

El<strong>le</strong> était suivie par <strong>Blondel</strong> qui, lui aussi, était absorbé par


— 567 —<br />

ses pensées; il songeait à la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur qu'épr<strong>ou</strong>veraient Maurice<br />

et Joseph en ne tr<strong>ou</strong>vant pas <strong>le</strong>urs jeunes ép<strong>ou</strong>ses à l'habitation<br />

et quand ils apprendraient à quel<strong>le</strong> mort atroce el<strong>le</strong>s<br />

avaient succombé.<br />

T<strong>ou</strong>t en ne p<strong>ou</strong>vant pas se rés<strong>ou</strong>dre à dire t<strong>ou</strong>te la vérité à<br />

Maurice il reconnut la nécessité qu'il y avait à l'y préparer.<br />

Il ra<strong>le</strong>ntit la marche de son cheval et vint se placer à côté de<br />

son fils.<br />

Ils marchèrent ainsi un moment en si<strong>le</strong>nce, puis <strong>Blondel</strong> dit<br />

à Maurice :<br />

— Mon fils, si j'ai consenti à ret<strong>ou</strong>rner à mon habitation,<br />

ce n'est pas que j'aie quelque espoir d'y tr<strong>ou</strong>ver cel<strong>le</strong>s que<br />

n<strong>ou</strong>s cherchons ; n<strong>ou</strong>s ne ferons que n<strong>ou</strong>s rafraîchir et n<strong>ou</strong>s<br />

n<strong>ou</strong>s remettrons en r<strong>ou</strong>te sans perdre un instant.<br />

— Sur quoi fondez-v<strong>ou</strong>s cette supposition ? demanda Joseph<br />

avec anxiété.<br />

— Je ne sais il est très-diffici<strong>le</strong> de retr<strong>ou</strong>ver son chemin.<br />

dans cette contrée sauvage et déserte.<br />

— V<strong>ou</strong>s craignez donc un malheur?<br />

— Non, mais je crains que Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte se soient<br />

égarées !<br />

— Ce serait affreux!...<br />

— Ah!... fit Maurice d'une voix altérée, qui sait si el<strong>le</strong>s ne<br />

sont pas maintenant abandonnées, épuisées par la fatigue<br />

et la faim!...<br />

— J'espère que non, fit <strong>Blondel</strong> profondément t<strong>ou</strong>ché par<br />

<strong>le</strong> désespoir de Maurice; mais dans un pays comme celui où<br />

n<strong>ou</strong>s sommes il faut être préparé à t<strong>ou</strong>t.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques heures de marche on aperçut <strong>le</strong>s toits<br />

de l'habitation à travers <strong>le</strong>s branches des arbres.<br />

— Est-ce là ? demanda Maurice dont la physionomie s'éclaira,<br />

d'un rayon d'espoir.<br />

— Oui ! répondit <strong>Blondel</strong> en baissant la tête.<br />

La question de son fils lui avait déchiré <strong>le</strong> cœur.


— 568 —<br />

Joseph, de son côté, avait peine à maîtriser sa joie.<br />

— Oh! mon Dieu! s'écria-t-il, si n<strong>ou</strong>s allions <strong>le</strong>s retr<strong>ou</strong>ver<br />

si el<strong>le</strong>s n<strong>ou</strong>s attendaient, quel<strong>le</strong> joie, quel bonheur! quel<strong>le</strong><br />

récompense p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s avons s<strong>ou</strong>ffert!...<br />

— Tais-toi! tais-toi!... fit Maurice d'une voix tremblante. Ne<br />

n<strong>ou</strong>s abandonnons pas trop vite à la joie!<br />

Ce serait trop affreux si notre espoir était trompé. Mon cœur<br />

était comme <strong>le</strong> tien rempli d'espérance, mais à mesure que<br />

n<strong>ou</strong>s avançons un sombre pressentiment envahit mon âme et<br />

me serre <strong>le</strong> cœur.<br />

Joseph ne répondit rien, mais il était faci<strong>le</strong> de voir qu'il<br />

n'était pas plus rassuré que son ami.<br />

<strong>Blondel</strong> se garda de prononcer une seu<strong>le</strong> paro<strong>le</strong> de consolation;<br />

il v<strong>ou</strong>lait laisser <strong>le</strong>s deux jeunes gens t<strong>ou</strong>t entiers à <strong>le</strong>urs<br />

d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuses pensées afin que la réalité <strong>le</strong>ur fût moins pénib<strong>le</strong>.<br />

La petite tr<strong>ou</strong>pe montait la c<strong>ou</strong>rte avenue qui con<strong>du</strong>isait à<br />

l'habitation.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p Maurice arrêta son cheval, son visage pâ<strong>le</strong><br />

comme un linge exprimait l'état de son âme.<br />

— Joseph, dit-il en appuyant sa main sur <strong>le</strong> bras de son<br />

ami, je n'ose al<strong>le</strong>r plus loin!<br />

— Et moi, répondit Joseph, je ne puis supporter plus longtemps<br />

cette incertitude, je veux c<strong>ou</strong>rir p<strong>ou</strong>r connaître la vérité!<br />

Et rendant la bride à son cheval il arriva au galop jusque<br />

devant la porte de l'habitation, sauta à terre et se précipita<br />

dans l'intérieur de la maison.<br />

Au même instant Maurice qui était resté en place entendit<br />

un cri perçant<br />

— Grand Dieu!... qu'a-t-il vu?... qu'a-t-il appris? pensa<br />

Maurice dont t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> sang afflua au cœur.<br />

— Quelque chose de terrib<strong>le</strong>, sans d<strong>ou</strong>te, répondit <strong>Blondel</strong><br />

qui était resté auprès de son fils.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Mon pauvre enfant, prépare-toi au malheur qui te menace


— 569 —<br />

Mais Maurice, incapab<strong>le</strong> de se contenir plus longtemps,<br />

s'écria :<br />

— Moi aussi je veux savoir la vérité !<br />

Et il se dirigea au galop vers la maison, accompagné de<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

Ayant mis pied à terre ils se précipitèrent vers l'entrée, puis<br />

ils s'arrêtèrent immobi<strong>le</strong>s de surprise et de bonheur.<br />

Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte vêtues de blanc venaient d'apparaître,<br />

s<strong>ou</strong>riantes et heureuses, sur <strong>le</strong> seuil que <strong>le</strong>s deux hommes se<br />

préparaient à franchir.<br />

C'étaient bien el<strong>le</strong>s !<br />

Lucienne se précipita dans <strong>le</strong>s bras de Maurice en versant<br />

des larmes de bonheur.<br />

Puis t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s deux vinrent embrasser <strong>Blondel</strong> dont l'émotion<br />

et la surprise n'étaient pas moindres que cel<strong>le</strong>s des jeunes<br />

ép<strong>ou</strong>x.<br />

Au milieu de la joie généra<strong>le</strong> un être manifestait son contentement<br />

d'une manière tel<strong>le</strong>ment comique et origina<strong>le</strong> qu'il finit<br />

par attirer l'attention et excita l'hilarité de t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde.<br />

C'était <strong>le</strong> nègre Jambo.<br />

On l'avait carressé, remercié, choyé, et <strong>le</strong> bonheur de ses<br />

maîtres semblait réel<strong>le</strong>ment lui avoir fait perdre la tête.<br />

Il faisait des cabrio<strong>le</strong>s dans <strong>le</strong>s corridors de la maison en<br />

riant d'un rire large qui montrait ses dents blanches comme<br />

l'ivoire, et ce ne fut qu'à grand peine qu'on parvint à <strong>le</strong> calmer.<br />

On se hâta de con<strong>du</strong>ire Maurice et Joseph dans une chambre<br />

où ils purent changer de vêtements, puis on se mit à tab<strong>le</strong>.<br />

Quand t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde se fut réconforté la conversation s'engagea<br />

et <strong>le</strong>s deux jeunes femmes <strong>du</strong>rent une fois encore raconter<br />

de quel<strong>le</strong> manière miracu<strong>le</strong>use el<strong>le</strong>s avaient été sauvées<br />

de l'î<strong>le</strong> des Serpents.<br />

Puis <strong>Blondel</strong> fit la proposition de faire une petite promenade<br />

dans la plantation, ce qui fut accepté et ils sortirent guidés par<br />

l'intendant qui marchait <strong>le</strong> premier, Maurice et Lucienne, Mi-


— 570 —<br />

che<strong>le</strong>tte et Joseph <strong>le</strong> suivaient pendant, que <strong>Blondel</strong> et F<strong>le</strong>ur<strong>du</strong>-Désert<br />

se tr<strong>ou</strong>vaient en arrière, à quelque distance.<br />

La jeune Indienne paraissait être s<strong>ou</strong>s l'empire d'un profond<br />

sentiment, el<strong>le</strong> marchait en si<strong>le</strong>nce, la tête baissée et <strong>le</strong>s veux<br />

fixés à terre et p<strong>ou</strong>ssait de temps en temps un profond s<strong>ou</strong>pir.<br />

Le spectac<strong>le</strong> de l'am<strong>ou</strong>r des jeunes ép<strong>ou</strong>x l'avait profondément<br />

émue et sa physionomie si expressive s'était c<strong>ou</strong>verte<br />

d'une triste mélancolie.<br />

El<strong>le</strong> finit par re<strong>le</strong>ver la tête et t<strong>ou</strong>rnant ses beaux yeux vers<br />

<strong>Blondel</strong>, el<strong>le</strong> lui dit tendrement en montrant <strong>le</strong>s deux c<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>s<br />

qui marchaient devant eux:<br />

— Harris, ... tu es réuni maintenant à ceux que tu aimes...<br />

V<strong>ou</strong>s êtes maintenant à l'abri de t<strong>ou</strong>t danger!... Mon cœur est<br />

content, j'ai pu te témoigner ma reconnaissance dans quelques<br />

instants je vais te quitter p<strong>ou</strong>r ret<strong>ou</strong>rner vers ma tribu!...<br />

— Déjà !... fit <strong>Blondel</strong> avec émotion.<br />

— Il <strong>le</strong> faut!<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ne resterais-tu pas quelques j<strong>ou</strong>rs avec n<strong>ou</strong>s?<br />

— C'est impossib<strong>le</strong>!<br />

— Si je t'en priais<br />

La jeune Indienne parut hésiter un moment, el<strong>le</strong> sec<strong>ou</strong>a ensuite<br />

la tête avec tristesse et dit :<br />

— Non!. . Je ne suis pas heureuse auprès de mes guerriers,<br />

il est vrai, mais ici je s<strong>ou</strong>ffre cruel<strong>le</strong>ment et il ne m'est pas<br />

permis de laisser voir ma d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur!<br />

<strong>Blondel</strong> avait depuis longtemps deviné <strong>le</strong> secret de la bel<strong>le</strong><br />

fil<strong>le</strong> des forêts; il s'arrêta, la prit par la main et l'attirant vers<br />

lui il lui demanda avec d<strong>ou</strong>ceur:<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, veux-tu n<strong>ou</strong>s quitter parce que tu crains<br />

Oeil-de-Flamme ?<br />

— Oeil-de-flamme?<br />

— Oui,... c'est lui que tu dois choisir p<strong>ou</strong>r ép<strong>ou</strong>x.<br />

— Oh !... jamais !<br />

— Et cependant tu l'as promis!


— Oh!... que je s<strong>ou</strong>ffre!...<br />

— 571 —<br />

<strong>Blondel</strong> se pencha à son oreil<strong>le</strong> et lui dit avec tendresse :<br />

— Si tu es malheureuse avec <strong>le</strong>s tiens, p<strong>ou</strong>rquoi ne restes-tu<br />

pas auprès de n<strong>ou</strong>s ?<br />

— Je suis une étrangère ici.<br />

— Une étrangère! Toi? Comment peux-tu par<strong>le</strong>r ainsi?<br />

— Tes paro<strong>le</strong>s sont-el<strong>le</strong>s sincères?<br />

— Harris n'est pas un ingrat. Il sait ce qui se passe dans ton<br />

cœur et il ne veut pas que tu s<strong>ou</strong>ffres plus longtemps.<br />

— Oh!... si je <strong>le</strong> savais!<br />

— Resterais-tu?<br />

— Oui!<br />

<strong>Blondel</strong> se tut.<br />

C'est ainsi que <strong>le</strong> bonheur semblait v<strong>ou</strong>loir entrer dans cette<br />

maison dont <strong>le</strong>s habitants avaient tant s<strong>ou</strong>ffert.<br />

T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong>ur faisait présager un avenir heureux et <strong>le</strong>urs coeurs<br />

s'<strong>ou</strong>vraient à l'espérance.<br />

Et cependant ce ciel si pur cachait un orage terrib<strong>le</strong> :<br />

Pendant que <strong>Blondel</strong> et ses amis s'abandonnaient à la joie<br />

un complot infernal se tramait contre lui.


— 572 —<br />

CHAPITRE III<br />

Le complot.<br />

N<strong>ou</strong>s avons vu dans <strong>le</strong> chapitre précédent qu'OEil-de-<br />

Flamme avait quitté F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert <strong>le</strong> cœur p<strong>le</strong>in de rage et<br />

de jal<strong>ou</strong>sie. Il fît <strong>le</strong> serment de se venger de son rival Harris. à<br />

qui il ne p<strong>ou</strong>vait penser sans sentir son sang b<strong>ou</strong>illonner dans<br />

ses veines.<br />

Cependant il pensait à la jeune Indienne et frissonnait à<br />

l'idée qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait, el<strong>le</strong> aussi, se venger.<br />

Il fallait qu'il tr<strong>ou</strong>vât <strong>le</strong> moyen de tirer vengeance d'un<br />

homme qu'il exécrait et en même temps gagner <strong>le</strong> cœur de<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, et il s'av<strong>ou</strong>ait à lui-même que ce n'était pas<br />

une chose faci<strong>le</strong>.<br />

C'est s<strong>ou</strong>s l'empire de ces réf<strong>le</strong>xions qu'il atteignit <strong>le</strong> campement<br />

et se dirigea vers son wigwam.<br />

Il rencontra Précigny et Mac-Bell qui, frappés de l'expression<br />

sauvage et féroce répan<strong>du</strong>e sur sa physionomie, <strong>le</strong> questionnèrent<br />

en feignant de lui porter <strong>le</strong> plus vif intérêt.<br />

Le jeune Indien était trop inexpérimenté et son émotion<br />

était trop forte, p<strong>ou</strong>r qu'il pût dissimu<strong>le</strong>r, en <strong>ou</strong>tre, il épr<strong>ou</strong>vait<br />

comme un besoin d'épancher <strong>le</strong>s sentiments qui oppressaient<br />

son cœur.<br />

Il <strong>le</strong>ur raconta donc que F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert avait v<strong>ou</strong>lu accompagner<br />

sir Harris à son habitation et qu'il craignait qu'el<strong>le</strong> ne<br />

c<strong>ou</strong>rût quelque danger dans cette maison qui appartenait à un<br />

visage pâ<strong>le</strong>, ennemi des Indiens


— 573 —<br />

— N'épr<strong>ou</strong>ves-tu pas p<strong>ou</strong>r ta s<strong>ou</strong>veraine aucun sentiment<br />

particulier? lui demanda Précigny.<br />

OEil-de-Flamme fit un m<strong>ou</strong>vement involontaire qu'il réprima<br />

sur-<strong>le</strong>-champ, puis il dit en fronçant <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rcil:<br />

— Non!....Mais p<strong>ou</strong>rquoi cette question?<br />

— P<strong>ou</strong>r savoir si je puis te par<strong>le</strong>r franchement.<br />

— De qui veux-tu me par<strong>le</strong>r ?<br />

— De sir Harris !<br />

— De sir Harris ?<br />

— N'as-tu jamais pensé que cet homme p<strong>ou</strong>vait avoir em­<br />

ployé des moyens magiques p<strong>ou</strong>r s'emparer <strong>du</strong> cœur de F<strong>le</strong>ur-<br />

<strong>du</strong>-Désert ?<br />

— Le connais-tu ?<br />

— Certainement.<br />

— Qu'est-il donc ?<br />

— Ce serait beauc<strong>ou</strong>p trop long à te raconter.... Un j<strong>ou</strong>r je<br />

te dirai son vrai nom et je t'apprendai quel<strong>le</strong> a été son existence.<br />

— Et tu crois que cet homme a employé des moyens surnaturels?<br />

demanda OEil-de-Flamme, cré<strong>du</strong><strong>le</strong> comme t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

Indiens.<br />

— J'en sois certain... Comment expliquer autrement l'am<strong>ou</strong>r<br />

qu'il inspire !<br />

— Ah !... tu as aussi remarqué cela ?<br />

— Oui.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert l'aime, n'est-ce pas ?<br />

— El<strong>le</strong> l'aime éper<strong>du</strong> ment et...<br />

— Oui, <strong>ou</strong>i, el<strong>le</strong> l'aime! fit <strong>le</strong> jeune Indien d'une voix rude;<br />

el<strong>le</strong> l'aime assez p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t lui sacrifier !<br />

— C'est évident, fit Précigny, il faudrait être aveug<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r<br />

ne pas <strong>le</strong> voir.<br />

— Mais que faire? s'écria Œil-de-Flamme en faisant un geste<br />

de désespoir.


— 574 —<br />

— Oh ! fit Précigny, il y a mil<strong>le</strong> moyens de combattre un<br />

rival et de s'en défaire.<br />

— Quels moyens ?<br />

— Ils sont très-variés... et si tu es disposé...<br />

— Par<strong>le</strong>, fit vivement l'Indien, par<strong>le</strong>! ... mon cœur bondit<br />

de colère et de jal<strong>ou</strong>sie, et quel que soit <strong>le</strong> moyen que tu veuil<strong>le</strong>s<br />

me proposer, je l'accepte d'avance !<br />

— Bien ! reprit Précigny. Viens ce soir dans ma cabane,<br />

n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons par<strong>le</strong>r sans crainte!<br />

— J'y consens, répondit OEil-de-Flamme, mais auparavant<br />

je veux consulter celui qui converse avec <strong>le</strong>s esprits, sa paro<strong>le</strong><br />

fera peut-être un peu de lumière dans mon âme.<br />

Et il s'éloigna en se dirigeant vers un f<strong>ou</strong>rré épais.<br />

Précigny et Mac-Bell regagnèrent éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>ur cabane<br />

sans remarquer qu'un indivi<strong>du</strong> caché dans un buisson a avait<br />

assisté à <strong>le</strong>ur conversation avec l'Indien.<br />

Cet indivi<strong>du</strong> n'était autre que notre vieil<strong>le</strong> connaissance<br />

Laposto<strong>le</strong>.<br />

Cet homme, vrai enfant de Paris, était d'une nature excessivement<br />

curieuse, et il avait éc<strong>ou</strong>té bien moins p<strong>ou</strong>r savoir <strong>le</strong>s<br />

secrets de l'Indien que p<strong>ou</strong>r connaître <strong>le</strong>s secrets de Précigny<br />

et de l'Ecossais.<br />

Il fit un dét<strong>ou</strong>r en rampant s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s branches, et quand Œilde-Flamme<br />

eut fait quelques pas dans la forêt, il <strong>le</strong> rencontra<br />

sur son chemin.<br />

N<strong>ou</strong>s devons dire que Laposto<strong>le</strong> avait su gagner la confiance<br />

des Peaux R<strong>ou</strong>ges et, en particulier, cel<strong>le</strong> d'Œil-de-<br />

Flamme.<br />

Le jeune guerrier s'amusait des espiég<strong>le</strong>ries <strong>du</strong> Parisien, qui<br />

était sans cesse de bonne humeur.<br />

Il connaissait une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>rs de passe-passe, qu'il avait<br />

appris sur <strong>le</strong>s places publiques de la capita<strong>le</strong> et qu'il exécutait<br />

avec beauc<strong>ou</strong>p de dextérité, ce qui s<strong>ou</strong>vent avait excité l'hilarité<br />

des Indiens.


— 575 —<br />

Oeil-de-flamme ne fut nul<strong>le</strong>ment surpris de rencontrer<br />

Laposto<strong>le</strong> et il <strong>le</strong> salua cordia<strong>le</strong>ment<br />

Laposto<strong>le</strong> lui rendit son salut, puis il lui dit sans façon :<br />

— Où vas-tu, Oeil-de-flamme, et p<strong>ou</strong>rquoi as tu une physio-<br />

nomie aussi grave?<br />

— Je vais demander un conseil au Manit<strong>ou</strong>.<br />

— Le Manit<strong>ou</strong>!... qu'est-ce que c'est donc? est-ce que cela<br />

vo<strong>le</strong> dans l'air <strong>ou</strong> si cela nage dans l'eau !<br />

Oeil-de-flamme parut indigné de la plaisanterie de Lapos-<br />

to<strong>le</strong>, il lui lança un regard irrité et lui dit :<br />

— Ne par<strong>le</strong> pas ainsi <strong>du</strong> personnage qui converse avec <strong>le</strong><br />

Grand-Esprit!<br />

Le Parisien s'inclina avec une gravité comique.<br />

— C'est bon!... répondit-il; <strong>du</strong> moment qu'il s'agit d'un<br />

saint... Mais comment se fait-il que je ne l'aie jamais vu depuis<br />

que je suis au milieu de v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Le Manit<strong>ou</strong> vit dans la solitude et <strong>le</strong> recueil<strong>le</strong>ment, répon­<br />

dit l'Indien, et surt<strong>ou</strong>t depuis que n<strong>ou</strong>s avons des visages<br />

pâ<strong>le</strong>s dans notre campement.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi cela ?<br />

— Je l'ignore!<br />

— Et de quoi vit-il ?<br />

— Il se n<strong>ou</strong>rrit de racines... Il passe son temps à par<strong>le</strong>r au<br />

Grand-Esprit et t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s guerriers de la tribu <strong>le</strong> vénèrent.<br />

— P<strong>ou</strong>r quel<strong>le</strong> raison?<br />

— Parce qu'il connaît <strong>le</strong>s secrets de l'avenir et des mondes<br />

supérieurs et qu'il a fait vœu de ne jamais approcher d'une<br />

femme.<br />

Laposto<strong>le</strong> se gratta derrière l'oreil<strong>le</strong> en faisant une grimace.<br />

— Diab<strong>le</strong>, dit-il,... la position de saint me semb<strong>le</strong> avoir des<br />

côtés bien désagréab<strong>le</strong>s!<br />

— Et notre Manit<strong>ou</strong> a des mérites supérieurs aux autres,


— 576 —<br />

parce qu'il a beauc<strong>ou</strong>p s<strong>ou</strong>ffert, il a en<strong>du</strong>ré <strong>le</strong> martyre avant<br />

que d'arriver dans notre tribu !<br />

— Que dis-tu?<br />

— On a percé quatre fois son corps de part en part avec<br />

une pointe de fer, on peut encore en voir <strong>le</strong>s marques ; il porte<br />

sur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s des signes mystérieux qui sont tracés dans la<br />

peau et une de ses jambes qui porte éga<strong>le</strong>ment des marques<br />

de b<strong>le</strong>ssures, l'empêche de marcher comme t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde et<br />

rend sa démarche inéga<strong>le</strong>.<br />

En entendant ces paro<strong>le</strong>s, Laposto<strong>le</strong> fit un m<strong>ou</strong>vement de<br />

surprise.<br />

— Tiens ! fit-il comme en se parlant à lui-même, j ai connu<br />

des hommes qui avaient des marques exactement pareil<strong>le</strong>s.<br />

— Quels étaient ces hommes? demanda l'Indien intrigué.<br />

— Des camarades que j'ai laissés dans mon pays.<br />

— Aucun de ceux que tu as connus ne peut être comparé à<br />

notre Manit<strong>ou</strong>. T<strong>ou</strong>t autre que lui aurait succombé à ses tortures<br />

et <strong>le</strong>s esprits lui ont accordé <strong>le</strong>ur confiance parce qu'il<br />

est destiné à de grandes choses. Il a déjà fait des mirac<strong>le</strong>s depuis<br />

qu'il est avec n<strong>ou</strong>s.<br />

Laposto<strong>le</strong> ne répondit pas, il semblait absorbé par une<br />

pensée.<br />

Ce que <strong>le</strong> jeune Indien venait de lui raconter <strong>ou</strong>vrait un<br />

vaste champ à son imagination et excitait au plus haut point<br />

sa curiosité.<br />

— Je dois av<strong>ou</strong>er, reprit-il au b<strong>ou</strong>t d'un moment, qu'il ne me<br />

serait pas désagréab<strong>le</strong> de voir ce Manit<strong>ou</strong>, y aurait-il indiscrétion<br />

à demander à <strong>le</strong> voir?<br />

— Dans quel but ?<br />

— Cela m'intéresse beauc<strong>ou</strong>p, j'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs eu <strong>du</strong> goût p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong>s choses sacrées et mystérieuses.<br />

— Me promets-tu de te con<strong>du</strong>ire convenab<strong>le</strong>ment?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te !... je serais muet comme un poisson.<br />

— Eh bien ! suis-moi.


— 577 —<br />

Et l'Indien reprit sa marche, accompagné de Laposto<strong>le</strong>.<br />

Ils marchèrent pendant un temps assez long, <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong><br />

vivant dans l'iso<strong>le</strong>ment. Ils finirent cependant par apercevoir<br />

une petite cabane ent<strong>ou</strong>rée de buissons et d'arbustes.<br />

to<strong>le</strong>:<br />

Oeil-de flamme s'arrêta et, <strong>le</strong>vant la main, il dit à Lapos­<br />

— C'est là.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta d'un air de vénération et de respect:<br />

— Persistes-tu t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans ton intention?<br />

— Certainement ! p<strong>ou</strong>rquoi me fais tu cette question ?<br />

— Réfléchis avant de pénétrer dans cette cabane!<br />

— Réfléchir ? p<strong>ou</strong>rquoi ?<br />

— Je dois te dire que <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> lit dans <strong>le</strong> cœur des hommes<br />

comme dans un livre <strong>ou</strong>vert. Tes pensées <strong>le</strong>s plus secrètes<br />

lui apparaîtront aussi clairement que <strong>le</strong>s étoi<strong>le</strong>s que l'on voit<br />

au ciel pendant la nuit. N'as-tu aucune pensée que tu veuil<strong>le</strong>s<br />

tenir cachée?... Ne crains tu rien ?<br />

— Craindre?... Non... je n'ai peur de rien, répondit Laposto<strong>le</strong><br />

avec emphase.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Mon cœur est pur comme <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r !<br />

— Ainsi tu veux entrer ?<br />

— Oui !<br />

Oeil-de-flamme s'avança vers la hutte, suivi de Laposto<strong>le</strong>,<br />

il p<strong>ou</strong>ssa la porte qui était entr'<strong>ou</strong>verte et ils entrèrent.<br />

L intérieur de cette cabane était très sombre et ce ne fut<br />

qu'au b<strong>ou</strong>t d'un moment que Laposto<strong>le</strong> put distinguer une<br />

forme humaine accr<strong>ou</strong>pie dans un coin<br />

Puis ses yeux s'acc<strong>ou</strong>tumant peu à peu aux ténèbres il vit<br />

que c'était un homme qui avait <strong>le</strong> visage horrib<strong>le</strong>ment tat<strong>ou</strong>é ;<br />

il murmurait à demi-voix de paro<strong>le</strong>s inintelligib<strong>le</strong>s qu'il prononçait<br />

avec une inconcevab<strong>le</strong> rapidité, ses yeux étaient fixés<br />

sur une petite ido<strong>le</strong> de bois grossièrement faite et il paraissait<br />

43


— 578 —<br />

tel<strong>le</strong>ment absorbé dans sa méditation qu'il ne sembla nul<strong>le</strong><br />

ment s'apercevoir de la présence des deux visiteurs.<br />

Cependant Laposto<strong>le</strong> crut remarquer que l'air frais qui<br />

entrait par la porte incommodait <strong>le</strong> saint personnage dont <strong>le</strong>s<br />

yeux commençaient à clignoter, ce qui ne donna pas au Parisien<br />

une bien haute idée <strong>du</strong> recueil<strong>le</strong>ment <strong>du</strong> Manit<strong>ou</strong>.<br />

Oeil-de-flamme s'approcha de lui et lui t<strong>ou</strong>cha légèrement<br />

l'épau<strong>le</strong>.<br />

Puis il lui dit d'un air de respect et en même temps<br />

digne :<br />

— Ami,... cesse p<strong>ou</strong>r un instant tes prières et éc<strong>ou</strong>te-moi.<br />

A ces paro<strong>le</strong>s <strong>le</strong> saint homme <strong>le</strong>va la tête et considéra<br />

l'Indien comme s'il avait de la peine à <strong>le</strong> reconnaître.<br />

Il finit cependant par se t<strong>ou</strong>rner complètement vers lui et<br />

lui dit:<br />

— Tu es venu auprès de moi p<strong>ou</strong>r me demander un conseil :<br />

par<strong>le</strong> ... je suis prêt à t'éc<strong>ou</strong>ter.<br />

Laposto<strong>le</strong> qui était resté immobi<strong>le</strong> dans un coin obscur<br />

observait t<strong>ou</strong>t, croyant ne pas être vu par <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> dont il<br />

suivait curieusement chaque m<strong>ou</strong>vement et chaque geste.<br />

<strong>Les</strong> premières paro<strong>le</strong>s que l'ermite avait prononcées avaient<br />

provoqué chez Laposto<strong>le</strong> un m<strong>ou</strong>vement involontaire de<br />

surprise, comme si cette voix lui eût rappelé un vague s<strong>ou</strong>venir.<br />

— C'est curieux, pensait-il, ... cet Indien me fait l'effet de ne<br />

pas être complétement au c<strong>ou</strong>rant de sa langue !<br />

Cependant rien chez lui ne trahissait sa curiosité, et il continuait<br />

ses observations.<br />

— Tu veux que je par<strong>le</strong> ? demanda Oeil-de-flamme, est-il<br />

donc nécessaire que je te dise ce qui m'amène auprès de toi?<br />

Ne <strong>le</strong> devines-tu pas, toi p<strong>ou</strong>r qui <strong>le</strong> cœur des hommes n'a<br />

rien de caché ?<br />

Le saint fixa un instant <strong>le</strong> jeune Indien, puis il repartit:<br />

— Tu penses donc t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert ?


— 579 —<br />

— T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs!<br />

— Et tu oses d<strong>ou</strong>ter des promesses que je t'ai faites?<br />

— Oui !... je d<strong>ou</strong>te... Tu m'avais promis que F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert<br />

m'aimerait quand el<strong>le</strong> aurait bu la liqueur magique que tu<br />

avais préparée... Eh bien ?... son cœur appartient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à un<br />

autre !<br />

En parlant Oeil-de-flamme avait froncé <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>rcils et sa<br />

physionomie avait pris une expression de menace et de colère :<br />

il posa sa main sur l'épau<strong>le</strong> <strong>du</strong> Manit<strong>ou</strong> et il reprit :<br />

— Ec<strong>ou</strong>te !... mon cœur est p<strong>le</strong>in !... je ne puis ni ne veux<br />

plus attendre!... prends garde !... malheur à toi si tu avais<br />

l'audace de me tromper !<br />

— Depuis quand Oeil-de-flamme n'a-t-il plus confiance en<br />

moi ? demanda <strong>le</strong> saint ermite.<br />

— Depuis que ce fatal am<strong>ou</strong>r est entré dans mon Coeur !<br />

répondit l'Indien.<br />

— Ainsi tu ne crois pas à ma t<strong>ou</strong>te-puissance ?<br />

— te crains que tu ne sois pas aussi puissant que tu <strong>le</strong> dis.<br />

— Ce s<strong>ou</strong>pçon te sera funeste !.. Prends garde à ton t<strong>ou</strong>r!<br />

.... Par<strong>le</strong>s, si tu peux calmer ton c<strong>ou</strong>rr<strong>ou</strong>x.<br />

— Je m'efforcerai de rester calme.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert sera <strong>le</strong> prix des efforts que tu feras p<strong>ou</strong>r<br />

rester maître de toi-même !<br />

— Peux-tu <strong>le</strong> jurer ?<br />

— Je <strong>le</strong> jure !<br />

Oeil-de-flamme ne répondit rien et <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> garda éga<strong>le</strong>ment<br />

<strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce pendant un moment.<br />

Enfin il re<strong>le</strong>va la tête <strong>le</strong>ntement, comme s'il sortait d'une<br />

profonde méditation, t<strong>ou</strong>rna ses regards vers <strong>le</strong> jeune Indien et<br />

lui dit d'une voix grave et so<strong>le</strong>nnel<strong>le</strong> :<br />

— Il y a un homme dont la présence empêche la boisson<br />

magique de pro<strong>du</strong>ire son effet !<br />

— Oh!... <strong>ou</strong>i, ...je <strong>le</strong> connais cet homme; ... c'est <strong>le</strong> planteur,<br />

sir Harris !


— 580 —<br />

— La puissance mystérieuse de cet homme d<br />

et p<strong>ou</strong>r cela il faut un p<strong>ou</strong>voir supérieur.<br />

— Crois-tu p<strong>ou</strong>voir <strong>le</strong> faire ?<br />

— Je <strong>le</strong> puis !<br />

— Par quel moyen ?<br />

— Au moyen d'une préparation enchantée.<br />

— Oh !. . donne !... donne !<br />

Le Manit<strong>ou</strong> se <strong>le</strong>va et alla dans <strong>le</strong> fond de sa hutte prendre<br />

une espèce de fio<strong>le</strong> qu'il montra à l'Indien d'un air mystérieux<br />

et so<strong>le</strong>nnel, et comme si ce c'eût une chose sacrée.<br />

— Prends, dit il, et n'<strong>ou</strong>blies pas que ce moyen est infaillib<strong>le</strong>.<br />

Mais au moment où Oeil-de-flamme tendait la main p<strong>ou</strong>r<br />

saisir <strong>le</strong> breuvage magique <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> s'arrêta, et montrant <strong>du</strong><br />

doigt Laposto<strong>le</strong> qu'il venait d'apercevoir dans son coin, il<br />

s'écria d'un air irrité et sévère :<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi as-tu amené un visage pâ<strong>le</strong> dans la hutte <strong>du</strong><br />

Manit<strong>ou</strong>?... ces hommes sont ennemis <strong>du</strong> Grand-Esprit, ils<br />

t<strong>ou</strong>rnent nos c<strong>ou</strong>tumes en dérision et <strong>le</strong>ur incré<strong>du</strong>lité est une<br />

offense p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s ! N'<strong>ou</strong>blie pas cela et que cela te serve de<br />

<strong>le</strong>çon p<strong>ou</strong>r l'avenir !<br />

Puis il lui donna la fio<strong>le</strong> en lui disant :<br />

— Et maintenant, mon fils, laisse-moi à mes méditations!<br />

Oeil-de-flamme s'inclina d'un air de profonde s<strong>ou</strong>mission<br />

puis il sortit en faisant à Laposto<strong>le</strong> <strong>le</strong> signe de <strong>le</strong> suivre.<br />

— As-tu enten<strong>du</strong> ?... lui dit-il d'un air de reproche, quand<br />

ils furent un peu éloignés, tu as excité <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rr<strong>ou</strong>x <strong>du</strong> Manit<strong>ou</strong><br />

; prends garde de jamais revenir ici, car il p<strong>ou</strong>rrait<br />

appe<strong>le</strong>r sur ta tête un malheur p<strong>ou</strong>r te punir de ton audace.<br />

— Bon, bon !... répondit Laposto<strong>le</strong>, un bon conseil a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

sa va<strong>le</strong>ur, et je n'ai pas la moindre envie de m'exposer à la<br />

colère <strong>du</strong> Manit<strong>ou</strong>; il ne m'a nul<strong>le</strong>ment inspiré <strong>le</strong> désir de<br />

faire avec lui plus amp<strong>le</strong> connaissance.<br />

Oeil-de-flamme répondit aux paro<strong>le</strong>s <strong>du</strong> Parisien par un


— 581 —<br />

geste d'approbation et il continua sa r<strong>ou</strong>te en si<strong>le</strong>nce<br />

dans ses réf<strong>le</strong>xions.<br />

Ils arrivèrent, bientôt au campement, et dès que Laposto<strong>le</strong><br />

se tr<strong>ou</strong>va seul il se mit éga<strong>le</strong>ment à songer et à évoquer ses<br />

s<strong>ou</strong>venirs.<br />

— C'est égal ! finit-il par dire à demi-voix, cotte affaire ne<br />

me parait pas très claire!... mais je veux l'approfondir, et<br />

avant une heure j'aurai tr<strong>ou</strong>vé la c<strong>le</strong>f de cette énigme !<br />

Oeil de flamme s'était dirigé vers son wigwam, et en passant<br />

vers la cabane habitée par Précigny et Mac Bell, il tr<strong>ou</strong>va <strong>le</strong>s<br />

deux complices qui l'attendaient.<br />

Précigny s'avança au devant de l'Indien et lui fit signe de<br />

s'asseoir en lui disant :<br />

— Je te remercie d'être venu;... et maintenant que n<strong>ou</strong>s<br />

sommes réunis n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons par<strong>le</strong>r sans crainte.<br />

Oeil-de-flamme s'était assis.<br />

— Tu aimes F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert, continua Précigny en accentuant<br />

chacune de ses paro<strong>le</strong>s ; tu épr<strong>ou</strong>ves p<strong>ou</strong>r cette<br />

jeune femme une de ces passions qui envahissent et dévorent<br />

<strong>le</strong> cœur, qui <strong>le</strong> tuent, si el<strong>le</strong>s ne sont pas satisfaites!... N'est-ce<br />

pas ainsi ?<br />

— Oui ! répondit l'Indien.<br />

— Et tu veux qu'el<strong>le</strong> soit la femme ?<br />

Un éclair brilla dans <strong>le</strong> regard de l'Indien qui fit de la tête<br />

un signe affirmatif.<br />

— Eh bien, continua Précigny ; quand on aime une femme<br />

à ce point on doit haïr son rival et tu dois porter à<br />

sir Harris une haine éga<strong>le</strong> à l'am<strong>ou</strong>r que tu épr<strong>ou</strong>ves p<strong>ou</strong>r<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

— Oui!... fit avec emportement Oeil-de-flamme, je <strong>le</strong> hais!<br />

je l'exècre !<br />

— Il y a cependant une chose que je ne puis comprendre,<br />

reprit Précigny.<br />

— Quel<strong>le</strong> chose ?


— 582 —<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ne t'es-tu pas encore débarrassé de ton rival?<br />

— Je ne suis pas capab<strong>le</strong> d'une lâcheté!<br />

— Oh!... <strong>le</strong>s moyens sont s<strong>ou</strong>vent justifiés par <strong>le</strong> but que<br />

l'on se propose !<br />

— Je ne tuerai jamais sir Harris !<br />

— Comment !... aurais-tu autant de délicatesse ?<br />

— Non,.,. ce n'est pas cela... mais... comment p<strong>ou</strong>rrais-je<br />

faire m<strong>ou</strong>rir sir Harris sans m'attirer la haine de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-dé-<br />

sert ?... Ce serait folie de ma part, car je comprends bien qu'el<strong>le</strong><br />

ne p<strong>ou</strong>rrait jamais aimer <strong>le</strong> meurtrier de celui qu'el<strong>le</strong> me<br />

préfère.<br />

— Tu n'as pas t<strong>ou</strong>t à fait tort, repartit Précigny; mais ce<br />

que tu ne peux pas faire, n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vons, n<strong>ou</strong>s, qui n'avons<br />

pas <strong>le</strong>s mêmes motifs que toi d'épargner cet homme.<br />

— One veux-tu-dire? quel est ton projet?<br />

— Il est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>... peux-tu tr<strong>ou</strong>ver dans ta tribu vingt<br />

guerriers qui te soient dév<strong>ou</strong>és et disposés à obéir aveuglément<br />

à tes ordres ?<br />

— Certainement;... p<strong>ou</strong>r cela je n'ai besoin que d'un mot,...<br />

un signe !....<br />

— S'il en est ainsi, rassemb<strong>le</strong> ces vingt hommes, dis <strong>le</strong>ur<br />

de se préparer à partir avec moi demain matin au point <strong>du</strong><br />

j<strong>ou</strong>r.<br />

— Où veux-tu <strong>le</strong>s con<strong>du</strong>ire ?<br />

— A Valnoir, la plantation de sir Harris et une fois<br />

que n<strong>ou</strong>s serons arrivés!... oh!... j'ai conçu un projet admirab<strong>le</strong><br />

!<br />

— Veux-tu verser <strong>du</strong> sang ?<br />

— Pas une seu<strong>le</strong> g<strong>ou</strong>tte... Je me contenterai de m'assurer<br />

de la personne de sir Harris et de la mettre dans un endroit<br />

où il aura <strong>le</strong> temps de penser à ses affaires jusqu'à à ce que<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert se soit décidée à devenir ta femme.<br />

— Si tu fais cela tu peux compter sur mon amitié éternel<strong>le</strong> !<br />

s'écria Oeil-de-flamme enth<strong>ou</strong>siasmé.


— 583 —<br />

— Cela se fera comme je te <strong>le</strong> dis. répondit Précigny ; tu<br />

peux compter sur n<strong>ou</strong>s.<br />

Et quand tu auras tenu ta paro<strong>le</strong>, dit l'Indien, tu me<br />

demanderas ce que tu v<strong>ou</strong>dras, je te jure que si c'est en mon<br />

p<strong>ou</strong>voir tu seras satisfait.<br />

— Très bien!... ainsi c'est convenu, tu mettras à ma disposition<br />

vingt hommes qui exécuteront t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s ordres que tu <strong>le</strong>ur<br />

donneras, sans craindre aucun danger?<br />

— Ils iront où je <strong>le</strong>ur dirai d'al<strong>le</strong>r et feront ce que je <strong>le</strong>ur<br />

dirai de faire, sans hésiter, et même au risque de perdre la<br />

vie.<br />

— Si tu dis vrai notre entreprise réussira.<br />

Pendant que Précigny, Mac-Bell et Oeil-de-flamme formaient<br />

ce complot condre <strong>Blondel</strong>, Laposto<strong>le</strong> avait résolu de mettre à<br />

exécution <strong>le</strong>s idées sons l'empire desquel<strong>le</strong>s n<strong>ou</strong>s l'avons<br />

laissé.<br />

Quand il fut assuré que personne ne <strong>le</strong> voyait il se ret<strong>ou</strong>rna<br />

et reprit la r<strong>ou</strong>te qu'il avait faite un moment auparavant<br />

avec l'Indien.<br />

C'était <strong>le</strong> sentier qui con<strong>du</strong>isait à la hutte <strong>du</strong> Manit<strong>ou</strong>.<br />

Quand il arriva en vue de cette cabane il ra<strong>le</strong>ntit son pas et<br />

se glissa dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir s'approcher sans être<br />

aperçu: deux minutes après il se tr<strong>ou</strong>vait auprès de la porte<br />

qui était <strong>ou</strong>verte et il entra sans faire <strong>le</strong> moindre bruit.<br />

Le Manit<strong>ou</strong> était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs occupé dans son coin, occupé<br />

comme auparavant, à marmotter des paro<strong>le</strong>s inintelligib<strong>le</strong>s en<br />

faisant des grimaces qui, en t<strong>ou</strong>t autre moment, eussent excité<br />

l'hilarité <strong>du</strong> Parisien.<br />

Mais il avait un projet plus sérieux p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> quart-d'heure.<br />

Il s'avança donc vers <strong>le</strong> saint et lui t<strong>ou</strong>cha légèrement<br />

l'épau<strong>le</strong> comme il l'avait vu faire à Oeil de-flamme, puis se<br />

penchant à son oreil<strong>le</strong> il murmura quelques mots à demi<br />

voix.


— 584 —<br />

Un tressail<strong>le</strong>ment sec<strong>ou</strong>a <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> qui jeta aut<strong>ou</strong>r de lui<br />

un c<strong>ou</strong>p-d'oeil anxieux.<br />

— Tiens !... fit Laposto<strong>le</strong> en riant, il me semb<strong>le</strong> que tu<br />

comprends <strong>le</strong> français !<br />

— Moi ?... répondit <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> visib<strong>le</strong>ment décontenancé.<br />

— Que diab<strong>le</strong>! reprit Laposto<strong>le</strong> ; sans avoir l'habitude de<br />

converser avec <strong>le</strong>s dieux des Indiens, je possède néanmoins<br />

quelques connaissances de magie, et si tu veux je vais t'en<br />

donner un échantillon !<br />

— Que veux-tu dire<br />

— Est ce que par hasard tu d<strong>ou</strong>terais de ma science ?<br />

— Je ne te comprends pas.<br />

— Tu vas me comprendre, repartit Laposto<strong>le</strong> qui continua<br />

avec une gravité comique :<br />

— En vertu de ma puissance magique je veux que ce Manit<strong>ou</strong><br />

indien se transforme en un être de ma connaissance qui a<br />

vécu pendant un certain temps à T<strong>ou</strong>lon quand aux cicatrices<br />

qui c<strong>ou</strong>vrent son corps et qui montrent qu'il a été martyrisé.<br />

el<strong>le</strong>s changeront éga<strong>le</strong>ment, cel<strong>le</strong>s de l'épau<strong>le</strong> deviendront la<br />

marque <strong>du</strong> b<strong>ou</strong>rreau et cel<strong>le</strong>s <strong>du</strong> dos seront cel<strong>le</strong>s qui ont été<br />

faites par <strong>le</strong>s dents d'une gril<strong>le</strong> de fer sur un nommé Faillard<br />

que tu connais, mon brave, et qui a la vie <strong>du</strong>re, à ce qu'il<br />

paraît.<br />

Le Manit<strong>ou</strong> avait repris son calme et il avait éc<strong>ou</strong>té <strong>le</strong> boniment<br />

de Laposto<strong>le</strong> sans remuer ; il se contenta de hocher la<br />

tête en disant :<br />

— Faillard ?... T<strong>ou</strong>lon ?.... je ne comprends pas !...<br />

— Voyons ! voyons ! reprit Laposto<strong>le</strong> d'un air de reproche<br />

et d'ironie, est-ce ainsi qu'on reçoit un ancien ami, parce qu'il<br />

est dans <strong>le</strong> malheur?... allons !... aies un bon m<strong>ou</strong>vement et<br />

tends la main au Parisien !<br />

Et comme <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> hésitait et ne paraissait pas p<strong>ou</strong>voir<br />

prendre une résolution Laposto<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Du reste je te conseil<strong>le</strong> de ne pas essayer de prendre de


— 535 —<br />

faux-fuyants, parce que dans ce cas j'irais tr<strong>ou</strong>ver l'Ecossais<br />

qui se tr<strong>ou</strong>ve dans <strong>le</strong>s environs et qui est aussi une de tes an-<br />

ciennes connaissances ; je suis sûr qu'il se ferait plaisir de ra­<br />

conter à tes admirateurs à peau-r<strong>ou</strong>ge ce qu'il sait sur ton<br />

compte.<br />

Cette menace fit frémir <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> qui fit un geste de frayeur<br />

en balbutiant.<br />

— Si<strong>le</strong>nce... si<strong>le</strong>nce !<br />

— Ainsi tu av<strong>ou</strong>es ?<br />

— Il faut bien.<br />

— A la bonne heure !... c'est <strong>du</strong> reste ce que tu as de mieux<br />

à faire, d'autant plus que j'ai besoin de t'interroger.<br />

— Moi ?<br />

— Certainement !<br />

— Et sur quoi donc ?<br />

— Oh ! ce n'est pas sur ton compte, tu me raconteras tes<br />

aventures une autre fois ; p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment dis-moi un peu<br />

en quoi consiste réel<strong>le</strong>ment la profession de Manit<strong>ou</strong> ?<br />

— Est-ce que tu v<strong>ou</strong>drais chercher à me remplacer ?<br />

— Pas précisément mais je p<strong>ou</strong>rrais te succéder, et en<br />

attendant devenir ton aide,.. ton vicaire si tu aimes mieux.<br />

Voyons, qu'y a-t-il à faire ?... par quel exercice de prestidigitation<br />

faut-il commencer ?<br />

Le Manit<strong>ou</strong>, <strong>ou</strong> plutôt Faillard, puisque c'était lui, haussa <strong>le</strong>s<br />

épau<strong>le</strong>s en p<strong>ou</strong>ssant un éclat de rire.<br />

— Premièrement, commença-t-il, il faut avoir <strong>le</strong> corps c<strong>ou</strong>vert<br />

de cicatrices, afin de pr<strong>ou</strong>ver qu'on a été s<strong>ou</strong>mis au martyre.<br />

— Ceci n'est qu'un enfantillage;... on a bientôt fait d'imiter<br />

et de contrefaire des cicatrices.<br />

— Ensuite il faut vivre retiré et solitaire dans la forêt.<br />

— On gagne ainsi à se tr<strong>ou</strong>ver trop s<strong>ou</strong>vent en contact avec<br />

<strong>le</strong>s Indiens... Après ?<br />

— Il faut s'habituer à ne vivre que d'herbes et de racines.


— 586 —<br />

— Ah!... la chose commence à se gâter.<br />

— Et il faut ensuite faire vœu de chasteté !<br />

— C'est encore pire?<br />

Faillard avait continué à rire de bon coeur en faisant ces<br />

réponses, cependant il finit par se contenir afin de ne pas être<br />

enten<strong>du</strong>. Puis il reprit d'un air plus calme, mais en même<br />

temps rusé :<br />

— Mais comme <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> a la réputation de posséder une<br />

grande puissance et une haute sagesse, il reçoit t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs<br />

la visite de quelque jeune Indienne qui vient <strong>le</strong> consulter et lui<br />

demander un conseil, et comme la jeunesse est s<strong>ou</strong>vent naïve<br />

et confiante et qu'on craint d'offenser <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong>, on se garde<br />

bien de lui rien refuser.<br />

— A la bonne heure! fit en riant Laposto<strong>le</strong>, voilà ce qui me<br />

raccomode un peu avec <strong>le</strong> métier ; cependant <strong>le</strong> menu ne me<br />

s<strong>ou</strong>rit guère!... des racines et des herbes!... c'est maigre et mo­<br />

notone !<br />

— Bah!... éc<strong>ou</strong>te!... <strong>le</strong>s Indiennes qui viennent auprès <strong>du</strong><br />

Manit<strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r lui demander des conseils savent qu'il n'est pas<br />

ennemi de la bonne chère, de sorte qu'il ne se passe pas de<br />

j<strong>ou</strong>r où je ne reçoive quelque g<strong>ou</strong>rmandise, soit une tran­<br />

che de boa grillée, soit un rag<strong>ou</strong>t de lézards vert avec une<br />

sauce à l'hui<strong>le</strong> de ricin, soit une queue de serpent à sonnettes<br />

rôti, en un mot, t<strong>ou</strong>t ce qu'il y a de meil<strong>le</strong>ur !<br />

— Pardieu!... La profession de Manit<strong>ou</strong> me plait énormé-<br />

ment!... Ec<strong>ou</strong>te, Faillard, je dois t'av<strong>ou</strong>er que j'ai laissé en<br />

Europe, et principa<strong>le</strong>ment en France, une réputation légère­<br />

ment endommagée, de sorte qu'il ne serait pas diffici<strong>le</strong> de me<br />

décider à reste ici et à y vivre comme un simp<strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> au<br />

lieu de me remettre à continuer <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rs de mes pérégrinations.<br />

C'est p<strong>ou</strong>rquoi, je te prie, Faillard de me prendre à ton service,<br />

en ret<strong>ou</strong>r, je te jure de ne pas te trahir auprès des Peaux-<br />

R<strong>ou</strong>ges parce qu'ils seraient capab<strong>le</strong>s de t'écorcher t<strong>ou</strong>t<br />

vivant !


— 587 —<br />

— Bon, ça va ! repartit Faillard ; mais n'<strong>ou</strong>blie pas qu'il faut<br />

être prudent et agir avec calme et sagesse. Il faudra surveil<strong>le</strong>r<br />

t<strong>ou</strong>s tes gestes et mesurer chacune de tes paro<strong>le</strong>s.<br />

L'entretien continua sur ce thème, et <strong>le</strong>s premières lueurs<br />

<strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r blanchissaient déjà l'horizon que <strong>le</strong>s deux compères<br />

parlaient encore assis l'un à côté de l'autre.<br />

CHAPITRE IV.<br />

La chasse au tigre<br />

Le même soir il régnait à Valnoir, la plantation de sir Harris<br />

<strong>ou</strong> plutôt de <strong>Blondel</strong> un bonheur général.<br />

Dans une sal<strong>le</strong> à manger donnant sur un jardin charmant<br />

par <strong>le</strong> moyen d'une véranda se tr<strong>ou</strong>vaient <strong>Blondel</strong>, Joseph,<br />

Maurice, Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne en conversation intime.<br />

Lex deux jeunes femmes portaient sur <strong>le</strong> visage une expression<br />

de mélancolie, dernière trace de <strong>le</strong>urs fatigues et de <strong>le</strong>urs<br />

angoisses, mais <strong>le</strong>urs yeux rayonnaient de bonheur, surt<strong>ou</strong>t<br />

quand ces deux intéressantes créatures portaient <strong>le</strong>ur regards<br />

sur <strong>le</strong>s être chéris qu'el<strong>le</strong>s avaient cru per<strong>du</strong>s p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ;<br />

maintenant ils étaient réunis et un avenir de félicité <strong>le</strong>ur semblait<br />

<strong>ou</strong>vert.<br />

<strong>Les</strong> infortunés!... ils ne s<strong>ou</strong>pçonnaient pas qu'un n<strong>ou</strong>veau<br />

danger planait sur <strong>le</strong>ur têtes !


— 586 —<br />

Maurice et Joseph, de <strong>le</strong>ur côté, en jetant <strong>le</strong>s yeux aut<strong>ou</strong>r<br />

d'eux et eu voyant ce confort et ce luxe, se demandaient<br />

s'ils étaient bien éveillés.<br />

Deux autres personnes se tr<strong>ou</strong>vaient aussi là. F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert<br />

et Jambo.<br />

La jeune Indienne s'était c<strong>ou</strong>chée sur un hamac en fil de<br />

palmier suspen<strong>du</strong> s<strong>ou</strong>s la véranda et Jambo se tenait deb<strong>ou</strong>t<br />

derrière <strong>le</strong>s deux jeunes femmes, attentif à <strong>le</strong>urs moindres désirs<br />

et exécutant <strong>le</strong>urs ordres avec rapidité.<br />

Lucienne venait de raconter p<strong>ou</strong>r la dixième fois ce qu'el<strong>le</strong><br />

et Miche<strong>le</strong>tte avaient épr<strong>ou</strong>vé dans l'î<strong>le</strong> des serpents, ainsi que<br />

la mort horrib<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong>s avaient échappé, grâce au<br />

c<strong>ou</strong>rage et à l'imagination de Jambo.<br />

— Jamais la Providence n'a montré sa sollicitude d'une manière<br />

aussi évidente ! disait Lucienne.<br />

Puis s'adressant à Maurice et Joseph el<strong>le</strong> continua;<br />

— V<strong>ou</strong>s aviez de la peine à v<strong>ou</strong>s rés<strong>ou</strong>dre à n<strong>ou</strong>s laisser<br />

s<strong>ou</strong>s la garde et la con<strong>du</strong>ite d'un petit nègre, d'un enfant, p<strong>ou</strong>r<br />

ainsi dire, et cependant cet enfant n<strong>ou</strong>s a arrachées à une<br />

mort certaine et ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>.<br />

Maurice se t<strong>ou</strong>rna vers Jambo qui avait éc<strong>ou</strong>té et dit:<br />

— Je veux donner à Jambo une preuve de notre reconnaissance,<br />

et lui accorder ce qu'il me demandera. Voyons, mon<br />

ami, par<strong>le</strong>, que s<strong>ou</strong>haites-tu?.... Par<strong>le</strong> tranchement et sans<br />

crainte, quel que soit ton désir, il sera exaucé, tu en as ma<br />

paro<strong>le</strong> !<br />

— Moi rien désirer ! répondit <strong>le</strong> nègre, moi t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs servir<br />

maîtresses blanches !<br />

Et en parlant il avait pris une des mains de Lucienne et de<br />

Miche<strong>le</strong>tte et <strong>le</strong>s avait respectueusement portés à ses lèvres.<br />

— Bien, bien ! fit Joseph, cela montre ton bon cœur, et il va<br />

sans dire que tu restera avec n<strong>ou</strong>s.<br />

A ce moment la porte s'<strong>ou</strong>vrit et un nègre parut sur <strong>le</strong> seuil,<br />

sa physionomie exprimait l'inquiétude.


— 589 —<br />

— Qu'y a-t-il?... demanda <strong>Blondel</strong> en voyant <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce et<br />

l'agitation de ce nègre!<br />

— Maître... <strong>le</strong>s Indiens !... repondit ce dernier.<br />

<strong>Blondel</strong> fronça <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rcil.<br />

— <strong>Les</strong> Indiens !... répéta-t-il ; que veu<strong>le</strong>nt ils, que cherchent-<br />

ils à cette heure?<br />

Le nègre <strong>ou</strong>vrait la b<strong>ou</strong>che p<strong>ou</strong>r répondre, mais il en fut em­<br />

péché par l'arrivée de l'intendant, master Tom, qui entra avec<br />

vivacité, et dont <strong>le</strong> visage exprimait éga<strong>le</strong>ment une profonde<br />

inquiétude.<br />

Il hésita un moment à par<strong>le</strong>r, en jetant un regard sur <strong>le</strong>s<br />

hôtes de sir Harris.<br />

— Eh bien, master Tom, demanda <strong>Blondel</strong>, qu'est-ce que<br />

j'apprends? De quels Indiens est-il question?<br />

L'intendant s'inclina, fit un pas vers son maître et répon­<br />

dit:<br />

— Sir Harris, ce nègre v<strong>ou</strong>s a dit la vente, on en a remarqué<br />

un certain nombre qui rôdent aut<strong>ou</strong>r de la plantation.<br />

— Que veu<strong>le</strong>nt-ils?<br />

— Je l'ignore!... il ne se sont pas approchés.<br />

— Etes-v<strong>ou</strong>s certain de ce que v<strong>ou</strong>s dites?<br />

— Oui !<br />

— Sont ils armés ?<br />

— On <strong>le</strong> suppose.<br />

<strong>Blondel</strong> réfléchit pendant un moment, puis il dit avec indifférence.<br />

— Bah !... ce sont sans d<strong>ou</strong>te des Indiens d'une tribu voisine<br />

qui sont venus chasser de ce côté, comme cela <strong>le</strong>ur arrive s<strong>ou</strong>vent,<br />

il se peut aussi qu'ils craignent p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur s<strong>ou</strong>veraine qu'ils<br />

savent s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> toit d'un visage pâ<strong>le</strong>. Assurez-v<strong>ou</strong>s de cela,<br />

master Tom, et amenez moi ces Indiens, s'ils <strong>le</strong> demandent.<br />

— Bien, répondit l'intendant, il se peut que v<strong>ou</strong>s ayez raison,<br />

cependant on peut s'en rapporter à nos nègres dont l'instinct<br />

se trompe rarement;... ils flairent un ennemi comme un


— 590 —<br />

chien sent <strong>le</strong> gibier et ils sont unanimes p<strong>ou</strong>r reconnaître qu'il<br />

y a quelque chose<br />

<strong>Blondel</strong> fit un geste de dédain.<br />

— Ils n'oseront pas n<strong>ou</strong>s attaquer, dit-il, ces gens savent<br />

très-bien que la plantation est bien gardée et que n<strong>ou</strong>s avons<br />

des hommes braves et bien armés.<br />

— Certainement, sir, mais p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t prévoir, j'ai donné<br />

l'ordre de d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s postes et de red<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r de surveillance.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez bien fait, master Tom, mais, je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> répète<br />

ils n'oseront pas n<strong>ou</strong>s attaquer, surt<strong>ou</strong>t au moment où F<strong>le</strong>ur<br />

<strong>du</strong> désert est dans cette maison.<br />

Quoique cette conversation eût lieu à demi-voix, la jeune<br />

Indienne en avait enten<strong>du</strong> assez p<strong>ou</strong>r comprendre qu'il était<br />

question d'el<strong>le</strong>; el<strong>le</strong> demanda à <strong>Blondel</strong> de quoi il s'agissait.<br />

Le planteur lui dit <strong>ou</strong>vertement que des Peau R<strong>ou</strong>ges rôdaient<br />

aut<strong>ou</strong>r de la plantation et que ses nègres supposaient que<br />

c'étaient des ennemis.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert sec<strong>ou</strong>a la tête et dit à master Tom;<br />

— Ne craignez rien et dites à vos nègres de rester tranquil<strong>le</strong>s:<br />

c'est moi qui veil<strong>le</strong> sur v<strong>ou</strong>s et aussi longtemps que je suis ici<br />

v<strong>ou</strong>s n'aurez rien à craindre.<br />

Et quand el<strong>le</strong> eut parlé el<strong>le</strong> retomba dans sa rêverie.<br />

Cet incident changea Le c<strong>ou</strong>rs de la conversation qui r<strong>ou</strong>la<br />

alors sur <strong>le</strong>s avantages qu'offre <strong>le</strong> séj<strong>ou</strong>r des pays civilisés.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de dix minutes aucune des personnes qui se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

dans la sal<strong>le</strong> à manger ne pensait plus aux Indiens.<br />

Maurice adressait à son père questions sur questions sur la<br />

contrée et la vie qu'on y menait. Le jeune homme paraissait<br />

t<strong>ou</strong>t disposé à se fixer dans la Guyane, à moins cependant que<br />

Lucienne ne préferât ret<strong>ou</strong>rner dans la famil<strong>le</strong> Michaud p<strong>ou</strong>r<br />

laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> avait une vive affection.<br />

Miche<strong>le</strong>tte était d'avis que l'existence devait être monotone.<br />

— Monotone! fit <strong>Blondel</strong> en riant. Cela peut paraître ainsi<br />

aux yeux de gens qui viennent de France où <strong>le</strong>s affaires ne


— 591 —<br />

laissent pas une minute de loisir, absorbent t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s facultés<br />

et ne laissent pas un moment à l'imagination. Ici, au contraire,<br />

t<strong>ou</strong>t respire <strong>le</strong> changement ; <strong>le</strong>s aventures se succèdent avec<br />

rapidité. T<strong>ou</strong>t captive l'attention, <strong>le</strong> ciel, <strong>le</strong> sol, <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r comme<br />

la nuit ! Ensuite, n<strong>ou</strong>s avons ici une distraction dont v<strong>ou</strong>s ne<br />

p<strong>ou</strong>vez pas avoir une idée et qui donne à cette vie une saveur<br />

t<strong>ou</strong>te particulière.<br />

sité.<br />

— Quel<strong>le</strong> est cette distraction ? demanda Joseph avec curio-<br />

— C'est la chasse.<br />

— Ah !... v<strong>ou</strong>s chassez ?<br />

— Très s<strong>ou</strong>vent.<br />

— Et quel gibier ?<br />

<strong>Blondel</strong> re<strong>le</strong>va la tête d'un air téméraire, puis il répondit<br />

avec enth<strong>ou</strong>siasme :<br />

— S<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> degré de latitude où n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons, la<br />

chasse devient un drame... un poème!... s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> ciel terne<br />

d'Europe v<strong>ou</strong>s n'avez à p<strong>ou</strong>rsuivre qu'un gibier timide, <strong>le</strong> lièvre,<br />

<strong>le</strong> renard, <strong>le</strong> cerf t<strong>ou</strong>t au plus, animaux qui se contentent de fuir<br />

et de chercher un refuge. Mais ici, Maurice, s<strong>ou</strong>s ce ciel brûlant,<br />

dans ces forêts impénétrab<strong>le</strong>s, n<strong>ou</strong>s avons à combattre des<br />

adversaires plus sérieux, <strong>le</strong> tigre et <strong>le</strong> lion, qui rarement tombent<br />

sans avoir chèrement ven<strong>du</strong> <strong>le</strong>ur vie.<br />

— Oh !... quel<strong>le</strong> affreuse distraction ! fit Miche<strong>le</strong>tte.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi donc? s'écria Maurice ; je comprends très-bien<br />

que cette chasse puisse avoir un charme t<strong>ou</strong>t particulier p<strong>ou</strong>r<br />

un chasseur c<strong>ou</strong>rageux et adroit, et j'av<strong>ou</strong>e, p<strong>ou</strong>r ce qui me<br />

concerne, que j'y prendrais volontiers part, si l'occasion s'en<br />

présentait.<br />

— Mais de loin, j'espère, dit Lucienne.<br />

— De loin, puisque tu <strong>le</strong> veux, répondit Maurice.<br />

<strong>Blondel</strong> se mit à rire.<br />

— Il se passe rarement une semaine sans que n<strong>ou</strong>s ayons


— 592 —<br />

une visite de ce genre, dit-il, et si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z retarder votre<br />

départ de quelques j<strong>ou</strong>rs....<br />

Il n'avait pas fini de par<strong>le</strong>r qu'un son étrange se fit entendre<br />

à quelque distance.<br />

C'était comme un hur<strong>le</strong>ment prolongé et retentissant qui<br />

prenait plus d'intensité encore à cause de la tranquilité et <strong>du</strong><br />

si<strong>le</strong>nce qui régnaient dans la nature.<br />

— Qu'est-ce que c'est donc? demanda Joseph en pâlis-<br />

sant.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes femmes se tenaient par la main, terri-<br />

fiées.<br />

— Oh!... balbutia Lucienne,... je <strong>le</strong> sais, moi!...<br />

— Qu'est-ce donc ? demanda Maurice.<br />

— Ce que n<strong>ou</strong>s venons d'entendre, dit Miche<strong>le</strong>tte, c'est <strong>le</strong><br />

hur<strong>le</strong>ment d'un tigre.... Il me semb<strong>le</strong> encore voir devant mes<br />

yeux l'animal qui n<strong>ou</strong>s a attaqués!... Grand Dieu!... Quel s<strong>ou</strong>-<br />

venir !...<br />

Personne ne disait un mot ! seul <strong>Blondel</strong> semblait avoir conservé<br />

son sang-froid ! il se t<strong>ou</strong>rna vers Maurice et <strong>le</strong>urs regards<br />

se rencontrèrent, ils s'étaient compris.<br />

— Voyons, dit <strong>Blondel</strong>, voici une occasion qui se présente à<br />

s<strong>ou</strong>hait, veux-tu en profiter ?<br />

— Très-volontiers, répondit <strong>le</strong> jeune homme en se <strong>le</strong>vant.<br />

A ce moment, Lucienne se <strong>le</strong>va éga<strong>le</strong>ment et p<strong>ou</strong>ssa une<br />

exclamation de frayeur en saisissant la main de son ép<strong>ou</strong>x.<br />

— Maurice! s'écria-t-el<strong>le</strong> ; Maurice! que penses-tu !.... que<br />

veux-tu faire?<br />

— Tu l'as enten<strong>du</strong>.<br />

— Tu veux al<strong>le</strong>r à la chasse <strong>du</strong> tigre? .. de nuit... dans cette<br />

contrée ? y penses-tu ?<br />

— Que crains-tu donc, ma chère Lucienne, répondit Maurice,<br />

n<strong>ou</strong>s serons nombreux et bien armés, et mon père qui est<br />

un habi<strong>le</strong> chasseur, veil<strong>le</strong>ra sur n<strong>ou</strong>s.<br />

<strong>Blondel</strong> qui s'était éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>vé, s'approcha à son t<strong>ou</strong>r de


— 593 —<br />

Lucienne et la prenant par la main, il la baisa au front en lui<br />

disant :<br />

— Ne crains rien p<strong>ou</strong>r lui, ma chère enfant. Si je supposais<br />

qu'il pût y avoir <strong>du</strong> danger je serais <strong>le</strong> premier à <strong>le</strong> déc<strong>ou</strong>rager<br />

à venir. N<strong>ou</strong>s prendrons avec n<strong>ou</strong>s une vingtaine d'hommes<br />

résolus qui se feront dévorer plutôt que de laisser Maurice<br />

exposé au moindre danger. Ensuite, je serai là, moi, et tu sais<br />

que je ne manque jamais mon c<strong>ou</strong>p. Sois donc persuadée, ma<br />

chère Lucienne, que ton mari ne c<strong>ou</strong>rt aucun risque, et que je<br />

te <strong>le</strong> ramènerai sain et sauf.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes femmes essayèrent de faire encore quelques<br />

objections p<strong>ou</strong>r déc<strong>ou</strong>rager <strong>le</strong>ur ép<strong>ou</strong>x de prendre part à ce<br />

péril<strong>le</strong>ux amusement, mais <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de <strong>Blondel</strong> avaient enth<strong>ou</strong>siasmé<br />

<strong>le</strong>s deux jaunes gens, et il étaient enchantés de<br />

l'occasion qui s'offrait.<br />

<strong>Blondel</strong> donna de n<strong>ou</strong>veaux aux deux jeunes femmes l'assurance<br />

qu'aucune précaution ne serait négligée p<strong>ou</strong>r mettre<br />

<strong>le</strong>urs ép<strong>ou</strong>x à l'abri de t<strong>ou</strong>t danger, de sorte que, bien à regret,<br />

el<strong>le</strong>s <strong>du</strong>rent se rés<strong>ou</strong>dre à <strong>le</strong>s voir partir.<br />

<strong>Blondel</strong> avait donné ses ordres et <strong>le</strong>s préparatifs furent bientôt<br />

terminés.<br />

T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> personnel de la plantation était sur pied, s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

ordres de master Tom, et un quart d'heure ne s'était pas éc<strong>ou</strong>lé<br />

que <strong>Blondel</strong>. Maurice et Joseph marchaient au travers de la<br />

plaine, escortés par une vingtaine de nègres bien armés et dont<br />

quelques-uns portaient des torches, ce qui donnait un aspect<br />

fantastique à la tr<strong>ou</strong>pe.<br />

Ils étaient à peine sortis de la clôture de la plantation qu'ils<br />

entendirent de n<strong>ou</strong>veau <strong>le</strong> rugissement de l'animal à quelque<br />

distance, ce qui <strong>le</strong>ur indiqua la direction à suivre p<strong>ou</strong>r l'atteindre.<br />

<strong>Les</strong> chasseurs se mirent par conséquent à marcher dans<br />

cette direction.<br />

Un troisième rugissement se fit entendre, puis un quatrième<br />

14


— 594 —<br />

mais, chose étrange, ces rugissements étaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus<br />

éloignés ; on eût dit que l'animal, ayant deviné qu'il était p<strong>ou</strong>rsuivi,<br />

prenait la fuite.<br />

<strong>Blondel</strong> fut <strong>le</strong> premier qui s'aperçut de cette particularité.<br />

— C'est bizarre, dit-il à ses compagnons, d'après <strong>le</strong>s rugisse­<br />

ments que n<strong>ou</strong>s avons enten<strong>du</strong>s, je pensais que n<strong>ou</strong>s aurions<br />

atteint l'animal dans une dizaine de minutes, mais plus n<strong>ou</strong>s<br />

avançons et plus il s'éloigne ; et, ce qu'il y a de plus singulier<br />

c'est que nos chevaux ne donnent aucune marque de frayeur,<br />

comme ils <strong>le</strong> font d'habitude quand une bête fauve se tr<strong>ou</strong>ve<br />

dans <strong>le</strong> voisinage.<br />

Puis il arrêta sa monture et éc<strong>ou</strong>ta de n<strong>ou</strong>veau.<br />

Au même moment <strong>le</strong> rugissement <strong>du</strong> tigre retentit de n<strong>ou</strong>­<br />

veau à quelque distance, dans la direction d'une forêt épaisse<br />

que l'obscurité empêchait d'apercevoir, mais que <strong>Blondel</strong> con­<br />

naissait parfaitement.<br />

— Entendez-v<strong>ou</strong>s? dit <strong>Blondel</strong>, la bête se tr<strong>ou</strong>ve à quelque<br />

centaines de pas en avant dans la forêt, et si n<strong>ou</strong>s lui permet­<br />

tons d'al<strong>le</strong>r plus loin, el<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s échappera.<br />

Pendant ce temps, la lune était sortie d'un nuage et éclairait<br />

<strong>le</strong> paysage de sa lumière argentée, et <strong>Blondel</strong> entraîné par son<br />

ardeur p<strong>ou</strong>r la chasse, mit son cheval au galop en se diri­<br />

geant vers <strong>le</strong> côté d'où l'on avait enten<strong>du</strong> <strong>le</strong> rugissement <strong>du</strong><br />

tigre.<br />

En deux minutes, il eut atteint la lisière de la forêt.<br />

Son cheval était un animal de t<strong>ou</strong>te beauté et un c<strong>ou</strong>reur de<br />

première force, et il eut bientôt laissé ses compagnons en<br />

arrière.<br />

Cela ne lui inspirait pas beauc<strong>ou</strong>p d'inquiétude, atten<strong>du</strong> que<br />

p<strong>ou</strong>r lui, il ne craignait pas de se mesurer avec un tigre et il<br />

savait que Maurice et Joseph étaient bien gardés.<br />

Il venait d'entrer dans la forêt et il allait donner de l'éperon<br />

à son cheval p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> faire avancer, lorsque l'animal s'abattit<br />

sur ses gen<strong>ou</strong>x et <strong>Blondel</strong> fut jeté à terre.


— 595 —<br />

Cela n'avait pas <strong>du</strong>ré une seconde.<br />

Ce n'était pas la première fois que pareil<strong>le</strong> chose arrivait à<br />

<strong>Blondel</strong>, et il s'en étonna pas, il se disposait à se re<strong>le</strong>ver<br />

quand il se sentait saisi, garotté et bâillonné, puis deux hom­<br />

mes <strong>le</strong> prirent sur <strong>le</strong>urs épau<strong>le</strong>s et se mirent en marche, sans<br />

qu'il eût pu voir à qui il avait affaire.<br />

On marcha ainsi pendant une demi-heure environ sans<br />

qu'une paro<strong>le</strong> fût prononcée.<br />

<strong>Les</strong> hommes qui portaient <strong>Blondel</strong> et ceux qui <strong>le</strong>s accompa­<br />

gnaient finirent par s'arrêter au milieu d'un clairière inondée<br />

par <strong>le</strong>s rayons de la lune, et ils posèrent <strong>le</strong>ur prisonnier sur<br />

l'herbe.<br />

<strong>Blondel</strong> put alors voir <strong>le</strong> nombre de ces indivi<strong>du</strong>s et recon­<br />

nut parmi eux Oeil-de-flamme, Macl<strong>ou</strong>, Mac-Bell et Préci­<br />

gny.<br />

— Précigny demanda à l'Ecossais :<br />

— Es-tu bien certain que l'on ne p<strong>ou</strong>rra pas suivre nos<br />

traces ?<br />

— T<strong>ou</strong>t ce qu'il y a de plus certain, atten<strong>du</strong> que j'ai eu soin<br />

de mettre t<strong>ou</strong>te la bande sur une fausse piste.<br />

— Comment ? je ne comprends pas !<br />

— C'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>, je me suis servi p<strong>ou</strong>r cela <strong>du</strong> cheval de<br />

<strong>Blondel</strong> ; quand il a été une fois débarrassé des cordes qui<br />

l'avaient fait tomber, je lui ai caressé <strong>le</strong>s jambes avec une<br />

branche que j'avais c<strong>ou</strong>pé dans cette intention et il est parti<br />

au galop, dans une direction t<strong>ou</strong>t opposée à cel<strong>le</strong> que n<strong>ou</strong>s<br />

avons prise n<strong>ou</strong>s-mêmes, de sorte que t<strong>ou</strong>s ceux qui suivaient<br />

<strong>Blondel</strong> sont maintenant à la suite <strong>du</strong> cheval et n<strong>ou</strong>s n'avons<br />

absolument rien à craindre d'eux.<br />

— L'idée est excel<strong>le</strong>nte, en effet, fit Précigny; il s'agit main­<br />

tenant de n<strong>ou</strong>s entendre avec nos amis si n<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>lons pas<br />

perdre <strong>le</strong> fruit de notre entreprise.<br />

Puis se t<strong>ou</strong>rnant vers Oeil-de-flamme, il lui dit :


— 396 —<br />

— Regarde, voici ton ennemi, ton rival, désarmé, garotte et<br />

sans défense, c'est à toi à décider de son sort,<br />

L'Indien s'avança vers <strong>Blondel</strong> en brandissant son tomahawk<br />

et en disant d'une voix étranglée par la colère:<br />

— Oui, il est mon ennemi, mon rival préféré, et s'il ne fait<br />

pas sur-<strong>le</strong>-champ <strong>le</strong> serment so<strong>le</strong>nnel de renoncer à l'am<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong> F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert, je lui brise <strong>le</strong> crâne!<br />

<strong>Blondel</strong>, à qui on venait d'ôter son bâillon, ne répondit pas<br />

et se contenta de jeter un c<strong>ou</strong>p-d'œil dédaigneux à l'Indien.<br />

— Tu refuses?... Tu l'aimes donc? s'écria ce dernier en blémissant<br />

de fureur et de jal<strong>ou</strong>sie.<br />

— C'est mon secret, répondit froidement <strong>Blondel</strong>.<br />

— Tu préfères donc la mort ? tu ne veux pas prêter <strong>le</strong> serment<br />

que je te demande ?<br />

— Je préfère la mort à une lâcheté!<br />

— Eh bien! fit Oeil de-flamme, c'est toi qui l'auras v<strong>ou</strong>lu : je<br />

l'accorde encore un moment de réf<strong>le</strong>xion.<br />

Et appelant ses guerriers, l'Indien s'éloigna avec eux, laissant<br />

Macl<strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r garder son prisonnier qui était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs éten<strong>du</strong><br />

sur l'herbe, <strong>le</strong>s pieds et <strong>le</strong>s mains liés.<br />

Dès que <strong>le</strong>s pas des Indiens se furent per<strong>du</strong>s dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré<br />

<strong>Blondel</strong> t<strong>ou</strong>rna la tête vers son gardien et <strong>le</strong> considéra un instant.<br />

— Maclon, fit il au b<strong>ou</strong>t d'un moment, en parlant à demivoix,<br />

est ce vraiment toi ?... Mais <strong>ou</strong>i, je ne me trompe pas, ce<br />

n'est que maintenant que je te reconnais !<br />

— Certainement, c'est moi, répondit Macl<strong>ou</strong><br />

— Et, reprit <strong>Blondel</strong>, tu fais maintenant cause commune<br />

avec mes ennemis.<br />

— Que veux tu? ils m'ont offert de m'associer à eux en me<br />

disant qu'il y avait un bon c<strong>ou</strong>p à faire, alors...<br />

— Tu as accepté ?<br />

— J'ai accepté, mais je dois te dire une chose.<br />

— Laquel<strong>le</strong>?


— 597 —<br />

— C'est que je ne savais pas que c'était contre toi que <strong>le</strong><br />

c<strong>ou</strong>p était monté.<br />

— Je veux bien te croire, et cela te rend une partie de mon<br />

estime;... mais... ces canail<strong>le</strong>s vont revenir et me tuer.<br />

— C'est probab<strong>le</strong>.<br />

— Et tu <strong>le</strong>ur aideras ?<br />

— Que veux-tu que je fasse ?<br />

— Macl<strong>ou</strong>! fit <strong>Blondel</strong> en donnant à sa voix un accent per­<br />

suasif, te s<strong>ou</strong>viens-tu encore de T<strong>ou</strong>lon ?<br />

— Je crois bien, j'en ai encore mal aux jambes.<br />

— As-tu <strong>ou</strong>blié que c'est à moi à qui tu as dû ta liberté ?<br />

— Non! certainement, non.<br />

— Tu n'es pas un ingrat, cependant ?<br />

— Certes non !<br />

— Eh bien, Macl<strong>ou</strong>, j'ai retr<strong>ou</strong>vé mon fils bien-aimé et je ne<br />

v<strong>ou</strong>drais pas m<strong>ou</strong>rir sans l'avoir embrassé!<br />

Macl<strong>ou</strong> ne repondit pas, il était évident qu'une lutte se pas­<br />

sait en lui.<br />

— Eh bien ? fit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Si tu me prends par <strong>le</strong>s sentiments... répondit Macl<strong>ou</strong>.<br />

— Tu ne refuses donc pas de m'aider?<br />

— Non.<br />

— Que veux-tu faire?<br />

— J'ai un c<strong>ou</strong>teau dans ma poche et je vais c<strong>ou</strong>per tes liens;<br />

dès que tu te sentiras libre, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s élancerons dans <strong>le</strong><br />

f<strong>ou</strong>rré et <strong>le</strong>s Indiens p<strong>ou</strong>rront n<strong>ou</strong>s c<strong>ou</strong>rir après, je <strong>le</strong>s défie<br />

bien de n<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>ver.<br />

— Allons, vite, ton c<strong>ou</strong>teau!<br />

— Voilà.<br />

Macl<strong>ou</strong> venait de tirer son c<strong>ou</strong>teau de sa poche et il se dispo­<br />

sait à trancher la corde qui liait <strong>le</strong>s mains de <strong>Blondel</strong> quand<br />

une flèche siffla entre <strong>le</strong>s branches, et vint frapper au front <strong>le</strong><br />

pauvre diab<strong>le</strong>, qui tomba comme f<strong>ou</strong>droyé.


Il était mort!<br />

— 598 —<br />

Il ne s'était pas aperçu qu'Œil de-flamme ne s'était pas éloi­<br />

gné, mais qu'il était resté caché par un buisson p<strong>ou</strong>r veil<strong>le</strong>r<br />

lui-même sur son prisonnier.<br />

L'Indien p<strong>ou</strong>ssa un cri p<strong>ou</strong>r rappe<strong>le</strong>r ses guerriers qui revin­<br />

rent se réunir aut<strong>ou</strong>r de lui.<br />

Précigny recommença à exister la jal<strong>ou</strong>sie d'Oeil-de-flamme,<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> décider à se débarasser de <strong>Blondel</strong>.<br />

— Vois, lui disait-il, t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s mauvais esprit semb<strong>le</strong>nt habi­<br />

ter dans <strong>le</strong> corps de cet homme ; aussi longtemps qu'il vivra<br />

rien ne p<strong>ou</strong>rra <strong>le</strong> réussir !... P<strong>ou</strong>rquoi hésites-tu à de défaire<br />

d'un ennemi aussi dangereux?<br />

Oeil-de-flamme s'approcha de Blonde!, <strong>le</strong>s traits contractés<br />

par la colère et la jal<strong>ou</strong>sie.<br />

S<strong>ou</strong>dain <strong>le</strong> feuillage s'écarta et laissa passer F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert<br />

qui s'arrêta, la tête rejetée fièrement en arrière et <strong>le</strong>s yeux<br />

étincelants de c<strong>ou</strong>rr<strong>ou</strong>x.<br />

La jeune Indienne avait quitté Valnoir après <strong>Blondel</strong> et l'a­<br />

vait suivi dans la forêt.<br />

— Délie cet homme ! commanda-t-el<strong>le</strong> à Oeil-de-flamme.<br />

L'Indien fit un m<strong>ou</strong>vement de rage.<br />

Deux fois il se c<strong>ou</strong>rba vers <strong>Blondel</strong> p<strong>ou</strong>r exécuter cet ordre,<br />

et deux fois il se re<strong>le</strong>va, ne p<strong>ou</strong>vant se décider à obéir.<br />

— Tu hésites? s'écria F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

— Je refuse ! répondit Oeil-de-flamme d'une voix s<strong>ou</strong>rde.<br />

— Tu méprises mes ordres ?<br />

— Je n'obéirai qu'à une condition.<br />

— Comment!... des conditions quand je commande?<br />

— Oh!... j'ai assez s<strong>ou</strong>ffert! repartit avec emportement <strong>le</strong><br />

jeune Indien ; je ne puis pas supporter plus longtemps cette<br />

torture! T<strong>ou</strong>tes mes s<strong>ou</strong>ffrances viennent de cet homme, et il<br />

m<strong>ou</strong>rra ici même si tu refuses de prêter <strong>le</strong> serment que j'exige<br />

de toi !<br />

Fléur-<strong>du</strong>-désert comprit qu'en un pareil moment el<strong>le</strong> était


— 599 —<br />

impuissante contre la passion <strong>du</strong> jeune homme, el<strong>le</strong> vit que la<br />

jal<strong>ou</strong>sie avait chez lui éteint t<strong>ou</strong>t autre sentiment et qu'il était<br />

inuti<strong>le</strong> d'essayer de rien obtenir de lui par la prière ni par <strong>le</strong><br />

commandement.<br />

— Par<strong>le</strong> ! fit-el<strong>le</strong> avec un air étrange.<br />

Le jeune Indien <strong>le</strong>va sa main droite et dit avec so<strong>le</strong>nnité:<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert. jure devant <strong>le</strong> Grand Esprit que dans<br />

trois j<strong>ou</strong>rs tu seras ma femme ?<br />

— Que demandes-tu ?<br />

— Jure et cet homme est libre!<br />

— Et moi, dit <strong>Blondel</strong>, je ne veux pas devoir la vie à ce<br />

prix.<br />

Puis s'adressant à F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert il continua :<br />

— Si tu aimes Oeil-de-flamme. prends-<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r ép<strong>ou</strong>x, mais<br />

si tu n'épr<strong>ou</strong>ves p<strong>ou</strong>r lui que de l'indifférence <strong>ou</strong> de l'antipathie,<br />

refuser de jurer et abandonne-moi à mon sort!<br />

Ces paro<strong>le</strong>s de <strong>Blondel</strong> firent frémir la jeune Indienne qui<br />

resta un moment à réfléchir.<br />

Puis re<strong>le</strong>vant la tète et considérant ceux qui étaient témoins<br />

de cette scène, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur dit d'un air résolu :<br />

— Venez !<br />

Et el<strong>le</strong> se mit à marcher dans <strong>le</strong> forêt jusqu'à ce qu'el<strong>le</strong> eut<br />

atteint une petite ciarière où el<strong>le</strong> s'arrêta.<br />

Puis se ret<strong>ou</strong>rnant vers ceux qui l'avaient suivie, el<strong>le</strong> dit:<br />

— Oeil-de-flamme; tu exiges de moi une promesse, j'en<br />

exige une autre de toi.<br />

— Laquel<strong>le</strong> !<br />

— Avant t<strong>ou</strong>t je consens à devenir ta femme.<br />

La physionomie de l'Indien se c<strong>ou</strong>vrit d'une radieuse expression<br />

de bonheur, tandis que <strong>le</strong> désappointement se lirait sur<br />

<strong>le</strong>s traits de Mac-Bell et de Précigny.<br />

— Oui, reprit F<strong>le</strong>ur-de-désert, et je veux que tu fasses un<br />

serment so<strong>le</strong>nnel, toi et ces deux hommes.<br />

— Quel serment?


— 600 —<br />

Je veux que v<strong>ou</strong>s me juriez, non pas seu<strong>le</strong>ment de respecter<br />

la vie de sir Harris, mais même de la protéger si el<strong>le</strong><br />

était menacée?<br />

— Je <strong>le</strong> jure! fit gravement Oeil-de-flamme.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s? reprit la jeune femme en s'adressant à Précigny<br />

et à son complice, qui venaient de se jeter un c<strong>ou</strong>p-d'œil d'in­<br />

telligence en haussant légèrement <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— N<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> jurons aussi, dirent-ils en même temps.<br />

— Quand à moi, reprit F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert avec <strong>le</strong> même ton de<br />

gravité, je fais <strong>le</strong> serment sur <strong>le</strong>s os de mes ancêtres que celui<br />

de v<strong>ou</strong>s qui manquera à son serment sera <strong>condamné</strong> à la<br />

mort la plus terrib<strong>le</strong> qu'il soit donné à un homme d'imaginer...<br />

M'avez v<strong>ou</strong>s bien compris?<br />

— Parfaitement!<br />

— Et... v<strong>ou</strong>s persistez à jurer?<br />

— De grand cœur.<br />

— Eh bien! il ne n<strong>ou</strong>s reste plus qu'à al<strong>le</strong>r mettre sir Harris<br />

en liberté.<br />

Oeil de-flamme se hâta d'al<strong>le</strong>r délivrer celui-ci de ses<br />

liens.<br />

del.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert a accepté tes conditions? demanda Blon-<br />

— Qu'est-ce que cela te fait, répondit <strong>du</strong>rement l'Indien, tu<br />

eS libre, ret<strong>ou</strong>rne dans ton habitation et remercie <strong>le</strong> Grand<br />

Esprit.<br />

Puis il se ret<strong>ou</strong>rna avec vivacité p<strong>ou</strong>r revenir vers F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-<br />

désert, mais el<strong>le</strong> avait disparu.<br />

— Où est-el<strong>le</strong>? demanda-t-il.<br />

— El<strong>le</strong> est sans d<strong>ou</strong>te allée t'attendre dans son wigwam.<br />

répondit Précigny en jetant un c<strong>ou</strong>p-d'œil à Mac-Bell.<br />

L'Indien p<strong>le</strong>in d'espoir et t<strong>ou</strong>t entier à l'am<strong>ou</strong>r qui remplis­<br />

sait son cœur, se hâta de s'éloigner et il eut bientôt disparu<br />

dans la forêt.<br />

C'était ce que Précigny v<strong>ou</strong>lait,


— 601 —<br />

— Maintenant, dit ce dernier, il faut immédiatement n<strong>ou</strong>a<br />

mettre à la p<strong>ou</strong>rsuite de <strong>Blondel</strong>. N<strong>ou</strong>s avons, il est vrai, juré<br />

de respecter sa vie, mais un serment prêté au Grand-Esprit des<br />

Peaux-R<strong>ou</strong>ges ne peut avoir de va<strong>le</strong>ur p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s autres Euro­<br />

péens. Ce n'est pas n<strong>ou</strong>s non plus qui v<strong>ou</strong>lons ép<strong>ou</strong>ser F<strong>le</strong>ur-<br />

<strong>du</strong>-Désert, et sa haine n<strong>ou</strong>s importe peu, n<strong>ou</strong>s ne devons pas<br />

laisser encore une fois échapper un ennemi que la chance a<br />

amené dans nos mains.<br />

El <strong>le</strong>s d<strong>ou</strong>x hommes se mirent à marcher à grand pas dans<br />

la direction qu'ils avaient vu prendre à <strong>Blondel</strong>.<br />

CHAPITRE V<br />

Le guet-apens.<br />

<strong>Blondel</strong> continuait <strong>le</strong>ntement sa marche, il était plongé dans<br />

ses réf<strong>le</strong>xions.<br />

Il pensait à Maurice, à Joseph et aux deux jeunes femmes,<br />

cependant une autre image venait, se mê<strong>le</strong>r à sa rêverie.<br />

C'était l'image de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

Blonde! se tr<strong>ou</strong>vait dans une position étrange.<br />

L'arrivée de Lucienne et de Miche<strong>le</strong>tte, <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> de l'am<strong>ou</strong>r<br />

des jeunes ép<strong>ou</strong>x, avaient profondément remué son cœur et<br />

l'avaient disposé à la tendresse.<br />

Et t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fois que sa pensée se reportait sur la jeune


— 602 —<br />

Indienne, t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fois qu'ils se s<strong>ou</strong>venait <strong>du</strong> sacrifice qu'el<strong>le</strong><br />

avait fait p<strong>ou</strong>r lui sauver la vie, il se sentait invincib<strong>le</strong>ment<br />

attiré vers el<strong>le</strong>.<br />

Pendant qu'il s'abandonnait à ses réf<strong>le</strong>xions, Précigny et<br />

Mac-Bell <strong>le</strong> suivaient à quelque centaines de pas de distance<br />

en se c<strong>ou</strong>rbant s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s branches p<strong>ou</strong>r ne pas être aper­<br />

çus.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment, la forêt cessa et ils se tr<strong>ou</strong>vèrent en<br />

rase campagne.<br />

<strong>Blondel</strong> se voyait à quelque distance devant eux, et ils<br />

<strong>du</strong>rent avancer avec précaution en profitant de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s acci­<br />

dents <strong>du</strong> terrain p<strong>ou</strong>r se dérober aux yeux de <strong>Blondel</strong> dans <strong>le</strong><br />

cas où ils se ret<strong>ou</strong>rneraient.<br />

— Malédiction ! fit Mac-Bell à son compagnon, pas <strong>le</strong> moin­<br />

dre b<strong>ou</strong>quet d'abres, pas un ravin, rien ! rien qui puisse servir<br />

à se cacher, si cela continue ainsi, n<strong>ou</strong>s aurons de la peine à<br />

exécuter notre plan.<br />

— En t<strong>ou</strong>t cas, repartit Précigny, n<strong>ou</strong>s ne devons pas lui<br />

laisser <strong>le</strong> temps d'atteindre la plantation.<br />

— Certainement non, mais j'av<strong>ou</strong>e que je ne me sens au­<br />

cune envie de me tr<strong>ou</strong>ver ainsi t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p en face de lui,<br />

je <strong>le</strong> connais et je sais que deux hommes ne lui font pas<br />

peur.<br />

— Mais j'ai un pisto<strong>le</strong>t chargé.<br />

— C'est très-bien, mais que feras-tu si tu <strong>le</strong> manques?<br />

— Bah ! n<strong>ou</strong>s sommes deux et n<strong>ou</strong>s avons des c<strong>ou</strong>teaux et<br />

des tomahawks, tandis que lui est sans armes.<br />

— Qu'il ait des armes <strong>ou</strong> non, il n'en est pas moins a<br />

red<strong>ou</strong>ter ! un adversaire comme <strong>Blondel</strong> est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dange­<br />

reux.<br />

— C'est possib<strong>le</strong>, mais n<strong>ou</strong>s ne devons pas perdre une<br />

pareil<strong>le</strong> occasion de n<strong>ou</strong>s en défaire. P<strong>ou</strong>r ce qui me concerne,<br />

je puis te dire qu'une seu<strong>le</strong> chose peut me conso<strong>le</strong>r de t<strong>ou</strong>t ce<br />

que j'ai per<strong>du</strong>, c'est la mort de <strong>Blondel</strong>. Quand je pense que


— 603 —<br />

lui seul est cause de mon malheur, que sans lui je serais riche,<br />

alors mon cœur se remplit de haine et de rage, la soif de la<br />

vengeance me t<strong>ou</strong>rmente. Il faut qu'il meure, je <strong>le</strong> veux,<br />

auj<strong>ou</strong>rd'hui.<br />

En entendant cela, Mac-Bell se mit à rire, puis il dit en haussant<br />

<strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s :<br />

— Ce sont de bel<strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s, mais quand on <strong>le</strong>s compare<br />

avec ce que <strong>Blondel</strong> prétend et même avec ce que tu as av<strong>ou</strong>é<br />

on peut croire que c'est toi qui as commencé <strong>le</strong>s hostilités et<br />

que lui ne fit que se défendre.<br />

— Qu'importe ! reprit Précigny d'un air sauvage ; que la<br />

faute de t<strong>ou</strong>t vienne de lui <strong>ou</strong> de moi, il a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs été mon<br />

mauvais génie, <strong>le</strong>s événements l'ont démontré cent fois et je<br />

veux cette fois en finir... Mais attention, je crois que n<strong>ou</strong>s<br />

allons avoir l'occasion s<strong>ou</strong>s la main.<br />

A quelque distance au-devant d'eux se dressait une éminence<br />

rocheuse qui obligerait <strong>Blondel</strong> à se dét<strong>ou</strong>rner de sa<br />

r<strong>ou</strong>te.<br />

Précigny fit remarquer cela à son compagnon et lui dit:<br />

— Voilà <strong>le</strong> moment, il n<strong>ou</strong>s faut presser <strong>le</strong> pas, n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>rnerons<br />

cette éminence <strong>du</strong> côté opposé à <strong>Blondel</strong> et quand n<strong>ou</strong>s<br />

serons de l'autre côté, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verons face à face avec<br />

lui et comme n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> prendrons à l'improviste, il n'aura pas <strong>le</strong><br />

temps de se mettre sur la défensive.<br />

— C'est une bonne idée ! fit Mac-Bell.<br />

— Allons, pressons <strong>le</strong> pas !<br />

— Marchons ! répéta Mac-Bell en tirant son c<strong>ou</strong>teau; si t<strong>ou</strong>t<br />

va bien, <strong>le</strong> planteur aura de la chance s'il ret<strong>ou</strong>rne vivant à<br />

son domaine.<br />

Et ils continuèrent à marcher à moitié c<strong>ou</strong>rbés, comme deux<br />

tigres guettant une proie.<br />

Quand ils furent arrivés à l'éminence il la t<strong>ou</strong>rnèrent et étant<br />

arrivés de l'autre côté avant <strong>Blondel</strong>, ils se cachèrent derrière<br />

un bloc de rocher et attendirent; l'Ecossais tenant à la main son


— 604 —<br />

c<strong>ou</strong>teau t<strong>ou</strong>t <strong>ou</strong>vert, Précigny son pisto<strong>le</strong>t à la main et <strong>le</strong><br />

doigt sur la détente.<br />

Le moment était décisif.<br />

Un profond si<strong>le</strong>nce régnait dans la nature; <strong>le</strong>s pâ<strong>le</strong>s rayons<br />

de la lune éclairaient seuls <strong>le</strong> paysage désolé et si<strong>le</strong>ncieux, à<br />

quelque distance de là s'<strong>ou</strong>vrait une espèce de gorge <strong>ou</strong> de<br />

ravin au fond <strong>du</strong>quel on entendait s<strong>ou</strong>rdement gronder un<br />

torrent.<br />

L'endroit était comme choisi p<strong>ou</strong>r être <strong>le</strong> théâtre d'un crime<br />

et Mac-Bell s<strong>ou</strong>riait d'un air diabolique.<br />

— Le voici! fit Précigny à voix basse.<br />

On entendait en effet des pas à une petite distance.<br />

— Il n<strong>ou</strong>s faut l'attaquer brusquement, répondit Mac Bell,<br />

il faut qu'il soit ét<strong>ou</strong>rdi <strong>du</strong> premier c<strong>ou</strong>p, autrement je ne<br />

réponds de rien.<br />

— Sois tranquil<strong>le</strong>, reprit Précigny, je ne veux pas lui laisser<br />

<strong>le</strong> temps de réfléchir.<br />

On entendait <strong>le</strong>s pas se rapprocher de plus en plus, enfin ils<br />

virent <strong>Blondel</strong> à une petite distance, sans faire un m<strong>ou</strong>vement<br />

il se blottirent dans <strong>le</strong> recoin qui <strong>le</strong>s cachait et <strong>Blondel</strong> passa<br />

t<strong>ou</strong>t près sans <strong>le</strong>s apercevoir.<br />

Quand il eut fait quelques pas, Précigny <strong>le</strong>va la main, ajusta<br />

et fit feu.<br />

<strong>Blondel</strong> p<strong>ou</strong>ssa un cri, fit un bond prodigieux, puis s'étant<br />

ret<strong>ou</strong>rné et apercevant ses deux ennemis qui sortaient de <strong>le</strong>ur<br />

cachette il se mit à c<strong>ou</strong>rir p<strong>ou</strong>r fondre sur eux.<br />

— Je n'y comprends rien! murmura Précigny, il doit p<strong>ou</strong>r<br />

tant avoir reçu ma bal<strong>le</strong>, à l'épau<strong>le</strong> <strong>ou</strong> dans <strong>le</strong> dos!<br />

— Raison de plus p<strong>ou</strong>r que n<strong>ou</strong>s soyons sur nos gardes, fit<br />

l'Ecossais, en affermissant son c<strong>ou</strong>teau dans sa main; <strong>le</strong> lion<br />

n'est jamais plus dangereux que quand il est b<strong>le</strong>ssé et <strong>Blondel</strong><br />

est un vrai non; en avant!<br />

Précigny avait saisi son tomahawk et t<strong>ou</strong>s deux se précipi


— 605 —<br />

tèrent à la rencontre de <strong>Blondel</strong> qui, <strong>le</strong>s voyant armés, eut un<br />

moment d'hésitation.<br />

— Oh! maître <strong>Blondel</strong>, lui cria Précigny, tu peux faire ce<br />

que tu v<strong>ou</strong>dras, <strong>le</strong> moment est venu de rég<strong>le</strong>r notre ancien<br />

compte !<br />

T<strong>ou</strong>t en parlant et emporté par son désir de vengeance,<br />

Précigny avait devancé l'Ecossais.<br />

<strong>Blondel</strong> comprit immédiatement l'avantage qu'il p<strong>ou</strong>vait re­<br />

tirer de cette imprudence, il s'élança avec impétuosité vers son<br />

adversaire qui était loin de s'attendre à cela, lui envoya un<br />

c<strong>ou</strong>p de poing dans la poitrine et lui arracha son tomahawk<br />

sans qu'il pût l'empêcher, et cela juste au moment où Mac Bell<br />

arrivait.<br />

Quand ce dernier eut vu l'avantage de <strong>Blondel</strong>, il comprit<br />

que son c<strong>ou</strong>teau n'était pas une arme suffisante, et il fit un<br />

écart à gauche p<strong>ou</strong>r attaquer <strong>Blondel</strong> par <strong>le</strong> flanc.<br />

Mais <strong>Blondel</strong>, malgré sa B<strong>le</strong>ssure à l'épau<strong>le</strong> et <strong>le</strong> sang qu'il<br />

perdait, s'élança sur l'Ecossais et lui porta un c<strong>ou</strong>p de tomahawk<br />

tel<strong>le</strong>ment énergique qu'il lui brisa <strong>le</strong> poignet droit.<br />

Mac-Bell p<strong>ou</strong>ssa un hur<strong>le</strong>ment de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et aveuglé par la<br />

rage, il se précipita impétueusement sur <strong>Blondel</strong> et lui porta<br />

un c<strong>ou</strong>p de son c<strong>ou</strong>teau qu'il avait pris dans sa main gauche.<br />

Le c<strong>ou</strong>p porta sur une côte, mais il avait été si vio<strong>le</strong>nt que<br />

<strong>Blondel</strong> chancela.<br />

Alors commença une lutte terrib<strong>le</strong>, un combat à mort, car il<br />

était faci<strong>le</strong> de voir qu'il ne finirait que quand l'un des deux adversaires<br />

aurait succombé.<br />

<strong>Blondel</strong> quoique grièvement b<strong>le</strong>ssé, avait appelé t<strong>ou</strong>te son<br />

énergie et t<strong>ou</strong>t son c<strong>ou</strong>rage.<br />

Il se sentait per<strong>du</strong>, son sang c<strong>ou</strong>lait, mais il v<strong>ou</strong>lait faire<br />

payer chèrement sa vie; s<strong>ou</strong>dain un second c<strong>ou</strong>p de feu retentit.<br />

<strong>Blondel</strong> battit l'air de ses deux bras, puis tomba l<strong>ou</strong>rdement<br />

sur <strong>le</strong> sol.


— 606 —<br />

— Parb<strong>le</strong>u! fit Précigny en regardant l'arme qu'il avait à<br />

la main, <strong>le</strong>s pisto<strong>le</strong>ts à d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> canon sont t<strong>ou</strong>t de même unе<br />

fameuse chose !<br />

— Oui, répondit Mac­Bell, et il était temps que tu viennes à<br />

mon sec<strong>ou</strong>rs... Mais ce n'est pas <strong>le</strong> moment de bavarder, notre<br />

homme a son affaire et il n<strong>ou</strong>s faut fi<strong>le</strong>r, vu que n<strong>ou</strong>s ne devons<br />

pas être bien éloignés de la plantation et qu'il est fort<br />

possib<strong>le</strong> qu'on ait enten<strong>du</strong> <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>ps de feu; il p<strong>ou</strong>rrait venir<br />

<strong>du</strong> monde, on n<strong>ou</strong>s surprendrait, et il est fort probab<strong>le</strong> que<br />

n<strong>ou</strong>s passerions un mauvais quart d'heure.<br />

Cependant Précigny ne p<strong>ou</strong>vait se décider à s'éloigner: il<br />

avait vu tomber l'homme qu'il haïssait mortel<strong>le</strong>ment, c'est<br />

vrai, mais il v<strong>ou</strong>lait s'assurer que cet homme était réel<strong>le</strong>ment<br />

mort.<br />

L'Ecossais ne v<strong>ou</strong>lait pas attendre.<br />

— Encore un instant, fit Précigny, il m'en coûterait de laisser<br />

cette affaire à moitié terminée. Avant de m'en al<strong>le</strong>r je veux<br />

avoir la certitude que cet homme a cessé de vivre.<br />

— Il faut te hâter, fais vite, répondit Mac­Bell.<br />

Précigny s'approcha de <strong>Blondel</strong> qui gisait éten<strong>du</strong> sur <strong>le</strong><br />

dos dans une mare de sang, il s'agenoilla et éc<strong>ou</strong>ta.<br />

<strong>Blondel</strong> était sans m<strong>ou</strong>vement, ses yeux étaient fermés et<br />

une pâ<strong>le</strong>ur mortel<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>vrait son visage, seu<strong>le</strong> une respiration<br />

imperceptib<strong>le</strong> indiquait que la vie ne l'avait pas abandonné.<br />

— Il y a beauc<strong>ou</strong>p à parier, dit Précigny en se re<strong>le</strong>vant,<br />

qu'il a son affaire et qu'il n'a guère de chances de résurrection,<br />

cependant il y a un proverbe qui dit que « prudence est mère<br />

de sûreté » et je crois qu'un bon c<strong>ou</strong>p de tomahawk sur <strong>le</strong><br />

crâne serait une bonne précaution, qu'en penses­tu, philosophe<br />

?<br />

— Je pense que tu as raison, répondit Mac Bell, et à ce preverbe<br />

tu peux en aj<strong>ou</strong>ter un autre qui dit « si cela ne fait pas<br />

de bien, cela ne peut pas faire de mal ».<br />

Là dessus Précigny saisit <strong>le</strong> tomahawk que <strong>Blondel</strong> lui avait


— 607 —<br />

arraché et qui était tombé à terre, et <strong>le</strong> brandit p<strong>ou</strong>r lui en por­<br />

ter un dernier c<strong>ou</strong>p.<br />

C'en était fait de <strong>Blondel</strong> lorsque <strong>le</strong>s pas d'un chaval au<br />

galop se firent entendre.<br />

— Vite, vite ! fit Mac-Bell en prenant Précigny par <strong>le</strong> bras,<br />

on vient, filons !<br />

— Mais... dit Précigny en résistant et en jetant un dernier<br />

c<strong>ou</strong>p-d'œil à <strong>Blondel</strong>.<br />

— Il n<strong>ou</strong>s faut disparaître, reprit l'Ecossais, parce que celui<br />

qui vient peut ne pas être seul, on a probab<strong>le</strong>ment enten<strong>du</strong><br />

tes deux c<strong>ou</strong>ps de pisto<strong>le</strong>t et alors n<strong>ou</strong>s sommes flambés, il ne<br />

n<strong>ou</strong>s reste qu'à prendre nos jambes à notre c<strong>ou</strong> !<br />

Et en parlant ainsi, il entraîna Précigny et t<strong>ou</strong>s deux eurent<br />

bientôt disparu.<br />

Le cavalier qu'on entendait venir n'était pas encore assez<br />

rapproché et il ne put pas <strong>le</strong>s voir.<br />

CHAPITRE VI.<br />

<strong>Les</strong> Apaches.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert n'avait pas regagné son wigwam après<br />

qu'el<strong>le</strong> eut fait à Oeil-de-flamme la promesse de devenir sa<br />

femme, el<strong>le</strong> avait v<strong>ou</strong>lu suivre <strong>Blondel</strong>, <strong>le</strong> revoir, p<strong>ou</strong>r lui dire<br />

un dernier adieu.


— 608 —<br />

Abattue par son destin causé qui <strong>le</strong> forçait de renoncer à celui<br />

qu'el<strong>le</strong> aimait p<strong>ou</strong>r devenir la femme de l'Indien, el<strong>le</strong> se<br />

laissa tomber à terre et p<strong>ou</strong>r la première fois de sa vie des<br />

larmes amères inondèrent son visage.<br />

El<strong>le</strong> se maîtrisa cependant bientôt, ne v<strong>ou</strong>lant pas se laisser<br />

dominer par la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, el<strong>le</strong> sécha fiévreusement ses larmes et<br />

chercha à tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong>s traces de <strong>Blondel</strong>.<br />

De quel côté s'était-il dirigé?<br />

El<strong>le</strong> l'ignorait, car el<strong>le</strong> s'était dérobée, afin d'éviter un entretien<br />

avec Oeil-de-flamme.<br />

Après une minute de réf<strong>le</strong>xion el<strong>le</strong> comprit que <strong>Blondel</strong> devait<br />

s'être dirigé <strong>du</strong> côté de sa plantation et el<strong>le</strong> prit cette<br />

direction.<br />

Ses yeux clairvoyants eurent bientôt tr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong>s traces de<br />

<strong>Blondel</strong>, et el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s suivit jusqu'à ce qu'el<strong>le</strong> s'aperçut qu'il y en<br />

avait d'autres qui avaient suivi la même r<strong>ou</strong>te. Son instinct lui<br />

pressentir qu'un danger menaçait <strong>Blondel</strong>.<br />

Son coeur se mit à battre plus rapidement et el<strong>le</strong> accéléra sa<br />

marche.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment el<strong>le</strong> entendit <strong>du</strong> bruit dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré,<br />

el<strong>le</strong> s'arrêta et éc<strong>ou</strong>ta ; au b<strong>ou</strong>t d'un moment ce bruit se fit de<br />

n<strong>ou</strong>veau entendre et el<strong>le</strong> reconnut que c'était <strong>le</strong> renif<strong>le</strong>ment<br />

d'un cheval.<br />

Prenant rapidement une résolution et v<strong>ou</strong>lant s'assurer de<br />

ce que c'était, el<strong>le</strong> s'avança dans la forêt et aperçut dans une<br />

petite clairière un cheval qui paissait tranquil<strong>le</strong>ment; ce cheval<br />

était t<strong>ou</strong>t sellé, mais il n'avait pas de cavalier : étonnée, F<strong>le</strong>urde-désert<br />

s'approcha, et quel<strong>le</strong> ne fut pas sa surprise en reconnaissant<br />

Madir <strong>le</strong> cheval favori de <strong>Blondel</strong>.<br />

El<strong>le</strong> comprit immédiatement de quel<strong>le</strong> utilité p<strong>ou</strong>vait lui être<br />

cet animal, afin de retr<strong>ou</strong>ver <strong>Blondel</strong>.<br />

El<strong>le</strong> s'approcha <strong>du</strong> cheval, qui se laissa caresser, d'un bord<br />

el<strong>le</strong> fut en sel<strong>le</strong> et mit 'animal au galop.<br />

Il y avait un moment qu'el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait dans la plaine,


— 609 —<br />

quand el<strong>le</strong> entendit un c<strong>ou</strong>p de feu suivi d'un second après un<br />

c<strong>ou</strong>rt interval<strong>le</strong>. El<strong>le</strong>s sentit ses craintes augmenter et excita <strong>le</strong><br />

cheval dont la c<strong>ou</strong>rse devint vertigineuse, on eût dit que <strong>le</strong><br />

nob<strong>le</strong> animal comprenait qu'il s'agissait de la vie de son maître.<br />

Deux minutes plus tard F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert arrivait auprès <strong>du</strong><br />

monticu<strong>le</strong> et l'endroit où avait eu lieu l'attaque, là <strong>le</strong> cheval<br />

s'arrâta et sefusa de faire un pas de plus.<br />

Pressentant un malheur, la jeune Indienne sauta à terre et<br />

el<strong>le</strong> ne put s'empêcher de faire un m<strong>ou</strong>vement d'ép<strong>ou</strong>vante en<br />

sentant son pied dans une flaque qu'el<strong>le</strong> reconnut p<strong>ou</strong>r être<br />

<strong>du</strong> sang, et auprès un pisto<strong>le</strong>t à deux canons.<br />

Tremblante, el<strong>le</strong> jeta un c<strong>ou</strong>p-d'oeil aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong> et vit à<br />

quelque pas un corps c<strong>ou</strong>ché dans l'herbe.<br />

El<strong>le</strong> s'en approcha avec anxiété et tomba à gen<strong>ou</strong>x en p<strong>ou</strong>ssant<br />

un cri de désespoir.<br />

El<strong>le</strong> venait de reconnaître <strong>Blondel</strong>!<br />

Rassemblant ses forces, cette c<strong>ou</strong>rageuse jeune fil<strong>le</strong> se pencha<br />

sur <strong>Blondel</strong> et se mit à <strong>le</strong> palper p<strong>ou</strong>r voir s'il n'y avait pas<br />

encore quelque reste de vie.<br />

El<strong>le</strong> appuya son oreil<strong>le</strong> sur sa poitrine.<br />

— Rien !<br />

Le cœur avait cessé de battre.<br />

— Sir Harris!.. sir Harris!... s'écria-t-el<strong>le</strong> d'un ton déchirant;<br />

Harris... reviens à toi !<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p il lui sembla qu'un léger s<strong>ou</strong>ff<strong>le</strong> avait frappé<br />

son oreil<strong>le</strong>.<br />

— Il vit ;... balbutia-t-el<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s yeux remplis de larmes, puis<br />

approchant son oreil<strong>le</strong> des lèvres <strong>du</strong> b<strong>le</strong>ssé, el<strong>le</strong> s'aperçut avec<br />

bonheur qu'il respirait encore faib<strong>le</strong>ment.<br />

El<strong>le</strong> comprit qu'il fallait promptement lui apporter sec<strong>ou</strong>rs<br />

mais, que faire dans cette plaine déserte.<br />

Devait-el<strong>le</strong> remonter à cheval p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>rir à la plantation<br />

chercher des sec<strong>ou</strong>rs ?<br />

45


— 610 —<br />

L'idée n'était pas mauvaise, mais il fallait avant t<strong>ou</strong>t faire un<br />

premier pansement, si élémentaire qu'il pût être.<br />

— Je vais visiter ses b<strong>le</strong>ssures et y poser un appareil p<strong>ou</strong>r<br />

arrêter <strong>le</strong> sang, pensa F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert.<br />

Et ayant dén<strong>ou</strong>é une écharpe, qui lui servait de ceinture el<strong>le</strong><br />

la déchira en bandes et se mit en devoir examiner <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures<br />

de <strong>Blondel</strong>.<br />

— Oh ! murmura-t-el<strong>le</strong> avec angoisse, si j'avais seu<strong>le</strong>ment<br />

un peu d'eau ! S<strong>ou</strong>dain sa physionomie s'éclaira, el<strong>le</strong> venait<br />

d'entendre <strong>le</strong> ruisseau qui c<strong>ou</strong>lait au fond <strong>du</strong> ravin ; ayant<br />

reposé avec précaution la tête de <strong>Blondel</strong> sur l'herbe el<strong>le</strong> se<br />

<strong>le</strong>va vivement et se mit à c<strong>ou</strong>rir de ce côté; la pente <strong>du</strong> ravin<br />

était rapide, <strong>le</strong> pied de la jeune fil<strong>le</strong> glissa et el<strong>le</strong> fut entraînée<br />

pendant un c<strong>ou</strong>rt espace jusqu'à ce qu'el<strong>le</strong> pût se retenir à une<br />

grosse plante t<strong>ou</strong>ffue qui s'était tr<strong>ou</strong>vait s<strong>ou</strong>s sa main.<br />

— Oh! fit-el<strong>le</strong> avec joie, des feuil<strong>le</strong>s de Jutapla ! je ne p<strong>ou</strong>­<br />

vais rien tr<strong>ou</strong>vée de meil<strong>le</strong>ur !<br />

El<strong>le</strong> était arrivée au bord de l'eau, ayant trempé dans <strong>le</strong><br />

c<strong>ou</strong>rant <strong>le</strong>s bandes de son écharpe, el<strong>le</strong> prit une poignée de<br />

feuil<strong>le</strong>s de la plante et se mit en devoir de ret<strong>ou</strong>rner auprès <strong>du</strong><br />

b<strong>le</strong>ssé.<br />

Là el<strong>le</strong> prit dans sa b<strong>ou</strong>che une <strong>ou</strong> deux feuil<strong>le</strong>s quel<strong>le</strong><br />

mâcha p<strong>ou</strong>r en exprimer un suc fortement odorant qu'el<strong>le</strong> fit<br />

dég<strong>ou</strong>tter sur <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures béantes de <strong>Blondel</strong>, qu'el<strong>le</strong> avait<br />

soigneusement lavées auparavant, el<strong>le</strong> posa ensuite <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s<br />

même sur <strong>le</strong>s plaies et y posa une bande m<strong>ou</strong>illée.<br />

Un faib<strong>le</strong> gémissement sortit de la b<strong>ou</strong>che de <strong>Blondel</strong>, et un<br />

rayon de joie éclaira la physionomie de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert qui<br />

comprenait que l'état <strong>du</strong> b<strong>le</strong>ssé s'améliorait puisqu'il sentait la<br />

d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur causée par <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures.<br />

El<strong>le</strong> n'avait pas terminé <strong>le</strong> pansement quand el<strong>le</strong> entendit<br />

des pas de chevaux et aperçut bientôt une tr<strong>ou</strong>pe de cavaliers<br />

qui s'avançaient en s'éclairant avec des torches.<br />

C'étaient Joseph et Maurice suivis des vingt nègres qui


Un faib<strong>le</strong> gémissement s'échappa de la poitrine de<br />

<strong>Blondel</strong>


— 611 —<br />

avaient per<strong>du</strong> <strong>le</strong>s traces de <strong>Blondel</strong> et qui étaient à sa re­<br />

cherche.<br />

Rien ne p<strong>ou</strong>rrait dépeindre <strong>le</strong> désespoir de Maurice quand il<br />

vit son père dans cet état.<br />

Joseph était aussi atterré, et <strong>le</strong>s nègres qui adoraient <strong>le</strong>ur<br />

maître, manifestaient la plus profonde d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur.<br />

Le sang avait cessé de c<strong>ou</strong><strong>le</strong>r s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s compresses placées<br />

par l'adroite Indienne : on hissa d<strong>ou</strong>cement <strong>Blondel</strong> sur un<br />

cheval, deux nègres se placèrent de chaque côté p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> main­<br />

tenir et la tr<strong>ou</strong>pe se mit <strong>le</strong>ntement en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r ret<strong>ou</strong>rner à<br />

Valnoir.<br />

Maurice. Joseph et F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert marchaient derrière.<br />

Le fils de <strong>Blondel</strong> versait des larmes amères et adressait des<br />

questions à la jeune Indienne afin de savoir si el<strong>le</strong> croyait que<br />

l'état <strong>du</strong> b<strong>le</strong>ssé fût grave.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert lui répondit que <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures lui avaient<br />

paru être d'une certaine gravité, mais qu'il ne fallait pas perdre<br />

t<strong>ou</strong>t espoir.<br />

Quand la tr<strong>ou</strong>pe arriva en vue de l'habitation <strong>du</strong> planteur<br />

la jeune Indienne manifesta l'intention de ret<strong>ou</strong>rner sur ses<br />

pas.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z n<strong>ou</strong>s quitter ? lui demanda Maurice.<br />

— Il <strong>le</strong> faut ! répondit F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert dont <strong>le</strong> charmant visage<br />

s'était c<strong>ou</strong>vert d'une expression de profonde d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur.<br />

— Mais... mon père ?...<br />

— Con<strong>du</strong>isez-<strong>le</strong> à l'habitation et faites en sorte qu'il ait <strong>du</strong><br />

repos et des soins jusqu'à ce que je revienne. P<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment<br />

je veux al<strong>le</strong>r à la recherche de ses assassins.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Oui, je veux venger votre père !<br />

— Mais pensez aux dangers que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez c<strong>ou</strong>rir en traversant<br />

la forêt seu<strong>le</strong> et sans défense, prenez au moins quelquesuns<br />

des nègres p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s accompagner.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert ne connaît pas la crainte, répondit la


— 612 —<br />

jeune femme avec dédain, el<strong>le</strong> est la reine de Peaux-R<strong>ou</strong>ges<br />

ils se c<strong>ou</strong>rbent t<strong>ou</strong>s devant el<strong>le</strong> !<br />

— Bien, mais parmi <strong>le</strong>s Peau-R<strong>ou</strong>ges il y a maintenant des<br />

visages pâ<strong>le</strong>s et ces hommes sont des misérab<strong>le</strong>s capab<strong>le</strong>s de<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s crimes.<br />

— Je méprise de tels ennemis ! Le coeur de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert<br />

ne connaît pas la lâcheté !<br />

— Mais prenez au moins une arme !<br />

— Une arme ?... j'en possède une qui vaut mieux que t<strong>ou</strong>t<br />

ce que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rriez me proposer<br />

— De quoi v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r ? demanda Maurice qui<br />

voyait la jeune Indienne dép<strong>ou</strong>rvue de la moindre arme.<br />

— Voici ma défense, répondit cel<strong>le</strong>-ci en lui montrant une<br />

corde longue, mince et, s<strong>ou</strong>p<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> portait à la main et dont<br />

une des extrémités était fixée à la sel<strong>le</strong> de son cheval?<br />

— Qu'est-ce que cela ? demanda <strong>le</strong> jeune homme avec curiosité.<br />

— C'est un lasso.<br />

El<strong>le</strong> fit un dernier salut de la main et prit sa c<strong>ou</strong>rse au galop<br />

à travers a plaine.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de deux minutes el<strong>le</strong> avait disparu et l'on n'entendait<br />

plus que <strong>le</strong>s pas de son cheval qui allaient se perdant dans<br />

<strong>le</strong> lointain.<br />

La tr<strong>ou</strong>pe se remit en marche et un instant après el<strong>le</strong> atteignait<br />

l'habitation.<br />

Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne reculèrent d'ép<strong>ou</strong>vante en voyant<br />

l'état dans <strong>le</strong>quel était <strong>Blondel</strong> ; <strong>le</strong>s esclaves commencèrent à<br />

faire entendre <strong>le</strong>urs lamentations.<br />

Le b<strong>le</strong>ssé fut porte sur son lit avec t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s précautions<br />

nécessaires, et <strong>le</strong>s fenêtres de sa chambre furent laissées entr'<strong>ou</strong>vertes<br />

afin de laisser pénétrer jusqu'à lui l'air frais <strong>du</strong><br />

dehors.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes femmes étaient là, ét<strong>ou</strong>ffant <strong>le</strong>urs sanglots.


— 613 —<br />

tandis que Maurice, deb<strong>ou</strong>t et <strong>le</strong> visage morne épiait un symp-<br />

tôme qui pût lui donner de l'espoir.<br />

Peu à peu, cependant, la pâ<strong>le</strong>ur cadavérique qui c<strong>ou</strong>vrait<br />

<strong>le</strong>s traits de <strong>Blondel</strong> fit place à une teinte plus naturel<strong>le</strong>, la<br />

respiration, qui, auparavant, était pénib<strong>le</strong> et entrec<strong>ou</strong>pée, prit<br />

de la régularité, et au b<strong>ou</strong>t d'une demi-heure, il commença<br />

à m<strong>ou</strong>voir <strong>le</strong>s paupières et il entr'<strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s yeux.<br />

On vit qu'il cherchait à rappe<strong>le</strong>r ses s<strong>ou</strong>venirs, son regard<br />

éteint allait de Miche<strong>le</strong>tte à Lucienne qu'il voyait agen<strong>ou</strong>illées<br />

auprès de son lit.<br />

<strong>Blondel</strong> entre'<strong>ou</strong>vrit ensuite <strong>le</strong>s lèvres comme p<strong>ou</strong>r par<strong>le</strong>r,<br />

mais aucun son ne put sortir de sa b<strong>ou</strong>che et il continua à<br />

fixer Maurice d'un air interrogateur.<br />

Celui-ci comprit et lui raconta, en parlant à demi-voix p<strong>ou</strong>r<br />

ne pas <strong>le</strong> fatiguer, qu'ils étaient partis p<strong>ou</strong>r la chasse et que<br />

s<strong>ou</strong>dain ils l'avaient per<strong>du</strong> de vue jusqu'au moment où ils<br />

l'avaient retr<strong>ou</strong>vé baigné dans son sang.<br />

Puis il lui demanda s'il avait pu reconnaître <strong>le</strong>s misérab<strong>le</strong>s<br />

assassins qui l'avaient mis dans cet état.<br />

<strong>Blondel</strong> resta un moment immobi<strong>le</strong>, on voyait qu'il inter­<br />

rogeait sa mémoire.<br />

Maurice attendait avec anxiété un signe, un c<strong>ou</strong>p-d'œil qui<br />

pût lui donner la réponse qu'il attendait.<br />

La physionomie de <strong>Blondel</strong> prenait cependant peu à peu<br />

une expression plus d<strong>ou</strong>ce, il remua <strong>le</strong>s lèvres et Maurice<br />

qui s'était penché sur lui put entendre, faib<strong>le</strong> comme un<br />

s<strong>ou</strong>ff<strong>le</strong> :<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert ?<br />

Le jeune homme raconta alors à son père que c'était la jeune<br />

Indienne qui l'avait tr<strong>ou</strong>vé dans cet état, que c'était el<strong>le</strong> qui<br />

avait la première pansé ses b<strong>le</strong>ssures et y avait appliqué <strong>du</strong> suc<br />

de plantes qui devait en activer la guérison, il lui dit enfin<br />

quel<strong>le</strong> était venue jusqu'à la porte de l'habitation et qu'el<strong>le</strong>


— 614 —<br />

était ret<strong>ou</strong>rnée sur ses pas p<strong>ou</strong>r chercher <strong>le</strong>s assassins et en<br />

tirer vengeance.<br />

Pendant que Maurice parlait, une expression d'ineffab<strong>le</strong> ten­<br />

dresse s'était peu à peu répan<strong>du</strong>e sur <strong>le</strong>s traits de son pére et<br />

quand il eut fini, <strong>Blondel</strong> parut éc<strong>ou</strong>ter encore.<br />

— Mais, reprit <strong>le</strong> jeune homme en se penchant de n<strong>ou</strong>veau<br />

vers son père, connais-tu <strong>le</strong>s noms de tes assassins ? si tu<br />

<strong>le</strong>s connais, dis-<strong>le</strong>s moi, que n<strong>ou</strong>s puissions al<strong>le</strong>r à <strong>le</strong>ur p<strong>ou</strong>r­<br />

suite !<br />

— <strong>Les</strong> noms ? murmura <strong>Blondel</strong> qui faisait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs des ef­<br />

forts p<strong>ou</strong>r rappe<strong>le</strong>r ses s<strong>ou</strong>venirs.<br />

S<strong>ou</strong>dain son visage prit une expression de haine far<strong>ou</strong>che; il<br />

se s<strong>ou</strong>venait.<br />

— <strong>Les</strong> noms ?... répéta-t-il, <strong>ou</strong>i, tu <strong>le</strong>s connaîtras, tu sauras<br />

quels sont ces misérab<strong>le</strong>s !... Il faut qu'ils disparaissent de sur<br />

la terre, je <strong>le</strong> veux!... je... je...<br />

Il ne put achever, l'effort qu'il venait de faire avait épuisé<br />

ses forces et il perdit de n<strong>ou</strong>veau connaissance.<br />

Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte prodiguèrent <strong>le</strong>urs soins au b<strong>le</strong>ssé p<strong>ou</strong>r<br />

lui faire reprendre connaissance.<br />

— Il est inuti<strong>le</strong> de chercher plus longtemps, dit Master Tom,<br />

l'intendant qui avait jusque là gardé <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce; quels peuvent<br />

être <strong>le</strong>s assasins, sinon <strong>le</strong>s misérab<strong>le</strong>s Peaux-R<strong>ou</strong>ges que sir<br />

Harris a châtiés tant de fois !<br />

— V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez avoir raison, master, répondit Maurice; <strong>le</strong>s<br />

Indiens seuls sont capab<strong>le</strong>s d'une pareil<strong>le</strong> lâcheté.<br />

Ces paro<strong>le</strong>s se répandirent bientôt parmi <strong>le</strong>s nègres serviteurs<br />

de la plantation qui venaient précisément d'apprendre que <strong>le</strong>ur<br />

maître venait d'être rapporté m<strong>ou</strong>rant.<br />

Ils commencèrent à faire entendre des menaces de vengeance<br />

contre <strong>le</strong>s Peaux-R<strong>ou</strong>ges.<br />

Ces menaces prirent peu à peu un tel caractère qu'el<strong>le</strong>s se<br />

manifestérent bientôt par des cris et des vociférations:


— 615 —<br />

— Mort aux Indiens ! mort aux Indiens ! entendait-on crier<br />

au dehors.<br />

L'intendant qui était sorti depuis un instant, revint l'air t<strong>ou</strong>t<br />

effaré et dit à Maurice :<br />

— Monsieur Maurice, entendez-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— J'entends parfaitement et je comprends <strong>le</strong>ur colère, répondit<br />

<strong>le</strong> jeune homme... Que devons-n<strong>ou</strong>s faire?<br />

— Nos nègres veu<strong>le</strong>nt absolument partir.<br />

— P<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r où ?<br />

— Contre <strong>le</strong>s Indiens !... Ils veu<strong>le</strong>nt venger <strong>le</strong>ur maître et détruire<br />

<strong>le</strong>s wigwams des Peaux-R<strong>ou</strong>ges.<br />

Maurice regarda sérieusement master Tom.<br />

— Croyez-v<strong>ou</strong>s véritab<strong>le</strong>ment que ce soient <strong>le</strong>s Indiens qui<br />

soient <strong>le</strong>s meurtriers de mon père? lui demanda-t-il.<br />

— Je ne puis pas en d<strong>ou</strong>ter, repartit l'intendant.<br />

— Si c'est ainsi, reprit Maurice, v<strong>ou</strong>s n'avez qu'à donner des<br />

armes à nos hommes et à <strong>le</strong>ur dire de se tenir prêts dans dix<br />

minutes. Je me mettrai à <strong>le</strong>ur tête avec Joseph!... V<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s<br />

accompagnerez, Tom.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s remercie, monsieur Maurice, s'écria l'intendant<br />

avec feu, je n'attendait pas moins de votre brav<strong>ou</strong>re, et quant<br />

à moi, je v<strong>ou</strong>s jure que je veux de t<strong>ou</strong>tes mes forces contribuer<br />

à venger sir Harris!... Malheur à ceux des Peaux-R<strong>ou</strong>ges qui<br />

tomberont s<strong>ou</strong>s ma main!<br />

— Al<strong>le</strong>z, master Tom, fit Maurice, surveil<strong>le</strong>z <strong>le</strong>s préparatifs<br />

de nos nègres et venez me prévenir dès que v<strong>ou</strong>s serez<br />

prêts.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un quart d'heure l'intendant, vint annoncer à Maurice<br />

qu'on n'attendait plus que lui; il sortit accompagné de<br />

Joseph, t<strong>ou</strong>s deux embrassèrent encore une fois <strong>le</strong>urs ép<strong>ou</strong>ses<br />

puis s'élancèrent sur deux chevaux qui avaient été préparés<br />

p<strong>ou</strong>r eux.


— 616 —<br />

Quelques minutes plus tard la tr<strong>ou</strong>pe avait disparu et<br />

on n'entendait plus que <strong>le</strong> galop des chevaux qui se perdait<br />

dans <strong>le</strong> lointain.<br />

CHAPITRE VII<br />

Le lasso<br />

Pendant que <strong>le</strong>s nègres de la plantation ayant à <strong>le</strong>ur tête<br />

Maurice, Joseph et l'intendant, se dirigeaient <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> cam­<br />

pement des Indiens, Précigny et Mac-Bell suivaient une direc­<br />

tion à peu près semblab<strong>le</strong>.<br />

— Mac-Bell, dit t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p Précigny en s'arrêtant et en se<br />

t<strong>ou</strong>rnant vers son compagnon, je ne comprends pas p<strong>ou</strong>rquoi<br />

tu t'obstines à v<strong>ou</strong>loir ret<strong>ou</strong>rner au campement des Peaux-<br />

R<strong>ou</strong>ges, la prudence la plus élémentaire n<strong>ou</strong>s dit cependant<br />

que n<strong>ou</strong>s devons <strong>le</strong>s éviter au moins avec autant de soin que<br />

la plantation de <strong>Blondel</strong>.<br />

— Mais aucun danger ne peut n<strong>ou</strong>s menacer, répondit<br />

l'Ecossais.<br />

— Tu ne te s<strong>ou</strong>viens donc pas que n<strong>ou</strong>s avons juré à F<strong>le</strong>ur-<br />

<strong>du</strong>-désert de ne pas attenter aux j<strong>ou</strong>rs de <strong>Blondel</strong> ?<br />

— Je m'en s<strong>ou</strong>viens parfaitement, reprit Mac-Bell, mais l'In-<br />

dienne se tr<strong>ou</strong>ve sans d<strong>ou</strong>te maintenant à la plantation, n<strong>ou</strong>s<br />

n'avons, par conséquent, rien à craindre de ce côté, quant à


— 617 —<br />

ses guerriers ils ne savent absolument rien de ce qui s'est<br />

passé, et même, en supposant qu'ils <strong>le</strong> sussent, cela <strong>le</strong>s laisse­<br />

rait fort indifférents ; au contraire, j'ai t<strong>ou</strong>t lieu de croire qu'ils<br />

seraient bien aise de savoir qu'ils sont débarrassés d'un homme<br />

qu'ils considéraient comme un ennemi.<br />

— Je ne veux pas discuter là-dessus, mais je ne sais, il me<br />

semb<strong>le</strong> que n<strong>ou</strong>s faisons une bêtise dont n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s repentirons<br />

plus tard, je te demande p<strong>ou</strong>rquoi n<strong>ou</strong>s ne n<strong>ou</strong>s dirigerions<br />

pas <strong>du</strong> côté de la mer.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi?... P<strong>ou</strong>rquoi?... fit Mac-Bell d'un air de mau­<br />

vaise humeur; qu'il te suffise de savoir que j'ai des raisons par­<br />

ticulières p<strong>ou</strong>r cela !<br />

— C'est possib<strong>le</strong>!... mais si tu as des raisons particulières<br />

p<strong>ou</strong>r risquer ta peau, moi, de mon côté, j'ai des motifs t<strong>ou</strong>t<br />

aussi particuliers p<strong>ou</strong>r ménager la mienne!<br />

L'Ecossais haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

Puis il prit d'un ton sarcastique :<br />

— Que diab<strong>le</strong> veux-tu faire de ta peau, quand tu n'as pas<br />

un liard dans la poche ?<br />

— Crois-tu par hasard, que cette position, qui n'a rien d'en­<br />

c<strong>ou</strong>rageant, je <strong>le</strong> conviens, p<strong>ou</strong>rrait changer si n<strong>ou</strong>s regagnions<br />

<strong>le</strong> camp des Indiens ?<br />

— Peut-être !<br />

— Tu y a sans d<strong>ou</strong>te déc<strong>ou</strong>vert une mine d'or? fit Précigny<br />

d'un air moqueur.<br />

— Non, il y a mieux que cela : j'y ai laissé la mine d or.<br />

— Je ne te comprends pas.<br />

— Et cependant c'est la pure vérité.<br />

— C'est impossib<strong>le</strong> !<br />

— J'ai l'honneur de te répéter que c'est la pure vérité!<br />

— Explique-toi !<br />

— Te s<strong>ou</strong>viens-tu que l'on v<strong>ou</strong>lut me f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r pendant que<br />

n<strong>ou</strong>s étions sur <strong>le</strong> radeau ?<br />

— Oui, mais...


— 618 —<br />

— Ai-je démontré alors que je n'avais pas sur moi <strong>le</strong>s trente<br />

de francs que Lebuteux m'accusait de lui avoir volé ?<br />

Parfaitement!<br />

Et cependant v<strong>ou</strong>s étiez t<strong>ou</strong>s aveug<strong>le</strong>s!<br />

Que dis-tu?<br />

J'avais cet argent avec moi.<br />

Mais où donc ?<br />

— Dans mon gros bâton.<br />

— Parfait!... Et tu as caché ce bâton quelque part ?<br />

— Oui, il est caché, répondit Mac-Bell d'un air sombre, mais<br />

c'est <strong>le</strong> Roquet qui l'a caché et la canail<strong>le</strong> est morte sans m'in-<br />

diquer la cachette !<br />

— Ce n'est pas galant de sa part, mais, franchement, c'est<br />

un peu de ta faute, p<strong>ou</strong>rquoi t'es-tu tant pressé de l'envoyer<br />

rejoindre l'ami Lebuteux?<br />

— Dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas je ne veux pas quitter cette contrée<br />

sans faire de n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s recherches, je veux encore f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r <strong>le</strong><br />

sol de notre cabane...<br />

L'Ecossais s'arrêta s<strong>ou</strong>dainement, et, posant la main sur <strong>le</strong><br />

bras de Précigny, il lui demanda à voix basse:<br />

— N'as-tu rien enten<strong>du</strong> ?<br />

— Il m'a semblé...<br />

— On par<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t près d'ici.<br />

— Je <strong>le</strong> crois.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tons!<br />

Et s'étant avancés avec précaution <strong>du</strong> côté d'où on entend<br />

un murmure confus de voix humaines, ils finirent par<br />

<strong>ou</strong>vrir une petite cabane t<strong>ou</strong>te c<strong>ou</strong>verte de feuillage.<br />

— Approchons-n<strong>ou</strong>s ! fit l'Ecossais.<br />

Ils se glissèrent presque en rampant et arrivèrent t<strong>ou</strong>t<br />

de la hutte dont ils p<strong>ou</strong>vaient voir l'intérieur par de petites<br />

fentes ; en même temps, aucune paro<strong>le</strong> de ce qui 'y disait ne<br />

p<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong>ur échapper.<br />

Ils virent d'abord un homme éten<strong>du</strong> sur <strong>le</strong> dos et dont la


— 619 —<br />

tête reposait sur <strong>le</strong>s gen<strong>ou</strong>x d'un autre indivi<strong>du</strong> c<strong>ou</strong>vert<br />

de tat<strong>ou</strong>ages et qui paraissait fort occupé à un travail qui ressemblait<br />

à une opération qu'il aurait pratiquée sur <strong>le</strong> visage de<br />

l'autre.<br />

— Vois-tu mon vieux Faillard, disait celui qui était c<strong>ou</strong>ché<br />

sur <strong>le</strong> dos, tu dois remercier la Providence de ce qu'el<strong>le</strong> permit<br />

que tu eusses <strong>le</strong>s reins tr<strong>ou</strong>és par <strong>le</strong>s pointes de la gril<strong>le</strong> de<br />

T<strong>ou</strong>lon. Le moyen était cruel, je <strong>le</strong> veux bien, mais il t'a valu<br />

une réputation de martyr et de personnage saint et t<strong>ou</strong>tpuissant.<br />

— Tu vois bien, répondit l'autre, que je ne te garde pas<br />

rancune, puisque je p<strong>ou</strong>sse la générosité jusqu'à te tat<strong>ou</strong>er p<strong>ou</strong>r<br />

t'é<strong>le</strong>ver à une dignité éga<strong>le</strong> à la mienne et te transformer en<br />

Manit<strong>ou</strong>, digne de me seconder dans mon ministère et de partager<br />

<strong>le</strong>s honneurs de la vénération dont je suis l'objet.<br />

— Faillard!<br />

— Faillard, en corps et en âme !<br />

Ces deux exclamations sortirent ensemb<strong>le</strong> et à moitié ét<strong>ou</strong>ffée<br />

des lèvres de Précigny et de Mac-Bell.<br />

— Faillard, Manit<strong>ou</strong> des Peaux-R<strong>ou</strong>ges!<br />

— Ec<strong>ou</strong>tons encore!<br />

— Ta manière d'agir est en effet généreuse et nob<strong>le</strong>, reprit<br />

celui qui était c<strong>ou</strong>ché et qui n'était autre que Laposto<strong>le</strong>, comme<br />

<strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur l'aura sans d<strong>ou</strong>te deviné; mais tu peux bien av<strong>ou</strong>er<br />

qu'el<strong>le</strong> n'est pas t<strong>ou</strong>t-à-fait aussi désintéressée que tu v<strong>ou</strong>drais<br />

me <strong>le</strong> faire croire, et que <strong>le</strong>s trente mil<strong>le</strong> francs sont bien p<strong>ou</strong>r<br />

quelque chose dans ta décision.<br />

— Trente mil<strong>le</strong> francs! murmura Mac-Bell. dont <strong>le</strong>s yeux<br />

prirent un éclat étrange.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi <strong>le</strong> nierais-je, répondit Faillard, j'av<strong>ou</strong>e franchement<br />

que ce gros bâton a eu sur moi une influence magique.<br />

— Le bâton !.... plus de d<strong>ou</strong>te! murmura Mac-Bell: c'est<br />

Laposto<strong>le</strong> qui me l'a volé !... malheur à lui!


— 620 —<br />

Laposto<strong>le</strong> venait de saisir <strong>le</strong> fameux bâton qui se tr<strong>ou</strong>vait<br />

auprès de lui, l'agita en l'air, en disant d'un air joyeux:<br />

— Quand on pense que t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>issances de la vie sont<br />

renfermées dans ce misérab<strong>le</strong> morceau de bois, et que, dans<br />

peu de temps, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons n<strong>ou</strong>s accorder t<strong>ou</strong>tes nos fantai­<br />

sies !<br />

Et, en parlant ainsi, il lança <strong>le</strong> bâton en l'air, en <strong>le</strong> faisant<br />

t<strong>ou</strong>rnoyer, mais au lieu de retomber à côté de celui qui<br />

l'avait lancé, <strong>le</strong> bâton vint r<strong>ou</strong><strong>le</strong>r vers la paroi de la cabane,<br />

précisément devant la fente par laquel<strong>le</strong> Mac-Bell regardait.<br />

Ce dernier, sans prononcer une paro<strong>le</strong>, intro<strong>du</strong>isit, avec la<br />

s<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>sse d'un chat, son bras par l'<strong>ou</strong>verture, saisit son bâton<br />

tant regretté et l'attira à lui sans faire <strong>le</strong> moindre bruit et sans<br />

éveil<strong>le</strong>r l'attention de Faillard <strong>ou</strong> de Laposto<strong>le</strong>.<br />

— Enfin !... murmura-t-il avec satisfaction.<br />

— La chance est p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s ; en r<strong>ou</strong>te !<br />

Et, se remettant à ramper, ils furent bientôt assez éloignés<br />

de la cabane p<strong>ou</strong>r reprendre <strong>le</strong>ur marche ordinaire.<br />

Ils marchaient depuis une heure environ, quand ils se tr<strong>ou</strong>­<br />

vèrent hors de la forêt, avec une plaine immense et stéri<strong>le</strong><br />

devant eux.<br />

— Ah ! fit Mac-Bell en p<strong>ou</strong>ssant un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement;<br />

n<strong>ou</strong>s voilà maintenant riches et libres!<br />

— Et cependant, n<strong>ou</strong>s devons encore marcher et faire dispa­<br />

raître nos traces, afin de p<strong>ou</strong>voir échapper à ces Indiens mau­<br />

dits, qui sont capab<strong>le</strong>s de retr<strong>ou</strong>ver dans l'air la trace de l'oi­<br />

seau qui vo<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> deux compagnons se remirent donc en r<strong>ou</strong>te en effaçant<br />

t<strong>ou</strong>te trace de <strong>le</strong>urs pas, ce qui ra<strong>le</strong>ntissait <strong>le</strong>ur marche, comme<br />

on <strong>le</strong> compernd.<br />

Quand ils eurent fait cela sur un espace assez long p<strong>ou</strong>r que<br />

<strong>le</strong>s Peaux-R<strong>ou</strong>ges ne pussent retr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong>ur piste, ils hâtèrent<br />

<strong>le</strong> pas, et vers la fin de la j<strong>ou</strong>rnée, ils arrivèrent au bord d'un


— 621 —<br />

c<strong>ou</strong>rant d'eau qui <strong>le</strong>s séparait d'une contrée, c<strong>ou</strong>verte d'une<br />

magnifique végétation.<br />

— Sais-tu nager? demanda Précigny à l'Ecossais.<br />

— Comme une sardine, répondit ce dernier.<br />

— Alors n<strong>ou</strong>s sommes sauvés!<br />

— Comment cela ?<br />

— C'est bien simp<strong>le</strong>, n<strong>ou</strong>s traversons cette rivière à la nage<br />

une fois que n<strong>ou</strong>s sommes de l'autre coté, n<strong>ou</strong>s sommes hors<br />

de t<strong>ou</strong>t danger !<br />

— Eh bien,... en avant !<br />

<strong>Les</strong> deux compagnons se défirent des plus embarrassants de<br />

<strong>le</strong>urs vêtements, se jetèrent à l'eau après avoir nagé pen<strong>du</strong>e<br />

un moment, t<strong>ou</strong>t en se laissant porter à la dérive par <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rant,<br />

ils approchèrent de l'autre rive,<br />

— N<strong>ou</strong>s arrivons dans une minute! dit Mac-Bell à Précigny<br />

qui, moins robuste, commençait à sentir ses forces diminuer.<br />

— Il en est temps, répondit Précigny, je n'en puis plus!<br />

— Encore quelques brassées et n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>chons la terre!<br />

Ils ne se tr<strong>ou</strong>vaient plus en effet qu'à une dizaine de pieds<br />

<strong>du</strong> rivage et Précigny pensait déjà au repos qu'il allait prendre<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s frais ombrages qu'il avait devant <strong>le</strong>s yeux.<br />

T<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p il s'approcha de Mac-Bell et lui dit d'une<br />

voix altérée :<br />

— Mac-Bell !<br />

— Qu'est-ce qu'il y a ?<br />

— Regarde un peu là... devant n<strong>ou</strong>s!<br />

— Eh bien?<br />

— Ne vois-tu pas ce qui se meut dans l'herbe?<br />

— Mil<strong>le</strong> tonnerres! ce sont des serpents!... répondit avec<br />

terreur l'Ecossais.<br />

— Et il y en a en quantité! remarqua Précigny, qui<br />

aj<strong>ou</strong>ta :


— 622 —<br />

— Il faut que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s laissions entraîner par <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rant<br />

pendant un moment.<br />

Le conseil parut bon à Mac-Bell et ils se laissèrent marcher à<br />

la dérive.<br />

Mais part<strong>ou</strong>t où ils v<strong>ou</strong>laient essayer d'aborder, <strong>le</strong>s serpents<br />

s'avançaient à <strong>le</strong>ur rencontre en sifflant d'un air menaçant.<br />

Ils finirent par voir qu'ils devaient renoncer à prendre pied<br />

de ce côté-là et se décidèrent à ret<strong>ou</strong>rner en arrière.<br />

— Mil<strong>le</strong> diab<strong>le</strong>s!... s'écria Mac-Bell, quels vilains habitants<br />

on tr<strong>ou</strong>ve dans ce pays !... Il ne doit pas y avoir moyen de<br />

vivre avec un tel voisinage.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p Précigny fit d'une voix épuisée :<br />

— Je n'en puis plus !... s<strong>ou</strong>tiens-moi où je c<strong>ou</strong><strong>le</strong> !<br />

— Que me demandes-tu là ? répondit Mac-Bell, chacun<br />

p<strong>ou</strong>r soi et j'ai assez à faire à s<strong>ou</strong>tenir mes habits et mon<br />

bâton.<br />

Précigny était trop ess<strong>ou</strong>fflé p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir répondre à l'Ecossais,<br />

il fit un dernier effort et il sentit enfin <strong>le</strong> fond s<strong>ou</strong>s ses<br />

pieds.<br />

— Enfin n<strong>ou</strong>s voilà encore une fois sauvés! fit Mac-Bel<br />

en sortant de l'eau.<br />

— Oui,... enfin, fit Précigny, qui reprenait c<strong>ou</strong>rage.<br />

Au même moment ils se sentirent t<strong>ou</strong>s deux enlacés par<br />

un lien dont ils ne purent t<strong>ou</strong>t d'abord reconnaître la nature<br />

comme ils se tr<strong>ou</strong>vaient t<strong>ou</strong>t près l'un de l'autre, ce lien <strong>le</strong><br />

avaient pris <strong>le</strong>s deux ensemb<strong>le</strong>, il s'était t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p ten<strong>du</strong> et<br />

ils se tr<strong>ou</strong>vaient comme liés et incapab<strong>le</strong>s de faire un m<strong>ou</strong>vement.<br />

— Malédiction !... qu'est-ce que cela? s'écria Mac-Bell.<br />

Il n'avait pas terminé qu'il aperçut derrière un buisson une<br />

femme à cheval, et dans cette femme, il reconnut avec terreur<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, la jeune reine des Peaux-R<strong>ou</strong>ges.<br />

El<strong>le</strong> tenait à la main une espèce de corde dont l'autre extrémité<br />

formait <strong>le</strong> lien qui ent<strong>ou</strong>rait <strong>le</strong>s deux compagnons.


— 623 —<br />

L'Ecossais comprit t<strong>ou</strong>t.. Cette corde n'était autre que <strong>le</strong><br />

lasso, cette arme terrib<strong>le</strong> entre <strong>le</strong>s mains de ceux qui savent<br />

l'employer et que la jeune Indienne maniait avec une grande<br />

dextérité.<br />

N<strong>ou</strong>s sommes pris ! dit Mac-Bell.<br />

— Je <strong>le</strong> vois bien, répondit Précigny... Diab<strong>le</strong>! comment<br />

n<strong>ou</strong>s tirer de là ?<br />

— Il n'y a qu'un moyen!<br />

— Lequel?<br />

— N<strong>ou</strong>s n'avons à faire qu'à une femme, si habi<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong><br />

soit à lancer <strong>le</strong> lasso, sa main ne doit pas avoir la force de n<strong>ou</strong>s<br />

résister si n<strong>ou</strong>s unissons nos forces p<strong>ou</strong>r lui arracher cette<br />

corde maudite ; n<strong>ou</strong>s n'avons qu'à faire un rapide m<strong>ou</strong>vement<br />

en avant.<br />

— Essayons!<br />

Et <strong>le</strong>s deux captifs firent un saut qui devait briser <strong>le</strong> lasso<br />

<strong>ou</strong> l'arracher des mains de la jeune Indienne.<br />

Mais à <strong>le</strong>ur grande surprise, ils virent que cel<strong>le</strong>-ci restait<br />

tranquil<strong>le</strong>ment en sel<strong>le</strong> et qu'ils n'avaient réussi qu'à resserrer<br />

encore plus <strong>le</strong> lien qui <strong>le</strong>s ent<strong>ou</strong>rait.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert se mit à rire et ils virent alors avec stupéfaction<br />

que l'extrémité <strong>du</strong> lasso était fixée au pommeau de la<br />

sel<strong>le</strong>.<br />

L'Indienne fit ensuite caraco<strong>le</strong>r son cheval, ce qui eut p<strong>ou</strong>r<br />

résultat de jeter vio<strong>le</strong>mment à terre nos deux coquins.<br />

Puis el<strong>le</strong> avança d'un air hautain et fier et ils finirent par<br />

comprendre qu'ils étaient complétement en son p<strong>ou</strong>voir ; en<br />

effet, au moindre m<strong>ou</strong>vement qu'ils feraient, el<strong>le</strong> n'avait qu'à<br />

mettre son cheval au galop et <strong>le</strong>s entraîner à sa suite.<br />

— Diab<strong>le</strong>! fit Mac-Bell, ce n'est pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t convenab<strong>le</strong> de<br />

se c<strong>ou</strong>cher sur <strong>le</strong> ventre devant une femme, mais n<strong>ou</strong>s ne<br />

p<strong>ou</strong>vons pas faire autrement, à moins que n<strong>ou</strong>s ne préférions<br />

n<strong>ou</strong>s voir partir à la remorque de ce cheval ; ce n'est par conséquent<br />

pas <strong>le</strong> moment de faire la mauvaise tête.


— 624 —<br />

— Ce n'est que trop vrai, repartit Précigny; mais qui sait<br />

ce qu'el<strong>le</strong> veut faire de n<strong>ou</strong>s?<br />

— C'est précisément ce qui m'inquiète.<br />

— Je suis la même chose!... Notre position n'est pas brillante...<br />

n<strong>ou</strong>s avons fait <strong>le</strong> serment au Grand-Esprit d'épargner<br />

la vie de <strong>Blondel</strong>, et F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert ne n<strong>ou</strong>s a probab<strong>le</strong>ment<br />

pas suivis et faits prisonniers p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s mettre dans <strong>du</strong><br />

coton !<br />

Ils parlaient encore quand ils entendirent un bruit de voix<br />

qui se rapprochaient.<br />

— Ce sont ces maudits Indiens! fit Mac-Bell.<br />

— Et ils vont probab<strong>le</strong>ment n<strong>ou</strong>s inviter poliment à entonner<br />

notre chant de mort !<br />

— Grand merci!... Je ne suis pas en voix.<br />

— Pendant que Précigny et l'Ecossais avaient rapidement<br />

échangé ces quelques mots <strong>le</strong>s hommes dont ils avaient enten<strong>du</strong><br />

la voix s'étaient rapprochés.<br />

— Ce ne sont pas des Indiens! fit Mac-Bell<br />

— Parb<strong>le</strong>u non! répondit Précigny.<br />

— <strong>Les</strong> reconnais-tu ?<br />

— Non !<br />

to<strong>le</strong> !<br />

— Mais ce sont nos vieil<strong>le</strong>s connaissances Faillard et Lapos­<br />

— Pas possib<strong>le</strong> !<br />

— Regarde-<strong>le</strong>s donc avec attention !<br />

Précigny se ret<strong>ou</strong>rna comme il put et finit en effet par<strong>le</strong>s<br />

reconnaître.<br />

Mais à peine Laposto<strong>le</strong> avait-il de son côté reconnu Mac-Bell<br />

qu'il c<strong>ou</strong>rut vers F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert en lui disant :<br />

— Ne <strong>le</strong>s laisse pas fuir! Ce sont des brigands, de misé-<br />

rab<strong>le</strong>s coquins !<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert regarda fixement <strong>le</strong> Parisien, puis el<strong>le</strong><br />

lui demanda :<br />

— Quel mal t'ont ils fait?


— 625 —<br />

— Quel mal ils m'ont fait ? répéta Laposto<strong>le</strong> avec vicacité,<br />

ils se sont unis p<strong>ou</strong>r me vo<strong>le</strong>r une relique sacrée, un s<strong>ou</strong>venir<br />

de famil<strong>le</strong>,... et je veux qu'ils me <strong>le</strong> rendent !...<br />

Pendant que Laposto<strong>le</strong> parlait, Faillart <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> s'était à<br />

son t<strong>ou</strong>r approché de la jeune Indienne et avait échangé quelques<br />

mots avec el<strong>le</strong>.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert détacha <strong>le</strong> lasso de sa sel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> mit entre <strong>le</strong>s<br />

mains <strong>du</strong> Manit<strong>ou</strong> et prononça encore quelques paro<strong>le</strong>s à voix<br />

basse en désignant <strong>le</strong>s deux prisonniers.<br />

Puis prenant la bride de son cheval el<strong>le</strong> mit l'animal au galop<br />

et eut bientôt disparu.<br />

On entendait dans <strong>le</strong> lointain des c<strong>ou</strong>ps de feu et la jeune<br />

s<strong>ou</strong>veraine craignant sans d<strong>ou</strong>te que <strong>le</strong> campement de ses<br />

guerriers ne fut attaqué c<strong>ou</strong>rait se mettre à la tête des siens.<br />

A peine fut-el<strong>le</strong> hors de vue que Mac-Bell s'adressant à Laposto<strong>le</strong>,<br />

lui dit :<br />

— N<strong>ou</strong>s voilà enfin seuls !.... je pense, mon vieux camarade,<br />

que tu vas n<strong>ou</strong>s rendre la liberté!... s<strong>ou</strong>viens-toi que n<strong>ou</strong>s<br />

sommes d'anciens amis!<br />

Laposto<strong>le</strong> éclata de rire.<br />

Puis il répondit d'un air ironique:<br />

— En effet, j'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs s<strong>ou</strong>haité être uti<strong>le</strong> à une ancienne<br />

connaissance, mais en ce moment cela ne m'est vraiment pas<br />

possib<strong>le</strong> ; voici p<strong>ou</strong>rquoi, ce n'est pas moi qui v<strong>ou</strong>s ai pris et il<br />

ne m'est pas permis de v<strong>ou</strong>s lâcher; t<strong>ou</strong>t ce que je puis faire<br />

c'est de te débarrasser de ce qui p<strong>ou</strong>rrait te gêner, et en particulier<br />

de ce gros bâton que tu n'as pas craint de dérober dans<br />

la cabane de ce saint Manit<strong>ou</strong>.<br />

— Laposto<strong>le</strong> ! hurla l'Ecossais en s'agitant autant que <strong>le</strong> lui<br />

permettait <strong>le</strong> lasso, ne m'approche pas, brigand, <strong>ou</strong> je te...<br />

Laposto<strong>le</strong> haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Premièrement, fit-il. en arrachant <strong>le</strong> bâton des mains de<br />

Mac-Bell, ce que celui-ci ne put empêcher; premièrement, je te<br />

permets d'essayer de rompre ce lasso; ensuite je te ferai remar-<br />

47


— 626 —<br />

quer que si tu <strong>le</strong> refuses à marcher devant n<strong>ou</strong>s, si tu fais une<br />

seu<strong>le</strong> tentative de désobéir, toi aussi bien que monsieur <strong>le</strong><br />

comte, je prendrai la liberté de v<strong>ou</strong>s chat<strong>ou</strong>illier <strong>le</strong>s reins avec<br />

<strong>le</strong> petit instrument que voici et dont la pointe a été trompée<br />

dans un poison dont la vio<strong>le</strong>nce est tel<strong>le</strong> que cinq mortes<br />

après tu ne ressemb<strong>le</strong>rais plus à une créature humaine seu<strong>le</strong>ment<br />

tu serais recoquillé.<br />

Et en parlant Laposto<strong>le</strong> avait montré aux deux pervers<br />

une sorte de longue flèche dont la pointe de fer était pointé<br />

d'une substance de c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur verdâtre.<br />

C'était un argument sans réplique.<br />

Force fut donc à l'Ecossais de se s<strong>ou</strong>mettre, t<strong>ou</strong>t on montrant<br />

<strong>le</strong> poing au Parisien : il savait très bien que <strong>le</strong>s Indiens se servent<br />

de poisons terrib<strong>le</strong>s et il ne v<strong>ou</strong>lait pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t de faire<br />

l'essai, au moins sur sa personne.<br />

— Allons, en avant ! reprit Laposto<strong>le</strong>, visib<strong>le</strong>ment satisfait<br />

de l'impression que son petit disc<strong>ou</strong>rs avait pro<strong>du</strong>it sur Mac-<br />

Bell;... c'est <strong>le</strong> moment de se mettre en r<strong>ou</strong>te... et marchez<br />

sagement devant v<strong>ou</strong>s !<br />

— Canail<strong>le</strong> ! fit l'Ecossais d'une voix s<strong>ou</strong>rde.<br />

<strong>Les</strong> deux prisonniers se s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vèrent comme ils purent et remirent<br />

en marche suivis de Faillard et de Laposto<strong>le</strong> qui ne<br />

cessaient de <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>vrir de sarcasmes<br />

Malgré <strong>le</strong>ur position critique Précigny et Mac-Bell n'avaient<br />

pu s'empêcher de s<strong>ou</strong>rire en voyant l'aspect bizarre que présentait<br />

Laposto<strong>le</strong>.<br />

L'opération <strong>du</strong> tat<strong>ou</strong>age ayant dû être suspen<strong>du</strong>e, il n'avait<br />

qu'une moitié <strong>du</strong> visage tat<strong>ou</strong>ée et c<strong>ou</strong>verte de dessins <strong>le</strong>s plus<br />

extravagants, <strong>ou</strong>tre cela il s'était planté sur la tête trois grossis<br />

plumes d'ara r<strong>ou</strong>ge, dont l'une se dressait fièrement sur <strong>le</strong><br />

front, tandis que <strong>le</strong>s deux autres descendaient de chaque côté<br />

sur <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s.<br />

— Quel dommage ! dit Mac-Bell qui avait repris son sangfroid,<br />

que n<strong>ou</strong>s ne soyons pas sur un champ de foire !... tu


— 627 —<br />

gagnerais pas mal d'argent en te montrant dans une baraque de<br />

saltimbanques !<br />

— Tu as raison, répondit Laposto<strong>le</strong> ; ma figure a un peu<br />

changé, et, à quelque distance, je peux parfaitement passer<br />

p<strong>ou</strong>r un honnête homme... <strong>du</strong> reste <strong>le</strong>s ornements que je porte<br />

sont ceux <strong>du</strong> dernier j<strong>ou</strong>rnal de modes de la tribu.<br />

Puis s'adressant à Faillard il p<strong>ou</strong>rsuivit :<br />

— Et avant peu je serai Manit<strong>ou</strong>, pas vrai ? Et alors je<br />

p<strong>ou</strong>rrai j<strong>ou</strong>ir de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s avantages qu'offre cette dignité, à<br />

l'exemp<strong>le</strong> de mon Manit<strong>ou</strong>-chef !... Quand je pense aux bonnes<br />

choses qui n<strong>ou</strong>s viendront en abondance!... <strong>le</strong>s tranches exquises<br />

de boa, <strong>le</strong>s lézards verts à la sauce d'hui<strong>le</strong> de ricin ! Seu<strong>le</strong>ment<br />

je laisserai peut-être la sauce de côté !... Sapristi !... quand je<br />

pense à la bel<strong>le</strong> vie que n<strong>ou</strong>s allons mener, l'eau m'en vient à<br />

la b<strong>ou</strong>che !<br />

Faillard donnait la réplique à Laposto<strong>le</strong> et <strong>du</strong>rant t<strong>ou</strong>te la<br />

marche, qui <strong>du</strong>ra quelques heures, il ne fut question que des<br />

félicités et des j<strong>ou</strong>issances attachées à la position de Manit<strong>ou</strong>,<br />

<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t entremêlé de quolibets adressés aux deux prisonniers.<br />

On arriva enfin au campement des Indiens.<br />

Rien ne peut dépeindre <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> qui frappa <strong>le</strong>urs regards.<br />

La plupart des wigwams étaient brûlés et <strong>le</strong> sol était c<strong>ou</strong>vert<br />

de morts et de b<strong>le</strong>ssés.<br />

<strong>Les</strong> principaux chefs étaient rassemblés en cerc<strong>le</strong> aut<strong>ou</strong>r<br />

d'un des <strong>le</strong>urs qui gisait à terre et ne donnait plus un signe<br />

de vie.<br />

C'était Œil-de-flamme !<br />

Le <strong>le</strong>cteur se s<strong>ou</strong>vient que Maurice, Joseph et master Tom<br />

avaient quitté la plantation à la tête d'une tr<strong>ou</strong>pe de nègres<br />

armés p<strong>ou</strong>r venir châtier ceux qu'ils croyaient être <strong>le</strong>s meurtriers<br />

de <strong>Blondel</strong>.<br />

N'ayant rencontré aucun obstac<strong>le</strong> ils eurent bientôt atteint <strong>le</strong><br />

campement des Peaux-R<strong>ou</strong>ges, qui. ne s'attendant nul<strong>le</strong>ment à


être attaqués étaient tranquil<strong>le</strong>ment rassemblés aut<strong>ou</strong>r de <strong>le</strong>urs<br />

feux.<br />

En entendant <strong>le</strong>s clameurs des nègres désireux de venger<br />

<strong>le</strong>ur maître et en voyant apparaître une tr<strong>ou</strong>pe armée ils<br />

comprirent qu'ils étaient attaqués et qu'il fallait se défendre.<br />

<strong>Les</strong> chefs rassemblèrent à la hâte <strong>le</strong>urs guerriers, t<strong>ou</strong>s c<strong>ou</strong>rurent<br />

aux armes et <strong>le</strong> combat commença.<br />

OEil-de-flamme se distinguait par sa brav<strong>ou</strong>re ; il v<strong>ou</strong>lait se<br />

venger des visages-pâ<strong>le</strong>s exécrés dont <strong>le</strong> maître lui avait dérobé<br />

<strong>le</strong> cœur de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>- Désert.<br />

Mais <strong>le</strong>s nègres profitèrent de la surprise des Indiens et ils en<br />

firent un massacre terrib<strong>le</strong>, puis ils mirent <strong>le</strong> feu aux huttes<br />

qui furent bientôt ré<strong>du</strong>ites en cendres.<br />

Une bal<strong>le</strong> de Maurice vint frapper mortel<strong>le</strong>ment Œil-deflamme<br />

qui tomba et fut aussitôt emporté par ses guerriers ;<br />

cela suffit p<strong>ou</strong>r assurer la défaite des Indiens.<br />

Quand F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert arriva au galop de son cheval, attirée<br />

par <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>ps de feu qu'el<strong>le</strong> avait enten<strong>du</strong>s de loin, el<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va <strong>le</strong><br />

chef éten<strong>du</strong> sans m<strong>ou</strong>vement et baigné dans son sang.<br />

Puis ayant aperçu Faillard et Laposto<strong>le</strong> qui venaient éga<strong>le</strong>ment<br />

d'arriver, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur fit signe d'approcher, ensuite l'un des<br />

plus anciens chefs de la tribu s'adressant à Faillard lui dit:<br />

— Vois, Manit<strong>ou</strong>, un de nos plus braves guerriers, <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rageux<br />

Œil-de-flamme a été frappé par <strong>le</strong>s visages-pâ<strong>le</strong>s que n<strong>ou</strong>s<br />

haïssons. Son âme se prépare à n<strong>ou</strong>s quitter, mais tu as sans<br />

d<strong>ou</strong>te <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>voir de la retenir, toi qui converses avec <strong>le</strong> Grand-<br />

Esprit ; eh bien, n<strong>ou</strong>s allons te laisser, mets-toi en prières,<br />

comme n<strong>ou</strong>s t'avons vu <strong>le</strong> faire si s<strong>ou</strong>vent, afin que <strong>le</strong> Grand-<br />

Esprit conserve la vie à ce guerrier.<br />

Faillard considérait <strong>le</strong> visage pâ<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s traits immobi<strong>le</strong>s <strong>du</strong><br />

jeune Indien qui gisait devant lui et il sentit l'inquiétude <strong>le</strong><br />

gagner.<br />

— Comment!... reprit un des autres chefs, hésiterais tu à<br />

rendre la vie à Œil de-flamme ?


— 629 —<br />

— Hésiter?... pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde, répondit Faillard, à<br />

qui cette proposition ne s<strong>ou</strong>riait que médiocrement.<br />

— Ta puissance est el<strong>le</strong> moins grande que ta science ! Ne<br />

n<strong>ou</strong>s a-tu pas dit cent fois que tu peux par<strong>le</strong>r au Grand Esprit<br />

et qu'il ne peut rien te refuser de ce que tu lui demandes?<br />

Aurais-tu par hasard abusé de notre confiance? Aurais-tu<br />

menti? Prends gards? Car s'il en était ainsi, si tu n<strong>ou</strong>s avais<br />

trompés, n<strong>ou</strong>s saurions t'en punir cruel<strong>le</strong>ment.<br />

Pendant que l'Indien parlait Faillard avait eu <strong>le</strong> temps de<br />

retr<strong>ou</strong>ver sa présence d'esprit.<br />

Il fit un signe de tête négatif, puis répondit.<br />

— J'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dit la vérité, et l'oreil<strong>le</strong> <strong>du</strong> Grand-Esprit est<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong>verte à mes priéres.. Rien ne me serait plus faci<strong>le</strong><br />

que de v<strong>ou</strong>s en donner immédiatement une preuve; si j'emplorais<br />

son sec<strong>ou</strong>rs en faveur de ce guerrier, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rriez voir<br />

Œil-de-flamme se re<strong>le</strong>ver et saisir ses armes comme <strong>le</strong> plus<br />

vig<strong>ou</strong>reux d'entre v<strong>ou</strong>s.<br />

— Eh bien ! p<strong>ou</strong>rquoi ne <strong>le</strong> fais-tu pas?<br />

— Voyez, reprit Faillard en étendant so<strong>le</strong>nnel<strong>le</strong>ment son<br />

bras vers Laposto<strong>le</strong> qui, pendant que Faillard parlait, avait eu<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s peine <strong>du</strong> monde à tenir son sérieux ; voyez ce jeune<br />

Manit<strong>ou</strong> que voici, et qui est mon frère, c'est à lui qu'est réservé<br />

l'honneur de rendre la vie à Œil-de-flamme, de <strong>le</strong> faire sortir<br />

de la tombe dans laquel<strong>le</strong> il a déjà un pied.<br />

Ces paro<strong>le</strong>s terrifièrent Laposto<strong>le</strong> qui fit un pas en arrière.<br />

— Moi?... s'écria t-il, tandis que sa physionomie b<strong>ou</strong><strong>le</strong>versée<br />

présentait l'expression de la frayeur.<br />

— Voyez ses traits contractés, reprit Faillard; <strong>le</strong> Grand-<br />

Esprit l'inspire... Il peut maintenant accomplir t<strong>ou</strong>s vos désirs<br />

et rappe<strong>le</strong>r cet homme à la vie, cela n'est p<strong>ou</strong>r lui qu'un jeu<br />

d'enfant.<br />

Laposto<strong>le</strong> donna un c<strong>ou</strong>p de c<strong>ou</strong>de dans <strong>le</strong>s côtes de son ami<br />

Faillard en lui disant à voix basse et en français:


— Brigand, va !<br />

— 630 —<br />

— Que veux-tu, mon cher, lui répondit Faillard, tu veux être<br />

Manit<strong>ou</strong> et j<strong>ou</strong>ir de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s priviléges attachés à cette dignitéeh<br />

bien, montre-toi à la hauteur de ta position.<br />

— Comment diab<strong>le</strong> veux tu que je ressuscite cet homme qui<br />

va trépasser d'un moment à l'autre ?<br />

— J'av<strong>ou</strong>e que ce n'est pas chose très-faci<strong>le</strong>, mais, mon cher,<br />

je dois te prévenir que si tu ne réussis pas, tu c<strong>ou</strong>rs grand<br />

risque d'être rôti t<strong>ou</strong>t vivant.<br />

Un troisième des chefs indiens s'approcha <strong>du</strong> n<strong>ou</strong>veau Manit<strong>ou</strong><br />

et lui dit :<br />

— N<strong>ou</strong>s te verrons à l'œuvre. Fais ton devoir et sauve Œilde-flamme.<br />

Le pauvre Laposto<strong>le</strong> au comb<strong>le</strong> <strong>du</strong> désespoir perdit complétement<br />

sa présence d'esprit et s'écria imprudemment :<br />

— Ces hommes sont vraiment f<strong>ou</strong>s et je ne p<strong>ou</strong>rrai jamais...<br />

Il s'arrêta s<strong>ou</strong>dain, car il venait de sentir une main se poser<br />

d<strong>ou</strong>cement sur son épau<strong>le</strong>.<br />

Il se ret<strong>ou</strong>rna vivement et aperçût F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert qui lui<br />

dit à l'oreil<strong>le</strong> :<br />

— Crois-tu qu'il meure ?<br />

— Si je <strong>le</strong> crois ?... j'en suis certain...<br />

— Et peux-tu <strong>le</strong> sauver?<br />

— J'essaierai !<br />

— Non, tu ne <strong>le</strong> peux pas !... je te <strong>le</strong> défends<br />

— Comment!... que dois-je faire?<br />

Il y eut un moment de si<strong>le</strong>nce pendant <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> rusé Parisien<br />

tint ses regards fixés sur <strong>le</strong>s yeux de l'Indienne.<br />

Puis il dit :<br />

— Je dois av<strong>ou</strong>er que c'est beauc<strong>ou</strong>p plus commode ; c'est<br />

bien plus faci<strong>le</strong> de laisser m<strong>ou</strong>rir cet homme que de <strong>le</strong><br />

rappe<strong>le</strong>r à la vie par conséquent, mon choix n'est pas d<strong>ou</strong>­<br />

teux.<br />

— Parfaitement, fit Faillard qui avait enten<strong>du</strong> ces paro<strong>le</strong>s,


— 631 —<br />

mais fais au moins quelque chose qui ressemb<strong>le</strong> à une tenta­<br />

tive de ta part !... imagine ce que tu v<strong>ou</strong>dras et puis ensuite<br />

tu donneras aux Indiens l'assurance qu'Oeil-de-flamme est<br />

sauvé; il y aura t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs après un moyen de te tirer d'embar-<br />

ras.<br />

A ces paro<strong>le</strong>s, Laposto<strong>le</strong> prit un air so<strong>le</strong>nnel, il <strong>le</strong>va ses<br />

regards vers <strong>le</strong> ciel p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s abaisser ensuite vers <strong>le</strong> m<strong>ou</strong>rant,<br />

en <strong>le</strong>ur donnant une expression mystique.<br />

Puis s'approchant d'un pas grave il parut tomber dans une<br />

profonde méditation.<br />

— Le Grand Esprit descend sur <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong>, fit Faillard d'un<br />

ton so<strong>le</strong>nnel en s'adressant aux Indiens qui ent<strong>ou</strong>raient <strong>le</strong><br />

corps d'Oeil-de-flamme ; dans un instant, v<strong>ou</strong>s aurez <strong>le</strong>s preuves<br />

de son intervention t<strong>ou</strong>te-puissante.<br />

Pendant ce temps Laposto<strong>le</strong> pensait:<br />

— Comment diab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrais-je faire p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur faire croire<br />

que je suis inspiré<br />

Puis s<strong>ou</strong>dain il se frappa <strong>le</strong> front et s'écriant:<br />

— C'est cela !... j'y suis !...<br />

Et faisant un saut, il retomba sur ses mains, comme on <strong>le</strong><br />

voit s<strong>ou</strong>vent faire aux acrobates, et il commença à marcher<br />

ainsi <strong>le</strong>s jambes en l'air, aut<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> corps <strong>du</strong> b<strong>le</strong>ssé qui râlait<br />

et qui entr'<strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s yeux p<strong>ou</strong>r regarder ce spectac<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>veau<br />

p<strong>ou</strong>r lui, et qu'il prenait sans d<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r un commencement de<br />

ce qu'il verrait dans l'autre monde.<br />

— Je n'aurais jamais eu cette idée là, pensa Faillard t<strong>ou</strong>t<br />

étonné de l'esprit inventif de son n<strong>ou</strong>veau compagnon.<br />

— Il vient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un moment où l'on est content d'avoir<br />

appris quelque chose lui fit Laposto<strong>le</strong> en passant devant<br />

lui.<br />

Le n<strong>ou</strong>veau Manit<strong>ou</strong> se re<strong>le</strong>va ensuite et exécuta une f<strong>ou</strong><strong>le</strong><br />

d'autres cabrio<strong>le</strong>s, t<strong>ou</strong>tes plus extravagantes <strong>le</strong>s unes que<br />

<strong>le</strong>s autres.<br />

<strong>Les</strong> Indiens <strong>le</strong> considéraient d'un oeil effaré et curieux, etc


— 632 —<br />

tenaient ces jong<strong>le</strong>ries p<strong>ou</strong>r des preuves manifestes d'inspiration<br />

divine.<br />

Enfin <strong>le</strong> Parisien crut cependant avoir assez fait p<strong>ou</strong>r sauver<br />

<strong>le</strong>s apparences et termina par un saut péril<strong>le</strong>ux qui <strong>le</strong> remit<br />

sur ses pieds.<br />

— Eh bien !... lui demanda vivement un des chefs Indiens,<br />

que penses-tu maintenant de l'état de ce guerrier?<br />

Laposto<strong>le</strong> se pencha gravement sur <strong>le</strong> corps d'Oeil-deflamme<br />

et l'ayant palpé et tâté part<strong>ou</strong>t, il se re<strong>le</strong>va en<br />

disant :<br />

— Le p<strong>ou</strong>ls n'est pas mauvais!<br />

— Alors tu es certain qu'il est sauvé ?<br />

— J'en suis certain.<br />

Puis se t<strong>ou</strong>rnant vers Faillard, il lui dit à voix basse:<br />

— Il est mort !<br />

CHAPITRE VIII.<br />

Le jugement.<br />

Le même j<strong>ou</strong>r, à la tombée de la nuit, <strong>le</strong>s anciens de la tribu<br />

tinrent un conseil suprême s<strong>ou</strong>s la présidence de <strong>le</strong>ur reine<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

Il s'agissait de décider <strong>du</strong> sort de Précigny et de Mac-Bell, <strong>le</strong>s<br />

deux meurtriers de <strong>Blondel</strong>.


— 633 —<br />

<strong>Les</strong> deux Manit<strong>ou</strong>s assistaient éga<strong>le</strong>ment à cette assemblée;<br />

cependant <strong>le</strong>s chefs Indiens ne p<strong>ou</strong>vaient s'empêcher de jeter<br />

des regards de défiance sur Laposto<strong>le</strong>, atten<strong>du</strong> que, malgré<br />

t<strong>ou</strong>tes ses grimaces et l'assurance que ce dernier avait montrée,<br />

Oeil-de-flamme était réel<strong>le</strong>ment mort.<br />

La situation de Faillard et de Laposto<strong>le</strong> menaçait de devenir<br />

critique, et déjà l'un des chefs avait é<strong>le</strong>vé la voix p<strong>ou</strong>r déclarer<br />

qu'il tenait <strong>le</strong>s conjurations <strong>du</strong> n<strong>ou</strong>veau Manit<strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r de pures<br />

jong<strong>le</strong>ries et qu'il était d'avis qu'il fallait t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong><br />

lier à un poteau p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> brû<strong>le</strong>r t<strong>ou</strong>t vif, quand F<strong>le</strong>ur <strong>du</strong>-désert<br />

fit avec la main signe qu'el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait par<strong>le</strong>r.<br />

T<strong>ou</strong>s se turent, et la jeune reine étendant d'un air impérieux<br />

sa main vers Laposto<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> dit d'un ton sévère:<br />

— Quel est celui qui ose par<strong>le</strong>r ainsi <strong>du</strong> Manit<strong>ou</strong>?... Il a été<br />

véritab<strong>le</strong>ment inspiré par <strong>le</strong> Grand-Esprit et il était parvenu à<br />

sauver Oeil-de-flamme, comme il v<strong>ou</strong>s l'avait promis ! Seu<strong>le</strong>ment<br />

<strong>le</strong> guerrier dont v<strong>ou</strong>s regrettez la perte avait commis un<br />

crime qui ne tr<strong>ou</strong>ve pas grace devant <strong>le</strong> Grand-Esprit: il avait<br />

so<strong>le</strong>nnel<strong>le</strong>ment juré d'épargner la vie d'un homme qui a été<br />

mon sauveur, et s'il est mort c'est parce qu'il a violé son serment!<br />

Le jeune Indienne parla encore longtemps sur ce ton, et<br />

malgré l'animosité des chefs, l'autorité qu'el<strong>le</strong> exerçait sur eux<br />

parvint à dét<strong>ou</strong>rner l'orage qui grondait sur la tête de Laposto<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> termina sa harangue en disant :<br />

— N<strong>ou</strong>s avons une chose plus importante à terminer; n<strong>ou</strong>s<br />

devons juger ces hommes audacieux qui n'ont pas craint de<br />

désobéir à mes ordres et qui méritent t<strong>ou</strong>te votre colère, car<br />

c'est à <strong>le</strong>ur trahison que n<strong>ou</strong>s devons l'attaque dont n<strong>ou</strong>s avons<br />

été l'objet, et ce sont eux qui n<strong>ou</strong>s ont attiré la haine des<br />

hommes de la plantation de sir Harris.<br />

— Ces misérab<strong>le</strong>s, continua-t-el<strong>le</strong> avec véhémence et en<br />

désignant Précigny et Mac Bell qui se tr<strong>ou</strong>vaient, garottés, au


— 634 —<br />

milieu <strong>du</strong> cerc<strong>le</strong> formé par <strong>le</strong>s chefs indiens ; ces misérab<strong>le</strong>s<br />

doivent être torturés et mis à mort!.... c'est ma volonté s<strong>ou</strong>veraine<br />

! ils ont violé <strong>le</strong>ur serment, ils ont assassiné l'homme<br />

auquel je dois la vie, après avoir juré de ne lui faire aucun<br />

mal! Le Grand Esprit commandent qu'ils meurent. Je v<strong>ou</strong>s ai<br />

rassemblés aut<strong>ou</strong>r de moi afin de décider de la manière dont<br />

ils doivent être punis.<br />

<strong>Les</strong> chefs de la tribu inclinèrent si<strong>le</strong>ncieusement la tête p<strong>ou</strong>r<br />

montrer qu'ils appr<strong>ou</strong>vaient <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de <strong>le</strong>ur reine.<br />

La délibération commença immédiatement et fut bientôt<br />

terminée, et la joie féroce peinte sur <strong>le</strong>urs traits démontrait<br />

<strong>le</strong>ur satisfaction <strong>du</strong> genre de mort qui avait été choisi.<br />

Pendant ce temps, <strong>le</strong>s prisonniers qu'on avait mis un peu à<br />

l'écart, comprenait parfaitement de quoi il était question et<br />

attendaient <strong>le</strong>ur sort avec anxiété.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert reprit la paro<strong>le</strong> avec un ton d'autorité et<br />

dit:<br />

— Le Conseil de guerre a pris une décision que n<strong>ou</strong>s devons<br />

immédiatement exécuter. <strong>Les</strong> deux visages pâ<strong>le</strong>s doivent<br />

m<strong>ou</strong>rir et <strong>le</strong>s deux Manit<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s accompagneront à <strong>le</strong>ur dernière<br />

heure, en allant ils <strong>le</strong>ur apprendront à quel genre de<br />

mort ils ont été <strong>condamné</strong>s.<br />

Puis ayant fait signe au Manit<strong>ou</strong> de s'approcher, el<strong>le</strong> lui<br />

donna quelques mots à voix basse, p<strong>ou</strong>r lui dire comment <strong>le</strong>s<br />

deux prisonniers devaient m<strong>ou</strong>rir.<br />

Quand el<strong>le</strong> eu fini, Faillard s'approcha des deux <strong>condamné</strong>s<br />

et <strong>le</strong>s invita à <strong>le</strong> suivre.<br />

— T<strong>ou</strong>t est-il décidé ? demanda l'Ecossais en pâlissant<br />

— Oui, répondit laconiquement Laposto<strong>le</strong>.<br />

— A-t-on prononcé sur notre sort? dit Précigny.<br />

— Oui, <strong>le</strong> jugement est ren<strong>du</strong> !<br />

— Et que veut-on faire de n<strong>ou</strong>s ?<br />

— V<strong>ou</strong>s devez m<strong>ou</strong>rir.


— 635 —<br />

— M<strong>ou</strong>rir ?... s'écria Mac-Mell en faisant un effort désespéré<br />

p<strong>ou</strong>r rompre ces liens.<br />

— Pas de bêtises, mon brave, lui dit Faillard, ce que tu as<br />

de mieux à faire c'est de faire contre mauvaise fortune bon<br />

cœur.<br />

— D'ail<strong>le</strong>urs, aj<strong>ou</strong>ta Laposto<strong>le</strong>, n<strong>ou</strong>s n'avons pas de temps<br />

à perdre en bavardages et n<strong>ou</strong>s ne devons pas <strong>ou</strong>blier qu'on<br />

a l'œil sur n<strong>ou</strong>s.<br />

Il fallut donc se mettre en marche ; <strong>le</strong>s deux prisonniers<br />

marchaient devant, Faillard et Laposto<strong>le</strong> <strong>le</strong>s suivaient, escortés<br />

par une d<strong>ou</strong>zaine d'Indiens.<br />

Précigny et Mac-Bell avaient été débarrassés de <strong>le</strong>urs liens<br />

afin de p<strong>ou</strong>voir marcher, on s'était contenté de <strong>le</strong>s attacher l'un<br />

à l'autre par une corde de quelques pieds de longueur et qui<br />

était suffisante p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s empêcher de c<strong>ou</strong>rir dans <strong>le</strong> cas où ils<br />

auraient v<strong>ou</strong>lu s'échapper.<br />

Quand la petite tr<strong>ou</strong>pe eut marché pendant une heure environ<br />

Précigny et son compagnon s'aperçurent qu'ils prenaient<br />

la même direction que cel<strong>le</strong> qu'ils avaient déjà prise quand ils<br />

avaient v<strong>ou</strong>lu quitter la contrée.<br />

Cette circonstance <strong>le</strong>s frappa et excita <strong>le</strong>ur curiosité.<br />

— Ec<strong>ou</strong>te, fit Mac-Bell en s'adressant à Laposto<strong>le</strong>, tu peux<br />

sans d<strong>ou</strong>te n<strong>ou</strong>s dire où v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>isez?<br />

— Ah! repondit <strong>le</strong> Parisien, c'est une surprise que l'on v<strong>ou</strong>s<br />

ménage.<br />

— Une surprise?... reprit l'Ecossais,... la meil<strong>le</strong>ure que des<br />

anciens camarades p<strong>ou</strong>rraient n<strong>ou</strong>s faire, ce serait de n<strong>ou</strong>s<br />

donner la liberté!<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te!... repartit ironiquement Laposto<strong>le</strong>; afin que<br />

tu puisses te venger de ce que je t'ai pris <strong>le</strong> fameux bâton et<br />

m'envoyer où tu as expédié te Roquet !<br />

— Je te jure...<br />

— Oh! je connais la va<strong>le</strong>ur de tes promesses, mon ami ; tu


— 636 —<br />

as donné une preuve éclatante de la manière dont tu tiens ta<br />

paro<strong>le</strong>.<br />

— Laposto<strong>le</strong>,... mon cher Laposto<strong>le</strong>;... je t'assure que...<br />

— Peine per<strong>du</strong>e, mon cher, tu as comblé la mesure et tu ne<br />

peux plus te tirer de l'impasse où tu t'es mis, il ne te reste qu'a<br />

te s<strong>ou</strong>mettre à ton sort sans murmurer, comme doit <strong>le</strong> faire<br />

t<strong>ou</strong>t bon chrétien... Mon Dieu!... qu'est-ce que la vie?... et<br />

qu'a-t-el<strong>le</strong> de bon?... Rien!... El<strong>le</strong> ne se compose que d'une<br />

série d'illusions qui s'évan<strong>ou</strong>issent l'une après l'autre! <strong>Les</strong><br />

apparences sont trompeuses, et on est bientôt rassasié <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t.<br />

Regarde, moi, par exemp<strong>le</strong>,... à peine ai-je atteint <strong>le</strong> faite des<br />

honneurs et suis-je devenu Manit<strong>ou</strong> des Peaux-R<strong>ou</strong>ges, que<br />

j'épr<strong>ou</strong>ve déjà une lassitude et un dégoût que la pensée de<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s plaisirs qui me sont réservés ne parvient pas à dissiper.<br />

Pendant que <strong>le</strong> Parisien laissait ainsi déborder son éloquence<br />

native, <strong>le</strong>s deux <strong>condamné</strong>s marchaient l'un à côté de l'autre<br />

et étaient plongés dans des réf<strong>le</strong>xions que <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s ironiques<br />

de Laposto<strong>le</strong> n'avaient pas tr<strong>ou</strong>blées.<br />

Ils semblaient en proie à une anxiété terrib<strong>le</strong>.<br />

— Voyons, Laposto<strong>le</strong>, dit t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p l'Ecossais, puisque<br />

décidément tu te refuses à rien faire p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s, tu peux bien<br />

n<strong>ou</strong>s dire où v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>isez.<br />

— Est-ce que tu tiens absolument à <strong>le</strong> savoir? demanda<br />

Faillard.<br />

— J'y tiens beauc<strong>ou</strong>p.<br />

— Eh bien, n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>isons dans une petite î<strong>le</strong> qui<br />

est un vrai bij<strong>ou</strong> dans son genre;... une î<strong>le</strong> comme tu n'en as<br />

jamais vu.<br />

— Est-ce que l'on t'a commandé de n<strong>ou</strong>s y con<strong>du</strong>ire?<br />

— Certainement.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s n'avez pas autre chose à n<strong>ou</strong>s faire?<br />

— Rien.<br />

— V<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s quitterez ensuite?<br />

— Oui.


— Cette î<strong>le</strong> est très peuplée?<br />

— 637 —<br />

— Oh ! très peuplée.<br />

— <strong>Les</strong> habitants sont sans d<strong>ou</strong>te sauvages.<br />

— Cela dépend comment on l'entend... il faut naturel<strong>le</strong>ment<br />

s'habituer à eux.<br />

— Sont-ils nombreux?<br />

— Oh! <strong>ou</strong>i!... on p<strong>ou</strong>rrait <strong>le</strong>s compter par milliers,<br />

— Sont-ce des Indiens ?<br />

— Non.<br />

— Des blancs?<br />

— Pas davantages.<br />

— Mais tu ne par<strong>le</strong>s vraiment que par énignes !... dis-moi<br />

franchement ce que sont <strong>le</strong>s habitants de cette î<strong>le</strong>.<br />

— Eh bien!... ce sont de petits animaux comme tu en as<br />

sans d<strong>ou</strong>te vu dans des ménageries.<br />

— Que me dis-tu là ?<br />

— La vérité... n<strong>ou</strong>s devons v<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>ire à l'î<strong>le</strong> des Serpents.<br />

Précigny et Mac Bell échangèrent un regard qui paignait <strong>le</strong>ur<br />

terreur, et il y eut un instant de si<strong>le</strong>nce.<br />

— C'est ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> ! dit ensuite l'Ecossais qui eut <strong>le</strong> premier<br />

la force d'articu<strong>le</strong>r une paro<strong>le</strong>.<br />

— Bah!... v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs essayer de dompter <strong>ou</strong> de<br />

charmer <strong>le</strong>s serpents, répondit Laposto<strong>le</strong> de son air sarcastique;<br />

j'ai vu s<strong>ou</strong>vent des jong<strong>le</strong>urs qui portaient avec eux une demid<strong>ou</strong>zaine<br />

de serpents dans un panier <strong>ou</strong> dans une boîte et qui<br />

vivaient en parfaite intelligence avec ces animaux. Dans la vie<br />

il faut savoir prendre par <strong>le</strong>ur bon côté <strong>le</strong>s êtres avec <strong>le</strong>squels on<br />

est obligé de vivre.<br />

Mac-Bell et Précigny ne se sentaient pas la force de répondre<br />

une paro<strong>le</strong>.<br />

Ils sentaient <strong>le</strong>ur cœur battre à se rompre et ils entendaient<br />

b<strong>ou</strong>rdonner <strong>le</strong>urs oreil<strong>le</strong>s, une sueur glacée perlait sur <strong>le</strong>urs<br />

fronts.


— 688 —<br />

T<strong>ou</strong>t ce qu'ils avaient s<strong>ou</strong>ffert jusqu'à ce j<strong>ou</strong>r ne <strong>le</strong>ur semblait<br />

rien à la pensée <strong>du</strong> lieu où on <strong>le</strong>s con<strong>du</strong>isait.<br />

Mac-Bell fut <strong>le</strong> premier qui rec<strong>ou</strong>vra un peu de sang-froid. Il<br />

s'approcha de Précigny et lui dit à voix basse :<br />

— Tu as enten<strong>du</strong> !... tu sais que n<strong>ou</strong>s sommes <strong>condamné</strong>s<br />

à une mort terrib<strong>le</strong>!... eh bien ! puisque je dois perdre la vie<br />

je veux essayer de la sauver avant que n<strong>ou</strong>s soyons arrivés.<br />

— C'est aussi mon opinion, répondit Précigny, seu<strong>le</strong>ment on<br />

ne n<strong>ou</strong>s a pas laissé <strong>le</strong>s moyens de rien tenter.<br />

— Il n<strong>ou</strong>s faut absolument tr<strong>ou</strong>ver quelque chose.<br />

— As-tu une idée ?<br />

— Faillard et Laposto<strong>le</strong> sont armés chacun d'un pisto<strong>le</strong>t à<br />

deux canons et <strong>le</strong>s Indiens n'ont que <strong>le</strong>urs flèches et <strong>le</strong>ur<br />

tomahawk.<br />

— Je crois que c'est bien assez.<br />

— Cela dépend.<br />

— Par<strong>le</strong>, explique toi.<br />

— N<strong>ou</strong>s allons feindre de tomber dans un profond abattement,<br />

notre air déc<strong>ou</strong>ragé portera peut-être nos gardiens à se<br />

relâcher dans <strong>le</strong>ur surveillance, si n<strong>ou</strong>s réussissons à cela, je te<br />

donnerai un signal et tu attaques Laposto<strong>le</strong> tandis que moi je<br />

me charge de Faillard, n<strong>ou</strong>s commençons par <strong>le</strong>ur arracher<br />

<strong>le</strong>ur arme, et une fois que n<strong>ou</strong>s avons chacun un pisto<strong>le</strong>t cela<br />

n<strong>ou</strong>s suffit p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s enfuir et p<strong>ou</strong>r tenir <strong>le</strong>s Indiens à distance.<br />

— Ce plan n'est pas mal imaginé, repartit Précigny, seu<strong>le</strong>ment<br />

on p<strong>ou</strong>rrait y changer quelque chose.<br />

— Quoi donc ?<br />

— Tu par<strong>le</strong>s de désarmer Laposto<strong>le</strong> et Faillard ?<br />

— Oui !... eh bien !<br />

— Je crois qu'il serait plus prudent de <strong>le</strong>ur loger à chacun<br />

une bal<strong>le</strong> dans la tête.<br />

— Comme tu v<strong>ou</strong>dras, répondit Mac-Bell, je n'y vois aucun<br />

inconvénient.


— 639 —<br />

— Et moi j'y tr<strong>ou</strong>ve un grand avantage.<br />

— C'est enten<strong>du</strong> !...<br />

— N<strong>ou</strong>s serons de cette manière débarrassés a t<strong>ou</strong>t jamais<br />

de nos anciens compagnons.<br />

— Qui sait?... Peut-être p<strong>ou</strong>rrai-je retr<strong>ou</strong>ver mon batôn !<br />

Précigny appr<strong>ou</strong>va de la tête et t<strong>ou</strong>t deux commencèrent<br />

immédiatement à j<strong>ou</strong>er <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong> et à feindre <strong>le</strong> déc<strong>ou</strong>ragement<br />

p<strong>ou</strong>r endormir la méfiance de <strong>le</strong>ur s<strong>ou</strong>rveillants ; ils marchaient<br />

en si<strong>le</strong>nce et la tête baissée, ne répondant que par monosyllabes<br />

à ce que <strong>le</strong>ur disait Laposto<strong>le</strong> dont la faconde ne tarissait pas.<br />

<strong>Les</strong> deux Manit<strong>ou</strong>s remarquerent bientôt ce changement<br />

d'allures.<br />

Quant aux Indiens ils cheminaient en arrière d'un air indif­<br />

férent.<br />

Le rusé Parisien pensa immédiatement que cette transfor­<br />

mation devrait avoir une cause et il ne put s'empècher de com­<br />

muniquer sa manière de voir à son compagnon.<br />

— Faillard ! fit-il en hochant la tête, cet abattement ne cadre<br />

pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t avec <strong>le</strong> caractère de l'Ecossais! Je me d<strong>ou</strong>te de<br />

quelque chose, et je ne puis croire qu'il se résigne aussi faci<strong>le</strong>­<br />

ment qu'il <strong>le</strong> v<strong>ou</strong>drait <strong>le</strong> faire croire!... Qu'en penses-tu?<br />

— Je pense qu'il se sent vaincu, voila t<strong>ou</strong>t !<br />

— Tu peux avoir raison, mais je n'y crois guère!<br />

Pendant ce temps la cha<strong>le</strong>ur était devenue accablante, <strong>le</strong>s<br />

deux prisonniers gardaient un morne si<strong>le</strong>nce et Laposto<strong>le</strong> lui-<br />

même finit par se fatiguer de par<strong>le</strong>r seul.<br />

S<strong>ou</strong>dain Mac-Bell et Précigny échangèrent un c<strong>ou</strong>p-d'oeil<br />

d'intelligence e se ret<strong>ou</strong>rnant brusquement ils sautèrent sur<br />

<strong>le</strong>s deux Manit<strong>ou</strong>s.<br />

Faillard qui marchait sans défiance derrière Précigny fut<br />

bientôt terrassé par ce dernière qui lui arracha son pisto<strong>le</strong>t,<br />

en appuya <strong>le</strong> canon contre sa poitrine et allait faire feu.<br />

L'infortuné Manit<strong>ou</strong> allait avoir <strong>le</strong> coeur parcé d'une bal<strong>le</strong><br />

mais <strong>le</strong> Grand-Esprit vint sans d<strong>ou</strong>te a son sec<strong>ou</strong>rs car au


— 640 —<br />

même instant on entendit deux détonations et l'arme tomba<br />

de la main de Précigny, qui venait d'être fracassée par une<br />

bal<strong>le</strong>.<br />

C'était Laposto<strong>le</strong> qui venait de lâcher ces deux c<strong>ou</strong>ps de pi-<br />

sto<strong>le</strong>t ; <strong>le</strong> premier avait atteint Mac-Bell à l'épau<strong>le</strong> et <strong>le</strong> second<br />

était venue briser la main de Précigny avant qu'il pût presser<br />

la détente. T<strong>ou</strong>t cela avait été l'affaire de deux seconde, aussi­<br />

tôt un demi d<strong>ou</strong>zaine d'Indiens se jetèrent sur <strong>le</strong>s deux pri­<br />

sonniers, <strong>le</strong>ur lièrent <strong>le</strong>s mains derrière <strong>le</strong> dos et <strong>le</strong>s forcèrent<br />

à se remettre en marche en <strong>le</strong>ur piquant <strong>le</strong>s jambes avec la<br />

pointe de <strong>le</strong>urs flèches.<br />

Cet incident avait ranimé la verve de Laposto<strong>le</strong> qui retr<strong>ou</strong>va<br />

en même temps sa bonne umeur.<br />

— Voilà ce que c'est! commença-t-il en s'adressant à Mac-<br />

Bell et à Précigny. Comment v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z pas être gentils?<br />

Cela ne v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>rit donc pas d'al<strong>le</strong>r faire connaissance avec<br />

<strong>le</strong>s serpents de t<strong>ou</strong>te sorte qui embellissent votre future rési­<br />

dence? V<strong>ou</strong>s n'êtes pas faci<strong>le</strong> à satisfaire!... mais p<strong>ou</strong>r cette<br />

fois il faut v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>mettre; v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez pas échapper au<br />

sort qui v<strong>ou</strong>s attend... Tenez... on commence à apercevoir cette<br />

î<strong>le</strong> charmante.<br />

En effet la tr<strong>ou</strong>pe était arrivée au bord <strong>du</strong> f<strong>le</strong>uve, et Pré­<br />

cigny et Mac-Bell reconnurent en frémissant de terreur que<br />

c'était la même endroit où ils s'étaient mis à l'eau quand ils<br />

avaient v<strong>ou</strong>lu s'enfuir à la nage.<br />

Un des nègres eut bientôt déc<strong>ou</strong>vert une pirogue cachée<br />

dans <strong>le</strong>s herbes <strong>du</strong> rivage.<br />

On y fit monter <strong>le</strong>s deux <strong>condamné</strong>s.<br />

A ce moment suprême ils v<strong>ou</strong>lurent essayer de fléchir <strong>le</strong>urs<br />

gardiens, et se jetèrent à <strong>le</strong>urs gen<strong>ou</strong>x p<strong>ou</strong>r obtenir d'avoir<br />

la vie sauve.<br />

Mais <strong>le</strong>s Peuax-R<strong>ou</strong>ges, exécuteurs fidè<strong>le</strong>s et implacab<strong>le</strong>s des<br />

ordres de <strong>le</strong>ur sovraine, restèrent s<strong>ou</strong>rds à ces supplications<br />

et forcèrent <strong>le</strong>s deux hommes à s'embarquer, quatre d'entr'eux


— 641 —<br />

entrèrent ensuite dans l'embarcation, suivis de Laposto<strong>le</strong> et de<br />

Faillard.<br />

Puis la pirogue quitta la rive.<br />

Quelques minutes plus tard el<strong>le</strong> abordait à l'î<strong>le</strong>, Précigny<br />

et Mac-Bell n'avaient cessé de fixer <strong>le</strong> but de la traversée d'un<br />

œil hagard et terrifié ; <strong>le</strong>urs dents claquaient de peur et ils<br />

étaient pâ<strong>le</strong>s comme des cadavres.<br />

Il fallut enfin mettre pied à terre.<br />

— C'est singulier, balbutia Mac-Bell, je ne vois encore rien,<br />

tandis que hier...<br />

— Oui,... je sais,... fit Laposto<strong>le</strong>,... ces charmantes bêtes font<br />

maintenant la sieste, comme tu peux t'en assurer en regardant<br />

attentivement aut<strong>ou</strong>r de toi.<br />

Et en disant cela il montrait un objet grisâtre, allongé et immobi<strong>le</strong><br />

qu'on voyait à trois pas dans l'herbe et qui ressemblait<br />

en s'y méprendre au tronc d'un jeune arbre.<br />

C'etait réel<strong>le</strong>ment un magnifique serpent qui dormait et<br />

dont on voyait la tête plate et triangulaire reluire au so<strong>le</strong>il<br />

Précigny et Mac-Bell ép<strong>ou</strong>vantés firent un brusque m<strong>ou</strong>vement<br />

en arrière.<br />

— Prenez garde ! <strong>le</strong>ur dit Laposto<strong>le</strong>, il faut marcher avec<br />

précaution parce que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rriez faci<strong>le</strong>ment mettre <strong>le</strong> pied<br />

par la queue d'un serpent qui, se sentant reveillé d'un manière<br />

aussi désagréab<strong>le</strong>, p<strong>ou</strong>rrait bien faire connaissance avec<br />

vos jambes;... ces animaux sont sensib<strong>le</strong>s en diab<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> deux <strong>condamné</strong>s se rapprochèrent l'un de l'autre et<br />

n'osèrent plus faire un m<strong>ou</strong>vement.<br />

Laposto<strong>le</strong> continua.<br />

— Dans une heure environ, <strong>le</strong>s serpents commenceront à<br />

se réveil<strong>le</strong>r, et <strong>le</strong>ur premier soin sera de se mettre en quête de<br />

<strong>le</strong>ur pâture; ils ont des intestins d'une longueur démesurée<br />

et comme ils doivent être rassasiés de n<strong>ou</strong>r- riture végéta<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>vez v<strong>ou</strong>s figurer comme ils vont être contents en voyant<br />

sur <strong>le</strong>ur menu est changé p<strong>ou</strong>r une fois.<br />

48


— 642 —<br />

Mac-Bell se tordait <strong>le</strong>s mains.<br />

— Laposto<strong>le</strong>!.... fit-il d'une voix suppliante, épargne-moi!<br />

mon sang se glace d'avance dans mes veines en pensant à la<br />

mort ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> qui m'attend, je n'aurai pas la force ni <strong>le</strong><br />

c<strong>ou</strong>rage de me défendre.<br />

— Te défendre, mon pauvre vieux ? Tu ne connais donc pas<br />

<strong>le</strong> boa constrictor? Ne sais-tu pas qu'il peut enlacer de ses<br />

anneaux un cheval <strong>ou</strong> un bœuf et <strong>le</strong> pétrir en lui brisant <strong>le</strong>s os<br />

aussi faci<strong>le</strong>ment que tu casses une noisette?<br />

— C'est horrib<strong>le</strong>!.... s'écria Mac-Bell en se c<strong>ou</strong>vrant la figure<br />

de ses deux mains<br />

— C'est un rêve, un horrib<strong>le</strong> cauchemar! fit Précigny d'une<br />

voix à peine distincte.<br />

— Hélas non, monsieur <strong>le</strong> comte! repartit Laposto<strong>le</strong>, ce<br />

n'est pas un songe !.... Ce qui est un songe maintenant, c'est <strong>le</strong><br />

b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard, <strong>le</strong>s équipages, <strong>le</strong>s chevaux, <strong>le</strong>s femmes, <strong>le</strong> jeu !....<br />

Ici c'est la vérité, l'î<strong>le</strong> des serpents, la mort, une mort certaine<br />

et ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>.<br />

Laposto<strong>le</strong> finissait de par<strong>le</strong>r quand il se sentit légèrement<br />

t<strong>ou</strong>ché à l'épau<strong>le</strong>.<br />

Il se ret<strong>ou</strong>rna et vit Faillard.<br />

— Eh bien ! dit celui-ci, viens-tu ?<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z déjà partir ?<br />

— Il n'est que temps.<br />

Laposto<strong>le</strong> jeta un regard aut<strong>ou</strong>r de lui.<br />

— C'est vrai, répondit-il. je commence à sentir des frémissements<br />

s<strong>ou</strong>s l'herbe, c'est mauvais signe il est temps de<br />

partir, si n<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>lons pas faire connaissance de ces gentil<strong>le</strong>s<br />

bêtes.<br />

Précigny ne disait rien, il jetait aut<strong>ou</strong>r de lui des regards<br />

hébêtés et paraissait complétement abattu par <strong>le</strong> désespoir.<br />

<strong>Les</strong> Peaux-R<strong>ou</strong>ges s'éloignèrent et Faillard <strong>le</strong>s suivit.<br />

Seul Laposto<strong>le</strong> demeura auprès des deux <strong>condamné</strong>s, mais


— 643 —<br />

Il comprit néanmoins que la prudence v<strong>ou</strong>lait éga<strong>le</strong>ment qu'il<br />

s'éloignât.<br />

Il allait partir quand il eut un moment d'hésitation.<br />

C'est t<strong>ou</strong>t de même quelque chose d'horrib<strong>le</strong>, pensait­il; et<br />

ne sera pas dit que je <strong>le</strong>ur aurai refusé <strong>le</strong> moyen d'essayer<br />

de se sauver.<br />

Il se rapprocha de Mac­Bell qui <strong>le</strong> regardait sans comprendre.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez ! fit Laposto<strong>le</strong>, je ne puis pas v<strong>ou</strong>s sauver puisque<br />

v<strong>ou</strong>s avez été <strong>condamné</strong>s, mais je puis v<strong>ou</strong>s laisser une<br />

ocrе de salut.<br />

— Que dis­tu ! s'écrièrent ensemb<strong>le</strong> Mac­Bell et Précigny.<br />

— Chacun fait ce qu'il peut! reprit Laposto<strong>le</strong>, et dans certaines<br />

circonstances c'est beauc<strong>ou</strong>p.<br />

— Explique toi !<br />

— T<strong>ou</strong>t d'abord je veux v<strong>ou</strong>s délier <strong>le</strong>s mains, ensuite je v<strong>ou</strong>s<br />

laisserai une arme qui est peut être la seu<strong>le</strong> qui puisse v<strong>ou</strong>s<br />

sauver.<br />

— Ton pisto<strong>le</strong>t?<br />

— Ton tomahawk?<br />

— Mon pisto<strong>le</strong>t p<strong>ou</strong>rrait peut­être retarder votre mort d'un<br />

moment, mais non l'empêcher.<br />

— De quoi veux­tu donc par<strong>le</strong>r ?<br />

Laposto<strong>le</strong> tira d'une poche un petit étui de métal, l'<strong>ou</strong>vrit et<br />

présenta à Mag­Bell en lui disant:<br />

— Tiens, prends !<br />

— Des allumettes!... s'écria Précigny ; ... tu te moques de<br />

n<strong>ou</strong>s !<br />

Le Parisien haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde, répondit­il, et prends t<strong>ou</strong>t de<br />

même, quand <strong>le</strong> moment <strong>du</strong> danger sera arrivé tu comprendras<br />

que ces allumettes sont <strong>le</strong> seul moyen de <strong>le</strong> conjurer...<br />

mais je ne veux pas attendre plus longtemps, je vais c<strong>ou</strong>per<br />

vos liens et disparaître.


— 644 —<br />

En un clin-d'œil il eut tranché <strong>le</strong>s cordes qui liaient <strong>le</strong>s<br />

mains de Précigny et de Mac-Bell puis il se mit à c<strong>ou</strong>rir de<br />

t<strong>ou</strong>te la vitesse de ses jambes déliées.<br />

Il eut bientôt rejoint Faillard et <strong>le</strong>s Indiens qui l'attendaient<br />

dans la pirogue, il s'empressa de s'embarquer et quelques minutes<br />

après la pirogue atteignait la rive opposée.<br />

Quand t<strong>ou</strong>te la tr<strong>ou</strong>pe fut réunie el<strong>le</strong> monta sur une petite<br />

éminence <strong>du</strong> haut de laquel<strong>le</strong> on p<strong>ou</strong>vait parfaitement distinguer<br />

ce qui se passait dans l'î<strong>le</strong>.<br />

Une heure s'éc<strong>ou</strong>la dans <strong>le</strong> plus profond si<strong>le</strong>nce, t<strong>ou</strong>t dans<br />

l'î<strong>le</strong> semblait mort et immobi<strong>le</strong>.<br />

Mais au but de ce temps on commença à distinguer, malgré<br />

l'éloignement, comme un murmure éloigné, quelque chose qui<br />

ressemblait au grondement lointain des vagues de l'Océan.<br />

C'étaient <strong>le</strong>s serpents qui se mettaient à la recherche de <strong>le</strong>ur<br />

n<strong>ou</strong>rriture.<br />

A ce moment Précigny et Mac-Bell v<strong>ou</strong>lurent prendre la<br />

fuite, ils essayèrent de franchir cette barrière vivante qui <strong>le</strong>s<br />

environnait de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s côtés, mais en vain; il finirent par demeurer<br />

immobi<strong>le</strong>s.<br />

Le spectac<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s Indiens, Laposto<strong>le</strong> et Faillard avaient<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux était horrib<strong>le</strong>.<br />

De t<strong>ou</strong>tes parts apparaissaient des tètes de serpents de<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s formes et de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s grandeurs ; <strong>le</strong>s uns se balançaient<br />

aux branches des arbres, <strong>le</strong>s autres <strong>le</strong>vaient la tête<br />

au-dessus des buissons et des herbes faisant entendre un<br />

siff<strong>le</strong>ment sinistre, et t<strong>ou</strong>s ces animaux paraissaient se diriger<br />

avec rapidité <strong>du</strong> côté de l'endroit <strong>ou</strong> se tr<strong>ou</strong>vaient Précigny et<br />

Mac-Bell.<br />

Ce spectac<strong>le</strong> était terrib<strong>le</strong>, au point que <strong>le</strong>s Indiens, quoique<br />

ac<strong>ou</strong>tumés à des scènes inconnues à des Européens, ne<br />

s'empêcher de frémir. et épr<strong>ou</strong>vèrent presque un sentiment de<br />

pitié p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s deux malheureux qui étaient <strong>condamné</strong>s à cette<br />

mort ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>.


— 645 —<br />

Cependant <strong>le</strong>s deux hommes v<strong>ou</strong>lurent essayer de n<strong>ou</strong>veau<br />

à se s<strong>ou</strong>straire à <strong>le</strong>ur sort, ils commencèrent à c<strong>ou</strong>rir de t<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong>s côtés, tantôt grimpant sur un arbre dont ils étaient bien­<br />

tôt forcés de descendre p<strong>ou</strong>r échapper aux morsures de serpents<br />

qui étaient enr<strong>ou</strong>lés aux branches supérieures, tantôt faisant<br />

un bond désespéré en s'apercevant qu'ils avaient mis <strong>le</strong> pied sur<br />

un repti<strong>le</strong> enr<strong>ou</strong>lé dans l'herbe.<br />

De temps en temps un cri de désespoir venait, affaibli par<br />

l'espace, frapper <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s des deux Manit<strong>ou</strong>s et des Indiens.<br />

— La peur <strong>le</strong>ur a sans d<strong>ou</strong>te en<strong>le</strong>vé t<strong>ou</strong>te présence d'esprit,<br />

pensa Laposto<strong>le</strong>, sans cela il se seraient depuis longtemps servi<br />

de mes allumettes.<br />

A un moment où Précigny et Mac-Bell virent qu'ils allaient<br />

être de t<strong>ou</strong>s côtés ent<strong>ou</strong>rés par <strong>le</strong>s serpents qui acc<strong>ou</strong>raient de<br />

t<strong>ou</strong>tes parts, ils firent une dernière tentative p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur échap­<br />

per et en quelques sauts désespérés ils atteignirent un endroit<br />

où <strong>le</strong> sol était complétement nu, à l'exception de quelques<br />

maigres plantes d'herbe à moitié désséchées par <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il.<br />

Là ils s'arrêtèrent et parurent tenir conseil; pendant ce<br />

temps <strong>le</strong>s serpents s'approchaient ; mais ils n'avaient pas l'air<br />

de s'en apercevoir ni d'y faire attention.<br />

A ce moment <strong>le</strong>s spectateurs de cette scène dramatique<br />

crurent que c'en était fait de Mac-Bell et de son compagnon.<br />

— C'est vraiment tragique ! s'écria Faillard;... je crois réel<strong>le</strong>­<br />

ment qu'ils attendent la mort, en voyant qu'il <strong>le</strong>ur est impos­<br />

sib<strong>le</strong> d'y échapper !...<br />

Il s'arrêta en voyant l'Ecossais se baisser vers <strong>le</strong> sol où il<br />

commença à faire des préparatifs dont l'éloignement empêchait<br />

de distinguer la nature.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p une épaisse fumée s'é<strong>le</strong>va de s<strong>ou</strong>s ses pieds<br />

et en quelques secondes <strong>le</strong>s deux hommes furent ent<strong>ou</strong>rés<br />

d'un cerc<strong>le</strong> de flamme qui allait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en s'élargissant.<br />

A cette vue <strong>le</strong>s Indiens ne purent réprimer une cri d'étonne-<br />

ment.


— 646 —<br />

— C'est un incendie! fit l'un deux en se t<strong>ou</strong>rnant vers<br />

Faillard.<br />

— En effet, répondit ce dernier; il faut av<strong>ou</strong>er que <strong>le</strong><br />

moyen n'est pas mal imaginé ; voyez donc avec quel<strong>le</strong><br />

rapidité <strong>le</strong>s serpents fuient de t<strong>ou</strong>s côtés en p<strong>ou</strong>ssant des siff<strong>le</strong>ments<br />

de colère et de peur!... quel spectac<strong>le</strong>.<br />

La scène devenait , en effet, grandiose et horrib<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> repti<strong>le</strong>s chassés et p<strong>ou</strong>rsuivis par <strong>le</strong>s flammes prenaient<br />

la fuite dans t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s directions, et <strong>le</strong>s derniers commentaient<br />

déjà à sentir la cha<strong>le</strong>ur, alors commença un spectac<strong>le</strong><br />

monstrueux et ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s serpents qui étaient <strong>le</strong>s derniers<br />

v<strong>ou</strong>lant passer par dessus <strong>le</strong>s autres ceux-ci se défendirent<br />

et il en résulta un combat acharné entre ces repti<strong>le</strong>s; pendant<br />

ce temps <strong>le</strong>s flammes <strong>le</strong>s atteignirent et un grand nombre<br />

périrent brû<strong>le</strong>s <strong>ou</strong> ét<strong>ou</strong>ffés.<br />

Précigny et Mac-Bell se voyant p<strong>ou</strong>r ainsi dire sauvés avaient<br />

suivi la marche <strong>du</strong> feu ; ils étaient par moments complétement<br />

environnés par la fumée et disparaissaient aux yeux des<br />

Indiens.<br />

A un certain moment on ne <strong>le</strong>s vit pas reparaître; ils n'étaient<br />

pas ressortis <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>rbillon de fumée qui <strong>le</strong>s avait<br />

momentanément cachés.<br />

— Que sont-ils devenus? fit Faillard au bord d'un instant<br />

d'attende.<br />

— Crois-tu qu'ils aient pu échapper à la mort? demanda à<br />

Laposto<strong>le</strong> un des Indiens.<br />

— Je ne <strong>le</strong> crois guère possib<strong>le</strong>, repondit <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>veau Manit<strong>ou</strong>,<br />

ils doivent être brûlés <strong>ou</strong> asphyxiés.<br />

— Si cela est ainsi, n<strong>ou</strong>s allons ret<strong>ou</strong>rner à la tribu p<strong>ou</strong>r<br />

annoncer à F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert que ses ordres sont exécutés.<br />

— Et je suis d'avance persuadé que cette n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> sera reçue<br />

avec satisfaction.<br />

La petite tr<strong>ou</strong>pe se mit immédiatement en marche p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r<br />

rejoindre <strong>le</strong> campement des Peaux-R<strong>ou</strong>ges.


— 847 —<br />

CHAPITRE IX<br />

Tupa.<br />

Après <strong>le</strong>ur victoire sur <strong>le</strong>s Indiens, Maurice, Joseph, l'intendant<br />

et <strong>le</strong>urs nègres s'étaient immédiatement remis en<br />

r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r ret<strong>ou</strong>rner à l'habitation et connaître l'état de<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

Maurice v<strong>ou</strong>lait apprendre à son père de quel<strong>le</strong> manière il<br />

avait été vengé et que son ennemi mortel Oeil-de-flamme était<br />

tombé, frappé de sa main.<br />

— Ne connaissez v<strong>ou</strong>s pas de r<strong>ou</strong>te plus c<strong>ou</strong>rte que cel<strong>le</strong> que<br />

n<strong>ou</strong>s suivons en ce moment? demande Maurice à master Tom<br />

qui répondit:<br />

— Si n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons traverser cette petite forêt n<strong>ou</strong>s abrégerons<br />

notre r<strong>ou</strong>te d'une heure environ.<br />

— Alors prenons ce chemin, reprit <strong>le</strong> jeune homme qui continua<br />

en parlant à Joseph :<br />

— Je ne saurais te dire combien je suis inquiet au sujet de<br />

l'état de mon père !<br />

— Il ne faut pas perdre d'espoir, F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert ne n<strong>ou</strong>s<br />

a-t-el<strong>le</strong> pas dit qu'el<strong>le</strong> espérait beauc<strong>ou</strong>p de s<strong>ou</strong>lagement, surt<strong>ou</strong>t<br />

parce quel<strong>le</strong> avait pu placer sur <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures des compresses<br />

de plantes d'une grande efficacité.<br />

— Cela peut être, mais je t'assure que je n'aurai pas de<br />

repos que je ne revoie notre cher b<strong>le</strong>ssé.


— 648 —<br />

— Je dois v<strong>ou</strong>s conseil<strong>le</strong>r, dit master Tom, de v<strong>ou</strong>s tenir sur<br />

vos gardes et de prendre à la main une arme p<strong>ou</strong>r être prêts<br />

à v<strong>ou</strong>s en servir en cas de besoin ; n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrions faire la rencontre<br />

de quelque bête fauve, ce qui n'est pas rare dans cette<br />

partie de la contrée.<br />

— N<strong>ou</strong>s sommes assez nombreux p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s défendre, répondit<br />

Maurice.<br />

— Certainement, aj<strong>ou</strong>ta Joseph, n<strong>ou</strong>s sommes t<strong>ou</strong>s armés<br />

et n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrions t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs n<strong>ou</strong>s défendre avec avantage.<br />

Cette petite forêt était épaisse et <strong>le</strong>s chevaux avaient parfois<br />

de la peine à sortir des hautes herbes qui <strong>le</strong>ur venaient jusqu'au<br />

poitrail, sans compter <strong>le</strong>s énormes troncs d'arbres qui<br />

<strong>le</strong>ur barraient la r<strong>ou</strong>te.<br />

Joseph, qui montait un cheval plus f<strong>ou</strong>gueux que <strong>le</strong>s autres,<br />

avait bientôt pris <strong>le</strong>s devants, et au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes<br />

il avait disparu. Maurice cherchait à <strong>le</strong> voir au travers <strong>du</strong> feuillage,<br />

lorsqu'un cri de terreur se fit entendre à une petite distance.<br />

T<strong>ou</strong>te la tr<strong>ou</strong>pe s'arrêta p<strong>ou</strong>r éc<strong>ou</strong>ter; <strong>le</strong> même cri se répéta<br />

et Maurice reconnut la voix de Joseph.<br />

— Par ici, par ici ! criait-il à une centaine de mètres environ<br />

en avant.<br />

Maurice se précipita à bas de son cheval p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r plus vite<br />

au sec<strong>ou</strong>rs de son ami qu'il croyait en danger, et se mit à<br />

c<strong>ou</strong>rir parmi <strong>le</strong>s buissons <strong>du</strong> côté d'où était partie la voix de<br />

Joseph.<br />

Tom et <strong>le</strong>s nègres suivirent la même direction en allant<br />

aussi vite que <strong>le</strong>s arbres <strong>le</strong> <strong>le</strong>ur permettaient,<br />

Arrivé dans une petite clairière, Maurice aperçut Joseph<br />

qui, deb<strong>ou</strong>t s<strong>ou</strong>s un cocotier, considérait, en faisant des gestes<br />

de terreur, un objet informe qui se tr<strong>ou</strong>vait au pied de<br />

l'arbre<br />

A ce moment, Joseph s'étant ret<strong>ou</strong>rné, il aperçut Maurice et<br />

lui fit signe d'approcher.


Déc<strong>ou</strong>verte de l'Indienne Tupa.


— 649 —<br />

— Regarde!... dit-il... comment on a arrangé cette pauvre<br />

créature!... oh!... c'est horrib<strong>le</strong>!<br />

Et c'était, en effet, ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>.<br />

C'était une Indienne qui gisait à terre et dont <strong>le</strong>s membres<br />

sanglants avaient été déchirés et brisés, cela ne ressemblait<br />

plus à rien qu'à une masse informe de chair; <strong>le</strong>s traits <strong>du</strong><br />

visage seuls étaient demeurés presque intacts.<br />

— Qu'est-ce que cela ? s'écria Maurice.<br />

— C'est une femme indienne; je l'ai tr<strong>ou</strong>vée attachée au<br />

tronc de l'arbre et j'ai c<strong>ou</strong>pé ses liens; si el<strong>le</strong> n'avait pas été<br />

liée, j'aurais cru qu'une bête féroce p<strong>ou</strong>vait seu<strong>le</strong> l'avoir mise<br />

dans cet état ; mais non, c'est l'œuvre d'une créature hu­<br />

maine.<br />

— D'une créature humaine, dis-tu ; dis plutôt d'un monstre !<br />

répondit Maurice.<br />

Pendant ce temps, master Tom et <strong>le</strong>s nègres s'étaient avancés<br />

et ils considéraient cette scène avec ép<strong>ou</strong>vante.<br />

— Comment a-t-on pu faire de si nombreuses b<strong>le</strong>ssures ;<br />

demanda Maurice à l'intendant; puis il aj<strong>ou</strong>ta en lui montrant<br />

une espèce de p<strong>ou</strong>dre r<strong>ou</strong>geâtre qui paraissait avoir été répan<strong>du</strong>e<br />

sur <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures où la putréfaction commençait:<br />

— Qu'est-ce donc que cela ?<br />

— C'est <strong>du</strong> poivre r<strong>ou</strong>ge, répondit master Tom.<br />

— Du poivre ! demanda Maurice d'un air incré<strong>du</strong><strong>le</strong>.<br />

— <strong>Les</strong> s<strong>ou</strong>ffrances que la pauvre femme a dû en<strong>du</strong>rer sont<br />

horrib<strong>le</strong>s, reprit l'intendant ; je reconnais de quel crime el<strong>le</strong><br />

a été accusée et punie par <strong>le</strong>s Peaux-R<strong>ou</strong>ges.<br />

— Expliquez-v<strong>ou</strong>s.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez et v<strong>ou</strong>s apprendrez à quel<strong>le</strong>s cruautés peut p<strong>ou</strong>sser<br />

la superstition chez ces sauvages. Ils croient à un « Grand<br />

Esprit, » mais ils croient aussi et avec non moins de fermeté<br />

aux « Mauvais Esprits ; » et aussi grande est <strong>le</strong>ur vénération,<br />

je p<strong>ou</strong>rrais même dire <strong>le</strong>ur idolâtrie p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>urs Manit<strong>ou</strong>s, qui<br />

sont sensés être en rapports intimes avec <strong>le</strong> Grand Esprit; aussi


— 650 —<br />

profonde est <strong>le</strong>ur haine p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s malheureuses créatures qu'ils<br />

croient être en relations avec <strong>le</strong>s mauvais esprits, et <strong>le</strong>s t<strong>ou</strong>rments<br />

<strong>le</strong>s plus terrib<strong>le</strong>s attendent ceux qui sont convaincus de<br />

sorcel<strong>le</strong>rie; ils sont, que ce soit un pomme <strong>ou</strong> une femme,<br />

dép<strong>ou</strong>illés et attachés au pied d'un arbre, ensuite chaque guerrier<br />

de la tribu prend son scalpel et fait une profonde entail<strong>le</strong><br />

dans <strong>le</strong>s chairs de l'infortunée créature, et cela afin de faciliter<br />

la sortie <strong>du</strong> mauvais génie qu'ils croient logé dans son corps.<br />

puis ils prennent des grains de poivre r<strong>ou</strong>ge qu'ils écrasent<br />

grossièrement entre deux pierres et en saup<strong>ou</strong>drent <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures<br />

de <strong>le</strong>ur victime qu'ils abandonnent ainsi et qui ne tarde<br />

pas à expirer au milieu des plus atroces s<strong>ou</strong>ffrances.<br />

— Mais c'est ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> ! s'écrièrent Maurice et Joseph.<br />

— Oui, comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dites, c'est ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>; et la mort<br />

de ceux qui tombent s<strong>ou</strong>s la griffe d'un tigre <strong>ou</strong> s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> venin<br />

d'un crota<strong>le</strong> est d<strong>ou</strong>ce en comparaison de cel<strong>le</strong> de ces malheureux<br />

dont <strong>le</strong> martyre <strong>du</strong>re quelquefois plusieurs j<strong>ou</strong>rs de suite,<br />

dont <strong>le</strong> gosier est brûlant et <strong>le</strong> palais desséché, et qui, ayant<br />

<strong>le</strong>s mains liées, ne peuvent pas chasser <strong>le</strong>s insectes avides qui<br />

viennent se poser sur <strong>le</strong>urs b<strong>le</strong>ssures et augmentent encore<br />

<strong>le</strong>urs tortures.<br />

— Croyez-v<strong>ou</strong>s qu'il y ait encore de l'espoir de sauver cette<br />

malheureuse? demanda Maurice.<br />

— Joë ! cria Tom à l'un de ces nègres, approche et examine<br />

<strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures de cette femme.<br />

Et pendant que <strong>le</strong> nègre obéissait, l'intendant dit à Maurice<br />

et à Joseph :<br />

— Joë est un garçon qui s'entend parfaitement à soigner <strong>le</strong>s<br />

b<strong>le</strong>ssures; il connaît une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de plantes salutaires et il a<br />

déjà sauvé la vie à plusieurs personnes.<br />

Sur un signe de Joë, quelques-uns de ses compagnons<br />

s'étaient éloignés et revinrent bientôt avec de l'eau fraîche qu'ils<br />

apportaient dans des espèces de cornets qu'ils avaient fabriqués<br />

avec de grandes feuil<strong>le</strong>s de bananier.


— 651 —<br />

Le nègre lava soigneusement <strong>le</strong>s plaies de la malheureuse<br />

Indienne ; il apporta à cette opération une délicatesse dont on<br />

n'aurait pas cru ses grosses mains capab<strong>le</strong>s ; il débarrassa<br />

soigneusement <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures <strong>du</strong> poivre r<strong>ou</strong>ge qu'on y avait<br />

répan<strong>du</strong>, et finit par faire jaillir de l'eau fraîche sur <strong>le</strong>s<br />

mains et <strong>le</strong> visage de la pauvre femme qui était sans m<strong>ou</strong>ve­<br />

ment.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant, el<strong>le</strong> parut revenir un peu à el<strong>le</strong>.<br />

Ses yeux étaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs fermés, mais de moment en moment<br />

un léger s<strong>ou</strong>pir s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vait sa poitrine et un faib<strong>le</strong> gémissement<br />

sortait de ses lèvres tuméfiées.<br />

— El<strong>le</strong> respire!<br />

— El<strong>le</strong> vit !<br />

— Dieu soit l<strong>ou</strong>é !<br />

Tel<strong>le</strong>s furent <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s qui s'échappèrent de la b<strong>ou</strong>che de<br />

Maurice, de Joseph et de master Tom.<br />

Quant aux nègres, ils semblaient avoir <strong>ou</strong>blié qu'ils avaient<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux une créature appartenant à la tribu qu'ils venaient<br />

de combattre.<br />

Pendant ce temps, Joë avait déchiré par bandes <strong>le</strong>s m<strong>ou</strong>choirs<br />

qu'il avait demandé à ses compagnons ; il en avait fait<br />

des compresses qu'il trempa dans de l'eau fraîche et qu'il fixa<br />

sur <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>ssures.<br />

Maurice et Joseph l'aidaient dans cette opération.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p, l'Indienne s<strong>ou</strong><strong>le</strong>va pénib<strong>le</strong>ment ses paupières<br />

et ses regards se fixèrent sur <strong>le</strong>s deux jeunes gens. El<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa<br />

un profond s<strong>ou</strong>pir et el<strong>le</strong> parut v<strong>ou</strong>loir rappe<strong>le</strong>r ses s<strong>ou</strong>venirs.<br />

Puis ayant v<strong>ou</strong>lu faire un m<strong>ou</strong>vement, el<strong>le</strong> en épr<strong>ou</strong>va une<br />

s<strong>ou</strong>ffrance tel<strong>le</strong> qu'un cri aigu sortit de ses lèvres, et cela p<strong>ou</strong>r<br />

lui rendre la mémoire.<br />

— Qui es-tu ? demanda-t-el<strong>le</strong> à Maurice ; que fais-tu ici ?<br />

que veux-tu faire de Tupa ?... Ne peux-tu me laisser tranquil<strong>le</strong><br />

?


— 652 —<br />

— N<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons que tu vives! lui répondit d<strong>ou</strong>cement <strong>le</strong><br />

jeune homme.<br />

— Vivre ! ... répéta l'Indienne d'un ton étrange.<br />

— Certainement, dit Joseph, ne vois tu pas que t<strong>ou</strong>tes tes<br />

plaies sont lavées et pansées ?<br />

— C'est vrai, répondit la pauvre femme en considérant ses<br />

bras et ses jambes et en t<strong>ou</strong>chant <strong>le</strong>s bandages comme p<strong>ou</strong>r<br />

s'assurer que ce n'était point une illusion.<br />

Puis el<strong>le</strong> reprit :<br />

— Qui a ainsi soigné la pauvre Tupa? Est-ce toi, jeune<br />

homme blanc ?<br />

— C'est n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>s ensemb<strong>le</strong>; maintenant, bois ceci, aj<strong>ou</strong>ta-t-il<br />

en approchant de ses lèvres sa g<strong>ou</strong>rde qui contenait un peu de<br />

vin ; <strong>le</strong>s nègres vont fabriquer un brancard et n<strong>ou</strong>s t'emporterons<br />

avec n<strong>ou</strong>s.<br />

V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z emporter Tupa ?<br />

— Est-ce que tu refuses? N<strong>ou</strong>s ferons ce que tu n<strong>ou</strong>s demanderas.<br />

Tu ne peux p<strong>ou</strong>rtant pas ret<strong>ou</strong>rner avec <strong>le</strong>s hommes<br />

qui t'ont ainsi mutilée!<br />

— Non !... jamais !... oh! bons hommes blancs, ayez pitié de<br />

Tupa!... ne la laissez pas retomber dans <strong>le</strong>s mains des Peaux-<br />

R<strong>ou</strong>ges qui veu<strong>le</strong>nt la faire m<strong>ou</strong>rir!... Ils disent que Tupa est<br />

une sorcière !<br />

— Non, Tupa, tu resteras avec n<strong>ou</strong>s !<br />

— Oui !... venez!... partons... avant que <strong>le</strong> chef ne me retr<strong>ou</strong>ve<br />

ici... ils v<strong>ou</strong>dront encore me faire s<strong>ou</strong>ffrir; partons !...<br />

partons !<br />

Et la pauvre créature v<strong>ou</strong>lut faire un effort p<strong>ou</strong>r se <strong>le</strong>ver,<br />

mais el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa un cri de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et serait retombée sur <strong>le</strong> sol<br />

si Maurice et Joseph ne l'eussent reçue dans <strong>le</strong>urs bras.<br />

tience.<br />

— N<strong>ou</strong>s allons partir, mais il faut avoir un peu de pa-<br />

— Oh ! s'ils allaient revenir !...


— 653 —<br />

— Ne crains rien, tu es maintenant s<strong>ou</strong>s notre protection<br />

et n<strong>ou</strong>s saurons te défendre, repartit Maurice.<br />

— Certainement, et personne ne saurait t'arracher de nos<br />

mains, aj<strong>ou</strong>ta Joseph.<br />

L'Indienne, que n<strong>ou</strong>s désignerons dorénavant de son nom<br />

de Tupa, se sentit un peu tranquillisée par ces paro<strong>le</strong>s ; el<strong>le</strong><br />

parut v<strong>ou</strong>loir prendre patience jusqu'à ce que <strong>le</strong> brancard fût<br />

terminé.<br />

El<strong>le</strong> but encore une gorgée de vin et se sentant en quelque<br />

sorte ranimée, el<strong>le</strong> raconta son histoire.<br />

C'était parfaitement ainsi que l'avait dit master Tom.<br />

El<strong>le</strong> avait été proclamée sorcière par un guerrier de la tribu<br />

dont el<strong>le</strong> avait refusé un peu brusquement de devenir la femme ;<br />

<strong>le</strong> malheur v<strong>ou</strong>lut qu'il y eût quelques cas de mort dans un<br />

c<strong>ou</strong>rt espace de temps, et cette circonstance ne fit qu'accroître<br />

la méfiance de t<strong>ou</strong>te sa tribu : un conseil s'assembla et la malheureuse<br />

fut <strong>condamné</strong>e à la mort ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> que l'intendant<br />

avait décrite un moment auparavant.<br />

Maurice ayant dema- ndé à Tupa à quel<strong>le</strong> tribu el<strong>le</strong> appartenait,<br />

el<strong>le</strong> répondit qu'el<strong>le</strong> faisait partie d'une tribu d'Apaches,<br />

ennemie jurée de la tribu qui avait F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert p<strong>ou</strong>r reine.<br />

El<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta que sa tribu était dans ces parages dans <strong>le</strong> seul but<br />

de combattre la tribu ennemie.<br />

Le jeune homme crut inuti<strong>le</strong> de dire à l'Indienne qu'il connaissait<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert et qu'el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>verait probab<strong>le</strong>ment<br />

avant peu en présence de la reine de cette tribu.<br />

<strong>Les</strong> nègres ayant apporté <strong>le</strong> brancard qu'ils avaient confectionné<br />

avec des branchages et qu'ils avaient rec<strong>ou</strong>vert d'herbe<br />

fraîche p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> rendre plus commode, Tupa y fut placée avec<br />

précaution.<br />

El<strong>le</strong> demanda ensuite :<br />

— Où v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s porter Tupa?<br />

— Dans l'habitation de personnes qui ne te feront au<br />

mal.


— 654 —<br />

— Chez des hommes blancs ?<br />

— Oui, chez des amis, qui te soigneront et te guériront. Sois<br />

sans crainte.<br />

— Tupa remercie <strong>le</strong>s hommes blancs, et <strong>le</strong>s hommes noirs<br />

aj<strong>ou</strong>ta-t-el<strong>le</strong> en t<strong>ou</strong>rnant la tête vers <strong>le</strong>s nègres. Ils ne sont pas<br />

aussi cruels que <strong>le</strong>s Apaches !... Tupa restera avec v<strong>ou</strong>s!<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te, répondit Maurice.<br />

Et l'Indienne posa sa tête sur son lit d'herbe en jetant au<br />

jeune homme un regard de reconnaissance.<br />

Quatre robustes nègres prirent <strong>le</strong> brancard sur <strong>le</strong>urs épau<strong>le</strong>s<br />

et la petite tr<strong>ou</strong>pe se remit en marche.<br />

Maurice et Joseph à cheval marchaient chacun d'un côté de<br />

Tupa et ils firent accélérer la marche, atten<strong>du</strong> que <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r allait<br />

finir et <strong>le</strong>s Apaches p<strong>ou</strong>rraient se tr<strong>ou</strong>ver dans <strong>le</strong>s environs, ce<br />

qui inquiétait Tupa qui croyait apercevoir un des siens derrière<br />

chaque tronc d'arbre.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de deux heures de marche la tr<strong>ou</strong>pe arriva en vue<br />

de l'habitation ; quelques minutes plus tard, el<strong>le</strong> faisait son entrée<br />

dans la c<strong>ou</strong>r, et Maurice n'eut rien de plus pressé que de<br />

demander des n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s de son père; il apprit avec satisfaction<br />

que son état était aussi bon que <strong>le</strong>s circonstances p<strong>ou</strong>vaient <strong>le</strong><br />

permettre, et que, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment, il dormait profondément.<br />

On porta <strong>le</strong> brancard dans <strong>le</strong> vestibu<strong>le</strong>, en prenant des précautions<br />

p<strong>ou</strong>r ne pas tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r <strong>le</strong> sommeil de <strong>Blondel</strong>.<br />

Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte venaient d'apparaître et s'étaient précipitées<br />

vers <strong>le</strong>urs ép<strong>ou</strong>x p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s embrasser.<br />

Puis el<strong>le</strong>s aperçurent l'Indienne qui s'était s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vée avec peine<br />

et considérait <strong>le</strong>s deux jeunes femmes d'un air étrange.<br />

— Qu'est-ce que cela? demanda Lucienne.<br />

— Grand Dieu ! la pauvre femme est c<strong>ou</strong>verte de b<strong>le</strong>ssures!<br />

fit à son t<strong>ou</strong>r Miche<strong>le</strong>tte ; et t<strong>ou</strong>tes deux s'approchèrent <strong>du</strong><br />

brancard.<br />

— N<strong>ou</strong>s avons tr<strong>ou</strong>vé cette infortunée dans la forêt, répondit<br />

Maurice; el<strong>le</strong> a été horrib<strong>le</strong>ment martyrisée par des guer-


— 655 —<br />

riers de sa tribu ; mais avant t<strong>ou</strong>t, el<strong>le</strong> a besoin de soins et de<br />

repos ; plus tard, n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s raconterons t<strong>ou</strong>t<br />

— L'homme blanc a dit que Tupa p<strong>ou</strong>rrait rester auprès de<br />

v<strong>ou</strong>s? demanda l'Indienne en regardant <strong>le</strong>s deux femmes d'un<br />

air interrogateur.<br />

— Certainement, si tu y consens, répondit Lucienne.<br />

L'Indienne répondit en s<strong>ou</strong>riant d<strong>ou</strong>cement.<br />

— Oh, <strong>ou</strong>i:... Tupa est bien contente !... el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s servira fidè<strong>le</strong>ment!...<br />

Tupa est reconnaissante envers <strong>le</strong>s bons hommes<br />

blancs.<br />

<strong>Les</strong> hommes se retirèrent ensuite p<strong>ou</strong>r laisser <strong>le</strong>s femmes de<br />

l'habitation soigner la pauvre femme mais Joë v<strong>ou</strong>lut auparavant<br />

ren<strong>ou</strong>ve<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s compresses et placer sur <strong>le</strong>s plaies <strong>du</strong> suc<br />

de plantes qu'il avait ramassées <strong>le</strong> long de la r<strong>ou</strong>te. Ces plantes<br />

avaient une vertu calmante tel<strong>le</strong> que Tupa sentit ses d<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs<br />

diminuer et qu'el<strong>le</strong> tomba dans un profond sommeil dès qu'el<strong>le</strong><br />

eut été placée dans un lit, auprès <strong>du</strong>quel Lucienne et Miche<strong>le</strong>tte<br />

avaient pris place comme deux anges protecteurs.<br />

CHAPITRE X<br />

Arrestation de Précigny et de Mac-Pell<br />

Il est temps que n<strong>ou</strong>s ret<strong>ou</strong>rnions un peu en arrière, afin de<br />

voir ce que sont devenus Précigny et son compagnon dans l'î<strong>le</strong><br />

des Serpents.


— 656 —<br />

Quand ils eurent pu constater l'effet destructeur des flammes<br />

et <strong>le</strong> carnage de repti<strong>le</strong>s qui en résulta, et quand ils furent presque<br />

certains qu'ils n'avaient plus à craindre ces terrib<strong>le</strong>s adversaires,<br />

ils résolurent d'employer <strong>le</strong> chemin que <strong>le</strong> feu <strong>le</strong>ur avait<br />

<strong>ou</strong>vert p<strong>ou</strong>r regagner <strong>le</strong> rivage et quitter cette î<strong>le</strong> maudite au<br />

plus vite.<br />

Leur position était critique; derrière eux ils avaient une contrée<br />

marécageuse et déserte, devant eux <strong>le</strong> campement des Indiens,<br />

dans <strong>le</strong>s mains desquels ils v<strong>ou</strong>laient à t<strong>ou</strong>t prix éviter<br />

de retomber, et aut<strong>ou</strong>r d'eux ils ne voyaient que <strong>le</strong>s corps à<br />

moitié carbonisés des serpents qui auparavant <strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>rsuivaient<br />

en sifflant<br />

En allant à l'Ouest, ils tr<strong>ou</strong>veraient bientôt la mer et à quelque<br />

distance une î<strong>le</strong>, mais ils ne p<strong>ou</strong>vaient songer à se diriger<br />

de ce côté, encore moins que <strong>du</strong> côté des Indiens, car cette î<strong>le</strong><br />

était cel<strong>le</strong> de laquel<strong>le</strong> ils s'étaient évadés.<br />

— La fumée et la mauvaise odeur commencent à devenir<br />

insupportab<strong>le</strong>s, dit Précigny; n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons plus rester ici.<br />

— C'est aussi ma pensée, répondit Mac-Bell ; la marche commence<br />

a devenir pénib<strong>le</strong> et <strong>le</strong> sol est brûlant.<br />

Et en disant ces mots, il montra ses bottes dont la semel<strong>le</strong><br />

était presque carbonisée.<br />

— Mes pieds sont endoloris, reprit Précigny, et si n<strong>ou</strong>s ne<br />

tr<strong>ou</strong>vons pas bientôt un autre terrain, nos jambes finiront par<br />

être rôties.<br />

— Un autre terrain !,.. c'est faci<strong>le</strong> à dire !... Que faire? v<strong>ou</strong>lons-n<strong>ou</strong>s<br />

rester ici, dans cette î<strong>le</strong> maudite, p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s faire empester<br />

par <strong>le</strong>s corps des serpents en putréfaction. ?<br />

— Grand merci !... Mon avis est que n<strong>ou</strong>s devons quitter<br />

cette î<strong>le</strong> sans perdre une minute, t<strong>ou</strong>t en prenant nos précautions<br />

p<strong>ou</strong>r ne pas retomber dans <strong>le</strong>s mains des Indiens.<br />

— Il faut bien n<strong>ou</strong>s en garder, fit Mac-Bell ; mon idée est que<br />

n<strong>ou</strong>s devons n<strong>ou</strong>s diriger vers <strong>le</strong> Nord.<br />

— Vers <strong>le</strong> Nord !... Que veux-tu que n<strong>ou</strong>s fassions dans


— 657 —<br />

ces immenses solitudes <strong>ou</strong> n<strong>ou</strong>s ne rencontrerons pas une<br />

âme.<br />

— Tu es un f<strong>ou</strong>, tu ne penses qu'au présent. De ces côté n<strong>ou</strong>s<br />

tr<strong>ou</strong>verons des plantation dont <strong>le</strong>s habitants ne n<strong>ou</strong>s connaissent<br />

pas, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s ferons passer p<strong>ou</strong>r des naufrages et si<br />

n<strong>ou</strong>s savons j<strong>ou</strong>er notre rô<strong>le</strong> on n<strong>ou</strong>s hébergera sans difficulté,<br />

ne serait-ce que p<strong>ou</strong>r une nuit.<br />

— La bel<strong>le</strong> avance!<br />

— Tu <strong>ou</strong>blies, sans d<strong>ou</strong>te, qu'une nuit suffit à des gaillards<br />

comme n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r faire beauc<strong>ou</strong>p de choses! Une nuit dans<br />

une plantation peut n<strong>ou</strong>s sauver et n<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>vrir la r<strong>ou</strong>te de la<br />

France, de Paris.<br />

— Explique-toi mieux.<br />

— Mais c'est t<strong>ou</strong>t ce qu'il y a de plus simp<strong>le</strong>. Une fois que<br />

n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sommes intro<strong>du</strong>its dans une habitation, une heure<br />

n<strong>ou</strong>s suffit p<strong>ou</strong>r en connaître t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s habitudes. Dès que<br />

t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde est endormi n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>vons sans bruit, n<strong>ou</strong>s<br />

n<strong>ou</strong>s emparons de l'argent, des vêtements et des armes qui n<strong>ou</strong>s<br />

tombent s<strong>ou</strong>s la main, et quand <strong>le</strong>s habitants s'aperçoivent de<br />

quelque chose, n<strong>ou</strong>s sommes envolés depuis longtemps ; dans<br />

la forêt n<strong>ou</strong>s changeons de toi<strong>le</strong>tte et de physionomie ; n<strong>ou</strong>s<br />

gagnons ensuite <strong>le</strong> port <strong>le</strong> plus rapproché où n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s faisons<br />

passer p<strong>ou</strong>r des planteurs anglais, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s embarquons sur<br />

<strong>le</strong> premier navire en partance et n<strong>ou</strong>s sommes sauvés.<br />

— Ton plan n'est pas mal imaginé!... Mais que ferions n<strong>ou</strong>s<br />

si quelqu'un n<strong>ou</strong>s reconnaissait en r<strong>ou</strong>te ?<br />

— Ce serait désagréab<strong>le</strong>, j'en conviens, d'autant plus que la<br />

chose serait fort possib<strong>le</strong>. Mais je dois te dire que je possède<br />

quelque habi<strong>le</strong>té dans l'art de me travestir, p<strong>ou</strong>r peu que nos<br />

vêtements soient changés et que n<strong>ou</strong>s sachions n<strong>ou</strong>s donner<br />

un peu plus d'embonpoint que n<strong>ou</strong>s n'en avons réel<strong>le</strong>ment...<br />

Mais avant t<strong>ou</strong>t, il s'agit de partir d'ici au plus tôt.<br />

Pendant cette conversation ils avaient pris une direction<br />

qu'ils croyait être cel<strong>le</strong> de la rive nord de l'î<strong>le</strong> ; ils pensaient<br />

49


— 658 —<br />

avoir alors traverser <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve à la nage et tr<strong>ou</strong>ver une planton<br />

dans cette partie de la contrée.<br />

Malheureusement ils avaient complétement <strong>ou</strong>blié de quel<br />

côté ils avaient vu disparaître <strong>le</strong>s Indiens, ainsi que Laposto<strong>le</strong><br />

et Faillard, ils étaient tota<strong>le</strong>ment désorientés, et après avoir<br />

marché pendant un temps assez long, ils arrivèrent, <strong>le</strong>s pieds<br />

wignants, au bord <strong>du</strong> f<strong>le</strong>uve, précisément à l'endroit où ils<br />

avaient débarqué.<br />

— En avant ! fit Mac-Bell, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sommes f<strong>ou</strong>rvoyés.<br />

— C'est vrai, répartit Précigny avec déc<strong>ou</strong>ragement. Que<br />

faire maintenant ? N<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons pas penser à traverser <strong>le</strong><br />

f<strong>le</strong>uve à cet endroit, ce serait al<strong>le</strong>r n<strong>ou</strong>s mettre dans <strong>le</strong>s mains<br />

des Indiens.<br />

— Il ne n<strong>ou</strong>s reste qu'une chose à faire : ret<strong>ou</strong>rner sur nos<br />

pas, afin de p<strong>ou</strong>voir atteindre avant la nuit la rive qui est <strong>du</strong><br />

côté <strong>du</strong> nord.<br />

— Je suis incapab<strong>le</strong> de faire un pas de plus;... reposons-n<strong>ou</strong>s<br />

un instant.<br />

— Mais chaque minute de retard peut n<strong>ou</strong>s être fata<strong>le</strong>!<br />

— Prenons au moins <strong>le</strong> temps de n<strong>ou</strong>s rafraîchir <strong>le</strong>s pieds<br />

dans l'eau et n<strong>ou</strong>s essayerons ensuite de n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s envelopper<br />

avec de l'herbe, afin de p<strong>ou</strong>voir continuer notre marche.<br />

— C'est cela... mais faisons vite... Je ne sais, mais je ne me<br />

sens pas tranquil<strong>le</strong>.<br />

— Que p<strong>ou</strong>vons-n<strong>ou</strong>s craindre après <strong>le</strong>s dangers auxquels<br />

n<strong>ou</strong>s avons échappé auj<strong>ou</strong>rd'hui ?<br />

— Tu as raison !... c'est une j<strong>ou</strong>rnée qui ne s'<strong>ou</strong>bliera jamais,<br />

mais... hâtons-n<strong>ou</strong>s !<br />

Précigny et Mac-Bell s'approchèrent <strong>du</strong> bord <strong>du</strong> f<strong>le</strong>uve p<strong>ou</strong>r<br />

y tremper <strong>le</strong>urs pieds endoloris.<br />

Ils ôtèrent <strong>le</strong>urs restes de chaussures et entrèrent dans l'eau<br />

qui était peu profonde, <strong>le</strong> fond s'abaissant gra<strong>du</strong>el<strong>le</strong>ment en<br />

pente d<strong>ou</strong>ce.


— 659 —<br />

Ils se baissaient p<strong>ou</strong>r lancer <strong>le</strong>urs pieds lorsqu'un siff<strong>le</strong>ment<br />

strident se fit s<strong>ou</strong>dain entendre t<strong>ou</strong>t près d'eux.<br />

Qu'est-ce c'est que cela ? s'écria Mac-Bell en se re<strong>le</strong>vant<br />

vivement.<br />

— Ma foi, répondit Précigny, je n'en sais rien, il m'a semblé<br />

que cela venait <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> f<strong>le</strong>uve et cependant n<strong>ou</strong>s ne voyons<br />

rien!<br />

— Absolument rien,... pas une embarcation, rien !... n<strong>ou</strong>s<br />

n<strong>ou</strong>s serons trompés !<br />

— C'est impossib<strong>le</strong>... reprit Précigny;... c'est sans d<strong>ou</strong>te quelque<br />

animal, un singe peut-être !<br />

— Damnation ! s'écria l'Ecossais d'un air terrifié.<br />

Deux têtes brunes venaient de faire s<strong>ou</strong>dain <strong>le</strong>ur apparition<br />

hors de l'eau à deux pas des deux forçats, et <strong>le</strong>s tat<strong>ou</strong>ages qui<br />

<strong>le</strong>s ornaient indiquaient que c'était deux hommes qui appartenaient<br />

à la tribu de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

En effet, ces deux Peaux-R<strong>ou</strong>ges étaient de ceux auxquels<br />

l'Indienne avait ordonné d'accompagner Précigny et Mac-<br />

Bell à l'î<strong>le</strong> des Serpents.<br />

Surpris, consternés, sans armes, <strong>le</strong>s deux fugitifs virent qu'ils<br />

ne p<strong>ou</strong>vaient pas résister aux Indiens qui étaient sortis de<br />

l'eau et s'avançaient en brandissant <strong>le</strong>urs tomahawks.<br />

Cependant Précigny et Mac-Bell v<strong>ou</strong>lurent faire un effort<br />

désespéré, ils se savaient t<strong>ou</strong>s deux forts-et-adroits et <strong>le</strong> désespoir<br />

décuplait <strong>le</strong>ur énergie; <strong>du</strong> reste, ils n'avaient que deux<br />

hommes devant eux, et il s'agissait de <strong>le</strong>ur liberté, de <strong>le</strong>ur<br />

vie.<br />

— Rendez-v<strong>ou</strong>s !... <strong>le</strong>ur crièrent <strong>le</strong>s deux Indiens.<br />

— Jamais ! répondit Mac-Bell en s'élançant hors de l'eau, et<br />

en regardant aut<strong>ou</strong>r de lui p<strong>ou</strong>r voir s'il ne tr<strong>ou</strong>verait pas une<br />

branche d'arbre qui pût lui servir de défense; n<strong>ou</strong>s avons<br />

échappé aux serpents, continua-t-il, v<strong>ou</strong>s voyez que <strong>le</strong> Grand-<br />

Esprit n<strong>ou</strong>s protège !<br />

Il ne put en dire davantage, il venait de voir apparaître sur


— 660 —<br />

la rive opposée, et comme s'ils étaient sortis de terre, une<br />

tr<strong>ou</strong>pe d'Indiens qui p<strong>ou</strong>ssèrent un hur<strong>le</strong>ment de triomphe en<br />

apercevant Précigny et Mac-Bell.<br />

Dix d'entr'eux portaient sur <strong>le</strong>urs épau<strong>le</strong>s une pirogue allongée<br />

qui fut mise à l'eau, et dans laquel<strong>le</strong> huit guerriers prirent<br />

place, quatre de ces hommes commencèrent à pagayer, et ils<br />

avaient gagné <strong>le</strong> rivage avant que <strong>le</strong>s deux forçats fussent revenus<br />

de <strong>le</strong>ur surprise.<br />

<strong>Les</strong> deux Indiens qui étaient arrivés <strong>le</strong>s premiers profitèrent<br />

de cette circonstance p<strong>ou</strong>r se précipiter sur eux, <strong>le</strong>s jeter !<br />

terre, et <strong>le</strong>s y maintenir en tenant <strong>le</strong>urs tomahawks <strong>le</strong>vés et<br />

prêts à frapper.<br />

Mais quel était donc <strong>le</strong> motif de la frayeur des deux forçats<br />

qui étaient d'ordinaire si audacieux?<br />

Ils venaient d'apercevoir des visages pâ<strong>le</strong>s parmi <strong>le</strong>s hommes<br />

qui étaient restés sur l'autre rive, et ces visages pâ<strong>le</strong>s n'étaient<br />

autres que des soldats envoyés à la p<strong>ou</strong>rsuite des forçats évadés.<br />

Comment ces soldats se tr<strong>ou</strong>vaient-ils là ?<br />

N<strong>ou</strong>s devons au <strong>le</strong>cteur quelques explications à ce sujet.<br />

L'évasion que n<strong>ou</strong>s avons racontée n'avait pas tardé à être<br />

connue et <strong>le</strong> commandant de la colonie avait avec raison supposé<br />

que <strong>le</strong>s fugitifs ne se presseraient pas de quitter <strong>le</strong> point<br />

<strong>du</strong> continent où ils auraient abordé; il résolut d'y envoyer un<br />

détachement de vingt hommes épr<strong>ou</strong>vés avec la mission de<br />

faire des recherches p<strong>ou</strong>r retr<strong>ou</strong>ver ces dangereux malfaiteurs;<br />

l'officier qui était chargé <strong>du</strong> commandement de cette petite<br />

tr<strong>ou</strong>pe devait en <strong>ou</strong>tre se mettre en relations avec <strong>le</strong>s chefs<br />

des tribus amies et <strong>le</strong>ur demander <strong>le</strong>ur aide.<br />

<strong>Les</strong> recherches avaient été pendant quelques j<strong>ou</strong>rs infructueuses<br />

lorsque <strong>le</strong>s soldats arrivèrent au campement de la tribu<br />

qui avait p<strong>ou</strong>r reine F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert ; c'était précisément au<br />

moment où la jeune-femme, ent<strong>ou</strong>rée de ses guerriers, attendait<br />

de ret<strong>ou</strong>r de ceux qu'el<strong>le</strong> avait envoyés p<strong>ou</strong>r con<strong>du</strong>ire Mac-


— 661 —<br />

Bell et Précigny à l'î<strong>le</strong> des serpents.<br />

Quand el<strong>le</strong> eut parlé pendant un instant avec l'officier,<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert ne d<strong>ou</strong>ta pas que <strong>le</strong>s deux hommes qu'el<strong>le</strong><br />

avait <strong>condamné</strong>s à mort faisaient partie de ceux qui s'étaient<br />

évadés.<br />

Le commandant <strong>du</strong> détachement, à qui il importait de<br />

p<strong>ou</strong>voir s'emparer des galériens vivants, pria l'Indienne de lui<br />

donner quelques uns de ses guerriers comme guides afin de<br />

p<strong>ou</strong>voir al<strong>le</strong>r <strong>le</strong> plus vite possib<strong>le</strong> à l'î<strong>le</strong> des Serpents.<br />

N<strong>ou</strong>s avons vu qu'il avait réussi.<br />

En effet il venait d'arriver avec sa tr<strong>ou</strong>pe en vue de l'î<strong>le</strong><br />

quand il vit <strong>le</strong>s deux fugitifs qui se préparaient à se laver <strong>le</strong>s<br />

pieds.<br />

Alors, afin de ne pas <strong>le</strong>ur donner l'éveil, il donna l'ordre de<br />

s'arrêter, et de rester en arrière sans se montrer, puis deux<br />

des Indiens, qui était d'habi<strong>le</strong>s nageurs, se mirent à l'eau et<br />

ayant plongé et nagé s<strong>ou</strong>s l'eau, ils vinrent sortir auprès de<br />

Précigny et Mac-Bell.<br />

Quand <strong>le</strong>s Indiens et <strong>le</strong>s soldats virent que <strong>le</strong>s deux prison­<br />

niers était dans l'impossibilité de s'enfuir, ils traversèrent à<br />

<strong>le</strong>ur t<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve p<strong>ou</strong>r venir <strong>le</strong>s garotter.<br />

Mac-Bell et Précigny furent contraints d'entrer dans la piro-<br />

gue et quelques minutes plus tard ils étaient de ret<strong>ou</strong>r sur la<br />

rive opposée.<br />

— En r<strong>ou</strong>te! fit ensuite l'officier qui commandait la tr<strong>ou</strong>pe.<br />

Puis il continua en s'adressant aux deux forçats :<br />

— Quant à v<strong>ou</strong>s, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez être tranquil<strong>le</strong>s, on va v<strong>ou</strong>s<br />

mettre à l'abri des dangers que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rriez c<strong>ou</strong>rir dans ce<br />

pays, v<strong>ou</strong>s n'aurez plus rien à craindre des Indiens ni des<br />

serpents.<br />

Et <strong>le</strong> détachement se mit en marche.


— 662 —<br />

CHAPITRE XI.<br />

La séparation.<br />

N<strong>ou</strong>s avons laissé deux b<strong>le</strong>ssés à l'habitation de <strong>Blondel</strong>,<br />

c'est-à-dire <strong>Blondel</strong> lui-même, puis Tupa, la jeune Apache,<br />

que <strong>le</strong>s guerriers de sa tribu avaient v<strong>ou</strong>lu faire m<strong>ou</strong>rir<br />

comme sorcière. La jeune femme s'était rapidement remise<br />

de ses b<strong>le</strong>ssures qui n'étaient pas aussi profondes que cel<strong>le</strong>s de<br />

<strong>Blondel</strong>. Sa jeune et vig<strong>ou</strong>reuse nature n'avait pas tardé à<br />

reprendre <strong>le</strong> dessus, secondés par <strong>le</strong>s soins empressés de Lu­<br />

cienne, de Miche<strong>le</strong>tte et de Joë.<br />

Tupa commençait à se <strong>le</strong>ver et faisait t<strong>ou</strong>s ses efforts p<strong>ou</strong>r se<br />

rendre uti<strong>le</strong> dans l'habitation, désireuse qu'el<strong>le</strong> était de recon­<br />

naître <strong>le</strong>s soins qu'on lui avait prodigués et de manifester sa<br />

reconnaissance à ceux qui lui avaient sauvé la vie. El<strong>le</strong> n'avait<br />

pas tardé à lier connaissance avec Jambo et t<strong>ou</strong>s deux<br />

s'étaient spécia<strong>le</strong>ment consacrés au service de Miche<strong>le</strong>tte et de<br />

Lucienne.<br />

<strong>Blondel</strong> était retombé dans une profonde prostration et ceux<br />

qui l'ent<strong>ou</strong>raient osaient à peine espérer qu'il parviendrait à se<br />

rétablir.<br />

Cet état <strong>du</strong>ra pendant quelques j<strong>ou</strong>rs.<br />

Un matin <strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssé <strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s yeux et parut étonné en voyant<br />

<strong>le</strong>s quatre jeunes ép<strong>ou</strong>x auprès de son lit, qui épiaient un signe,<br />

un s<strong>ou</strong>ff<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vant indiquer qu'il avait retr<strong>ou</strong>vé sa connais­<br />

sance.


— 663 —<br />

peu à peu ses regards prirent une expression plus sereine<br />

la mémoire lui revenait.<br />

ses.<br />

Puis une <strong>le</strong>gère r<strong>ou</strong>geur apparut sur ses j<strong>ou</strong>es pâ<strong>le</strong>s et creu-<br />

C'était une véritab<strong>le</strong> résurrection. A partir de ce moment, <strong>le</strong><br />

mieux se pro<strong>du</strong>isit d'une manière sensib<strong>le</strong>.<br />

<strong>Blondel</strong> se rappelait maintenant de t<strong>ou</strong>t ce qui s'était passé,<br />

mais il était t<strong>ou</strong>rmenté par l'idée que ses forces mettraient bien<br />

longtemps à revenir. On crut alors p<strong>ou</strong>voir commencer à lui<br />

donner un peu à manger, en chosissant, bien enten<strong>du</strong>, des aliments<br />

très-légers.<br />

Alors, et comme si la nature n'eût atten<strong>du</strong> que cela p<strong>ou</strong>r<br />

reprendre <strong>le</strong> dessus, <strong>le</strong> marche de la conva<strong>le</strong>scence devint plus<br />

rapide.<br />

La mémoire lui était revenue et il avait retr<strong>ou</strong>vé t<strong>ou</strong>tes ses<br />

facultés.<br />

Maurice lui racontait un j<strong>ou</strong>r que c'était F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert qui<br />

l'avait tr<strong>ou</strong>vé b<strong>le</strong>ssé et sans connaissance et l'avait ramené à la<br />

plantation; qu'ensuite <strong>le</strong>s nègres de l'habitation, furieux de ce<br />

que <strong>le</strong>s Indiens lui avaient ten<strong>du</strong> ce guet-apens, avaient v<strong>ou</strong>lu<br />

<strong>le</strong> venger et qu'ils avaient été attaquer la tribu des Peaux-<br />

R<strong>ou</strong>ges, qu'ils avaient battus et dont ils avaient brûlé <strong>le</strong>s wigwams.<br />

<strong>Blondel</strong>, qui avait éc<strong>ou</strong>té attentivement <strong>le</strong> récit de Maurice,<br />

lui répondit d'une voix faib<strong>le</strong> :<br />

— Mes nègres ont montré là plus de zè<strong>le</strong> que de perspicacité,<br />

et <strong>le</strong>ur affection p<strong>ou</strong>r moi <strong>le</strong>ur a fait faire une action qui<br />

est très-regrettab<strong>le</strong>.<br />

— Comment, père; que veux-tu dire?<br />

— Certainement, atten<strong>du</strong> que <strong>le</strong>s Indiens étaient complétement<br />

<strong>innocent</strong>s.<br />

— Que dis-tu ?<br />

— La vérité... Ces malheureux Peaux-R<strong>ou</strong>ges ont été punis


— 664 —<br />

d'un crime qu'ils n'avaient pas commis et <strong>le</strong>s véritab<strong>le</strong>s assassins<br />

ont sans d<strong>ou</strong>te pu échapper à <strong>le</strong>ur châtiment.<br />

<strong>Blondel</strong> se tut un moment. Puis il t<strong>ou</strong>rna la tête en jetant<br />

aut<strong>ou</strong>r de la pièce un regard circulaire comme s'il eût v<strong>ou</strong>lu<br />

chercher quelqu'un.<br />

— Que désires-tu, cher père ? lui demanda Maurice.<br />

— Je croyais il m'avait semblé que et F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert,<br />

où est-el<strong>le</strong>?... demanda <strong>Blondel</strong> non sans quelque embar­<br />

ras.<br />

— Quand el<strong>le</strong> arriva à la porte de l'habitation en te rappor­<br />

tant privé de connaissance, el<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s quitta immédiatement<br />

p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r à la p<strong>ou</strong>rsuite des misérab<strong>le</strong>s assassins ; el<strong>le</strong> fit <strong>le</strong><br />

serment de n'avoir aucun repos avant d'en avoir tiré une ven­<br />

geance éclatante<br />

— Oh! dit <strong>Blondel</strong>,... je suis certain qu'el<strong>le</strong> y parviendra :<br />

il vaudrait mieux p<strong>ou</strong>r eux qu'ils tombassent s<strong>ou</strong>s la griffe d'une<br />

tigresse qu'entre <strong>le</strong>s mains de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert altérée de ven­<br />

geance.<br />

— Mais quels sont donc ces misérab<strong>le</strong>s ?<br />

— Ce sont deux hommes que tu connais, Maurice!<br />

— Que je connais ?<br />

— Oui,... depuis Paris.<br />

— Leurs noms.<br />

— Précigny et Mac-Bell!<br />

— Comment !... eux ?<br />

— Oui.<br />

— <strong>Les</strong> infâmes !<br />

— Tu ne <strong>le</strong>s as pas <strong>ou</strong>bliée, n'est-ce pas ?<br />

— <strong>Les</strong> <strong>ou</strong>blier?... comment <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrais-je?<br />

— Mais !... ils ignorent la mort qui <strong>le</strong>ur est réservée!<br />

— T<strong>ou</strong>t ce que je crains, reprit Maurice, c'est qu'ils aient<br />

pu prendre la fuite et que F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert ne réussisse pas à<br />

retr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong>urs traces.


— 665 —<br />

— Et moi, repartit <strong>Blondel</strong>, je connais son énergie et son<br />

habi<strong>le</strong>té, et je suis sûr que...<br />

A ce moment la conversation fut interrompue par l'appari­<br />

tion d'un être dont <strong>le</strong> costume étrange et la figure bizarre­<br />

ment tat<strong>ou</strong>ée excita la surprise généra<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t d'abord, puis<br />

ensuite l'hilarité.<br />

— Qui es-tu?... demanda <strong>Blondel</strong> à ce singulier visiteur, et<br />

qui t'a permis de t'intro<strong>du</strong>ire ici?<br />

Au grand étonnement de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s personnes qui étaient<br />

là, ce curieux personnage répondit en excel<strong>le</strong>nt français :<br />

— Qui je suis?... Ah!... Grâces à Dieu, v<strong>ou</strong>s voyez en moi<br />

<strong>le</strong> très-célèbre, très-sage, infaillib<strong>le</strong> et révéré Manit<strong>ou</strong> Lapos-<br />

to<strong>le</strong>!<br />

— Laposto<strong>le</strong>!... s'écria <strong>Blondel</strong> en cherchant à retr<strong>ou</strong>ver,<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> tat<strong>ou</strong>age, <strong>le</strong>s traits de son ancien compagnon de capti­<br />

vité.<br />

— Oui, Laposto<strong>le</strong>.. qui est tenu en grande vénération par<br />

<strong>le</strong>s Peaux-R<strong>ou</strong>ges, et qui est surt<strong>ou</strong>t comblé de faveurs par <strong>le</strong><br />

Grand-Esprit.<br />

— Comment te tr<strong>ou</strong>ves-tu ici ?<br />

— Ah!... c'est une longue histoire. répondit Laposto<strong>le</strong> ; je me<br />

laissai sé<strong>du</strong>ire par l'exemp<strong>le</strong> de Faillard et je fis comme lui; je<br />

pris la mine, <strong>le</strong> costume et <strong>le</strong>s ornements de Manit<strong>ou</strong>,.. moi !...<br />

pauvre imbéci<strong>le</strong>.... qui me suis laissé tenter par une vaine<br />

gloire et par l'am<strong>ou</strong>r des j<strong>ou</strong>issances matériel<strong>le</strong>s !... mais j'ai<br />

reconnu mon erreur, et je ne désire plus rien maintenant que<br />

de ret<strong>ou</strong>rner en Europe manger un beefsteack et boire une<br />

b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> de bon vin. Je commence à être rassasié des lézards<br />

verts en mayonnaise et des tranches de serpents fricassées à<br />

l'hui<strong>le</strong> de ricin.<br />

— Tu as donc quitté <strong>le</strong>s Indiens?<br />

— Quitté?... c'est faci<strong>le</strong> à dire !... ils ne v<strong>ou</strong>laient<br />

laisser partir,... ils n'ont maintenant confiance en<br />

qu'en moi.


— 866 —<br />

— Tiens, tiens... et Faillard, l'autre Manit<strong>ou</strong>?<br />

— Il n'est plus <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t à la mode !... je l'ai éclipsé!<br />

— Tu as de la chance!<br />

— <strong>Les</strong> Peaux-R<strong>ou</strong>ges ont p<strong>ou</strong>r moi une vénération sans<br />

pareil<strong>le</strong>; je suis <strong>le</strong>ur médecin, <strong>le</strong>ur jong<strong>le</strong>ur, <strong>le</strong>ur prêtre, <strong>le</strong>ur<br />

Manit<strong>ou</strong>, en un mot ; ils ne peuvent pas se séparer de moi,<br />

atten<strong>du</strong> qu'ils sont convaincus de mon infaillibilité.<br />

— Et tu t'en plains ?<br />

— Je <strong>le</strong> pense bien ! Voici ce qui s'est passé : Étant revenu<br />

d'une petite promenade dans la forêt, je fus ent<strong>ou</strong>ré par t<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong>s guerriers de la tribu, qui me demandèrent si j'avais rencon­<br />

tré F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, qui venait de <strong>le</strong>s quitter précipitamment<br />

et sans rien dire; je répondis négativement en aj<strong>ou</strong>tant que<br />

j'aurais désiré la voir, ayant à lui rendre compte d'une mission<br />

dont el<strong>le</strong> m'avait chargé.<br />

— Quel<strong>le</strong> mission? demanda <strong>Blondel</strong> avec vivacité.<br />

— N<strong>ou</strong>s y reviendrons plus tard, répartit Laposto<strong>le</strong>; <strong>le</strong>s<br />

guerriers aj<strong>ou</strong>tèrent que F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert avait reçu la visite de<br />

visages pâ<strong>le</strong>s et qu'el<strong>le</strong> avait disparu dès que ceux-ci s'étaient<br />

éloignés.<br />

tude.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert disparue ! murmura <strong>Blondel</strong> avec inquié­<br />

— C'est comme cela, et ces gens superstitieux et absurdes<br />

m'ont envoyé, moi, <strong>le</strong>ur Manit<strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>t puissant, qui sais t<strong>ou</strong>t, à<br />

la recherche de <strong>le</strong>ur s<strong>ou</strong>veraine p<strong>ou</strong>r la <strong>le</strong>ur ramener. Si j'y<br />

réussis, je puis compter sur un red<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>ment de vénération de<br />

<strong>le</strong>ur part, vénération qui se tra<strong>du</strong>ira s<strong>ou</strong>s forme d'une b<strong>ou</strong><strong>le</strong> de<br />

cadeaux, atten<strong>du</strong> que ces guerriers adorent <strong>le</strong>ur jeune reine.<br />

En même temps, on m'a amica<strong>le</strong>ment donné à entendre que<br />

si je revenais seul, on se tr<strong>ou</strong>verait dans la <strong>du</strong>re nécessité de<br />

m'écorcher t<strong>ou</strong>t vivant!.... Brrrrr j'ai la chair de p<strong>ou</strong><strong>le</strong> rien<br />

que d'y penser !... Concevez-v<strong>ou</strong>s qu'on puisse avoir des idées<br />

à ce point ridicu<strong>le</strong>s ?<br />

— Et dans quel but venais-tu ici? demanda <strong>Blondel</strong>.


— 667 —<br />

— Je pensais tr<strong>ou</strong>ver ici F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

— Et moi qui croyais qu'el<strong>le</strong> était à son campement.<br />

— Comment? s'écria Laposto<strong>le</strong> avec terreur, el<strong>le</strong> n'est pas<br />

ici?<br />

Le pauvre diab<strong>le</strong> se s<strong>ou</strong>venait <strong>du</strong> sort qui l'attendait s'il ne<br />

parvenait pas à retr<strong>ou</strong>ver la jeune Indienne.<br />

— Malheur à moi!.., reprit-il. Ma peau ne tient plus qu'à un<br />

fil!... et je la vois déjà éten<strong>du</strong>e au so<strong>le</strong>il p<strong>ou</strong>r qu'el<strong>le</strong> puisse<br />

sécher! si au moins je p<strong>ou</strong>vais espérer qu'el<strong>le</strong> servira à faire<br />

un tamb<strong>ou</strong>r ! j'aurais ainsi la chance de taire encore plus de<br />

bruit après ma mort que j'en ai fait pendant la vie !<br />

— En attendant, tu peux rester auprès de n<strong>ou</strong>s, dit <strong>Blondel</strong><br />

en essayant de tranquilliser son ancien camarade. Du reste, il<br />

est probab<strong>le</strong> que F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert ne tardera pas à venir, et<br />

puis, où diab<strong>le</strong> veux-tu al<strong>le</strong>r la chercher ?<br />

— Tu as raison, répondit Laposto<strong>le</strong>; je resterai ici et j'attendrai<br />

; peut-être <strong>le</strong> Grand Esprit aura-t-il pitié de moi, comme <strong>du</strong><br />

reste il est tenu de <strong>le</strong> faire envers t<strong>ou</strong>t honnête Manit<strong>ou</strong>, et il<br />

n<strong>ou</strong>s enverra peut-être F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

Afin de distraire son père et Laposto<strong>le</strong> de <strong>le</strong>urs sombres<br />

pensées, Maurice prit la paro<strong>le</strong> et raconta à <strong>Blondel</strong> comment<br />

ils avaient tr<strong>ou</strong>vé une femme Apache c<strong>ou</strong>verte de b<strong>le</strong>ssures<br />

et qu'ils l'avaient amenée à l'habitation où el<strong>le</strong> avait été<br />

soignée et qu'en ce moment el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait presque guérie.<br />

<strong>Blondel</strong> appr<strong>ou</strong>va t<strong>ou</strong>t ce qui avait été fait p<strong>ou</strong>r cette pauvre<br />

créature et consentit à ce qu'el<strong>le</strong> restât au service de Lucienne<br />

et de Miche<strong>le</strong>tte. Il ne fallait pas qu'el<strong>le</strong> pût retomber entre <strong>le</strong>s<br />

mains de ses b<strong>ou</strong>rreaux.<br />

— Depuis quand cette bande d'assassins est-el<strong>le</strong> dans la<br />

contrée ? demanda <strong>Blondel</strong> avec quelque préoccupation.<br />

— Il paraît que c'est la première fois qu'on l'a vue, répondit<br />

Maurice.<br />

— Alors il est prudent de se tenir sur ses gardes et prêts<br />

à t<strong>ou</strong>te attaque.


— 663 —<br />

— Oh ! ils n'oseront pas venir n<strong>ou</strong>s attaquer! fit Maurice.<br />

— Je ne <strong>le</strong> pense pas, mais il est bon d'être préparé à<br />

t<strong>ou</strong>t.<br />

A ce moment Joseph entra dans la chambre.<br />

Ils s'approcha de Maurice et lui dit à demi-voix :<br />

— Le navire est prêt.<br />

— Le navire ? demanda <strong>Blondel</strong> qui avait enten<strong>du</strong>, de que<br />

navire est-il question ?<br />

Alors Maurice s'approcha <strong>du</strong> lit de son père et lui dit d'une<br />

voix émue :<br />

— Joseph veut par<strong>le</strong>r <strong>du</strong> bâtiment qui doit n<strong>ou</strong>s transporter<br />

au port <strong>le</strong> plus voisin, où n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons tr<strong>ou</strong>ver un<br />

navire partant p<strong>ou</strong>r la France ; notre présence est nécessaire,<br />

Paris !<br />

— Ah !..., c'est vrai !... je l'avais <strong>ou</strong>blié !... murmura <strong>Blondel</strong><br />

en passant la main sur son front comme p<strong>ou</strong>r en chasser une<br />

pensée d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuse.<br />

Puis il garda <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

Ceux qui l'ent<strong>ou</strong>raient, se taisaient éga<strong>le</strong>ment et respectaient<br />

sa tristesse.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il reprit d'une voix altérée:<br />

— Oui.... je me s<strong>ou</strong>viens.... Il faut que v<strong>ou</strong>s rentriez et<br />

France où vos affaires v<strong>ou</strong>s rappel<strong>le</strong>nt... Oh !... il faut que cela<br />

soit ainsi... et je ne veux pas être égoïste au point de v<strong>ou</strong>s retenir<br />

ici !<br />

Puis il p<strong>ou</strong>ssa un profond s<strong>ou</strong>pir.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi veux-tu rester ici, p<strong>ou</strong>rquoi ne viens-tu pas<br />

avec n<strong>ou</strong>s ? demanda Maurice.<br />

Lucienne s'approcha à son t<strong>ou</strong>r et dit d'une voix sup-<br />

pliante :<br />

— Oh ! <strong>ou</strong>i! rendez-n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>s heureux et ne n<strong>ou</strong>s sépa­<br />

rons pas !


— 669 —<br />

— Epargnez-n<strong>ou</strong>s, épargnez à Maurice la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur de cette<br />

séparation! aj<strong>ou</strong>ta Joseph.<br />

— Non !... cela ne peut pas être! répondit <strong>Blondel</strong> d'une voix<br />

s<strong>ou</strong>rde;... p<strong>ou</strong>r moi il n'y a plus de patrie et ma vie est brisée<br />

p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs.<br />

— Mais, cher père, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s reverrons ! s'écria Maurice en<br />

embrassant <strong>Blondel</strong>.<br />

— Tu as raison,... <strong>ou</strong>i,.. n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s reverrons !.. cette séparation<br />

ne peut pas être éternel<strong>le</strong> ! répondit <strong>Blondel</strong> en jetant à<br />

son fils un regard où éclatait la tendresse.<br />

Maurice reprit :<br />

— Me <strong>le</strong> promets-tu ?<br />

— Joseph sera obligé de revenir t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s deux ans en Amérique,<br />

et je l'accompagnerai chaque fois.<br />

— Oh!... j'en fais <strong>le</strong> serment !<br />

— Bien, je te crois... Et maintenant je p<strong>ou</strong>rrai <strong>le</strong> voir<br />

partir sans désespoir, sans sentir mon cœur se briser.<br />

— Mon père !...<br />

<strong>Blondel</strong> prit Maurice dans ses bras.<br />

— Va, mon fils,... et sois heureux,... soyez t<strong>ou</strong>s heureux!<br />

Joseph, Lucienne, Miche<strong>le</strong>tte, comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> méritez ! Dieu<br />

v<strong>ou</strong>s protégera, Lui qui lit dans <strong>le</strong>s âmes.<br />

Une profonde tristeste avait envahi t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cœurs et de<br />

grosses larmes eculaient sur <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>es de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s personnes<br />

qui ent<strong>ou</strong>raient <strong>le</strong> lit <strong>du</strong> b<strong>le</strong>ssé.<br />

Joseph fut <strong>le</strong> premier qui rec<strong>ou</strong>vra un peu de calme.<br />

Il parla de la nécessité de se mettre en r<strong>ou</strong>te sans tarder et<br />

il fut convenu qu'on allait immédiatement commencer <strong>le</strong>s préparatifs<br />

<strong>du</strong> départ.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain, quand l'heure de la séparation fut arrivée<br />

<strong>Blondel</strong> <strong>le</strong>ur dit ;<br />

— Je veux v<strong>ou</strong>s acccompagner, on me portera sur un brancard<br />

jusqu'au rivage, al<strong>le</strong>z en avant, je v<strong>ou</strong>s rejoindrai!


— 670 —<br />

— Vos forces v<strong>ou</strong>s-<strong>le</strong> permettront-el<strong>le</strong>s ? demanda Lucien<br />

avec intérêt.<br />

— Ne crains rien, ma chère enfant, répondit <strong>Blondel</strong>, je me<br />

sens assez fort et je ne veux v<strong>ou</strong>s quitter qu'au dernier moment.<br />

<strong>Les</strong> quatre jeunes gens s'éloignèrent et furent bientôt arrivés<br />

à l'endroit où <strong>le</strong> navire se balançait en <strong>le</strong>s attendant.<br />

<strong>Blondel</strong> ne tarda pas à arriver sur un brancard porté par<br />

quatres nègres vig<strong>ou</strong>reux.<br />

La scène fut déchirante. <strong>Blondel</strong> surt<strong>ou</strong>t, qui demeurait seul<br />

sentit son cœur rempli d'une d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur immense.<br />

Le père et <strong>le</strong> fils se tenaient embrassés, <strong>Blondel</strong> tenait <strong>le</strong>s<br />

mains de Lucienne et t<strong>ou</strong>s sanglotaient, jusqu'à Tupa et Jambo<br />

qui suivaient <strong>le</strong>s voyageurs en Europe.<br />

Il fallut cependant songer à l'embarquement p<strong>ou</strong>r profiter<br />

<strong>du</strong> vent qui était favorab<strong>le</strong>.<br />

Une heure après <strong>le</strong> navire avait largué ses voi<strong>le</strong>s que <strong>le</strong><br />

vent enflait et il fendait gracieusement <strong>le</strong>s flots ; <strong>le</strong>s quatre<br />

jeunes ép<strong>ou</strong>x sa tenaient sur <strong>le</strong> pont et agitaient <strong>le</strong>urs m<strong>ou</strong>choirs<br />

en signe d'adieu, tandis que <strong>Blondel</strong>, seul, morne, <strong>le</strong>s yeux<br />

fixés sur <strong>le</strong> navire qui s'éloignait se sentait rempli d'une tristesse<br />

indicib<strong>le</strong>.<br />

Pendant un moment encore il put distinguer <strong>le</strong>s signaux<br />

qu'on faisait <strong>du</strong> navire, puis <strong>le</strong> bâtiment ayant d<strong>ou</strong>blé une<br />

pointe de rocher, il ne vit plus rien,... navire, enfants, amis,<br />

t<strong>ou</strong>t avait disparu !...<br />

<strong>Blondel</strong> se sentit comme environné par une nuit profonde,....<br />

il lui semblait que sa vie devait finir en ce moment.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant sa tête s'inclina sur sa poitrine et ses<br />

traits prirent l'expression d'un profond désespoir.<br />

— Ah !.... fit-il à demi-voix me voici maintenant seul sur<br />

la terre!... qui m'aidera désormais à supporter l'existence ?...


— 671 —<br />

sur qui m'appuyer p<strong>ou</strong>r traverser <strong>le</strong> désert qui environne mon<br />

âme?... Qui me conso<strong>le</strong>ra ?...<br />

— Moi !... répondit une d<strong>ou</strong>ce voix à son oreil<strong>le</strong>.<br />

<strong>Blondel</strong> t<strong>ou</strong>rna vivement la tête et aperçut F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert<br />

qui s'était approchée sans bruit et qui <strong>le</strong> regardait avec ten­<br />

dresse.<br />

— Toi!... toi ici?... s'écria <strong>Blondel</strong> t<strong>ou</strong>ché jusqu'aux larmes<br />

et incapab<strong>le</strong> de maîtriser son émotion.<br />

— Oui, moi ! répondit la jeune Indienne.<br />

— Qu'es-tu venue faire ici ?<br />

— Tu es seul, malheureux, abandonné de ceux que tu aimes,<br />

et tu t'étonnes que je vienne auprès de toi? répartit F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-<br />

Désert.<br />

— Tu as raison! J'aurais dû penser que tu viendrais me<br />

conso<strong>le</strong>r... Pardonne-moi!... je suis un ingrat...<br />

— Tu avais <strong>ou</strong>blié F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert.<br />

— C'est ce que tu dois me pardonner... Je n'aurais pas dû<br />

<strong>ou</strong>blier ton dév<strong>ou</strong>ement, ton nob<strong>le</strong> cœur, mais Laposto<strong>le</strong> m'avait<br />

dit...<br />

— Laposto<strong>le</strong>?... interrompit la jeune Indienne avec étonnement.<br />

— Je veux dire <strong>le</strong> jeune Manit<strong>ou</strong>, qui est venu chez moi p<strong>ou</strong>r<br />

te chercher de la part de tes guerriers qui te réclament; ils<br />

craignent qu'il ne te soit arrivé un malheur!<br />

— J'avais un devoir sacré à remplir, dit F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert<br />

d'un air grave et so<strong>le</strong>nnel, et j'avais juré de ne pas te revoir<br />

avant de l'avoir rempli !<br />

— Un devoir sacré ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>lais punir <strong>le</strong>s misérab<strong>le</strong>s qui avaient v<strong>ou</strong>lu t'assassiner<br />

après avoir fait serment de respecter ta vie.<br />

— <strong>Les</strong> connais-tu donc ?<br />

— Je <strong>le</strong>s ai devinés.<br />

— Qui sont-ils ?<br />

— Mac-Bell et Précigny.


— 672 —<br />

— Tu as raison, ce sont eux... Eh bien!.... <strong>le</strong>s as-tu retr<strong>ou</strong>vés<br />

?<br />

— Certainement !.... je savais qu'ils ne m'échapperaient<br />

pas !... Et j'aurais plutôt risqué ma vie que de renoncer à ma<br />

vengeance !<br />

— Et <strong>le</strong>ur punition ?<br />

— El<strong>le</strong> a été terrib<strong>le</strong>...<br />

— Que <strong>le</strong>ur as-tu fait ?<br />

— Je <strong>le</strong>s ai fait con<strong>du</strong>ire à l'î<strong>le</strong> des Serpents.<br />

— Horrib<strong>le</strong> ! fit <strong>Blondel</strong> en se c<strong>ou</strong>vrant <strong>le</strong> visage de ses deux<br />

mains. Quoique ces deux hommes ne méritent guère de pitié,<br />

je ne pense qu'en frémissant à la manière dont ils doivent être<br />

morts !<br />

— Tu as pitié d'eux! s'écria F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert. Ont-ils eu<br />

pitié de toi, <strong>le</strong>s misérab<strong>le</strong>s! Ils avaient mérité une punit-on<br />

terrib<strong>le</strong> !<br />

— Et... ils sont morts, sans d<strong>ou</strong>te.<br />

Non.<br />

— Comment! <strong>le</strong>s serpents <strong>le</strong>s auraient-ils épargne ?<br />

— Non, mais ils seront punis d'une manière bien plus<br />

terrib<strong>le</strong> parce que <strong>le</strong>ur punition <strong>du</strong>rera plus longtemps.<br />

— Explique-toi, dit <strong>Blondel</strong> en appelant ses nègres qui<br />

s'étaient tenus discrètement à l'écart et en <strong>le</strong>ur faisant signe<br />

de reprendre <strong>le</strong> brancard p<strong>ou</strong>r ret<strong>ou</strong>rner à la plantation.<br />

<strong>Les</strong> quatre hommes obéirent et t<strong>ou</strong>t en marchant, F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-<br />

désert marchant à côté <strong>du</strong> brancard se mit à raconter à Blon-<br />

del comment el<strong>le</strong> avait ordonné aux deux Minit<strong>ou</strong>s et à une<br />

tr<strong>ou</strong>pe de ses guerriers de con<strong>du</strong>ire <strong>le</strong>s deux assassins à l'î<strong>le</strong><br />

des Serpents.<br />

Ils approchaient de l'habitation de <strong>Blondel</strong> quand la jeune<br />

Indienne fut interrompue dans son récit par une clameur<br />

perçante qui paraissait venir de la partie opposée de la<br />

maison.


Attaque de la plantation de <strong>Blondel</strong> par <strong>le</strong>s Apaches.


— 673 —<br />

Qu'est-ce que cela ? firent en même temps <strong>Blondel</strong> et<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

— Ce sont peut-être <strong>le</strong>s Indiens, dit <strong>Blondel</strong>, qui viennent<br />

p<strong>ou</strong>r se venger de la défaite que mes nègres <strong>le</strong>ur ont injuste­<br />

ment infligée.<br />

— Non, je ne puis <strong>le</strong> croire, répondit l'Indienne en s'avançant<br />

précipitamment vers la maison.<br />

— Et, cependant, reprit <strong>Blondel</strong>, tu sais que s<strong>ou</strong>s la con<strong>du</strong>ite<br />

de mon fils, et trompés par de fausses apparences, mes<br />

nègres ont attaqué tes guerriers et en ont massacré plusieurs !<br />

— C'est vrai !... Mais je <strong>le</strong>ur ai défen<strong>du</strong> de rien entreprendre<br />

contre ta plantation. Ils ont juré de m'obéir, et un<br />

guerrier de ma tribu ne trahit jamais son serment, aj<strong>ou</strong>ta-t-el<strong>le</strong><br />

avec fierté.<br />

Ils venaient d'arriver à la porte d'entrée quand master<br />

Tom et Laposto<strong>le</strong> s'élancèrent au dehors et arrivèrent auprès<br />

<strong>le</strong> <strong>Blondel</strong> avec une physionomie ép<strong>ou</strong>vantée.<br />

— Je crois que t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s diab<strong>le</strong>s sont sortis de l'enfer ! s'écria<br />

Laposto<strong>le</strong>.<br />

En même temps l'intendant désignait l'autre extrémité des<br />

jardins en balbutiant.<br />

— <strong>Les</strong> Apaches !... <strong>le</strong>s Apaches !<br />

— <strong>Les</strong> Apaches ? firent ensemb<strong>le</strong> F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert et <strong>Blondel</strong>.<br />

— Oui !.... ils viennent d'envahir ce côté de la plantation.<br />

Nos nègres se sont avancés, mais une grande partie est au<br />

travail..., on <strong>le</strong>s a avertis et ils arriveront d'un moment à<br />

autre.<br />

<strong>Blondel</strong> descendit de son brancard et appuyé sur <strong>le</strong> bras de<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert, il entra dans la maison p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r se munir<br />

d'une arme; pendant ce temps <strong>le</strong>s autres nègres de la plantations<br />

étaient arrivés et la mêlée commençait à devenir ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>.<br />

<strong>Blondel</strong> qui s'était arrêté à une fenêtre d'où l'on p<strong>ou</strong>vait<br />

50


— 674 —<br />

voir <strong>le</strong> combat eut peine à réprimer un m<strong>ou</strong>vement de terreur.<br />

L'aspect de ces Apaches était en effet ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>, <strong>le</strong>urs<br />

corps longs et maigres et c<strong>ou</strong>verts de tat<strong>ou</strong>ages b<strong>le</strong>us et r<strong>ou</strong>ges<br />

ressemblaient plutôt à des êtres infernaux qu'à des créatures<br />

humaines.<br />

<strong>Blondel</strong> ne put s'empêcher de remercier la Providence de ce<br />

que ceux qu'il aimait fussent partis.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert, qui venait de reconnaître <strong>le</strong>s guerriers d'une<br />

tribu ennemie frémissait de colère et en même temps el<strong>le</strong><br />

tremblait de frayeur, car mieux que personne el<strong>le</strong> savait<br />

de quel<strong>le</strong>s cruautés étaient capab<strong>le</strong>s ces sauvages féroces.<br />

El<strong>le</strong> tremblait p<strong>ou</strong>r <strong>Blondel</strong> et non p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>.<br />

La vue de <strong>Blondel</strong> qui venait d'abattre d'un c<strong>ou</strong>p de fusil<br />

l'un des principaux chefs des assiégeants ranima <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage de<br />

ses esclaves.<br />

Mais en même temps, <strong>le</strong>s Indiens qui avaient deviné qu'il<br />

était <strong>le</strong> maître de l'habitation <strong>le</strong> prirent p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> but de t<strong>ou</strong>t<br />

<strong>le</strong>urs c<strong>ou</strong>ps, et une grê<strong>le</strong> de flèches fut dirigée contre lui.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert se tenait auprès de lui et s'occupait à charger<br />

ses armes. A ce moment el<strong>le</strong> <strong>le</strong> prit par la ceinture et lui<br />

fit faire un m<strong>ou</strong>vement de côté : il était temps, une flèche mieux<br />

dirigée que <strong>le</strong>s autres passait en sifflant et l'aurait infaillib<strong>le</strong>ment<br />

atteint.<br />

— Ces canail<strong>le</strong>s vont être <strong>le</strong>s plus forts ! s'écria <strong>Blondel</strong> en<br />

voyant que <strong>le</strong>s rangs de ses nègres s'éclaircissaient;... si au<br />

moins tes guerriers venaient à notre sec<strong>ou</strong>rs ! aj<strong>ou</strong>ta-t-il en<br />

s'adressant à l'Indienne.<br />

— Il ne faut pas l'espérer, répondit-el<strong>le</strong> d'un air chagrin,<br />

parce que si j'ai pu obtenir deux qu'il n'entreprennent rien<br />

contre la plantation, ils se s<strong>ou</strong>viennent encore de l'attaque dont<br />

ils ont été l'objet et ils tiennent trop à <strong>le</strong>ur vengence p<strong>ou</strong>r venir<br />

à notre sec<strong>ou</strong>rs !<br />

— Alors Dieu seul peut n<strong>ou</strong>s sauver! fit <strong>Blondel</strong> en dé-


— 675 —<br />

chargeant son pisto<strong>le</strong>t sur un Apache qui venait de s'ap-<br />

procher.<br />

<strong>Blondel</strong> était descen<strong>du</strong> dans <strong>le</strong> jardin et dans <strong>le</strong> feu <strong>du</strong> com-<br />

bat il s'était un peu éloigné de ses nègres.<br />

<strong>Les</strong> Apaches profitèrent de cette circonstance et un gr<strong>ou</strong>pe<br />

d'entr'eux se précipitait vers <strong>Blondel</strong> en p<strong>ou</strong>ssant un hur<strong>le</strong>ment<br />

de triomphe et en brandissant <strong>le</strong>urs armes.<br />

<strong>Blondel</strong> déchargea son pisto<strong>le</strong>t sur ce gr<strong>ou</strong>pe mais l'arme<br />

rata.<br />

Il se ret<strong>ou</strong>rnait vers F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert p<strong>ou</strong>r lui demander une<br />

une chargée quand il vit avec terreur qu'el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait<br />

séparée de lui.<br />

Mais même en ce moment critique sa présence d'esprit ne se<br />

démentit pas et il venait de saisir un fusil par <strong>le</strong> canon p<strong>ou</strong>r<br />

s'en saisir comme d'une massue et briser <strong>le</strong> crâne <strong>du</strong> premier<br />

Apache qui approcherait lorsqu'une salve de c<strong>ou</strong>ps de fusil se<br />

fit entendre et il vit tomber la plus grande partie des sauvages,<br />

a moitié nus qui allaient, l'assaillir.<br />

<strong>Blondel</strong> fut presque autant surpris de ce sec<strong>ou</strong>rs inatten<strong>du</strong><br />

que ses agresseurs qui, se sentant maintenant attaqués par<br />

derrière, commençaient à se débander et à chercher à fuir.<br />

D'où venait, ce sec<strong>ou</strong>rs ?<br />

Ce ne p<strong>ou</strong>vait pas être <strong>le</strong>s guerriers de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert<br />

qui ne possédaient pas des armes à feu en quantité suffisante<br />

p<strong>ou</strong>r faire une décharge semblab<strong>le</strong>.<br />

Qui cela p<strong>ou</strong>vait-il être ?<br />

Débarrassé des Apaches qui fuyaient de t<strong>ou</strong>s côtés, <strong>Blondel</strong><br />

rentra dans l'habitation où il espérait retr<strong>ou</strong>ver F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>desert.<br />

Le combat avait fini t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p ; vingt bal<strong>le</strong>s avaient<br />

suffit p<strong>ou</strong>r ép<strong>ou</strong>vanter <strong>le</strong>s Apaches et <strong>le</strong>ur faire croire qu'une<br />

tr<strong>ou</strong>pe considérab<strong>le</strong> venait au sec<strong>ou</strong>rs des habitants de la<br />

Plantation.<br />

Ils s'empressaient de regagner la forêt


— 676 —<br />

Arrivé dans <strong>le</strong> vestibu<strong>le</strong> <strong>Blondel</strong> aperçut F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert<br />

assise à terre et près d'el<strong>le</strong> Laposto<strong>le</strong> occupé à étancher <strong>le</strong> sang<br />

qui c<strong>ou</strong>lait d'une b<strong>le</strong>ssure qu'el<strong>le</strong> avait au bras.<br />

— Ciel !... tu est b<strong>le</strong>ssée ? s'écria <strong>Blondel</strong>.<br />

— Ce ne sera rien, fit Laposto<strong>le</strong>, une petite saignée calmante.<br />

— Ce n'est pas grave, aj<strong>ou</strong>ta F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert en essayant de<br />

s<strong>ou</strong>rire, dans trois j<strong>ou</strong>rs ce sera fini ;... mais d'où sont venus<br />

ces c<strong>ou</strong>ps de fusils ?<br />

— Je n'en sais rien encore et je vais envoyer quelqu'un aux<br />

informations, je v<strong>ou</strong>lais avant t<strong>ou</strong>t savoir ce que tu étais<br />

devenue.<br />

— Tu <strong>le</strong> vois, je suis à l'abri, répondit l'Indienne en lui<br />

jetant un regard empreint d'une tendresse indicib<strong>le</strong>.<br />

— d'en suis heureux!... je craignais que ses démons se fussent<br />

emparés de toi.<br />

— Non!... <strong>le</strong> Grand-Esprit m'a préservée de ce danger, une<br />

flèche m'a légérement b<strong>le</strong>ssée et <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> m'a entraînée ici<br />

p<strong>ou</strong>r panser ma b<strong>le</strong>ssure.<br />

— Oui, <strong>le</strong> Manit<strong>ou</strong> sait t<strong>ou</strong>t, fit Laposto<strong>le</strong> en s<strong>ou</strong>riant d'un<br />

air malicieux; il sait que Harris ne voit pas avec plaisir, c<strong>ou</strong><strong>le</strong>r<br />

<strong>le</strong> sang de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

— Et maintenant, fit l'Indienne en s'adressant à <strong>Blondel</strong>, tu<br />

peux al<strong>le</strong>r voir quels sont nos sauveurs et quels sont <strong>le</strong>s guerriers<br />

à qui n<strong>ou</strong>s devons notre salut.<br />

— En effet, fit <strong>Blondel</strong> avec gravité, ils sont réel<strong>le</strong>ment nos<br />

sauveurs !<br />

Et il se disposa à sortir.<br />

Au même instant l'intendant entra avec précipitation.<br />

Il s'était bravement battu à la tête de ses nègres et son visage<br />

était noirci par la p<strong>ou</strong>dre.<br />

— Maître, dit-il, voici des soldats.<br />

— Des soldats ! s'écria <strong>Blondel</strong>.


— 677 —<br />

En même temps, Laposto<strong>le</strong> fit un saut et F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert <strong>le</strong>s<br />

considéra t<strong>ou</strong>s deux d'un air étonné.<br />

— Oui maître, et il me semb<strong>le</strong> que ce sont des soldats français,<br />

répondit master Tom ; ce sont eux qui sont venus à notre<br />

sec<strong>ou</strong>rs et que ont mis <strong>le</strong>s Apaches en fuite.<br />

— Que peuvent venir faire ces soldats dans cette contrée ?<br />

fit <strong>Blondel</strong> en s'efforçant de dissimu<strong>le</strong>r son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>.<br />

— Ils disent venir à la plantation dans <strong>le</strong> seul but de voir<br />

sir Marris.<br />

— C'est étrange! fit <strong>Blondel</strong> à voix basse.<br />

Il épr<strong>ou</strong>vait comme une inquiétude vague et indéfinissab<strong>le</strong>.<br />

L'intendant continua :<br />

— Ils ont avec eux deux hommes qui n'ont pas une physionomie<br />

très-rassurante. Ils disent que ce sont deux forçats évadés<br />

de l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>.<br />

— Des forçats !... répéta <strong>Blondel</strong> qui, malgré son sang-froid<br />

se sentit pâlir.<br />

Il se maîtrisa cependant en pensant que personne ne p<strong>ou</strong>rrait<br />

reconnaître dans sir Harris <strong>le</strong> riche planteur, <strong>Blondel</strong> <strong>le</strong><br />

forçat évadé de T<strong>ou</strong>lon.<br />

Cette réf<strong>le</strong>xion <strong>le</strong> tranquillisa et faisant un vio<strong>le</strong>nt effort sur<br />

lui-même p<strong>ou</strong>r être calme il demanda :<br />

— Que veu<strong>le</strong>nt-ils?<br />

— L'Officier qui <strong>le</strong>s commande demande à v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r.<br />

— Fais-<strong>le</strong> entrer, dit <strong>Blondel</strong> en sentant son inquiétude<br />

augmenter.<br />

Ces hommes qu'il v<strong>ou</strong>lait accueillir comme des sauveurs<br />

venaient ils donc p<strong>ou</strong>r s'emparer de lui.<br />

Master Tom s'éloigna et revint au b<strong>ou</strong>t d'un instant avec<br />

l'officier commandant <strong>le</strong> détachement.<br />

Derrière eux venaient quatre soldats entre <strong>le</strong>squels se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

deux hommes enchaînés.<br />

Ces deux hommes n'étaient autres que Mac-Bell et Précigny.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert ne p<strong>ou</strong>vait pas s'expliquer la venue de ces


— 678 —<br />

soldats auxquels el<strong>le</strong> avait livré <strong>le</strong>s deux forçats, et ses regards<br />

étaient fixés sur <strong>le</strong> visage de l'officier qui dit en s'adressant<br />

respectueusement à <strong>Blondel</strong> :<br />

— Veuil<strong>le</strong>z m'excuser, sir Harris, voici deux forçats évadés<br />

de l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> dont n<strong>ou</strong>s avons réussi à n<strong>ou</strong>s emparer et qui<br />

ont démandé à être amenés ici.<br />

— Chez moi ? fit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Oui, continua l'officier ; et ils prétendent que n<strong>ou</strong>s devons<br />

tr<strong>ou</strong>ver dans cette maison deux compagnons de captivité.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert, quoique ne comprenant pas très-bien <strong>le</strong> sens<br />

des paro<strong>le</strong>s de cet homme, eut comme un pressentiment et<br />

el<strong>le</strong> sentit un frisson parc<strong>ou</strong>rir t<strong>ou</strong>s ses membres<br />

<strong>Blondel</strong> remercia d'abord l'officier p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> sec<strong>ou</strong>rs qu'il lui<br />

avait apporté contre <strong>le</strong>s Apaches dont sans, cela il aurait sans<br />

d<strong>ou</strong>te été la victime.<br />

L'officier répondit qu'il n'avait fait que son devoir.<br />

— Je n'étais pas venu dans ce but, répondit-il, mais quand<br />

je vis avec quel<strong>le</strong> espèce de gens v<strong>ou</strong>s aviez affaire, l'honneur<br />

exigeait que je prenne fait et cause p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s afin de chasser<br />

ces sauvages et de préserver votre maison <strong>du</strong> pillage et peutêtre<br />

de la destruction.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez sauvé la vie de beauc<strong>ou</strong>p de personnes, reprit<br />

<strong>Blondel</strong>, c'est une bonne action, dont <strong>le</strong> sentiment doit être<br />

votre récompense et dont v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez être fier.<br />

L'officier s'inclina et demanda pardon à sir Harris <strong>du</strong> dérangement<br />

que ses recherches lui causeraient.<br />

— V<strong>ou</strong>s faites votre devoir répondit <strong>Blondel</strong>, ma maison est<br />

à votre disposition.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s remercie, sir Harris, dit l'officier qui continua en<br />

s'adressant à Mac-Bell et à Précigny qui était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs emmenottés:<br />

— Voyons ! cherchons ceux de vos camarades que v<strong>ou</strong>s prétendez<br />

tr<strong>ou</strong>ver dans cette maison...


— 679 —<br />

— Oh ! fit Précigny avec un rire méchant, ce n'est раs la<br />

peine d'al<strong>le</strong>r chercher bien loin.<br />

— Certainement, aj<strong>ou</strong>ta Mac­Bell en haussant <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s, ce<br />

serait une peine inuti<strong>le</strong> !<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s dire ?<br />

— N<strong>ou</strong>s avons déjà tr<strong>ou</strong>vé ceux que n<strong>ou</strong>s cherchions.<br />

— Qu'est­ce que cela signifie ?<br />

— Ce que cela signifie? T<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment ceci, c'est que<br />

n<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s avons pas trompé en v<strong>ou</strong>s disant que n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verions<br />

deux de nos anciens camarades dans la maison de sir<br />

Harris.<br />

— Eh bien !<br />

— Eh bien, ces deux homme? sont devant vos yeux.<br />

— Devant mes yeux?... Où donc ?... fit l'officier en regardant<br />

aut<strong>ou</strong>r de lui.<br />

— V<strong>ou</strong>s n'avez pas besoin de regarder bien loin, reprit Précigny<br />

d'un air rail<strong>le</strong>ur, ils sont la t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s deux !<br />

— V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z­v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s exprimer plus clairement? fit <strong>du</strong>rement<br />

l'officier ; où voyez­v<strong>ou</strong>s ces deux hommes ?<br />

— En voici d'abord un, reprit Précigny en indiquant Laposto<strong>le</strong><br />

l'un signe de tête..<br />

— Cet homme­là ? fit l'officier; mais c'est un Indien... avezv<strong>ou</strong>s<br />

per<strong>du</strong> la tête ?<br />

— Oui, un Indien ! dit Mac­Bell en ricanant ; un Indien de<br />

Paris.<br />

— Comment, que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z­v<strong>ou</strong>s dire?<br />

— Demandez­lui un peu s'il ne se nomme pas Laposto<strong>le</strong> et<br />

qu'il n'a pas eu déjà l'honneur de travail<strong>le</strong>r p<strong>ou</strong>r l'Etat dans <strong>le</strong>s<br />

chantiers de T<strong>ou</strong>lon.<br />

— Comme <strong>ou</strong>vrier ?<br />

— Oui, parmi ceux qui sont au <strong>bagne</strong>, et qui étaient avec<br />

n<strong>ou</strong>s à l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>.<br />

L'officier à ces mots fixa Laposto<strong>le</strong> et ont l'air d'attendre<br />

une réponse.


— 680 —<br />

Le Parisien se contenta de rire d'un air bon enfant puis il<br />

répondit:<br />

— Je p<strong>ou</strong>rrais affirmer que je suis un Manit<strong>ou</strong> véritab<strong>le</strong> et<br />

authentique et en faire <strong>le</strong> serment devant <strong>le</strong> Grand-Esprit;<br />

mais comme je suis avant t<strong>ou</strong>t ami de la vérité il vaut mieux<br />

que je convienne librement des faits et que je déclare que j'ai<br />

l'honneur et <strong>le</strong> plaisir d'être Français.... Oui.... je suis Parisien<br />

natif des bords enchantés de la Bièvre ; mes parents me laissèrent<br />

<strong>le</strong> nom de Laposto<strong>le</strong> en me recommandant de <strong>le</strong> rendre<br />

célèbre, et je crois avoir fait t<strong>ou</strong>s mes efforts p<strong>ou</strong>r cela; v<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>vez par conséquent m'emmener avec v<strong>ou</strong>s et je profite<br />

de cette occasion p<strong>ou</strong>r faire mon compliment au nob<strong>le</strong> comte<br />

qui m'a dénoncé et lui dire en p<strong>le</strong>in visage qu'il n'est qu'un<br />

misérab<strong>le</strong> et un lâche.<br />

L'officier considérait Laposto<strong>le</strong> avec étonnement.<br />

— Oui, continue ce dernier en é<strong>le</strong>vant la voix, monsieur <strong>le</strong><br />

gentilhomme, v<strong>ou</strong>s n'êtes qu'un infâme coquin, et v<strong>ou</strong>s me<br />

récompensez dignement de ce que j'ai fait p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s et de ce<br />

que je v<strong>ou</strong>s ai sauvé la vie!... Sans moi, sans <strong>le</strong>s allumettes que<br />

je v<strong>ou</strong>s ai données, v<strong>ou</strong>s seriez en ce moment logé dans l'estomac<br />

de quelque boa <strong>ou</strong> de quelque serpent à sonnettes !... Mais<br />

mon t<strong>ou</strong>r viendra, et je me vengerai, je <strong>le</strong> jure, et je v<strong>ou</strong>s<br />

garantis que v<strong>ou</strong>s n'aurez pas à v<strong>ou</strong>s plaindre <strong>du</strong> petit Parisien,<br />

S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s de ce que je v<strong>ou</strong>s dis !<br />

— Voyons, mon ami, prends garde ! fit l'Ecossais d'un air<br />

moqueur, ne t'échauffe pas, tu p<strong>ou</strong>rrais attraper la fièvre.<br />

— Ris à ton aise, repartit Laposto<strong>le</strong> ; rira bien qui rira <strong>le</strong><br />

dernier !<br />

— Veux-tu me menacer? dit Mac-Bell en lui lançant un<br />

regard de colère.<br />

— Prends-<strong>le</strong> comme tu v<strong>ou</strong>dras, répondit Laposto<strong>le</strong> en haussant<br />

<strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Oh !... fit Précigny d'un air sarcastique, avec <strong>le</strong>s chaînes


— 681 —<br />

aux pieds tu ne seras pas bien red<strong>ou</strong>tab<strong>le</strong>, tu penses bien que<br />

l'on ne te laissera pas te promener à ta guise !<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte semb<strong>le</strong> <strong>ou</strong>blier qu'il se tr<strong>ou</strong>ve dans <strong>le</strong><br />

même cas ;... oh ! n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>verons à Cayenne !<br />

— Je l'espère bien !<br />

La querel<strong>le</strong> aurait pu continuer longtemps sur ce ton et<br />

prendre une t<strong>ou</strong>rnure dramatique si l'officier n'avait pas cru<br />

devoir y mettre un terme.<br />

Il commanda à ces hommes de se taire, puis il dit en s'adressant<br />

à Laposto<strong>le</strong> :<br />

— Ainsi tu av<strong>ou</strong>es t'être évadé de l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> où tu étais<br />

interné comme forçat ?<br />

— Je l'av<strong>ou</strong>e,... à quoi me servirait de <strong>le</strong> nier ?<br />

— S'il en est ainsi ta place est au milieu de mes soldats<br />

qui veil<strong>le</strong>ront sur toi avec t<strong>ou</strong>te la sollicitude que tu mérites.<br />

— Oh ! je n'ai pas en ce moment la moindre idée de v<strong>ou</strong>s<br />

échapper, repartit Laposto<strong>le</strong> en jetant un regard empreint d'une<br />

rage s<strong>ou</strong>rde sur Précigny et sur l'Ecossais.<br />

Quand <strong>le</strong> pauvre Manit<strong>ou</strong> fut garotté et placé au milieu de<br />

l'escorte l'officier se t<strong>ou</strong>rna vers Précigny qui continuait à<br />

s<strong>ou</strong>rire d'un air diabolique.<br />

— Tu as parlé de deux forçats évadés que n<strong>ou</strong>s devions<br />

tr<strong>ou</strong>ver ici ; n<strong>ou</strong>s en avons un, indique-moi maintenant où se<br />

tr<strong>ou</strong>ve l'autre. Je ne vois aut<strong>ou</strong>r de n<strong>ou</strong>s que des nègres qui<br />

appartiennent à la plantation de sir Harris.<br />

— Si v<strong>ou</strong>s ne voyez pas autre chose, repartit Précigny, il<br />

faut av<strong>ou</strong>er que v<strong>ou</strong>s avez la vue terrib<strong>le</strong>ment basse.<br />

— Inso<strong>le</strong>nt ! s'écria l'officier.<br />

— C'est la vérité, reprit Précigny. regardez soigneusement<br />

aut<strong>ou</strong>r de v<strong>ou</strong>s et v<strong>ou</strong>s verrez qu'il n'y a pas que des nègres.<br />

Pendant ce temps <strong>le</strong> visage de <strong>Blondel</strong> s'était c<strong>ou</strong>vert d'une<br />

pâ<strong>le</strong>ur mortel<strong>le</strong>, son cœur battait à se rompre, il crut qu'il<br />

allait ét<strong>ou</strong>ffer


— 682 —<br />

II se sentait entre <strong>le</strong>s mains de ces deux misérab<strong>le</strong>s et il savait<br />

qu'il n'avait aucune pitié à attendre deux.<br />

Sa mauvaise étoi<strong>le</strong> faisait encore une fois de lui une victime<br />

de la férocité de ces deux bandits.<br />

Il ne put néanmoins s'empêcher de rendre grâces au ciel de<br />

ce que son fils était parti ; de cette manière il ne serait pas<br />

témoin de cette arrestation.<br />

Quant à F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert, el<strong>le</strong> interrogeait anxieusement <strong>le</strong><br />

visage de <strong>Blondel</strong> ainsi que celui de l'officier.<br />

— Mais regardez donc ! fit de n<strong>ou</strong>veau Précigny en riant<br />

d'un air méchant et en désignant <strong>Blondel</strong> ; sa pâ<strong>le</strong>ur, son tr<strong>ou</strong>-<br />

b<strong>le</strong> démontrent assez ce qui se passe en lui !... Voyons s'il osera<br />

nier que <strong>le</strong> planteur sir Harris et <strong>le</strong> célèbre galérien <strong>Blondel</strong> ne<br />

l'ont qu'une seu<strong>le</strong> et même personne !<br />

T<strong>ou</strong>s ceux qui se tr<strong>ou</strong>vaient là firent un geste de stupeur et<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s regards étaient fixés sur <strong>Blondel</strong> dont <strong>le</strong> front se c<strong>ou</strong>­<br />

vrait d'une sueur glacée.<br />

— Cet homme ment impudemment, sans d<strong>ou</strong>te, n'est-il pas<br />

vrai ? fit l'officier qui ne savait ce qu'il devait penser et qui<br />

s'adressa poliment à <strong>Blondel</strong> en croyant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avoir affaire<br />

au planteur sir Harris.<br />

— Certainement!... <strong>le</strong> visage pâ<strong>le</strong> est un imposteur! s'écria<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert dont la physionnomie s'était c<strong>ou</strong>verte d'une<br />

expression de colère.<br />

— C'est très-bien! fit de n<strong>ou</strong>veau Précigny en conservant<br />

son s<strong>ou</strong>rire diabolique, c'est enten<strong>du</strong>, je suis un misérab<strong>le</strong>, un<br />

monstre,... t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez... je conviens de t<strong>ou</strong>t ce<br />

qui p<strong>ou</strong>rra v<strong>ou</strong>s faire plaisir !... mais, c'est comme j'ai l'honneur<br />

de v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> répéter, <strong>le</strong> planteur sir Harris n'est autre que Blon-<br />

del, <strong>le</strong> forçat évadé de T<strong>ou</strong>lon, et p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> punir d'avoir aussi<br />

indignement trompé la confiance de l'Etat je demande qu'il<br />

soit con<strong>du</strong>it avec n<strong>ou</strong>s à l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> ; et cela d'autant<br />

plus que sa présence est indispensab<strong>le</strong> à notre bonheur,<br />

atten<strong>du</strong> que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s aimons t<strong>ou</strong>s comme des frères.


— 683 —<br />

— Eh bien ! officier en se t<strong>ou</strong>rnant vers <strong>Blondel</strong>, v<strong>ou</strong>s<br />

ne répondez rien ?<br />

— Par<strong>le</strong>,... par<strong>le</strong>,.... dit à son t<strong>ou</strong>r F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

<strong>Blondel</strong> ne se possédait plus !... un combat terrib<strong>le</strong> se livrait<br />

en lui et menaçait de briser son cœur.<br />

Mais cet homme, était de fer.<br />

Ce n'était pas la première fois que <strong>le</strong> malheur fondait sur<br />

lui d'une manière aussi inatten<strong>du</strong>e.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant il retr<strong>ou</strong>va l'énergie nécessaire p<strong>ou</strong>r<br />

faire face au destin.<br />

Il comprit qu'il devait se s<strong>ou</strong>mettre à son sort, si terrib<strong>le</strong><br />

qu'il fût,<br />

— Oui... je répondrai,... je par<strong>le</strong>rai ! dit-il enfin. J'av<strong>ou</strong>e que<br />

ce misérab<strong>le</strong> a dit la vérité !<br />

— La vérité?... s'écrièrent en même temps l'officier et F<strong>le</strong>ur<strong>du</strong>-désert.<br />

— La vérité... répéta <strong>Blondel</strong> ; j'étais en effet avec cet<br />

homme au <strong>bagne</strong> de T<strong>ou</strong>lon.<br />

— Est-ce possib<strong>le</strong>? balbutia l'officier avec consternation.<br />

— C'est la vérité, je <strong>le</strong> répète ! fit <strong>Blondel</strong> d'un air de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur<br />

profonde.<br />

En entendant <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de <strong>Blondel</strong>, F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert, chancelante<br />

avait été obligée de s'appuyer au mur p<strong>ou</strong>r ne pas<br />

tomber; ses traits étaient altérés t<strong>ou</strong>t son corps tremblait<br />

et ayant caché son. visage avec ses deux mains el<strong>le</strong> essayait<br />

d'arrêter <strong>le</strong> torrent de larmes qui inondait ses j<strong>ou</strong>es.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant de si<strong>le</strong>nce <strong>Blondel</strong> reprit la paro<strong>le</strong> et<br />

dit d'une voix ferme :<br />

— Il est faux cependant que je me sois évadé de l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong><br />

Diab<strong>le</strong>... Quand ce scélérat a dit cela il a menti, il l'a fait p<strong>ou</strong>r<br />

se venger, par colère de ne pas avoir pu m'assassiner il y a<br />

quelques j<strong>ou</strong>rs !<br />

— Oh ! p<strong>ou</strong>r ce qui est de cette histoire, c'écria Précigny, je<br />

ne <strong>le</strong> cache pas !... j'av<strong>ou</strong>e même que je croyais avoir mieux


— 684 — ,<br />

travaillé et que ce fut avec un profond étonnement que j'appris<br />

que cet homme vivait encore. Mais j'ai pu, néanmoins<br />

comme v<strong>ou</strong>s voyez, me venger de lui, et, t<strong>ou</strong>t bien considéré<br />

je crois que ma vengeance est encore plus complète de cette<br />

manière, j'aurai la satisfaction de voir réintégrer au <strong>bagne</strong> sir<br />

Harris, <strong>le</strong> planteur honoré de t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde !... Oui !... en<br />

effet... je crois que de cette manière je suis mieux vengé que s'il<br />

était mort.<br />

L'officier épr<strong>ou</strong>vait une surprise de plus en plus profonde.<br />

— Sir Harris, dit-il enfin, v<strong>ou</strong>s av<strong>ou</strong>ez donc que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />

êtes évadé <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> de T<strong>ou</strong>lon ?<br />

— Je l'av<strong>ou</strong>e !.. répondit <strong>Blondel</strong> d'une voix ferme.<br />

— Dans ce cas, je me vois forcé par ma consigne, et si<br />

pénib<strong>le</strong> que cela puisse être p<strong>ou</strong>r moi, de v<strong>ou</strong>s arrêter et de<br />

v<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>ire à Cayenne p<strong>ou</strong>r être remis aux autorités.<br />

— Faites votre devoir, je suis prêt à v<strong>ou</strong>s suivre, répondit<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

Il faisait déjà un pas p<strong>ou</strong>r s'avancer vers l'officier quand un<br />

sanglot de la jeune Indienne frappa son oreil<strong>le</strong>.<br />

S'étant ret<strong>ou</strong>rné il la vit à gen<strong>ou</strong>x, <strong>le</strong> visage dans ses mains<br />

et en proie au plus profond désespoir.<br />

— Pauvre enfant !... murmura <strong>Blondel</strong> avec un s<strong>ou</strong>pir.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert entendit ces paro<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>va son charmant<br />

visage t<strong>ou</strong>t baigné de larmes, saisit la main de <strong>Blondel</strong> et<br />

s'écria d'un ton d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reux :<br />

— Crois-tu donc que je puisse vivre loin de toi?... Vivre<br />

sans toi et sachant que tu es malheureux ? ...<br />

— Et cependant il <strong>le</strong> faut! répondit <strong>Blondel</strong> d'une voix<br />

s<strong>ou</strong>rde.<br />

— Et qui te conso<strong>le</strong>ra ? ... reprit avec véhémence la jeune<br />

indienne en fixant ses yeux ardents sur <strong>le</strong> planteur; qui s<strong>ou</strong>-<br />

viendra ton c<strong>ou</strong>rage et t'aidera à supporte, ton malheureux<br />

sort !... Qui t'empêchera de succomber au désespoir ?... Mo-


— 688 —<br />

seu<strong>le</strong> peut accomplir ce devoir, puisque ceux que tu aimais<br />

sont loin de toi, et rien ne m'en empêchera !<br />

— Ah!... que veux-tu faire?... sais-tu quel est <strong>le</strong> sort que tu<br />

te prépares ?<br />

— Quel qu'il soit, je l'accepte avec bonheur!<br />

— Nob<strong>le</strong> cœur!... mais tes guerriers... ta tribu?...<br />

— Ils auront bientôt tr<strong>ou</strong>vé quelqu'un p<strong>ou</strong>r me remplacer<br />

et m'<strong>ou</strong>blieront faci<strong>le</strong>ment.<br />

— Non!... je ne puis consentir à ce que ton existence soit<br />

liée à ma misérab<strong>le</strong> vie !<br />

— Je ne désire qu'une chose au monde, c'est de p<strong>ou</strong>voir te<br />

suivre !<br />

— Réfléchis que tu te condamnes à un sort dont tu ne te<br />

figures sans d<strong>ou</strong>te nul<strong>le</strong>ment l'horreur!<br />

— Aucune s<strong>ou</strong>ffrance, aucune misère ne saurait à mes<br />

yeux éga<strong>le</strong>r la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur que me causerait la seu<strong>le</strong> pensée de te<br />

savoir malheureux et abandonné et de ne p<strong>ou</strong>voir sécher tes<br />

larmes.<br />

— Eh bien!... que ta volonté soit faite et que ton nob<strong>le</strong><br />

cœur puisse un j<strong>ou</strong>r avoir sa récompense! fit <strong>Blondel</strong> avec<br />

résignation et en <strong>le</strong>vant <strong>le</strong>s yeux au ciel; et fasse <strong>le</strong> ciel que<br />

tu n'aies jamais à te repentir de ta nob<strong>le</strong> action !<br />

L'officier ayant fait un signe la petite tr<strong>ou</strong>pe se mit en<br />

r<strong>ou</strong>te.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment de marche on eut atteint <strong>le</strong> rivage<br />

où de grandes embarcations attendaient, montées par quelques<br />

matelots.<br />

La tr<strong>ou</strong>pe s'étant embarquée, on <strong>le</strong>va l'ancre et <strong>le</strong>s embarcations<br />

prirent <strong>le</strong> large, ayant <strong>le</strong> cap dans la direction de<br />

Cayenne.


— 686 —<br />

CHAPITRE XII.<br />

A Cayenne.<br />

C'était environ six heures <strong>du</strong> matin.<br />

T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s magasins de la petite vil<strong>le</strong> étaient encore fermés et<br />

<strong>le</strong>s rues encore désertes.<br />

Le temps était sp<strong>le</strong>ndide; un ciel pur promettait une j<strong>ou</strong>rnée<br />

sp<strong>le</strong>ndide; quelques petits nuages blancs, semblab<strong>le</strong>s à de<br />

légers flocons de laine, flottaient seuls dans l'espace.<br />

C'était un dimanche et t<strong>ou</strong>te la nature semblait v<strong>ou</strong>loir<br />

fêter <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> repos.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment <strong>le</strong>s cloches se mirent à lancer <strong>le</strong>urs<br />

joyeuses volées.<br />

Peu à peu <strong>le</strong>s rues se garnissaient de monde, c'était <strong>le</strong> reveil<br />

de la petite vil<strong>le</strong>.<br />

Puis on vit passer des femmes à l'air recueilli qui <strong>le</strong>ur livre<br />

de prières à la main, se dirigeaient vers l'église.<br />

Cependant quelque chose d'intéressant devait sans d<strong>ou</strong>te<br />

avoir lieu ce j<strong>ou</strong>r-là,... on voyait des gr<strong>ou</strong>pes se former et chu­<br />

choter, d'autres gr<strong>ou</strong>pes stationnaient sur <strong>le</strong> bord de la rue qui<br />

con<strong>du</strong>isait à l'église et semblaient rester là p<strong>ou</strong>r voir <strong>le</strong> passage<br />

d'un cortège quelconque.<br />

La petite place qui précédait l'église était el<strong>le</strong> même c<strong>ou</strong>­<br />

verte d'une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> compacte.<br />

Il allait évidement se passer quelque chose d'extraor­<br />

dinaire.<br />

En effet, au b<strong>ou</strong>t d'une demi-heure environ <strong>le</strong> murmure de


— 687 —<br />

la f<strong>ou</strong><strong>le</strong> s'é<strong>le</strong>va et on vit déb<strong>ou</strong>cher à l'extrémité de la rue un<br />

cortège qui offrait un étrange aspect.<br />

Ce n'était autre chose que <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s de la colonie que<br />

l'on con<strong>du</strong>isait à l'église s<strong>ou</strong>s escorte, comme cela se pratiquait<br />

deux fois par mois, p<strong>ou</strong>r assister au service divin.<br />

C'était en effet p<strong>ou</strong>r j<strong>ou</strong>ir de ce spectac<strong>le</strong> que la f<strong>ou</strong><strong>le</strong> avait<br />

stationné <strong>le</strong> long de la rue et s'était rassemblée sur la<br />

place.<br />

Au moment où <strong>le</strong>s galériens firent <strong>le</strong>ur apparition t<strong>ou</strong>tes<br />

<strong>le</strong>s conversations cessèrent et t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux se fixèrent sur<br />

eux.<br />

Escortés par un fort détachement de soldats et de gardes-<br />

chi<strong>ou</strong>rmes <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s marchaient au pas, sur deux<br />

rangs, en jetant à droite et à gauche des regards indiffé­<br />

rents.<br />

L'aspect de ces hommes était vraiment étrange, et <strong>le</strong>ur<br />

marche était ren<strong>du</strong>e inéga<strong>le</strong> par la circonstance que chacun<br />

d'eux n'avait qu'un pied chaussé d'un sabot et l'autre nu, genre<br />

d'humiliation infligé à ces hommes.<br />

En <strong>ou</strong>tre, la chaîne qui <strong>le</strong>s acc<strong>ou</strong>plait deux par deux accom­<br />

pagnait <strong>le</strong>ur marche d'un cliquetis sinistre.<br />

Parmi ces malheureux n<strong>ou</strong>s on reconnaissons quatre qui<br />

marchent à la queue de la colonne, ce sont <strong>le</strong>s derniers<br />

arrivés.<br />

Ces quatre hommes sont <strong>Blondel</strong>, Laposto<strong>le</strong>, Précigny et<br />

Mac-Bell.<br />

Le malheureux <strong>Blondel</strong> s'était vu forcé de revêtir encore une<br />

fois la livrée d'infamie; cette dernière humiliation l'avait pro-<br />

fondément frappé.<br />

Cependant son cœur avait conservé sa force, son énergie, et<br />

sa force de volonté n'était en rien affaiblie.<br />

Il se sentait encore en état de supporter ce c<strong>ou</strong>p <strong>du</strong><br />

destin.<br />

S<strong>ou</strong>s quel<strong>le</strong> forme que <strong>le</strong> malheur se présentât à lui, il ne


— 688 —<br />

parvenait pas à l'ébran<strong>le</strong>r, il était semblab<strong>le</strong> à un chêne ro­<br />

buste que <strong>le</strong>s efforts de l'<strong>ou</strong>ragan ne font que fortifier et dont<br />

<strong>le</strong>s racines s'enfoncent à mesure qu'il avance en âge.<br />

Il marchait la tête haute et <strong>le</strong> front serein, et sa physionomie<br />

n'exprimait ni remords ni honte.<br />

Il avait confiance et il espérait que tôt <strong>ou</strong> tard justice lui<br />

serait ren<strong>du</strong>e.<br />

Son c<strong>ou</strong>rage avait surt<strong>ou</strong>t été s<strong>ou</strong>tenu par une circonstance<br />

qui seu<strong>le</strong> aurait suffi p<strong>ou</strong>r lui aider à supporter <strong>le</strong> malheur.<br />

Derrière <strong>le</strong> détachement marchait une femme qui attirait<br />

particulièrement l'attention <strong>du</strong> public par l'étrangeté de<br />

son costume, la bizarrerie de ses ornements et la c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur de<br />

son teint.<br />

Son charmant visage avait une t<strong>ou</strong>chante expression de<br />

tristesse et de mélancolie; el<strong>le</strong> <strong>le</strong>vait par moments ses yeux<br />

noirs et brûlants p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s abaisser aussitôt quand el<strong>le</strong> se voyait<br />

<strong>le</strong> point de mire de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s regards.<br />

On a déjà compris que cette femme était F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

El<strong>le</strong> avait religieusement tenu sa promesse et rien n'avait pu<br />

l'arrêter.<br />

Comme autrefois Miche<strong>le</strong>tte avait accompagné Joseph à<br />

T<strong>ou</strong>lon, la jeune Indienne avait suivi <strong>Blondel</strong> à Cayenne.<br />

Insensib<strong>le</strong> à t<strong>ou</strong>te autre impression qu'à son am<strong>ou</strong>r et à son<br />

dév<strong>ou</strong>ement, el<strong>le</strong> marchait à la suite des forçats, sans s'inquié­<br />

ter des regards fixés sur el<strong>le</strong>, car sa vue était un spectac<strong>le</strong><br />

n<strong>ou</strong>veau, ni des remarques diverses qui p<strong>ou</strong>vaient parvenir à<br />

son oreil<strong>le</strong>.<br />

Quand <strong>le</strong> détachement fut arrivé au portail de l'église, <strong>le</strong>s<br />

forçats <strong>du</strong>rent faire une halte d'un moment.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert en profita p<strong>ou</strong>r s'avancer auprès de <strong>Blondel</strong><br />

et de se pencher à son oreil<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r lui dire:<br />

— Harris, j'ai tenu paro<strong>le</strong>.<br />

— Que veux-tu dire ?


— 689 —<br />

— J'ai fait ce que j'avais projeté de faire et je suis allée<br />

chez <strong>le</strong> chef des visages pâ<strong>le</strong>s.<br />

— Tu veux dire <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur ?<br />

— Oui, je crois que c'est ainsi qu'on <strong>le</strong> nomme. Il a bien<br />

v<strong>ou</strong>lu m'éc<strong>ou</strong>ter.<br />

— Mais que lui as tu dit?<br />

— Je lui ai raconté t<strong>ou</strong>t ce qui s'était passé, comme tu m'en<br />

as donné <strong>le</strong> conseil. Je lui ai dit t<strong>ou</strong>t ce que tu as fait dans la<br />

plantation et dans la contrée depuis <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r de ton arrivée dans<br />

mon pays, t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> bien que tu as fait aux malheureux, et<br />

l'am<strong>ou</strong>r quête portent, non-seu<strong>le</strong>ment tes serviteurs, mais t<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong>s habitants des plantations voisines.<br />

— Eh bien! ma pauvre enfant, quel résultat ont obtenu tes<br />

paro<strong>le</strong>s ?<br />

— Cet homme est juste, Harris, il a reconnu que tu n'étais<br />

pas un méchant homme, que ton coeur n'était pas dépravé<br />

et que tu ne rassemblais pas aux malheureux avec <strong>le</strong>squels<br />

tu es obligé de vivre !<br />

— Comment? il a aj<strong>ou</strong>té foi à tes paro<strong>le</strong>s?... Je puis donc<br />

espérer? fit <strong>Blondel</strong> avec anxiété.<br />

— Oui. Harris, tu peux espérer!... éc<strong>ou</strong>te moi, cet homme<br />

m'a promis de te rendre la liberté.<br />

— La liberté ! dis-tu vrai ?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te! et il viendra lui-même t'en apporter la n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>.<br />

— Quand ?<br />

— Auj<strong>ou</strong>rd'hui même.<br />

— Oh!! !... merci!<br />

Ce fut t<strong>ou</strong>t ce que <strong>Blondel</strong> put articu<strong>le</strong>r.<br />

Il considérait la jeune Indienne avec une profonde émotion ;<br />

ce dév<strong>ou</strong>ment <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>chait jusqu'au fond <strong>du</strong> coeur; il admirait<br />

cette grandeur d'âme qui ne s'était laissé rebuter par aucun<br />

obstac<strong>le</strong>.<br />

La jeune femme qui ne connaissait qu'imparfaitement la<br />

51


— 690 —<br />

langue française était, parvenue à obtenir une audience <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>-<br />

verneur de la colonie et de <strong>le</strong> mettre au c<strong>ou</strong>rant de t<strong>ou</strong>t ce qui<br />

s'était passé, la cha<strong>le</strong>ur et l'énergie de ses paro<strong>le</strong>s avaient<br />

tr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong> chemin <strong>du</strong> cœur de cet homme et el<strong>le</strong> avait réussi à<br />

<strong>le</strong> convaincre, à <strong>le</strong> persuader de l'honorabilité de <strong>Blondel</strong> et<br />

il avait promis de faire une enquête, lui-même et immédiate<br />

ment.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert, fit <strong>Blondel</strong> d'une voix que l'émotion fai­<br />

sait tremb<strong>le</strong>r et en prenant tendrement une des mains de la<br />

jeune femme, si vraiment tu as fait cela p<strong>ou</strong>r moi, si réel<strong>le</strong>­<br />

ment je te serai redevab<strong>le</strong> de la liberté, si tu es parvenue à<br />

me faire rendre justice, comment p<strong>ou</strong>rrai-je jamais m'acquitter<br />

envers toi ?<br />

— Comment? répondit F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert, en <strong>le</strong> regardant avec<br />

tendresse, tu <strong>le</strong> demanderas à ton cœur, quand <strong>le</strong> moment sera<br />

venu, il te répondra.<br />

<strong>Blondel</strong> v<strong>ou</strong>lait aj<strong>ou</strong>ter quelques mots, mais <strong>le</strong> détachement<br />

entrait dans l'eglise et F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert <strong>le</strong> suivit.<br />

nel.<br />

Le service divin commmença au milieu d'un si<strong>le</strong>nce so<strong>le</strong>n-<br />

Agen<strong>ou</strong>illée dans un coin de l'église, l'Indienne considérait<br />

avec une curiosité mêlée de crainte l'édifice et ses ornements,<br />

<strong>le</strong>s peintures, <strong>le</strong>s statues, l'autel étincelant de lumière et<br />

d'or.<br />

El<strong>le</strong> ne fut pas moins étonnée en voyant apparaître <strong>le</strong> prêtre<br />

revêtu des ornements sacerdotaux brodés d'or et d'argent et<br />

accompagné des enfants de chœur portant des s<strong>ou</strong>tanes r<strong>ou</strong>ges<br />

rec<strong>ou</strong>vertes d'un c<strong>ou</strong>rt surplis de dentel<strong>le</strong>s.<br />

Ce luxe dont el<strong>le</strong> n'avait jamais eu une idée et auquel l'air<br />

recueilli des assistants aj<strong>ou</strong>tait encore de la so<strong>le</strong>nnité, <strong>le</strong>s spi­<br />

ra<strong>le</strong>s parfumées de l'encens qui montaient jusqu'à la c<strong>ou</strong>po<strong>le</strong><br />

de l'édifice, <strong>le</strong>s chants sacrés qui retentissaient s<strong>ou</strong>s ces voûtes<br />

majestueuses, <strong>le</strong>s cérémonies, mystérieuses p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>, qu'el<strong>le</strong>


— 691 —<br />

voyait accomplir au prêtre, t<strong>ou</strong>t cela remplissait de surprise<br />

l'âme de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

Sans se rendre compte de ce qu'el<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>vait, el<strong>le</strong> respirait<br />

à peine, une espèce d'angoisse superstitieuse avait envahi t<strong>ou</strong>t<br />

son être.<br />

Lorsque s<strong>ou</strong>dain l'orgue fit entendre ses accords majestueux<br />

un frisson la sec<strong>ou</strong>a t<strong>ou</strong>te entière, et quand el<strong>le</strong> vit la f<strong>ou</strong><strong>le</strong><br />

des fidè<strong>le</strong>s s'agen<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r et c<strong>ou</strong>rber la tête, el<strong>le</strong> ne put s'empêcher<br />

de s'incliner aussi en joignant <strong>le</strong>s mains.<br />

L'office <strong>du</strong>ra une heure environ; puis <strong>le</strong>s fidè<strong>le</strong>s quittèrent<br />

<strong>le</strong>ntement l'église qui fut bientôt vide, il ne restait plus que <strong>le</strong>s<br />

forçats qui occupaient une chapel<strong>le</strong> séparée par une gril<strong>le</strong> <strong>du</strong><br />

reste de l'édifice.<br />

A un signal ils se <strong>le</strong>vèrent, la gril<strong>le</strong> s'<strong>ou</strong>vrit, et ils sortirent<br />

dans <strong>le</strong> même ordre que celui dans <strong>le</strong>quel ils étaient entrés.<br />

Puis ils se dirigèrent vers <strong>le</strong> bâtiment qui <strong>le</strong>ur servait de<br />

prison.<br />

Quand ils furent rentrés dans <strong>le</strong>urs dortoirs, <strong>le</strong>s forçats se<br />

divisèrent par gr<strong>ou</strong>pes, <strong>Blondel</strong> et Laposto<strong>le</strong> allèrent s'asseoir<br />

sur un banc pendant que, do l'autre côté de la sal<strong>le</strong>, Précigny<br />

et Mac-Bell se promenaient en causant à demi-voix.<br />

— Dis-moi un peu, fit Mac-Bell après un si<strong>le</strong>nce, que dis-tu<br />

de ce gaillard, de <strong>Blondel</strong>?... Crois-tu qu'il a la vie <strong>du</strong>re!... Il<br />

doit avoir une b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> d'élixir de longue vie!<br />

Précigny fit un geste de rage.<br />

— Laisse-moi faire, répondit-il d'une voix s<strong>ou</strong>rde et en fronçant<br />

<strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>rcils d'un air menaçant ; ce n'est pas encore fini, je<br />

n'ai pas encore dit mon dernier mot, j'en fais <strong>le</strong> serment! J'ai<br />

décidé qu'un de n<strong>ou</strong>s deux, moi <strong>ou</strong> lui, était de trop dans ce<br />

monde et devait faire place à l'autre, et quand je devrais en<br />

même temps signer mon passe-port p<strong>ou</strong>r l'autre monde, je<br />

veux avoir la satisfaction de lui voir faire sa dernière grimace.


— 692 —<br />

— Je crois que tu auras de la peine.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi?<br />

— Que diab<strong>le</strong>!... chat échaudé craint l'eau froide, et tu comprends<br />

bien que <strong>Blondel</strong> est sur ses gardes.<br />

— Je n'en d<strong>ou</strong>te pas... mais quand on se tr<strong>ou</strong>ve t<strong>ou</strong>te la<br />

j<strong>ou</strong>rnée ensemb<strong>le</strong>, quant on dort s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> même toit, c'est bien<br />

<strong>du</strong> diab<strong>le</strong> si l'occasion ne se présente pas une fois !...<br />

— As-tu déjà combiné quelque chose ?<br />

— Pas encore !... mais cela ne me tient pas en s<strong>ou</strong>ci, <strong>le</strong>s<br />

meil<strong>le</strong>urs plans sont ceux qui viennent d'eux-mêmes.<br />

A ce moment l'entretien de deux bandits fut interrompu par<br />

l'entrée d'un garde qui entra dans <strong>le</strong>ur dortoir et fit entendre <strong>le</strong><br />

signal auquel chaque forçat devait se placer deb<strong>ou</strong>t devant la<br />

place qu'il occupait sur <strong>le</strong> lit de camp.<br />

— Qu'est-ce qu'il y a de n<strong>ou</strong>veau ? fit Mac-Bell non sans<br />

quelque inquiétude.<br />

— N<strong>ou</strong>s allons bien <strong>le</strong> voir, répondit Précigny.<br />

Un personnage inconnu venait d'entrer dans <strong>le</strong> dortoir, et en<br />

voyant <strong>le</strong>s marques de respect que lui prodiguaient <strong>le</strong>s gardes<br />

qui <strong>le</strong> suivaient, il était faci<strong>le</strong> de penser que ce devait être une<br />

personnalité importante.<br />

En effet, cet homme n'était autre que <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur de la<br />

colonie.<br />

Il était accompagné <strong>du</strong> directeur <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

— Ma visite v<strong>ou</strong>s étonnera sans d<strong>ou</strong>te, disait <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur<br />

au directeur, pendant qu'ils marchaient entre <strong>le</strong>s deux rangs<br />

des forçats, mais je viens ici accomplir un acte de justice.<br />

— De quoi s'agit-il ? demanda <strong>le</strong> directeur.<br />

— D'une chose très-simp<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>s avez ici un <strong>condamné</strong> <strong>du</strong><br />

nom de <strong>Blondel</strong>, n'est-il pas vrai ? ><br />

— Oui, monsieur <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur<br />

— Depuis peu de temps?<br />

— Depuis quelques j<strong>ou</strong>rs seu<strong>le</strong>ment.


— 693 —<br />

— N'a-t-il pas été arrêté sur <strong>le</strong> sol d'une possession hollan­<br />

daise ?<br />

— C'est cela, monsieur <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur; nos soldats l'ont<br />

ramené avec d'autres <strong>condamné</strong>s qui s'étaient évadés de l'î<strong>le</strong><br />

<strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>.<br />

— Eh bien! c'est précisement lui que je désire voir.<br />

— Le voici, fit <strong>le</strong> directeur en désignant <strong>Blondel</strong> qui, t<strong>ou</strong>t<strong>ou</strong>rs<br />

absorbé dans ses pensées n'avait pas paru s'apercevoir<br />

de ce qui se passait.<br />

Le g<strong>ou</strong>verneur s'approcha de lui et lui t<strong>ou</strong>cha légèrement<br />

l'épau<strong>le</strong> en l'appelant d'un air bienveillant:<br />

— <strong>Blondel</strong> !<br />

Celui-ci re<strong>le</strong>va vivement la tête et ne fut pas peu surpris en<br />

voyant <strong>le</strong> personnage qu'il avait devant lui.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur ! balbutia-t-il en s'inclinant respectueusement.<br />

— Moi-même, mon ami, reprit <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur, on m'a parlé<br />

de v<strong>ou</strong>s et on m'a donné beauc<strong>ou</strong>p de détails sur votre compte,<br />

ces détails m'ont vivement intéressé en votre faveur. Je n'ai<br />

pas v<strong>ou</strong>lu laisser à un autre <strong>le</strong> plaisir de v<strong>ou</strong>s apprendre une<br />

bonne n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>.<br />

— Est-il possib<strong>le</strong> ? fit <strong>Blondel</strong> vivement ému.<br />

— Dans quelques j<strong>ou</strong>rs,...dès que <strong>le</strong>s formalités nécessaires<br />

seront remplies, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez quitter cette maison.<br />

— Oh ! mon Dieu ! fit <strong>Blondel</strong> d'une voix altérée par l'émotion.<br />

Le g<strong>ou</strong>verneur é<strong>le</strong>vant ensuite sa voix et se t<strong>ou</strong>rnant vers <strong>le</strong>s<br />

autres forçats qui, sur un signe <strong>du</strong> directeur s'étaient rapprochés<br />

et ent<strong>ou</strong>raient <strong>le</strong>s deux hommes, il <strong>le</strong>ur dit d'un ton grave<br />

et en même temps empreint d'une certaine bienveillance :<br />

— Je veux <strong>le</strong> dire à haute voix et devant v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>s, afin<br />

que cela v<strong>ou</strong>s serve d'exemp<strong>le</strong> et d'enc<strong>ou</strong>ragement. Voici un<br />

homme qui s'est évadé <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> <strong>du</strong> T<strong>ou</strong>lon. J'aurais <strong>le</strong> droit<br />

de l'y faire recon<strong>du</strong>ire par <strong>le</strong> premier transport, la justice


— 694 —<br />

stricte et rig<strong>ou</strong>reuse l'exigerait peut-être, niais cet homme a<br />

depuis employé t<strong>ou</strong>tes ses forces, t<strong>ou</strong>te son énergie p<strong>ou</strong>r<br />

racheter son passé par une vie honorab<strong>le</strong> et je ne veux pas<br />

qu'il puisse regretter d'avoir espéré en la justice de Dieu ni en<br />

cel<strong>le</strong> des hommes. S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s de ce j<strong>ou</strong>r, v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>s qui<br />

m'entendez et éc<strong>ou</strong>tez mes paro<strong>le</strong>s : n'<strong>ou</strong>bliez jamais que <strong>le</strong><br />

chemin de l'honneur est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>ou</strong>vert à celui qui se repent<br />

sincèrement, et il est en votre p<strong>ou</strong>voir de mériter la même<br />

grâce que cel<strong>le</strong> dont <strong>Blondel</strong> est auj<strong>ou</strong>rd'hui l'objet.<br />

<strong>Les</strong> forçats avaient éc<strong>ou</strong>té <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur avec une profonde<br />

attention, <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s graves de cet nomme parurent faire impression<br />

sur eux, et il y en eut certainement quelques-uns qui<br />

se sentirent fortifiés dans <strong>le</strong>urs bonnes résolutions.<br />

<strong>Blondel</strong>, ét<strong>ou</strong>rdi par ce qu'il venait d'entendre, ne tr<strong>ou</strong>vait<br />

pas de paro<strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>r exprimer ce qu'il épr<strong>ou</strong>vait, <strong>le</strong>s sentiments<br />

qui remplissaient son âme<br />

Enfin, p<strong>ou</strong>rtant, saisissant la main <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>verneur et la portant<br />

à ses lèvres, d'un air de vénération, il put articu<strong>le</strong>r quelques<br />

mots :<br />

— Le ciel m'est témoin, dit-il avec cha<strong>le</strong>ur, qu'une pensée<br />

criminel<strong>le</strong> n'est jamais sortie de mon esprit ni de mon cœur!...<br />

Depuis bien des années j'avais v<strong>ou</strong>e t<strong>ou</strong>te mon existence à<br />

l'honneur, et si j'avais été capab<strong>le</strong> de sortir de cette r<strong>ou</strong>te, vos<br />

paro<strong>le</strong>s, monsieur <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur, suffiraient p<strong>ou</strong>r m'y faire<br />

rentrer !<br />

— Je s<strong>ou</strong>haite que v<strong>ou</strong>s persistiez dans ces bons sentiments,<br />

mon ami, repartit <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur ; et puisse votre exemp<strong>le</strong> profiter<br />

à ceux qui sont sortis de la r<strong>ou</strong>te de l'honnêteté et <strong>le</strong>s enc<strong>ou</strong>rager<br />

à faire t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>urs efforts p<strong>ou</strong>r y rentrer. Demain.<br />

<strong>Blondel</strong>, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez rentrer dans votre plantation et reprendre<br />

vos travaux, v<strong>ou</strong>s y retr<strong>ou</strong>verez vos nègres qui v<strong>ou</strong>s aiment<br />

comme un père et attendent votre ret<strong>ou</strong>r avec impatience.<br />

Croyez que je suis heureux d'avoir pu contribuer à votre délivrance.


— 695 —<br />

Et <strong>le</strong> digne homme sortit <strong>du</strong> dortoir après avoir encore une<br />

fois serré la main de <strong>Blondel</strong>.<br />

Celui-ci était profondément ému et agité, des larmes de joie<br />

tr<strong>ou</strong>blaient sa vue et sa poitrine se gonflait à la pensée qu'il<br />

allait être libre et retr<strong>ou</strong>ver sa vie indépendante.<br />

<strong>Les</strong> autres forçats s'étaient dispersés par gr<strong>ou</strong>pes et ils s'entretenaient<br />

de ce qui venait de se passer.<br />

La visite <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>verneur était un événement p<strong>ou</strong>r eux.<br />

La plupart étaient contents de ce qui arrivait à <strong>Blondel</strong>, Laposto<strong>le</strong>,<br />

surt<strong>ou</strong>t, était transporté de joie de voir que son ami<br />

<strong>Blondel</strong>, p<strong>ou</strong>r qui il avait la plus haute considération allait être<br />

ren<strong>du</strong> à la liberté et que la vengeance de Précigny et de<br />

Mac-Bell allait <strong>le</strong>ur échapper.<br />

Cependant <strong>le</strong> contentement n'était pas général.<br />

Deux hommes seu<strong>le</strong>ment ne partageaient pas la joie commune,<br />

<strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur devine que ces deux hommes étaient l'Ecossais<br />

et Précigny ; ce dernier surt<strong>ou</strong>t écumait de rage depuis<br />

qu'il avait enten<strong>du</strong> <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>verneur ; la pensée que<br />

<strong>Blondel</strong> quitterait <strong>le</strong> <strong>bagne</strong> <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain <strong>le</strong> transportait de<br />

fureur.<br />

Sa vengeance lui échappait encore une fois.<br />

Ces deux hommes s'étaient retirés à l'écart et ils parlaient<br />

de <strong>Blondel</strong>, <strong>le</strong>s yeux étincelants de rage s<strong>ou</strong>rde.<br />

— Le voilà de n<strong>ou</strong>veau libre, disait Précigny d'une voix<br />

sombre ; il va ret<strong>ou</strong>rner à sa plantation et y retr<strong>ou</strong>ver t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

charmes d'une existence indépendante, tandis que n<strong>ou</strong>s restons<br />

rivés p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à une vie de misère et de s<strong>ou</strong>ffrance<br />

— Que veux-tu ! repartit Mac-Bell ; tu <strong>ou</strong>blies que <strong>Blondel</strong><br />

est un héros de vertu !<br />

— Mais non,.... non !.... cela ne sera pas ! reprit Précigny<br />

avec fureur et d'une voix que la colère étranglait.<br />

— Cela ne sera pas, dis-tu ? fit l'Ecossais, tu as beau dire,<br />

t<strong>ou</strong>tes tes paro<strong>le</strong>s ne l'empêcheront pas de n<strong>ou</strong>s quitter demain<br />

et de sortir d'ici la tête haute et réhabilité !


— 696 —<br />

— Il y a de quoi perdre la raison !<br />

— C'est vrai, mais que veux-tu ! N<strong>ou</strong>s n'y p<strong>ou</strong>vons rien<br />

faire !<br />

— Oh! reprit Précigny qui écumait de rage ; si seu<strong>le</strong>ment<br />

j'avais un c<strong>ou</strong>teau!... par t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s démons de l'enfer, cet homme<br />

ne sortirait pas vivant d'ici, quand même cela devrait me coû­<br />

ter la tête !..... Mais rien !.... pas un c<strong>ou</strong>teau, pas un pisto<strong>le</strong>t!....<br />

rien !....<br />

Mac-Bell haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Tu commences à déraisonner, dit-il à son compagnon,<br />

crois-moi, ce n'est pas <strong>le</strong> moment de faire de la tragédie ni<br />

<strong>du</strong> drame, d'autant plus que l'on n<strong>ou</strong>s apporte la s<strong>ou</strong>pe et<br />

qu'il faut penser que c'est <strong>le</strong> dernier repas que n<strong>ou</strong>s aurons<br />

<strong>le</strong> plaisir de faire on compagnie de notre ami <strong>Blondel</strong>.<br />

— Est-ce que Satan ne m'enverra pas une idée ? murmura<br />

encore Précigny qui ne p<strong>ou</strong>vait pas maîtriser sa colère.<br />

Pendant que <strong>le</strong>s forçats prenaient <strong>le</strong>urs cuillères de bois<br />

et <strong>le</strong>urs gobe<strong>le</strong>ts d'étain et se disposaient à manger, <strong>Blondel</strong><br />

s'approcha de Précigny et <strong>le</strong> tira à l'écart.<br />

On peut penser la stupéfaction de ce dernier, ainsi que sa<br />

curiosité.<br />

Il suivit <strong>Blondel</strong> sans dire une paro<strong>le</strong>.<br />

Celui-ci venait d'avoir une pensée généreuse et il v<strong>ou</strong>lait,<br />

sans arrière-pensée, la mettre immédiatement à exécution.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte, dit-il, quand ils furent assez éloignés<br />

<strong>le</strong>s autres p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir par<strong>le</strong>r sans être enten<strong>du</strong>s; n<strong>ou</strong>s<br />

avons pendant longtemps été ennemis, mais à cette heure,<br />

qui est une des plus d<strong>ou</strong>ces de ma vie, je veux <strong>ou</strong>blier t<strong>ou</strong>t<br />

ce qui s'est passé entre n<strong>ou</strong>s. Le bonheur qui m'arrive m'inspire<br />

des sentiments de bienveillance, et, quoique j'aie bien<br />

s<strong>ou</strong>ffert à cause de v<strong>ou</strong>s, quoique v<strong>ou</strong>s ayez été la cause de<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s malheurs qui ont empoisonné mon existence, je veux<br />

néanmoins v<strong>ou</strong>s rendre un service.<br />

— Un service ?


— 697 —<br />

— Oui, je veux v<strong>ou</strong>s donner <strong>le</strong> moyen de v<strong>ou</strong>s débarrasser<br />

de cette vie misérab<strong>le</strong> et honteuse à laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s êtes <strong>condamné</strong><br />

p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs.<br />

Précigny jeta un regard haineux à son interlocuteur, mais il<br />

ne répondit rien.<br />

— Quand je me retr<strong>ou</strong>vai dans ces murs, reprit <strong>Blondel</strong>,<br />

lorsque j'eus posé <strong>le</strong> pied dans cette maison maudite, j'avais<br />

pris une résolution inébranlab<strong>le</strong>, m'évader, <strong>ou</strong>, dans <strong>le</strong> cas où<br />

mon évasion n'aurait pas réussi, mettre un terme à ma misère<br />

par la mort.<br />

— Par la mort ? fit Précigny avec vivacité ; avez-v<strong>ou</strong>s donc<br />

une arme ?<br />

— Oui et non. J'ai en ma possession un poison sûr et vio<strong>le</strong>nt<br />

que j'ai pu dérober aux perquisitions que n<strong>ou</strong>s avons dû subir<br />

en arrivant ici. Ce poison peut v<strong>ou</strong>s donner la mort quand<br />

v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong>drez, en supposant t<strong>ou</strong>tefois que v<strong>ou</strong>s préfériez la<br />

mort à la misérab<strong>le</strong> existence <strong>du</strong> forçat.<br />

— Du poison... balbutiait Précigny, qui était assailli par une<br />

f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de pensées criminel<strong>le</strong>s.<br />

— Oui, <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Donnez!... oh!... donnez ! fit Précigny en tendant vivement<br />

la main.<br />

— Le voici.<br />

Et <strong>Blondel</strong> lui donna un petit paquet qui contenait deux<br />

pilu<strong>le</strong>s de la grosseur d'un pois.<br />

— Merci! dit Précigny; ah!... v<strong>ou</strong>s ne savez pas quel plaisir<br />

v<strong>ou</strong>s me faites !... Quand partez-v<strong>ou</strong>s d'ici ?<br />

— Demain.<br />

— Bien!... Maintenant séparons-n<strong>ou</strong>s afin de ne pas attirer<br />

l'attention.<br />

— Au revoir !<br />

— Au revoir !<br />

<strong>Blondel</strong> quitta Précigny et il se dirigeait vers sa place quand<br />

la porte s'<strong>ou</strong>vrit et laissa passer F<strong>le</strong>ur <strong>du</strong>-Désert, à qui <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>-<br />

53


— 698 —<br />

vernement avait permis de venir passer quelques instants auprès<br />

de <strong>Blondel</strong>.<br />

Ce dernier s'avança vivement à sa rencontre.<br />

Pendant ce temps, Précigny était venu se placer auprès<br />

de Mac-Bell, son digne compagnon, qui lui demanda aussitôt<br />

:<br />

— Qu'y a-t-il de n<strong>ou</strong>veau? Que te v<strong>ou</strong>lait donc ton brave<br />

homme de beau-frère ?... Tu as l'air t<strong>ou</strong>t content.<br />

— Je <strong>le</strong> suis aussi! Maintenant, je tiens ma vengeance<br />

!<br />

— Tiens, tiens !... as-tu tr<strong>ou</strong>vé une arme ?<br />

— Non, pas tr<strong>ou</strong>vé !... au contraire, c'est lui-même qui me<br />

l'a donnée.<br />

— Voilà ce que j'appel<strong>le</strong> être complaisant.<br />

— Tais-toi et éc<strong>ou</strong>te.<br />

— Je suis t<strong>ou</strong>t oreil<strong>le</strong>s.<br />

— Non seu<strong>le</strong>ment <strong>Blondel</strong> m'a donné une arme, mais encore<br />

il m'a enseigné la manière de m'en servir.<br />

— Explique-toi.<br />

— Non, pas maintenant... n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vons pas maintenant<br />

causer librement. Ouvre seu<strong>le</strong>ment tes yeux et tes oreil<strong>le</strong>s, tu<br />

verras bientôt quelque chose d'intéressant.<br />

<strong>Blondel</strong> s'était retiré à l'écart avec la jeune Indienne et s'entretenait<br />

de la prochaine délivrance.<br />

La jeune femme rayonnait de bonheur.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert! lui dit <strong>Blondel</strong> à demi-voix, te s<strong>ou</strong>vienstu<br />

que tu m'as dit que je devais consulter mon cœur <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où<br />

je v<strong>ou</strong>drais reconnaître ton dév<strong>ou</strong>ement, ta fidélité, ta tendresse<br />

? Eh bien, ce j<strong>ou</strong>r est venu, et maintenant c'est moi qui<br />

te supplie d'interroger ton cœur à ton t<strong>ou</strong>r, et de me dire si tu<br />

veux me rendre heureux p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> reste de ma vie en unissant<br />

ton existence à la mienne?<br />

Cette brusque déclaration, cette réalisation s<strong>ou</strong>daine de son<br />

plus ardent désir eut sur <strong>le</strong> cœur brûlant de la jeune Indienne


— 699 —<br />

un effet tel<strong>le</strong>ment puissant qu'au b<strong>ou</strong>t d'une minute de si<strong>le</strong>nce<br />

un long s<strong>ou</strong>pir s'exhala de ses lèvres ; el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lut balbutier<br />

quelques mots, mais ses paupières se fermèrent et el<strong>le</strong> s'éva­<br />

n<strong>ou</strong>it.<br />

<strong>Blondel</strong> ne s'attendait pas à ce que ses paro<strong>le</strong>s puissent avoir<br />

une tel<strong>le</strong> action.<br />

Il prit F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert dans ses bras et la c<strong>ou</strong>cha sur son lit<br />

de camp.<br />

<strong>Les</strong> autres forçats étaient acc<strong>ou</strong>rus en voyant chance<strong>le</strong>r la<br />

jeune femme.<br />

L'évan<strong>ou</strong>issement ne fut pas de longue <strong>du</strong>rée, F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert<br />

<strong>ou</strong>vrit bientôt <strong>le</strong>s yeux, mais la pâ<strong>le</strong>ur régnait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sur<br />

son visage et t<strong>ou</strong>t son corps frissonnait.<br />

— De l'eau ! de l'eau ! fit <strong>Blondel</strong> plus pâ<strong>le</strong> encore que la<br />

jeune fil<strong>le</strong>.<br />

Et apercevant son gobe<strong>le</strong>t qui était sur la tab<strong>le</strong>, il <strong>le</strong> saisit<br />

et l'approcha des lèvres de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert ; mais à peine y<br />

eut-el<strong>le</strong> goûté qu'el<strong>le</strong> jeta un cri déchirant en <strong>le</strong> rejetant loin<br />

d'el<strong>le</strong>.<br />

En même temps, son visage s'altérait d'une manière affreuse.<br />

Son premier m<strong>ou</strong>vement fut de porter sa main à son c<strong>ou</strong><br />

où el<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>vait une sensation de brûlure horrib<strong>le</strong> ; ses yeux<br />

s'injectèrent de sang et el<strong>le</strong> se tordit dans des convulsions<br />

atroces.<br />

— Oh!... balbutiait-el<strong>le</strong> en râlant, cette eau me brû<strong>le</strong> <strong>le</strong>s entrail<strong>le</strong>s!...<br />

j'ét<strong>ou</strong>ffe!... je meurs!... Oh!... Grand Esprit !... ne me<br />

laisse pas m<strong>ou</strong>rir ainsi !<br />

— Que mil<strong>le</strong> millions de diab<strong>le</strong>s emportent la pilu<strong>le</strong> ! fit<br />

Précigny à Mac-Bell en lui parlant à l'oreil<strong>le</strong>; <strong>le</strong> poison<br />

s'est trompé d'adresse et voilà <strong>Blondel</strong> encore une fois<br />

sauvé.<br />

Il n'avait pas fini de par<strong>le</strong>r qu'on entendit un cri qui sem-


— 700 —<br />

blait plutôt un rugissement d'une panthère que la voix d'un<br />

homme.<br />

<strong>Blondel</strong> avait remarqué <strong>le</strong> chuchotement de Précigny et l'air<br />

de désappointement répan<strong>du</strong> sur sa physionomie.<br />

A cette vue, un s<strong>ou</strong>pçon rapide comme l'éclair avait traversé<br />

son esprit.<br />

Il saisit <strong>le</strong> gobe<strong>le</strong>t, qu'il avait reposé sur <strong>le</strong> lit, regarda ce<br />

qu'il contenait et p<strong>ou</strong>ssa un cri.<br />

Il venait d'apercevoir au fond une des pilu<strong>le</strong>s qu'il avait don­<br />

nées à Précigny et qui n'était pas encore diss<strong>ou</strong>te.<br />

D'un bond il se tr<strong>ou</strong>va devant ce dernier.<br />

— Trip<strong>le</strong> brigand ! fit-il <strong>le</strong>s dents serrées par la fureur, ce<br />

sera ton dernier crime ! Tiens, voilà ta punition.<br />

Et avant que Précigny, stupéfait par la promptitude de cette<br />

attaque, eût pu faire un m<strong>ou</strong>vement p<strong>ou</strong>r se défendre, il <strong>le</strong><br />

prit par la ceinture, l'é<strong>le</strong>va comme il l'aurait fait d'un enfant<br />

et <strong>le</strong> lança à terre avec une tel<strong>le</strong> vio<strong>le</strong>nce que l'on entendit<br />

craquer <strong>le</strong>s os <strong>du</strong> misérab<strong>le</strong> qui resta à terre sans m<strong>ou</strong>ve­<br />

ment.<br />

Un forçat avait immédiatement averti un gardien que la<br />

jeune Indienne se tr<strong>ou</strong>vait incommodée et deux infirmières<br />

étaient acc<strong>ou</strong>rues avec <strong>le</strong> médecin, qui se tr<strong>ou</strong>vait heureuse­<br />

ment à l'infirmerie à ce moment.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert fut transportée à l'infirmerie p<strong>ou</strong>r y recevoir<br />

<strong>le</strong>s soins nécessaires.<br />

<strong>Blondel</strong> ayant été appelé au lit de la malade, il expliqua au<br />

médecin ce qui s'était passé et lui dit quel<strong>le</strong> était la nature <strong>du</strong><br />

poison contenu dans la pilu<strong>le</strong>.<br />

Le médecin put ainsi administrer immédiatement <strong>le</strong> contre­<br />

poison nécessaire et prescrire <strong>le</strong> traitement auquel la jeune<br />

femme devait être s<strong>ou</strong>mise.<br />

— V<strong>ou</strong>s la sauverez, n'est-ce pas, docteur ? fit <strong>Blondel</strong> avec<br />

anxiété.<br />

— Peut-être ! répondit <strong>le</strong> médecin. Heureusement que la


Trip<strong>le</strong> brigand, tiens, voilà ta récompense


— 701 —<br />

pilu<strong>le</strong> n'était pas depuis assez longtemps dans l'eau p<strong>ou</strong>r être<br />

diss<strong>ou</strong>te, et que la malade n'a bu qu'une gorgée de cette eau ;<br />

el<strong>le</strong> n'a pu, de cette manière, absorber qu'une très faib<strong>le</strong> partie<br />

<strong>du</strong> poison, de sorte qu'il y a beauc<strong>ou</strong>p de chances de salut<br />

el<strong>le</strong> sera très bien soignée ici ; de mon côté, je ferai t<strong>ou</strong>s mes<br />

efforts; demain n<strong>ou</strong>s verrons et je p<strong>ou</strong>rrai v<strong>ou</strong>s donner une<br />

réponse précise.<br />

<strong>Blondel</strong> ne répondit rien; il avait pressé ses mains sur ses<br />

yeux et de grosses larmes c<strong>ou</strong>laient sur ses j<strong>ou</strong>es.<br />

Il voyait quel<strong>le</strong> avait été sa folie, son illusion.<br />

Un moment auparavant, il croyait n'avoir plus rien à craindre<br />

de personne ; il espérait être parvenu à réaliser un de ses<br />

désirs <strong>le</strong>s plus chers, sa réconciliation avec Précigny; et voilà<br />

que t<strong>ou</strong>t son espoir avait été déçu.<br />

Il sentit t<strong>ou</strong>te sa haine revenir et il s'écria amèrement :<br />

— Il faut que cela soit... parce que aussi longtemps que cet<br />

infâme vivra, je ne serai pas sûr de mon existence!... Il faut<br />

que l'un de n<strong>ou</strong>s deux disparaisse !<br />

CHAPITRE XIII<br />

Le bannissement volontaire.<br />

Quelque temps avant <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où se passaient, à Cayenne, <strong>le</strong>s<br />

événements que n<strong>ou</strong>s venons de raconter, un épisode assez


— 702 —<br />

intéressant s'était pro<strong>du</strong>it à l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong>, qui se tr<strong>ou</strong>vait, comme<br />

n<strong>ou</strong>s l'avons dit, peu éloignée de l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>.<br />

Il était six heures <strong>du</strong> soir environ. La fin <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r était som­<br />

bre et nuageuse, et <strong>le</strong>s premières ombres de la nuit commen­<br />

çaient à c<strong>ou</strong>vrir l'î<strong>le</strong> de <strong>le</strong>ur voi<strong>le</strong> mystérieux.<br />

L'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong> est l'endroit où l'on place habituel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s<br />

forçats à <strong>le</strong>ur arrivée de France, et surt<strong>ou</strong>t ceux que l'on ne<br />

connaît pas encore, afin de p<strong>ou</strong>voir mieux étudier <strong>le</strong>ur carac­<br />

tère, ainsi ceux dont l'on croit avoir quelque raison de se mé­<br />

fier et qui ne paraissent pas v<strong>ou</strong>loir se s<strong>ou</strong>mettre de bon gré à<br />

la punition qu'ils ont méritée.<br />

Au milieu de l'î<strong>le</strong> s'élève une grande construction dont la<br />

distribution rappel<strong>le</strong> cel<strong>le</strong> des <strong>bagne</strong>s de T<strong>ou</strong>lon et de Brest;<br />

c'est là que se tr<strong>ou</strong>vent <strong>le</strong>s forçats, s<strong>ou</strong>s la garde d'un détache­<br />

ment d'infanterie de marine et d'un certain nombre de gardes-<br />

chi<strong>ou</strong>rme ; <strong>le</strong>s premiers sont chargés <strong>du</strong> service <strong>du</strong> dehors, <strong>le</strong>s<br />

gardes font <strong>le</strong> service intérieur.<br />

<strong>Les</strong> dortoirs de ce <strong>bagne</strong> ne sont pas, comme ail<strong>le</strong>urs, p<strong>ou</strong>r­<br />

vus de lits de camp en bois, mais l'administration y entretient<br />

des hamacs ; c'est, <strong>du</strong> reste, ce qu'il y a de plus approprié au<br />

climat.<br />

Le matin, au <strong>le</strong>ver <strong>du</strong> so<strong>le</strong>il, <strong>le</strong>s forçats se lèvent, s'habil<strong>le</strong>nt<br />

et vont répondre à l'appel destiné à vérifier si aucune évasion<br />

n'a eu lieu pendant la nuit. Ils se rendent ensuite au travail,<br />

où ils restent de six à dix heures <strong>du</strong> matin ; ce travail consiste<br />

surt<strong>ou</strong>t à la construction et à l'entretien des digues qui ent<strong>ou</strong>­<br />

rent l'î<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s côtés p<strong>ou</strong>r la prévenir des ravages des va­<br />

gues de la mer.<br />

Pendant ce travail, <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s sont s<strong>ou</strong>s la surveillance<br />

de soldats et de l'infanterie de marine.<br />

Ils ne sont s<strong>ou</strong>mis à aucune règ<strong>le</strong> rig<strong>ou</strong>reuse et ils peuvent,<br />

jusqu'à un certain point, se croire libres, atten<strong>du</strong> qu'ils ne por­<br />

tent pas de chaîne.<br />

Ils s'en tr<strong>ou</strong>ve parmi eux qui viennent de l'I<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> et


— 703 —<br />

qui, par <strong>le</strong>ur bonne con<strong>du</strong>ite, ont mérité quelque ad<strong>ou</strong>cisse­<br />

ment à <strong>le</strong>ur peine. C'est p<strong>ou</strong>r eux un commencement de réha­<br />

bilitation.<br />

Et ce ne sont pas <strong>le</strong>s seuls avantages dont j<strong>ou</strong>issent <strong>le</strong>s habi­<br />

tants de l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong>.<br />

Quoique <strong>le</strong>s lois auxquel<strong>le</strong>s ils sont s<strong>ou</strong>mis soient très-sévères,<br />

ils ne sont cependant pas traités aussi <strong>du</strong>rement qu'en<br />

France.<br />

Quant à ceux qui, par <strong>le</strong>ur con<strong>du</strong>ite satisfaisante, obtiennent<br />

d'être transférés à Cayenne, c'est un grand avancement dans<br />

l'échel<strong>le</strong> mora<strong>le</strong> et une existence plus d<strong>ou</strong>ce <strong>le</strong>ur est réser­<br />

vée.<br />

Il n'est pas rare à Cayenne de voir un <strong>condamné</strong> obtenir la<br />

permission d'al<strong>le</strong>r travail<strong>le</strong>r chez un colon, comme un <strong>ou</strong>vrier<br />

ordinaire ; quand une fois un forçat a obtenu cela, il a fait un<br />

grand pas vers <strong>le</strong> ret<strong>ou</strong>r définitif dans la société d'où ses crimes<br />

l'avaient fait chasser.<br />

Au moment dont n<strong>ou</strong>s parlons vivait à l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> un<br />

homme mystérieux, dont la vie et <strong>le</strong> caractère excitaient la<br />

curiosité, d'autant plus qu'il fuyait t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde et était t<strong>ou</strong>­<br />

j<strong>ou</strong>rs seul.<br />

Cette homme était encore jeune.<br />

Malgré ses cheveux qui avaient blanchi avant l'âge, sa barbe<br />

inculte et <strong>le</strong>s rides profondes qui sillonnaient son visage, il<br />

était faci<strong>le</strong> de voir qu'il avait à peine atteint l'âge mûr.<br />

L'arrivée de cet homme dans l'î<strong>le</strong> avait été mystérieuse.<br />

Quelque temps avant l'époque à laquel<strong>le</strong> Mac-Bell, Précigny,<br />

Laposto<strong>le</strong> et <strong>Blondel</strong> avaient été transférés de Cayenne à l'î<strong>le</strong><br />

Roya<strong>le</strong>, un homme s'était présenté à l'habitation <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>ver­<br />

neur de l'î<strong>le</strong> et avait instamment demandé à lui par<strong>le</strong>r.<br />

Le g<strong>ou</strong>verneur, qui était très-occupé en ce moment, avait<br />

demandé :<br />

— Quel est cet homme ?


— 704 —<br />

— Je ne <strong>le</strong> connais pas, avait répon<strong>du</strong> <strong>le</strong> domestique,<br />

— Mais... que veut-il ?<br />

— Il ne l'a pas dit.<br />

— Appartient-il à la colonie ?<br />

— Non,... je <strong>le</strong> vois auj<strong>ou</strong>rd'hui p<strong>ou</strong>r la première fois.<br />

— Eh bien ! dites-lui que je suis surchargé de besogne, que<br />

mes moments sont comptés et qu'il m'est absolument impossib<strong>le</strong><br />

de <strong>le</strong> recevoir maintenant.<br />

Cette réponse fut transmise à l'inconnu qui insista avec tant<br />

de vivacité qu'après plusieurs p<strong>ou</strong>rpar<strong>le</strong>rs il obtint enfin d'être<br />

con<strong>du</strong>it devant <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur.<br />

<strong>Les</strong> vêtements de cet homme étaient grossiers, mais propres,<br />

et malgré sa barbe fauve et inculte, on remarquait dans sa<br />

tenue quelque chose de distingué, une élégance native.<br />

Il s'inclina devant <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur avec un air de nob<strong>le</strong>sse qui<br />

étonna celui-ci lui dit :<br />

— V<strong>ou</strong>s avez s<strong>ou</strong>haité me par<strong>le</strong>r, quoique je n'aie que bien peu<br />

<strong>le</strong> temps à v<strong>ou</strong>s accorder j'ai consenti à v<strong>ou</strong>s recevoir atten<strong>du</strong><br />

qu'il faut que l'affaire dont v<strong>ou</strong>s avez à m'entretenir soit bien<br />

importante p<strong>ou</strong>r que v<strong>ou</strong>s soyez insisté comme v<strong>ou</strong>s l'avez<br />

fait; veuil<strong>le</strong>z donc m'expliquer en peu de mots de quoi il s'agit,<br />

p<strong>ou</strong>r que je puisse immédiatement en juger.<br />

L'inconnu s'inclina de n<strong>ou</strong>veau.<br />

— J'ai, en effet, une prière à v<strong>ou</strong>s faire, monsieur <strong>le</strong><br />

g<strong>ou</strong>verneur, et v<strong>ou</strong>s me rendrez un grand service en me l'accordant.<br />

— Par<strong>le</strong>z!<br />

L'étranger sembla v<strong>ou</strong>loir rassemb<strong>le</strong>r ses idées.<br />

Il re<strong>le</strong>va enfin la tête, fixa ses regards sur <strong>le</strong>s yeux <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>verneur,<br />

pendant qu'une vive r<strong>ou</strong>geur c<strong>ou</strong>vra son visage.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur, commença-t-il d'un voix mal<br />

assurée, v<strong>ou</strong>s devez, si je ne me trompe, recevoir bientôt de<br />

n<strong>ou</strong>veaux <strong>condamné</strong>s dans cette colonie?<br />

— En effet.


— 705 —<br />

— Eh bien, je désirerais obtenir de votre bonté un coin de<br />

terre bien à l'écart et la permission de m'y établir p<strong>ou</strong>r tra­<br />

vail<strong>le</strong>r et y vivre de mon travail, comme <strong>le</strong>s forçats.<br />

— V<strong>ou</strong>s ? monsieur.<br />

— Oui!<br />

— Quel<strong>le</strong> singulière fantaisie!<br />

— Ce n'est pas une fantaisie.<br />

— Mais qui est-ce qui peut donc v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>sser à une démarche<br />

semblab<strong>le</strong> ?<br />

— Le remords ! répondit l'inconnu après avoir hésité un<br />

instant.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— La vérité !<br />

— Je ne comprends pas...<br />

L'étranger passa <strong>le</strong>ntement la main sur son front qui était<br />

c<strong>ou</strong>vert de sueur et son regard s'abaissa vers la terre.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur, reprit-il au b<strong>ou</strong>t d'un instant<br />

d'un air résolu, v<strong>ou</strong>s avez devant v<strong>ou</strong>s un grand criminel.<br />

— Est-ce possib<strong>le</strong> ?<br />

— Je suis c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> de forfaits horrib<strong>le</strong>s !<br />

— Mais cela me semb<strong>le</strong> peu vraisemblab<strong>le</strong> !... Dieu ne<br />

permet pas que <strong>le</strong> crime reste impuni !<br />

— Je vins à b<strong>ou</strong>t de cacher mes crimes aux yeux de la<br />

justice, monsieur <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur, mais je n'ai pas pu <strong>le</strong> cacher<br />

à ceux de Dieu, et c'est lui qui me châtie. Depuis <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où<br />

mes mains furent s<strong>ou</strong>illées de sang, je n'ai pas tr<strong>ou</strong>vé un instant<br />

de repos !... Mes nuits sont hantées de fantômes ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>s,...<br />

mes j<strong>ou</strong>rs sont p<strong>le</strong>ins d'angoisse !... je traîne une<br />

existence de misères, de s<strong>ou</strong>ffrance et de honte et je suis trop<br />

lâche p<strong>ou</strong>r attenter à mes j<strong>ou</strong>rs !<br />

— Ce que v<strong>ou</strong>s me dites est ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> !<br />

— Horrib<strong>le</strong>! monsieur, horrib<strong>le</strong> !... Cent fois ma conscience<br />

s'est s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vée et j'ai v<strong>ou</strong>lu al<strong>le</strong>r t<strong>ou</strong>t raconter à la justice, espérant<br />

que <strong>le</strong> châtiment qui me serait infligé finirait peut-être<br />

53


— 706 —<br />

par me rendre un peu de repos et calmer <strong>le</strong>s remords qui me<br />

rongent!... Et chaque fois je me suis arrêté en me s<strong>ou</strong>venant<br />

que cela ne m'était pas permis.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas ?<br />

— Parce que j'ai ma mère, monsieur une brave et<br />

honnête femme, craignant Dieu et qui m<strong>ou</strong>rrait si el<strong>le</strong> savait la<br />

vérité.<br />

Le g<strong>ou</strong>verneur se taisait, profondément t<strong>ou</strong>ché.<br />

L'inconnu se laissa tomber avec accab<strong>le</strong>ment sur une chaise.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur reprit :<br />

— V<strong>ou</strong>s me racontez là une histoire lamentab<strong>le</strong>,... mais, en<br />

vérité, je ne sais que faire !<br />

— Ce que je v<strong>ou</strong>s demande est p<strong>ou</strong>rtant si simp<strong>le</strong> !<br />

— C'est vrai!... mais...<br />

— Je me relèguerai dans <strong>le</strong> coin de terre que v<strong>ou</strong>s m'aurez<br />

assigné, éloigné de t<strong>ou</strong>s, seul, et personne ne s<strong>ou</strong>pçonnera ma<br />

présence. J'y vivrai dans la retraite, travaillant <strong>du</strong> matin au<br />

soir, en ne me permettant que <strong>le</strong> strict nécessaire, p<strong>ou</strong>r arriver<br />

ainsi à me tuer <strong>le</strong>ntement! Si v<strong>ou</strong>s m'accordez ma demande,<br />

monsieur, v<strong>ou</strong>s aurez fait plus que si v<strong>ou</strong>s m'accordiez la vie<br />

et v<strong>ou</strong>s me mettrez à même de p<strong>ou</strong>voir expier mes crimes, si<br />

t<strong>ou</strong>tefois cela est encore possib<strong>le</strong>.<br />

Le g<strong>ou</strong>verneur tenait conseil avec lui-même.<br />

Cette aventure était si étrange qu'il restait indécis.<br />

Il examina encore une fois avec attention la figure et la<br />

contenance de son interlocuteur et lui adressa encore quelques<br />

questions.<br />

L'inconnu répondit d'une manière réservée et évasive.<br />

A la fin, cependant, l'accent de sincérité, <strong>le</strong> langage <strong>ou</strong>vert,<br />

la manière dont l'inconnu s'exprimait, la pitié qui lui inspirait<br />

ses remors et son repentir, t<strong>ou</strong>t cela décida <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur à<br />

accorder à l'étranger ce qu'il lui demandait,<br />

Le <strong>le</strong>ndemain cet homme mystérieux prenait possession<br />

d'un petit coin de terre qu'il avait choisi et qui se tr<strong>ou</strong>vait


— 707 —<br />

situé à l'une des extrémités de l'î<strong>le</strong>, non loin <strong>du</strong> bord de la<br />

mer.<br />

Il serait diffici<strong>le</strong> de décrire l'aspect sauvage de l'endroit où il<br />

commença à construire sa cabane.<br />

A droite et à gauche s'é<strong>le</strong>vaient de hauts rochers arides dont<br />

<strong>le</strong>s arêtes grises déchiquetaient l'azur <strong>du</strong> ciel et bornaient l'horizon,<br />

en avant s'étendait la mer immense et déserte; en<br />

arrière <strong>le</strong> sol de l'î<strong>le</strong> s'é<strong>le</strong>vait p<strong>ou</strong>r former un monticu<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>vert<br />

d'une végétation chétive, continuel<strong>le</strong>ment f<strong>ou</strong>ettée par <strong>le</strong> vent<br />

<strong>du</strong> large, qui s<strong>ou</strong>fflait en cet endroit t<strong>ou</strong>te la j<strong>ou</strong>rnée comme<br />

s'il avait v<strong>ou</strong>lu t<strong>ou</strong>t déraciner.<br />

<strong>Les</strong> vagues venaient se briser au pied d'une espèce de digue<br />

de rochers par dessus laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong>s passaient parfois en lançant<br />

des flots d'écume.<br />

Le grondement s<strong>ou</strong>rd de l'Océan se faisait continuel<strong>le</strong>ment<br />

entendre à cet endroit, qui présentait vraiment <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong><br />

d'une âme à laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> remords ne laisse pas un instant de<br />

repos.<br />

L'inconnu se mit immédiatement à la besogne, et au moyen<br />

de branchages qu'il alla chercher à la forêt voisine, de quelques<br />

blocs de pierre mal unis au moyen d'une espèce de<br />

mortier fait de terre et de sab<strong>le</strong>, il réussit à se construire une<br />

hutte qui p<strong>ou</strong>vait tant bien que mal l'abriter contre <strong>le</strong>s intempéries.<br />

Le g<strong>ou</strong>verneur lui fit donner quelques <strong>ou</strong>tils, ainsi que des<br />

graines, et il se mit immédiatement à travail<strong>le</strong>r.<br />

Il avait en même temps décidé qu'on lui apporterait à<br />

manger deux fois par semaine, jusqu'à ce qu'il pût récolter des<br />

légumes p<strong>ou</strong>r son usage.<br />

Cet homme que ses passions avaient p<strong>ou</strong>ssé au crime, tr<strong>ou</strong>va<br />

dans <strong>le</strong> travail une espèce de distraction qui lui faisait <strong>ou</strong>blier<br />

par moments <strong>le</strong>s remords qui <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>rmentaient.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait <strong>ou</strong>blier 1<br />

Oublier !...


— 708 —<br />

C'est ce que veu<strong>le</strong>nt t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s criminels, c'est à cela que<br />

tendent t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>urs efforts, efforts rarement c<strong>ou</strong>ronnés de<br />

succès!<br />

Le galérien entend une voix incessante, qui ne s'endort jamais<br />

et qui crie sans cesse à son oreil<strong>le</strong>.<br />

Il peut se cacher dans <strong>le</strong>s forêts, se dérober aux p<strong>ou</strong>rsuites<br />

de la justice, échapper à sa punition ; il porte en lui un juge<br />

inexorab<strong>le</strong> qui <strong>le</strong> suit part<strong>ou</strong>t; ce juge, c'est la conscience.<br />

El<strong>le</strong> se charge de <strong>le</strong> punir.<br />

Oublier ?....<br />

C'est-ce qu'ils veu<strong>le</strong>nt t<strong>ou</strong>s !.... Mais la Providence <strong>le</strong>ur refuse<br />

cette consolation ;... el<strong>le</strong> veut que ce soit <strong>le</strong> commencement de<br />

<strong>le</strong>ur punition ;... ils ne doivent pas un instant <strong>ou</strong>blier qu'ils<br />

sont entrés dans la voie <strong>du</strong> crime !<br />

L'inconnu s'étendait <strong>le</strong> soir sur sa c<strong>ou</strong>che d'herbes et de<br />

feuil<strong>le</strong>s sèches, <strong>le</strong>s membres brisés par la fatigue, p<strong>ou</strong>r y chercher<br />

un peu de repos et quelquefois au moment où, accablé, il<br />

allait fermer <strong>le</strong>s yeux, il tressaillait de frayeur, se <strong>le</strong>vait à<br />

demi et fixait un coin de sa hutte où il lui semblait voir un<br />

spectre pâ<strong>le</strong> et sanglant et entendre <strong>le</strong> râ<strong>le</strong> d'un m<strong>ou</strong>rant.<br />

Il se <strong>le</strong>vait alors, <strong>le</strong> front c<strong>ou</strong>vert d'une sueur glacée et<br />

allait, pieds nus, rafraîchir dans <strong>le</strong>s vagues sa tête en feu.<br />

Mais part<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> fantôme <strong>le</strong> suivait, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ce râ<strong>le</strong> frappait<br />

son oreil<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> premiers temps de son séj<strong>ou</strong>r dans l'î<strong>le</strong> son t<strong>ou</strong>rment ne<br />

sembla pas devoir diminuer et il se demanda plusieurs fois s'il<br />

p<strong>ou</strong>rrait supporter une existence pareil<strong>le</strong>.<br />

Un moment il eut l'idée de s'enfuir, il crut que ses visions<br />

venaient de l'iso<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong>quel il vivait et il eut comme un<br />

désir de ret<strong>ou</strong>rner se retremper dans la vie de dissipation dans<br />

laquel<strong>le</strong> il avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vécu.<br />

Cet homme était connu à Paris où il avait vécu pendant des<br />

années en déployant un luxe princier; rien ne lui avait coûté<br />

p<strong>ou</strong>r satisfaire <strong>le</strong>s fantaisies <strong>le</strong>s plus extravagantes. Il avait


— 709 —<br />

eu des chevaux de choix, des maîtresses célèbres, des amis<br />

distingués. Sa compagnie était alors recherchée avec empressement<br />

par la classe nob<strong>le</strong> et par cette autre classe que l'on appel<strong>le</strong><br />

demi-monde, et plus d'une héritière jeune, riche<br />

et bel<strong>le</strong> avait s<strong>ou</strong>piré en <strong>le</strong> voyant passer dans une<br />

allée <strong>du</strong> bois de B<strong>ou</strong>logne, caracolant sur un cheval pur sang<br />

<strong>ou</strong> bien con<strong>du</strong>isant lui-même un élégant équipage à quatre<br />

chevaux.<br />

Quels songes !.... quels s<strong>ou</strong>venirs!<br />

P<strong>ou</strong>rquoi ne recommencerai-t-il pas cet existence ? P<strong>ou</strong>rquoi<br />

ne pas y chercher l'<strong>ou</strong>bli, et échapper ainsi au remords qui <strong>le</strong><br />

t<strong>ou</strong>rmentait ?<br />

Il hésitait.<br />

Mais son caractère était trop faib<strong>le</strong> et trop irrésolu p<strong>ou</strong>r<br />

prendre un parti énergique.<br />

Et puis, malgré t<strong>ou</strong>s ses t<strong>ou</strong>rments, malgré <strong>le</strong>s spectres qui<br />

venaient tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r son sommeil et glacer son sang dans ses<br />

veines, il tr<strong>ou</strong>vait comme une volupté amère dans cette vie<br />

de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, une satisfaction étrange qui lui faisait espérer qu'il<br />

arriverait à se réhabiliter à ses propres yeux.<br />

<strong>Les</strong> j<strong>ou</strong>rs où il épr<strong>ou</strong>vait ces sentiments étranges étaient<br />

p<strong>ou</strong>r lui des j<strong>ou</strong>rs relativement heureux.<br />

Il p<strong>ou</strong>vait alors dormir et reposer ses membres harassés, son<br />

sang circulait plus tranquil<strong>le</strong>ment ; il lui semblait alors que<br />

<strong>le</strong> siff<strong>le</strong>ment <strong>du</strong> vent était harmonieux et que <strong>le</strong> grondement<br />

des vagues était plus d<strong>ou</strong>x.<br />

Il respirait !<br />

Depuis <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où <strong>le</strong>s forçats de Cayenne avait été transportés<br />

à l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong> il avait gardé la retraite la plus<br />

absolue.<br />

Il se <strong>le</strong>vait chaque matin à la même heure, se rendait vers<br />

la digue p<strong>ou</strong>r y travail<strong>le</strong>r, mais en se tenant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à une<br />

certaine distance des autres travail<strong>le</strong>urs. On lui apportait sa<br />

n<strong>ou</strong>rriture qu'il allait prendre dans sa hutte et ret<strong>ou</strong>rnait à son


— 710 —<br />

travail p<strong>ou</strong>r ne <strong>le</strong> quitter qu'au moment où <strong>le</strong>s forçats rentraient<br />

au <strong>bagne</strong>.<br />

Peu à peu cependant il sentit ses s<strong>ou</strong>ffrances s'ad<strong>ou</strong>cir et <strong>le</strong>s<br />

hallucinations qui <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>rmentaient pendant la nuit finirent par<br />

disparaître peu à peu.<br />

L'avenir commença à lui apparaître s<strong>ou</strong>s des c<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs moins<br />

sombres.<br />

Il avait cependant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une crainte, et c'est s<strong>ou</strong>s l'influence<br />

de ce sentiment qu'il avait résolu d'éviter t<strong>ou</strong>t contact<br />

avec <strong>le</strong>s forçats qui habitaient l'î<strong>le</strong>.<br />

Il craignait de rencontrer parmi eux des personnalités qui<br />

l'eussent connu à Paris, et à aucun prix il n'aurait v<strong>ou</strong>lu que<br />

son nom fût prononcé, la pensée seu<strong>le</strong> de cet affront <strong>le</strong> faisait<br />

frémir.<br />

Au moment où n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons ce personnage mystérieux à<br />

l'I<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong>, on venait d'y amener un transport de forçats<br />

évadés et qui avaient été repris sur <strong>le</strong> territoire des possessions<br />

hollandaises ; ils avaient été amenés à l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong> et non pas à<br />

l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>, parce que dans la première la surveillance étant<br />

plus active que dans la seconde, t<strong>ou</strong>te tentative d'évasion devenait<br />

impossib<strong>le</strong>.<br />

Notre inconnu avait eu à ce sujet un entretien avec l'un des<br />

gardiens qui n'avait aucune raison p<strong>ou</strong>r lui cacher la vérité<br />

et qui lui donna t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s renseignements qu'il lui<br />

demanda.<br />

— V<strong>ou</strong>s dites qu'ils sont quatre ? demandait l'étranger.<br />

— C'est-à-dire, répondit <strong>le</strong> gardien, en réalité ils ne sont<br />

que trois, parce que l'un d'eux sera probab<strong>le</strong>ment mis en liberté<br />

demain <strong>ou</strong> après-demain.<br />

— En liberté ?<br />

— Oui, d'après l'ordre <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>verneur général.<br />

— Et <strong>le</strong>s trois autres ?<br />

— Oh ! ce sont des gaillards sur <strong>le</strong>squels il faut avoir <strong>le</strong>s<br />

yeux <strong>ou</strong>verts.


— 711 —<br />

— Ce sont donc des hommes dangereux ?<br />

— On <strong>le</strong> dit.<br />

Ne <strong>le</strong>s connaissez-v<strong>ou</strong>s pas ?<br />

— Je n'ai vu que l'un d'eux.<br />

— Quel<strong>le</strong> espèce d'homme est-ce?<br />

Le gardien fit un geste significatif.<br />

Oh! dit il, c'est un personnage important.<br />

— Comment l'entendez-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Il paraît que cet homme occupait une certaine position,<br />

un certain rang dans la société, <strong>ou</strong> dit qu'il est comte, et il a<br />

de la peine à se faire à l'existence de forçat.<br />

— Y a-t-il longtemps qu'il a été <strong>condamné</strong>?<br />

— Cinq ans environ.<br />

L'inconnu sembla frissonner de la tète aux pieds.<br />

— V<strong>ou</strong>s disiez donc que v<strong>ou</strong>s croyez que cet homme est<br />

comte? demanda-t-il d'une voix altérée.<br />

— Oui<br />

— Mais son nom !... savez-v<strong>ou</strong>s son nom ?<br />

— Il se nomme Précigny.<br />

L'inconnu tressaillit et une pâ<strong>le</strong>ur mortel<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>vrit son<br />

visage.<br />

Le gardien se mit à s<strong>ou</strong>rire en clignant de l'œil d'un air malicieux.<br />

— V<strong>ou</strong>s l'avez connu ? demanda-t-il!.<br />

— Connu... moi ? fit l'étranger tr<strong>ou</strong>blé.<br />

— Cela n'aurait rien d'étonnant.<br />

— Alors il va habiter l'î<strong>le</strong>?<br />

— Certainement, et p<strong>ou</strong>r longtemps.<br />

— Et travail<strong>le</strong>ra-t-il à la digue ?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te.<br />

L'inconnu baissa la tête sans dire un mot.<br />

Le gardien, s'étant enten<strong>du</strong> appe<strong>le</strong>r, s'éloigna et <strong>le</strong> laissa<br />

plongé dans sa rêverie.<br />

Il resta jusqu'à la nuit, seul, assis au bord de la mer et tenant


— 712 —<br />

son front appuyé sur ses mains et <strong>le</strong>s yeux fixés sur l'horizons<br />

on eût dit qu'il red<strong>ou</strong>tait de regagner sa hutte.<br />

La nuit <strong>le</strong> surprit dans cette position, et ce ne fut que quand<br />

l'obscurité fut complète qu'il se <strong>le</strong>va p<strong>ou</strong>r se diriger vers sa<br />

cabane.<br />

Mais un nuage sombre c<strong>ou</strong>vrait son front et ses regards<br />

étaient constamment baissés.<br />

Cette nuit-là, et contre son habitude, il ferma sa porte et<br />

l'assujettit avec une barre de bois. Pendant longtemps il resta<br />

éveillé, prêtant l'oreil<strong>le</strong> au moindre bruit <strong>du</strong> dehors.<br />

P<strong>ou</strong>rquoi <strong>le</strong> nom de « Précigny » avait-il exercé une impression<br />

si profonde sur cet homme ?<br />

Le <strong>le</strong>cteur <strong>le</strong> saura bientôt, s'il ne l'a déjà deviné. Mais ce<br />

qu'il y a de certain, c'est qu'une anxiété profonde remplissait<br />

son cœur.<br />

Deux heures se passèrent ainsi et ce ne fut que lorsque ses<br />

paupières refusèrent de se s<strong>ou</strong><strong>le</strong>ver qu'il songea au sommeil.<br />

Il se sentait accablé de fatigue, et une angoisse profonde<br />

remplissait son âme ; il appelait <strong>le</strong> repos qui ne venait pas et<br />

mil<strong>le</strong> pensées plus sombres <strong>le</strong>s unes que <strong>le</strong>s autres s'entrecroisaient<br />

dans son cerveau, t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p il se mit sur son séant et<br />

prêta l'oreil<strong>le</strong>.<br />

Etait-ce une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> illusion ?<br />

Il lui avait semblé entendre frapper à sa porte.<br />

Il éc<strong>ou</strong>tait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs.<br />

— Qui p<strong>ou</strong>vait venir à cette heure ?<br />

Une sueur glacée perlait sur ses tempes.<br />

Une minute s'éc<strong>ou</strong>la ainsi et il commençait à respirer, en<br />

croyant s'être trompé, quand il entendit de n<strong>ou</strong>veau et trèsdistinctement<br />

trois c<strong>ou</strong>ps frappés à la porte.<br />

Cette fois, il n'y avait plus moyen de d<strong>ou</strong>ter,... il y avait<br />

réel<strong>le</strong>ment quelqu'un qui v<strong>ou</strong>lait entrer.<br />

Il se <strong>le</strong>va, appuya une main sur son cœur p<strong>ou</strong>r en compri­<br />

mer <strong>le</strong>s battements, puis il s'approcha de la porte.


— 713 —<br />

— Qui est là ? demanda-t-il d'une voix tremblante.<br />

— Ouvrez, <strong>ou</strong>vrez! répondit-on <strong>du</strong> dehors.<br />

L'inconnu hésita un instant, la voix <strong>du</strong> dehors appartenait<br />

évidemment à une femme, et quoiqu'il épr<strong>ou</strong>vât un profond<br />

étonnement, puisqu'il savait qu'il n'y avait pas de femmes<br />

dans l'î<strong>le</strong>, il sentit néanmoins son anxiété augmente.<br />

Il ralluma néanmoins sa lampe et alla <strong>ou</strong>vrir.<br />

C'était bien, en effet, une femme, mais il recula effaré à son<br />

aspect et la considéra avec curiosité.<br />

El<strong>le</strong> était jeune encore, et malgré la bizarrerie de son costume<br />

on ne p<strong>ou</strong>vait s'empêcher d'être frappé de la beauté de<br />

ses traits et de la grâce répan<strong>du</strong>e sur t<strong>ou</strong>te sa personne.<br />

Cette femme paraissait accablée de fatigue, à peine fut-el<strong>le</strong><br />

entrée dans la cabane qu'el<strong>le</strong> se laissa choir sur la c<strong>ou</strong>rbe de<br />

l'inconnu et ferma <strong>le</strong>s yeux comme si el<strong>le</strong> perdait connaissance.<br />

L'inconnu se pencha p<strong>ou</strong>r la s<strong>ou</strong>tenir.<br />

La jeune femme fit un effort p<strong>ou</strong>r rassemb<strong>le</strong>r ses esprits et<br />

ayant passé sa main sur son front comme p<strong>ou</strong>r rappe<strong>le</strong>r ses<br />

s<strong>ou</strong>venirs el<strong>le</strong> dit d'une voix affaiblie :<br />

— Je me suis égarée... j'ai erré depuis la fin <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r à la<br />

recherche d'une habitation.<br />

— D'où venez-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— De Cayenne.<br />

— Et que venez-v<strong>ou</strong>s faire dans cette î<strong>le</strong> ?<br />

— Je viens à la recherche d'un homme auquel mon existence<br />

est liée et qui a été amené ici ce matin.<br />

— Mais,... v<strong>ou</strong>s êtes Indienne ?<br />

— Oui... mon nom est F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert.<br />

— Et comment connaissez-v<strong>ou</strong>s l'homme dont v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>z<br />

et qui est sans d<strong>ou</strong>te un Européen ?<br />

— Oh!... je <strong>le</strong> connais depuis longtemps!... il a un coeur<br />

nob<strong>le</strong> et généreux,... par suite d'une erreur déplorab<strong>le</strong> il a été<br />

arraché à sa maison et à ses serviteurs qui l'adorent.


— 714 —<br />

— Et comment se nomme t-il ?<br />

— Harris.<br />

— C'est donc un Anglais?<br />

— Non, c'est un Français, qui est venu dans mon pays il<br />

y a quelques années.<br />

L'inconnu fit un geste de surprise, comme s'il eût d<strong>ou</strong>té de<br />

ce qu'il entendait.<br />

Mais la jeune femme crut deviner sa pensée et sec<strong>ou</strong>a la tête<br />

comme p<strong>ou</strong>r protester de la véracité de ses paro<strong>le</strong>s.<br />

— Non, non, dit-el<strong>le</strong>, je ne me trompe pas, mais l'homme<br />

dont je par<strong>le</strong> n'a pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs porté <strong>le</strong> nom de Harris.<br />

— Ah ! je comprends maintenant.<br />

— Oui, dans <strong>le</strong> pays où il est né il était appelé autrement.<br />

— Quel était alors son nom ?<br />

— <strong>Blondel</strong> !<br />

Ce nom pro<strong>du</strong>isit un effet indescriptib<strong>le</strong> sur l'inconnu, qui<br />

p<strong>ou</strong>ssa une exclamation.<br />

— <strong>Blondel</strong> v<strong>ou</strong>s avez dit <strong>Blondel</strong> ? s'écria-t-il.<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te !<br />

Cet homme paraissait anéanti.<br />

— <strong>Blondel</strong> et Précigny ! pensait-il. t<strong>ou</strong>s deux ici. t<strong>ou</strong>s<br />

deux !..... c'est Dieu qui <strong>le</strong>s envoie p<strong>ou</strong>r me punir ! que<br />

faire! que faire! je suis per<strong>du</strong>!... per<strong>du</strong> sans ress<strong>ou</strong>rces!<br />

La jeune Indienne <strong>le</strong> considérait d'un air surpris.<br />

Mais n<strong>ou</strong>s devons raconter au <strong>le</strong>cteur comment F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-<br />

Désert, que n<strong>ou</strong>s avons laissée m<strong>ou</strong>rante à l'infirmerie<br />

de Cayenne, se tr<strong>ou</strong>vait d'un manière si étrange à l'î<strong>le</strong><br />

Roya<strong>le</strong>.<br />

Le médecin lui avait immédiatement administré un contrepoison<br />

énergique, ce qui, aidé par la robuste constitution de la<br />

jeune femme, avait suffi p<strong>ou</strong>r combattre et vaincre <strong>le</strong> poison


— 715 —<br />

qu'el<strong>le</strong> avait avalé; <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain <strong>le</strong> médecin l'avait déclarée<br />

sauvée et hors de danger.<br />

<strong>Blondel</strong>, si heureux qu'il fût de savoir F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong> désert<br />

sauvée, ne p<strong>ou</strong>vait néanmoins s'empêcher d'épr<strong>ou</strong>ver une<br />

certaine tristesse. L'incident de Cayenne et son attaque fu­<br />

rieuse contre Précigny ne p<strong>ou</strong>vaient pas mettre obstac<strong>le</strong> à sa<br />

délivrance, mais on lui avait annoncé que quelques formalités<br />

à remplir exigeaient qu'il restât quelques j<strong>ou</strong>rs encore parmi<br />

<strong>le</strong>s forçats.<br />

Après avoir espéré p<strong>ou</strong>voir sortir <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain <strong>du</strong> <strong>bagne</strong><br />

avec F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert et ret<strong>ou</strong>rner à sa plantation, au milieu<br />

de ses nègres fidè<strong>le</strong>s, il s'était vu trompé amèrement.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert était encore à l'ambulance, hors de danger,<br />

il est vrai, mais encore s<strong>ou</strong>ffrante et lui devait être trans­<br />

porté avec <strong>le</strong>s autres à l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong>.<br />

Mais ce qui lui fut encore <strong>le</strong> plus pénib<strong>le</strong> ce fut quand il<br />

apprit que la jeune Indienne ne p<strong>ou</strong>rrait pas <strong>le</strong> suivre atten<strong>du</strong><br />

qu'il était sévèrement défen<strong>du</strong> de laisser pénétrer dans l'I<strong>le</strong><br />

aucune femme, quel<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> fût.<br />

Ils devaient donc de n<strong>ou</strong>veau se séparer.<br />

<strong>Blondel</strong> dût se s<strong>ou</strong>mettre à cette règ<strong>le</strong> quel<strong>le</strong> que fût la d<strong>ou</strong>­<br />

<strong>le</strong>ur qu'il eu épr<strong>ou</strong>vât.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong> désert dont la nature vive et impétueuse ne p<strong>ou</strong>­<br />

vait comprendre <strong>le</strong>s motifs d'une pareil<strong>le</strong> défense ne v<strong>ou</strong>lut<br />

rien éc<strong>ou</strong>ter, et malgré <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de <strong>Blondel</strong> qui lui disait<br />

d'avoir un peu de patience et que cette séparation ne serait<br />

pas de longue <strong>du</strong>rée, el<strong>le</strong> forma <strong>le</strong> plan de suivre secrètement<br />

celui qu'el<strong>le</strong> aimait.<br />

Dans l'après-midi el<strong>le</strong> dit à l'infirmière qu'el<strong>le</strong> avait envie<br />

d'al<strong>le</strong>r faire une c<strong>ou</strong>rte promenade et que l'air de la mer ne<br />

p<strong>ou</strong>vait que lui faire <strong>du</strong> bien, el<strong>le</strong> sut si bien cajo<strong>le</strong>r et<br />

flatter la bonne femme qu'el<strong>le</strong> finit par obtenir ce qu'el<strong>le</strong> demandait.


— 716 —<br />

A peine dehors el<strong>le</strong> se dirigea vers l'endroit où <strong>le</strong>s pêcheurs<br />

amarraient <strong>le</strong>urs embarcations.<br />

Ils étaient t<strong>ou</strong>s en mer à ce moment, mais s'étant cachée<br />

derrière des buissons, el<strong>le</strong> en vit bientôt venir un qui dirigeait<br />

son canot précisément de son côté.<br />

Immobi<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> attendit, impatiente de p<strong>ou</strong>voir al<strong>le</strong>r là bas<br />

où était l'homme sans <strong>le</strong>quel désormais el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait plus<br />

vivre.<br />

Le pêcheur et son fils amenèrent l'embarcation au rivage,<br />

en descendirent et l'ayant amarrée à un des pieux qui se<br />

tr<strong>ou</strong>vaient au bord de l'eau et ayant débarqué <strong>le</strong>urs fi<strong>le</strong>ts et<br />

<strong>le</strong>urs autres ustensi<strong>le</strong>s de pêche ils <strong>le</strong>s chargèrent sur <strong>le</strong>urs<br />

épau<strong>le</strong>s.<br />

Cinq minutes après qu'ils se furent éloignés la jeune<br />

Indienne, dont <strong>le</strong> coeur bondissait de joie, s'approcha <strong>du</strong> canot,<br />

<strong>le</strong> détacha et y étant entrée el<strong>le</strong> s'éloigna <strong>du</strong> rivage en ramant<br />

de t<strong>ou</strong>tes ses forces dans la direction de l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong> que l'on<br />

p<strong>ou</strong>vait vaguement apercevoir à l'horizon.<br />

Affaiblie comme el<strong>le</strong> l'était par la tentative d'empoisonnement<br />

dont el<strong>le</strong> avait été la victime, F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert ne p<strong>ou</strong>vait<br />

pas al<strong>le</strong>r bien vite, et était obligée de se reposer fréquemment,<br />

mais son énergie et sa force de volonté purent vaincre la fatigue<br />

et la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et après quelques heures el<strong>le</strong> parvint à atteindre<br />

<strong>le</strong> rivage de l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong> où el<strong>le</strong> posa <strong>le</strong> pied avec plus de fierté<br />

qu'un conquérant entrant dans un pays s<strong>ou</strong>mis par la force<br />

des armes.<br />

La nuit tombait ; F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert commença à errer dans<br />

l'î<strong>le</strong> à la recherche d'une habitation, et il y avait quelques<br />

heures déjà qu'el<strong>le</strong> marchait quand, épuisée et m<strong>ou</strong>rant de<br />

fatigue, el<strong>le</strong> arriva à la cabane de l'inconnu- où fil<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va<br />

un abri et une c<strong>ou</strong>che p<strong>ou</strong>r reposer ses membres brisés de<br />

lassitude.


— 717 —<br />

CHAPITRE XIV<br />

Projets de vengeance.<br />

Le j<strong>ou</strong>r fixé p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> départ de l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong> des forçats qui<br />

devaient y être con<strong>du</strong>its, <strong>le</strong> petit port de Cayenne présentait un<br />

aspect fort animé.<br />

<strong>Les</strong> préparatifs de cette traversée attiraient <strong>le</strong>s curieux.<br />

<strong>Les</strong> <strong>condamné</strong>s qui devaient faire partie de ce détachement<br />

étaient déjà arrivés et attendaient <strong>le</strong> moment de l'embarquement;<br />

divisés par gr<strong>ou</strong>pes ils conversaient entre eux et ne semblaient<br />

que médiocrement satisfaits de la mesure dont ils étaient<br />

l'objet.<br />

On comprend faci<strong>le</strong>ment cela, atten<strong>du</strong> qu'à Cayenne, t<strong>ou</strong>t<br />

près de la terre ferme, ils p<strong>ou</strong>vaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs espérer de s'évader,<br />

tandis que l'î<strong>le</strong> où on <strong>le</strong>s con<strong>du</strong>isait, se tr<strong>ou</strong>vant à une<br />

certaine distance au large, <strong>le</strong>s tentatives d'évasion ne présentaient<br />

que des chances problématiques de réussite.<br />

Un des hommes qui devaient composer <strong>le</strong> détachement paraissait<br />

surt<strong>ou</strong>t profondément affligé de ce départ.<br />

Eloigné des autres forçats, il s'était assis sur un amas de<br />

p<strong>ou</strong>tres et était plongé dans une profonde rêverie.<br />

C'est cet homme que n<strong>ou</strong>s connaissons depuis <strong>le</strong>s premiers<br />

chapitres de cette histoire et que n<strong>ou</strong>s avons vu combattre aussi<br />

énergiquement contre l'adversité et rester si digne dans <strong>le</strong> malheur:<br />

C'est lui qui, avec un stoïcisme digne d'un meil<strong>le</strong>ur sort<br />

a vu retomber p<strong>ou</strong>r la vingtième fois <strong>le</strong> rocher de Sisyphe


— 718 —<br />

qu'il avait vingt fois réussi à r<strong>ou</strong><strong>le</strong>r au haut de la montagne,<br />

il se tr<strong>ou</strong>ve sur <strong>le</strong> point de voir lui échapper <strong>le</strong> repos et la<br />

tranquillité et de retomber dans la misère et la honte où l'avait<br />

plongé la scélératesse d'un misérab<strong>le</strong>.<br />

Cet homme c'est <strong>Blondel</strong>.<br />

Plongé dans sa rêverie et <strong>le</strong> front appuyé sur ses deux mains<br />

il paraissait anéanti par la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur<br />

Immobi<strong>le</strong> il semblait ne pas entendre <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions désobligeantes<br />

que quelques-uns des autres <strong>condamné</strong>s faisaient méchamment<br />

à son adresse.<br />

S<strong>ou</strong>dain il fut tiré de ses réf<strong>le</strong>xions par <strong>le</strong> contact d'une main<br />

qui venait de se poser sur son épau<strong>le</strong>.<br />

Ayant <strong>le</strong>vé la tête il reconnut Laposto<strong>le</strong>.<br />

— Que veux-tu ? lui demanda-t-il en ayant l'air de sortir d'un<br />

rêve.<br />

Laposto<strong>le</strong> fit un geste comique de commisération.<br />

— Je veux te dire, répondit-il, que cela me fait de la peine<br />

de te voir perdre c<strong>ou</strong>- rage et b<strong>ou</strong>der comme un enfant qu'on a<br />

châtié, et plus encore, de te voir l'objet des quolibets de ces<br />

imbéci<strong>le</strong>s qui à eux t<strong>ou</strong>s ne va<strong>le</strong>nt pas l'ong<strong>le</strong> de ton petit<br />

doigt.<br />

Un s<strong>ou</strong>rire amer apparut sur <strong>le</strong>s lèvres de <strong>Blondel</strong> qui hocha<br />

la tête et fixa Laposto<strong>le</strong> comme s'il eût v<strong>ou</strong>lu lire dans son<br />

âme.<br />

— Laposto<strong>le</strong>, fit-il après un moment de si<strong>le</strong>nce, il y a longtemps<br />

que j'ai reconnu que tu étais meil<strong>le</strong>ur que cette bande<br />

de vauriens et de bandits ; tu as malgré t<strong>ou</strong>t conservé quelques<br />

bons sentiments et toi seul peux comprendre l'éten<strong>du</strong>e de<br />

mon désespoir, car toi seul l'as deviné et compris ; et je l'av<strong>ou</strong>e<br />

sans honte, je suis profondément déc<strong>ou</strong>ragé.<br />

— Voyons, fit vivement Laposto<strong>le</strong>, n'es-tu plus <strong>le</strong> <strong>Blondel</strong><br />

d'autrefois? Quand <strong>le</strong> premier moment sera passé tu verras<br />

que tu retr<strong>ou</strong>veras ton esprit inventif, et je suis persuadé que


— 719 —<br />

tu ne tarderas pas à quitter l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong>, quels que soient <strong>le</strong>s<br />

agréments qu'el<strong>le</strong> puisse offrir.<br />

— Tu te trompes !<br />

— Comment ?<br />

— Ah!... tu ne peux pas te faire une idée de ce que je s<strong>ou</strong>ffre!<br />

— Mais !...<br />

— Je te <strong>le</strong> répète, je s<strong>ou</strong>ffre profondément!... J'avais retr<strong>ou</strong>vé<br />

la liberté, l'estime et la considération, plus encore, je me sentais<br />

devenir meil<strong>le</strong>ur et je commençais à perdre <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>venir des<br />

heures maudites que j'avais passées au <strong>bagne</strong>, j'épr<strong>ou</strong>vais me<br />

espèce de fierté en pensant que je m'étais défait des mauvais<br />

instincts que l'on respire dans cette atmosphère empoisonnée.<br />

Je me voyais l'égal des hommes estimés et honorés, j'étais heureux<br />

de p<strong>ou</strong>voir marcher la tête haute !... et un mot, un seul<br />

mot de ce misérab<strong>le</strong> a suffi p<strong>ou</strong>r me rejeter dans cet enfer dont<br />

j'étais parvenu à sortir au prix d'efforts surhumains et où je<br />

vois qu'il me faudra m<strong>ou</strong>rir.<br />

— M<strong>ou</strong>rir?<br />

— Laisse moi finir Laposto<strong>le</strong> ; désormais, il n'y a plus dans<br />

mon cœur de place que p<strong>ou</strong>r un sentiment qui ét<strong>ou</strong>ffe t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

autres, même l'am<strong>ou</strong>r de la liberté ce sentiment, ai-je<br />

besoin de te <strong>le</strong> dire ?... c'est la soif de la vengeance, et tu ne<br />

peux avoir qu'une idée bien faib<strong>le</strong> de sa vio<strong>le</strong>nce ! Il a atteint<br />

un tel degré d'intensité qu'il est devenu une s<strong>ou</strong>ffrance qui<br />

n'aura de terme que <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où je me serait fait justice moimême<br />

et où j'aurai de ma propre main châtié <strong>le</strong> scélérat qui<br />

est la cause de t<strong>ou</strong>s mes maux et dont la vue seu<strong>le</strong> suffit p<strong>ou</strong>r<br />

mettre mon sang en ébullition!... Me comprends-tu maintenant?<br />

Le cadavre de Précigny et derrière lui l'échafaud... voilà ce que<br />

je vois en perrspective !... Comprends-tu maintenant que je sois<br />

désespéré ?<br />

— P<strong>ou</strong>r autant qu'il s'agit de se débarrasser de ce monstre,<br />

qui a nom <strong>le</strong> comte de Précigny, j'av<strong>ou</strong>e que je suis partisan de


— 720 —<br />

ton idée et je ne suppose pas que la mort de cet « aristocrate »<br />

soit une bien grande perte p<strong>ou</strong>r la société, au contraire ! Mais<br />

te faire de la bi<strong>le</strong> comme tu <strong>le</strong> fais, voilà ce qui ne peut pas<br />

entrer dans ma tête !.... Je tr<strong>ou</strong>ve qu'il serait plus raisonnab<strong>le</strong><br />

de penser aux moyens de p<strong>ou</strong>voir s'évader de l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong>, quel<br />

que soit <strong>le</strong> roi auquel el<strong>le</strong> appartienne.<br />

— Tu penses à fuir ?<br />

— Naturel<strong>le</strong>ment !... Ne veux-tu pas être de la partie ?<br />

— P<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment je ne pense qu'à une chose, me défaire<br />

de cet homme !.... Un de n<strong>ou</strong>s deux est de trop sur la terre!...<br />

et si tu veux savoir <strong>le</strong> fonds de ma pensée, ce n'est que dans<br />

<strong>le</strong> but de me venger que je vais avec v<strong>ou</strong>s à l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong>, car <strong>le</strong><br />

g<strong>ou</strong>verneur de Cayenne m'a laissé libre d'attendre ici <strong>le</strong>s formalités<br />

de ma délivrance.<br />

Laposto<strong>le</strong> quitta un moment <strong>Blondel</strong> p<strong>ou</strong>r s'approcher des<br />

autres <strong>condamné</strong>s qui devaient être éga<strong>le</strong>ment transportés<br />

à l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong>.<br />

Un vingtaine de ces hommes au milieu desquels on distinguait<br />

Précigny et Mac- Bell étaient réunis et avaient t<strong>ou</strong>t l'air<br />

de comploter quelque chose.<br />

C'est Précigny qui parlait.<br />

— Croyez-moi, disait-il à ses sauvages interlocuteurs, <strong>Blondel</strong><br />

a goûté pendant trop longtemps <strong>le</strong>s joies de la liberté p<strong>ou</strong>r<br />

s'être si faci<strong>le</strong>ment décidé à faire partie de notre détachement ;<br />

il v<strong>ou</strong>drait ret<strong>ou</strong>rner à sa plantation, au milieu de ses nègres<br />

et <strong>du</strong> luxe auquel il est acc<strong>ou</strong>tumé. Il n<strong>ou</strong>s méprise maintenant<br />

et se fera une gloire de n<strong>ou</strong>s trahir, de rendre compte à<br />

l'administration de t<strong>ou</strong>t ce qu'il p<strong>ou</strong>rra déc<strong>ou</strong>vrir afin de s'attirer<br />

<strong>le</strong>s bonnes grâces de l'autorité!... il espère sans d<strong>ou</strong>te<br />

obtenir sa grâce à nos dépens !<br />

— C'est vrai, fit un des forçats, il n'a nul<strong>le</strong>ment l'air de<br />

v<strong>ou</strong>loir fraterniser avec n<strong>ou</strong>s.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> répète, reprit Précigny d'un ton insinuant,


— 721 —<br />

il n<strong>ou</strong>s trahira t<strong>ou</strong>s tant que n<strong>ou</strong>s sommes !... Comment v<strong>ou</strong>-<br />

driez-v<strong>ou</strong>s expliquer autrement sa présence parmi n<strong>ou</strong>s, com­<br />

ment p<strong>ou</strong>rriez-v<strong>ou</strong>s croire que <strong>Blondel</strong>, grâcié, consente à n<strong>ou</strong>s<br />

suivre à l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong> ?... Je v<strong>ou</strong>s dis moi qu'il ne vient avec n<strong>ou</strong>s<br />

que p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s espionner !<br />

— Dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas cela me paraît l<strong>ou</strong>che ! fit l'Ecossais<br />

p<strong>ou</strong>r appuyer <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de son ami.<br />

— V<strong>ou</strong>s comprenez, répondit Précigny, que t<strong>ou</strong>tes ces formalité<br />

dont il est question p<strong>ou</strong>r la libération de <strong>Blondel</strong> ne<br />

sont qu'un prétexte;... mais n<strong>ou</strong>s ne n<strong>ou</strong>s laissons pas attraper<br />

par de semblab<strong>le</strong>s balivernes, et l'on ne n<strong>ou</strong>s fera jamais croire<br />

qu'il vient à l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong> rien que p<strong>ou</strong>r changer d'air ! Quant à<br />

moi, je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dis franchement, je ne crois pas un mot de<br />

t<strong>ou</strong>t ce que l'on a dit.<br />

— N<strong>ou</strong>s non plus,... n<strong>ou</strong>s non plus! firent en chœur <strong>le</strong>s<br />

forçats qui éc<strong>ou</strong>taient Précigny et qui t<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>laient naturel<strong>le</strong>ment<br />

avoir l'air aussi malins que <strong>le</strong>ur interlocuteur.<br />

— Il résulte de t<strong>ou</strong>t cela, fit ce dernier p<strong>ou</strong>r conclure et p<strong>ou</strong>r<br />

conserver l'avantage qu'il venait d'acquérir, il résulte que<br />

<strong>Blondel</strong> n'est qu'un espion,... un traître !...<br />

— Oui !... répétèrent <strong>le</strong>s autres; un traître!... un espion!<br />

— Et maintenant v<strong>ou</strong>s savez quel<strong>le</strong> doit être votre con<strong>du</strong>ite<br />

vis-à-vis de lui!... N<strong>ou</strong>s savons maintenant quel est notre<br />

ennemi, et cela doit v<strong>ou</strong>s suffire p<strong>ou</strong>r savoir si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z <strong>le</strong><br />

traiter en camarade, <strong>ou</strong> bien si...<br />

— Bien, bien... n<strong>ou</strong>s en savons assez, et il ne tardera pas<br />

à avoir des marques de notre façon de penser à son égard.<br />

La conversation en était là quand Laposto<strong>le</strong> s'approcha <strong>du</strong><br />

gr<strong>ou</strong>pe; à son arrivée, l'entretien prit immédiatement une autre<br />

direction; car on savait qu'il était l'ami de <strong>Blondel</strong>.<br />

Mais <strong>le</strong> jeune Parisien était un rusé compère, et il connut<br />

de suite à la physionomie de ces hommes et à quelques<br />

regards échangés furtivement qu'il y avait quelque chose dans<br />

l'air.<br />

54


— 722 —<br />

— Je connais ça ! pensa-t-il,... al<strong>le</strong>z t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, mes amis<br />

ce n'est pas aux vieux singes qu'on apprend à faire<br />

grimace !<br />

Une heure après, <strong>le</strong>s préparatifs étant terminés, l'embarquement<br />

commença et <strong>le</strong> navire qui portait <strong>le</strong>s forçats quitta<br />

bientôt <strong>le</strong> port de Cayenne p<strong>ou</strong>r mettre <strong>le</strong> cap sur l'î<strong>le</strong><br />

Roya<strong>le</strong>.<br />

La brise était favorab<strong>le</strong> et trois heures ne s'étaient pas éc<strong>ou</strong>lées<br />

qu'on abordait.<br />

<strong>Les</strong> forçats descendirent alors dans l'î<strong>le</strong> et mirent <strong>le</strong> pied sur<br />

cette terre, que beauc<strong>ou</strong>p d'entr'eux ne devaient jamais<br />

quitter.<br />

Cependant, la plupart conservaient encore l'espoir de tr<strong>ou</strong>ver<br />

une occasion p<strong>ou</strong>r fuir, malgré la surveillance dont ils étaient<br />

l'objet.<br />

Dès <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, commença une vie n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r eux.<br />

une vie d'une activité ininterrompue, t<strong>ou</strong>t étant calculé, de<br />

manière à ne pas <strong>le</strong>ur laisser un moment de loisir, un instant<br />

de réf<strong>le</strong>xion.<br />

Au point <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde était deb<strong>ou</strong>t et prêt à se<br />

rendre aux digues qui étaient en construction <strong>ou</strong> en réparation<br />

sur plusieurs points de l'î<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> forçats étaient sévèrement surveillés et cela p<strong>ou</strong>r deux<br />

motifs, afin de prévenir t<strong>ou</strong>te tentative d'évasion d'abord, et<br />

puis p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s empêcher de perdre <strong>du</strong> temps en négligeant de<br />

travail<strong>le</strong>r.<br />

Cependant on <strong>le</strong>ur permettait de se mettre par petits<br />

gr<strong>ou</strong>pe de deux, trois <strong>ou</strong> quatre hommes, p<strong>ou</strong>r travail<strong>le</strong>r<br />

ensemb<strong>le</strong>.<br />

On comprend que Laposto<strong>le</strong> aurait dû se mettre avec <strong>Blondel</strong><br />

et en cela son instinct l'aurait bien servi, atten<strong>du</strong> qu'il aurait<br />

flairé des ennemis dans <strong>le</strong>s autres forçats que Précigny avait<br />

tenté d'exciter contre <strong>Blondel</strong>.<br />

Mais il n'en fut rien.


— 723 —<br />

Il alla précisément se mê<strong>le</strong>r au gr<strong>ou</strong>pe de ces indivi<strong>du</strong>s, en<br />

se plaçant à côté de ceux qui lui avaient paru <strong>le</strong>s plus<br />

excités.<br />

Cette action téméraire avait un but secret.<br />

Laposto<strong>le</strong>, qui fut assez mal reçu t<strong>ou</strong>t d'abord, atten<strong>du</strong> que<br />

Précigny l'avait représenté comme <strong>le</strong> partisan de <strong>Blondel</strong>,<br />

eut bientôt opéré un revirement dans l'opinon de ces hom­<br />

mes.<br />

Il profita t<strong>ou</strong>t d'abord de <strong>le</strong>ur bonne humeur p<strong>ou</strong>r mettre<br />

en relief t<strong>ou</strong>t ce que la nature lui avait donné de cette gaîeté<br />

pétillante et caustique qui caractérise l'enfant de Paris, et au<br />

b<strong>ou</strong>t d'une heure il s'était attiré la sympathie de ceux-là<br />

même qui s'étaient montrés <strong>le</strong>s plus méfiants à son<br />

égard.<br />

Une fois ce résultat obtenu, il arriva comme par hasard à<br />

prononcer <strong>le</strong> nom de <strong>Blondel</strong>.<br />

Il partit de là p<strong>ou</strong>r commencer <strong>le</strong> récit d'aventures dans<br />

<strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s <strong>Blondel</strong> avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un rô<strong>le</strong> héroïque.<br />

Puis il parla de l'énergie de cet homme extraordinaire, de sa<br />

force herculéenne qui l'avait fait surnommer à T<strong>ou</strong>lon <strong>le</strong> « roi<br />

<strong>du</strong> <strong>bagne</strong>. » Le rusé compère n'eût garde de passer s<strong>ou</strong>s<br />

si<strong>le</strong>nce la générosité et la grandeur d'âme de son héros,<br />

l'appui qu'il prêtait au faib<strong>le</strong> contre <strong>le</strong> fort, et p<strong>ou</strong>r mieux<br />

se faire éc<strong>ou</strong>ter, il entremêla <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t d'anecdotes amusantes.<br />

Il sut si bien dissimu<strong>le</strong>r ses intentions et sa réussite fut<br />

tel<strong>le</strong>ment complète qu'au b<strong>ou</strong>t d'une heure <strong>le</strong>s mêmes<br />

hommes que Précigny croyait avoir pu armer de défiance<br />

contre <strong>Blondel</strong> étaient devenus <strong>le</strong>s admirateurs de ce<br />

dernier.<br />

Quand Laposto<strong>le</strong> eut pu constater <strong>le</strong> revirement qui s'était<br />

pro<strong>du</strong>it dans <strong>le</strong>ur esprit, il crut p<strong>ou</strong>voir entrer franchement<br />

en matière.<br />

Il ne craignit pas de démontrer aux autres forçats que<br />

Précigny avait t<strong>ou</strong>t intérêt à être débarrassé de <strong>Blondel</strong> qu'il


— 724 —<br />

avait à deux reprises, lâchement envoyé au <strong>bagne</strong> p<strong>ou</strong>r satisfaire<br />

sa vengeance, et dont il avait t<strong>ou</strong>t à craindre.<br />

En un mot, Laposto<strong>le</strong> sut si bien faire qu'une révolution<br />

tota<strong>le</strong> s'était faite en faveur de <strong>Blondel</strong> dans l'esprit de ceux<br />

qui une heure auparavant <strong>le</strong> considéraient comme un espion et<br />

qui avaient juré de <strong>le</strong> traiter en conséquence.<br />

Le Parisien venait de donner une preuve éclatante de son<br />

habi<strong>le</strong>té.<br />

N<strong>ou</strong>s n'avons pas besoin d'aj<strong>ou</strong>ter que p<strong>ou</strong>r agir il avait profité<br />

de ce que Précigny et Mac-Bell étaient occupés à une certaine<br />

distance.<br />

Ils ne se d<strong>ou</strong>taient donc nul<strong>le</strong>ment <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>r que Laposto<strong>le</strong><br />

venait de <strong>le</strong>ur j<strong>ou</strong>er.<br />

Au moment où la cha<strong>le</strong>ur devint suffocante un des gardiens<br />

donna un c<strong>ou</strong>p de siff<strong>le</strong>t, qui était <strong>le</strong> signal <strong>du</strong> repos.<br />

Chacun était alors libre de se chercher un endroit à sa fantaisie<br />

p<strong>ou</strong>r s'y reposer.<br />

<strong>Blondel</strong>, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plongé dans de sombres pensées et agité<br />

par de noirs pressentiments, s'approcha d'une petite forêt audelà<br />

de laquel<strong>le</strong> on distinguait des rochers é<strong>le</strong>vés.<br />

Ces rochers devaient sans d<strong>ou</strong>te se tr<strong>ou</strong>ver au bord de la<br />

mer.<br />

Arrivé s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s arbres, il chercha un endroit garni d'herbe et<br />

d'ombre où il pût prendre un peu de repos et rêver sans être<br />

dérangé par personne.<br />

S<strong>ou</strong>dain il lui sembla entendre <strong>du</strong> bruit, il éc<strong>ou</strong>ta et reconnut<br />

que c'était quelqu'un qui bêchait la terre.<br />

Cela excita sa curiosité et il v<strong>ou</strong>lut savoir quel était celui qui<br />

travaillait pendant que <strong>le</strong>s autres se reposaient.<br />

Il savait bien qu'il y avait dans l'î<strong>le</strong> des <strong>ou</strong>vriers qui<br />

étaient libres, mais il faisait à ce moment une cha<strong>le</strong>ur<br />

tel<strong>le</strong>ment forte qu'il ne comprenait pas qu'un homme pût y<br />

résister.<br />

Il v<strong>ou</strong>lut s'en rendre compte et il s'avança avec précaution


— 725 —<br />

p<strong>ou</strong>r ne pas être vu ; ayant écarté des branches, il se tr<strong>ou</strong>va<br />

en présence d'un indivi<strong>du</strong> dont <strong>le</strong> front ruisselait de sueur et<br />

qui bêchait la terre avec une ardeur extraordinaire.<br />

Cet homme ne s'aperçut pas de l'attention dont il était l'objet<br />

de la part de <strong>Blondel</strong>, qui put ainsi s'en approcher sans avoir<br />

été remarqué et qui <strong>du</strong>t lui t<strong>ou</strong>cher l'épau<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r attirer son<br />

attention.<br />

L'inconnu se ret<strong>ou</strong>rna vivement.<br />

<strong>Blondel</strong> vit alors devant lui un pauvre diab<strong>le</strong> dont <strong>le</strong> visage<br />

défait et c<strong>ou</strong>vert de rides, la longue barbe inculte et <strong>le</strong>s regards<br />

anxieux dénotaient une profonde d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur.<br />

Il eut pitié de cet homme.<br />

Pendant qu'il <strong>le</strong> considérait, ce travail<strong>le</strong>ur mystérieux <strong>le</strong> regardait<br />

aussi de son côté avec attention, puis, au b<strong>ou</strong>t d'un<br />

moment, ayant passé la main sur son front, il p<strong>ou</strong>ssa une<br />

exclamation de surprise et de terreur.<br />

— <strong>Blondel</strong>!... s'écria-t-il en faisant quelques pas en arrière.<br />

— Comment ?... fit <strong>Blondel</strong> au comb<strong>le</strong> de l'étonnement; v<strong>ou</strong>s<br />

me connaissez?<br />

L'inconnu <strong>le</strong> considérait comme s'il eût été un spectre sorti<br />

de terre.<br />

— Oui,... <strong>ou</strong>i,... je v<strong>ou</strong>s connais, répondit-il avec une voix<br />

altérée, mais il n'y a rien de surprenant à ce que v<strong>ou</strong>s ne me<br />

reconnaissiez pas et que ma physionomie v<strong>ou</strong>s paraisse étrangère,<br />

cependant v<strong>ou</strong>s m'avez vu s<strong>ou</strong>vent,... très-s<strong>ou</strong>vent,... il<br />

y a de cela cinq ans environ... Ah !... <strong>le</strong> remords et <strong>le</strong> repentir<br />

m'ont vieilli rapidement, et il n'est pas étonnant que je ne<br />

paraisse plus être <strong>le</strong> même homme !<br />

<strong>Blondel</strong> continuait à examiner cet homme, mais c'était en<br />

vain, ils ne p<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> reconnaître<br />

— J'ai beau chercher, dit-il enfin, je ne tr<strong>ou</strong>ve dans mes<br />

s<strong>ou</strong>venirs aucune physionomie que vos traits puissent me rappe<strong>le</strong>r.


— 726 —<br />

L'inconnu sec<strong>ou</strong>a d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reusement la tête.<br />

Puis s'approchant de <strong>Blondel</strong> et se plaçant bien en face de<br />

lui il lui dit :<br />

— Reportez-v<strong>ou</strong>s à deux années en arrière, figurez-v<strong>ou</strong>s que<br />

v<strong>ou</strong>s êtes à Paris et regardez-moi bien. <strong>Blondel</strong>. Débarrassez<br />

mon visage de ses rides, ma tête de ses cheveux blancs, représentez-v<strong>ou</strong>s<br />

ce que je p<strong>ou</strong>vais être à l'âge de vingt cinq ans,<br />

joyeux, sans inquiétude, vêtu à la dernière mode et parc<strong>ou</strong>rant<br />

<strong>le</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard sur un magnifique cheval, et peut-être me reconnaîtrez-v<strong>ou</strong>s<br />

!<br />

<strong>Blondel</strong> avait senti sa curiosité s'accroître en considérant ce<br />

personnage énigmatique, mais t<strong>ou</strong>s ses efforts furent vains et<br />

au b<strong>ou</strong>t d'un moment il fit un geste négatif.<br />

— J'ai beau chercher, dit-il, je ne tr<strong>ou</strong>ve pas; je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />

répète,... je ne v<strong>ou</strong>s reconnais pas.<br />

Un rire amer parut sur <strong>le</strong>s lèvres de cet homme.<br />

— Oh !... fit-il... quel<strong>le</strong> est donc la puissance des remords.<br />

l'insomnie, des songes hantés de fantômes ! de ce spectre<br />

qui me suit nuit et j<strong>ou</strong>r, qui vient pendant la nuit murmurer à<br />

mon oreil<strong>le</strong> un mot qui glace mon sang dans mes veines et me<br />

fait frissonner d'ép<strong>ou</strong>vante !... assassin !... Oh!... quels t<strong>ou</strong>rments<br />

horrib<strong>le</strong>s !... <strong>le</strong>s t<strong>ou</strong>rments <strong>du</strong> remords, entendez-v<strong>ou</strong>s! <strong>du</strong> remords<br />

qui, comme un esprit vengeur, vient j<strong>ou</strong>r par j<strong>ou</strong>r<br />

éteindre un des restes de ma jeunesse p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> remplacer par la<br />

ca<strong>du</strong>cité, au point que depuis deux ans il est impossib<strong>le</strong> de me<br />

reconnaître et que je suis obligé de me nommer moi-même!..<br />

V<strong>ou</strong>s d<strong>ou</strong>tez peut être, <strong>Blondel</strong>? V<strong>ou</strong>s aurez de la peine à me<br />

croire quand je v<strong>ou</strong>s dirai que cet homme, ce misérab<strong>le</strong>, ce<br />

galérien volontaire n'est autre que <strong>le</strong> vicomte Maxime de<br />

Brescé!...<br />

A cette déclaration inatten<strong>du</strong>e <strong>Blondel</strong> ne put réprimer une<br />

exclamation de stupeur.<br />

— V<strong>ou</strong>s!... V<strong>ou</strong>s!... <strong>le</strong> vicomte de Brescé ? s'êcria-t-il en considérant<br />

de n<strong>ou</strong>veau son interlocuteur.


— 727 —<br />

— N'est-ce pas v<strong>ou</strong>s avez de la peine à <strong>le</strong> croire ? continua<br />

Maxime; personne ne v<strong>ou</strong>drait reconnaître l'élégant habitué <strong>du</strong><br />

b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard dans <strong>le</strong> misérab<strong>le</strong> <strong>ou</strong>vrier que v<strong>ou</strong>s avez devant <strong>le</strong>s<br />

yeux et qui s'est volontairement <strong>condamné</strong> à l'iso<strong>le</strong>ment et à<br />

un travail opiniâtre ?<br />

— Mais, reprit <strong>Blondel</strong> t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs surpris, qu'avez-v<strong>ou</strong>s donc<br />

fait p<strong>ou</strong>r mériter un tel sort ?<br />

— Ce que j'ai fait?... Ce que j'ai fait?... balbutia Maxime.<br />

Et en disant ces mots son visage s'était c<strong>ou</strong>vert d'une pâ<strong>le</strong>ur<br />

mortel<strong>le</strong>;... ses gen<strong>ou</strong>x pliaient s<strong>ou</strong>s lui.<br />

— J'ai commis un crime, dit-il, qui est resté caché aux yeux<br />

de la justice humaine mais non à ceux de la justice divine. Le<br />

Juge suprême m'a châtié, il m'a envoyé <strong>le</strong> remords et en même<br />

temps il m'a inspiré l'idée de venir ici me s<strong>ou</strong>mettre à un exil<br />

volontaire et à un travail incessant, de me s<strong>ou</strong>mettre au sort<br />

qui aurait été mon partage si la justice des hommes avait connu<br />

mon crime, et de partager l'existence de forçats qui ne sont<br />

peut-être pas aussi c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>s que moi !<br />

— Comment ! c'est volontairement que v<strong>ou</strong>s avez renoncé<br />

aux joies de Paris, à la liberté, p<strong>ou</strong>r venir traîner ici une existence<br />

misérab<strong>le</strong> ?<br />

— Oui!... et t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs je bénis Dieu de m'avoir envoyé<br />

cette pensée, ce n'est qu' au prix d'une vie pareil<strong>le</strong> que je p<strong>ou</strong>rrai<br />

peu à peu me réconcilier avec moi-même et que je serai délivré<br />

des visions qui venaient me t<strong>ou</strong>rmenter pendant mes<br />

longues insomnies...<br />

Maxime s'arrêta t<strong>ou</strong>t-à-c<strong>ou</strong>p et prenant sa bêche il dit à<br />

<strong>Blondel</strong>:<br />

— Eloignons-n<strong>ou</strong>s et regagnons ma cabane, j'allais <strong>ou</strong>blier<br />

que j'y ai laissé une pauvre femme qui doit attendre mon<br />

ret<strong>ou</strong>r.<br />

— Une femme?... à l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong>?... Comment cela est-il<br />

possib<strong>le</strong> ?... s'écria <strong>Blondel</strong>.<br />

— C'est une pauvre créature qui est arrivée hier soir à ma


— 728 —<br />

hutte, épuisée et accablée par la fatigue et la maladie et que<br />

j'ai laissée endormie, car el<strong>le</strong> a bien besoin de repos.<br />

— Je ne comprends pas qu'une femme ait pu pénétrer jusqu'ici<br />

où aucune femme ne doit p<strong>ou</strong>voir séj<strong>ou</strong>rner d'après <strong>le</strong>s<br />

défenses <strong>le</strong>s plus rig<strong>ou</strong>reuses.<br />

— El<strong>le</strong> est arrivée secrètement ; j'ignore quel<strong>le</strong> ruse el<strong>le</strong> a<br />

employée p<strong>ou</strong>r tromper la surveillance et p<strong>ou</strong>voir débarquer<br />

dans l'î<strong>le</strong>;... el<strong>le</strong> est venue par affection p<strong>ou</strong>r un des <strong>condamné</strong>s<br />

qui sont ici.<br />

— Est-el<strong>le</strong> encore jeune ? demanda indifféremment <strong>Blondel</strong>.<br />

— El<strong>le</strong> est jeune et bel<strong>le</strong>, malgré la bizarrerie de son cos-<br />

tume.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire?<br />

— Cette jeune femme est une Indienne !<br />

— Une Indienne ? dites-v<strong>ou</strong>s... Grand Dieu,... son nom? son<br />

nom ?... fit <strong>Blondel</strong> avec précipitation.<br />

— F<strong>le</strong>ur <strong>du</strong>-Désert ?<br />

— Où est-el<strong>le</strong>? où est-el<strong>le</strong> ?<br />

— Dans ma cabane.<br />

— Depuis quand ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s l'ai dit, depuis hier soir.<br />

— Vite !... vite !... con<strong>du</strong>isez-moi auprès d'el<strong>le</strong>, Maxime; v<strong>ou</strong>s<br />

ne savez pas quel lien m'unit à cette femme !... Il faut que je la<br />

voie sans perdre un instant.<br />

Maxime marchait en avant et <strong>Blondel</strong> <strong>le</strong> suivait.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant t<strong>ou</strong>s deux arrivaient à la hutte ; ils s'ar-<br />

rêtèrent et, Maxime, ayant d<strong>ou</strong>cement <strong>ou</strong>vert la porte, <strong>Blondel</strong><br />

jeta un regard anxieux dans l'intérieur.<br />

Sur une c<strong>ou</strong>che de feuil<strong>le</strong>s sèches, une jeune femme dormait.<br />

— C'est el<strong>le</strong>,... c'est bien el<strong>le</strong>, fit <strong>Blondel</strong> à demi-voix.<br />

Ces paro<strong>le</strong>s, cette voix chère et si connue suffirent p<strong>ou</strong>r<br />

réveil<strong>le</strong>r la jeune Indienne, qui <strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s yeux et regarda aut<strong>ou</strong>r<br />

d'el<strong>le</strong> d'un air étonné.<br />

Ayant aperçu <strong>Blondel</strong>, el<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va en s'écriant :


— 729 —<br />

— Harris !<br />

Son charmant visage rayonnait de bonheur, el<strong>le</strong> se précipita<br />

dans <strong>le</strong>s bras de <strong>Blondel</strong> et cacha sa tête dans sa poitrine.<br />

— Chère enfant ! lui dit celui-ci d'une voix attendrie, tu as<br />

donc v<strong>ou</strong>lu me suivre jusqu'ici ?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te !... <strong>le</strong>s défenses des visages pâ<strong>le</strong>s ne peuvent<br />

pas m'empêcher de faire ma volonté ?<br />

— Mais !... la mer ?...<br />

— La mer non plus, répondit F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert en lui s<strong>ou</strong>riant<br />

avec am<strong>ou</strong>r ;... tu <strong>le</strong> vois puisque me voilà !...<br />

— Mais comment as-tu pu...?<br />

— El<strong>le</strong> dit alors à <strong>Blondel</strong> comment Maxime l'avait reçue et<br />

soignée.<br />

<strong>Blondel</strong> en témoigna chaudement sa reconnaissance à ce<br />

dernier.<br />

Il lui confia son am<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r la jeune fil<strong>le</strong> et son intention<br />

d'en faire sa femme dès qu'il serait libre.<br />

L'entretien <strong>du</strong>rait depuis un temps assez long quand <strong>le</strong><br />

visage de <strong>Blondel</strong> prit une expression de tristesse.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Desert s'en aperçut et lui en demanda la cause.<br />

— Je dois te quitter de n<strong>ou</strong>veau, répondit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Quel<strong>le</strong> est la raison qui t'éloigne de moi ?<br />

— Premièrement, je dois, aussi longtemps que je suis ici,<br />

partager <strong>le</strong>s travaux des forçats, ensuite.<br />

— Ensuite.<br />

— Je dois remplir <strong>le</strong> serment que j'ai fait de châtier un misérab<strong>le</strong><br />

!...<br />

— Oh!... veux-tu encore t'exposer à de n<strong>ou</strong>veaux dangers ?<br />

s'écria l'Indienne avec angoisse.<br />

— Non!... non!.., ne crains rien p<strong>ou</strong>r moi, répondit <strong>Blondel</strong>;<br />

Dieu me protège maintenant!... je reviendrai bientôt près de<br />

toi!<br />

Malgré cette assurance, F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, qui ne tremblait


— 730 —<br />

jamais p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>-même, sentit son coeur envahi par une<br />

anxiété indicib<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> saisit <strong>le</strong>s mains de <strong>Blondel</strong> et lui dit d'un<br />

ton de prière:<br />

— Harris!... mon Harris bien-aimé !... éc<strong>ou</strong>te-moi, je t'en-<br />

supplie!... je t'en conjure!... renonce à cette vengeance!... Je <strong>le</strong><br />

sens!... j'ai peur !... il me semb<strong>le</strong> que je ne te reverrai plus !<br />

J'ai un pressentiment qui me dit que n<strong>ou</strong>s sommes sur <strong>le</strong> point<br />

d'être séparés p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs!<br />

— Il faut que je tienne mon serment, il <strong>le</strong> faut! repartit<br />

<strong>Blondel</strong>... cet homme s'est ren<strong>du</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> des plus grands<br />

crimes ; aussi longtemps que ce misérab<strong>le</strong> vivra n<strong>ou</strong>s sommes<br />

toi et moi, exposés à un danger permanent ; c'est p<strong>ou</strong>rquoi il<br />

faut que cet homme meure !<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert v<strong>ou</strong>lut recommencer ses prières, mais <strong>Blondel</strong><br />

fut inf<strong>le</strong>xib<strong>le</strong> et el<strong>le</strong> <strong>du</strong>t renoncer à <strong>le</strong> retenir; malgré ses lar­<br />

mes et ses supplications, <strong>Blondel</strong> quitta la cabane p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r<br />

reprendre son travail.<br />

Il marchait rapidement ; mil<strong>le</strong> pensées confuses se croi­<br />

saient dans son cerveau, et de temps en temps il portait la<br />

main au manche d'un c<strong>ou</strong>teau qu'il portait caché s<strong>ou</strong>s ses<br />

vêtements.<br />

N<strong>ou</strong>s allons maintenant n<strong>ou</strong>s occuper de ce qui s'était passé<br />

pendant l'absence de <strong>Blondel</strong>.<br />

Précigny et Mac-Bell qui, comme n<strong>ou</strong>s l'avons dit, travail­<br />

laient à quelque distance des autres forçats s'entretenaient à<br />

demi-voix p<strong>ou</strong>r ne pas être enten<strong>du</strong>s des gardiens qui se pro­<br />

menaient d'un gr<strong>ou</strong>pe à l'autre.<br />

L'objet de <strong>le</strong>ur conversation était comme d'habitude <strong>Blondel</strong><br />

et <strong>le</strong>s moyens à employer p<strong>ou</strong>r s'en défaire. Sa mort était<br />

devenue une idée fixe chez Précigny et il v<strong>ou</strong>lait y parvenir,<br />

dût-il y risquer sa tête.<br />

La difficulté consistait à p<strong>ou</strong>voir attirer <strong>Blondel</strong> dans une<br />

embuscade, afin d'éviter d'avoir avec lui un combat corps à<br />

corps dont l'issue eût été d<strong>ou</strong>teuse.


— 731 —<br />

La conversation avait précisément p<strong>ou</strong>r objet d'imaginer un<br />

guet-apens.<br />

Plusieurs propositions avaient déjà été présentées, examinées,<br />

puis rejetées, quand Précigny s'écria d'un air joyeux.<br />

J'ai tr<strong>ou</strong>vé !<br />

— Voyons ton plan ! fit l'Ecossais.<br />

— Voici l'affaire: n<strong>ou</strong>s irons tr<strong>ou</strong>ver un des surveillants et<br />

n<strong>ou</strong>s lui dirons que n<strong>ou</strong>s avons trop à faire p<strong>ou</strong>r deux et qu'il<br />

faut qu'il n<strong>ou</strong>s donne un compagnon p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s aider, ce travail<br />

étant p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>t n<strong>ou</strong>veau et assez pénib<strong>le</strong>, et que n<strong>ou</strong>s<br />

avons besoin, p<strong>ou</strong>r en venir à b<strong>ou</strong>t, d'un homme habi<strong>le</strong> et<br />

vig<strong>ou</strong>reux...<br />

— Je comprends;... cet homme..<br />

— C'est <strong>Blondel</strong> !... Le surveillant n'a aucune raison p<strong>ou</strong>r<br />

n<strong>ou</strong>s refuser cela... et même, en supposant que <strong>Blondel</strong> flaire<br />

un piége il est trop fier et trop c<strong>ou</strong>rageux p<strong>ou</strong>r refuser ; en un<br />

mot, il est dans nos mains.<br />

— Parfaitement, mais après?<br />

— Tu vois ces pieux, tu sais que n<strong>ou</strong>s devons <strong>le</strong>s enfoncer<br />

au bord de l'eau p<strong>ou</strong>r renforcer la digue ?<br />

— Je <strong>le</strong> sais ; ensuite ?<br />

— Ce soir même n<strong>ou</strong>s faisons un avancement sur deux<br />

pieux, cet avancement est rec<strong>ou</strong>vert par des branchages et d'un<br />

peu de terre, de manière à ce que l'on puisse croire qu'il est<br />

assez solide p<strong>ou</strong>r y passer, tandis que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s arrangeons<br />

p<strong>ou</strong>r que <strong>le</strong> poids d'un homme <strong>le</strong> fasse enfoncer.<br />

— Je commence à comprendre.<br />

— Demain matin de bonne heure, n<strong>ou</strong>s arrivons avec <strong>Blondel</strong><br />

p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s mettre au travail ; chacun prend un pieu p<strong>ou</strong>r<br />

al<strong>le</strong>r l'enfoncer et n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s arrangeons p<strong>ou</strong>r que ce soit<br />

<strong>Blondel</strong> qui marche <strong>le</strong> premier, en passant sur l'avancement<br />

que n<strong>ou</strong>s avons construit, il passe au travers et il tombe<br />

dans l'eau qui a au-dess<strong>ou</strong>s trois pieds environ de profondeur,<br />

n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s précipitons avec nos pieux et n<strong>ou</strong>s maintenons son


— 732 —<br />

corps dans la vase jusqu'à ce qu'il soit asphyxié, n<strong>ou</strong>s enfonçons<br />

ensuite nos pieux à côté, n<strong>ou</strong>s y amenons de la terre et<br />

voilà un b<strong>ou</strong>t de digue construit sur une fondation d'un n<strong>ou</strong>veau<br />

genre. Que dis-tu de mon idée?<br />

— Je la tr<strong>ou</strong>ve excel<strong>le</strong>nte !<br />

— Il faut n<strong>ou</strong>s mettre immédiatement à l'<strong>ou</strong>vrage et com<br />

parer notre faux plancher, n<strong>ou</strong>s irons ensuite tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> surveillant.<br />

— C'est cela ;... <strong>Blondel</strong> sera t<strong>ou</strong>t étonné de tr<strong>ou</strong>ver des<br />

boîtes à d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> fond dans l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong>.<br />

Une demi-heure fut suffisante p<strong>ou</strong>r achever ce travail.<br />

— Précigny alla ensuite tr<strong>ou</strong>ver un surveillant et eut bientôt<br />

obtenu ce qu'il demandait.<br />

<strong>Blondel</strong>, interrogé, répondit qu'il lui était égal d'al<strong>le</strong>r aider<br />

aux deux forçats.<br />

Rien ne semblait devoir contrecarrer <strong>le</strong>s projets de ces deux<br />

misérab<strong>le</strong>s; mais ils avaient compté sans Laposto<strong>le</strong> qui, de son<br />

côté, avait aussi fait un plan qui paraissait avoir beauc<strong>ou</strong>p de<br />

chances de réussite.<br />

CHAPITRE XV.<br />

La rencontre<br />

Un incident insignifiant en apparence vint p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment<br />

changer <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rs des choses et parut v<strong>ou</strong>loir faire avorter <strong>ou</strong>


— 733 —<br />

t<strong>ou</strong>t au moins aj<strong>ou</strong>rner <strong>le</strong> complot tramé contre la vie de<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

Le soir <strong>du</strong> même j<strong>ou</strong>r, après que <strong>le</strong>s travail<strong>le</strong>urs eurent pris<br />

<strong>le</strong>ur repas <strong>du</strong> soir, ils entrèrent dans <strong>le</strong>urs dortoirs, se divisèrent<br />

en gr<strong>ou</strong>pes et commencèrent à causer entr'eux.<br />

<strong>Les</strong> uns parlaient <strong>du</strong> passé, quelques-uns <strong>du</strong> présent ; mais<br />

la plus grande partie s'entretenait de l'avenir et <strong>du</strong> sort qui<br />

<strong>le</strong>ur était réservé dans cette î<strong>le</strong>.<br />

Précigny et Mac-Bell avaient rassemblé aut<strong>ou</strong>r d'eux quelques-uns<br />

des forçats qui étaient restés dans <strong>le</strong>s mêmes sentiments<br />

d'animosité contre <strong>Blondel</strong>.<br />

Un de ces bandits animé par Précigny recommença à par<strong>le</strong>r<br />

de <strong>Blondel</strong> et à <strong>le</strong> représenter comme un homme dangereux,<br />

un traître, dont il fallait se méfier.<br />

— Bien plus, fit en riant d'un air cynique ce misérab<strong>le</strong>, si<br />

mes informations sont justes, n<strong>ou</strong>s sommes menacés d'avoir<br />

bientôt t<strong>ou</strong>te une nichée de petits <strong>Blondel</strong>s !<br />

— Que veux-tu dire ? demand Mac-Bell.<br />

— En effet, fit Précigny, n<strong>ou</strong>s ne te comprenons pas. Qu'astu<br />

appris de n<strong>ou</strong>veau?<br />

— On m'a dit, reprit <strong>le</strong> forçat, qu'il est arrivé la nuit dernière<br />

dans l'î<strong>le</strong> une femme que n<strong>ou</strong>s avons t<strong>ou</strong>s vue à Cayenne,<br />

et qu'el<strong>le</strong> n'est venue ici que p<strong>ou</strong>r tenir compagnie à son ami<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert ? s'écria Précigny.<br />

— Oui..., et el<strong>le</strong> a vraiment <strong>le</strong> droit de se faire appe<strong>le</strong>r<br />

ainsi,<br />

— Es-tu certain de ce que tu dis ? reprit Précigny.<br />

— Où se tient-el<strong>le</strong> donc ? demanda en même temps l'Ecossais.<br />

— C'est précisément ce qui me parait l<strong>ou</strong>che, répondit <strong>le</strong><br />

galérien ; el<strong>le</strong> habite la hutte d'un inconnu, dont on dit <strong>le</strong>s<br />

choses <strong>le</strong>s plus étranges et qui mène ici une existence mys-


— 734 —<br />

térieuse ;... une véritab<strong>le</strong> énigme que personne n'a encore pu<br />

déchiffrer.<br />

— Quel homme est-ce ? fit Mac Bell.<br />

— Est-il aussi <strong>condamné</strong> ? demanda à son t<strong>ou</strong>r Précigny.<br />

— On n'en sait rien au juste : <strong>le</strong>s uns prétendent qu'il faisait<br />

partie d'une bande de vo<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s autres disent que c'est un<br />

m<strong>ou</strong>chard et qu'il est de la R<strong>ou</strong>sse (1), mais personne ne sait<br />

rien de précis... on ne sait sûrement qu'une chose, c'est qu'il<br />

travail<strong>le</strong> comme n<strong>ou</strong>s autres et qu'il reçoit la même n<strong>ou</strong>rriture,<br />

mais qu'il est libre et qu'il peut si cela lui plaît, quitter l'î<strong>le</strong><br />

d'un j<strong>ou</strong>r à l'autre.<br />

— Et il y reste ?<br />

— Oui.<br />

— Dans quel but ?<br />

— C'est faci<strong>le</strong> à deviner, parb<strong>le</strong>u, c'est p<strong>ou</strong>r espionner, fit<br />

Précigny.<br />

Un c<strong>ou</strong>rt si<strong>le</strong>nce suivit ces paro<strong>le</strong>s.<br />

Précigny qui avait jeté à l'Ecossais un c<strong>ou</strong>p d'œil d'intel­<br />

ligence, fit signe aux autres de s'approcher plus près, puis il<br />

demanda à celui qui venait de par<strong>le</strong>r.<br />

— Es-tu certain que l'Indienne se tr<strong>ou</strong>ve dans la cabane<br />

habitée par cet indivi<strong>du</strong>?<br />

— Parfaitement sûr.<br />

— Et cette hutte, est-el<strong>le</strong> loin d'ici ?<br />

— El<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>ve t<strong>ou</strong>t près de la digue.<br />

— Près de l'endroit où n<strong>ou</strong>s avons travaillé ce matin?<br />

— Pas loin, en t<strong>ou</strong>s cas.<br />

— Bon, je n'ai pas besoin d'en savoir davantage, et je ne<br />

v<strong>ou</strong>s demande pas vingt-quatre heures p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s donner <strong>le</strong><br />

mot de cette énigme.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin, il se <strong>le</strong>va un des premiers, et en allant<br />

1 Terme d'argot p<strong>ou</strong>r désigner la police secrète.


— 735 —<br />

au travail il laissa <strong>le</strong>s autres forçats prendre <strong>le</strong>s devants p<strong>ou</strong>r<br />

p<strong>ou</strong>voir causer à son aise avec Mac-Bell.<br />

Celui-ci qui avait compris Précigny avait fait en sorte de se<br />

tr<strong>ou</strong>ver éga<strong>le</strong>ment en arrière.<br />

— Mac-Bell, fit Précigny, il n<strong>ou</strong>s faut renvoyer jusqu'à de­<br />

main l'affaire de <strong>Blondel</strong>.<br />

— C'est aussi ce que je pensais, répondit l'Ecossais.<br />

— <strong>Blondel</strong> aime l'Indienne, reprit Précigny, et avant qu'il<br />

meure il faut qu'il s<strong>ou</strong>ffre t<strong>ou</strong>t ce qu'une créature humaine<br />

peut mora<strong>le</strong>ment supporter. Il faut que l'Indienne meure avant<br />

lui et qu'il sache que c'est moi qui l'ai tuée.<br />

— Mais comment veux-tu y parvenir ?<br />

— J'ai mon idée !<br />

— Cela me semb<strong>le</strong> un peu diffici<strong>le</strong>.<br />

— Bah !... c'est la moindre des choses ; ce soir après l'appel<br />

je m'éloigne sans être vu et j'ai bientôt tr<strong>ou</strong>vé la cabane où<br />

doit se tr<strong>ou</strong>ver F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

— Et si ton absence est déc<strong>ou</strong>verte ?<br />

— J'aurai une petite punition,... oh ! cela m'est bien égal,<br />

p<strong>ou</strong>rvu que je puisse me venger !<br />

L'Ecossais ne répondit rien.<br />

On arrivait à la digue et il fallait se mettre au travail.<br />

La j<strong>ou</strong>rnée se passa sans incident.<br />

Précigny et l'Ecossais travaillaient avec ardeur, et quand <strong>le</strong><br />

moment <strong>du</strong> repos fut arrivé, Laposto<strong>le</strong> se mêla aux gr<strong>ou</strong>pes des<br />

forçats.<br />

Quant à <strong>Blondel</strong>. assis à l'écart sur un bloc de rocher, il<br />

mûrissait ses projets de vengeance.<br />

T<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fois que son regard rencontrait Précigny <strong>ou</strong> Mac-<br />

Bell, il s'éclairait d'une lueur étrange.<br />

Le soir, quand l'appel fut fait, Précigny tr<strong>ou</strong>va une occasion<br />

s'éloigner inaperçu et de quitter en cachette <strong>le</strong> bâtiment où<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s forçats passaient la nuit.


— 736 —<br />

Il se dirigea vers la forêt où devait se tr<strong>ou</strong>ver la hutte qui<br />

abritait F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

La nuit était obscure et une fois qu'il eut atteint la forêt il<br />

aurait eu de la peine à s'orienter si une faib<strong>le</strong> lueur qui venait<br />

de la hutte ne lui eût servi de guide.<br />

Une demi-heure ne s'était pas éc<strong>ou</strong>lée qu'il se tr<strong>ou</strong>vait devant<br />

la porte de la cabane.<br />

Il s'arrêta p<strong>ou</strong>r éc<strong>ou</strong>ter.<br />

A ce moment il eut une pensée qui ne lui était pas encore<br />

venue :<br />

Avant de p<strong>ou</strong>voir pénétrer jusqu'à l'Indienne il faudrait se<br />

débarrasser <strong>du</strong> personnage mystérieux qui lui donnait l'hos­<br />

pitalité et il se demanda quel moyen il emploierait p<strong>ou</strong>r<br />

cela.<br />

Il resta ainsi un moment irrésolu, se contentant de jeter des<br />

regards curieux dans l'intérieur de la hutte au travers des<br />

fentes de la porte qui était faite de planches grossières et mal<br />

ajustées.<br />

Il vit en effet deux personnes.<br />

On lui avait dit la vérité : F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert était là.<br />

Puis il se mit à considérer l'homme dont on lui avait parlé;<br />

peu à peu l'expression de son visage changea, il devint sérieux<br />

et un pli profond se dessina entre ses s<strong>ou</strong>rcils.<br />

Au premier abord la physionomie de ce personnage <strong>le</strong> laissa<br />

indifférent.<br />

Ces cheveux hérissés et grisonnants.... cette barbe inculte, ces<br />

traits altérés ne lui rappelèrent absolument rien.<br />

Cependant au b<strong>ou</strong>t d'un moment, quelque chose comme un<br />

vague s<strong>ou</strong>venir traversa son esprit et il se mit à considérer cet<br />

homme avec plus d'attention.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p il lui sembla qu'un voi<strong>le</strong> tombait de devant ses<br />

yeux.<br />

— Mais, pensa t-il, c'est impossib<strong>le</strong> ;... est-ce une illusion <strong>ou</strong><br />

bien est ce que je perds la tête?


— 737 —<br />

Il regarda de n<strong>ou</strong>veau par la fente.<br />

Son cœur battait à se rompre et il sentait comme une fièvre<br />

gagner son cerveau.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant d'examen il se recula stupéfait.<br />

— C'est lui ! fit-il à voix basse c'est bien lui ! Je ne me<br />

trompe pas !... Oh ! maintenant, je n'ai plus rien à craindre et<br />

ma vengeance est certaine !<br />

Puis il frappa à la porte comme quelqu'un qui a la volonté<br />

bien arrêtée d'entrer.<br />

— Ouvrez !.... <strong>ou</strong>vrez!.... fit-il d'une voix assurée,.... <strong>ou</strong>vrez<br />

sans crainte !.... c'est un ami!<br />

La porte fut <strong>ou</strong>verte et Maxime qui s'était avancé sur <strong>le</strong><br />

seuil avec sa lampe à la main p<strong>ou</strong>ssa une exclamation de<br />

terreur et recula de deux pas en voyant Précigny qui lui tendait<br />

<strong>le</strong>s deux mains.<br />

— Précigny !... s'écria-t-il ; v<strong>ou</strong>s ici?<br />

Celui-ci se mit à rire.<br />

— Que diab<strong>le</strong>, fit-il, il me semb<strong>le</strong> que v<strong>ou</strong>s donnez raison au<br />

proverbe qui dit : « loin des yeux, loin <strong>du</strong> cœur, » et v<strong>ou</strong>s ne<br />

paraissez guère satisfait de me revoir, moi, qui suis p<strong>ou</strong>rtant<br />

un ancien ami !<br />

En parlant Précigny était entré sans façon dans la cabane et<br />

avait jeté sur F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert un regard qui la fit frémir,<br />

malgré t<strong>ou</strong>t son c<strong>ou</strong>rage.<br />

— Bon! fit Précigny, je vois que mon arrivée pro<strong>du</strong>it <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur<br />

effet;... mais laissons cela; je viens p<strong>ou</strong>r une chose qui est<br />

trop importante p<strong>ou</strong>r que je m'arrête à des bagatel<strong>le</strong>s semblab<strong>le</strong>s.<br />

T<strong>ou</strong>t en parlant il s'était assis à côté de Maxime qui restait<br />

t<strong>ou</strong>t pensif et qui se demandait quel p<strong>ou</strong>vait bien être <strong>le</strong> motif<br />

de la venue de Précigny qui, s'apercevant de son embarras crut<br />

en comprendre la cause.<br />

— Oh ! mon cher ! lui dit-il gaiement, ne prenez pas la peine<br />

de v<strong>ou</strong>s creuser la tête ; v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez pas savoir ni deviner<br />

55


— 738 —<br />

<strong>le</strong> motif de ma présence ici, et v<strong>ou</strong>s chercherez en vain à <strong>le</strong><br />

connaître... Je v<strong>ou</strong>s l'expliquerai t<strong>ou</strong>t à l'heure et v<strong>ou</strong>s verrez<br />

qu'il est très-simp<strong>le</strong> Auparavant, veuil<strong>le</strong>z, je v<strong>ou</strong>s prie, me<br />

raconter par quel enchaînement de circonstances v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />

tr<strong>ou</strong>vez dans cette î<strong>le</strong>, et p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>s vivez libre au milieu<br />

d'une population de forçats avec <strong>le</strong>squels v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rriez si faci<strong>le</strong>ment<br />

être confon<strong>du</strong> !... Quel<strong>le</strong> mauvaise étoi<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s a con<strong>du</strong>it ici ?...<br />

A cette question qui <strong>le</strong> ramenait à un passé que t<strong>ou</strong>s ses<br />

efforts tendaient à <strong>ou</strong>blier, Maxime hocha la tête et eut <strong>le</strong><br />

c<strong>ou</strong>rage de s<strong>ou</strong>tenir en face <strong>le</strong> regard cynique et interrogateur<br />

de Précigny.<br />

— Ce qui m'a con<strong>du</strong>it ici, répondit-il avec gravité, et ce qui<br />

m'y retiendra jusqu'à ma dernière heure, c'est un sentiment<br />

que v<strong>ou</strong>s ne connaîtrez sans d<strong>ou</strong>te jamais, monsieur <strong>le</strong> comte!<br />

— Vraiment?... reprit Précigny d'un air moqueur,.... et quel<br />

est donc ce sentiment, je v<strong>ou</strong>s prie ?<br />

— Le repentir.<br />

— Comment !... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s repentez?... Et de quoi donc?...<br />

— J'ai horreur de ma vie passée !<br />

— Tiens, tiens!... c'est parb<strong>le</strong>u très-édifiant, et v<strong>ou</strong>s excitez<br />

chez moi une pitié sincère.<br />

— Oh!... monsieur <strong>le</strong> comte,... ne rail<strong>le</strong>z pas!...<br />

— Fi donc!.... rail<strong>le</strong>r?... et p<strong>ou</strong>rquoi donc? Je m'étonne<br />

seu<strong>le</strong>ment que puisque v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z faire pénitence v<strong>ou</strong>s soyez<br />

resté à moitié chemin.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire ?<br />

— Je veux dire que t<strong>ou</strong>te peine est légère quand on peut la<br />

choisir soi-même et la faire cesser quand on veut.<br />

— V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez avoir raison.<br />

— Avec des sentiments comme <strong>le</strong>s vôtres, j'aurais tr<strong>ou</strong>vé<br />

plus logique que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s soyez franchement décidé à franchir<br />

<strong>le</strong> seuil <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>, et, puisque v<strong>ou</strong>s êtes un criminel ordinaire<br />

ni plus ni moins que n<strong>ou</strong>s autres galériens, v<strong>ou</strong>s ayez partage<br />

notre sort et notre misère.


— 739 —<br />

Maxime ne répondit rien, il était sans d<strong>ou</strong>te frappé de la justesse<br />

<strong>du</strong> raisonnement de son ancien ami.<br />

— Mais, reprit Précigny, il est question d'autre chose et je<br />

ne suis pas venu ici, au milieu de la nuit, p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s faire de<br />

la mora<strong>le</strong>... Je reconnais bien l'irrésolution qui fait <strong>le</strong> fond de<br />

votre caractère et je ne veux pas v<strong>ou</strong>s la reprocher atten<strong>du</strong><br />

qu'el<strong>le</strong> doit m'être de quelque utilité.<br />

— Comment? demanda Maxime.<br />

Précigny se mit à rire et s'approcha <strong>du</strong> vicomte.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez, fit-il, v<strong>ou</strong>s ne savez peut être pas que <strong>Blondel</strong> se<br />

tr<strong>ou</strong>ve ici ?<br />

— Je <strong>le</strong> sais, répondit Maxime.<br />

— L'avez-v<strong>ou</strong>s vu?<br />

— Oui.<br />

Précigny p<strong>ou</strong>ssa un juron de colère.<br />

— Eh bien, reprit-il, puisque v<strong>ou</strong>s savez que <strong>Blondel</strong> se<br />

tr<strong>ou</strong>ve dans l'î<strong>le</strong> et que j'y suis aussi, je n'ai pas besoin de v<strong>ou</strong>s<br />

en dire davantage, v<strong>ou</strong>s comprenez, n'est-ce pas ?... V<strong>ou</strong>s savez<br />

à quel point je hais cet homme... et v<strong>ou</strong>s devez supposer que<br />

je veux me venger !...<br />

— Et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z...<br />

— Je veux, Maxime, que v<strong>ou</strong>s m'aidiez dans ma vengeance.<br />

— Moi ?<br />

— Est-ce que v<strong>ou</strong>s refuseriez?<br />

— Mais, sans d<strong>ou</strong>te !... je refuse absolument.<br />

Précigny se mit à rire en entendant ces paro<strong>le</strong>s de Maxime,<br />

puis son regard prit une expression de menace, et, fixant froidement<br />

<strong>le</strong> vicomte, il lui dit :<br />

— Qu'est-ce que cela signifie ?<br />

— Cela signifie, répondit Maxime avec fermeté, que je ne<br />

veux pas tremper dans un n<strong>ou</strong>veau crime.<br />

— Pas même contre <strong>Blondel</strong> ?<br />

— Pas plus contre lui que contre une autre personne,<br />

— Est-ce votre dernier mot ?


— 740 —<br />

— Oui.<br />

Précigny eut un s<strong>ou</strong>rire ironique et jeta à Maxime un c<strong>ou</strong>p<br />

d'oeil dédaigneux.<br />

Il savait que la pusillanimité était <strong>le</strong> fond <strong>du</strong> caractère de<br />

Maxime et croyait p<strong>ou</strong>voir faci<strong>le</strong>ment vaincre sa résistance.<br />

— Comme v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez, reprit-il après un instant de<br />

si<strong>le</strong>nce ;... agissez comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> jugerez convenab<strong>le</strong>, seu<strong>le</strong>ment<br />

il ne faudra pas v<strong>ou</strong>s étonner si, de mon côté, je n'agisse pas<br />

selon ma manière de voir, et cela sans garder aucun ménagement<br />

vis-à-vis de v<strong>ou</strong>s.<br />

— Que prétendez-v<strong>ou</strong>s faire ?<br />

— Une chose très-simp<strong>le</strong>.<br />

— Expliquez-v<strong>ou</strong>s !<br />

— Je vais <strong>le</strong> faire de la manière la plus concluante, et v<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>vez être certain que rien ne p<strong>ou</strong>rra me dét<strong>ou</strong>rner de mon<br />

projet si v<strong>ou</strong>s persistez à me refuser votre conc<strong>ou</strong>rs et à maider<br />

dans ma vengeance. Et maintenant, éc<strong>ou</strong>tez!.... Ce que je<br />

ferai, <strong>le</strong> voici :... Je dévoi<strong>le</strong>rai votre secret à t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s galériens<br />

de l'î<strong>le</strong>,... je <strong>le</strong>ur dirai qui v<strong>ou</strong>s êtes et je <strong>le</strong>ur raconterai votre<br />

histoire.... Il faudra que votre honte soit publique et on ne tardera<br />

pas à savoir à Paris ce qu'était au fond <strong>le</strong> nob<strong>le</strong> vicomte<br />

de Brescé.<br />

Ces paro<strong>le</strong>s firent pâlir Maxime.<br />

Il jeta un c<strong>ou</strong>p-d'œil vers <strong>le</strong> coin où se tenait F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>désert,<br />

comme s'il eût craint qu'el<strong>le</strong> eut compris <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s<br />

de Précigny.<br />

Mais la pauvre créature, blottie s<strong>ou</strong>s une c<strong>ou</strong>verture, regardait<br />

avec indifférence cette scène à laquel<strong>le</strong> <strong>du</strong> reste el<strong>le</strong> ne<br />

comprenait pas grand chose.<br />

Du reste, <strong>le</strong>s deux hommes avaient parlé presque à voix<br />

basse.<br />

— Précigny !.... reprit Maxime d'une voix altérée,... v<strong>ou</strong>s avez<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs été mon ami, et v<strong>ou</strong>s ne feriez pas cela !<br />

— Je <strong>le</strong> ferai comme je <strong>le</strong> dis,.... je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> jure !


— 741 —<br />

— Mais v<strong>ou</strong>s me c<strong>ou</strong>vrez ainsi d'ignominie!<br />

— Que m'importe !<br />

— V<strong>ou</strong>s tuez ma pauvre mère qui ne p<strong>ou</strong>rra jamais supporter<br />

une honte pareil<strong>le</strong> !<br />

Il ne tient qu'à v<strong>ou</strong>s de l'éviter.<br />

— Ah !... v<strong>ou</strong>s êtes impitoyab<strong>le</strong> !<br />

— Je tiens ma vengeance et je ne veux pas la laisser<br />

échapper.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez résolu de me perdre !<br />

— Choisissez, Maxime, et faites vite.... Il y a une heure déjà<br />

que j'ai quitté la <strong>bagne</strong>, <strong>le</strong> moindre retard p<strong>ou</strong>rrait trahir mon<br />

absence et me mettre ainsi dans la nécessité d'aj<strong>ou</strong>rner mon<br />

projet.... Voyons,... répondez!... que décidez-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Oh!... mon Dieu!... fit Maxime en se tordant <strong>le</strong>s mains.<br />

— V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s m'aider, moi, votre ancien ami.... <strong>ou</strong> bien,<br />

préférez-v<strong>ou</strong>s que je v<strong>ou</strong>s présente demain à mes compagnons<br />

comme <strong>le</strong> vicomte de Brescé?<br />

— Abandonnez votre projet,... je v<strong>ou</strong>s en conjure !<br />

— Jamais !... j'ai assez atten<strong>du</strong> !... F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert doit m<strong>ou</strong>rir<br />

cette nuit, et demain ce sera <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>r de <strong>Blondel</strong>.<br />

— Quel projet abominab<strong>le</strong> avez-v<strong>ou</strong>s formé ?<br />

— T<strong>ou</strong>t est prêt p<strong>ou</strong>r demain !... un piége a été préparé à la<br />

digue où <strong>Blondel</strong> travail<strong>le</strong> et il doit inévitab<strong>le</strong>ment y tomber.<br />

Je serai de cette manière débarrassé de lui p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs !...<br />

mais p<strong>ou</strong>r que ma vengeance soit complète, il faut auparavant<br />

qu'il sache que F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert est morte de ma main.<br />

— Précigny !... votre projet est horrib<strong>le</strong>!...<br />

— Ne v<strong>ou</strong>s occupez pas de moi, Maxime, et éc<strong>ou</strong>tez bien ce<br />

que je v<strong>ou</strong>s dis... Si F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert est encore vivante demain,<br />

je reporte sur v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>te la haine que j'ai p<strong>ou</strong>r <strong>Blondel</strong> et je<br />

v<strong>ou</strong>s jure que je me vengerai !<br />

En parlant, Précigny s'était <strong>le</strong>vé et s'était approché de la<br />

porte.


— 742 —<br />

Quant il eut fini, il sortit et reprit <strong>le</strong> chemin par <strong>le</strong>quel il était<br />

venu.<br />

Une fois que Maxime se tr<strong>ou</strong>va seul avec l'Indienne, il sentit<br />

comme un fardeau énorme de moins sur sa poitrine.<br />

Cependant une profonde émotion s'était emparée de lui, il<br />

était terrifié et se sentait incapab<strong>le</strong> de prendre une résolution.<br />

<strong>Les</strong> menaces de Précigny faisaient c<strong>ou</strong>rir un frémissement<br />

de terreur dans t<strong>ou</strong>s ses membres.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert eut bientôt remarqué l'état dans <strong>le</strong>quel il se<br />

tr<strong>ou</strong>vait.<br />

El<strong>le</strong> quitta <strong>le</strong> coin où el<strong>le</strong> était et s'approchant de Maxime,<br />

el<strong>le</strong> lui posa la main sur l'épau<strong>le</strong> en lui disant:<br />

— Tu es triste, ami !... <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s que cet homme a prononcées<br />

t'ont causé de la peine ?...<br />

— <strong>Les</strong> as-tu comprises ? demanda Maxime avec inquiétude.<br />

— J'ai seu<strong>le</strong>ment compris qu'il te menaçait.<br />

— Il a fait plus que cela !<br />

— Ah !... c'est un méchant homme !<br />

— Le connais-tu ?<br />

— Je connais sa haine contre Harris.<br />

— Cette haine s'étend jusque sur toi.<br />

L'Indienne sec<strong>ou</strong>a la tête et montra <strong>le</strong> ciel.<br />

— Je ne crains rien, dit-el<strong>le</strong> avec sérénité, <strong>le</strong> Grand-Esprit<br />

me protégera.<br />

— Je <strong>le</strong> veux bien, repartit Maxime, mais Précigny ne craint<br />

pas <strong>le</strong> Grand-Esprit... Sais-tu ce qu'il v<strong>ou</strong>lait de moi?<br />

— Quoi donc ?<br />

— Il exigeait que je l'aide à te faire m<strong>ou</strong>rir p<strong>ou</strong>r se venger<br />

de <strong>Blondel</strong>.<br />

— Que dis-tu ?<br />

— La vérité.<br />

— Il n'a donc pas abandonné ses projets ?<br />

— Moins que jamais !<br />

— Et toi,... tu as refusé?


— 743 —<br />

— L'as-tu compris ?<br />

— Oui,... oh!... tu ne veux pas de mal à Harris et il t'en sera<br />

reconnaissant.... Mais p<strong>ou</strong>rquoi donc es-tu venu vivre ici, parmi<br />

ces méchants hommes ?<br />

Cette question amena un nuage sur <strong>le</strong> front de Maxime qui<br />

répondit d'une voix émue:<br />

— Je suis t<strong>ou</strong>ché de l'intérêt que tu me témoignes,... un<br />

j<strong>ou</strong>r viendra où je p<strong>ou</strong>rrai te raconter ma vie,... je te dirai<br />

l'abus que j'ai fait des biens et des qualités que j'avais reçus de<br />

Dieu. P<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment ne pensons qu'au danger qui menace<br />

<strong>Blondel</strong> et aux moyens de faire avorter <strong>le</strong>s projets <strong>du</strong> monstre<br />

qui vient de sortir d'ici.<br />

Pendant cette conversation Précigny se dirigeait vers <strong>le</strong> bâtiment<br />

où se tr<strong>ou</strong>vaient <strong>le</strong>s dortoirs des forçats.<br />

Il craignait que son absence n'eut été remarquée.<br />

Il réfléchissait à l'entretien qu'il venait d'avoir avec Maxime<br />

et il se sentit envahi par une inquiétude vague et de laquel<strong>le</strong><br />

il ne p<strong>ou</strong>vait se rendre compte. .<br />

Sa menace ne semblait pas avoir pro<strong>du</strong>it sur Maxime l'effet<br />

qu'il en attendait et il commençait à d<strong>ou</strong>ter que <strong>le</strong> vicomte pût<br />

se décider à agir.<br />

Par moments il regrettait de lui avoir dévoilé ses projets<br />

de vengeance et il épr<strong>ou</strong>va un sincère repentir d'avoir<br />

été si imprudent.... Ce qu'il y avait de grave, c'est qu'il lui<br />

avait parlé <strong>du</strong> piége ten<strong>du</strong> à <strong>Blondel</strong>, et il s'en mordait <strong>le</strong>s<br />

doigts.<br />

T<strong>ou</strong>t en faisant ces réf<strong>le</strong>xions sa marche s'était ra<strong>le</strong>ntie et il<br />

finit par s'arrêter t<strong>ou</strong>t à fait.<br />

Il semblait se consulter et avoir de la peine à prendre un<br />

parti.<br />

L'endroit où il se tr<strong>ou</strong>vait était désert et dénudé de végétation,<br />

on ne voyait rien que quelques lumières bril<strong>le</strong>r faib<strong>le</strong>ment<br />

à quelque distance ; ces lumières venaient des fenêtres <strong>du</strong><br />

<strong>bagne</strong>.


Il hésitait visib<strong>le</strong>ment.<br />

— 744 —<br />

D'un côté il sentait qu'il était temps de rentrer et d'un autre<br />

il lui en coûtait de laisser échapper sa vengeance.<br />

Devait-il s'en rapporter à un autre p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> soin de faire<br />

m<strong>ou</strong>rir la femme aimée de <strong>Blondel</strong>, cette jeune Indienne dont<br />

la mort devait être p<strong>ou</strong>r <strong>Blondel</strong> une d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur immense ?<br />

Son parti fut bientôt pris et il se remit en r<strong>ou</strong>te dans la<br />

direction de la hutte de Maxime.<br />

Il avait à peine fait une vingtaine de pas qu'il s'arrêta brusquement.<br />

Il lui avait semblé entendre des pas derrière lui.<br />

Mais il était trop décidé à accomplir son projet et il se remit<br />

presque immédiatement en marche.<br />

Une minute plus tard il se retr<strong>ou</strong>vait auprès de la cabane.<br />

Comme la première fois il se glissa sans bruit près de la<br />

porte et regarda par une fente.<br />

Maxime et F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert dormaient, c<strong>ou</strong>chés chacun sur<br />

un lit de feuil<strong>le</strong>s et d'herbes sèches, à chaque extrémité de la<br />

hutte, et la lampe était restée allumée.<br />

La fente par laquel<strong>le</strong> Précigny regardait était suffisamment<br />

large p<strong>ou</strong>r laisser passer <strong>le</strong> canon d'un pisto<strong>le</strong>t.<br />

Rien ne mettait donc obstac<strong>le</strong> à l'accomplissement <strong>du</strong> crime.<br />

Précigny resta un moment à contemp<strong>le</strong>r F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert, il<br />

sav<strong>ou</strong>rait d'avance ce commencement de vengeance.<br />

Puis, ayant tiré de dess<strong>ou</strong>s sa casaque un pisto<strong>le</strong>t dont il<br />

avait tr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong> moyen de se munir, il en glissa <strong>le</strong> canon par<br />

la fente de la porte et <strong>le</strong> dirigea vers l'Indienne.<br />

Le misérab<strong>le</strong> allait faire feu et c'en était fait des j<strong>ou</strong>rs de<br />

l'infortunée F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert.<br />

Mais comme l'avait dit la jeune femme, <strong>le</strong> Grand-Esprit veillait<br />

sur el<strong>le</strong>.<br />

Précigny allait presser la détente de son arme quand il reçut<br />

sur la nuque un c<strong>ou</strong>p dont la vio<strong>le</strong>nce <strong>le</strong> jeta à terre.<br />

Avant qu'il pût songer à se défendre il se sentit serrer la


— 745 —<br />

gorge par une main énergique et un gen<strong>ou</strong> se posa sur sa<br />

poitrine, de sorte qu'il resta dans l'impossibilité de faire un<br />

m<strong>ou</strong>vement.<br />

— Voyons, mon brave ami, fit une voix basse et ironique,<br />

voyons, est-ce qu'on ne reconnait plus ses vieux amis ?<br />

— Qui êtes-v<strong>ou</strong>s ? demanda Précigny d'une voix ét<strong>ou</strong>ffée.<br />

— Regarde-moi attentivement.<br />

— Malédiction !.... Laposto<strong>le</strong> !....<br />

— Tu as deviné !<br />

— Misérab<strong>le</strong> !....<br />

— Oh ! oh !.... des gros mots!.... ce n'est pas bien; d'ail<strong>le</strong>urs<br />

je suis accompagné de quelques personnes qui sont chargées de<br />

me prêter main-forte dans <strong>le</strong> cas où tu ferais <strong>le</strong> méchant.<br />

En effet à quelques pas se tr<strong>ou</strong>vaient quatre des gardiens<br />

<strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

— Qu'est-ce que cela veut dire ? fit Précigny.<br />

— Cela veut dire, mon cher comte, répondit Laposto<strong>le</strong>, que<br />

j'ai pris la liberté de deviner ton projet et que je suis arrivé<br />

juste à temps p<strong>ou</strong>r t'empêcher de faire une bêtise. Tu seras<br />

quitte p<strong>ou</strong>r une petite punition p<strong>ou</strong>r ta promenade nocturne,<br />

tandis que sans moi tu c<strong>ou</strong>rais grand risque d'être racc<strong>ou</strong>rci.<br />

Précigny ne répondit rien.<br />

Il était aveuglé par la rage et il avait comme un nuage r<strong>ou</strong>ge<br />

devant <strong>le</strong>s yeux.<br />

— Oh!.... tu me la paieras cher !.... fit-il ensuite d'une voix<br />

s<strong>ou</strong>rde.<br />

— Si ce n'est pas trop cher n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons conclure l'affaire,<br />

repartit Laposto<strong>le</strong> d'un ton sarcastique.<br />

— Tu ris?....<br />

— Oh!.... une vieil<strong>le</strong> habitude...<br />

— Mais tu sais que c'est celui qui rit <strong>le</strong> dernier qui rit <strong>le</strong><br />

mieux.<br />

— C'est absolument mon opinion, mon brave.... P<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />

moment il t'est permis de jeter feu et flammes, rien ne t'en


— 746 —<br />

empêche ! Forme des plans de vengeance autant que cela p<strong>ou</strong>rra<br />

te faire plaisir, mais n'<strong>ou</strong>blie pas, mon garçon, que j'ai l'œil<br />

<strong>ou</strong>vert sur toi, et que si tu t'avises de t<strong>ou</strong>cher à <strong>Blondel</strong> <strong>du</strong> b<strong>ou</strong>t<br />

<strong>du</strong> doigt, c'est alors seu<strong>le</strong>ment que tu apprendras à connaître<br />

Laposto<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> gardiens s'étant approchés ils se saisirent de Précigny,<br />

<strong>le</strong> firent re<strong>le</strong>ver et lui mirent <strong>le</strong>s menottes.<br />

T<strong>ou</strong>te résistance aurait été inuti<strong>le</strong>.<br />

Précigny l'avait immédiatement reconnu et il ne fit aucune<br />

difficulté.<br />

Une demi-heure plus tard la petite tr<strong>ou</strong>pe était rentrée dans<br />

<strong>le</strong> <strong>bagne</strong> et Précigny était au cachot jusqu'à ce que sa punition<br />

fût prononcée.<br />

CHAPITRE XIV.<br />

Le piége.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin, au moment où <strong>le</strong>s forçats se préparaient<br />

à al<strong>le</strong>r au travail, une certaine agitation se manifestait dans<br />

<strong>le</strong>s dortoirs et <strong>le</strong>s corridors, parmi <strong>le</strong>s galériens.<br />

On chuchotait et <strong>le</strong>s regards se dirigeaient à la dérobée vers<br />

Mac-Bell et Précigny qui, comme d'habitude, s'étaient écartés de<br />

<strong>le</strong>urs camarades.<br />

On avait tiré Précigny de son cachot p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r au travail


— 747 —<br />

et sa punition devait être fixée par <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur dans la<br />

matinée.<br />

L'Ecossais s'aperçut bientôt de l'attention dont t<strong>ou</strong>s deux<br />

étaient l'objet et <strong>le</strong> dit à Précigny qui répondit par des regards<br />

de défi et de menace aux c<strong>ou</strong>ps-d'œil dont il était <strong>le</strong> but.<br />

— Je te <strong>le</strong> dis, monsieur <strong>le</strong> comte, lui disait Mac-Bell, ne ris<br />

pas ainsi ! l'affaire n'est peut-être pas aussi gaie que tu <strong>le</strong> crois !<br />

— Mais que me veu<strong>le</strong>nt-ils donc ?<br />

— Je ne <strong>le</strong> sais pas; mais chez <strong>le</strong>s gens de cette sorte il faut<br />

s'attendre à t<strong>ou</strong>t,... et ils n'entendent pas la plaisanterie. Quand<br />

v<strong>ou</strong>dras-tu comprendre que tu n'es pas ici sur <strong>le</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard, et<br />

qu'ici on ne répond pas par un ca<strong>le</strong>mb<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong> une plaisanterie,<br />

mais par un c<strong>ou</strong>p de c<strong>ou</strong>teau ?<br />

— Je méprise ces gens et c'est ce qui me rend supérieur à<br />

eux, répondit Précigny avec hauteur.<br />

— Il est possib<strong>le</strong> que tu crois <strong>le</strong>ur en imposer. Après t<strong>ou</strong>t,<br />

peut-être sont-ils étonnés de voir un comte, né dans <strong>le</strong> luxe,<br />

é<strong>le</strong>vé dans <strong>le</strong> confortab<strong>le</strong>, habitué à ne fréquenter que des per­<br />

sonnes de la haute société, distingué par son savoir et pas ses<br />

manières, et être aussi corrompu, aussi scélérat que <strong>le</strong> pire<br />

d'entre eux !<br />

— Merci p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> compliment, Mac-Bell !<br />

— Tandis que moi, qui ne possèdes pas ton sang-froid et qui<br />

ne me crois pas au-dessus de ces hommes, je veux t<strong>ou</strong>t de<br />

suite savoir ce qu'il en est et al<strong>le</strong>r au fond de la chose ; je veux<br />

savoir ce que signifient ces chuchotements, et cela sur-<strong>le</strong>-<br />

champ.<br />

En effet, l'Ecossais saisit par la manche de sa casaque <strong>le</strong><br />

premier qui passa près de lui et lui dit :<br />

— Halte, mon vieux, et avance à l'ordre ; tu vas me dire<br />

— A bas <strong>le</strong>s pattes, répondit l'autre, et prends garde de ne<br />

pas déchirer <strong>le</strong>s effets de l'Etat.<br />

Et en parlant il avait dégagé sa manche des mains de<br />

Mac-Bell.


— Tiens, Laposto<strong>le</strong> !<br />

— 748 —<br />

— Oui, fit celui-ci, moi-même, en chair et en os.<br />

— Bon, reprit l'Ecossais, je suis bien aise que ce soit toi ; il<br />

me semb<strong>le</strong> que tu manigances quelque chose contre n<strong>ou</strong>s;....<br />

dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas tu dois savoir mieux que personne p<strong>ou</strong>rquoi<br />

t<strong>ou</strong>s ces singes n<strong>ou</strong>s examinent, Précigny et moi, comme s'ils<br />

n<strong>ou</strong>s voyaient p<strong>ou</strong>r la première fois.<br />

— Comment!.... on v<strong>ou</strong>s regarde?.... on a cette audace ? fit<br />

Laposto<strong>le</strong> avec une consternation comique.<br />

— Veux-tu par<strong>le</strong>r ? fit Mac-Bell d'un air furieux et en <strong>le</strong>vant<br />

sa main fermée.<br />

— Tu demandes d'une manière tel<strong>le</strong>ment polie qu'il est<br />

impossib<strong>le</strong> de ne pas te répondre... Tu v<strong>ou</strong>drais donc savoir....<br />

— Je v<strong>ou</strong>drais savoir la raison p<strong>ou</strong>r laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s<br />

examinez t<strong>ou</strong>s comme des bêtes curieuses.<br />

Laposto<strong>le</strong> eut un s<strong>ou</strong>rire malicieux.<br />

Puis il répondit :<br />

— D'abord je crois que tu n'es p<strong>ou</strong>r rien dans cette curiosité<br />

comme ta vanité te <strong>le</strong> fait croire.<br />

— Ah !.... alors c'est de moi qu'il s'agit? fit Précigny en<br />

s'avançant.<br />

— Oui, monsieur <strong>le</strong> comte, il est question de Votre Excel­<br />

<strong>le</strong>nce !<br />

— Et à quel<strong>le</strong> circonstance dois-je attribuer cet honneur?<br />

— Voici l'affaire : il parait que monsieur <strong>le</strong> comte, <strong>ou</strong>bliant<br />

sans d<strong>ou</strong>te <strong>le</strong> léger changement qui s'est opéré dans son exis­<br />

tence, et se figurant probab<strong>le</strong>ment être encore à Paris et en<br />

liberté, a eu hier soir la fantaisie de faire une promenade au<br />

clair de la lune en <strong>ou</strong>bliant de rentrer.<br />

— C'est cela même, répondit Précigny, et si je ne me trompe,<br />

c'est toi qui m'as dénoncé ?<br />

Laposto<strong>le</strong> fit une révérence grotesque.<br />

— La seu<strong>le</strong> raison qui m'a p<strong>ou</strong>ssé à <strong>le</strong> faire, reprit-il, c'est<br />

<strong>le</strong> profond et vif intérêt que je porte à monsieur <strong>le</strong> comte; il est


— 749 —<br />

si faci<strong>le</strong> d'attraper un rhume de cerveau quand on se tr<strong>ou</strong>ve<br />

ainsi exposé à la fraîcheur de la nuit, et nos gardiens, t<strong>ou</strong>t fiers<br />

de l'honneur qu'ils ont d'avoir à surveil<strong>le</strong>r des personnages de<br />

haut rang et s<strong>ou</strong>cieux de la santé de <strong>le</strong>urs pensionnaires ont<br />

jugé convenab<strong>le</strong> de donner à comprendre à monsieur <strong>le</strong> comte<br />

ce que ces promenades nocturnes peuvent avoir de dangereux.<br />

— Je ne te comprends pas encore,.... continue.<br />

— Non, je préfère laisser la paro<strong>le</strong> à monsieur Vaudoré, notre<br />

brave gardien que je vois s'approcher et qui va sans d<strong>ou</strong>te se<br />

faire un vrai plaisir de répondre à cette question d'une manière<br />

t<strong>ou</strong>t à fait catégorique.<br />

Précigny regardait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs Laposto<strong>le</strong> d'un air hébété.<br />

Puis se t<strong>ou</strong>rnant vers Mac-Bell il lui demanda :<br />

— As-tu compris ce qu'il veut dire?<br />

— Pas un mot ?<br />

— Adressons-n<strong>ou</strong>s au gardien.<br />

Puis se t<strong>ou</strong>rnant vers ce dernier qui s'avançait, il lui demanda :<br />

— Pardon, monsieur Vaudoré, auriez-v<strong>ou</strong>s l'obligeance de<br />

me dire....<br />

Le gardien, au lieu de répondre, s'adressa à deux hommes<br />

qui <strong>le</strong> suivaient et <strong>le</strong>ur dit :<br />

— Faites votre office.<br />

Ces deux hommes s'approchèrent de Précigny, lui saisirent<br />

<strong>le</strong>s bras, et avec une habi<strong>le</strong>té qui dénotait une grande habitude<br />

de ce genre d'exercice, en un clin-d'œil ils l'eurent mis à nu<br />

jusqu'à la ceinture.<br />

Précigny, tr<strong>ou</strong>blé, ne se rendait pas bien compte des intentions<br />

qu'on avait à son égard.<br />

Ils l'entraînèrent ensuite vers un pilier auquel ils l'attachèrent<br />

avec une forte c<strong>ou</strong>rroie, puis ils sortirent chacun un petit f<strong>ou</strong>et<br />

de <strong>le</strong>ur poche.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s me faire ?.... s'écria Précigny terrifié et<br />

qui commençait à comprendre.


— 750 —<br />

Un vig<strong>ou</strong>reux c<strong>ou</strong>p de f<strong>ou</strong>et appliqué sur son dos fut la seu<strong>le</strong><br />

réponse qu'il reçut.<br />

Précigny p<strong>ou</strong>ssa un cri de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et fit un effort p<strong>ou</strong>r briser<br />

la c<strong>ou</strong>rroie qui <strong>le</strong> liait au pilier.<br />

Mais cette c<strong>ou</strong>rroie était solide et el<strong>le</strong> ne céda pas.<br />

Un second c<strong>ou</strong>p de f<strong>ou</strong>et succéda au premier, et ils commencèrent<br />

à tomber dru sur la peau de Précigny en y faisant des<br />

marques vio<strong>le</strong>ttes et sanglantes.<br />

Le pauvre diab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssait des hur<strong>le</strong>ments de rage et de<br />

d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur.<br />

Quand il eut subi cette punition il dût rester encore une<br />

heure attaché au pilier, comme <strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait <strong>le</strong> règ<strong>le</strong>ment <strong>du</strong><br />

<strong>bagne</strong>.<br />

Aussitôt que <strong>le</strong> gardien se fut éloigné avec ses deux aides,<br />

Précigny, épuisé, fit signe à Mac-Bell de s'approcher.<br />

— Eh bien ! l'affaire n'a pas été agréab<strong>le</strong> ? fit ce dernier d'un<br />

air où il y avait plus d'ironie que d'amitié.<br />

— Ce n'est pas ce qui me fait plus de peine, répondit Précigny,<br />

j'aurais consenti à en recevoir <strong>le</strong> d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> si cela avait pu<br />

être renvoyé d'un j<strong>ou</strong>r.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ?<br />

— Ne <strong>le</strong> devines-tu pas ?<br />

— Ma foi, non !<br />

— Eh bien, regarde là bas !<br />

Mac-Bell suivit <strong>le</strong> regard de Précigny.<br />

— Ah!... <strong>Blondel</strong> ! fit il.<br />

— Eh <strong>ou</strong>i ! <strong>Blondel</strong> !.... comprends-tu maintenant ?<br />

— Parfaitement.<br />

— Voici <strong>le</strong> moment d'al<strong>le</strong>r au travail et je ne p<strong>ou</strong>rrai pas<br />

sortir avec v<strong>ou</strong>s.<br />

— Qu'est-ce que cela fait ? ne puis-je pas faire l'affaire<br />

t<strong>ou</strong>t seul ?<br />

— Crois-tu p<strong>ou</strong>voir <strong>le</strong> faire ?<br />

— Certainement, j'ai déjà demandé au surveillant qu'il n<strong>ou</strong>s


— 751 —<br />

donne p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s aider <strong>Blondel</strong> dont l'habi<strong>le</strong>té et la force n<strong>ou</strong>s<br />

sont indispensab<strong>le</strong>s dans notre travail.<br />

— Et... il a consenti ?<br />

— Sans faire la moindre observation ; et maintenant, puisque<br />

tu ne peux pas venir, c'est une raison de plus p<strong>ou</strong>r qu'il<br />

laisse <strong>Blondel</strong> venir avec moi.<br />

— Tu n'as rien <strong>ou</strong>blié ?<br />

— Ne crains rien,... j'ai bonne mémoire !<br />

— Es-tu bien sûr que la trappe n'a pas été déc<strong>ou</strong>verte par<br />

personne ?<br />

— Oh !... parfaitement ;... hier soir el<strong>le</strong> était encore en bon<br />

état et depuis là personne n'est allé de ce côté.<br />

— Vois-tu, Mac-Bell, fit Précigny d'une voix empreinte d'une<br />

haine profonde ; vois-tu, <strong>le</strong> plaisir de voir enfin ma vengeance<br />

réussir me fait <strong>ou</strong>blier ma s<strong>ou</strong>ffrance et la honte de me voir<br />

fustigé devant <strong>le</strong>s yeux des camarades !<br />

— Tranquillise-toi !... avant peu tu entendras dire qu'il est<br />

arrivé un accident à <strong>Blondel</strong>.<br />

— Bon !... Je compte sur toi !... au revoir !<br />

Il y avait environ une heure que Précigny était attaché au<br />

poteau quand on donna <strong>le</strong> signal de la sortie p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r au<br />

travail.<br />

Il fut détaché et con<strong>du</strong>it à son lit p<strong>ou</strong>r y être pansé.<br />

Pendant ce temps <strong>le</strong>s autres forçats se rendaient à la digue<br />

par gr<strong>ou</strong>pes et se dirigeaient chacun vers l'endroit qui lui était<br />

assigné.<br />

En sortant <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>, Mac-Bell et Précigny avaient échangé<br />

un dernier c<strong>ou</strong>p-d'oeil d'intelligence en montrant <strong>Blondel</strong>.<br />

Ce c<strong>ou</strong>p-d'œil avait été remarqué par Laposto<strong>le</strong> qui ne perdait<br />

pas un de <strong>le</strong>urs m<strong>ou</strong>vements et qui comprit immédiatement<br />

qu'il se tramait quelque chose.<br />

Il s'approcha rapidement de <strong>Blondel</strong>.<br />

— Ec<strong>ou</strong>te ! lui dit-il à demi-voix, il ne faut p<strong>ou</strong>rtant pas te


— 752 —<br />

laisser dévorer sans gratter un peu <strong>le</strong> palais de celui qui a trop<br />

faim ; dis-moi, avec qui vas-tu travail<strong>le</strong>r ?<br />

— Avec l'Ecossais.<br />

— Oh!... je m'en d<strong>ou</strong>tais!<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi?<br />

— Tiens toi sur tes gardes.<br />

— Que veux tu dire?<br />

— Tiens-toi sur tes gardes, te dis-je.<br />

— Sais-tu quelque chose ?<br />

— Non!... mais j'ai des s<strong>ou</strong>pçons.<br />

— Sur qui ?<br />

— J'ai surpris un c<strong>ou</strong>p d'œil entre Précigny et l'Ecossais.<br />

— Qu'est-ce que cela pr<strong>ou</strong>ve ?<br />

— Rien de bon !... ils se sont regardés en faisant de ton côté<br />

un signe qui ne ressemblait pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t à une marque d'affection.<br />

— Bah !... je ne crains pas l'Ecossais.<br />

— Je <strong>le</strong> crois, et tu en viendras faci<strong>le</strong>ment à b<strong>ou</strong>t s'il<br />

t'attaque en face, mais il te connaît trop p<strong>ou</strong>r cela, et il<br />

est capab<strong>le</strong> de te prendre en traître et de t'attirer dans un<br />

piège.<br />

— Bon, dans ce cas, j'aurai l'œil <strong>ou</strong>vert !... es-tu tranquil<strong>le</strong><br />

?<br />

— Oui,... à cause de toi !<br />

— Je te remercie !<br />

— Ils se séparèrent et <strong>Blondel</strong> s'approcha de l'Ecossais.<br />

Puis t<strong>ou</strong>s deux se dirigèrent vers l'endroit où Mac-Bell avait<br />

travaillé la veil<strong>le</strong> avec Précigny.<br />

Ils marchèrent un instant l'un à côté de l'autre sans dire un<br />

mot.<br />

Mac-Bell avait l'air inquiet.


— 753 —<br />

On voyait qu'il avait envie de par<strong>le</strong>r, mais qu'il ne savait<br />

comment entrer en matière.<br />

A la fin cependant, il parut v<strong>ou</strong>loir surmonter son hésitation.<br />

— Sais-tu à quoi je pense ? fit-il brusquement en se t<strong>ou</strong>rnant<br />

vers <strong>Blondel</strong>.<br />

— Non, répondit brièvement celui-ci.<br />

— Eh bien ! je me disais que deux hommes comme n<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>rraient faire de grandes choses, si, au lieu de se querel<strong>le</strong>r ils<br />

unissaient <strong>le</strong>urs forces !...<br />

— Le crois-tu ? fit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Est-ce que ce n'est pas la vérité ?<br />

— Peut-être !<br />

— Je suis persuadé, reprit l'Ecossais, que si n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lions,<br />

n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrions avant peu être en France et vivre comme de<br />

grands seigneurs, au lieu de rester à travail<strong>le</strong>r comme des esclaves<br />

dans ce pays de chiens !<br />

— C'est-à-dire, repartit <strong>Blondel</strong>, à la condition t<strong>ou</strong>tefois qu'on<br />

ne n<strong>ou</strong>s fasse pas faire une promenade sur <strong>le</strong> chemin qui<br />

con<strong>du</strong>it à la guillotine !<br />

— Bêtises !... cela n'arrive qu'aux imbéci<strong>le</strong>s !<br />

— Tu te trompes, Mac-Bell, cela peut aussi arriver au plus<br />

malin et au plus habi<strong>le</strong>.<br />

— Je n'en persiste pas moins dans mon opinion !... Et si tu<br />

v<strong>ou</strong>lais éc<strong>ou</strong>ter ma proposition pendant qu'il en est temps, n<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>rrions faire notre bonheur !<br />

— Non, Mac-Bell, non !... Je ne suis pas l'homme qu'il te<br />

faut !<br />

— Est-ce ton dernier mot ?<br />

— Oui !<br />

L'Ecossais jeta sur <strong>Blondel</strong> un regard sombre et menaçant.<br />

— C'est bien, fit-il d'un air peu rassurant, tu ne sais pas ce<br />

que tu refuses !<br />

53


— 754 —<br />

Mac-Bell, qui connaissait l'audace, <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage, l'habi<strong>le</strong>té et<br />

la force de <strong>Blondel</strong>, aurait bien v<strong>ou</strong>lu que celui-ci consentit à<br />

pactiser avec lui, il aurait ensuite carrément planté là Précigny<br />

p<strong>ou</strong>r essayer de recommencer une carrière avec <strong>Blondel</strong><br />

il aurait commencé par déc<strong>ou</strong>vrir à ce dernier <strong>le</strong> complot formé<br />

contre lui.<br />

Mais <strong>le</strong> refus de <strong>Blondel</strong> fut son arrêt de mort.<br />

L'Ecossais, furieux de voir sa proposition rep<strong>ou</strong>ssée n'éc<strong>ou</strong>ta<br />

plus que sa vieil<strong>le</strong> rancune et il résolut de précipiter <strong>Blondel</strong><br />

dans <strong>le</strong> piége qui lui avait été préparé.<br />

Ils étaient arrivés à la digue.<br />

Le gardien qui <strong>le</strong>s avait accompagnés resta un moment auprès<br />

d'eux, puis il s'éloigna p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r surveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s autres<br />

gr<strong>ou</strong>pes de travail<strong>le</strong>urs.<br />

Ils restèrent alors seuls, <strong>Blondel</strong>, se s<strong>ou</strong>venant de la recommandation<br />

de Laposto<strong>le</strong> se tenait sur ses gardes et ne<br />

perdait pas un geste de l'Ecossais, t<strong>ou</strong>t en affectant la plus<br />

profonde indifférence.<br />

Cependant il avait l'esprit occupé d'une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de pensées qui<br />

l'absorbaient.<br />

De temps en temps une image venait apparaître devant ses<br />

yeux.<br />

C'était cel<strong>le</strong> de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert !<br />

L'affection profonde et naïve de la jeune Indienne ne s'était<br />

jamais démentie ; quand il avait été en danger, lorsque la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur<br />

avait envahi son cœur, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs el<strong>le</strong> s'était tr<strong>ou</strong>vée là p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong> sauver <strong>ou</strong> <strong>le</strong> conso<strong>le</strong>r.<br />

Une autre pensée se présentait aussi à l'esprit de <strong>Blondel</strong>,<br />

mais cel<strong>le</strong>-là <strong>le</strong> faisait frémir de colère.<br />

C'est quand il pensait à Précigny.<br />

La haine qu'il épr<strong>ou</strong>vait p<strong>ou</strong>r ce misérab<strong>le</strong> était si profonde,<br />

si vio<strong>le</strong>nte, qu'el<strong>le</strong> lui faisait t<strong>ou</strong>t <strong>ou</strong>blier et il se sentait capab<strong>le</strong><br />

de t<strong>ou</strong>t sacrifier p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir se venger.


— 755 —<br />

Ces deux pensées l'absorbaient entièrement, au point de lui<br />

faire <strong>ou</strong>blier de se tenir sur ses gardes.<br />

— Viens, lui dit au b<strong>ou</strong>t d'un moment Mac-Bell, viens, n<strong>ou</strong>s<br />

allons enfoncer ces pieux, il faut que ce soit fait quand Veau-<br />

doré viendra et il n'est pas de bonne humeur auj<strong>ou</strong>rd'hui.<br />

— Dis-moi d'abord ce que n<strong>ou</strong>s avons à faire, fit <strong>Blondel</strong> en<br />

prenant un des pieux que l'Ecossais lui avait montrés.<br />

— Il faut que n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s enfoncions là, reprit Mac-Bell en lui<br />

indiquant une petite éminence qui s'avançait au bord de l'eau<br />

et qui n'était autre que la fosse préparée la veil<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r y faire<br />

tomber <strong>Blondel</strong>.<br />

Celui-ci fit deux pas p<strong>ou</strong>r se diriger de ce côté, puis il s'arrêta<br />

en jetant sur son compagnon un regard s<strong>ou</strong>pçonneux.<br />

L'Ecossais avait gardé une attitude t<strong>ou</strong>t à fait indifférente.<br />

<strong>Blondel</strong> se tr<strong>ou</strong>vait à ce moment un peu plus é<strong>le</strong>vé que Mac-<br />

Bell, il <strong>le</strong> dominait de la moitié <strong>du</strong> corps et il se rassura.<br />

Il se remit ensuite à marcher.<br />

Deux pas seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> séparaient <strong>du</strong> sol factice et trompeur<br />

qui rec<strong>ou</strong>vrait <strong>le</strong> piège.<br />

— Enfin !.., murmura l'Ecossais dont <strong>le</strong>s mains se crispaient<br />

aut<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> pieu allongé et aigu qu'il avait choisi.<br />

On entendit s<strong>ou</strong>dain un cri et <strong>Blondel</strong> disparut dans l'eau.<br />

Mac-Bell s'élança p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r enfoncer son arme dans <strong>le</strong> corps<br />

de son ennemi, mais un c<strong>ou</strong>p vio<strong>le</strong>nt l'obligea à lâcher son<br />

bâton et à <strong>le</strong> laisser tomber à terre.<br />

Au même instant il aperçut un homme qui plongeait à l'en­<br />

droit où <strong>Blondel</strong> avait disparu.<br />

Il n'y avait pas de d<strong>ou</strong>te possib<strong>le</strong>,... c'était un ami de <strong>Blondel</strong><br />

qui allait à son sec<strong>ou</strong>rs.<br />

Mac-Bell comprit cela et ramassa son pieu ; il s'approcha de<br />

l'eau.<br />

Là il regarda et vit deux corps qui tantôt paraissaient et tan­<br />

tôt disparaissaient s<strong>ou</strong>s l'eau.<br />

A un certain moment <strong>Blondel</strong> ayant paru à la surface il re-


— 756 —<br />

plongea immédiatement en voyant que l'Ecossais <strong>le</strong>vait <strong>le</strong> bras<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> frapper.<br />

Un instant après <strong>le</strong>s deux hommes étant revenus sur l'eau<br />

Mac-Bell v<strong>ou</strong>lut en profiter et il lança contre eux de t<strong>ou</strong>tes ses<br />

forces <strong>le</strong> pieu aigu qu'il tenait.<br />

<strong>Les</strong> deux corps disparurent s<strong>ou</strong>s l'eau qui se teignit de sang.<br />

— Mort!... murmura Mac-Bell en tenant <strong>le</strong>s yeux fixés sur<br />

l'endroit où ils avaient disparu, mais <strong>le</strong>quel des deux ?<br />

Il attendit ainsi pendant deux minutes.<br />

Puis il vit apparaître à une certaine distance un cadavre<br />

inanimé.<br />

T<strong>ou</strong>t auprès se montra immédiatement une tête, puis <strong>du</strong>,<br />

épau<strong>le</strong>s et des bras qui nageaient vig<strong>ou</strong>reusement.<br />

— Malédiction ! fit l'Ecossais en grinçant des dents de rage<br />

en reconnaissant <strong>Blondel</strong> dans <strong>le</strong> nageur.<br />

Puis voyant que celui-ci s'approchait <strong>du</strong> rivage il saisit un<br />

autre bâton et c<strong>ou</strong>rut vers <strong>le</strong> point où <strong>Blondel</strong> allait aborder.<br />

A cette vue <strong>Blondel</strong> v<strong>ou</strong>lut al<strong>le</strong>r plus loin, mais Mac-Bell<br />

suivait éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> bord en <strong>le</strong> menaçant de son pieu.<br />

— Lâche misérab<strong>le</strong> ! lui cria <strong>Blondel</strong> !... il faut que cela<br />

finisse !<br />

Et sans hésiter plus longtemps il nagea directement vers <strong>le</strong>s<br />

rochers qui bordaient la rive.<br />

La situation était évidemment critique p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> nageur qui se<br />

tr<strong>ou</strong>vait sans défense en face d'un adversaire bien armé.<br />

Il était arrivé au bord et il étendait <strong>le</strong> bras p<strong>ou</strong>r se cramponner<br />

à une pointe de rocher, Mac-Bell deb<strong>ou</strong>t sur <strong>le</strong> rocher <strong>le</strong>vait <strong>le</strong><br />

bras p<strong>ou</strong>r enfoncer son pieu entre <strong>le</strong>s deux épau<strong>le</strong>s de <strong>Blondel</strong><br />

quand un cri ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> se fit entendre, l'Ecossais tomba en<br />

se tordant de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur pendant que son bâton lui échappait<br />

et r<strong>ou</strong>lait dans l'eau.<br />

Sans s'inquiéter d'abord d'où lui venait ce sec<strong>ou</strong>rs inatten<strong>du</strong><br />

<strong>Blondel</strong> se hâta de sortir de l'eau.


Mac-Bell tomba sur <strong>le</strong> sol en p<strong>ou</strong>ssant un hur<strong>le</strong>ment<br />

de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur.


— 757 —<br />

Puis il s'approcha de Mac-Bell qui restait éten<strong>du</strong> en p<strong>ou</strong>ssant<br />

des gémissements s<strong>ou</strong>rds.<br />

Chose horrib<strong>le</strong>! il avait été frappé par une flèche qui lui était<br />

entrée dans l'œil.<br />

Puis ayant jeté ses regards aut<strong>ou</strong>r de lui, <strong>Blondel</strong> aperçut à<br />

quelques pas F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert qui <strong>le</strong> considérait en si<strong>le</strong>nce.<br />

— F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert!... s'écria-t-il en acc<strong>ou</strong>rant vers el<strong>le</strong> et en<br />

la prenant dans ses bras ;... toi!... toi!...<br />

— Oui!... répondit la jeune Indienne en lui s<strong>ou</strong>riant avec<br />

tendresse, je savais qu'un danger te menaçait.<br />

— Tu <strong>le</strong> savais! fît <strong>Blondel</strong> au comb<strong>le</strong> de l'étonnement,<br />

comment as-tu déc<strong>ou</strong>vert ce complot?<br />

— Par celui qui m'a donné l'hospitalité !<br />

— Comment!... par Maxime de Brescé?<br />

— Oui.<br />

— Mais lui comment l'a-t-il appris ?<br />

— Par Précigny.<br />

— Que dis-tu?<br />

- Oui, ce misérab<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait forcer Maxime à me faire m<strong>ou</strong>rir<br />

pendant la nuit et il lui a dit quel complot il avait formé contre<br />

toi!<br />

— Et quel est celui qui s'est précipité dans l'eau p<strong>ou</strong>r ma<br />

sauver?<br />

— C'est précisément celui dont Précigny v<strong>ou</strong>lait faire son<br />

complice et qui a v<strong>ou</strong>lu au contraire venir à ton sec<strong>ou</strong>rs.<br />

— Et toi,... F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert... c'est toi qui m'as encore une<br />

fois sauvé la vie!<br />

— Je suivis Maxime après m'être munie d'un arc et d'une<br />

flèche et quand je vis que ce misérab<strong>le</strong> allait te frapper je lui<br />

envoyai cette flèche qui n'a pas manqué son but.<br />

— Mais Maxime, qu'est-il devenu? fit <strong>Blondel</strong> en s'approchant<br />

<strong>du</strong> rivage.<br />

Il aperçut bientôt un cadavre que la vague balançait à peu<br />

de distance.


— 758 —<br />

Il se mit aussitôt à l'eau et réussit à amener ce cadavre<br />

contre <strong>le</strong> rivage.<br />

— Il respire encore, dit F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert. qui s'était penchée<br />

sur ce corps et avait posé la main sur sa poitrine.<br />

— Dieu soit l<strong>ou</strong>é ! repartit <strong>Blondel</strong>, j'aurais été inconsolab<strong>le</strong><br />

si ce pauvre Maxime avait été la victime de cette canail<strong>le</strong>..,,<br />

N<strong>ou</strong>s allons maintenant appe<strong>le</strong>r un gardien et lui raconter ce<br />

qui s'est passé.<br />

Et <strong>Blondel</strong> s'éloigna pendant que la jeune Indienne s'occupait<br />

de Maxime et essayait de <strong>le</strong> rappe<strong>le</strong>r à la vie.<br />

Quant à l'Ecossais qui était resté sans m<strong>ou</strong>vement, ses traits<br />

crispés respiraient encore la haine et la cruauté.<br />

CHAPITRE XVII.<br />

Un crime de plus.<br />

N<strong>ou</strong>s avons laissé Précigny sur <strong>le</strong> lit où on l'avait placé p<strong>ou</strong>r<br />

panser <strong>le</strong>s plaies qui lui avaient faites <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>ps de f<strong>ou</strong>et qu'il<br />

avait reçus ; ces plaies <strong>le</strong> faisaient cruel<strong>le</strong>ment s<strong>ou</strong>ffrir, mais<br />

cette d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur n'avait pas calmé la haine et la soif de vengeance<br />

qui brûlaient dans son cœur.<br />

Il pensait à <strong>Blondel</strong> ; il <strong>le</strong> voyait à la digue, travaillant avec<br />

Mac-Bell, et minute par minute il s'attendait à ce qu'on vint<br />

annoncer au <strong>bagne</strong> qu'un accident venait d'arriver et que<br />

<strong>Blondel</strong> avait été précipité dans <strong>le</strong>s flots. Une seu<strong>le</strong> chose <strong>le</strong>


— 739 —<br />

t<strong>ou</strong>rmentait, c'était de ne p<strong>ou</strong>voir repaître ses yeux de ce spectac<strong>le</strong><br />

et assister à la mort de son ennemi.<br />

Le lit où l'on avait c<strong>ou</strong>ché Précigny se tr<strong>ou</strong>vait près d'une<br />

fenêtre par laquel<strong>le</strong> il p<strong>ou</strong>vait voir ce qui se passait dans la<br />

c<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il entendit des voix et ayant<br />

fait un effort p<strong>ou</strong>r se s<strong>ou</strong><strong>le</strong>ver il vit un gr<strong>ou</strong>pe de forçats<br />

portant un brancard sur <strong>le</strong>quel était c<strong>ou</strong>ché un corps immobi<strong>le</strong>.<br />

Comme la fenêtre était <strong>ou</strong>verte, il p<strong>ou</strong>vait parfaitement voir<br />

t<strong>ou</strong>t.<br />

Ayant appelé un des hommes qui passait devant la fenêtre il<br />

lui demanda :<br />

— Qui porte-t-on là?<br />

— C'est un gaillard qui n'aura plus ni faim ni soif, répondit<br />

l'homme que Précigny avait questionné.<br />

— Que veux-tu dire ?<br />

— Je veux simp<strong>le</strong>ment dire qu'il ne tardera pas à al<strong>le</strong>r tenir<br />

compagnie aux vers.<br />

— Mais dis-moi donc, qui est -ce ?<br />

— L'autre forçat allait répondre quand <strong>le</strong>s quatre hommes<br />

qui portaient <strong>le</strong> brancard passèrent à <strong>le</strong>ur t<strong>ou</strong>r devant la<br />

fenêtre<br />

Précigny se s<strong>ou</strong><strong>le</strong>va de n<strong>ou</strong>veau d'un m<strong>ou</strong>vement fébri<strong>le</strong> et<br />

dans l'espoir de reconnaître <strong>Blondel</strong> dans <strong>le</strong> corps qui gisait sur<br />

<strong>le</strong> brancard.<br />

Mais s<strong>ou</strong>dain il se laissa retomber sur son lit en p<strong>ou</strong>ssant<br />

un cri :<br />

— Mac-Bell !...<br />

— 11 venait, en effet, de reconnaître l'Ecossais dont <strong>le</strong> visage<br />

présentait un spectac<strong>le</strong> horrib<strong>le</strong>.<br />

La flèche avait été retirée de la b<strong>le</strong>ssure, l'orbite vide et sanglant<br />

avait un aspect hideux.<br />

— Oui! reprit <strong>le</strong> forçat qui avait été interrogé par Précigny,


— 760 —<br />

la b<strong>le</strong>ssure est très grave et l'on d<strong>ou</strong>te qu'il puisse en revenir...<br />

dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas l'œil est per<strong>du</strong>.<br />

— Gomment a-t-il été b<strong>le</strong>ssé ?<br />

— Par une flèche !<br />

— Une flèche ?<br />

— Oui, une flèche lancée par une Indienne<br />

— Une Indienne?... en es-tu bien sûr?<br />

— Certainement... el<strong>le</strong> est ici.<br />

— S'appel<strong>le</strong>rait-el<strong>le</strong> par hasard F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert ?<br />

— C'est cela !... c'est une femme jeune et jolie... il ne lui<br />

manque qu'un peu de p<strong>ou</strong>dre de riz.<br />

— Mais p<strong>ou</strong>rquoi a-t-el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lu tuer Mac-Bell ?<br />

— C'est afin de sauver <strong>Blondel</strong>;... el<strong>le</strong> prétend que<br />

Mac-Bell v<strong>ou</strong>lait <strong>le</strong> noyer comme un petit chat..... En<br />

t<strong>ou</strong>s cas el<strong>le</strong> a fait preuve de c<strong>ou</strong>rage et d'une grande<br />

adresse.<br />

Puis <strong>le</strong> forçat aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Pauvre Mac-Bell !.... quel<strong>le</strong> vilaine grimace il fait!<br />

— C'est la surprise, fit un autre forçat ; <strong>le</strong> pauvre<br />

diab<strong>le</strong> n'est pas acc<strong>ou</strong>tumé à de semblab<strong>le</strong>s distractions.<br />

Précigny se s<strong>ou</strong><strong>le</strong>va en <strong>le</strong>ur criant :<br />

— Imbéci<strong>le</strong>s, que v<strong>ou</strong>s êtes!.... n'avez-v<strong>ou</strong>s donc ni cœur<br />

ni pitié ?.... p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s rester insensib<strong>le</strong>s devant <strong>le</strong> corps<br />

d'un de vos camarades qu'on a v<strong>ou</strong>lu assasiner?..... Et<br />

cette mort ne peut-el<strong>le</strong> exciter que vos ignob<strong>le</strong>s plaisanteries....<br />

C'est vrai qu'on ne peut guère attendre autre chose d'indivi<strong>du</strong>s<br />

de votre espèce ! Ne p<strong>ou</strong>rriez-v<strong>ou</strong>s pas rechercher<br />

<strong>le</strong>s causes qui ont p<strong>ou</strong>ssé cette femme à v<strong>ou</strong>loir faire<br />

m<strong>ou</strong>rir un des nôtres et ne comprenez-v<strong>ou</strong>s pas que l'ennemi<br />

de l'un de n<strong>ou</strong>s ne peut qu'être notre ennemi à t<strong>ou</strong>s?....<br />

Que faut-il donc p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong>s yeux et v<strong>ou</strong>s démontrer<br />

qu'il s'agit de n<strong>ou</strong>s mettre en garde contre cet ennemi commun<br />

?<br />

— C'est très-vrai, au fond , repartit un des forçats qui


—761 —<br />

s'étaient arrêtés devant la fenêtre, l'affaire n'est pas claire ;..<br />

quel motif p<strong>ou</strong>vait avoir cette Indienne p<strong>ou</strong>r attenter à la vie<br />

de Mac-Bell?<br />

— Parb<strong>le</strong>u !... fit Précigny,... el<strong>le</strong> devait en avoir un !<br />

— Mais quel est-il ?<br />

— P<strong>ou</strong>r sauver <strong>Blondel</strong>,.... comme tu l'as dit toi-même.<br />

— Est-ce que, par hasard, el<strong>le</strong> serait am<strong>ou</strong>reuse de<br />

lui?<br />

— Que v<strong>ou</strong>s êtes simp<strong>le</strong>s !... V<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez absolument<br />

rien comprendre.<br />

— Sacreb<strong>le</strong>u!... non,... je ne comprends pas !<br />

— Ec<strong>ou</strong>te.... que veut-dire la présence de cette femme dans<br />

l'î<strong>le</strong>, où aucune femme ne peut séj<strong>ou</strong>rner?<br />

— Tiens.... c'est vrai !<br />

— Ensuite.... comment peux-tu expliquer que <strong>Blondel</strong> ait<br />

été si faci<strong>le</strong>ment grâcié et que malgré cela il reste parmi n<strong>ou</strong>s,<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> prétexte puéril qu'il y a encore des formalités à rem<br />

plir?<br />

— En effet,.... fit un autre forçat,.... t<strong>ou</strong>t cela me semb<strong>le</strong><br />

l<strong>ou</strong>che.<br />

— L<strong>ou</strong>che?.... pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t,.... c'est au contraire clair comme<br />

<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r.<br />

— Explique-toi.<br />

— C'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>... on a besoin d'avoir des espions aut<strong>ou</strong>r<br />

de n<strong>ou</strong>s, afin de p<strong>ou</strong>voir connaître et réprimer t<strong>ou</strong>te tentative<br />

de fuite <strong>ou</strong> d'émeute. Dans ce but on a feint de rendre la liberté<br />

à <strong>Blondel</strong>, qui ne vaut pas mieux qu'un autre, et qui reste<br />

au milieu de n<strong>ou</strong>s comme camarade, mais qui n<strong>ou</strong>s espionne<br />

p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r ensuite raconter ce qu'il a vu et enten<strong>du</strong> à l'administration<br />

qui connaît ainsi t<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s disons et t<strong>ou</strong>t ce<br />

que n<strong>ou</strong>s faisons.<br />

— Oui... <strong>ou</strong>i... tu as raison, cela p<strong>ou</strong>rrait bien être.<br />

— Comment v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s expliquer autrement la présence


— 762-<br />

de <strong>Blondel</strong> parmi n<strong>ou</strong>s?... ne p<strong>ou</strong>vait-on pas <strong>le</strong> laisser à<br />

Cayenne ?<br />

— Précigny a raison, dit un troisième forçat qu'on avait surnommé<br />

<strong>le</strong> « Léopard », et la chose me semb<strong>le</strong> suspecte.<br />

— Et F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert, reprit Précigny, <strong>le</strong> service qu'el<strong>le</strong> a<br />

ren<strong>du</strong> à <strong>Blondel</strong> démontre à l'évidence qu'el<strong>le</strong> est son alliée,<br />

qu el<strong>le</strong> ne vaut pas plus que lui... et, croyez-moi,... aussi longtemps<br />

que ces deux êtres seront dans l'î<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s aurez sans<br />

cesse à vos tr<strong>ou</strong>sses p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s espionner, et v<strong>ou</strong>s verrez<br />

avorter t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rriez tenter p<strong>ou</strong>r rec<strong>ou</strong>vrer la<br />

liberté.<br />

— Il a parfaitement raison ! firent ensemb<strong>le</strong> <strong>le</strong>s forçats qui<br />

avaient enten<strong>du</strong> <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de Précigny.<br />

— N<strong>ou</strong>s avons là deux ennemis dangereux, aj<strong>ou</strong>ta <strong>le</strong> « Léopard<br />

».<br />

— Deux ennemis qui ne feront que tramer contre n<strong>ou</strong>s<br />

si n<strong>ou</strong>s n'avons pas <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage de n<strong>ou</strong>s en défaire, fit Précigny.<br />

— Si ce n'est que cela, dit un forçat que sa stature gigantesque<br />

avait fait surnommer « Goliath », il ne s'agit que de<br />

tr<strong>ou</strong>ver deux <strong>ou</strong> trois gaillards résolus.<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes déjà deux, reprit Précigny, toi et <strong>le</strong> « Léopard»<br />

et il ne doit pas être diffici<strong>le</strong> d'en tr<strong>ou</strong>ver deux autres de votre<br />

trempe.<br />

— J'en connais deux, dit Goliath, qui feront parfaitement<br />

notre affaire.<br />

— Alors, fit <strong>le</strong> «Léopard», comment devons-n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s y<br />

prendre ?<br />

— N<strong>ou</strong>s guettons l'occasion de n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ver seuls avec lui,<br />

l'un de n<strong>ou</strong>s lui glisse six p<strong>ou</strong>ces de fer dans <strong>le</strong>s côtes pendant<br />

que <strong>le</strong>s trois autres <strong>le</strong> saisissent par la gorge p<strong>ou</strong>r lui ôter<br />

l'envie de crier.<br />

Précigny haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— On voit bien que v<strong>ou</strong>s ne savez pas avec quel homme


— 763 —<br />

v<strong>ou</strong>s avez affaire, car autrement v<strong>ou</strong>s ne penseriez pas à en<br />

venir à b<strong>ou</strong>t aussi faci<strong>le</strong>ment, même quand v<strong>ou</strong>s seriez quatre<br />

gaillards robustes et décidés.<br />

— Alors comment devons-n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s y prendre ?<br />

_ Il faut tuer <strong>Blondel</strong> deux fois !<br />

— Deux fois ? demanda Goliath.<br />

— Entendons-n<strong>ou</strong>s, reprit Précigny, avant de <strong>le</strong> tuer t<strong>ou</strong>t<br />

de bon il faut l'atteindre dans son moral, et profiter ensuite de<br />

son abattement p<strong>ou</strong>r l'attaquer.<br />

<strong>Les</strong> forçats ne saisissaient pas bien ce que Précigny v<strong>ou</strong>lait<br />

<strong>le</strong>ur dire.<br />

— V<strong>ou</strong>s savez, fit ce dernier, que <strong>Blondel</strong> aime l'Indienne.<br />

— On <strong>le</strong> dit, répondit Goliath.<br />

— Eh bien, débarrassez-v<strong>ou</strong>s d'abord d'el<strong>le</strong>,... d'après ce<br />

qu'el<strong>le</strong> a fait à Mac-Bell v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez voir à quoi on peut<br />

s'attendre de cette dangereuse créature. Une fois qu'el<strong>le</strong> ne<br />

sera plus là <strong>Blondel</strong> sera plongé dans <strong>le</strong> désespoir, son chagrin<br />

lui ôtera t<strong>ou</strong>te énergie et rien ne sera alors aussi faci<strong>le</strong> que de<br />

s'en débarrasser.<br />

— C'est une excel<strong>le</strong>nte idée !... fit <strong>le</strong> « Léopard ».<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Voilà ce que c'est que d'avoir reçu de l'é<strong>du</strong>cation et de<br />

l'instruction... Ce n'est pas un imbéci<strong>le</strong> comme n<strong>ou</strong>s qui aurait<br />

pensé à t<strong>ou</strong>t cela...; maintenant il n<strong>ou</strong>s faut savoir où se tr<strong>ou</strong>ve<br />

<strong>le</strong> nid de l'Indienne.<br />

— El<strong>le</strong> habite une cabane qui a été construite dans la forêt,<br />

à la pointe de l'î<strong>le</strong>.<br />

— Bon, repartit Goliath, il ne n<strong>ou</strong>s reste qu'à tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong><br />

moyen de sortir.<br />

— Oh !... fit <strong>le</strong> Léopard, ceci, c'est la moindre des choses, ...<br />

je connais un canal à moitié desséché qui offre un chemin<br />

excel<strong>le</strong>nt p<strong>ou</strong>r ceux que cela ne gêne pas de marcher à quatre<br />

pattes et qui ne sont pas trop diffici<strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s parfums.


— 764 —<br />

— C'est enten<strong>du</strong>, c'est par là que n<strong>ou</strong>s passerons,... je ne<br />

suis pas plus raffiné qu'un autre.<br />

— Ec<strong>ou</strong> z dit encore Précigny, pas de pitié, au moins, songez<br />

qu'el<strong>le</strong> sera aussi impitoyab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s qu'el<strong>le</strong> l'a été p<strong>ou</strong>r<br />

Mac-Bell.<br />

— N<strong>ou</strong>s ne l'<strong>ou</strong>blierons pas.<br />

Pendant t<strong>ou</strong>t ce temps <strong>Blondel</strong> et F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert avaient été<br />

con<strong>du</strong>its vers <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur de l'I<strong>le</strong> afin de rendre compte de<br />

ce qui s'était passé.<br />

L'instruction ayant démontré que <strong>le</strong>ur déposition était conforme<br />

à la vérité ils furent remis en liberté.<br />

On signifia cependant à la jeune Indienne que la loi défendait<br />

qu'el<strong>le</strong> restât dans l'î<strong>le</strong> et qu'el<strong>le</strong> devait se préparer à ret<strong>ou</strong>rner<br />

à Cayenne par <strong>le</strong> premier navire partant p<strong>ou</strong>r cette<br />

destination.<br />

<strong>Blondel</strong> la recon<strong>du</strong>isit à la porte <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> et la supplia de<br />

ne pas quitter la hutte de Maxime jusqu'à l'heure de son<br />

départ; en <strong>ou</strong>tre, il lui annonça qu'il l'accompagnerait certainement,<br />

la direction lui ayant annoncé que <strong>le</strong>s formalités<br />

nécessaires à sa libération étaient sur <strong>le</strong> point d'être terminées.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert promit de lui obéir, en lui conseillant t<strong>ou</strong>te<br />

fois de se tenir sur ses gardes, atten<strong>du</strong> que <strong>le</strong>s amis de Mac-<br />

Bell p<strong>ou</strong>rraient bien v<strong>ou</strong>loir venger <strong>le</strong>ur camarade.<br />

Une heure après que F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert eut quitté <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>, el<strong>le</strong><br />

se retr<strong>ou</strong>va dans la hutte de la forêt.<br />

Ayant fermé la porte el<strong>le</strong> s'étendit sur sa c<strong>ou</strong>che de feuil<strong>le</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>r y prendre quelque repos et se mit à songer à l'avenir.<br />

Mais il lui fut impossib<strong>le</strong> de se reposer, el<strong>le</strong> se sentait envahie<br />

par un pressentiment indéfinissab<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> demeura ainsi jusqu'à la fin <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r.<br />

L'obscurité étant peu à peu devenue complète la jeune femme<br />

finit par s'endormir.<br />

Au même moment trois personnages profitaient de l'obscurité


— 765 —<br />

p<strong>ou</strong>r se glisser hors <strong>du</strong> dortoir <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> et gagnaient l'entrée<br />

d'un canal qui allait ab<strong>ou</strong>tir dans <strong>le</strong> fossé qui ent<strong>ou</strong>rait <strong>le</strong> bâtiment.<br />

Ils eurent bientôt atteint <strong>le</strong> fossé et ils se mirent à marcher<br />

d'un pas rapide dans la direction de la forêt.<br />

Ils n'eurent pas de peine à tr<strong>ou</strong>ver la hutte et l'un de ces<br />

trois hommes qui était <strong>le</strong> Léopard fit à voix basse.<br />

— Voilà <strong>le</strong> nid où se tr<strong>ou</strong>ve l'oiseau.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en s'adressant à un de ses compagnons qui<br />

n'était autre que Goliath :<br />

— Tiens, voilà mon c<strong>ou</strong>teau, .. il est fraîchement aiguisé.<br />

Goliath essaya la pointe de la lame, puis il s'approcha à pas<br />

de l<strong>ou</strong>p de la cabane dont il eut bientôt tr<strong>ou</strong>vé la porte i<br />

il entra pendant que ses deux complices restaient au dehors.<br />

On entendit au b<strong>ou</strong>t d'un instant comme un faib<strong>le</strong> gémissement<br />

et Goliath reparut, tenant à sa main <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau <strong>du</strong> Léopard,<br />

dont la lame était r<strong>ou</strong>ge de sang.<br />

— Eh bien ? demanda <strong>le</strong> Léopard.<br />

Goliath fit un effort p<strong>ou</strong>r répondre, mais sa langue resta attachée<br />

à son palais.<br />

Il ne put que montrer <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau.<br />

— Bon !... reprit <strong>le</strong> Léopard, je vois que l'affaire est faite ;<br />

n<strong>ou</strong>s n'avons plus rien à faire ici, partons.<br />

Puis ayant repris son c<strong>ou</strong>teau que Goliath lui tendait, il<br />

l'essuya avec une poignée d'herbe.<br />

<strong>Les</strong> trois brigands se remirent alors en r<strong>ou</strong>te, rentrèrent au<br />

<strong>bagne</strong> par <strong>le</strong> chemin qui <strong>le</strong>ur avait servi p<strong>ou</strong>r sortir et ils pu<br />

rent regagner <strong>le</strong>urs lits sans que <strong>le</strong>ur absence eût pu être remarquée.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin <strong>le</strong> corps de Maxime fut enterré et<br />

sur sa tombe on plaça une croix de bois sur laquel<strong>le</strong> on avait<br />

tracé ces seuls mots :


— 766 —<br />

« Ici repose un malheureux. »<br />

Il avait emporté son secret avec lui.<br />

Mac-Bell se tr<strong>ou</strong>vait à l'infirmerie dans un état déplorab<strong>le</strong>.<br />

Il était dans un délire continuel, ne faisait que crier et jurer<br />

sans entendre un mot de ce qu'on lui disait.<br />

Le médecin ne désespérait pas de <strong>le</strong> sauver, quel<strong>le</strong> que fût<br />

la gravité de la b<strong>le</strong>ssure et l'intensité des s<strong>ou</strong>iirances <strong>du</strong><br />

b<strong>le</strong>ssé<br />

Il attendait p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain une crise qui devait être décisive.<br />

Au moment où <strong>le</strong>s forçats se rendaient au travail, on vint<br />

annoncer à <strong>Blondel</strong> que rien ne s'opposait plus à sa libération.<br />

Il sortit immédiatement des rangs et après avoir serré la<br />

main à Laposto<strong>le</strong>, ie seul de t<strong>ou</strong>s ces hommes qui lui eût<br />

témoigné une affection sincère, il se dirigea à grands pas <strong>du</strong><br />

côté de la forêt.<br />

— Que va-t-il y tr<strong>ou</strong>ver? demanda Précigny au « Léopard.»<br />

— Un spectac<strong>le</strong> auquel il ne s'attend guère répondit ce der-<br />

nier.<br />

<strong>Blondel</strong> ne tarda pas à arriver à la cabane, il s'avança joyeusement<br />

vers la porte, qu'il <strong>ou</strong>vrit.<br />

Mais au lieu d'entrer, il recula en p<strong>ou</strong>ssant un cri d'horreur.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong> désert gisait inanimée dans une mare de sang...


— 767 —<br />

CHAPITRE XVIII.<br />

Le Saut <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> forçats travaillaient à la digue ; <strong>le</strong>s rayons d'un so<strong>le</strong>il<br />

ardent tombaient sur <strong>le</strong>urs têtes.<br />

Ces hommes paraissaient comploter quelque chose; de temps<br />

en temps, on en voyait chuchoter ensemb<strong>le</strong>, il s'agissait évidemment<br />

de quelque chose de mystérieux.<br />

On avait appris l'assassinat commis pendant la nuit sur la<br />

personne de l'Indienne et cette n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> avait causé une certaine<br />

sensation parmi <strong>le</strong>s galériens.<br />

Précigny, qui était à peu près rétabli, se tr<strong>ou</strong>vait au milieu<br />

d'un gr<strong>ou</strong>pe et disc<strong>ou</strong>rait avec animation.<br />

Chose bizarre, ses paro<strong>le</strong>s étaient accueillies avec la plus<br />

grande froideur et la plus extrême réserve par ses auditeurs.<br />

Il était surpris de no pas tr<strong>ou</strong>ver chez eux la déférence<br />

acc<strong>ou</strong>tumée.<br />

Il y avait cependant deux raisons p<strong>ou</strong>r cela.<br />

La première, c'est que <strong>Blondel</strong>, qui était <strong>le</strong> plus cruel<strong>le</strong>ment<br />

frappé par ce meurtre, était généra<strong>le</strong>ment aimé de ses compagnons,<br />

et cela malgré t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s calomnies dirigées contre lui<br />

par Précigny et Mac-Bell. Ces hommes en<strong>du</strong>rcis épr<strong>ou</strong>vaient<br />

maintenant une profonde commisération.<br />

La seconde raison de la froideur des forçats envers Précigny<br />

avait p<strong>ou</strong>r cause première des démarches faites par Laposto<strong>le</strong>.


— 768 —<br />

A la première n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> de l'assassinat, et quoique Précigny<br />

ne pût pas être s<strong>ou</strong>pçonné d'y avoir participé, <strong>le</strong> rusé parisien<br />

s<strong>ou</strong>pçonna immédiatement que, sans y avoir pris une part<br />

active et personnel<strong>le</strong>, Précigny p<strong>ou</strong>vait bien en avoir été l'instigateur.<br />

S<strong>ou</strong>s l'empire de cette idée, il examina soigneusement et <strong>le</strong>s<br />

unes après <strong>le</strong>s autres, <strong>le</strong>s physionomies de ses compagnons.<br />

Il finit par remarquer que Goliath se tenait à l'écart, travaillait<br />

seul et paraissait profondément préoccupé, chose qui était<br />

complètement en dehors de ses habitudes.<br />

Laposto<strong>le</strong> pensa qu'il p<strong>ou</strong>rrait bien avoir deviné.<br />

Il s'approcha de cet homme et lui dit:<br />

— Goliath,..... tu n'as pas l'air de bonne humeur, ce matin.<br />

Goliath <strong>le</strong> regarda d'un air tr<strong>ou</strong>blé et inquiet.<br />

— Que veux-tu dire? demanda-t-il.<br />

— Parb<strong>le</strong>u, reprit Laposto<strong>le</strong>, cela se voit assez.<br />

— Ensuite?<br />

— Ensuite?... oh!... c'est bien simp<strong>le</strong>, il n'est pas diffici<strong>le</strong><br />

d'en deviner la cause.<br />

— Je ne te comprends pas.<br />

Laposto<strong>le</strong> haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Voyons, Goliath,... pas de bêtises entre camarades... Une<br />

femme a été assassinée cette nuit...<br />

— Et puis ?<br />

— Et puis... je connais l'assassin!<br />

— Tu <strong>le</strong> connais ?<br />

— Oui!... et je <strong>le</strong> dénoncerai sans pitié, parce que je suis<br />

fami de <strong>Blondel</strong>.<br />

Goliath fit un geste d'angoisse.<br />

— Tu ferais cela ? s'écria-t-il avec terreur.<br />

— Comme je te <strong>le</strong> dis,.....à moins que...<br />

— Que quoi ?


— 769 —<br />

— Choisis... si tu ne veux pas que je <strong>le</strong> fasse, il faut que tu<br />

me promettes de m'aider à venger <strong>Blondel</strong>.<br />

— Comment cela ?<br />

— Oh! c'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>.<br />

— Explique-toi.<br />

— Ce que je veux faire, c'est dans ton intrêt. Je suis résolu<br />

de p<strong>ou</strong>sser la chose jusqu'au b<strong>ou</strong>t,... et, ma foi, tu p<strong>ou</strong>rrais b<strong>le</strong>u<br />

payer de ta tête....<br />

— Mais tu ne me dis pas.<br />

Laposto<strong>le</strong> baissa la voix et l'entretien continua encore pendant<br />

un moment.<br />

Puis t<strong>ou</strong>s deux se séparèrent et se mêlèrent aux autres<br />

travail<strong>le</strong>urs.<br />

L'heure <strong>du</strong> repas était arrivée.<br />

Des hommes de corvée venaient d'apporter <strong>le</strong>s gamel<strong>le</strong>s<br />

contenant la s<strong>ou</strong>pe et <strong>le</strong>s forçats se divisèrent en esc<strong>ou</strong>ades<br />

qui s'assirent aut<strong>ou</strong>r de chaque gamel<strong>le</strong>, puis ils commencèrent<br />

à manger.<br />

Quand on eut fini de manger, <strong>le</strong>s gr<strong>ou</strong>pes restèrent dans<br />

<strong>le</strong>ur position et <strong>le</strong>s conversations recommencèrent.<br />

Laposto<strong>le</strong> s'était <strong>le</strong>vé et se promenait de gr<strong>ou</strong>pe en gr<strong>ou</strong>pe.<br />

Arrivé près de Précigny, il <strong>le</strong> salua avec une gravité comique.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s fais mon compliment, monsieur <strong>le</strong> comte, lui<br />

dit-il d'un air ironique, cette fois v<strong>ou</strong>s avez frappé <strong>Blondel</strong> au<br />

cœur ! mais s<strong>ou</strong>venez -v<strong>ou</strong>s de mes paro<strong>le</strong>s : rira bien qui rira<br />

<strong>le</strong> dernier.<br />

— Qu'est-ce que tu me racontes là ?<br />

— Au revoir, monsieur <strong>le</strong> comte!<br />

Et Laposto<strong>le</strong> reprit sa promenade.<br />

Précigny s'était <strong>le</strong>vé et était allé s'asseoir à l'écart, comme<br />

c'était son habitude.<br />

Laposto<strong>le</strong> profita de cette circonstance, et avec sa faconde<br />

inépuisab<strong>le</strong>, il recommença à parier en faveur de <strong>Blondel</strong>.<br />

57


— 770 —<br />

Il <strong>le</strong>ur fit comprendre à mots c<strong>ou</strong>verts ce qui s'était passé et<br />

<strong>le</strong>ur démontra l'égoïsme et la lâcheté de Précigny, qui n'avait<br />

pas craint de sé<strong>du</strong>ire trois de ses camarades et de lés exposer<br />

à m<strong>ou</strong>rir sur l'échafaud, dans <strong>le</strong> seul but de satisfaire sa vengeance<br />

personnel<strong>le</strong>.<br />

Il ne nomma naturel<strong>le</strong>ment pas ceux qui avaient été <strong>le</strong>s<br />

complices de ce misérab<strong>le</strong>.<br />

Ensuite, ayant vu dans la matinée Précigny s'entretenir un<br />

moment à l'écart avec un des gardiens, <strong>le</strong> Parisien saisit cette<br />

circonstance p<strong>ou</strong>r éveil<strong>le</strong>r dans l'esprit de ses compagnons de<br />

la méfiance contre Précigny.<br />

Il sut exploiter cet incident, en apparence si simp<strong>le</strong>, avec<br />

tant d'habi<strong>le</strong>té que <strong>le</strong>s forçats ne tardèrent pas à être convaincus<br />

que Précigny était un espion et un traître.<br />

Ensuite, comprenant que, contre un adversaire semblab<strong>le</strong><br />

et avec des gens d'une humeur aussi changeante que ces hommes-là,<br />

il pensa qu'il fallait agir sans tarder.<br />

Il commença donc à faire comprendre à ses camarades qu'il<br />

fallait que Précigny subit sur-<strong>le</strong>-champ sa punition.<br />

Pas une voix ne s'é<strong>le</strong>va p<strong>ou</strong>r combattre cette proposition et<br />

on eut bientôt fixé quel<strong>le</strong> devait être cette punition.<br />

Précigny devait m<strong>ou</strong>rir !...<br />

Il venait précisément de s'approcher <strong>du</strong> gr<strong>ou</strong>pe des forçats<br />

et il était bien loin de se d<strong>ou</strong>ter de ce qui se passait.<br />

A peine se fut-il mélangé au gr<strong>ou</strong>pe que <strong>le</strong>s forçats se<br />

formèrent en un cerc<strong>le</strong> étroit aut<strong>ou</strong>r de lui, et ce cerc<strong>le</strong> commença<br />

à se m<strong>ou</strong>voir en entraînant Précigny dans sa marche<br />

<strong>le</strong>nte.<br />

Ce dernier crut t<strong>ou</strong>t d'abord que c'était un jeu.<br />

Cependant <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong> se dirigeait vers une éminence rocail<strong>le</strong>use<br />

située au bord de la mer et qui, d'une hauteur assez considérab<strong>le</strong>,<br />

surplombait à pic <strong>le</strong>s vagues.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment, Précigny fatigué de ce qu'il prenait<br />

p<strong>ou</strong>r une mauvaise plaisanterie, v<strong>ou</strong>lut reprendre une direc


— 771 —<br />

tion opposée, mais <strong>le</strong> cerc<strong>le</strong> vivant qui l'ent<strong>ou</strong>rait <strong>le</strong> força à<br />

marcher en avant.<br />

Il commença à sentir une certaine inquiétude <strong>le</strong> saisir, et il<br />

remarqua seu<strong>le</strong>ment à ce moment la physionomie grave et <strong>le</strong><br />

si<strong>le</strong>nce presque funèbre de ces hommes.<br />

Un pressentiment lui dit qu'il allait se passer quelque chose<br />

de terrib<strong>le</strong>.<br />

— Mais que me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s donc? par<strong>le</strong>z !... dit-il.<br />

Puis il v<strong>ou</strong>lut chercher de n<strong>ou</strong>veau à sortir de cette enceinte<br />

vivante.<br />

Mais il n'obtint aucune réponse et la marche <strong>du</strong> cerc<strong>le</strong> devint<br />

plus rapide.<br />

Il v<strong>ou</strong>lut ensuite tenter de s'arrêter et d'engager la conversation,<br />

mais il n'obtint pas de meil<strong>le</strong>ur résultat.<br />

Le gr<strong>ou</strong>pe était arrivé sur une espèce de plate-forme qui<br />

c<strong>ou</strong>ronnait l'éminence.<br />

Là il s'arrêta.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s donc de moi? demanda Précigny qui<br />

commençait à tremb<strong>le</strong>r.<br />

Le cerc<strong>le</strong> qui s'était arrêté au bord de la plate-forme s'<strong>ou</strong>vrit<br />

<strong>du</strong> côté de la mer p<strong>ou</strong>r former un demi-cerc<strong>le</strong> qui enserrait<br />

Précigny contre <strong>le</strong> bord <strong>du</strong> rocher.<br />

Ce dernier jeta un c<strong>ou</strong>p d'œil derrière lui et frissonna en se<br />

voyant à un pas seu<strong>le</strong>ment de l'abîme.<br />

Il eut comme un vertige.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez!... dit-il d'une voix altérée, par<strong>le</strong>z donc et dites<br />

ce que v<strong>ou</strong>s me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z !<br />

Laposto<strong>le</strong> fit un pas en avant.<br />

Puis, montrant <strong>le</strong> précipice il répondit :<br />

— Ce que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons, monsieur <strong>le</strong> comte ? n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons<br />

v<strong>ou</strong>s voir sauter là !<br />

Et comme une pâ<strong>le</strong>ur mortel<strong>le</strong> envahissait <strong>le</strong> visage de Précigny.<br />

Laposts<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta :<br />

Ce rocher se nomme, comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savez, <strong>le</strong> Saut <strong>du</strong> Dtab<strong>le</strong>,


— 772 —<br />

il a à peine deux cents pieds, c'est une bagatel<strong>le</strong>, comme v<strong>ou</strong>s<br />

voyez, et comme v<strong>ou</strong>s êtes vraiment un démon incarné, v<strong>ou</strong>s<br />

ne risquez rien à essayer.<br />

— Oh ? fit Précigny d'une voix que la frayeur étranglait,<br />

v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez pas être si cruels ?<br />

— Cruels ? s'écria Laposto<strong>le</strong>, as-tu eu pitié de lBondel et de<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert ?<br />

— Grâce !<br />

— Saute !<br />

— Grâce!... pitié!...<br />

— Saute, te dis-je !<br />

Le demi-cerc<strong>le</strong> s'était peu à peu rétréci et Précigny forcé de<br />

recu<strong>le</strong>r commençait à sentir <strong>le</strong> sol manquer s<strong>ou</strong>s ses pieds.<br />

Puis ayant glissé, il commença à descendre en se retenant<br />

avec <strong>le</strong>s mains aux aspérités <strong>du</strong> rocher.<br />

Quelques-uns des forçats qui étaient restés un peu disposés<br />

en sa faveur v<strong>ou</strong>lurent à ce moment implorer la pitié des<br />

autres, mais il était trop tard.<br />

Le misérab<strong>le</strong> avait trop de crimes à expier.<br />

Cependant <strong>le</strong> poids de son corps commençait à l'entraîner de<br />

n<strong>ou</strong>veau.<br />

Ses mains saignaient et ne p<strong>ou</strong>vaient plus <strong>le</strong> retenir.<br />

S<strong>ou</strong>dain on entendit un cri, <strong>le</strong>s forçats se penchèrent sur<br />

l'abîme, ils virent <strong>le</strong> corps de Précigny descendre en t<strong>ou</strong>rnoyant<br />

sur lui-même, tomber sur un petit coin de grève<br />

qui se tr<strong>ou</strong>vait au pied <strong>du</strong> rocher et y rester sans m<strong>ou</strong>vement.<br />

C'était comme un petit banc de sab<strong>le</strong> qui se tr<strong>ou</strong>vait à déc<strong>ou</strong>vert<br />

à la marée basse et qui ne tarderait pas être rec<strong>ou</strong>vert par<br />

<strong>le</strong>s vagues.


Le « salut <strong>du</strong> diab<strong>le</strong> ».<br />

21


— 773 —<br />

CHAPITRE XIX.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong> Désert meurt!<br />

Le <strong>le</strong>ndemain plusieurs personnes se tr<strong>ou</strong>vaient rassemblées<br />

dans la cabane construite par Maxime, et ent<strong>ou</strong>raient la c<strong>ou</strong>che<br />

de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert.<br />

La b<strong>le</strong>ssure avait été terrib<strong>le</strong>.<br />

Goliath avait frappé à la poitrine et l'infortunée jeune<br />

femme semblait à chaque instant devoir rendre <strong>le</strong> dernier s<strong>ou</strong>pir.<br />

Auprès d'el<strong>le</strong> était assis <strong>Blondel</strong>, pâ<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s traits décomposés,<br />

et en proie au plus profond désespoir.<br />

<strong>Les</strong> yeux p<strong>le</strong>ins de larmes, il gardait un si<strong>le</strong>nce navrant.<br />

Cet homme de fer se sentait brisé.<br />

De temps en temps il jetait un regard anxieux sur <strong>le</strong> médecin<br />

<strong>du</strong> <strong>bagne</strong> qui se tr<strong>ou</strong>vait éga<strong>le</strong>ment auprès de la c<strong>ou</strong>che de<br />

la m<strong>ou</strong>rante et qui tenait dans <strong>le</strong>s siennes une des mains de<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert.<br />

L'homme de la science suivait <strong>le</strong>s changements qui se succédaient<br />

sur la physionomie de la jeune Indienne et cherchait à<br />

y déc<strong>ou</strong>vrir des indications.<br />

Dans un coin de la hutte était l'aumônier <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> qui, à<br />

gen<strong>ou</strong>x, priait p<strong>ou</strong>r cette infortunée jeune femme.<br />

Un quatrième personnage se tr<strong>ou</strong>vait éga<strong>le</strong>ment dans la<br />

cabane, et bien que sa présence semblât n'être remarquée par<br />

Personne, il considérait t<strong>ou</strong>t avec attention et ne perdait ni un<br />

geste, ni une paro<strong>le</strong>.


— 774 —<br />

C'était Laposto<strong>le</strong>.<br />

On lui avait permis de venir offrir ses services à <strong>Blondel</strong>.<br />

Il était venu de grand matin et avait mis à la disposition de<br />

son ami t<strong>ou</strong>t ce qu'il possédait : sa bonne volonté et son dév<strong>ou</strong>ement.<br />

Le si<strong>le</strong>nce régnait depuis une demi-heure environ.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert n'avait encore fait aucun m<strong>ou</strong>vement.<br />

Une respiration insansib<strong>le</strong> s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vait na poitrine, des g<strong>ou</strong>ttes<br />

de sueur perlaient sur son front, et la quantité de sang qu'el<strong>le</strong><br />

avait per<strong>du</strong> avait répan<strong>du</strong> une pâ<strong>le</strong>ur mortel<strong>le</strong> sur son charmant<br />

visage.<br />

T<strong>ou</strong>s se taisaient.<br />

On n'entendait que <strong>le</strong> murmure des prières <strong>du</strong> prêtre.<br />

L'heure était so<strong>le</strong>nnel<strong>le</strong>.<br />

La crise que <strong>le</strong> médecin attendait p<strong>ou</strong>vait être favorab<strong>le</strong> <strong>ou</strong><br />

funeste.<br />

S<strong>ou</strong>dain celui-ci fit un m<strong>ou</strong>vement.<br />

— Qu'est-ce ? demanda <strong>Blondel</strong> avec angoisse,<br />

— Voyez ! répondit <strong>le</strong> médecin à voix basse.<br />

— Je ne vois aucun changement ! fit <strong>Blondel</strong> de même.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez, <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>es se colorent peu à peu et il<br />

me semb<strong>le</strong> que <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ls se ranime légèrement, ce sont des symptômes<br />

qui annoncent que la circulation se rétablit, dans un instant<br />

<strong>le</strong>s yeux s'<strong>ou</strong>vriront.<br />

— Oh ! el<strong>le</strong> est donc sauvée ?<br />

— Peut être....<br />

— Oh ! docteur !... docteur !... fit <strong>Blondel</strong>.<br />

Puis se c<strong>ou</strong>vrant <strong>le</strong> visage de ses deux mains il sentit un<br />

torrent de larmes de joie inonder ses yeux.<br />

Son cœur battait à se rompre.<br />

Deux minutes environ s'éc<strong>ou</strong>lèrent ainsi.<br />

Puis on vit F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert s<strong>ou</strong><strong>le</strong>ver pénib<strong>le</strong>ment son bras,<br />

porter la main à sa poitrine, puis à son front, un s<strong>ou</strong>pir s échappa<br />

de ses lèvres, puis el<strong>le</strong> <strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s yeux.


— 775 —<br />

<strong>Blondel</strong> p<strong>ou</strong>ssa un cri.<br />

— Harris!... murmura la jeune femme d'une voix faib<strong>le</strong><br />

comme un s<strong>ou</strong>ff<strong>le</strong>, en tendant sa main à <strong>Blondel</strong>.<br />

Sa première pensée, son premier regard avaient été p<strong>ou</strong>r<br />

lui.<br />

<strong>Blondel</strong> c<strong>ou</strong>vrit cette main de baisers.<br />

— El<strong>le</strong> est sauvée, n'est-ce pas docteur? demanda-t-il ensuite<br />

au médecin.<br />

Celui-ci ne répondit pas immédiatement.<br />

Il continuait à observer.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes de si<strong>le</strong>nce il parut satisfait,<br />

puis il dit à demi-voix.<br />

Il ne faut pas n<strong>ou</strong>s presser de croire à la guérison. La b<strong>le</strong>ssure<br />

est profonde et grave, et la moindre imprudence peut être<br />

funeste, mais il n<strong>ou</strong>s est permis d'espérer. Ne laissez pas la<br />

malade seu<strong>le</strong>, suivez avec soin mes prescriptions et ce soir, si<br />

Dieu <strong>le</strong> veut, il y aura <strong>du</strong> mieux.<br />

Pendant ce temps l'aumônier avait achevé sa prière, et il<br />

sortit avec <strong>le</strong> médecin en promettant de revenir dans l'aprèsmidi.<br />

<strong>Blondel</strong> resta seul avec Laposto<strong>le</strong> auprès de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>désert.<br />

La jeune indienne avait complètement repris connaissance.<br />

El<strong>le</strong> parlait à <strong>Blondel</strong> qu'el<strong>le</strong> nommait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs Harris.<br />

— Je suis habituée à te nommer ainsi, disait-el<strong>le</strong> comme<br />

p<strong>ou</strong>r s'excuser, et je n'aime pas ton autre nom, pardonnemoi,<br />

mon ami, et laisse-moi t'appe<strong>le</strong>r par <strong>le</strong> nom qui m'est<br />

cher...<br />

<strong>Blondel</strong> l'interrompit par un m<strong>ou</strong>vement.<br />

— Oh! ne t'excuse pas! dit-il avec tendresse; mon premier<br />

nom ne me rappel<strong>le</strong> que l'époque la plus malheureuse de mon<br />

existence, un temps que je v<strong>ou</strong>drais p<strong>ou</strong>voir bannir de ma<br />

mémoire. Laisse-moi <strong>ou</strong>blier <strong>le</strong> passé. J'ai commencé s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>


— 776 —<br />

nom de « Harris » une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> existence, c'est p<strong>ou</strong>rquoi, F<strong>le</strong>ur<strong>du</strong>-désert,<br />

je te prie de ne jamais plus prononcer ce nom de<br />

<strong>Blondel</strong>. Je ne veux être p<strong>ou</strong>r toi que Harris.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'une heure environ la jeune Indienne sentit venir<br />

<strong>le</strong> sommeil et <strong>Blondel</strong> la supplia de ne pas y résister.<br />

Ce repos ne p<strong>ou</strong>vait être que salutaire et réparateur.<br />

— Adieu donc, lui dit F<strong>le</strong>ur <strong>du</strong>-désert en lui tendant la<br />

main ; adieu, il faut espérer qu'il y aura <strong>du</strong> mieux à mon ré<br />

veil. Puis el<strong>le</strong> ferma <strong>le</strong>s yeux et au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes<br />

un s<strong>ou</strong>ff<strong>le</strong> régulier s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vait sa poitrine.<br />

<strong>Blondel</strong> était resté à la même place, <strong>le</strong>s yeux fixés sur la<br />

jeune femme qu'il considérait avec am<strong>ou</strong>r.<br />

T<strong>ou</strong>t mauvais sentiment semblait avoir disparu de son<br />

cœur.<br />

S<strong>ou</strong>dain il sentit une main se poser sur son épau<strong>le</strong>.<br />

Il t<strong>ou</strong>rna la tête et vit que c'était Laposto<strong>le</strong>.<br />

Il lui tendit la main et <strong>le</strong> remercia en termes affectueux<br />

p<strong>ou</strong>r la part qu'il prenait à son affliction.<br />

Mais ce n'était pas ce que v<strong>ou</strong>lait Laposto<strong>le</strong>, il paraissait avoir<br />

quelque chose sur <strong>le</strong> cœur et pria <strong>Blondel</strong> de v<strong>ou</strong>loir bien s'écarter<br />

un instant de la malade p<strong>ou</strong>r ne pas tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r son sommeil<br />

par <strong>le</strong>ur conversation.<br />

<strong>Blondel</strong> se <strong>le</strong>va d<strong>ou</strong>cement et ils allèrent se placer devant la<br />

porte de la hutte.<br />

— Que veux-tu ? demanda <strong>Blondel</strong>.<br />

— Ici n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons causer sans risquer de réveil<strong>le</strong>r F<strong>le</strong>ur<strong>du</strong>-désert<br />

;... j'ai un service à te demander.<br />

— Par<strong>le</strong>, quel service puis je te rendre?<br />

Le visage de Laposto<strong>le</strong> avait pris une expression de gravité<br />

qui ne lui était pas habituel<strong>le</strong>.<br />

Il reprit :<br />

— Tu quittes l'î<strong>le</strong> avant peu, n'est-ce pas?<br />

— Je l'espère, dès que l'état de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert <strong>le</strong> permettra.


—777—<br />

— P<strong>ou</strong>r longtemps ?<br />

— P<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs !<br />

— Voilà !... fit Laposto<strong>le</strong> avec d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur ; tu pars et moi je<br />

reste ici au milieu de ces hommes dont <strong>le</strong> contact me devient<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs plus insupportab<strong>le</strong> ! 11 ne manquerait plus que<br />

Mac-Bell se rétablisse !<br />

— Crois-tu cela ? fit <strong>Blondel</strong>.<br />

— Le médecin en admet la possibilité,.... et la seu<strong>le</strong> pensée<br />

d'être obligé de vivre encore avec ce misérab<strong>le</strong> me remplit de<br />

désespoir.<br />

— Que faire ?<br />

— Tu peux xn'aider à sortir de cet enfer !<br />

— Comment ?<br />

— Ec<strong>ou</strong>te <strong>Blondel</strong> !.... il ne faut pas perdre notre temps à<br />

bavarder, <strong>le</strong>s moments sont précieux !.... J'ai assez de l'existence<br />

que j'ai menée jusqu'à présent et au b<strong>ou</strong>t de laquel<strong>le</strong> il n'y a<br />

que la honte, la misère ot <strong>le</strong> désespoir !.... Je veux, si c'est possib<strong>le</strong>,<br />

changer de vie et prendre un chemin qui me mette en<br />

état de p<strong>ou</strong>voir voir un honnête homme me serrer la main !<br />

— Ce sont de très-bonnes résolutions !<br />

— Oui,.... mais comment veux-tu que je puisse <strong>le</strong>s mettre à<br />

exécution en restant ici,.... en compagnie d'infâmes bandits <strong>du</strong><br />

genre de Mac-Bell ?<br />

— Quel<strong>le</strong> était ton intention ?<br />

— Quitter cette î<strong>le</strong> !<br />

— Tu sais que tu as encore une année à y rester ?<br />

— Oui !.... une année moins quelques j<strong>ou</strong>rs,.... je ne <strong>le</strong> sais<br />

que trop !....<br />

— On ne te laissera pas partir une minute auparavant!<br />

— Non, mais.... éc<strong>ou</strong>te, <strong>Blondel</strong>, promets-moi de dire deux<br />

mots au g<strong>ou</strong>verneur avant de t'en al<strong>le</strong>r, et de lui faire comprendre<br />

quel désir j'ai de redevenir honnête !.... dis-lui que tu<br />

consens à me prendre, à titre d'essai, avec toi, p<strong>ou</strong>r travail<strong>le</strong>r<br />

dans ta plantation, à la condition que tu p<strong>ou</strong>rras me renvoyer<br />

58


— 778 —<br />

ici si je trompe ton attente et si je ne tiens pas mes promesses!<br />

fais cela et tu verras qu'il y consentira.<br />

— J'en d<strong>ou</strong>te fort, mon pauvre ami!<br />

— Mais tu peux t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs essayer.<br />

— Je <strong>le</strong> ferai très-volontiers.<br />

— Et tu consens à m'emmener avec toi ?<br />

— Oui, Laposto<strong>le</strong>. de grand cœur... Je me sens auj<strong>ou</strong>rd'hui<br />

t<strong>ou</strong>t heureux, et je veux que tu <strong>le</strong> sois aussi. F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert<br />

sera bientôt ren<strong>du</strong>e à la santé, et <strong>le</strong> bonheur que j'épr<strong>ou</strong>ve<br />

efface t<strong>ou</strong>te pensée de s<strong>ou</strong>ffrance, t<strong>ou</strong>t s<strong>ou</strong>venir de malheur !<br />

Je ne veux même plus penser à ma vengeance !... v<strong>ou</strong>s avez<br />

jugé et exécuté Précigny, mais je ne veux pas examiner si v<strong>ou</strong>s<br />

avez bien <strong>ou</strong> mal agi !... Mac-Bell vit encore, mais quel<strong>le</strong> existence<br />

misérab<strong>le</strong> lui est réservée!...<br />

— Est-ce que tu te plaindrais, par hasard?<br />

— Non!... repartit <strong>Blondel</strong>.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta d'une voix émue et en désignant F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-<br />

Désert : — Auprès de ce lit de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur j'ai appris à connaître la<br />

pitié, et dans <strong>le</strong> moment où la Providence semb<strong>le</strong> devoir mettre<br />

un terme à mes s<strong>ou</strong>ffrances il ne doit y avoir place, dans mon<br />

cœur, que p<strong>ou</strong>r de bons sentiments...<br />

A ce moment <strong>le</strong>s deux amis se jetèrent un regard terrifié.<br />

Il <strong>le</strong>ur avait semblé entendre comme un râ<strong>le</strong>.<br />

<strong>Blondel</strong> s'élança vers la c<strong>ou</strong>che de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert et p<strong>ou</strong>ssa<br />

une exclamation d'angoisse.<br />

La jeune femme était réveillée, ses j<strong>ou</strong>es étaient c<strong>ou</strong>vertes<br />

d'une r<strong>ou</strong>geur brûlante et ses yeux agrandis par la fièvre brillaient<br />

d'un éclat effrayant.<br />

— Mon Dieu!... s'écria <strong>Blondel</strong>, qu'as-tu donc?<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert essaya de sec<strong>ou</strong>er la tête.<br />

— Harris! fit-el<strong>le</strong> d'une voix brisée, je me sens bien mal!<br />

— Que dis-tu ?<br />

— Je vais m<strong>ou</strong>rir,... je <strong>le</strong> sens!...<br />

— M<strong>ou</strong>rir!...


— 779 —<br />

— Oui, je <strong>le</strong> sens !... un feu ardent circu<strong>le</strong> dans mes veines !...<br />

Je ne vois plus rien !.... Oh !.... <strong>le</strong> bonheur que j'avais rêvé !....<br />

était trop grand !....<br />

— Ami! s'écria <strong>Blondel</strong>, va, c<strong>ou</strong>rs chercher <strong>le</strong> médecin, dislui<br />

de venir sans perdre une seconde !.... va !.... Oh ! mon Dieu !...<br />

A la première paro<strong>le</strong> Laposto<strong>le</strong> avait pris ses jambes à son<br />

c<strong>ou</strong> et il était déjà loin.<br />

<strong>Blondel</strong> s'était agen<strong>ou</strong>illé auprès de la c<strong>ou</strong>che de F<strong>le</strong>ur <strong>du</strong>désert.<br />

Le cœur brisé et l'âme désespérée il tenait dans <strong>le</strong>s siennes<br />

une des mains de la jeune femme.<br />

Mais c'en était fait, ni la science <strong>du</strong> médecin, ni <strong>le</strong>s prières<br />

<strong>du</strong> prêtre ni <strong>le</strong>s larmes de <strong>Blondel</strong> ne p<strong>ou</strong>vaient sauver cette<br />

jeune existence qui allait s'éteindre !<br />

La main criminel<strong>le</strong> qui avait frappé l'Indienne était robuste<br />

et <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p devait être mortel.<br />

L'amélioration momentanée qui avait semblé se pro<strong>du</strong>ire<br />

dans l'état de la malade était factice, comme <strong>le</strong> dernier éclat<br />

d'une lampe qui va s'éteindre.<br />

Le médecin, qui ne tarda pas à arriver, vit au premier r<strong>ou</strong>pdœil<br />

que c'était fini et il <strong>le</strong> déclara <strong>ou</strong>vertement à <strong>Blondel</strong>.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert allait m<strong>ou</strong>rir !<br />

Le désespoir de <strong>Blondel</strong> était indescriptib<strong>le</strong>.<br />

Le malheureux était sur <strong>le</strong> point de perdre la raison. Ne<br />

songeant pas à essuyer <strong>le</strong>s larmes qui inondaient son visage il<br />

avait <strong>le</strong>s poings crispés et maudissait ceux qui étaient la<br />

cause de son malheur.<br />

Ses sentiments de pardon et d'<strong>ou</strong>bli avaient disparu;... p<strong>ou</strong>vait-il<br />

<strong>ou</strong>blier et pardonner, maintenant qu'il voyait cette<br />

créature aimée m<strong>ou</strong>rir s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau de deux infâmes assassins?<br />

<strong>Blondel</strong> sentait sa haine se rallumer et la soif de la vengeance<br />

<strong>le</strong> dévorer avec plus d'ardeur que jamais.<br />

Il commença à regretter que Précigny fût mort, comme


— 780 —<br />

Laposto<strong>le</strong> <strong>le</strong> lui avait raconté, et il se sentait comme <strong>le</strong> désir<br />

d'al<strong>le</strong>r <strong>le</strong> pêcher où il était tombé p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> tuer une seconde<br />

fois.<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert l'avait rappelé auprès d'el<strong>le</strong>.<br />

Sa connaissance ne l'avait nul<strong>le</strong>ment abandonnée et jusqu'au<br />

dernier moment el<strong>le</strong> conserva sa sérénité.<br />

Tenant <strong>le</strong>s mains de <strong>Blondel</strong> dans <strong>le</strong>s siennes, el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa<br />

son dernier s<strong>ou</strong>pir dans un dernier baiser.<br />

Ce ne fut que lorsque <strong>Blondel</strong> sentit <strong>le</strong>s mains de la chère<br />

morte devenir glacées qu'il parut sortir de son accab<strong>le</strong>ment.<br />

Il ferma <strong>le</strong>s paupières entr'<strong>ou</strong>vertes de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert, posa<br />

un dernier baiser sur son front et tomba à gen<strong>ou</strong>x.<br />

Il ne pensait pas ; son esprit était plongé dans une d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur<br />

immense et une torpeur profonde l'avait envahi t<strong>ou</strong>t entier.<br />

S<strong>ou</strong>dain il crut entendre des voix et des pas qui s'approchaient<br />

comme s'ils eussent v<strong>ou</strong>lu tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>r <strong>le</strong> repos de la<br />

morte et la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur de <strong>Blondel</strong>.<br />

Laposto<strong>le</strong>, non moins étonné que <strong>Blondel</strong>, s'avança jusque<br />

vers la porte de la hutte et fut stupéfait en voyant plusieurs<br />

soldats qui, s<strong>ou</strong>s la con<strong>du</strong>ite d'un des gardiens, s'approchaient<br />

de la cabane d'un pas rapide.<br />

Etonné, il s'avançait à <strong>le</strong>ur rencontre p<strong>ou</strong>r demander une<br />

explication quand <strong>le</strong> gardien, qui n'étoit autre que Vaudoré,<br />

étendit la main vers lui en disant aux soldats :<br />

— En voici déjà un.<br />

Et avant que <strong>le</strong> Parisien eût <strong>le</strong> temps de demander ce qu'on<br />

lui v<strong>ou</strong>lait, deux soldats l'avaient saisi chacun par un bras,<br />

tandis que deux hommes lui mettaient <strong>le</strong>s menottes.<br />

— Tu vas venir avec n<strong>ou</strong>s, lui dit Vaudoré d'une voix<br />

brusque. :<br />

Puis s'avançant dans la cabane et apercevant <strong>Blondel</strong>, il lui<br />

dit <strong>du</strong> même ton :<br />

— Et toi aussi !


— 781 —<br />

— Moi? fit <strong>Blondel</strong> étonné, et où donc?<br />

- Tu <strong>le</strong> verras bien.<br />

— Mais...<br />

— Pas de discussion !... obéis !<br />

— Je suis libre !... répondit <strong>Blondel</strong> qu'une vague inquiétude<br />

envahissait.<br />

_ Tu étais libre, c'est possib<strong>le</strong>, répartit <strong>le</strong> gardien, avant de<br />

commettre ton crime.<br />

— Un crime !... moi.<br />

— V<strong>ou</strong>drais-tu <strong>le</strong> nier ?<br />

— Certainement.<br />

— On ne croira pas ce mensonge.<br />

— Mais au nom <strong>du</strong> ciel I s'écria <strong>Blondel</strong> consterné, de quoi<br />

m'accuse-t-on ?<br />

— D'une bagatel<strong>le</strong>;...d'un simp<strong>le</strong> assassinat.<br />

— Quel est mon accusateur ?<br />

— Précigny !<br />

— Précigny ? s'écrièrent en même temps <strong>Blondel</strong> et Laposto<strong>le</strong>,<br />

qui n'en p<strong>ou</strong>vaient croire <strong>le</strong>urs oreil<strong>le</strong>s.<br />

— Mais, reprit <strong>Blondel</strong> en jetant un regard sur Laposto<strong>le</strong>,<br />

Précigny est mort !<br />

Pas plus que <strong>Blondel</strong>, Loposto<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait comprendre<br />

comment une accusation semblab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait être portée par un<br />

homme qu'il avait vu tomber <strong>du</strong> haut <strong>du</strong> Saut-<strong>du</strong>-Diab<strong>le</strong>.<br />

— Ah !... Précigny est mort, dis-tu ? fit <strong>le</strong> gardien en fixant<br />

<strong>Blondel</strong> d'un air ironique, tu <strong>le</strong> sais donc, toi qui feins d'être<br />

surpris de ce qui se passe ?<br />

— Laposto<strong>le</strong> !...<br />

- Oui, <strong>ou</strong>i,... n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savons, Laposto<strong>le</strong> est ton complice !...<br />

c'est aussi ce que dit Précigny.<br />

— Mais, fit <strong>Blondel</strong> au comb<strong>le</strong> de la stupeur, je v<strong>ou</strong>s répète<br />

que Précigny est mort !<br />

— <strong>Les</strong> morts reviennent parfois, répartit Vaudoré, même<br />

quand on <strong>le</strong>s a précipités dans un abîme.


— 782 —<br />

— Je n'y comprends rien ! murmura Biondel complètement<br />

abas<strong>ou</strong>rdi.<br />

- Viens seu<strong>le</strong>ment avec n<strong>ou</strong>s, <strong>le</strong> directeur t'aidera à comprendre;<br />

mais auparavant il te faut mettre ces brace<strong>le</strong>ts.<br />

T<strong>ou</strong>t ce que <strong>Blondel</strong> put dire p<strong>ou</strong>r démontrer son innocence<br />

fut inuti<strong>le</strong>.<br />

On lui mit <strong>le</strong>3 menottes et il fut con<strong>du</strong>it au <strong>bagne</strong> aveo<br />

Laposto<strong>le</strong>.<br />

Anéanti par ce dernier c<strong>ou</strong>p après s'être vu ren<strong>du</strong> à la liberté,<br />

et voyant s'écr<strong>ou</strong><strong>le</strong>r t<strong>ou</strong>s ses projets d'avenir et de bonheur,<br />

l'infortune Biondel, qui venait de voir rendre <strong>le</strong> dernier s<strong>ou</strong>pir<br />

à la femme bien-aimée-, se voyait maintenant enchaîné de n<strong>ou</strong>veau<br />

et sur <strong>le</strong> point d'être <strong>condamné</strong> à recommencer la misérab<strong>le</strong><br />

existence <strong>du</strong> galérien !<br />

Il marchait au milieu de l'escorte en chancelant comme un<br />

homme ivre.<br />

Laposto<strong>le</strong> cheminait auprès de lui.<br />

Il n'épr<strong>ou</strong>vait lui, qu'un désir, celui de savoir comment Précigny<br />

avait pu porter cette accusation.<br />

Arrivés dans la c<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> ils y tr<strong>ou</strong>vèrent <strong>le</strong>s forçats qui<br />

se préparaient à prendre <strong>le</strong>ur repas.<br />

Quand ceux-ci virent arriver <strong>Blondel</strong> et Laposto<strong>le</strong> il se fît un<br />

m<strong>ou</strong>vement parmi eux.<br />

Quelques-uns dét<strong>ou</strong>rnèrent la tête avec un dégoût affecté<br />

pendant que d'autres <strong>le</strong>s fixaient d'un air rail<strong>le</strong>ur et presque<br />

contents de voir Biondel, qu'ils avaient surnommé « l'enfant<br />

gâté », revenir au milieu d'eux.<br />

Ils étaient sans d<strong>ou</strong>te t<strong>ou</strong>s contents de voir rejeter sur<br />

d'autres <strong>le</strong> meurtre dont ils s'étaient ren<strong>du</strong>s c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>s et il était<br />

diffici<strong>le</strong> d'espérer que <strong>le</strong>ur témoignage fût conforme à la vérité.<br />

Le rusé parisien comprit immédiatement ce qui se passait.<br />

— Canail<strong>le</strong>s! murmura-t-il d'un air méprisant.<br />

<strong>Les</strong> deux prisonniers furent ensuite con<strong>du</strong>its devant <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur<br />

qui <strong>le</strong>s reçut avec un visage sérieux mais non irrite.


— 783 —<br />

— Monsieur <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur, commença Biondel, v<strong>ou</strong>s m'avez<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs montré de la bienveillance, je v<strong>ou</strong>s supplie de m'éc<strong>ou</strong>ter<br />

!<br />

— Je suis très étonné de ce qui se passe, répondit <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur,<br />

d'autant plus que je m'étais habitué à v<strong>ou</strong>s considérer<br />

comme un homme résolu à rentrer dans <strong>le</strong> chemin de l'honneur.<br />

Laposto<strong>le</strong> s'avança et prit à son t<strong>ou</strong>r la paro<strong>le</strong>,<br />

— Monsieur <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur, dit-il d'une voix calme et ferme,<br />

j'av<strong>ou</strong>e que je suis c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> et que j'ai mérité une punition,<br />

mais Biondel est <strong>innocent</strong>; je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> jure. C'est moi qui ai<br />

v<strong>ou</strong>lu infliger à cet infâme Précigny <strong>le</strong> châtiment qu'il méritait,<br />

c'est moi qui ai p<strong>ou</strong>ssé <strong>le</strong>s autres forçats à précipiter Précigny<br />

depuis <strong>le</strong> Saut-<strong>du</strong>-diab<strong>le</strong> ; maintenant, ils ont peur, <strong>le</strong>s lâches,<br />

et veu<strong>le</strong>nt laisser peser sur d'autres l'action qu'on p<strong>ou</strong>rrait <strong>le</strong>ur<br />

reprocher, c'est moi qui ai t<strong>ou</strong>t imaginé et t<strong>ou</strong>t con<strong>du</strong>it. A ce<br />

moment Biondel n'était pas avec n<strong>ou</strong>s et il ignorerait encore ce<br />

qui s'est passé si je ne <strong>le</strong> lui avais pas raconté, il ne peut, par<br />

conséquent, pas en être ren<strong>du</strong> responsab<strong>le</strong>.<br />

— Je serais t<strong>ou</strong>t disposé â v<strong>ou</strong>s croire si je n'avais pas une<br />

raison de d<strong>ou</strong>ter de la véracité de vos paro<strong>le</strong>s.<br />

— Quel<strong>le</strong> est cette raison, monsieur <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur ?<br />

— La déposition de Précigny lui-même.<br />

— De Précigny?<br />

— Oui,... il n'est pas mort, il est vrai qu'il est dans un état<br />

qui n'en vaut guère mieux, répondit <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur.<br />

— Comment cela est-il possib<strong>le</strong>? fit Laposto<strong>le</strong> avec stupeur.<br />

— Monsieur Vaudoré va v<strong>ou</strong>s raconter ce qui s'est passé.<br />

Le gardien s'avança et fit <strong>le</strong> récit suivant:<br />

— Au moment où venait de se commettre <strong>le</strong> crime arriva<br />

l'embarcation qui vient t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s semaines de Cayenne p<strong>ou</strong>r<br />

apporter des vivres. Cette embarcation ayant été déchargée, <strong>le</strong>s<br />

nommes qui la montaient vinrent jusqu'au <strong>bagne</strong>; pendant ce<br />

temps l'amarre s'étant probab<strong>le</strong>ment défaite <strong>le</strong> canot s'en alla<br />

à la dérive et alla s'éch<strong>ou</strong>er sur un banc de sab<strong>le</strong> qui se tr<strong>ou</strong>ve


— 784 —<br />

au bas <strong>du</strong> Saut-<strong>du</strong>-diab<strong>le</strong>. Quand <strong>le</strong>s hommes revinrent ils<br />

<strong>du</strong>rent prendre un autre petit bateau p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r chercher <strong>le</strong>ur<br />

embarcation, en arrivant au banc de sab<strong>le</strong> ils y tr<strong>ou</strong>vèrent un<br />

forçat éten<strong>du</strong> baigné dans son sang et paraissant sans vie. Ils<br />

se hâtèrent de <strong>le</strong> re<strong>le</strong>ver et s'aperçurent qu'il respirait encore,<br />

ils <strong>le</strong> portèrent dans <strong>le</strong>ur canot et <strong>le</strong> transportèrent ici; c'est<br />

alors qu'il fut reconnu; <strong>le</strong> médecin se hâta d'examiner ses<br />

b<strong>le</strong>ssures et de <strong>le</strong> panser; on commençait à perdre t<strong>ou</strong>t espoir<br />

de <strong>le</strong> rappe<strong>le</strong>r à la vie quand il s<strong>ou</strong>pira et <strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s yeux en<br />

murmurant quelques paro<strong>le</strong>s sans suite. — Me reconnais-tu demanda<br />

<strong>le</strong> médecin qui v<strong>ou</strong>lut s'assurer si <strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssé avait retr<strong>ou</strong>vé<br />

sa connaissance. — Oui, docteur, lui fut-il répon<strong>du</strong>. —<br />

Que s'est-il passé? T"est-il arrivé un accident? — Précigny<br />

hocha la tête, puis, ses yeux ayant pria une expression effrayante<br />

il prononça en bégayant: « assassine, traîtres!... <strong>Blondel</strong>L<br />

Laposto<strong>le</strong> !... Puis il perdit connaissance, épuisé par l'effort<br />

qu'il venait de faire.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez enten<strong>du</strong>, reprit <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur, de quel<strong>le</strong> manière<br />

votre crime a été déc<strong>ou</strong>vert. Dieu semb<strong>le</strong> avoir laissé la<br />

vie à Précigny p<strong>ou</strong>r que ce crime ne restât pas impuni.<br />

— Précigny a menti ! fit <strong>Blondel</strong>, je suis <strong>innocent</strong>.<br />

— Assez, Biondel ; la vérité est cette fois reconnue, votre<br />

victime el<strong>le</strong>-même dépose contre v<strong>ou</strong>s; en <strong>ou</strong>tre t<strong>ou</strong>s vos compagnons<br />

connaissent la haine dont v<strong>ou</strong>s étiez animé contre<br />

Précigny.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur, répéta Laposto<strong>le</strong>, croyez ce qu'il<br />

v<strong>ou</strong>s dit,... c'est moi seul...<br />

— Assez, dit <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur sans <strong>le</strong> laisser achever; n<strong>ou</strong>s<br />

avons <strong>du</strong> reste une preuve indiscutab<strong>le</strong>,... <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de <strong>Blondel</strong><br />

lui-même.<br />

— Mes paro<strong>le</strong>s ? fit <strong>Blondel</strong> avec stupeur.<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te!... Un soir que v<strong>ou</strong>s étiez assis sur votre lit et<br />

plongé dans vos réf<strong>le</strong>xions on v<strong>ou</strong>s a enten<strong>du</strong> murmurer à demi-


— 785 -<br />

voix: « un de n<strong>ou</strong>s deux doit m<strong>ou</strong>rir, lui <strong>ou</strong> moi, » nierez-v<strong>ou</strong>s<br />

cela?<br />

— Non, mais...<br />

— Eh bien, cela suffit, il y a assez de preuves contre v<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>r démontrer votre culpabilité d'une manière évidente.<br />

<strong>Blondel</strong> et Laposto<strong>le</strong> furent con<strong>du</strong>its dans une cellu<strong>le</strong> où ils<br />

curent encore la chance de ne pas être séparés et de p<strong>ou</strong>voir<br />

ainsi se conso<strong>le</strong>r mutuel<strong>le</strong>ment et s'engager à la patience.<br />

Précigny n'avait pas encore complètement repris connaissance.<br />

Il se tr<strong>ou</strong>vait à l'infirmerie où il était entre la vie et la mort<br />

et <strong>le</strong> médecin avait déclaré qu'un mirac<strong>le</strong> seul p<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> sauver,<br />

comme c'était un mirac<strong>le</strong> qu'une chute comme cel<strong>le</strong> qu'il avait<br />

faite ne l'eût pas brisé.<br />

Quant à Mac-Bell il triomphait et <strong>ou</strong>bliait même la perte de<br />

son œil depuis que Goliath et <strong>le</strong> Léopard lui avaient raconté que<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert était morte et que <strong>Blondel</strong> et Laposto<strong>le</strong> étaient<br />

accusés d'avoir v<strong>ou</strong>lu tuer Précigny, qu'ils se tr<strong>ou</strong>vaient en<br />

prison et seraient sans d<strong>ou</strong>te jugés à rester au <strong>bagne</strong> p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />

reste de <strong>le</strong>ur vie.<br />

La victoire restait de n<strong>ou</strong>veau à Précigny et à son complice;<br />

il est vrai qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur coûtait cher cette fois.<br />

Quant à <strong>Blondel</strong> il se tr<strong>ou</strong>vait maintenant plongé dans un<br />

abîme de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et de misère. Laposto<strong>le</strong> de son côté se sentait<br />

abattu, sa verve, sa bonne humeur avaient disparu.<br />

<strong>Les</strong> deux amis commencèrent à ébaucher des projets de vengeance;<br />

la mort de F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-désert avait en<strong>le</strong>vé à <strong>Blondel</strong><br />

t<strong>ou</strong>tes ses bonnes résolutions et il ne respirait plus que vengeance<br />

et haine !


786 —<br />

CHAPITRE XX<br />

Le ret<strong>ou</strong>r au pays.<br />

Le ciel étaît pur et la mer sp<strong>le</strong>ndide. Le so<strong>le</strong>il irrïsait la cime<br />

des vagues des plus vives c<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs, et <strong>le</strong>s habitants de T<strong>ou</strong>lon<br />

attirés par la d<strong>ou</strong>ceur de la température se promenaient en<br />

f<strong>ou</strong><strong>le</strong> sur <strong>le</strong> port.<br />

Parmi <strong>le</strong>s promeneurs on p<strong>ou</strong>vait remarquer un gr<strong>ou</strong>pe de<br />

trois personnes qui n'étaient sans d<strong>ou</strong>te pas venues p<strong>ou</strong>r se<br />

promener, il était visib<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong>s attendaient quelque chose.<br />

En effet, ce gr<strong>ou</strong>pe s était arrêté à un endroit d'où l'on p<strong>ou</strong>vait<br />

voir la ha te mer, et <strong>le</strong>s yeux _ie ces trois personnes restaient<br />

obstinément âxés sur l'horizon.<br />

El<strong>le</strong>s attendaient évidemment l'arrivée d'un navire, car el<strong>le</strong>s<br />

ne prononçaient pas une paro<strong>le</strong>, absorbées qu'el<strong>le</strong>s étaient par<br />

<strong>le</strong>ur impatience.<br />

Ces trois personnes sont p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s des anciennes connaissances,<br />

ce sont monsieur et madame Michaud et Paul Mercier,<br />

l'onc<strong>le</strong> de Lucienne.<br />

Il y avait huit j<strong>ou</strong>rs qu'une <strong>le</strong>ttre de Maurice était arrivée,<br />

contenant <strong>le</strong> récit des aventures des quatre jeunes gens à la<br />

Guyane et annonçant <strong>le</strong>ur prochaine arrivée à T<strong>ou</strong>lon.<br />

On peut se figurer avec quel<strong>le</strong> impatience ces braves gens<br />

attendaient <strong>le</strong>s deux c<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>s et combien il <strong>le</strong>ur tardait de p<strong>ou</strong>voir<br />

<strong>le</strong>s serrer dans <strong>le</strong>urs bras.<br />

— Je vois, fit Paul Mercier, qu'il faudra n<strong>ou</strong>s en ret<strong>ou</strong>rnera<br />

la maison comme <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs précédents


— 787 —<br />

— Je commence à <strong>le</strong> craindre, mon ami. répondit monsieur<br />

Michaud d'un air déc<strong>ou</strong>ragé.<br />

— Comme il me tarde d'embrasser ma chére Lucienne ! fit<br />

à son t<strong>ou</strong>r madame Michaud avec émotion, en se s<strong>ou</strong>vena.it<br />

involontairement <strong>du</strong> passé.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant on signala un vapeur en vue, t<strong>ou</strong>s ies<br />

yeux se dirigèrent alors de co côté.<br />

Quelqu'un ayant questionné un employé <strong>du</strong> port, celui-ci<br />

répondit que ce navire était <strong>le</strong> « Saint Laurent ».<br />

— Le «Saint Laurent »! s'écria madame Michaud, mais<br />

c'est sur ce navire que se tr<strong>ou</strong>vent nos enfants!... Oh!... quel<br />

bonheur!... n<strong>ou</strong>s allons donc <strong>le</strong>s revoir.<br />

Paul Mercier avait tiré une longue vue de sa poche et il la<br />

dirigea <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> navire.<br />

On ne put rien distinguer, la distance étant encore trop<br />

grande.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'une demi-heure <strong>le</strong> navire s'étant rapproché on<br />

put apercevoir un certain nombre de passagers réunis sur <strong>le</strong><br />

gaillard d'arrière.<br />

Une heure après <strong>le</strong> vapeur entrait dans <strong>le</strong> port et allait s'arrêter<br />

au débarcadère.<br />

Paul Mercier suivi de monsieur et de madame Michaud s'approchèrent<br />

de l'endroit par où devaient sortir <strong>le</strong>s passagers et ils<br />

attendaient depuis quelques minutes lorsqu'une jeune femme et<br />

un jeune homme se précipitèrent vers <strong>le</strong> gr<strong>ou</strong>pe où ils furent<br />

reçus avec des larmes de joie.<br />

— Où sont Joseph et Miche<strong>le</strong>tte? demanda monsieur Michaud.<br />

— N<strong>ou</strong>s voici!... n<strong>ou</strong>s voici! s'écrièrent <strong>le</strong>s deux jeunes<br />

ép<strong>ou</strong>x en acc<strong>ou</strong>rant, suivis de Tupa et de Jambo.<br />

La première effusion passée monsieur Michaud prit la paro<strong>le</strong>.<br />

— Maintenant en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r la maison, dit-il, là n<strong>ou</strong>s aurons<br />

<strong>le</strong> temps de v<strong>ou</strong>3 éc<strong>ou</strong>ter.


— 788 —<br />

— Je resterai ici p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s bagages, je v<strong>ou</strong>s rejoindrai ensuite,<br />

dit Paul Mercier.<br />

Jambo et Tupa avaient été reçus avec bienveillance, ils restèrent<br />

éga<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r aider à Paul.<br />

Une heure plus tard la famil<strong>le</strong> entière était réunie dans <strong>le</strong><br />

salon de la villa.<br />

La joie et <strong>le</strong> contentement rayonnaient sur t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s visages.<br />

Jambo et Tupa eux-mêmes, t<strong>ou</strong>t étonnés de ce luxe et de ce<br />

confortab<strong>le</strong> dont ils n'avaient pas d'idée, avaient ce s<strong>ou</strong>rire<br />

large et si<strong>le</strong>ncieux particulier aux nègres et ils montraient <strong>le</strong>urs<br />

dents blanches.<br />

La pauvre Tupa, surt<strong>ou</strong>t, semblait être dans un autre monde.<br />

T<strong>ou</strong>s croyaient avoir atteint <strong>le</strong> port et p<strong>ou</strong>voir désormais<br />

j<strong>ou</strong>ir d'un repos mérité ; cependant <strong>le</strong> malheur s'avançait de<br />

n<strong>ou</strong>veau sur cette maison, comme un nuage noir et menaçant,<br />

portant dans ses sombres flancs la f<strong>ou</strong>dre et la désolation.<br />

Le « Saint-Laurent » avait été obligé de relâcher dans sa<br />

r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r réparer quelques avaries survenues dans son gréement<br />

et dans sa machine pendant une t<strong>ou</strong>rmente.<br />

Cette relâche avait retardé de trois semaines son arrivée à<br />

T<strong>ou</strong>lon, et pendant <strong>le</strong>s derniers j<strong>ou</strong>rs de la traversée il avait<br />

navigué en vue d'un autre navire qui était entré au port dans<br />

la même j<strong>ou</strong>rnée.<br />

En effet, une demi-heure après l'arrivée <strong>du</strong> « Saint-Laurent »<br />

on signalait au port qu'un second navire était en vue..<br />

Ce dernier navire était un transport de l'Etat amenant à<br />

T<strong>ou</strong>lon un certain nombre de forçats venant de Cayenne.<br />

N<strong>ou</strong>s ramenons <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur à l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong> où n<strong>ou</strong>s avons laissé<br />

<strong>Blondel</strong> et Laposto<strong>le</strong> en prison attendant <strong>le</strong>ur jugement et Précigny<br />

et Mac-Bell à l'infirmerie.<br />

Un rapport détaillé avait été envoyé au g<strong>ou</strong>verneur général<br />

de la colonie qui ordonna une seconde enquête, laquel<strong>le</strong> n'amena<br />

aucun fait n<strong>ou</strong>veau.


— 7 8 9 —<br />

Blonde! était accusé d'avoir v<strong>ou</strong>lu tuer Précigny de complicité<br />

avec Laposto<strong>le</strong>.<br />

Le j<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> jugement arriva, <strong>Blondel</strong> fut <strong>condamné</strong> p<strong>ou</strong>r<br />

meurtre volontaire aux travaux forcés à perpétuité et Laposto<strong>le</strong><br />

p<strong>ou</strong>r complicité à vingt-cinq ans de la môme peine.<br />

Mais <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>verneur, peu désireux de réunir dans <strong>le</strong> même<br />

<strong>bagne</strong> quatre hommes aussi dangereux que Précigny, Mac-Bell,<br />

<strong>Blondel</strong> et Laposto<strong>le</strong>, atten<strong>du</strong> que cela donnerait lieu à des<br />

querel<strong>le</strong>s sans cesse renaissantes, et qu'entre des hommes de<br />

cette espèce, que l'on savait dévorés <strong>le</strong>s uns contre <strong>le</strong>s autres<br />

de la haine la plus terrib<strong>le</strong>, la moindre dispute p<strong>ou</strong>vait dégénérer<br />

en actes de férocité.<br />

On v<strong>ou</strong>lait aussi s<strong>ou</strong>straire <strong>le</strong>s autres forçats à l'influence<br />

pernicieuse que <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> de scènes de ce genre ne p<strong>ou</strong>vait<br />

manquer d'avoir sur <strong>le</strong>ur moral.<br />

Comme on savait que <strong>Blondel</strong> et Mac-Bell avaient une influence<br />

éga<strong>le</strong> sur la masse de <strong>le</strong>urs co-détenus, il devenait de<br />

t<strong>ou</strong>te nécessité de <strong>le</strong>s séparer p<strong>ou</strong>r éviter <strong>le</strong>s conflits qui ne<br />

manqueraient pas de s'é<strong>le</strong>ver entr'eux et qui p<strong>ou</strong>rraient devenir<br />

généraux.<br />

C'était ce qu'il fallait évitera t<strong>ou</strong>t prix.<br />

Ces quatre hommes devaient être séparés; mais comment y<br />

parvenir ?<br />

L'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> offrait trop de chances d'évasion et <strong>le</strong> <strong>bagne</strong><br />

de Cayenne était déjà encombré !<br />

Le g<strong>ou</strong>verneur ne tr<strong>ou</strong>va pas d'autre moyen que d'envoyer<br />

Précigny et Mac-Bell à T<strong>ou</strong>lon <strong>ou</strong> à Brest. Le médecin ne s'opposa<br />

pas au transport de Précigny qu'il considérait <strong>du</strong> reste<br />

comme per<strong>du</strong> et qui, à ses yeux, ne p<strong>ou</strong>vait guérir que par<br />

mirac<strong>le</strong>. Peu lui importait que cet homme eût sa dernière demeure<br />

dans <strong>le</strong> sol de l'î<strong>le</strong> Roya<strong>le</strong> <strong>ou</strong> au fond de l'Océan.<br />

Précigny et Mac-Bell furent donc embarqués sur un transport<br />

en partance p<strong>ou</strong>r la France.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques j<strong>ou</strong>rs de traversée ce transport attei-


— 790 —<br />

gnit <strong>le</strong> « Saint Laurent » qui, comme n<strong>ou</strong>s l'avons vu, avait été<br />

obligé de relâcher p<strong>ou</strong>r cause de réparations.<br />

C'est ainsi que ces deux bâtiments arrivèrent à T<strong>ou</strong>lon <strong>le</strong><br />

même j<strong>ou</strong>r.<br />

Pendant que la famil<strong>le</strong> Michaud et ses amis font des projets<br />

d'avenir et de bonheur, <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r a baissé, et, sur <strong>le</strong> port,<br />

une petite tr<strong>ou</strong>pe se met en marche en se dirigeant vers <strong>le</strong><br />

<strong>bagne</strong>.<br />

Cette tr<strong>ou</strong>pe se compose do soldats escortant quelques<br />

forçats dont deux portent un brancard sur <strong>le</strong>quel se tr<strong>ou</strong>ve<br />

Précigny qui a maintenant retr<strong>ou</strong>vé t<strong>ou</strong>te sa connaissance.<br />

Auprès <strong>du</strong> brancard marche Mac-Bell qui s'entretient à<br />

demi-voix avec son camarade et qui porte un bandeau noir sur<br />

l'œil.<br />

A la villa Michaud on par<strong>le</strong> de bonheur et d'avenir, de paix<br />

et de repos, et au même moment, deux hommes, ennemis mortels<br />

de cette famil<strong>le</strong> mettent pied sur <strong>le</strong> sol français et forment<br />

éga<strong>le</strong>ment des projets.<br />

CHAPITRE XXL<br />

Le champ <strong>du</strong> crime.<br />

A l'époque à laquel<strong>le</strong> se passaient <strong>le</strong>s événements que n<strong>ou</strong>s<br />

racontons, quand <strong>le</strong> promeneur, après avoir traversé <strong>le</strong>s<br />

Champs-Elysées, se dirigeait <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> bois de B<strong>ou</strong>logne,


—791—<br />

il atteignait au b<strong>ou</strong>t d'une demi-heure un terrain vague et<br />

désert; cet endroit se composait d'un terrain sablonneux<br />

parsemé ça et là de quelques maigres plantes de gazon et de<br />

quelques troncs de sau<strong>le</strong>s à moitié desséchés.<br />

Aucun sentier, aucune trace de culture ne se montraient de<br />

quelque côté que <strong>le</strong> regard se dirigeât ; rien ne venait rompre<br />

la monotonie <strong>du</strong> paysage qu'une espèce de petit monticu<strong>le</strong> qui<br />

se tr<strong>ou</strong>vait là comme s'il fût tombé <strong>du</strong> ciel.<br />

Cependant, après avoir considéré cette protubérance <strong>du</strong> sol<br />

on finissait par s'apercevoir que ce n'était pas autre chose<br />

qu'une cabane dont la paroi postérieure était adossée à une<br />

butte de terre qui, cependant, ne dépassait pas <strong>le</strong> toit. Cette<br />

précaution avait sans d<strong>ou</strong>te été prise p<strong>ou</strong>r garantir la hutte <strong>du</strong><br />

vent <strong>du</strong> Nord.<br />

Néanmoins on ne p<strong>ou</strong>vait s'empêcher de tr<strong>ou</strong>ver que cette<br />

butte était bien épaisse p<strong>ou</strong>r cette destination : el<strong>le</strong> avait plus<br />

de cinq pieds d'épaisseur.<br />

Peu de personnes se d<strong>ou</strong>taient de l'existence de cette ca­<br />

bane.<br />

Cet endroit j<strong>ou</strong>issait d'une sinistre réputation et <strong>le</strong> nom de<br />

« Champ <strong>du</strong> crime » qu'il portait ne justifiait que trop la répugnance<br />

qu'avaient <strong>le</strong>s habitants des localités environnantes à<br />

diriger <strong>le</strong>urs pas de ce côté.<br />

— « L'endroit n'est pas sûr,» disait la voix publique.<br />

Une bande d'assassin semblait y avoir fixé sa demeuré et il<br />

ne se passait pas de semaine qu'on n'entendit par<strong>le</strong>r de crimes<br />

ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>s.<br />

Cependant des agents de police ayant à <strong>le</strong>ur tête un homme<br />

connu par son habi<strong>le</strong>té et nommé Fichet, avaient réussi à<br />

mettre la main sur la bande qui avait été con<strong>du</strong>ite en lieu sûr.<br />

Le « Champ <strong>du</strong> crime, » n'en avait pas moins conservé son nom<br />

et sa réputation sinistre.<br />

Il ne s'y commettait plus de crimes, c'est vrai, mais <strong>le</strong>s<br />

quelques personnes assez téméraires p<strong>ou</strong>r s'y hasarder pendant


—792—<br />

la nuit racontaient des choses à faire dresser <strong>le</strong>s cheveux sur<br />

la tête.<br />

L'un v<strong>ou</strong>lait avoir vu une colonne de fumée s'é<strong>le</strong>ver <strong>du</strong><br />

milieu de cet endroit désert ; l'autre prétendait avoir aperçu<br />

des formes humaines se m<strong>ou</strong>voir avec des gestes étranges<br />

; un troisième racontait qu'il avait enten<strong>du</strong> des sons<br />

plaintifs, comme qui dirait <strong>le</strong>s gémisssements d'un enfant.<br />

<strong>Les</strong> plus hardis riaient de ces bil<strong>le</strong>vesées et répondaient que<br />

la colonne de fumée était <strong>du</strong> br<strong>ou</strong>illard, que <strong>le</strong>s fantômes<br />

n'étaient autre que <strong>le</strong>s troncs des sau<strong>le</strong>s et que <strong>le</strong>s gémissements<br />

plaintifs étaient <strong>le</strong> siff<strong>le</strong>ment <strong>du</strong> vent.<br />

Usant de la propriété dont j<strong>ou</strong>issent <strong>le</strong>s romanciers de p<strong>ou</strong>voir<br />

pénétrer part<strong>ou</strong>t sans être vus, n<strong>ou</strong>s allons con<strong>du</strong>ire <strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>cteur vers <strong>le</strong> « Champ <strong>du</strong> crime » et l'intro<strong>du</strong>ire dans la hutte<br />

dont n<strong>ou</strong>s avons parlé.<br />

C'était par une nuit sombre et orageuse. Le vent sifflait en<br />

agitant <strong>le</strong>s branches desséchées des sau<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s habitants de<br />

la cabane devaient avoir clos bien hermétiquement <strong>le</strong>ur porte<br />

et <strong>le</strong>urs fenêtres car rien ne venait trahir au dehors la présence<br />

d'êtres humains dans cette masure.<br />

El<strong>le</strong> était cependant habitée par un personnage étrange.<br />

La partie principa<strong>le</strong> de cette hutte se composait d une pièce<br />

dont <strong>le</strong>s parois noires, sa<strong>le</strong>s et d'une nudité rep<strong>ou</strong>ssante<br />

et <strong>le</strong> plafond étaient garnis de toi<strong>le</strong>s d'araignées qui retombaient<br />

en festons bizarres.<br />

La porte d'entrée était fermée en dedans par deux fortes<br />

barres de bois et <strong>le</strong>s vo<strong>le</strong>ts étaient verr<strong>ou</strong>illés.<br />

Devant la cheminée basse et enfumée était assise une femme<br />

qui tisonnait un feu de t<strong>ou</strong>rbe d'un air rébarbatif.<br />

Cette femme devait être de haute stature, ses membres forts<br />

et muscu<strong>le</strong>ux la faisait ressemb<strong>le</strong>r à un homme.<br />

Quant à sa physionomie, el<strong>le</strong> avait une expression hideuse<br />

de férocité.<br />

Une circonstance venait encore aj<strong>ou</strong>ter à cette laideur.


— 793 —<br />

Cette femme était borgne, mais non pas comme on <strong>le</strong> voit,<br />

d'habitude chez <strong>le</strong>s personnes qui ont per<strong>du</strong> un œil : l'œil droit<br />

de cette femme, situé à f<strong>le</strong>ur de tête et <strong>ou</strong>vert d'une manière<br />

inusitée avait un regard hébêté et far<strong>ou</strong>che, tandis que l'œil<br />

gauche profondément enfoncé dans l'orbite ne laissait voir<br />

qu'un point brillant presque complètement rec<strong>ou</strong>vert par <strong>le</strong>s<br />

paupières.<br />

Cela donnait à ce visage une expression indicib<strong>le</strong> de laideur<br />

bizarre augmentée encore par <strong>le</strong> rictus féroce qui se dessinait<br />

aut<strong>ou</strong>r des lèvres.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment, cette femme, qui p<strong>ou</strong>vait bien avoir<br />

une cinquantaine d'années, se <strong>le</strong>va, et se dirigeant d'un pas<br />

traînant vers une espèce d'armoire t<strong>ou</strong>te verm<strong>ou</strong>lue, el<strong>le</strong> y<br />

prit une b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> porta à ses lèvres et y but une forte<br />

rasade.<br />

L'odeur forte et alcoolique qui se répandit aussitôt dans la<br />

cabane indiqua clairement que cette b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> ne contenait pas<br />

de l'eau fraîche.<br />

A ce moment un gémissement plaintif se fit entendre dans<br />

une petite pièce située à côté, ce gémissement fut suivi d'un<br />

second, puis d'un sanglot ét<strong>ou</strong>ffé.<br />

— Oui, <strong>ou</strong>i, marmotta cette femme en jetant un regard de<br />

travers vers la porte de la pièce d'où partaient ces plaintes ;<br />

<strong>ou</strong>i. cela veut t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs boire,.... t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs boire !.... absolument<br />

comme moi, aj<strong>ou</strong>ta-t-el<strong>le</strong> avec un rire enr<strong>ou</strong>é.<br />

Mais cette musique ne me va pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t!.... maudite engeance<br />

!...<br />

Mais el<strong>le</strong> ne fit pas un m<strong>ou</strong>vement.<br />

S<strong>ou</strong>dain un c<strong>ou</strong>p de siff<strong>le</strong>t se fit entendre au dehors et quelqu'un<br />

gratta à la porte.<br />

— Ah! ah!... voici « l'orvet » ! fit la femme en allant <strong>ou</strong>vrir<br />

la porte.<br />

— Eh bien ! fit en entrant <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>vel arrivant qui s'arrêta


— 794 —<br />

p<strong>ou</strong>r entendre <strong>le</strong>s plaintes qui venaient de la pièce voisine ; me<br />

faut-il donc t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs entendre ces criail<strong>le</strong>ries ?<br />

— Tiens ! repartit la vieil<strong>le</strong>, tu as <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s bien délicates<br />

auj<strong>ou</strong>rd'hui ; tu as cependant enten<strong>du</strong> d'autres cris que<br />

ceux d'un enfant qui a soif sans p<strong>ou</strong>r cela en être dérangé.<br />

— Tais-toi, vieil<strong>le</strong>! fit cet homme d'un air menaçant.<br />

— Voyons, mon petit, ne sois pas si vif, répondit la vieil<strong>le</strong><br />

en ricanant; qui commande ici, toi <strong>ou</strong> moi?<br />

— Ici, fit ironiquement l'homme en regardant aut<strong>ou</strong>r de<br />

lui ; ici tu peux être la maîtresse, mais c'est moi qui suis <strong>le</strong><br />

maître.<br />

Et en disant cela, il s'était <strong>le</strong>vé et s'avançait vers la femme,<br />

mais cel<strong>le</strong> ci, s'étant <strong>le</strong>vée à son t<strong>ou</strong>r, vint à la rencontre de<br />

son interlocuteur qu'el<strong>le</strong> dépassait de t<strong>ou</strong>te la tête. Puis ayant<br />

<strong>le</strong>vé <strong>le</strong> bras avec la main fermée el<strong>le</strong> s'écria d'une voix enr<strong>ou</strong>ée<br />

par la colère.<br />

— Oui,... misérab<strong>le</strong> avorton, essaye un peu de me résister!<br />

Veux-tu que j'ail<strong>le</strong> apprendre aux gens <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong> dans <strong>le</strong>quel<br />

« l'orvet » se cache?<br />

L'homme eut un m<strong>ou</strong>vement de terreur, mais se remettant<br />

promptement il répondit :<br />

— Essaye un peu !... Cela p<strong>ou</strong>rrait aussi intéresser quelqu'un<br />

de connaître la vie que tu mènes sur <strong>le</strong> « Champ<br />

<strong>du</strong> crime » et de savoir ce qu'il y a de caché dans cette<br />

butte de terre qui protège ta masure contre <strong>le</strong> vent <strong>du</strong><br />

nord.<br />

— Si<strong>le</strong>nce ! fit la vieil<strong>le</strong> en jetant aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong> un regard<br />

anxieux, comme si quelqu'un avait pu entendre ces<br />

paro<strong>le</strong>s.<br />

Puis devenant s<strong>ou</strong>dain calme, el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta d'un ton ra­<br />

d<strong>ou</strong>ci :<br />

— Tu as raison ;... il faut que n<strong>ou</strong>s sachions n<strong>ou</strong>s supporter,<br />

pas vrai Baptiste?


— 795 —<br />

Celui-ci éga<strong>le</strong>ment rad<strong>ou</strong>ci se laissa tomber sur un escabeau<br />

de bois qui se tr<strong>ou</strong>vait près de la tab<strong>le</strong>, <strong>ou</strong>vrit un tiroir dans<br />

<strong>le</strong>quel il prit une assiette ébréchée sur laquel<strong>le</strong> était un morceau<br />

de lard, il se c<strong>ou</strong>pa un morceau de pain et but une rasade à la<br />

b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> d'eau-de-vie que la vieil<strong>le</strong> femme venait de déposer sur<br />

la tab<strong>le</strong>.<br />

Baptiste était un enfant <strong>du</strong> village de St-Georges, ce village<br />

dont n<strong>ou</strong>s avons déjà entretenu uos <strong>le</strong>cteurs au commencement<br />

de cette histoire, et qui avait la spécialité de ne f<strong>ou</strong>rnir que<br />

des assassins et des vo<strong>le</strong>urs ; il était de St-Georges et appartenait<br />

à la famil<strong>le</strong> Salviat, l'une des plus vicieuses de la contrée, ainsi<br />

que <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur peut s'en s<strong>ou</strong>venir.<br />

A peine âgé de quatorze ans, il s'enfuit de la maison paternel<strong>le</strong>.<br />

Son pays natal n'était pas assez vaste p<strong>ou</strong>r lui et il n'y<br />

tr<strong>ou</strong>vait pas assez s<strong>ou</strong>vent l'occasion de satisfaire ses instincts<br />

vio<strong>le</strong>nts et sauvages. Avec quelques s<strong>ou</strong>s dans la poche il se<br />

dirigea vers la capita<strong>le</strong> où il ne tarda pas à lier connaissance<br />

avec quelques jeunes bandits de son espèce et à <strong>le</strong>s surpasser<br />

en ruse et en habi<strong>le</strong>té.<br />

Le j<strong>ou</strong>r où n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> retr<strong>ou</strong>vons dans la cabane'<strong>du</strong> « Champ<br />

<strong>du</strong> crime » il comptait vingt-cinq ans environ et vivait avec sa<br />

mère qui, en vraie Salviat qu'el<strong>le</strong> était, l'avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs maintenu<br />

en respect, lui et <strong>le</strong>s autres bandits de son espèce qu'il<br />

amenait parfois avec lui.<br />

Baptiste p<strong>ou</strong>vait, comme n<strong>ou</strong>s venons de <strong>le</strong> voir, tenir sa<br />

mère en échec et t<strong>ou</strong>s deux vivaient ainsi, sans cesse divisés<br />

par l'ironie, la vio<strong>le</strong>nce et malgré t<strong>ou</strong>t unis par <strong>le</strong>urs crimes et<br />

<strong>le</strong>ur complicité.<br />

Il ne se passait pas de j<strong>ou</strong>r où ne se répétât la scène à<br />

laquel<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s avons fait assister <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur, et chaque fois<br />

el<strong>le</strong> se terminait de la même manière, l'intérêt et la crainte<br />

qu'ils avaient l'un de l'autre suffisant p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s empêcher de se<br />

séparer.


— 796 —<br />

<strong>Les</strong> plaintes qui s'étaient fait entendre dans la pièce voisine<br />

avaient cessé, sans d<strong>ou</strong>te ensuite de l'épuisement de la malheureuse<br />

créature qui <strong>le</strong>s avaient p<strong>ou</strong>ssées.<br />

Baptiste avait fini de manger et la vieil<strong>le</strong> femme se préparait<br />

à al<strong>le</strong>r retr<strong>ou</strong>ver sa misérab<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>che ; il était passé minuit<br />

quand on entendit frapper d<strong>ou</strong>cement à la porte.<br />

La mère et <strong>le</strong> fils se jetèrent un c<strong>ou</strong>p-d'œil d'inquiétude.<br />

<strong>Les</strong> c<strong>ou</strong>ps se répétèrent d'une manière régulière et Baptiste<br />

se <strong>le</strong>va d'un air plus tranquil<strong>le</strong>.<br />

— Ce n'est pas un ennemi, dit-il.<br />

Puis il alla <strong>ou</strong>vrir la porte pendant que sa mère prenait la<br />

lampe qu'el<strong>le</strong> é<strong>le</strong>vait au dessus de sa tête p<strong>ou</strong>r éclairer la<br />

figure <strong>du</strong> n<strong>ou</strong>vel arrivant.<br />

Quand el<strong>le</strong> eut vu qui c'était, el<strong>le</strong> reposa la lampe sur la<br />

tab<strong>le</strong>.<br />

— Bonsoir <strong>le</strong>s enfants, fit <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>veau venu, en étant son<br />

manteau qu'il jeta sur un escabeau.<br />

— Qui t'amène ici? demanda Baptiste en lui indiquant un<br />

siège et en p<strong>ou</strong>ssant vers lui la b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> d'eau-de-vie.<br />

L'homme qui venait d'entrer donna un c<strong>ou</strong>p d'œil circulaire<br />

aut<strong>ou</strong>r de la pièce.<br />

— J'attends quelqu'un, répondit-il, une bonne affaire p<strong>ou</strong>r<br />

n<strong>ou</strong>s, Baptiste.<br />

— S'il y a de l'argent, j'en suis, répondit Baptiste dont la<br />

physionomie prit une expression de cupidité.<br />

— Certainement qu'il y en aura!... As-tu jamais enten<strong>du</strong><br />

dire que Gaspard-<strong>le</strong>-borgne ait jamais rien entrepris j<strong>ou</strong>r<br />

rien ? Il y aura de l'argent!... trois mil<strong>le</strong> francs 1<br />

— Et quel genre de travail est-ce ?<br />

— Un véritab<strong>le</strong> jeu d'enfants.<br />

— Explique-toi.<br />

— Plus tard.... la personne p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> compte de laquel<strong>le</strong> il<br />

s'agit de travail<strong>le</strong>r doit être ici à une heure p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s donner


— 797 —<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s renseignements nécessaires et n<strong>ou</strong>s dire quand et<br />

comment n<strong>ou</strong>s devons agir.<br />

Mis de bonne humeur par cette déclaration Baptiste alla prendre<br />

dans l'armoire une seconde b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> d'eau-de- vie qu'il posa<br />

sur la tab<strong>le</strong>, puis il alla col<strong>le</strong>r son oreil<strong>le</strong> contre la porte afin<br />

d'éc<strong>ou</strong>ter s'il n'entendait pas <strong>le</strong>s pas de la personne dont on<br />

venait de lui annoncer la visite.<br />

Jetons pendant ce temps an regard examinateur sur l'homme<br />

qui vient d'entrer et qui s'intitu<strong>le</strong> lui-môme Gaspard <strong>le</strong> bergne.<br />

C'était un indivi<strong>du</strong> d'une tail<strong>le</strong> peu ordinaire et paraissant<br />

devoir posséder une force herculéenne. 11 devait approcher do la<br />

soixantaine, cependant sa contenance cassée et son allure fatiguée<br />

avaient t<strong>ou</strong>t l'air d'être feintes, surt<strong>ou</strong>t quand il sentait<br />

que quelqu'un l'examinait.<br />

Son visage était sillonné de rides profondes qui dénotaient<br />

un caractère emporté et des passions vio<strong>le</strong>ntes plutôt qu'el<strong>le</strong>s<br />

n'avaient été creusées par la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et <strong>le</strong> chagrin. Il<br />

avait l'œil gauche rec<strong>ou</strong>vert d'un emplâtre noir et la jeue <strong>du</strong><br />

même côté portait une profonde sicatrice qui se colorait en<br />

r<strong>ou</strong>ge intense quand Gaspard se mettait en colère et qui connait<br />

alors à sa physionomie une expression effrayante.<br />

Baptiste n'ayant rien enten<strong>du</strong>, il revint s'asseoir vis-à-vis de<br />

Gaspard en lui disant :<br />

— Dis-moi voir un peu quel<strong>le</strong> est la personne que tu<br />

attends !<br />

— C'est cel<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r laquel<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s aurons à travail<strong>le</strong>r.<br />

— Bon !.... mais qui est-ce, comment se nomme cette personne<br />

?<br />

— Ah !... il paraît que c'est un secret.<br />

— Que me dis-tu là ?<br />

— C'est comme cela.... Cette personne est venue un soir<br />

me voir, el<strong>le</strong> portait un masque de vel<strong>ou</strong>rs, et me fit la propo-


- 798 -<br />

sition de refroidir quelqu'un, en me disant de tr<strong>ou</strong>ver un<br />

camarade p<strong>ou</strong>r m'aider et que je serais bien payé.<br />

— Et.... ne crains-tu pas d'être volé ?<br />

— Non ! répondit <strong>le</strong> borgne en riant d'un air un peu embarrassé.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta t<br />

— Je suis sûr de mon nomme. On voit quelquefois mieux<br />

avec un œil que <strong>le</strong>s autres avec deux, n'est-ce pas mère la<br />

borgne ? fit-il en s'adressant à la mère de Baptiste, qui me<br />

parut que médiocrement flattée de ce compliment qui lui rappelait<br />

son infirmité.<br />

— Ainsi tu es sûr que ce masque ne cache pas un r<strong>ou</strong>ssin?(l)<br />

demanda Baptiste.<br />

— Absolument certain.<br />

— Et comment cela ?<br />

— Ah ! Ceci c'est mon affaire ! Veux-tu travail<strong>le</strong>r, <strong>ou</strong>i <strong>ou</strong><br />

non ?<br />

— Oui,.... mais il faut que je voie <strong>le</strong>s jaunets.<br />

— Il y en aura, je te <strong>le</strong> répète,.... mais.... il me semb<strong>le</strong> que<br />

j'entends marcher.<br />

En effet quelqu'un gratta à la porte.<br />

Baptiste alla <strong>ou</strong>vrir et s'écarta p<strong>ou</strong>r l'aisser passer un personnage<br />

d'une stature é<strong>le</strong>vée qui portait une barbe noire et<br />

un long manteau. Un masque noir lui c<strong>ou</strong>vrait <strong>le</strong> haut <strong>du</strong><br />

visage.<br />

Gaspard-<strong>le</strong>-borgne se <strong>le</strong>va et fit un pas à la rencontre de<br />

l'inconnu comme s'il eût v<strong>ou</strong>lu <strong>le</strong> débarrasser <strong>du</strong> manteau<br />

dont il était enveloppé, mais l'homme masqué fit un geste de<br />

refus et ramena plus étroitement encore aut<strong>ou</strong>r de son corps<br />

<strong>le</strong>s plis de son manteau, comme s'il eût craint de montrer <strong>le</strong><br />

vêtement qu'il portait au-dess<strong>ou</strong>s.<br />

( 1<br />

) Mot d'argot p<strong>ou</strong>r désigner un homme de police.


— 799 —<br />

On ne p<strong>ou</strong>vait apercevoir de son costume que ses gants<br />

glacés et <strong>le</strong>s bottes vernies dont il était chaussé.<br />

— Laisse ! fit il brièvement et avec hauteur.<br />

Puis jetant un regard sur Baptiste et sur sa mère il plaça<br />

sa main droite dans une des poches de son habit sans la<br />

retirer.<br />

— Voici mon camarade, fit Gaspard en montrant Baptiste.<br />

— Bien, sait-il de quoi il s'agit ? demanda l'inconnu qui<br />

n'avait pris place qu'avec répugnance sur <strong>le</strong> siège que la mère<br />

Salviat lui avait présenté.<br />

Il était faci<strong>le</strong> de voir qu'il n'avait qu'une confiance médiocre<br />

dans <strong>le</strong>s gens dont il était momentanément l'hôte.<br />

— Il en sait autant que moi, répondit Gaspard, et c'est diab<strong>le</strong>ment<br />

peu de chose !<br />

— V<strong>ou</strong>s en savez assez. V<strong>ou</strong>s savez que v<strong>ou</strong>s devez me débarrasser<br />

d'un homme; comment? c'est votre affaire.<br />

— Mais quel est cet homme ? demanda Salviat.<br />

— Que v<strong>ou</strong>s importe ?... Je suppose que v<strong>ou</strong>s n'avez pas<br />

besoin de son extrait de naissance p<strong>ou</strong>r ce que v<strong>ou</strong>s avez à faire?<br />

répondit avec hauteur l'homme masqué.<br />

— Mais comment p<strong>ou</strong>rrons-n<strong>ou</strong>s attaquer un homme que<br />

n<strong>ou</strong>s ne connaissons pas ? demanda <strong>le</strong> borgne.<br />

— Je suis venu p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s dire l'endroit où v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez <strong>le</strong><br />

tr<strong>ou</strong>ver, t<strong>ou</strong>t seul, demain dans la nuit; de cette manière v<strong>ou</strong>s<br />

ne p<strong>ou</strong>vez <strong>le</strong> manquer.<br />

— Et l'argent ?<br />

— Le voici !<br />

Et en disant cela, l'inconnu jeta une b<strong>ou</strong>rse sur la tab<strong>le</strong> au<br />

travers des mail<strong>le</strong>s de laquel<strong>le</strong> on voyait bril<strong>le</strong>r de l'or.<br />

<strong>Les</strong> deux complices parurent passab<strong>le</strong>ment stupéfaits de<br />

voir qu'on <strong>le</strong>s payait avant d'avoir fait la besogne qu'on <strong>le</strong>ur<br />

demandait.<br />

L'inconnu <strong>du</strong>t sans d<strong>ou</strong>te lire <strong>le</strong>ur pensée sur <strong>le</strong>urs visages<br />

car il aj<strong>ou</strong>ta avec ironie :


— 800 —<br />

— Je ne crains pas que v<strong>ou</strong>s ayez envie de me tricher ni<br />

de me trahir, parce que je sais où v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ver, et... je v<strong>ou</strong>s<br />

connais.<br />

Il accentua particulièrement sur ces dernières paro<strong>le</strong>s, ce qui<br />

fut suffisant p<strong>ou</strong>r inquiéter Baptiste qui jeta vers l'homme masqué<br />

un regard craintif et s<strong>ou</strong>pçonneux.<br />

— Où tr<strong>ou</strong>verons-n<strong>ou</strong>s l'homme qui v<strong>ou</strong>s embarrasse? demanda<br />

Gaspard en attirant la b<strong>ou</strong>rse à lui.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez ! v<strong>ou</strong>s connaissez sans d<strong>ou</strong>te la petite chapel<strong>le</strong><br />

qui se tr<strong>ou</strong>ve sur la r<strong>ou</strong>te de Meudon ?<br />

— Certainement!... j'y ai môme déjà travaillé une fois <strong>ou</strong><br />

deux, répondit Baptiste en riant.<br />

— Bien !... l'homme dont il est question arrivera demain soir<br />

à minuit vers cette chapel<strong>le</strong>, et t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s mesures sont prises<br />

p<strong>ou</strong>r qu'il soit seul... <strong>le</strong> reste v<strong>ou</strong>s regarde.<br />

— Mais s'il y avait quelqu'un avec lui ?<br />

— Il n'y aura personne, je v<strong>ou</strong>s l'affirme... Bien plus, je<br />

puis v<strong>ou</strong>s assurer que cet homme ne porte jamais d'armes sur<br />

lui.<br />

— Bon!.., v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez être sans crainte, monsieur; <strong>le</strong> pélérinage<br />

que cet homme fera demain à la chapel<strong>le</strong> de Meudon<br />

sera <strong>le</strong> dernier.<br />

— Je l'espère bien ainsi!... malheur à v<strong>ou</strong>s si v<strong>ou</strong>s tentiez de<br />

me désobéir !... je saurai immédiatement si v<strong>ou</strong>s avez fait la<br />

chose p<strong>ou</strong>r laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s êtes payé... Du reste il y a une chose<br />

beauc<strong>ou</strong>p plus simp<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>s me rendrez compte v<strong>ou</strong>s-mêmes de<br />

la manière dont t<strong>ou</strong>t se sera passé!... où puis-je tr<strong>ou</strong>ver l'un de<br />

v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s deux?<br />

— Si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z venir chez moi ? fit Gaspard.<br />

— Quand ?<br />

— Eh bien! après demain dans la matinée!<br />

— Y pensez-v<strong>ou</strong>s?... en p<strong>le</strong>in j<strong>ou</strong>r, p<strong>ou</strong>r que je puisse être<br />

suivi?... non, cela ne se peut pas!<br />

— Alors !... où p<strong>ou</strong>rrai-je al<strong>le</strong>r v<strong>ou</strong>s rendre mes devoirs


— 801 —<br />

demanda <strong>le</strong> borgne qui semblait prendre plaisir à agacer<br />

l'inconnu.<br />

— Effronté coquin, murmura ce dernier d'une voix à peine<br />

intelligib<strong>le</strong>.<br />

Puis il fit à haute voix :<br />

— V<strong>ou</strong>s devez savoir qu'il v<strong>ou</strong>s est interdit de chercher à<br />

savoir qui je suis, et je ne puis par conséquent pas v<strong>ou</strong>s recevoir<br />

chez moi.<br />

— Eh bien ! si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons n<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>ver ici?<br />

demanda Baptiste.<br />

— Je préfère cela !... à après demain soir, alors ; faites votre<br />

affaire, si je suis content de v<strong>ou</strong>s il p<strong>ou</strong>rra y avoir quelques<br />

pièces d'or de plus.<br />

L'inconnu se <strong>le</strong>va ensuite vivement et regarda à sa montre,<br />

ce m<strong>ou</strong>vement écarta p<strong>ou</strong>r une seconde <strong>le</strong>s plis de son manteau<br />

et suffit p<strong>ou</strong>r faire voir aux bandits qu'il portait un costume<br />

de soirée comp<strong>le</strong>t.<br />

— C'est un drô<strong>le</strong> d'homme ! fit Baptiste quand ils se retr<strong>ou</strong>vèrent<br />

seuls ; il vient au « Champ <strong>du</strong> crime » en habit noir<br />

cravate blanche et bottes vernies, et sans armes encore !... <strong>Les</strong><br />

gens de cette sorte ne prennent aucune précaution.<br />

— Ne crois pas cela 1 repartit Gaspard. Ces gens sont plus<br />

malins que n<strong>ou</strong>s. N'as-tu donc pas remarqué que pendant<br />

t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> temps qu'il est resté ici il a eu la main droite dans une<br />

des poches de son habit ?... Je parierais ma tête qu'il avait un<br />

pisto<strong>le</strong>t!..<br />

La vieil<strong>le</strong> femme qui, après <strong>le</strong> départ de l'inconnu s'était retirée<br />

dans la chambre, revint au b<strong>ou</strong>t d'un moment et demanda<br />

à Gaspard :<br />

— Dis moi... qui est cet homme ?<br />

Le borgne regarda la femme d'un air étonné et il répondit ;<br />

— Je ne <strong>le</strong> connais pas!<br />

— Mais !... reprit la mère Salviat... c'est étrange!... il me semb<strong>le</strong><br />

que...<br />

60


—802 —<br />

— Gomment, tu <strong>le</strong> connais ? demanda Baptiste avec vivacité.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s me demandez ce qu'il est ?... aj<strong>ou</strong>ta Gaspard qui<br />

croyait que la vieil<strong>le</strong> avait trop bu.<br />

— Je connais cette voix !.. répondit la mégère ; mais<br />

je ne puis me s<strong>ou</strong>venir dans quel<strong>le</strong>s circonstances je l'ai enten<strong>du</strong>e.<br />

Oh !... il y a de cela longtemps !... bien longtemps!.,<br />

Et el<strong>le</strong> fit des efforts p<strong>ou</strong>r rappe<strong>le</strong>r ses s<strong>ou</strong>venirs, mais en<br />

vain, sa mémoire s'était obscurcie.<br />

Il se faisait tard, Gaspard pensa qu'il était temps de se remettre<br />

en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r regagner son domici<strong>le</strong>.<br />

Ayant fixé avec Baptiste l'endroit <strong>du</strong> rendez-v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />

j<strong>ou</strong>r suivant il s'éloigna.<br />

Quand Baptiste se tr<strong>ou</strong>va seul avec sa mère il s'approcha<br />

d'el<strong>le</strong>, et lui posant la main sur l'épau<strong>le</strong> il lui dit :<br />

— Ec<strong>ou</strong>te, vieil<strong>le</strong> !... il faut absolument que tu creuses ta<br />

vieil<strong>le</strong> cervel<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r savoir quel est cet homme !<br />

— Je ne peux pas ! répondit la vieil<strong>le</strong> Salviat en hochant la<br />

tète, plus je cherche moins je tr<strong>ou</strong>ve.<br />

— Il <strong>le</strong> faut, te dis-je !... songe quel<strong>le</strong> mine d'or ce serait<br />

p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s !... C'est dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas un personnage riche et de<br />

la haute classe ! Tu n'as pas vu cette chaîne d'or, ces b<strong>ou</strong>tons<br />

de chemises en diamant ?... Je te <strong>le</strong> répète, retr<strong>ou</strong>ve <strong>le</strong> nom de<br />

cet homme et notre fortune est faite !<br />

Une demi-heure plus tard t<strong>ou</strong>t était tranquil<strong>le</strong> dans la<br />

masure.<br />

Dans la plaine on voyait un être humain marcher c<strong>ou</strong>rbé<br />

vers la terre et s'arrêter de temps en temps, s'accr<strong>ou</strong>pir un<br />

moment et reprendre sa marche p<strong>ou</strong>r recommencer à une centaine<br />

de pas plus loin.<br />

Que faisait cet étrange personnage ?


— 803—<br />

CHAPITRE XXII<br />

Une reine de théâtre.<br />

<strong>Les</strong> fenêtres <strong>du</strong> premier étage d'une maison de la rue <strong>du</strong><br />

Helder, non loin <strong>du</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard des Italiens, étaient brillamment<br />

éclairées.<br />

Une longue suite d'équipages dont la plupart portaient des<br />

armoiries et étaient con<strong>du</strong>its par des cochers en riches livrées<br />

s'avançaient et venaient successivement s'arrêter devant la<br />

porte cochère t<strong>ou</strong>te illuminée p<strong>ou</strong>r y déposer <strong>le</strong>s invités.<br />

-C'est sans d<strong>ou</strong>te l'hôtel d'un riche personnage, n'est-ce<br />

pas? demanda un passant qui semblait étranger à quelques<br />

curieux qui s'étaient arrêter p<strong>ou</strong>r voir au passage <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>ttes<br />

des dames qui descendaient de <strong>le</strong>urs voitures.<br />

-Oh! en effet! répondit d'un air moqueur une vieil<strong>le</strong> femme<br />

en haillons ; pensez donc, c'est une reine !<br />

-Une reine? fit l'étranger.<br />

— Oui, une reine de théâtre, répartit la vieil<strong>le</strong> <strong>du</strong> même air<br />

qu'auparavant. Qui p<strong>ou</strong>rrait autrement, par ce temps de misère,<br />

donner de pareil<strong>le</strong>s fêtes ? Ce n'est qu'à des gens de cette<br />

sorte que <strong>le</strong>s cail<strong>le</strong>s tombent auj<strong>ou</strong>rd'hui t<strong>ou</strong>tes rôties dans la<br />

b<strong>ou</strong>che!<br />

Linconnu, qui ne se s<strong>ou</strong>ciait que médiocrement d'entamer<br />

une discussion sur <strong>le</strong>s questions socia<strong>le</strong>s, continua son chemin,<br />

<strong>Les</strong> curieux qui augmentaient à chaque instant faisaient<br />

t<strong>ou</strong>t haut <strong>le</strong>urs réf<strong>le</strong>xions sur chaque équipage qui passait de-


— 804 —<br />

vant eux et sur chaque invité qu'ils voyaient disparaître dans<br />

<strong>le</strong> vestibu<strong>le</strong>.<br />

Au fond commençait un escalier large et somptueux, c<strong>ou</strong>vert<br />

d'un riche tapis et garni de chaque côté de plantes exotiques.<br />

Au premier étage se tr<strong>ou</strong>ve un antichambre qui dorme accès<br />

dans un petit salon meublê avec un luxe princier.<br />

A gauche s'<strong>ou</strong>vrent deux autres petites pièces servant p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong> moment de vestiaire et qui ne sont en réalité qu'un passage<br />

p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r à la chambre à c<strong>ou</strong>cher et au cabinet de toi<strong>le</strong>tte.<br />

L'une des parois ne présente aucune <strong>ou</strong>verture, mais on dis<br />

tingue cependant un petit b<strong>ou</strong>ton de cuivre qui ne paraît pas<br />

avoir été placé là sans intention.<br />

A droite <strong>du</strong> petit salon s'<strong>ou</strong>vrent à deux battants <strong>le</strong>s salons deréception<br />

qui, en ce moment, ressemb<strong>le</strong>nt à un océan de lumière<br />

et de parfums.<br />

Ces salons étaient au nombre de trois, n<strong>ou</strong>s allons essayer<br />

de donner une faib<strong>le</strong> idée <strong>du</strong> spectac<strong>le</strong> qui se présenta à un<br />

jeune officier qui venait de faire son entrée.<br />

Le salon <strong>du</strong> milieu qui était celui qui donnait sur l'antichambre<br />

par la porte à deux battants, était rempli d'invités<br />

arrivant et saluant cel<strong>le</strong>s de <strong>le</strong>urs connaissances qui étaient<br />

déjà arrivées.<br />

<strong>Les</strong> portes et <strong>le</strong>s fenêtres étaient garnies de riches portières<br />

qui retombaient en plis l<strong>ou</strong>rds sur <strong>le</strong> tapis somptueux qui rec<strong>ou</strong>vrait<br />

<strong>le</strong> parquet.<br />

<strong>Les</strong> murs étaient c<strong>ou</strong>verts d'une riche tapisserie des Gobelins<br />

représentant des scènes mythologiques. On y voyait aussi<br />

quelques tab<strong>le</strong>aux de maîtres d'une grande va<strong>le</strong>ur.<br />

Des divans et des fauteuils confortab<strong>le</strong>s étaient disséminés<br />

et attendaient que la fatigue de la danse forçât <strong>le</strong>s danseurs<br />

à s'y asseoir. On avait mis des f<strong>le</strong>urs part<strong>ou</strong>t et l'air était embaumé<br />

de <strong>le</strong>urs senteurs pénétrantes.<br />

Le salon de gauche servait en ce moment de salon de bal.


— 805 —<br />

Des torrents d'harmonie sortaient de la porte qui <strong>le</strong> faisait<br />

communiquer avec <strong>le</strong> salon principal, et il était diffici<strong>le</strong> d'y pénétrer<br />

sans être emporté par <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>rbillon des valseurs.<br />

<strong>Les</strong> murs de ce salon étaient entièrement rec<strong>ou</strong>verts de<br />

glaces qui <strong>le</strong> faisaient paraître dix fois plus grand qu'il ne<br />

l'était réel<strong>le</strong>ment.<br />

<strong>Les</strong> rideaux des fenêtres de cette pièce n'était pas en tenture<br />

mais en dentel<strong>le</strong> d'une va<strong>le</strong>ur énorme.<br />

Trois énormes lustres chargés de b<strong>ou</strong>gies éclairaient ce salon<br />

qui présentait un aspect merveil<strong>le</strong>ux.<br />

<strong>Les</strong> toi<strong>le</strong>ttes des femmes et <strong>le</strong>s parfums dont l'air était imprégné<br />

faisaient monter au cerveau comme une ivresse délicieuse.<br />

Le troisième salon qui se tr<strong>ou</strong>vait de l'autre côté <strong>du</strong> salon de<br />

réception était destiné au repos.<br />

Ten<strong>du</strong> en vel<strong>ou</strong>rs vio<strong>le</strong>t sombre et éloigné <strong>du</strong> bruit il reposait<br />

<strong>le</strong>s yeux et <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s ; des meub<strong>le</strong>s confortab<strong>le</strong>s s'y tr<strong>ou</strong>vaient<br />

et facilitaient <strong>le</strong>s conversations intimes.<br />

C'est dans cette espèce de sanctuaire que siégeait, <strong>ou</strong> plutôt<br />

que trônait la reine de la fête.<br />

Sans être de la première jeunesse, cette femme était encore<br />

très-bel<strong>le</strong>.<br />

D'une stature un peu au-dessus de la moyenne, t<strong>ou</strong>tes ses<br />

formes étaient admirab<strong>le</strong>ment proportionnées; une peau<br />

blanche comme la neige, des yeux noirs et ardents et des cheveux<br />

magnifiques d'un blond cendré formaient <strong>le</strong> plus charmant<br />

contraste. Une simp<strong>le</strong> jupe de crêpe avec <strong>le</strong> corsage assorti<br />

composait t<strong>ou</strong>te sa toi<strong>le</strong>tte, et un collier de per<strong>le</strong>s qui aurait<br />

fait la fortune d'un village s'enr<strong>ou</strong>lait aut<strong>ou</strong>r de son c<strong>ou</strong> e<br />

venait serpenter sur sa gorge de marbre.<br />

Assise sur un sopha comme une s<strong>ou</strong>veraine au milieu de sa<br />

c<strong>ou</strong>r, el<strong>le</strong> avait auprès d'el<strong>le</strong> une jeune femme assez jolie et à la<br />

figure espièg<strong>le</strong> et mutine.


— 806 -<br />

Devant el<strong>le</strong> était assis dans un fauteuil un homme d'un certain<br />

âge portant au c<strong>ou</strong> une décoration étrangère.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z donc pas me promettre de ne plus danser<br />

ce soir, charmante Amanda ? disait ce personnage.<br />

— Non, mon cher ami, répondit Amanda en riant ; atten<strong>du</strong><br />

que j'ai promis t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s danses, et quesi je refusais de danser je<br />

ferais trop de malheureux... v<strong>ou</strong>s savez que j'ai trop bon cœur<br />

p<strong>ou</strong>r cela!<br />

L'homme âgé, qui n'était rien moins qu'un diplomate célèbre,<br />

s'inclina et lui baisa respectueusement la main.<br />

— Mais votre voix?... fit-il en insistant; pensez que v<strong>ou</strong>s<br />

devez v<strong>ou</strong>s ménager, p<strong>ou</strong>r vos admirateurs,... p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> monde<br />

entier!...<br />

— Et p<strong>ou</strong>r mes créanciers!... continua la cantatrice en<br />

riant;... v<strong>ou</strong>s avez raison, ma voix c'est mon capital.<br />

— Tu as des créanciers?... demanda ét<strong>ou</strong>rdiment la jeune<br />

femme qui était auprès d'Amanda;... tu as des créanciers et tu<br />

l'av<strong>ou</strong>es<br />

L'actrice continua à rire de plus bel<strong>le</strong>.<br />

— Pauvre <strong>innocent</strong>e ! dit-el<strong>le</strong> ensuite en jetant un regard<br />

preque dédaigneux à la jeune femme qui en était à son premier<br />

engagement et qui venait de terminer ses débuts... P<strong>ou</strong>rquoi<br />

donc ne l'av<strong>ou</strong>rais-je pas à mon meil<strong>le</strong>ur ami? Il sait que<br />

je ne comprends rien au train d'une maison... T<strong>ou</strong>s ces gens-là,<br />

bij<strong>ou</strong>tiers, tapissiers, modistes, viennent m'assaillir de <strong>le</strong>urs<br />

offres jusqu'à ce que je cède à <strong>le</strong>urs sollicitations, parce que,<br />

vois-tu, je ne sais rien me refuser,... puis après c'est trop tard!<br />

arrivent notes sur notes,... factures sur factures, puis enfin <strong>le</strong>s<br />

menaces !<br />

— Qui donc eu l'audace de v<strong>ou</strong>s menacer? demanda <strong>le</strong><br />

ministre.<br />

— Qui?... repartît Amanda qui voyait son vieil adorateur au<br />

point où el<strong>le</strong> <strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait; qui?..mais tenez, pas plus tard que ce


— 807 —<br />

matin, mon carrossier, p<strong>ou</strong>r une misérab<strong>le</strong> somme de cinq<br />

mil<strong>le</strong> francs...<br />

— Et tu ne <strong>le</strong>s a pas?... s'écria la jeune artiste dont la naïveté<br />

commençait à peser à Amanda.<br />

— Où veux-tu que je <strong>le</strong>s prenne ? fit cette dernière avec un<br />

peu d'aigreur.<br />

— Je croyais que quand on a des appointements comme <strong>le</strong>s<br />

tiens... cinquante mil<strong>le</strong> francs ! reprit la jeune fil<strong>le</strong> en s<strong>ou</strong>pirant<br />

et en pensant involontairement à la modestie de son traitement.<br />

— Fol<strong>le</strong> que tu es! ..tu par<strong>le</strong>s de choses que tu ne comprends<br />

pas encore!... Il faut que je mène cette vie entraînante si je ne<br />

veux pas me voir demain abandonnée par mes meil<strong>le</strong>urs amis<br />

et mes adorateurs <strong>le</strong>s plus respectueux!... Mes appointements<br />

dis-tu?... Mais, ma chère, ils sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dépensés six mois à<br />

j'avance !.. Mais il faudra néanmoins que je me modère, que<br />

l'économise, au risque de perdre la position que j'occupe dans<br />

<strong>le</strong> monde et dans la société.<br />

Ces dernières paro<strong>le</strong>s furent prononcées d'un air t<strong>ou</strong>chant et<br />

un léger s<strong>ou</strong>pir termina la phrase.<br />

— Attendez-moi demain matin, chère Amanda, fit <strong>le</strong> ministre<br />

en prenant la main de l'artiste, je verrai ces gens qui v<strong>ou</strong>s<br />

importunent...<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur de mes amis ! lui dit Amanda d'un<br />

air ému.<br />

Puis voyant entrer un autre personnage el<strong>le</strong> lui tendit la<br />

main avec un geste p<strong>le</strong>in de nob<strong>le</strong>sse.<br />

Le ministre jeta un regard de travers au n<strong>ou</strong>vel arrivant,<br />

Puis il lui fit un salut glacé et sortit.<br />

Celui qui venait d'entrer était un jeune homme qui engagea<br />

immédiatement la conversation avec Amanda.<br />

La jeune actrice qui était assise auprès d'Amanda quitta sa<br />

place p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r s'asseoir sur une causeuse où se tr<strong>ou</strong>vait déjà


— 808 —<br />

une jeune brune d'une physionomie piquante et animée et une<br />

dame un peu âgée.<br />

— Viens donc, Annette, avait dit la jeune fil<strong>le</strong> brune à l'actrice,<br />

viens donc, j'ai quelque chose de n<strong>ou</strong>veau à te raconter.<br />

— Du n<strong>ou</strong>veau? par<strong>le</strong>!..<br />

— Ma tante Korsky vient de me dire que Thérèse a été lâchée<br />

par son baron.<br />

— Tiens!... et p<strong>ou</strong>rquoi donc?<br />

— Quel<strong>le</strong> question !... En pareil<strong>le</strong> matière on ne cherche pas<br />

la raison, <strong>le</strong> fait suffît.<br />

— Et en quoi cela peut-il m'intéresser? demanda Annette.<br />

— Mais beauc<strong>ou</strong>p, ma fil<strong>le</strong>, fit à son t<strong>ou</strong>r la tante Korsky,<br />

une tante de théâtre par parenthèse ; <strong>le</strong> baron est riche, généreux,<br />

et il cherche à faire la connaissance d'une jeune dame qui<br />

puisse lui aider à passer agréab<strong>le</strong>ment l'existence... Il v<strong>ou</strong>s a<br />

vue dernièrement dans la n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> pièce et il est enchanté de<br />

v<strong>ou</strong>s... subjugué!...<br />

— Le vieux baron ?... répéta Annette d'un air pensif.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> avait appuyé d'une manière particulière sur<br />

ce mot « vieux », chose bien excusab<strong>le</strong> chez une enfant de dixsept<br />

ans à peine.<br />

— Oui, répartit la tante Korsky, <strong>le</strong> vieux baron!... Il meurt<br />

<strong>du</strong> désir de faire votre connaissance, et il m'a chargé de v<strong>ou</strong>s<br />

demander la permission de v<strong>ou</strong>s être présenté.<br />

— Ah !... que peut-il bien me v<strong>ou</strong>loir? fit négligenment Annette,<br />

en fixant un jeune et élégant officier assis à l'autre extrémité<br />

<strong>du</strong> salon.<br />

— Ce qu'il v<strong>ou</strong>s veut ?... Il veut être votre protecteur ! Une<br />

artiste jeune et jolie doit t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs être protégée !<br />

— Oui !... répéta l'ingénue !... ah ! si au moins il était<br />

jeune !<br />

— Quel<strong>le</strong> bêtise ! s'écria la vieil<strong>le</strong> femme ; on se laisse protéger<br />

par <strong>le</strong>s vieux et <strong>le</strong>s jeunes on <strong>le</strong>s protège soi-même.


— 809 —<br />

A ce moment un murmure se fit entendre dans <strong>le</strong> salon de<br />

réception.<br />

Ce murmure annonçait l'entrée d'un invité intéressant.<br />

Amanda qui conversait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec vivacité avec <strong>le</strong> jeune<br />

homme qui était assis auprès d'el<strong>le</strong> remarqua éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong><br />

m<strong>ou</strong>vement qui se faisait dans <strong>le</strong> salon.<br />

El<strong>le</strong> jeta un regard vers la porte et s'écria joyeusement :<br />

— Ah !... <strong>le</strong> voilà !... <strong>le</strong> voilà ;<br />

— Qui donc ? demanda son interlocuteur.<br />

— Eh bien ! mais !... l'Indien en l'honneur de qui je donne<br />

cette soirée.<br />

— Un Indien.<br />

— Oui, mon cher Fiordi !... N'avez-v<strong>ou</strong>s donc pas encore enten<strong>du</strong><br />

par<strong>le</strong>r <strong>du</strong> sorcier de la rue Saint-Antoine ?<br />

— Pardon, on m'en a parlé mais je ne comprends pas<br />

bien<br />

— T<strong>ou</strong>t Paris en par<strong>le</strong> ;... il paraît qu'il fait des choses prodigieuses.<br />

— J'en ai enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r, et je lui ai même consacré un artic<strong>le</strong><br />

dans mon j<strong>ou</strong>rnal, reprit Fiordi qui était j<strong>ou</strong>rnaliste ;<br />

et cela quoique <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>vernement tienne cet homme p<strong>ou</strong>r.<br />

très-dangereux et aie l'œil sur lui ; je v<strong>ou</strong>s dis cela en confidence.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi donc ?<br />

— Cet homme se donne comme devin, et c'est un métier<br />

que <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>vernement ne voit pas de bon œil ?<br />

— Mais à v<strong>ou</strong>s entendre, Fiordi...<br />

— S'il y avait ici d'autres personnes je ne par<strong>le</strong>rais pas<br />

ainsi !<br />

— Mais p<strong>ou</strong>r quel<strong>le</strong> raison peut on croire ce pauvre homme<br />

dangereux ?<br />

— 11 n'est pas pauvre, il est au contraire très-riche, et<br />

l'on s<strong>ou</strong>pçonne que derrière cet Indien et ses jong<strong>le</strong>ries il y a<br />

un espion.


— 810 —<br />

— Un espion ?<br />

— C'est comme cela !.. mais t<strong>ou</strong>t ceci entre n<strong>ou</strong>s Amanda,<br />

la petite comtesse el<strong>le</strong>-même ne doit pas en savoir un mot,<br />

c'est un secret d'Etat; <strong>du</strong> reste el<strong>le</strong> sait assez d'autres<br />

choses.<br />

— Je serai muette, mon cher Fiordi.<br />

Et se <strong>le</strong>vant avec vivacité Amanda s'avança au devant de<br />

l'Indien.<br />

Cet homme que l'on avait surnommé « <strong>le</strong> sorcier de la rue<br />

Saint-Antoine » n'était à Paris que depuis trois semaines seu<strong>le</strong>ment,<br />

et dans t<strong>ou</strong>te la capita<strong>le</strong> on ne parlait que de lui ; on<br />

aurait dit qu'il v<strong>ou</strong>lait ressusciter la légende de Cagliostro et <strong>du</strong><br />

fameux, comte de Saint Germain.<br />

Le g<strong>ou</strong>vernement <strong>le</strong> prenait effectivement p<strong>ou</strong>r un espion<br />

envoyé par une puissance étrangère, et la haute société se divisait<br />

à son égard en deux partis, l'un composé des gens qui <strong>le</strong><br />

prenaient p<strong>ou</strong>r un chevalier d'in<strong>du</strong>strie et l'autre qui comprenait<br />

ceux qui en voyaient en lui une espèce de prophète. <strong>Les</strong><br />

femmes raffolaient de lui, <strong>le</strong>s hommes red<strong>ou</strong>taient son influence<br />

sur <strong>le</strong>s femmes, bref, il attirait t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde.<br />

<strong>Les</strong> invités d'Amanda se pressaient au salon p<strong>ou</strong>r voir cet<br />

homme mystérieux qui ne put s'approcher de la cantatrice<br />

qu'après beauc<strong>ou</strong>p d'efforts.<br />

C'était, en effet, une apparition étrange et bien faite p<strong>ou</strong>r<br />

surexciter l'imagination.<br />

Cet homme était de petite tail<strong>le</strong>, mais il devait posséder une<br />

force et une s<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>sse peu ordinaires.<br />

Sa physionomie présentait des traits fins et délicats, <strong>le</strong>s<br />

yeux bien fen<strong>du</strong>s pétillaient d'intelligence, seu<strong>le</strong>ment sa b<strong>ou</strong>che<br />

avait <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rire malicieux et ironique particulier à l'enfant de<br />

Paris. Mais la c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur bronzée de son teint, sa longue barbe qui<br />

descendait jusqu'à la ceinture et qui était parfumée d'une essence<br />

exotique dénotaient son origine orienta<strong>le</strong>. Ses paro<strong>le</strong>s étaient<br />

choisies, sa conversation spirituel<strong>le</strong>, et il parlait <strong>le</strong> français


— 811 —<br />

comme un Français, l'anglais comme un enfant d'Albion et<br />

l'espagnol comme un Catalan.<br />

Une seu<strong>le</strong> chose dans là physionomie de cet être mystérieux<br />

paraissait devoir <strong>le</strong> défigurer et diminuer ce que son aspect<br />

p<strong>ou</strong>vait avoir d'imposant, c'était <strong>le</strong>s nombreuses cicatrices,<br />

ressemblant assez à des marques de petite véro<strong>le</strong>, qui c<strong>ou</strong>vraient<br />

son visage et lui donnaient au premier abord un air bizarre et<br />

presque rep<strong>ou</strong>ssant.<br />

Aux questions indirectes et indiscrètes sur son pays et<br />

sur la contrée où il était né il répondait avec simplicité et<br />

franchise :<br />

— Que v<strong>ou</strong>s importe?... je suis ici et cela doit v<strong>ou</strong>s<br />

suffire.<br />

Après <strong>le</strong>s premières salutations, Amanda lui dit gracieusement.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s remercie, monsieur, d'avoir bien v<strong>ou</strong>lu accepter<br />

mon invitation.<br />

Un cerc<strong>le</strong> venait de se former aut<strong>ou</strong>r d'eux, car Sidi-Addar,<br />

c'était <strong>le</strong> nom de l'Indien, captivait l'attention généra<strong>le</strong> et excitait<br />

la curiosité à un tel point que la moindre de ses paro<strong>le</strong>s<br />

était religieusement recueillie.<br />

<strong>Les</strong> valseurs eux-mêmes s'étaient arrêtés p<strong>ou</strong>r venir considérer<br />

la merveil<strong>le</strong> <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r.<br />

On espérait que l'Indien p<strong>ou</strong>sserait la galanterie jusqu'à<br />

exécuter quelques-uns de ses t<strong>ou</strong>rs <strong>le</strong>s plus remarquab<strong>le</strong>s.<br />

— Je suis venu par pur égoïsme, mademoisel<strong>le</strong>, répondit<br />

Sidi-Addar.<br />

— Par égoïsme ? s'écria Amanda qui s'attendait à un compliment.<br />

— Oui, reprit l'Indien, d'un air grave, car je savais que je<br />

devais retr<strong>ou</strong>ver ici quelque chose.<br />

— Retr<strong>ou</strong>ver quelque chose?... et quoi donc?<br />

— Un homme.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ?


— 812 —<br />

T<strong>ou</strong>te la société éc<strong>ou</strong>tait en si<strong>le</strong>nce.<br />

— Oui, un ami que j'ai per<strong>du</strong> de vue depuis bien des<br />

années et dont <strong>le</strong> séj<strong>ou</strong>r m'était inconnu... je dois <strong>le</strong> retr<strong>ou</strong>ver<br />

ici.<br />

— Qui peut v<strong>ou</strong>s faire croire cela? demanda Amanda au<br />

comb<strong>le</strong> de la surprise.<br />

— Le Grand-Esprit me l'a dit, répondit l'Indien avec calme;<br />

<strong>le</strong> Grand-Esprit, p<strong>ou</strong>r qui <strong>le</strong> passé et <strong>le</strong> présent n'ont rien de<br />

caché.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z rire.? s'écria <strong>le</strong> ministre, qui se tr<strong>ou</strong>vait auprès<br />

d'Amanda et qui s<strong>ou</strong>riait d'un air moqueur.<br />

— Je ne plaisante jamais avec des choses aussi sérieuses que<br />

<strong>le</strong> passé et l'avenir d'un homme, fit gravement l'Indien.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s me mettre à l'épreuve ?<br />

— Oh!... <strong>ou</strong>i!... <strong>ou</strong>i!... firent <strong>le</strong>s dames avec curiosité,pendant<br />

que <strong>le</strong>s hommes se regardaient avec inquiétude.<br />

— Eh bien ! reprit l'Oriental en désignant <strong>le</strong> ministre, Fiordi<br />

et un autre jeune homme à cheveux blonds, ces messieurs<br />

croient-ils m'avoir déjà vu quelque part ?<br />

— Non !... répondirent ensemb<strong>le</strong> ces trois personnages.<br />

— Parfaitement!... Veuil<strong>le</strong>z maintenant me donner chacun<br />

votre main gauche.<br />

<strong>Les</strong> trois hommes lui donnèrent <strong>le</strong>ur main gauche en haussant<br />

<strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

L'Indien ayant tiré de son g<strong>ou</strong>sset un petit flacon d'or<br />

contenant une liqueur d'une bel<strong>le</strong> c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur verte, il l'<strong>ou</strong>vrit en<br />

laissant tomber une g<strong>ou</strong>tte sur chacune des trois mains qu'il<br />

tenait.<br />

Cette g<strong>ou</strong>tte de liquide se vaporisa en un clin d'ceil.<br />

Sidi-Addar considéra ensuite attentivement l'une après l'autre<br />

la paume de ces mains.<br />

T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde se taisait.


—813—<br />

— Messieurs, fit s<strong>ou</strong>dain l'Indien, vos destinées semb<strong>le</strong>nt être<br />

unies d'une manière étonnante.<br />

— C'est impossib<strong>le</strong> ! fit <strong>le</strong> diplomate, nos âges, nos positions<br />

sont tel<strong>le</strong>ment différentes.....<br />

— T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s trois v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>rnez aut<strong>ou</strong>r d'un astre qui s'obscurcira,<br />

et votre nom tombera dans l'<strong>ou</strong>bli.<br />

— C'est très romantique ! fit d'un air moqueur <strong>le</strong> jeune<br />

homme blond qui était l'un des c<strong>ou</strong>rtisans <strong>le</strong>s plus assi<strong>du</strong>s des<br />

Tui<strong>le</strong>ries.<br />

Amanda s'avança à son t<strong>ou</strong>r vers Sidi-Addar, et posant sa<br />

sa main sur <strong>le</strong> bras de l'Indien el<strong>le</strong> lui dit avec une certaine<br />

coquetterie :<br />

— Je v<strong>ou</strong>s en prie, laissez ces hommes prosaïques et incré<strong>du</strong><strong>le</strong>s<br />

; quant à moi, j'ai p<strong>le</strong>ine confiance dans vos paro<strong>le</strong>s<br />

et je v<strong>ou</strong>s serai très reconnaissante, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z s<strong>ou</strong><strong>le</strong>ver<br />

un coin <strong>du</strong> voi<strong>le</strong> qui cache ce que me réserve l'avenir!<br />

Le diplomate, mécontent des paro<strong>le</strong>s que l'Indien avait<br />

prononcées à son égard, fit un pas en arrière en disant à<br />

l'lndien :<br />

— N<strong>ou</strong>s devons céder <strong>le</strong> pas à notre charmante Amanda ;<br />

si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> permettez j'aurai l'avantage de v<strong>ou</strong>s faire une<br />

visite, afin de me convaincre plus profondément de votre<br />

science.<br />

L'Indien jeta au diplomate un regard fixe et profond,<br />

puis il répondit avec un léger s<strong>ou</strong>rire moqueur sur <strong>le</strong>s<br />

lèvres :<br />

— Je suis t<strong>ou</strong>t prêt à v<strong>ou</strong>s recevoir, monsieur, seu<strong>le</strong>ment....<br />

v<strong>ou</strong>s ne viendrez pas.<br />

— Comment?<br />

— Non, v<strong>ou</strong>s ne viendrez pas, parce que v<strong>ou</strong>s êtes sur <strong>le</strong><br />

point d'entreprendre un voyage qui v<strong>ou</strong>s retiendra loin de<br />

Paris p<strong>ou</strong>r quelque temps.<br />

— Un voyage?.... moi!... Je ne sais vraiment pas....<br />

— V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> saurez quand <strong>le</strong> moment sera venu, reprît


— 814 —<br />

Sidi-Addar en se t<strong>ou</strong>rnant vers Amanda et on prenant sa<br />

main potelée qu'il se mit à considérer attentivement.<br />

— Eh bien?.... fit la cantatrice.<br />

— Mademoisel<strong>le</strong>, répondit l'Indien, v<strong>ou</strong>s aimez trop <strong>le</strong><br />

plaisir p<strong>ou</strong>r attacher de l'importance au passé, je m'abstiendrai<br />

par conséquent de rappe<strong>le</strong>r aucun s<strong>ou</strong>venir pénib<strong>le</strong>.<br />

En disant ces mots il avait regardé fixement Amanda qui<br />

r<strong>ou</strong>git légèrement, puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

- Je ne m'occuperai donc que de l'avenir.... V<strong>ou</strong>s irez dans<br />

un pays étranger !....<br />

— Comment!., s'écria Amanda, je devrai quitter Paris?<br />

moi, qui meurs d'ennui part<strong>ou</strong>t ail<strong>le</strong>urs, j'irai dans un pays<br />

étranger ?<br />

— Oui, reprit gravement l'Indien, et v<strong>ou</strong>s y serez con<strong>du</strong>ite<br />

comme prisonnière.<br />

— Pariait !... délicieux !.... se mirent à dire t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s invités en<br />

riant aux éclats.<br />

Pendant qu'Amanda et ses hôtes se livraient à la gaieté<br />

qu'avaient provoquée <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s <strong>du</strong> sorcier, un n<strong>ou</strong>vel invité<br />

entra clans <strong>le</strong> salon.<br />

Il fut aussitôt ent<strong>ou</strong>ré et chacun <strong>le</strong> saluait avec cordialité.<br />

C'était un homme de quarante à cinquante ans; il était mis<br />

avec une grande élégance, des cheveux noirs et b<strong>ou</strong>clés, une<br />

barbe noire soigneusement peignée, des s<strong>ou</strong>rcils noirs et des<br />

yeux brillant d'un feu sombre contrastaient singulièrement<br />

avec la pâ<strong>le</strong>ur de son visago et contribuaient à donner à sa<br />

physionomie une expression étrange.<br />

— Une vraie figure de vampire, chuchota une dame à l'oreillo<br />

de son voisin.<br />

— Quel est cet homme? demanda un officier à Fiordi.<br />

— Comment? repartit <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste, v<strong>ou</strong>s ne connaissez<br />

pas monsieur de Beaufl<strong>ou</strong>ry ?... Le plus riche et <strong>le</strong> plus distin­<br />

gué cavalier des salons parisiens !


— 815 —<br />

— Non.., et cela se comprend, j'arrive de Marseil<strong>le</strong> et il n'y<br />

a que fort peu de temps que je suis à Paris.<br />

Le jeune homme blond s'étant approché <strong>du</strong> n<strong>ou</strong>vel arrivé<br />

lui prit e bras et l'ayant entraîné dans l'embrasure d'une<br />

fenêtre il lui dit :<br />

— Soyons sur nos gardes, Beauf<strong>le</strong>ury !... il est là !<br />

— Qui, comte?<br />

— Le sorcier de la rue Saint-Antoine.<br />

— Je ne crains pas <strong>le</strong>s maléfices !<br />

— Ni moi, quand il s'agit de charlatans ordinaires, mais ici<br />

' c'est plus sérieux.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire ?<br />

— Je s<strong>ou</strong>pçonne cet Indien de n'être autre chose qu'un<br />

m<strong>ou</strong>chard et de n'avoir jamais vu l'Inde;... en un mot je crains<br />

que cet homme ne n<strong>ou</strong>s porte préjudice.<br />

— V<strong>ou</strong>s voyez t<strong>ou</strong>t en noir, mon cher comte de Saint-Etienne,<br />

depuis que v<strong>ou</strong>s êtes président <strong>du</strong> cabinet noir, repartit de<br />

Beauf<strong>le</strong>ury d'un ton léger.<br />

— Ne plaisantez pas,.... un pressentiment me dit que cet<br />

homme est un ennemi !<br />

— Laissez moi donc voir <strong>le</strong> personnage extraordinaire qui<br />

a <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>voir d'effrayer un caractère aussi énergique que <strong>le</strong><br />

vôtre, reprit de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Et en disant ces mots il s'approcha <strong>du</strong> cerc<strong>le</strong> que faisaient<br />

<strong>le</strong>s invités aut<strong>ou</strong>r de l'Indien.<br />

A ce moment ce dernier venait de se t<strong>ou</strong>rner et il se tr<strong>ou</strong>va<br />

face à face avec de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

A peine celui-ci eut-il dévisagé Sidi-Addar que son visage<br />

déjà pâ<strong>le</strong> d'habitude, prit une teinte cadavéreuse et effrayante.<br />

Il resta immobi<strong>le</strong>, et <strong>le</strong>s yeux fixés sur ceux de l'In­<br />

dien.<br />

Une légère exclamation qu'il n'avait put réprimer avait aus­<br />

sitôt attiré sur lui l'attention des invités.


— 816 —<br />

— Ces messieurs se connaissent-ils? demanda Amanda à<br />

qui rien n'avait échappé.<br />

L'Indien qui avait gardé un sang froid impassib<strong>le</strong> et dont<br />

pas un musc<strong>le</strong> n'avait tressailli, considéra un moment de<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, puis faisant une légère révérence il dit:<br />

— En effet,... n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s connaissons, n'est-il pas vrai?<br />

— Je... je ne sais pas... balbutia de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez mauvaise mémoire, monsieur ! Ne v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s<br />

donc pas de la traversée que n<strong>ou</strong>s fîmes ensemb<strong>le</strong><br />

sur l'Aig<strong>le</strong>, ce magnifique voilier qui n<strong>ou</strong>s débarqua à T<strong>ou</strong>lon?<br />

— Oui... je me s<strong>ou</strong>viens, maintenant, repartit de Beauf<strong>le</strong>ury<br />

dont <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> était de plus en plus visib<strong>le</strong>.<br />

— N<strong>ou</strong>s avons été compagnons de voyage, reprit l'Indien en<br />

s'adressant à Amanda.<br />

— Oui, répéta mécaniquement de Beauf<strong>le</strong>ury, compagnons<br />

de voyage.<br />

— V<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s de la manière dont n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sommes<br />

séparés ? continua Sidi-Addar en s'adressant de n<strong>ou</strong>veau<br />

à de Beauf<strong>le</strong>ury;....v<strong>ou</strong>s ne pensiez pas me revoir jamais,<br />

sans d<strong>ou</strong>te?<br />

En prononçant ces dernières paro<strong>le</strong>s, l'Indien <strong>le</strong>s accompagna<br />

d'un c<strong>ou</strong>p-d'œil qui avait une expression étrange; était-ce<br />

de la haine, de l'ironie <strong>ou</strong> de la menace ?<br />

— Dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas, je ne pensais pas v<strong>ou</strong>s rencontrer<br />

ici, repartit Beauf<strong>le</strong>ury, qui reprenait peu à peu contenance.<br />

<strong>Les</strong> deux hommes échangèrent deux regards froids et aigus<br />

tomme deux poignards.<br />

— V<strong>ou</strong>s aviez donc affaire à T<strong>ou</strong>lon ? demanda Amanda à<br />

Beauf<strong>le</strong>ury p<strong>ou</strong>r mettre un terme à cette scène.<br />

— Oui, répondit celui-ci, j'y ai des parents.<br />

— Des parents et beauc<strong>ou</strong>p de connaissances, aj<strong>ou</strong>ta l'Indien<br />

en appuyant sur ces dernières paro<strong>le</strong>s.


— 817 —<br />

— Mais, reprit Beauf<strong>le</strong>ury en s<strong>ou</strong>riant d'un air équivoque,<br />

TOUS avez aussi si je ne me trompe, séj<strong>ou</strong>rné pendant un certain<br />

temps dans ce ravissant port de mer?<br />

L'Indien allait répondre, quand A manda à qui l'en venait<br />

d'annoncer que <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>per était servi, se dirigea vers la sal<strong>le</strong> à<br />

manger après avoir pris je bras <strong>du</strong> vieux diplomate.<br />

De Beauf<strong>le</strong>ury profita <strong>du</strong> m<strong>ou</strong>vement qui ne fit parmi <strong>le</strong>s<br />

invités p<strong>ou</strong>r s'approcher de l'indien, qui lui dit à voix<br />

basse:<br />

.<br />

— Pas un mot ici!... v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s venir me voir demain?<br />

— Oui, il faut qu'une explication ait lieu entre n<strong>ou</strong>s!<br />

— V<strong>ou</strong>s n'<strong>ou</strong>blierez pas de demander l'Indien Sidi-Addar,<br />

rue St-Antoine, fit l'Indien en appuyant sur ses paro<strong>le</strong>s.<br />

— Non, et v<strong>ou</strong>s, de votre côté, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>viendrez que<br />

je suis monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te!... à demain !<br />

— Parfaitement,... à quel<strong>le</strong> heure?<br />

— A dix heures <strong>du</strong> soir, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z;... <strong>le</strong>s anciens amiS<br />

n'aiment pas à être dérangés.<br />

Quand Sidi-Addar eut prononcé ces paro<strong>le</strong>s, il se dirigea<br />

comme <strong>le</strong>s autres vers la sal<strong>le</strong> à manger;<br />

Beauf<strong>le</strong>ury se préparait à en faire autant, quand il fut arrêté<br />

par <strong>le</strong> comte de St Etienne.<br />

— Qu'avez-v<strong>ou</strong>s donc ? lui demanda celui-ci ; quand v<strong>ou</strong>s<br />

avez aperçu l'Indien v<strong>ou</strong>s avez pâli comme si v<strong>ou</strong>s aviez vu<br />

un spectre! Connaissez-v<strong>ou</strong>s cet homme?... P<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s<br />

donner... donner au g<strong>ou</strong>vernement des explications sur cet<br />

étrange personnage?<br />

— Je ne puis rien v<strong>ou</strong>s dire !<br />

— Comment ais v<strong>ou</strong>s a parlé comme à une ancienne<br />

connaissance !<br />

— N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sommes rencontrés un j<strong>ou</strong>r par hasard et te<br />

hasard n<strong>ou</strong>s sépara<br />

— v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s connaisse pas autrement?<br />

61


— 818 —<br />

— Non!<br />

— Ne savez-v<strong>ou</strong>s rien de son origine... de son passé?<br />

— Rien.<br />

— Beauf<strong>le</strong>ury, réfléchissez !... Ce n'est pas votre ami <strong>le</strong> comte<br />

de St-Etienne qui v<strong>ou</strong>s interroge... c'est <strong>le</strong> président <strong>du</strong> « cabinet<br />

noir » qui v<strong>ou</strong>s demande encore une fois si v<strong>ou</strong>s connaissez<br />

ce préten<strong>du</strong> Indien.<br />

— Non, je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> répète ! reprit de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Puis ayant machina<strong>le</strong>ment porté la main à sa poitrine, il<br />

p<strong>ou</strong>ssa une exclamation.<br />

— Ah !... s'écria-t-il.<br />

— Qu'est-ce donc ?... demanda de St-Etienne.<br />

— J'ai per<strong>du</strong> un b<strong>ou</strong>ton de diamant, répondit de Beauf<strong>le</strong>ury,<br />

voyez plutôt v<strong>ou</strong>s-même.<br />

En parlant, il indiquait une des b<strong>ou</strong>tonnières de sa chemise<br />

brodée, qui, en effet, était veuve de son b<strong>ou</strong>ton.<br />

— Etait-il donc d'une si grande va<strong>le</strong>ur ? reprit <strong>le</strong> comte de<br />

St-Etienne.<br />

— Pas précisément, répondit de Beauf<strong>le</strong>ury, mais c'était un<br />

s<strong>ou</strong>venir auquel je tenais beauc<strong>ou</strong>p !.,.<br />

— Voici son pareil, aj<strong>ou</strong>ta-t-il en montrant l'autre b<strong>ou</strong>ton,<br />

qui se composait d'un brillant magnifique.<br />

— Où êtes-v<strong>ou</strong>s allé avant de venir ici?.. Il était près de<br />

deux heures quand v<strong>ou</strong>s êtes arrivé.<br />

— Je suis allé un instant à l'Opéra... je me suis ensuite<br />

ren<strong>du</strong> à la Maison Dorée où j'ai s<strong>ou</strong>pe, et c'est ce qui m'a retardé...<br />

— Si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z, n<strong>ou</strong>s allons envoyer quelqu'un p<strong>ou</strong>r...<br />

— Non... non !... fit vivement de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Je crois me s<strong>ou</strong>venir maintenant de l'avoir <strong>ou</strong>blié... <strong>ou</strong>i!...<br />

il me semb<strong>le</strong> l'avoir laissé sur la cheminée de ma chambre à<br />

c<strong>ou</strong>cher.<br />

Pendant cette conversation, <strong>le</strong>s invités s'étaient mis à tab<strong>le</strong>


— 819 —<br />

et l'Indien étant descen<strong>du</strong>, il fit avancer <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pé qui l'avait<br />

amené.<br />

— Rue Saint Antoine !... dit-il au cocher en refermant la portière.<br />

La voiture s'éloigna au trot.<br />

Quand el<strong>le</strong> fut arrivée près de l'église de la Made<strong>le</strong>ine la<br />

portière s'<strong>ou</strong>vrit d<strong>ou</strong>cement, l'Indien se pencha au dehors et<br />

jeta un c<strong>ou</strong>p-d'œil de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cotés.<br />

Voyant que <strong>le</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard était désert il s'élança à terre avec<br />

l'habi<strong>le</strong>té d'un chat et laissa éloigner la voiture.<br />

Le cocher ne s'était aperçu de rien.<br />

Trois heures <strong>du</strong> matin venaient de sonner.<br />

CHAPITRE XXIII.<br />

Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Dans la rue des Capucins se tr<strong>ou</strong>ve une maison habitée par<br />

<strong>le</strong>s successeurs de M. Michaud.<br />

Il y a quelques années déjà que l'honnête négociant a quitté<br />

ce monde et sa femme n'a pas tardé à <strong>le</strong> suivre.<br />

Cependant avant do m<strong>ou</strong>rir, <strong>le</strong>s deux ép<strong>ou</strong>x avaient eu <strong>le</strong><br />

bonheur de bercer sur <strong>le</strong>urs bras <strong>le</strong> premier enfant de Lucienne.<br />

Il en étaient arrivés à considérer la jeune femme comme


— 820 —<br />

<strong>le</strong>ur fil<strong>le</strong>, et ils avaient épr<strong>ou</strong>vé, à la naissance de son enfant<br />

la même joie que s'ils en eussent été réel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s grandsparents.<br />

Cet enfant était une petite fil<strong>le</strong> ravissante qui, peu à peu, était<br />

devenue une charmante jeune fil<strong>le</strong>.<br />

La maison de commerce avait été reprise par Maurice et<br />

Joseph comme successeurs de la maison Michaud.<br />

<strong>Les</strong> affaires avaient, au commencement, été gérées par l'onc<strong>le</strong><br />

de Lucienne, Paul Meunier, qui, lui aussi, était allé rejoindre<br />

son patron dans un monde meil<strong>le</strong>ur.<br />

Un beau j<strong>ou</strong>r, Maurice témoigna son désir de se retirer des<br />

affaires et il remit, en effet, t<strong>ou</strong>te la maison à Joseph, se contentant<br />

d'y laisser quelques capitaux p<strong>ou</strong>r ne pas en être t<strong>ou</strong>t<br />

à fait désintéressé, mais il ne s'occupa plus <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t de la marche<br />

des affaires.<br />

Joseph et Miche<strong>le</strong>tte, qui n'avaient pas encore d'enfant, occupaient<br />

<strong>le</strong> second étage de la maison; <strong>le</strong>s bureaux se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

au premier, tandis que <strong>le</strong> rez-de-chaussée servait de magasin.<br />

Maurice et Lucienne avaient acheté une maison à la place<br />

Vendôme et vivaient heureux et tranquil<strong>le</strong>, ne s'occupant que<br />

de l'é<strong>du</strong>cation de <strong>le</strong>ur enfant.<br />

Cependant la santé de Lucienne avait été terrib<strong>le</strong>ment épr<strong>ou</strong>vée<br />

par <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances physiques et mora<strong>le</strong>s qu'el<strong>le</strong> avait en<strong>du</strong>rées<br />

pendant <strong>le</strong> voyage de la Guyane.<br />

Un beau j<strong>ou</strong>r, à la suite d'un léger malaise, el<strong>le</strong> se mit au lit<br />

p<strong>ou</strong>r ne plus se re<strong>le</strong>ver.<br />

Peu de temps après, Maurice et sa fil<strong>le</strong>, désolés, priaient auprès<br />

de Lucienne qui rendait <strong>le</strong> dernier s<strong>ou</strong>pir.<br />

La d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur qu'épr<strong>ou</strong>va Maurice fut immense ; il ne tr<strong>ou</strong>va<br />

quelque consolation que dans l'am<strong>ou</strong>r de sa fil<strong>le</strong>, qui se nommait<br />

Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Une autre pensée venait aussi <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>rmenter.


— 821 —<br />

— Qu'était devenu <strong>Blondel</strong> ? où était-il ? vivait-il en­<br />

core ?<br />

Tel<strong>le</strong>s étaient <strong>le</strong>s questions que Maurice s'adressait avec angoisse.<br />

Deux années après son premier voyage, il était ret<strong>ou</strong>rné à la<br />

Guyane, comme il l'avait promis à son père.<br />

Mais, arrivé à la plantation, il la tr<strong>ou</strong>va saccagée et déserte.<br />

El<strong>le</strong> avait été attaquée par <strong>le</strong>s Apaches. qui en avaient massacré<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s habitants !... Sir Harris était alors absent, et on<br />

n'en avait plus eu de n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s depuis lors.<br />

Ce fut t<strong>ou</strong>t ce qu'il put savoir d'un homme qu'il tr<strong>ou</strong>va en<br />

train de se construire une cabane avec <strong>le</strong>s débris de la plantation.<br />

Maurice revint désolé vers <strong>le</strong> port d'embarquement <strong>le</strong> plus<br />

rapproché, après avoir épuisé t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s moyens d'information<br />

sans obtenir <strong>le</strong> moindre résultat et sans avoir obtenu <strong>le</strong> plus<br />

léger renseignement sur sir Harris.<br />

Près de vingt ans s'étaient passés depuis, et Maurice était<br />

resté sans aucune n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> de son père.<br />

Cette pensée devenait parfois accablante.<br />

Maurice se demandait si son père vivait encore <strong>ou</strong> s'il était<br />

mort.<br />

Dans cette dernière hypothèse, où chercher sa tombe ?<br />

Et s'il se tr<strong>ou</strong>vait encore parmi <strong>le</strong>s vivants, peut-être <strong>Blondel</strong><br />

était-il dans la s<strong>ou</strong>ffrance !<br />

Cette incertitude tuait Maurice.<br />

Un j<strong>ou</strong>r, ce malheureux fils, assis devant sa cheminée et t<strong>ou</strong>rmenté,<br />

comme d'habitude, par ses pensées au sujet de son père,<br />

tisonnait <strong>le</strong>s charbons sans paraître prendre garde au déjeuner<br />

qu'on venait de lui servir.<br />

Il était seul ; quand sa fil<strong>le</strong>, sa chère Cé<strong>le</strong>ste n'était pas auprès<br />

de lui, ses s<strong>ou</strong>venirs venaient l'importuner.<br />

Un domestique frappa et étant entré, il annonça monsieur<br />

Arthur Croye.


— 822 —<br />

Ce personnage était un jeune peintre p<strong>le</strong>in de ta<strong>le</strong>nt et d'espérances.<br />

Quoique t<strong>ou</strong>t jeune encore, il était en train de se faire une<br />

célébrité et il était un des hôtes <strong>le</strong>s plus assi<strong>du</strong>s de la maison<br />

de Maurice.<br />

Maurice se <strong>le</strong>va p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r au devant de l'artiste qu'il reçut<br />

avec une cordia<strong>le</strong> poignée de main.<br />

— Bonj<strong>ou</strong>r, mon ami, lui dit-il ; je suis heureux de<br />

v<strong>ou</strong>s voir ; v<strong>ou</strong>s m'aiderez peut-être à chasser mes idée3<br />

noires.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez <strong>du</strong> chagrin ? s'écria <strong>le</strong> jeune homme d'un air<br />

surpris et comme désappointé.<br />

— Oh!.... cher Arthur !.... v<strong>ou</strong>s n'y êtes p<strong>ou</strong>r rien !.... Mais à<br />

quel hasard dois-je votre visite ?.... je v<strong>ou</strong>s croyais dans votre<br />

atelier !<br />

— Je ne suis pas assez tranquil<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir travail<strong>le</strong>r !<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— J'ai quelque chose sur <strong>le</strong> cœur.... et c'est précisément ce<br />

qui m'amène auprès de v<strong>ou</strong>s !....<br />

— Puis-je v<strong>ou</strong>s être uti<strong>le</strong> à quelque chose? demanda Maurice<br />

frappé de l'embarras <strong>du</strong> jeune homme et se d<strong>ou</strong>tant un peu<br />

de ce qui en était la cause.<br />

— Oh!... <strong>ou</strong>i!... mais je ne sais vraiment si j'ose...<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas ?... Un homme comme v<strong>ou</strong>s, monsieur Croye<br />

qui a pu, à l'âge où v<strong>ou</strong>s êtes, se conquérir une position et une<br />

renommée comme cel<strong>le</strong>s que v<strong>ou</strong>s avez, peut, sans baisser <strong>le</strong>s<br />

yeux ni r<strong>ou</strong>gir, par<strong>le</strong>r à t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde.<br />

— A t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde.... reprit timidement <strong>le</strong> jeune homme,..,<br />

même à mademoisel<strong>le</strong> votre fil<strong>le</strong>?...<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te, repartit Maurice, même à mademoisel<strong>le</strong> ma<br />

fil<strong>le</strong>, si v<strong>ou</strong>s avez des intentions honnêtes, et je ne v<strong>ou</strong>s crois<br />

pas capab<strong>le</strong> d'en avoir d'autres.<br />

— Comment !... fit <strong>le</strong> jeune homme dont la physionomie<br />

était devenue radieuse..., comment!.... je p<strong>ou</strong>rrais espérer...,


— 823 —<br />

Oui, Arthur;... quoique cependant je devrais plutôt v<strong>ou</strong>s<br />

en v<strong>ou</strong>loir !<br />

— M'en- v<strong>ou</strong>loir ?...<br />

— Certainement !... v<strong>ou</strong>s m'en<strong>le</strong>vez ma dernière affection,<br />

t<strong>ou</strong>t ce que <strong>le</strong> destin m'a laissé sur la terre ! fit Maurice d'un<br />

air affligé ; v<strong>ou</strong>s savez que Cé<strong>le</strong>ste est t<strong>ou</strong>t ce qui reste de ma<br />

famil<strong>le</strong>, t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s autres m'ont été ravis par une mort cruel<strong>le</strong>;..<br />

ma pauvre chère Lucienne! mon père! t<strong>ou</strong>s!....<br />

t<strong>ou</strong>s!!!<br />

Et il laissa tomber avec accab<strong>le</strong>ment sa tête sur sa poitrine.<br />

— Je ne veux pas v<strong>ou</strong>s séparer de votre fil<strong>le</strong> ?... fit avec<br />

vivacité <strong>le</strong> jeune homme n<strong>ou</strong>s ne quitterons pas Paris, et<br />

v<strong>ou</strong>s aurez en moi un fils dév<strong>ou</strong>é et prévenant, s'il est vrai<br />

que v<strong>ou</strong>s consentiez à m'accorder la main de mademoisel<strong>le</strong><br />

Cé<strong>le</strong>ste !<br />

— Oui, mon fils, reprit Maurice en posant ses deux mains<br />

sur <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s <strong>du</strong> jeune artiste et en <strong>le</strong> regardant au fond des<br />

yeux; je v<strong>ou</strong>s confie ma fil<strong>le</strong>.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en s<strong>ou</strong>riant :<br />

— Et je ne crois pas que Cé<strong>le</strong>ste en appel<strong>le</strong> de ma décision.<br />

Le bonheur était peint sur sa physionomie.<br />

Arthur s<strong>ou</strong>rit éga<strong>le</strong>ment d'un air transporté.<br />

Il demanda ensuite en r<strong>ou</strong>gissant légèrement :<br />

— Me permettez-v<strong>ou</strong>s d'al<strong>le</strong>r lui dire combien mon bonheur<br />

est grand?<br />

— Oui!... répondit Maurice, al<strong>le</strong>z auprès d'el<strong>le</strong>, je v<strong>ou</strong>s<br />

rejoindrai t<strong>ou</strong>t à l'heure et ce soir n<strong>ou</strong>s irons tr<strong>ou</strong>ver Joseph,<br />

v<strong>ou</strong>s viendrez avec n<strong>ou</strong>s, n'est-ce pas?... il faut qu'il partage<br />

notre bonheur... je veux lui dire que j'ai tr<strong>ou</strong>vé un fils sans<br />

Perdre ma fil<strong>le</strong>.<br />

Arthur pressa cha<strong>le</strong>ureusement la main que Maurice lui<br />

tendit et se précipita hors de la chambre p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r rejoindre


— 824 —<br />

Cé<strong>le</strong>ste qui l'attendait avec une impatience d'autant plus grande<br />

qu'il lui avait annoncé la veil<strong>le</strong> la démarche qu'il avait l'intention<br />

de faire.<br />

Quand Maurice se retr<strong>ou</strong>va seul, il se laissa tomber dans un<br />

fauteuil et resta un moment pensif.<br />

Puis il s'approcha de son secrétaire et prit des <strong>le</strong>ttres qui<br />

étaient arrivées <strong>le</strong> matin et qui n'étaient pas encore <strong>ou</strong>vertes.<br />

Il en parc<strong>ou</strong>rut quelques-unes d'un air indifférent, puis il<br />

mit la main sur la dernière qui ne portait aucun timbre et dont<br />

récriture lui parut inconnue.<br />

Il v<strong>ou</strong>lut regarder <strong>le</strong> cachet, mais la cire portait l'empreinte<br />

d'une pièce de monnaie.<br />

Pensant que cette <strong>le</strong>ttre venait sans d<strong>ou</strong>te de quelque personne<br />

inconnue demandant un sec<strong>ou</strong>rs, il l'<strong>ou</strong>vrit d'un air indifférent<br />

et commença à lire.<br />

Mais à peine en eut-il parc<strong>ou</strong>ru <strong>le</strong>s premières lignes qu'une<br />

pâ<strong>le</strong>ur subite c<strong>ou</strong>vrit son visage et il se <strong>le</strong>va brusquement en<br />

s'écriant :<br />

— Mon Dieu!.... est-ce possib<strong>le</strong> !.... Enfin je p<strong>ou</strong>rrais savoir<br />

quelque chose !....<br />

Ne p<strong>ou</strong>vant encore en croire ses yeux, il se rassit et recommença<br />

à lire.<br />

Voici quel était <strong>le</strong> contenu de ce bil<strong>le</strong>t :<br />

« On peut v<strong>ou</strong>s donner des renseignements importants sur<br />

« une personne qui v<strong>ou</strong>s est chère et dont v<strong>ou</strong>s êtes séparé<br />

« depuis longtemps. Si v<strong>ou</strong>s désirez savoir ce que sir Harris<br />

« est devenu, tr<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s cette nuit, à minuit, auprès de la<br />

« petite chapel<strong>le</strong> qui se tr<strong>ou</strong>ve sur la r<strong>ou</strong>te de Meudon. Il est<br />

« de t<strong>ou</strong>te rigueur que v<strong>ou</strong>s soyez seul; la personne qui se pré-<br />

« sentera à v<strong>ou</strong>s ne veut pas être reconnue. Si v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez<br />

t pas venir auj<strong>ou</strong>rd'hui, il sera trop tard demain, atten<strong>du</strong> que<br />

« cette personne quitte Paris demain matin p<strong>ou</strong>r ne plus y<br />

« revenir. »


— 825 —<br />

Ces lignes étaient tracées d'une main inhabi<strong>le</strong>; <strong>le</strong> papier était<br />

grossier et il n'y avait aucune signature.<br />

Qui p<strong>ou</strong>vait avoir écrit ces lignes?<br />

Qui p<strong>ou</strong>vait bien connaître <strong>le</strong> secret de <strong>Blondel</strong>, secret que<br />

Maurice avait caché avec tant de soin ?<br />

Qui avait apporté cette <strong>le</strong>ttre ?<br />

Il sonna et demanda au domestique qui parut sur la porte :<br />

— Par qui cette <strong>le</strong>ttre a t-el<strong>le</strong> été apportée?<br />

Le va<strong>le</strong>t répondit :<br />

— Je n'ai vu d'autres <strong>le</strong>ttres que cel<strong>le</strong>s que <strong>le</strong> facteur a apportées.<br />

— C'est singulier !... voici une <strong>le</strong>ttre qui ne porte ni timbre<br />

ni rien qui puisse indiquer qu'el<strong>le</strong> a passé à la poste ; demandez<br />

un peu à Françoise !<br />

Le domestique s'éloigna et revint au b<strong>ou</strong>t d'un instant en<br />

disant que la femme de chambre de mademoisel<strong>le</strong> ne savait<br />

éga<strong>le</strong>ment rien et que <strong>le</strong>s autres domestiques n'avaient vu<br />

personne.<br />

Le domestique s'étant retiré, Maurice resta seul, <strong>le</strong>s yeux fixés<br />

sur cette <strong>le</strong>ttre mystérieuse.<br />

Après avoir réfléchi pendant un moment, il décida qu'il irait<br />

à l'endroit indiqué sur la <strong>le</strong>ttre.<br />

L'espoir d'avoir des n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s de son père lui faisait <strong>ou</strong>blier<br />

t<strong>ou</strong>t ce que p<strong>ou</strong>vaient avoir d'étrange l'heure et <strong>le</strong> lieu de ce<br />

rendez-v<strong>ou</strong>s.<br />

D'ail<strong>le</strong>urs quel danger p<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> menacer?<br />

Il n'avait pas l'habitude de porter de grandes va<strong>le</strong>urs sur lui<br />

et il ne se connaissait pas d'ennemis.<br />

Une seu<strong>le</strong> chose <strong>le</strong> préoccupait : Devait-il faire part de ce<br />

rendez-v<strong>ou</strong>s à Joseph et à Miche<strong>le</strong>tte?... Devait-il <strong>le</strong>ur communiquer<br />

l'espérance que cette <strong>le</strong>ttre avait fait naître dans son<br />

âme?<br />

Eux aussi aimaient <strong>Blondel</strong> ; fallait-il <strong>le</strong>ur donner un espoir<br />

qui p<strong>ou</strong>vait être cruel<strong>le</strong>ment déçu ?


-826-<br />

Il décida de ne rien <strong>le</strong>ur apprendre et de n'en par<strong>le</strong>r à personne,<br />

pas même à Cé<strong>le</strong>ste, qui ignorait l'histoire de son grandpère.<br />

Il résolut de se rendre à minuit au rendez-v<strong>ou</strong>s que cette<br />

<strong>le</strong>ttre anonyme lui assignait.<br />

Cé<strong>le</strong>ste s'était <strong>le</strong>vée de bonne heure et avait fait une toi<strong>le</strong>tte<br />

un peu plus recherchée que de c<strong>ou</strong>tume.<br />

El<strong>le</strong> savait qu'Arthar devait par<strong>le</strong>r à son père et el<strong>le</strong> attendait<br />

à chaque instant <strong>le</strong> jeune homme qu'el<strong>le</strong> aimait de tonte<br />

son âme.<br />

C'était une jeune fil<strong>le</strong> ravissante ; el<strong>le</strong> avait à peine vingt<br />

ans ; sa tail<strong>le</strong> était élancée et gracieuse ; sa physionomie offrait<br />

des traits d'une grande délicatesse et d'une rare distinction;<br />

son front é<strong>le</strong>vé et fier indiquait une fermeté rare chez une<br />

eune fil<strong>le</strong> de cet âge, mais la mort prématurée de sa mère<br />

l'avait obligée de prendre de bonne heure la direction de la<br />

maison, et cette circonstance avait contribué au développement<br />

de son caractère.<br />

Un examinateur un peu diffici<strong>le</strong> aurait peut-être tr<strong>ou</strong>vé que<br />

ses s<strong>ou</strong>rcils foncés donnaient de la <strong>du</strong>reté à son regard; mais<br />

son s<strong>ou</strong>rire était si d<strong>ou</strong>x qu'il éclairait t<strong>ou</strong>te cette physionomie.<br />

Quand el<strong>le</strong> posait son regard sur une personne chère, ses<br />

yeux prenaient une expression indicib<strong>le</strong> de tendresse.<br />

El<strong>le</strong> était au salon, assise devant son piano, rêveuse, promenant<br />

machina<strong>le</strong>ment ses doigts sur <strong>le</strong>s t<strong>ou</strong>ches et s'arrêtant parfois<br />

p<strong>ou</strong>r éc<strong>ou</strong>ter <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r jeter un regard anxieux vers la porte.<br />

Et cependant ce n'était pas encore l'heure à laquel<strong>le</strong> Arthur<br />

lui avait dit qu'il viendrait faire sa demande officiel<strong>le</strong>.<br />

S<strong>ou</strong>dain une vive r<strong>ou</strong>geur se répandit sur son charmant<br />

visage, un s<strong>ou</strong>rire vint <strong>ou</strong>tr'<strong>ou</strong>vrir ses lèvres et sa poitrine se<br />

gonfla d'espoir.<br />

El<strong>le</strong> venait d'entendre des pas dans la pièce voisine et quelqu'un<br />

avait frappé à la porte.


22<br />

Cé<strong>le</strong>ste rep<strong>ou</strong>sse <strong>le</strong>s avances de Beauf<strong>le</strong>ury.


- 827 —<br />

Entrez!... fit-el<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>te émue et <strong>le</strong>s yeux fixés sur la porte<br />

qui devait donner passage à celui qu'el<strong>le</strong> aimait.<br />

La porte s'<strong>ou</strong>vrit et Cé<strong>le</strong>ste se préparait à al<strong>le</strong>r au-devant de<br />

celui qu'el<strong>le</strong> attendait, mais en voyant que ce n'était pas Arthur<br />

sa physionomie changea brusquement.<br />

L'homme qui venait d'entrer s'inclina profondément devant<br />

la jeune fil<strong>le</strong> dont <strong>le</strong> visage n'exprimait plus ni bienveillance ni<br />

affection.<br />

El<strong>le</strong> s'était <strong>le</strong>vée, et, à demi t<strong>ou</strong>rnée vers la porte, la tête<br />

fièrement rejetée arrière, el<strong>le</strong> semblait demander à cet homme<br />

de quel droit il pénétrait jusqu'à el<strong>le</strong><br />

Cet homme n'était autre que de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

<strong>Les</strong> amies de Cé<strong>le</strong>ste l'avaient surnommé « <strong>le</strong> vampire, » et<br />

la jeune fil<strong>le</strong> ne se tr<strong>ou</strong>vait jamais en sa présence sans épr<strong>ou</strong>ver<br />

un m<strong>ou</strong>vement d'effroi et de répulsion insurmontab<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> j<strong>ou</strong>es blafardes et <strong>le</strong>s yeux ardents de ce personnage lui<br />

inspiraient une terreur inexplicab<strong>le</strong>.<br />

Et cependant monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury n'était jamais si caressant,<br />

si gracieux, si flatteur que quand il se tr<strong>ou</strong>vait en présence<br />

de Cé<strong>le</strong>ste, à qui, depuis longtemps, il paraissait avoir<br />

v<strong>ou</strong>é t<strong>ou</strong>s ses hommages.<br />

- Mademoisel<strong>le</strong>, dit-il en saluant profondément, veuil<strong>le</strong>s<br />

m'excuser, mais je n'ai tr<strong>ou</strong>vé personne dans l'antichambre, et<br />

j'ai pris la liberté...<br />

La jeune fil<strong>le</strong> l'interrompit d'un geste p<strong>le</strong>in de dignité.<br />

— Veuil<strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s asseoir, monsieur, dit-el<strong>le</strong> avec calme, j'attends<br />

mon père qui ne saurait tarder à venir.<br />

— Puisque j'ai <strong>le</strong> bonheur de me tr<strong>ou</strong>ver dans votre compagnie,<br />

reprit de Beauf<strong>le</strong>ury, je n'en veux pas d'autre.<br />

Et en disant ces paro<strong>le</strong>s il avait pris un fauteuil qu'il amena<br />

aussi près de Cé<strong>le</strong>ste que <strong>le</strong>s convenances <strong>le</strong> permettaient.<br />

Puis il s'assit sans façon.<br />

— Etiez-v<strong>ou</strong>s à l'Opéra hier soir? demanda la jeune fil<strong>le</strong> avec


— 828 —<br />

froideur et sans paraître s'apercevoir de la flatterie qui venait<br />

de lui être adressée.<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes cruel<strong>le</strong>, mademoisel<strong>le</strong>, dit Beauf<strong>le</strong>ury ; v<strong>ou</strong>s ne<br />

v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z pas m'éc<strong>ou</strong>ter et cependant il faut que v<strong>ou</strong>s m'entendiez<br />

— Il faut ?...<br />

— Oui, Cé<strong>le</strong>ste, il faut que v<strong>ou</strong>s m'éc<strong>ou</strong>tiez, et me permettre<br />

enfin de v<strong>ou</strong>s dire t<strong>ou</strong>t ce que j'épr<strong>ou</strong>ve p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s prie, monsieur, de garder vos sentiments p<strong>ou</strong>r<br />

quelqu'un qui en soit plus digne ; je ne désire nul<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s<br />

connaître !<br />

— Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> répète, Cé<strong>le</strong>ste, il faut que v<strong>ou</strong>s m'entendiez;<br />

il est impossib<strong>le</strong> que v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s soyez pas aperçue que<br />

je v<strong>ou</strong>s aime !... l'œil de la femme est si clairvoyant!<br />

— Monsieur !... fit Cé<strong>le</strong>ste d'un air glacial et en se <strong>le</strong>vant<br />

comme p<strong>ou</strong>r mettre un terme à cette conversation.<br />

— Oui, reprit de Beauf<strong>le</strong>ury, je v<strong>ou</strong>s aime avec passion, avec<br />

délire, et je me sens capab<strong>le</strong> des plus grandes actions p<strong>ou</strong>r<br />

p<strong>ou</strong>voir un j<strong>ou</strong>r posséder votre cœur.<br />

— Monsieur, v<strong>ou</strong>lut de n<strong>ou</strong>veau dire Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Mais de Beauf<strong>le</strong>ury l'interrompit encore.<br />

— Non, Cé<strong>le</strong>ste,... ne me rep<strong>ou</strong>ssez pas !... acceptez l'offre<br />

que je v<strong>ou</strong>s fais de mon cœur, de ma main, de t<strong>ou</strong>te ma fortune.<br />

— Veuil<strong>le</strong>z finir cette scène, monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury, repartit<br />

la jeune fil<strong>le</strong>, qui était dans <strong>le</strong> plus grand embarras.<br />

En effet, Arthur p<strong>ou</strong>vait venir d'un moment à l'autre,et quel<strong>le</strong><br />

serait sa surprise en voyant sa fiancée en tête à tête avec de<br />

Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez v<strong>ou</strong>s-même y mettre un terme, mademoisel<strong>le</strong>,<br />

en acceptant ce que je v<strong>ou</strong>s offre, répondit de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— Jamais !... jamais !.... s'écria Cé<strong>le</strong>ste avec t<strong>ou</strong>te la resolution<br />

et l'énergie que lui donna la répulsion qu'el<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>vait<br />

p<strong>ou</strong>r cet homme.<br />

Puis el<strong>le</strong> reprit avec hauteur.


— 829 —<br />

— V<strong>ou</strong>s avez raison, monsieur, je n'ignore pas que v<strong>ou</strong>s<br />

prétendez épr<strong>ou</strong>ver p<strong>ou</strong>r moi des sentiments..<br />

— Bien sincères !... s'écria de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— Des sentiments, continua Cé<strong>le</strong>ste, que v<strong>ou</strong>s avez pris assez<br />

de peine à me faire comprendre; mais v<strong>ou</strong>s devez savoir qu'il<br />

m'est impossib<strong>le</strong> de partager et que j'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs rep<strong>ou</strong>ssé<br />

l'expression de ces sentiments. V<strong>ou</strong>s ne serez donc pas surpris<br />

si je rep<strong>ou</strong>sse encore une fois vos avances, j'espère que ce sera<br />

la dernière, car je v<strong>ou</strong>s déclare franchement que je ne v<strong>ou</strong>s<br />

aime pas et que je ne v<strong>ou</strong>s aimerai jamais, si pénib<strong>le</strong> que cela<br />

puisse être p<strong>ou</strong>r votre fierté !<br />

— Je ne suis pas fier, mademoisel<strong>le</strong>, auprès de v<strong>ou</strong>s je ne<br />

suis que <strong>le</strong> plus humb<strong>le</strong> de vos esclaves.<br />

— Je n'aime pas <strong>le</strong>s esclaves ! fit Cé<strong>le</strong>ste avec dédain.<br />

— Ne me provoquez pas, Cé<strong>le</strong>ste!... V<strong>ou</strong>s ne savez pas jusqu'où<br />

la passion peut m'entraîner !... Dites-moi p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>s<br />

ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z pas devenir ma femme ?<br />

— Monsieur ?<br />

— Ne suis-je pas riche?... Ne suis-je pas considéré ?... Est-ce<br />

que je n'occupe pas une des premières places dans la société<br />

parisienne? Ne puis-je pas offrir à ma femme t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>issances<br />

qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait désirer.<br />

— V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez avoir raison,... et c'est p<strong>ou</strong>r cela qu'il v<strong>ou</strong>s<br />

sera faci<strong>le</strong> de tr<strong>ou</strong>ver une autre femme !<br />

— Mais p<strong>ou</strong>rquoi rep<strong>ou</strong>ssez-v<strong>ou</strong>s mes propositions?... dites-<strong>le</strong><br />

moi!... Mais, f<strong>ou</strong> que je suis!... p<strong>ou</strong>rquoi?... je <strong>le</strong> devine, je <strong>le</strong><br />

sens là !<br />

Et en disant ces mots de Beauf<strong>le</strong>ury avait porté la main à<br />

son cœur.<br />

- Oui!... reprit-il,... j'ai un rival!... v<strong>ou</strong>s en aimez un<br />

autre!<br />

— Monsieur! s'écria Cô<strong>le</strong>sfe, dont <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> augmentait<br />

visib<strong>le</strong>ment.<br />

— Oui, v<strong>ou</strong>s en aimez un autre !... Oh!... votre r<strong>ou</strong>geur et


— 832 —<br />

avait réussi dans sa démarche, et qu'el<strong>le</strong> serait bientôt sa<br />

femme.<br />

Cet entretien calma l'agitation que lui avait procuré ce qui<br />

venait de se passer entre Arthur et de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Cependant, el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait pas sans inquiétude penser aux<br />

dernières paro<strong>le</strong>s de celui-ci.<br />

Arthur, t<strong>ou</strong>t résolu qu'il était d'accepter un combat avec de<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, parvint à tranquilliser sa fiancée en lui assurant<br />

que ses paro<strong>le</strong>s étaient insignifiantes.<br />

— Ne crains rien, chère Cé<strong>le</strong>ste, disait-il ; la vie m'est maintenant<br />

trop chère p<strong>ou</strong>r que je l'expose ét<strong>ou</strong>rdiment.<br />

— Mais cet homme !... oh !... mon ami !... tu ne peux te faire<br />

une idée de la frayeur et de la répulsion qu'il m'inspire! dès<br />

qu'il se tr<strong>ou</strong>ve dans <strong>le</strong> voisinage, je me sens inquiète ; sa vue<br />

seu<strong>le</strong> suffit p<strong>ou</strong>r me faire tremb<strong>le</strong>r !<br />

— Tu est agitée, Cé<strong>le</strong>ste, et tu exagères;... j'av<strong>ou</strong>e que l'aspect<br />

de cet homme n'a rien de rassurant, mais il n'est pas<br />

aussi terrib<strong>le</strong> que tu <strong>le</strong> crois.<br />

— Je ne suis pas seu<strong>le</strong> à épr<strong>ou</strong>ver cela, t<strong>ou</strong>tes mes amies<br />

sont comme moi, et mon père même m'a av<strong>ou</strong>é que la présence<br />

de ce personnage <strong>le</strong> mettait mal à l'aise.<br />

— D'où vient donc cet homme?<br />

— Personne ne <strong>le</strong> sait. Il fit subitement son apparition à<br />

Paris il y a quelques années, et <strong>le</strong> luxe qu'il déploya depuis <strong>le</strong><br />

premier j<strong>ou</strong>r attirèrent sur lui l'attention de la haute classe et<br />

lui <strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s salons de l'aristocratie.<br />

— Et sa famil<strong>le</strong>?<br />

— Il dit être né en Espagne de parents français ; il présente<br />

en effet <strong>le</strong> type espagnol et il par<strong>le</strong> la langue espagno<strong>le</strong> avec<br />

la facilité et l'élégance d'un Catalan.<br />

— Et c'est t<strong>ou</strong>t ce que l'on sait sur lui et sur l'origine de sa<br />

fortune ?<br />

— T<strong>ou</strong>t.... au commencement on croyait qu'il était j<strong>ou</strong>eur,


— 833 —<br />

mais on ne l'a jamais vu t<strong>ou</strong>cher à une carte, quoiqu'il en ait<br />

eu s<strong>ou</strong>vent l'occasion et qu'il y ait s<strong>ou</strong>vent été invité.<br />

— C'est bizarre !... mais n<strong>ou</strong>s avons tort, ma chère Cé<strong>le</strong>ste,<br />

de prodiguer notre temps à n<strong>ou</strong>s occuper de cet homme !<br />

Puis <strong>le</strong> jeune homme attirant la jeune fil<strong>le</strong> vers lui il lui<br />

dit à demi-voix :<br />

— Je ne veux plus avoir qu'une pensée,... tu es à moi !... à<br />

moi !... n'est-ce pas ?<br />

— Oui! balbutia Cé<strong>le</strong>ste en appuyant sa tète sur l'épau<strong>le</strong> de<br />

son fiancé.<br />

A ce moment Maurice entra dans <strong>le</strong> salon; il s'approcha des<br />

deux jeunes gens et <strong>le</strong>s prenant dans ses bras, il murmura:<br />

— Mes enfants!... mes chers enfants !<br />

— Il fallut se séparer et l'on se quitta en se promettant de se<br />

retr<strong>ou</strong>ver après s<strong>ou</strong>per chez Joseph p<strong>ou</strong>r lui faire partager la<br />

joie commune.<br />

Arthur eut de la peine à se rendre à son atelier, il aurait<br />

v<strong>ou</strong>lu que ce fût déjà nuit p<strong>ou</strong>r se retr<strong>ou</strong>ver auprès de sa fiancée.<br />

Quant à cel<strong>le</strong>-ci, el<strong>le</strong> demanda une voiture et se rendit<br />

immédiatement auprès de Miche<strong>le</strong>tte p<strong>ou</strong>r lui raconter son<br />

bonheur.<br />

Pauvre Cé<strong>le</strong>ste !<br />

62


— 834 —<br />

CHAPITRE XXIV.<br />

Un j<strong>ou</strong>rnaliste parisien<br />

Devant une tab<strong>le</strong> encombrée de papiers, de <strong>le</strong>ttres, de j<strong>ou</strong>rnaux<br />

et d'imprimés de t<strong>ou</strong>te sorte étaient assis un homme,<br />

jeune encore, dont la physionomie plaisait assez au premier<br />

abord, mais qui, après un instant d'examen, offrait une expression<br />

antipathique.<br />

La pièce où se tr<strong>ou</strong>vait ce personnage était contiguë à une<br />

chambre à c<strong>ou</strong>cher dont la porte entr'<strong>ou</strong>verte laissait voir l'intérieur.<br />

Sur la toi<strong>le</strong>tte se voyaient des flacons d'essences, des<br />

pots de pommade, des eaux de senteur, etc.; t<strong>ou</strong>t l'attirait de<br />

la toi<strong>le</strong>tte d'une femme élégante.<br />

Le secrétaire, <strong>ou</strong> plutôt la grande tab<strong>le</strong> qui en tenait lieu<br />

était, comme n<strong>ou</strong>s l'avons dit, c<strong>ou</strong>verte de papiers de t<strong>ou</strong>tes<br />

sortes, imprimés et manuscrits, parmi <strong>le</strong>squels se voyaient<br />

aussi des cartes d'entrée p<strong>ou</strong>r des concerts, théâtres, etc., il y<br />

avait aussi des f<strong>le</strong>urs, une paire de gants chiffonnés, un<br />

m<strong>ou</strong>choir de batiste orné de dentel<strong>le</strong>s et un œil exercé eût pu<br />

apercevoir sur <strong>le</strong> tapis une éping<strong>le</strong> à cheveux, ce qui indiquait<br />

d'une manière évidente qu'une femme avait passé par là.<br />

Le personnage assis à cette tab<strong>le</strong> était Fiordi, rédacteur d'un<br />

des premiers j<strong>ou</strong>rnaux <strong>du</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard, renommé p<strong>ou</strong>r ses feuil<strong>le</strong>tons<br />

humoristiques, sa critique théâtra<strong>le</strong>, ainsi que p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s<br />

paradoxes politiques <strong>ou</strong> autres qu'il lançait parfois et qui<br />

éta ent quelquefois ét<strong>ou</strong>rdissants.<br />

Comme ces paradoxes étaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à l'avantage <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>-


— 835 —<br />

vernement impérial, il n'y avait rien d'étonnant à ce que t<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong>s ans <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste encaissât une fort jolie somme venant des<br />

fonds secrets <strong>ou</strong> de la cassette impéria<strong>le</strong>. La chronique disait<br />

aussi que Fiordi avait tr<strong>ou</strong>vé moyen d'être uti<strong>le</strong> au s<strong>ou</strong>verain<br />

avant l'avènement de ce dernier au trône, au temps où il était<br />

encore en exil.<br />

L'empereur, qui appréciait <strong>le</strong>s ta<strong>le</strong>nts de cet homme, jugea<br />

à propos de se l'attacher, et quelques j<strong>ou</strong>rs après <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p<br />

d'Etat, il l'appela à Paris.<br />

A ce moment, Fiordi avait vingt ans à peine.<br />

Quoique t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs bien reçu aux Tui<strong>le</strong>ries, ainsi que dans <strong>le</strong>s<br />

salons de la princesse Mathilde, <strong>le</strong> jeune homme ne dédaignait<br />

pas de jeter sa ligne dans des eaux moins aristocratiques ; il<br />

ne cherchait pas seu<strong>le</strong>ment la gloire, là n'était pas son ambition,<br />

il était trop matérialiste p<strong>ou</strong>r cela, ce qu'il v<strong>ou</strong>lait, c'était<br />

de l'or,... beauc<strong>ou</strong>p d'or.<br />

C'est dans ce but qu'il se demanda un j<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>rquoi il se<br />

contenterait de ne puiser qu'à une caisse, si bien garnie<br />

qu'el<strong>le</strong> pût être, et s'il ne ferait pas bien de chercher en même<br />

temps à amener dans sa poche des canaux de dérivation<br />

<strong>ou</strong>verts sur d'autres s<strong>ou</strong>rces de revenu ?<br />

Ses critiques étaient très-éc<strong>ou</strong>tées, son avis faisait autorité<br />

en matière d'art, quoi de plus naturel qu'il se fît payer<br />

ces avis et ses critiques ?<br />

Il en résulta que t<strong>ou</strong>t artiste désireux de s'engager dans un<br />

des théâtres de la capita<strong>le</strong> devait avant t<strong>ou</strong>t conquérir <strong>le</strong>s<br />

bonnes grâces <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste et cela n'était guère possib<strong>le</strong> qu'après<br />

s'être fait précéder d'un cadeau de va<strong>le</strong>ur; quand l'artiste<br />

était engagé, il devenait complètement dépendant de Fiordi.<br />

Ce publiciste sans pudeur mettait de côté t<strong>ou</strong>t sentiment de<br />

délicatesse et fixait la somme que l'artiste dont il avait facilité<br />

l'engagement devait lui apporter t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s mois en recevant ses<br />

appointements.<br />

Le second j<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> mois, Fiordi b<strong>ou</strong>clait ses comptes, c'est-


— 836 —<br />

à-dire il consultait sa « liste», et ceux qui n'avaient pas apporté<br />

<strong>le</strong>ur tribut étaient impitoyab<strong>le</strong>ment rayés <strong>du</strong> livre des «artistes<br />

à p<strong>ou</strong>sser» et voyaient <strong>le</strong>ur nom figurer à la liste des «artistes à<br />

faire tomber. »<br />

Malheur à celui <strong>ou</strong> à cel<strong>le</strong> qui, à la fin <strong>du</strong> mois, <strong>ou</strong>bliait <strong>le</strong><br />

chemin de la rédaction ; la même plume qui, deux j<strong>ou</strong>rs auparavant,<br />

avait chanté sa gloire et exalté son ta<strong>le</strong>nt, <strong>le</strong> critiquait<br />

sans pitié et <strong>le</strong> tuai par <strong>le</strong> ridicu<strong>le</strong> et <strong>le</strong> blâme.<br />

Quand la critique ne suffisait pas, Fiordi employait l'intrigue.<br />

Le j<strong>ou</strong>rnaliste avait des relations part<strong>ou</strong>t et il <strong>le</strong>s employait<br />

avec une finesse diabolique p<strong>ou</strong>r arriver à la perte de ceux qui<br />

lui déplaisaient.<br />

En agissant de cette manière, il en était arrivé à se faire un<br />

revenu énorme. <strong>Les</strong> premières représentations lui rapportaient<br />

aussi de beaux bénéfices, ce n'est qu'à cette condition qu'il<br />

consentait à par<strong>le</strong>r avec éloges de la n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> pièce et des<br />

artistes qui devaient y figurer.<br />

Par contre, ses dépenses étaient très-modérées, il vivait en<br />

garçon, n'avait qu'un secrétaire et un domestique, donnait<br />

rarement à dîner et était j<strong>ou</strong>rnel<strong>le</strong>ment invité à s<strong>ou</strong>per, <strong>ou</strong> à<br />

déjeûner, soit chez un auteur, soit chez une actrice.<br />

Il devait donc faire de superbes économies !<br />

Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde.<br />

Premièrement, il expédiait t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s mois une somme assez<br />

considérab<strong>le</strong> à R<strong>ou</strong>en.<br />

Dans quel but ?<br />

Personne ne <strong>le</strong> savait, pas même son secrétaire qui, cependant,<br />

avait t<strong>ou</strong>te sa confiance, et p<strong>ou</strong>r qui il n'avait rien<br />

de caché.<br />

Alfred, <strong>le</strong> secrétaire <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste, s'était plusieurs fois<br />

demandé l'explication de ce ce mystère, mais en vain.<br />

T<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres qui venaient de R<strong>ou</strong>en étaient <strong>ou</strong>vertes par<br />

Fiordi lui-même, <strong>le</strong>s lisait et <strong>le</strong>s brûlait ensuite.


— 837 —<br />

Qnant aux autres <strong>le</strong>ttres, méme col<strong>le</strong>s qui venaient de femmes<br />

et qui traitaient d'affaires am<strong>ou</strong>reuses traînaient sur la<br />

tab<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t <strong>ou</strong>vertes.<br />

Alfred venait d'entrer et s'était assis sur une chaise avec un<br />

sans-gêne incroyab<strong>le</strong>.<br />

Puis il attendit que Fiordi lui adressât la paro<strong>le</strong>.<br />

Mais <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste, absorbé par l'artic<strong>le</strong> qu'il était en train<br />

d'écrire, l'avait à peine enten<strong>du</strong> entrer.<br />

Voyant que son patron ne faisait pas attention à lui, il s'ap<br />

procha de la tab<strong>le</strong>, et prenant quelques <strong>le</strong>ttres qui s'y tr<strong>ou</strong>vaient,<br />

il se mit à <strong>le</strong>s lire sans façon.<br />

Parmi ces <strong>le</strong>ttres, il s'en tr<strong>ou</strong>vait une qui portait précisément<br />

<strong>le</strong> mbre de R<strong>ou</strong>en, il la p<strong>ou</strong>ssa devant Fiordi.<br />

Ce dernier jeta un c<strong>ou</strong>p-d'œil sur cette <strong>le</strong>ttre, la rep<strong>ou</strong>ssa un<br />

peu de côté et se remit à écrire.<br />

Une demi-heure environ se passa ainsi ; pas une paro<strong>le</strong><br />

n'avait été prononcée ; s<strong>ou</strong>dain la plume cessa de crier sur <strong>le</strong><br />

papier, Fiordi p<strong>ou</strong>ssa un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement, e reculant<br />

son fauteuil, il dit :<br />

— Enfin, c'est fini!,. Et ce n'est pas sans peine!<br />

— Qu'est-ce donc ? demanda <strong>le</strong> secrétaire.<br />

— C'est un artic<strong>le</strong> par <strong>le</strong>quel je démontre que Cayenne est<br />

un des séj<strong>ou</strong>rs des plus agréab<strong>le</strong>s, dont <strong>le</strong>s marécages ne sont<br />

pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t malsains et que la déportation dans ce pays fortuné<br />

est loin d'être ce que l'on dit<br />

— Et v<strong>ou</strong>s êtes venu à b<strong>ou</strong>t de votre démonstration? fit<br />

Alfred d'un ton qui montrai <strong>le</strong> pied d'intimité sur <strong>le</strong>quel il<br />

était avec <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

— Mon cher Alfred, repartit celui-ci, avec quelques milliers<br />

de francs de subvention on vient à b<strong>ou</strong>t de t<strong>ou</strong>t !<br />

— Vraiment?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te!... v<strong>ou</strong>s n'avez aucune idée de la facilité avec<br />

laquel<strong>le</strong> l'inspiration vient quant on sait qu'il y aura un r<strong>ou</strong><strong>le</strong>au<br />

d'or au b<strong>ou</strong>t de l'artic<strong>le</strong> !


—838—<br />

— V<strong>ou</strong>s avez parfaitement raison, monsieur Fiordi ; l'or inspire<br />

t<strong>ou</strong>t;... c'est p<strong>ou</strong>rquoi je suis si peu inspiré.<br />

— Quoi ! que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire ? fit Fiordi étonné.<br />

— Je veux dire qu'une petite augmentation ferait parfaitement<br />

mon affaire!<br />

— Une augmentation Et p<strong>ou</strong>rquoi donc?...<br />

— Puisque c'est l'or qui fait venir l'inspiration ; c'est v<strong>ou</strong>s,<br />

même qui l'avez dit.<br />

— V<strong>ou</strong>s n'en avez nul<strong>le</strong>ment besoin!... P<strong>ou</strong>r ce qui est de<br />

l'augmentation, n<strong>ou</strong>s verrons au prochain trimestre s'il y a<br />

moyen de faire cracher quelque chose à mes artistes, atten<strong>du</strong><br />

que je ne peux pas distraire un écu de mes revenus.<br />

Alfred s'inclina en si<strong>le</strong>nce.<br />

— Quel travail avez-v<strong>ou</strong>s à me donner ? dcmanda-t-il.<br />

— V<strong>ou</strong>s copierez cet artic<strong>le</strong> et dès que v<strong>ou</strong>s aurez fini v<strong>ou</strong>s<br />

porterez l'original à l'imprimerie p<strong>ou</strong>r être immédiatement<br />

composé, quant à la copie que v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z faire v<strong>ou</strong>s la porterez<br />

à a comtesse.<br />

— A la comtesse ? fit Alfred étonné.<br />

— Oui,... v<strong>ou</strong>s lui direz que je la prie de lire cet artic<strong>le</strong> et<br />

de bien v<strong>ou</strong>loir en écrire p<strong>ou</strong>r demain un autre p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> combattre<br />

e <strong>le</strong> réfuter. El<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>vera <strong>le</strong>s notes nécessaires sur ce<br />

papier.<br />

— Très bien est-ce t<strong>ou</strong>t ce que je devrai lui dire ?<br />

— V<strong>ou</strong>s aj<strong>ou</strong>terez que j'irai la voir dès que je serai revenu<br />

de chez <strong>le</strong> sorcier... A propos,... v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s m'y accompagner<br />

?<br />

— Avec plaisir ce sera une excel<strong>le</strong>nte occasion p<strong>ou</strong>r moi<br />

de faire connaissance avec cet homme dont t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde par<strong>le</strong><br />

maintenant.<br />

— J'ai en <strong>ou</strong>tre l'intention.<br />

A ce moment <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste fut interrompu par l'arrivée<br />

d'une femme qui entra d'une manière brusque et tapageuse.


— 839 —<br />

C'était une dame de petite tail<strong>le</strong>, t<strong>ou</strong>te frê<strong>le</strong> et t<strong>ou</strong>te mignonne.<br />

Ses petits yeux vifs et pétillants étaient remplis de malice.<br />

T<strong>ou</strong>t dans cette personne était m<strong>ou</strong>vement, el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait<br />

rester une seconde en repos, et même quand el<strong>le</strong> était assise<br />

ses pieds et ses mains ne p<strong>ou</strong>vaient rester immobi<strong>le</strong>s ; ce m<strong>ou</strong>vement<br />

incessant finissait par irriter <strong>le</strong>s nerfs des personnes,<br />

présentes.<br />

La manière dont cette dame entra dans la chambre indiquait<br />

qu'el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait dans un état d'agitation nerveuse.<br />

— Oh !... bonj<strong>ou</strong>r, comtesse ! fit Fiordi étonné de cette apparition<br />

quel bon vent v<strong>ou</strong>s amène?<br />

— C'est-à-dire que j'aurais autant aimé rester chez moi !<br />

repartit la dame d'un air b<strong>ou</strong>deur, pendant que ses mains se<br />

promenaient sur a tab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r y mettre un peu d'ordre.<br />

L'indifférence avec laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> prit <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>quet de camélias<br />

qui se tr<strong>ou</strong>vait sur la tab<strong>le</strong> indiquait suffisamment que ce b<strong>ou</strong>quet<br />

provenait d'el<strong>le</strong>.<br />

— V<strong>ou</strong>s paraissez être de mauvaise humeur, comtesse ? Peuton<br />

v<strong>ou</strong>s en demander la cause !<br />

— V<strong>ou</strong>s devez la connaître ?<br />

— Moi?<br />

— Oui !... v<strong>ou</strong>s savez que j'aime qu'on me tienne paro<strong>le</strong> !<br />

— Mais...<br />

— Où est <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pé b<strong>le</strong>u-clair avec <strong>le</strong>quel je devais al<strong>le</strong>r auj<strong>ou</strong>rd'hui<br />

au bois de B<strong>ou</strong>logne ?<br />

— Le c<strong>ou</strong>pé?... avant trois j<strong>ou</strong>rs il sera à votre disposition<br />

!<br />

— Dans trois j<strong>ou</strong>rs ? fit la comtesse avec indignation ; dans<br />

trois j<strong>ou</strong>rs c'est auj<strong>ou</strong>rd'hui qu'il me <strong>le</strong> faut, auj<strong>ou</strong>rd'hui<br />

même !<br />

— Mais p<strong>ou</strong>rquoi donc?<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ? parce que Amanda sortira ce soir avec un


—840 —<br />

n<strong>ou</strong>vel équipage que <strong>le</strong> vieux général L... lui a donné; je <strong>le</strong><br />

sais de bonne s<strong>ou</strong>rce !<br />

-- Mais je ne vois pas <strong>le</strong> rapport...<br />

— V<strong>ou</strong>s ne comprenez pas ?... comment! v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z que<br />

je paraisse en même temps que cette princesse de la rampe<br />

avec mon landeau de la saison dernière ?<br />

— Mais, comtesse, fit Fiordi d'un air moitié caressant et moitié<br />

ironique ; v<strong>ou</strong>s aussi avez été princesse de la rampe !<br />

— Fiordi!... s'écria la comtèsse au comb<strong>le</strong> de la fureur,<br />

v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que je v<strong>ou</strong>s rappel<strong>le</strong> votre passé, à v<strong>ou</strong>s?<br />

— Voyons, pas de sotte querel<strong>le</strong>, ma t<strong>ou</strong>te belie. fit <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste,<br />

qui venait, parait-il, 'être t<strong>ou</strong>ché à un endroit sensib<strong>le</strong><br />

;... v<strong>ou</strong>s aurez votre c<strong>ou</strong>pé 1<br />

— Auj<strong>ou</strong>rd'hui ?<br />

— Impossib<strong>le</strong> ! mais après demain î<br />

La comtesse fit un m<strong>ou</strong>vemen de contrariét et sa main<br />

froissa un papier qu'el<strong>le</strong> venait de prendre sur la tab<strong>le</strong>.<br />

Voyons ! fit Fiordi en lui prenant ce papier ; v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s<br />

être aimab<strong>le</strong>, gentil<strong>le</strong>, bonne, comme v<strong>ou</strong>s l'êtes t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs?<br />

Et en parlant ainsi <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste avait attiré à lui la comtesse<br />

et l'avait familièrement baisée au front.<br />

Cette femme était connue à Paris s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de « petite<br />

comtesse. »<br />

Alfred avait quitté <strong>le</strong> salon dès qu'il l'avait vue entrer.<br />

— Que me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s encore ? demanda-t-el<strong>le</strong> d'un air<br />

rad<strong>ou</strong>ci.<br />

— Angè<strong>le</strong>, j'ai besoin de votre esprit !... il faut que v<strong>ou</strong>s répondiez<br />

à cet artic<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> réfuter<br />

— Ecrire !... moi !... v<strong>ou</strong>s savez l'horreur que mes doigts ont<br />

p<strong>ou</strong>r l'encre<br />

— Et ces charmants petits doigts d'ivoire ont parfaitement<br />

raison, repartit Fiordi en portant à ses lèvres la main fine et<br />

élégante de la comtesse. Mais v<strong>ou</strong>s savez, ma chère Angè<strong>le</strong>, que<br />

p<strong>ou</strong>r ces choses là je ne peux pas me fier à t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde


— 841 —<br />

Cela p<strong>ou</strong>rrait fort bien m'envoyer à Cayenne si l'on savait<br />

d'où sortent certains artic<strong>le</strong>s qui sont dirigés contre <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>vernement<br />

de l'empereur.<br />

— Mais p<strong>ou</strong>rquoi <strong>le</strong>s publiez v<strong>ou</strong>S?<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi?... premièrement parce que je déteste de t<strong>ou</strong>t<br />

mon cœur ce parvenu égoïste qu se figure p<strong>ou</strong>voir s'attacher<br />

un homme, l'aveug<strong>le</strong>r de sa gloire, t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment en lui<br />

faisant une petite rente !... Deuxièmement il faut que je me<br />

rende nécessaire au g<strong>ou</strong>vernement. Plus l'empereur sera vivement<br />

attaqué, plus il aura besoin de ma plume p<strong>ou</strong>r se défendre,<br />

et mon importance augmente avec chacun des artic<strong>le</strong>s que<br />

v<strong>ou</strong>s écrivez s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s initia<strong>le</strong>s X. N. ; mon influence grossit en<br />

proportion, et aussi longtemps qu'on aura besoin de moi on<br />

me paiera, je <strong>le</strong> sais parfaitement, car je connais à fond <strong>le</strong> caractère<br />

de l'empereur.<br />

— En effet, Fiordi, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez avoir raison, mais je v<strong>ou</strong>s<br />

assure qu'en ce moment je ne me sens pas la moindre dispos<br />

tion...<br />

— Ah!... c'est cependant si faci<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s !... voici un papier<br />

qui contient <strong>le</strong> canevas et <strong>le</strong>s notes nécessaires, et v<strong>ou</strong>s<br />

écrivez avec une tel<strong>le</strong> facilité !...<br />

— Flatteur !...<br />

— Non, non!... c'est la vérité !... au point que s<strong>ou</strong>vent v<strong>ou</strong>s<br />

me faites envie;... je jal<strong>ou</strong>se votre esprit,... votre causticité!...<br />

v<strong>ou</strong>s avez t<strong>ou</strong>t enfin !...<br />

— Et si, décidément, je ne me sentais pas d'humeur à écrire,<br />

demánda la « petite comtesse » qui v<strong>ou</strong>lait profiter de ses avantages.<br />

- Oh!... comtesse.... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s laisserez fléchir, je pense !<br />

fit <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste d'un ton où perçait a menace.<br />

— Peut être !... reparti en p<strong>ou</strong>rtant Angè<strong>le</strong>,... surt<strong>ou</strong>t si<br />

v<strong>ou</strong>s m'envoyez un avocat persuasif !<br />

— Un avocat ?<br />

— Je veux par<strong>le</strong>r <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>pé b'eu-clair !


— 842 —<br />

— Ah!... <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pé !... n<strong>ou</strong>s y voilà de n<strong>ou</strong>veau !... Eh bien!....<br />

mon Dieu,... v<strong>ou</strong>s l'aurez, votre c<strong>ou</strong>pé !<br />

— Auj<strong>ou</strong>rd'hui?<br />

— Eh bien!... auj<strong>ou</strong>rd'hui!... fit Fiordi en s<strong>ou</strong>pirant.<br />

— Là... maintenant v<strong>ou</strong>s êtes gentil, Fiordi,et v<strong>ou</strong>s en serez<br />

récompensé, dit la comtesse avec coquetterie.<br />

Et, se penchant vers lui, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> baisa sur la b<strong>ou</strong>che.<br />

Le j<strong>ou</strong>rnaliste lui passa un bras aut<strong>ou</strong>r de la tail<strong>le</strong> et l'attirant<br />

sur sa poitrine il lui rendit son baiser en lui disant:<br />

— Ma chère Angè<strong>le</strong>!...<br />

Et comme la « petite comtesse » se dégageait de son étreinte,<br />

il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— V<strong>ou</strong>s me ferez cet artic<strong>le</strong>, n'est-oe pas ?<br />

— Oui !... v<strong>ou</strong>s l'aurez ce soir!.., au revoir, Fiordi.<br />

Le j<strong>ou</strong>rnaliste l'accompagna jusqu'à la porte, et avant de<br />

s'éloigner, la comtesse se ret<strong>ou</strong>rna une dernière fois p<strong>ou</strong>r lui<br />

dire :<br />

— Mon c<strong>ou</strong>pé b<strong>le</strong>u!... ne l'<strong>ou</strong>bliez pas!...<br />

La porte se referma, et quand Fiordi eut enten<strong>du</strong> s'éloigner<br />

la voiture de la comtesse, il se rassit d'un air de mauvaise humeur<br />

en grommelant :<br />

— Petite vipère !... si je p<strong>ou</strong>vais m'en passer !... car, il n'y a<br />

pas à dire, mais el<strong>le</strong> a une fameuse plume,... fameuse,... el<strong>le</strong><br />

écrit beauc<strong>ou</strong>p mieux que moi,... c'est probab<strong>le</strong>ment la jeunesse,...<br />

et moi. je commence à m'user.<br />

T<strong>ou</strong>t en parlant son regard tomba par hasard sur la <strong>le</strong>ttre<br />

qui portait <strong>le</strong> timbre de R<strong>ou</strong>en et qu'il n'avait pas encore <strong>ou</strong>verte.<br />

— Tiens, j'allais <strong>ou</strong>blier cela! fit-il en la prenant.<br />

Puis, la considérant d'un air pensif, il aj<strong>ou</strong>ta:<br />

— Quel<strong>le</strong> fâcheuse n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> m'apportes-tu encore?<br />

Son hésitation ne fut pas de longue <strong>du</strong>rée,... il se hâta<br />

d'<strong>ou</strong>vrir cette <strong>le</strong>ttre et de la lire.


—843—<br />

A mesure qu'il avançait dans sa <strong>le</strong>cture son visage se c<strong>ou</strong>vrait<br />

d'une pâ<strong>le</strong>ur effrayante.<br />

S<strong>ou</strong>dain il laissa échapper une exclamation.<br />

— Damnation !... fit-il venir ici ?.... quel<strong>le</strong> idée !...<br />

Et se <strong>le</strong>vant brusquement <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste se mit à arpenter la<br />

chambre de long en large.<br />

— Cela ne peut plus al<strong>le</strong>r ainsi, murmurait-il à demi-voix ;<br />

je n'ai pas une minute de tranquillité, de sécurité;... et aussi<br />

longtemps que cette épée de Damoclès sera suspen<strong>du</strong>e sur ma<br />

tète j'ai <strong>le</strong>s mains liées, t<strong>ou</strong>s mes projets sont vains, t<strong>ou</strong>s mes<br />

plans superflus!... Et cependant je veux arriver à quelque<br />

C ose!... je me suis proposé un but et je veux l'atteindre !... je<br />

ne veux pas rester à moitié r<strong>ou</strong>te, il est impossib<strong>le</strong> que je sois<br />

tenu en échec!... et par qui, par ce<br />

11 s interrompit brusquement p<strong>ou</strong>r reprendre après un instant<br />

de si<strong>le</strong>nce :<br />

— Il faut absolument que je me défasse de ces entraves !...<br />

et quand cela devrait coûter la vie d'un homme !... il <strong>le</strong> faut !...<br />

Je m'étais p<strong>ou</strong>rtant juré de ne amais plus mais on ne me<br />

laisse pas <strong>le</strong> choix des moyens !<br />

Et s'approchant d'un petit secrétaire qui se tr<strong>ou</strong>vait dans un<br />

coin de la pièce il l'<strong>ou</strong>vrit et ayant pressé un petit b<strong>ou</strong>ton de<br />

cuivre la partie supérieure glissa dans une c<strong>ou</strong>lisse p<strong>ou</strong>r laisser<br />

voir un compartiment secret, comme on en voit dans certaines<br />

boîte de prestidigitateur.<br />

Ce compartiment contenait un papier que Fiordi prit, puis<br />

il remit la planchette à sa place.<br />

Ayant plié ce papier avec soin il <strong>le</strong> mit dans une enveloppe<br />

qu'il cacheta et qu'il plaça dans son portefeuil<strong>le</strong>.<br />

Puis ayant sonné il dit à son domestique :<br />

— Priez monsieur Alfred de bien v<strong>ou</strong>loir venir jusqu'ici.<br />

— Monsieur Alfred vient de sortir, répondit <strong>le</strong> domestique.<br />

- Dans ce cas faites atte<strong>le</strong>r, reprit Fiordi, et quand monsieur


— 844 —<br />

Alfred rentrera dites-lui... <strong>ou</strong> plutôt, non;...v<strong>ou</strong>s lui remettre;<br />

ce bil<strong>le</strong>t.<br />

Et s'étant rassis à la tab<strong>le</strong> il écrivit rapidement quelques<br />

lignes sur une feuil<strong>le</strong> de papier qu'il plaça dans une enveloppe<br />

qu'il cacheta et qu'il remit au domestique.<br />

Dix minutes plus tard <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pé <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste r<strong>ou</strong>lait sur <strong>le</strong><br />

b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard et se dirigeait vers <strong>le</strong> Grand Opéra où devait avoir lieu<br />

la répétition généra<strong>le</strong> d'une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> pièce d'Auber, dans laquel<strong>le</strong><br />

Amanda avait un rô<strong>le</strong> important.<br />

Pendant ce temps <strong>le</strong> secrétaire de Fiordi était revenu et avait<br />

reçu <strong>du</strong> domestique la <strong>le</strong>ttre que <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste avait laissée<br />

p<strong>ou</strong>r lui.<br />

Il l'avait posée avec indifférence sur la tab<strong>le</strong> et était allé s'asseoir<br />

devant <strong>le</strong> petit secrétaire.<br />

— Tiens, la c<strong>le</strong>f est à la serrure !.. fit-il en y portant la<br />

main, ce serait par conséquent une bêtise de ma part que de<br />

ne pas profiter de l'occasion qui se présente p<strong>ou</strong>r en examiner<br />

un peu <strong>le</strong> contenu!... Où diab<strong>le</strong> cache-t-il donc t<strong>ou</strong>s ses papiers<br />

secrets ?... Je v<strong>ou</strong>drais bien connaître la c<strong>le</strong>f de l'affaire de<br />

R<strong>ou</strong>en qu'il me cache avec tant de soin !<br />

Pendant qu'il parlait sa main avait <strong>ou</strong>vert un tiroir et en<br />

avait tiré un paquet de <strong>le</strong>ttres attachées d'un ruban rose.<br />

Un s<strong>ou</strong>rire de dédain vint se j<strong>ou</strong>er sur ses lèvres et il murmura<br />

:<br />

— V<strong>ou</strong>s n'avez pas d'intérêt p<strong>ou</strong>r moi!,.. des <strong>le</strong>ttres d'am<strong>ou</strong>r<br />

!... qu'est-ce que cela ?... do la fumée!... Quant à cel<strong>le</strong>s<br />

qui viennent de la comédienne,... c'est un parfum empoisonné!...<br />

Et je suis surpris qu'un homme comme Fiordi, qui<br />

a autant pe prudence et d'expérience, soit ét<strong>ou</strong>rdi à ce point!...<br />

<strong>Les</strong> femmes feront son malheur !...<br />

Il remit ce paquet de <strong>le</strong>ttres dans <strong>le</strong> tiroir ainsi que <strong>le</strong>s autres<br />

papiers qu'il connaissait presque t<strong>ou</strong>s, atten<strong>du</strong> que, comme<br />

n<strong>ou</strong>s l'avons dit, Fiordi laissait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs traîner sa correspondance<br />

sur la tab<strong>le</strong>.


— 845 —<br />

Ce qui intéressait surt<strong>ou</strong>t Alfred c'était quelque chose qui<br />

pût <strong>le</strong> mettre sur la trace de ce qu'il appelait <strong>le</strong> « mystère de<br />

R<strong>ou</strong>en.»<br />

Il y avait plusieurs mois déjà qu'il épiait l'occasion de p<strong>ou</strong>voir<br />

déc<strong>ou</strong>vrir quelque chose, mais cette occasion ne s'était pas<br />

encore présentée.<br />

Le secrétaire <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste n'était pas aussi naïf que <strong>le</strong> supposait<br />

son patron.<br />

Il était rusé, égoïste, cupide.<br />

P<strong>ou</strong>vait-il être satisfait <strong>du</strong> modeste appointement qu'il recevait<br />

de Fiordi !<br />

Il v<strong>ou</strong>lait être riche et n'occupait qu'une position des plus<br />

modestes.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait commander et était obligé de se contenter de la<br />

protection des autres.<br />

La confiance indifférente de son patron ne lui suffisait<br />

pas.<br />

Fiordi devait n'être p<strong>ou</strong>r lui que <strong>le</strong> moyen de commencer<br />

une carrière plus brillante et il comptait p<strong>ou</strong>r cela sur l'influence<br />

t<strong>ou</strong>te-puissante <strong>du</strong> publiciste, car si celui-ci <strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait,<br />

il p<strong>ou</strong>vait lui procurer des relations avantageuses.<br />

Mais, d'un autre côté, il connaissait <strong>le</strong> caractère égoïste de<br />

Fiordi, et savait bien qu'il ne p<strong>ou</strong>rrait jamais rien en obtenir,<br />

par la raison t<strong>ou</strong>te simp<strong>le</strong> que Fiordi ne faisait pas un pas, ne<br />

prononçait pas une paro<strong>le</strong> qui ne dût lui rapporter quelque<br />

chose en argent, en considération <strong>ou</strong> en influence. Par conséquent,<br />

Alfred avait depuis longtemps compris que s'il v<strong>ou</strong>lait<br />

p<strong>ou</strong>voir obtenir quelque chose de Fiordi, il fallait qu'il pût l'y<br />

forcer, et p<strong>ou</strong>r cela il était indispensab<strong>le</strong> de connaître cette<br />

mystérieuse affaire de R<strong>ou</strong>en.<br />

Il devait y avoir là un point sensib<strong>le</strong>, et Alfred était résolu<br />

à t<strong>ou</strong>t tenter p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> déc<strong>ou</strong>vrir.<br />

Il recommença, comme <strong>du</strong> reste cela lui était arrivé plus


— 846 —<br />

d'une fois en l'absence de Fiordi, à passer en revue et l'un après<br />

l'autre t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s compartiments <strong>du</strong> secrétaire.<br />

Il p<strong>ou</strong>ssa <strong>ou</strong> pressa t<strong>ou</strong>t ce qui lui paraissait p<strong>ou</strong>voir servir à<br />

<strong>ou</strong>vrir un compartiment secret.<br />

Mais ses recherches furent vaines.<br />

Il ne tr<strong>ou</strong>va rien,... absolument rien.<br />

Il se rejeta dans son fauteuil d'un air de mauvaise humeur,<br />

Ses regards tombèrent par hasard sur <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t de Fiordi que<br />

<strong>le</strong> domestique lui avait remis à son arrivée, en lui recommandant<br />

d'en prendre connaissance immédiatement.<br />

Il prit cette <strong>le</strong>ttre, l'<strong>ou</strong>vrit d'un air d'ins<strong>ou</strong>ciance et commença<br />

à lire.<br />

A peine en eut-il parc<strong>ou</strong>ru <strong>le</strong>s premières lignes qu'il se <strong>le</strong>va<br />

avec brusquerie en p<strong>ou</strong>ssant une exclamation de joyeusj surprise<br />

:<br />

— Enfin !.... je vais atteindre mon but f fit-il d'un air triomphant.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Et c'est Fiordi lui-même qui en sera cause! Je finirai bien<br />

par t<strong>ou</strong>t savoir !<br />

Le bil<strong>le</strong>t de Fiordi disait ceci :<br />

« Mon cher Alfred, v<strong>ou</strong>s serez obligé de v<strong>ou</strong>s mettre en r<strong>ou</strong>te<br />

« demain matin et de v<strong>ou</strong>s rendre à R<strong>ou</strong>en p<strong>ou</strong>r une affaire<br />

« très-importante. Attendez-moi ce soir chez v<strong>ou</strong>s après la repré-<br />

« sentation. J'ai des instructions minutieuses à v<strong>ou</strong>s donner et<br />

« n<strong>ou</strong>s ne devons pas être dérangés par des indiscrets, c'est<br />

« p<strong>ou</strong>r cette raison que je préfère que n<strong>ou</strong>s soyons chez v<strong>ou</strong>s<br />

« que chez moi. Brû<strong>le</strong>z ce bil<strong>le</strong>t quand v<strong>ou</strong>s l'aurez lu et pas<br />

« un mot à personne de ce voyage.<br />

« FIORDI. »<br />

Après être revenu de sa première surprise Alfred lut une<br />

seconde fois ce bil<strong>le</strong>t.<br />

— Le brû<strong>le</strong>r! fit-il, non pas. Ces ligne portent une signa.


— 847 —<br />

ture et qui sait si el<strong>le</strong>s ne p<strong>ou</strong>rront pas un j<strong>ou</strong>r, m'être de<br />

quelque utilité. <strong>Les</strong> précautions sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs bonnes à prendre<br />

si l'on veut p<strong>ou</strong>voir arriver à quelque chose !<br />

CHAPITRE XXV<br />

La chapel<strong>le</strong> de la r<strong>ou</strong>te de Meudon.<br />

Miche<strong>le</strong>tte était assise dans son petit salon, ayant Cé<strong>le</strong>ste à<br />

ses côtés.<br />

El<strong>le</strong>s étaient en conversation intime et el<strong>le</strong>s attendaient Arthur<br />

et Maurice qui ne devaient pas tarder d'arriver.<br />

Miche<strong>le</strong>tte n'est plus la fraîche jeune femme que n<strong>ou</strong>s avons<br />

laissée à T<strong>ou</strong>lon il y a vingt ans ; ses j<strong>ou</strong>es rosées et rebondies<br />

se sont creusées et ont pâli, ses yeux ont per<strong>du</strong> <strong>le</strong>ur éclat<br />

et sa tail<strong>le</strong> svelte et gracieuse n'a plus ses élégants cont<strong>ou</strong>rs.<br />

Mais sa physionomie exprime t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la bienveillance, la<br />

bonté et la d<strong>ou</strong>ceur.<br />

Seu<strong>le</strong>ment une expression de regrets et de mélancolie est<br />

répan<strong>du</strong>e sur ses traits.<br />

Un chagrin secret la fait s<strong>ou</strong>ffrir sans cesse.<br />

Son union avec Joseph a été heureuse s<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s rapports,<br />

mais el<strong>le</strong> a été stéri<strong>le</strong>.<br />

Ces deux ép<strong>ou</strong>x si bien faits l'un p<strong>ou</strong>r l'autre n'ont pas<br />

d'enfants et Miche<strong>le</strong>tte s<strong>ou</strong>ffre d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>ment, parce qu'el<strong>le</strong> sent<br />

combien son mari regrette de ne pas voir de petites têtes


— 848 —<br />

blondes jaser et faire tarage aut<strong>ou</strong>r de lui, quoi qu'il ait<br />

assez de délicatesse p<strong>ou</strong>r ne jamais y faire la moindre<br />

allusion.<br />

Joseph sent, en effet, que sa vie est sans but, il lui manque<br />

ce stimulant qui donne à l'homme <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage de travail<strong>le</strong>r<br />

quand il sait que son travail doit donner l'aisance à ses enants.<br />

<strong>Les</strong> nob<strong>le</strong>s caractères n'aiment pas <strong>le</strong> travail qui ne doit<br />

profiter qu'à eux seuls.<br />

Malgré cela la plus parfaite harmonie n'avait cessé de régner<br />

entre <strong>le</strong>s deux ép<strong>ou</strong>x dont chacun s'efforçait de cacher à l'autre<br />

<strong>le</strong> sujet de sa peine secrète.<br />

Joseph venait de rentrer.<br />

— Ah !... Cé<strong>le</strong>ste î... s'écria-t-il en apercevant la fil<strong>le</strong> de son<br />

ami Maurice. C'est bien de ta part de venir n<strong>ou</strong>s faire une peine<br />

visite;... où est ton père?<br />

— Mon père ne tardera pas à venir, répondit la jeune fil<strong>le</strong><br />

qui s'était <strong>le</strong>vée et était allée au-devant de Joseph qui l'embrassa<br />

sur <strong>le</strong> front.<br />

— Oui !... aj<strong>ou</strong>ta en s<strong>ou</strong>riant Miche<strong>le</strong>tte ; Maurice et Cé<strong>le</strong>ste<br />

passent la soirée avec n<strong>ou</strong>s,... i! s'agit d'une petite fête...<br />

— Une fête ?... demanda Joseph étonné.<br />

— Une fête de famil<strong>le</strong>, repartit Miche<strong>le</strong>tte ; Maurice n<strong>ou</strong>s<br />

amène un invité,... n'est-ce pas Cé<strong>le</strong>ste ?<br />

La jeune fil<strong>le</strong> r<strong>ou</strong>git et répondit avec embarras :<br />

— Oui... sans d<strong>ou</strong>te!.... papa et Arthur.... je veux dire<br />

monsieur Croye.<br />

Joseph s<strong>ou</strong>rit, et prenant la main de Cé<strong>le</strong>ste il lui dit avec<br />

bonté :<br />

— Je comprends, mon enfant ;... tu es heureuse 1<br />

Cé<strong>le</strong>ste fit de la tête un signe affirmatif, mais ses yeux et sa<br />

r<strong>ou</strong>geur en disaient bien davantage.<br />

Miche<strong>le</strong>tte reprit :<br />

— Maurice va venir, comme il convient, n<strong>ou</strong>s présenter


— 849 —<br />

officiel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> fiancé de sa fil<strong>le</strong>, dit Miche<strong>le</strong>tte, p<strong>ou</strong>r mettre<br />

fin à l'embarras de Cé<strong>le</strong>ste, et je n'ai que <strong>le</strong> temps de préparer<br />

une petite collation;... veux-tu m'aider mon enfant?<br />

Cé<strong>le</strong>ste accepta avec empressement et accompagna Miche<strong>le</strong>tte<br />

qu'el<strong>le</strong> révérait comme une seconde mère.<br />

<strong>Les</strong> deux femmes se rendirent t<strong>ou</strong>t d'abord dans la sal<strong>le</strong> à<br />

manger qui fut, p<strong>ou</strong>r la circonstance, ornée de f<strong>le</strong>urs que Cé<strong>le</strong>ste<br />

alla el<strong>le</strong>-même cueillir dans une petite serre qui était contiguë<br />

au salon.<br />

Une heure plus tard, t<strong>ou</strong>s étaient réunis aut<strong>ou</strong>r d'une tab<strong>le</strong><br />

bien servie et brillamment éclairée.<br />

La joie éclatait sur t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s visages.<br />

<strong>Les</strong> deux fiancés surt<strong>ou</strong>t échangeaient des regards de tendresse<br />

et de bonheur.<br />

Cependant, dans <strong>le</strong> fond <strong>du</strong> cœur, Joseph épr<strong>ou</strong>vait un amer<br />

chagrin en voyant ces deux enfants et en songeant à son foyer<br />

désert.<br />

Maurice, de son côté, pensait à sa Lucienne bien-aimée, qui<br />

lui avait été si vite ravie par la mort inexorab<strong>le</strong>.<br />

En <strong>ou</strong>tre, la <strong>le</strong>ttre anonyme qu'il avait reçue dans la matinée<br />

l'occupait encore, et il se demandait s'il devait en donner connaissance<br />

à Joseph.<br />

Il finit par se décider à n'en pas par<strong>le</strong>r et il résolut de prétexter<br />

une indisposition p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir sortir assez à temps p<strong>ou</strong>r<br />

al<strong>le</strong>r au rendez-v<strong>ou</strong>s qui lui avait été donné.<br />

Vers onze heures, au moment <strong>ou</strong> l'on venait de servir <strong>le</strong><br />

dessert et où <strong>le</strong> champagne pétillait dans <strong>le</strong>s verres à la santé<br />

des fiancés, Maurice, fidè<strong>le</strong> à son ro<strong>le</strong>, se passa plusieurs fois la<br />

main sur <strong>le</strong> front comme p<strong>ou</strong>r chasser un malaise; il reposa<br />

son verre à moitié vide et se <strong>le</strong>va.<br />

— Qu'as-tu donc, mon cher père ? demanda Cé<strong>le</strong>ste avec<br />

inquiétude.<br />

— Rien, ma fil<strong>le</strong>;... un peu de migraine,... je vais rentrer et<br />

me mettre au lit ;... <strong>le</strong> repos est <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur remède p<strong>ou</strong>r cela,<br />

63


— 850 —<br />

répondit Maurice avec calme;... mais il ne faut pas que v<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong>s dérangiez p<strong>ou</strong>r si peu;... Joseph, tu v<strong>ou</strong>dras bien ramener<br />

Cé<strong>le</strong>ste à la maison, n'est-ce pas ?<br />

— Non, non, père; je veux t'accompagner! s'écria Cé<strong>le</strong>ste.<br />

— Non, mon enfant, reprit Maurice, reste ici ; cette indisposition<br />

est insignifiante ; tu sais, <strong>du</strong> reste, que j'y suis sujet et<br />

que cela n'a aucune gravité ; cela me passe bientôt dès que je<br />

peux me reposer un peu.<br />

— Mais...<br />

— Reste, te dis-je... je <strong>le</strong> veux.<br />

— D'ail<strong>le</strong>urs, dit Miche<strong>le</strong>tte, Cé<strong>le</strong>ste peut passer la nuit ici et<br />

je v<strong>ou</strong>s la ramènerai demain matin.<br />

— C'est cela, ma chère Miche<strong>le</strong>tte, repartit Maurice, je serai<br />

aussi tranquil<strong>le</strong> de savoir Cé<strong>le</strong>ste chez v<strong>ou</strong>s que si el<strong>le</strong> était dans<br />

ma maison... Bonne nuit!... A demain.<br />

— Bonne nuit, dit Arthur en serrant la main de son futur<br />

beau-père ; ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s point me permettre de v<strong>ou</strong>s accompagner<br />

?<br />

— Non, mon ami!... vos inquiétudes sont vaines... je me<br />

jette dans <strong>le</strong> premier fiacre que je tr<strong>ou</strong>ve dans la rue, je me<br />

fais con<strong>du</strong>ire à la maison et un bon somme aura bientôt raison<br />

de cette migraine.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en s'adressant à Arthur :<br />

— Je v<strong>ou</strong>s reverrai sans d<strong>ou</strong>te demain ?...<br />

— Certainement ! répondit vivement <strong>le</strong> jeune homme en jetant<br />

un regard sur Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Minuit sonnait quand Maurice se tr<strong>ou</strong>va sur <strong>le</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard.<br />

Il était plus tard qu'il n'avait pensé, et voyant un fiacre vide<br />

qui passait près de lui, il y monta en donnant l'ordre au cocher<br />

de <strong>le</strong> con<strong>du</strong>ire sur la r<strong>ou</strong>te de Meudon.<br />

Arrivé aux dernières maisons, il fit arrêter, descendit et<br />

ayant renvoyé <strong>le</strong> cocher, il commença à marcher dans la direction<br />

de la campagne.<br />

Il avait encore un quart-d'heure de marche p<strong>ou</strong>r arriver à la


— 851 —<br />

petite chapel<strong>le</strong> auprès de laquel<strong>le</strong> on lui avait donné rendez-<br />

v<strong>ou</strong>s.<br />

La nuit était sombre et tranquil<strong>le</strong>, aucun bruit ne se faisait<br />

entendre dans la campagne ; au loin on voyait scintil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s<br />

innombrab<strong>le</strong>s lumières de la capita<strong>le</strong>.<br />

Maurice sentait battre son cœur, non pas de peur, mais<br />

d'angoisse, au sujet de ce qu'il allait apprendre sur <strong>le</strong> sort<br />

de son père dont il n'avait pas eu de n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s depuis si longtemps.<br />

Pendant qu'il continue sa r<strong>ou</strong>te plongé dans ses réf<strong>le</strong>xions,<br />

n<strong>ou</strong>s allons <strong>le</strong> devancer auprès de la petite chapel<strong>le</strong>.<br />

Gaspard <strong>le</strong> borgne et Baptiste étaient déjà à <strong>le</strong>ur poste depuis<br />

une heure environ, et attendaient, <strong>le</strong>s yeux fixés sur la r<strong>ou</strong>te,<br />

dans la direction de Paris.<br />

— Il se fait bien attendre, dit t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p <strong>le</strong> borgne.<br />

— Il ne faut jamais se presser p<strong>ou</strong>r bien faire des choses,<br />

repartit Baptiste en riant de sa plaisanterie.<br />

— Oui, mais <strong>le</strong> temps commence à me semb<strong>le</strong>r diab<strong>le</strong>ment<br />

long.<br />

— Bois une gorgée, dit Baptiste, en tendant à son compagnon<br />

une petite g<strong>ou</strong>rde p<strong>le</strong>ine d"eau-de-vie ; cela raffermira tes nerfs<br />

qui semb<strong>le</strong>nt être affaiblis par l'attente.<br />

Gaspard prit la g<strong>ou</strong>rde et y appliquant ses lèvres il en but<br />

une tel<strong>le</strong> gorgée que Baptiste commença à croire qu'il n'en<br />

resterait pas p<strong>ou</strong>r lui.<br />

— As-tu préparé ton c<strong>ou</strong>teau ? demanda ensuite <strong>le</strong> borgne<br />

en s'essuyant <strong>le</strong>s lèvres.<br />

— Certainement, et c'est une fameuse lame, répondit Baptise<br />

en montrant à Gaspard un c<strong>ou</strong>teau de b<strong>ou</strong>cher dont la pointe<br />

était aiguë et affilée comme une aiguil<strong>le</strong>.<br />

— Sacreb<strong>le</strong>u ! fit Gaspard en voyant ce c<strong>ou</strong>teau, voilà un<br />

j<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong> !<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

Tu n'as pas <strong>ou</strong>blié ce que n<strong>ou</strong>s avons convenu.


— 852 —<br />

— Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde!... p<strong>ou</strong>r qui me prends-tu donc?..,<br />

je ne suis pas un novice qui perd la tête au moment d'agir...<br />

Tu sais que j'ai <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p-d'œil sûr et la main ferme!<br />

— Du reste, d'après ce que n<strong>ou</strong>s a dit hier l'homme masqué,<br />

n<strong>ou</strong>s n'avons absolument rien à craindre, celui que n<strong>ou</strong>s<br />

attendons ne se d<strong>ou</strong>te de rien, il ne porte pas d'armes sur lui<br />

et il ne n<strong>ou</strong>s sera pas diffici<strong>le</strong> d'en venir à b<strong>ou</strong>t.<br />

— Tu as raison !.. n<strong>ou</strong>s aurons vite terminé.<br />

— C'est presque dommage d'inaugurer un pareil c<strong>ou</strong>teau<br />

avec une aussi piètre besogne, fit Gaspard. Qui sait même si<br />

n<strong>ou</strong>s en aurons besoin !... Je m'avance vers notre homme et<br />

pendant que je lui par<strong>le</strong> en marchant, tu passes derrière lui et<br />

tu lui assènes sur la tête un c<strong>ou</strong>p de ton g<strong>ou</strong>rdin ; c'est alors<br />

que tu p<strong>ou</strong>rras te servir de ton c<strong>ou</strong>teau, si cela est nécessaire.<br />

— Je maintiens ce que j'ai dit hier ; il aurait mieux valu<br />

prendre un pisto<strong>le</strong>t!... on laisse approcher son homme jusqu'à<br />

une distance de vingt pas, on fait feu et l'affaire est<br />

faite.<br />

— C'est cela, et ton c<strong>ou</strong>p de pisto<strong>le</strong>t qui a été enten<strong>du</strong> <strong>du</strong><br />

côté de Meudon et <strong>du</strong> côté de Paris donne l'éveil et au b<strong>ou</strong>t<br />

d'un quart d'heure tu vois des deux côtés arriver la police qui,<br />

comme tu <strong>le</strong> sais, a la manie de v<strong>ou</strong>loir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs mettre son<br />

nez part<strong>ou</strong>t.<br />

— Et si notre homme se met à crier ?<br />

— Tu p<strong>ou</strong>rrais avoir raison, et <strong>le</strong>s gens de cette sorte ont<br />

quelquefois une voix très-forte et qui s'entend de lui.<br />

— Il me vient une meil<strong>le</strong>ure idée... Il faut n<strong>ou</strong>s cacher derrière<br />

la chapel<strong>le</strong> et n<strong>ou</strong>s laissons arriver notre homme t<strong>ou</strong>t<br />

près sans n<strong>ou</strong>s montrer ; en voyant qu'il n'y a personne il se<br />

ret<strong>ou</strong>rnera p<strong>ou</strong>r regarder aut<strong>ou</strong>r de lui, n<strong>ou</strong>s en profiterons<br />

p<strong>ou</strong>r l'attaquer et n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s précipitons t<strong>ou</strong>s deux sur lui...<br />

— C'est cela!... tu lui attaches solidement ton m<strong>ou</strong>choir<br />

devant la b<strong>ou</strong>che p<strong>ou</strong>r l'empêcher de crier, pendant que je lui


— 853 —<br />

glisse la lame de mon c<strong>ou</strong>teau entre <strong>le</strong>s deux épau<strong>le</strong>s, et tu sais<br />

que je m'y entends.<br />

Baptiste se mit à rire en terminant.<br />

- Et <strong>le</strong> cadavre, qu'en faisons n<strong>ou</strong>s ? fit <strong>le</strong> borgne.<br />

- Il n'y a qu'à <strong>le</strong> laisser là !... personne ne peut n<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>pçonner...<br />

il n'y a pas de témoins.<br />

- Et la « chaste-lune? » dit en ricanant Gaspard.<br />

- Oh!... el<strong>le</strong> est aussi muette que la sainte en pierre qui est<br />

là dans sa niche.<br />

- Je suis vraiment curieux de voir quel est <strong>le</strong> personnage<br />

dont l'homme masqué veut se débarrasser; reprit Gaspard <strong>le</strong><br />

borgne.<br />

- P<strong>ou</strong>r moi, cela m'est complètement indifférent, fit<br />

Baptiste, mais il n'en est pas de même p<strong>ou</strong>r l'homme masqué.<br />

-Si<strong>le</strong>nce! fit Gaspard,... notre homme vient..<br />

- Où donc?<br />

- Ne <strong>le</strong> vois-tu pas là-bas ?<br />

- Je ne puis rien distinguer.<br />

- Il paraît que je vois mieux avec mon œil que toi avec <strong>le</strong>s<br />

deux tiens... vois donc là-bas près de ce buisson.<br />

- Ah!... maintenant je l'aperçois.<br />

- Attention.<br />

- As-tu ton c<strong>ou</strong>teau à la main? demanda Gaspard qui avait<br />

sorti un f<strong>ou</strong>lard de sa poche, et qui <strong>le</strong> pliait de manière à en<br />

faire un bâillon.<br />

- Je suis t<strong>ou</strong>t prêt, répondit Baptiste à voix basse.<br />

- Viens, retirons-n<strong>ou</strong>s à l'ombre, reprit <strong>le</strong> borgne an allant<br />

se placer contre <strong>le</strong> mur de la chapel<strong>le</strong>, <strong>du</strong> côté opposé à celui<br />

qui était éclairé par <strong>le</strong>s rayons de la lune, qui venait de se<br />

<strong>le</strong>ver.<br />

- Chut!... il s'approche!...<br />

- Quand je te ferai signe, c'est qu'il sera temps d'agir,<br />

n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s précipitons sur lui avec la rapidité de l'éclair.


— 854 —<br />

— Et il tombe frappé avec la même rapidité, aj<strong>ou</strong>ta Bap.<br />

tiste d'une voix s<strong>ou</strong>rde.<br />

<strong>Les</strong> deux brigands restaient immobi<strong>le</strong>s, retenant <strong>le</strong>ur<br />

s<strong>ou</strong>ff<strong>le</strong>, ils observaient chacun des m<strong>ou</strong>vements de l'inconnu,<br />

qui ne se tr<strong>ou</strong>vait plus qu'à une vingtaine de pas de la chapel<strong>le</strong>.<br />

Cet homme portait un manteau dont <strong>le</strong> col<strong>le</strong>t re<strong>le</strong>vé empêchait<br />

de p<strong>ou</strong>voir distinguer ses traits.<br />

Il marchait sans se presser, enveloppé dans son manteau,<br />

et quand il fut arrivé devant la chapel<strong>le</strong>, qui se tr<strong>ou</strong>vait sur<br />

un petit monticu<strong>le</strong> au bord de la r<strong>ou</strong>te, il se dirigea de ce<br />

côté.<br />

A peine était-il arrivé devant la chapel<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s deux bandits<br />

se jetèrent sur lui.<br />

Mais si rapide que fût <strong>le</strong>ur attaque, el<strong>le</strong> n'avait pas surpris<br />

l'inconnu.<br />

Il n'en fut pas de même des assassins, qui reculèrent t<strong>ou</strong>s<br />

deux en même temps.<br />

— Mil<strong>le</strong> tonnerres !... fit Gaspard<br />

L'inconnu tenait à la main droite une hachette dont il avait<br />

asséné un c<strong>ou</strong>p terrib<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> bras <strong>du</strong> borgne, tandis que sa<br />

main gauche présentait à Baptiste la gueu<strong>le</strong> d'un pisto<strong>le</strong>t t<strong>ou</strong>t<br />

armé.<br />

— Arrière, misérab<strong>le</strong>s bandits !... cria l'inconnu.<br />

Gaspard, dont <strong>le</strong> bras était t<strong>ou</strong>t sanglant, v<strong>ou</strong>lut se baisser<br />

p<strong>ou</strong>r ramasser son f<strong>ou</strong>lard.<br />

— Pas un m<strong>ou</strong>vement!... fit l'inconnu, qui aj<strong>ou</strong>ta en s'adressant<br />

à Baptiste :<br />

— Et toi,... jette ce c<strong>ou</strong>teau à terre !<br />

— Qui es-tu ? brigand, et p<strong>ou</strong>rquoi te mets-tu en travers de<br />

notre chemin?<br />

— Je ne suis pas celui que v<strong>ou</strong>s attendiez, lâches assassins<br />

que v<strong>ou</strong>s êtes !


23<br />

" Arrière, misérab<strong>le</strong>s bandits! „


— 855 —<br />

Gaspard et Baptiste, revenus de <strong>le</strong>ur première surprise,<br />

échangèrent un c<strong>ou</strong>p-d'œil d'intelligence.<br />

— Qu'est-ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z?... demanda Baptiste en ayant<br />

l'air d'obéir et en abaissant sa main droite t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs armée de<br />

son c<strong>ou</strong>teau.<br />

Mais au même moment il porta de la main gauche un vio<strong>le</strong>nt<br />

c<strong>ou</strong>p de poing sur <strong>le</strong> bras gauche de l'inconnu qui laissa<br />

échapper son pisto<strong>le</strong>t, puis il lui dit :<br />

- As-tu bientôt fini de n<strong>ou</strong>s sermoner ?<br />

En même temps il <strong>le</strong>vait la main droite et la lame de son<br />

c<strong>ou</strong>teau allait disparaître dans la poitrine de l'inconnu quand<br />

un c<strong>ou</strong>p de feu retentit et il r<strong>ou</strong>la sur <strong>le</strong> sol la tête fracassée<br />

par une bal<strong>le</strong>.<br />

Avant que Gaspard eût pu comprendre d'où venait ce c<strong>ou</strong>p<br />

de feu et pendant qu'il considérait avec stupeur <strong>le</strong> corps<br />

de son complice qui gisait à terre, l'inconnu avait pris <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau<br />

qui s'était échappé de la main de Baptiste. Mais <strong>le</strong><br />

borgne n'était pas un homme à se laisser faci<strong>le</strong>ment<br />

effrayer.<br />

Il ût un bond en arrière p<strong>ou</strong>r gagner <strong>du</strong> temps et p<strong>ou</strong>voir se<br />

mettre sur ses gardes, en même temps il tirait un c<strong>ou</strong>teau de<br />

sa poche.<br />

Il vit alors d'où venait la bal<strong>le</strong> qui avait frappé Baptiste.<br />

Pendant que <strong>le</strong>s deux bandits attaquaient l'inconnu, un quatrième<br />

personnage s'était <strong>le</strong>ntement approché et s'était caché<br />

derrière <strong>le</strong> tronc d'un arbre qui se tr<strong>ou</strong>vait à quinze pas à<br />

Peine de la chapel<strong>le</strong>.<br />

C'est de cet endroit qu'il avait tiré quand il avait vu <strong>le</strong> danger<br />

que c<strong>ou</strong>rait l'inconnu.<br />

Gaspard comprit alors qu'il était dans un situation critique.<br />

seul et armé seu<strong>le</strong>ment d'un c<strong>ou</strong>teau, il se tr<strong>ou</strong>vait en face de<br />

deux hommes, dont il ignorait la force et qui étaient mieux<br />

armés que lui.


— 856 —<br />

— Pas de résistance, lui dit l'inconnu, c'est inuti<strong>le</strong>.<br />

— Mais que me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s donc ? fit <strong>le</strong> borgne.<br />

— Ce que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons, dit <strong>le</strong> second personnage qui s'était<br />

avancé ; n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons empêcher un lâche assassinat et sauver<br />

la vie d'un homme <strong>innocent</strong>.<br />

Et en pariant l'homme avait fixement considéré Gas<br />

pard.<br />

— Enfer et malédiction !... hurla ce dernier en reconnaissant<br />

<strong>le</strong>s traits de celui qui venait de lui par<strong>le</strong>r.<br />

En même temps il v<strong>ou</strong>lut se jeter sur lui, mais il s'arrêta à<br />

la vue d'un canon de pisto<strong>le</strong>t braqué sur sa poitrine.<br />

— Je savais ce qui devait se passer ici et à quels brigands<br />

j'aurais affaire, et c'est p<strong>ou</strong>r cela que j'ai pris mes précautions,<br />

continua l'inconnu dont la vue avait allumé la fureur de Gaspard.<br />

L'aspect de ce personnege n'était cependant pas de nature<br />

à inspirer la terreur. C'était un vieillard à la chevelure argentée,<br />

sa physionomie était calme et digne<br />

Quel<strong>le</strong> avait donc été la cause de la rage de Gaspard?<br />

— <strong>Les</strong> morts ressuscitent-ils donc? murmura ce dernier<br />

après un instant de si<strong>le</strong>nce.<br />

— Oui, répondit <strong>le</strong> vieillard, d'une voix so<strong>le</strong>nnel<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s morts<br />

ressuscitent,... prends garde à <strong>le</strong>ur vengeance !... <strong>Les</strong> morts<br />

savent t<strong>ou</strong>t,... entendent t<strong>ou</strong>t !... C'est p<strong>ou</strong>rquoi j'ai appris<br />

à temps que v<strong>ou</strong>s aviez machiné un infâme complot et j'ai<br />

pu v<strong>ou</strong>s empêcher de l'exécuter... V<strong>ou</strong>s êtes entre mes<br />

mains !<br />

Gaspard jeta un c<strong>ou</strong>p-d'œil sur Baptiste qui était éten<strong>du</strong> sans<br />

m<strong>ou</strong>vement sur <strong>le</strong> sol.<br />

Puis se voyant devant deux hommes armés chacun d'un<br />

pisto<strong>le</strong>t il comprit qu'il n'était pas <strong>le</strong> plus fort, et il grinça <strong>le</strong>s<br />

donts de rage et d'impuissance<br />

Ensuite entendant sur la r<strong>ou</strong>te et à quelque distance <strong>le</strong>s gre-


— 857 —<br />

lots d'un attelage qui s'approchait, il comprit qu'il était sauvé<br />

et il s'écria en s<strong>ou</strong>riant d'un air ironique.<br />

— Ah!... maintenant essayez de faire feu !... voilà <strong>du</strong> monde<br />

qui vient !...<br />

Le vieillard reconnut que <strong>le</strong> borgne avait raison.<br />

— Le hasard te préserve p<strong>ou</strong>r cette fois, lui dit-il ; mais je te<br />

retr<strong>ou</strong>verai.<br />

Et s'adressant à son compagnon qui examinait la plaie de<br />

Baptiste, il lui dit :<br />

— Viens, « Léopard » !<br />

— « Léopard » !... s'écria Garpard.<br />

— Oui, mon vieux,... <strong>le</strong> « Léopard » qui connaît t<strong>ou</strong>tes tes<br />

petites affaires... et qui est sur tes traces depuis <strong>le</strong> « Champ<strong>du</strong>-crime<br />

» !<br />

L'attelage s'approchait de plus en plus <strong>le</strong> vieillard fit un<br />

signe au « Léopard » et t<strong>ou</strong>s deux eurent bientôt disparu derrière<br />

<strong>le</strong>s buissons qui bordaient la r<strong>ou</strong>te.<br />

Gaspard hésita un moment.<br />

Que faire?<br />

Devait-il abandonner Baptiste? il était impossib<strong>le</strong> de l'emporter<br />

atten<strong>du</strong>s qu'une fuite rapide p<strong>ou</strong>vait seu<strong>le</strong> sauver <strong>le</strong> borgne<br />

qui, à aucun prix, ne v<strong>ou</strong>lait être tr<strong>ou</strong>vé auprès de ce corps<br />

inanimé.<br />

<strong>Les</strong> voitures n'étaient plus qu'à une faib<strong>le</strong> distance, c'étaient<br />

des maraîchers qui se rendaient à Paris p<strong>ou</strong>r y être arrivés de<br />

bonne heure afin de vendre <strong>le</strong>urs légumes.<br />

Une idée traversa l'esprit de Gaspard.<br />

Il essaya d'<strong>ou</strong>vrir la gril<strong>le</strong> de fer qui fermait l'entrée de la<br />

chapel<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> n'était pas fermée à c<strong>le</strong>f.<br />

Sans perdre une seconde il prit <strong>le</strong> corps de Baptiste par<br />

dess<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s bras et <strong>le</strong> traîna dans la chapel<strong>le</strong>.<br />

Immédiatement il referma la gril<strong>le</strong> et s'agen<strong>ou</strong>illa devant<br />

l'autel dans l'attitude de la prière et de la méditation.<br />

64


— 858 —<br />

Puis p<strong>ou</strong>r cacher aux regards des passants <strong>le</strong> cadavre de son<br />

compagnon il <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>vrit de son manteau.<br />

Il était temps.<br />

On p<strong>ou</strong>vait déjà entendre la voix des maraîchers qui excitaient<br />

<strong>le</strong>urs chevaux.<br />

Si ces gens passaient sans s'arrêter t<strong>ou</strong>t trait bien, mais il<br />

ne fallait pas que l'idée <strong>le</strong>ur vînt de v<strong>ou</strong>loir faire une c<strong>ou</strong>rte<br />

prière.<br />

Le borgne attendait. Son cœur battait avec vio<strong>le</strong>nce.<br />

Il sentait que c'était p<strong>ou</strong>r lui une heure so<strong>le</strong>nnel<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> voitures passèrent devant la chapel<strong>le</strong> l'une après l'autre<br />

sans s'arrêter.<br />

Gaspard était sauvé.<br />

En se re<strong>le</strong>vant il jeta un regard sur la Vierge de pierre devant<br />

laquel<strong>le</strong> il s'était agen<strong>ou</strong>illé et murmura à demi voix d'un air<br />

sardonique.<br />

— Je te remercie!... c'est la première fois que quelqu'un de<br />

ta bande me rend service!<br />

Puis sortant avec précaution il regarda sur la r<strong>ou</strong>te et n'apercevant<br />

personne dans <strong>le</strong> crépuscu<strong>le</strong> il revint à Baptiste, et<br />

l'enveloppant dans son manteau il <strong>le</strong> chargea sur son épau<strong>le</strong> et<br />

s'éloigna à travers champs.<br />

Il était bientôt trois heures <strong>du</strong> matin et <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r allait poindre.<br />

Ce fardeau était l<strong>ou</strong>rd et <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p de hachette qu'il avait reçu<br />

au bras <strong>le</strong> faisait beauc<strong>ou</strong>p s<strong>ou</strong>ffrir, mais <strong>le</strong> borgne était d<strong>ou</strong>é<br />

l'une force herculéenne.<br />

Il marchait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ; son visage était c<strong>ou</strong>vert de sueur et sa<br />

respiration entrec<strong>ou</strong>pée.<br />

Il atteignit enfin un petit bois dans <strong>le</strong>quel il entra p<strong>ou</strong>r s'y<br />

arrêter et prendre quelques instants de repos sans être vu de<br />

personne.<br />

Il ne p<strong>ou</strong>vait cependant pas s'arrêter longtemps; l'aube<br />

apparaissait et <strong>le</strong>s r<strong>ou</strong>tes seraient bientôt c<strong>ou</strong>vertes de monde.


— 859 —<br />

et il fallait à t<strong>ou</strong>t prix qu'il pût rentrer en vil<strong>le</strong> avant que ce<br />

fût j<strong>ou</strong>r.<br />

P<strong>ou</strong>rvu qu'il pût atteindre <strong>le</strong>s premières maisons, il connaissait<br />

un cabaret borgne qui n'était fréquenté que par des gens de<br />

son espèce et qui portait l'enseigne <strong>du</strong> « Coq r<strong>ou</strong>ge ». S'il p<strong>ou</strong>vait<br />

y arriver sans être vu il était sauvé.<br />

11 se remit donc en marche sans tarder et se dirigea vers la<br />

vil<strong>le</strong> en évitant la grande r<strong>ou</strong>te.<br />

Il lui tardait d'arriver.<br />

Baptiste avait-il été frappé mortel<strong>le</strong>ment ? Gaspard ne p<strong>ou</strong>vait<br />

<strong>le</strong> savoir, il n'avait pas eu <strong>le</strong> temps de s'en assurer ; mais<br />

au Coq r<strong>ou</strong>ge il tr<strong>ou</strong>verait <strong>du</strong> sec<strong>ou</strong>rs p<strong>ou</strong>r son compagnon et<br />

p<strong>ou</strong>r lui.<br />

Son bras <strong>le</strong> faisait cruel<strong>le</strong>ment s<strong>ou</strong>ffrir, et il fallait vraiment<br />

qu'il fût robuste comme il l'était p<strong>ou</strong>r ne pas succomber s<strong>ou</strong>s<br />

la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et la fatigue.<br />

Enfin il arriva devant <strong>le</strong> cabaret <strong>du</strong> Coq r<strong>ou</strong>ge.<br />

La porte était encore fermée.<br />

Ayant d<strong>ou</strong>cement déposé à terre <strong>le</strong> corps de Baptiste il s'approcha<br />

<strong>du</strong> vo<strong>le</strong>t et frappa avec précaution.<br />

— Qui est là? demanda bientôt une voix rauque.<br />

— Ouvrez!... c'est moi, Gaspard!<br />

— Tiens! <strong>le</strong> borgne!... qu'est-ce qu'il n<strong>ou</strong>s apporte de n<strong>ou</strong>veau?<br />

— Ouvrez !... ça presse, .. dépêchez-v<strong>ou</strong>s !<br />

On entendit une c<strong>le</strong>f grincer dans la serrure et la porte<br />

s'<strong>ou</strong>vrit.<br />

Gaspard et Baptiste étaient de n<strong>ou</strong>veau à l'abri.<br />

Ce dernier n'était pas mort car il avait fait entendre comme'<br />

«ne plainte s<strong>ou</strong>rde au moment où Gaspard l'avait saisi p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />

porter dans <strong>le</strong> cabaret.<br />

N<strong>ou</strong>s allons maintenant revenir sur nos pas afin de savoir ce<br />

qui avait empêché Maurice de paraître au rendez v<strong>ou</strong>s<br />

N<strong>ou</strong>s l'avons laissé sur la r<strong>ou</strong>te de Meudon.


— 860 —<br />

Arrivé à un endroit <strong>ou</strong> cette r<strong>ou</strong>te fait un cont<strong>ou</strong>r il vit<br />

s'approcher de lui un homme enveloppé dans son amp<strong>le</strong> manteau<br />

et dont <strong>le</strong> visage était caché par un chapeau à larges bords<br />

Ce personnage se plaça devant lui au milieu de la r<strong>ou</strong>te en<br />

lui disant :<br />

— N'al<strong>le</strong>z pas plus loin !<br />

— Que me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s ? demanda Maurice surpris : laissezmoi<br />

passer !<br />

Et il v<strong>ou</strong>lut passer <strong>ou</strong>tre, mais <strong>le</strong> personnage mystérieux<br />

resta devant lui en disant :<br />

— Non !... votre vie est en danger !<br />

— Ma vie est en danger? fit Maurice de plus en plus intrigué;<br />

comment savez-v<strong>ou</strong>s cela ?<br />

— Que v<strong>ou</strong>s importe !... je sais qu'on a formé un complot<br />

contre v<strong>ou</strong>s et je v<strong>ou</strong>s attendais p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s avertir.<br />

— Me connaissez-v<strong>ou</strong>s donc ?<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes monsieur Maurice Dubreuil.<br />

— C'est parfaitement exact, mais je ne puis pas croire ce que<br />

v<strong>ou</strong>s me racontez au sujet de ce préten<strong>du</strong> complot, dit Maurice<br />

d'un air incré<strong>du</strong><strong>le</strong>.<br />

— Croyez ce que je v<strong>ou</strong>s dit;... je suis bien informé.<br />

— V<strong>ou</strong>s?<br />

— Certainement !<br />

— Savez-v<strong>ou</strong>s donc aussi p<strong>ou</strong>rquoi je suis ici?<br />

— Oui !... v<strong>ou</strong>s êtes venu sur une invitation qui v<strong>ou</strong>s a été<br />

faite ce matin par une <strong>le</strong>ttre anonyme.<br />

— C'est, parb<strong>le</strong>u, la vérité!... Mais puisque v<strong>ou</strong>s savez p<strong>ou</strong>rquoi<br />

je suis venu p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s me retenir?.... Il s agit<br />

<strong>du</strong> sort d'un homme qui m'est plus cher que t<strong>ou</strong>t au monde!<br />

— On v<strong>ou</strong>s a trompé p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s attirer dans un guet-apens<br />

et v<strong>ou</strong>s assassiner ! répondit avec calme l'inconnu.<br />

— P<strong>ou</strong>r m'assassiner? fit Maurice avec stupeur; P<strong>ou</strong>rquoi?..<br />

Qui donc ?... je n'ai pas d'ennemis!<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez et l'on comptait sur votre ins<strong>ou</strong>ciance.


— 861 —<br />

V<strong>ou</strong>s avez des ennemis;... ce sont <strong>le</strong>s mêmes hommes que ceux<br />

qui v<strong>ou</strong>lurent autrefois faire m<strong>ou</strong>rir <strong>Blondel</strong>.<br />

En attendant ces mots, Maurice saisit la main de l'inconnu<br />

et s'écria d'une voix émue :<br />

— <strong>Blondel</strong>?... Ce nom!... Oh! par<strong>le</strong>z !... <strong>le</strong> connaissez-v<strong>ou</strong>s?...<br />

Connaissez-v<strong>ou</strong>s mon... connaissez-v<strong>ou</strong>s <strong>Blondel</strong>?...<br />

— Oui, je <strong>le</strong> connais et...<br />

L'inconnu s'interrompit.<br />

— Par<strong>le</strong>z !... je v<strong>ou</strong>s en conjure !<br />

— Eh bien !... c'est <strong>Blondel</strong> qui m'a envoyé ici p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s<br />

sauver !<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— La vérité !<br />

— <strong>Blondel</strong> vit donc encore ?<br />

— Il vit et il est à Paris depuis peu de temps !<br />

— Mon père vit!.. il est à Paris... et je ne l'ai pas encore<br />

vu!... C'est impossib<strong>le</strong> ! s'écria Maurice assailli par mil<strong>le</strong> sentiments<br />

différents.<br />

— <strong>Blondel</strong> est obligé de se cacher afin de se dérober aux<br />

recherches de ses ennemis et p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir mieux déj<strong>ou</strong>er <strong>le</strong>urs<br />

complots.<br />

— Mais moi!... je puis <strong>le</strong> voir!...<br />

— V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> reverrez!... Je suis venu non-seu<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s<br />

avertir <strong>du</strong> complot formé contre v<strong>ou</strong>s, mais encore p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s<br />

remettre cette <strong>le</strong>ttre.<br />

— Oh !... donnez !... donnez vite !<br />

Maurice saisit d'une main fièvreure <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t que lui tendait<br />

l'inconnu et ayant reconnu l'écriture de <strong>Blondel</strong> il <strong>le</strong> porta à ses<br />

lèvres.<br />

- C'est son écriture!.... Oh !... il vit!... Mon Dieu je te remercie<br />

!<br />

Ce bil<strong>le</strong>t ne contenait que ces quelques mots :<br />

« Aie confiance dans celui qui te remettra ces lignes. Dans<br />

« Quelques j<strong>ou</strong>rs n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrions enfin n<strong>ou</strong>s revoir.»


- 862 —<br />

Cependant ce peu de mots suffirent p<strong>ou</strong>r remplir l'âme de<br />

Maurice de joie et d'espérance.<br />

Depuis longtemps il ne s'étais senti aussi heureux.<br />

Ce bil<strong>le</strong>t mettait un terme à l'incertitude cruel<strong>le</strong> où il se<br />

tr<strong>ou</strong>vait au sujet <strong>du</strong> sort de son père.<br />

<strong>Blondel</strong> vivait!... il <strong>le</strong> reverrait s<strong>ou</strong>s peu !...<br />

Oh! il ne <strong>le</strong> laisserait pas partir;... il ne se sépareraient<br />

plus !<br />

— Je ne sais comment v<strong>ou</strong>s exprimer ma reconnaissance!<br />

fit Maurice quand il eut retr<strong>ou</strong>vé un peu de sang-froid;... v<strong>ou</strong>s<br />

êtes p<strong>ou</strong>r moi un messager de bonheur !<br />

Et il pressa encore une fois la main de l'inconnu et t<strong>ou</strong>s deux<br />

reprirent <strong>le</strong> chemin de Paris.<br />

Quand ils furent arrivés près de l'Eglise de la Made<strong>le</strong>ine il<br />

se séparèrent, mais auparavant l'inconnu donna à Maurice<br />

l'assurance que dès que <strong>le</strong>s circonstances <strong>le</strong> permettraient il<br />

lui ferait [savoir par un bil<strong>le</strong>t <strong>le</strong> lieu et l'heure où il p<strong>ou</strong>rrait<br />

revoir son père.<br />

CHAPITRE XXVI.<br />

Le comte et la comtesse de St Etienne.<br />

L'hôtel <strong>du</strong> comte de St-Etienne se tr<strong>ou</strong>vait dans la rue de<br />

Sèvres.<br />

C'était une habitation aristocratique dans t<strong>ou</strong>te la force <strong>du</strong><br />

terme.


— 863 —<br />

D'un sty<strong>le</strong> sévère, el<strong>le</strong> était précédée d'une c<strong>ou</strong>r ent<strong>ou</strong>rée<br />

de hauts murs à laquel<strong>le</strong> une gril<strong>le</strong> monumenta<strong>le</strong> donnait<br />

accès.<br />

Le comte de St-Etienne était, à l'époque où se passaient <strong>le</strong>s<br />

faits que n<strong>ou</strong>s racontons, un personnage très influent, très<br />

craint, et il occupait une position qui lui faisait bien des<br />

envieux.<br />

La comtesse était jeune, bel<strong>le</strong>, riche; adorée de son mari el<strong>le</strong><br />

était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs escortée d'un essaim d'admirateurs et el<strong>le</strong> excitait<br />

la jal<strong>ou</strong>sie de t<strong>ou</strong>tes ses amies.<br />

Le comte était président <strong>du</strong> célèbre « cabinet noir » dont il<br />

avait été un des fondateurs, et qui j<strong>ou</strong>issait d'une célébrité sinistre<br />

à cette époque de l'empire où l'espionnage avait passé à<br />

l'état d'institution.<br />

Le comte avait ses grandes et petites entrées aux Tui<strong>le</strong>ries<br />

ainsi que dans <strong>le</strong>s salons de la princesse Mathilde ; il vivait<br />

dans l'intimité des ministres, en un mot, il était lié avec t<strong>ou</strong>t ce<br />

qu'il y avait de grand et de puissant à Paris.<br />

L'éclat d'une position semblab<strong>le</strong> retombait naturel<strong>le</strong>meut sur<br />

la comtesse, d'autant plus qu'on lui attribuait, à tort <strong>ou</strong> à<br />

raison, une grande influence sur <strong>le</strong> comte son ép<strong>ou</strong>x, dont el<strong>le</strong><br />

était aimée jusqu'à l'idôlâtrie.<br />

En effet, <strong>le</strong> comte lui témoignait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une tendresse, une<br />

prévenance affectueuse qui faisait croire à t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde qu'il<br />

n'y avait pas au monde de femme aussi heureuse que la<br />

comtesse.<br />

L'était-el<strong>le</strong> réel<strong>le</strong>ment ?<br />

Ce que n<strong>ou</strong>s allons raconter sera la réponse à cette question.<br />

La comtesse venait de se <strong>le</strong>ver et sa femme de chambre était<br />

occupée à l'habil<strong>le</strong>r.<br />

De petite tail<strong>le</strong>, mais admirab<strong>le</strong>ment proportionnée de formes,<br />

c'était une t<strong>ou</strong>te gracieuse apparition.<br />

Une opu<strong>le</strong>nte chevelure, noire comme <strong>le</strong> jais, retombait sur


— 864 —<br />

ses épau<strong>le</strong>s ; ses yeux bien fen<strong>du</strong>s laissaient languissament retomber<br />

<strong>le</strong>urs paupières et donnaient ainsi au regard quelque<br />

chose de voilé d'un charme infini.<br />

Quand el<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>riait el<strong>le</strong> laissait voir une d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> rangée de<br />

dents fines et régulières comme des per<strong>le</strong>s et deux adorab<strong>le</strong>s<br />

fossettes venaient creuser ses j<strong>ou</strong>es.<br />

Deux bras d'albâtre sortaient des manches de son peignoir<br />

de m<strong>ou</strong>sseline avec <strong>le</strong>quel ils rivalisaient de blancheur.<br />

Mais ce qui surprenait chez cette jeune femme qui avait<br />

à peine dépassé vingt-cinq ans, c'était une nonchalance, un<br />

abattement qui se trahissaient à chacun de ses m<strong>ou</strong>vements, et<br />

qui dénotaient une paresse incurab<strong>le</strong>.<br />

La femme de chambre venait de chausser <strong>le</strong>s pieds de sa<br />

maîtresse de bas de soie et de pant<strong>ou</strong>f<strong>le</strong>s de satin, et la comtesse<br />

semblait ne p<strong>ou</strong>voir se décider à se <strong>le</strong>ver de son fauteuil<br />

p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir achever sa toi<strong>le</strong>tte.<br />

Enfin, en p<strong>ou</strong>ssant un s<strong>ou</strong>pir el<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va et resta deb<strong>ou</strong>t,<br />

ses petits pieds noyés dans la peau de tigre qui lui servait de<br />

descente de lit, pendant que la femme de chambre finissait de<br />

l'habil<strong>le</strong>r.<br />

El<strong>le</strong> venait de vêtir une robe de chambre de cachemire et<br />

s'avançant vers une causeuse el<strong>le</strong> s'y laissa tomber avec<br />

un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement. Thérèse, la femme de chambre,<br />

vint re<strong>le</strong>ver ses cheveux et lui placer sur la tête un coquet<br />

petit bonnet de dentel<strong>le</strong>s garni de rubans b<strong>le</strong>us pendant que<br />

la comtesse penchait paresseusement un peu sa tête en arrière<br />

p<strong>ou</strong>r que Thérèse put n<strong>ou</strong>er s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> menton <strong>le</strong>s barbes de ce<br />

bonnet.<br />

Cet effort parut lui coûter une fatigue énorme, car el<strong>le</strong><br />

se laissa ensuite retomber en arrière comme une personne<br />

épuisée.<br />

Mais il lui fallut encore se déranger.<br />

Thérèse venait d'avancer un guéridon sur <strong>le</strong>quel se tr<strong>ou</strong>vait


— 865 —<br />

un premier déjeuner qui servait à la comtesse à attendre celui<br />

qu'el<strong>le</strong> faisait plus tard avec <strong>le</strong> comte.<br />

El<strong>le</strong> prit nonchalamment la cuil<strong>le</strong>r de vermeil et commença<br />

à goûter <strong>du</strong> b<strong>ou</strong>t des lèvres à la tasse de chocolat qu'on venait<br />

de lui servir.<br />

Puis, ayant pris un biscuit, el<strong>le</strong> se mit à <strong>le</strong> grignoter comme<br />

un enfant gâté qui n'a pas faim.<br />

Cela fait, el<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va à grand'peine,et, d'un pas traînant, el<strong>le</strong><br />

se dirigea vers la porte de son b<strong>ou</strong>doir.<br />

La femme de chambre, qui venait de rentrer avec un j<strong>ou</strong>rnal<br />

de modes à la main, suivit sa maîtresse.<br />

— Je me mettrai à la fenêtre, dit languissamment la comtesse.<br />

El<strong>le</strong> avait l'habitude t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s matins à la même heure, de<br />

venir dans son b<strong>ou</strong>doir et d'y passer une heure, assise devant<br />

la cheminée <strong>ou</strong> auprès de la fenêtre, en attendant que <strong>le</strong><br />

comte demandât son déjeuner.<br />

Quand el<strong>le</strong> restait devant la cheminée, Thérèse lui donnait<br />

un livre, auquel el<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>chait rarement, et quand el<strong>le</strong> allait<br />

à la fenêtre, la femme de chambre lui apportait une lorgnette<br />

qui lui servait à regarder ce qui se passait à la rue.<br />

Le j<strong>ou</strong>r où se passaient <strong>le</strong>s faits que n<strong>ou</strong>s allons raconter,<br />

la comtesse paraissait être en proie à une vive contrariété.<br />

El<strong>le</strong> ne songeait nul<strong>le</strong>ment à regarder ce qui se passait au<br />

dehors, ses regards étaient fixés sur une des f<strong>le</strong>urs <strong>du</strong> tapis,<br />

et el<strong>le</strong> paraissait épr<strong>ou</strong>ver une certaine inquiétude t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s<br />

fois que la sonnette de la porte d'entrée se faisait entendre.<br />

Une pâ<strong>le</strong>ur légère venait alors c<strong>ou</strong>vrir son visage et son regard<br />

se portait involontairement vers la porte, comme si el<strong>le</strong> eût<br />

craint de voir une apparition désagréab<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> venait de porter sa lorgnette à ses yeux, quand el<strong>le</strong> entendit<br />

frapper légèrement à la porte.<br />

Son regard prit une expression évidente d'inquiétude.<br />

65


— 866 —<br />

— Entrez ! dit-el<strong>le</strong> faib<strong>le</strong>ment.<br />

Ce n'était autre que Thérèse qui, s'approchant timidement<br />

de sa maîtresse, lui dit à voix basse :<br />

— La modiste est là... et il n'y a pas moyen de s'en débarrasser!<br />

— V<strong>ou</strong>s savez, Thérèse, qu'il ne m'est pas possib<strong>le</strong> en ce<br />

moment de...<br />

— C'est ce que je lui ai dit, mais el<strong>le</strong> menace d'écrire<br />

à monsieur <strong>le</strong> comte, si el<strong>le</strong> ne reçoit pas d'argent auj<strong>ou</strong>rd'hui.<br />

— Mais je n'en ai pas en ce moment, et v<strong>ou</strong>s savez que je ne<br />

puis pas en demander maintenant au comte.<br />

— Je pensais que...<br />

— Non, Thérèse !... cela m'est impossib<strong>le</strong>, je lui ai déjà<br />

demandé cinq mil<strong>le</strong> francs il y a huit j<strong>ou</strong>rs, s<strong>ou</strong>s prétexte de<br />

payer la modiste.<br />

— Demandez-en auj<strong>ou</strong>rd'hui, s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> prétexte de payer <strong>le</strong><br />

bij<strong>ou</strong>tier, reprit la femme de chambre, assez fine p<strong>ou</strong>r ne pas<br />

par<strong>le</strong>r de l'emploi que sa maîtresse p<strong>ou</strong>vait avoir fait de ces<br />

cinq mil<strong>le</strong> francs.<br />

— Le bij<strong>ou</strong>tier!... s'écria la comtesse; <strong>le</strong> comte m'a donné<br />

d<strong>ou</strong>ze mil<strong>le</strong> francs, il y a un mois, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> payer.<br />

— Cela va bien ! pensa Thérèse, en jetant <strong>du</strong> côté de la<br />

comtesse, un regard où <strong>le</strong> mépris se mêlait à la pitié.<br />

— Que veux-tu ! reprit la comtesse d'une voix <strong>le</strong>nte et<br />

plaintive.<br />

P<strong>ou</strong>r dire la vérité, son accent et t<strong>ou</strong>t en el<strong>le</strong> exprimait<br />

plutôt la lassitude que l'inquiétude <strong>ou</strong> <strong>le</strong> désespoir.<br />

El<strong>le</strong> semblait ne pas avoir la force de rien faire p<strong>ou</strong>r se tirer<br />

d'embarras.<br />

— Donne-moi un conseil, Thérèse, fit-el<strong>le</strong> après un moment<br />

de si<strong>le</strong>nce.<br />

— Je vais al<strong>le</strong>r tr<strong>ou</strong>ver la modiste et lui dire qu'el<strong>le</strong> rece-


- 867 —<br />

vra de l'argent demain dans la matinée, ensuite madame la<br />

comtesse écrira quelques lignes à.,.<br />

_ Non, non !... pas cela!... fit la comtesse avec une vivacité<br />

qui ne lui était pas habituel<strong>le</strong>.<br />

— Cependant madame la comtesse sait que cela a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

réussi !<br />

— Cela ne peut pas se faire auj<strong>ou</strong>rd'hui, Thérèse, il faut<br />

tr<strong>ou</strong>ver autre chose.<br />

— Je ne tr<strong>ou</strong>ve rien... <strong>Les</strong> bij<strong>ou</strong>x de madame la comtesse<br />

sont engagés depuis quinze j<strong>ou</strong>rs!<br />

— Oui, à part ceux qui me sont indispensab<strong>le</strong>s !... si <strong>le</strong> comte<br />

allait s'apercevoir!... Cette pensée me fait tremb<strong>le</strong>r!<br />

— Madame la comtesse voit donc bien qu'il n'y a pas d'autre<br />

moyen !<br />

— Je ne vois pas comment je puis me sortir d'embarras !<br />

La conversation fut interrompue par un c<strong>ou</strong>p de sonnette<br />

brusque et vio<strong>le</strong>nt.<br />

La comtesse et Thérèse se jetèrent un c<strong>ou</strong>p-d'oeil et la<br />

femme se précipita au dehors afin de voir ce que c'était.<br />

El<strong>le</strong> revint presque aussitôt avec la figure t<strong>ou</strong>te b<strong>ou</strong><strong>le</strong>versée.<br />

— C'est <strong>le</strong> bij<strong>ou</strong>tier! fit-el<strong>le</strong> d'un air consterné.<br />

— Grand Dieu! <strong>le</strong> bij<strong>ou</strong>tier? que faire! que<br />

devenir ?<br />

Et el<strong>le</strong> se c<strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong> visage de ses deux mains.<br />

— Il faut que madame la comtesse se décide, dit Thérèse,<br />

l'heure <strong>du</strong> déjeuner de monsieur <strong>le</strong> comte approche et ces gens<br />

ne veu<strong>le</strong>nt pas s'en al<strong>le</strong>r.<br />

— Allons, puisqu'il <strong>le</strong> faut! dit la comtesse d'un air<br />

déc<strong>ou</strong>ragé, j'écrirai, mais va dire à ces gens qu'il faut<br />

qu'ils se tranquillisent et prennent patience jusqu'à demain...<br />

demain, avant midi, ils auront de l'argent, mais éloigne<strong>le</strong>s!


-868-<br />

Sans répondre un mot, Thérèse sortit rapidement, et on<br />

entendit des voix qui parlaient avec vivacité.<br />

Ces voix se rapprochaient et des bruits de pas se faisaient<br />

entendre dans l'antichambre.<br />

La comtesse avait <strong>le</strong>s yeux fixés sur la porte qui s'<strong>ou</strong>vrit<br />

bientôt p<strong>ou</strong>r donner passage au bij<strong>ou</strong>tier qui entra sans façon,<br />

<strong>le</strong> chapeau sur la tète.<br />

La modiste, plus timide que cet homme, s'était enhardie en<br />

<strong>le</strong> voyant entrer ainsi dans <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>doir de la comtesse et el<strong>le</strong> se<br />

glissa après lui.<br />

La comte ;se ne put s'empêcher d'épr<strong>ou</strong>ver une sorte d'effroi<br />

en voyant s'avancer ces deux. personnages.<br />

Néanmoins el<strong>le</strong> ne fit pas un m<strong>ou</strong>vement p<strong>ou</strong>r se <strong>le</strong>ver.<br />

Thérèse, qui ne perdait pas son sang-froid, alla fermer la<br />

porte qui communiquait avec la chambre à c<strong>ou</strong>cher, de peur<br />

que <strong>le</strong> comte n'entrât de ce côté.<br />

Le bij<strong>ou</strong>tier s'était avancé jusque vers <strong>le</strong> fauteuil dans <strong>le</strong>quel<br />

était assise la comtesse.<br />

Sans saluer et gardant ses deux mains dans ses poches, il<br />

commença à dire d'une voix brusque :<br />

— Eh bien !... madame la comtesse, où est mon argent?<br />

— Monsieur Berger... v<strong>ou</strong>lut commencer la comtesse.<br />

Mais <strong>le</strong> bij<strong>ou</strong>tier ne la laissa pas continuer.<br />

— Où est mon argent?... voilà ce que je v<strong>ou</strong>s demande,<br />

reprit-il en haussant la voix. Voici bientôt quatre mois que v<strong>ou</strong>s<br />

me faites revenir t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs sans que je puisse voir un centime<br />

de ce que v<strong>ou</strong>s me devez!... mais maintenant ma patience<br />

est à b<strong>ou</strong>t et j'entends que v<strong>ou</strong>s me régliez mes factures qui<br />

se montent à plus de vingt mil<strong>le</strong> francs.<br />

— Ma femme de chambre doit v<strong>ou</strong>s avoir dit...<br />

— Eh ! que, me fait votre femme de chambre !... Je veux que<br />

v<strong>ou</strong>s me disiez v<strong>ou</strong>s-même ce que v<strong>ou</strong>s entendez faire et Si<br />

v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z encore pendant longtemps me prendre p<strong>ou</strong>r un<br />

imbéci<strong>le</strong> !


— 869 —<br />

— Monsieur Berger, je ne puis pas v<strong>ou</strong>s payer auj<strong>ou</strong>r­<br />

d'hui !<br />

— Pas auj<strong>ou</strong>rd'hui, ni hier, et demain pas davantage ! Et<br />

cela veut se dire distingué 1<br />

— Monsieur !..<br />

— Allons donc !... On n'achète pas des diamants quand on<br />

ne peut pas <strong>le</strong>s payer!... reprit <strong>le</strong> bij<strong>ou</strong>tier qui s'irritait en<br />

parlant il est faci<strong>le</strong> défaire la comtesse quand on ne paye rien,<br />

ni bij<strong>ou</strong>x, ni toi<strong>le</strong>ttes !<br />

En disant ces dernières paro<strong>le</strong>s il avait jeté un regard vers la<br />

modiste, qui s'était timidement avancée et qui se tenait un peu<br />

en arrière <strong>du</strong> fauteuil de la comtesse.<br />

Voyant qu'el<strong>le</strong> entrait en scène, el<strong>le</strong> s'avança un peu et dit<br />

d'un ton sarcastique :<br />

— Monsieur Berger a parfaitement raison; dans de pareil<strong>le</strong>s<br />

conditions, je serais comtesse t<strong>ou</strong>t comme une autre.<br />

La comtesse finit cependant par se <strong>le</strong>ver, et jetant un regard<br />

hautain sur ses deux interlocuteurs el<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur dit :<br />

— Modérez-v<strong>ou</strong>s, je v<strong>ou</strong>s prie,... demain v<strong>ou</strong>s aurez votre<br />

argent !<br />

— C'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la même chose : fit <strong>le</strong> bij<strong>ou</strong>tier.<br />

La modiste répéta <strong>le</strong>s mêmes paro<strong>le</strong>s.<br />

— En effet, c'est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la même chose, dit-el<strong>le</strong>.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s en donne ma paro<strong>le</strong>,... ma paro<strong>le</strong> d'honneur ! dit<br />

la comtesse.<br />

— Eh bien! reprit <strong>le</strong> bij<strong>ou</strong>tier, je veux encore une fois attendre<br />

jusqu'à demain...mais à mon t<strong>ou</strong>r, madame la comtesse<br />

je v<strong>ou</strong>s donne ma paro<strong>le</strong> d'honneur que c'est la dernière<br />

fois.<br />

— Si demain v<strong>ou</strong>s me faîtes venir p<strong>ou</strong>r rien...<br />

— Monsieur, fit fièrement la comtesse, v<strong>ou</strong>s avez ma paro<strong>le</strong><br />

d'honneur !<br />

— A quoi me sert votre paro<strong>le</strong> d'honneur!... C'est de l'argent<br />

qu'il me faut !


— 870 —<br />

— Demain, v<strong>ou</strong>s en aurez ! et maintenant je v<strong>ou</strong>s prie de<br />

me laisser.<br />

— Je pars... demain, à deux heures après-midi, je serai ici<br />

et si mon argent n'est pas prêt je v<strong>ou</strong>s préviens que je m'adresse<br />

immédiatement à monsieur <strong>le</strong> comte ; je lui demanderai comment<br />

il peut se faire que la comtesse de Saint-Etienne, qui est<br />

riche, considérée, qui est reçue à la c<strong>ou</strong>r, soit obligée de faire<br />

des dettes.<br />

— Eloignez-v<strong>ou</strong>s, je v<strong>ou</strong>s prie, répéta la comtesse en jetant<br />

un regard inquiet vers la pen<strong>du</strong><strong>le</strong> dorée, qui était sur la cheminée.<br />

— Je pars, mais je reviendrai demain, dit <strong>le</strong> bij<strong>ou</strong>tier en<br />

portant la main à son chapeau.<br />

Puis il se dirigea vers la porte.<br />

La modiste <strong>le</strong> suivit après avoir dit à la comtesse :<br />

— V<strong>ou</strong>s ne m'<strong>ou</strong>blierez pas, madame la comtesse, autrement<br />

je me verrai forcée de remettre votre facture à monsieur<br />

<strong>le</strong> comte.<br />

Quand la porte se fut refermée sur ces deux importuns visiteurs,<br />

la comtesse se <strong>le</strong>va et alla s'asseoir devant un élégant<br />

secrétaire en bois de rose.<br />

El<strong>le</strong> prit une plume, une feuil<strong>le</strong> de papier à <strong>le</strong>ttre parfumé<br />

et écrivit rapidement quelques mots.<br />

El<strong>le</strong> plia ensuite la feuil<strong>le</strong> de papier, la mit dans une enveloppe<br />

qu'el<strong>le</strong> cacheta.<br />

Puis el<strong>le</strong> prit la plume p<strong>ou</strong>r écrire l'adresse, mais el<strong>le</strong> se<br />

retint.<br />

— Non, dit-el<strong>le</strong> à demi-voix, il vaut mieux qu'il n'y ait pas<br />

d'adresse.<br />

— Tu la porteras toi-même, aj<strong>ou</strong>ta-t-el<strong>le</strong> en s'adressant à la<br />

femme de chambre, et tu la lui remettras à lui-même.<br />

— Oui, madame.<br />

— Tu comprends bien, n'est-ce pas?... à lui-même, répéta<br />

la comtesse en insistant.


— 871 —<br />

— Et si je ne <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>ve pas ehez lui ?<br />

— Tu attendras aussi longtemps qu'il faudra;... il faut qu'il<br />

ait ce bil<strong>le</strong>t auj<strong>ou</strong>rd'hui sans faute !... Tu peux partir t<strong>ou</strong>t de<br />

suite et m'enverras Annette p<strong>ou</strong>r me coiffer.<br />

— Je vais, madame la comtesse.<br />

Thérèse se dirigea vers la porte et el<strong>le</strong> allait sortir quand el<strong>le</strong><br />

s'arrêta et revint vers sa maîtresse, qui s'était rassise dans son<br />

fauteuil.<br />

El<strong>le</strong> se pencha à l'oreil<strong>le</strong> de la comtesse, et lui dit t<strong>ou</strong>t<br />

bas:<br />

— Madame la comtesse n'a pas <strong>ou</strong>blié...<br />

— Quoi donc ?<br />

— N<strong>ou</strong>s sommes auj<strong>ou</strong>rd'hui jeudi.<br />

— Eh bien ?<br />

Thérèse baissa encore la voix et murmura à l'oreil<strong>le</strong> de la<br />

cemtesse :<br />

— C'est cette nuit que la femme doit venir.<br />

— Grand Dieu!... je l'avais <strong>ou</strong>blié !... avec t<strong>ou</strong>s ces s<strong>ou</strong>cis!...<br />

fit la comtesse qui avait subitement pâli.<br />

— Je l'avais rappelé à madame la comtesse hier soir.<br />

— C'est possib<strong>le</strong> ! reprit la comtesse, mais j'ai tel<strong>le</strong>ment de<br />

préoccupations, je suis dans une position tel<strong>le</strong> que je ne sais<br />

miment pas comment en sortir!... je n'ose pas même y<br />

penser.<br />

El<strong>le</strong> garda un moment de si<strong>le</strong>nce, puis el<strong>le</strong> demanda :<br />

— A quel<strong>le</strong> heure doit venir cette femme ?<br />

— A une heure après minuit.<br />

— Si tard?<br />

— Je n'ai pas osé la faire venir de meil<strong>le</strong>ure heure, répondit<br />

Thérèse; madame la comtesse sait que monsieur <strong>le</strong> comte<br />

reçoit ce soir quelques invités dans son appartement.<br />

— C'est vrai !<br />

— Et il se p<strong>ou</strong>rrait que <strong>le</strong> hasard fasse t<strong>ou</strong>t déc<strong>ou</strong>vrir, ce<br />

qu'il faut éviter.


— 872 -<br />

— J'en m<strong>ou</strong>rrais si on venait à <strong>le</strong> savoir! balbutia la comtesse<br />

dont la pâ<strong>le</strong>ur avait augmenté et qui frissonna à cette<br />

seu<strong>le</strong> pensée;... <strong>le</strong> comte me tuerait !... je <strong>le</strong> connais,., il est<br />

emporté... sa fureur n'a pas de bornes.<br />

— Le s<strong>ou</strong>per est commandé p<strong>ou</strong>r minuit, et quand <strong>le</strong>s invi­<br />

tés de monsieur <strong>le</strong> comte seront à tab<strong>le</strong>, la femme p<strong>ou</strong>rra venir<br />

sans grand danger d'être vue.<br />

— Tu la feras entrer dans ta chambre, Thérèse, et tu l'y<br />

garderas jusqu'à ce que je te sonne.<br />

— Oui, madame, et maintenant je vais porter ce bil<strong>le</strong>t,<br />

La femme de chambre allait sortir, tenant à la main <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t<br />

de la comtesse, quand la porte s'<strong>ou</strong>vrit et <strong>le</strong> comte parut sur<br />

<strong>le</strong> seuil.<br />

Un homme, jeune encore et inconnu de la comtesse, l'accompagnait.<br />

La comtesse frémît.<br />

Son ép<strong>ou</strong>x n'avait pas l'habitude de passer par cette porte,<br />

qui donnait sur l'escalier de service.<br />

Ne p<strong>ou</strong>vait-il pas avoir rencontré <strong>le</strong> bij<strong>ou</strong>tier et la modiste<br />

?<br />

El<strong>le</strong> espéra cependant avoir échappé à ce danger.<br />

Le comte s'avança vers el<strong>le</strong>, un s<strong>ou</strong>rire tendre et affectueux<br />

sur <strong>le</strong>s lèvres.<br />

La comtesse, faisant un effort sur el<strong>le</strong>-même, lui tendit la<br />

main en s<strong>ou</strong>riant.<br />

Cependant un observateur attentif eût pu remarquer que <strong>le</strong><br />

comte en entrant avait remarqué d'un œil s<strong>ou</strong>pçonneux que la<br />

femme de chambre avait, en <strong>le</strong> voyant, vivement caché une<br />

<strong>le</strong>ttre qu'el<strong>le</strong> tenait à la main.<br />

— Ma chère amie ! fit galammant <strong>le</strong> comte en baisant la<br />

main que sa femme lui tendait, tu v<strong>ou</strong>dras bien n<strong>ou</strong>s excuser<br />

si n<strong>ou</strong>s entrons ainsi sans n<strong>ou</strong>s faire annoncer !... je veux <strong>le</strong><br />

présenter un ami,... <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>rmann,... qui arrive d'Al<strong>le</strong>­<br />

magne.


— 873 —<br />

La comtesse qui avait gardé dans la sienne la main <strong>du</strong> comte<br />

l'attira vers el<strong>le</strong> et <strong>le</strong> baisa sur <strong>le</strong> front en lui disant d'un air<br />

affectueux !<br />

— Mon cher Armand! .. tu es t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>le</strong> bienvenu, ainsi<br />

que tes amis !<br />

Et en prononçant ces dernières paro<strong>le</strong>s, el<strong>le</strong> adressa un gracieux<br />

s<strong>ou</strong>rire au baron.<br />

— Tu sais, ma chère amie, reprît <strong>le</strong> comte, que je réunis<br />

quelques amis ce soir dans mon appartement de garçon?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te !<br />

— Eh bien !... m'est-il permis de demander à ma chère<br />

femme de v<strong>ou</strong>loir bien venir présider ce petit s<strong>ou</strong>per? demanda<br />

<strong>le</strong> comte en s'appuyant sur <strong>le</strong> dossier <strong>du</strong> fauteuil où la comtesse<br />

était à demi-c<strong>ou</strong>chée.<br />

La comtesse fut saisie en entendant cette invitation de son<br />

ép<strong>ou</strong>x. El<strong>le</strong> savait qu'il ne lui était pas permis de refuser sans<br />

exciter la colère <strong>du</strong> comte, et d'un autre côté, il fallait absolument<br />

qu'el<strong>le</strong> vit la femme qui devait venir pendant la<br />

nuit.<br />

Que faire?<br />

— Ce serait avec un véritab<strong>le</strong> plaisir, mon cher Armand, repondit<br />

la comtesse ; mais la migraine me....<br />

— Oh ! fit <strong>le</strong> comte en interrompant sa femme, cette migraine<br />

a <strong>le</strong> temps de passer d'ici là.<br />

Puis se penchant sur la comtesse et lui posant un baiser sur<br />

<strong>le</strong> front il dit à voix basse :<br />

— Petit serpent ! obéis !....<br />

— N'est-ce pas, ma chère amie, aj<strong>ou</strong>ta-t-il à haute voix.<br />

La pauvre femme essaya de s<strong>ou</strong>rire et répondit avec effort:<br />

— Je me reposerai afin de p<strong>ou</strong>voir recevoir tes amis comme<br />

ils <strong>le</strong> méritent.<br />

Puis s'adressant à l'étranger el<strong>le</strong> lui demanda :<br />

— Etes-v<strong>ou</strong>s depuis longtemps à Paris, monsieur <strong>le</strong> baron ?


— 874—<br />

— Depuis une semaine à peine, madame la comtesse, repondit<br />

<strong>le</strong> baron, et j'arrive directement de Berlin.<br />

— De Berlin ! s'écria la comtesse. Par<strong>le</strong>z moi un peu de<br />

votre pays, je v<strong>ou</strong>s en prie ; v<strong>ou</strong>s ne sauriez croire, monsieur<br />

<strong>le</strong> baron, combien je m'intéresse à l'Al<strong>le</strong>magne !<br />

— Oh ! madame la comtesse, v<strong>ou</strong>s nie surprenez!.... cet<br />

intérêt de la part d'une Parisienne est t<strong>ou</strong>t à fait étonnant!<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi donc, monsieur <strong>le</strong> baron ?<br />

— Mais, madame la comtesse, t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment parce que<br />

<strong>le</strong>s Parisiens, en général, n'aiment guère la froideur ni la l<strong>ou</strong>rdeur<br />

des al<strong>le</strong>mands.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez, monsieur <strong>le</strong> baron, fit à son t<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />

comte ; il y a longtemps que <strong>le</strong> préjugé qui existait en France<br />

contre vos compatriotes est détruit ; je v<strong>ou</strong>s assure que n<strong>ou</strong>s<br />

avons maintenant beauc<strong>ou</strong>p de sympathie p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands<br />

et particulièrement p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s Prussiens.<br />

— Ce que v<strong>ou</strong>s me dites là me fait plaisir, répondit <strong>le</strong> baron<br />

Kel<strong>le</strong>rmann d'un air froid et réservé.<br />

— On s'intéresse éga<strong>le</strong>ment beauc<strong>ou</strong>p à l'Al<strong>le</strong>magne à la<br />

c<strong>ou</strong>r, et je suis persuadé qu'on me saura gré de v<strong>ou</strong>s y présenter.<br />

— Ne veux-tu pas aussi présenter monsieur <strong>le</strong> baron à la<br />

princesse Mathilde? demanda la comtesse à son mari.<br />

— Certainement j'en ai, <strong>du</strong> reste, déjà reçu la permission<br />

de la princesse el<strong>le</strong>-même, et j'aurai cet honneur à la<br />

première soirée qu'el<strong>le</strong> donnera.<br />

— Quand sera-ce ?<br />

— Après demain, je pense;... v<strong>ou</strong>s serez libre ce j<strong>ou</strong>r-là,<br />

n'est-ce pas, monsieur <strong>le</strong> baron ?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te, monsieur <strong>le</strong> comte, et je v<strong>ou</strong>s suis très-reconnaissant,<br />

car je suppose qu'il ne doit pas être très-faci<strong>le</strong> d'obtenir<br />

l'entrée des salons de la princesse.<br />

— Cela n'est pas aussi diffici<strong>le</strong> que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rriez <strong>le</strong> croire.<br />

a princesse Mathilde est une personne très-affab<strong>le</strong> et t<strong>ou</strong>t ce


— 875 -<br />

qui se distingue par <strong>le</strong> ta<strong>le</strong>nt, la science, l'esprit, est sûr de<br />

tr<strong>ou</strong>ver auprès d'el<strong>le</strong> un excel<strong>le</strong>nt accueil.<br />

Le baron Kel<strong>le</strong>rmann se <strong>le</strong>va et dit à la comtesse en lui<br />

baisant la main.<br />

— Aurai-je l'honneur de v<strong>ou</strong>s revoir ce soir, madamer la<br />

comtesse ?<br />

— Certainement, monsieu <strong>le</strong> baron, d'ici là ma migraine<br />

sera dissipée et je p<strong>ou</strong>rrais sans d<strong>ou</strong>te consacrer ma soirée à<br />

une aussi aimab<strong>le</strong> compagnie.<br />

Le comte de St-Etienne accompagna <strong>le</strong> baron al<strong>le</strong>mand jusqu'à<br />

la porte de l'antichambre où il prit congé de lui en lui<br />

serrant cordia<strong>le</strong>ment la main.<br />

Un instant après <strong>le</strong> comte rentrait dans <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>doir de la<br />

comtesse qui était restée sur son fauteuil et dont <strong>le</strong> regard<br />

prit une expression d'inquiétude quand el<strong>le</strong> vit rentrer son<br />

mari.<br />

— Tu viendras à ce s<strong>ou</strong>per je pense ! fit <strong>le</strong> comte d'un air<br />

brusque.<br />

— Oui,.... il <strong>le</strong> faut bien ! répondit la comtesse qui aurait bien<br />

v<strong>ou</strong>lu que l'entretient en restât là.<br />

El<strong>le</strong> aurait désiré être seu<strong>le</strong> ; el<strong>le</strong> avait besoin de repos<br />

et el<strong>le</strong> voyait que <strong>le</strong> comte n'était pas de bonne humeur.<br />

El<strong>le</strong> reconnaissait cela aux veines gonflées de son front et<br />

à l'impression fièvreuse avec laquel<strong>le</strong> il mordait sa m<strong>ou</strong>stache.<br />

Comme beauc<strong>ou</strong>p d'hommes blonds, <strong>le</strong> comte de St-Etienne<br />

paraissait être d'une humeur d<strong>ou</strong>ce et plutôt nonchalante,<br />

mais il avait un tempérament b<strong>ou</strong>illant et passionné qui<br />

l'emportait parfois plus loin qu'il n'aurait v<strong>ou</strong>lu.<br />

La comtesse, avec sa nature f<strong>le</strong>gmatique et paresseuse,<br />

el<strong>le</strong>, p<strong>ou</strong>r qui chaque m<strong>ou</strong>vement un peu vif était un effort,<br />

Pénib<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> tremblait t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fois qu'el<strong>le</strong> devait rester<br />

en tête à tête avec <strong>le</strong> comte ; el<strong>le</strong> savait que s'il paraissait


— 876 -<br />

aimab<strong>le</strong>, galant et empressé p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> quand il y avait <strong>du</strong><br />

monde, il ne se gênait nul<strong>le</strong>ment quand ils étaient seuls.<br />

Le comte avait commencé à être ainsi dans la première<br />

année de <strong>le</strong>ur mariage; mais depuis quelque temps, la comtesse<br />

qui ne se sentait pas la conscience bien pure ne p<strong>ou</strong>vait<br />

plus supporter la présence de son ép<strong>ou</strong>x.<br />

— Il <strong>le</strong> faut bien! répéta <strong>le</strong> comte d'un air ironique- sans<br />

d<strong>ou</strong>te, il <strong>le</strong> faut!... malgré cette migraine qui a l'air de cacher<br />

t<strong>ou</strong>t autre chose.<br />

— Ne m'est-il donc pas permis d'être indisposée?<br />

— Ne mens pas!... Crois-tu donc que je n'aie pas vu <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t<br />

d<strong>ou</strong>x que Thérèse avait dans sa main?<br />

— Armand!... bégaya la comtesse.<br />

— Assez!... Tu sais que j'ai longtemps feint de ne rien<br />

voir!.... Ce 'n'est pas à cause de toi,.... que je p<strong>ou</strong>rrais écraser<br />

comme un ver!.... C'est à cause de lui.... que je dois ménager,<br />

parce que <strong>le</strong>s circonstances me l'ont ren<strong>du</strong> nécessaire, parce<br />

que j'ai besoin de lui p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir conserver la position<br />

que j'occupe!... c'est p<strong>ou</strong>r cela que j'ai jusqu'à présent fermé<br />

<strong>le</strong>s yeux.<br />

— Tu sais que je ne <strong>le</strong> vois plus, répondit la comtesse, effrayée<br />

de voir son ép<strong>ou</strong>x aborder ce sujet;.... je ne <strong>le</strong> vois plus<br />

si ce n'est en ta présence ; car, malgré ta jal<strong>ou</strong>sie, tu l'amènes<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs ici !<br />

— Parce qu'il <strong>le</strong> faut!... Je ne puis pas négliger Beauf<strong>le</strong>ury<br />

ni m'en faire un ennemi, parce qu'il connait trop de mes<br />

secrets et de ceux <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>vernement. S'il se détachait de moi,<br />

s'il trahissait un seul de mes secrets, je serais per<strong>du</strong>!<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi reviens-tu sur ce chapitre? demanda la comtesse<br />

en voyant l'agitation de son ép<strong>ou</strong>x ; il était convenu qu'il<br />

qu'il n'en serait plus question et tu m'avais promis....<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te, parce que tu avais de ton côté promis<br />

d'abandonner ces relations et tu m'avais juré que t<strong>ou</strong>t était<br />

fini entre v<strong>ou</strong>s et que t<strong>ou</strong>t s'était borné à l'échange de ces


— 877 —<br />

quelques <strong>le</strong>ttres sentimenta<strong>le</strong>s qui tombèrent entre mes<br />

mains.<br />

_ C'était la vérité ! s'écria la comtesse dont <strong>le</strong> visage pâ<strong>le</strong><br />

et attéré et <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> dénotaient visib<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> sentiment de<br />

sa culpabilité.<br />

— Tu mens !.... reprit <strong>le</strong> comte avec vio<strong>le</strong>nce ; je <strong>le</strong> sens, ta<br />

me trahis !<br />

— Ta jal<strong>ou</strong>sie te crée des chimères.<br />

— Tant mieux p<strong>ou</strong>r toi, si ce ne sont que des chimères,<br />

mais malheur à toi, si j'apprends que tu m'aies trompé !<br />

— Je te jure... balbutia la comtesse.<br />

— Assez!.... je n'ai que faire de tes serments ! ... je n'y crois<br />

pas!<br />

— Armand !<br />

— Je ne puis croire aux serments d'une b<strong>ou</strong>che qui m'a si<br />

s<strong>ou</strong>vent trompé !<br />

— Et toi, Armand, as-tu t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs été sincère à mon égard ?<br />

fit la jeune femme en <strong>le</strong> regardant fixement;... N'as-tu rien à<br />

te reprocher ?<br />

— Moi!... à ton égard?.... Non!.... je vis comme t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong><br />

monde et l'on ne peut pas exiger d'un homme qu'il mène la<br />

vie retirée d'un ermite!.... Je ne me suis, <strong>du</strong> reste, jamais<br />

donné p<strong>ou</strong>r un modè<strong>le</strong> de vertu !.... Et si je me distrais, si, par<br />

ci par là, je fais une c<strong>ou</strong>r passagère à une femme, cela ne<br />

te cause aucun préjudice, cela ne diminue en rien ton honneur,<br />

ta réputation, la considération dont tu j<strong>ou</strong>is aux yeux<br />

<strong>du</strong> monde.<br />

En parlant <strong>le</strong> comte n'avait pas cessé de marcher à grands<br />

pas.<br />

Il s'arrêta s<strong>ou</strong>dain devant la comtesse, la fixa d'un air c<strong>ou</strong>rr<strong>ou</strong>cé<br />

et continua d'une voix emportée :<br />

— Tandis que toi... avec cette fol<strong>le</strong> équipée avec Beauf<strong>le</strong>ury,<br />

tu m'as ren<strong>du</strong> ridicu<strong>le</strong> aux yeux de t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde !....<br />

Tu as dépensé des sommes fabu<strong>le</strong>uses sans que j'aie ja-


— 878 —<br />

mais pu savoir où cet argent avait passé; tu te mets en<br />

travers de t<strong>ou</strong>s mes plans et tu récompenses de la plus<br />

noire ingratitude t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s sacrifices que j'ai faits p<strong>ou</strong>r<br />

toi!<br />

— Des sacrifices?... v<strong>ou</strong>lut dire la comtesse.<br />

— Oui, des sacrifices ! répéta <strong>le</strong> comte; faut-il donc que je<br />

te rappel<strong>le</strong> où et comment je t'ai connue ? Dois-je te faire s<strong>ou</strong>venir<br />

que je t'ai tirée de la b<strong>ou</strong>e ?...<br />

— Ce n'est ni nob<strong>le</strong>, ni généreux de ta part de me reprocher<br />

un passé dont je ne suis pas responsab<strong>le</strong> ! Tu savais<br />

p<strong>ou</strong>rquoi tu m'ép<strong>ou</strong>sais !<br />

— Oui! parce que j'étais un f<strong>ou</strong>, et que je croyais<br />

p<strong>ou</strong>voir compter sur la reconnaissance d'une femme! J'espérais<br />

que tu reconnaîtrais ma générosité et que tu saurais<br />

gré de l'existence honorab<strong>le</strong>, enviée, luxueuse, que je te donnais,<br />

je pensais que tu m'aiderais à mettre mes projets à<br />

exécution ! Mais non, au lieu de cela, tu suis ton caprice,<br />

tu chasses <strong>le</strong>s personnages que je v<strong>ou</strong>drais voir s'attacher à toi<br />

afin de p<strong>ou</strong>voir <strong>le</strong>s dominer, tandis que tu te jettes à la tète de<br />

gens qui me détestent et que je hais !<br />

— Voyons,... franchement,... que faut-il que je fasse?<br />

— Il faut te défaire de ton opiniâtreté ; il faut que tu<br />

deviennes sérieuses une bonne fois!.... et que tu mettes de<br />

côté <strong>le</strong>s aventures galantes !.... Ne peux-tu donc enfin prendre<br />

la vie par <strong>le</strong> côté pratique Si tu <strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lais tu p<strong>ou</strong>rrais<br />

enjô<strong>le</strong>r certains personnages dont tu finirais par faire tes<br />

esclaves, ce serait un moyen p<strong>ou</strong>r arriver à <strong>le</strong>s avoir en mon<br />

p<strong>ou</strong>voir !<br />

— Tu tr<strong>ou</strong>ves de tel<strong>le</strong>s maximes compatib<strong>le</strong>s avec ton<br />

honneur? fit avec amertume la comtesse, qui, cependant,<br />

n'osait pas manifester plus <strong>ou</strong>vertement ce qu'el<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>vait.<br />

— Tu es une fol<strong>le</strong>!.. . tu as une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de préjugés aussi<br />

absurdes <strong>le</strong>s uns que <strong>le</strong>s autres !.... on peut très bien faire son


— 879 —<br />

esclave d'un homme sans p<strong>ou</strong>r cela lui être s<strong>ou</strong>mis.... faut-il<br />

donc que ce soit moi qui t'enseigne <strong>le</strong>s ruses féminines?....<br />

Éc<strong>ou</strong>te-moi, et prends note de mes paro<strong>le</strong>s, il s'agit maintenant<br />

<strong>du</strong> baron que je t'ai présenté t<strong>ou</strong>t à l'heure.<br />

- Ce baron al<strong>le</strong>mand ?<br />

- Lui-même... il est porteur de <strong>le</strong>ttres de crédit des premières<br />

famil<strong>le</strong>s de Berlin et mes agents dans cette vil<strong>le</strong> me <strong>le</strong><br />

signa<strong>le</strong>nt d'un façon t<strong>ou</strong>te spécia<strong>le</strong>.<br />

- Encore de la politique !...<br />

- Oui et v<strong>ou</strong>s autres femmes n'y comprenez absolument<br />

rien !.... qu'est-ce que cela peut te faire ?.... Le<br />

« cabinet noir » sait de bonne s<strong>ou</strong>rce que <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>rman<br />

ne vient pas à Paris p<strong>ou</strong>r se distraire, comme il <strong>le</strong> dit, et il<br />

s'agit de l'apprivoiser, parce qu'il est défiant et ce ne sera pas<br />

faci<strong>le</strong> d'arriver à connaître <strong>le</strong> but secret de son voyage,<br />

c'est cependant ce que l'empereur attend de mon habi<strong>le</strong>té ;<br />

tu comprends qu'il ne faut pas que cette attente soit déçue,<br />

et c'est toi seu<strong>le</strong> qui, par ta beauté et ton habi<strong>le</strong>té, peux exciter<br />

un peu ce f<strong>le</strong>gmatique al<strong>le</strong>mand et <strong>le</strong> faire sortir de sa taciturnité...<br />

Une fois qu'il sera pris par <strong>le</strong> cœur il ne sera pas diffici<strong>le</strong><br />

d'avoir son secret.<br />

- Quel<strong>le</strong> intrigue affreuse !<br />

- Oh!... je t'en prie!... pas de grands mots!... Je désire que<br />

tu m'aides à exécuter ce plan et dès ce soir je veux te voir à<br />

l'œuvre... Je crois avoir remarqué que tu a fait quelque impression<br />

sur <strong>le</strong> baron, il faut en profiter!... surt<strong>ou</strong>t ne va pas<br />

me trahir! Du reste je serai là et je veil<strong>le</strong>rai... malheur à toi si<br />

lu ne suis pas mes paro<strong>le</strong>s!... tu me connais!... garde-toi donc<br />

de me désobéir !<br />

Et sans aj<strong>ou</strong>ter un mot <strong>le</strong> comte de St-Etienne sortit <strong>du</strong><br />

b<strong>ou</strong>doir en refermant vio<strong>le</strong>mment la porte derrière lui.<br />

La comtesse resta seu<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va, alla à son secrétaire, <strong>ou</strong>vrit un tiroir secret et


— 880 —<br />

en tira un petit flacon de cristal noir qu'el<strong>le</strong> considéra pendant<br />

un moment en si<strong>le</strong>nce.<br />

Puis el<strong>le</strong> <strong>le</strong> remit dans <strong>le</strong> tiroir en frissonnant,<br />

— Oh!... fit-el<strong>le</strong> à demi-voix, si j'avais assez de c<strong>ou</strong>rage<br />

p<strong>ou</strong>r mettre fin à cette misérab<strong>le</strong> existence!... mais non. je<br />

suis trop lâche!... j'ai peur de la mort !... je n'ai pas <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage<br />

d'ava<strong>le</strong>r <strong>le</strong> poison et de mettre ainsi un terme à cette vie<br />

ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>!... oh! mon Dieu! sauvez-moi!... venez à mon<br />

sec<strong>ou</strong>rs.<br />

Et el<strong>le</strong> retomba dans son fauteuil en sanglotant.<br />

Maintenant qu'el<strong>le</strong> était seu<strong>le</strong> el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait donner un libre<br />

c<strong>ou</strong>rs à ses larmes!... el<strong>le</strong> n'avait plus besoin de feindre ni de<br />

j<strong>ou</strong>er la comédie.<br />

CHAPITRE XXVII<br />

Le sorcier de la rue St Antoine.<br />

Il était environ six heures <strong>du</strong> soir.<br />

Un certain nombre de voitures étaient arrêtées devant un<br />

hôtel de la rue St-Antoine.<br />

Cependant il n'y avait ni bal ni soirée dans cette maison<br />

dont <strong>le</strong>s fenêtres restaient sombres et d'où ne sortait aucun bruit<br />

de musique <strong>ou</strong> de conversations.<br />

<strong>Les</strong> personnes qui étaient descen<strong>du</strong>es de voiture p<strong>ou</strong>r péné


— 881 —<br />

trer dans cet hôtel ne portaient pas de brillantes toi<strong>le</strong>ttes, au<br />

contraire, car, <strong>le</strong>s dames surt<strong>ou</strong>t, avaient la plupart <strong>le</strong> visage<br />

caché par un voi<strong>le</strong> impénétrab<strong>le</strong> et ces personnes étaient entrées<br />

dans cette maison comme si el<strong>le</strong>s se rendaient à un conciliabu<strong>le</strong><br />

nocturne.<br />

Quel était donc <strong>le</strong> but de t<strong>ou</strong>tes ces visites?<br />

Cette maison était habitée par l'Indien Sidi-Addar, que n<strong>ou</strong>s<br />

avons présenté au <strong>le</strong>cteur dans un chapitre précédent et que<br />

t<strong>ou</strong>t Paris connaissait déjà s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de « Sorcier de la rue<br />

St-Antoine. »<br />

Il n'était question que des choses surprenantes, extraordinaires<br />

et merveil<strong>le</strong>uses qu'on y avait vues et enten<strong>du</strong>es.<br />

Mais si l'on v<strong>ou</strong>lait avoir des informations plus précises, personne<br />

ne p<strong>ou</strong>vait rien dire, parce que l'Indien posait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

comme condition première que <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce <strong>le</strong> plus absolu serait<br />

gardé sur ses opérations.<br />

Et, chose assez curieuse ! personne, pas même <strong>le</strong>s dames <strong>le</strong>s<br />

plus connues p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur indiscrétion ne rompaient ce si<strong>le</strong>nce et<br />

ne v<strong>ou</strong>laient absolument rien dire si ce n'est que Sidi-Addar<br />

était un homme vraiment extraordinaire.<br />

Il y avait t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs f<strong>ou</strong><strong>le</strong> chez <strong>le</strong> sorcier de la rue St-Antoine.<br />

Des personnes qui venaient, <strong>le</strong>s unes v<strong>ou</strong>laient <strong>le</strong> consulter<br />

sur l'avenir, <strong>le</strong>s autres sur une maladie <strong>ou</strong> une affaire ; chacun<br />

v<strong>ou</strong>lait voir cet homme que l'on disait d<strong>ou</strong>é d'une puissance<br />

mystérieuse, chacun v<strong>ou</strong>lait l'approcher et se rendre compte<br />

par soi-même de ce p<strong>ou</strong>voir merveil<strong>le</strong>ux.<br />

Mais ce n'était pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs chose faci<strong>le</strong>.<br />

L'Indien ne recevait pas t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde et n'était pas visib<strong>le</strong><br />

à t<strong>ou</strong>te heure.<br />

Il traitait ses visiteurs avec un sans-gêne qui augmentait<br />

encore l'enth<strong>ou</strong>siasme.<br />

<strong>Les</strong> personnes qui se présentaient à l'hôtel de l'Indien étaient<br />

66


— 882 —<br />

reçues par un homme qui ne laissait pénétrer que cel<strong>le</strong>s dont<br />

la vue lui inspirait quelque confiance.<br />

Peut-être <strong>le</strong>s personnes auxquel<strong>le</strong>s l'entrée était refusée<br />

avaient-el<strong>le</strong>s <strong>ou</strong>blié qu'il y a une c<strong>le</strong>f qui <strong>ou</strong>vre t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s<br />

portes: la c<strong>le</strong>f d'or.<br />

Quant à cel<strong>le</strong>s qui, au moyen d'un riche p<strong>ou</strong>rboire, avaient<br />

obtenu la faveur de passer <strong>le</strong> seuil de cette maison, el<strong>le</strong>s montaient<br />

un large escalier au haut <strong>du</strong>quel el<strong>le</strong>s étaient reçues par<br />

un nègre avec <strong>le</strong>quel il fallait de n<strong>ou</strong>veau par<strong>le</strong>menter et employer<br />

<strong>le</strong>s mêmes arguments que ceux qui étaient venus à<br />

b<strong>ou</strong>t <strong>du</strong> portier.<br />

Alors un grand pas était fait ; on avait atteint l'antichambre<br />

et l'on p<strong>ou</strong>vait prendre place sur un des canapés de vel<strong>ou</strong>rs<br />

r<strong>ou</strong>ge sombre qui s'y tr<strong>ou</strong>vaient, en attendant de savoir si l'on<br />

p<strong>ou</strong>rrait voir <strong>le</strong> grand homme face à face.<br />

Il y avait deux antichambres, l'une p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s dames et l'autre<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s messieurs.<br />

Chose singulière, Sidi-Addar ne recevait jamais plus de six<br />

personnes par j<strong>ou</strong>r ; ce nombre n'était jamais dépassé.<br />

<strong>Les</strong> six personnes favorisées et qui avaient <strong>le</strong> plus s<strong>ou</strong>vent<br />

dû attendre un temps infini ne devaient habituel<strong>le</strong>ment cette<br />

faveur qu'à la suite d'un large p<strong>ou</strong>rboire glissé dans la main<br />

d'un Nubien au visage hideux et qui paraissait être chargé par<br />

l'Indien des fonctions de factotum.<br />

C'est lui qui venait donner un c<strong>ou</strong>p-d'œil dans <strong>le</strong>s salons<br />

d'attente et qui, après avoir été prendre <strong>le</strong>s ordres de<br />

son maître, revenait p<strong>ou</strong>r désigner <strong>le</strong>s personnes favorisées ce<br />

j<strong>ou</strong>r là et <strong>le</strong>ur distribuer <strong>le</strong>s cartes d'intro<strong>du</strong>ction.<br />

Ceci donnait parfois lieu à une véritab<strong>le</strong> enchère, car l'entrée<br />

<strong>du</strong> sanctuaire n'était possib<strong>le</strong> que quand on possédait une de<br />

ces cartes qui portaient quelques caractères cabalistiques imprimés<br />

en or.<br />

Il arrivait aussi quelquefois que <strong>le</strong> vieux Nubien venait avertir


— 883 —<br />

<strong>le</strong>s personnes rassemblées dans <strong>le</strong>s salons d'attente que son<br />

maître « n'était pas disposé ce j<strong>ou</strong>r là. »<br />

Ces personnes avaient atten<strong>du</strong> la moitié de la j<strong>ou</strong>rnée et<br />

appartenaient presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à la plus haute classe.<br />

On p<strong>ou</strong>vait voir alors des comtes, des marquises, des barons,<br />

des princesses remonter en voiture sans mot dire, s<strong>ou</strong>pirant<br />

de dépit de n'avoir pu voir en tête-à-tête <strong>le</strong> personnage mystérieux.<br />

Ces personnes revenaient <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain attendre <strong>le</strong> bon plaisir<br />

<strong>du</strong> sorcier.<br />

Un soir, un peu avant sept heures, une voiture de remise<br />

avait amené devant l'hôtel de la rue St-Antoine une dame dont<br />

<strong>le</strong> visage était rec<strong>ou</strong>vert d'un voi<strong>le</strong> épais.<br />

El<strong>le</strong> était d'une tail<strong>le</strong> é<strong>le</strong>vée et avait une démarche p<strong>le</strong>ine de<br />

grâce et de majesté.<br />

El<strong>le</strong> portait un costume entièrement noir et de la plus grande<br />

simplicité.<br />

Malgré cela il était faci<strong>le</strong> de voir que cette personne était<br />

p<strong>le</strong>ine de distinction.<br />

El<strong>le</strong> venait sans d<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r la première fois, car après être<br />

descen<strong>du</strong>e de voiture avec précipitation el<strong>le</strong> s'élança vers la<br />

porte de l'hôtel en passant devant <strong>le</strong> portier qui l'arrêta sans<br />

façon en lui disant :<br />

— Un moment, madame, je v<strong>ou</strong>s prie î<br />

— Que me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s ? demanda une voix jeune et<br />

vibrante.<br />

— Je peux v<strong>ou</strong>s demander ce que v<strong>ou</strong>s désirez ! répondit <strong>le</strong><br />

portier d'un ton brusque.<br />

— Je désire voir Sidi-Addar !<br />

— Je ne puis laisser entrer que <strong>le</strong>s personnes dont je connais<br />

<strong>le</strong> nom et la classe à laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong>s appartiennent.<br />

La dame inconnue devait bien connaître <strong>le</strong>s hommes, malgré<br />

la jeunesse que trahissaient la fraîcheur de sa voix et l'élégance<br />

de sa démarche.


— 884 —<br />

Sans aj<strong>ou</strong>ter un mot el<strong>le</strong> tira sa b<strong>ou</strong>rse et mit cinq pièces<br />

d'or dans la main <strong>du</strong> cerbère.<br />

Celui-ci s'inclina profondément,... plus bas encore p<strong>ou</strong>r ramasser<br />

deux pièces d'or que l'inconnue avait laissé tomber<br />

comme par mégarde, et la laissa passer sans plus lui adresser<br />

aucune question.<br />

Arrivée au premier étage, l'inconnue employa auprès <strong>du</strong><br />

nègre <strong>le</strong>s mêmes arguments qui eurent <strong>le</strong> même succès, et pénétra<br />

dans <strong>le</strong> salon d'attente où se tr<strong>ou</strong>vaient déjà réunies une<br />

quinzaine de personnes.<br />

Afin d'éviter <strong>le</strong>s indiscrétions ce salon n'était que très<br />

faib<strong>le</strong>ment éclairé par une lampe suspen<strong>du</strong>e au plafond et<br />

ent<strong>ou</strong>rée d'un globe en cristal b<strong>le</strong>uâtre et dépoli qui ne laissait<br />

passer qu'une lumière t<strong>ou</strong>t au plus suffisante p<strong>ou</strong>r se<br />

guider.<br />

<strong>Les</strong> parois de ce salon qui n'avait pas de fenêtres étaient<br />

c<strong>ou</strong>vertes d'une tapisserie de c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur sombre où étaient tracés<br />

des caractères hiéroglyphiques et des signes cabalistiques.<br />

Cette demi obscurité et la vue des personnes qui attendaient<br />

voilées et immobi<strong>le</strong>s donnaient à cette pièce un aspect lugubre<br />

et fantastique.<br />

Le temps passait... <strong>le</strong>s heures succédaient aux heures, et<br />

aucun bruit ne se faisait encore entendre.<br />

Enfin parut <strong>le</strong> vieux et laid Nubien qui prononça en mauvais<br />

français des paro<strong>le</strong>s qui v<strong>ou</strong>laient dire à peu près :<br />

— Mesdames, prenez un peu de patience!... mon maître vient<br />

de se mettre en rapport avec <strong>le</strong> Grand-Esprit; il sera bientôt à<br />

votre disposition !<br />

T<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s personnes présentes se précipitèrent vers <strong>le</strong><br />

nègre.<br />

— Une carte!... une carte!... disaient-el<strong>le</strong>s t<strong>ou</strong>tes ensemb<strong>le</strong>.<br />

Le Nubien se mit à rire et ses lèvres épaisses s'écartèrent<br />

p<strong>ou</strong>r laisser voir des dents d'une blancheur éclatante.


— 885 —<br />

Le rusé compère regardait plus attentivement <strong>le</strong>s mains de<br />

ces personnes que t<strong>ou</strong>te autre chose.<br />

C'était ce qui paraissait <strong>le</strong> plus l'intéresser.<br />

La personne voilée qui était arrivée la dernière ne prononça<br />

pas une paro<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> prit la main <strong>du</strong> nègre et y plaça un petit<br />

papier plié.<br />

Le Nubien croyant que c'était une <strong>le</strong>ttre haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s ;<br />

mais il reconnut bientôt sans d<strong>ou</strong>te au contact qu'il se trompait<br />

car son visage s'éclaira d'un s<strong>ou</strong>rire de cupidité et <strong>le</strong> petit papier<br />

disparut dans son g<strong>ou</strong>sset.<br />

C'était un bil<strong>le</strong>t de banque de mil<strong>le</strong> francs, et il n'avait jamais<br />

<strong>ou</strong> un p<strong>ou</strong>rboire aussi royal.<br />

Il s'inclina profondément et lui remit une carte sur <strong>le</strong> verso<br />

de laquel<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> chiffre 6.<br />

— Je suis donc la sixième ? fit à demi-voix la dame.<br />

<strong>Les</strong> autres personnes entendirent sans d<strong>ou</strong>te ces paro<strong>le</strong>s, car<br />

aussitôt el<strong>le</strong>s commencèrent à murmurer de dépit.<br />

Il n'y avait plus de cartes p<strong>ou</strong>r ce j<strong>ou</strong>r-là, il faudrait revenir<br />

<strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain.<br />

— <strong>Les</strong> cinq premiers numéros ont été distribués dans <strong>le</strong><br />

salon d'attente des messieurs, fit <strong>le</strong> nègre.<br />

Ce fut alors un concert de récriminations et de plaintes sans<br />

fin. A entendre ces femmes on aurait juré que <strong>le</strong> salut de <strong>le</strong>ur<br />

âme dépendait d'une entrevue avec l'Indien.<br />

Mais t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>urs supplications furent inuti<strong>le</strong>s.<br />

Le vieux Nubien ne se laissa pas sé<strong>du</strong>ire et rep<strong>ou</strong>ssa t<strong>ou</strong>tes<br />

<strong>le</strong>s mains p<strong>le</strong>ines d'or qui se tendaient vers lui.<br />

Le nombre six ne devait jamais être dépassé.<br />

Enfin, désolées, ces pauvres femmes <strong>du</strong>rent s'en ret<strong>ou</strong>rner,<br />

emportant avec el<strong>le</strong>s l'espérance d'être plus heureuses <strong>le</strong> premier<br />

j<strong>ou</strong>r de réception.<br />

N<strong>ou</strong>s devons dire que Sidi-Addar ne recevait |que deux fois<br />

par semaine.


— 886 —<br />

Il ne resta dans <strong>le</strong> salon que la dame voilée qui tenait à la<br />

main la carte qu'el<strong>le</strong> avait payée si cher.<br />

El<strong>le</strong> demanda alors au Nubien si el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait bientôt être<br />

reçue par l'Indien.<br />

— De suite, répondit <strong>le</strong> nègre ; <strong>le</strong>s dames passent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

avant <strong>le</strong>s messieurs<br />

Au même moment on entendit <strong>le</strong> son argentin d'une sonnette,<br />

Le Nubien fit à la dame voilée signe de <strong>le</strong> suivre et se dirigea<br />

contre la murail<strong>le</strong>.<br />

La dame <strong>le</strong> suivit avec stupéfaction.<br />

V<strong>ou</strong>lait-il donc passer au travers <strong>du</strong> mur ?<br />

T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs s<strong>ou</strong>riant <strong>le</strong> nègre p<strong>ou</strong>ssa un b<strong>ou</strong>ton perçai dans une<br />

arabesque et <strong>le</strong> mur s'<strong>ou</strong>vrit, c'est-à-dire un pan de la paroi<br />

se retira p<strong>ou</strong>r laisser un passage suffisant à une personne.<br />

Ce passage donnait sur un corridor étroit et sombre.<br />

La dame voilée pénétra dans ce c<strong>ou</strong>loir et <strong>le</strong> mur se referma<br />

sans bruit derrière el<strong>le</strong>.<br />

Au premier moment el<strong>le</strong> resta immobi<strong>le</strong>, ne sachant de quel<br />

côté se diriger.<br />

Mais ayant aperçu un fi<strong>le</strong>t de lumière à quelques pas devant<br />

el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> marcha de ce côté.<br />

El<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>cha ensuite une draperie qu'el<strong>le</strong> s<strong>ou</strong><strong>le</strong>va et se tr<strong>ou</strong>va<br />

dans <strong>le</strong> cabinet de Sidi-Addar.<br />

L'Indien s'y tr<strong>ou</strong>vait déjà.<br />

Il était revêtu d'une robe de vel<strong>ou</strong>rs noir qui retombait en<br />

larges plis jusqu'à terre et dont <strong>le</strong>s manches étaient trèsamp<strong>le</strong>s.<br />

Une ceinture d'argent gravée de signes cabalistiques était<br />

serrée aut<strong>ou</strong>r de sa tail<strong>le</strong>, et un bonnet de même étoffe que la<br />

robe c<strong>ou</strong>vrait sa tête.<br />

L'Indien portait au petit doigt de la main gauche un brillant<br />

d'un éclat merveil<strong>le</strong>ux.


— 887 —<br />

Trois des parois de ce cabinet étaient rec<strong>ou</strong>vertes de vel<strong>ou</strong>rs<br />

r<strong>ou</strong>çe parsemé d'étoi<strong>le</strong>s d'or.<br />

La quatrième était garnie d'un rideau r<strong>ou</strong>ge dont <strong>le</strong>s plis<br />

descendaient jusqu'à terre.<br />

On ne voyait pas de fenêtres ; des bras figurant des griffes<br />

de lion étaient fixés aux murs et supportaient des casso<strong>le</strong>ttes<br />

d'où s'échappait un parfum pénétrant et énervant.<br />

Le plafond de ce cabinet était formé par une espèce de<br />

c<strong>ou</strong>po<strong>le</strong> de verre <strong>du</strong> milieu de laquel<strong>le</strong> descendait une lampe<br />

d'une forme étrange.<br />

C'était une grosse tête de mort dont <strong>le</strong>s yeux laissaient<br />

échapper une flamme suffisante p<strong>ou</strong>r éclairer la pièce.<br />

Siddi-Addar était assis auprès d'une tab<strong>le</strong> de marbre sur<br />

laquel<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vaient un globe terrestre, un sablier et des<br />

cartes blanches.<br />

La dame voilée jetait aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong> des regards anxieux.<br />

Le rideau r<strong>ou</strong>ge qui se tr<strong>ou</strong>vait derrière l'Indien exerçait sur<br />

el<strong>le</strong> une impression indéfinissab<strong>le</strong>.<br />

Sidi-Addar la salua en inclinant la tête et lui fit signe d'approcher.<br />

Sans hésitation la dame fit un pas en avant, mais presque<br />

aussitôt el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa un cri de terreur et recula jusqu'à l'ang<strong>le</strong><br />

opposé <strong>du</strong> cabinet.<br />

Ses regards étaient tombés sur un énorme animal qui était<br />

accr<strong>ou</strong>pi aux pieds de l'Indien et qui, sans faire un m<strong>ou</strong>vement,<br />

la fixait d'un œil sanglant.<br />

Cet animal était un magnifique lion qui était là, c<strong>ou</strong>ché<br />

comme un chien caniche, aux pieds de son maître.<br />

— Ne craignez rien! dit l'Indien en s<strong>ou</strong>rian' de la frayeur<br />

de la dame, Néro est civilisé et il sait que l'on doit des égards<br />

aux dames.<br />

— Nero ! aj<strong>ou</strong>ta-t-il en s'adressant au lion 'ui se <strong>le</strong>va<br />

majestueusement en tenant ses yeux fixés sur ceux de son<br />

maître. Néro,... va saluer cette dame !


- 8 8 8 -<br />

— Rappe<strong>le</strong>z cet animal !... je v<strong>ou</strong>s en prie ! fit cel<strong>le</strong>-ci qui ne<br />

se sentait pas rassurée malgré Ia docilité dont ce lion avait fait<br />

preuve.<br />

— Néro ! ici ! commanda Sidi-Addar.<br />

Ce ne fut que quand l'animal se fut rec<strong>ou</strong>ché aux pieds de<br />

l'Indien que l'inconnue osa s'approcher.<br />

— Je ne v<strong>ou</strong>s attendais pas encore !.... fit Sidi-Addar.<br />

L'inconnue <strong>le</strong> regarda d'un air surpris.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne m'attendiez pas ?... dit-el<strong>le</strong>, savez-v<strong>ou</strong>s donc qui<br />

je suis ?<br />

— J'ai eu hier l'honneur d'être reçu dans votre maison,<br />

répondit l'Indien, et je suis heureux, mademoisel<strong>le</strong> Amanda,<br />

de v<strong>ou</strong>s recevoir à mon t<strong>ou</strong>r.<br />

Amanda, car c'était el<strong>le</strong> en effet, ne p<strong>ou</strong>vait comprendre<br />

comment l'Indien avait pu la reconnaître.<br />

El<strong>le</strong> se décida néanmoins à re<strong>le</strong>ver son vil<strong>le</strong>.<br />

— Votre pénétration est grande, maître, dit-el<strong>le</strong> en s<strong>ou</strong>riant,<br />

mais il n'y a rien de surnaturel à ce que v<strong>ou</strong>s m'ayez reconnue<br />

malgré mon voi<strong>le</strong>. J'attends de v<strong>ou</strong>s un échantillon plus surprenant<br />

de votre ta<strong>le</strong>nt.<br />

— V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez me proposer la difficulté que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez,<br />

je la rés<strong>ou</strong>drai, répondit l'Indien.<br />

— Personne ne peut n<strong>ou</strong>s éc<strong>ou</strong>ter ? demanda Amanda.<br />

— Personne !<br />

— V<strong>ou</strong>s savez, on ne confie ses petits secrets qu'à un<br />

confesseur, à un médecin <strong>ou</strong> à un sorcier, dit Amanda.<br />

— V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez par<strong>le</strong>r sans crainte!.... Le Grand-Esprit<br />

punirait cruel<strong>le</strong>ment celui qui serait assez audacieux p<strong>ou</strong>r<br />

essayer de n<strong>ou</strong>s éc<strong>ou</strong>ter.<br />

— Qu'y a-t-il derrière ce rideau ? demanda Amanda qui<br />

n'était pas rassurée.<br />

— Là se tr<strong>ou</strong>ve <strong>le</strong> miroir magique, répondit Sidi-Addar, il<br />

me montre t<strong>ou</strong>t ce je désire voir dans <strong>le</strong> passé <strong>ou</strong> dans l'avenir.


— 889 —<br />

En parlant l'Indien s'était <strong>le</strong>vé, <strong>le</strong> rideau s'était écarté t<strong>ou</strong>t<br />

seul et la cantatrice vit une grande glace qui, au lieu d'être<br />

claire et polie, était mate comme si el<strong>le</strong> avait été rec<strong>ou</strong>verte<br />

d'une gaze.<br />

— Désirez-v<strong>ou</strong>s voir quelque chose ? demanda Sidi-Addar.<br />

— Oui! répondit Amanda, que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s me montrer?<br />

— Un s<strong>ou</strong>venir <strong>du</strong> passé?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s ai déjà dit hier que <strong>le</strong> passé n'avait aucun intérêt<br />

p<strong>ou</strong>r moi, répondit la jeune femme. P<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s évoquer l'appa­<br />

rition d'un homme?<br />

— Certainement!... mon miroir obéit à t<strong>ou</strong>s mes ordres.<br />

— Et... s'il se trompe?<br />

— C'est impossib<strong>le</strong>!... Essayez!<br />

— C'est ce que je veux faire.<br />

— Qui dois-je v<strong>ou</strong>s montrer ?<br />

— Je veux voir l'homme auquel je pense dans ce moment.<br />

Le rideau se referma et l'Indien fit à Amanda signe de prendre<br />

patience.<br />

Puis il prit une des casso<strong>le</strong>ttes de parfums qui brûlaient aux<br />

parois et la plaça sur un trépied de bronze qui se tr<strong>ou</strong>vait sur<br />

un soc<strong>le</strong> de marbre, t<strong>ou</strong>t près <strong>du</strong> rideau.<br />

Puis ayant pris un petit flacon de cristal qui contenait une<br />

liqueur verte il l'<strong>ou</strong>vrit et laissa tomber une g<strong>ou</strong>tte de cette<br />

liqueur sur la flamme de la casso<strong>le</strong>tte.<br />

Aussitôt un crépitement se fit entendre, de b<strong>le</strong>ue qu'el<strong>le</strong><br />

était la flamme devint r<strong>ou</strong>ge et il se dégagea de la casso<strong>le</strong>tte<br />

une vapeur épaisse et balsamique qui empêcha bientôt de rien<br />

distinguer.<br />

Cette vapeur se dissipa rapidement, <strong>le</strong> rideau s'<strong>ou</strong>vrit de n<strong>ou</strong>­<br />

veau et Amanda ayant jeté <strong>le</strong>s yeux sur la glace, p<strong>ou</strong>ssa un-<br />

cri de surprise.<br />

La glace était maintenant polie et Amanda, stupéfaite, regar­<br />

dait Beauf<strong>le</strong>ury dent la glace représentait l'image avec une<br />

délité in<strong>ou</strong>ïe.


— 890 —<br />

Beauf<strong>le</strong>ury assis dans un fauteuil et lisant une <strong>le</strong>ttre<br />

Cette apparition ne <strong>du</strong>ra que quelques secondes, <strong>le</strong> rideau se<br />

referma et la flamme r<strong>ou</strong>ge de la casso<strong>le</strong>tte s'éteignit.<br />

— Je vois à votre physionomie que mon miroir n'a pas<br />

menti ! fit l'Indien en s<strong>ou</strong>riant modestement.<br />

En effet, Amanda avait été stupéfaite en se voyant devinée.<br />

Cela avait en effet quelque chose de surnaturel, car, comment<br />

Sidi-Addar p<strong>ou</strong>vait-il supposer qu'el<strong>le</strong> pensait à Beauf<strong>le</strong>ury!<br />

Comment avait-il pu savoir à qui el<strong>le</strong> pensait ?<br />

Il est vrai que <strong>le</strong> monde, <strong>ou</strong> plutôt la partie <strong>du</strong> monde qui<br />

était au c<strong>ou</strong>rant de la chronique scanda<strong>le</strong>use, connaissait <strong>le</strong>s<br />

relations qui existaient entre Beauf<strong>le</strong>ury et l'artiste ; mais la<br />

même chronique donnait à Beauf<strong>le</strong>ury deux rivaux, <strong>le</strong> vieux<br />

général et <strong>le</strong> diplomate.<br />

Comment l'Indien p<strong>ou</strong>vait-il deviner auquel des trois el<strong>le</strong><br />

pensait ?<br />

Et en supposant encore que Sidi-Addar eût pu <strong>le</strong> deviner, par<br />

quel moyen avait-il pu repro<strong>du</strong>ire l'image de Beauf<strong>le</strong>ury d'une<br />

manière aussi frappante?<br />

Décidément ce n'était pas de la jong<strong>le</strong>rie!<br />

Amanda épr<strong>ou</strong>vait maintenant comme un malaise inexplicab<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> avait per<strong>du</strong> son assurance en sentant qu'el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait<br />

en présence d'un homme qui p<strong>ou</strong>vait lire dans son cœur comme<br />

dans un livre <strong>ou</strong>vert, devant <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait avoir de<br />

secrets, et qui p<strong>ou</strong>rrait répondre à t<strong>ou</strong>tes ses questions, quel<strong>le</strong>s<br />

qu'el<strong>le</strong>s fussent.<br />

El<strong>le</strong> hésitait et se demandait si el<strong>le</strong> devait lui exiger une<br />

seconde preuve de son habi<strong>le</strong>té.<br />

— Ne craignez rien ! dit Sidi-Addar, comme s'il eût deviné<br />

la pensée de l'artiste;... ces murs sont discrets... personne ne<br />

connaîtra votre secret qui n'est connu que de moi seul, et<br />

quand je sorsd'ici,... quand j'ai dép<strong>ou</strong>illé ce vêtement, j'ai per<strong>du</strong><br />

<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>venir de ce que j'ai vu, de ce que j'ai enten<strong>du</strong>.


— 891 —<br />

— Puis-je v<strong>ou</strong>s croire? demanda Amanda.<br />

— Et ne croyez-v<strong>ou</strong>s donc pas, reprit l'Indien avec un visage<br />

sévère. que je sache déjà ce que v<strong>ou</strong>s désireriez apprendre? Je<br />

connais votre passé aussi bien que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez <strong>le</strong> connaître<br />

T<strong>ou</strong>s-même !<br />

— Comment !... s'écria Amanda:... comment p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s<br />

savoir ce que personne ne connaît dans Paris ?<br />

— Ceux qui, comme moi. sont en correspondance intime<br />

avec <strong>le</strong>s esprits, répondit l'Indien, connaissent <strong>le</strong>s secrets <strong>le</strong>s<br />

plus impénétrab<strong>le</strong>s.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Veuil<strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s asseoir et je v<strong>ou</strong>s dirai ce que je sais, démentez-moi<br />

si v<strong>ou</strong>s croyez en avoir <strong>le</strong> droit !<br />

Amanda s'assit dans un fauteuil et attendit anxieuse que <strong>le</strong><br />

sorcier commençât à par<strong>le</strong>r.<br />

Sidi-Addar vint s'asseoir auprès d'el<strong>le</strong> et lui fit <strong>le</strong> récit suivant :<br />

— « Dans une des plus misérab<strong>le</strong>s maisons de la petite vil<strong>le</strong><br />

de Chevilly vivait une pauvre laveuse de linge...<br />

— Oh!... ne put s'empêcher de faire la cantatrice.<br />

Sans se déconcerter l'Indien continua :<br />

— « Cette femme s'appelait Suzanne. Son mari, qui était<br />

c<strong>ou</strong>vreur, avait été précipité <strong>du</strong> haut <strong>du</strong> clocher où il était en<br />

train de réparer la toiture et était resté mort sur <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p ; il fut<br />

rapporté à sa pauvre femme, mais ce n'était plus qu'un cadavre.<br />

« La pauvre Suzanne p<strong>le</strong>ura, se lamenta, mais ses larmes ne<br />

réveillèrent pas <strong>le</strong> mort.<br />

« Depuis ce j<strong>ou</strong>r la pauvre veuve n'eut que ses deux bras<br />

p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>rrir ses sept enfants.<br />

« El<strong>le</strong> travailla vaillamment, et el<strong>le</strong> réussit à rester honnête<br />

et à é<strong>le</strong>ver sa famil<strong>le</strong>.<br />

« Le plus âgé de ses enfants, qui était une fil<strong>le</strong>, restait t<strong>ou</strong>te<br />

aj<strong>ou</strong>rnée à la maison, et quoique âgée de quatorze ans seu<strong>le</strong>ment.<br />

c'était el<strong>le</strong> qui veillait sur ses jeunes frères et sœurs.<br />

« El<strong>le</strong> se nommait Joséphine.


— 892 —<br />

« C'était une jeune fil<strong>le</strong> d'un caractère indomptab<strong>le</strong> et d'une<br />

vanité sans pareil<strong>le</strong>, ces mauvaises qualités avaient été éveillées<br />

en el<strong>le</strong> par quelques compliments que lui avaient adressé des<br />

gens qui venaient chez sa mère chercher <strong>du</strong> linge, et qui avaient<br />

été frappés par l'éclat étrange de son regard et par l'élégance<br />

de ses formes qui se développaient avec précocité.<br />

« La jeune Joséphine éc<strong>ou</strong>tait ces compliments avec avidité,<br />

et, quand el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait seu<strong>le</strong> dans la mansarde que sa mère<br />

habitait, el<strong>le</strong> montait sur une chaise p<strong>ou</strong>r se regarder au miroir<br />

ébréché qui pendait au mur.<br />

« El<strong>le</strong> se parait de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s chiffons qui lui tombaient s<strong>ou</strong>s la<br />

main et commençait à s<strong>ou</strong>pirer en voyant passer des dames<br />

avec de bel<strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>ttes.<br />

« Au lieu de veil<strong>le</strong>r sur ses frères et sœurs el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s enfermait<br />

à c<strong>le</strong>f et descendait j<strong>ou</strong>er avec t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s mauvais sujets de la<br />

rue.<br />

« Punie plusieurs fois par sa mère el<strong>le</strong> commença à la haïr,<br />

et cette haine ne fit qu'augmenter quand la pauvre femme<br />

exigea que sa fil<strong>le</strong> commençât à mettre la main aux choses <strong>du</strong><br />

ménage.<br />

« Habituée à passer sa j<strong>ou</strong>rnée à la rue en compagnie d'autres<br />

enfants déjà corrompus, el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait plus rester à la maison,<br />

un mauvais sujet lui avait fait faire connaissance avec une<br />

femme qui se plut à développer ses mauvais instincts par des<br />

paro<strong>le</strong>s et des disc<strong>ou</strong>rs obscènes.<br />

« En <strong>ou</strong>tre el<strong>le</strong> lui montrait sans cesse des gravures de modes<br />

qui ne faisaient qu'augmenter <strong>le</strong>s mauvais instincts de cette<br />

jeune fil<strong>le</strong>.<br />

« Joséphine en était venue à passer presque t<strong>ou</strong>te sa j<strong>ou</strong>rnée<br />

chez cette femme qui, voyant cette f<strong>le</strong>ur qui allait s'épan<strong>ou</strong>ir et<br />

prévoyant <strong>le</strong> parti qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait en tirer, ne cessait de lui<br />

par<strong>le</strong>r de bonheur et de richesse ; la jeune fil<strong>le</strong> lui prêtait une<br />

oreil<strong>le</strong> trop avide, hélas !<br />

« Un j<strong>ou</strong>r que sa mère l'avait châtiée un peu vertement, Jo-


— 893 —<br />

séphine s'enfuit <strong>du</strong> domici<strong>le</strong> maternel et vint chercher un refuge<br />

auprès de cette femme.<br />

a Cel<strong>le</strong>-ci n'osa pas garder la jeune fil<strong>le</strong> chez el<strong>le</strong>, où Suzanne<br />

n'aurait pas manqué de bientôt la retr<strong>ou</strong>ver ; el<strong>le</strong> l'envoya à une<br />

de ses sœurs qui habitait Strasb<strong>ou</strong>rg, et qui avait dans cette<br />

vil<strong>le</strong> un commerce aussi peu honorab<strong>le</strong> que <strong>le</strong> sien.<br />

« Joséphine allait avoir quinze ans.<br />

« <strong>Les</strong> vices dont <strong>le</strong>s germes sommeillaient en el<strong>le</strong> ne tar­<br />

dèrent pas à se manifester, <strong>le</strong> terrain était admirab<strong>le</strong>ment pré­<br />

paré p<strong>ou</strong>r cela.<br />

« Deux ans plus tard Joséphine était à Marseil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> y<br />

était venue, sé<strong>du</strong>ite par <strong>le</strong>s brillantes promesses d'un jeune<br />

comte. Après quelques semaines de plaisir et de j<strong>ou</strong>issances,<br />

el<strong>le</strong> se vit t<strong>ou</strong>t-à-c<strong>ou</strong>p abandonnée, et, étrangère dans cette vil<strong>le</strong><br />

où el<strong>le</strong> ne connaissait personne, sans argent, el<strong>le</strong> finit par dé­<br />

gringo<strong>le</strong>r aux derniers échelons de l'échel<strong>le</strong> socia<strong>le</strong>.<br />

« El<strong>le</strong> passait ses nuits à c<strong>ou</strong>rir <strong>le</strong>s rues et fut bientôt connue<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de « Nini Chiffon » et s<strong>ou</strong>mise à la surveillance de<br />

la police.<br />

« Un an plus tard Nini Chiffon était recon<strong>du</strong>ite dans son pays<br />

par la gendarmerie.<br />

« El<strong>le</strong> en repartit immédiatement et vint à Paris où el<strong>le</strong> fut<br />

bientôt arrêtée de n<strong>ou</strong>veau et enfermée à St-Lazare où el<strong>le</strong><br />

passa deux années et où el<strong>le</strong> fit connaissance avec une ancienne<br />

danseuse qui commença à lui par<strong>le</strong>r <strong>du</strong> théâtre et à lui vanter<br />

<strong>le</strong>s plaisirs de la vie d'artiste.<br />

« <strong>Les</strong> paro<strong>le</strong>s de la danseuse enth<strong>ou</strong>siasmèrent Nini Chiffon<br />

qui avait une voix fraîche et vibrante et un goût prononcé p<strong>ou</strong>r<br />

la musique.<br />

« El<strong>le</strong> résolut d'essayer d'aborder <strong>le</strong> théâtre quand el<strong>le</strong> serait<br />

ren<strong>du</strong>e à la liberté.<br />

« Le hasard v<strong>ou</strong>lut que la danseuse fut libérée en même<br />

temps que Joséphine, et <strong>le</strong>s deux, amies allèrent chercher un


— 894—<br />

refuge chez une vieil<strong>le</strong> femme que connaissait la danseuse et<br />

qui s'occupait d'engagements p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> théâtre.<br />

« Cette femme <strong>le</strong>s envoya à Lyon en recommandant Joséphine<br />

à un maître de chant ; el<strong>le</strong> avait reconnu que la voix de<br />

la jeune fil<strong>le</strong> avait quelque va<strong>le</strong>ur et el<strong>le</strong> lui avait avancé l'argent<br />

<strong>du</strong> voyage. La vieil<strong>le</strong> femme avait deviné ; quand <strong>le</strong> signor<br />

Cantarelli, c'était <strong>le</strong> nom <strong>du</strong> professeur de chant, eut examiné<br />

la voix de Joséphine il lui prédit <strong>le</strong>s plus grands succès p<strong>ou</strong>r<br />

l'avenir, mais il fallait travail<strong>le</strong>r, étudier, et il entreprit de former<br />

sa n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> élève contre l'engagement signé par el<strong>le</strong> de<br />

lui abandonner <strong>le</strong> cinquante p<strong>ou</strong>r cent de ses appointements, et<br />

cela pendant dix années, comme honoraires.<br />

« Cette condition était <strong>du</strong>re, mais que faire? Joséphine s'obstinait<br />

à v<strong>ou</strong>loir entrer au théâtre.<br />

« Ce n'était pas l'am<strong>ou</strong>r de l'art qui l'attirait, ses instincts<br />

n'étaient pas assez é<strong>le</strong>vés p<strong>ou</strong>r cela, mais son amie la danseuse<br />

lui avait fait apercevoir t<strong>ou</strong>te une vie de plaisirs et de j<strong>ou</strong>issances,<br />

et cette perspective s<strong>ou</strong>riait à cette âme indomptée.<br />

« El<strong>le</strong> signa <strong>le</strong> contrat et accepta <strong>le</strong>s conditions que Cantarelli<br />

lui posa p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> temps de son apprentissage.<br />

« El<strong>le</strong> avait vraiment une bel<strong>le</strong> voix, et son professeur sut en<br />

tirer un tel parti que quand el<strong>le</strong> eut fini d'apprendre et qu'el<strong>le</strong><br />

débuta à Lyon, <strong>le</strong>s connaisseurs furent émerveillés et stupéfaits.<br />

« Cantarelli avait gagné <strong>le</strong>s chroniqueurs <strong>du</strong> théâtre, un<br />

feuil<strong>le</strong>tonniste de ta<strong>le</strong>nt avait écrit un artic<strong>le</strong> p<strong>le</strong>in de l<strong>ou</strong>anges<br />

à l'adresse de « mademoisel<strong>le</strong> Amanda St-Pierre, » comme se<br />

nommait maintenant la jeune étoi<strong>le</strong>.<br />

« Avec <strong>le</strong> passé avait disparu « Nini Chiffon, » l'ancienne<br />

pensionnaire de St-Lazare.<br />

« Mademoisel<strong>le</strong> Amanda fut engagée au théâtre sur <strong>le</strong>quel<br />

el<strong>le</strong> avait débuté, aux appointements de six mil<strong>le</strong> francs par<br />

année. Ce n'était pas beauc<strong>ou</strong>p, mais el<strong>le</strong> eut bientôt p<strong>ou</strong>r


-895-<br />

protecteur un riche négociant de cette vil<strong>le</strong>, ce qui lui permit<br />

de vivre sur un pied convenab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> étoi<strong>le</strong>.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques années mademoisel<strong>le</strong> Amanda résolut<br />

de venir à Paris.<br />

« El<strong>le</strong> savait qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait y vivre largement, même sans.<br />

avoir d'engagement.<br />

« La première personne dont el<strong>le</strong> attira <strong>le</strong>s regards fut <strong>le</strong><br />

j<strong>ou</strong>rnaliste Fiordi qu'el<strong>le</strong> n'eut pas de peine à persuader, grâce<br />

à une commission convenab<strong>le</strong>, de lui procurer un engagement<br />

à l'Opéra.<br />

« Mademoisel<strong>le</strong> Amanda t<strong>ou</strong>che maintenant cinquante mil<strong>le</strong><br />

francs à son théâtre, en <strong>ou</strong>tre el<strong>le</strong> reçoit une subvention d'une<br />

somme éga<strong>le</strong> <strong>du</strong> ministre *** et une autre de quarante mil<strong>le</strong><br />

francs <strong>du</strong> général L.... Ce qui fait, sans par<strong>le</strong>r des bénéfices<br />

accessoires, la jolie somme de cent quarante mil<strong>le</strong> francs !<br />

« La pauvre Suzanne est morte il y a six mois dans la plus<br />

profcn<strong>le</strong> misère!... <strong>Les</strong> six enfants qui lui sont restés errent<br />

sans abri, sans pain, sans vêtements ! ils mendient !...<br />

— Ma mère!.... fit Amanda;... je ne savais pas....<br />

— C'est une excuse comme une autre, fit Sidi-Addar d'un<br />

air ironique;... en effet, comment p<strong>ou</strong>viez-v<strong>ou</strong>s savoir si votre<br />

mère vivait encore <strong>ou</strong> non?... Gomment l'ido<strong>le</strong> de la jeunesse<br />

dorée de b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard aurait-el<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong> temps de s'informer de<br />

sa mère, de ses frères et de ses soeurs ?<br />

— Je craignais <strong>le</strong>s reproches de ma mère ! fit Amanda d'un<br />

air confus.<br />

— Assez ! fit l'Indien avec brusquerie;... je n'ai pas v<strong>ou</strong>lu<br />

v<strong>ou</strong>s faire un sermon ni essayer de v<strong>ou</strong>s convertir, mais seu<strong>le</strong>ment<br />

v<strong>ou</strong>s pr<strong>ou</strong>ver que je connais votre passé et que rien ne<br />

peut rester caché p<strong>ou</strong>r moi.<br />

— Je <strong>le</strong> vois !.... mais j'étais venue....<br />

— P<strong>ou</strong>r savoir si <strong>le</strong> général v<strong>ou</strong>s ép<strong>ou</strong>sera !... dit <strong>le</strong> sorcier<br />

en l'interrompant.


— 896 —<br />

— Comment !... v<strong>ou</strong>s savez aussi cela ?.... s'écria Amanda au<br />

comb<strong>le</strong> <strong>le</strong> la stupéfaction.<br />

— Le Grand-Esprit sait t<strong>ou</strong>t t<strong>ou</strong>t... et il m'a donné la faculté<br />

de suivre t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s p( nsées des homme . de connaître <strong>le</strong>urs<br />

projets, en un mot d'explorer <strong>le</strong>s replis <strong>le</strong>s plus profonds de<br />

<strong>le</strong>ur cœur.<br />

— V<strong>ou</strong>s connaissez donc mes desseins ?<br />

— Oui. répondit Sidi-Addar, et je connais aussi l'obstac<strong>le</strong> qui<br />

s'oppose à <strong>le</strong>ur exécution.<br />

— C'est impossib<strong>le</strong> !.... fit Amanda.<br />

— Croyez-VOUS ?<br />

- Sans d<strong>ou</strong>te,... parce que aucune personne <strong>du</strong> monde ne<br />

connait cet obstac<strong>le</strong> que moi et.<br />

— Et <strong>le</strong> ministre ***, acheva Sidi-Addar.<br />

— Oh!. . mais êtes-v<strong>ou</strong>s donc Satan ? lit Amanda effrayée.<br />

L'Indien continua avec calme:<br />

— Peut être,.... dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas je connais <strong>le</strong> document qui<br />

existe en d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> et dont l'un est entre vos mains tandis que<br />

<strong>le</strong> second se tr<strong>ou</strong>ve entre <strong>le</strong>s mains <strong>du</strong> ministre.<br />

— Oh !.... cet homme m'a trahie ! fit Amanda avec fureur.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez!.... p<strong>ou</strong>r l'honneur de son nom il est<br />

obligé de garder <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce sur ce contrat.<br />

— C'est vrai!.... si sa femme venait jamais à savoir quelque<br />

chose!.... ce serait affreux !.... quel scanda<strong>le</strong>!....<br />

— Et c'est précisément ce que <strong>le</strong> ministre doit éviter.<br />

— V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s maintenant répondre à la question qui m'a<br />

amenée auprès de v<strong>ou</strong>s? demanda Amanda.<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te !.... Prenez une de ces cartes blanches que<br />

v<strong>ou</strong>s voyez sur cette tab<strong>le</strong>, écrivez y la question que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>iez<br />

m'adresser et v<strong>ou</strong>s ne tarderez pas à recevoir la réponse.<br />

Amanda prit <strong>le</strong> crayon que <strong>le</strong> sorcier lui présentait et griffonna<br />

quelques mots sur une des cartes blanches,<br />

— C'est fait, dit-el<strong>le</strong> ensuite.<br />

— Bien!.... Veuil<strong>le</strong>z maintenant plier ce papier en trois.


24<br />

Amanda chez <strong>le</strong> sorcier Sidi-Addar.


— 897 —<br />

Amanda fit ce que l'Indien lui disait.<br />

Celui-ci se <strong>le</strong>va et se dirigea vers la paroi où il <strong>ou</strong>vrit une<br />

armoire dissimulée par des arabesques et dans laquel<strong>le</strong> il prit<br />

un petit coffret d'ivoire.<br />

Il l'<strong>ou</strong>vrit et y plaça <strong>le</strong> papier.<br />

Quand il eut refermé <strong>le</strong> coffret, il <strong>le</strong> plaça sur <strong>le</strong> soc<strong>le</strong> de<br />

marbre qui supportait auparavant la casso<strong>le</strong>tte et il pria<br />

Amanda de s'en approcher.<br />

La cantatrice qui avait, d'un œil curieux, suivi t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s m<strong>ou</strong>vements<br />

de l'Indien, fit ce qu'il lui disait, puis el<strong>le</strong> lui jeta<br />

un regard interrogateur.<br />

- Placez votre main sur <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>verc<strong>le</strong> <strong>du</strong> coffret, continua<br />

Sidi-Addar, et répétez trois fois en esprit la question que v<strong>ou</strong>s<br />

venez d'écrire sur <strong>le</strong> papier. Concentrez sur cette question<br />

t<strong>ou</strong>tes vos facultés, car votre force de volonté doit m'aider à<br />

obtenir la réponse.<br />

Puis <strong>le</strong> sorcier ayant pris un siff<strong>le</strong>t de vermeil qui pendait à<br />

sa ceinture, il en siffla trois fois.<br />

S<strong>ou</strong>dain on entendit comme un autre siff<strong>le</strong>ment d<strong>ou</strong>x et<br />

léger derrière <strong>le</strong> rideau mystérieux et Amanda aurait p<strong>ou</strong>ssé<br />

un cri de frayeur si un regard impérieux de l'Indien ne lui eût<br />

commandé <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

El<strong>le</strong> venait d'apercevoir un petit serpent verdâtre qui avait<br />

s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vé <strong>le</strong> rideau de sa tète triangulaire et aplatie, et qui regardait<br />

Sidi-Addar d'un air d'attente.<br />

- «Allana tini nalinhar!» fit ce dernier d'un air so<strong>le</strong>nnel;<br />

Ns il dit à Amanda :<br />

- C<strong>ou</strong>rage!... laissez vetre main où el<strong>le</strong> est ; cet anima! ne<br />

v<strong>ou</strong>s fera aucun mal!<br />

Amanda un peu rassurée depuis qu'el<strong>le</strong> avait vu la docilité<br />

<strong>du</strong> lion a sembla t<strong>ou</strong>te son énergie et parvint à surmonter<br />

l'effroi que l'inspirait la vue <strong>du</strong> repti<strong>le</strong>.<br />

Sa main reposait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs sur <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>verc<strong>le</strong> <strong>du</strong> coffret d'ivoire.<br />

Le serpent s'enr<strong>ou</strong>lant aut<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> support <strong>du</strong> soc<strong>le</strong> de marbre<br />

67


— 898 —<br />

en eut bientôt atteint la partie supérieure et venant se placer<br />

aut<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> coffret, il eut de n<strong>ou</strong>veau l'air d'attendre <strong>le</strong> commandement<br />

<strong>du</strong> sorcier.<br />

— Retirez maintenant votre main, dit celui-ci.<br />

Amanda obéit et au même instant <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>verc<strong>le</strong> <strong>du</strong> coffret<br />

s'<strong>ou</strong>vrit, comme p<strong>ou</strong>ssé par une force mytérieuse.<br />

Le serpent laissa retomber sa tête et demeura comme<br />

inanimé.<br />

— Regardez dans l'intérieur <strong>du</strong> coffret, fit Sidi-Addar, v<strong>ou</strong>s y<br />

tr<strong>ou</strong>verez la réponse à votre question.<br />

Amanda s'avança, mais el<strong>le</strong> fit brusquement un pas en<br />

arrière, en p<strong>ou</strong>ssant un exclamation d'ép<strong>ou</strong>vante.<br />

El<strong>le</strong> venait de voir une petite tête de mort.<br />

Horrib<strong>le</strong> réponse à la demande qu'el<strong>le</strong> avait adressée à<br />

l'avenir !<br />

L'artiste avait écrit cette question : « La n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> année<br />

m'apportera-t-el<strong>le</strong> la c<strong>ou</strong>ronne de mariée ?<br />

Quand à la carte sur laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> avait formulé cette question,<br />

el<strong>le</strong> avait disparu.<br />

— Ne v<strong>ou</strong>s ép<strong>ou</strong>vantez pas !... dit l'Indien;... l'emblème que<br />

v<strong>ou</strong>s venez de voir dans ce coffret, peut mieux s'appliquer au<br />

général qu'à v<strong>ou</strong>s, ce vieillard a plus de chance que v<strong>ou</strong>s de<br />

voir s'accomplir cette prophétie.<br />

A ce moment trois c<strong>ou</strong>ps furent discrètement frappés à la<br />

porte.<br />

L'Indien alla <strong>ou</strong>vrir pendant qu'Amanda abaissait son<br />

voi<strong>le</strong>.<br />

C'était <strong>le</strong> vieux Nubien qui marmotta quelques mots dans<br />

une langue inintelligib<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r la cantatrice, puis se retira.<br />

— On m'annonce que Beauf<strong>le</strong>ury désire avec impatience<br />

m'entretenir, dit Sidi-Addar à Amanda.<br />

— Oh ! fit cel<strong>le</strong>-ci, il ne doit pas me voir ici !... T<strong>ou</strong>t ceci<br />

doit rester entre n<strong>ou</strong>s !<br />

— Ne craignez rien !


— 899 -<br />

— V<strong>ou</strong>s ne me trahirez pas ?<br />

— Non.<br />

— Puis-je compter sur votre paro<strong>le</strong> ?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te !... <strong>du</strong> reste je n'aime pas ce Beauf<strong>le</strong>ury !<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Il est mon ennemi, répondit l'Indien, dont <strong>le</strong> regard s'illumina<br />

d'un éclair de haine.<br />

— Votre ennemi, fit Amanda au comb<strong>le</strong> de la surprise ; ne<br />

me disiez-v<strong>ou</strong>s pas hier que...<br />

— Oui, dit Sidi-Addar en interrompant la cantatrice, mais il<br />

est là. il attend...<br />

— Et v<strong>ou</strong>s ne direz rien, n'est-ce pas !... répéta Amanda,<br />

v<strong>ou</strong>s ne par<strong>le</strong>rez pas de ce papier !...<br />

— Je serai muet, repartit l'Indien, mais à une condition.<br />

— Laquel<strong>le</strong> ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dirai demain !... A quel<strong>le</strong> heure me permettezv<strong>ou</strong>s<br />

de v<strong>ou</strong>s faire une visite ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s attendrai après la répétition,... à cinq heures.<br />

— C'est cela, répondit <strong>le</strong> sorcier, je serai exact, et il ne<br />

dépendra que de v<strong>ou</strong>s que n<strong>ou</strong>s soyons dorénavant amis <strong>ou</strong><br />

ennemis, adversaires <strong>ou</strong> alliés.<br />

— Oh!... fit Amanda.<br />

— Puis el<strong>le</strong> chuchota à l'oreil<strong>le</strong> de Sidi-Addar :<br />

— Alliés !<br />

Et el<strong>le</strong> disparut par la petite porte par laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> était<br />

entrée et qui venait d'être <strong>ou</strong>verte par <strong>le</strong> vieux Nubien.<br />

L'artiste revint par <strong>le</strong> même corridor et el<strong>le</strong> eut bientôt regagné<br />

la rue, où el<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va la voiture qui l'avait amenée.<br />

Le Nubien revint par un autre corridor et l'instant d'après,<br />

il intro<strong>du</strong>isit Beauf<strong>le</strong>ury dans <strong>le</strong> cabinet de l'Indien.<br />

Ces deux personnages mystérieux se retr<strong>ou</strong>vaient face à face<br />

et sans témoins.


— 900 —<br />

CHAPITRE XXVIII<br />

A R<strong>ou</strong>en.<br />

Alfrerd était assis dans sa chambre et attendait avec impatience<br />

l'arrivée de Fiordi.<br />

Que lui v<strong>ou</strong>lait celui-ci ?<br />

Cet entretien devait avoir une influence sur l'existence <strong>du</strong><br />

secrétaire, il <strong>le</strong> sentait, et c'est de ce sentiment que provenait<br />

l'anxiété qui l'agitait.<br />

Dix heures avaient sonné depuis un moment.<br />

S<strong>ou</strong>dain une voiture s'arrêta devant la maison.<br />

C'était Fiordi qui, deux minutes après, entrait dans la chambre<br />

de son secrétaire.<br />

Il jeta son chapeau sur un meub<strong>le</strong> et se laissa tomber dans<br />

un fauteuil qui se tr<strong>ou</strong>vait devant la cheminée où fumaient un<br />

<strong>ou</strong> deux tisons à moitié carbonisés.<br />

Le j<strong>ou</strong>rnaliste était pâ<strong>le</strong> et son agitation était visib<strong>le</strong>.<br />

Il aspira une large b<strong>ou</strong>ffée d'air, puis il dit à Alfred.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez reçu mon bil<strong>le</strong>t ?<br />

— Oui, répondit laconiquement Alfred, qui v<strong>ou</strong>lait laisser<br />

par<strong>le</strong>r Fiordi avant que de s'engager trop avant.<br />

— Et avez-v<strong>ou</strong>s fait ce que je v<strong>ou</strong>s disais ? continua <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

— V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> voyez.... je v<strong>ou</strong>s attendais.<br />

Fiordi fit un m<strong>ou</strong>vement d'impatiene.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne me comprenez pas !... dit-il<br />

— Comment ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s demande si v<strong>ou</strong>s avez biûlé ce bil<strong>le</strong>t?


— 901 —<br />

_ Certainement, répondit Alfred qui commençait à se réj<strong>ou</strong>ir<br />

de ne pas l'avoir fait.<br />

Il était évident que ses prévisions ne l'avaient pas trompé et<br />

que <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste v<strong>ou</strong>lait lui confier des choses importantes et<br />

graves.<br />

— Puis-je compter sur votre discrétion? demanda Fiordi.<br />

— Parfaitement.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s en repentirez pas, Alfred ; v<strong>ou</strong>s savez qu'il<br />

est en mon p<strong>ou</strong>voir de v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>sser dans une brillante carrière !<br />

et de v<strong>ou</strong>s procurer une position qui rendra votre sort enviab<strong>le</strong> !<br />

— Monsieur,... fit Alfred avec modestie.<br />

— Un service en vaut un autre, reprit <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste ; et je<br />

puis faire beauc<strong>ou</strong>p p<strong>ou</strong>r mes amis.<br />

Il appuya t<strong>ou</strong>t particulièrement sur ces dernières paro<strong>le</strong>s et<br />

il tendit sa main à Alfred.<br />

Celui-ci qui commençait à s'apercevoir de ses avantages hésita<br />

à repondre à l'avance de son patron et dit d'un ton froid :<br />

— Je v<strong>ou</strong>drais, cependant, savoir ce que v<strong>ou</strong>s désirez de moi,<br />

monsieur Fiordi.<br />

Celui-ci fronça <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>rcils.<br />

Il ne s'était pas atten<strong>du</strong> à cette froideur de la part de son<br />

secrétaire.<br />

Il parvint cependant à dissimu<strong>le</strong>r et fit en s<strong>ou</strong>riant:<br />

— Nigaud !.... demandez-moi plutôt ce que je puis v<strong>ou</strong>s<br />

offrir!<br />

Alfred <strong>le</strong> regarda d'un air interrogateur.<br />

— Votre protection, dit-il,.... peut-être une place lucrative<br />

dans <strong>le</strong>s bureaux de quelque ministère ?<br />

— Mieux que cela !<br />

- Quoi donc ?<br />

— Sa Majesté, notre gracieux s<strong>ou</strong>verain, a besoin, p<strong>ou</strong>r en<br />

foire un second secrétaire particulier, d'un homme sûr et de<br />

t<strong>ou</strong>te confiance.<br />

— Et?... fit Alfred dont <strong>le</strong> cœur commençait à battre.


— 902 —<br />

— Et il me suffirait d'un mot p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s faire avoir cette<br />

place ! repartit Fiordi en fixant <strong>le</strong> jeune homme d'un air scrutateur.<br />

— Secrétaire de l'Empereur!... Moi?... s'écria Alfred, qui ne<br />

se possédait plus en entendant cette proposition, qui dépassait<br />

t<strong>ou</strong>t ce qu'il avait jamais osé espérer.<br />

— V<strong>ou</strong>s ! fit <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste ; et cela dès que je me serai convaincu<br />

par moi-même que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez garder un secret et<br />

exécuter un ordre secret sans v<strong>ou</strong>s laisser arrêter par de sots<br />

scrupu<strong>le</strong>s.<br />

— Je suis votre homme ! dit Alfred en laissant enfin voir<br />

t<strong>ou</strong>te son émotion ; je suis à v<strong>ou</strong>s corps et âme.<br />

Et il tendit ses deux mains à Fiordi que <strong>le</strong>s serra en signe<br />

d'alliance et répéta en <strong>le</strong>s accentuant <strong>le</strong>s dernières paro<strong>le</strong>s <strong>du</strong><br />

jeune homme.<br />

— Corps et âme, fit-il... ne l'<strong>ou</strong>bliez pas<br />

— Jamais ! répondit Alfred qui voyait t<strong>ou</strong>t-à c<strong>ou</strong>p se réaliser<br />

ses rêves <strong>le</strong>s plus ambitieux et qui comprenait t<strong>ou</strong>t l'avantage<br />

qu'il p<strong>ou</strong>rrait tirer de cette position.<br />

— Ainsi, c'est convenu, reprit Fiordi;... v<strong>ou</strong>s me rendrez <strong>le</strong><br />

petit service que j'ai à v<strong>ou</strong>s demander, et huit j<strong>ou</strong>rs après, v<strong>ou</strong>s<br />

êtes deuxième secrétaire intime de l'Empereur, avec un traitement<br />

annuel de trente mil<strong>le</strong> francs.<br />

— C'est convenu ! repartit Alfred.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta presque aussitôt :<br />

— Mais.., en quoi consiste donc ce service ?<br />

Fiordi parut hésiter et chercher un moyen convenab<strong>le</strong> d'entrer<br />

en matière.<br />

— Par<strong>le</strong>z !... par<strong>le</strong>z sans crainte ! lui dit Alfred; à partir de<br />

maintenant je suis <strong>le</strong> plus dev<strong>ou</strong>é de vos amis et je suis prêt<br />

à faire t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s demanderez de moi!<br />

— Et, v<strong>ou</strong>s ne craignez rien? demanda Fiordi.<br />

— Craindre? fit Alfred en riant; que puis-je donc avoir


— 903 —<br />

à craindre ? je me donne corps et âme à un galant homme et<br />

non pas à Satan.<br />

— Oh ! prenez garde ! dit Fiordi avec un rire forcé, <strong>le</strong> diab<strong>le</strong><br />

peut quelquefois prendre la figure d'un parfait honnête<br />

homme.<br />

— Oh! reprit Alfred, je ne suis pas poltron; .. voyons, de<br />

quoi s'agit-il ?... N<strong>ou</strong>s sommes seuls,... personne ne peut n<strong>ou</strong>s<br />

entendre et ce qui se dira entre n<strong>ou</strong>s restera un secret inviolab<strong>le</strong>,...<br />

je v<strong>ou</strong>s en fais <strong>le</strong> serment.<br />

Et en terminant, <strong>le</strong> secrétaire étendit <strong>le</strong> bras d'un air so<strong>le</strong>nnel.<br />

— Eh bien ! éc<strong>ou</strong>tez-moi avec attention, dit Fiordi.<br />

Alfred s'était <strong>le</strong>vé et avait pris dans une armoire une b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong><br />

de liqueur et deux verres qu'il remplit.<br />

<strong>Les</strong> deux hommes trinquèrent, Fiordi trempa ses lèvres dans<br />

son verre, puis il commença.<br />

— V<strong>ou</strong>s connaissez ma position, dit-il, v<strong>ou</strong>s savez quel<strong>le</strong>s<br />

sont mes relations avec la petite comtesse,... la comtesse<br />

Adè<strong>le</strong> ?<br />

— Alfred fit un signe affirmatif.<br />

— V<strong>ou</strong>s savez que je lui ai promis de l'ép<strong>ou</strong>ser?<br />

— Eh bien ?<br />

— C'est là que gît la difficulté !<br />

— Faites comme tant d'autres, parb<strong>le</strong>u ; qui v<strong>ou</strong>s force à<br />

tenir votre promesse ?<br />

— C'est faci<strong>le</strong> à dire ! fit Fiordi... Je ne suis pas libre, mon<br />

cher Alfred;... la petite comtesse me tient à sa discrétion ! El<strong>le</strong><br />

est au c<strong>ou</strong>rant des t<strong>ou</strong>tes mes affaires et à entre <strong>le</strong>s mains des<br />

<strong>le</strong>ttres qui suffiraient p<strong>ou</strong>r m'envoyer à Cayenne.<br />

Alors, je comprends !... Il v<strong>ou</strong>s est diffici<strong>le</strong> de v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>straire<br />

à votre engagement !... Eh bien ! ép<strong>ou</strong>sez-la.<br />

— Ce moyen m'est éga<strong>le</strong>ment interdit.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Certainement ! je suis déjà marié !


— 904 —<br />

Alfred ne put s'empêcher de faire un geste de surprise.<br />

— Marié... v<strong>ou</strong>s ?... fit il d'un air stupéfait.<br />

— Oui,... dit Fiordi en s<strong>ou</strong>pirant, marié depuis sept ans.<br />

— Et votre femme?<br />

— El<strong>le</strong> vit à R<strong>ou</strong>en, et ce n'est qu'au prix des plus grands<br />

sacrifices pécuniaires que j'ai pu jusqu'ici la décider à vivre<br />

loin de moi et à ne pas trahir ce secret... El<strong>le</strong> passe p<strong>ou</strong>r ma<br />

sœur.<br />

— Je ne vois rien là qui soit exceptionnel<strong>le</strong>ment grave, dit<br />

Alfred.<br />

— C'est au contraire extrêmement grave, repartit Fiordi;<br />

j'ai reçu auj<strong>ou</strong>rd'hui une <strong>le</strong>ttre de ma femme qui m'écrit qu'el<strong>le</strong><br />

est fatiguée de cette existence et qu'à aucun prix el<strong>le</strong> ne veut<br />

rester loin de Paris et vivre éloignée <strong>du</strong> monde dont el<strong>le</strong> veut<br />

enfin connaître <strong>le</strong>s plaisirs. El<strong>le</strong> prétend venir à Paris et y<br />

porter mon nom, comme el<strong>le</strong> en a <strong>le</strong> droit !<br />

— Ne croyez-v<strong>ou</strong>s pas qu'on puisse la faire revenir sur sa<br />

résolution ?<br />

— Non, el<strong>le</strong> a pris ce parti et je connais son caractère opiniâtre<br />

et résolu ; el<strong>le</strong> no revient jamais sur une décision.<br />

— Quel est son projet ? demanda Alfred.<br />

— C'est ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>, fit Fiordi. El<strong>le</strong> m'annonce que dans<br />

trois j<strong>ou</strong>rs el<strong>le</strong> arrivera à Paris.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— C'est ce qu'il faut éviter à t<strong>ou</strong>t prix !... Pensez donc, si la<br />

comtesse venait à s'apercevoir de quelque chose!... Dans sa<br />

fureur el<strong>le</strong> serait capab<strong>le</strong> d'al<strong>le</strong>r tr<strong>ou</strong>ver l'Empereur et de lui<br />

dire t<strong>ou</strong>t ce qu'el<strong>le</strong> sait sur mon compte,... c'en serait fait de<br />

moi !<br />

— V<strong>ou</strong>s avez raison, dit Alfred ; à aucun prix il ne faut que<br />

votre femme paraisse à Paris !<br />

— C'est cela !<br />

— Il faut donc l'en empêcher, reprit <strong>le</strong> secrétaire en parlant<br />

à voix basse.


— 905 —<br />

Puis il répéta comme en se parlant à lui-même:<br />

— Il <strong>le</strong> faut!... quoi qu'il puisse en coûter !. .<br />

<strong>Les</strong> deux hommes <strong>le</strong>vèrent la tête et se fixèrent pendant un<br />

Moment sans prononcer une paro<strong>le</strong>.<br />

Ils avaient compris qu'ils étaient faite p<strong>ou</strong>r s'entendre.<br />

Ils se tendirent la main.<br />

Le j<strong>ou</strong>rnaliste ne savait pas comment exprimer ses sentiments,<br />

Alfred paraissait <strong>le</strong>s deviner, mais encore fa Hait-il par<strong>le</strong>r.<br />

— Je v<strong>ou</strong>lais al<strong>le</strong>r moi-même à R<strong>ou</strong>en, reprit Fiordi après<br />

un moment de si<strong>le</strong>nce.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi n'y al<strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s pas ? demanda <strong>le</strong> jeune homme.<br />

— Je n'ose pas !<br />

— Comment?<br />

— On ne manquerait pas de s'apercevoir ici de mon absence<br />

et cela ne p<strong>ou</strong>rrait qu'exciter des s<strong>ou</strong>pçons.<br />

— Je comprends.<br />

— Et à R<strong>ou</strong>en je suis très-connu, tandis que v<strong>ou</strong>s, c'est différent:<br />

avez-v<strong>ou</strong>s déjà été à R<strong>ou</strong>en?<br />

— Non, jamais !<br />

— A plus forte raison !<br />

— Avez-v<strong>ou</strong>s combiné un plan <strong>ou</strong> avez-v<strong>ou</strong>s l'intention de<br />

me charger de ce soin? demanda Alfred en fixant son patron<br />

qu'il sentait de plus en plus à sa discrétion.<br />

— J'aurais préféré v<strong>ou</strong>s laisser <strong>le</strong> choix des moyens à employer,<br />

répondit Fiordi, mais n<strong>ou</strong>s davons <strong>le</strong>s étudier ensemb<strong>le</strong><br />

et convenir de t<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r que n<strong>ou</strong>s connaissions parfaitement<br />

nos rô<strong>le</strong>s respectifs.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez raison, ce n'est qu'en agissant de concert que<br />

n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons obtenir quelque résultat et cela sans n<strong>ou</strong>s exposer<br />

à aucun danger, tandis qu'autrement n<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>rrions que<br />

n<strong>ou</strong>s nuire mutuel<strong>le</strong>ment.<br />

— C'est parfaitement raisonné, repartit <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

Puis il reprit :<br />

— Voici ce que j'avais imaginé : v<strong>ou</strong>s partez p<strong>ou</strong>r R<strong>ou</strong>en


— 905 —<br />

demain matin par <strong>le</strong> premier train ; en <strong>ou</strong>tre personne ne doit<br />

savoir que v<strong>ou</strong>s êtes en voyage.<br />

— Comment est-ce possib<strong>le</strong> ? demanda Alfred ; <strong>le</strong>s personnes<br />

qui viennent j<strong>ou</strong>rnel<strong>le</strong>ment à la rédaction et qui me connaisses<br />

verront bien que je ne suis pas là ; la comtesse la première, chez<br />

qui v<strong>ou</strong>s m'envoyez presque t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs.<br />

— V<strong>ou</strong>s m'écrirez un bil<strong>le</strong>t, <strong>ou</strong>, mieux encore, v<strong>ou</strong>s me ferez<br />

dire par un commissionnaire que v<strong>ou</strong>s êtes indisposé...<br />

— Mais... v<strong>ou</strong>lut dire Alfred.<br />

— Après cela, continua Fiordi, je v<strong>ou</strong>s envoie <strong>le</strong> D r<br />

Lamy,<br />

qui a t<strong>ou</strong>te ma confiance et sur te compte de qui je sais certaines<br />

choses qui p<strong>ou</strong>rraient <strong>le</strong> mener loin. Le docteur revient<br />

chez moi p<strong>ou</strong>r me donner des n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s de votre santé; il va<br />

sans dire que je lui aurai auparavant fait la <strong>le</strong>çon et que je me<br />

serai arrangé p<strong>ou</strong>r que plusieurs personnes se tr<strong>ou</strong>vent là au<br />

moment où il viendra, de sorte que, <strong>le</strong> cas échéant, ces mêmes<br />

personnes p<strong>ou</strong>rront témoigner <strong>du</strong> rapport, <strong>du</strong> docteur.<br />

— Et ce docteur Amy ne v<strong>ou</strong>s trahira pas?<br />

— Ne v<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>rmentez pas à ce sujet, mon ami, je v<strong>ou</strong>s ai<br />

dit que cet homme était à ma discrétion et que la moindre résistance<br />

de sa part à mes volontés p<strong>ou</strong>rait lui coûter la tête!...<br />

Je dois v<strong>ou</strong>s av<strong>ou</strong>er qu'il ne m'aime guère et qu'il ne m'obéit<br />

que par nécessité, mais je n'ai que faire de son amitié, t<strong>ou</strong>t ce<br />

que je veux c'est qu'il m'obéisse.<br />

— Ah!... cet homme ne v<strong>ou</strong>s aime pas? fit Alfred d'un air<br />

pensif.<br />

— Non !... au fond <strong>du</strong> cœur il me hait sincèrement, mais il<br />

est obligé de dissimu<strong>le</strong>r ses sentiments et de me traiter comme<br />

si j'étais son maître!... Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s, ce sont des choses qui<br />

se voient s<strong>ou</strong>vent dans la vie!<br />

— Mais p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>s hait-il.<br />

— V<strong>ou</strong>s me demandez cela?... Il me hait précisément à cause<br />

de la puissance que j'ai sur lui ;... il sait que je connais sur son<br />

compte certaines histoires qui p<strong>ou</strong>rraient lui coûter cher si je


—907—<br />

voilais par<strong>le</strong>r. C'est un homme d'un caractère impérieux et<br />

hautain, qui ne peut pas me pardonner d'être son maître.<br />

- Je comprends maintenant.<br />

— Ainsi n<strong>ou</strong>s sommes sûrs <strong>du</strong> D r Amy;... dans quelques<br />

j<strong>ou</strong>rs, après-demain par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> docteur annonce que v<strong>ou</strong>s<br />

al<strong>le</strong>z mieux, v<strong>ou</strong>s reparaissez à la rédaction et personne ne<br />

peut se d<strong>ou</strong>ter de rien.<br />

— Alors je vais à R<strong>ou</strong>en? demanda Alfred.<br />

— Oui. répondit Fiordi; arrivé dans cette vil<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s- descen­<br />

dez dans un hôtel modeste où v<strong>ou</strong>s aurez moins de chance d'être<br />

vu que dans un hôtel de premier <strong>ou</strong> de deuxième rang. Comme<br />

<strong>le</strong> nom de famil<strong>le</strong> de ma femme est Elvédy, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s inscrivez<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de Pierre Elvédy. V<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z ensuite tr<strong>ou</strong>ver ma<br />

femme qui, comme je v<strong>ou</strong>s l'ai dit. vit sons son nom de fil<strong>le</strong><br />

qui est Rose Elvédy, et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s présentez s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de son<br />

frère.<br />

— Et quand el<strong>le</strong> verra qu'el<strong>le</strong> est en présence d'un étranger,<br />

demanda Alfred, que devrai je- faire?<br />

— A ce moment-là v<strong>ou</strong>s serez seuls et v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez par<strong>le</strong>r<br />

franchement.<br />

— Je comprends.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s nommez alors, et...<br />

— Gomment ! fit Alfred avec vivacité, je devrai lui livrer mon<br />

nom?<br />

— Mon cher, répondit Fiordi. il ne tiendra qu'à v<strong>ou</strong>s que<br />

Base Eivèdy ne v<strong>ou</strong>s trahisse jamais.... qu'el<strong>le</strong> ne puisse jamais<br />

prononcer votre nom.<br />

En partant <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste avait regardé Altred avec une<br />

étrange expression dans <strong>le</strong> regard.<br />

- Je comprends, balbutin <strong>le</strong> jeune homme.<br />

— Ainsi, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s nommez et lui dites que je v<strong>ou</strong>s envoie<br />

p<strong>ou</strong>r l'accompagner parce que mes occupations ne me per-<br />

mettent pas de <strong>le</strong> faire personnel<strong>le</strong>ment et qu'il m'est impos­<br />

sib<strong>le</strong> de quitter Paris; <strong>du</strong> reste je v<strong>ou</strong>s donnerai une <strong>le</strong>ttre qui


— 908 —<br />

aplanira t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s difficultés ; ma femme se déclarera prête a<br />

v<strong>ou</strong>s suivre, heureuse d'avoir pu mettre son idée à exécution<br />

et réussi à venir vivre auprès de moi. El<strong>le</strong> sera t<strong>ou</strong>te contente<br />

à l'idée d'être bientôt présentée comme la femme <strong>du</strong> célèbre<br />

j<strong>ou</strong>rnaliste Fiordi au lieu de vivre modestement à R<strong>ou</strong>en s<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong> nom de mademoisel<strong>le</strong> Elvédy.<br />

Alfred avait éc<strong>ou</strong>té sans dire un mot.<br />

Il s'était contenté de hocher la tête.<br />

— Et en arrivant à Paris ? demanda-t-il au b<strong>ou</strong>t d'un instant<br />

de si<strong>le</strong>nce.<br />

Fiordi <strong>le</strong> regarda d'un air stupéfait, et lui dit :<br />

— Comment ?... je ne v<strong>ou</strong>s comprends pas.<br />

— C'est p<strong>ou</strong>rtant bien simp<strong>le</strong>, repartit Alfred; que ferez-v<strong>ou</strong>s<br />

quand votre femme sera arrivée à Paris avec moi ?<br />

— Mais, fit Fiordi, c'est à v<strong>ou</strong>s à prendre <strong>le</strong>s mesures p<strong>ou</strong>r<br />

y arriver seul.<br />

— Et votre femme ?<br />

Fiordi eut un tressail<strong>le</strong>ment involontaire, puis il dit d'une<br />

voix s<strong>ou</strong>rde :<br />

— Il faut que Rose Elvédy quitte R<strong>ou</strong>en mais qu'el<strong>le</strong> n'arrive<br />

pas à Paris. C'est à ce prix que v<strong>ou</strong>s serez nommé deuxième<br />

secrétaire particulier de l'Empereur, ne l'<strong>ou</strong>bliez pas !<br />

— Et votre... Et Rose Elvédy? demanda Alfred.<br />

— Mon Dieu !... v<strong>ou</strong>s la... perdrez... pendant <strong>le</strong> voyage!<br />

— Mais comment? insista de n<strong>ou</strong>veau Alfred qui faisait<br />

autant d'efforts p<strong>ou</strong>r arracher à Fiordi ses intentions secrètes<br />

que celui-ci en faisait p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s dissimu<strong>le</strong>r.<br />

Le j<strong>ou</strong>rnaliste tira un portefeuil<strong>le</strong> de sa poche.<br />

Il l'<strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>ntement, en sortit cinq bil<strong>le</strong>ts de mil<strong>le</strong> francs et<br />

<strong>le</strong>s posa sur la tab<strong>le</strong> devant Alfred en disant :<br />

— Il ne faut pas que j'<strong>ou</strong>blie de v<strong>ou</strong>s donner l'argent néces­<br />

saire p<strong>ou</strong>r ce voyage.<br />

Alfred inclina froidement la tête quoique il fùt intérieure-


— 909 —<br />

ment satisfait de se voir en possession d'une somme relativement<br />

considérab<strong>le</strong>.<br />

— Pendant que je voyageais en Espagne, reprit Fiordi en<br />

plaçant devant lui une enveloppe fermée qu'il avait aussi tirée<br />

de son portefeuil<strong>le</strong> ; je fis la connaissance d'un vieux bohémien<br />

qui connaissait presque t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s secrets de la nature, et que la<br />

population des environs de Sévil<strong>le</strong> ne connaissait que s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />

nom de « vieux sorcier ». J'eus une fois l'occasion de lui être<br />

uti<strong>le</strong> et p<strong>ou</strong>r me remercier, il me donna ce morceau de papier.<br />

En parlant Fiordi avait <strong>ou</strong>vert l'enveloppe et en tira une<br />

feuil<strong>le</strong> de papier qu'il montra à Alfred.<br />

Celui-ci avança vivement la main en s'écriant:<br />

— Un papier!... montrez-<strong>le</strong> moi!...<br />

— D<strong>ou</strong>cement!... une minute!... fit Fiordi en rep<strong>ou</strong>ssant la<br />

main de son secrétaire.<br />

Puis i! reprit en parlant à demi voix:<br />

— En laissant tremper pendant cinq minutes un morceau de<br />

ce papier dans un demi-verre d'eau, on obtient un parfum de<br />

toi<strong>le</strong>tte exquis.<br />

— Une eau de toi<strong>le</strong>tte!... ce n'est que cela? fit Alfred avec<br />

quelque désappointement.<br />

— Une eau de toi<strong>le</strong>tte, comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dites, reprit Fiordi en<br />

baissant encore la voix, mais une eau de toi<strong>le</strong>tte qui possède<br />

<strong>le</strong>s plus étranges propriétés!... Quelques g<strong>ou</strong>ttes de ce liquide<br />

versées sur un m<strong>ou</strong>choir... amènent infaillib<strong>le</strong>ment la mort de<br />

la personne qui en respire <strong>le</strong> parfum.<br />

— La mort!... dit Alfred d'une voix s<strong>ou</strong>rde.<br />

— Oui, repartit <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste;... une mort certaine et sans<br />

d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur.<br />

— Comment un effet semblab<strong>le</strong> peut-il se pro<strong>du</strong>ire? demanda<br />

<strong>le</strong> secrétaire.<br />

— Il y a t<strong>ou</strong>t d'abord un peu de vertige;... un abattement<br />

s<strong>ou</strong>dain, auquel succède bientôt un sommeil profond... qui n'a<br />

pas de réveil,


— 910 —<br />

<strong>Les</strong> deux hommes se taisaient.<br />

— V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s prendre ce papier ? demanda Fiordi à son<br />

secrétaire.<br />

— Donnez ! répondit celui-ci en avançant la main, j'essaierai<br />

de l'employer de la manière la plus avantageuse p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s.<br />

Et ayant tiré son portefeuil<strong>le</strong> de sa poche il y plaça la feuil<strong>le</strong><br />

de papier empoisonné.<br />

— Ainsi c'est convenu ? continua <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

— Parfaitement!... v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez compter sur moi !... V<strong>ou</strong>s<br />

me reverrez dans trois j<strong>ou</strong>rs et v<strong>ou</strong>s serez alors certain que Rose<br />

Elvédy ne viendra pas contrecarrer vos projets.<br />

— Et dans trois j<strong>ou</strong>rs v<strong>ou</strong>s aurez votre nomination comme<br />

deuxième secrétaire de Sa Majesté, répondit Fiordi qui t<strong>ou</strong>t en<br />

prononçant ces paro<strong>le</strong>s, se moquait intérieurement de la cré<strong>du</strong>lité<br />

de son secrétaire.<br />

<strong>Les</strong> deux hommes se serrèrent la main.<br />

Ils s'étaient compris.<br />

Le j<strong>ou</strong>rnaliste se <strong>le</strong>va <strong>le</strong> premier.<br />

— Il se fait tard, dit-il, et je suis atten<strong>du</strong> au « cabinet noir».<br />

— V<strong>ou</strong>s avez parlé d'une <strong>le</strong>ttre dont v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>liez me charger<br />

p<strong>ou</strong>r Rose Elvédy, dit Alfred.<br />

— Ah !... c'est vrai !... je n'y pensais plus !... donnez-moi de<br />

quoi écrire.. . je v<strong>ou</strong>s la remettrai de suite.<br />

Alfred plaça la lumière sur son secrétaire ; avança un siège<br />

et Fiordi commença à écrire la <strong>le</strong>ttre suivante :<br />

« Ma chère Rose !<br />

« Ta <strong>le</strong>ttre m'a t<strong>ou</strong>ché, ton désir de venir vivre auprès de<br />

« moi est une preuve de ta tendresse. Je suis heureux que <strong>le</strong>s<br />

» circonstances me permettent enfin d'obéir à mon désir <strong>le</strong><br />

« plus cher.<br />

« Des affaires pressantes m'empêchent néanmoins d'al<strong>le</strong>r en<br />

«personne te chercher p<strong>ou</strong>r te ramener à Paris, et comme je<br />

« ne veux pas attendre un j<strong>ou</strong>r de plus p<strong>ou</strong>r te revoir je t'en-


— 911 —<br />

« voie mon secrétaire et ami, monsieur Alfred Dufresne, qui<br />

« v<strong>ou</strong>dra bien t'accompagner.<br />

« Tu v<strong>ou</strong>dras bien ne pas prolonger tes préparatifs de départ<br />

« afin que ton ret<strong>ou</strong>r puisse s'effectuer <strong>le</strong> plus vite possib<strong>le</strong> et<br />

« que tu ne fasses pas attendre ton fidè<strong>le</strong><br />

« ARMAND.»<br />

Fiordi plia cette <strong>le</strong>ttre, la mit dans une enveloppe sur laquel<strong>le</strong><br />

il écrivit l'adresse suivante :<br />

« Mademoisel<strong>le</strong> Rose Elvédy, rue St-Joseph, 18, à R<strong>ou</strong>en «<br />

— Voilà, dit-il ensuite en la remettant à Alfred. V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez<br />

maintenant partir quand v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez ; surt<strong>ou</strong>t n'<strong>ou</strong>bliez pas<br />

la récompense qui v<strong>ou</strong>s attend.<br />

— Oh! soyez sans crainte ! s'écria <strong>le</strong> jeune homme.<br />

Fiordi quitta son secrétaire et quand il fut à la rue il p<strong>ou</strong>ssa<br />

un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement ; il se voyait débarrassé des entraves<br />

qui mettaient obstac<strong>le</strong> à ses projets ambitieux et il n'aurait<br />

jamais espéré p<strong>ou</strong>voir en venir à b<strong>ou</strong>t aussi faci<strong>le</strong>ment.<br />

Le j<strong>ou</strong>rnaliste était persuadé avoir entièrement gagné son<br />

secrétaire à sa cause,<br />

— Pauvre nigaud ! pensait-il; il se figure réel<strong>le</strong>ment qu'une<br />

personnalité aussi insignifiante que la sienne peut devenir secrétaire<br />

de l'Empereur ! Il faudra aviser aux moyens de <strong>le</strong><br />

rendre inoffensif, car aussi longtemps qu'il ne sera pas ré<strong>du</strong>it<br />

à l'impuissance je serai dans un danger permanent.<br />

— Je suis sûr de lui aussi longtemps qu'il sera dans ma dépendance,<br />

mais <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r où il p<strong>ou</strong>rra se passer de moi il changera<br />

de ton!... je <strong>le</strong> connais assez p<strong>ou</strong>r en être certain. Il faut<br />

absolument que je <strong>le</strong> mette dans l'impossibilité de me nuire !<br />

Dès qu'Alfred se vit seul il serra soigneusement dans un<br />

tiroir de son secrétaire la <strong>le</strong>ttre que Fiordi avait écrite ainsi que<br />

l'enveloppe contenant <strong>le</strong> papier empoisonné, puis il regarda sa<br />

montre.<br />

— Déjà minuit et demi ! fit-il à demi voix ; c'est un peu


— 912 —<br />

tard !... ah bah!... un médecin doit être acc<strong>ou</strong>tumé à se <strong>le</strong>ver à<br />

tonte heure !<br />

Puis prenant son pardessus et son chapeau il sortit arrêtant<br />

<strong>le</strong> premier fiacre qu'il rencontra et y monta en disant au cocher<br />

— « Rue de Tercère, 22 ! »<br />

Dix minutes à peine s'étaient éc<strong>ou</strong>lées que la voiture s'arrêta<br />

devant une maison d'apparence élégante.<br />

Alfred sauta à terre et ayant payé <strong>le</strong> cocher il s'approcha de<br />

la porte et tira un b<strong>ou</strong>ton de sonnette au-dess<strong>ou</strong>s <strong>du</strong>quel se<br />

tr<strong>ou</strong>vait une plaque portant un nom: « D r<br />

Amy ».<br />

— Une des fenêtres <strong>du</strong> premier étage s'<strong>ou</strong>vrit au b<strong>ou</strong>t d'une<br />

minute et une voix demanda :<br />

— Qui est là ?<br />

— Ouvrez!... répondit Alfred ; il s'agit de la vie de quelqu'un<br />

La fenêtre se referma et au b<strong>ou</strong>t d'un moment la porte d'en<br />

rée s'<strong>ou</strong>vrait.<br />

Alfred entra dans <strong>le</strong> corridor et se tr<strong>ou</strong>va en présence d'une<br />

femme d'un certain âge qui avait revêtu à la hâte une robe de<br />

chambre cl qui tenait une b<strong>ou</strong>gie à la main.<br />

— Que demandez-v<strong>ou</strong>s, monsieur ? demanda cette femme<br />

d'une voix encore t<strong>ou</strong>te épaisse de sommeil.<br />

— Il faut que je parla au docteur Amy !<br />

— A une heure <strong>du</strong> matin ?<br />

— Un médecin doit y être habitué !<br />

— Mais... v<strong>ou</strong>lut encore objecter la vieil<strong>le</strong>.<br />

— Il s'agit de la vie de quelqu'un, fit Alfred avec vivacité.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Annoncez-moi au docteur,. . je me nomme Alfred Dufresne.<br />

— Dufresne? répéta la vieil<strong>le</strong> femme à qui ce nom ne parut<br />

pas inspirer beauc<strong>ou</strong>p de confiance.<br />

— V<strong>ou</strong>s aj<strong>ou</strong>terez que je suis <strong>le</strong> secrétaire de monsieur Fiordi,<br />

fit Alfred avec impatience.<br />

La vieil<strong>le</strong> servante n'aj<strong>ou</strong>ta pas un mot.


— 913 —<br />

El<strong>le</strong> fit entrer <strong>le</strong> jeune homme dans un salon d'attente où<br />

el<strong>le</strong> alluma une b<strong>ou</strong>gie qui se tr<strong>ou</strong>vait sur la tab<strong>le</strong> et sortit p<strong>ou</strong>r<br />

al<strong>le</strong>r réveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong> docteur.<br />

Cinq minutes s'éc<strong>ou</strong>lèrent.<br />

Ce temps parut une éternité à Alfred qui v<strong>ou</strong>lait encore re­<br />

t<strong>ou</strong>rner chez lui p<strong>ou</strong>r se préparer au départ.<br />

Enfin des pas se firent entendre, la porte s'<strong>ou</strong>vrit et <strong>le</strong> doc­<br />

teur Amy entra.<br />

CHAPITRE XXIX.<br />

Une soirée intime chez <strong>le</strong> comte de St-Etienne.<br />

Le comte de St-Etienne avait, deux fois déjà, envoyé un do­<br />

mestique prévenir la comtesse que ses invités étaient arrivés,<br />

et el<strong>le</strong> comprenait qu'el<strong>le</strong> devait se rés<strong>ou</strong>dre à se rendre au désir<br />

de son mari si el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait éviter une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> scène.<br />

Et cependant une cruel<strong>le</strong> angoisse remplissait son âme.<br />

Thérèse, sa femme de chambre, qu'el<strong>le</strong> avait envoyée porter<br />

un bil<strong>le</strong>t chez Beauf<strong>le</strong>ury, n'était pas encore de ret<strong>ou</strong>r, et la<br />

pauvre comtesse devait al<strong>le</strong>r gracieusement faire <strong>le</strong>s honneurs<br />

<strong>du</strong> s<strong>ou</strong>per sans savoir si el<strong>le</strong> avait atteint son but.<br />

Thérése p<strong>ou</strong>vait ne pas avoir tr<strong>ou</strong>vé Beauf<strong>le</strong>ury chez lui! En<br />

<strong>ou</strong>tre la femme de chambre devait être revenue p<strong>ou</strong>r recevoir<br />

cette femme qui arriverait à une heure <strong>du</strong> matin p<strong>ou</strong>r avoir<br />

une entrevue secrète avec la comtesse.<br />

68


— 914 —<br />

Thérèse était partie avec la recommandation expresse d'at<br />

tendre Beauf<strong>le</strong>ury, dans <strong>le</strong> cas où el<strong>le</strong> ne <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>verait pas chez<br />

lui, dût-el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r cela y passer t<strong>ou</strong>te la nuit.<br />

Il était bientôt neuf heures, et la comtesse finit par se décider<br />

à remplir ses obligations de maîtresse de maison.<br />

C'était un t<strong>ou</strong>rment de plus, car el<strong>le</strong> devait avoir une physionomie<br />

riante en ayant la mort dans l'âme.<br />

Ayant rassemblé t<strong>ou</strong>tes ses forces el<strong>le</strong> se composa un visage<br />

d'un calme trompeur et quand el<strong>le</strong> fît son entrée dans l'appartement<br />

<strong>du</strong> comte el<strong>le</strong> était rayonnante de grâce et de beauté.<br />

Ses traits étaient c<strong>ou</strong>vert d'une légère pâ<strong>le</strong>ur qui la rendait<br />

encore plus intéressante, et l'inquiétude qui remplissait SOL<br />

cœur donnait à ses m<strong>ou</strong>vements, ordinairement si nonchalant*,<br />

une vivacité p<strong>le</strong>ine de charmes.<br />

El<strong>le</strong> portait à son corsage et dans ses cheveux quelques b<strong>ou</strong>tons<br />

à moite épan<strong>ou</strong>is de roses thé qui taisaient ressortir <strong>le</strong><br />

noir de ses magnifiques cheveux.<br />

En arrivant dans <strong>le</strong> salon <strong>du</strong> comte el<strong>le</strong> y tr<strong>ou</strong>va d<strong>ou</strong>ze<br />

¡ ersonnages parmi <strong>le</strong>squels el<strong>le</strong> remarqua immédiatement <strong>le</strong><br />

baron Kel<strong>le</strong>rmann et Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

La comtesse fut sur <strong>le</strong> point de perdre contenance en voyant<br />

ce dernier.<br />

El<strong>le</strong> ne savait comment s'expliquer p<strong>ou</strong>r quel<strong>le</strong> raison <strong>le</strong><br />

comte l'avait invité.<br />

Et Thérèse !<br />

El<strong>le</strong> attendait donc encere, el devrait sans d<strong>ou</strong>te attendre<br />

partie de la nuit !<br />

Si la comtesse avait pu s<strong>ou</strong>pçonner que <strong>le</strong> comte avait invité<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, el<strong>le</strong> aurait gardé son bil<strong>le</strong>t et el<strong>le</strong> aurait, bien tr<strong>ou</strong>vé<br />

<strong>le</strong> moyen de <strong>le</strong> lui glisser sans être aperçue de personne.<br />

Mais il était trop tard,...... el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait pas rappe<strong>le</strong>r<br />

Thérèse.<br />

Et cette femme qui devait venir à une heure <strong>du</strong> matin !<br />

Ces pensées t<strong>ou</strong>rmentaient la comtesse qui, cependant,


-915-<br />

tr<strong>ou</strong>va la force de s<strong>ou</strong>rire gracieusement aux invités de son<br />

mari.<br />

El<strong>le</strong> se sentait observée par <strong>le</strong> comte et el<strong>le</strong> fut obligée<br />

d'al<strong>le</strong>r saluer <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>rmann avec une amabilité t<strong>ou</strong>te<br />

particulière.<br />

Ce personnage, qui, malgré son apparence froide et ses<br />

manières réservées, était encore assez jeune, n'avait pu s'em­<br />

pêcher, dans la visite qu'il avait faite <strong>le</strong> matin, de remarquer<br />

la beauté de la comtesse.<br />

A ce moment, <strong>le</strong>s grâces de la jeune femme apparaissaient<br />

dans t<strong>ou</strong>te <strong>le</strong>ur sp<strong>le</strong>ndeur et la riche et élégante toi<strong>le</strong>tte<br />

qu'el<strong>le</strong> avait choisie contribuait encore à faire ressortir t<strong>ou</strong>t ce<br />

que sa personne avait de gracieux.<br />

El<strong>le</strong> comprit qu'el<strong>le</strong> devait obéir au comte et el<strong>le</strong> adressa au<br />

baron al<strong>le</strong>mand un s<strong>ou</strong>rire qui compléta sa victoire.<br />

Le jeune diplomate était subjugé.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, pendant ce temps, conversait avec un attaché<br />

d'ambassade et ne paraissait pas s'apercevoir de la présence de<br />

la comtesse qui ne se sentait pas <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage de s'approcher<br />

de lui.<br />

Le baron Kel<strong>le</strong>rmann parlait avec vivacité à la comtesse qui<br />

s'était assise auprès de lui :<br />

- C'est la vérité, madame la comtesse, disait-il à demi-voix,<br />

v<strong>ou</strong>s feriez l'admiration de t<strong>ou</strong>t Berlin si jamais v<strong>ou</strong>s daigniez<br />

honorer mon pays d'une visite.<br />

-Mais on dit <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands tel<strong>le</strong>ment froids! repartit la com­<br />

tesse avec coquetterie.<br />

- Froids!.... Mais qui donc p<strong>ou</strong>rrait rester froid en v<strong>ou</strong>s<br />

voyant ? fit <strong>le</strong> baron enth<strong>ou</strong>siasmé.<br />

- Et cependant, c'est possib<strong>le</strong> ! reprit la comtesse en jetant,<br />

comme si el<strong>le</strong> <strong>le</strong> faisait involontairement, un regard sur son<br />

mari.<br />

- Je n'en crois rien, répondit <strong>le</strong> baron.<br />

la Comtesse p<strong>ou</strong>ssa un profond s<strong>ou</strong>pir


—916—<br />

Un moment de si<strong>le</strong>nce suivit ce s<strong>ou</strong>pir.<br />

Le baron Kel<strong>le</strong>rmann qui avait enten<strong>du</strong> <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s affectueuses<br />

échangées <strong>le</strong> matin entre <strong>le</strong>s deux ép<strong>ou</strong>x, ne p<strong>ou</strong>vait<br />

comprendre la cause de ce s<strong>ou</strong>pir et de l'allusion que semblait<br />

faire la comtesse.<br />

La conversation recommença et la comtesse qui ne v<strong>ou</strong>lait<br />

pas s'attirer <strong>le</strong>s reproches <strong>du</strong> comte, sut si bien captiver <strong>le</strong><br />

cœur <strong>du</strong> baron qu'avant la fin de la soirée celui-ci était p<strong>le</strong>in<br />

d'espérance.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, de son côté avait observé cette petite intrigue et<br />

rien ne lui avait échappé.<br />

Il avait connu la comtesse avant son mariage et avait été un<br />

de ses plus fervents adorateurs.<br />

La jeune fil<strong>le</strong>, qui s'appelait Adè<strong>le</strong>, était devenue sa maîtresse.<br />

El<strong>le</strong> s'était éprise de cet homme.<br />

Cette créature qui, jusqu'alors, avait éc<strong>ou</strong>té avec indifférence<br />

<strong>le</strong>s compliments de t<strong>ou</strong>te la jeunesse <strong>du</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard, s'était<br />

s<strong>ou</strong>dainement enflammée p<strong>ou</strong>r Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Cette idyl<strong>le</strong> <strong>du</strong>ra une année pendant laquel<strong>le</strong> Adè<strong>le</strong> fut t<strong>ou</strong>te<br />

à son n<strong>ou</strong>vel am<strong>ou</strong>r.<br />

Mais <strong>le</strong> cœur de cette femme était déjà corrompu et incapab<strong>le</strong><br />

d'une affection <strong>du</strong>rab<strong>le</strong><br />

El<strong>le</strong> ne savait pas ce que c'était que la constance.<br />

Ce caprice se calma bientôt et el<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>va de n<strong>ou</strong>veau <strong>le</strong><br />

besoin d'avoir de n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s intrigues am<strong>ou</strong>reuses.<br />

A ce moment Beauf<strong>le</strong>ury, qui commençait à se sentir fatigue<br />

par la <strong>du</strong>rée de cette liaison, eut un caprice p<strong>ou</strong>r une écuyere<br />

de cirque, de sorte que <strong>le</strong>s liens qui l'avaient uni avec Adè<strong>le</strong><br />

furent bientôt rompus.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury passait t<strong>ou</strong>tes ses j<strong>ou</strong>rnées au cirque pendant que<br />

son ancienne maîtresse éc<strong>ou</strong>tait <strong>le</strong>s galanteries d'un lieutenant<br />

de hussards.<br />

Cependant la jeune fil<strong>le</strong> était devenue mère pendant sa


— 917 —<br />

liaison avec Beauf<strong>le</strong>ury, ce qui avait été tenu caché avec <strong>le</strong><br />

plus grand soin, chose peu diffici<strong>le</strong> atten<strong>du</strong> qu'à cette époque<br />

<strong>le</strong>s deux amants habitaient la campagne.<br />

L'enfant, qui était une fil<strong>le</strong>, avait été confiée à une vieil<strong>le</strong><br />

femme que Beauf<strong>le</strong>ury avait amenée.<br />

Il y avait deux ans de cela lorsque <strong>le</strong> comte de St-Etienne<br />

fit la connaissance d'Adè<strong>le</strong>; il en tomba éper<strong>du</strong>ment am<strong>ou</strong>reux,<br />

et la rusée jeune femme qui connaissait <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>voir de<br />

ses attraits n'eut pas de peine à l'amener à lui offrir sa main.<br />

Le comte, <strong>du</strong> reste, ignorait <strong>le</strong> passé de sa fiancée.<br />

Le mariage eut lieu et la n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> comtesse fut intro<strong>du</strong>ite<br />

dans un monde n<strong>ou</strong>veau p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>, mais dont el<strong>le</strong> eu bientôt<br />

pris <strong>le</strong>s manières et <strong>le</strong>s habitudes.<br />

Quel<strong>le</strong> ne fut pas sa terreur quand, un beau j<strong>ou</strong>r, el<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va<br />

dans son salon Beauf<strong>le</strong>ury que <strong>le</strong> comte lui présenta comme<br />

un de ses meil<strong>le</strong>urs amis.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, de son côté, épr<strong>ou</strong>va un m<strong>ou</strong>vement de contrariété.<br />

Il avait ignoré cette union qui avait été si s<strong>ou</strong>dainement<br />

conclue et qui s'était faite dans un des châteaux <strong>du</strong> comte.<br />

Lors de sa séparation avec Adè<strong>le</strong> il lui avait remis une<br />

somme assez ronde, v<strong>ou</strong>lant ainsi se décharger de ses devoirs<br />

envers son enfant, et ne pensait pas qu'il dût jamais se rencontrer<br />

avec son ancienne maîtresse.<br />

Et voilà qu'il la retr<strong>ou</strong>vait mariée.<br />

Au moment où il venait d'atteindre <strong>le</strong> but de t<strong>ou</strong>s ses efforts<br />

et quand il avait conquis un rang é<strong>le</strong>vé en considération et en<br />

richesse.<br />

Au moment où il aspirait à la main de Cé<strong>le</strong>ste , la fil<strong>le</strong> de<br />

Maurice !<br />

Si Adè<strong>le</strong>, son ancienne maîtresse allait <strong>le</strong> trahir et raconter<br />

son passé ?<br />

Il comprit qu'il lui fallait avant t<strong>ou</strong>t obtenir son si<strong>le</strong>nce et la<br />

décider à se taire.


— 918 —<br />

T<strong>ou</strong>s deux se saluèrent comme s'ils eussent été complète,<br />

ment étrangers l'un à l'autre.<br />

Le comte qui avait ce j<strong>ou</strong>r-là beauc<strong>ou</strong>p d'invités ne s'aperçut<br />

nul<strong>le</strong>ment <strong>du</strong> tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> que ces deux personnes épr<strong>ou</strong>vaient en<br />

se retr<strong>ou</strong>vant en face l'une de l'autre.<br />

L'embarras de la comtesse n'avait pas été moindre que celui<br />

de son ancien amant.<br />

El<strong>le</strong> aussi p<strong>ou</strong>vait craindre une indiscrétion de sa part.<br />

Le comte, qui, avant t<strong>ou</strong>t, tenait à l'honneur de son nom,<br />

ne devait à aucun prix rien apprendre des relations qui avaient<br />

existé autrefois entre sa femme et Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

La comtesse tremblait à l'idée que son ép<strong>ou</strong>x p<strong>ou</strong>vait apprendre<br />

l'existence d'un enfant antérieur à son mariage.<br />

El<strong>le</strong> connaissait <strong>le</strong> caractère vio<strong>le</strong>nt et emporté <strong>du</strong> comte et<br />

el<strong>le</strong> frémissait devant lui.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury parvint à tr<strong>ou</strong>ver la comtesse seu<strong>le</strong> et à lui par<strong>le</strong>r<br />

sans témoins.<br />

Ils eurent un second entretien secret, et ils convinrent de<br />

garder mutuel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

Le comte devait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ignorer <strong>le</strong>ur liaison.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury apprit que l'enfant vivait et qu'il était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

entre <strong>le</strong>s mains de la femme qui l'avait reçu à sa naissance.<br />

Il eut, sans d<strong>ou</strong>te, préféré apprendre sa mort.<br />

Adè<strong>le</strong> lui donna au contraire l'assurance que l'enfant se portait<br />

parfaitement bien.<br />

A partir de ce moment, la comtesse qui, à t<strong>ou</strong>t instant, était<br />

forcée d'envoyer de l'argent à la femme chez laquel<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait<br />

sa fil<strong>le</strong>, ne se gêna pas p<strong>ou</strong>r se faire aider par Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Celui-ci ne se fit pas trop prier, seu<strong>le</strong>ment il exigea éga<strong>le</strong>ment<br />

que la comtesse fît quelque chose p<strong>ou</strong>r lui.<br />

Quoique vivant sur un pied de camaraderie avec <strong>le</strong> comte de<br />

St-Etienne, Beauf<strong>le</strong>ury ne l'aimait pas, il <strong>le</strong> jal<strong>ou</strong>sait à cause de


— 919 —<br />

la faveur dont il j<strong>ou</strong>issait à la c<strong>ou</strong>r et il s'était plusieurs fois<br />

demandé quels moyens il p<strong>ou</strong>rrait bien employer p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> faire<br />

tomber en disgrâce et p<strong>ou</strong>r prendre sa place.<br />

Mais la position <strong>du</strong> comte était solide et il aurait fallu qu'il<br />

se rendît c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> d'une faute bien grave p<strong>ou</strong>r que cette position<br />

pût être ébranlée.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury avait compris cela et il pensa qu'avec l'aide de<br />

la comtesse il p<strong>ou</strong>rrait connaître <strong>le</strong>s secrets <strong>du</strong> comte.<br />

Ce fut l'origine de l'espèce d'alliance conclue entre Beauf<strong>le</strong>ury<br />

et son ancienne maîtresse.<br />

Il en résulta qu'à t<strong>ou</strong>t instant il y avait entre ces deux personnages<br />

des regards et des paro<strong>le</strong>s imprudentes échangés, tant<br />

que <strong>le</strong> comte finit par s'en apercevoir.<br />

Cet homme était <strong>le</strong> mari <strong>le</strong> plus commode quand cela<br />

p<strong>ou</strong>vait lui être uti<strong>le</strong>, et il devenait d'une jal<strong>ou</strong>sie féroce<br />

quand <strong>le</strong>s intrigues de sa femme ne p<strong>ou</strong>vaient rien lui rapporter,<br />

ce qui était parfaitement <strong>le</strong> cas dans ces circonstances.<br />

Cela donnait lieu à des scènes fréquentes entre <strong>le</strong>s deux<br />

ép<strong>ou</strong>x, scènes t<strong>ou</strong>tes plus <strong>ou</strong> moins semblab<strong>le</strong>s à cel<strong>le</strong> qui<br />

s'était passée dans la matinée <strong>du</strong> même j<strong>ou</strong>r.<br />

La comtesse s<strong>ou</strong>ffrait de cet état de choses et el<strong>le</strong> avait des<br />

accès de révolte quand <strong>le</strong> comte allait trop loin.<br />

Revenons maintenant aux invités <strong>du</strong> comte.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant la conversation était devenue généra<strong>le</strong>.<br />

Le baron Kel<strong>le</strong>rmann parlait avec enth<strong>ou</strong>siasme des ga<strong>le</strong>ries<br />

<strong>du</strong> L<strong>ou</strong>vre qu'il avait visitées dans la j<strong>ou</strong>rnée.<br />

- Savez-v<strong>ou</strong>s, monsieur <strong>le</strong> baron, lui dit un des invités qui<br />

se tr<strong>ou</strong>vait auprès de lui, savez-v<strong>ou</strong>s que madame la comtesse<br />

fait de la peinture en amateur ?<br />

— Que me dites-v<strong>ou</strong>s ? repartit <strong>le</strong> baron qui était un grand<br />

amateur de tab<strong>le</strong>aux.<br />

- C'est la vérité, fit à son t<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> comte qui venait de


— 920 —<br />

deviner quel<strong>le</strong> était la corde sensib<strong>le</strong> <strong>du</strong> diplomate al<strong>le</strong>mand;<br />

la comtesse dessine admirab<strong>le</strong>ment, el<strong>le</strong> a un ta<strong>le</strong>nt d'une grande<br />

originalité et il est vraiment dommage qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong> néglige comme<br />

el<strong>le</strong> <strong>le</strong> fait !<br />

— Mon cher Armand est un juge prévenu en ma faveur, fît<br />

la comtesse en s<strong>ou</strong>riant d'un air modeste.<br />

— Si la comtesse veut bien montrer son album à ces messieurs,<br />

ils verront que je n'ai pas exagéré, reprit <strong>le</strong> comte.<br />

— Oh !.. madame la comtesse, n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s en prions! dit <strong>le</strong><br />

baron Kel<strong>le</strong>rmann.<br />

La comtesse restait indécise, mais une idée qui traversa son<br />

cerveau lui fit s<strong>ou</strong>dain prendre une résolution.<br />

— Allons, messieurs, puisque v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z !... fit-el<strong>le</strong> en se<br />

<strong>le</strong>vant, je veux bien v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>mettre mes faib<strong>le</strong>s essais, et<br />

v<strong>ou</strong>s verrez qu'il faut beauc<strong>ou</strong>p rabattre des éloges <strong>du</strong> comte.<br />

— Ne v<strong>ou</strong>s dérangez pas, fit <strong>le</strong> comte, en prenant la sonnette,<br />

je vais appe<strong>le</strong>r Jean.<br />

— Non, repartit la comtesse, non, mon ami, Jean ne saurait<br />

où prendre mon album qui se tr<strong>ou</strong>ve dans un tiroir de mon<br />

secrétaire.<br />

Heureuse d'avoir tr<strong>ou</strong>vé un prétexte plausib<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r quitter la<br />

compagnie p<strong>ou</strong>r un instant, Adè<strong>le</strong> sortit et se dirigea vers son<br />

appartement.<br />

Arrivée dans son b<strong>ou</strong>doir, el<strong>le</strong> griffonna à la hâte quelques<br />

mots au crayon sur un morceau de papier qu'el<strong>le</strong> plia ensuite<br />

de manière à <strong>le</strong> rendre aussi petit que possib<strong>le</strong> et qu'el<strong>le</strong> glissa<br />

ensuite s<strong>ou</strong>s son gant.<br />

La comtesse prit ensuite son album et revint au salon <strong>du</strong><br />

comte.<br />

El<strong>le</strong> se sentait maintenant plus tranquil<strong>le</strong> et plus rassurée<br />

qu'auparavant, il ne lui fallait plus que tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> moment<br />

favorab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r glisser ce bil<strong>le</strong>t à Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Quand la comtesse rentra au salon, ce dernier se préparait<br />

à prendre congé des autres invités.


— 921 —<br />

Il pensait au rendez-v<strong>ou</strong>s que <strong>le</strong> sorcier de la rue St-Antoine<br />

lui avait donné, et il prétexta un malaise passager qui <strong>le</strong> forçait<br />

à rentrer.<br />

Il s'approcha de la comtesse p<strong>ou</strong>r lui présenter ses hommages;<br />

cel<strong>le</strong>-ci lui tendit sa main qu'il porta respectueusement à<br />

ses lèvres.<br />

Puis il sentit <strong>le</strong> contact d'un petit papier plié qui restait entre<br />

ses doigts.<br />

Il referma la main sans que personne se fût aperçu de rien<br />

et la comtesse respira.<br />

El<strong>le</strong> était sauvée !<br />

Quand Beauf<strong>le</strong>ury se tr<strong>ou</strong>va dans son c<strong>ou</strong>pé qui se dirigeait<br />

vers la demeure de Sidi-Addar il développa <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t que<br />

lui avait glissé la comtesse et se penchant à la portière, il se<br />

mit à lire.<br />

— Oh!... fit-il avec stupéfaction.<br />

Pais ayant abaissé la glace, il dit au cocher :<br />

— A la maison,... vite !<br />

Le c<strong>ou</strong>pé changea de direction et Beauf<strong>le</strong>ury relut encore<br />

une fois de bil<strong>le</strong>t.<br />

Il n'y avait que quelques mots :<br />

« Thérèse est chez v<strong>ou</strong>s, hâtez-v<strong>ou</strong>s de me la renvoyer, j'en<br />

ai besoin ! »<br />

Beauf<strong>le</strong>ury était curieux de savoir ce que Thérèse avait à lui<br />

dire; il sentait qu'il fallait que la comtese eût une raison bien<br />

forte p<strong>ou</strong>r agir ainsi.<br />

Arrivé à la maison, il demanda <strong>le</strong> portier qui s'était<br />

avancé :<br />

— François !<br />

— Monsieur !<br />

— Est-ce que quelqu'un m'attend !<br />

— Oui, une femme attend Monsieur, depuis deux heures<br />

après midi ;... el<strong>le</strong> n'a v<strong>ou</strong>lu prendre qu'une tasse de b<strong>ou</strong>illon.<br />

— Envoyez-la au petit salon !


— 922 -<br />

Un instant après Thérèse remettait à Beauf<strong>le</strong>ury la <strong>le</strong>ttre<br />

dont la comtesse l'avait chargée.<br />

Il parc<strong>ou</strong>rut rapidement cette <strong>le</strong>ttre puis il dit à Thérèse:<br />

— V<strong>ou</strong>s direz à madame la comtesse que je serai demain à<br />

midi chez el<strong>le</strong>, t<strong>ou</strong>t est en ordre.<br />

La femme de chambre revint à la hâte auprès de la comtesse<br />

qui l'attendait avec impatience.<br />

Thérèse était profondément dév<strong>ou</strong>ée à sa maîtresse, et el<strong>le</strong><br />

était heureuse de venir la tranquilliser.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury était remonté en voiture et se faisait con<strong>du</strong>ire rue<br />

St-Antoine.<br />

Il frémissait d'impatience.<br />

Pendant ce temps la comtesse montrait son album au baron<br />

Kel<strong>le</strong>rmann qui se confondait en éloges.<br />

La jeune femme, qui se sentait débarrassée d'un grand s<strong>ou</strong>ci<br />

depuis <strong>le</strong> départ de Beauf<strong>le</strong>ury. déployait t<strong>ou</strong>tes ses grâces et<br />

t<strong>ou</strong>t son esprit.<br />

Le comte qui l'observait parut satisfait de sa con<strong>du</strong>ite.<br />

— El<strong>le</strong> devient enfin raisonnab<strong>le</strong> ! pensait-il ; aussi se montra-t-il<br />

envers el<strong>le</strong> d'une amabilité parfaite.<br />

Quand minuit sonna on vint avertir <strong>le</strong> comte que <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>per<br />

était servi.<br />

Le comte se <strong>le</strong>va et ses invités l'imitèrent, <strong>le</strong> baron al<strong>le</strong>mand<br />

offrit gracieusement son bras à la comtesse et t<strong>ou</strong>te la société<br />

se dirigea vers la sal<strong>le</strong> à manger.<br />

Au moment où <strong>le</strong>s huîtres faisaient la ronde, un des convives<br />

s'écria :<br />

— Tiens, n<strong>ou</strong>s sommes treize à tab<strong>le</strong> !<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ? fit en pâlissant la comtesse qui était profondément<br />

superstitieuse.<br />

El<strong>le</strong> allait se <strong>le</strong>ver quand un regard sévère <strong>du</strong> comte la retint<br />

à sa place.<br />

— Ne v<strong>ou</strong>s ép<strong>ou</strong>vantez pas, ma chère amie, lui dit ensuite


— 923 —<br />

<strong>le</strong> comte en riant; t<strong>ou</strong>te la faute en est à Beauf<strong>le</strong>ury qui n<strong>ou</strong>s<br />

a quitté trop vite !<br />

Le baron Kel<strong>le</strong>rmann se mit aussi à rire en voyant cette<br />

crainte de la comtesse, qui, un instant auparavant, avait montré<br />

tant d'esprit.<br />

Puis il fit en plaisantant :<br />

— Il y a moyen de t<strong>ou</strong>t arranger, faisons deux tab<strong>le</strong>s.<br />

— Oui! c'est cela! fit vivement la comtesse qui avait véritab<strong>le</strong>ment<br />

senti un frisson de terreur parc<strong>ou</strong>rir t<strong>ou</strong>t son corps.<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta avec un s<strong>ou</strong>rire enchanteur :<br />

— Donnez-moi votre bras, baron, n<strong>ou</strong>s irons établir une<br />

petite colonie dans <strong>le</strong> cabinet de travail <strong>du</strong> comte;... qui veut<br />

être des nôtres ?<br />

La plaisanterie parut charmante.<br />

Deux des invités se <strong>le</strong>vèrent et se déclarèrent prêts à « émigrer<br />

»; puis sans attendre que <strong>le</strong>s domestiques fussent arrivés<br />

ils se mirent à transporter la vaissel<strong>le</strong>.<br />

La tab<strong>le</strong> fut bientôt mise et la comtesse se mit à tab<strong>le</strong> ayant<br />

<strong>le</strong> baron prussien auprès d'el<strong>le</strong>.<br />

La porte de communication entre <strong>le</strong>s deux pièces était restée<br />

<strong>ou</strong>verte et la conversation continuait.<br />

Le comte qui voyait l'amabilité de sa femme p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> baron,<br />

en augurait bien p<strong>ou</strong>r ses pians et se montrait <strong>du</strong>ne humeur<br />

charmante.<br />

La comtesse, t<strong>ou</strong>t en éc<strong>ou</strong>tant <strong>le</strong>s propos <strong>du</strong> baron, ne p<strong>ou</strong>vait<br />

s'empêcher de jeter de temps en temps un c<strong>ou</strong>p d'œil sur<br />

la pen<strong>du</strong><strong>le</strong>.<br />

Le baron finit par s'apercevoir de cela et supposant que la<br />

comtesse était fatiguée il proposa de quitter la tab<strong>le</strong>.<br />

— Oh! fit la comtesse, ce ne sera rien, c'est la suite de mon<br />

indisposition de ce matin.<br />

— Je sais, madame la comtesse, que v<strong>ou</strong>s étiez en effet s<strong>ou</strong>ffrante,<br />

reprit <strong>le</strong> baron: et c'est une mauvaise action de ma


— 924 —<br />

part que de ne pas m'en être s<strong>ou</strong>venu plus vite ; n<strong>ou</strong>s allons<br />

n<strong>ou</strong>s éloigner.<br />

<strong>Les</strong> autres invités se <strong>le</strong>vèrent, pendant que l'un d'eux disait :<br />

— C'est la vérité, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>isons comme des manants t<br />

Le comte qui ignorait que la cause première de ce départ<br />

venait de la comtesse, ne fit pas d'efforts sérieux p<strong>ou</strong>r retenir<br />

ses invités qui prirent congé et se retirèrent.<br />

A peine la comtesse se tr<strong>ou</strong>va-t-el<strong>le</strong> seu<strong>le</strong> avec son ép<strong>ou</strong>x<br />

qu'el<strong>le</strong> lui dit bonsoir d'un air glacial et s'éloigna à son t<strong>ou</strong>r.<br />

Il allait être deux heures <strong>du</strong> matin.<br />

Une demi-heure plus tard t<strong>ou</strong>te la maison était si<strong>le</strong>ncieuse<br />

La comtesse était dans sa chambre à c<strong>ou</strong>cher, assise devant<br />

sa cheminée où brûlait un feu clair qui suffisait à éclairer la<br />

pièce.<br />

Enveloppée dans une amp<strong>le</strong> robe de chambre el<strong>le</strong> avait <strong>le</strong>s<br />

yeux fixés sur <strong>le</strong>s tisons ; de temps en temps el<strong>le</strong> re<strong>le</strong>vait la<br />

tête et jetait un regard vers la petite porte qui communiquait<br />

avec la chambre de Thérèse.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment cette porte t<strong>ou</strong>rna sans bruit sur ses<br />

gonds et la femme de chambre entra.<br />

El<strong>le</strong> s'avança vers sa maîtresse sans faire de bruit, ses pas<br />

étant ass<strong>ou</strong>rdis par l'épais tapis qui c<strong>ou</strong>vrait <strong>le</strong> parquet.<br />

Puis se penchant à l'oreil<strong>le</strong> de la comtesse, el<strong>le</strong> lui dit à voix<br />

basse :<br />

— T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde dort dans la maison.<br />

— Le comte ? demanda la comtesse sur <strong>le</strong> même ton.<br />

— Il s'est retiré dans sa chambre à c<strong>ou</strong>cher, Jean me l'a<br />

affirmé t<strong>ou</strong>t-à-l'heure.<br />

— Et... la femme ?<br />

— El<strong>le</strong> attend.<br />

— El<strong>le</strong> n'a été vue par personne ?<br />

— Non.<br />

— Tu peux la faire venir, repartit la comtesse, mais aupa-


— 925 —<br />

ravant tu feras bien de donner un c<strong>ou</strong>p-d'œil dans t<strong>ou</strong>t l'appartement.<br />

Thérèse fit ce que sa maîtresse lui ordonnait et alla faire <strong>le</strong><br />

t<strong>ou</strong>r des quatre pièces qui séparaient sa chambre à c<strong>ou</strong>cher de<br />

cel<strong>le</strong> <strong>du</strong> comte.<br />

La porte de la dernière de ces pièces fut fermée, aucune indiscrétion<br />

n'était donc à craindre de ce côté.<br />

Quand el<strong>le</strong> eut terminé, la femme de chambre sortit p<strong>ou</strong>r intro<strong>du</strong>ire<br />

l'inconnue, mais avant el<strong>le</strong> s'approcha encore de la<br />

comtesse et lui dit à voix basse :<br />

— Madame la comtesse, <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>rage!...<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ? demanda la comtesse avec étonnement.<br />

— Cette femme n'est pas seu<strong>le</strong> !<br />

— Comment?... Jean serait-il avec el<strong>le</strong> ? fit la comtesse en<br />

pâlissant.<br />

— Non. non!... v<strong>ou</strong>s n'avez rien à craindre,... c'est...<br />

Thérèse s'interrompit.<br />

— Qu'est-ce donc ? demanda la comtesse en jetant un regard<br />

anxieux vers la porte par laquel<strong>le</strong> sa femme de chambre était<br />

entrée.<br />

Puis, s<strong>ou</strong>dain, se <strong>le</strong>vant avec précipitation, pendant qu'un<br />

rayon de joie sauvage venait subitement éclairer son visage,<br />

el<strong>le</strong> ce précipita vers cette porte sur <strong>le</strong> seuil de laquel<strong>le</strong> deux<br />

personnages venaient de faire <strong>le</strong>ur apparition.<br />

L'un de ces personnages était une femme âgée, à l'aspect<br />

rustiques et aux formes solides et angu<strong>le</strong>uses ; son regard l<strong>ou</strong>che<br />

son visage c<strong>ou</strong>vert de rides et la grossièreté de t<strong>ou</strong>t son être<br />

faisaient t<strong>ou</strong>t d'abord une mauvaise impression.<br />

El<strong>le</strong> tenait par la main une petite fil<strong>le</strong>.<br />

On ne saurait imaginer une plus gracieuse apparition.<br />

Cette charmante entant p<strong>ou</strong>vait avoir sept ans, el<strong>le</strong> fixait la<br />

comtesse d'un air t<strong>ou</strong>t étonné.<br />

Cette dernière s'était élancée vers l'enfant qu'el<strong>le</strong> avait prise


— 926 —<br />

dans ses bras et qu'el<strong>le</strong> pressait sur sa poitrine en l'embrassant<br />

et en répétant :<br />

— Ma fil<strong>le</strong> !... ma chère enfant !...<br />

Des sanglots de joie s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vaient sa poitrine.<br />

La femme <strong>du</strong> monde coquette et a<strong>du</strong>lée faisait place à la<br />

mère.<br />

Cependant une pensée terrib<strong>le</strong> traversa s<strong>ou</strong>dain l'esprit de la<br />

comtesse.<br />

Si <strong>le</strong> comte venait.<br />

S'il s'apercevait de la présence de cette femme et de cette<br />

enfant !<br />

Adè<strong>le</strong> se re<strong>le</strong>va en frissonnant.<br />

— Mon Dieu !... balbutia-t-el<strong>le</strong>, j'avais <strong>ou</strong>blié...<br />

Et se ret<strong>ou</strong>rnant vers la vieil<strong>le</strong> femme dans laquel<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s<br />

reconnaissons la vieil<strong>le</strong> Salviat que n<strong>ou</strong>s avons déjà vue dans<br />

sa masure <strong>du</strong> « Champ <strong>du</strong> crime. »<br />

— Comment avez-v<strong>ou</strong>s osé amener cette enfant? demanda<br />

la comtesse à cette femme qui avait considéré cette scène avec<br />

un s<strong>ou</strong>rire hideux.<br />

— Je l'ai amenée et v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez la garder, répondit la Salviat<br />

d'un air inso<strong>le</strong>nt.<br />

— La garder ! s'écria la comtesse <strong>ou</strong>bliant t<strong>ou</strong>te retenue.<br />

Thérèse la regarda en posant un doigt sur ses lèvres.<br />

— Oui,... repondit la vieil<strong>le</strong> femme, la garder...<br />

— Je ne v<strong>ou</strong>s comprends pas !... balbutia la comtesse I...<br />

mais ne savez-v<strong>ou</strong>s donc pas qu'il est impossib<strong>le</strong> que <strong>le</strong> comte<br />

voie cette enfant? Ne savez-v<strong>ou</strong>s pas...<br />

La comtesse s'arrêta.<br />

El<strong>le</strong> avait compris qu'el<strong>le</strong> avait trop parlé.<br />

— Oh !... je sais parfaitement t<strong>ou</strong>t cela, repartit la vieil<strong>le</strong><br />

Salviat;... mais... v<strong>ou</strong>s savez,... chacun cherche t<strong>ou</strong>t d'abord a<br />

sauver sa peau !...<br />

— N'êtes-v<strong>ou</strong>s donc pas bien payée ?..<br />

— Oh !... <strong>ou</strong>i... je suis payée !...


25<br />

" Mon enfant... ma chère enfant! „


— Eh bien?<br />

— 927 —<br />

— Eh bien, reprit la vieil<strong>le</strong> sorcière,... je crois que <strong>le</strong> comte<br />

de St-Etienne me payerait mieux encore.<br />

— Le comte ?... fit Adè<strong>le</strong> qui s'était assise et qui avait pris,<br />

sa fil<strong>le</strong> sur ses gen<strong>ou</strong>x; <strong>le</strong> comte,... mais il ne faut pas qu'il se<br />

d<strong>ou</strong>te jamais...<br />

— C'est précisément p<strong>ou</strong>r cela, reprit la vieil<strong>le</strong> femme en<br />

fixant la comtesse d'un air diabolique.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci commençait à comprendre.<br />

— Gomment!... fit-el<strong>le</strong> d'une voix altérée:.., comment!...<br />

v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>driez...<br />

— Oui, fit la vieil<strong>le</strong> mégère, je veux essayer de voir si <strong>le</strong><br />

comte no paierait pas? plus cher p<strong>ou</strong>r connaître votre secret que<br />

v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> lui cacher !<br />

— Que p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s donc encore demander ? fit la comtesse<br />

ép<strong>ou</strong>vantée;... je v<strong>ou</strong>s donne deux cents francs par mois, sans<br />

compter t<strong>ou</strong>t l'argent que v<strong>ou</strong>s m'avez demandé tantôt s<strong>ou</strong>s un<br />

prétexte tantôt s<strong>ou</strong>s un autre !<br />

— Que m'importe cela!... fit sèchement la Salviat; il s'agit<br />

maintenant de Jean, il s'agit de <strong>le</strong> sauver.<br />

— Ah!... dit la comtesse, encore Jean?...<br />

-Oui!... encore Jean, repartit <strong>du</strong>rement la vieil<strong>le</strong>.<br />

— Qu'y a-t-il encore? demanda Adè<strong>le</strong>.<br />

— Il y a qu'il a fait une fausse <strong>le</strong>ttre de change, répondit la<br />

Salviat avec autant d indifférence que s'il se fût agi d'un enfan­<br />

tillage.<br />

— Ensuite?<br />

— Ensuite?... si d ici à huit j<strong>ou</strong>rs, il ne peut pas retirer ce<br />

papier, il est per<strong>du</strong>.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s donc de moi ? fit la comtesse au désespoir.<br />

— Il faut que v<strong>ou</strong>s m'aidiez à <strong>le</strong> sauver, répartit la vieil<strong>le</strong><br />

d un air impérieux.<br />

— Le sauver ?.. dit Adè<strong>le</strong> pendant qu'un s<strong>ou</strong>rire amer cris-


-928-<br />

paît ses lèvres pâlies;... <strong>le</strong> sauver ?... combien de fois l'ai-je déjà<br />

fait ?... Et p<strong>ou</strong>rquoi, à la fin ?... Qu'est-ce que cet homme a de<br />

commun avec moi?...<br />

<strong>Les</strong> j<strong>ou</strong>es de la comtesse s'étaient c<strong>ou</strong>vertes d'une légère<br />

r<strong>ou</strong>geur et el<strong>le</strong> avait prononcé ces dernières paro<strong>le</strong>s avec une<br />

certaine énergie.<br />

— V<strong>ou</strong>s demandez p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>s devez m'aider à sauver<br />

Jean? fit la Salviat en s'approchant de la comtesse et en la<br />

regardant d'un air cynique ; p<strong>ou</strong>rquoi?... c'est parce qu'en <strong>le</strong><br />

sauvant v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s sauverez aussi !... il peut faire votre malheur<br />

s'il <strong>le</strong> veut, atten<strong>du</strong> qu'il connaît votre secret. Pensez-y bien!<br />

— À qui la faute, s'il <strong>le</strong> connaît ? demanda la comtesse d'un<br />

air de reproche.<br />

— La faute ! fit d'un air sardónique la mère Salviat ; il est<br />

vraiment comique que v<strong>ou</strong>s ayez l'audace de par<strong>le</strong>r de « faute»!<br />

— N'<strong>ou</strong>bliez pas à qui v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>z ! v<strong>ou</strong>lut dire Thérèse.<br />

— Tiens !.... fit avec méchanceté la vieil<strong>le</strong> femme, puisque<br />

<strong>le</strong>s grandes daines s'<strong>ou</strong>blient cela peut parfaitement arriver<br />

à n<strong>ou</strong>s autres.<br />

— Mais....<br />

— Oui, <strong>ou</strong>i,.... je sais ce que v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z me dire, fit la méchante<br />

créature qui s'exaltait en parlant, mais quand une<br />

comtesse trompe son mari, quand el<strong>le</strong> <strong>le</strong> trahit et qu'el<strong>le</strong><br />

dépense sa fortune avec ses amants...<br />

— Assez !.... fit la comtesse en se <strong>le</strong>vant et en posant l'enfant<br />

à terre..<br />

— Oui, reprit la Salviat, je <strong>le</strong> répète, avec ses amants: quand<br />

cette comtesse fait des dettes à l'insu de son mari et quand el<strong>le</strong><br />

fait honte à son nom et à son titre, on ne tr<strong>ou</strong>ve p<strong>ou</strong>r qualifier<br />

cette con<strong>du</strong>ite que des mots ad<strong>ou</strong>cis et des expressions hypocrites,<br />

mais si c'est une femme <strong>du</strong> peup<strong>le</strong> qui fasse une faute,<br />

cela change de note; ce qui chez cette dernière se nomme<br />

une « honte » est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r la grande dame une<br />

« erreur » !


—929 —<br />

— Il en est de même de v<strong>ou</strong>s et de mon pauvre Jean!... Ce<br />

que v<strong>ou</strong>s faites v<strong>ou</strong>s semb<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs excusab<strong>le</strong>!... Ce qu'il a fait<br />

est à vos yeux un crime abominab<strong>le</strong>, qui doit être puni comme<br />

il <strong>le</strong> mérite, tandis que v<strong>ou</strong>s, la riche comtesse, v<strong>ou</strong>s continue­<br />

rez à j<strong>ou</strong>ir paisib<strong>le</strong>ment de t<strong>ou</strong>te votre liberté !<br />

Pendant qne cette inferna<strong>le</strong> créature parlait, la comtesse était<br />

retombée dans son fauteuil et avait fermé <strong>le</strong>s yeux, comme p<strong>ou</strong>r<br />

échapper aux paro<strong>le</strong>s de la vieil<strong>le</strong> femme.<br />

Quand cette dernière eut fini de par<strong>le</strong>r la comtesse se <strong>le</strong>va.<br />

Une larme brillait à sa paupière et un s<strong>ou</strong>rire d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reux<br />

crispait ses lèvres.<br />

— Ne croyez-v<strong>ou</strong>s donc pas que je sois assez punie de ma<br />

faute ? fit-el<strong>le</strong> avec une expression navrante.<br />

— Oh ! reprit la vieil<strong>le</strong> avec ironie et en jetant un c<strong>ou</strong>p-d'œil<br />

aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>s me semb<strong>le</strong>z supporter parfaitement votre<br />

punition !<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Voyons, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s garder votre enfant ?... Si Jean ne<br />

tr<strong>ou</strong>ve pas l'argent p<strong>ou</strong>r se sauver il faut qu'il prenne la fuite et<br />

je partirai avec lui.<br />

— Combien lui faut-il ?<br />

— Une bagatel<strong>le</strong>!... dix pauvres mil<strong>le</strong> francs?<br />

— Dix mil<strong>le</strong> francs! s'écria la comtesse avec ép<strong>ou</strong>vante ; v<strong>ou</strong>s<br />

appe<strong>le</strong>z cela une bagatel<strong>le</strong> ?<br />

— P<strong>ou</strong>r Jean ce n'en est pas une, atten<strong>du</strong> que, p<strong>ou</strong>r lui, il<br />

s'agit d'esquiver <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>;... mais p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s,... la riche comtesse.<br />

— Riche comtesse !... fit amèrement Adè<strong>le</strong>;... moi, riche ;<br />

t<strong>ou</strong>rmentée par des créanciers, par v<strong>ou</strong>s, par...<br />

— Par qui encore ?.... demanda la Salviat qui ne perdait pas<br />

une dos paro<strong>le</strong>s de la comtesse, et qui avait remarqué que la<br />

jeune femme s'était interrompue en r<strong>ou</strong>gissant.<br />

Cette dernière garda <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

Pendant cette altercation l'enfant s'était tenue craintivement<br />

dans un coin de la pièce.<br />

69


— 930 —<br />

— P<strong>ou</strong>r quand v<strong>ou</strong>s faut-il cet argent ? demanda la comtessed'une<br />

voix éteinte.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s l'ai dit;... au plus tard dans huit j<strong>ou</strong>rs, repondit<br />

la vieil<strong>le</strong> femme.<br />

— Bien;.... v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez venir <strong>le</strong> chercher lundi, dans la<br />

soirée, un peu tard, comme auj<strong>ou</strong>rd'hui. La somme sera prête!...<br />

Mais éc<strong>ou</strong>tez-moi bien, et n'<strong>ou</strong>bliez pas mes paro<strong>le</strong>s : c'est la<br />

dernière fois que je viens au sec<strong>ou</strong>rs de Jean !<br />

La Salviat se contenta de répondre par un s<strong>ou</strong>rire dédaigneux<br />

et un haussement d'épau<strong>le</strong>s significatif.<br />

Puis el<strong>le</strong> dit :<br />

— Je viendrai.... maintenant il est temps de n<strong>ou</strong>s en al<strong>le</strong>r.<br />

— Pas encore ; fit la comtesse en faisant un signe à Thérèse.<br />

La femme de chambre revint au b<strong>ou</strong>t d'un instant avec un<br />

plateau sur <strong>le</strong>quel il y avait de la viande froide, <strong>du</strong> pâté, des<br />

gâteaux et <strong>du</strong> vin et qu'el<strong>le</strong> plaça sur un guéridon.<br />

El<strong>le</strong> avança ensuite une chaise où la vieil<strong>le</strong> femme s'assit.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci commença par se verser un grand verre de vin qu'el<strong>le</strong><br />

avala d'un trait.<br />

Puis el<strong>le</strong> se mit à manger.<br />

Pendant ce temps la comtesse avait repris sa fil<strong>le</strong> sur ses<br />

gen<strong>ou</strong>x et lui parlait à voix basse.<br />

Il y avait plusieurs mois qu'el<strong>le</strong> n'avait pas revu son enfant,<br />

car el<strong>le</strong> n'osait que très rarement permettre à la mère Salviat<br />

de la lui amener, dans la crainte d'être surprise par <strong>le</strong> comte.<br />

Le moment arriva où el<strong>le</strong> <strong>du</strong>t s'en séparer, ce qu'el<strong>le</strong> fit en<br />

p<strong>le</strong>urant et en c<strong>ou</strong>vrant sa fil<strong>le</strong> de baisers.<br />

Emmy, c'était <strong>le</strong> nom de l'enfant, s'éloigna avec la vieil<strong>le</strong><br />

femme, chargée de j<strong>ou</strong>ets et de friandises.<br />

Une heure plus tard la comtesse était au lit, pensant avec<br />

anxiété à l'entretien qu'el<strong>le</strong> devait avoir <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain avec<br />

Beauf<strong>le</strong>ury.


— 931 —<br />

CHAPITRE XXX.<br />

Jean l'incendiaire.<br />

Dix années environ avant l'arrivée à Paris <strong>du</strong> magicien<br />

Sidi-Addar, une certaine agitation se remarquait parmi <strong>le</strong><br />

personnel <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> de T<strong>ou</strong>lon.<br />

On attendait l'arrivée d'un transport de <strong>condamné</strong>s venant<br />

de Paris.<br />

Ce n'était cependant pas cette circonstance qui était la cause<br />

de cette agitation.<br />

Le bruit s'était répan<strong>du</strong> dans <strong>le</strong> <strong>bagne</strong> que dans ce transport<br />

se tr<strong>ou</strong>vait un bandit célèbre qui était connu s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de<br />

« Jean l'incendiaire » et qui arrivait précédé d'une réputation<br />

célèbre.<br />

On était curieux de voir ce malfaiteur qui, malgré sa jeunesse,<br />

s'était déjà ren<strong>du</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> des plus grands crimes et qui venait<br />

d'être <strong>condamné</strong> p<strong>ou</strong>r avoir assassiné son frère.<br />

Cet homme se nommait Jean Melchior et était originaire<br />

d'Alsace.<br />

Son père était un brave fermier qui se vit un beau j<strong>ou</strong>r à<br />

deux doigts de la ruine par suite <strong>du</strong> mauvais état des récoltes.<br />

Cet homme, qui avait une nombreuse famil<strong>le</strong>, se résolut<br />

à mettre en apprentissage <strong>le</strong> plus jeune de ses fils qui était<br />

Jean.<br />

Ce jeune homme qui était d<strong>ou</strong>é d'une finesse et d'une astuce<br />

rares à son âge. consentit à être envoyé à Paris.<br />

Un négociant de la même localité que <strong>le</strong> père de Jean, et qui


— 932 —<br />

se rendait à la capita<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r affaires se chargea <strong>du</strong> jeune homme<br />

en promettant à son père de <strong>le</strong> placer chez un maître menuisier<br />

qu'il connaissait à Paris, et qui était un jeune homme<br />

chez <strong>le</strong>quel Jean serait bien traité et surveillé comme un<br />

fils.<br />

En effet, quinze j<strong>ou</strong>rs ne s'étaient pas éc<strong>ou</strong>lés que Jean entrait<br />

en apprentissage chez ce menuisier qui avait été sé<strong>du</strong>it par<br />

l'allure robuste et décidée <strong>du</strong> jeune homme.<br />

Celui ci se mit carrément au travail et fut très-rangé pendant<br />

un certain laps de temps ; une seu<strong>le</strong> chose p<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> mettre<br />

hors de lui, c'était quand ses camarades <strong>le</strong> plaisantaient sur la<br />

c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur de ses cheveux qui étaient d'un r<strong>ou</strong>ge ardent.<br />

Dans ces occasions il commençait à jurer et à tempêter au<br />

point de faire pâlir <strong>le</strong>s autres apprentis ses camarades.<br />

Deux ans après, un frère de Jean, nommé Ed<strong>ou</strong>ard, et qui<br />

avait jusque là habité Lyon où il était c<strong>le</strong>rc de notaire, vint à<br />

Paris occuper un poste semblab<strong>le</strong> chez un correspondant de<br />

son premier patron.<br />

Ed<strong>ou</strong>ard qui avait à ce moment vingt-quatre ans, sut gagner<br />

la confiance de monsieur Mortier, <strong>le</strong> notaire chez <strong>le</strong>quel il venait<br />

d'entrer.<br />

Cet homme qui était célibataire et sans parents, mit <strong>le</strong>^jeune<br />

homme à la tête de l'étude et lui en confia la gestion. Luimême<br />

cessa peu à peu de s'en occuper; il tomba malade un<br />

ans après et en m<strong>ou</strong>rant il institua Ed<strong>ou</strong>ard son légataire universel.<br />

Le jeune homme se vit à ce moment possesseur d'un joli<br />

capital et d'une étude en p<strong>le</strong>ine activité. Il put envoyer une<br />

certaine somme d'argent à son père qui ne v<strong>ou</strong>lait pas quitter<br />

son village.<br />

Quant à Jean, il y avait longtemps que sa famil<strong>le</strong> n'avait pas<br />

de ses n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s.<br />

Trois ans auparavant il s'était lié avec un mauvais sujet de


— 933 —<br />

son âge qui l'entraîna t<strong>ou</strong>t d'abord à s'adonner à l'ivrognerie,<br />

puis ensuite à t<strong>ou</strong>tes sortes de débauches.<br />

Ces deux vauriens se firent quelques amis, et la bande, qui<br />

avait Jean p<strong>ou</strong>r chef commença par faire t<strong>ou</strong>tes sortes de mauvaises<br />

plaisanteries et glissa bientôt sur la pente <strong>du</strong> crime.<br />

Le menuisier qui était <strong>le</strong> patron de Jean v<strong>ou</strong>lut lui faire comprendre<br />

qu'il prenait un mauvais chemin, <strong>le</strong> jeune homme ne<br />

v<strong>ou</strong>lut rien entendre, il y eut un j<strong>ou</strong>r une scène terrib<strong>le</strong> entre<br />

lui et son patron et <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin il partit sans dire où il<br />

allait.<br />

Il avait préféré se défaire des liens qui p<strong>ou</strong>vaient encore <strong>le</strong><br />

retenir et il commença une existence de vagabondage sans<br />

donner de ses n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s à personne,<br />

La bande dont il était <strong>le</strong> chef ne tarda pas à se tr<strong>ou</strong>ver s<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p de p<strong>ou</strong>rsuites judiciaires.<br />

Pendant ce temps <strong>le</strong> jeune bandit avait appris que son frère<br />

Ed<strong>ou</strong>ard habitait Paris et qu'il se tr<strong>ou</strong>vait à la tète d'une étude<br />

florissante.<br />

Il lui vint alors à l'idée qu'il p<strong>ou</strong>vait y avoir là un bon c<strong>ou</strong>p<br />

à faire et communiqua cette idée à ses camarades.<br />

Son projet fut appr<strong>ou</strong>vé à l'unanimité et il v<strong>ou</strong>lut se mettre<br />

lui-même à la tête de l'entreprise.<br />

<strong>Les</strong> vauriens pénétrèrent une nuit dans l'étude <strong>du</strong> frère de<br />

Jean, qui, réveillé en sursaut, se munit d'une canne plombée<br />

qu'il avait dans sa chambre et alla voir ce qui se passait.<br />

Arrivé dans son cabinet il s'élança vers <strong>le</strong> premier des bandits<br />

et allait lui asséner un c<strong>ou</strong>p sur la tête quand il reconnut<br />

son frère Jean.<br />

— Que fais-tu ici? s'écria-t-il stupéfait et en laissant retomber<br />

son arme.<br />

Jean surpris et décontenancé reprit promptement son assurance,<br />

et entendant dire à un de ses compagnons :<br />

— Il n<strong>ou</strong>s trahira !


— 934 —<br />

— Il ne p<strong>ou</strong>rra pas! dit-il en enfonçant son poignard dans<br />

la poitrine de son frère.<br />

Le pauvre Ed<strong>ou</strong>ard tomba en râlant, mais. sans plus s'en inquiéter,<br />

Jean et ses complices se mirait a faire main besse sur<br />

t<strong>ou</strong>t ce qu'ils purent tr<strong>ou</strong>ver en argent et en objets de va<strong>le</strong>ur.<br />

Ils allaient sortir par la fenêtre par laquel<strong>le</strong> ils étaient entrés<br />

lorsqu'ils crurent entendre un léger bruit dans <strong>le</strong> corridor.<br />

Ils échangèrent un regard d'inquiétude, pensant que c'était<br />

la vieil<strong>le</strong> servante <strong>du</strong> notaire qui venait, réveillée par <strong>le</strong> bruit,<br />

puis ils se rassurèrent en saisissant <strong>le</strong>urs armes.<br />

— Il faut la bâillonner dès qu'el<strong>le</strong> <strong>ou</strong>vrira la porte, dit Jean<br />

à voix basse, ses cris p<strong>ou</strong>rraient n<strong>ou</strong>s trahir, et n<strong>ou</strong>s en viendrons<br />

faci<strong>le</strong>ment à b<strong>ou</strong>t.<br />

Ils attendirent, immobi<strong>le</strong>s et si<strong>le</strong>ncieux, mais personne ne<br />

parut et ils n'entendirent plus rien.<br />

— N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sommes trompés, fit l'un d'eux à demi-voix.<br />

Ils achevèrent alors d'empaqueter <strong>le</strong>ur butin et se disposèrent<br />

à ret<strong>ou</strong>rner à la fenêtre qui donnait dans la c<strong>ou</strong>r.<br />

Ils <strong>ou</strong>vrirent d<strong>ou</strong>cement cette fenêtre et v<strong>ou</strong>lurent l'enjamber<br />

p<strong>ou</strong>r redescendre par l'échel<strong>le</strong> qui <strong>le</strong>ur avait servi p<strong>ou</strong>r monter<br />

quand Jean, qui était <strong>le</strong> premier, p<strong>ou</strong>ssa une exclamation:<br />

— Malédiction! fit-il ;...l'échel<strong>le</strong> n'y est plus!<br />

— Peux-tu voir queique chose? demanda l'un de ses camarades.<br />

— Que veux-tu que je voie? répondit Jean, et à quoi<br />

cela n<strong>ou</strong>s servirait-il !.....il s'agit de descendre, et pas autre<br />

chose !<br />

Et étant rentré dans <strong>le</strong> corridor, il se disposait à rallumer sa<br />

lanterne s<strong>ou</strong>rde p<strong>ou</strong>r chercher une autre issue.<br />

— Et si la vieil<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s entend? demanda un autre des<br />

bandits.<br />

— Tu es donc bien poltron ! répondit brusquement Jean,<br />

si uné vieil<strong>le</strong> femme te fait peur.


— 935—<br />

— Jean a raison, firent <strong>le</strong>s autres, n<strong>ou</strong>s en viendrons faci<strong>le</strong>ment<br />

à b<strong>ou</strong>t.<br />

Jean alla donc <strong>ou</strong>vrir une porte qui devait, à son idée, con<strong>du</strong>ire<br />

à l'escalier.<br />

Mais quel<strong>le</strong> fut la terreur de ces vauriens quand ils se<br />

tr<strong>ou</strong>vèrent en face de quatre agents de police qui <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>chaient<br />

en j<strong>ou</strong>e.<br />

Ils firent un saut en arrière et v<strong>ou</strong>lurent sauter par la<br />

fenêtre, préférant c<strong>ou</strong>rir <strong>le</strong> risque de se briser un membre<br />

plutôt que d'être faits prisonniers.<br />

Mais là une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> surprise <strong>le</strong>s attendait.<br />

La c<strong>ou</strong>r qui, un instant auparavant était si<strong>le</strong>ncieuse et<br />

obscure était maintenant éclairée par des torches à la lueur<br />

desquel<strong>le</strong>s on voyait un peloton de gendarmes.<br />

<strong>Les</strong> bandits virent qu'ils étaient per<strong>du</strong>s.<br />

Il n'y avait pas moyen de fuir, t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s issues de la maison<br />

étant gardées, et ils n'étaient ni assez nombreux ni assez bien<br />

armés p<strong>ou</strong>r essayer de faire résistance.<br />

Ils <strong>du</strong>rent se laisser mettre <strong>le</strong>s menottes et con<strong>du</strong>ire en<br />

prison.<br />

Un médecin appelé en t<strong>ou</strong>te hâte examina la b<strong>le</strong>sure <strong>du</strong><br />

notaire qui respirait encore et assura qu'il y avait espoir de<br />

guérison.<br />

Quand il put être interrogé on lui demanda s'il connaisait<br />

celui qui l'avait frappé, mais il répondit négativement.<br />

Cependant cette générosité ne put pas sauver Jean, et<br />

t<strong>ou</strong>te la bande fut <strong>condamné</strong>e, à l'exception d'un des vauriens<br />

qui avait trahi ses camarades et avait f<strong>ou</strong>rni à la police<br />

<strong>le</strong>s moyens de prendre <strong>le</strong>s criminels en flagrant délit.<br />

Jean fut <strong>condamné</strong> aux travaux forcés à perpétuité à destination<br />

de T<strong>ou</strong>lon.<br />

<strong>Les</strong> autres complices furent <strong>condamné</strong>s à une peine moins<br />

sévère et dirigés sur Brest.


— 936 -<br />

Voilà l'homme dont l'arrivée excitait à un aussi haut degré<br />

l'intérêt de la population <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> de T<strong>ou</strong>lon.<br />

C'était l'heure où la voiture cellulaire devait arriver, et <strong>le</strong>s<br />

forçats prenaient l'heure de repos qui <strong>le</strong>ur est accordée après<br />

<strong>le</strong> repas.<br />

Rassemblés par gr<strong>ou</strong>pes, il s'entretenaient de l'homme qu'on<br />

attendait et qui avait été devancé par sa réputation.<br />

Un seul des galériens était seul, assis sur son lit de camp,<br />

<strong>le</strong> dos appuyé au mur, une de ses jambes était éten<strong>du</strong>e sur <strong>le</strong><br />

matelas, ent<strong>ou</strong>rée de planchettes et de bandes, pendant que<br />

l'autre était pendante.<br />

Ce malheureux était ainsi depuis une quinzaine d'années.<br />

Son visage sillonné de rides et de cicatrices et son front<br />

c<strong>ou</strong>vert de cheveux blancs annonçaient une existence t<strong>ou</strong>rmentée.<br />

En effet, cet homme avait traversé bien des épreuves et<br />

beauc<strong>ou</strong>p s<strong>ou</strong>ffert mora<strong>le</strong>ment et physiquement, ce qui n'étonnera<br />

pas <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur, quand il saura <strong>le</strong> nom de ce personnage.<br />

Ce n'était autre que Précigny.<br />

Précigny, qui avait échappé à la mort et qui, depuis une<br />

quinzaine d'années, végétait au <strong>bagne</strong>, et y menait une existence<br />

cent fois pire que la mort.<br />

Ses membres qui avaient été raccommodés tant bien que<br />

mal lui causaient des d<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs intolérab<strong>le</strong>s et lui refusaient t<strong>ou</strong>t<br />

service.<br />

Il ne p<strong>ou</strong>vaît se tenir ni c<strong>ou</strong>ché ni deb<strong>ou</strong>t, et il lui était impossib<strong>le</strong><br />

de se m<strong>ou</strong>voir sans <strong>le</strong> sec<strong>ou</strong>rs d'un camarade.<br />

Et il ne p<strong>ou</strong>vait pas m<strong>ou</strong>rir !<br />

Le moindre changement de température augmentait ses<br />

s<strong>ou</strong>ffrances et lui faisait p<strong>ou</strong>sser des hur<strong>le</strong>ments de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur.<br />

Mais il ne p<strong>ou</strong>vait pas m<strong>ou</strong>rir !


— 967 —<br />

Depuis quinze ans, il n'avait pas eu une heure, une minute<br />

sans s<strong>ou</strong>ffrance.<br />

Mais la mort ne venaît pas !<br />

De j<strong>ou</strong>r en j<strong>ou</strong>r on <strong>le</strong> voyait maigrir et vieillir ; ses cheveux<br />

et ses dents tombaient, <strong>le</strong>s rides de son front se creusaient plus<br />

profondes.<br />

Mais ses s<strong>ou</strong>ffrances ne p<strong>ou</strong>vaient pas cesser.<br />

Incapab<strong>le</strong> de faire un m<strong>ou</strong>vement, il était <strong>condamné</strong> à une<br />

inactivité qui lui était insupportab<strong>le</strong>,<br />

il ne lui restait rien à faire qu'à penser.<br />

A quoi pensait-il ?<br />

Se repentait il de ses crimes passés?<br />

Regrettait-il <strong>le</strong> mal qu'il avait fait ?<br />

Espérait-il que la Providence, t<strong>ou</strong>chée de son repentir tardif,<br />

enverrait bientôt la mort mettre un terme à ses s<strong>ou</strong>flrances ?<br />

Non ! .. rien de t<strong>ou</strong>t cela !<br />

Il pensait encore à <strong>Blondel</strong>,... à Maurice !<br />

Cette pensée <strong>le</strong> remplissait de rage!<br />

Il voyait qu'il faudrait m<strong>ou</strong>rir et que sa haine et son désir de<br />

vengeance ne seraient pas satisfaits.<br />

<strong>Blondel</strong> était sans d<strong>ou</strong>te libre, et il ne p<strong>ou</strong>vait pas se présenter<br />

à lui face à face p<strong>ou</strong>r lui porter un c<strong>ou</strong>p mortel !<br />

Maurice était à Paris, où il vivait riche, heureux, considéré,<br />

et il ne p<strong>ou</strong>vait rien faire p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> précipiter dans la misère !<br />

Ces pensées augmentaient encore <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>flrances de Précigny,<br />

et el<strong>le</strong>s ne <strong>le</strong> quittaient pas un instant.<br />

Depuis son arrivée à T<strong>ou</strong>lon, il n'avait pu tr<strong>ou</strong>ver un forçat<br />

auquel il pût se confier.<br />

Mac-Bell avait été envoyé à Brest et il avait emporté avec<br />

lui la dernière consolation, <strong>le</strong> dernier espoir de Précigny; il<br />

n'avait plus personne à qui il put par<strong>le</strong>r de sa haine et de ses<br />

projets de vengeance.<br />

Au moment où n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> retr<strong>ou</strong>vons, <strong>le</strong>s galériens venaient de<br />

sortir p<strong>ou</strong>r attendre l'arrivée des n<strong>ou</strong>veaux <strong>condamné</strong>s.<br />

70


— 938 —<br />

Condamné à une immobilité absolue, il n'avait d'autre ress<strong>ou</strong>rce<br />

que d'éc<strong>ou</strong>ter <strong>le</strong>s bruits qui lui parvenaient par la fenêtre<br />

<strong>ou</strong>verte.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il entendit <strong>le</strong> r<strong>ou</strong><strong>le</strong>ment d'une voiture<br />

qui s'arrêta au milieu de la c<strong>ou</strong>r ; puis <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>rdonnement des<br />

voix lui firent comprendre que c'était <strong>le</strong> transport atten<strong>du</strong> qui<br />

arrivait.<br />

T<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fois que pareil<strong>le</strong> chose se présentait Précigny<br />

épr<strong>ou</strong>vait une sorte d'émotion ; il espérait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que parmi<br />

<strong>le</strong>s n<strong>ou</strong>veaux arrivants il tr<strong>ou</strong>verait un homme qui pût <strong>le</strong><br />

comprendre.<br />

Son désir était de tr<strong>ou</strong>ver un compagnon de chaîne dont il<br />

p<strong>ou</strong>rrait faire son confident, qu'il p<strong>ou</strong>rrait aider à s'évader et<br />

qui serait chargé d'exécuter <strong>le</strong>s plans de vengeance qu'il avait<br />

formés.<br />

T<strong>ou</strong>t en ayant per<strong>du</strong> l'espoir de p<strong>ou</strong>voir en personne se<br />

venger de <strong>Blondel</strong>, il v<strong>ou</strong>lait au moins avoir la satisfaction de<br />

savoir que quelqu'un se chargerait de cette tâche, et il p<strong>ou</strong>rrait<br />

alors m<strong>ou</strong>rir content.<br />

Depuis bien des années Jean l'incendiaire était la première<br />

personnalité marquante qui fût envoyée à T<strong>ou</strong>lon.<br />

T<strong>ou</strong>t ce que Précigny avait enten<strong>du</strong> raconter sur cet homme<br />

avait excité son intérêt et éveillé en lui une certaine sympathie;<br />

il avait <strong>le</strong> pressentiment que <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>veau venu était ce confident<br />

qu'il attendait depuis si longtemps et qu'il p<strong>ou</strong>rrait lui faire<br />

partager sa haine et sa rage.<br />

L'après-midi se passa sans que Précigny pût rien savoir <strong>du</strong><br />

dehors, <strong>le</strong>s forçats étaient ret<strong>ou</strong>rnés au travail, et comme on<br />

savait Précigny incapab<strong>le</strong> de faire un m<strong>ou</strong>vement la surveillance<br />

à son sujet s'était un peu relâchée et il restait presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

seul dans <strong>le</strong> dortoir, à moitié c<strong>ou</strong>ché sur son matelas.<br />

Le soir arriva et <strong>le</strong>s forçats devaient bientôt venir <strong>du</strong> travail<br />

p<strong>ou</strong>r manger la s<strong>ou</strong>pe.<br />

Un galérien employé aux cuisines vint apporter <strong>le</strong>s gamel<strong>le</strong>s


—939—<br />

et <strong>le</strong>s gobe<strong>le</strong>ts de zinc qui devaient servir à ce repas et qu'il<br />

plaça sur la longue tab<strong>le</strong> qui se tr<strong>ou</strong>vait au milieu <strong>du</strong> dortoir.<br />

— Le transport de Paris est-il arrivé ? demanda Précigny.<br />

— Oui, lui répondit-on laconiquement.<br />

Personne n'aimait Précigny et il n'avait pas pu se faire unseul<br />

ami parmi ses compagnons de captivité.<br />

Son arrogance, sa fierté, sa froideur rep<strong>ou</strong>ssaient t<strong>ou</strong>te la<br />

sympathie et la compassion que son état misérab<strong>le</strong> et ses s<strong>ou</strong>ffrances<br />

auraient pu lui inspirer.<br />

— Et Jean l'incendiaire en fait-il partie? demanda-t-il.<br />

— Oui. répondit l'autre,... <strong>le</strong> voilà justement.<br />

En effet Jean venait d'entrer au dortoir.<br />

L'après-midi avait été employée aux diverses formalités<br />

qu'entraîne l'arrivée d'un convoi de n<strong>ou</strong>veaux forçats.<br />

Jean était acc<strong>ou</strong>plé à un autre détenu et on <strong>le</strong>ur avait assigné<br />

<strong>le</strong> dortoir où se tr<strong>ou</strong>vait Précigny auprès de qui se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

précisément deux places vacantes.<br />

En entrant Jean jeta un c<strong>ou</strong>p-d'œil aut<strong>ou</strong>r de lui, puis il dit<br />

d'un ton g<strong>ou</strong>ail<strong>le</strong>ur:<br />

— Tiens, ce n'est pas trop mal ici !... je m'étais figuré là<br />

chose pire que cela !<br />

- Quant à moi, dit son compagnon de chaîne, je mentirais<br />

si je disais que je préfère ceci au b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard.<br />

<strong>Les</strong> regards de Jean étant tombés par hasard sur Précigny, il<br />

demanda à l'un des forçats qui rentraient;<br />

- Quel<strong>le</strong> momie est-ce ça ?<br />

- Par<strong>le</strong> avec un peu plus de respect, répondit l'autre d'un<br />

air moqueur, j'ai l'honneur de te présenter un personnage<br />

appartenant à l'une des plus hautes classes de la société ; cette<br />

momie, comme tu l'appel<strong>le</strong>s, n'est rien moins qu'un comte, qui<br />

veut bien n<strong>ou</strong>s honorer de sa présence.<br />

- Sacreb<strong>le</strong>u !,.. répondit Jean,... de la nob<strong>le</strong>sse !... rien que<br />

ça... mais c'est de mieux en mieux !...<br />

Et en parlant il s'approcha de Précigny


— 940 —<br />

Celui-ci <strong>le</strong> regardait venir, il n'avait pas enten<strong>du</strong> la remarque<br />

rail<strong>le</strong>use de Jean, il avait cependant compris aux regards que<br />

ce dernier lui avait jeté qu'il avait été question de lui.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte ! fit Jean, sans t<strong>ou</strong>tefois mettre la<br />

moindre note d'ironie dans ses paro<strong>le</strong>s, monsieur <strong>le</strong> comte veut<br />

il me permettre de faire sa connaissance.<br />

Précigny <strong>le</strong> toisa des pieds à la tête et resta un moment sans<br />

répondre.<br />

Il ne savait s'il devait se fâcher <strong>ou</strong> rester sérieux.<br />

L'air avec <strong>le</strong>quel Jean lui avait adressé la paro<strong>le</strong> flattait sa<br />

vanité.<br />

Le forçat était resté aristocrate.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il daigna s<strong>ou</strong>rire et tendit au n<strong>ou</strong>veau<br />

venu cel<strong>le</strong> de ses mains qui n'était pas paralysée.<br />

Jean la lui serra et s'assit auprès de lui, puis il commencèrent<br />

à par<strong>le</strong>r de Paris, de théâtres et de t<strong>ou</strong>t ce qui compose la vie<br />

parisienne avec autant de calme que s'ils eussent été assis<br />

devant un café <strong>du</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard.<br />

Précigny était satisfait.<br />

Il avait interrogé son n<strong>ou</strong>vel ami et <strong>le</strong>s réponses de celui-ci<br />

avaient confirmé ses prévisions.<br />

En même temps cet entretien avait suffi p<strong>ou</strong>r lui montrer<br />

que Jean était l'homme qu'il lui fallait et que cette nature<br />

indomptée ne se laissait abbattre ni par <strong>le</strong> malheur ni par <strong>le</strong><br />

châtiment.<br />

Cet homme possédait quelque connaissance <strong>du</strong> monde, il était<br />

rusé et il était orgueil<strong>le</strong>ux.<br />

Il avait l'orgueil <strong>du</strong> crime.<br />

Ces qualités, si t<strong>ou</strong>tefois on peut nommer cela des qualités,<br />

<strong>le</strong> rendirent précieux aux yeux de Précigny.<br />

C'était bien en effet celui que ce dernier attendait depuis si<br />

longtemps.<br />

Il s'agissait maintenant de façonner ce caractère, de pénétrer


— 941 —<br />

jusque dans <strong>le</strong>s replis <strong>le</strong>s plus secrets de cette conscience, afin<br />

dé juger jusqu'à quel degré on p<strong>ou</strong>vait s'y fier.<br />

Précigny examina ensuite <strong>le</strong> compagnon de chaîne de Jean,<br />

qui était éga<strong>le</strong>ment arrivé par <strong>le</strong> même transport.<br />

C'était une de ses physionomies insignifiantes qui n'ont<br />

absolument aucune expression.<br />

— Gomment t'appel<strong>le</strong>s-tu? lui demanda Précigny.<br />

Pas de réponse.<br />

Précigny fronça <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rcil et regarda Jean d'un air interrogateur.<br />

— Par<strong>le</strong>z plus haut, fit ce dernier; Balthazar est très-<strong>du</strong>r<br />

d'oreil<strong>le</strong>.<br />

La physionomie de Précigny s'éclaira.<br />

— Ah !... murmera-t-il,... il est <strong>du</strong>r d'oreil<strong>le</strong> !...<br />

Et cela <strong>le</strong> rendit pensif.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment de si<strong>le</strong>nce il ren<strong>ou</strong>vela sa question.<br />

— Comment t'appel<strong>le</strong>s-tu ?... fit-il en é<strong>le</strong>vant la voix.<br />

Celui que Jean avait nommé Balthazar ne répondit pas plus<br />

que la première fois.<br />

Précigny se mit à rire.<br />

L'infirmité de cet homme semblait l'amuser énormément.<br />

Etait-ce de la méchanceté ?...<br />

Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde, seu<strong>le</strong>ment Précigny voyait l'avantage<br />

qu'il p<strong>ou</strong>rrait tirer de cet infirmité.<br />

Il interrogea Balthazar une troisième fois en criant plus fort<br />

et reçut cette fois une réponse.<br />

A ce moment on apportait la s<strong>ou</strong>pe et la cloche <strong>du</strong> repas<br />

<strong>du</strong> soir se fit entendre.<br />

La nuit était venue et une heure plus tard <strong>le</strong>s forçats étaient<br />

éten<strong>du</strong>s sur <strong>le</strong>ur c<strong>ou</strong>che.<br />

On n'entendait pas un bruit dans <strong>le</strong> vaste dortoir.<br />

T<strong>ou</strong>s dormaient <strong>ou</strong> <strong>du</strong> moins semblaient dormir.<br />

Précigny ne dormait pas.<br />

Mil<strong>le</strong> pensées diverses se croisaient dans son cerveau, il re-


— 942 —<br />

passait en idée t<strong>ou</strong>s ses projets, et chacun de ces projets était<br />

criminel.<br />

— Je réussirai, se disait-il ; je crois que je puis me fier<br />

à cet homme; si t<strong>ou</strong>t va bien, je p<strong>ou</strong>rrai favoriser son<br />

évasion, je lui donnerai t<strong>ou</strong>t ce que je possède, et il sera<br />

<strong>le</strong> bras qui exécute, puisque <strong>le</strong> mien est ré<strong>du</strong>it à l'impuissance.<br />

CHAPITRE XXXI.<br />

Mort de Précigny.<br />

L'espoir de Précigny n'avait pas été déçu.<br />

Jean l'incendiaire l'avait compris et <strong>le</strong>s deux hommes étaient<br />

devenus amis intimes.<br />

Un forçat qui avait fait quelques études <strong>le</strong>s avait baptisés<br />

Oreste et Pylade.<br />

Et cette intimité n'excitait aucune suspicion de la part des<br />

gardiens, l'état dans <strong>le</strong>quel se tr<strong>ou</strong>vait Précigny <strong>le</strong> mettant à<br />

l'abri de t<strong>ou</strong>t s<strong>ou</strong>pçon d'évasion.<br />

D'un autre côté la <strong>du</strong>reté d'<strong>ou</strong>ïe de Balthazar, <strong>le</strong> compagnon<br />

de chaîne de Jean, s'opposait à ce qu'il entendit rien de ce qui<br />

se disait entre <strong>le</strong>s deux amis qui p<strong>ou</strong>vaient par<strong>le</strong>r devant lui<br />

sans crainte d'être trahis.<br />

Six semaines ne s'étaient pas éc<strong>ou</strong>lées que Précigny avait


-943-<br />

raconté t<strong>ou</strong>te sa vie à Jean ; il lui avait fait connaître <strong>Blondel</strong>,<br />

Maurice, Lapesto<strong>le</strong>, et lui avait donné t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> détail des relations<br />

dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il s'était tr<strong>ou</strong>vé avec ces personnages en lui<br />

décrivant ce drame qui avait commencé à Paris p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r se<br />

dén<strong>ou</strong>er à Cayenne, à l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>.<br />

Il n'avait rien <strong>ou</strong>blié.<br />

Jean l'incendiaire était enth<strong>ou</strong>siasmé de son n<strong>ou</strong>vel ami.<br />

Précigny lui avait promis de favoriser son évasion dans la<br />

mesure de ses moyens; il lui avait promis de l'argent, presque<br />

une fortune, ainsi que <strong>le</strong>s indications nécessaires p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir,<br />

en arrivant à Paris, se créer des relations influentes.<br />

L'avenir semblait de n<strong>ou</strong>veau lui s<strong>ou</strong>rire.<br />

Que demandait Précigny en échange de t<strong>ou</strong>t cela.<br />

Rien, <strong>ou</strong> presque rien.<br />

Un serment.<br />

Le serment de rechercher <strong>Blondel</strong> et Maurice, de <strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>rsuivre,<br />

de t<strong>ou</strong>t mettre en œuvre p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s plonger dans un<br />

abîme de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et de misère, en un mot d'achever l'œuvre<br />

de Précigny.<br />

Qu'importait à Jean un crime de plus <strong>ou</strong> de moins !<br />

Il v<strong>ou</strong>lait reconquérir la liberté, fallut-il p<strong>ou</strong>r cela marcher<br />

sur un <strong>ou</strong> plusieurs cadavres.<br />

L'homme qui avait poignardé son frère p<strong>ou</strong>vait sans hésiter<br />

sacrifier ceux qui se mettraient en travers de sa r<strong>ou</strong>te.<br />

Jean jura à Précigny de faire ce que celui ci lui demandait,<br />

en échange de quoi il reçut la promesse so<strong>le</strong>nnel<strong>le</strong> d'être bientôt<br />

riche et libre.<br />

Il prêta ce serment avec la ferme intention de <strong>le</strong> tenir.<br />

<strong>Les</strong> projets de Précigny s<strong>ou</strong>riaient à sa nature pervertie et<br />

il en était arrivé à haïr <strong>Blondel</strong> et Maurice presque autant que<br />

Précigny lui-même.<br />

Du reste que lui importait la vie de ces deux hommes qu'il<br />

n'avait jamais vus


— 944 —<br />

Comme on <strong>le</strong> voit Précigny et Jean l'incendiaire étaient faits<br />

p<strong>ou</strong>r se comprendre.<br />

A partir de ce moment <strong>ou</strong> eût pu croire que Précigny<br />

avait v<strong>ou</strong>lu attendre l'homme qui devait exécuter ses projets.<br />

Depuis <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où Jean lui eut fait serment d'accomplir<br />

t<strong>ou</strong>t ce qu'il désirait on vit Précigny décliner rapidement.<br />

Ce qui lui restait de force vita<strong>le</strong> et d'énergie diminuait à vue<br />

d'œil et il était faci<strong>le</strong> de prévoir que cette existence malheureuse<br />

ne tarderait pas à avoir une fin.<br />

La mort n'avait plus rien de menaçant p<strong>ou</strong>r Précigny qui<br />

savait maintenant que <strong>le</strong>s plans de vengeance qu'il avait formés<br />

seraient exécutés.<br />

Un soir, en rentrant <strong>du</strong> travail, Jean fut con<strong>du</strong>it à l'infirmerie<br />

<strong>du</strong> <strong>bagne</strong> où Précigny se tr<strong>ou</strong>vait depuis quelques j<strong>ou</strong>rs.<br />

Celui-ci agonisait et il avait manifesté <strong>le</strong> désir de revoir son<br />

ami avant de rendre <strong>le</strong> dernier s<strong>ou</strong>pir.<br />

Ce s<strong>ou</strong>hait suprême avait été exaucé.<br />

Jean arriva auprès <strong>du</strong> lit <strong>du</strong> moribond qui <strong>le</strong> reconnut à<br />

grand peine.<br />

Son regard s'était obscurci, ses mains amaigries palpaient<br />

et rep<strong>ou</strong>ssaient sa c<strong>ou</strong>verture, comme on <strong>le</strong> voit faire aux agonisants<br />

et il murmurait des paro<strong>le</strong>s sans suite.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il parut cependant reconnaître son<br />

ami, il lui tendit la main et murmura :<br />

— N'<strong>ou</strong>blie pas..... ton serment.... <strong>Blondel</strong> !.... vengeance!...<br />

— Meurs en paix, fit Jean, je tiendrai ma promesse!<br />

Un s<strong>ou</strong>rire diabolique vint contracter <strong>le</strong>s lèvres pâ<strong>le</strong>s et amincies<br />

de Précigny qui exhala son dernier s<strong>ou</strong>pir en entendant<br />

<strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de Jean l'incendiaire.<br />

Cet homme dont la vie n'avait été qu'une série de mauvaises<br />

actions et de crimes m<strong>ou</strong>rait content parce qu'il savait que<br />

<strong>le</strong>s crimes qu'il n'avait pu exécuter <strong>le</strong> seraient par un autre.<br />

A partir de ce j<strong>ou</strong>r Jean travailla à son évasion.


— 945 —<br />

Mais un beau matin une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> inatten<strong>du</strong>e vint l'arrêter<br />

dans ses préparatifs.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin un certain nombre de forçats devaient<br />

être embarqués p<strong>ou</strong>r Cayenne, et il était désigné p<strong>ou</strong>r en faire<br />

partie.<br />

Cela renversait t<strong>ou</strong>s ses projets.<br />

Il ne p<strong>ou</strong>vait plus espérer de s'évader, il n'en avait pas <strong>le</strong><br />

temps et il n'était pas encore prêt.<br />

Il était impossib<strong>le</strong> de s'enfuir pendant la nuit et <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain<br />

il devait quitter <strong>le</strong> sol de la France p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs.<br />

Cette n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> <strong>le</strong> mit en fureur, néanmoins il eut la force<br />

de dissimu<strong>le</strong>r ses sentiments afin de ne pas attirer <strong>le</strong>s<br />

s<strong>ou</strong>pçons.<br />

Il fallait à t<strong>ou</strong>t prix que personne ne se d<strong>ou</strong>tât de ce qui se<br />

passait en lui, atten<strong>du</strong> qu'il avait encore une chose à exécuter<br />

et il était de t<strong>ou</strong>te importance de n'éveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons d'aucun<br />

des gardiens.<br />

Voici ce dont il s'agissait :<br />

Précigny lui avait confié, en lui racontant ses aventures,<br />

qu'il avait réussi à emporter <strong>le</strong> bâton creux de Mac-Bell,<br />

qui, comme <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur s'en s<strong>ou</strong>vient sans d<strong>ou</strong>te, renfermait en<br />

bil<strong>le</strong>ts de banque <strong>le</strong>s trente mil<strong>le</strong> francs que l'Ecossais avait<br />

volés à Lebuteux.<br />

Aussi longtemps que Précigny avait été en vie, on lui avait<br />

permis de conserver ce bâton qui lui servait p<strong>ou</strong>r marcher<br />

quand il <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait encore.<br />

A la mort de Précigny, ce bâton, dont personne ne s<strong>ou</strong>pçonnait<br />

la va<strong>le</strong>ur, avait, avec d'autres objets appartenant au défunt,<br />

été porté dans un cabinet situé au fond <strong>du</strong> dortoir, et destiné<br />

à serrer <strong>le</strong>s effets particuliers des forçats.<br />

Ce cabinet était fermé par une c<strong>le</strong>f qui se tr<strong>ou</strong>vait dans <strong>le</strong><br />

tr<strong>ou</strong>sseau <strong>du</strong> gardien qui était de garde au dortoir et qui <strong>le</strong><br />

Plaçait pendant la nuit s<strong>ou</strong>s son chevet.<br />

Ce bâton contenait la fortune que Précigny avait promise à<br />

71


—946 —<br />

Jean; il s'agissait donc p<strong>ou</strong>r celui-ci de p<strong>ou</strong>voir s'en emparer<br />

car, sans argent il n'y avait pas de fuite possib<strong>le</strong>.<br />

Une circonstance favorisait ce projet: comme Balthazar. <strong>le</strong><br />

compagnon de Jean, n'était pas désigné p<strong>ou</strong>r partir, on avait<br />

c<strong>ou</strong>pé la chaîne qui <strong>le</strong>s acc<strong>ou</strong>plait.<br />

Jean attendit donc que t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde fût endormi.<br />

Puis avec la s<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>sse et la légèreté d'un chat, il glissa de<br />

son lit et se mit à ramper sur ses mains et sur ses gen<strong>ou</strong>x en<br />

se dirigeant vers <strong>le</strong> lit <strong>du</strong> gardien.<br />

La lanterne qui éclairait <strong>le</strong> dortoir ne jetant qu'une faib<strong>le</strong><br />

lueur, il put arriver jusque là sans encombre.<br />

Il se <strong>le</strong>va <strong>le</strong>ntement et chercha à apercevoir <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>sseau de<br />

c<strong>le</strong>fs.<br />

Le gardien avait en dormant dérangé son oreil<strong>le</strong>r qui avait<br />

changé de place et déc<strong>ou</strong>vert <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>peau que Jean n'eut pas<br />

de peine à déc<strong>ou</strong>vrir.<br />

Il s'agissait maintenant de s'en emparer sans faire de<br />

bruit.<br />

Le sort <strong>le</strong> favorisait visib<strong>le</strong>ment.<br />

Jean avança d<strong>ou</strong>cement la main.<br />

Il retenait son s<strong>ou</strong>ff<strong>le</strong> de peur d'éveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong> gardien, qui fit un<br />

m<strong>ou</strong>vement avec <strong>le</strong> bras.<br />

Jean retira vivement sa main.<br />

Puis il recommença.<br />

Le même manège recommença encore deux fois, mais la<br />

troisième fois, <strong>le</strong> dormeur resta immobi<strong>le</strong> et Jean se tr<strong>ou</strong>va en<br />

possession <strong>du</strong> tr<strong>ou</strong>sseau de c<strong>le</strong>fs.<br />

Il se mit de n<strong>ou</strong>veau à ramper p<strong>ou</strong>r traverser <strong>le</strong> dortoir e.<br />

atteindre la porte <strong>du</strong> cabinet.<br />

Il y parvint sans encombre, put <strong>ou</strong>vrir sans faire de bruit et<br />

tr<strong>ou</strong>va faci<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> bâton.<br />

Puis il referma la porte, revint remettre <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>sseau de c<strong>le</strong>fs<br />

au chevet <strong>du</strong> gardien et au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes il avait<br />

regagné sa c<strong>ou</strong>che.


— 947 -<br />

Il était enfin possesseur de son trésor.<br />

Au moment de partir il put <strong>le</strong> dissimu<strong>le</strong>r au milieu des différents<br />

objets que chaque <strong>condamné</strong> emportait avec lui.<br />

Le détachement fut embarqué sur un navire de l'Etat et<br />

après une heureuse traversée, il arrivait à Cayenne.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain dans la j<strong>ou</strong>rnée, il fut envoyé à l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong><br />

Diab<strong>le</strong>.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques j<strong>ou</strong>rs, Jean fit connaissance avec<br />

notre vieil<strong>le</strong> connaissance Laposto<strong>le</strong>, qui avait été séparé de<br />

<strong>Blondel</strong>.<br />

Ce dernier était resté à Cayenne.<br />

Laposto<strong>le</strong> se lia avec Jean, qui lui témoignait une affection<br />

hypocrite.<br />

Le Parisien était bien loin de se d<strong>ou</strong>ter qu'il avait p<strong>ou</strong>r camarade<br />

<strong>le</strong> complice <strong>ou</strong> plutôt l'instrument de Précigny<br />

Jean se garda bien de lui par<strong>le</strong>r de ce dernier.<br />

Laposto<strong>le</strong> lui avait demandé un j<strong>ou</strong>r s'il n'avait pas, connu<br />

à T<strong>ou</strong>lon, un forçat portant <strong>le</strong> titre de comte et se nommant<br />

Précigny.<br />

Mais <strong>le</strong> rusé coquin lui répondit qu'il ne se s<strong>ou</strong>venait pas<br />

d'avoir enten<strong>du</strong> prononcer ce nom, et que, <strong>du</strong> reste, il n'y était<br />

resté que fort peu de temps après sa condamnation.<br />

Jean, qui n'avait pas tardé à apprécier l'intelligence et la<br />

finesse de Laposto<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>lait en tirer parti p<strong>ou</strong>r une tentative<br />

d'évasion.<br />

Il communiqua son projet à Laposto<strong>le</strong>, qui se déclara prêt<br />

à y prendre part.<br />

Jean pensait qu'il tr<strong>ou</strong>verait plus tard <strong>le</strong> moyen de se débar<br />

rosser de son complice, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment, il ne s'agissait que de<br />

p<strong>ou</strong>voir s'enfuir.<br />

Ils se mirent à construire un petit radeau assez fort p<strong>ou</strong>r<br />

porter deux hommes et p<strong>ou</strong>r traverser <strong>le</strong> bras de mer qui<br />

séparait l'i<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> des possessions Hollandaises.


— 948 —<br />

Ils travaillèrent avec activité et y passèrent s<strong>ou</strong>vent une<br />

partie de la nuit.<br />

Il se tr<strong>ou</strong>va enfin achevé et caché à l'extrémité de l'î<strong>le</strong> dans<br />

des buissons qui bordaient <strong>le</strong> rivage.<br />

Quant aux vivres, voici ce que ces deux rusés compères imaginèrent<br />

:<br />

Le canot qui venait t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s huit j<strong>ou</strong>rs apporter <strong>le</strong>s vivres à<br />

l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> devant y arriver, il se cachèrent t<strong>ou</strong>s deux dans<br />

la br<strong>ou</strong>ssail<strong>le</strong>, non loin de l'endroit où <strong>le</strong> canot abordait d'habitude.<br />

<strong>Les</strong> hommes qui montaient <strong>le</strong> canot ayant amarré <strong>le</strong>ur embarcation,<br />

ils prirent chacun une charge des marchandises<br />

qu'ils avaient amenées p<strong>ou</strong>r la porter au magasin de l'î<strong>le</strong>, qui<br />

était situé à quelque distance.<br />

Quand ils se furent éloignés, Jean et Laposto<strong>le</strong> sortirent de<br />

<strong>le</strong>ur cachette, s'approchèrent <strong>du</strong> canot, y montèrent et y prirent<br />

quatre petits tonneaux contenant de la viande fumée et<br />

<strong>du</strong> biscuit.<br />

Puis ils rentrèrent dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré et, ayant fait un dét<strong>ou</strong>r, ils<br />

allèrent à une certaine distance enf<strong>ou</strong>ir ces tonneaux dans des<br />

tr<strong>ou</strong>s creusés d'avance.<br />

<strong>Les</strong> ayant rec<strong>ou</strong>vert de terre, ils y placèrent un rameau<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s reconnaître et rentrèrent dans <strong>le</strong>ur cabane.<br />

L'absence de ces quatre petits tonneaux fut bientôt constatée<br />

; on fit des recherches dans t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s huttes des forçats,<br />

mais, comme on <strong>le</strong> pense, ces recherches n'ab<strong>ou</strong>tirent à aucun<br />

résultat.<br />

<strong>Les</strong> tonneaux restèrent cachés et l'on ne sut pas sur qui<br />

porter <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons ; ils devaient être débarrassés de <strong>le</strong>ur contenu<br />

qui serait emballé comme on p<strong>ou</strong>rrait, et ils p<strong>ou</strong>rraient<br />

alors servir à s<strong>ou</strong>tenir <strong>le</strong> radeau sur l'eau.<br />

Il fallait maintenant tr<strong>ou</strong>ver des planches p<strong>ou</strong>r former <strong>le</strong><br />

plancher <strong>du</strong> radeau.<br />

La plupart des cabanes des forçats étaient c<strong>ou</strong>vertes en plan-


— 949 —<br />

ches, il s'agissait d'en prendre une ici et une là, de manière<br />

que cela passât inaperçu.<br />

Cette idée venait de Laposto<strong>le</strong>, mais Jean ne la tr<strong>ou</strong>va pas<br />

praticab<strong>le</strong>, et il fallut chercher autre chose.<br />

Le hasard vint bientôt au sec<strong>ou</strong>rs des deux galériens.<br />

Un de <strong>le</strong>urs camarades m<strong>ou</strong>rut de la fièvre jaune.<br />

Cette terrib<strong>le</strong> maladie faisait de nombreuses victimes dans la<br />

population de l'î<strong>le</strong>.<br />

Ce forçat était mort <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r où <strong>le</strong> canot des<br />

provisions était venu.<br />

Il fallait immédiatement se mettre à l'<strong>ou</strong>vrage, une nuit de­<br />

vait suffire p<strong>ou</strong>r en<strong>le</strong>ver à la cabane <strong>du</strong> défunt <strong>le</strong>s planches né­<br />

cessaires et p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s cl<strong>ou</strong>er au radeau ; de cette manière <strong>le</strong>s<br />

fugitifs p<strong>ou</strong>rraient s'évader plusieurs j<strong>ou</strong>rs avant <strong>le</strong> ret<strong>ou</strong>r <strong>du</strong><br />

canot.<br />

<strong>Les</strong> deux complices p<strong>ou</strong>vaient d'autant plus faci<strong>le</strong>ment exé­<br />

cuter cela qu'ils étaient certains de n'être dérangés par personne,<br />

aucun des autres forçats n'osant s'approcher de la cabane de<br />

crainte d'être atteint par la contagion.<br />

Ils se mirent à l'œuvre dès que la nuit fut venue et au point<br />

<strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r ils prenaient <strong>le</strong> large sur <strong>le</strong>ur frê<strong>le</strong> embarcation, empor­<br />

tant avec eux <strong>le</strong>s vivres qu'ils avaient tr<strong>ou</strong>vés dans <strong>le</strong>s quatre<br />

petits tonneaux ainsi qu'un baril d'eau d<strong>ou</strong>ce.<br />

La brise de terre qui s<strong>ou</strong>fflait <strong>le</strong>s eut bientôt entraînés hors<br />

de la vue de l'î<strong>le</strong>, dans la direction <strong>du</strong> sud.<br />

Us tenaient constamment <strong>le</strong>urs regards fixés vers l'horizon,<br />

dans l'espoir de voir bientôt apparaître <strong>le</strong>s côtes des possessions<br />

Hollandaises, mais vers <strong>le</strong> milieu de la j<strong>ou</strong>rnée, quel<strong>le</strong> fut <strong>le</strong>ur<br />

stupeur en voyant une voi<strong>le</strong> devant euxl<br />

Le Parisien fut <strong>le</strong> premier qui rec<strong>ou</strong>vra sa présence d'esprit.<br />

Il eut l'idée que <strong>le</strong> navire en vue devait servir à <strong>le</strong>s sauver et<br />

qu'ils ne devaient pas craindre.<br />

— Il n<strong>ou</strong>s faut tranquil<strong>le</strong>ment attendre que <strong>le</strong> navire soit<br />

assez rapproché p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s apercevoir, dit-il à Jean.


— 950 —<br />

— Je <strong>le</strong> crois bien, répondit celui-ci, d'autant plus que n<strong>ou</strong>s<br />

ne p<strong>ou</strong>vons pas faire autrement.<br />

— Tu ne me comprends pas, reprit Laposto<strong>le</strong>, ce n'est pas à<br />

cause de cela !<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi donc?<br />

— Mais parce que ce navire n<strong>ou</strong>s prendra à son bord.<br />

— N<strong>ou</strong>s prendre à son bord ! s'écria Jean, mais ce serait t<strong>ou</strong>t<br />

simp<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> ret<strong>ou</strong>r certain à Cayenne!<br />

— N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s garderons bien de dire qui n<strong>ou</strong>s sommes dit<br />

Laposto<strong>le</strong>.<br />

— Ils <strong>le</strong> devineront bien !<br />

— Tu te trompes; n<strong>ou</strong>s avons tel<strong>le</strong>ment dérivé vers <strong>le</strong> sud<br />

qu'il ne viendra à l'idée de personne de penser à Cayenne<br />

— Que dirons-n<strong>ou</strong>s alors?<br />

— N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s donnerons p<strong>ou</strong>r des naufragés?<br />

Jean ne répondit rien, et se contenta de hocher la tête.<br />

Laposto<strong>le</strong> <strong>le</strong> considérait d'un air dédaigneux, puis il dit:<br />

— Ec<strong>ou</strong>te,... qui n'essaie rien n'a rien!<br />

— C'est vrai, repartit Jean,... mais...<br />

— Mais, fit Laposto<strong>le</strong> en l'interrompant, mais n<strong>ou</strong>s avons<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s chances d'être éc<strong>ou</strong>tés si n<strong>ou</strong>s sommes habi<strong>le</strong>s et c<strong>ou</strong>­<br />

rageux et si n<strong>ou</strong>s savons bien raconter notre histoire.<br />

— Quel<strong>le</strong> histoire ?<br />

— Voici, éc<strong>ou</strong>te bien : n<strong>ou</strong>s étions passagers sur un navire à<br />

vapeur en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r Marseil<strong>le</strong> ; assailli il y a trois j<strong>ou</strong>rs par<br />

une t<strong>ou</strong>rmente ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> <strong>le</strong> bâtiment commença à faire de<br />

l'eau, malgré <strong>le</strong> travail des pompes il commença <strong>le</strong>ntement à<br />

enfoncer, à la vue <strong>du</strong> danger n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s empressâmes de con­<br />

fectionner ce radeau sur <strong>le</strong>quel n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s embarcâmes après<br />

n<strong>ou</strong>s être munis de quelques vivres.<br />

— Et <strong>le</strong>s autres passagers!... fit avec raison remarquer Jean.<br />

qui ne valait rien p<strong>ou</strong>r ébaucher un projet, mais qui excellait<br />

à en déc<strong>ou</strong>vrir ensuite <strong>le</strong>s côtés défectueux.


— 951 —<br />

— Tu as raison, repartit Laposto<strong>le</strong> en devenant songeur, je<br />

n'aurais pas pensé à cela.<br />

Pendant cet entretien <strong>le</strong> navire s'était approché et <strong>le</strong>s fugitifs<br />

p<strong>ou</strong>vaient compter ses mâts et distinguer son pavillon qui était<br />

celui de la Hollande.<br />

— J'ai tr<strong>ou</strong>vé ! s'écria Laposto<strong>le</strong>.<br />

— Voyons, répartit Jean.<br />

— Au moment de mettre <strong>le</strong>s embarcations à la mer une dis­<br />

pute s'é<strong>le</strong>va entre <strong>le</strong>s matelots qui n'obéissaient plus au capi­<br />

taine et t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde était embarqué excepté n<strong>ou</strong>s deux<br />

quand une lame énorme engl<strong>ou</strong>tit <strong>le</strong>s embarcations avec ceux<br />

qui s'y tr<strong>ou</strong>vaient. N<strong>ou</strong>s deux demeurâmes sur <strong>le</strong> pont <strong>du</strong><br />

bâtiment qui enfonçait <strong>le</strong>ntement et n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s hâtâmes de<br />

construire ce radeau.<br />

— Ceci vaut mieux!... si n<strong>ou</strong>s savons bien raconter notre<br />

naufrage n<strong>ou</strong>s serons crus sur paro<strong>le</strong>, fit Jean d'un air satisfait.<br />

— Il n<strong>ou</strong>s faut maintenant tâcher d'attirer l'attention <strong>du</strong><br />

navire, dit Laposto<strong>le</strong>.<br />

— Oui, répondit Jean, mais auparavant je crois que n<strong>ou</strong>s<br />

ferions bien de songer à notre toi<strong>le</strong>tte.<br />

Et en disant cela il faisait allusion à sa jaquette déguenillée<br />

qui n'avait pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t l'air d'appartenir à la garde-robe d'un<br />

passager de paquebot.<br />

— Tu as parb<strong>le</strong>u raison, fit Laposto<strong>le</strong>, je l'avais <strong>ou</strong>blié; dans<br />

ce costume il est impossib<strong>le</strong> que l'on n<strong>ou</strong>s prenne p<strong>ou</strong>r ce que<br />

n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons paraître.<br />

— Connaîtrais-tu peut-être <strong>le</strong> moyen de te tr<strong>ou</strong>ver un habit<br />

noir? demanda Jean d'un air moqueur.<br />

— N<strong>ou</strong>s n'avons pas besoin de cela, repartit Laposto<strong>le</strong>.<br />

— Que veux-tu donc faire ?<br />

— N<strong>ou</strong>s allons jeter nos casaques à l'eau, reprit <strong>le</strong> Parisien.<br />

— Ensuite, que ferons n<strong>ou</strong>s quand n<strong>ou</strong>s ne <strong>le</strong>s aurons plus?<br />

— Eh bien, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s présenterons t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment en


— 952 —<br />

manches de chemise, c'est <strong>le</strong> seul costume qui convienne à des<br />

naufragés.<br />

Cet avis fut tr<strong>ou</strong>vé excel<strong>le</strong>nt et en deux secondes <strong>le</strong>s deux<br />

forçats s'étaient débarrassés de <strong>le</strong>urs casaques et <strong>le</strong>s avaient<br />

abandonnées aux flots.<br />

Ils prirent ensuite une espèce d'aviron fait d'un morceau de<br />

planche cl<strong>ou</strong>é à un bâton, et y ayant attaché un morceau de<br />

chiffon blanc ils essayèrent d'attirer l'attention <strong>du</strong> navire.<br />

Leur manœuvre sembla pendant un moment n'avoir aucun<br />

succès.<br />

Cependant t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p <strong>le</strong> bâtiment changea de r<strong>ou</strong>te et se<br />

dirigea vers eux.<br />

T<strong>ou</strong>s deux p<strong>ou</strong>ssèrent une exclamation de joie.<br />

Un quart d'heure plus tard <strong>le</strong> navire mettait un canot à la<br />

mer et ceux qui <strong>le</strong> montaient vinrent prendre nos deux fugitifs<br />

qui abandonnèrent sans regret <strong>le</strong> radeau qui avait aidé à <strong>le</strong>ur<br />

évasion.<br />

Arrivés à bord ils furent immédiatement ent<strong>ou</strong>rés par l'équi­<br />

page et ils commencèrent <strong>le</strong> récit de <strong>le</strong>ur préten<strong>du</strong> naufrage.<br />

Ils parlaient avec tant d'assurance, ils entraient dans <strong>le</strong>s<br />

détails si précis, en un mot ils surent si bien j<strong>ou</strong>er <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong><br />

qu'il ne vint à l'idée de personne de d<strong>ou</strong>ter de <strong>le</strong>urs paro<strong>le</strong>s.<br />

Ils furent aussitôt ent<strong>ou</strong>rés de soins, <strong>le</strong> capitaine qui faisait<br />

voi<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r Marseil<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur promit de <strong>le</strong>s con<strong>du</strong>ire dans cette vil<strong>le</strong><br />

p<strong>ou</strong>r rien.<br />

<strong>Les</strong> hommes de l'équipage se cotisèrent p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur composer<br />

une petite garde-robe, personne n'avait songé à examiner <strong>le</strong>s<br />

vêtements qu'ils portaient au moment où ils montaient à<br />

bord.<br />

Ces vêtements, <strong>du</strong> reste étaient trempés par l'eau de mer et<br />

par la pluie, et ils furent jetés par dessus <strong>le</strong> bord.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain <strong>le</strong> navire était bien loin de Cayenne et faisait<br />

r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r la France.


— 953 —<br />

Laposto<strong>le</strong> s'abandonnait sans réserve à la joie d'être de n<strong>ou</strong>­<br />

veau libre.<br />

Jean l'incendiaire épr<strong>ou</strong>vait une satisfaction non moins<br />

grande; il se voyait sur <strong>le</strong> point de p<strong>ou</strong>voir exécuter la pro­<br />

messe qu'il avait faite à Précigny; il allait p<strong>ou</strong>voir reprendre sa<br />

vie d'oisiveté et de débauche avec l'argent qu'il avait tr<strong>ou</strong>vé<br />

dans <strong>le</strong> bâton de Mac-Bell.<br />

Il pensait aussi à une autre chose.<br />

Laposto<strong>le</strong> était là.<br />

Laposto<strong>le</strong> qui était l'un des hommes désignés par Précigny<br />

comme devant être immolé à sa vengeance.<br />

En <strong>ou</strong>tre il était <strong>le</strong> seul qui connût <strong>le</strong> passé de Jean, et il<br />

p<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> trahir à chaque instant, il fallait donc qu'il m<strong>ou</strong>rut.<br />

Un soir, Jean, c<strong>ou</strong>ché sur <strong>le</strong> pont auprès de Laposto<strong>le</strong>, pen­<br />

sait aux moyens de se débarrasser de cette entrave.<br />

La nuit était d<strong>ou</strong>ce, et t<strong>ou</strong>s deux avaient préféré rester encore<br />

un moment à prendre <strong>le</strong> frais en fumant <strong>le</strong>s cigares que <strong>le</strong>ur<br />

avait offert <strong>le</strong> capitaine.<br />

Laposto<strong>le</strong> s'était donné comme un riche fabricant de soieries<br />

de Lyon, et nommé Moncenix, Jean l'incendiaire avait pris <strong>le</strong><br />

nom de monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury, rentier opu<strong>le</strong>nt qui venait de<br />

faire un voyage en Amérique p<strong>ou</strong>r y visiter une parente mariée<br />

un autre in<strong>du</strong>striel de la Guyane française.<br />

Ils parlaient de Paris.<br />

Jean avait pris une résolution au sujet de Laposto<strong>le</strong>.<br />

Celui-ci éten<strong>du</strong> sur une c<strong>ou</strong>verture auprès de son camarade<br />

ne se d<strong>ou</strong>tait de rien.<br />

T<strong>ou</strong>t en parlant Jean demanda t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p à Laposto<strong>le</strong> :<br />

-N'as-tu jamais connu un certain comte de Précigny?<br />

— Précigny ? répéta Laposto<strong>le</strong> stupéfait d'entendre ce nom<br />

dans la b<strong>ou</strong>che de son camarade.<br />

— Oui, Précigny !... je me s<strong>ou</strong>viens qu'à l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>...<br />

—Chut!... fit Laposto<strong>le</strong> en regardant aut<strong>ou</strong>r de lui avec<br />

ép<strong>ou</strong>vante ;... ne prononce pas ce nom !


— 954 —<br />

— Sois tranquil<strong>le</strong>, fit Jean, il n'y a personne de ce côté; je<br />

disais qu'il me semblait me s<strong>ou</strong>venir que tu m'avais parlé à<br />

l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>...<br />

— En effet, repartit Laposto<strong>le</strong>, et il me semb<strong>le</strong> à moi me<br />

s<strong>ou</strong>venir que tu n'avais jamais connu personne de ce nom<br />

que tu ne l'avais jamais enten<strong>du</strong> prononcer.<br />

— Eh bien,... je me trompais!<br />

— Que dis-tu ? s'écria Laposto<strong>le</strong> au comb<strong>le</strong> de la surprise et<br />

en se t<strong>ou</strong>rnant vers son compagnon dont il ne put distinguer<br />

<strong>le</strong> visage à cause de l'obscurité.<br />

— Oui, reprit Jean,... je me trompais,... car j'ai connu<br />

l'homme qui portait ce nom.<br />

— Tiens !... fit Laposto<strong>le</strong> qui n'avait pas <strong>le</strong> moindre s<strong>ou</strong>pçon,<br />

tu <strong>le</strong> connaissais?<br />

— Et il m'a s<strong>ou</strong>vent parlé de toi.<br />

— Que dis-tu ?<br />

— Il m'a même chargé de te donner quelque chose en s<strong>ou</strong>­<br />

venir de lui.<br />

— A moi ?... Et quoi donc? demanda Laposto<strong>le</strong> qui croyait<br />

rêver.<br />

— Ceci ! fit Jean à demi-voix.<br />

En même temps Laposto<strong>le</strong> sentit un fer aigu pénétrer entre<br />

ses côte.<br />

Une d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur vive lui fit perdre la force de résister à Jean<br />

qui l'avait saisi à bras <strong>le</strong> corps et <strong>le</strong> précipita dans l'eau I on<br />

entendit un cri s<strong>ou</strong>rd puis <strong>le</strong>s vagues se refermèrent sur <strong>le</strong>ur<br />

proie.<br />

L'assassin jeta son arme dans <strong>le</strong>s flots.<br />

— En voilà un de moins ! fit-il en p<strong>ou</strong>ssant un s<strong>ou</strong>pir de<br />

s<strong>ou</strong>lagement.<br />

Et comme si rien n'était arrivé, il se rec<strong>ou</strong>cha et continua à<br />

fumer son cigare.<br />

Un quart d'heure après il se mit à crier :<br />

— Au sec<strong>ou</strong>rs!... au sec<strong>ou</strong>rs!... .


— 955 —<br />

<strong>Les</strong> matelots et <strong>le</strong>s officiers de quart acc<strong>ou</strong>rurent.<br />

— Qu'y a-t-il ? qu'est-il arrivé ?<br />

Tel<strong>le</strong> était la question qui était sur t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s lèvres.<br />

— Mon ami!... mon ami! balbutia Jean en regardant <strong>le</strong>s va­<br />

gues d'un air terrifié.<br />

— Que lui est-il arrivé? demanda-t-on au bandit, qui j<strong>ou</strong>ait<br />

la stupéfaction et <strong>le</strong> désespoir.<br />

— Là... sur <strong>le</strong> bordage!... oh! l'imprudent!... il est tombé à<br />

l'eau!... sauvez-<strong>le</strong> !... sauvez-<strong>le</strong> !<br />

Immédiatement <strong>le</strong> navire mit en panne, une embarcation<br />

fut mise à l'eau, on explora dans t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s directions, mais<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s recherches furent vaines,... on ne tr<strong>ou</strong>va pas de tra­<br />

ces <strong>du</strong> malheureux Laposto<strong>le</strong>.<br />

Du reste, l'obscurité était complète et il eut été bien diffici<strong>le</strong><br />

d'apercevoir quelque chose à la plus petite distance.<br />

Le négociant lyonnais était per<strong>du</strong> !<br />

Son ami parut épr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> plus profond désespoir.<br />

L'équipage t<strong>ou</strong>t entier se sentit ému de cette d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, qui<br />

paraissait si sincère.<br />

Jean l'incendiaire entrait dans <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> qu'il devait remplir<br />

dans sa n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> carrière.<br />

Il venait de se débarrasser rapidement et d'une manière<br />

habi<strong>le</strong> <strong>du</strong> seul personnage qui pût maintenant contrecarrer ses<br />

projets et il était affranchi de t<strong>ou</strong>t s<strong>ou</strong>pçon au sujet de la dis­<br />

parition de cet homme.<br />

Le reste de la traversée s'effectua heureusement.<br />

Pendant la nuit qui prédéda l'arrivée <strong>du</strong> bâtiment à Mar­<br />

seil<strong>le</strong>, Jean passa son temps à une étrange occupation.<br />

Il c<strong>ou</strong>sait.<br />

Comme on <strong>le</strong> pense bien, au travers de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s péripéties<br />

de cette traversée, Jean n'avait eu garde de perdre de vue son<br />

trésor; n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons par<strong>le</strong>r des trente mil<strong>le</strong> francs en bil<strong>le</strong>ts de<br />

banque contenus dans <strong>le</strong> bâton de Mac-Bell.<br />

Avant de partir de l'î<strong>le</strong>, il avait <strong>ou</strong>vert ce bâton, en avait


— 956 —<br />

pris <strong>le</strong> contenu et l'avait caché dans la d<strong>ou</strong>blure de son pantalon.<br />

En ce moment, il avait sorti <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts de banque de <strong>le</strong>ur<br />

cachette et il s'était occupé à se confectionner une ceinture avec<br />

un morceau de peau qu'il avait tr<strong>ou</strong>vé dans un coin.<br />

Quand il eut achevé ce travail, il cacha sa petite fortune,<br />

et fixa la ceinture aut<strong>ou</strong>r de son corps, par dess<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>s se<br />

vêtements.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain, <strong>le</strong> navire entra dans <strong>le</strong> port, et au milieu <strong>du</strong><br />

br<strong>ou</strong>haha que cause un débarquement, Jean l'incendiaire<br />

réussit à disparaître sans éveil<strong>le</strong>r l'attention de personne.<br />

— Où est notre naufragé, monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury? demanda<br />

<strong>le</strong> capitaine.<br />

Mais personne de l'équipage ne put répondre, aucun des<br />

matelots ne l'avait aperçu.<br />

On ne put comprendre comment il avait pu ainsi quitter <strong>le</strong><br />

navire, en cachette, et sans dire une paro<strong>le</strong> de remerciement et<br />

d'adieu aux hommes qui l'avaient sauvé d'une mort certaine.<br />

Quoiqu'il en soit, on ne s'en occupa pas plus longtemps et il<br />

ne fut plus question de lui.<br />

On comprend que <strong>le</strong> scélérat avait-été peu curieux de c<strong>ou</strong>rir<br />

<strong>le</strong> risque en débarquant de se tr<strong>ou</strong>ver en contact avec la police<br />

<strong>ou</strong> <strong>le</strong>s employés de la d<strong>ou</strong>ane.<br />

Il épr<strong>ou</strong>vait une antipathie marquée p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t ce qui p<strong>ou</strong>vait<br />

lui rappe<strong>le</strong>r la justice.<br />

— A quoi bon entrer en p<strong>ou</strong>rpar<strong>le</strong>rs avec ces gens-là, peu-<br />

sait-il quand on peut s'en dispenser.<br />

Il réussit donc à se mélanger à la f<strong>ou</strong><strong>le</strong> et gagna une rue<br />

écartée où il entra dans un cabaret de maigre apparence.<br />

Il se fit apporter un demi-litre de vin, s'en versa un grand<br />

verre qu'il avala et commença à réfléchir.<br />

Il fallait avant t<strong>ou</strong>t se procurer <strong>le</strong>s papiers nécessaires p<strong>ou</strong>r<br />

p<strong>ou</strong>voir se présenter à Paris, s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de monsieur de


— 957 —<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, et ces papiers devaient être confectionnés à Mar­<br />

seil<strong>le</strong>, afin de n'avoir plus à s'en occuper.<br />

Précigny lui avait donné <strong>le</strong>s noms et <strong>le</strong>s adresses de plu­<br />

sieurs forçats évadés et qui se tr<strong>ou</strong>vaient maintenant dans<br />

diverses vil<strong>le</strong>s de France où ils feignaient d'exercer un métier<br />

quelconque p<strong>ou</strong>r se dérober aux recherches de la police.<br />

Il crut se s<strong>ou</strong>venir que la vil<strong>le</strong> de Marseil<strong>le</strong> avait l'honneur<br />

de donner l'hospitalité à quelques-uns de ces chevaliers <strong>du</strong><br />

<strong>bagne</strong>.<br />

Il avait dans son portefeuil<strong>le</strong> <strong>le</strong>s listes de ces noms et de ces<br />

adresses.<br />

Il sortit ce portefeuilla de sa poche et en tira trois feuil<strong>le</strong>s de<br />

papier.<br />

L'une contenait <strong>le</strong>s adresses des anciens forçats habitant<br />

Paris.<br />

La seconde reufermait t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s détails concernant Maurice,<br />

<strong>Blondel</strong> et Laposto<strong>le</strong>, et la dernière indiquait <strong>le</strong>s principa<strong>le</strong>s<br />

vil<strong>le</strong>s de France avec <strong>le</strong>s noms des anciens forçats qui <strong>le</strong>s habi­<br />

taient.<br />

N<strong>ou</strong>s n'avons pas besoin de dire que t<strong>ou</strong>t cela était écrit en<br />

écriture chiffrée, illisib<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s ceux qui n'en avaient pas<br />

la c<strong>le</strong>f.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment de recherches, il s'arrêta.<br />

— Voilà mon affaire, murmura-t-il d'un air satisfait ; je <strong>le</strong><br />

savais bien !... c'est bien cela Colomber, barbier à Mar­<br />

seil<strong>le</strong>.<br />

Il replia soigneusement la feuil<strong>le</strong> de papier et la remit dans<br />

son portefeuil<strong>le</strong>.<br />

Puis, ayant bu une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> rasade, il se mit à réfléchir :<br />

— C'est vraiment dommage p<strong>ou</strong>r ce pauvre Précigny, pen­<br />

sait-il; c'était vraiment un homme habi<strong>le</strong> et résolu... P<strong>ou</strong>r ce<br />

qui me concerne, il vaut mieux qu'il soit allé rejoindre ses an­<br />

cêtres.


— 958 —<br />

Et en même temps, il porta la main à sa ceinture comme<br />

p<strong>ou</strong>r sentir si son argent était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en sûreté.<br />

— Eh!... aubergiste!... fit-il à haute voix et en frappant sur<br />

la tab<strong>le</strong>.<br />

— Voilà!... voilà !... répondit une voix que venait de la cave<br />

où l'on descendait par un escalier de bois<br />

Puis la tète de l'hôte apparut.<br />

— Qu'y a-t-il p<strong>ou</strong>r votre service ? demanda ce dernier.<br />

— Un autre demi-litre, répondit Jean.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta d'un air aimab<strong>le</strong>:<br />

— Ou bien un litre t<strong>ou</strong>t entier, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z me faire <strong>le</strong><br />

plaisir de trinquer avec moi !<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes bien aimab<strong>le</strong> !.. Ce n'est pas de refus !... attendez<br />

une minute, et je vais v<strong>ou</strong>a servir un vin dont v<strong>ou</strong>s me ditez<br />

des n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s.<br />

Et l'aubergiste disparut de n<strong>ou</strong>veau par la trappe par où l'on<br />

Se rendait à la cave.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de deux minutes, il reparut.<br />

Il tenait à la main une b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> de vin qu'il posa devant Jean<br />

avec une so<strong>le</strong>nnité comique.<br />

On eut dit que cette b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> contenait un nectar.<br />

Il alla ensuite chercher des verres taillés, déb<strong>ou</strong>cha la b<strong>ou</strong>­<br />

teil<strong>le</strong> avec <strong>le</strong>nteur, remplit gravement <strong>le</strong>s verres, puis dit à son<br />

hôte:<br />

— Goûtez-moi ça !<br />

Jean trinqua et trempa ses lèvres dans son verre.<br />

Il eut t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s peines <strong>du</strong> monde p<strong>ou</strong>r ne pas faire la gri­<br />

mace, tant ce breuvage était acre et sentait <strong>le</strong> moisi, puis il<br />

eut <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage d'en faire l'éloge, comme s'il eût bu un verre des<br />

meil<strong>le</strong>urs crus de B<strong>ou</strong>rgogne.<br />

Jean avait t<strong>ou</strong>t intérêt à se mettre dans <strong>le</strong>s bonnes grâces<br />

de ce gargottier.<br />

11 y réussit complétement.


— 959 —<br />

Ce dernier était t<strong>ou</strong>t content de boire son vin aux dépens<br />

d'autrui.<br />

— Asseyez-v<strong>ou</strong>s donc ! fit Jean en choquant une seconde<br />

fois son verre contre celui <strong>du</strong> cabaretier.<br />

Celui-ci ne se <strong>le</strong> fit pas répéter.<br />

Jean commença par lui demander s'il p<strong>ou</strong>rrait lui indiquer<br />

un changeur où il pût tr<strong>ou</strong>ver la monnaie d'un bil<strong>le</strong>t de<br />

banque.<br />

Cette question acheva de gagner <strong>le</strong> cœur de l'aubergiste qui<br />

se chargea de cela.<br />

Ensuite Jean lui raconta qu'il était arrivé à Marseil<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

j<strong>ou</strong>r même et qu'il avait l'intention d'y séj<strong>ou</strong>rner quelques<br />

j<strong>ou</strong>rs.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez donc des affaires à Marseil<strong>le</strong> ? demanda l'au<br />

bergiste.<br />

— Oui,.. et je dois y chercher un homme que je ne connais<br />

pas.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Et que je n'ai jamais vu.<br />

— C'est curieux !<br />

— Il faut cependant que je <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>ve, je suis chargé p<strong>ou</strong>r lui<br />

d'un message de la plus haute importance.<br />

L'étonnement <strong>du</strong> cabaretier allait croissant.<br />

— Oui, reprit Jean, voici ce que c'est : j'ai assisté aux der­<br />

niers moments de l'un de mes amis, qui m'a chargé p<strong>ou</strong>r son<br />

frère de papiers d'une grande va<strong>le</strong>ur, et ce frère doit habiter<br />

Marseil<strong>le</strong>.<br />

— Des papiers, seu<strong>le</strong>ment ? fit l'hôte.<br />

— Oui, des papiers de famil<strong>le</strong> ; mon cher... comment v<strong>ou</strong>s<br />

nommez-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Tr<strong>ou</strong>sseau, p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s servir.<br />

— Eh bien, mon cher monsieur Tr<strong>ou</strong>sseau, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez<br />

peut-être m'aider à tr<strong>ou</strong>ver l'homme que je cherche.<br />

— Très-volontiers, si cela m'est possib<strong>le</strong>.


— 960 —<br />

— J'ai per<strong>du</strong> l'adresse et je v<strong>ou</strong>lais al<strong>le</strong>r à la police, peutêtre<br />

<strong>le</strong> connaissez-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Comment s'appel<strong>le</strong> l'homme que v<strong>ou</strong>s cherchez?<br />

— Colombet.<br />

— Colombet,... Colombet,... <strong>le</strong> barbier ? s'écria l'auber-<br />

giste.<br />

— Lui même <strong>le</strong> connaissez-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Si je <strong>le</strong> connais ? <strong>le</strong> petit Colombet ? fit <strong>le</strong> cabaretier en<br />

remplissant <strong>le</strong>s verres ; mais il est connu de t<strong>ou</strong>te Marseil<strong>le</strong>.<br />

— Alors, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez me donner son adresse ?<br />

— Certainement,... ce n'est pas diffici<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>s n'avez qu'à<br />

al<strong>le</strong>r sur <strong>le</strong> vieux port, v<strong>ou</strong>s apercevrez bientôt son enseigne<br />

un immense plat à barbe, avec son nom : « Colombet,<br />

barbier de Marseil<strong>le</strong>. »<br />

— Oh!... fit Jean, voilà une enseigne qui me semb<strong>le</strong> bien<br />

présomptueuse,... Cet homme à donc bien des clients?<br />

— Il rase la moitié de la vil<strong>le</strong>, répondit Tr<strong>ou</strong>sseau, et cela<br />

quoiqu'il ne soit pas ici depuis plus de deux années.<br />

— Comment ! fit Jean, depuis deux ans?... Il n'est donc pas<br />

de Marseil<strong>le</strong> ?<br />

— Non, il est de Nancy, répondit <strong>le</strong> cabaretier. Quand il<br />

arriva ici il était bien bas!... <strong>le</strong> pauvre homme était maigre<br />

pâ<strong>le</strong>, faib<strong>le</strong> et vêtu de mauvais habits. Il avait, paraît-il, fait un<br />

long séj<strong>ou</strong>r à l'hôpital.<br />

— A l'hôpital <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>, pensa Jean ; puis il reprit t<strong>ou</strong>t<br />

haut :<br />

— Et ensuite ?<br />

— Il se remit peu à peu, <strong>ou</strong>vrit sa b<strong>ou</strong>tique et <strong>le</strong>s clients<br />

commencèrent à arriver;.... maintenant ses affaires sont floris­<br />

santes.<br />

— Allons, la b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> est finie et il faut que j'ail<strong>le</strong> voir ce<br />

Colombet p<strong>ou</strong>r m'acquitter <strong>du</strong> message dont je suis chargé, je<br />

n'ai pas de repos jusqu'à ce que ce soit fait.<br />

L'aubergiste changea <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t de banque que Jean lui pré-


— 961 —<br />

sentait p<strong>ou</strong>r payer son écot, et celui-ci s'éloigna après l'avoir<br />

remercié de ses renseignements et de sa complaisance.<br />

Il avait engagé la conversation avec <strong>le</strong> cabaretier p<strong>ou</strong>r<br />

gagner <strong>du</strong> temps et laisser arriver la nuit, atten<strong>du</strong> qu'il ne<br />

v<strong>ou</strong>lait pas al<strong>le</strong>r de j<strong>ou</strong>r rendre visite au « barbier de Mar­<br />

seil<strong>le</strong>. »<br />

Le j<strong>ou</strong>r commençait à tomber, Jean avait parc<strong>ou</strong>ru en se<br />

promenant <strong>le</strong>s principa<strong>le</strong>s rues de la vil<strong>le</strong>.<br />

Quand la nuit fut complète, il se dirigea <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> vieux<br />

port.<br />

Arrivé là il se mit à marcher <strong>le</strong>ntement <strong>le</strong> long <strong>du</strong> trot­<br />

toir, examinant avec soin t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s maisons et t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s<br />

enseignes.<br />

Il ne v<strong>ou</strong>lait s'adresser à personne, ce qui était une excel<strong>le</strong>nte<br />

précaution.<br />

1 savait que la moindre chose, la plus petite inconséquence<br />

peut parfois avoir des suites graves.<br />

S<strong>ou</strong>dain il s'arrêta.<br />

— C'est là !.... fit-il à demi voix.<br />

Il se tr<strong>ou</strong>vait devant une maison à la façade étroite et à un<br />

étage seu<strong>le</strong>ment.<br />

Au dess<strong>ou</strong>s des fenêtres <strong>du</strong> premier se tr<strong>ou</strong>vait une enseigne<br />

où on lisait en <strong>le</strong>ttres éclatantes :<br />

« Paul Colombet, barbier de Marseil<strong>le</strong> »<br />

Au-dess<strong>ou</strong>s se balançait un énorme plat à barbe et à la<br />

vitrine était suspen<strong>du</strong> un écriteau portant l'inscription sui­<br />

vante :<br />

« Coiffeur, chirurgien-acc<strong>ou</strong>cheur et dentiste, pédicure ; enlève<br />

<strong>le</strong>s verrues et <strong>le</strong>s taches de r<strong>ou</strong>sseur ; eaux et vinaigres de<br />

toi<strong>le</strong>tte, savons et pommades, teintures p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s cheveux. »<br />

Sans hésiter plus longtemps, Jean mit la main sur la poignée<br />

de la porte vitrée, mais il la tr<strong>ou</strong>va fermée, ayant aperçu l'an­<br />

neau d'une sonnette, il sonna,<br />

72


— 962 —<br />

La porte s'<strong>ou</strong>vrit bientôt et Paul Co<strong>le</strong>mbst en personne parut<br />

sur <strong>le</strong> seuil.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s à cette heure avancée ? demanda-t-il<br />

— Je viens v<strong>ou</strong>s proposer une bonne affaire, répondit<br />

Jean.<br />

— Il faudra voir de quoi il s'agit, reprit Colombet qui, malgré<br />

ces paro<strong>le</strong>s, considérait Jean d'un air de défiance.<br />

— Voyons, fit Jean;... V<strong>ou</strong>s avez l'air d'avoir peur! Auriez-<br />

v<strong>ou</strong>s per<strong>du</strong> votre c<strong>ou</strong>rage depuis que v<strong>ou</strong>s avez quitté <strong>le</strong> « grand<br />

pré ! »<br />

A ces paro<strong>le</strong>s Colombet retint un geste de terreur.<br />

— Oh !... fit il involontairement.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta au b<strong>ou</strong>t d'un moment :<br />

— Je ne sais pas ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z dire.<br />

— Allons!... fit Jean en voyant <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> <strong>du</strong> barbier, v<strong>ou</strong>s<br />

savez par<strong>le</strong>r argot t<strong>ou</strong>t comme un autre.<br />

— Mais je v<strong>ou</strong>s répète....<br />

— Bah!... des bêtises!... reprit Jean qui, s'approchant un<br />

peu, dit à demi-voix :<br />

— C'est Précigny qui m'envoie !<br />

— Précigny ?<br />

— Oui,... celui-ci qui t'a aidé à t'évader !...<br />

— C'est autre chose! repartit Colombet en faisant un<br />

pas en arrière p<strong>ou</strong>r laisser <strong>le</strong> passage libre ; entrez, entrez<br />

vite !<br />

Jean étant entré, <strong>le</strong> barbier referma vivement la porte<br />

de sa b<strong>ou</strong>tique, puis, ayant invité Jean à <strong>le</strong> suivre il monta<br />

un escalier qui con<strong>du</strong>isait au premier étage.<br />

Là ils se tr<strong>ou</strong>vèrent dans une petite chambre qui donnait<br />

sur <strong>le</strong> derrière, et dont la fenêtre ainsi que la porte furent<br />

soigneusement fermées.<br />

Le barbier avança deux chaises, puis il commença :<br />

— V<strong>ou</strong>s parliez de Précigny ?<br />

— Oui !... je l'ai connu à T<strong>ou</strong>lon.


— A T<strong>ou</strong>lon ?<br />

— 963<br />

Oui,... et v<strong>ou</strong>s savez bien dans quel endroit!... Ai-je besoin<br />

de v<strong>ou</strong>s en faire la description ? aj<strong>ou</strong>ta Jean d'un air moqueur.<br />

— Non ! repondit Colombet en frissonant... J'ai <strong>ou</strong>blié t<strong>ou</strong>t<br />

cela !... je ne veux plus en entendre par<strong>le</strong>r !<br />

— Je v<strong>ou</strong>s crois... car je suis comme v<strong>ou</strong>s !<br />

— Et que fait donc Précigny ? demanda Colombet ; il y a<br />

longtemps que je n'ai pas eu des n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s de là bas !<br />

— Comment? fit Jean, que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire Je ne com­<br />

prends pas de quel<strong>le</strong> manière v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez avoir ces n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s.<br />

Oh ! la chose et plus simp<strong>le</strong> que v<strong>ou</strong>s ne <strong>le</strong> pensez, reprit<br />

<strong>le</strong> barbier ; v<strong>ou</strong>s savez que <strong>le</strong>s forçats ont la liberté, pendant<br />

<strong>le</strong>urs heures de repos, de faire de petits <strong>ou</strong>vrages dont <strong>le</strong> pro<strong>du</strong>it<br />

<strong>le</strong>ur permet de se procurer quelques fantaisies ?<br />

— Je sais cela,... c'est <strong>le</strong> seul moyen qu'ils ont de p<strong>ou</strong>voir<br />

se payer de temps en temps un verre de vin <strong>ou</strong> une pipe de<br />

tabac.<br />

— Ce que l'on fait <strong>le</strong> plus ce sont des sculptures en noix de<br />

coco, cet artic<strong>le</strong> est devenu l'objet d'une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> in<strong>du</strong>strie,<br />

quelques forçats y sont très-habi<strong>le</strong>s ; <strong>le</strong>s pro<strong>du</strong>its de <strong>le</strong>ur tra­<br />

vail sont achetés par des indivi<strong>du</strong>s qui en font un commerce<br />

t<strong>ou</strong>t spécial. Parmi ces marchands qui font <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>r des différents<br />

<strong>bagne</strong>s p<strong>ou</strong>r y faire <strong>le</strong>urs emp<strong>le</strong>ttes, se sont glissés quelques-<br />

uns de nos amis qui viennent ensuite n<strong>ou</strong>s apporter des n<strong>ou</strong>­<br />

vel<strong>le</strong>s.<br />

— Des n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s ? fit Jean ; <strong>le</strong>ur est-il donc permis de com­<br />

muniquer avec <strong>le</strong>s forçats ?<br />

— Non,... mais parmi <strong>le</strong>s objets en noix de coco, il y en a<br />

qui n<strong>ou</strong>s sont destinés ; ils sont ornés d arabesques qui con­<br />

tiennent des signes connus de n<strong>ou</strong>s seu<strong>le</strong>ment ; de cette manière<br />

n<strong>ou</strong>s sommes presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs au c<strong>ou</strong>rant de ce qui se passe.<br />

— C'est parfaitement imaginé et habi<strong>le</strong>ment exécuté, je<br />

l'av<strong>ou</strong>e ! fit Jean.


— 964 —<br />

— Mais, reprit Colombet. v<strong>ou</strong>s n'avez pas répon<strong>du</strong> à ma<br />

question au sujet de Précigny !<br />

— Il est mort !<br />

— Mort !... s'écria <strong>le</strong> barbier;.... ma foi il était temps que ce<br />

cadavre ambulant fût ren<strong>du</strong> à la terre !<br />

Et ce fut t<strong>ou</strong>te l'oraison funèbre de Précigny.<br />

Et el<strong>le</strong> sortait de la b<strong>ou</strong>che d'un homme qui lui devait beau­<br />

c<strong>ou</strong>p de reconnaissance atten<strong>du</strong> que c'était grâce à lui qu'il était<br />

en liberté.<br />

Colombet reprit au b<strong>ou</strong>t d'un instant,<br />

— T<strong>ou</strong>t cela ne me dit pas ce que v<strong>ou</strong>s me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z!<br />

— Je veux que v<strong>ou</strong>s fassiez de moi un autre homme.<br />

— Comment ! répartit <strong>le</strong> barbier; que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire ? Je<br />

ne v<strong>ou</strong>s comprends pas.<br />

— Il faut que v<strong>ou</strong>s me changiez complétement, à l'exté­<br />

rieur !<br />

— Ah !... je comprends, maintenant, fit Colombet en riant,<br />

ce ne sera pas diffici<strong>le</strong>!<br />

— Je veux al<strong>le</strong>r à Paris et je ne tiens nul<strong>le</strong>ment à être<br />

reconnu.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s crois sans peine.<br />

— Eh bien ! regardez-moi et arrangez-v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r faire preuve<br />

de ta<strong>le</strong>nt.<br />

— Dites-moi en quoi doit consister ce changement?.... Avez-<br />

v<strong>ou</strong>s quelque part une cicatrice qu'il fail<strong>le</strong> faire disparaître ? Je<br />

ne vois en v<strong>ou</strong>s rien de particulier.<br />

— Rien ?... fit Jean et ceci ? aj<strong>ou</strong>ta-t-il en montrant ses<br />

cheveux ?<br />

— Ah !.... repartit <strong>le</strong> barbier, c'est vrai, on peut changer la<br />

c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur de vos cheveux et de votre barbe !<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez-moi, maître Colombet ; je veux sortir d'ici un<br />

t<strong>ou</strong>t autre homme que quand je suis venu; il faut que je sois<br />

changé au point de ne p<strong>ou</strong>voir être reconnu par personne,<br />

serait-ce mon meil<strong>le</strong>ur ami !... serait ce... mon frère !


— 965 —<br />

Il prononça cette dernière paro<strong>le</strong> d'une voix s<strong>ou</strong>rde.<br />

Aussi longtemps qu'il avait été en captivité, Jean ne s'était<br />

jamais fait beauc<strong>ou</strong>p de s<strong>ou</strong>ci relativement à son frère.<br />

Mais maintenant qu'il se tr<strong>ou</strong>vait en liberté et sur <strong>le</strong> point<br />

de rentrer à Paris ; au moment où il se disposait à rentrer dans<br />

la société, il pensait à son frère qui p<strong>ou</strong>vait ne pas avoir<br />

succombé à sa b<strong>le</strong>ssure et avec <strong>le</strong>quel il p<strong>ou</strong>vait se ren­<br />

contrer.<br />

— Ce que v<strong>ou</strong>s me demandez là, mon ami, répondit <strong>le</strong> per­<br />

ruquier, est presque impossib<strong>le</strong>.<br />

Jean comprit que Colombet v<strong>ou</strong>lait se faire prier p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir<br />

se faire bien payer.<br />

Il avait assez d'argent p<strong>ou</strong>r payer <strong>le</strong> service qu'il demandait<br />

au barbier.<br />

D'un autre côté celui-ci ne devait pas se d<strong>ou</strong>ter de la somme<br />

que Jean portait dans sa ceinture, parce qu'il aurait pu se s<strong>ou</strong>­<br />

venir de son ancien métier, et se servir de son rasoir p<strong>ou</strong>r<br />

t<strong>ou</strong>t autre chose que p<strong>ou</strong>r raser son client.<br />

Il fallait par conséquent qu'il ignorât absolument que Jean<br />

avait une ceinture b<strong>ou</strong>rrée de bil<strong>le</strong>ts de banque.<br />

— Comme je tiens beauc<strong>ou</strong>p à changer complétement de<br />

physionomie, reprit Jean, dont <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s étaient avidement<br />

recueillies par <strong>le</strong> barbier dont <strong>le</strong>s petits yeux brillaient de<br />

cupidité, je v<strong>ou</strong>s donnerai cinq cents francs, si je suis content<br />

de v<strong>ou</strong>s.<br />

— Cinq cents francs !... Accepté!... mais...<br />

— Je comprends !... fit Jean,... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z être sûr que v<strong>ou</strong>s<br />

serez payé et v<strong>ou</strong>s ne seriez pas fâché d'avoir votre argent<br />

d'avance, v<strong>ou</strong>s serez satisfait ; mais avant t<strong>ou</strong>t, voilà un moment<br />

que je par<strong>le</strong> et je me sens <strong>le</strong> gosier sec.<br />

— Je comprends !... mais ma cave est bien mal garnie ! fit<br />

Colombet.<br />

Jean avait compté sur cela!


— 966 —<br />

— Vivez-v<strong>ou</strong>s donc si fruga<strong>le</strong>ment ? dit-il en riant et en<br />

mettant la main à la poche.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en donnant un écu au barbier :<br />

— Tenez!... v<strong>ou</strong>s devez avoir dans <strong>le</strong> voisinage une auberge<br />

où l'on puisse tr<strong>ou</strong>ver une b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> de bon vin. <strong>du</strong> bon, enten­<br />

dez-v<strong>ou</strong>s?... il y a assez longtemps que j'en bois <strong>du</strong> mauvais et<br />

il me tarde de me dédommager.<br />

Colombet prit l'écu d'un air satisfait.<br />

Il se réj<strong>ou</strong>issait de boire une bonne rasade sans qu'il lui<br />

en c<strong>ou</strong>tât rien.<br />

— V<strong>ou</strong>s serez content ! dit-il en sortant.<br />

A peine Jean eût-il enten<strong>du</strong> se fermer la porte de la rue qu'il<br />

se débarassa prestement de son habit et de son gi<strong>le</strong>t et défit sa<br />

ceinture ; il prit ensuite son c<strong>ou</strong>teau et fit une fente par laquel<strong>le</strong><br />

il sortit cinq bil<strong>le</strong>ts de cent francs chacun, une grosse éping<strong>le</strong><br />

lui servit à refermer l'<strong>ou</strong>verture et il remit son gi<strong>le</strong>t après avoir<br />

<strong>ou</strong>rré <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts dans la poche de son habit.<br />

Il n'eut pas <strong>le</strong> temps de remettre ce dernier vêtement, car il<br />

entendait Colombet qui montait l'escalier.<br />

— 11 fait.chaud chez v<strong>ou</strong>s, dit-i là celui-ci qui rentrait avec une<br />

b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> cachetée à la main, v<strong>ou</strong>s voyez, je ne me suis pas<br />

gèné et e me suis mis à mon aise !<br />

— V<strong>ou</strong>s avez bien fait, repartit <strong>le</strong> barbier en déb<strong>ou</strong>chant la<br />

b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong> et en la posant sur la tab<strong>le</strong>.<br />

Puis il prit deux verres dans une armoire et vint <strong>le</strong>s placer<br />

auprès de la b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong>.<br />

Ensuite, il tira de sa poche deux cigares et en offrit un à<br />

Jean.<br />

T<strong>ou</strong>s deux approchèrent <strong>le</strong>urs chaises de la tab<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s verres<br />

furent remplis et quand ils eurent trinqué, Jean dit à Colombet<br />

en tirant <strong>le</strong>s bil<strong>le</strong>ts de la poche de son habit:<br />

— Voilà votre argent!<br />

Et il posa <strong>le</strong>s cinq banknotes devant <strong>le</strong> barbier.<br />

— C'est curieux p<strong>ou</strong>rtant comme <strong>le</strong> vin peut égayer <strong>le</strong> cœur


— 967 —<br />

de l'homme ! s'écria gaiement Colombet, dont <strong>le</strong>s yeux scintil­<br />

laient.<br />

Jean ne se méprit pas sur la cause de la gaieté <strong>du</strong> bar­<br />

bier.<br />

Ayant vidé son verre, il alluma son cigare et demanda à son<br />

n<strong>ou</strong>vel ami :<br />

— Maintenant, voyons, parlons sérieusement; comment<br />

pensez-v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s y prendre p<strong>ou</strong>r opérer cette tranforma-<br />

tion?<br />

Colombet fut un moment sans répondre.<br />

Il avait l'air de chercher quelque chose.<br />

—Comme je v<strong>ou</strong>s l'ait dit, fit-il au b<strong>ou</strong>t d'un instant, la chose<br />

ne se fera pas t<strong>ou</strong>te seu<strong>le</strong>, mais ce n'est pas p<strong>ou</strong>r rien qu'on<br />

est artiste !.. Premiérement, votre chevelure doit subir un<br />

changement comp<strong>le</strong>t; el<strong>le</strong> est blonde et grisonnante, il faut<br />

qu'el<strong>le</strong> devienne noire ; <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>rcils, qui sont abondants et lar­<br />

ges, seront amincis, racc<strong>ou</strong>rcis et éga<strong>le</strong>ment teints.<br />

— Mais, fit Jean, ils rep<strong>ou</strong>sseront !<br />

— N<strong>ou</strong>s y mettrons ordre, dit Colombet ; je v<strong>ou</strong>s donnerai<br />

une pommade avec laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s frictionnerez t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s soirs <strong>le</strong>s<br />

parties rasées ; cela suffira p<strong>ou</strong>r que, au b<strong>ou</strong>t de quelque temps,<br />

la racine des poils soit tota<strong>le</strong>ment détruite.<br />

- Que pensez-v<strong>ou</strong>s faire de plus? demanda Jean.<br />

Je vois pas trop ce qui restera à faire, repartit <strong>le</strong> barbier ;<br />

cela me paraît suffisant, et je puis v<strong>ou</strong>s garantir que personne<br />

ne v<strong>ou</strong>s reconnaîtra quand votre chevelure et votre barbe se­<br />

ront teintes en noir, vos s<strong>ou</strong>rcils changés et teints, et la barbe<br />

c<strong>ou</strong>pée d'une autre façon.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta, comme s'il lui venait une pensée s<strong>ou</strong>daine :<br />

- Attendez !.. je fais une réf<strong>le</strong>xion !<br />

Et se <strong>le</strong>vant, il se dirigea vers une armoire et y prit un fla-<br />

con qui semblait contenir une eau de toi<strong>le</strong>tte.<br />

- Qu'apportez-v<strong>ou</strong>s là ? demanda Jean.<br />

- C'est une de mes dernières inventions, fit Colombet


— 968 —<br />

avec fierté- Il suffit de pratiquer une légère injection s<strong>ou</strong>s la<br />

peau et aux deux tempes avec cette liqueur, p<strong>ou</strong>r que <strong>le</strong> teint<br />

<strong>du</strong> visage prenne une teinte semblab<strong>le</strong> à cel<strong>le</strong> des peup<strong>le</strong>s de<br />

l'Amérique <strong>du</strong> sud, ce qui, joint à votre chevelure et à votre<br />

barbe foncée, v<strong>ou</strong>s donnera tota<strong>le</strong>ment une physionomie étran­<br />

gère.<br />

— Savez-v<strong>ou</strong>s que v<strong>ou</strong>s avez déc<strong>ou</strong>vert là une chose admi-<br />

rab<strong>le</strong> ! s'écria Jean;... cependant, je dois v<strong>ou</strong>s faire une ques­<br />

tion : cette teinte <strong>du</strong> visage persiste-t-el<strong>le</strong> ?<br />

— El<strong>le</strong> <strong>du</strong>re vingt-quatre heures, après quoi il faut répéter<br />

l'opération... Je v<strong>ou</strong>s laisserai un flacon de cette préparation,<br />

v<strong>ou</strong>s en aurez p<strong>ou</strong>r longtemps.<br />

— Et quand ce flacon sera épuisé, demanda Jean, comment<br />

ferai-je ?<br />

— Rien de plus simp<strong>le</strong>, repartit <strong>le</strong> barbier, j'ai à Paris un<br />

ami, un ancien camarade,... je v<strong>ou</strong>s donnerai son adresse...<br />

— Que fait-il à Paris ?<br />

— Un peu t<strong>ou</strong>t ! v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez l'employer p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te espèce<br />

de besogne, répondit Colombet;... en premier lieu, il p<strong>ou</strong>rra<br />

v<strong>ou</strong>s procurer cette teinture, qui a déjà ren<strong>du</strong> des services à<br />

plus d'un de nos anciens compagnons.<br />

— Comment se nomme-t-il ?<br />

— Baptiste Salviat... il habite une misérab<strong>le</strong> cabane, située<br />

dans un terrain vague, appelé communément <strong>le</strong> «Champ <strong>du</strong><br />

crime » et qui se tr<strong>ou</strong>ve <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> bois de B<strong>ou</strong>logne.<br />

— Bon !... je v<strong>ou</strong>s remercie;... j'irai <strong>le</strong> voir, soyez-en certain,<br />

et je m'en servirai quand il y aura quelque chose à faire.<br />

T<strong>ou</strong>s deux se mirent à rire d'un air cynique.<br />

— Maintenant reprit Jean, je crois qu'il est temps que n<strong>ou</strong>s<br />

n<strong>ou</strong>s mettions à l'<strong>ou</strong>vrage ; d'autant plus qu'il faudra que v<strong>ou</strong>s<br />

alliez me chercher un tail<strong>le</strong>ur.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin, vers <strong>le</strong>s sept heures, <strong>le</strong> barbier Colom-


— 969 —<br />

bet prenait congé, sur <strong>le</strong> seuil de la porte de sa b<strong>ou</strong>tique, d'un<br />

personnage étranger.<br />

— Portez-v<strong>ou</strong>s bien, monsieur, disait-il, et bon voyage.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s remercie, adieu ! répondit l'inconnu.<br />

Ce personnage paraissait venir <strong>du</strong> Sud, ses cheveux et sa<br />

barbe noirs comme l'ai<strong>le</strong> d'un corbeau, son teint olivâtre,<br />

démontraient un type tota<strong>le</strong>ment étranger. La c<strong>ou</strong>pe de ses<br />

habits était élégante, ses manières distinguées, t<strong>ou</strong>t dénotait<br />

un homme de la meil<strong>le</strong>ure compagnie.<br />

FIN DE LA SECONDE PARTIE.


TROISIÈME PARTIE<br />

CHAPITRE PREMIER<br />

Beaui<strong>le</strong>ury chez <strong>le</strong> magicien de la rue<br />

Saint-Antoine.<br />

Comme n<strong>ou</strong>s l'avons dit, n<strong>ou</strong>s avons dû remonter quelques<br />

années en arrière p<strong>ou</strong>r retracer <strong>le</strong>s événements qu'on vient de<br />

lire<br />

Ce ret<strong>ou</strong>r en arrière était nécessaire p<strong>ou</strong>r faire comprendre<br />

au <strong>le</strong>cteur quels personnages on peut parfois rencontrer dans ce<br />

qu'on appel<strong>le</strong> « la bonne société » de la capita<strong>le</strong>, et en même<br />

temps p<strong>ou</strong>r lui faire connaître <strong>le</strong> personnage auquel Sidi-Addar<br />

alait donner audience.<br />

N<strong>ou</strong>s avons laissé Beauf<strong>le</strong>ury en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r se rendre rue<br />

Saint-Antoine. 11 venait de son hôtel, où il avait dû se rendre<br />

p<strong>ou</strong>r connaître <strong>le</strong> message qui l'y attendait de la part de la<br />

comtesse de St-Etienne.<br />

Comme n<strong>ou</strong>s l'avons vu, il attendait depuis un moment,<br />

quand la cantatrice Amanda quitta <strong>le</strong> cabinet <strong>du</strong> magicien.<br />

Quand Beauf<strong>le</strong>ury entra chez <strong>le</strong> sorcier, il <strong>le</strong> regarda d'un<br />

air moqueur et lui demanda en s<strong>ou</strong>riant ironiquement :<br />

- V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s aussi me donner une preuve de votre science<br />

divinatrice, célèbre Sidi-Addar;<br />

- P<strong>ou</strong>rquoi pas, mon cher monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury, répondit


— 972 —<br />

dédaigneusement l'Oriental ; la sagesse indienne peut t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

se mesurer avec l'astuce alsacienne.<br />

Oette allusion à sa patrie, à l'Alsace, tr<strong>ou</strong>bla un moment<br />

Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— Voyons, parlons sérieusement, dit-il au b<strong>ou</strong>t d'un instant ;<br />

à quoi n<strong>ou</strong>s serviraient t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s circonlocutions <strong>du</strong> monde?<br />

— V<strong>ou</strong>s avez raison, mon cher Jean l'incendiaire, je pense<br />

absolument comme v<strong>ou</strong>s, répondit Sidi-Addar.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury pâlit.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s prie de ne jamais prononcer ce nom-là, mon<br />

cher Laposto<strong>le</strong>, fit-il en baissant la voix.<br />

Laposto<strong>le</strong>, car <strong>le</strong> magicien de la rue Saint-Antoine n'était<br />

autre que notre ancienne connaissance, se mit à rire.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne réussirez pas à me faire peur avec ces allusions<br />

au passé, fît-il d'un air dédaigneux... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s garderez bien<br />

de me trahir, et v<strong>ou</strong>s devez être content que je ne fasse pas<br />

savoir à t<strong>ou</strong>s quel est l'intéressant personnage qui se cache<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, que n<strong>ou</strong>s continuerons à appe<strong>le</strong>r ainsi, prit un<br />

air menaçant et dit en é<strong>le</strong>vant la voix :<br />

— C'est vrai... je suis en votre p<strong>ou</strong>voir;... un mot de v<strong>ou</strong>s<br />

peut me précipiter de la position que j'occupe et changer <strong>le</strong> riche<br />

de Beauf<strong>le</strong>ury en un misérab<strong>le</strong> galérien!... mais ne pensez-<br />

v<strong>ou</strong>s pas que je puis en faire autant à votre égard p<strong>ou</strong>r me<br />

débarrasser d'un adversaire de votre espèce ?<br />

Laposto<strong>le</strong> haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Comment p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s penser que je n'aie pas prévu ce<br />

que v<strong>ou</strong>s me dites-là ? répondit-il ; croyez-v<strong>ou</strong>s donc que j'aie<br />

<strong>ou</strong>blié ce que v<strong>ou</strong>s avez v<strong>ou</strong>lu faire de moi sur <strong>le</strong> navire ol«<br />

landais, quand n<strong>ou</strong>s revenions à Marseil<strong>le</strong>? L'homme que j'ai<br />

aidé à rec<strong>ou</strong>vrer la liberté et qui m'a récompensé par un c<strong>ou</strong>p<br />

de c<strong>ou</strong>teau est capab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s infamies !<br />

— Prenez garde à vos paro<strong>le</strong>s!... s'écria Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Aussitôt une espèce de grondement s<strong>ou</strong>rd se fit entendre.


— 973 —<br />

Beauf<strong>le</strong>ury jeta ses regards derrière lui et aperçut avec ter­<br />

reur <strong>le</strong> lion Néro qui était c<strong>ou</strong>ché dans un coin et qui avait<br />

<strong>le</strong>vé sa tête d'un air menaçant.<br />

__ Je v<strong>ou</strong>s conseil<strong>le</strong> de par<strong>le</strong>r plus bas, dit Laposto<strong>le</strong>, Néro<br />

est mon ami et il ne s<strong>ou</strong>ffre pas que personne me méprise <strong>ou</strong><br />

m'insulte.<br />

- V<strong>ou</strong>s avez là une singulière compagnie ! fit Beauf<strong>le</strong>ury<br />

en cherchant à se tranquilliser ; avez-v<strong>ou</strong>s donc tr<strong>ou</strong>vé cet<br />

animal dans <strong>le</strong>s vagues de la Méditerranée ?<br />

Malgré <strong>le</strong> ton de plaisanterie qu'il v<strong>ou</strong>lait prendre, il était<br />

visib<strong>le</strong> que Beauf<strong>le</strong>ury n'était que médiocrement rassuré.<br />

- A quoi bon plaisanter ? fit Laposto<strong>le</strong> ; dites-moi plutôt<br />

quel est <strong>le</strong> motif qui v<strong>ou</strong>s a amené ici et ce que v<strong>ou</strong>s attendez<br />

de cet entretien.<br />

- Il me semb<strong>le</strong> que v<strong>ou</strong>s devez <strong>le</strong> deviner, répondit Beau­<br />

f<strong>le</strong>ury,<br />

Laposto<strong>le</strong> reprit froidement :<br />

- Non,... je ne <strong>le</strong> devine pas !<br />

- Que diab<strong>le</strong>, mon cher ! V<strong>ou</strong>s conviendrez comme moi<br />

que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons vis-à-vis l'un de l'autre dans une<br />

position t<strong>ou</strong>t à fait exceptionnel<strong>le</strong>, insupportab<strong>le</strong> même !<br />

- C'est peut-être votre opinion !... fit Laposto<strong>le</strong> sans rien<br />

perdre de son sang-froid ; quant à moi, ce n'est pas la mienne.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury se sentait de plus en plus désarçonné par la tran­<br />

quillité de son interlocuteur.<br />

Il perdait peu à peu son aristocratique indifférence.<br />

- Mil<strong>le</strong> tonnerres ! fit-il d'ain air emporté.<br />

Mais un m<strong>ou</strong>vement de Néro lui c<strong>ou</strong>pa la paro<strong>le</strong>.<br />

Il reprit d'un ton plus d<strong>ou</strong>x.<br />

- N<strong>ou</strong>s connaissons nos secrets respectifs,... n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons<br />

réciproquement n<strong>ou</strong>s trahir,... n<strong>ou</strong>s ruiner,... n<strong>ou</strong>s précipiter<br />

dans la misère !<br />

- V<strong>ou</strong>s avez raison ;... et c'est précisement à cause de la<br />

charmante position dans laquel<strong>le</strong> n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons que n<strong>ou</strong>s


— 974 —<br />

p<strong>ou</strong>vons être sûrs l'un de 'l'autre. Il est clair que si l'un,de<br />

n<strong>ou</strong>s devrait naître , il serait infaillib<strong>le</strong>ment dénoncés par<br />

l'autre. N<strong>ou</strong>s n'aurions, par conséquent, rien a craindre mutuel-<br />

<strong>le</strong>ment.<br />

— Du moment que v<strong>ou</strong>s prenez la chose de cette manière,<br />

repartit Beauf<strong>le</strong>ury un peu tranquillisé, v<strong>ou</strong>s m'enc<strong>ou</strong>ragez à<br />

v<strong>ou</strong>s faire une proposition.<br />

— Laquel<strong>le</strong>? demanda Laposto<strong>le</strong> en fixant Beauf<strong>le</strong>ury<br />

comme p<strong>ou</strong>r lire au fond de son cœur.<br />

— J'ai eu autrefois inuti<strong>le</strong> de v<strong>ou</strong>s dire dans quel<strong>le</strong>s circon­<br />

stances, occasion de remarquer et d'admirer votre esprit et<br />

votre intelligence.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury parlait maintenant d'un air conciliant.<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes trop bon ! lit ironiquement Laposto<strong>le</strong><br />

Beauf<strong>le</strong>ury reprit :<br />

— Mais la position que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s êtes acquise depuis notre<br />

séparation, <strong>le</strong> succès qui v<strong>ou</strong>s suit, l'habi<strong>le</strong>té avec laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s<br />

avez transformé <strong>le</strong> forçat Laposto<strong>le</strong> en un magicien indien, t<strong>ou</strong>t<br />

cela, je <strong>le</strong> répète, excite mon admiration ; c'est stupéfiant, en<br />

vérité !<br />

— Permettez-moi de v<strong>ou</strong>s ret<strong>ou</strong>rner vos compliments, fit<br />

Laposto<strong>le</strong> en conservant sa tranquillité. V<strong>ou</strong>s n'avez pas été<br />

moins habi<strong>le</strong> en faisant de .l'assassin Jean l'incendiaire un<br />

membre de la haute police impéria<strong>le</strong> !<br />

— Oh ! fit Beauf<strong>le</strong>ury en l'interrompant, v<strong>ou</strong>s faites<br />

erreur.<br />

— Chut !... à quoi bon mentir ? demanda Laposto<strong>le</strong>.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en s<strong>ou</strong>riant:<br />

— En ma qualité de sorcier je sais t<strong>ou</strong>t, rien ne m'échappe.<br />

V<strong>ou</strong>s n'êtes pas seu<strong>le</strong>ment ami intime <strong>du</strong> comte de St-Etienne.<br />

<strong>le</strong> président <strong>du</strong> « cabinet noir », v<strong>ou</strong>a êtes encore agent de cette<br />

institution qui f<strong>ou</strong><strong>le</strong> aux pieds <strong>le</strong> droit des gens et qui a é<strong>le</strong>vé<br />

l'espionnage à une hauteur inconnue jusqu'ici.


— 975 —<br />

Laposto<strong>le</strong> avait prononcé ces paro<strong>le</strong>s avec un certain empor<br />

tement.<br />

Il se calma immédiatement et aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Quel<strong>le</strong> est la proposition que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>liez me faire ?<br />

— Une alliance entre n<strong>ou</strong>s !<br />

— Une alliance ? répéta Laposto<strong>le</strong>.<br />

— Oui, quelque chose comme un traité d'amitie, une con­<br />

vention offensive et défensive !... Deux hommes de notre trempe,<br />

agissant de concert, sont capab<strong>le</strong>s des plus grandes choses !<br />

— Mais il a été convenu t<strong>ou</strong>t à l'heure qu'il. n<strong>ou</strong>s était inter­<br />

dit de rien faire l'un contre l'autre ! fit Laposto<strong>le</strong>.<br />

— C'est précisément p<strong>ou</strong>r cela que n<strong>ou</strong>s devons agir en-<br />

semb<strong>le</strong>, fit Beauf<strong>le</strong>ury qui crut avoir gagné sa cause.<br />

— Non 1 fit énergiquement Laposto<strong>le</strong> ; non, jamais je ne<br />

ferai alliance avec un ami de Précigny !<br />

Beauf<strong>le</strong>ury vit qu'il avait commis une imprudence en pro­<br />

nonçant <strong>le</strong> nom de Précigny quand il avait poignardé Lapos-<br />

to<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> bâtiment hollandais.<br />

Quoique plusieurs années se fussent éc<strong>ou</strong>lées depuis lors,<br />

Laposto<strong>le</strong> n'avait rien <strong>ou</strong>blié.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury vit qu'il avait per<strong>du</strong> la partie.<br />

— V<strong>ou</strong>s refusez donc ? demanda-t-il v<strong>ou</strong>s rep<strong>ou</strong>ssez la<br />

main que je v<strong>ou</strong>s offre, l'amitié que je v<strong>ou</strong>s propose?<br />

— Certainement !<br />

— V<strong>ou</strong>s osez provoquer ma colère ?<br />

— J'ai cette audace !<br />

— Et votas ne craignez pas que je me venge ?... Je ne sais<br />

pas par quel mirac<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s avez été sauvé une fois, mais ne<br />

croyez pas que ce mirac<strong>le</strong> se ren<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> ! Ne croyez-v<strong>ou</strong>s pas<br />

que je puisse une seconde fois frapper plus sûrement que la<br />

première ?<br />

T<strong>ou</strong>t en parlant Beauf<strong>le</strong>ury s'était approché de Laposto<strong>le</strong>, et<br />

quand il fut à portée il lui porta un c<strong>ou</strong>p avec un poignard<br />

qu'il portait caché dans sa manche.


— 976 —<br />

Mais la lame se brisa et tomba à terre.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury resta stupéfait.<br />

Il pâlit en voyant Laposto<strong>le</strong> sortir un pisto<strong>le</strong>t de s<strong>ou</strong>s son<br />

vêtement.<br />

— Quand on attend des visites <strong>du</strong> genre de la vôtre, fit ce<br />

dernier, on prend ses précautions.<br />

Et en parlant il avait de sa main gauche entr'onvert sa robe<br />

de vel<strong>ou</strong>rs sur sa poitrine et Beauf<strong>le</strong>ury put voir une fine cotte<br />

de mail<strong>le</strong>s.<br />

Puis il reprit d'une voix menaçante:<br />

— Maintenant, éc<strong>ou</strong>tez ce que j'ai à v<strong>ou</strong>s dire et prenez-en<br />

bonne note ; je sais qu'à partir de ce moment v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z m'envoyer<br />

t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s connaissez d'assassins dans Paris p<strong>ou</strong>r<br />

tâcher de v<strong>ou</strong>s débarrasser de moi.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury fit un geste de fureur.<br />

— Mais, reprit Laposto<strong>le</strong>, t<strong>ou</strong>tes mes mesures sont prises, s'il<br />

m'arrive la moindre des choses <strong>ou</strong> dans <strong>le</strong> cas où je viendrais<br />

à disparaître, une personne de confiance remettrait immédiatement<br />

au juge d'instruction un pli cacheté contenant une <strong>le</strong>ttre<br />

donnant t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s détails nécessaires p<strong>ou</strong>r éclairer la justice sur<br />

l'origine, <strong>le</strong>s faits et gestes de Monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury. Votre<br />

liberté, votre réputation et peut-être votre vie sont, comme<br />

v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> voyez, liées intimement aux miennes, et v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez<br />

pas t<strong>ou</strong>cher à un cheveu de ma tête sans v<strong>ou</strong>s précipiter<br />

dans l'abîme !<br />

— Enfer et damnation ! murmura Beauf<strong>le</strong>ury ;... v<strong>ou</strong>s êtes<br />

<strong>le</strong> plus fort !.... Gomment ai-je eu la bêtise d'attendre aussi<br />

longtemps !.... J'aurais dû....<br />

— Laissez ces regrets inuti<strong>le</strong>s ! fit Laposto<strong>le</strong> que n<strong>ou</strong>s désignerons<br />

dorénavant s<strong>ou</strong>s son véritab<strong>le</strong> nom de Sidi-Addar;<br />

v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>rrez absolument rien faire contre moi,... il y a Plu<br />

sieurs années déjà que mes précautions sont prises... je savais<br />

que n<strong>ou</strong>s finirions par n<strong>ou</strong>s rencontrer un j<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong> l'autre,<br />

surt<strong>ou</strong>t depuis que j'avais acquis la persuasion que Beauf<strong>le</strong>ury


Beauf<strong>le</strong>ury tente d'assassiner Sidi-Addar.


— 977 —<br />

et Jean l'incendiaire n'étaient qu'une seu<strong>le</strong> et même personne.<br />

— Comment! fit Beauf<strong>le</strong>ury, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sommes revus hier<br />

p<strong>ou</strong>r la première fois !<br />

— V<strong>ou</strong>s m'avez revu hier p<strong>ou</strong>r la première fois, c'est possi­<br />

b<strong>le</strong> répondit Sidi-Addar, quant à mois il y a longtemps que je<br />

v<strong>ou</strong>s avais reconnu et je ne v<strong>ou</strong>s perdais pas de vue. Ce n'est<br />

que lorsque j'ai été convaincu que v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>rriez rien contre<br />

moi que j'ai résolu de me tr<strong>ou</strong>ver en votre présence.<br />

— Rusé et astucieux, comme t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ! fit Beauf<strong>le</strong>ury à<br />

demi-voix.<br />

Il v<strong>ou</strong>lut cependant faire une dernière tentative en disant :<br />

— Ainsi v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z que ce soit la guerre entre n<strong>ou</strong>s ?<br />

— Oui, la guerre, répondit Sidi-Addar, une guerre implacab<strong>le</strong>;<br />

autant qu'on peut avoir la guerre avec un ennemi qui a <strong>le</strong>s<br />

bras liés.<br />

— Et quand n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s rencontrerons dans <strong>le</strong> monde ?<br />

demanda Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— N<strong>ou</strong>s conserverons l'indifférence la plus complète, répondit<br />

<strong>le</strong> magicien; n<strong>ou</strong>s respecterons nos secrets respectifs.<br />

— Oh! n'en d<strong>ou</strong>tez pas!<br />

— En d<strong>ou</strong>ter?... s'écria Sidi-Addar d'un air sardonique ;<br />

non, je n'en d<strong>ou</strong>te pas, je suis certain que voyant que v<strong>ou</strong>s ne<br />

p<strong>ou</strong>vez pas me nuire d'une manière directe, v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z imaginer<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s intrigues possib<strong>le</strong>s contre moi,... veus essaierez<br />

peut-être d'éveil<strong>le</strong>r contre moi <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons des policiers <strong>du</strong><br />

« cabinet noir. »<br />

— Comment p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s penser?<br />

— Assez!... je sais t<strong>ou</strong>t!... S<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s que la plus terri-<br />

b<strong>le</strong> punition v<strong>ou</strong>s serait infligée p<strong>ou</strong>r la moindre lâcheté. Du<br />

reste il faut que v<strong>ou</strong>s sachiez que je sais t<strong>ou</strong>t ce qui se passe<br />

dans <strong>le</strong> « cabinet noir. »<br />

Sidi-Addar s'avança vers la porte qu'il <strong>ou</strong>vrit p<strong>ou</strong>r montrer à<br />

Beauf<strong>le</strong>ury que l'entretien était terminé.<br />

Ce dernier sortit et se mit à marcher dans <strong>le</strong>s rues au hasard<br />

73


— 978 —<br />

et plongé dans <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions que lui suggérait la conversation<br />

qu'il venait d'avoir.<br />

Il ne pensait pas à rentrer chez lui.<br />

Laposto<strong>le</strong> lui apparaissait comme un spectre au moment où<br />

il croyait avoir atteint <strong>le</strong> but de son ambition.<br />

Le passé se dressait maintenant devant lui comme un obstac<strong>le</strong><br />

infranchissab<strong>le</strong>.<br />

Que p<strong>ou</strong>vait-il faire p<strong>ou</strong>r se défaire d'un pareil ennemi sans<br />

se nuire à soi-même ?<br />

Par quel moyen p<strong>ou</strong>rrait-il s'affranchir de cette servitude?<br />

Il ne tr<strong>ou</strong>vait rien.<br />

Il ne voyait aucune issue à ce labyrinthe !<br />

Une seu<strong>le</strong> chose lui apparaissait claire et nécessaire :<br />

Il fallait à t<strong>ou</strong>t prix se défaire de cet homme !<br />

Quant aux moyens p<strong>ou</strong>r y arriver, <strong>le</strong> temps se chargerait de<br />

<strong>le</strong>s f<strong>ou</strong>rnir.<br />

Le pire était que jusqu'à ce moment il avait eu beauc<strong>ou</strong>p de<br />

complices, mais pas d'alliés, pas de confidents, pas de con­<br />

seil<strong>le</strong>r.<br />

Gaspard <strong>le</strong> borgne et Baptiste Salviat, <strong>le</strong>s seuls hommes qui<br />

eussent « travaillé » p<strong>ou</strong>r son compte ne <strong>le</strong> connaissaient pas<br />

même.<br />

Il ne <strong>le</strong>ur avait jamais parlé que caché s<strong>ou</strong>s un manteau et<br />

<strong>le</strong> visage rec<strong>ou</strong>vert d'un masque.<br />

Du reste il payait bien, et <strong>le</strong>s deux bandits n'en demandaient<br />

pas davantage.<br />

Il prenait ces précautions afin de ne jamais se tr<strong>ou</strong>ver com­<br />

promis et p<strong>ou</strong>r ne pas se tr<strong>ou</strong>ver jamais dans la dépendance<br />

de ces deux scélérats.<br />

Dans aucune des « affaires » qu'il avait arrangées son nom<br />

n'avait été prononcé.<br />

Ce qui, jusqu'à ce j<strong>ou</strong>r, avait été un avantage se ret<strong>ou</strong>rnait<br />

maintenant contre lui.<br />

Il se tr<strong>ou</strong>vait seul, isolé;... ce n'était plus seu<strong>le</strong>ment un bras


— 979 —<br />

résolu qu'il lui fallait, il avait besoin d'un conseil, d'un aide,<br />

d'un ami, d'un allié !<br />

Ce ne fut que très-tard dans la nuit que la fatigue lui fit<br />

songer à rentrer.<br />

Son plan était fait.<br />

Il s'agissait avant t<strong>ou</strong>t de p<strong>ou</strong>voir déc<strong>ou</strong>vrir quel<strong>le</strong> était la<br />

personne chargée de remettre <strong>le</strong> pli cacheté au juge d'instruc­<br />

tion en cas de disparition de Laposto<strong>le</strong> !<br />

Une fois cette personne connue...<br />

— Il faudra que j'en par<strong>le</strong> demain à Gaspard <strong>le</strong> borgne,<br />

pensa Beauf<strong>le</strong>ury en se déshabillant. Il me dira en même temps<br />

comment l'affaire de Maurice est allée. Du reste je l'apprendrai<br />

dans la visite que je ferai demain à ce barb<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>ur; il y a beau­<br />

c<strong>ou</strong>p à faire, mais, c<strong>ou</strong>rage, je viendrai à b<strong>ou</strong>t de t<strong>ou</strong>t cela !<br />

CHAPITRE II<br />

Alfred et <strong>le</strong> docteur Amy.<br />

Le D r Amy était un de ces personnages comme on en ren­<br />

contre assez s<strong>ou</strong>vent dans <strong>le</strong> monde, et dont l'existence est<br />

c<strong>ou</strong>verte d'un voi<strong>le</strong> mystérieux et impénétrab<strong>le</strong>.<br />

Il était médecin, mais on se disait à l'oreil<strong>le</strong> qu'il n'avait<br />

jamais passé d'examen.


— 980 —<br />

Sa clientè<strong>le</strong> était nombreuse et riche, disait-il, mais il passait<br />

la plupart de son temps chez lui et non à faire des visites.<br />

Il avait beauc<strong>ou</strong>p d'amis, qui <strong>le</strong> nommaient <strong>le</strong>ur docteur et<br />

qui <strong>le</strong> faisaient appe<strong>le</strong>r quand ils avaient un enr<strong>ou</strong>ement <strong>ou</strong><br />

quelque autre bagatel<strong>le</strong> semblab<strong>le</strong>, mais ces mêmes personnes<br />

se [seraient bien gardées de se confier à ses soins en cas de<br />

maladie grave.<br />

— Je ne lui donnerais pas mon chat à soigner !<br />

Voilà ce que beauc<strong>ou</strong>p de gens de sa connaissance disaient<br />

confidentiel<strong>le</strong>ment quand il était question <strong>du</strong> D r Amy.<br />

Néanmoins ces fonctions paraissaient lui rapporter de quoi<br />

vivre convenab<strong>le</strong>ment et il était de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fêtes et de t<strong>ou</strong>tes<br />

<strong>le</strong>s soirées.<br />

Chose étrange, la clientè<strong>le</strong> <strong>du</strong> D r Amy se composait surt<strong>ou</strong>t<br />

de personnages de finance, de juifs, de banquiers, d'agents de<br />

change, et ne comprenait presque que des hommes.<br />

Quand on lui demandait la raison p<strong>ou</strong>r laquel<strong>le</strong> il ne traitait<br />

pas <strong>le</strong>s femmes, il répondait invariab<strong>le</strong>ment :<br />

— Traiter <strong>le</strong>s femmes!... Dieu m'en préserve! Quand el<strong>le</strong>s<br />

sont laides, c'est quelque chose d'insupportab<strong>le</strong>... et quand el<strong>le</strong>s<br />

sont jolies... eh!... on c<strong>ou</strong>rt s<strong>ou</strong>vent <strong>le</strong> risque de perdre ses<br />

honoraires.<br />

Et il se taisait ensuite en s<strong>ou</strong>riant d'un air mystérieux.<br />

Le docteur paraissait néanmoins avoir quelques succès auprès<br />

des femmes ; son appartement était p<strong>le</strong>in d'objets qui prove­<br />

naient évidemment de mains féminines : pant<strong>ou</strong>f<strong>le</strong>s et usten­<br />

si<strong>le</strong>s de fumeur brodés, c<strong>ou</strong>ssins faits au crochet et bordés de<br />

dentel<strong>le</strong>s et de festons, tapis de pieds, etc.<br />

Ces objets provenaient <strong>du</strong> dehors, puisque <strong>le</strong> docteur Amy<br />

était garçon, mais sur ce point il gardait <strong>le</strong> même si<strong>le</strong>nce que<br />

relativement à ses autres affaires. Quand quelqu'un v<strong>ou</strong>lait en<br />

plaisantant faire remarquer que t<strong>ou</strong>s ces objets paraissaient<br />

bien un peu futi<strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>r être employés par un homme, il avait<br />

Son même s<strong>ou</strong>rire énigmatique et ne répondait rien.


— 981 —<br />

Quelques intimes seuls connaissaient <strong>le</strong>s raisons qui lui<br />

valaient <strong>le</strong>s préférences <strong>du</strong> beau sexe.<br />

Il aimait beauc<strong>ou</strong>p à être complaisant p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s dames en<br />

général, et à <strong>le</strong>ur épargner des démarches quel<strong>le</strong>s qu'el<strong>le</strong>s<br />

fussent ; il savait ainsi; se rendre uti<strong>le</strong> dans une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de circons­<br />

tances, comme par exemp<strong>le</strong>, lorsqu'il s'agissait de remplacer<br />

une bonne, une g<strong>ou</strong>vernante, une dame de compagnie, etc.<br />

Quand une dame venait lui dire :<br />

— « Mon cher docteur, j'aurais besoin d'une g<strong>ou</strong>vernante<br />

p<strong>ou</strong>r ma petite fil<strong>le</strong>, » il avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs s<strong>ou</strong>s la main, et t<strong>ou</strong>te<br />

prête, une jeune personne de bonne famil<strong>le</strong> qu'il recommandait<br />

chaudement.<br />

Au commencement on s'était bien un peu étonné <strong>du</strong> nombre<br />

des connaissances <strong>du</strong> docteur parmi <strong>le</strong>s personnes de cette<br />

catégorie. Mais il expliquait cela de la manière la plus simp<strong>le</strong> :<br />

Cette g<strong>ou</strong>vernante était fil<strong>le</strong> d'une dame qu'il avait soignée<br />

et qui la lui avait recommandée plutôt que de s'adresser à des<br />

personnes étrangères ; cette autre lui était recommandée par<br />

un banquier de ses amis chez <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> avait rempli <strong>le</strong>s<br />

mêmes fonctions et dont il avait été très-satisfait.<br />

En <strong>ou</strong>tre il lui arrivait de temps en temps une jeune fil<strong>le</strong><br />

al<strong>le</strong>mande <strong>ou</strong> anglaise, qui lui était chaudement recommandée<br />

par un correspondant qui <strong>le</strong> priait de bien v<strong>ou</strong>loir s'occuper de<br />

placer cette enfant dans une bonne famil<strong>le</strong> de sa connaissance.<br />

Il avait p<strong>ou</strong>ssé cette « in<strong>du</strong>strie privée, » comme il disait<br />

parfois en plaisantant, au point que <strong>le</strong>s maisons où il avait ses<br />

entrées ne s'adressaient qu'à lui quand il fallait remplacer un<br />

domestique quelconque.<br />

Et de fait, <strong>le</strong>s mères do famil<strong>le</strong> préféraient s'adresser au<br />

docteur Amy quaud el<strong>le</strong>s avaient besoin d'une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> domes­<br />

tique, sachant que de cette manière el<strong>le</strong>s étaient dispensées de<br />

faire auprès des bureaux de placement des démarches ennuyeu­<br />

ses, de demander des renseignements, de lire des certificats et<br />

autres corvées déplaisantes ; el<strong>le</strong>s lui en témoignaient <strong>le</strong>ur


— 982 —<br />

reconnaissance par de petits cadeaux, n'osant lui offrir de<br />

l'argent.<br />

Chose étonnante, il arrivait presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que, lorsqu'il<br />

avait réussi à placer une jeune fil<strong>le</strong> comme bonne, g<strong>ou</strong>vernante<br />

<strong>ou</strong> autre chose auprès d'une dame, <strong>le</strong> fils, <strong>le</strong> gendre, <strong>le</strong> mari de<br />

cette dame venait à son t<strong>ou</strong>r lui en témoigner sa reconnaissance,<br />

mais cette fois s<strong>ou</strong>s une autre forme plus pratique, atten<strong>du</strong><br />

que <strong>le</strong> cadeau se composait presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs d'espèces son­<br />

nantes.<br />

Et comme il faut que la main droite ignore ce que la gauche<br />

donne <strong>ou</strong> reçoit, <strong>le</strong>s dames ne se d<strong>ou</strong>taient nul<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong><br />

docteur Amy était récompensé des deux, côtés.<br />

<strong>Les</strong> mauvaises langues prétendaient que ces dernières grati-<br />

ficaions dépassaient de beauc<strong>ou</strong>p la va<strong>le</strong>ur des cadeaux faits<br />

par <strong>le</strong>s dames.<br />

Ce qui est certain c'est que <strong>le</strong> docteur avait é<strong>le</strong>vé ce genre<br />

d'institution à une certaine hauteur, et qu'il en retirait des<br />

bénéfices assez considérab<strong>le</strong>s.<br />

Le bruit c<strong>ou</strong>rut un j<strong>ou</strong>r que <strong>le</strong> docteur Amy avait gagné à la<br />

B<strong>ou</strong>rse une cinquantaine de mil<strong>le</strong> francs.<br />

On avais raison.<br />

— Cependant, faisaient remarquer quelques personnes, com­<br />

ment se fait-il que <strong>le</strong> docteur ait gagné à la. B<strong>ou</strong>rse ? on ne l'y<br />

voit jamais !<br />

L'histoire suivante expliquera cela en n<strong>ou</strong>s montrant un des<br />

côtés des mœurs de la « moderne Babylone:»<br />

Un riche in<strong>du</strong>striel nommé Genotte avait fait un mariage de<br />

raison <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r mieux n<strong>ou</strong>s expliquer un mariage de fantaisie,<br />

car la raison faisait tota<strong>le</strong>ment défaut dans cette union.<br />

La fiancée n'était plus de la première jeunesse et n'avait plus<br />

d'illusions au sujet des affaires de cœur.<br />

El<strong>le</strong> possédait une certaine fortune que Genotte devait admi­<br />

nistrer de la manière la plus avantageuse, ce dernier l'accom­<br />

pagnait dans <strong>le</strong> monde, où une dame ne peut guère se montrer


— 983 —<br />

seu<strong>le</strong> et il lui remettait t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s mois la somme nécessaire à sa<br />

toi<strong>le</strong>tte, voilà t<strong>ou</strong>t ce qu'el<strong>le</strong> exigeait de son ép<strong>ou</strong>x.<br />

Quant à Genotte il n'avait pris femme que p<strong>ou</strong>r la dot qu'el<strong>le</strong><br />

lui apportait.<br />

Il avait l'intention de faire agrandir une usine et ce mariage<br />

n'avait été p<strong>ou</strong>r lui qu'une affaire commercia<strong>le</strong>.<br />

Il avait pris la femme avec la dot parce qu'il lui avait été<br />

impossib<strong>le</strong> d'avoir la dot sans la femme.<br />

<strong>Les</strong> deux premiers mois qui suivirent la noce se passèrent<br />

en voyage, comme l'exige <strong>le</strong> bon ton.<br />

Une fois <strong>le</strong>s n<strong>ou</strong>veaux ép<strong>ou</strong>x rentrés à Paris ils reprirent<br />

<strong>le</strong>urs relations ordinaires.<br />

Quant à <strong>le</strong>urs rapports mutuels, on ne peut pas dire que ce<br />

fût de la passion, mais ce n'était pas non plus de l'indifférence.<br />

C'était une déférence amica<strong>le</strong>, comme on <strong>le</strong> constate chez <strong>le</strong>s<br />

gens pratiques qui connaissent l'esprit de <strong>le</strong>ur sièc<strong>le</strong>.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un an <strong>ou</strong> deux, Genotte commença à tr<strong>ou</strong>ver<br />

ennuyeuse la compagnie de sa femme.<br />

Il alla alors chercher des distractions dans <strong>le</strong> quartier Bréda<br />

où il ne tarda pas à lier connaissance avec une jeune fil<strong>le</strong> qui<br />

arrivait de la province.<br />

Madame Genotte, de son côté, s'ennuyait aussi mortel<strong>le</strong>ment.<br />

<strong>Les</strong> soins à donner aux deux enfants dont el<strong>le</strong> avait gratifié<br />

son mari lui étaient insupportab<strong>le</strong>s.<br />

— Quel t<strong>ou</strong>rment !... Quel ennui que d'avoir des enfants!<br />

répétait-el<strong>le</strong> en s<strong>ou</strong>pirant.<br />

Genotte, fatigué un beau j<strong>ou</strong>r de ces lamentations, se plaignit<br />

au docteur Amy, qui était son médecin et son confident.<br />

Celui-ci, qui n'avait jamais laissé un ami dans l'embarras<br />

faute d'un bon conseil, tr<strong>ou</strong>va <strong>le</strong> moyen de contenter à la fois<br />

Genotte et son ép<strong>ou</strong>se.<br />

— La chose est des plus simp<strong>le</strong>s, dit-il à son client ; prenez<br />

une g<strong>ou</strong>vernante qui se chargera des soins et de l'é<strong>du</strong>cation de<br />

vos enfants, madame Genotte en sera ainsi débarrassée !


— 984 —<br />

— Mais où v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que je prenne une g<strong>ou</strong>vernante?<br />

demanda Genotte.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ne prendriez-v<strong>ou</strong>s pas Thérésa ? fit <strong>le</strong> docteur.<br />

Genotte <strong>le</strong>va <strong>le</strong>s bras au ciel en entendant une proposition<br />

semblab<strong>le</strong>.<br />

Cependant <strong>le</strong> D r Amy sut si bien <strong>le</strong> convaincre qu'une<br />

pareil<strong>le</strong> chose n'avait rien que de très-ordinaire et lui exposa<br />

cette affaire s<strong>ou</strong>s un j<strong>ou</strong>r tel<strong>le</strong>ment sé<strong>du</strong>isant que Genotte finit<br />

par consentir.<br />

Mademoisel<strong>le</strong> Thérèse fut présentée à madame Genotte par<br />

<strong>le</strong> D r Amy comme la fil<strong>le</strong> d'un gentilhomme pauvre qui venait<br />

de m<strong>ou</strong>rir sans lui laisser de quoi vivre, de sorte que la pauvre<br />

enfant était ré<strong>du</strong>ite à se placer p<strong>ou</strong>r ne pas avoir faim.<br />

Madame Genotte, charmée à la pensée d'être débarrassée de<br />

ses enfants accepta la g<strong>ou</strong>vernante que lui amenait <strong>le</strong> docteur,<br />

avec d'autant plus d'empressement qu'el<strong>le</strong> n'avait pas besoin<br />

de c<strong>ou</strong>rir aux renseignements sur <strong>le</strong> compte de la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

Il lui suffisait que <strong>le</strong> docteur en répondît.<br />

Ce brave docteur, qui était la per<strong>le</strong> des hommes et qui n'é­<br />

pargnait rien quand il s'agissait d'obliger ses amis !<br />

Mademoisel<strong>le</strong> Thérèse quitta son appartement <strong>du</strong> quartier<br />

Bréda et fût bientôt installée dans la somptueuse habitation de<br />

l'in<strong>du</strong>striel.<br />

ans.<br />

Puis l'é<strong>du</strong>cation commença.<br />

C'étaient deux petites fil<strong>le</strong>s dont l'aînée avait à peine cinq<br />

Thérèse qui savait lire et écrire en savait suffisamment p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong>ur apprendre <strong>le</strong>s éléments de la <strong>le</strong>cture; p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment il<br />

n'en fallait pas davantage.<br />

Madame Genotte était heureuse.<br />

El<strong>le</strong> ne voyait ses enfants que <strong>le</strong> matin et <strong>le</strong> soir, quand ils<br />

venaient lui dire bonsoir et bonj<strong>ou</strong>r.<br />

D'autres fois, quand el<strong>le</strong> attendait des visites, el<strong>le</strong> faisait


— 985 —<br />

habil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s deux fil<strong>le</strong>ttes qui étaient charmantes de <strong>le</strong>urs plus<br />

bei<strong>le</strong>s robes afin d'être présentées à la société.<br />

A part cela el<strong>le</strong> ne s'en occupait plus, heureuse de n'avoir<br />

plus <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s remplies de <strong>le</strong>ur babillage et de <strong>le</strong>urs cris.<br />

— Il me semb<strong>le</strong> n'avoir jamais eu d'enfants ! dirait el<strong>le</strong> naï­<br />

vement à ses amis.<br />

Afin de remercier <strong>le</strong> D r Amy de sa peine et de son dév<strong>ou</strong>e­<br />

ment, madame Genotte lui envoya un j<strong>ou</strong>r un tapis magnifique<br />

et d'une très-grande va<strong>le</strong>ur.<br />

Quant à Genotte il était enchanté.<br />

Sa femme ne <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>rmentait plus de ses lamentations et de<br />

ses plaintes à propos des enfants et de <strong>le</strong>ur turbu<strong>le</strong>nce qui lui<br />

portait sur <strong>le</strong>s nerfs.<br />

En <strong>ou</strong>tre il tr<strong>ou</strong>vait maintenait s<strong>ou</strong>s son toit <strong>le</strong>s distractions<br />

qu'il était obligé d'al<strong>le</strong>r chercher en cachette au quartier Bréda.<br />

11 n'est pas jusqu'à mademoisel<strong>le</strong> Thérèse el<strong>le</strong>-même, qui ne<br />

crût pas devoir refuser au D r Amy un témoignage de recon­<br />

naissance p<strong>ou</strong>r ce qu'il avait fait p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>.<br />

Monsieur Genotte v<strong>ou</strong>lut, lui aussi, remercier son ami <strong>le</strong><br />

docteur p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> bon conseil qu'il lui avait donné.<br />

Il <strong>le</strong> fit d'une manière aussi n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> qu'origina<strong>le</strong>.<br />

Un beau matin il arriva chez <strong>le</strong> D r Amy et lui dit :<br />

— Mon ami, je viens m'acquitter d'une dette !<br />

— Une dette? fit <strong>le</strong> docteur avec une surprise parfaitement<br />

j<strong>ou</strong>ée,... je ne v<strong>ou</strong>s comprends pas !<br />

— Voici ce que c'est:...Il y a deux mois environ j'achetai un<br />

certain nombre d'obligations de chemins de fer et je pris la<br />

liberté d'en acheter deux à votre nom, chose que j'<strong>ou</strong>bliai de<br />

v<strong>ou</strong>s dire depuis.<br />

— Ah !.... fit <strong>le</strong> docteur étonné et non sans quelque crainte,<br />

atten<strong>du</strong> qu'il n'était pas partisan des jeux de B<strong>ou</strong>rse; ainsi v<strong>ou</strong>s<br />

avez acheté p<strong>ou</strong>r moi deux obligations....<br />

—Oui, et j'arrive maintenant de la B<strong>ou</strong>rse,.... ces papiers<br />

ont énormément monté,.... je <strong>le</strong>s ai fait revendre et n<strong>ou</strong>s avons


— 986 —<br />

ainsi réalisé un joli bénéfice, voici votre part que je v<strong>ou</strong>s<br />

apporte.<br />

Et en parlant il avait sorti son portefeuil<strong>le</strong> et en avait tiré<br />

quelques bil<strong>le</strong>ts de banque qu'il pose devant <strong>le</strong> docteur.<br />

Ce dernier <strong>le</strong>s prit et remercia avec modestie.<br />

A partir de ce j<strong>ou</strong>r son esprit de spéculation se réveilla, mais<br />

comme il était encore novice à ce métier, il se contenta <strong>le</strong><br />

suivre <strong>le</strong>s conseils et l'exemp<strong>le</strong> de certains de ses amis, aux­<br />

quels il avait ren<strong>du</strong> des services dans <strong>le</strong> genre de celui qu'il<br />

venait de rendre à Genotte, et qui étaient t<strong>ou</strong>s contents de<br />

p<strong>ou</strong>voir de cette manière se montrer reconnaissants.<br />

T<strong>ou</strong>t ce que n<strong>ou</strong>s venons de dire suffit p<strong>ou</strong>r mettre <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur<br />

au c<strong>ou</strong>rant de la position socia<strong>le</strong> <strong>du</strong> D r Amy.<br />

P<strong>ou</strong>r terminer n<strong>ou</strong>s aj<strong>ou</strong>terons qu'il était « médecin particu­<br />

lier » d'un grand seigneur serbe qui habitait un château situé<br />

en Champagne, non loin de Reims.<br />

Ce prince se donnait quelquefois <strong>le</strong> plaisir d'inviter <strong>le</strong> docteur<br />

à al<strong>le</strong>r passer un j<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong> deux avec lui.<br />

La docteur annonçait alors à ses amis qu'il était mandé télé-<br />

graphiquement auprès de « Son Altesse » qui était « grave­<br />

ment malade. »<br />

Ce petit stratagème ne nuisait pas à son prestige et ne man­<br />

quait jamais son effet.<br />

C'est donc en présence de ce personnage que se tr<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong><br />

secrétaire de Fiordi.<br />

C'était la première fois qu'Alfred voyait <strong>le</strong> docteur, quoique<br />

<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste lui en eût s<strong>ou</strong>vent parlé.<br />

Le docteur Amy était un homme d'une quarantaine d'années;<br />

sa tail<strong>le</strong> était haute, son visage pâ<strong>le</strong> et maigre et ses traits<br />

étaient ceux d'un homme qui a beauc<strong>ou</strong>p vécu.<br />

T<strong>ou</strong>t en lui était terne et allangui.<br />

Ses cheveux d'un blond pâ<strong>le</strong> commençaient à devenir rares et<br />

exigeaient la main <strong>du</strong> friseur.


— 987 —<br />

Un front sillonné de rides surmontait des yeux b<strong>le</strong>uâtres, sans<br />

expression et dont <strong>le</strong> regard fuyant manquait de franchise.<br />

<strong>Les</strong> lèvres pâ<strong>le</strong>s et minces dénotaient l'astuce; quand el<strong>le</strong>s<br />

s<strong>ou</strong>riaient, la physionomie t<strong>ou</strong>t entière prenait une expression<br />

de cynisme impossib<strong>le</strong> à décrire.<br />

Le docteur, qui venait d'être réveillé en sursaut, au milieu<br />

de son premier sommeil, n'était pas précisément de bonne<br />

humeur.<br />

En <strong>ou</strong>tre, la circonstance que ce visiteur s'annonçait comme<br />

venant de la part de Fiordi, ne p<strong>ou</strong>vait pas contribuer à <strong>le</strong><br />

rendre plus bienveillant.<br />

On n'aime pas, généra<strong>le</strong>ment, à se s<strong>ou</strong>venir qu'un autre<br />

homme a sur n<strong>ou</strong>s quelque p<strong>ou</strong>voir.<br />

Et <strong>le</strong> docteur se tr<strong>ou</strong>vait précisément dans cette situation.<br />

— Que désirez-v<strong>ou</strong>s, monsieur? demanda-t-il avec une cer­<br />

taine brusquerie.<br />

— Je désire v<strong>ou</strong>s entretenir sans que n<strong>ou</strong>s soyons déran­<br />

gés et sans que personne ne puisse n<strong>ou</strong>s entendre, répondit<br />

Alfred.<br />

— Je v<strong>ou</strong>drais bien savoir qui p<strong>ou</strong>rrait n<strong>ou</strong>s déranger à<br />

cette heure de la nuit! fit <strong>le</strong> docteur d'un air de mauvaise<br />

humeur.<br />

Puis il reprit :<br />

— En <strong>ou</strong>tre n<strong>ou</strong>s sommes seuls,... ma vieil<strong>le</strong> femme de<br />

ménage est montée dans sa chambre, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez par consé­<br />

quent par<strong>le</strong>r sans crainte,... que me veut Fiordi?<br />

-Rien!... répondit Alfred qui v<strong>ou</strong>lait al<strong>le</strong>r droit au but,<br />

n'ayant pas de temps à perdre.<br />

— Comment!... s'écria <strong>le</strong> docteur, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s moquer<br />

de moi?<br />

— Non, repartit tranquil<strong>le</strong>ment Alfred, je veux v<strong>ou</strong>s rendre<br />

service.<br />

— Me rendre service?... Je ne v<strong>ou</strong>s comprends pas, dit <strong>le</strong>


— 988 —<br />

docteur qui commençait à se demander si son interlocuteur<br />

avait bien t<strong>ou</strong>te sa raison.<br />

— V<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z me comprendre, reprit Alfred;... je veux v<strong>ou</strong>s<br />

aider à v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>straire à l'autorité de Fiordi.<br />

Le docteur eut un brusque m<strong>ou</strong>vement de surprise.<br />

Me s<strong>ou</strong>straire à l'autorité de Fiordi ? fit-il,.... je ne sais<br />

vraiment pas....<br />

— Pas de dét<strong>ou</strong>rs !... dit Alfred. Fiordi m'a t<strong>ou</strong>t raconté, je<br />

sais qu'il peut faire de v<strong>ou</strong>s Ce qu'il veut,... je sais que d'un mot<br />

il peut v<strong>ou</strong>s perdre,... je sait; t<strong>ou</strong>t, v<strong>ou</strong>s dis-je !<br />

— T<strong>ou</strong>t !... fit <strong>le</strong> docteur à demi-voix.<br />

— Oui, repartit Alfred avec calme.<br />

Le docteur comprit qu'il se tr<strong>ou</strong>vait devant an homme qui<br />

connaissait ses secrets et qu'il fallait rad<strong>ou</strong>cir <strong>le</strong> ton.<br />

Quant au secrétaire <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste il s'efforçait de rester froid<br />

afin de dissimu<strong>le</strong>r la joie qu'il épr<strong>ou</strong>vait à voir sa ruse c<strong>ou</strong>­<br />

ronnée d'un succès aussi comp<strong>le</strong>t.<br />

Il garda un moment <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, puis il reprit:<br />

— Que penseriez-v<strong>ou</strong>s, docteur, si je v<strong>ou</strong>s apportais <strong>le</strong> moyen<br />

de p<strong>ou</strong>voir v<strong>ou</strong>s dérober à la puissance de Fiordi, de lui<br />

résister.<br />

— Oh ! s'écria <strong>le</strong> docteur, ma reconaissance p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s serait<br />

sans bornes !<br />

La proposition d'Alfred semblait devoir lui <strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong> ciel.<br />

— C'est très-bien ! reprit <strong>le</strong> secrétaire de Fiordi. mais il me<br />

faudrait des preuves de cette reconnaissance,... et la meil<strong>le</strong>ure<br />

serait de me rendre <strong>le</strong> service que je v<strong>ou</strong>s demanderai.<br />

— Un service; fit <strong>le</strong> docteur; oh!... de grand cœur! Que<br />

puis-je faire p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s?... Etes-v<strong>ou</strong>s malade?... Auriez-v<strong>ou</strong>s<br />

besoin de mes soins ?<br />

— Non !... Dieu merci, je suis en trés-bonne santé !<br />

.— Auriez-v<strong>ou</strong>s besoin d'une g<strong>ou</strong>vernante,... d'une dame de<br />

compagnie ?... je connais précisément -une jeune Anglaise....<br />

Alfred -interrompit d'un geste d'impatience.


— 989 —<br />

— Rien de t<strong>ou</strong>t cela, fit-il,.... je ne v<strong>ou</strong>s demande que votre<br />

signature, pas davantage.<br />

- Ma signature ?... et p<strong>ou</strong>rquoi ?<br />

- Ec<strong>ou</strong>tez-moi !<br />

Le docteur regarda son interlocuteur qui; n'avait pas cessé de<br />

par<strong>le</strong>r avec <strong>le</strong> plus grand calme.<br />

Cet homme disait-il la vérité ?<br />

Si maintenant il était dans <strong>le</strong> cas de faire ce qu'il disait, si,<br />

en réalité il lui apportait <strong>le</strong> moyen de se débarrasser de cette<br />

servitude il serait satisfait, et il aurait la signature demandée,<br />

dût-el<strong>le</strong> coûter même une somme d'argent.<br />

Le docteur pensait t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment qu'Alfred v<strong>ou</strong>lait lui faire<br />

s<strong>ou</strong>scrire une <strong>le</strong>ttre de change.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment Alfred reprit la paro<strong>le</strong>.<br />

- Fiordi est marié, dit il.<br />

- Marié 1.... Fiordi ?.... <strong>le</strong> fiancé de la petite comtesse est<br />

marié!.... s'écria <strong>le</strong> docteur stupéfait.<br />

- Oui, depuis six ans.<br />

- Et sa femme ?<br />

- El<strong>le</strong> vit à R<strong>ou</strong>en s<strong>ou</strong>s son nom de famil<strong>le</strong> qui est Rose<br />

Elvedy. Maintenant el<strong>le</strong> exige que son mari la prenne avec lui,<br />

ce qui p<strong>ou</strong>rrait n'être pas <strong>du</strong> goût de la petite comtesse.<br />

- Ce que v<strong>ou</strong>s me dites là me stupéfie !... c'est parfait !....<br />

- Un peu de patience! reprit Alfred;... jusqu'à présent ce<br />

n'est pas aussi parfait que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rriez <strong>le</strong> croire : si la com­<br />

tesse apprenait que Fiordi est marié, v<strong>ou</strong>s pensez bien qu'el<strong>le</strong><br />

v<strong>ou</strong>drait se venger !<br />

- C'est parfait ! .. parfait ! répéta <strong>le</strong> docteur.<br />

- Eh!., non !.. ce n'est pas parfait ! fit Alfred impatienté.<br />

P<strong>ou</strong>r se venger la petite comtesse irait dénoncer Fiordi à l'em­<br />

pereur.<br />

— Oh!... peut el<strong>le</strong> faire cela?... y aurait-il quelque chose à<br />

dénoncer sur <strong>le</strong> compte de Fiordi ? fit <strong>le</strong> docteur qui ne perdait<br />

aucune des paro<strong>le</strong>s d Alfred et qui espérait p<strong>ou</strong>voir apprendre


— 990 —<br />

quelque chose dont il p<strong>ou</strong>rrait profiter p<strong>ou</strong>r son propre<br />

compte.<br />

— Cela importe peu p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment, reprit Alfred; éc<strong>ou</strong>tez-<br />

moi avec patience ; si une chose semblab<strong>le</strong> arrivait à Fiordi, il<br />

tomberait infaillib<strong>le</strong>ment en disgrâce, et.... qui sait? il p<strong>ou</strong>rrait<br />

fort bien être envoyé à Gayenne <strong>ou</strong> ail<strong>le</strong>urs.<br />

— C'est parfait !.... v<strong>ou</strong>lut encore dire <strong>le</strong> docteur Amy, qui<br />

voyait déjà <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste languir de consomption dans <strong>le</strong>s ma­<br />

rais de Cayenne.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez-moi donc ! fit Alfred impatienté ; si Fiordi tom­<br />

bait de cette manière, n<strong>ou</strong>s serions infaillib<strong>le</strong>ment per<strong>du</strong>s avec<br />

lui !... moi d'abord, qui suis son secrétaire, et, comme tel, s<strong>ou</strong>p­<br />

çonné d'être son complice; p<strong>ou</strong>r ce qui v<strong>ou</strong>s concerne, mon<br />

cher docteur, il v<strong>ou</strong>s est faci<strong>le</strong> de comprendre que quand Fiordi<br />

verra lui échapper l'autorité quïl a maintenant sur v<strong>ou</strong>s et sur<br />

d'autres personnes, il par<strong>le</strong>ra, il dira t<strong>ou</strong>t ce qu'il sait, t<strong>ou</strong>t<br />

simp<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r ne pas tomber seul !<br />

— C'est vrai ! répondit <strong>le</strong> docteur ; dès que Fiordi n'aura plus<br />

besoin de moi, aussitôt qu'il verra que je ne peux plus lui être<br />

uti<strong>le</strong>, il ne se gênera pas p<strong>ou</strong>r me trahir.<br />

— C'est cela ! Il faut, par conséquent, prendre des mesures<br />

et n<strong>ou</strong>s procurer une arme défensive.<br />

— Avez-v<strong>ou</strong>s une idée ? demanda <strong>le</strong> docteur.<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te... sans sela je ne serais pas ici. Fiordi veut se<br />

débarrasser de sa femme, fit Alfred en appuyant sur ses pa­<br />

ro<strong>le</strong>s»<br />

— Grand Dieu! fit <strong>le</strong> docteur en <strong>le</strong>vant <strong>le</strong>s bras au ciel; que<br />

me dites-v<strong>ou</strong>s là ?<br />

— Et c'est moi qu'il a choisi p<strong>ou</strong>r cette besogne.<br />

— V<strong>ou</strong>s ?<br />

— Oui, moi !<br />

— Et... Et... v<strong>ou</strong>s....<br />

— Eh bien ! p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r franchement, je ne v<strong>ou</strong>drais


— 991 —<br />

pas p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t au monde perdre la récompense qu'il m'offre<br />

p<strong>ou</strong>r ce petit service.<br />

Le docteur considéra Alfred avec stupéfaction.<br />

— Comment ! dit-il, v<strong>ou</strong>s consentiriez à commettre un...<br />

Son agitation ne lui permit pas d'achever sa phrase.<br />

— Je veux gagner la récompense sans faire ce qu'on me<br />

demande p<strong>ou</strong>r cela ! fit Alfred.<br />

— Ah!... et comment donc?<br />

— J'ai mûrement réfléchi et je me suis arrêté à un parti,<br />

mais j'ai besoin de votre signature.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi donc ?<br />

Sans répondre Alfred se <strong>le</strong>va, s'approcha <strong>du</strong> secrétaire <strong>du</strong><br />

docteur, y prit une feuil<strong>le</strong> de papier et se mit à écrire.<br />

Le docteur p<strong>ou</strong>ssa un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement.<br />

Il ne s'agissait donc pas d'une <strong>le</strong>ttre de change, comme il<br />

l'avait craint un moment.<br />

— Voilà, fit Alfred qui venait d'achever d'écrire, et il posa <strong>le</strong><br />

papier devant <strong>le</strong> docteur, voilà ce qu'il faut que v<strong>ou</strong>s ayez<br />

l'obligeance de signer.<br />

Le docteur jeta <strong>le</strong>s yeux sur la feuil<strong>le</strong> de papier et commença<br />

à lire.<br />

S<strong>ou</strong>dain il la posa brusquement sur la tab<strong>le</strong> en s'écriant :<br />

— Monsieur ! Avez-v<strong>ou</strong>s donc per<strong>du</strong> la tête ?... V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z<br />

que je signe cela ?<br />

— Oui.<br />

— Savez-v<strong>ou</strong>s que la signature que v<strong>ou</strong>s me demandez peut<br />

me con<strong>du</strong>ire au <strong>bagne</strong> ?<br />

— Je sais que Fiordi peut v<strong>ou</strong>s y con<strong>du</strong>ire, répondit Alfred,<br />

qui aj<strong>ou</strong>ta d'un air résolu :<br />

— Je <strong>le</strong> puis éga<strong>le</strong>ment, v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savez.<br />

Le ton dont ces paro<strong>le</strong>s furent prononcées donna complète­<br />

ment <strong>le</strong> change au docteur, qui crut réel<strong>le</strong>ment qu'Alfred savait<br />

t<strong>ou</strong>t.<br />

— Comment! fit-il en balbutiant... comment ! v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z...


— 992 —<br />

— Je veux votre bien, dit Alfred ; si v<strong>ou</strong>s me refusez votre<br />

signature v<strong>ou</strong>s restez à la discrétion de Fiordi ainsi qu'à la<br />

mienne, tandis que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez, si v<strong>ou</strong>s en avez <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage<br />

v<strong>ou</strong>s débarrasser d'un trait de plume <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>g qui pèse sur<br />

v<strong>ou</strong>s et reconquérir votre p<strong>le</strong>ine liberté.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Moi!.... Eh bien!.,, v<strong>ou</strong>s comprenez parfaitement que je<br />

ne puis rien contre v<strong>ou</strong>s, puisque je deviens votre complice!<br />

Il y eut un moment de si<strong>le</strong>nce,<br />

— Voyons ! fît Alfred ; décidez-v<strong>ou</strong>s, signez ce papier.<br />

Et en. disant il mettait la plume dans la main <strong>du</strong> docteur qui<br />

hésitait encore.<br />

— Eh. bien !... fit encore Alfred en insistant.<br />

S<strong>ou</strong>dain <strong>le</strong> docteur parut prendre une résolution.<br />

Il re<strong>le</strong>va la. tête, attira à lui la feuil<strong>le</strong> de papier et signa d'une<br />

main ferme.<br />

— Voilà !... Tenez !... dit-il en p<strong>ou</strong>ssant un s<strong>ou</strong>pir ; j'ai eu de<br />

la peine à me décider ! Mais, n'est-ce pas, v<strong>ou</strong>s aurez bien<br />

soin que....<br />

— Soyez tranquil<strong>le</strong>, dit Alfred, t<strong>ou</strong>tes mes mesures sont<br />

prises. Seu<strong>le</strong>ment je dois v<strong>ou</strong>s prier de ne rien changer à votre<br />

con<strong>du</strong>ite vis-à-vis de Fiordi jusqu'à ce que je v<strong>ou</strong>s dise que <strong>le</strong><br />

moment est venu ; alors seu<strong>le</strong>ment v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez poser <strong>le</strong> masque.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi cela ?<br />

— Je ne puis pas v<strong>ou</strong>s expliquer cela maintenant. Mais<br />

fiez-v<strong>ou</strong>s à moi!.... V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez <strong>le</strong> faire sans crainte. Encore<br />

quelque temps et <strong>le</strong> moment de la revanche arrivera.<br />

Le docteur promit t<strong>ou</strong>t ce qu'Alfred lui demanda, et après<br />

avoir convenu de t<strong>ou</strong>tes choses ces deux hommes si bien faits<br />

p<strong>ou</strong>r se comprendre se séparèrent.<br />

La nuit était avancée.<br />

Alfred se rendit à la hâte à son logement, il se jeta un<br />

moment sur son canapé et au petit j<strong>ou</strong>r il se réveillait, chan-


— 993 —<br />

geait de vêtements et garnissait un sac de nuit des objets<br />

indispensab<strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>r un voyage d'un <strong>ou</strong> deux j<strong>ou</strong>rs.<br />

A sept heures il quittait Paris par <strong>le</strong> premier train à desti­<br />

nation de R<strong>ou</strong>en.<br />

CHAPITRE III.<br />

La famil<strong>le</strong> Godineau.<br />

N<strong>ou</strong>s sommes obligés de remonter un peu en arrière p<strong>ou</strong>r<br />

p<strong>ou</strong>voir faire connaître au <strong>le</strong>cteur deux personnages qui n'ont<br />

pas encore figuré dans notre récit.<br />

Quelques ondées auparavant se tr<strong>ou</strong>vait dans la rue des<br />

Capucins une maison de commerce d'une certaine impor­<br />

tance.<br />

Au-dessus de la porte des magasins se lisait sur une enseigne<br />

la raison commercia<strong>le</strong>; « Godineau & C ie, denrées colonia<strong>le</strong>s. »<br />

<strong>Les</strong> chefs de la maison, qui étaient t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment monsieur<br />

et madame Godineau, ne faisaient que de rares et c<strong>ou</strong>rtes<br />

visites dans <strong>le</strong>s bureaux et- dans <strong>le</strong>s magasins.<br />

La direction des affaires était <strong>le</strong> plus s<strong>ou</strong>vent abandonnée au<br />

teneur de livres qui agissait ainsi sans contrô<strong>le</strong>. »<br />

Quant à la famil<strong>le</strong> Godineau, el<strong>le</strong> menait largement l'exis­<br />

tence, il y avait trois domestiques, l'habitation était somp­<br />

tueuse, on y donnait des soirées, monsieur et madame avaient<br />

<strong>le</strong>ur loge au théâtre, en un mot cette famil<strong>le</strong> vivait avec luxe.<br />

74


— 994 —<br />

Il en résultait que l'équilibre était assez diffici<strong>le</strong> à maintenir<br />

entre <strong>le</strong>s recettes et <strong>le</strong>s dépenses.<br />

Quelques mauvaises langues prétendaient même que la<br />

balance penchait de ce dernier côté.<br />

Monsieur Godineau était un homme qui approchait de la<br />

cinquantaine.<br />

Il était assez bien conservé et menait malgré son âge une<br />

vie légèrement dissipée.<br />

<strong>Les</strong> sacs de sucre et de café ne l'intéressaient que parce qu'il<br />

lui donnaient <strong>le</strong> moyen de s'amuser.<br />

Mais <strong>le</strong>s distractions qu'il préférait n'étaient pas cel<strong>le</strong>s qu'il<br />

se procurait au sein de sa famil<strong>le</strong>.<br />

Il avait des relations cachées.<br />

Ses préférences se portaient surt<strong>ou</strong>t sur <strong>le</strong>s femmes de<br />

théâtre.<br />

T<strong>ou</strong>t ce qui appartenait à la scène, depuis la grande coquette<br />

jusqu'à la plus modeste figurante, avait p<strong>ou</strong>r lui une saveur<br />

t<strong>ou</strong>te particulière.<br />

Il avait cependant un faib<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>brettes, qui sont en<br />

général vives, a<strong>le</strong>rtes, piquantes, spirituel<strong>le</strong>s et pas trop exi<br />

geantes.<br />

C'est là qu'il brillait ; c'était son terrain, <strong>le</strong> terrain de ses<br />

triomphes et de ses défaites.<br />

Il lui arrivait une <strong>ou</strong> deux fois dans l'année de faire un petit<br />

voyage, s<strong>ou</strong>s prétexte de faire des affaires.<br />

Quand il arrivait dauns une vil<strong>le</strong> un peu considérab<strong>le</strong> il s'y<br />

arrêtait et se renseignait sur <strong>le</strong> personnel <strong>du</strong> théâtre.<br />

Le soir il faisait une toi<strong>le</strong>tte élégante, se rendait au théâtre<br />

et pendant la représentation il envoyait à l'actrice qui avait eu<br />

<strong>le</strong> bonheur de lui plaire un b<strong>ou</strong>quet, des glaces <strong>ou</strong> <strong>du</strong> Champa­<br />

gne avec une invitation à s<strong>ou</strong>per, ce qui était presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

accepté, atten<strong>du</strong> qu'il avait soin de faire savoir qu'il arrivait de<br />

Paris où il était établi, ce qui faisait naître chez l'artiste l'espoir


— 995 —<br />

de tr<strong>ou</strong>ver par son entremise un engagement dans un théâtre<br />

de la capita<strong>le</strong>.<br />

Quelques j<strong>ou</strong>rs après Godineau rentrait chez lui la b<strong>ou</strong>rse<br />

vide.<br />

Il n'avait pas tr<strong>ou</strong>vé ses correspondants, <strong>le</strong>s affaires allaient<br />

mal. Bref, il n'avait pas pu encaisser m'argent qu'il aurait dû<br />

apporter.<br />

D tr<strong>ou</strong>vait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une excuse.<br />

Si ensuite il demandait à sa femme comment avaient marché<br />

<strong>le</strong>s affaires pendant son absence, il recevait presque t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

une réponse analogue.<br />

<strong>Les</strong> créances atten<strong>du</strong>es n'étaient pas rentrées, des bil<strong>le</strong>ts<br />

avaient été ret<strong>ou</strong>rnés impayés, etc.<br />

A quoi cela tenait-il ?<br />

Madame Godineau avait-el<strong>le</strong> aussi des caprices<br />

Non!<br />

El<strong>le</strong> n'avait qu'un but, celui de grossir la dot de sa fil<strong>le</strong>.<br />

Amélie, ainsi se nommait cette dernière, allait avoir dix-sept<br />

ans, et il faudrait bientôt penser à la marier.<br />

Depuis dix ans madame Godineau n'avait d'autres s<strong>ou</strong>cis que<br />

de p<strong>ou</strong>voir donner à sa fil<strong>le</strong> un beau tr<strong>ou</strong>sseau.<br />

C'était <strong>le</strong> but de t<strong>ou</strong>tes ses pensées, <strong>le</strong> mobi<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>tes ses<br />

actions.<br />

Le négociant faisait, sans d<strong>ou</strong>te, quelque chose de son côté,<br />

mais ce n'était jamais assez au gré de la mère d'Amélie qui<br />

idolâtrait sa fil<strong>le</strong>.<br />

Pendant que monsieur Godineau était à Paris, sa femme<br />

ne faisait que l'espionner, el<strong>le</strong> tâchait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs de surprendre<br />

sa correspondance et allait jusqu'à f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r ses poches et <strong>le</strong>s<br />

tiroirs de son secrétaire, croyant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs surprendre un<br />

intrigue<br />

El<strong>le</strong> était jal<strong>ou</strong>se !<br />

Oui! madame Suzanne Godineau était jal<strong>ou</strong>se de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s


— 996 —<br />

femmes que son mari voyait passer à la rue, qu'il rencontrait<br />

au théâtre <strong>ou</strong> dans <strong>le</strong> monde.<br />

El<strong>le</strong> était jal<strong>ou</strong>se de son ombre.<br />

Qu'on se figure un Othello femel<strong>le</strong> marié à Don Juan, et o<br />

aura une idée de ce que p<strong>ou</strong>vait être l'union de ces deux<br />

êtres.<br />

Othello cependant était fidè<strong>le</strong>, tandis que madame Godi<br />

neau ....<br />

On se parlait à l'oreil<strong>le</strong> de certaine? préférences qu'el<strong>le</strong><br />

aurait montré p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> principal commis dela maison.<br />

Le fait est que pendant que Godineau était en t<strong>ou</strong>rnée « artis­<br />

tique », madame son ép<strong>ou</strong>se était d'une application extraordi­<br />

naire aux affaires, el<strong>le</strong> descendait chaque matin à la caisse et y<br />

passait des demi-j<strong>ou</strong>rnées.<br />

<strong>Les</strong> suites de cette activité de madame Godineau étaient un<br />

ra<strong>le</strong>ntissement dans <strong>le</strong>s affaires et par suite une diminution<br />

dans <strong>le</strong>s recettes.<br />

Dans ces occasions, <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>sseau d'Amélie s'accroissait de<br />

quelque objet précieux, comme une toi<strong>le</strong>tte de bal, un bronze<br />

d'art, une pièce d'argenterie, etc.<br />

Si monsieur Godineau v<strong>ou</strong>lait faire quelque observation<br />

à ce sujet, sa femme commençait à lui faire un sermon sur<br />

<strong>le</strong>s pères de famil<strong>le</strong>s ét<strong>ou</strong>rdis, dissipés et assez vieux cepen­<br />

dant p<strong>ou</strong>r se con<strong>du</strong>ire d'une manière raisonnab<strong>le</strong>.<br />

Quand <strong>le</strong> négociant voyait sa femme commencer une de ses<br />

homélies il se taisait, prenait son chapeau et se hâtait de sortir,<br />

ce qui mettait fin à la scène.<br />

Madame Godineau avait donné à son ép<strong>ou</strong>x deux enfants, un<br />

garçon, Paul, et Amélie.<br />

Paul avait vingt et quelques années et passait p<strong>ou</strong>r un jeune<br />

homme d<strong>ou</strong>é de beauc<strong>ou</strong>p de ta<strong>le</strong>nt.<br />

Lui aussi aimait fort <strong>le</strong> théâtre et son ta<strong>le</strong>nt consistait sur­<br />

t<strong>ou</strong>t à imiter <strong>le</strong>s principaux acteurs comiques, ce qui <strong>le</strong> faisait


— 997 —<br />

proclamer t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment un génie par <strong>le</strong>s commis qui tra­<br />

vaillaient dans <strong>le</strong>s bureaux de son père.<br />

Monsieur Godineau avait v<strong>ou</strong>lu, mais en vain, mettre un<br />

frein au penchant qui entraînait Paul vers <strong>le</strong> Théâtre; il n'était<br />

pas en cela p<strong>ou</strong>ssé par un but moral, mais t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment<br />

parce qu'il craignait la rivalité de son fils.<br />

En effet, une lois déjà, il avait fait la c<strong>ou</strong>r à une s<strong>ou</strong>brette<br />

des B<strong>ou</strong>ffes p<strong>ou</strong>r laquel<strong>le</strong> son père avait un caprice, et la fine<br />

m<strong>ou</strong>che avait préféré <strong>le</strong> jeune homme au vieillard.<br />

Quand <strong>le</strong> négociant eut acquis la certitude de sa défaite, il<br />

exigea que Paul travaillât <strong>du</strong> matin au soir dans <strong>le</strong>s bureaux<br />

à faire des factures <strong>ou</strong> dans <strong>le</strong>s magasins à surveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong> pesage<br />

des sacs de sucre et de café.<br />

Ce fut. une révolution dans la famil<strong>le</strong>.<br />

Le père et <strong>le</strong> fils se fuyaient mutuel<strong>le</strong>mant et madame<br />

Godineau versait des larmes amères sur la tyrannie de son<br />

ép<strong>ou</strong>x.<br />

Amélie, de son côté, qui n'avait plus personne p<strong>ou</strong>r la con­<br />

<strong>du</strong>ire à la promenade, faisait la m<strong>ou</strong>e et b<strong>ou</strong>dait comme un<br />

enfant gâté.<br />

Auparavant, son frère l'accompagnait au bois de B<strong>ou</strong>logne<br />

et l'avait présentée à plusieurs artistes de ses amis, ce qui flat­<br />

tait extrêmement la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

T<strong>ou</strong>t fut inuti<strong>le</strong>.<br />

Le négociant persista dans sa résolution.<br />

Comme n<strong>ou</strong>s l'avons dit, Amélie était l'ido<strong>le</strong> de sa mère.<br />

C'était une ravissante jeune fil<strong>le</strong>.<br />

De tail<strong>le</strong> moyenne et admirab<strong>le</strong>ment bien prise, el<strong>le</strong> avait<br />

une démarche p<strong>le</strong>ine de grâce et d'élégance.<br />

Ses yeux et ses cheveux noirs étaient magnifiques et el<strong>le</strong><br />

p<strong>ou</strong>vait passer p<strong>ou</strong>r une des plus jolies personnes de la ca­<br />

pita<strong>le</strong>.<br />

Quant à son é<strong>du</strong>cation, el<strong>le</strong> avait été considérab<strong>le</strong>ment négligée.


— 998 —<br />

Depuis qu'Amélie avait atteint l'âge de raison, el<strong>le</strong> n'avait<br />

enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong> que de sa beauté et de la fortune<br />

qui devait lui échoir un j<strong>ou</strong>r.<br />

Maintenant qu'el<strong>le</strong> avait atteint t<strong>ou</strong>t son développement et<br />

que sa beauté était à son apogée, ce n'était aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong> qu'un<br />

incessant concert de l<strong>ou</strong>anges.<br />

Chacun de ses gestes, chacune de ses paro<strong>le</strong>s plongeaient<br />

ses parents dans <strong>le</strong> ravissement, et <strong>le</strong> cœur de la jeune fil<strong>le</strong><br />

recueillait avec avidité cette semence empoisonnée.<br />

Amélie p<strong>ou</strong>vait passer t<strong>ou</strong>te une demi-j<strong>ou</strong>rnée dans sa<br />

chambre, devant sa toil<strong>le</strong>tte, à s'admirer en changeant de<br />

parure à chaque insant, p<strong>ou</strong>r voir cel<strong>le</strong> qui lui allait <strong>le</strong><br />

mieux.<br />

Puis ensuite, el<strong>le</strong> s'arrêtait, rêveuse, et s<strong>ou</strong>pirait.<br />

— El<strong>le</strong>s sont bien heureuses, cel<strong>le</strong>s de mes amies qui sont<br />

mariées ! pensait-el<strong>le</strong>.<br />

Et el<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>pirait encore en pensant au temps où el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r­<br />

rait à sa guise, sortir, rentrer, al<strong>le</strong>r et venir sans être gênée<br />

par personne et sans avoir besoin d'être accompagnée.<br />

Ses parents, de <strong>le</strong>ur coté, voyaient sans émotion venir <strong>le</strong><br />

j<strong>ou</strong>r où ils devraient se séparer de <strong>le</strong>ur fil<strong>le</strong>, atten<strong>du</strong> qu'ils<br />

n'avaient pas précisément à se l<strong>ou</strong>er de sa con<strong>du</strong>ite à <strong>le</strong>ur<br />

égard.<br />

Amélie se moquait de son père et tyrannisait sa mère.<br />

Madame Godineau faisait t<strong>ou</strong>t son possib<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r tr<strong>ou</strong>ver à sa<br />

fil<strong>le</strong> un parti convenab<strong>le</strong>.<br />

P<strong>ou</strong>r cela el<strong>le</strong> lui disait porter <strong>le</strong>s toi<strong>le</strong>ttes <strong>le</strong>s plus élégantes<br />

et la con<strong>du</strong>isait dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s bais, à t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s soirées auquel?<br />

el<strong>le</strong> était invitée, espérant finir par rencontrer l'heureux mortel<br />

qui aurait <strong>le</strong> bonheur incomparab<strong>le</strong> de posséder un pareil<br />

trésor.<br />

El<strong>le</strong> comptait tr<strong>ou</strong>ver un parti convenab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r cette enfant,<br />

d'autant plus que monsieur Godineau lui assurait une rente<br />

annuel<strong>le</strong> de huit mil<strong>le</strong> francs.


— 999 —<br />

Le négociant calculait que cette rente, la beauté de sa fil<strong>le</strong> et<br />

<strong>le</strong> riche tr<strong>ou</strong>sseau qu'el<strong>le</strong> apportait en marriage suffiraient<br />

p<strong>ou</strong>r attirer <strong>le</strong>s attentions et captiver <strong>le</strong> cœur d'un fiancé quel­<br />

conque.<br />

Et monsieur Godineau n'avait pas tort.<br />

En effet. Amélie ne tarda pas à être remarquée par un in­<br />

<strong>du</strong>striel lyonnais qui était venu à Paris p<strong>ou</strong>r affaires et qui se<br />

tr<strong>ou</strong>vait en relations avec monsieur Godineau.<br />

Six mois plus tard el<strong>le</strong> s'appellait madame Croze et partait<br />

p<strong>ou</strong>r Lyon avec son ép<strong>ou</strong>x.<br />

El<strong>le</strong> était t<strong>ou</strong>te contente de ce changement d'existence et<br />

dans <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pé qui l'amenait à sa n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> famil<strong>le</strong> el<strong>le</strong> avait<br />

peine à réprimer <strong>le</strong>s élans de sa joie.<br />

La noce s'était faite au commencement <strong>du</strong> mois de mai.<br />

Deux mois ne s'étaient pas éc<strong>ou</strong>lés que madame Godi­<br />

neau Vit un beau matin arriver Amèlie gaie comme une<br />

linotte.<br />

La pauvre mère resta stupéfaite en voyant sa fil<strong>le</strong>, et après<br />

l'avoir embrassée, el<strong>le</strong> lui demanda :<br />

— Mais, ma fine, dis-moi ce que tu viens faire seu<strong>le</strong> à<br />

Paris ?<br />

— Maman, c'est l'ennui qui m'amène.<br />

— L'ennui?<br />

— Oui, mamain;... à Lyon je m'ennuie d'une manière hor­<br />

rib<strong>le</strong> et c'est p<strong>ou</strong>r cela que je me suis décidée à venir passer<br />

une semaine <strong>ou</strong> deux à Pans.<br />

Et en parlant Amélie dansait aut<strong>ou</strong>r de la chambre de sa<br />

mère comme un oiseau qui s'est échappé de sa cage.<br />

— Et ton mari, qu'a t-il dit de cela ? demanda madame<br />

Godineau.<br />

— Mon mari, pas un mot.<br />

— Comment il a comme cela consenti à te laisser partir ?<br />

— Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde: .... je ne l'ai pas vu en partant,<br />

répondit Amélie ave <strong>le</strong> plus grand calme.


— 1000 —<br />

— Mais, ma fil<strong>le</strong>, tu as per<strong>du</strong> la tête!<br />

— Pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t!... je m'ennuiais!... je v<strong>ou</strong>lais revoir Paris....<br />

v<strong>ou</strong>s revoir,..., il n'a pas v<strong>ou</strong>lu m'accompagner et ne v<strong>ou</strong>lait<br />

pas me laisser partir seu<strong>le</strong>.... et alors je me suis échappée.<br />

Monsieur Godineau qui venait d'entrer éclata de rire.<br />

— Ah ! fit-il, je reconnais bien mon caractère, tu es bien ma<br />

fil<strong>le</strong>... t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ingénieuse!... ha... ha... ha!...<br />

— Mais, ton mari !... demanda sérieusement madame Godi­<br />

neau.<br />

— Mon mari?... reprit Amélie,... quand il sera rentré p<strong>ou</strong>r<br />

dîner et qu'il ne m'aura pas tr<strong>ou</strong>vée à la maison, il aura sans<br />

d<strong>ou</strong>te deviné où je suis et il viendra me chercher, répondit en<br />

riant Amélie.<br />

Et ce fut t<strong>ou</strong>t.<br />

Le fabricant lyonnais arriva en effet <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, inquet et<br />

de très-mauvaise humeur.<br />

Mais <strong>le</strong>s caresses et <strong>le</strong>s espièg<strong>le</strong>ries de sa femme eurent bien­<br />

tôt raison de son dépit ; il consentit même à rester encore quel­<br />

ques j<strong>ou</strong>rs à Paris et repartit bientôt en emmenant sa colombe<br />

voyageuse.<br />

Un mois ne s'était pas éc<strong>ou</strong>lé qu'Amélie revenait de n<strong>ou</strong>veau<br />

à la maison paternel<strong>le</strong>.<br />

Cette fois la chose était plus sérieuse.<br />

Il ne s'agissait pas d'un caprice.<br />

L'ennui n'était pas la cause de cette fugue de la jeune femme,<br />

c'était la maladie.<br />

— Mon mari a la fièvre scarlatine ! dit-el<strong>le</strong> à sa mère eu<br />

p<strong>le</strong>urnichant. Pense donc!... j'aurais pu attraper la maladie!...<br />

C'est quelque chose d'affreux!... il est t<strong>ou</strong>t c<strong>ou</strong>vert de plaques<br />

r<strong>ou</strong>ges... oh!... il est horrib<strong>le</strong>!... Si j'étais restée un j<strong>ou</strong>r de<br />

plus, je tombais malade!... Non!... vois-tu, maman, je ne lui<br />

pardonnerai jamais cela!... C'est indigne de sa part!<br />

Et Amélie resta à Paris jusqu'à ce que la sœur de son mari


— 1001 —<br />

lui écrivit que t<strong>ou</strong>t danger était passé, que Croze était guéri et<br />

qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait revenir sans crainte.<br />

Quant à Croze, il n'écrivit pas et ne vint pas chercher sa<br />

femme.<br />

Amélie resta encore quelques j<strong>ou</strong>rs à Paris, passant son<br />

temps à se promener aux Champs-Elysées <strong>ou</strong> au bois de<br />

B<strong>ou</strong>logne, puis el<strong>le</strong> se décida à repartir p<strong>ou</strong>r Lyon.<br />

Monsieur et madame Godineau ne virent pas partir <strong>le</strong>ur fil<strong>le</strong><br />

sans quelque inquiétude.<br />

Cette ét<strong>ou</strong>rderie ne <strong>le</strong>ur prédisait rien de bon.<br />

La fin de l'été se passa.<br />

Un beau soir <strong>du</strong> mois d'octobre, la porte de la chambre de<br />

madame Godineau s'<strong>ou</strong>vrit avec fracas et Amélie entra comme<br />

un <strong>ou</strong>ragan en disant d'un air délibéré :<br />

- C'est encore moi !... Cette fois, je reste avec v<strong>ou</strong>s !<br />

Stupéfaite, madame Godineau considérait sa fil<strong>le</strong> sans tr<strong>ou</strong>­<br />

ver un mot à dire.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment el<strong>le</strong> put cependant demander :<br />

- Qu'est-ce que cela signifie ?<br />

-Oui! s'écria à son t<strong>ou</strong>r monsieur Godineau, que veux-tu<br />

dire?<br />

- Rien de plus simp<strong>le</strong> ! répondit Amélie;.... je ne veux plus<br />

ret<strong>ou</strong>rner avec Croze !<br />

- Mais ton mari viendra te chercher ! fit <strong>le</strong> négociant.<br />

- Non, il ne viendra pas ! fit Amélie d'un air de défi et en<br />

frappant <strong>du</strong> pied comme un enfant mutin.<br />

- Mais au moins explique-n<strong>ou</strong>s ce qui se passe ! fit madame<br />

Godineau.<br />

Mais on ne put rien tirer de la jeune femme.<br />

El<strong>le</strong> garda un si<strong>le</strong>nce obstiné.<br />

Sa mère, qui ne p<strong>ou</strong>vait pas s<strong>ou</strong>pçonner la cause de cette<br />

brusque séparation, se répandit en lamentations sur la cruauté<br />

de son gendre, sur son mauvais caractère.


— 1002 —<br />

C'était un monstre, un ingrat, qui n'était pas capab<strong>le</strong> d'apprécier<br />

la va<strong>le</strong>ur <strong>du</strong> trésor qu'on lui avait confié.<br />

Il n'avait que ce qu'il méritait, après t<strong>ou</strong>t<br />

Cependant l'escapade de la jeune femme qui quittait son<br />

mari après quelques mois de mariage ne laiss pas d'étonner<br />

ceux qui la connaissaient.<br />

On ne parla que de cela pendant quinze j<strong>ou</strong>rs.<br />

Chacun se demandait quel p<strong>ou</strong>vait bien être <strong>le</strong> motif de cette<br />

brusque séparation.<br />

On s'attendait à voir revenir <strong>le</strong> fabricant lyonnais p<strong>ou</strong>r cher­<br />

cher sa femme, mais il ne fit aucune démarche p<strong>ou</strong>r cela et <strong>le</strong><br />

scanda<strong>le</strong> fut comp<strong>le</strong>t.<br />

On n'eut aucune n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> de Croze, il n'écrivit pas et n'en­<br />

voya personne à Paris.<br />

Ce qui étonna encore plus <strong>le</strong> monde, c'est que aucun des<br />

deux ép<strong>ou</strong>x ne fit de démarches p<strong>ou</strong>r obtenir une séparation.<br />

Etaient-ils c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>s t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s deux ?<br />

Ou bien l'un des ép<strong>ou</strong>x v<strong>ou</strong>lait-il ménager l'autre ?<br />

Peu à peu la curiosité s'apaisa; on s'acc<strong>ou</strong>tuma à voir la<br />

jeune femme habiter la maison de ses parents, al<strong>le</strong>r, venir,<br />

danser, chanter, avec autant de sans-gêne que quand el<strong>le</strong> était<br />

jeune fil<strong>le</strong>.<br />

Cependant monsieur Godineau ne semblait pas v<strong>ou</strong>loir accep­<br />

ter volontiers ce n<strong>ou</strong>vel état de choses.<br />

Le commerce allait mal et la caisse où l'on puisait sans cesse<br />

commençait à se vider.<br />

Quelque temps auparavant un correspondant de la maison<br />

Godineau avait fait faillite, et comme Godineau avait des<br />

capitaux dans cette affaire, il épr<strong>ou</strong>va une perte considérab<strong>le</strong>.<br />

La prodigalité qui avait régné pendant si longtemps dans<br />

cette maison commençait à porter ses fruits.<br />

Godineau se demandait parfois avec terreur s'il n'allait<br />

pas, lui aussi, être obligé de suspendre ses paiements et de<br />

déposer son bilan.


-— 1003 —<br />

C'est précisément à ce moment qu'Amélie revint de Lyon,<br />

et monsieur Godineau qui croyait avoir placé sa fil<strong>le</strong> et en être débarrassé, la vit a<br />

son existence oisive et frivo<strong>le</strong> d'autrefois.<br />

En effet, c'était a chaque.instant une robe n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>, un cha­<br />

peau d'une forme à la mode <strong>ou</strong> autre dépense futi<strong>le</strong>, sans<br />

compter que la jeune femme qui était passab<strong>le</strong>ment coque; Le<br />

traînait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs après el<strong>le</strong> un essaim d'adorateurs.<br />

Autrefois on avait supporté ses caprices et dépensé sans<br />

compter, parce qu'il s'agissait de lui tr<strong>ou</strong>ver un mari.<br />

Mais maintenant <strong>le</strong>s choses étaient bien changées.<br />

Il en résultait que <strong>le</strong> négociant n'accordait pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à<br />

Amélie t<strong>ou</strong>tes ses fantaisies.<br />

C'étaient alors des scènes interminab<strong>le</strong>s.<br />

Et cela se répétait presque chaque j<strong>ou</strong>r.<br />

Un beau j<strong>ou</strong>r. Godineau p<strong>ou</strong>ssé à b<strong>ou</strong>t déclara que cela ne<br />

p<strong>ou</strong>vait plus al<strong>le</strong>r ainsi, que <strong>le</strong> commerce ne marchait pas, que<br />

la banquer<strong>ou</strong>te n'était pas loin et qu'il fallait qu'Amélie se<br />

tr<strong>ou</strong>vât une occupation quelconque, atten<strong>du</strong> qu'il n'avait pas <strong>le</strong><br />

moyen de la garder à ne rien faire.<br />

El<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait rester à la maison, mais à la condition qu'el<strong>le</strong><br />

se contenterait de la vie de famil<strong>le</strong>, qu'el<strong>le</strong> modérerait ses goûts<br />

«I qu'el<strong>le</strong> aiderait à sa mère dans la tenue <strong>du</strong> ménage.<br />

Mais la fierté d'Amélie se révolta.<br />

Plutôt que de renoncer à ses toi<strong>le</strong>ttes, plutôt que de se faire<br />

servante, comme el<strong>le</strong> disait, el<strong>le</strong> préférerait travail<strong>le</strong>r I<br />

Travail<strong>le</strong>r !.... C'était bientôt dit.<br />

Mais à quoi p<strong>ou</strong>vait el<strong>le</strong> travail<strong>le</strong>r ?<br />

El<strong>le</strong> demanda conseil à sa mère.<br />

— Tu connais passab<strong>le</strong>ment l'anglais, lui répondit madame<br />

Godineau,. ne p<strong>ou</strong>rrais-tu pas donner des <strong>le</strong>çons ?<br />

— Des <strong>le</strong>çons?.... mais, maman ! Tu n'y penses pas! c<strong>ou</strong>rir<br />

<strong>le</strong> cachet t<strong>ou</strong>te la j<strong>ou</strong>rnée par la b<strong>ou</strong>e <strong>ou</strong> la p<strong>ou</strong>ssière : monter


— 1 0 0 4 —<br />

et descendre à chaque instant!... Rien que d'y penser je fris,<br />

sonne !<br />

— Place-toi comme g<strong>ou</strong>vernante <strong>ou</strong> dame de compagnie.<br />

— G<strong>ou</strong>vernante! P<strong>ou</strong>r avoir t<strong>ou</strong>te la j<strong>ou</strong>rnée une bande<br />

d'enfants pen<strong>du</strong>s à ma robe!... me disputer avec <strong>le</strong>s. domesti­<br />

ques !... Etre à t<strong>ou</strong>t moment grondée, chicanée par « monsieur »<br />

<strong>ou</strong> par « madame » !... Oh ! maman!... que penses-tu?<br />

— Eh bien !... Tu as une jolie écriture, tu p<strong>ou</strong>rrais rester au<br />

bureau p<strong>ou</strong>r tenir la correspondance ; dans ce cas, tu rempla­<br />

cerais un employé et ton père p<strong>ou</strong>rrait te...<br />

— Rester au bureau!... porter des manches de lustrine et<br />

avoir des taches d'encre aux doigts ! Dieu m'en préserve !<br />

Madame Godineau ne savait plus que dire.<br />

El<strong>le</strong> était profondément consternée.<br />

Du reste, <strong>le</strong>s connaissances d'Amélie étaient trop superfi­<br />

ciel<strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir être utilisées.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p la jeune femme s'écria d'un air triomphant:<br />

— Oh !... j'y suis !... je veux entrer au théâtre!<br />

— Au théâtre ?<br />

Madame Godineau ne savait si el<strong>le</strong> devait se réj<strong>ou</strong>ir <strong>ou</strong> s'af­<br />

fliger de cette idée.<br />

Mais en y réfléchissant, el<strong>le</strong> sentit son orgueil de mère agréa­<br />

b<strong>le</strong>ment excité.<br />

El<strong>le</strong> voyait déjà sa fil<strong>le</strong> applaudie, c<strong>ou</strong>verte de f<strong>le</strong>urs et son<br />

nom sur t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s lèvres.<br />

Amélie ne p<strong>ou</strong>vait manquer de devenir célèbre.<br />

Jeune, jolie, p<strong>le</strong>ine de grâce et de fraîcheur, el<strong>le</strong> enlèverait<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s bravos...<br />

Bref, Madame Godineau voyait venir <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où el<strong>le</strong> serait<br />

fière de sa fil<strong>le</strong>.<br />

voir.<br />

Mais cel<strong>le</strong>-ci en avait décidé autrement, comme on va <strong>le</strong><br />

El<strong>le</strong> ne rêvait que liberté et indépendance.<br />

Son frère Gustave lui avait fait faire la connaissance d'un


— 1005 —<br />

artiste qui j<strong>ou</strong>ait <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s d'am<strong>ou</strong>reux au Gymnase ; c'était un<br />

professeur t<strong>ou</strong>t tr<strong>ou</strong>vé.<br />

L'acteur, qui se nommait Hubertin, sé<strong>du</strong>it par <strong>le</strong>s charmes<br />

de la jeune femme, consentit faci<strong>le</strong>ment à t<strong>ou</strong>t et lui prédit <strong>le</strong>s<br />

plus grands succès.<br />

El<strong>le</strong> avait <strong>le</strong>s principaux éléments de réussite exigés par <strong>le</strong><br />

théâtre : jeunesse, beauté et confiance en soi-même.<br />

Hubertin commença donc à lui donner des <strong>le</strong>çons de décla­<br />

mation en lui faisant réciter quelques rô<strong>le</strong>s qu'il jugeait <strong>le</strong>s plus<br />

conformes à ses dispositions.<br />

Amélie qui, p<strong>ou</strong>r la première fois de sa vie, faisait quelque<br />

chose sérieusement, montra une aptitude réel<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r la co­<br />

médie.<br />

El<strong>le</strong> fit des progrès étonnants, et quelques mois ne s'étaient<br />

pas éc<strong>ou</strong>lés qu'el<strong>le</strong> débutait dans un théâtre d'amateurs.<br />

El<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>ait la « Dame aux Camélias. »<br />

Vêtue d'une toi<strong>le</strong>tte sp<strong>le</strong>ndide et ent<strong>ou</strong>rée de t<strong>ou</strong>te l'illusion<br />

de la scène, son apparition fut saluée par un tonnerre d'ap­<br />

plaudissements.<br />

L'enth<strong>ou</strong>siasme alla en augmentant jusqu'à la fin de la<br />

soirée et la débutante fut rappelée trois fois.<br />

Son triomphe était comp<strong>le</strong>t.<br />

Monsieur et madame Godineau p<strong>le</strong>uraient de joie et faisaient<br />

<strong>le</strong>s plus beaux projets p<strong>ou</strong>r l'avenir.<br />

Mais <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, une cruel<strong>le</strong> déception <strong>le</strong>s attendait.<br />

Amélie avait disparu.<br />

El<strong>le</strong> s'était enfuie avant <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r.<br />

Quand madame Godineau entra <strong>le</strong> matin dans la chambre<br />

de sa fil<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r l'embrasser, el<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va <strong>le</strong> lit vide et vit sur<br />

1 oreil<strong>le</strong>r une <strong>le</strong>ttre à son adresse.<br />

Cette <strong>le</strong>ttre annonçait que la veil<strong>le</strong>, après la représentation,<br />

un agent dramatique était venu dans sa loge lui faire des offres<br />

brillantes, et qu'el<strong>le</strong> avait signé un engagement dans un théâtre<br />

à l'étranger en promettant de partir immédiatement.


— 1006 —<br />

Amélie aj<strong>ou</strong>tait que p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir conserver sa liberté p<strong>le</strong>ine<br />

et entière, el<strong>le</strong> avait changé de nom de famil<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> terminait en demandant sur un ton légèrement impé­<br />

rieux qu'on la laissât tranquil<strong>le</strong> et qu'on n'essayât pas de faire<br />

aucune recherche à son égard, atten<strong>du</strong> que sa résolution était<br />

formel<strong>le</strong>ment arrêtée et qu'el<strong>le</strong> n'entendait pas être t<strong>ou</strong>rmentée<br />

par sa famil<strong>le</strong>.<br />

« Une artiste doit être entièrement indépendante, écrivait<br />

Amélie en finissant sa <strong>le</strong>ttre; la plus complète liberté lui est<br />

indispensab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir réussir et <strong>le</strong> fardeau d'une t mère i<br />

<strong>ou</strong> d'une « tante » ne peut que l'empêcher de s'é<strong>le</strong>ver et d'ac­<br />

quérir de la gloire, ce qui est <strong>le</strong> but que je me propose. »<br />

Madame Godineau versa des larmes amères sur cette enfant<br />

qui lui avait causé tant de s<strong>ou</strong>cis et qui la considérait mainte­<br />

nant comme un « fardeau » ; monsieur Godineau jurait à faire<br />

tremb<strong>le</strong>r la maison, tandis que Paul riait s<strong>ou</strong>s cape; c'était lui<br />

qui, d'accord avec Hubertin, avait arrangé t<strong>ou</strong>te l'affaire p<strong>ou</strong>r<br />

laquel<strong>le</strong> il avait empoché une jolie commission.<br />

<strong>Les</strong> parents d'Amélie, intimidés par <strong>le</strong> ton de sa <strong>le</strong>ttre, n'osè­<br />

rent faire aucune démarche p<strong>ou</strong>r la retr<strong>ou</strong>ver.<br />

Le négociant surt<strong>ou</strong>t craignait de voir revenir sa fil<strong>le</strong> dont <strong>le</strong><br />

ret<strong>ou</strong>r ne p<strong>ou</strong>vait qu'être préjudiciab<strong>le</strong> à sa caisse encore plus<br />

qu'aux nerfs sensib<strong>le</strong> de sa femme.<br />

Amélie avait maintenant atteint son but.<br />

El<strong>le</strong> avait été engagée comme première am<strong>ou</strong>reuse p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />

théâtre de T<strong>ou</strong>rs s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de Rose Elvedy.<br />

Ses appointements étaient fort raisonnab<strong>le</strong>s et el<strong>le</strong> se voyait<br />

ent<strong>ou</strong>rée d'a<strong>du</strong>lateurs.<br />

Quant à ses parents, à son mari, t<strong>ou</strong>t cela avait compléte­<br />

ment disparu de sa pensée.<br />

Cependant son mari devait encore une fois lui procurer une<br />

surprise.<br />

Un j<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> reçut de son frère un télégramme ainsi conçu:<br />

« Mes compliments, Croze suicidé, tu es libre. »


cée.<br />

— 1007 —<br />

Cette n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> fut reçue aussi froidement qu'el<strong>le</strong> était annon­<br />

Rose Elvedy, que n<strong>ou</strong>s continuerons de nommer ainsi, ne se<br />

demanda plus même quel p<strong>ou</strong>vait être <strong>le</strong> motif qui avait p<strong>ou</strong>ssé<br />

son mari à se suicider ; el<strong>le</strong> aurait pu tr<strong>ou</strong>ver la réponse dans<br />

sa conscience.<br />

Personne ne sut jamais rien de précis à ce sujet.<br />

Croze n'avait pas laissé de <strong>le</strong>ttre ni rien p<strong>ou</strong>vant expliquer<br />

<strong>le</strong>s causes de sa funeste détermination.<br />

Le voi<strong>le</strong> mystérieux qui avait rec<strong>ou</strong>vert la séparation des<br />

deux ép<strong>ou</strong>x enveloppa la mort <strong>du</strong> fabricant lyonnais.<br />

Rose Elvedy se voyant dégagée des liens qui l'avaient rete<br />

nue jusque là ne tarda pas à songer à contracter une autre<br />

alliance.<br />

Comme on !e voit très-s<strong>ou</strong>vent, ce cœur qui jusque là était<br />

resté indifférent, commença à épr<strong>ou</strong>ver un sentiment t<strong>ou</strong>t<br />

n<strong>ou</strong>veau.<br />

Rose Elvedy s'éprit d'une passion vio<strong>le</strong>nte p<strong>ou</strong>r un homme<br />

qui <strong>le</strong> méritait <strong>le</strong> moins.<br />

Parmi l'essaim de ses admirateurs, el<strong>le</strong> avait distingué un<br />

jeune écrivain nommé Fiordi, qui n'était pas sans ta<strong>le</strong>nt, mais<br />

qui avait <strong>le</strong>s principes <strong>le</strong>s plus ratàchés.<br />

Incapab<strong>le</strong> d'épr<strong>ou</strong>ver un sentiment sincère et pur, son cer­<br />

veau avait été fortement excité par <strong>le</strong>s charmes de la jeune<br />

femme et il était l'un de ses plus fervents adorateurs.<br />

Rose Elvedy se prit à l'aimer d'un am<strong>ou</strong>r profond et intense<br />

et Fiordy ne tarda pas à lui demander sa main.<br />

La jeune artiste se tr<strong>ou</strong>va dans un embarras extrême.<br />

El<strong>le</strong> aimait Fiordi, mais el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait ni ne v<strong>ou</strong>lait lui faire<br />

savoir qu'el<strong>le</strong> était mariée.<br />

El<strong>le</strong> demanda un peu de temps p<strong>ou</strong>r réfléchir<br />

Ce n'était qu'un prétexte p<strong>ou</strong>r gagner <strong>du</strong> temps, mais <strong>le</strong><br />

b<strong>ou</strong>illant caractère <strong>du</strong> jeune écrivain ne lui permettait pas<br />

d'attendre bien longtemps et Rose se tr<strong>ou</strong>vait dans <strong>le</strong> plus


— 1008 -<br />

grand embarras quand el<strong>le</strong> reçut <strong>le</strong> télégramme qui lui annon<br />

çait qu'el<strong>le</strong> était libre.<br />

— L'imbéci<strong>le</strong> ! pensa-t-el<strong>le</strong>.<br />

Et ce fut t<strong>ou</strong>te l'oraison funèbre <strong>du</strong> pauvre homme.<br />

Le soir de la même j<strong>ou</strong>rnée el<strong>le</strong> dit à Fiordi qu'el<strong>le</strong> accep<br />

tait.<br />

Quelques mois plus tard, ils étaient unis.<br />

Fiordi ne tarda pas à se repentir.<br />

<strong>Les</strong> liens qui l'attachaient à Rose commençaient à lui<br />

peser.<br />

Cependant la lune de miel <strong>du</strong>rait encore et la jeune femme<br />

p<strong>ou</strong>r plaire à son mari, avait mis de côté sa coquetterie et sa<br />

légèreté d'autrefois.<br />

El<strong>le</strong> aimait Fiordi d'une tendresse profonde et sincère.<br />

Sur ces entrefaites, <strong>le</strong> jeune écrivain avait reçu de Paris des<br />

propositions brillantes.<br />

Un ancien ami qui occupait maintenant un poste é<strong>le</strong>vé dans<br />

un ministère lui avait écrit p<strong>ou</strong>r lui annoncer qu'il était ques­<br />

tion de fonder un j<strong>ou</strong>rnal officieux et lui proposait de venir à<br />

Paris p<strong>ou</strong>r prendre la direction de ce j<strong>ou</strong>rnal.<br />

Fiordi qui, comme n<strong>ou</strong>s l'avons dit, possédait <strong>du</strong> ta<strong>le</strong>nt,<br />

avait déjà fait par<strong>le</strong>r de lui par quelques artic<strong>le</strong>s politiques qui<br />

avaient paru dans un des plus grands j<strong>ou</strong>rnaux de la capita<strong>le</strong><br />

et son ami avait fait comprendre au ministre qu'il était <strong>le</strong><br />

seul capab<strong>le</strong> de diriger <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>veau j<strong>ou</strong>rnal dans la direction<br />

qu'on v<strong>ou</strong>lait lui donner.<br />

Le ministre fit venir Fiordi à Paris et lui donna une au­<br />

dience particulière.<br />

Le jeune écrivain, auquel son ami avait fait la <strong>le</strong>çon, sut si<br />

bien entrer dans <strong>le</strong>s vues <strong>du</strong> ministre, il montra un tel zè<strong>le</strong><br />

p<strong>ou</strong>r la cause de la dynastie impéria<strong>le</strong>, en un mot, il sut si<br />

bien charmer <strong>le</strong> ministre que celui-ci lui annonça qu'il n'avait<br />

qu'à se mettre à l'œuvre et que <strong>le</strong>s moyens ne lui manqueraient<br />

pas.


— 1009 —<br />

Le n<strong>ou</strong>vel organe devait paraître fondé et dirigé par une<br />

entreprise particulière, tandis qu'en réalité il serait subven­<br />

tionné par la cassette impéria<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r défendre la politique <strong>du</strong><br />

g<strong>ou</strong>vernement et faire l'apologie de ses actes.<br />

Fiordi laissa sa jeune femme à T<strong>ou</strong>rs, en lui promettant de<br />

venir la chercher dès que <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnal serait fondé.<br />

Rose, dont l'engagement venait d'expirer, obéit bien à contre­<br />

cœur, mais el<strong>le</strong> se consola en pensant qu'el<strong>le</strong> ne tarderait pas<br />

à suivre son ép<strong>ou</strong>x à Paris p<strong>ou</strong>r vivre à ses côtés.<br />

L'idée que bientôt el<strong>le</strong> serait intro<strong>du</strong>ite dans <strong>le</strong>s salons de<br />

l'aristocratie, rappela sa vanité et sa coquetterie d'autrefois,<br />

qui n'avaient été que momentanément ass<strong>ou</strong>pies.<br />

Quant à rencontrer ses parents, cela ne lui causait nul s<strong>ou</strong>ci,<br />

parce que, pensait-el<strong>le</strong>, ils n'appartenaient pas à la société<br />

dans laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> allait entrer.<br />

El<strong>le</strong> serait quitte p<strong>ou</strong>r éviter de passer par la rue des Capu­<br />

cins.<br />

Fiordi maintenant se tr<strong>ou</strong>vait dans un monde n<strong>ou</strong>veau p<strong>ou</strong>r<br />

lui; absorbé par ses travaux de t<strong>ou</strong>te sorte, il avait presque<br />

<strong>ou</strong>blié sa femme.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de six mois, il était engagé dans de n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s aven­<br />

tures am<strong>ou</strong>reuses et cela grâce à son caractère frivo<strong>le</strong> et volage,<br />

grâce surt<strong>ou</strong>t à l'ignorance où l'on était qu'il était marié; c'est<br />

à ce moment que p<strong>ou</strong>ssé à b<strong>ou</strong>t par la « petite comtesse » il lui<br />

promit de l'ép<strong>ou</strong>ser.<br />

Il épr<strong>ou</strong>vait un m<strong>ou</strong>vement de dépit et d'impatience t<strong>ou</strong>tes<br />

<strong>le</strong>s fois qu'une <strong>le</strong>ttre lui arrivait de R<strong>ou</strong>en où sa femme habi­<br />

tait.<br />

Rose lui écrivait s<strong>ou</strong>vent et chaque fois el<strong>le</strong> <strong>le</strong> suppliait de<br />

lui permettre de revenir à Paris.<br />

N<strong>ou</strong>s avons vu. dans un chapitre précédent, la résolution<br />

criminel<strong>le</strong> prise par cet homme dévoré d'ambition.<br />

N<strong>ou</strong>s lavons laissé méditant un crime et prenant des mesu-<br />

75


— 1010 —<br />

res p<strong>ou</strong>r se débarrasser de la malheureuse Amélie Godineau<br />

devenue Rose Elvedy puis ensuite madame Fiordi.<br />

CHAPITRE IV<br />

Affaires intimes d'un ministre.<br />

La cantatrice Amanda Saint-Pierre était d'une humeur détestab<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> se voyait prise dans ses propres fi<strong>le</strong>ts et ne p<strong>ou</strong>vait<br />

pas tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> moyen de sortir d'embarras.<br />

El<strong>le</strong> n'était plus de la première jeunesse, et se sentait dévorée<br />

d'un désir particulier à son sexe.<br />

El<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait se marier.<br />

Amanda pensait sans d<strong>ou</strong>te que <strong>le</strong> mariage la rajeunirait et<br />

el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait absolument quitter <strong>le</strong> titre de « mademoisel<strong>le</strong>» p<strong>ou</strong>r<br />

devenir « madame. »<br />

Il se présentait une occasion magnifique, car non-seu<strong>le</strong>ment<br />

el<strong>le</strong> avait tr<strong>ou</strong>vé un mari, mois encore ce mari lui apportait <strong>le</strong><br />

titre de « madame la généra<strong>le</strong> »<br />

Le vieux général que n<strong>ou</strong>s avons déjà vu dans <strong>le</strong>s salons de<br />

la cantatrice était am<strong>ou</strong>reux d'el<strong>le</strong> et il lui avait demandé sa<br />

main.<br />

Amanda voyait s'accomplir <strong>le</strong> plus ardent de ses s<strong>ou</strong>haits,<br />

malheureusement p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>, un obstac<strong>le</strong> s'y opposait.<br />

Cet obstac<strong>le</strong> consistait dans un contrat qui la liait au minis-


— 1011 —<br />

tre X.. et dont n<strong>ou</strong>s avons déjà parlé en racontant l'entrevue<br />

avec Sidi-Addar.<br />

Amanda avait lait la connaissance <strong>du</strong> ministre, il y avait de<br />

cela deux ans, dans une soirée donnée par Fiordi.<br />

Malgré son âge. cet homme qui approchait de la soixantaine<br />

était connu p<strong>ou</strong>r ses aventures galantes.<br />

De minières, trés-distinguées et porteur d'un grand nom, ce<br />

diplomate p<strong>ou</strong>vait passer p<strong>ou</strong>r un des hommes <strong>le</strong>s plus distin­<br />

gués de la capita<strong>le</strong>.<br />

Mais t<strong>ou</strong>t en étant d<strong>ou</strong>é des plus brillantes qualités de l'esprit<br />

<strong>le</strong> ministre avait des principes de mora<strong>le</strong> détestab<strong>le</strong>s.<br />

Libre de t<strong>ou</strong>te entrave de famil<strong>le</strong>, possesseur d'une fortune<br />

considérab<strong>le</strong> qu'il tr<strong>ou</strong>vait encore <strong>le</strong> moyen d'augmenter, il<br />

menait une vie des plus relâchées, au point que la critique s'en<br />

émut et que l'empereur, qui cependant n'était pas très-scrupu­<br />

<strong>le</strong>ux sur cette matière, crut devoir lui recommander de garder<br />

quelques ménagements, à cause des convenances, et seu<strong>le</strong>ment<br />

p<strong>ou</strong>r sauver <strong>le</strong>s apparences.<br />

Le vieillard ren<strong>du</strong> furieux par cet avertissement, qui cepen­<br />

dant avait été fait en tête à tète et sur un ton t<strong>ou</strong>t-à-fait amical<br />

et familier. v<strong>ou</strong>llait se venger.<br />

Mais p<strong>ou</strong>r cela il était indispensab<strong>le</strong> de déc<strong>ou</strong>vrir celui <strong>ou</strong>-<br />

cel<strong>le</strong> qui avait attiré sur ses dérèg<strong>le</strong>ments l'attention <strong>du</strong> s<strong>ou</strong>ve­<br />

rain.<br />

Ce n'était pas chose diffici<strong>le</strong>, étant donné <strong>le</strong> système d'espion­<br />

nage qui était en honneur en France s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> règne de Napo­<br />

léon III, où l'on aurait pu dire que la main droite signait un<br />

mandat d'arrêt contre la gauche.<br />

Le ministère eut bientôt la certitude que <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> n'était<br />

autre qu'un de ses secrétaires particuliers <strong>du</strong> nom de Poplar.<br />

En <strong>ou</strong>tre ce secrétaire avait <strong>le</strong> malheur de connaître <strong>le</strong> con<br />

trat qui avait été signé entre Amanda et <strong>le</strong> ministre, c'est ce<br />

qui causa sa perte.<br />

Deux semaines ne s'étaient pas éc<strong>ou</strong>lées depuis <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où <strong>le</strong>


— 1012 —<br />

ministre avait été rappelé aux convenances par son maître que<br />

Poplar était à bord d'un navire allant en Algérie et chargé d'in-<br />

divi<strong>du</strong>s <strong>condamné</strong>s à la déportation.<br />

Le malheureux avait vainement interrogé <strong>le</strong>s agents qui<br />

l'avaient arrêté afin de connaître <strong>le</strong> motif de son arrestation il<br />

avait en vain sollicité la faveur d'être s<strong>ou</strong>mis à un interroga­<br />

toire p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir donner des preuves de son innocence.<br />

S<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> second empire la justice n'avait que faire de pareil<strong>le</strong>s<br />

formalités.<br />

Il ne s'agissait que de se débarrasser d'un importun.<br />

S<strong>ou</strong>s ce régime corrompu et odieux qui a failli con<strong>du</strong>ire la<br />

France à sa perte, combien d'honnêtes gens furent <strong>condamné</strong>s<br />

précisément parce qu'ils ne v<strong>ou</strong>laient pas devenir <strong>le</strong>s complices<br />

des crimes <strong>du</strong> s<strong>ou</strong>verain <strong>ou</strong> de ses créatures.<br />

Dans ces occasions on ne prenait pas tant de ménagements.<br />

Le malheureux se voyait arrêté, <strong>le</strong> plus s<strong>ou</strong>vent pendant la<br />

nuit, on l'emmenait dans une prison quelconque où il restait au<br />

secret jusqu'à ce qu'il y eût un détachement en partance p<strong>ou</strong>r<br />

Lambessa, Cayenne <strong>ou</strong> N<strong>ou</strong>méa.<br />

La fièvre <strong>ou</strong> <strong>le</strong> désespoir ne tardaient pas alors d'avoir raison<br />

de la « maavaise tête » qui n'avait pas v<strong>ou</strong>lu devenir complice<br />

d'une infamie.<br />

Le contrat dont n<strong>ou</strong>s avons parlé et qui existait entre Aman­<br />

da et <strong>le</strong> vieux médecin était un document d'une nature t<strong>ou</strong>t à<br />

fait exceptionnel<strong>le</strong>, comme <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur <strong>le</strong> verra dans un instant.<br />

Le vieux diplomate qui s'était épris p<strong>ou</strong>r Amanda d'une pas­<br />

sion vio<strong>le</strong>nte, lui avait fait un j<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s plus brillantes proposi­<br />

tions qui furent cependant rep<strong>ou</strong>ssées.<br />

La fine m<strong>ou</strong>che savait qu'en agissant ainsi el<strong>le</strong> enflammerait<br />

davantage encore son vieil am<strong>ou</strong>reux.<br />

La résistance est s<strong>ou</strong>vent, en effet, une amorce plus tentante<br />

•que la prévenance.<br />

Amanda connaissait assez <strong>le</strong>s hommes p<strong>ou</strong>r savoir cela.<br />

El<strong>le</strong> avait rep<strong>ou</strong>ssé <strong>le</strong>s offres <strong>du</strong> ministre parce qu'el<strong>le</strong> savait


— 1013 —<br />

que c'était un moyen infaillib<strong>le</strong> de surexciter encore sa passion.<br />

En effet, son attente ne fut pas trompée, au contraire, el<strong>le</strong><br />

fut surpassée.<br />

Le ministre se présenta un soir chez Amanda et il lui pré­<br />

senta un papier en la priant de <strong>le</strong> lire avec attention et de voir<br />

ensuite si el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait y apposer sa signature.<br />

Quant à cel<strong>le</strong> <strong>du</strong> ministre el<strong>le</strong> s'y tr<strong>ou</strong>vait déjà.<br />

Curieuse et impatiente, la cantatrice déplia immédiatement<br />

ce papier, <strong>le</strong> lut d'un b<strong>ou</strong>t à l'autre, et obéissant à un premier<br />

m<strong>ou</strong>vement el<strong>le</strong> éclata de rire.<br />

Cependant, comme el<strong>le</strong> connaissait <strong>le</strong> côté pratique des choses<br />

el<strong>le</strong> réfléchit un moment, puis el<strong>le</strong> posa bravement sa signature<br />

au-dess<strong>ou</strong>s de cel<strong>le</strong> <strong>du</strong> ministre.<br />

Un d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> de ce papier fut immédiatement rédigé et signé,<br />

afin que <strong>le</strong>s deux parties contractantes pussent en avoir un<br />

exemplaire.<br />

C'était ce document qui t<strong>ou</strong>rmentait Amanda, et c'est à cause<br />

de cela qu'el<strong>le</strong> attendait avec impatience la visite que Sidi-Ad­<br />

dar lui avait promise.<br />

Ce fut avec une exclamation de joie qu'el<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va de son<br />

fauteuil quand on lui annonça l'Indien.<br />

—Pardonnez-moi, mademoisel<strong>le</strong>, lui dit <strong>le</strong> magicien en en­<br />

trant, je v<strong>ou</strong>s dérange peut-être !<br />

- Me déranger!... répondit gracieusement l'artiste, pas <strong>le</strong><br />

moins <strong>du</strong> monde.<br />

Et el<strong>le</strong> lui tendit amica<strong>le</strong>ment sa petite main blanche et po­<br />

telée en aj<strong>ou</strong>tant :<br />

— Je v<strong>ou</strong>s attendais avec impatience.<br />

- Hê! fit l'Indien en riant, si Beauf<strong>le</strong>ury v<strong>ou</strong>s entendait!<br />

Amanda fit un geste de dédain.<br />

—Beauf<strong>le</strong>ury! dit-el<strong>le</strong> d'un air de mépris... Bah!...<br />

—Ou bien <strong>le</strong> général, reprit Sidi Addar.<br />

La cantatrice haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Ou <strong>le</strong> ministre, aj<strong>ou</strong>ta <strong>le</strong> sorcier d'un air indifférent.


— 1014 —<br />

Amanda eut un m<strong>ou</strong>vement d'impatience.<br />

— Etes-v<strong>ou</strong>s venu p<strong>ou</strong>r me mettre hors de mo:-même?s'é.<br />

cria-t-el<strong>le</strong>.<br />

— Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde, ma bel<strong>le</strong> dame, repartit Sidi-<br />

Addar, je v<strong>ou</strong>lais aborder <strong>le</strong> sujet qui doit n<strong>ou</strong>s occuper.<br />

— Je ne v<strong>ou</strong>s comprends pas.<br />

— Je veux précisément par<strong>le</strong>r <strong>du</strong> ministre X.. reprit l'Indien<br />

en fixant Amanda d'un air scrutateur.<br />

La cantatrice paraissait v<strong>ou</strong>loir b<strong>ou</strong>der.<br />

El<strong>le</strong> ne répondit pas un mot.<br />

— Voyons! lit l'Indien au b<strong>ou</strong>t d'un moment; ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-<br />

v<strong>ou</strong>s donc pas avoir confiance en moi?<br />

— Puis-je <strong>le</strong> faire sans <strong>le</strong> regretter ensuite? demanda Aman­<br />

da d'un air irrésolu.<br />

— Il <strong>le</strong> faut, répondit <strong>le</strong> magicien.<br />

L'artiste qui savait, parfaitement qu'el<strong>le</strong> était au p<strong>ou</strong>voir de<br />

cet homme mystérieux jugea inuti<strong>le</strong> de continuer cette discussion<br />

et ne répondit pas.<br />

Sidi-Addar eut un s<strong>ou</strong>rire de satisfaction.<br />

Amanda se <strong>le</strong>va et passant dans sa chambre à c<strong>ou</strong>cher e<strong>le</strong><br />

en revint presque aussitôt avec une petite cassette à la main.<br />

El<strong>le</strong> la posa ensuite sur un guéridon qui se tr<strong>ou</strong>vait auprès<br />

de son fauteuil.<br />

Sa main resta un moment posée sur <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>verc<strong>le</strong> de la cas­<br />

sette et el<strong>le</strong> garda <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce comme si el<strong>le</strong> eût eu de la peine<br />

prendre une résolution.<br />

— Ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s donc pas me montrer ce contrat? demand<br />

Sidi-Addar.<br />

Amanda re<strong>le</strong>va la tête et voyant <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rire ironique qui se<br />

j<strong>ou</strong>ait sur <strong>le</strong>s lèvres de l'Indien el<strong>le</strong> tira rapidement de son cor<br />

sage une petite c<strong>le</strong>f qu'el<strong>le</strong> portait suspen<strong>du</strong>e à son c<strong>ou</strong> et <strong>ou</strong>­<br />

vrit la cassette.<br />

Ensuite el<strong>le</strong> en sortie un papier qu'el<strong>le</strong> tendit à Sidi Addar<br />

lui disant:


— 1015 —<br />

- Tenez!... je ne p<strong>ou</strong>rrais pas v<strong>ou</strong>s donner une plus grande<br />

preuve de confiance.<br />

- V<strong>ou</strong>s faites bien, répondit l'Indien, et v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s en<br />

repentirez pas: <strong>du</strong> reste, p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir v<strong>ou</strong>s aider il est indis­<br />

pensab<strong>le</strong> que je connaisse <strong>le</strong> contenu de ce papier.<br />

— Eh bien ! lisez...<br />

Sidi-Addar déplia <strong>le</strong> document et commença à lire à demi-<br />

voix :<br />

« Contrat passé entre Son Excel<strong>le</strong>nce M. <strong>le</strong> ministre X... et<br />

« mademoisel<strong>le</strong> Amanda St-Pierre, artiste lyrique à Paris.<br />

— Tiens! fit l'Indien en interrompant sa <strong>le</strong>cture, c'est t<strong>ou</strong>t<br />

ce qu'il y a de plus sérieux.<br />

Amanda se taisait.<br />

Ses yeux étaient fixés sur <strong>le</strong> tapis.<br />

Sidi-Addar continua :<br />

— Il a été convenu ce qui suit entre <strong>le</strong>s deux parties con-<br />

« tractantes :<br />

« 1° Son Excel<strong>le</strong>nce s'engage à f<strong>ou</strong>rnir à mademoisel<strong>le</strong><br />

1 Amanda une pension annuel<strong>le</strong> de cinquante mil<strong>le</strong> francs qui<br />

« seront payés par trimestre et d'avance.<br />

« 2° Son excel<strong>le</strong>nce met à la disposition de mademoisel<strong>le</strong><br />

« Amanda un équipage à deux chevaux avec <strong>le</strong> cocher ; l'en-<br />

« tretien de cet équipage est à la charge de mademoisel<strong>le</strong><br />

« Amanda.<br />

« 3° Mademoisel<strong>le</strong> Amanda s'engage à reconnaître et à ac-<br />

« corder à Son Excel<strong>le</strong>nce t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s droits d'un ép<strong>ou</strong>x.<br />

« El<strong>le</strong> prend en <strong>ou</strong>tre l'engagement de ne n<strong>ou</strong>er aucune<br />

« autre liaison am<strong>ou</strong>reuse et de ne pas se marier.<br />

« Dans <strong>le</strong> cas où l'une de ces clauses ne serait pas observée<br />

« par mademoisel<strong>le</strong> Amanda, Son Excel<strong>le</strong>nce serait par <strong>le</strong> fait<br />

« même dégagée de t<strong>ou</strong>tes ses obligations.<br />

« Ce contrat entrera en vigueur <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où il sera signé et il<br />

« ne p<strong>ou</strong>rra être diss<strong>ou</strong>s qu'avec <strong>le</strong> consentement des deux<br />

« Parties.


— 1016—<br />

« Il sera rédigé en d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> et contre-signé par deux témoins.<br />

Paris, <strong>le</strong>....<br />

« Ministre X...<br />

Amanda ST-PIERRE. artiste lyrique.<br />

Lisette. N., artiste de bal<strong>le</strong>t, témoin.<br />

« POPLAR, secrétaire, témoin. »<br />

Quand il eut terminé sa <strong>le</strong>cture Sidi-Addar regarda la can­<br />

tatrice.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs <strong>le</strong>s yeux baissés et semblait embar­<br />

rassée.<br />

El<strong>le</strong> attendait que l'Indien prit la paro<strong>le</strong>.<br />

— .Je dois av<strong>ou</strong>er, fit ce dernier, que c'est bien <strong>le</strong> contrat <strong>le</strong><br />

plus original que j'aie jamais eu s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux.<br />

Amanda se <strong>le</strong>va, s'approcha <strong>du</strong> fauteuil <strong>ou</strong> Sidi-Addar s'était<br />

assis et se penchant vers lui el<strong>le</strong> dit à demi-voix:<br />

— P<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s m'aider à sortir de cette impasse?<br />

— V<strong>ou</strong>s aider? fit Sidi-Addar en la regardant comme s'il ne<br />

comprenait pas.<br />

— Oui, reprit Amanda. p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s me dire quel moyen je<br />

puis employer p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir devenir la femme <strong>du</strong> général.<br />

— Cela me semb<strong>le</strong> bien diffici<strong>le</strong> aussi longtemps que v<strong>ou</strong>s<br />

serez liée par ce contrat.<br />

— Comment! s'écria Amanda consternée, v<strong>ou</strong>s ne voyez pas<br />

d'autres moyens ?<br />

— L'affaire est plus compliquée que je ne <strong>le</strong> pensais, fit l'In-<br />

dien, v<strong>ou</strong>s avez été trop généreuse envers <strong>le</strong> ministre.<br />

Amanda essaya de r<strong>ou</strong>gir.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne me comprenez pas, dit Sidi-Addar qui devina sa<br />

pensée, je ne veux pas par<strong>le</strong>r des droits que v<strong>ou</strong>s lui avez re­<br />

connu.<br />

— Non ?<br />

— Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde, atten<strong>du</strong> que cette condition était<br />

la conséquence naturel<strong>le</strong> des premiers artic<strong>le</strong>s qui, v<strong>ou</strong>s en con­<br />

viendrez, sont assez généreux.


— 1017 —<br />

_ Oh!'... St Amanda avec une petite m<strong>ou</strong>e de vanité, si j'avais<br />

v<strong>ou</strong>lu, j'aurais obtenu davantage.<br />

— Le croyez-v<strong>ou</strong>s?<br />

Aman la parut choquée de ce d<strong>ou</strong>te sur sa va<strong>le</strong>ur personnel<strong>le</strong><br />

— Certainement! fit-el<strong>le</strong> avec vivacité.<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Seu<strong>le</strong>ment je me tr<strong>ou</strong>vais dans un embarras momentan<br />

Le général qui était aussi un peu gêné n'avait pas pu me<br />

donner mon trimestre et...<br />

Amanda s'arrêta s<strong>ou</strong>dain.<br />

El<strong>le</strong> vit qu'el<strong>le</strong> avait trop parlé.<br />

— Comment? fit Sidi-Addar en riant. Le général v<strong>ou</strong>s paie<br />

t il aussi une pension ?<br />

Amanda fit un signe affirmatif en r<strong>ou</strong>gissant cette fois<br />

réel<strong>le</strong>ment.<br />

— Et depuis quand ?<br />

— Depuis quatre ans environ, répondit l'artiste. c'est p<strong>ou</strong>r<br />

cela qu'il faut que j'évite à t<strong>ou</strong>t prix qu'il ait connaissance<br />

cela.<br />

Et en parlant, el<strong>le</strong> désigna <strong>le</strong> papier que Sidi-Addar tenait<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à la main.<br />

— Diab<strong>le</strong> ! fit l'Indien, la chose se complique.<br />

Sa figure avait pris une expression sérieuse.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant il reprit :<br />

— Je suis forcé d'admirer l'habi<strong>le</strong>té avec laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s avez<br />

pu pendant aussi longtemps tromper en même temps <strong>le</strong> géné­<br />

ral et <strong>le</strong> ministre.<br />

— Oh ! fit Amanda avec fatuité, cela n'est pas aussi diffici<strong>le</strong><br />

que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez <strong>le</strong> croire, il faudrait qu'une femme jeune et<br />

jolie soit bien maladroite p<strong>ou</strong>r ne pas p<strong>ou</strong>voir mener par­<br />

<strong>le</strong> nez deux am<strong>ou</strong>reux, surt<strong>ou</strong>t quand ce sont des vieillards.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s crois, fit Sidi-Addar : mais je ne comprends<br />

pas p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z renoncer aux cinquante mil<strong>le</strong> francs<br />

<strong>du</strong> ministre.


— 1018 —<br />

— Il <strong>le</strong> faut bien cependant, si je veux p<strong>ou</strong>voir ép<strong>ou</strong>ser <strong>le</strong><br />

général !<br />

— Mais qui donc v<strong>ou</strong>s force à ce mariage?... Le général est<br />

vieux et il n'est pas beau î<br />

— Je ne <strong>le</strong> sais que trop! fit en s<strong>ou</strong>pirant Amanda, mais,<br />

que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s! En m'ép<strong>ou</strong>sant il me donne un nom, un<br />

titre, et il m'intro<strong>du</strong>it dans la haute classe, en un mot, je con­<br />

sidère ce mariage comme un engagement p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> reste de<br />

mes j<strong>ou</strong>rs; <strong>du</strong> reste, j'aurai soin que <strong>le</strong> contrat ne me soit pas<br />

défavorab<strong>le</strong>.<br />

— Oh! dit Sidi-Addar en s<strong>ou</strong>riant, je vois que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />

connaissez en affaires.<br />

Amanda se mit à rire.<br />

Puis el<strong>le</strong> reprit :<br />

— P<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment il ne s'agit que de rompre un engage-<br />

mont; <strong>le</strong> général me presse p<strong>ou</strong>r avoir une réponse; mais<br />

que dira <strong>le</strong> ministre, s'il entend jamais par<strong>le</strong>r de mon ma­<br />

riage ?<br />

— C'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>, répondit <strong>le</strong> magicien, il se croira de son<br />

côté délié de t<strong>ou</strong>te obligation et il cessera de v<strong>ou</strong>s payer la<br />

pension.<br />

—Je <strong>le</strong> sais et ce n'est pas ce qui m'ép<strong>ou</strong>vante, reprit Amanda;<br />

mais il est à prévoir qu'il y aura une scène entre ces deux<br />

hommes; p<strong>ou</strong>r se venger <strong>le</strong> ministre fera connaître au général<br />

comment <strong>le</strong>s choses se sont passées pendant plusieurs années,<br />

et alors adieu <strong>le</strong> mariage avec <strong>le</strong> général !<br />

— V<strong>ou</strong>s paraissez avoir sur lui une grande influence, ne<br />

p<strong>ou</strong>rriez-v<strong>ou</strong>s réussir à <strong>le</strong> persuader que <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s <strong>du</strong> ministre<br />

ne sont pas vraies ? Ne p<strong>ou</strong>rriez-v<strong>ou</strong>s pas arriver à <strong>le</strong> con­<br />

vaincre de votre innocence?<br />

— Ce ne serait pas diffici<strong>le</strong>, il a en mes paro<strong>le</strong>s une con­<br />

fiance absolue.<br />

— Eh bien?<br />

— Mais v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>bliez qu'il a entre <strong>le</strong>s mains une preuve ir-


— 1019 —<br />

récusab<strong>le</strong>, <strong>le</strong> d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> de ce papier, et qu'il s'empresserait de <strong>le</strong><br />

mettre s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux de mon fiancé !<br />

— Voilà quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s suites de l'indépendance, fit Sidi-<br />

Addar. Puis il aj<strong>ou</strong>ta d'un air sententieux :<br />

— Verba volant, scripta manent !<br />

— Au nom <strong>du</strong> ciel, laissez-moi tranquil<strong>le</strong> avec votre latin !<br />

s'écria Amanda ; ma tête est déjà assez embr<strong>ou</strong>illée comme<br />

cela!<br />

— Que diriez-v<strong>ou</strong>s si je v<strong>ou</strong>s donnais <strong>le</strong> moyen de sortir<br />

d'embarras ? demanda l'Indien.<br />

— V<strong>ou</strong>s?... en vérité!... V<strong>ou</strong>s connaîtriez ce moyen? fit<br />

vivement Amanda dont <strong>le</strong> regard s'illumina t<strong>ou</strong>t-à-c<strong>ou</strong>p.<br />

— Oui!<br />

— Oh !... par<strong>le</strong>z !... je v<strong>ou</strong>s en conjure !<br />

— Patience !<br />

— Comment! Patience!... dans un pareil moment!... Ne<br />

voyez-v<strong>ou</strong>s pas que v<strong>ou</strong>s me torturez !...<br />

— Patience ! je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> répète, dit Sidi-Addar qui montrait<br />

à dessein plus de sang-froid a mesure qu'il voyait augmenter<br />

l'agitation d'Amanda.<br />

Puis il reprit :<br />

— Oui!... je v<strong>ou</strong>s délivrerai des liens qui v<strong>ou</strong>s attachent au<br />

ministre mais j'exigerai de v<strong>ou</strong>s un service.<br />

Amanda <strong>le</strong> regarda d'un air surpris.<br />

— Que me demanderez-v<strong>ou</strong>s ? dit-el<strong>le</strong>.<br />

— Oh! rassurez-v<strong>ou</strong>s, repartit Sidi-Addar en riant, je ne<br />

serai pas exigeant :<br />

Mais enfin...<br />

— Il ne s'agit que de quelques papiers qui doivent être remis<br />

directement entre <strong>le</strong>s mains de l'empereur, et j'ai pensé à v<strong>ou</strong>s<br />

P<strong>ou</strong>r cela.<br />

-A moi? s'écria Amanda en regardant l'Indien avec<br />

stupeur. Comment !... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z que je ...? mais v<strong>ou</strong>s perdez<br />

la tête!


— 1020 —<br />

Sidi-Addar haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— Je sais parfaitement, dit-il, que v<strong>ou</strong>s ne voyez pas l'em­<br />

pereur t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs, mais je sais aussi que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez lui<br />

par<strong>le</strong>r quand cela v<strong>ou</strong>s plaît.<br />

— V<strong>ou</strong>s rêvez ! fit Amanda.<br />

Sidi-Addar se renversa contre <strong>le</strong> dossier de son fauteuil et<br />

dit d'une voix calme et grave :<br />

— Oui!... je rêve quelquefois... Ainsi j'eus, il n'y a pas encore<br />

bien longtemps, un songe étrange.<br />

Amanda éc<strong>ou</strong>tait d'un air inquiet<br />

— Je fis un rêve dans <strong>le</strong>quel il était question de ce brace<strong>le</strong>t,<br />

continua l'Indien en désignant <strong>du</strong> doigt un brace<strong>le</strong>t d'or massif<br />

que l'artiste avait au poignet, et sur <strong>le</strong>quel était un rubis d'une<br />

grosseur peu ordinaire.<br />

— De ce brace<strong>le</strong>t?... fit Amanda qui commençait à se tr<strong>ou</strong>­<br />

b<strong>le</strong>r,... v<strong>ou</strong>s... je...<br />

— Et el<strong>le</strong> ne put achever sa phrase.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez mon rêve continua Sidi-Addar qui sembla ne<br />

s'apercevoir de rien.<br />

Puis il reprit :<br />

— C'était un soir, à l'Opéra; l'empereur était dans sa loge<br />

et paraissait s'ennuyer énormément. Peut-être était-ce de la<br />

mauvaise humeur, il se taisait, ses s<strong>ou</strong>rcils étaient froncés et il<br />

mordillait sa m<strong>ou</strong>stache. Son ent<strong>ou</strong>rage se taisait. S<strong>ou</strong>dain Sa<br />

Majesté sembla accorder quelque attention à une femme qui<br />

venait d'entrer en scène et qui chantait; en effet, sa physio­<br />

nomie s'éclaira, et quand l'acte fut terminé, l'empereur fit un<br />

signe, un de ses officiers s'avança et il lui dit deux mots à voix<br />

basse. L'officier sortit de la loge impéria<strong>le</strong>, se rendit sur la<br />

scène et ayant accosté l'artiste qui avait excité l'intérêt de Sa<br />

Majesté, il lui parla pendant un instant et...<br />

Sidi-Addar s'arrêta.<br />

— Et ensuite ?... fit Amanda.<br />

— Et deux j<strong>ou</strong>rs plus tard cette dame reçut un petit étui de


— 1021 —<br />

maroquin qui renfermait ce magnifique brace<strong>le</strong>t avec ces mots :<br />

« Remerciements p<strong>ou</strong>r une tasse de thé. »<br />

— Etes v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> démon ? s'écria Amanda en considérant<br />

son interlocuteur comme si vraiment el<strong>le</strong> l'eût vu sortir de<br />

l'enfer.<br />

— Peut-être, répondit Sidi-Addar; dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cas je<br />

puis <strong>le</strong> devenir p<strong>ou</strong>r ceux qui m'irritent et veu<strong>le</strong>nt me<br />

résister.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta presque aussitôt :<br />

— Voyons !... v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s charger de remettre ces quel­<br />

ques papiers à l'empereur ?<br />

— Je ne sais vraiment pas si cela me sera possib<strong>le</strong>!...<br />

— V<strong>ou</strong>s ferez en sorte que cela soit, repartit l'Indien avec<br />

fermeté.<br />

— J'essaierai!<br />

— Mais il ne faut pas que l'empereur sache de qui v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

tenez !<br />

— Bien, je chercherai un prétexte.<br />

— Cela n'est pas nécessaire... V<strong>ou</strong>s direz t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment<br />

que v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s avez reçus par la poste.<br />

— Mais il faudra des preuves.<br />

— V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s aurez... il suffit d'une enveloppe portant votre<br />

adresse ainsi que <strong>le</strong> timbre de la poste, v<strong>ou</strong>s l'aurez demain.<br />

— Mais comment ?<br />

— C'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong> je v<strong>ou</strong>s enverrai une enveloppe<br />

cachetée dans laquel<strong>le</strong> il n'y aura qu'une feuil<strong>le</strong> de papier<br />

blanc que v<strong>ou</strong>s remplacerez par <strong>le</strong>s papiers que je vais v<strong>ou</strong>s<br />

remettre.<br />

— Et si on venait à reconnaître votre écriture ?<br />

— Oh!... cela ne sera pas, je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> garantis!... Ainsi c'est<br />

convenu, n<strong>ou</strong>s sommes d'accord.<br />

—Oui!<br />

— V<strong>ou</strong>s me promettez de remettre ces papiers aux mains<br />

même de l'empereur?


— Oui!<br />

—- Quand?<br />

— 1022 —<br />

— Après demain au plus tard.<br />

— Très-bien,... maintenant éc<strong>ou</strong>tez, <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r où<br />

l'empereur aura ces papiers en mains, je v<strong>ou</strong>s remettrai <strong>le</strong><br />

d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> <strong>du</strong> contrat que v<strong>ou</strong>s avez signé avec <strong>le</strong> ministre, de<br />

sorte qu'il sera complétement désarmé contre v<strong>ou</strong>s et ne p<strong>ou</strong>rra<br />

mettre aucun obstac<strong>le</strong> à vos projets<br />

— C'est cela, dit Amanda,. . mais comment p<strong>ou</strong>rrez-v<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong>s emparer de ce document ?<br />

— Cela- me regarde!... N'<strong>ou</strong>bliez pas mes paro<strong>le</strong>s, quand<br />

l'empereur aura ces papiers s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux v<strong>ou</strong>s recevrez <strong>le</strong><br />

d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> de votre contrat.<br />

— Parfaitement, j'ai compris!... C'est merveil<strong>le</strong>ux! V<strong>ou</strong>s êtes<br />

réel<strong>le</strong>ment mon sauveur !<br />

Sidi-Addar remit à Amanda quelques papiers pliés avec<br />

soin.<br />

Puis il prit congé de la cantatrice.<br />

Dans la joie qu'el<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>vait en pensant qu'el<strong>le</strong> allait être<br />

délivrée <strong>du</strong> contrat qui la liait au ministre et qu'el<strong>le</strong> s'enten­<br />

drait bientôt appe<strong>le</strong>r « madame la généra<strong>le</strong> », Amanda n'avait<br />

pas pensé à demandé à l'Indien à quoi devaient servir ces<br />

papiers mystérieux qui devaient être remis à l'empereur lui-<br />

même.<br />

Du reste, cela lui importait fort peu, et p<strong>ou</strong>rvu qu'el<strong>le</strong> pût<br />

atteindre son but, il lui était fort indifférent qu'un malheur<br />

fondît sur un inconnu.<br />

El<strong>le</strong> serra soigneusement ces papiers dans un tiroir de son<br />

secrétaire et sonna sa femme de chambre.<br />

Pendant qu'on la décoiffait el<strong>le</strong> pensait au moyen d'avoir <strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>ndemain une entrevue avec l'empereur.


— 1023 —<br />

CHAPITRE V<br />

La mère Salviat<br />

La cabane située au « Champ <strong>du</strong> crime » et dans laquel<strong>le</strong><br />

n<strong>ou</strong>s avons con<strong>du</strong>it <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur, était depuis quelques j<strong>ou</strong>rs plus<br />

tranquil<strong>le</strong> que d'habitude<br />

On se s<strong>ou</strong>vient que. cette cabane, qui était protégée <strong>du</strong> côté<br />

<strong>du</strong> nord par une espèce de petit monticu<strong>le</strong> auquel el<strong>le</strong> était<br />

adossée, était habitée par la mère Salviat et son fils Baptiste.<br />

Ce dernier n'était pas encore guéri de la b<strong>le</strong>ssure qu'il avait<br />

reçue lors de l'attentat dirigé contre la vie de Maurice auprès de<br />

la petite chapel<strong>le</strong> située sur la r<strong>ou</strong>te de Meudon<br />

Le <strong>le</strong>cteur se rappel<strong>le</strong> que Gaspard <strong>le</strong> borgne l'avait transporté<br />

sur ses épau<strong>le</strong>s jusqu'à un cabaret borgne qui avait p<strong>ou</strong>r en­<br />

seigne « au Coq r<strong>ou</strong>ge »<br />

Là il lavait pansé tant bien que mal au moyen d'une bande<br />

de toi<strong>le</strong> appliquée sur la b<strong>le</strong>ssure.<br />

Le j<strong>ou</strong>r venu il était allé en vil<strong>le</strong> chercher une voiture fermée<br />

dans laquel<strong>le</strong> il l'avait] placé p<strong>ou</strong>r l'amener au « Champ <strong>du</strong><br />

crime ».<br />

La vue de son fils t<strong>ou</strong>t pâ<strong>le</strong> et ensanglanté avait terrifié la<br />

mère Salviat.<br />

Un examen plus minutieux démontra que la bal<strong>le</strong> n'avait<br />

atteint, aucun organe sérieux et que la grande faib<strong>le</strong>sse de<br />

Baptiste ne provenait que de l'hémorrhagie abondante qui avait<br />

été occasionnée par la b<strong>le</strong>ssure


— 1024 —<br />

Il ne fallait pas penser à faire venir un médecin, de peur de<br />

donner l'éveil à la police, de sorte qu'il fallut que Gaspard se<br />

chargeât <strong>du</strong> soin d'extraire la bal<strong>le</strong>.<br />

On conçoit que cette opération, faite par des mains inexpé­<br />

rimentées, causa au b<strong>le</strong>ssé d'autres s<strong>ou</strong>ffrances, mais il était<br />

impossib<strong>le</strong> de faire autrement.<br />

Il y avait trois j<strong>ou</strong>rs que cette opération avait eu lieu.<br />

N<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vons la mère Salviat occupée à poser un bandage<br />

propre sur la b<strong>le</strong>ssure de son fils.<br />

— Je ne comprends pas p<strong>ou</strong>rquoi Gaspard reste si longtemps<br />

avant de revenir, disait Baptiste à sa mère qui semblait avoir<br />

<strong>ou</strong>blié t<strong>ou</strong>s ses griefs contre son fils et <strong>le</strong> soignait avec une<br />

sollicitude inacc<strong>ou</strong>tumées.<br />

filial.<br />

N<strong>ou</strong>s n'oserions pas affirmer que c'était par pur am<strong>ou</strong>r<br />

La vieil<strong>le</strong> mégère savait que son fils lui était indispensab<strong>le</strong><br />

p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir satisfaire sa cupidité effrénée.<br />

Le <strong>le</strong>cteur a vu dans un chapitre précédent que la mère Sal­<br />

viat avait habi<strong>le</strong>ment su exploiter <strong>le</strong> mauvais renom de son<br />

fils p<strong>ou</strong>r extorquer à la comtesse de St-Etienne une somme<br />

d'argent considérab<strong>le</strong> en donnant p<strong>ou</strong>r prétexte qu'il avait fait<br />

une fausse <strong>le</strong>ttre de change.<br />

Mais, afin de dér<strong>ou</strong>ter t<strong>ou</strong>t s<strong>ou</strong>pçon et t<strong>ou</strong>tes recherches, el<strong>le</strong><br />

donnait à son fils <strong>le</strong> nom de Jean au lieu de <strong>le</strong> nommer Bap<br />

tiste, quand el<strong>le</strong> parlait avec la comtesse.<br />

Le j<strong>ou</strong>r approchait où el<strong>le</strong> devait al<strong>le</strong>r t<strong>ou</strong>cher cet argent.<br />

En entendant <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de Baptiste la vieil<strong>le</strong> femme lui<br />

jeta un c<strong>ou</strong>p d'œil s<strong>ou</strong>rnois et répondit :<br />

— Gela t'étonne?... Gaspard sait bien p<strong>ou</strong>rquoi il n<strong>ou</strong>s<br />

évite!... Ce qui s'est passé l'autre j<strong>ou</strong>r pr<strong>ou</strong>ve clairement qu'il<br />

veut bien partager avec toi, mais qu'il te laisse seul exposer ta<br />

peau!... Ce qui m'étonne, moi. c'est que tu sois aussi confiant<br />

p<strong>ou</strong>r ne pas dire autre chose, et que tu veuil<strong>le</strong>s partager avec<br />

un autre ce que tu p<strong>ou</strong>rrais parfaitement gagner t<strong>ou</strong>t seul!


— 1023 —<br />

— Non, mère, reprit Baptiste ; il n'y a pas de la faute de<br />

Gaspard;... il doit y avoir autre chose là dess<strong>ou</strong>s.<br />

— Et quand cela serait?... Mon avis est que tu fasses con­<br />

naissance avec l' homme masqué, toi seul, et que, quand il y<br />

aura un autre c<strong>ou</strong>p a faire, tu <strong>le</strong> fasses t<strong>ou</strong>t seul, de cette ma­<br />

nière tu n'auras pas à partager avec personne. N<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s<br />

chargerons bien de dépenser l'argent, n<strong>ou</strong>s avons <strong>du</strong> reste des<br />

poches p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> mettre. P<strong>ou</strong>rquoi partagerais-tu t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec<br />

Gaspard qui, d'ail<strong>le</strong>urs, prend assez ses aises avec toi.<br />

— Mais comment p<strong>ou</strong>rrai-je arriver à savoir qui est cet<br />

homme qui ne se montre jamais que <strong>le</strong> visage rec<strong>ou</strong>vert d'un<br />

masque ? demanda Baptiste.<br />

— Je p<strong>ou</strong>rrai peut-être t'y aider.<br />

Baptiste fit un m<strong>ou</strong>vement de surprise.<br />

— Que dis-tu? fit-il,... as-tu fini par te s<strong>ou</strong>venir où tu avais<br />

enten<strong>du</strong> cette voix ?<br />

— Non, ce n'est pas cela;... mais cet homme a per<strong>du</strong> ici<br />

quelque chose que j'ai tr<strong>ou</strong>vé et qui p<strong>ou</strong>rra peut-être n<strong>ou</strong>s<br />

mettre sur la voie.<br />

— Il a per<strong>du</strong> quelque chose?... quoi donc?... Montre-moi<br />

cela!<br />

La vieil<strong>le</strong> femme alla <strong>ou</strong>vrir un tiroir de l'armoire et en tira<br />

un petit paquet enveloppé dans <strong>du</strong> papier.<br />

Puis el<strong>le</strong> revint auprès <strong>du</strong> lit de son fils et <strong>le</strong> lui donna.<br />

Celui-ci défit vivement <strong>le</strong> paquet.<br />

Ses yeux étincelaient de curiosité.<br />

— Un diamant! s'écria-t-il enfin.<br />

— Oui. fit la vieil<strong>le</strong>, un diamant,... un brillant, comme on en<br />

voit peu !... il n<strong>ou</strong>s sera faci<strong>le</strong> de savoir qui est son proprié­<br />

taire !<br />

— Ce ne sera peut-être pas aussi faci<strong>le</strong> que tu <strong>le</strong> crois ! fit<br />

Baptiste à demi-voix<br />

— Dans ce cas j'ai encore autre chose ... regarde!<br />

Et el<strong>le</strong> tendit son fils un m<strong>ou</strong>choir de fine battiste qui<br />

77


— 1026 —<br />

était brodé à un coin d'un B surmonté d'une c<strong>ou</strong>ronne de<br />

comte.<br />

T<strong>ou</strong>s deux considéraient cette broderie quand un cri plaintif<br />

se fit entendre.<br />

Ce cri semblait venir de derrière la paroi.<br />

— Race inferna<strong>le</strong>!... s'écria la mère Salviat, n'y a-t-il donc<br />

pas moyen de v<strong>ou</strong>s faire taire?<br />

Et laissant entre <strong>le</strong>s mains de Baptiste <strong>le</strong> m<strong>ou</strong>choir et <strong>le</strong> dia­<br />

mant, el<strong>le</strong> se dirigea vers une petite porte qui se tr<strong>ou</strong>vait à<br />

l'ang<strong>le</strong> opposé de la porte d'entrée.<br />

N<strong>ou</strong>s allons suivre la vieil<strong>le</strong> mégère.<br />

Quand el<strong>le</strong> eût <strong>ou</strong>vert cette porte el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>va dans une<br />

pièce assez semblab<strong>le</strong> à la première, quoique plus petite.<br />

Là <strong>le</strong>s plaintes, qui étaient évidemment p<strong>ou</strong>ssées par un en­<br />

fant, devinrent plus distinctes.<br />

Mais d'où p<strong>ou</strong>vaient-el<strong>le</strong>s provenir, on ne voyait dans cette<br />

pièce aucune porte de communication.<br />

Il n'y avait qu'une vieil<strong>le</strong> armoire à habits appuyée contre <strong>le</strong><br />

mur <strong>du</strong> fond.<br />

La mère Salviat s'approcha de cette armoire qu'el<strong>le</strong> <strong>ou</strong>vrit<br />

avec une c<strong>le</strong>f qu'el<strong>le</strong> avait tiré de sa poche.<br />

L'armoire était complètement vide.<br />

Comment expliquer <strong>le</strong> soin avec <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> était fermée et la<br />

raison p<strong>ou</strong>r laquel<strong>le</strong> la vieil<strong>le</strong> femme en portait la c<strong>le</strong>f dans sa<br />

poche?<br />

Le <strong>le</strong>cteur va <strong>le</strong> voir immédiatement.<br />

Quand l'armoire fut <strong>ou</strong>verte la vieil<strong>le</strong> y passa <strong>le</strong> bras droit<br />

et saisissant un des crochets de bois destinés à suspendre <strong>le</strong>s<br />

vêtements el<strong>le</strong> lui imprima un m<strong>ou</strong>vement circulaire.<br />

Le fond de l'armoire t<strong>ou</strong>rna sur lui-même et laissa voir une<br />

<strong>ou</strong>verture de même grandeur.<br />

C'était une porte dissimulée donnant accès à un petit ré<strong>du</strong>it<br />

dont personne ne s<strong>ou</strong>pçonnait l'existence.<br />

La mère Salviat enjamba <strong>le</strong> pied de l'armoire et pénétra dans


La mère Salviat et ses petits pensionnaires.


— 1027 —<br />

ce ré<strong>du</strong>it où l'air et la lumière ne pénétraient que par une <strong>ou</strong><br />

verture ronde de quelques p<strong>ou</strong>ces de diamètre et qui se tr<strong>ou</strong><br />

vent au mur t<strong>ou</strong>t près <strong>du</strong> toit.<br />

<strong>Les</strong> parois de ce ré<strong>du</strong>it laissaient suinter une humidité fétide<br />

et <strong>le</strong> sol en était rec<strong>ou</strong>vert d'une c<strong>ou</strong>che de pail<strong>le</strong> à moitié<br />

p<strong>ou</strong>rrie.<br />

Sur cette pail<strong>le</strong> étaient c<strong>ou</strong>chés des enfants rec<strong>ou</strong>verts de<br />

quelques haillons sordides.<br />

Des enfants?... A peine p<strong>ou</strong>vait-on reconnaître à quel<strong>le</strong> classe<br />

d'êtres appartenaient <strong>le</strong>s malheureuses créatures c<strong>ou</strong>chées <strong>le</strong>s<br />

unes auprès des autres et dont <strong>le</strong>s membres étaient d'une sa<strong>le</strong>té<br />

qui s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vait <strong>le</strong> cœur.<br />

Et cependant c'était bien de malheureux enfants qui, m<strong>ou</strong>­<br />

rant de faim, grelottant de froid, à peine rec<strong>ou</strong>verts de quelques<br />

lambeaux d'étoffe, n'avaient p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>che que cette pail<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrie<br />

et p<strong>le</strong>ine de vermine et p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>rriture que quelques morceaux<br />

de pain que la vieil<strong>le</strong> trempait dans de l'eau-de-vie quand el<strong>le</strong><br />

v<strong>ou</strong>lait ét<strong>ou</strong>ffer <strong>le</strong>s plaintes de ces pauvres petits êtres.<br />

Leurs bras et <strong>le</strong>urs jambes amaigris <strong>le</strong>s faisaient ressemb<strong>le</strong>r<br />

à de petits sque<strong>le</strong>ttes.<br />

Un large cerc<strong>le</strong> b<strong>le</strong>uâtre ent<strong>ou</strong>rait <strong>le</strong>urs yeux éteints et enfon­<br />

cés dans <strong>le</strong>ur orbite.<br />

Leurs traits caves et terreux démontraient <strong>le</strong>urs s<strong>ou</strong>ffrances<br />

et <strong>le</strong>s innombrab<strong>le</strong>s taches r<strong>ou</strong>ges qui marbraient <strong>le</strong>ur peau ne<br />

p<strong>ou</strong>vaient provenir que des morsures des insectes qui f<strong>ou</strong>r­<br />

millaient dans ce fumier.<br />

C'était un spectac<strong>le</strong> horrib<strong>le</strong>!<br />

P<strong>ou</strong>rquoi la vieil<strong>le</strong> misérab<strong>le</strong> ne laissait-el<strong>le</strong> pas m<strong>ou</strong>rir ces<br />

pauvres enfants !<br />

P<strong>ou</strong>rquoi <strong>le</strong>s faisait-el<strong>le</strong> ainsi s<strong>ou</strong>ffrir, agoniser, au milieu <strong>du</strong><br />

froid, de la faim ?<br />

Ces malheureuses petites créatures étaient des enfants dont<br />

el<strong>le</strong> était chargée par des mères dénaturées, qui v<strong>ou</strong>laient se


— 1028 —<br />

débarrasser d'un fardeau importun <strong>ou</strong> bien éloigner <strong>le</strong> témoi<br />

gnage vivant d'une faute.<br />

Ces enfants appartenaient la plupart à des femmes riches<br />

ent<strong>ou</strong>rées de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s d<strong>ou</strong>ceurs de la vie, et qui, p<strong>ou</strong>r une<br />

somme d'argent, s'en rapportaient à la mère Salviat <strong>du</strong> soin<br />

de faire disparaître <strong>le</strong> pauvre petit être.<br />

La vieil<strong>le</strong> scélérate avait beauc<strong>ou</strong>p de connaissances dans un<br />

certain monde de la capita<strong>le</strong>, et t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fois que la venue<br />

d'un enfant venait déranger des plans d'avenir <strong>ou</strong> dévoi<strong>le</strong>r une<br />

liaison c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong>, on s'adressait à la mère Salviat.<br />

El<strong>le</strong> se chargeait de l'enfant moyennant une somme qui<br />

devait servir à payer la pension de la première année.<br />

On savait que cette dépense serait inuti<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r l'année<br />

suivante.<br />

Ces pauvres enfants étaient v<strong>ou</strong>és à une mort <strong>le</strong>nte et cer­<br />

taine, et personne, excepté Baptiste et sa mère ne savait com-<br />

bien de petits cadavres avaient été enf<strong>ou</strong>is s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> monticu<strong>le</strong><br />

qui paraissait devoir servir d'abri à la cabane.<br />

La vieil<strong>le</strong> femme était trop prudente p<strong>ou</strong>r faire m<strong>ou</strong>rir ces<br />

enfants t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p.<br />

Il fallait t<strong>ou</strong>t prévoir.<br />

La police p<strong>ou</strong>vait d'un j<strong>ou</strong>r à l'autre apprendre que la mère<br />

Salviat avait chez el<strong>le</strong> des enfants confiés à ses soins.<br />

Et la vieil<strong>le</strong> sorcière savait que la police est en général très<br />

curieuse.<br />

Il fallait donc être sur ses gardes.<br />

C'est p<strong>ou</strong>r cela qu'el<strong>le</strong> avait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs quatre <strong>ou</strong> cinq enfants<br />

c<strong>ou</strong>chés sur la pail<strong>le</strong>, et p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> cas où une visite importune<br />

aurait été à craindre el<strong>le</strong> avait quelques vêtements assez con­<br />

venab<strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>r habil<strong>le</strong>r ces enfunts et <strong>le</strong>s exhiber en cas de<br />

besoin.<br />

De cette manière, si quelque indiscret venait jamais demander<br />

à voir <strong>le</strong>s enfants confiés à sa garde, la mère Salviat p<strong>ou</strong>vait


— 1029 —<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs en montrer un <strong>ou</strong> deux vêtus décemment p<strong>ou</strong>r la cir<br />

constance<br />

Il y avait aussi des enfants qu'el<strong>le</strong> traitait avec égards.<br />

C'était surt<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> cas p<strong>ou</strong>r ceux qui p<strong>ou</strong>vaient servir à rap­<br />

porter de l'argent<br />

C'était !e cas p<strong>ou</strong>r la fil<strong>le</strong> de la comtesse de Saint-Etienne<br />

qui, certainement, était bien loin de se d<strong>ou</strong>ter quel métier<br />

horrib<strong>le</strong> pratiquait la vieil<strong>le</strong> femme à laquel<strong>le</strong> son enfant était<br />

confiée.<br />

Joséphine, ainsi se nommait la fil<strong>le</strong> de <strong>le</strong> comtesse était de la<br />

part de la mère Salviat l'objet de soins t<strong>ou</strong>t particuliers.<br />

El<strong>le</strong> se tenait habituel<strong>le</strong>ment dans un petit cabinet situé en<br />

arrière de la première pièce et assez proprement tenu ; une<br />

petite fenêtre garnie d'un rideau y laissait pénétrer une lumière<br />

suffisante p<strong>ou</strong>r permettre à l'enfant de s'amuser avec <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>­<br />

j<strong>ou</strong>x que sa mère lui donnait.<br />

Ce cabinet était assez éloigné p<strong>ou</strong>r empêcher la petite fil<strong>le</strong><br />

d'entendre <strong>le</strong>s plaintes des autres enfants.<br />

Quand il devait y avoir un entretien secret, <strong>ou</strong> lorsqu'on<br />

attendait une visite nocturne, la mère Salviat mélangeait un<br />

léger narcotique à la s<strong>ou</strong>pe qui formait <strong>le</strong> repas <strong>du</strong> soir de la<br />

fil<strong>le</strong>tte.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci était bientôt plongée dans un profond sommeil et par<br />

conséquent incapab<strong>le</strong> de rien voir ni rien entendre de ce qui<br />

devait se passer dans la pièce principa<strong>le</strong>.<br />

La comtesse de St-Etienne était la première qui eût demandé<br />

à la mère Salviat à revoir son enfant.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury connaissait-il l'infâme métier de cette vieil<strong>le</strong><br />

femme ?<br />

Ne l'avait-il pas choisie exprès dans <strong>le</strong> but de faire disparaître<br />

l'enfant ?<br />

On aurait presque pu répondre affirmativement, étant donné<br />

<strong>le</strong> caractère corrompu de cet homme qui était, <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur l'a vu,<br />

capab<strong>le</strong> de tons <strong>le</strong>s crimes.


— 1030 —<br />

Quand la vieil<strong>le</strong> femme fut entrée dans ce ré<strong>du</strong>it obscur et<br />

humide el<strong>le</strong> ne put pas t<strong>ou</strong>t d'abord distinguer <strong>le</strong>quel des enfants<br />

qui s'y tr<strong>ou</strong>vaient avait laissé échapper <strong>le</strong>s plaintes qu'el<strong>le</strong><br />

avait enten<strong>du</strong>es et qui avaient été assez fortes p<strong>ou</strong>r pénétrer<br />

usqne dans la première pièce.<br />

El<strong>le</strong> se baissa et se mit a f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r dans la pail<strong>le</strong> avec ses doigts<br />

n<strong>ou</strong>eux et décharnés.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d' un moment il lui sembla que sa main t<strong>ou</strong>chait <strong>du</strong><br />

sang.<br />

En effet, ses yeux s'étant peu à peu acc<strong>ou</strong>tumés à la demi,<br />

obscurité qui régnait dans ce tr<strong>ou</strong>, el<strong>le</strong> s'aperçut que ses mains<br />

étaient ensanglantées<br />

En continuant ses recherches el<strong>le</strong> sentit s<strong>ou</strong>s sa main la lame<br />

d'un c<strong>ou</strong>teau pointu dont el<strong>le</strong> s'était servie <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r auparavant<br />

p<strong>ou</strong>r c<strong>ou</strong>per <strong>le</strong>s tranches de pain qui constituaient <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>per de<br />

ces pauvres petits.<br />

El<strong>le</strong> avait sans d<strong>ou</strong>te <strong>ou</strong>blié ce c<strong>ou</strong>teau la veil<strong>le</strong>.<br />

La lame en était c<strong>ou</strong>verte de sang, el<strong>le</strong> avait pénétré dans<br />

<strong>le</strong> flanc de l'un de ces malheureux enfants pendant <strong>le</strong>s m<strong>ou</strong>ve­<br />

ments qu'il avait faits en dormant.<br />

La pauvre petite créature, qui p<strong>ou</strong>vait être âgée d'un an<br />

environ, râlait et se tordait dans <strong>le</strong>s dernières convulsions de<br />

l'agonie.<br />

Sans s'inquiéter des autres la vieil<strong>le</strong> prit ce malheureux petit<br />

être qui p<strong>ou</strong>ssa un faib<strong>le</strong> gémissement.<br />

— Voyons, tais-toi ! fit-el<strong>le</strong> d'une voix s<strong>ou</strong>rde. D'ail<strong>le</strong>urs tu<br />

n'en a pas p<strong>ou</strong>r longtemps.<br />

El<strong>le</strong> reposa brusquement l'enfant sur la pail<strong>le</strong>.<br />

Ses pauvres petits membres s'agitèrent une dernière fois, puis<br />

il demeura immobi<strong>le</strong>.<br />

La mère Salviat ret<strong>ou</strong>rna dans la première pièce, s'essuya <strong>le</strong>s<br />

mains et ayant c<strong>ou</strong>pé quelques minces tranches de pain qu'el<strong>le</strong><br />

trempa dans un peu de lait, el<strong>le</strong> revint et en enfonça une dans<br />

la b<strong>ou</strong>che de chacun des autres enfants.


— 1 0 3 1 —<br />

Puis ayant repris <strong>le</strong> petit cadavre et ayant constaté que <strong>le</strong><br />

cœur avait cessé de battre el<strong>le</strong> murmura :<br />

— On ne dira pas que celui-là n'est pas mort de sa mort<br />

naturel<strong>le</strong>.<br />

Puis el<strong>le</strong> dép<strong>ou</strong>illa ce petit corps des haillons qui <strong>le</strong> rec<strong>ou</strong>­<br />

vraient et sortit de cet antre.<br />

Ayant refermé la porte de l'armoire el<strong>le</strong> en remit la c<strong>le</strong>f dans<br />

sa poche.<br />

Puis ayant pris une corbeil<strong>le</strong> qui était pen<strong>du</strong>e au mur el<strong>le</strong> y<br />

plaça <strong>le</strong> petit cadavre.<br />

El<strong>le</strong> traversa ensuite la première pièce, et ayant <strong>ou</strong>vert la<br />

porte el<strong>le</strong> jeta un regard au dehors.<br />

Voyant que t<strong>ou</strong>t était désert et si<strong>le</strong>ncieux dans <strong>le</strong>s environs<br />

el<strong>le</strong> sortit et se dirigea derrière la cabane où se tr<strong>ou</strong>vait adossée<br />

une espèce de petite construction en bois servant sans d<strong>ou</strong>te à<br />

serrer des <strong>ou</strong>tils.<br />

Etant entrée dans cette espèce de guérite dans laquel<strong>le</strong>, en<br />

effet, se voyaient des pel<strong>le</strong>s, une pioche et d'autres <strong>ou</strong>tils, el<strong>le</strong><br />

remua une large planche qui était comme appuyée contre la<br />

paroi <strong>du</strong> fond.<br />

Cette planche masquait une <strong>ou</strong>verture assez grande p<strong>ou</strong>r<br />

laisser passer une personne en rampant sur <strong>le</strong>s gen<strong>ou</strong>x et sur<br />

<strong>le</strong>s mains.<br />

Ce tr<strong>ou</strong> laissait échapper une odeur fade et nauséabonde qui<br />

p<strong>ou</strong>vait faire supposer que ce n'était que l'emb<strong>ou</strong>chure d'un<br />

ég<strong>ou</strong>t.<br />

Ayant allumé une petite lanterne qui se tr<strong>ou</strong>vait là la vieil<strong>le</strong><br />

se baissa et el<strong>le</strong> entra dans <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong> en p<strong>ou</strong>ssant devant el<strong>le</strong> la<br />

corbeil<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> y avait placée.<br />

Ce canal p<strong>ou</strong>vait avoir quatre pieds de longueur.<br />

Quand el<strong>le</strong> eut rampé pendant un moment la vieil<strong>le</strong> femme<br />

se tr<strong>ou</strong>va à l'autre extrémité de ce con<strong>du</strong>it et el<strong>le</strong> se mit deb<strong>ou</strong>t.<br />

El<strong>le</strong> était dans une espèce de grotte qui était creusée dans


— 1032 —<br />

l'intérieur <strong>du</strong> monticu<strong>le</strong> dont n<strong>ou</strong>s avons parlé et auquel était<br />

adossée la cabane <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> nord.<br />

Ce monticu<strong>le</strong> qui, vu <strong>du</strong> dehors, paraissait être naturel avait<br />

été fabriqué au moyen d'un bâtis de planches qu'on avait<br />

rec<strong>ou</strong>vert de terre et de débris de t<strong>ou</strong>tes sortes.<br />

Dans un coin de cette espèce de grotte se tr<strong>ou</strong>vait un tas de<br />

sab<strong>le</strong>.<br />

La mère Salviat ayant fait avec <strong>le</strong>s mains une espèce de<br />

creux dans ce sab<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> y plaça <strong>le</strong> petit cadavre, qui n'était<br />

pas encore refroidi, et <strong>le</strong> rec<strong>ou</strong>vrit avec quelques pel<strong>le</strong>tées de<br />

sab<strong>le</strong>.<br />

Le « cimetière particulier » de la mère Salviat, comme l'appe­<br />

lait Baptiste, venait de recevoir une victime de plus.<br />

En quittant Sidi-Addar. Beauf<strong>le</strong>ury était rentré chez lui et<br />

s'était mis au lit.<br />

to<strong>le</strong>.<br />

Mais il lui avait été impossib<strong>le</strong> de fermer <strong>le</strong>s yeux.<br />

Il se sentait menacé de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s côtés.<br />

Ce qui l'inquiétait <strong>le</strong> plus, c'était l'apparition de Lapos­<br />

La conversation qu'il venait d'avoir avec lui <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>blait<br />

beauc<strong>ou</strong>p.<br />

Il connaissait <strong>le</strong> Parisien et il sentait qu'il avait t<strong>ou</strong>t à crain­<br />

dre de cet esprit rusé et astusieux qui n'était jamais à c<strong>ou</strong>rt<br />

d'expédients.<br />

En <strong>ou</strong>tre, il lui était impossib<strong>le</strong> de faire disparaître cet homme<br />

sans se précipiter en même temps dans l'abîme.<br />

Son dernier espoir était dans Gaspard <strong>le</strong> borgne.<br />

Si ce dernier réussissait à faire disparaître Maurice, il ne<br />

restait plus qu'Arthur, et il ne serait pas diffici<strong>le</strong> de s'en dé­<br />

faire.<br />

Le matin, quand Beauf<strong>le</strong>ury eut déjeuné, il se décida à al<strong>le</strong>r<br />

faire visite au jeune peintre.


— 1033 —<br />

En montant l'escalier qui con<strong>du</strong>isait au logement <strong>du</strong> jeune<br />

homme. Beauf<strong>le</strong>ury rencontracelui-ci qui descendait.<br />

— Oh! fit Arthur en. s'arrêtant, monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— C'est moi-même, monsieur ! fit ce dernier, je venais pré­<br />

cisément p<strong>ou</strong>r notre affaire ; cependant si je v<strong>ou</strong>s dérange...<br />

— Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde, reprit Arthur, <strong>du</strong> reste je ne suis<br />

pas très pressé,... j'allais chez mon futur beau-père...<br />

— Chez votre beau-père? répéta Beauf<strong>le</strong>ury. qui sentit battre<br />

son cœur en pensant qu'il allait peut-être apprendre quelque<br />

chose au sujet de Maurice.<br />

— Oui, reprit <strong>le</strong> jeune peintre, je viens de recevoir un bil<strong>le</strong>t<br />

de sa part, et je v<strong>ou</strong>s prie de v<strong>ou</strong>loir bien m'accompagner<br />

jusque là.<br />

Et Arthur se remit à marcher, suivi de Beauf<strong>le</strong>ury. dont <strong>le</strong><br />

visage s'était c<strong>ou</strong>vert d'une pâ<strong>le</strong>ur subite.<br />

- Comment ? pensait-il. Maurice a écrit à Arthur ?<br />

- Mais il n'est donc pas mort ?<br />

- Il n'est pas venu au rendez-v<strong>ou</strong>s qui lui avait été donné<br />

sur la r<strong>ou</strong>te de Meudon, <strong>ou</strong> bien Gaspard <strong>le</strong> borgne a-t il<br />

manqué son c<strong>ou</strong>p ?<br />

Tel<strong>le</strong>s étaient <strong>le</strong>s pensées qui se heurtaient dans <strong>le</strong> cerveau<br />

de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Il ne savait s'il devait s'en irriter <strong>ou</strong> s'en ép<strong>ou</strong>vanter.<br />

Un n<strong>ou</strong>vel obstac<strong>le</strong> se dressait devant lui.<br />

Il fallait cependant qu'à t<strong>ou</strong>t prix il réussît à se contenir.<br />

Le jeune homme qu'il accompagnait ne devait pas s'aperce-<br />

voir de son agitation.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment. Arthur dit à Beauf<strong>le</strong>ury :<br />

- Monsieur, je me d<strong>ou</strong>te <strong>du</strong> motif qui v<strong>ou</strong>s amène auprès<br />

N moi.<br />

- N<strong>ou</strong>s avons échangé hier des paro<strong>le</strong>s qui exigent une<br />

réparation par <strong>le</strong>s armes, répondit Beauf<strong>le</strong>ury. Je v<strong>ou</strong>s laisse <strong>le</strong><br />

choix des armes et de l'endroit où aura lieu notre rencontre<br />

veuil<strong>le</strong>z donc décider.


— 1034 —<br />

— Quant à t<strong>ou</strong>s ces détails, répondit Arthur, j'en ai laissé <strong>le</strong><br />

soin à mon ami et futur beau-père, monsieur Dubreuil, qui a<br />

-bien v<strong>ou</strong>lu s'en charger.<br />

— Ah!<br />

— Oui, monsieur.<br />

— Alors, mademoisel<strong>le</strong> Cé<strong>le</strong>ste sait...<br />

— Y pensez-v<strong>ou</strong>s ? mademoisel<strong>le</strong> Cé<strong>le</strong>ste, ma fiancée, ne se<br />

d<strong>ou</strong>te de rien, n<strong>ou</strong>s avons, son père et moi, jugé à propos de<br />

lui laissser ignorer cette rencontre.<br />

— Et monsieur Dubreuil? demanda Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— Mon futur beau père m'écrit ce matin qu'il se présentera<br />

chez v<strong>ou</strong>s afin de rég<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s conditions <strong>du</strong> <strong>du</strong>el.<br />

— Mais ne p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s me dire ce que v<strong>ou</strong>s avez décidé?<br />

demanda Beauf<strong>le</strong>ury qui, en apprenant que Maurice avait l'in­<br />

tention de lui faire une visite, comprit qu'il fallait changer de<br />

tactique.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi pas? répondit Arthur.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Gomme je n'aurai pas trop d'auj<strong>ou</strong>rd'hui et de demain<br />

p<strong>ou</strong>r rég<strong>le</strong>r quelques affaires de famil<strong>le</strong>, je désirerais que l'af­<br />

faire fût renvoyée à après-demain ?<br />

— Gela m'est parfaitement indifférent, repartit Beauf<strong>le</strong>ury,<br />

et où désirez-v<strong>ou</strong>s qu'ait lieu la rencontre ?<br />

— Au bois de Vincennes.<br />

— Très bien,... et à quel<strong>le</strong> heure?<br />

— A huit heures <strong>du</strong> matin.<br />

— Parfaitement, monsieur, j'arriverai p<strong>ou</strong>r cette heure-la<br />

accompagné de mes témoins.<br />

Et Beauf<strong>le</strong>ury prit congé de son interlocuteur qui se rendit<br />

chez sa fiancée.<br />

— L'enfer a-t-il déchainé t<strong>ou</strong>s ses démons contre moi? mur­<br />

mura Beauf<strong>le</strong>ury... Cet imbéci<strong>le</strong> de Gaspard!...<br />

— Et p<strong>ou</strong>r comb<strong>le</strong> de malheur, je ne puis pas al<strong>le</strong>r <strong>le</strong> voir cette<br />

nuit, quel que soit mon désir d'apprendre comment <strong>le</strong>s choses


— 1035 —<br />

se sont passées !... Et Adè<strong>le</strong> !... qui vient, el<strong>le</strong> aussi, se mettre<br />

de la partiel<br />

Il marcha ainsi pendant un certain temps.<br />

Il fallait absolument faire face au danger et parer à t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s<br />

éventualités.<br />

Quand l'heure à laquel<strong>le</strong> il v<strong>ou</strong>lait al<strong>le</strong>r tr<strong>ou</strong>ver la comtesse<br />

de St-Etienne fut arrivée, il se dirigea vers l'hôtel <strong>du</strong> comte.<br />

Il allait être midi, et <strong>le</strong>s f<strong>ou</strong>rnisseurs de la comtesse devaient<br />

venir à deux heures p<strong>ou</strong>r prendre l'argent que la comtesse <strong>le</strong>ur<br />

avait promis.<br />

La comtesse attendait Beauf<strong>le</strong>ury avec impatience.<br />

El<strong>le</strong> savait que s'il ne lui apportait pas de l'argent, <strong>le</strong> bij<strong>ou</strong>­<br />

tier irait se plaindre au comte.<br />

El<strong>le</strong> savait en <strong>ou</strong>tre que la colère de son ép<strong>ou</strong>x était ter­<br />

rib<strong>le</strong>.<br />

.es.<br />

Ces pensées la mettaient, dans des transes mortel -<br />

Enfin Thérèse vint lui annoncer que Beauf<strong>le</strong>ury était là.<br />

El<strong>le</strong> donna l'ordre de l'intro<strong>du</strong>ire, et quand ils furent seuls,<br />

el<strong>le</strong> commença à lui raconter sa position.<br />

El<strong>le</strong> lui dépeignit l'impatience <strong>du</strong> bij<strong>ou</strong>tier et de la c<strong>ou</strong>tu­<br />

rière, sans <strong>ou</strong>blier de lui apprendre la visite que la mère Sal­<br />

viat lui avait faite<br />

Quand el<strong>le</strong> eut fini, Beauf<strong>le</strong>ury qui, sans d<strong>ou</strong>te, s'était atten<strong>du</strong><br />

à cela, sortit de sa poche une liasse de bil<strong>le</strong>ts de banque, et<br />

avec une facilita à laquel<strong>le</strong> la comtesse n'était pas préparée, il lui<br />

donna la somme qu'el<strong>le</strong> demandait.<br />

— Oh!fit la comtesse, v<strong>ou</strong>s êtes vraiment mon ami !<br />

La pauvre femme qui s'était atten<strong>du</strong>e à des reproches et à<br />

des récriminations, était réel<strong>le</strong>ment t<strong>ou</strong>chée de la générosité de<br />

son ancien amant.<br />

Mais el<strong>le</strong> ne devait pas tarder à connaître <strong>le</strong> prix de cette<br />

générosité.<br />

— J'ai t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs été votre ami. Adè<strong>le</strong> repartit froidement.


— 1036 —<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, et j'ai sacrifié p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s des sommes fabu­<br />

<strong>le</strong>uses<br />

— Je <strong>le</strong> sais, balbutia la comtesse ; mais v<strong>ou</strong>s savez que si<br />

je suis dans cette position, c'est votre faute.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez-moi bien, Adè<strong>le</strong>, reprit Beauf<strong>le</strong>ury; je v<strong>ou</strong>s ai<br />

apporté de l'argent auj<strong>ou</strong>rd'hui,... mais je dois v<strong>ou</strong>s prévenir<br />

que c'est la dernière fois.<br />

— Comment!... que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire? fit la comtesse avec<br />

consternation.<br />

Malgré la somme que venait de lui donner Beauf<strong>le</strong>ury, el<strong>le</strong><br />

était loin d'être hors d'embarras.<br />

Cet argent lui suffirait t<strong>ou</strong>t juste p<strong>ou</strong>r satisfaire <strong>le</strong> bij<strong>ou</strong>tier<br />

et la c<strong>ou</strong>turière.<br />

Mais où prendrait-el<strong>le</strong> <strong>le</strong>s dix mil<strong>le</strong> francs qu'el<strong>le</strong> avait promis<br />

à la mère Salviat et que cel<strong>le</strong>-ci viendrait sûrement chercher<br />

<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r dit ?<br />

Beauf<strong>le</strong>ury reprit:<br />

— Je veux dire que dorénavant je ne p<strong>ou</strong>rrai plus rien faire<br />

p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s,... je ne peux p<strong>ou</strong>rtant pas me ruiner compléte­<br />

ment !<br />

— Mais comment ferai-je ! dit la comtesse; si je ne peux pas<br />

donner à cette femme <strong>le</strong>s dix mil<strong>le</strong> francs que je lui ai promis,<br />

el<strong>le</strong> ira t<strong>ou</strong>t raconter au comte !<br />

— Il faudra v<strong>ou</strong>s arranger avec el<strong>le</strong> comme v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez,<br />

répondit Beauf<strong>le</strong>ury, qui n'avait rien per<strong>du</strong> de son calme, v<strong>ou</strong>s<br />

arriverez sans d<strong>ou</strong>te à la convaincre.<br />

— Je n'y parviendrai pas ! s'écria la comtesse au comb<strong>le</strong> de<br />

l'angoisse,... el<strong>le</strong> ira t<strong>ou</strong>t dire à mon mari!<br />

— J'en suis désolé!... mais je n'y puis absolument rien!<br />

L'inquiétude et l'agitation de la comtesse augmentaient visi­<br />

b<strong>le</strong>ment.<br />

El<strong>le</strong> était surt<strong>ou</strong>t indignée <strong>du</strong> calme et <strong>du</strong> sang-froid de<br />

Beauf<strong>le</strong>ury.


— 1 0 3 7 —<br />

Cet homme lui refusait son sec<strong>ou</strong>rs, lui p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> avait<br />

déjà tant s<strong>ou</strong>ffert,<br />

El<strong>le</strong> considérait d'un œil hagard <strong>le</strong>s traits impassib<strong>le</strong>s de ce<br />

scélérat sans cœur.<br />

Enfin, el<strong>le</strong> lui dit d'une voix altérée:<br />

— V<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z plus rien faire p<strong>ou</strong>r moi ? v<strong>ou</strong>s<br />

<strong>ou</strong>bliez, Beauf<strong>le</strong>ury, que mon secret est en même temps <strong>le</strong><br />

votre !<br />

Beauf<strong>le</strong>ury re<strong>le</strong>va la tête d'un air menaçant et demanda d'un<br />

air c<strong>ou</strong>rr<strong>ou</strong>cé :<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire ?<br />

— Ce que je veux dire !.. Si cette femme me trahit, comme<br />

el<strong>le</strong> m'en a menacé, <strong>le</strong> comte mon ép<strong>ou</strong>x saura que v<strong>ou</strong>s, son<br />

ami intime, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>quel il n'a rien de caché, V<strong>ou</strong>s êtes <strong>le</strong> père<br />

de mon enfant !<br />

— Moi, <strong>le</strong> père de votre enfant, fit Beauf<strong>le</strong>ury <strong>le</strong>ntement et<br />

avec hauteur, comment, <strong>le</strong> pr<strong>ou</strong>verez-v<strong>ou</strong>s ?<br />

La comtesse se <strong>le</strong>va brusquement.<br />

Avait-el<strong>le</strong> bien compris ?<br />

Ses oreil<strong>le</strong>s ne l'avaient-el<strong>le</strong>s pas trompée?<br />

— Le pr<strong>ou</strong>ver! fit-el<strong>le</strong> comme égarée,... Le pr<strong>ou</strong>ver?... V<strong>ou</strong>-<br />

driez-v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nier ?<br />

— Le nier? répondit Beauf<strong>le</strong>ury;...je n'ai rien à nier ! Votre<br />

enfant ne me regarde pas !<br />

— Est-ce possib<strong>le</strong> ?.. s'écria la comtesse.<br />

— Très-possib<strong>le</strong>!... reprit Beauf<strong>le</strong>ury.... je répète que je n'ai<br />

rien de commun avec votre enfant et que je ne veux rien savoir<br />

de vos secrets et de vos intrigues. C'est <strong>du</strong> reste ce que je dirai<br />

au comte qui aj<strong>ou</strong>tera plus de foi à mes paro<strong>le</strong>s qu'à cel<strong>le</strong>s<br />

d'une ép<strong>ou</strong>se infidè<strong>le</strong>.<br />

La comtesse éc<strong>ou</strong>tait.<br />

El<strong>le</strong> n'osait en croire ses oreil<strong>le</strong>s, et el<strong>le</strong> restait immobi<strong>le</strong> de<br />

stupeur.<br />

Cependant, el<strong>le</strong> eut encore la force de demander :


— 1038 —<br />

— Et cette femme?.. la mère Salviat?... Ne par<strong>le</strong>ra-t-el<strong>le</strong><br />

pas ?... N'est-ce pas v<strong>ou</strong>s qui me l'avez envoyée?<br />

— C'est moi, il est vrai, repartit Beaui<strong>le</strong>ury, mais v<strong>ou</strong>s com-<br />

prenez que je me suis bien gardé de lui dire qu'il s'agissait<br />

de mon enfant !<br />

— Grand Dieu!... qu'entends-je ? s'écria la comtesse en se<br />

laissant tomber dans son fauteuil.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury reprit :<br />

— La mère Salviat croit que cet enfant est <strong>le</strong> fruit de vos<br />

relations avec un officier. Du reste, el<strong>le</strong> ne m'a vu qu'une fois,<br />

el<strong>le</strong> ne me connaît pas et ne peut rien contre moi !<br />

— C'est ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong>! murmura la comtesse en se c<strong>ou</strong>vrant<br />

<strong>le</strong> visage de ses deux mains.<br />

— Tandis que v<strong>ou</strong>s,c'est diffèrent, continua impitoyab<strong>le</strong>ment<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, c'est, de v<strong>ou</strong>s que cette femme a t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs reçu la<br />

pension de l'enfant ; c'est v<strong>ou</strong>s qui l'avez visitée; c'est chez v<strong>ou</strong>s<br />

qu'el<strong>le</strong> est venue. Quant à moi, el<strong>le</strong> ne m'a jamais revu,c'est<br />

p<strong>ou</strong>r cela qu'auj<strong>ou</strong>rd'hui je n'ai pas à tremb<strong>le</strong>r comme v<strong>ou</strong>s.<br />

La mère Salviat peut à chaque instant se présenter au comte<br />

de St-Etienne avec votre fil<strong>le</strong> et lui dire : voyez-v<strong>ou</strong>s cette<br />

enfant, savez-v<strong>ou</strong>s qui est sa mère?... Non?... eh bien, c'est la<br />

comtesse de St-Etienne, votre femme!... Mais jamais cette<br />

femme ne p<strong>ou</strong>rra dire qui est <strong>le</strong> père de l'enfant, et à moins<br />

forte raison apporter des preuves contre moi !... V<strong>ou</strong>s voyez<br />

donc; bien que je n'ai rien à craindre <strong>du</strong> comte.<br />

— Oh!... fit la comtesse d'une voix s<strong>ou</strong>rde!... je ne vois que<br />

trop que v<strong>ou</strong>s m'abandonnez lâchement, après m'a voir préci­<br />

pitée dans l'abîme.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne me rendez pas justice. fit Beauf<strong>le</strong>ury que<br />

d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et <strong>le</strong> désespoir de la comtesse ne p<strong>ou</strong>vaient ém<strong>ou</strong>voir;<br />

je v<strong>ou</strong>s ai aidé aussi longtemps que je l'ai pu ; maintenant <strong>le</strong>s<br />

circonstances ne sont plus <strong>le</strong>s mêmes : il ne m'est plus possi-<br />

b<strong>le</strong> de v<strong>ou</strong>s sortir d'embarras et je ne veux pas me compro<br />

mettre.


— 1039 —<br />

— Oh!... homme lâche, égoïste et sans cœur! V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />

montrez maintenant tel que v<strong>ou</strong>s êtes!<br />

— Egoïste? fit Beauf<strong>le</strong>ury,... à mon t<strong>ou</strong>r, madame, je p<strong>ou</strong>r­<br />

rais v<strong>ou</strong>s appe<strong>le</strong>r ingrate,... savez-v<strong>ou</strong>s que v<strong>ou</strong>s me coûtez à<br />

présent plus de trois cent mil<strong>le</strong> francs ?<br />

Indignée de ce reproche la comtesse se <strong>le</strong>va brusquement, et<br />

vint se placer devant Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Puis el<strong>le</strong> lui dit en pressant ses mains sur son cœur comme<br />

p<strong>ou</strong>r en comprimer <strong>le</strong>s battements :<br />

— Et v<strong>ou</strong>s,... savez-v<strong>ou</strong>s ce que v<strong>ou</strong>s m'avez coûté?... P<strong>ou</strong>r<br />

VOUS j'ai per<strong>du</strong> <strong>le</strong> bonheur,... <strong>le</strong> repos... la paix... et qui sait si<br />

à cause de v<strong>ou</strong>s encore, je ne perdrai pas la vie ?<br />

Et la malheureuse femme éclata en sanglots.<br />

- V<strong>ou</strong>s avez t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs aimé <strong>le</strong>s scènes tragiques, comtesse,<br />

fit Beauf<strong>le</strong>ury d'un ton sarcastique, sans cela v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s lais­<br />

seriez pas entraîner à de semblab<strong>le</strong>s déclamations. Si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>­<br />

liez essayer de considérer votre position avec plus de calme<br />

v<strong>ou</strong>s reconnaîtriez que j'ai fait plus que t<strong>ou</strong>t autre aurait fait à<br />

ma place. En <strong>ou</strong>tre je suis obligé d'être économe, maintenant<br />

que mon existence va changer.<br />

La comtesse <strong>le</strong> considéra d'un air interrogateur.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire? demanda-t-el<strong>le</strong> d'une voix faib<strong>le</strong>.<br />

— Je pense me marier avant peu, répondit Beauf<strong>le</strong>ury avec<br />

<strong>le</strong> plus grand calme.<br />

— V<strong>ou</strong>s marier?... v<strong>ou</strong>s?... s'écria la comtesse stupéfaite.<br />

Oh!...maintenant, je comprends p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s<br />

s<strong>ou</strong>straire à vos devoirs de père!... Ah !... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z me faire<br />

m<strong>ou</strong>rir !<br />

- V<strong>ou</strong>s retombez de n<strong>ou</strong>veau dans <strong>le</strong> drame, comtesse, fit<br />

Beauf<strong>le</strong>ury d'un ton léger,... v<strong>ou</strong>s avez sans cesse <strong>le</strong> mot de<br />

mort à la b<strong>ou</strong>che!... suis je mort, moi. quand <strong>le</strong> comte de<br />

St-Etienne v<strong>ou</strong>s a ép<strong>ou</strong>sée ?<br />

La comtesse garda <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.


— 1040 —<br />

El<strong>le</strong> était abas<strong>ou</strong>rdie de t<strong>ou</strong>t ce qu'el<strong>le</strong> venait d'entendre et<br />

el<strong>le</strong> se demandait si el<strong>le</strong> ne faisait pas un mauvais songe.<br />

Il était évident que Beauf<strong>le</strong>ury v<strong>ou</strong>lait se dégager p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>.<br />

j<strong>ou</strong>rs de ses obligations envers son enfant.<br />

C'était un plan arrêté depuis longtemps<br />

Il v<strong>ou</strong>lait maintenant abandonner la comtesse et la laisser<br />

exposée à la colère de son mari qui, dans une explosion de fu.<br />

reur, était capab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>t.<br />

Et Joséphine, son enfant?<br />

Beauf<strong>le</strong>ury connaissait assez la mère Salviat p<strong>ou</strong>r avoir à ce<br />

sujet la moindre inquiétude.<br />

Il savait parfaitement que dès que la comtesse ne p<strong>ou</strong>vait<br />

plus donner d'argent la vieil<strong>le</strong> femme se serait bientôt déba-<br />

rassée de l'enfant.<br />

il n'avait par conséquent à s'occuper de rien à ce sujet, il ne<br />

fallait que laisser <strong>le</strong>s choses suivre <strong>le</strong>ur c<strong>ou</strong>rs naturel.<br />

Il était certaine de cette manière qu'il ne tarderait pas à être<br />

débarrassé des deux êtres qui p<strong>ou</strong>vaient mettre obstac<strong>le</strong> à ses<br />

projets, et cela sans qu'il fût de n<strong>ou</strong>veau nécessaire d'employer<br />

la main de Gaspard <strong>ou</strong> de Baptiste Salviat.<br />

Il ne pensait plus maintenant être retenu que. par des cir­<br />

constances imprévues et il était décidé à agir avec énergie et<br />

sans perdre de temps.<br />

La comtesse que la stupeur avait ren<strong>du</strong>e muette parut reve­<br />

nir à la réalité.<br />

El<strong>le</strong> re<strong>le</strong>va la tête et demanda à Beauf<strong>le</strong>ury:<br />

— Peut-on v<strong>ou</strong>s demander, quel est <strong>le</strong> nom de votre<br />

fiancée?... Quel<strong>le</strong> est la femme heureuse entre t<strong>ou</strong>tes, p<strong>ou</strong>r la<br />

possession de laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sacrifiez avec autant de<br />

cruauté, moi et votre enfant?<br />

— Non, madame la comtesse, répondit Beauf<strong>le</strong>ury, en se<br />

<strong>le</strong>vant p<strong>ou</strong>r prendre congé: v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez bien m'excuser si je<br />

garde ce petit secret jusqu'au moment où mon mariage sera


— 1041 —<br />

officiel<strong>le</strong>ment annoncé, ce n'est qu'alors que v<strong>ou</strong>s connaîtrez <strong>le</strong><br />

nom de ma future ép<strong>ou</strong>se.<br />

— Et... Et que répondrai-je à la mère Salviat quand el<strong>le</strong><br />

viendra ? murmura la comtesse.<br />

— V<strong>ou</strong>s n'avez qu'à lui dire que v<strong>ou</strong>s n'êtes pas en état de<br />

satisfaire à ces n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s éxigences.<br />

Oh !... alors je suis certaine qu'el<strong>le</strong> ira t<strong>ou</strong>t dire au<br />

comte !<br />

— Je ne <strong>le</strong> crois pas !... V<strong>ou</strong>s n'avez qu'à lui répondre avec<br />

énergie,... <strong>le</strong>s gens de cette sorte ne sont pas diffici<strong>le</strong>s à domp­<br />

ter... il ne <strong>le</strong>ur est pas t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs faci<strong>le</strong> de mettre <strong>le</strong>urs menaces<br />

à exécution.<br />

— Non !... non !... cette femme est cruel<strong>le</strong>,.... el<strong>le</strong> n'a pas de<br />

cœur !... Je n'ai à attendre aucun nénagement de sa part!...<br />

Que faire !... Mon Dieu !... que faire ?<br />

La comtesse se tordait <strong>le</strong>s mains de désespoir.<br />

El<strong>le</strong> s'affaissa sur son canapé en sanglotant.<br />

A ce moment Thérèse, la femme de chambre de la comtesse<br />

entra t<strong>ou</strong>te effarée.<br />

— Le comte!... fit-el<strong>le</strong> à demi-voix.<br />

— Le comte!... s'écria la comtesse, vite... vite... monsieur,<br />

partez... il ne faut pas qu'il v<strong>ou</strong>s voie ici ! Il est d'une jal<strong>ou</strong>sie...<br />

— Il est jal<strong>ou</strong>x?... fit Beauf<strong>le</strong>ury avec ironie... et... <strong>le</strong> baron<br />

Kel<strong>le</strong>rmann ?<br />

— Faites-moi grâce de vos sarcasmes!... partez... vite... je<br />

v<strong>ou</strong>s en prie !... Thérèse v<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>ira...<br />

— C'est cela, dit la femme de chambre, suivez-moi monsieur,<br />

Monsieur <strong>le</strong> comte vient d'entrer dans la c<strong>ou</strong>r de l'hôtel accom­<br />

pagné d'une autre personne et il peut être ici d'un moment à<br />

l'autre !<br />

Quoique Beauf<strong>le</strong>ury, cet homme sans cœur ni pitié épr<strong>ou</strong>vât<br />

une satisfaction secrète en voyant s<strong>ou</strong>ffrir la comtesse, il ne fut<br />

Pas fâché de profiter de l'occasion qui s'offrait de rompre l'en­<br />

tretien.<br />

78


— 1 0 4 2 —<br />

Il prit son chapeau et tendit par convenance sa main à la<br />

comtesse qui la prit, et ta. gardant un moment dans <strong>le</strong>s siennes<br />

el<strong>le</strong> demanda encore d'un ton suppliant :<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes donc inexorab<strong>le</strong> !<br />

— V<strong>ou</strong>s connaissez ma résolution! el<strong>le</strong> est inébranlab<strong>le</strong>!<br />

répondit Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— V<strong>ou</strong>s m'abandonnez!<br />

— Je ne puis plus rien faire !... jev<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> répète.<br />

En prononçant cm dernières paro<strong>le</strong>s <strong>le</strong> regard de Beauf<strong>le</strong>ury<br />

avait pris une expression de menace et de cruauté qui suffit<br />

p<strong>ou</strong>r démontrer à la comtesse qu'el<strong>le</strong> n'avait plus rien a<br />

attendre de cet homme.<br />

El<strong>le</strong> laissa retomber la main de Beauf<strong>le</strong>ury qui se hâta de<br />

suivre la femme de chambre.<br />

Ne v<strong>ou</strong>lant pas faire connaître au comte l'état dans <strong>le</strong>quel<br />

el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait el<strong>le</strong> se hâta d'essuyer ses larmes et de composer<br />

sa physionomie.<br />

Et cependant <strong>le</strong> calme était loin d'être dans son âme.<br />

De qui p<strong>ou</strong>vait-el<strong>le</strong> maintenant attendre <strong>du</strong> sec<strong>ou</strong>rs?<br />

El<strong>le</strong> n'avait pas un ami, pas un cœur dév<strong>ou</strong>é auquel el<strong>le</strong> pût<br />

se confier!<br />

Personne!... personne!...<br />

La pauvre femme se sentit per<strong>du</strong>e!<br />

Cinq minutes ne s'étaient pas éc<strong>ou</strong>lées que Le comte entra<br />

chez la comtesse.<br />

Il était accompagné <strong>du</strong> baron Kel<strong>le</strong>rrmaun.<br />

La comtesse qui, par un vo<strong>le</strong>nt effort de volonté, avait re­<br />

tr<strong>ou</strong>ve un peu de calme, s'avança en s<strong>ou</strong>riant à la rencontre<br />

des deux hommes.<br />

Il lui fallait, avec la mort dans l'âme,se montrer riante, gra­<br />

cieuse, coquette même p<strong>ou</strong>r complaire au comte et ne pas<br />

exciter sa colère.<br />

El<strong>le</strong> <strong>le</strong> craignait maintenant plus que jamais.


— 1043 —<br />

Le comte venait proposer à sa femme d'al<strong>le</strong>r faire <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>r<br />

des Champs Elisées avant déjeuner.<br />

Cette proposition fut acceptée par la comtesse qui se retira<br />

dans son appartement p<strong>ou</strong>r faire un peu de toi<strong>le</strong>tte.<br />

El<strong>le</strong> profita de ce qu'el<strong>le</strong> était seu<strong>le</strong> avec Thérèse p<strong>ou</strong>r lui<br />

donner la somme destinée au bij<strong>ou</strong>tier et à la c<strong>ou</strong>turière.<br />

Restait la mère Salviat.<br />

La comtesse avait, il est vrai, encore six j<strong>ou</strong>rs au-devant<br />

d'el<strong>le</strong>, mais cela ne la tranquillisait que médiocrement.<br />

El<strong>le</strong> ne savait obsolument pas à qui s'adresser p<strong>ou</strong>r tr<strong>ou</strong>ver<br />

<strong>le</strong>s dix mil<strong>le</strong> francs qu'el<strong>le</strong> avait promis à la vieil<strong>le</strong> femme.<br />

S<strong>ou</strong>dain une pensée rapide comme l'éclair traversa son<br />

esprit.<br />

Un homme p<strong>ou</strong>rrait peut-être venir à son sec<strong>ou</strong>rs si el<strong>le</strong> se<br />

confiait à lui.<br />

Un homme qui lui était dév<strong>ou</strong>é.<br />

Oserait-el<strong>le</strong> tenter l'épreuve ?<br />

Il fallait avant t<strong>ou</strong>t essayer, sonder <strong>le</strong> terrain.<br />

Il y avait encore une chance de salut !<br />

CHAPITRE VI.<br />

Alfred à R<strong>ou</strong>en.<br />

11 était environ quatre heures de l'après-midi quand <strong>le</strong> secré­<br />

taire de Fiordi arriva à R<strong>ou</strong>en.


— 1044 —<br />

T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde connaît l'arrivée d'un train en gros.<br />

La locomotive entre en mugissant s<strong>ou</strong>s la voûte é<strong>le</strong>vée et<br />

retentissante.<br />

Des c<strong>ou</strong>ps de siff<strong>le</strong>ts retentissent de t<strong>ou</strong>s côtés, <strong>le</strong>s cris des<br />

employés invitent <strong>le</strong>s voyageurs à descendre et indiquant <strong>le</strong>s<br />

heures de départ p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s autres directions, <strong>le</strong>s appels de t<strong>ou</strong>te<br />

sorte, t<strong>ou</strong>t cela cause un br<strong>ou</strong>haha indescriptib<strong>le</strong> à la faveur<br />

<strong>du</strong>quel il est aisé de passer inaperçu.<br />

Alfred qui était revêtu d'un costume de voyage d'une grande<br />

simplicité , afin de n'éveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>pçons de personne, des­<br />

cendit de wagon et se perdit dans la f<strong>ou</strong><strong>le</strong>.<br />

Il était certain que personne ne l'avait distingué.<br />

Pendant <strong>le</strong> voyage il s'était acc<strong>ou</strong>dé dans un coin <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>pé<br />

et avait feint de dormir, p<strong>ou</strong>r ne pas être obligé d'entrer en<br />

conversation avec <strong>le</strong>s voyageurs qui se tr<strong>ou</strong>vaient avec lui.<br />

Ayant appelé un cocher de fiacre il lui dit de <strong>le</strong> con<strong>du</strong>ire<br />

dans un hôtel de deuxième rang parce qu'il ne connaissait pas<br />

la vil<strong>le</strong>.<br />

Quelques minutes plus tard la voiture s'arrêtait devant un<br />

hôtel d'assez bonne apparence.<br />

Alfred descendit, et ayant renvoyé <strong>le</strong> cocher il demanda une<br />

chambre.<br />

On <strong>le</strong> con<strong>du</strong>isit au troisième étage où on lui donna une<br />

chambre assez confortab<strong>le</strong>.<br />

Ayant changé de vêtements, il descendit au bureau de<br />

l'hôtel où il s'inscrivit s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom d'Arthur Elvedy, négociant,<br />

de Montereau.<br />

C'était une précaution destinée à dér<strong>ou</strong>ter <strong>le</strong>s recherches de<br />

la police.<br />

Puis s'étant fait servir quelque chose à manger il se hâta<br />

afin de p<strong>ou</strong>voir encore avant la fin de la j<strong>ou</strong>rnée tâter <strong>le</strong> terrain<br />

et prendre ses mesures p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain.<br />

Quand il eut terminé son repas il sortit et chercha la


— 1043 —<br />

u où devait se tr<strong>ou</strong>ver la maison habitée par Rose<br />

Elvedy.<br />

Comme en s'en s<strong>ou</strong>vient, c'était la rue St-Joseph.<br />

Une lui fut pas diffici<strong>le</strong> de la tr<strong>ou</strong>ver ainsi que la maison<br />

habitée par la femme de Fiordi<br />

C'était une charmante habitation de deux étages dont l'as­<br />

pect était des plus tranquil<strong>le</strong>s.<br />

Au rez-de-chaussée se tr<strong>ou</strong>vait un petit magasin de pape­<br />

terie qui était en même temps un cabinet de <strong>le</strong>cture.<br />

Alfred entra et acheta un crayon p<strong>ou</strong>r son portefeuil<strong>le</strong>.<br />

Quand il eut fait son emp<strong>le</strong>tte, à demanda à la dame qui<br />

l'avait servi :<br />

— Pardon, madame, p<strong>ou</strong>rriez-v<strong>ou</strong>s me dire si <strong>le</strong> second<br />

étage de de cette maison n'est pas habitée par une jeune dame?<br />

— Le deuxième étage?... non monsieur,... mais il y a une<br />

dame, jeune encore, qui habite <strong>le</strong> premier.<br />

— Comment? fit Alfred qui était occupé à compter la mon­<br />

naie qu'on lui avait ren<strong>du</strong>e,.... il m'a cependant semblé voir<br />

une dame à une des fenêtres <strong>du</strong> second étage !<br />

— Chez, <strong>le</strong> vieux conseil<strong>le</strong>r,... qui est à moitié s<strong>ou</strong>rd?... v<strong>ou</strong>s<br />

devez v<strong>ou</strong>s être trompé, monsieur, repartit en riant la dame<br />

de magasin... Ce vieillard vit t<strong>ou</strong>t seul .... il n'a pas même une<br />

servante.<br />

— T<strong>ou</strong>t seul?... Un vieillard à moitié s<strong>ou</strong>rd?.... Que dites-<br />

v<strong>ou</strong>s? fit Alfred d'un air de commisération.<br />

— Oui, monsieur;.... que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s?.... c'est l'avarice...<br />

Quoique monsieur Illmenoy passe p<strong>ou</strong>r passab<strong>le</strong>ment riche, il<br />

se contente de faire faire son ménage par la concierge.<br />

Cela suffisait à Alfred p<strong>ou</strong>r savoir que <strong>le</strong> second étage était<br />

occupé par un vieillard impotent et presque s<strong>ou</strong>rd.<br />

En même temps il avait appris que Rose Elvedy. <strong>ou</strong> si on<br />

aime mieux, Amélie Godineau, la femme de Fiordi, habitai<br />

bien <strong>le</strong> premier étage, comme <strong>du</strong> reste <strong>le</strong> lui avait déjà dit <strong>le</strong><br />

j<strong>ou</strong>rnaliste.


— 1046 —<br />

— Ainsi un vieillard infirme est <strong>le</strong> seul habitant de cette<br />

maison avec Rose Elvedy, pensait Alfred en montant l'escalier<br />

qui con<strong>du</strong>isait au premier étage. De cette manière je n'ai pas à<br />

craindre l'indiscrétion ni la curiosité des voisins.<br />

Arrivé au sommet de l'escalier il se tr<strong>ou</strong>va devant une porte<br />

sur laquel<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait une plaque de métal portant <strong>le</strong> nom<br />

de Rose Elvedy.<br />

Il tira <strong>le</strong> cordon de la sonnette et presque aussitôt la porte<br />

fut <strong>ou</strong>verte par une gentil<strong>le</strong> petite servante au minois chiffonné<br />

et à l'air décidé qui demanda en s<strong>ou</strong>riant à Alfred ce qu'il dé­<br />

sirait.<br />

— Je désirerais par<strong>le</strong>r à madame... à mademoisel<strong>le</strong> El­<br />

vedy,... repartit Alfred un peu contrarié de la présence de<br />

cette jeune fil<strong>le</strong> dont l'accent et <strong>le</strong>s manières trahissaient une<br />

parisienne.<br />

— Encore un obstac<strong>le</strong> !... pensa <strong>le</strong> jeune homme,... il faudra<br />

aviser à s'en débarrasser.<br />

— Qui dois-je annoncer ? demanda la jeune s<strong>ou</strong>brette.<br />

Je suis <strong>le</strong> frère de mademoisel<strong>le</strong>.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> <strong>le</strong> considéra d'un air étonné, puis s'élança en<br />

c<strong>ou</strong>rant dans l'intérieur de l'appartement.<br />

El<strong>le</strong> revint presque t<strong>ou</strong>t de suite dire à Alfred d'entrer et <strong>le</strong><br />

con<strong>du</strong>isit au salon.<br />

Puis el<strong>le</strong> re retira.<br />

Alfred se mit à sonsidérer la pièce où il se tr<strong>ou</strong>vait, mais<br />

presque au même instrant la porte s'<strong>ou</strong>vrit avec brusquerie et<br />

une femme se précipita dans <strong>le</strong> salon en s'écriant :<br />

— Mon frère !... mon frère !...<br />

S<strong>ou</strong>dain el<strong>le</strong> s'arrêta en voyant qu'el<strong>le</strong> avait un inconnu<br />

devant el<strong>le</strong>.<br />

— Mademoisel<strong>le</strong> ... madame ... balbutia Alfred.<br />

— Qui êtes-v<strong>ou</strong>s?... demanda Rose Elvedy que n<strong>ou</strong>s con-<br />

tinuerons à désigner de ce nom;... qui êtes-v<strong>ou</strong>s?....Nelly<br />

vient de me dire que mon frère demandait à me voir.


— 1047 —<br />

— Veuil<strong>le</strong>z m'excuser, madame... madame Fiordi, répondit<br />

Alfred;... je viens de Paris.<br />

— De Paris ?<br />

— Oui,... je me nomme Alfred...<br />

La jeune femme <strong>le</strong> considérait teuj<strong>ou</strong>rs d'un air étonné.<br />

Ce nom ne lui apprenait rien.<br />

— Je suis <strong>le</strong> secrétaire de monsieur Fiordi, aj<strong>ou</strong>ta <strong>le</strong> jeune<br />

homme, et je v<strong>ou</strong>s apporte une <strong>le</strong>ttre de sa part.<br />

— Une <strong>le</strong>ttre?... Oh!... donnez ... donnez vite! s'écria la<br />

jeune femme.<br />

Et el<strong>le</strong> prit avec vivacité la <strong>le</strong>ttre que lui présentait Alfred.<br />

El<strong>le</strong> la parc<strong>ou</strong>rut fiévreusement, puis el<strong>le</strong> tendit cordia<strong>le</strong>ment<br />

sa main au secrétaire de son mari,<br />

— Je v<strong>ou</strong>s remercie, monsieur, lui dit-el<strong>le</strong> ; v<strong>ou</strong>s m'apportez<br />

vraiment des bonnes n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s.<br />

Ses yeux étincelaient de joie et de contentement et t<strong>ou</strong>te sa<br />

physionomie avait pris une expression de bonheur indicib<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> allait enfin voir s'accomplir son plus cher désir.<br />

Reprendre sa place auprès de son mari!... revoir Paris !...<br />

Ses goûts de luxe allaient enfin p<strong>ou</strong>voir être satisfaits ? El<strong>le</strong><br />

p<strong>ou</strong>vait donc quitter cette vil<strong>le</strong> où el<strong>le</strong> était obligée de vivre<br />

retirée et inconnue.<br />

El<strong>le</strong> allait retr<strong>ou</strong>ver l'existence fiévreuse de la grande vil<strong>le</strong>,<br />

ses joies, ses sp<strong>le</strong>ndeurs.<br />

En voyant cette jeune femme que l'émotion et la joie ren­<br />

daient plus bel<strong>le</strong> encore, Alfred se demandait comment Fiordi<br />

p<strong>ou</strong>vait v<strong>ou</strong>loir se défaire d'une compagne aussi intéres­<br />

sante.<br />

Dans son entretien avec <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste, il n'avait été nul<strong>le</strong>­<br />

ment question de la personnalité même de Rose Elvedy, de<br />

sorte que <strong>le</strong> secrétaire n'avait pu se faire aucune idée à son<br />

sujet, sa surprise n'en fut que plus grande quand il se tr<strong>ou</strong>va<br />

en présence de cette jeune femme dont la beauté et la grâce<br />

dépassaient t<strong>ou</strong>t ce qu'il aurait pu imaginer.


— 1048 —<br />

Ce fut au point qu'il se sentit un moment ébranlé dans sa<br />

résolution.<br />

Mais la prespective de devenir « deuxième secrétaire particu­<br />

lier de l'Empereur » triompha de son hésitation.<br />

Ce titre l'ébl<strong>ou</strong>ssait et <strong>le</strong> rendait s<strong>ou</strong>rd à t<strong>ou</strong>t sentiment<br />

d'humanité <strong>ou</strong> de mora<strong>le</strong>.<br />

— Monsieur Fiordi désire v<strong>ou</strong>s voir arriver à Paris <strong>le</strong> plus<br />

vite possib<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s présenter à t<strong>ou</strong>s ses amis, dit Alfred ;<br />

quand v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que n<strong>ou</strong>s partions ?<br />

— Quand?... mais immédiatement!... sans perdre une mi­<br />

nute !... s'écria Rose enth<strong>ou</strong>siasmée.<br />

Alfred eut la force de s<strong>ou</strong>rire de l'empressement avec <strong>le</strong>quel<br />

la pauvre femme v<strong>ou</strong>lait al<strong>le</strong>r au devant de sa perte.<br />

C'est un peu vite, répondit-il... Il n'y a plus qu'un train<br />

et il ne va pas jusqu'à Paris.<br />

— Ah!... c'est vrai,... je n'y pensais pas, reprit Rose; mais<br />

si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z, demain matin !... Oh !... qu'il me tarde de revoir<br />

mon mari,... de revoir Paris !...<br />

— Et avez-v<strong>ou</strong>s l'intention d'emmener avec v<strong>ou</strong>s votre<br />

femme de chambre ? demanda Alfred.<br />

— Nelly?... Non. malheureusement, car el<strong>le</strong> est fiancée et<br />

el<strong>le</strong> doit se marier avant peu.<br />

— Ah !... el<strong>le</strong> doit se marier...<br />

— Oui !... Cette petite est gentil<strong>le</strong> et el<strong>le</strong> à fait la conquête<br />

<strong>du</strong> fils <strong>du</strong> papetier qui a son magasin au rez-de-chaussée...<br />

C'est un excel<strong>le</strong>nt parti p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>.<br />

Alfred <strong>du</strong>t promettre de venir <strong>le</strong> soir prendre <strong>le</strong> thé chez<br />

madame Fiordi.<br />

Il revint, en effet, quand il eut s<strong>ou</strong>pé et il était neuf heures<br />

quand il rentra à l'hôtel,<br />

Il avait été convenu que <strong>le</strong> secrétaire et la jeune femme<br />

se retr<strong>ou</strong>veraient <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin à huit heures et demie<br />

à la gare p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir prendre <strong>le</strong> train partant à neuf<br />

heures.


— 1049 —<br />

Alfred était dans sa chambre,il fumait un cigare, assis<br />

devant la cheminée, et était plongé dans ses réf<strong>le</strong>xions.<br />

Comme on <strong>le</strong> pense bien, <strong>le</strong>s sujets ne lui manquaient<br />

pas.<br />

Ce qui l'occupait <strong>le</strong> plus p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment c'était Nelly, la<br />

jeune camérière de Rose Elvedy.<br />

El<strong>le</strong> l'avait vu chez sa. maîtresse,.... el<strong>le</strong> savait que t<strong>ou</strong>s deux<br />

<strong>le</strong>vaient partir ensemb<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r Paris,... el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait, par conSé-<br />

quent. <strong>le</strong> reconnaître un j<strong>ou</strong>r, témoigner contre lui au besoin<br />

et de cette manière <strong>le</strong> faire condamner.<br />

En <strong>ou</strong>tre, comme el<strong>le</strong> allait ép<strong>ou</strong>ser <strong>le</strong> fils <strong>du</strong> papetier, el<strong>le</strong><br />

continuait à demeurer dans la maison.<br />

T<strong>ou</strong>tes ces circonstances étaient graves.<br />

Nelly était de cette manière la seu<strong>le</strong> personne dont il avait<br />

quelque chose à craindre.<br />

Aucune autre personne qu'el<strong>le</strong>, n'avait vu <strong>le</strong> secrétaire dans<br />

la maison.<br />

Personne, excepté Nelly, ne p<strong>ou</strong>vait donc supposer qu'il par-<br />

hit p<strong>ou</strong>r Paris en emmenant Rose Elvedy.<br />

El<strong>le</strong> seu<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait mettre la justice sur la trace <strong>du</strong> criminel<br />

1 <strong>le</strong> crime serait connu.<br />

T<strong>ou</strong>t en réfléchissant Alfred avait sorti de son portefeuil<strong>le</strong><br />

la feuil<strong>le</strong> de papier empoisonné que Fiordi lui avait donnée.<br />

Il la considérait en si<strong>le</strong>nce.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il murmura d'une voix s<strong>ou</strong>rde:<br />

— Je vois que je serai forcé de m'en servir !<br />

Il passa sa main sur son front, se <strong>le</strong>va et se mit à marcher<br />

dans sa chambre.<br />

Il épr<strong>ou</strong>vait une inquiétude manifeste et au b<strong>ou</strong>t d'un mo­<br />

ment il <strong>ou</strong>vrit la fenêtre.<br />

Sa tête était en feu et <strong>le</strong> grand air lui fit <strong>du</strong> bien.<br />

— Oui, reprit il au b<strong>ou</strong>t d'un moment d'un air déterminé,..<br />

il <strong>le</strong> faut!<br />

Il referma la fenêtre et s'approcha de la tab<strong>le</strong>.


— 1050 —<br />

Il prit un verre qui s'y tr<strong>ou</strong>vait avec une carafe p<strong>le</strong>ine et il y<br />

versa trois cuil<strong>le</strong>rées d'eau environ.<br />

Puis il y mit la moitié de la feuil<strong>le</strong> de papier empoisonné.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant <strong>le</strong> papier avait disparu, il était complé­<br />

tement diss<strong>ou</strong>s et l'eau avait pris une teinte jaunâtre.<br />

Alfred <strong>ou</strong>vrit ensuite sa valise et y prit un petit flacon de<br />

cristal dans <strong>le</strong>quel il versa l'eau <strong>du</strong> verre, puis il <strong>le</strong> reb<strong>ou</strong>cha<br />

avec soin et <strong>le</strong> mit dans sa poche.<br />

— Pauvre Nelly!... fit- il à demi-voix et en p<strong>ou</strong>ssant un léger<br />

s<strong>ou</strong>pir.<br />

Il se rassit et reprit <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rs de ces réf<strong>le</strong>xions.<br />

Il faudra que demain matin j'attende <strong>le</strong> moment où Rose<br />

Elvedy aura quitté la maison p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir y tr<strong>ou</strong>ver la femme<br />

de chambre seu<strong>le</strong> et en venir à b<strong>ou</strong>t ... ce ne sera pas chose<br />

bien diffici<strong>le</strong>, il faudra seu<strong>le</strong>ment ne pas perdre un instant<br />

afin de ne pas arriver trop tard et p<strong>ou</strong>r ne pas lui laisser <strong>le</strong><br />

temps de descendre au rez-de-chaussée où el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait par<strong>le</strong>r<br />

de moi, ce qui serait compromettant. Quand au vieux qui<br />

demeure au second, je n'ai rien à red<strong>ou</strong>ter puisqu'il est s<strong>ou</strong>rd<br />

<strong>ou</strong> à peu près.<br />

— Allons, avec un peu de dextérité j'en viendrai à b<strong>ou</strong>t.<br />

Comme on <strong>le</strong> voit, ce jeune scélérat, qui méditait un d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong><br />

crime raisonnait avec <strong>le</strong> plus grand calme.<br />

Il reprit au b<strong>ou</strong>t d'un instant :<br />

— Mais si je rencontrais de la résistance ?... si une circons­<br />

tance imprévue me retient et que je manque <strong>le</strong> premier train;<br />

je serai forcé de partir par <strong>le</strong> train suivant, dans ce cas il faudra<br />

absolument que j'arrive à la gare assez tôt p<strong>ou</strong>r empêcher<br />

Rose Elvedy de revenir chez el<strong>le</strong>.<br />

— Le train part à neuf heures, el<strong>le</strong> quittera, par conséquent<br />

son appartement avant huit heures et demie, je n'aurai qu'à<br />

guetter <strong>le</strong> moment où el<strong>le</strong> partira p<strong>ou</strong>r pénétrer chez el<strong>le</strong>, en<br />

me hâtant un peu je puis être à la gare avant neuf heures.


— 1051—<br />

p<strong>ou</strong>r partir avec <strong>le</strong> train .... je commence croire que t<strong>ou</strong>t ira<br />

bien.<br />

C'est dans ces pensées criminel<strong>le</strong>s qu'Alfred se déshabilla et<br />

qu'il se mit au lit après avoir mis son réveil-matin sur six<br />

heures.<br />

Et comme s'il avait eu une conscience pure et honnête il<br />

s'endormit tranquil<strong>le</strong>ment.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin à sept heures il paya sa note à l'hôtel<br />

et se rendit à la gare.<br />

Il entra au buffet, y déjeuna rapidement et pria un des gar­<br />

çons de v<strong>ou</strong>loir bien lui garder sa valise p<strong>ou</strong>r une heure <strong>ou</strong><br />

deux.<br />

Puis étant rentré en vil<strong>le</strong> il alla se poster à l'une des extré­<br />

mités de la rue où se tr<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> logement de madame Fiordi.<br />

De là il p<strong>ou</strong>vait apercevoir i entrée de la maison et verrait<br />

parfaitement sortir Rose Elvedy sans être vu par el<strong>le</strong>.<br />

Le hasard <strong>le</strong> servit à merveil<strong>le</strong> car il n'était pas encore huit<br />

heures quand il vit Rose monter dans un fiacre qui venait de<br />

s'arrêter devant la maison.<br />

Lorsqu'il eut vu <strong>le</strong> fiacre disparaître dans une rue voisine il<br />

quitta sa cachette et s'avança vers a maison, il se tr<strong>ou</strong>vait<br />

heureusement <strong>du</strong> côté opposé au magasin <strong>du</strong> rez-de-chaussée,<br />

il put par conséquent pénétrer dans l'habitation sans être vu de<br />

personne.<br />

Arrivé au premier étage il tr<strong>ou</strong>va la porte <strong>ou</strong>verte, entra et<br />

ayant referme <strong>le</strong> porte il p<strong>ou</strong>ssa <strong>le</strong> verr<strong>ou</strong>.<br />

Cependant personne ne se montrait.<br />

Nelly avait-el<strong>le</strong> donc eu <strong>le</strong> temps de sortir?<br />

Non, car <strong>du</strong> bruit se fit entendre dans <strong>le</strong> fond de l'apparte­<br />

ment.<br />

Résolu à en finir an plus vite il traversa une <strong>ou</strong> deux pièces,<br />

vides et se tr<strong>ou</strong>va en présence de la jeune fil<strong>le</strong> stupéfaite.<br />

— Madame vient de partir p<strong>ou</strong>r la gare, dit-el<strong>le</strong>, croyant,<br />

que <strong>le</strong> jeune homme venait la chercher.


— 1052 —<br />

— Je <strong>le</strong> sais, répondit brièvement Alfred.<br />

Nelly regarda <strong>le</strong> jeune homme et el<strong>le</strong> ne put s'empêcher de<br />

p<strong>ou</strong>sser une exclamation quand el<strong>le</strong> vit qu'il fermait au verr<strong>ou</strong><br />

la porte de la pièce où il se tr<strong>ou</strong>vaient,<br />

— Que faites-v<strong>ou</strong>s ? s'écria-t-el<strong>le</strong>.<br />

Je veux que tu m'obéisses et que tu fasses ce que je vais<br />

te dire, fit Alfred d'une voix s<strong>ou</strong>rde et en la regardant d'un air<br />

menaçant ; et surt<strong>ou</strong>t n'essaie pas de me résister !<br />

— Mais !... que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s donc que je fasse ?... demanda la<br />

jeune fil<strong>le</strong> stupéfaite et inquète.<br />

— Tu vas écrire ce que je te dirai... vite... prends une plume<br />

et <strong>du</strong> papier.<br />

Nelly commençait à croire qu'el<strong>le</strong> parlait à un homme dont<br />

<strong>le</strong> cerveau était dérangé.<br />

El<strong>le</strong> considérait Alfred sans faire un m<strong>ou</strong>vement.<br />

Celui-ci répéta :<br />

— Allons,... vite,... obéis,... sinon...<br />

El<strong>le</strong> se hâta de faire ce qu'il lui disait, se mit à une tab<strong>le</strong> et<br />

lui jeta un regard interrogateur et anxieux.<br />

Le secrétaire avait son plan.<br />

Il savait qu'il n'avait pas une minute à perdre, c'est p<strong>ou</strong>rquoi<br />

il agissait avec énergie et promptitude.<br />

— Écris ! dit-il.<br />

— Je suis prête ! répondit Nelly d'une voix tremblante.<br />

— Gomment se nomme ton fiancé !<br />

La pauvre jeune fil<strong>le</strong> dont la stupeur allait croissant n'osa<br />

pas faire de résistance.<br />

El<strong>le</strong> se voyait au p<strong>ou</strong>voir d'un inconnu dont el<strong>le</strong> ignorait <strong>le</strong>s<br />

projets.<br />

C'est p<strong>ou</strong>rquoi el<strong>le</strong> repondit d'une voix affaiblie par la crainte :<br />

— Henry Lambert.<br />

Alfred lui dit alors d'une voix menaçante:<br />

— Écris : « Cher Henry, je ne suis plus digne de ton am<strong>ou</strong>r...


— 1053 —<br />

La jeune fil<strong>le</strong> qui avait déjà écrit <strong>le</strong> premier mot jeta la plume<br />

qu'el<strong>le</strong> tenait en s'écriant :<br />

— Jamais je n'écrirai cela!... C'est un horrib<strong>le</strong> mensonge!...<br />

Alfred avait tiré un c<strong>ou</strong>teau poignard de sa poche, il en posa<br />

la pointe sur <strong>le</strong> c<strong>ou</strong> de la malheureuse enfant en lui disant <strong>le</strong>s<br />

dents serrées :<br />

— Pas un cri, pas un mot, écris... <strong>ou</strong> je te plonge ce c<strong>ou</strong>teau<br />

dans la gorge !<br />

Nelly sentit sa voix s'éteindre dans sa poitrine, tremblante<br />

de peur el<strong>le</strong> reprit la plume et se mit à écrire ce qu'Alfred lui<br />

avait dicté.<br />

Il continua :<br />

— ...plus digne de ton am<strong>ou</strong>r,... et comme je ne me sens pas<br />

<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage de te l'av<strong>ou</strong>er de vive voix...<br />

Il s'arrêta p<strong>ou</strong>r laisser à Nelly <strong>le</strong> temps d'écrire.<br />

L'infortunée créature se croyait <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>et d'un mauvais rêve.<br />

Une pâ<strong>le</strong>ur mortel<strong>le</strong> avait rec<strong>ou</strong>vert son charmant visage,<br />

ses beaux yeux noirs dilatés par la terreur avaient une affreuse<br />

expression d'égarement.<br />

Alfred continua :<br />

— ...je préfère me donner la mort !<br />

— La mort !... fit Nelly d'une voix étranglée.<br />

Alfred craignant que la jeune fil<strong>le</strong> ne v<strong>ou</strong>lût appe<strong>le</strong>r au sec<strong>ou</strong>rs<br />

il lui saisit <strong>le</strong> bras et lui mettant de n<strong>ou</strong>veau la pointe de son<br />

c<strong>ou</strong>teau sur la gorge il lui dit d'une voix basse et rauque :<br />

— Écris <strong>ou</strong> tu es morte !<br />

La pauvre Nelly comprit qu'il était initu<strong>le</strong> de résister, el<strong>le</strong><br />

comprit aux regards de cet homme qu'il ne recu<strong>le</strong>rait devant<br />

aucun crime.<br />

Peut être l'obéissance calmerait-el<strong>le</strong> cet homme qui était<br />

sans d<strong>ou</strong>te un insensé !... Fuir était impossib<strong>le</strong> ! Résister éga<strong>le</strong>­<br />

ment !<br />

EHe se résolut donc d'obéir et el<strong>le</strong> écrivit la phrase qu'Alfred<br />

venait de lui dicter. .


— 1054 —<br />

— Signe ce que tu viens d'écrire ! commanda encore <strong>le</strong> jeune<br />

scélérat.<br />

Nelly signa.<br />

Au même moment on entendit sonner huit heures.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> esparait qu'el<strong>le</strong> allait être délivrée.<br />

El<strong>le</strong> ignorait qu'el<strong>le</strong> venait de signer un papier destiné à dé­<br />

t<strong>ou</strong>rner <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons et <strong>le</strong>s recherches de la justice.<br />

El<strong>le</strong> avait à peine déposé sa plume que <strong>le</strong>s secrétaire qui, pen-<br />

dant qu'el<strong>le</strong> écrivait avait vidé son flacon sur son m<strong>ou</strong>choir,<br />

s'approcha d'el<strong>le</strong> par derrière et lui appliqua avec la main<br />

droite ce m<strong>ou</strong>choir sur <strong>le</strong> visage en lui maintenant la tète sur<br />

sa poitrine au moyen <strong>du</strong> bras gauche qu'il lui avait passé s<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong> menton.<br />

L'infortunée, qui avait la b<strong>ou</strong>che et <strong>le</strong> nez b<strong>ou</strong>chés par ce<br />

m<strong>ou</strong>choir empoisonné, ne p<strong>ou</strong>vait ni articu<strong>le</strong>r un son. ni res­<br />

pirer.<br />

Alfred qui la maintenait fortement afin de l'empêcher de faire<br />

un m<strong>ou</strong>vement frémissait d'impatience.<br />

Il ne p<strong>ou</strong>vait pas quitter sa victime sans qu'el<strong>le</strong> fût tota<strong>le</strong>­<br />

ment morte.<br />

C'était <strong>le</strong> seul moyen de prévenir une dénonciation.<br />

Enfin, au but de dix minutes environ, <strong>le</strong> corps de la jeune<br />

fil<strong>le</strong> demeura immobi<strong>le</strong>, ses bras retombèrent inertes et quand<br />

Alfred l'eût lâché il tomba l<strong>ou</strong>rdement sur <strong>le</strong> tapis.<br />

Le brigand b<strong>ou</strong>ssa un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement.<br />

— Enfin ! fit-il à demi-voix.<br />

Il ramassa à la hâte son c<strong>ou</strong>teau et son m<strong>ou</strong>choir qui étaient<br />

tombés à terre et sortit avec précipitation en laissant sur la<br />

tab<strong>le</strong> et bien en évidence la <strong>le</strong>ttre que Nelly avait écrite.<br />

Quant au cadavre de la jeune fil<strong>le</strong> il n'y donna aucune at­<br />

tention.<br />

En sortant il laissa la porte entr'<strong>ou</strong>verte comme il l'avait<br />

tr<strong>ou</strong>vée en arrivant, et ne commença à descendre qu'après s être


Ecris,<strong>ou</strong> je te plonge ce c<strong>ou</strong>teau dans la gorge!


— 1055 —<br />

assuré que personne ne se tr<strong>ou</strong>vait dans l'escalier ni dans <strong>le</strong><br />

corridor.<br />

U put ainsi gagner la rue sans être vu, il arrêta <strong>le</strong> premier<br />

fiacre vide qu'il tr<strong>ou</strong>va sur son chemin et disant au cocher<br />

de <strong>le</strong> con<strong>du</strong>ire à la gare par <strong>le</strong> plus c<strong>ou</strong>rt chemin possib<strong>le</strong>.<br />

Un écu qu'il mit dans la main de l'automédon fit plus que<br />

t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s recommandations et à huit heures et demie Alfred<br />

rejoignait Rose Elvedy qui l'attendait sur <strong>le</strong> perron de la gare.<br />

Une demi-heure plus tard ils étaient t<strong>ou</strong>s deux assis dans un<br />

c<strong>ou</strong>pé <strong>du</strong> train partant p<strong>ou</strong>r Paris.<br />

Presque au même moment la vieil<strong>le</strong> femme de ménage <strong>du</strong><br />

second étage voyant la porte <strong>du</strong> premier étage <strong>ou</strong>verte, entra<br />

p<strong>ou</strong>r demander à la femme de chambre <strong>le</strong>s c<strong>le</strong>fs de l'apparte­<br />

ment.<br />

El<strong>le</strong> vit avec étonnement que t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s portes étaient <strong>ou</strong>­<br />

vertes.<br />

— Nelly!... Nelly!... fit-el<strong>le</strong> à haute voix.<br />

Pas de réponse.<br />

Etonné la vieil<strong>le</strong> femme se dirigea vers <strong>le</strong>s autres pièces en<br />

hochant la tête.<br />

— C'est bien heureux qu'il ne se soit pas tr<strong>ou</strong>vé par là<br />

quelqu'un p<strong>ou</strong>r profiter de cette négligence, murmurait-el<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> parc<strong>ou</strong>rut t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s pièces <strong>le</strong>s unes après <strong>le</strong>s autres.<br />

Etant arrivée à la chambre occupée par la femme de cham­<br />

bre el<strong>le</strong> en <strong>ou</strong>vrit la porte.<br />

El<strong>le</strong> recula ép<strong>ou</strong>vantée.<br />

— Oh!,., grand Dieu <strong>du</strong> ciel !... s'écria-t-el<strong>le</strong> envoyant <strong>le</strong> ca­<br />

davre de Nelly éten<strong>du</strong> sur <strong>le</strong> parquet.<br />

La vieil<strong>le</strong> femme appela <strong>le</strong>s autres habitants de la maison,<br />

et ce ne fut que lorsque t<strong>ou</strong>s furent rassemblés aut<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> ca­<br />

davre que l'on s'aperçut de la <strong>le</strong>ttre qui était sur la tab<strong>le</strong>.<br />

T<strong>ou</strong>t fut alors expliqué aux yeux de ces gens.<br />

Le médecin que l'on s'était hâté d'appe<strong>le</strong>r crut constater que<br />

!a vie n'était pas encore t<strong>ou</strong>t à fait éteinte, mais t<strong>ou</strong>t en s'oc-


— 1056 —<br />

cupant immédiatement des soins à donner à la jeune fil<strong>le</strong>. il ne<br />

cacha pas aux assistants qu'il n'avait que bien peu d'espoir de<br />

la sauver.<br />

Pendant ce temps Alfred était en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r Paris en com­<br />

pagnie de madame Fiordi<br />

Encore absorbé par la pensée <strong>du</strong> meurtre qu'il venait de com­<br />

mettre il restait morne et si<strong>le</strong>ncieux.<br />

Sa compagne au contraire, était intarissab<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> semblait attendre avec impatience <strong>le</strong> moment où el<strong>le</strong><br />

reverrait Paris.<br />

Cette impatience semblait s'accroître à mesure que <strong>le</strong> train<br />

approchait de la capita<strong>le</strong>.<br />

La jeune femme tr<strong>ou</strong>vait que <strong>le</strong> train marchait avec une <strong>le</strong>n­<br />

teur désespérante.<br />

Alfred, de son côté, profitait <strong>du</strong> temps p<strong>ou</strong>r calcu<strong>le</strong>r ses<br />

chances et rassemb<strong>le</strong>r ses idées.<br />

Il s'agissait de venir à b<strong>ou</strong>t d'une entreprise délicate.<br />

A t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s questions de Rose Elvedy il ne répondait que<br />

par monosyllabes et d'une manière distraite, ce qui fut à peine<br />

remarqué par la jeune femme qui était t<strong>ou</strong>te absorbée par son<br />

impatience.<br />

Enfin <strong>le</strong> premières maisons des faub<strong>ou</strong>rgs se présentèrent<br />

aux yeux des voyageurs.<br />

Alfred comprit qu'il fallait conserver t<strong>ou</strong>te son audace et<br />

t<strong>ou</strong>t son sang-froid.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un quart d'heure à peine <strong>le</strong> train entrait en gare.<br />

Quand <strong>le</strong>s voyageurs furent descen<strong>du</strong>s Alfred s'éloigna p<strong>ou</strong>r<br />

al<strong>le</strong>r chercher un fiacre dans <strong>le</strong>quel il fît monter la jeune<br />

femme, ensuite, au lieu de monter lui-même, il s'approcha de<br />

la portière et dit à Rose :<br />

— Veuil<strong>le</strong>z m'excuser, je crois que j'ai laissé tomber mon<br />

m<strong>ou</strong>choir dans la gare, je vais y donner un c<strong>ou</strong>p d'œil.<br />

Puis il s'éloigna.


— 1057 —<br />

Mais au lieu d'entrer dans la gare il s'approcha d'un sergent<br />

de vil<strong>le</strong> avec <strong>le</strong>quel il parla pendant Un instant, puis il lui<br />

montra un papier qu'il avait tiré de son portefeuil<strong>le</strong>.<br />

Le sergent de vil<strong>le</strong> fit de la tête un signe affirmatif, puis t<strong>ou</strong>s<br />

deux s'approchèrent de la voiture.<br />

T<strong>ou</strong>t en marchant Alfred dit encore à cet homme:<br />

- Il faudra que v<strong>ou</strong>s restiez quelques pas en arrière, afin<br />

qu'el<strong>le</strong> ne se d<strong>ou</strong>te de rien.... v<strong>ou</strong>s comprenez que n<strong>ou</strong>s devons<br />

éviter t<strong>ou</strong>te esclandre.<br />

Je comprends, fit <strong>le</strong> sergent de vil<strong>le</strong> en portant la main à son<br />

képi et en restant un peu en arrière d'Alfred.<br />

- Avez-v<strong>ou</strong>s retr<strong>ou</strong>vé votre m<strong>ou</strong>choir? demanda la jeune<br />

femme à Alfred qui venait d'<strong>ou</strong>vrir la portière et qui se dispo­<br />

sait à monter en voiture.<br />

- Oui, heureusement! répondit <strong>le</strong> secrétaire.<br />

L'obscurité avait empêché Rose Elvedy de voir qu'un homme,<br />

un sergent de vil<strong>le</strong>, venait de prendre place sur <strong>le</strong> siège à côté<br />

<strong>du</strong> cocher.<br />

La voiture se mit en marche.<br />

Il y avait une demi-heure environ qu'el<strong>le</strong> r<strong>ou</strong>lait sur <strong>le</strong> pavé<br />

de Paris lorsque Rose demanda à son compagnon :<br />

- Où allons-n<strong>ou</strong>s donc?<br />

- Tranquillisez-v<strong>ou</strong>s, madame, il suit la bonne r<strong>ou</strong>te, re­<br />

partit Alfred.<br />

Cependant quand la jeune femme vit que la voiture traver­<br />

sait <strong>le</strong> faub<strong>ou</strong>rg et qu'el<strong>le</strong> arrivait à la barrière, el<strong>le</strong> ne put<br />

dissimu<strong>le</strong>r son impatience et el<strong>le</strong> fit avec une certaine vivacité :<br />

- Je ne sais vraiment pas où v<strong>ou</strong>s me con<strong>du</strong>isez, mon mari<br />

demeure à la rue St-Honoré, et n<strong>ou</strong>s n'en prenons pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t<br />

la direction, au contraire.<br />

- C'est parfaitement vrai, répondit froidement Alfred.<br />

- Alors!... fit Rose Elvedy,... où me con<strong>du</strong>isez-v<strong>ou</strong>s donc?<br />

- V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> verrez bientôt.<br />

7*


— 1058 —<br />

— Bientôt?... je veux <strong>le</strong> savoir sur <strong>le</strong> champ!... cocher!<br />

cocher!...<br />

Et el<strong>le</strong> avança la main p<strong>ou</strong>r abaisser <strong>le</strong> vitrage de devant<br />

Mais Alfred lui saisit <strong>le</strong> bras et <strong>le</strong> lui serra fortement en lui<br />

disant d'un air menaçant:<br />

— Restez tranquil<strong>le</strong>!<br />

Ép<strong>ou</strong>vantée, mais plus encore révoltée par <strong>le</strong>s manières bru­<br />

ta<strong>le</strong>s de cet homme qu'el<strong>le</strong> savait être au service de son mari<br />

et qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait en quelque sorte considérer comme au sieu,<br />

el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lut se défaire de l'étreinte d'Alfred et fit une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong><br />

tentative p<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong> vitrage et appel<strong>le</strong>r <strong>le</strong> cocher.<br />

Mais <strong>le</strong> secrétaire qui était déterminé à employer t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

moyen p<strong>ou</strong>r atteindre son but, fit bril<strong>le</strong>r aux yeux de la pauvre<br />

femme la lame d'un poignard en lui disant d'une voix s<strong>ou</strong>rde:<br />

— Si v<strong>ou</strong>s essayez encore une fois d'appe<strong>le</strong>r et si v<strong>ou</strong>s faites<br />

un m<strong>ou</strong>vement je v<strong>ou</strong>s plonge ce poignard dans la gorge,...<br />

ainsi donc... si<strong>le</strong>nce !...<br />

— Dieu t<strong>ou</strong>t-puissant!.... balbutia Rose Elvedy au comb<strong>le</strong><br />

de la terreur, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s donc me faire m<strong>ou</strong>rir?...<br />

— Non !... repartit Alfred,... au contraire, je veux v<strong>ou</strong>s sauver<br />

la vie.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z me sauver la vie?... Et v<strong>ou</strong>s me menacez<br />

d'un poignard !<br />

— Je ne puis rien v<strong>ou</strong>s dire de plus jusqu'à présent!<br />

La voiture avait dépassé la barrière et se dirigeait vers un<br />

village en arrière <strong>du</strong>quel s'é<strong>le</strong>vait une forteresse.<br />

Rose regardait par la portière et cherchait, autant que l'obscu­<br />

rité <strong>le</strong> permettait, à reconnaître l'endroit où el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait.<br />

Mais el<strong>le</strong> n'y parvenait pas.<br />

— Où me con<strong>du</strong>isez-v<strong>ou</strong>s donc? demanda-t-el<strong>le</strong> à son mysté­<br />

rieux compagnon ; la contrée que n<strong>ou</strong>s traversons me paraît<br />

tota<strong>le</strong>ment inconnue.<br />

— Je <strong>le</strong> crois ! fit Alfred à demi-voix.


— 1059 —<br />

— Il me semb<strong>le</strong> distinguer une espèce de château avec des<br />

t<strong>ou</strong>rel<strong>le</strong>s.<br />

— C'est là que n<strong>ou</strong>s allons, répondit <strong>le</strong> jeune homme d'une<br />

voix s<strong>ou</strong>rde.<br />

— Ah!... fit la femme de Fiordi en respirant, mon .mari de-<br />

meure-t-il là?<br />

— Non.<br />

— Comment!... non?<br />

— Non, mais rassurez-v<strong>ou</strong>s, <strong>le</strong> propriétaire de ce château<br />

est prévenu de votre arrivée,... v<strong>ou</strong>s serez bien reçue et v<strong>ou</strong>s<br />

resterez s<strong>ou</strong>s sa protection.<br />

— S<strong>ou</strong>s sa protection ? lit la jeune femme qui, ne sachant ce<br />

qu'el<strong>le</strong> devait penser de ses paro<strong>le</strong>s énigmatiques, regardait<br />

<strong>le</strong> secrétaire de son mari d'un air défiant et interrogateur.<br />

— Mon ép<strong>ou</strong>x viendrat-il me voir ici? demanda-t-el<strong>le</strong> au<br />

b<strong>ou</strong>t d'un instant de si<strong>le</strong>nce.<br />

— Votre ép<strong>ou</strong>x? repartit Alfred d'un ton légèrement sarcas-<br />

tique.<br />

— Mais <strong>ou</strong>i!... Fiordi! lit Rose avec un peu d'impatience.<br />

— V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> verrez plus tard,... p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment tranquillisez-<br />

v<strong>ou</strong>s et n'<strong>ou</strong>bliez pas mes recommandations, sinon je me verrai<br />

forcé de me servir de cette arme.<br />

Et la malheureuse jeune femme vit de n<strong>ou</strong>veau éti<strong>le</strong>ncer la<br />

lame <strong>du</strong> poignard qu'Alfred tenait à la main.<br />

Le bâtiment que Rose avait distingué au travers des ténèbres<br />

se tr<strong>ou</strong>vait à gauche de la r<strong>ou</strong>te.<br />

Le sty<strong>le</strong> de cette construction la faisait ressemb<strong>le</strong>r à un c<strong>ou</strong>­<br />

vent, à un post militaire <strong>ou</strong> à une prison plutôt qu'à un châ­<br />

teau.<br />

<strong>Les</strong> nombreuses fenêtres de la façade étaient t<strong>ou</strong>tes obscures.<br />

Une seu<strong>le</strong> fenêtre <strong>du</strong> rez-de-chaussée était faib<strong>le</strong>ment éclairée.<br />

La voiture quitta la grande r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r s'engager dans une<br />

c<strong>ou</strong>rte allée qui con<strong>du</strong>isait devant la porte principa<strong>le</strong> de cette<br />

maison étrange.


Arrivée là el<strong>le</strong> s'arrêta.<br />

— 1060 —<br />

Rose ayant v<strong>ou</strong>lu fair un m<strong>ou</strong>vement p<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong>vrir la por­<br />

tière, Alfred lui posa la main sur <strong>le</strong> bras en lui disant:<br />

— Prenez garde et restez calme, la moindre vio<strong>le</strong>nce ce<br />

p<strong>ou</strong>rrait qu'aggraver votre position.<br />

— Ne descendons-n<strong>ou</strong>s pas ici? demanda la jeune femme,<br />

v<strong>ou</strong>s venez de dire que n<strong>ou</strong>s étions arrivés.<br />

— C'est la vérité.<br />

— Eh bien?...<br />

— N<strong>ou</strong>s devons attendre que <strong>le</strong> maître de la maison vienne,<br />

on a été <strong>le</strong> prévenir de notre arrivée.<br />

En effet, l'agent de police qui était venu avec la voiture assis<br />

à côté <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>cher venait de descendre et il avait s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vé <strong>le</strong> mar­<br />

teau de la porte d'entrée.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment la porte s'<strong>ou</strong>vrit et l'agent entra, puis<br />

el<strong>le</strong> se referma si<strong>le</strong>ncieusement.<br />

Cependant à la lueur des lanternes de la voiture Rose avait<br />

reconnu l'uniforme de cet homme.<br />

Etonnée, el<strong>le</strong> demanda à son compagnon:<br />

— Un agent de police?... qu'est ce que cela veut dire?...<br />

— Patience, mademoisel<strong>le</strong>, bientôt v<strong>ou</strong>s saurez t<strong>ou</strong>t.<br />

A cette réponse Rose sentit s'accroître son inquiétude.<br />

— Mademoisel<strong>le</strong>?... s'écria-t-el<strong>le</strong>;... v<strong>ou</strong>s savez cependant<br />

que je suis mariée et que je suis madame Fiordi!<br />

—- Vraiment!... fit Alfred d'un ton ironique.<br />

— Je ne comprends absolument pas ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z<br />

dire !<br />

— Non?... Eh bien, mademoisel<strong>le</strong>,... je veux dire que votre<br />

passeport que v<strong>ou</strong>s m'avez donné, porte <strong>le</strong> nom de mademoi­<br />

sel<strong>le</strong> Rose Elvedy...<br />

— Ensuite?<br />

— Que t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres que v<strong>ou</strong>s receviez et que v<strong>ou</strong>s avez<br />

encore sont adressées à « Mademoisel<strong>le</strong> Rose Elvedy »,...que


— 1061 —<br />

v<strong>ou</strong>s n'étiez connue à R<strong>ou</strong>en que s<strong>ou</strong>s ce nom, et que Nelly<br />

el<strong>le</strong>-même, votre femme de chambre...<br />

En prononçant ce nom Alfred ne put s'empêcher de fris­<br />

sonner.<br />

Il jeta involontairement un regard aut<strong>ou</strong>r de iui, comme s'il<br />

eût craint de voir apparaître <strong>le</strong> spectre de sa victime.<br />

<strong>Les</strong> paro<strong>le</strong>s que Rose venait d'entendre l'avaient stupéfaite.<br />

Avant qu'el<strong>le</strong> pût reprendre ses idées la l<strong>ou</strong>rde porte d'en­<br />

trée s'était r<strong>ou</strong>verte de n<strong>ou</strong>veau et la voiture s'en approcha.<br />

Puis un homme d'un certain âge parut sur <strong>le</strong> seuil.<br />

Alfred <strong>ou</strong>vrit la portière, sauta à terre et s'étant avancé vers<br />

cet homme il lui dit quelques mots à l'oreil<strong>le</strong>.<br />

Ce dernier ayant fait un signe affirmatif s'approcha de la<br />

voiture et offrit sa main k Rose p<strong>ou</strong>r l'aider à descendre.<br />

En même temps Alfred et l'agent de police s'étaient placés<br />

chacun d'un côté de la portière et surveillaient t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s m<strong>ou</strong>­<br />

vements de la jeune femme.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci, abas<strong>ou</strong>rdie par t<strong>ou</strong>t ce qu'el<strong>le</strong> voyait ainsi que par<br />

<strong>le</strong>sdernières paro<strong>le</strong>s d'Alfred, se m<strong>ou</strong>vait machina<strong>le</strong>ment,comme<br />

dans un songe.<br />

El<strong>le</strong> descendit de voiture t<strong>ou</strong>te tremblante, et ayant pris <strong>le</strong><br />

bras que lui présentait celui qu'el<strong>le</strong> prenait p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> maître de<br />

la maison ils entrèrent t<strong>ou</strong>s deux dans <strong>le</strong> vestibu<strong>le</strong> et commen­<br />

cèrent à monter <strong>le</strong>s degrés d'un large escalier qui con<strong>du</strong>isait<br />

au premier étage.<br />

Alfred, qui était resté au dehors, mit une pièce d'argent dans<br />

la main de l'agent qui remonta seul en voiture. Il paya ensuite<br />

<strong>le</strong> cocher qui reprit immédiatement la r<strong>ou</strong>te de Paris.<br />

Le secrétaire entra ensuite et suivit Rose Elvedy.<br />

Il la retr<strong>ou</strong>va au premier étage et <strong>le</strong> maître de la maison<br />

ayant <strong>ou</strong>vert une porte, t<strong>ou</strong>s trois entrèrent dans une petite<br />

Pièce qui servait de cabinet de travail et qui était élégamment<br />

meublée.


— 1062 —<br />

Deux hommes, probab<strong>le</strong>ment des domestiques, entrèrent en­<br />

suite et s'arrêtèrent vers la porte.<br />

L'un d'eux regarda <strong>le</strong> maître d'un air interrogateur, mais<br />

celui-ci y répondit par un signe négatif et en disant:<br />

— C'est inuti<strong>le</strong>, restez dehors.<br />

Ces deux homme sortirent.<br />

Rose avait jeté un rapide regard aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong> et s'était sentie<br />

un peu rassurée à la vue de l'élégance de l'ameub<strong>le</strong>ment.<br />

L'homme devant <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait approchait de lacin-<br />

quantine.<br />

<strong>Les</strong> traits étaient immobi<strong>le</strong>s et son regard clair semblait v<strong>ou</strong>­<br />

loir pénétrer au fonde de l'âme.<br />

Ses gestes étaient brefs et avaient quelque chose d'impérieux.<br />

Cet homme devait avoir une volonté de fer.<br />

— Veuil<strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s asseoir, je v<strong>ou</strong>s en prie, dit-il à Rose.<br />

Puis s'adressant à Alfred il lui demanda:<br />

— V<strong>ou</strong>s avez sans d<strong>ou</strong>te <strong>le</strong>s pièces nécessaires, monsieur?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te, répondit <strong>le</strong> secrétaire en tirant de son porte­<br />

feuil<strong>le</strong> quelques papiers qu'il lui remit en aj<strong>ou</strong>tant:<br />

— Le voici, monsieur <strong>le</strong> docteur!<br />

Celui auquel Alfred venait de donner <strong>le</strong> titre de « docteur»<br />

pris <strong>le</strong>s papiers qui <strong>le</strong> jeune homme lui présentait et se mit à<br />

<strong>le</strong>s examiner scrupu<strong>le</strong>usement.<br />

— Tiens, <strong>le</strong> D r Amy, murmura-t-il en voyant une signature.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta:<br />

— C'est bien,... t<strong>ou</strong>t est en règ<strong>le</strong>.<br />

— Pas encore, dit Alfred en s<strong>ou</strong>riant et en tirant de son<br />

portefeuil<strong>le</strong> deux bil<strong>le</strong>ts de banque de cinq cents francs chacun<br />

qu'il posa sur la tab<strong>le</strong> devant <strong>le</strong> docteur.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Du reste je reviendrai dans quelques j<strong>ou</strong>rs.<br />

— C'est très-bien, repartit <strong>le</strong> docteur en prenant <strong>le</strong>s deux<br />

bil<strong>le</strong>ts de banque et en <strong>le</strong>s faisant glisser dans un tiroir.<br />

— Puis-je maintenant m'éloigner? demanda encore Alfred.


_ Certainement.<br />

— 1063 —<br />

Le secrétaire se <strong>le</strong>va et prit son chapeau p<strong>ou</strong>r sortir.<br />

A cette vue, Rose Elvedy qui avait assisté immobi<strong>le</strong> à cette<br />

scène à laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> ne comprenait rien, se <strong>le</strong>va avec vivacité<br />

et s'approchant d'Alfred el<strong>le</strong> <strong>le</strong> prit par <strong>le</strong> bras en s'écriant:<br />

— Et moi?... moi ?...<br />

-V<strong>ou</strong>s restez ici, mon enfant, répondit <strong>le</strong> docteur avec<br />

calme.<br />

— Ici?.... avec v<strong>ou</strong>s?.... fit la pauvre jeune femme avec<br />

égarement.<br />

El<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>vait une sorte de terreur instinctive et dont el<strong>le</strong><br />

ne p<strong>ou</strong>vait se rendre compte.<br />

El<strong>le</strong> aurait préféré partir avec celui qui, quelques instants<br />

auparavant, l'avait menacée <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>teau plutôt que de rester<br />

dans cette maison mystérieuse.<br />

— Tranquillise-toi, mon enfant! dit à son t<strong>ou</strong>r Alfred en lui<br />

prenant d<strong>ou</strong>cement la main.<br />

Rose ne put s' empêcher de <strong>le</strong> regarder avec stupéfaction<br />

en l'entendant par<strong>le</strong>r.<br />

Alfred continua d'un air de commisération:<br />

— Tu tr<strong>ou</strong>veras ici t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s commodités désirab<strong>le</strong>s, ne<br />

crains rien, ma chère soeur.<br />

— Votre soeur?.... fit Rose abas<strong>ou</strong>rdie;.... votre soeur?....<br />

je ne la suis pas... v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savez bien!<br />

Alfred et <strong>le</strong> docteur échangèrent un regard.<br />

— Calmez-v<strong>ou</strong>s, mademoisel<strong>le</strong> Elvedy, je v<strong>ou</strong>s en prie, dit<br />

<strong>le</strong> docteur.<br />

— Je ne me nomme plus Elvedy, je ne suis pas demoisel<strong>le</strong> !<br />

fit Rose avec impatience.<br />

— V<strong>ou</strong>s voyez!... dit Alfred au docteur en prenant un air<br />

affligé.<br />

— Oui, je v<strong>ou</strong>s comprends et je v<strong>ou</strong>s plains, répondit <strong>le</strong><br />

docteur.<br />

— Je veux que v<strong>ou</strong>s me con<strong>du</strong>isiez vers mon mari, immé-


— 1064 —<br />

diatement!....reprit Rose en frappant <strong>du</strong> pied et en se di­<br />

rigeant vers la porte.<br />

Le docteur étendit la main p<strong>ou</strong>r agiter une sonnette.<br />

Alfred de son côté s'était avancé p<strong>ou</strong>r barrer <strong>le</strong> chemin à<br />

la jeune femme.<br />

— Laissez-moi partir! s'écria cel<strong>le</strong>-ci, je veux sortir de cette<br />

maison !<br />

Et el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lut essayer de passer <strong>ou</strong>tre, el<strong>le</strong> allait <strong>ou</strong>vrir la<br />

porte, mais la sonnette <strong>du</strong> docteur avait été enten<strong>du</strong>e, cette<br />

porte s'<strong>ou</strong>vrit et l'on vit entrer deux hommes qui la refer­<br />

mèrent et restèrent deb<strong>ou</strong>t sur <strong>le</strong> seuil.<br />

— Restez au dehors et refermez la porte, <strong>le</strong>ur dit <strong>le</strong> docteur.<br />

Cet ordre fut immédiatement exécuté.<br />

Le docteur s'approcha ensuite de Rose qui était restée comme<br />

pétrifiée, il lui prit d<strong>ou</strong>cement la main et il la con<strong>du</strong>isit à son<br />

fauteuil.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez-moi et croyez-moi, lui dit-il avec calme, v<strong>ou</strong>s<br />

avez besoin de repos;.... dans quelques j<strong>ou</strong>rs.... quand v<strong>ou</strong>s<br />

aurez retr<strong>ou</strong>vé votre calme, monsieur Elvedy viendra v<strong>ou</strong>s<br />

chercher p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s ramener chez v<strong>ou</strong>s.<br />

— Monsieur Elvedy?... ht Rose.<br />

— Eh bien, <strong>ou</strong>i!... votre frère.<br />

— Mon frère ?... je n'ai pas de frère !.. c'est-à-dire si., mais...<br />

La pauvre femme était tel<strong>le</strong>ment égarée qu'el<strong>le</strong> ne savait<br />

réel<strong>le</strong>ment plus ce qu'el<strong>le</strong> disait.<br />

El<strong>le</strong> se tut et Alfred, à qui <strong>le</strong> docteur avait fait un signe,<br />

s'éloigna.<br />

<strong>Les</strong> deux hommes qui se tr<strong>ou</strong>vaient dans l'antichambre <strong>le</strong><br />

laissèrent passer.<br />

Alfred <strong>le</strong>ur mit à chacun un écu dans la main en <strong>le</strong>ur disant:<br />

— Je v<strong>ou</strong>s recommande ma pauvre soeur, ayez-en bien<br />

soin.<br />

Quand il fut dehors il entendit sonner dix heures.


— 1065 —<br />

Comme il avait renvoyé sa voiture il lui fallut rentrer à<br />

Paris à pied.<br />

Il se mit donc en marche d'un pas léger et <strong>le</strong> coeur t<strong>ou</strong>t-<br />

a-fait s<strong>ou</strong>lagé.<br />

- T<strong>ou</strong>t a parfaitement réussi ! pensait-il en marchant. Il<br />

me reste encore à imaginer ce que je vais raconter à Fiordi,<br />

puis t<strong>ou</strong>t sera dit... Ah! l'habi<strong>le</strong> Fiordi !...il croit sans d<strong>ou</strong>te<br />

p<strong>ou</strong>voir t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avoir sur moi quelque puissance ! c' est <strong>le</strong><br />

contraire... c'est maintenant lui qui est entre mes mains!...<br />

Un mot peut me suffire, maintenant, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> précipiter dans<br />

l'abîme!... Mais avant t<strong>ou</strong>t il s'agit de <strong>le</strong> tromper, ce n'est<br />

que par lui que je puis atteindre la position qu'il me faut et<br />

à laquel<strong>le</strong> je veux arriver!....Ensuite!..... ensuite! prends<br />

garde, Fiordi!...Ce sera à ton t<strong>ou</strong>r à tremb<strong>le</strong>r.<br />

Alfred venait d'entendre <strong>le</strong> r<strong>ou</strong><strong>le</strong>ment d'une voiture der­<br />

rière lui.<br />

C'était un fiacre qui rentrait à Paris.<br />

Alfred héla <strong>le</strong> cocher qui s' arrêta p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> laisser monter,<br />

il lui donna ensuite son adresse et moins d'une demi-heure<br />

plus tard la voiture s'arrêtait devant la maison où il avait<br />

son logement.<br />

Il était tard et <strong>le</strong> jeune homme put regagner sa chambre<br />

sans être vu de personne.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain matin il reçut la visite <strong>du</strong> docteur Amy.<br />

- V<strong>ou</strong>s êtes déjà de ret<strong>ou</strong>r? lui demanda celui-ci.<br />

- Comme v<strong>ou</strong>s voyez.<br />

- Et...?<br />

- Et t<strong>ou</strong>t a parfaitement réussi.<br />

- La femme de Fiordi est...?<br />

- Oui.<br />

- Le directeur de la maison n'a-t-il fait aucune difficulté?<br />

- Aucune!...<strong>Les</strong> papiers étaient en règ<strong>le</strong> et votre signa­<br />

ture a suffi.<br />

Le docteur Amy p<strong>ou</strong>ssa un s<strong>ou</strong>pir à moitié ét<strong>ou</strong>ffé.


- 1066 -<br />

Ma signature?....fit-il à demi-voix;...... si la chose venait<br />

jamais à être déc<strong>ou</strong>verte ?<br />

— Ce n'est pas à craindre, fit Alfred.<br />

— En êtes-v<strong>ou</strong>s certain?<br />

— Parfaitement...... personne ne sait où se tr<strong>ou</strong>ve cette<br />

femme.... d'ail<strong>le</strong>urs qui p<strong>ou</strong>rrait v<strong>ou</strong>loir la réclamer?<br />

— El<strong>le</strong> n'a pas de parents ; Fiordi la croit morte;....en<br />

<strong>ou</strong>tre el<strong>le</strong> est inscrite s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de Rose Elvedy; v<strong>ou</strong>s voyez<br />

donc que n<strong>ou</strong>s n'avons rien à craindre.<br />

— Je ne demande pas mieux que de v<strong>ou</strong>s croire ! fit <strong>le</strong> doc­<br />

teur Amy qui ne se sentait pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t rassuré et qui avait<br />

eu la lâcheté d'accepter la proposition d'Alfred.<br />

Ils montèrent t<strong>ou</strong>s deux en voiture, et se firent con<strong>du</strong>ire<br />

chez Fiordi.<br />

Alfred seul monta chez <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

II <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va en compagnie d'un artiste qui venait acquitter<br />

son tribut mensuel.<br />

Fiordi était par conséquent de bonne humeur, cependant il<br />

ne put s' empêcher de pâlir en voyant entrer son secrétaire.<br />

— Ah î v<strong>ou</strong>s voilà remis de votre indisposition ? fit-il en re­<br />

prenant contenance et en s'avançant à la rencontre d'Alfred;<br />

et comment v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s?<br />

En parlant il fixait son secrétaire d'un air interrogateur.<br />

— Parfaitement bien , répondit Alfred en accentuant ses<br />

paro<strong>le</strong>s.<br />

La physionomie <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste s'éclaircit.<br />

Il prit quelques papiers qu'il avait devant lui et <strong>le</strong>s remit<br />

à Alfred en lui disant :<br />

— Veuil<strong>le</strong>z donner un c<strong>ou</strong>p-d'oeil à t<strong>ou</strong>t cela.<br />

L'artiste qui était là prit congé.<br />

— Je ne veux pas v<strong>ou</strong>s distraire plus longtemps, dit-il. ce<br />

serait un crime de ma part que d'abuser de votre temps.<br />

Fiordi s<strong>ou</strong>riant avec fatuité répondit :


—1067 —<br />

- Adieu, monsieur, je ne manquerai pas d'écrire un ar­<br />

tic<strong>le</strong> sur votre n<strong>ou</strong>veau rô<strong>le</strong>.<br />

L'artiste sortit et <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste resta seul avec son secrétaire.<br />

Fiordi alla fermer <strong>le</strong>s portes avec soin, puis il revint et de­<br />

manda à son secrétaire d'un air agité et anxieux :<br />

- Eh bien ?<br />

- Je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> répète... t<strong>ou</strong>t a bien marché, répondit Alfred.<br />

-V<strong>ou</strong>s... v<strong>ou</strong>s êtes rentré... seul... à Paris?... dit Fiordi<br />

en regardant son secrétaire avec un tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> évident.<br />

- Seul, repartit Alfred.<br />

Fiordi p<strong>ou</strong>ssa un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement.<br />

- La feuil<strong>le</strong> de papier que je v<strong>ou</strong>s avais donnée...<br />

- El<strong>le</strong> a été d'une efficacité incontestab<strong>le</strong>, fit Alfred.<br />

-Je <strong>le</strong> savais.... Mais dites-moi.... racontez-moi comment<br />

cela s'est passé.<br />

- A quoi bon?... dit Alfred;.... p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que je<br />

v<strong>ou</strong>s donne des détails qui ne feront qu'augmenter votre agita­<br />

tion; je v<strong>ou</strong>s répète que v<strong>ou</strong>s êtes libre... cela doit v<strong>ou</strong>s suffire.<br />

- Enfin!... je v<strong>ou</strong>s remercie... v<strong>ou</strong>s serez recompensé!<br />

-N'<strong>ou</strong>bliez pas, reprit Alfred en baissant la voix, que à cause<br />

de v<strong>ou</strong>s j'ai commis un crime... je suis devenu assassin.<br />

Fiordi eut un m<strong>ou</strong>vement de terreur.<br />

Cet homme lâche et poltron avait pu concevoir <strong>le</strong> crime,<br />

mais il n'avait pas <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage d'en entendre par<strong>le</strong>r.<br />

-Si<strong>le</strong>nce!... si<strong>le</strong>nce!... au nom <strong>du</strong> ciel, taisez-v<strong>ou</strong>s ! fit-il<br />

à demi-voix et en jetant aut<strong>ou</strong>r de lui un regard de terreur.<br />

- V<strong>ou</strong>s avez raison, dit Alfred ;... <strong>ou</strong>blions ce qui est passé<br />

et ne n<strong>ou</strong>s occupons que <strong>du</strong> présent et de l'avenir!<br />

- C'est cela!.... reprit Fiordi en cherchant à se remettre<br />

de son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

- En parlant de l'avenir v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z sans d<strong>ou</strong>te faire al­<br />

lusion au poste que je v<strong>ou</strong>s ai promis!...<br />

- Parfaitement, répondit Alfred.


— 1068 —<br />

— Je n'ai pas <strong>ou</strong>blié ma promesse, mon cher Alfred, fit <strong>le</strong><br />

j<strong>ou</strong>rnaliste en posant affectueusement sa main sur l'épau<strong>le</strong> de<br />

son secrétaire. Demain à deux heures v<strong>ou</strong>s m'accompagnerez<br />

aux Tui<strong>le</strong>ries.<br />

Alfred sentit sa poitrine se gonf<strong>le</strong>r en entendant ces paro<strong>le</strong>s.<br />

11 se contenta de s'incliner et se mit à son travail sans rien<br />

dire.<br />

Pendant qu'il écrivait Fiordi, à qui il t<strong>ou</strong>rnait <strong>le</strong> dos, <strong>le</strong> re­<br />

gardait en s<strong>ou</strong>riant d'un air diabolique.<br />

— Pauvre imbéci<strong>le</strong>! pensait <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste; tu te vois déjà<br />

sur <strong>le</strong> chemin des grandeurs et de la fortune!....Tu penses<br />

peut-être déjà à me trahir!... Tu ne tarderas pas à voir s'é­<br />

van<strong>ou</strong>ir tes projets et <strong>le</strong>s châteaux que tu bâtis en Espagne<br />

cr<strong>ou</strong><strong>le</strong>r avant d'être construits!<br />

CHAPITRE VII.<br />

Mabil<strong>le</strong>.<br />

La comtesse de St-Etienne était désespérée.<br />

Il n'y avait plus qu'une personne en qui el<strong>le</strong> eût une lueur<br />

d'espoir.<br />

Cette personne n'était autre que <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>rmann.<br />

Mais il fallait avant t<strong>ou</strong>t étudier son caractère afin de voir<br />

si el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait sans danger se confier à lui.


— 1069 —<br />

Cette tâche ne serait pas diffici<strong>le</strong>, car cet homme semblait<br />

épr<strong>ou</strong>ver p<strong>ou</strong>r la comtesse une passion vio<strong>le</strong>nte.<br />

Le comte avait témoigné à sa femme <strong>le</strong> désir de lui voir faire<br />

la conquête <strong>du</strong> diplomat prussien, il lui en avait même donné<br />

l'ordre, de sort qu'el<strong>le</strong> n'avait que fort peu à craindre de sa<br />

jal<strong>ou</strong>sie, el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait déployer vis-à-vis <strong>du</strong> baron t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s res­<br />

s<strong>ou</strong>rces de sa coquetterie sans attirer l'attention <strong>ou</strong> <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons<br />

<strong>du</strong> comte.<br />

Jusqu'à présent el<strong>le</strong> avait répon<strong>du</strong> avec indifférence aux pa­<br />

ro<strong>le</strong>s passionnées <strong>du</strong> baron.<br />

El<strong>le</strong> commença à mettre en oeuvre t<strong>ou</strong>t son esprit, son ama­<br />

bilité p<strong>ou</strong>r amener complètement <strong>le</strong> diplomate al<strong>le</strong>mand dans<br />

sa dépendance.<br />

El<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait <strong>le</strong> mettre dans l'impossibilité d'opposer un re­<br />

fus à ses demandes, quel<strong>le</strong>s qu'el<strong>le</strong>s fussent.<br />

Depuis sa première faute la malheureuse comtesse avait été<br />

obligée de rec<strong>ou</strong>rir sans cesse à de n<strong>ou</strong>veaux expédients, à de<br />

n<strong>ou</strong>veaux mensonges; el<strong>le</strong> avait peu-à-peu per<strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t scrupu<strong>le</strong>,<br />

forcée qu'el<strong>le</strong> était d'user d'une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de stratagèmes p<strong>ou</strong>r se<br />

procurer l'argent qui lui était nécessaire, et el<strong>le</strong> ne devait pas<br />

hésiter à se jeter dans <strong>le</strong>s bras <strong>du</strong> baron Kel<strong>le</strong>rmann si cela de­<br />

vait lui procurer la somme dont el<strong>le</strong> avait besoin et qu'el<strong>le</strong> ne<br />

p<strong>ou</strong>vait pas demander au comte.<br />

El<strong>le</strong> était décidée à vendre son honneur p<strong>ou</strong>r sauver sa vie,<br />

persuadée qu'el<strong>le</strong> était que, si son ép<strong>ou</strong>x venait jamais à con­<br />

naître <strong>le</strong> passé, il était capab<strong>le</strong> de se porter aux plus terrib<strong>le</strong>s<br />

extrémités.<br />

Le comte de St-Etienne, charmé de la docilité de sa femme,<br />

p<strong>ou</strong>r la première fois, semblait v<strong>ou</strong>loir lui venir en aide<br />

dans la réalisation de ses projet, était p<strong>le</strong>in de prévenances p<strong>ou</strong>r<br />

el<strong>le</strong> et ne s'était jamais montré aussi empressé.<br />

il s'arrangeait p<strong>ou</strong>r laisser de temps en temps quelques mi­<br />

nutes de .tête-à-tête au baron et à la comtesse, et cel<strong>le</strong>s-ci en<br />

Profita p<strong>ou</strong>r achever de t<strong>ou</strong>rner la tête <strong>du</strong> diplomate al<strong>le</strong>mand.


— 1070 —<br />

El<strong>le</strong> faisait d'adroites allusions, destinées à faire croire à ce<br />

dernier qu'el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait malheureuse d'être l'ép<strong>ou</strong>se <strong>du</strong> comte<br />

qui ne connaissait pas la va<strong>le</strong>ur de la femme dont il avait <strong>le</strong><br />

bonheur d'être l'ép<strong>ou</strong>x.<br />

Il résulta de ces manoeuvres que <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>rmann ne<br />

tarda pas à être éper<strong>du</strong>ment am<strong>ou</strong>reux de la comtesse.<br />

Un soir que t<strong>ou</strong>s trois étaient réunis au salon et prenaient <strong>le</strong><br />

café, <strong>le</strong> comte dit au baron :<br />

— Que diriez-v<strong>ou</strong>s, baron, si je v<strong>ou</strong>s faisais la proposition de<br />

v<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>ir dans l'un de nos endroits de plaisance fréquentés<br />

par la jeunesse dorée de la capita<strong>le</strong>?<br />

— J'accepterais avec empressement, répondit <strong>le</strong> baron, d'au­<br />

tant plus que je n'ai aucune idée de ce que cela peut être, quoi­<br />

que j'en aie beauc<strong>ou</strong>p enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en regardant la comtesse :<br />

— J'espère que madame la comtesse n'auras pas la cruauté<br />

de n<strong>ou</strong>s priver de sa présence !<br />

La comtesse avait fait ce soir-là une toi<strong>le</strong>tte savamment cal­<br />

culée p<strong>ou</strong>r faire ressortir t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s charmes de sa sé<strong>du</strong>isante per­<br />

sonne, aussi remarqua-t-el<strong>le</strong> immédiatement l'effet qu'el<strong>le</strong> avait<br />

pro<strong>du</strong>it sur <strong>le</strong> baron prussien.<br />

<strong>Les</strong> regard que t<strong>ou</strong>s deux échangèrent échappèrent au comte,<br />

qui, renversé dans son fauteuil, lançait au plafond la fumée<br />

<strong>du</strong> londrès qu'il tenait à la b<strong>ou</strong>che.<br />

— Qu'en dis-tu, ma chère Adè<strong>le</strong>? fit-il d'un air nonchalant,<br />

veux-tu n<strong>ou</strong>s accompagner à Mabil<strong>le</strong> ?<br />

— À Mabil<strong>le</strong> ? fit la comtesse en j<strong>ou</strong>ant la surprise.<br />

— Certainement!..... cela n'a rien d'étonnant, puisque tu<br />

seras accompagnée de ton mari ; <strong>du</strong> reste, tu ne seras nul­<br />

<strong>le</strong>ment fachée d'être venue...... on voit des choses très-inté­<br />

ressantes.<br />

— Mon Dieu, Armand... si tu crois qu'il n'y ait rien là d'in­<br />

convenant... répondit la comtesse en jetant au baron un regard<br />

qui fit affluer son sang au cerveau.


— 1071 —<br />

Il fu donc décidé qu'on irait de compagnie à Mabil<strong>le</strong>.<br />

La comtesse ne demanda que <strong>le</strong> temps nécessaire p<strong>ou</strong>r<br />

échanger sa toi<strong>le</strong>tte contre une autre plus simp<strong>le</strong>, et el<strong>le</strong> se<br />

retira, pendant que <strong>le</strong>s deux hommes achevaient <strong>le</strong>ur cigare<br />

en causant.<br />

Le baron était tel<strong>le</strong>ment absorbé par son am<strong>ou</strong>r qu'il ne<br />

remarqua nul<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong> comte avait eu soin d'amener la<br />

conversation sur <strong>le</strong>s affaires européennes et sur cel<strong>le</strong>s de la<br />

Prusse en particulier.<br />

Comme un habi<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>eur d'échec, <strong>le</strong> comte passait d'un sujet<br />

à un autre, parlant de l'organisation militaire en Prusse, de<br />

l'instruction publique, des relations de cette puissance avec <strong>le</strong>s<br />

autres États, etc.<br />

Le diplomate al<strong>le</strong>mand ne vit pas non plus que, pendant<br />

qu'il se <strong>le</strong>vait p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r au devant de la comtesse qui venait<br />

de rentrer au salon, <strong>le</strong> comte prenait à la dérobée quelques<br />

notes sur son ca<strong>le</strong>pin.<br />

La comtesse avait choisi une toi<strong>le</strong>tte de c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur peu voyante<br />

et p<strong>le</strong>ine de distinction.<br />

Un domestique étant venu annoncer que la voiture était<br />

attelée, ils descendirent t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s trois et <strong>le</strong> comte donna au<br />

cocher l'ordre de s'arrêter à la place de la Concorde, à l'entrée<br />

des Champs-Elysées.<br />

Quand ils furent arrivés, il descendirent t<strong>ou</strong>s trois, et<br />

remontèrent la grande allée, en se dirigeant vers la gau­<br />

che.<br />

A cet endroit se tr<strong>ou</strong>vent plusieurs cafés-concerts qu'il faut<br />

dépasser p<strong>ou</strong>r arriver enfin à l'entrée <strong>du</strong> jardin Mabil<strong>le</strong>, qui,<br />

on <strong>le</strong> sait, s'est acquis une réputation européenne, autant par<br />

<strong>le</strong> luxe qu'on y tr<strong>ou</strong>ve qu'à cause <strong>du</strong> genre de société qui s'y<br />

rassemb<strong>le</strong>.<br />

La partie féminine de cette société se compose de t<strong>ou</strong>t ce<br />

que <strong>le</strong> demi-monde compte de plus célèbre.


— 1072 —<br />

On se tromperait néanmoins en croyant que cet endroit soit<br />

<strong>le</strong> théâtre de scènes inconvenantes.<br />

L'étranger est t<strong>ou</strong>t étonné de tr<strong>ou</strong>ver là une société qui, p<strong>ou</strong>r<br />

l'élégance et <strong>le</strong> bon ton, n'a rien à envier aux plus nob<strong>le</strong>s sa­<br />

lons <strong>du</strong> faub<strong>ou</strong>rg St-Germain.<br />

Une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> bigarrée et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> remplit <strong>le</strong>s allées<br />

bordées de f<strong>le</strong>urs et inondées de lumière.<br />

On y rencontre quelquefois des femmes <strong>du</strong> monde qui, p<strong>ou</strong>s­<br />

sées par la curiosité, viennent, au bras de <strong>le</strong>ur mari, et revê­<br />

tues d'une toi<strong>le</strong>tte simp<strong>le</strong>, contemp<strong>le</strong>r ce spectac<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t n<strong>ou</strong>­<br />

veau p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>s.<br />

Malgré la variété des personnages qui composent cette société<br />

on n'entend pas un mot équivoque, pas une expression cho­<br />

quante, rien, en un mot, qui puisse amener la r<strong>ou</strong>geur sur <strong>le</strong><br />

front d'une femme honnête.<br />

<strong>Les</strong> femmes <strong>du</strong> demi-monde qui fréquentent d'habitude <strong>le</strong><br />

bal Mabil<strong>le</strong>, qui savent qu'on y vient p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s voir, ne se<br />

gênent nul<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r se livrer à <strong>le</strong>ur danses fantaisistes ;<br />

el<strong>le</strong>s savent très-bien que, parmi la f<strong>ou</strong><strong>le</strong> qui <strong>le</strong>s regarde, il y a<br />

bien de femmes de la b<strong>ou</strong>rgeoisie et même <strong>du</strong> grand monde,<br />

qui ne se gênent pas p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ver la jambe quand el<strong>le</strong>s sont<br />

chez el<strong>le</strong>s « entre amis ».<br />

T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde sait que Napoléon III surprit un j<strong>ou</strong>r l'im­<br />

pératrice entrain de « pincer un cancan » avec <strong>le</strong> minis­<br />

tre plénipotentiaire d'une puissance étrangère p<strong>ou</strong>r cava­<br />

lier.<br />

La princesse M... et un chambellan de la c<strong>ou</strong>r impéria<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur<br />

servaient de vis-à-vis.<br />

Il ne faut cependant pas croire que Mabil<strong>le</strong> soit <strong>le</strong> seul endroit<br />

fréquenté par <strong>le</strong> demi-monde.<br />

Paris possède plusieurs autres établissements <strong>du</strong> même<br />

genre.<br />

<strong>Les</strong> principaux sont <strong>le</strong> « Château des f<strong>le</strong>urs », <strong>le</strong> « Château<br />

R<strong>ou</strong>ge », la « Closerie des Lilas », etc.


— 1073 —<br />

Cependant Mabil<strong>le</strong> est celui où l'on tr<strong>ou</strong>ve la société la moins<br />

corrompue.<br />

On n'y rencontre que l'élite <strong>du</strong> demi-monde et il y règne<br />

an ordre et des convenances que l'on ne tr<strong>ou</strong>ve pas ail­<br />

<strong>le</strong>urs.<br />

La tranquillité y est maintenue par une d<strong>ou</strong>zaine de gardes<br />

disséminés dans t<strong>ou</strong>t l'établissement et t<strong>ou</strong>t particulièrement<br />

dans la sal<strong>le</strong> de bal.<br />

Un geste..., un m<strong>ou</strong>vement, une paro<strong>le</strong> mal sonnante et<br />

dépassant une certaine mesure suffisent p<strong>ou</strong>r que la per­<br />

sonne qui s'est ren<strong>du</strong>e c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> de cette infraction au code<br />

de l'établissement soit impitoyab<strong>le</strong>ment mise à la porte et<br />

même con<strong>du</strong>ite au violon jusqu'au <strong>le</strong>ndemain.<br />

Comme cette mesure p<strong>ou</strong>rrait avoir p<strong>ou</strong>r certaines personnes<br />

des conséquences désagréab<strong>le</strong>s, t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde se garde bien<br />

d'attirer l'attention de ceux qui sont chargés de maintenir<br />

l'ordre et <strong>le</strong>s convenances.<br />

Ces gardes sont ce qu'on p<strong>ou</strong>rrait appe<strong>le</strong>r des « admirateurs<br />

officiels » <strong>du</strong> cancan.<br />

Il ne faut cependant pas croire que <strong>le</strong>ur présence soit une<br />

entrave à l'entrain et à la gaieté.<br />

Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde.<br />

T<strong>ou</strong>t ce monde saute, rit, crie, se démène avec l'ardeur que<br />

<strong>le</strong>s Français seuls savent mettre dans <strong>le</strong>urs plaisirs.<br />

Il est une chose que l'on ne peut s'empêcher de remar­<br />

quer de prime abord.<br />

C'est la toi<strong>le</strong>tte des danseuses.<br />

N<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>lons pas par<strong>le</strong>r de la c<strong>ou</strong>pe ni de la c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur de<br />

<strong>le</strong>urs vêtements, mais seu<strong>le</strong>ment de la manière dont <strong>le</strong>s diver­<br />

ses parties de <strong>le</strong>ur ajustement sont assorties.<br />

On ne voit point là de robes de bal proprement dites.<br />

Ce genre de vêtement coûte cher et change t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs de<br />

mode; en <strong>ou</strong>tre, il faut <strong>du</strong> temps et de l'argent p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir<br />

s'en confectionner un, et une <strong>ou</strong>vrière qui est obligée de tra-<br />

80


— 1074 —<br />

vail<strong>le</strong>r <strong>du</strong> matin au soir p<strong>ou</strong>r gagner de quoi vivre fruga<strong>le</strong>ment<br />

ne peut pas se payer une toi<strong>le</strong>tte de bal.<br />

Il y a autre chose encore ; <strong>le</strong>s robes de bal sont généra<strong>le</strong>­<br />

ment faites d'un étoffe légère et peu résistante, et comme <strong>le</strong>s<br />

danseuses de Mabil<strong>le</strong> n'y viennent généra<strong>le</strong>ment qu'avec une<br />

toi<strong>le</strong>tte l<strong>ou</strong>ée, el<strong>le</strong>s sont responsab<strong>le</strong>s des accrocs et des taches<br />

qui p<strong>ou</strong>rraient se pro<strong>du</strong>re à <strong>le</strong>ur toi<strong>le</strong>tte.<br />

N<strong>ou</strong>s disons que cette toi<strong>le</strong>tte est l<strong>ou</strong>ée, c'est la vérité, et<br />

non-seu<strong>le</strong>ment la robe, mais la mantil<strong>le</strong>, <strong>le</strong> chapeau, <strong>le</strong>s bij<strong>ou</strong>x,<br />

et quelquefois jusqu'à la chemise et aux bas, sont aussi l<strong>ou</strong>és<br />

à ces jeunes fil<strong>le</strong>s par de vieil<strong>le</strong>s femmes marchandes à la toi­<br />

<strong>le</strong>tte et faisant un peu de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s métiers, qui abusent de la<br />

pauvreté des danseuses.<br />

El<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ur l<strong>ou</strong>ent un costume p<strong>ou</strong>r une nuit et <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain<br />

se font payer chèrement.<br />

Il allait être dix heures quand <strong>le</strong> comte de St-Etienne, la com­<br />

tesse et <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>rmann firent <strong>le</strong>ur entrée à Mabil<strong>le</strong> par la<br />

grande porte inondée de lumière.<br />

L'orchestre lançait ses accords <strong>le</strong>s plus entraînants et une<br />

f<strong>ou</strong><strong>le</strong> joyeuse se répandait dans <strong>le</strong>s allées <strong>du</strong> jardin au fond <strong>du</strong>quel<br />

se tr<strong>ou</strong>vaient des massifs formant des pavillons de ver<strong>du</strong>re<br />

qui abritaient des bancs, où <strong>le</strong>s am<strong>ou</strong>reux allaient chercher<br />

la solitude et <strong>le</strong> tête-à-tête.<br />

Quand <strong>le</strong> comte eut promené <strong>le</strong> baron al<strong>le</strong>mand dans t<strong>ou</strong>tes<br />

<strong>le</strong>s parties de l'établissement et lui en eut montré t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

détails, il rentra dans la sal<strong>le</strong> <strong>du</strong> restaurant et proposa un verre<br />

de punch sur la terrasse.<br />

— Le jardin est charmant, dit la comtesse à son mari, l'air<br />

est frais et je désirerais rester encore un peu au dehors.<br />

— Comme tu v<strong>ou</strong>dras, répondit affectueusement <strong>le</strong> comte,<br />

baron, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s avoir l'obligeance d'accompagner la com­<br />

tesse ? Je vois là-bas un employé <strong>du</strong> ministère, avec <strong>le</strong>quel je<br />

v<strong>ou</strong>drais avoir un moment d'entretien..... si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z bien<br />

<strong>le</strong> permettre, aj<strong>ou</strong>ta-t-il avec la politesse acquise d'un c<strong>ou</strong>rtisan.


— 1075 -<br />

— Oh!... comte,... je v<strong>ou</strong>s eu prie! repartit <strong>le</strong> baron enchanté<br />

de l'occasion qui s'offrait de p<strong>ou</strong>voir être un instant seul avec<br />

la comtesse.<br />

Quelques minutes plus tard <strong>le</strong> baron et la comtesse étaient<br />

assis sur l'un des bancs dont n<strong>ou</strong>s avons parlé plus haut, et<br />

dérobés aux regards indiscrets par un massif épais.<br />

Le baron Kel<strong>le</strong>rmann parlait avec une ardeur que l'on ne<br />

se serait pas atten<strong>du</strong> à tr<strong>ou</strong>ver chez un homme <strong>du</strong> Nord.<br />

Ses regards étaient plus éloquents encore que ses paro<strong>le</strong>s.<br />

L'éclat qui <strong>le</strong>s animait décelait la passion qui envahissait <strong>le</strong><br />

coeur de cet homme. La comtesse éc<strong>ou</strong>tait, <strong>le</strong>s yeux baissés,<br />

el<strong>le</strong> avait laissé <strong>le</strong> baron lui prendre la main, et celui-ci la por­<br />

tait passionnément à ses lèvres.<br />

— Comtesse!... Adè<strong>le</strong>!... disait-il à demi-voix, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s<br />

me rendre malheureux?... N'avez-v<strong>ou</strong>s pas un mot de conso­<br />

lation... d'espoir ?...<br />

La comtesse re<strong>le</strong>va <strong>le</strong>ntement la tête et regarda <strong>le</strong> baron.<br />

Son regard devait sans d<strong>ou</strong>te être bien éloquent, et <strong>le</strong> jeune<br />

homme put y lire une réponse car une exclamation de triomphe<br />

à peine réprimée sortit de sa poitrine.<br />

Il passa son bras aut<strong>ou</strong>r de la tail<strong>le</strong> svelte de la comtesse et<br />

l'attira à lui.<br />

— Oh!... Adè<strong>le</strong>!... Cher ange!... murmura-t-il ivre de bon­<br />

heur.<br />

La comtesse se dégagea de l'étreinte passionnée <strong>du</strong> baron en<br />

balbutiant :<br />

— Baron ! n'abusez pas de ma faib<strong>le</strong>sse !... pensez que je ne<br />

m'appartiens pas!... Le devoir!...<br />

— Le devoir? fit impétueusement <strong>le</strong> baron,... Ah!... com­<br />

ment p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s jeter cette paro<strong>le</strong> hideuse et glacée au tra­<br />

vers de mon bonheur?<br />

El<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa un profond s<strong>ou</strong>pir.


— 1076 —<br />

— Le devoir?..., reprit <strong>le</strong> baron ; peut-il y avoir p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> coeur<br />

quelque chose de plus saint que l'am<strong>ou</strong>r?<br />

— Non, répondit la comtesse d'une voix faib<strong>le</strong>, l'am<strong>ou</strong>r est<br />

ce qu'il y a de plus beau et de plus sacré.<br />

Le baron de plus en plus fasciné c<strong>ou</strong>vrait de baisers la main<br />

de la comtesse qui reprit :<br />

— Mais..., et el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lut dégager sa main.<br />

— Mais?... demanda <strong>le</strong> jeune homme, que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s<br />

dire?<br />

— Mais... j'ai t<strong>ou</strong>t à craindre de la jal<strong>ou</strong>sie et de la fureur <strong>du</strong><br />

comte, et surt<strong>ou</strong>t dans ce moment, où n<strong>ou</strong>s sommes en désac­<br />

cord comp<strong>le</strong>t.<br />

— Avec <strong>le</strong> comte?... Et p<strong>ou</strong>rquoi donc?<br />

La comtesse jeta avec inquiétude un regard aut<strong>ou</strong>r<br />

d'el<strong>le</strong>.<br />

— Je ne sais si je puis me confier à v<strong>ou</strong>s, dit-el<strong>le</strong>.<br />

— Oh !... comtesse !... s'écria <strong>le</strong> baron d'un accent de d<strong>ou</strong>x<br />

reproche.<br />

— Si v<strong>ou</strong>s alliez me trahir!... si jamais <strong>le</strong> comte apprenait<br />

que je v<strong>ou</strong>s ai fait de semblab<strong>le</strong>s confidences!...<br />

— Quel<strong>le</strong> opinion avez-v<strong>ou</strong>s donc de moi, chère comtesse?<br />

repartit <strong>le</strong> baron avec vivacité.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez raison, reprit la comtesse en posand sa main<br />

sur <strong>le</strong> bras <strong>du</strong> baron comme p<strong>ou</strong>r lui imposer si<strong>le</strong>nce.<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta sans ôter sa main :<br />

— La crainte me rend fol<strong>le</strong> !<br />

— Par<strong>le</strong>z, comtesse, rien ne n<strong>ou</strong>s presse.<br />

— Eh bien !... éc<strong>ou</strong>tez,... j'ai un frère qui mène une exis­<br />

tence des plus modestes Mon mari <strong>le</strong> hait parce qu'il était<br />

opposé à mon mariage et qu'il fit t<strong>ou</strong>t ce qu'il put p<strong>ou</strong>r me<br />

dissuader de donner ma main au comte... Le pauvre ami, il<br />

pressentait que je serais malheureuse !... Ah !... si j'avais éc<strong>ou</strong>té<br />

ses conseils!...


—1077 —<br />

La comtesse interrompit son récit mensonger et se cacha <strong>le</strong><br />

visage avec ses deux mains.<br />

Cette scène de désespoir était parfaitement j<strong>ou</strong>ée, et la jeune<br />

femme se montrait excel<strong>le</strong>nte comédienne.<br />

— Remettez-v<strong>ou</strong>s, chère comtesse, lui dit <strong>le</strong> baron à demi-<br />

voix.<br />

La comtesse reprit d'une voix altérée:<br />

— Mon frère entra il y a quelque temps en qualité de caissier<br />

chez un banquier <strong>du</strong> Havre..., il est jeune, ét<strong>ou</strong>rdi et faci<strong>le</strong> à<br />

entraîner;... il se lia avec des jeunes gens dissipés et j<strong>ou</strong>eurs,<br />

qui l'entraînèrent à j<strong>ou</strong>er...<br />

El<strong>le</strong> s'interrompit de n<strong>ou</strong>veau.<br />

— Oh! fit <strong>le</strong> baron, je me d<strong>ou</strong>te de ce qui arriva.<br />

— Il perdit,... il perdit un j<strong>ou</strong>r des sommes énormes, et cela<br />

sur paro<strong>le</strong>.<br />

— Le <strong>le</strong>ndemain, à son réveil, il épr<strong>ou</strong>va une terreur profonde<br />

en pensant à la position dans laquel<strong>le</strong> il se tr<strong>ou</strong>vait;... il devait<br />

dix mil<strong>le</strong> francs qu'il fallait payer avant midi s<strong>ou</strong>s peine d'être<br />

déshonoré, et <strong>le</strong> malheureux n'avait pas cinq cents francs!...<br />

Que fit-il alors?... Il pensa à moi, il espéra que je p<strong>ou</strong>rrais<br />

venir à son aide, mais il lui fallait de l'argent sur-<strong>le</strong>-champ et<br />

n<strong>ou</strong>s étions éloignés,... alors <strong>le</strong> malheureux enfant, il n'a que<br />

vingt ans... se laissa al<strong>le</strong>r et...<br />

La comtesse s'arrêta comme si la honte l'empêchait de con­<br />

tinuer.<br />

— Voyons, fit d<strong>ou</strong>cement <strong>le</strong> baron, continuez.<br />

— Il prit l'argent qui lui était nécessaire dans sa caisse...<br />

— Je m'en d<strong>ou</strong>tais!<br />

— Il espérait p<strong>ou</strong>voir obtenir de moi l'argent nécessaire p<strong>ou</strong>r<br />

comb<strong>le</strong>r <strong>le</strong> déficit avant qu'il fût constaté,... mais mon mari se<br />

refuse impitoyab<strong>le</strong>ment à rien faire p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> malheureux qu'il<br />

appel<strong>le</strong> escroc et vo<strong>le</strong>ur quant à moi, je n'ai pas personnel­<br />

<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s moyens de rien faire maintenant p<strong>ou</strong>r mon pauvre<br />

frère ; j'ai dû lui répondre avec <strong>le</strong> coeur déchire qu'il ne devait


— 1078 —<br />

pas compter sur moi, et... je tremb<strong>le</strong> quand je pense à quel<strong>le</strong>s<br />

extrémités <strong>le</strong> désespoir <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssera!<br />

La.comtesse s'était cachée <strong>le</strong> visage avec son m<strong>ou</strong>choir<br />

comme p<strong>ou</strong>r ét<strong>ou</strong>ffer ses sanglots.<br />

— Pauvre chère comtesse î rit <strong>le</strong> baron à demi-voix, je com­<br />

prends t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s devez s<strong>ou</strong>ffrir.<br />

Il ne se d<strong>ou</strong>tait pas encore <strong>du</strong> but que la jeune femme p<strong>ou</strong>rsuivait.<br />

Il reprit ensuite:<br />

— Et... votre frère?<br />

— Il m'a envoyé hier un télégramme p<strong>ou</strong>r me dire que si<br />

<strong>le</strong> 20 <strong>du</strong> mois c<strong>ou</strong>rant il ne peut pas remplacer la somme dont<br />

il a disposé, il est déshonoré et qu'il n'y survivra pas!<br />

— Le 20 <strong>du</strong> mois c<strong>ou</strong>rant? s'écria <strong>le</strong> baron al<strong>le</strong>mand.<br />

— Oui, répartit la comtesse d'une voix ét<strong>ou</strong>ffée,... il m'a été<br />

impossib<strong>le</strong> d'attendrir mon mari!... il a été insensib<strong>le</strong> à mes<br />

prières et à mes larmes... il ne veut absolument rien faire p<strong>ou</strong>r<br />

mon malheureux frère qui n'a péché que par ét<strong>ou</strong>rderie et qui,<br />

ne p<strong>ou</strong>vant pas vivre déshonoré, s'ôtera la vie en m'accusant<br />

peut-être d'en être la cause !<br />

La comtesse s'arrêta comme épuisée.<br />

— Calmez-v<strong>ou</strong>s, chère comtesse, dit d<strong>ou</strong>cement <strong>le</strong> baron,...<br />

il y a peut-être un moyen de salut.<br />

— Un moyen de salut? fit la comtesse ; qui donc p<strong>ou</strong>rrait<br />

venir à mon sec<strong>ou</strong>rs!... Je n'ai personne qui m'aime assez p<strong>ou</strong>r<br />

cela!... personne qui <strong>le</strong> puisse,... qui <strong>le</strong> veuil<strong>le</strong>!...<br />

— Et moi!... chère Adè<strong>le</strong>!... moi? s'écria <strong>le</strong> baron prussien<br />

t<strong>ou</strong>t heureux de saisir cette occasion de pr<strong>ou</strong>ver son am<strong>ou</strong>r a<br />

la comtesse.<br />

— V<strong>ou</strong>s?... fit la comtesse en <strong>le</strong> regardant avec une stupé­<br />

faction merveil<strong>le</strong>usement j<strong>ou</strong>ée... V<strong>ou</strong>s?<br />

— Oui, chère comtesse, moi !... Permettez-moi de venir au<br />

sec<strong>ou</strong>rs de votre frère et je resterai encore votre obligé.<br />

La comtesse ne put s'empêcher d'être t<strong>ou</strong>chée de la ma-


— 1079 —<br />

nière cheva<strong>le</strong>resque dont agissait avec el<strong>le</strong> <strong>le</strong> baron , qui<br />

était cependant si indignement j<strong>ou</strong>é, par el<strong>le</strong> comme par <strong>le</strong><br />

comte.<br />

El<strong>le</strong> appuya sa tête sur l'épau<strong>le</strong> de baron et la regarda en<br />

balbutiant :<br />

-V<strong>ou</strong>s êtes un nob<strong>le</strong> coeur, mais je ne sais si je...<br />

-Pas un mot de plus, chère comtesse, fit vivement <strong>le</strong> jeune<br />

homme qui perdait t<strong>ou</strong>t son sang-froid.<br />

- Merci, Karl! murmura à voix basse la comtesse.<br />

Le diplomate enivré en entendant son nom sortir des lèvres<br />

adorées de la comtesse lui passa <strong>le</strong> bras aut<strong>ou</strong>r de la tail<strong>le</strong> et<br />

l'étreignant avec passion, il lui mit un baiser ardent sur <strong>le</strong>s<br />

lèvres.<br />

La comtesse semblait ne pas avoir la force de se défendre<br />

<strong>le</strong> baron crut même qu'el<strong>le</strong> lui avait ren<strong>du</strong> son baiser.<br />

El<strong>le</strong> n'avait cependant rien per<strong>du</strong> de sa présence d'esprit, et<br />

cela fort heureusement p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s deux, car <strong>le</strong> comte commen­<br />

çait à tr<strong>ou</strong>ver que <strong>le</strong>ur promenade se prolongeait singulière­<br />

ment.<br />

Ce fut donc la comtesse qui parla d'al<strong>le</strong>r retr<strong>ou</strong>ver son<br />

mari.<br />

- Dites-mois auparavant si je puis me présenter chez v<strong>ou</strong>s<br />

demain p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s remettre la somme destinée à votre frère?<br />

demanda <strong>le</strong> baron qui tenait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs la comtesse pressée sur<br />

sa poitrine.<br />

- Oui, répondit cel<strong>le</strong>-ci à voix basse.<br />

- Eh bien ! à demain ! fit <strong>le</strong> jeune homme en lui donnant<br />

encore un baiser.<br />

Un instant après, <strong>le</strong>s trois personnages étaient réunis sur<br />

la terrasse.<br />

Chacun d'eux épr<strong>ou</strong>vait un sentiment de profonde satisfac-<br />

tion ; <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>rman voyait son am<strong>ou</strong>r payé de ret<strong>ou</strong>r ;<br />

la comtesse se sentait sauvée et <strong>le</strong> comte... mais n'anticipons<br />

pas sur <strong>le</strong>s événements.


— 1080 —<br />

CHAPITRE VIII.<br />

Gaspard <strong>le</strong> borgne.<br />

C'était deux j<strong>ou</strong>rs après l'attentat qui avait été commis sur<br />

la personne de Maurice, à qui un rendez-v<strong>ou</strong>s avait été donné,<br />

on s'en s<strong>ou</strong>vient, près d'une petite chapel<strong>le</strong> située sur la<br />

r<strong>ou</strong>te de Meudon.<br />

Minuit avait sonné.<br />

Un personnage enveloppé dans un manteau était arrêté<br />

devant la porte d'une petite maison <strong>du</strong> Temp<strong>le</strong>, et venait de<br />

trapper deux légers c<strong>ou</strong>ps.<br />

La nuit était claire et <strong>le</strong> ciel resp<strong>le</strong>ndissant d'étoi<strong>le</strong>s, néan­<br />

moins cet homme avait re<strong>le</strong>vé <strong>le</strong> col<strong>le</strong>t de son manteau et<br />

abaissé <strong>le</strong>s larges bords de son chapeau, de manière qu'il était<br />

presque impossib<strong>le</strong> de rien distinguer de son visage.<br />

Malgré ses c<strong>ou</strong>ps répétés, t<strong>ou</strong>t restait tranquil<strong>le</strong> dans la<br />

petite maison.<br />

L'impatience de ce personnage était visib<strong>le</strong>; il fit quelques<br />

pas dans la rue, comme p<strong>ou</strong>r s'éloigner, lorsqu'il vit s'avancer<br />

une autre personne qui déb<strong>ou</strong>chait d'une ruel<strong>le</strong> latéra<strong>le</strong>.<br />

Il reconnut sans d<strong>ou</strong>te l'habitant de la petite maison, car<br />

il s'arrêta comme p<strong>ou</strong>r l'attendre.<br />

De son côté, <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>vel arrivant avait probab<strong>le</strong>ment reconnu<br />

celui qui attendait, car il pressa <strong>le</strong> pas dès qu'il l'eut<br />

aperçu.<br />

— D'où venez-v<strong>ou</strong>s si tard, Gaspard ? demanda <strong>le</strong> premier<br />

de ces deux hommes.


— 1081 —<br />

— Ma foi, monsieur, répondit <strong>le</strong> second, je viens de faire mes<br />

affaires.<br />

Un léger ricanement suivit ses paro<strong>le</strong>s.<br />

<strong>Les</strong> deux hommes s'étaient compris.<br />

Celui qu'on venait de nommer Gaspard mit une c<strong>le</strong>f dans la<br />

serrure, <strong>ou</strong>vrit la porte et s'étant un peu effacé, il laissa entrer<br />

<strong>le</strong> personnage qui l'avait atten<strong>du</strong> ; puis il referma la porte<br />

avec soin.<br />

Le premier, pendant ce temps, s'était tenu à l'écart et sur<br />

ses gardes comme s'il eut craint une attaque s<strong>ou</strong>daine.<br />

Gaspard, qui n'était autre que celui que <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur connaît<br />

déjà s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> sobriquet de « Gaspard <strong>le</strong> borgne », alluma un<br />

b<strong>ou</strong>t de chandel<strong>le</strong> qu'il avait pris dans sa poche.<br />

Puis il dit à l'autre :<br />

— Suivez-moi !<br />

T<strong>ou</strong>s deux commencèrent à monter un escalier de bois à<br />

moitié verm<strong>ou</strong>lu, qui craquait à chaque pas que faisaient <strong>le</strong>s<br />

deux hommes, comme s'il eût v<strong>ou</strong>lu s'effondrer s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>ur<br />

poids.<br />

Arrivés au premier étage ils pénétrèrent dans une cham-<br />

brette sa<strong>le</strong> et meublée d'une manière misérab<strong>le</strong> et sor­<br />

dide.<br />

L'inconnu se débarrassa de son manteau et de son cha­<br />

peau.<br />

On put alors voir qu'il avait <strong>le</strong> visage rec<strong>ou</strong>vert d'un mas­<br />

que.<br />

Sans attendre d'y être invité par Gaspard l'inconnu s'assit<br />

sans façon sur une chaise de pail<strong>le</strong> qui se tr<strong>ou</strong>vait près de<br />

lui.<br />

Gaspard s'étant assis à son t<strong>ou</strong>r, <strong>le</strong> personnage masqué lui<br />

demanda d'un ton qui trahissait une s<strong>ou</strong>rde colère :<br />

— Comment avez-v<strong>ou</strong>s rempli la mission que je v<strong>ou</strong>s avais<br />

donnée ?<br />

— Aussi bien que n<strong>ou</strong>s avons pu, répondit Gaspard.


— 1082 —<br />

— Ah, <strong>ou</strong>i!... aussi bien que v<strong>ou</strong>s avez pu!... Et cependant<br />

cet homme vit encore!...<br />

— Ce n'est pas notre faute! repartit Gaspard qui raconta à<br />

son interlocuteur comment s'étaient passés <strong>le</strong>s faits qui sont<br />

déjà connus <strong>du</strong> <strong>le</strong>cteur.<br />

Ce récit ne parvint pas à calmer l'inconnu qui resta im­<br />

passib<strong>le</strong> en apprenant que <strong>le</strong> complice de Gaspard avait failli<br />

laisser sa vie dans cette affaire.<br />

— C'est de sa faute !...<br />

Voilà t<strong>ou</strong>t ce que répondit l'homme masqué.<br />

— Pardon ! fit Gaspard, ce n'est pas sa faute, mais bien la<br />

vôtre !<br />

— La mienne ? fit l'inconnu, comment osez-v<strong>ou</strong>s me par<strong>le</strong>r<br />

ainsi !<br />

— Je v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong> ainsi parce que je dis la vérité et je vais v<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong> démontrer, répondit <strong>le</strong> borgne sans se laisser intimider.<br />

— Je suis curieux de voir cela !<br />

— Eh bien, éc<strong>ou</strong>tez! c'est v<strong>ou</strong>s qui avez conçu t<strong>ou</strong>te cette<br />

affaire, v<strong>ou</strong>s n'avez pas v<strong>ou</strong>lu n<strong>ou</strong>s dire de quel<strong>le</strong> personne il<br />

s'agissait, n<strong>ou</strong>s avons par conséquent agi un peu à l'aventure<br />

et n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s sommes tr<strong>ou</strong>vés en face d'un homme que je crois<br />

sorti de l'enfer exprès p<strong>ou</strong>r se mettre en travers de notre<br />

chemin !<br />

L'inconnu parut reconnaître la justesse de ce raisonnement<br />

car sa voix se rad<strong>ou</strong>cit.<br />

— C'est bon! fit-il, laissons cette malheureuse affaire de<br />

côté, ce qui est fait est fait !<br />

— C'est mon avis !<br />

— Quoique v<strong>ou</strong>s n'ayez pas réussi je consens à v<strong>ou</strong>s laisser<br />

l'argent que v<strong>ou</strong>s avez reçu.<br />

Gaspard eut un s<strong>ou</strong>rire de satisfaction.<br />

L'homme masqué aj<strong>ou</strong>ta:<br />

— Et je v<strong>ou</strong>s en promets trois fois autant si dans trois j<strong>ou</strong>rs<br />

cet homme a disparu.


— 1083 —<br />

Cette proposition était tel<strong>le</strong>ment alléchante que Gaspard se<br />

sentit t<strong>ou</strong>t à fait rassuré.<br />

-Dans trois j<strong>ou</strong>rs répondit-il;... eh bien! cela peut se faire.<br />

- Il faut que cela se fasse! fit 1'inconnu d'un ton im­<br />

périeux.<br />

- Cela se fera, dit Gaspard, mais à une condition.<br />

- Laquel<strong>le</strong> ?...<br />

- Il faut que je sache qui est l'homme dont il s'agit.<br />

- P<strong>ou</strong>rquoi cela ?<br />

- P<strong>ou</strong>rquoi?... mai c'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r ne pas man­<br />

quer mon c<strong>ou</strong>p une seconde fois. V<strong>ou</strong>s avez vu qu'il ne faut<br />

pas agir à l'aventure quand on veut réussir. Et si n<strong>ou</strong>s n'y ar­<br />

rivons pas cette fois l'affaire p<strong>ou</strong>rrait mal t<strong>ou</strong>rner p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s.<br />

- V<strong>ou</strong>s avez raison !<br />

- Oui, je suis certain que <strong>le</strong> gibier ne v<strong>ou</strong>drait pas donner<br />

une troisième fois dans <strong>le</strong> piège.<br />

L'homme masqué parut comprendre la justesse de ce rai­<br />

sonnement.<br />

est.<br />

Il garda un moment <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, puis il dit:<br />

- Allons... v<strong>ou</strong>s connaîtrez cet homme, v<strong>ou</strong>s saurez qui il<br />

T<strong>ou</strong>t en parlant, l'inconnu dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur aura sans<br />

d<strong>ou</strong>te déjà reconnu Beauf<strong>le</strong>ury, pensait :<br />

- Je ne c<strong>ou</strong>rs aucun risque en lui disant <strong>le</strong> nom de la vic­<br />

time, puisque il ne sait pas qui je suis.<br />

- Eh bien !... fit Gaspard.<br />

- Eh bien, cet homme se nomme Maurice Dubreuil !<br />

- Comment avez-v<strong>ou</strong>s dit ? s'écria Gaspard.<br />

- Maurice Dubreuil! répéta Beauf<strong>le</strong>ury étonné de l'émotion<br />

de son interlocuteur.<br />

- Lui !... lui !...<br />

— Le connaissez-v<strong>ou</strong>s donc ? demanda Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— Si je <strong>le</strong> connais?... Non!... c'est-à-dire... <strong>ou</strong>i, je <strong>le</strong> connais,<br />

repartit Gaspard.


Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— 1084 —<br />

— A quoi bon en faire un mystère?... <strong>ou</strong>i, je <strong>le</strong> connais!<br />

La physionomie de Gaspard avait pris une tel<strong>le</strong> expression<br />

de haine far<strong>ou</strong>che que Beauf<strong>le</strong>ury ne put s'empêcher de s<strong>ou</strong>­<br />

rire.<br />

Il venait de deviner qu'il avait maintenant un allié et qu'il<br />

n'était plus seul contre Maurice.<br />

La haine de Gaspard devait <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>sser plus fortement à agir<br />

que la plus riche récompense.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne me semb<strong>le</strong>z pas être bons amis? fit-il d'un ton<br />

légèrement ironique.<br />

— Amis ?... s'écria Gaspard en frappant vio<strong>le</strong>mment sur la<br />

tab<strong>le</strong>;... non, vraiment, n<strong>ou</strong>s ne sommes pas amis!... il s'en<br />

faut!... n<strong>ou</strong>s sommes ennemis mortels!<br />

— Eh bien!... v<strong>ou</strong>s avez d'autant plus d'avantages à v<strong>ou</strong>s<br />

défaire de lui que non-seu<strong>le</strong>ment v<strong>ou</strong>s emporterez une bel<strong>le</strong><br />

récompense , mais encore v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez satisfaire votre ven­<br />

geance.<br />

— Certainement!... Il y a plus de six mois que je guette<br />

cet homme.<br />

— Et cela sans succès?<br />

— Malheureusement !<br />

Et en disant ces derniers mots, Gaspard p<strong>ou</strong>ssa un profond<br />

s<strong>ou</strong>pir, comme s'il eut épr<strong>ou</strong>vé une profonde contrariété.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Et c'est ce qui me vexe <strong>le</strong> plus !... II ne m'est pas possi­<br />

b<strong>le</strong> de tr<strong>ou</strong>ver une occasion favorab<strong>le</strong>.<br />

— Mais, fit observer Beauf<strong>le</strong>ury, comment se fait-il que des<br />

gaillards de votre espèce n'aient pas encore pu venir à b<strong>ou</strong>t de<br />

cet homme ?<br />

— Cela vient de ce qu'il n'est jamais seul, chaque fois qu'il<br />

sort il a sa fil<strong>le</strong> <strong>ou</strong> son ami avec lui !... Il ne fréquente pas <strong>le</strong>s<br />

lieux publics et ne va que dans <strong>le</strong>s endroits où sa fil<strong>le</strong> et Mi-


— 1085 —<br />

che<strong>le</strong>tte la femme de Joseph puissent pénétrer avec lui. Oh!<br />

il a une con<strong>du</strong>ite régulière !<br />

— Et c'est ce qui v<strong>ou</strong>s ennuie ?<br />

— Parb<strong>le</strong>u!... II est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs rentré avant la nuit, et v<strong>ou</strong>s<br />

concevez qu'il n'y a guère moyen, en p<strong>le</strong>in j<strong>ou</strong>r, de rien tenter<br />

à la rue, à moins de c<strong>ou</strong>rrir la chance de faire connaissance<br />

avec <strong>le</strong>s gens de la rue de Jérusa<strong>le</strong>m.<br />

On sait que c'est dans cette rue que se tr<strong>ou</strong>ve <strong>le</strong> siège de la<br />

police de sûreté.<br />

— Soyez tranquil<strong>le</strong>, reprit Beauf<strong>le</strong>ury, je me charge de v<strong>ou</strong>s<br />

procurer une occasion, faites en sorte, de votre côté, d'en mieux<br />

profiter que de la première.<br />

— Oh!... il ne m'échappera pas! fit <strong>le</strong> borgne, et en même<br />

temps une hideuse expression de cruauté et de haine se ré­<br />

pandit sur son visage.<br />

— Je vais prendre mes mesures, reprit Beauf<strong>le</strong>ury, p<strong>ou</strong>r<br />

que Maurice se tr<strong>ou</strong>ve samedi à Fontaineb<strong>le</strong>au.<br />

— Aussi loin que cela?<br />

— Plus loin de Paris v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>verez et mieux ce sera.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez raison!... à cette distance, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrons pres­<br />

que être certains de ne pas avoir la police à nos tr<strong>ou</strong>sses.<br />

— C'est précisément p<strong>ou</strong>r cela.<br />

— Mais où <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>verons-n<strong>ou</strong>s?... la vil<strong>le</strong> de Fontaineb<strong>le</strong>au<br />

est un peu grande p<strong>ou</strong>r un rendez-v<strong>ou</strong>s.<br />

— Ce n'est pas en vil<strong>le</strong>, mais dans la forêt... Connaissez-<br />

v<strong>ou</strong>s la « roche qui p<strong>le</strong>ure? ».<br />

— Certainement, je la connais.<br />

— Bien... eh bien!... samedi à onze heures <strong>du</strong> soir, Maurice<br />

se tr<strong>ou</strong>vera dans la forêt de Fontaineb<strong>le</strong>au, auprès de la « roche<br />

qui p<strong>le</strong>ure ».<br />

— Je ne manquerai pas <strong>le</strong> rendez-v<strong>ou</strong>s !<br />

— Et afin de dét<strong>ou</strong>rner t<strong>ou</strong>t s<strong>ou</strong>pçon, dit Beauf<strong>le</strong>ury, v<strong>ou</strong>s<br />

ne prendrez pas <strong>le</strong> chemin de fer p<strong>ou</strong>r Fontaineb<strong>le</strong>au, mais<br />

seu<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r Melun.


— Et ensuite?<br />

— 1086 —<br />

— De Melun v<strong>ou</strong>s irez à pied jusqu'à Fontaineb<strong>le</strong>au.<br />

— Cela fait une r<strong>ou</strong>te passab<strong>le</strong>ment longue!<br />

— Que v<strong>ou</strong>s importe !... v<strong>ou</strong>s aurez à Fontaineb<strong>le</strong>au <strong>le</strong> temps<br />

de v<strong>ou</strong>s reposer!... V<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez au besoin v<strong>ou</strong>s réfugier dans<br />

une grotte qui se tr<strong>ou</strong>ve non loin de la « roche qui p<strong>le</strong>ure »<br />

et qui est assez grande p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s servir d'abri.<br />

— Bien!... fit Gaspard; mais êtes-v<strong>ou</strong>s certain de p<strong>ou</strong>voir<br />

décider Maurice à venir à ce rendez-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Oh!... laissez-moi faire!... il viendra, j'en suis sûr...<br />

— Pensez-v<strong>ou</strong>s que Baptiste puisse v<strong>ou</strong>s aider?<br />

— Oh! non...: il n'est pas encore rétabli.<br />

— N'avez-v<strong>ou</strong>s donc pas d'autre camarade?<br />

— J'en ai bien, repondit Gaspard, mais je n'en ai pas besoin,<br />

je ferai l'affaire t<strong>ou</strong>t seul.<br />

— Non!... il ne faut pas que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s en chargiez t<strong>ou</strong>t<br />

seul, je ne veux pas qu'il m'échappe, cette fois... à aucun<br />

prix !<br />

— Bah!... avec un homme de cette sorte, l'affaire ne sera<br />

pas longue, je v<strong>ou</strong>s en réponds !<br />

— Comment v<strong>ou</strong>s y prendrez-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Je sais ce que je peux faire! fit Gaspard avec une sorte<br />

de fierté !... p<strong>ou</strong>rvu que je sois certain que personne ne viendra<br />

à son sec<strong>ou</strong>rs, je ne crains pas un homme, quel<strong>le</strong>s que soient sa<br />

force et son adresse !... Il n'y avait qu'un seul homme capab<strong>le</strong><br />

de me résister et il doit être mort depuis longtemps.<br />

— Faites v<strong>ou</strong>s donc comme l'entendrez ! Seu<strong>le</strong>ment retenez<br />

bien ceci ; si v<strong>ou</strong>s manquez votre c<strong>ou</strong>p, je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> ferai payer<br />

cher ! Maurice est <strong>le</strong> seul obstac<strong>le</strong> à la réalisation de mes<br />

projets, et <strong>le</strong> moment est venu où il faut absolument qu'ils<br />

soient exécutés.<br />

— Rapportez-v<strong>ou</strong>s-en à moi! fit Gaspard. Dimanche pro­<br />

chain cet homme n'accompagnera pas sa fil<strong>le</strong> à l'église; je<br />

v<strong>ou</strong>s en réponds!... A propos... et p<strong>ou</strong>r la récompense?


— 1087 —<br />

— La récompense ? demanda en riant Beauf<strong>le</strong>ury ; je pen­<br />

sais que v<strong>ou</strong>s seriez assez récompensé par la satisfaction de<br />

votre vengeance !<br />

Gaspard <strong>le</strong> régarda, légèrement surpris.<br />

Mais il se calma lorsque son interlocuteur masqué reprit :<br />

— Néanmoins, je v<strong>ou</strong>s donnerai de l'argent...; serez-v<strong>ou</strong>s<br />

content avec cinq mil<strong>le</strong> francs ?<br />

— A la bonne heure, repartit Gaspard dont la physonomie<br />

s'épan<strong>ou</strong>it, voilà ce que j'appel<strong>le</strong> par<strong>le</strong>r!<br />

— Seu<strong>le</strong>ment, v<strong>ou</strong>s ne serez payé que quand l'affaire sera<br />

faite !<br />

— Oh !... v<strong>ou</strong>s m'en donnerez bien la moitié d'avance ?<br />

— Non!... pas un s<strong>ou</strong> auparavant!<br />

— Mais c'est contre t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s!<br />

— V<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>bliez, dit Beauf<strong>le</strong>ury avec brusquerie, que v<strong>ou</strong>s<br />

avez déjà été payé une fois p<strong>ou</strong>r une chose que v<strong>ou</strong>s n'avez<br />

pas pu mettre à exécution !<br />

— Si au moins je savais qui v<strong>ou</strong>s êtes ! fit Gaspard avec un<br />

air de défiance... mais... de cette manière, où faut-il que j'ail<strong>le</strong><br />

v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>ver p<strong>ou</strong>r avoir mon argent?... Et qui me dit que je<br />

v<strong>ou</strong>s reverrai ?<br />

— Inso<strong>le</strong>nt! s'écria Beauf<strong>le</strong>ury; me prenez-v<strong>ou</strong>s donc p<strong>ou</strong>r<br />

un escroc ?<br />

Gaspard eut un s<strong>ou</strong>rire moqueur.<br />

-Oh !... Monsieur!... dit-il, comment p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s penser!...<br />

Intrigué par <strong>le</strong> ton que prenait Gaspard, Beauf<strong>le</strong>ury ne<br />

savait qu'en penser.<br />

Mais p<strong>ou</strong>r lui en imposer, il crut devoir riposter en <strong>le</strong> pre­<br />

nant plus haut, ce qui n'était pas prudent, comme on va <strong>le</strong><br />

voir !<br />

— Ne prenez pas ce ton avec moi, je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> conseil<strong>le</strong>! dit-il<br />

avec hauteur.<br />

— Oh!... repartit Gaspard; est-ce une menace?


— 1088 —<br />

En parlant, <strong>le</strong> borgne s'était <strong>le</strong>vé et avait redressé sa tail<strong>le</strong><br />

herculéenne.<br />

— Peut-être!... dit sèchement Beauf<strong>le</strong>ury; j'exige que v<strong>ou</strong>s<br />

m'obéissez !<br />

— V<strong>ou</strong>s exigez? fit Gaspard d'un ton de sarcasme; croyez-<br />

v<strong>ou</strong>s donc avoir affaire à un bambin que l'on ré<strong>du</strong>it à l'obéis­<br />

sance en lui montrant la verge?.....<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z être obéi,<br />

dites-v<strong>ou</strong>s? vraiment !... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z ? répéta-t-il en accentuant<br />

ses paro<strong>le</strong>s, je v<strong>ou</strong>drais bien voir <strong>le</strong> gaillard qui p<strong>ou</strong>rrait m'y<br />

forcer !<br />

— C'est moi! fit Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— V<strong>ou</strong>s? dit Gaspard d'un air dédaigneux.<br />

— Oui, moi, répéta Beauf<strong>le</strong>ury qui ne se croyant pas connu<br />

de Gaspard, croyait avoir sur lui t<strong>ou</strong>te autorité.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta:<br />

— Et si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s refusez à reconnaître mon p<strong>ou</strong>voir, je<br />

v<strong>ou</strong>s en donnerai une preuve convaincante!<br />

défi.<br />

— Je v<strong>ou</strong>drais bien <strong>le</strong> voir! fit <strong>le</strong> borgne d'un air de<br />

Beauf<strong>le</strong>ury s'approcha de lui et lui dit à voix basse en parlant<br />

<strong>le</strong>ntement et d'une manière distincte :<br />

— Je p<strong>ou</strong>rrais al<strong>le</strong>r tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> directeur de la police et lui<br />

dire où se cache un forçat évadé..., <strong>le</strong> célèbre Mac-Bell.<br />

Gaspard <strong>le</strong> borgne avait dès <strong>le</strong>s premiers mots de Beauf<strong>le</strong>ury,<br />

épr<strong>ou</strong>vé un tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> évident.<br />

Mais en entendant prononcer <strong>le</strong> nom de Mac-Bell il fut comme<br />

frappé par un c<strong>ou</strong>p de f<strong>ou</strong>dre.<br />

Cet homme, en qui <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur aura reconnu l'Ecossais, avait<br />

cru jusque-là que son nom était un secret et t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p il<br />

se voyait à la merci d'un autre.<br />

Comment cet homme masqué p<strong>ou</strong>vait-il connaître <strong>le</strong> nom<br />

de Mac-Bell ?<br />

Il connassait peut-être aussi son histoire !


— 1089 —<br />

Incapab<strong>le</strong> au premier moment d'articu<strong>le</strong>r une paro<strong>le</strong> il con­<br />

sidérait son interlocuteur d'un air profondément stupéfait.<br />

S<strong>ou</strong>dain sa physionomie s'éclaira et prit une expression de<br />

malice diabolique.<br />

Il venait de retr<strong>ou</strong>ver t<strong>ou</strong>te son assurance.<br />

- Ah?... dit-il en fixant l'homme masqué, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s<br />

mê<strong>le</strong>r des affaires de la police?<br />

- Certainement, si v<strong>ou</strong>s m'y forcez, répondit Beauf<strong>le</strong>ury,<br />

autrement, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>mettre de bonne grace je<br />

ne dirai rien.<br />

- C'est bien de la bonté de votre part! reprit Mac-Bell que<br />

n<strong>ou</strong>s continuerons dorénavant à appe<strong>le</strong>r de son vrai nom ;<br />

v<strong>ou</strong>s ne direz rien?... v<strong>ou</strong>s avez sans d<strong>ou</strong>te des raisons p<strong>ou</strong>r<br />

cela! Quand on ne se sent pas la conscience nette on ne se<br />

frotte pas volontiers aux personnages de la rue de Jérusa<strong>le</strong>m !<br />

- Inso<strong>le</strong>nt !<br />

- Oh! je v<strong>ou</strong>s en prie, laissez <strong>le</strong>s gros mots de côté! Si v<strong>ou</strong>s<br />

croyez que je suis en votre p<strong>ou</strong>voir v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez étran­<br />

gement, je p<strong>ou</strong>rrais aussi, si je v<strong>ou</strong>lais, al<strong>le</strong>r tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> di­<br />

recteur de la police et lui en raconter de bel<strong>le</strong>s.<br />

- Et sur qui donc? demanda d'un air ironique Beauf<strong>le</strong>ury,<br />

qui était certain d'être inconnu à Mac-Bell.<br />

- Sur qui ? repartit ce dernier qui d'un geste rapide comme<br />

l'éclair arracha <strong>le</strong> masque de son interlocuteur ; sur qui ?<br />

t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment sur <strong>le</strong> très-digne et très-honoré monsieur de<br />

Beauf<strong>le</strong>ury !<br />

Celui-ci était comme pétrifié.<br />

Il recevait en p<strong>le</strong>ine poitrine <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p qu'il avait cru porter<br />

à son adversaire.<br />

— V<strong>ou</strong>s savez... balbutia-t-il.<br />

— Oui, répondit Mac-Bell d'un air moqueur, et j'en sais<br />

bien d'autres : je sais, par exemp<strong>le</strong>, que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s nommez<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, comme moi je m'appel<strong>le</strong> Gaspard <strong>le</strong> borgne ; je<br />

81


— 1090 —<br />

v<strong>ou</strong>lais v<strong>ou</strong>s laisser <strong>le</strong> plaisir de vivre incognito aussi long­<br />

temps que v<strong>ou</strong>s ne viendriez pas à rencontre de mes projets<br />

— F<strong>ou</strong> que je suis! fit Beauf<strong>le</strong>ury à voix basse; comment<br />

ai-je pu me laisser j<strong>ou</strong>er de la sorte ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s ai ren<strong>du</strong> la pareil<strong>le</strong> et je v<strong>ou</strong>s tiens comme v<strong>ou</strong>s<br />

avez cru me tenir, mon cher « Jean l'incendiaire! »<br />

Jean l'incendiaire !<br />

Ce nom frappait de n<strong>ou</strong>veau <strong>le</strong>s oreil<strong>le</strong>s <strong>du</strong> malfaiteur, <strong>du</strong><br />

forçat qui, s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> masque de l'honnêteté vivait à Paris, con­<br />

sidéré et honoré de chacun.<br />

— Viens-tu de l'enfer? s'écria Beauf<strong>le</strong>ury quand il put ar­<br />

ticu<strong>le</strong>r une paro<strong>le</strong>.<br />

— Peut-être! répondit Mac-Bell, et c'est p<strong>ou</strong>r cela qu'il vaut<br />

mieux p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s que v<strong>ou</strong>s évitiez de trop m'échauffer la<br />

tête!<br />

L'évidence de ces paro<strong>le</strong>s était réel<strong>le</strong> et Beauf<strong>le</strong>ury <strong>du</strong>t se<br />

s<strong>ou</strong>mettre comme il avait dû <strong>le</strong> faire avec Laposto<strong>le</strong>.<br />

En même temps il formait <strong>le</strong> projet de se débarrasser à<br />

t<strong>ou</strong>t prix de cet homme qui p<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> perdre d'un moment<br />

à l'autre.<br />

Il comprenait que la présence de Mac-Bell qui connaissait<br />

son nom et son passé était p<strong>ou</strong>r lui dangereuse au plus haut<br />

point.<br />

Mais auparavant il fallait qu'il servît d'instrument p<strong>ou</strong>r se<br />

défaire de Maurice qui était <strong>le</strong> seul obstac<strong>le</strong> à la réalisation<br />

de ses projets.<br />

Quand <strong>le</strong> père de Cé<strong>le</strong>ste aurait disparu il faudrait aviser<br />

aux moyens de faire taire Mac-Bell.<br />

Quant à Arthur, <strong>le</strong> fiancé de la jeune fil<strong>le</strong>, Beauf<strong>le</strong>ury s'en<br />

chargeait.<br />

Si t<strong>ou</strong>t allait bien, dans quelques j<strong>ou</strong>rs il aurait <strong>le</strong> champ<br />

libre.<br />

Mais avant t<strong>ou</strong>t il était indispensab<strong>le</strong> de mettre un frein a<br />

sa colère.


— 1091 —<br />

C'est p<strong>ou</strong>rquoi Beauf<strong>le</strong>ury cacha son dépit et feignit de v<strong>ou</strong>­<br />

loir conclure une alliance avec l'Ecossais.<br />

Ce fut une chose bientôt convenue.<br />

<strong>Les</strong> arrangements relatifs à Maurice et au rendez-v<strong>ou</strong>s qui<br />

lui serait donné furent pris et <strong>le</strong>s deux bandits parurent <strong>le</strong>s<br />

meil<strong>le</strong>urs amis <strong>du</strong> monde.<br />

Avant de s'éloigner, Beauf<strong>le</strong>ury qui venait de remettre son<br />

masque p<strong>ou</strong>r ne pas être reconnu à la rue, demanda s<strong>ou</strong>dai­<br />

nement à Mac-Bell :<br />

— Mais dites-moi, comment avez-v<strong>ou</strong>s déc<strong>ou</strong>vert mon secret?<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z savoir comment j'ai appris que v<strong>ou</strong>s étiez<br />

monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury ?<br />

— Non;... cela n'était pas bien dificil<strong>le</strong>;...v<strong>ou</strong>s n'aviez<br />

qu'à me faire suivre ; mais comment avez-v<strong>ou</strong>s appris mon<br />

véritab<strong>le</strong> nom et mon passé ?<br />

Ses lèvres se refusaient à prononcer <strong>le</strong> nom de Jean l'in­<br />

cendiaire.<br />

— Oh!... fit Mac-Bell..., voilà... j'ai quelques connaissan­<br />

ces... j'en ai dans presque t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s vil<strong>le</strong>s de France, et c'est<br />

par hasard que <strong>le</strong> « barbier de Marseil<strong>le</strong> » m'a appris...<br />

- Le « barbier de Marseil<strong>le</strong> ? » s'écria Beauf<strong>le</strong>ury au comb<strong>le</strong><br />

de la surprise ;... ah! <strong>le</strong> misérab<strong>le</strong>!... c'est lui qui m'a trahi!...<br />

— Bah !... entre amis il n'y a pas de trahison, fit Mac-Bell ;<br />

n<strong>ou</strong>s avons gagné à cela de n<strong>ou</strong>s voir une fois face à face ;<br />

je préfère cela..., on se comprend beauc<strong>ou</strong>p mieux ainsi.<br />

Quand <strong>le</strong>s deux malfaiteurs se séparèrent la perte de Mau­<br />

rice était résolue et <strong>le</strong>s mesures étaient prises de manière à<br />

prévoir t<strong>ou</strong>t échec.


— 1092 —<br />

CHAPITRE IX.<br />

C<strong>ou</strong>p d'oeil rétrospectif.<br />

On se s<strong>ou</strong>vient que Mac-Bell et Précigny avaient été en­<br />

voyés de Cayenne au <strong>bagne</strong> de T<strong>ou</strong>lon p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s séparer de<br />

<strong>Blondel</strong> et de Laposto<strong>le</strong> afin de mettre un terme aux disputes<br />

et aux scènes de vio<strong>le</strong>nce qui se pro<strong>du</strong>isaient chaque j<strong>ou</strong>r<br />

entre ces quatre hommes.<br />

On était convaincu qu'ils ne p<strong>ou</strong>rraient jamais vivre en paix.<br />

La haine qui <strong>le</strong>s animait était trop profonde p<strong>ou</strong>s s'éteindre.<br />

On v<strong>ou</strong>lait aussi mettre <strong>le</strong>s autres forçats à l'abri des exci­<br />

tations continuel<strong>le</strong>s de Précigny.<br />

Celui-ci se tr<strong>ou</strong>vait à cette époque dans un état qui ne p<strong>ou</strong>­<br />

vait pas laisser espérer la guérison.<br />

Il était évident que ce misérab<strong>le</strong>, qui avait été si cruel<strong>le</strong>­<br />

ment frappé par la main de Dieu, ne rec<strong>ou</strong>vrerait jamais l'u­<br />

sage de ses membres.<br />

On était assuré qu'il lui était impossib<strong>le</strong> de faire la moindre<br />

tentative d'évasion.<br />

Le comte de Précigny, cet homme qui avait été é<strong>le</strong>vé avec<br />

t<strong>ou</strong>te la recherche et <strong>le</strong> luxe des classes riches, lui qui avait<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs espéré p<strong>ou</strong>voir revenir à Paris et y reprendre ses<br />

habitudes d'é<strong>le</strong>gance et de confort, il <strong>du</strong>t s'habituer a l'idée<br />

de terminer ses j<strong>ou</strong>rs sur une maigre paillasse et dans une<br />

cellu<strong>le</strong> <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

En voyant que Précigny était devenu impotent et perclus,<br />

que ce n'était plus qu'une s<strong>ou</strong>che incapab<strong>le</strong> de se m<strong>ou</strong>voir,


— 1 0 9 3 —<br />

comme il disait, Mac-Bell avait singulièrement senti s'affaiblir<br />

son amitié.<br />

L'Ecossais v<strong>ou</strong>lait à t<strong>ou</strong>t prix tenter une évasion et Précigny<br />

ne p<strong>ou</strong>vait lui être d'aucun sec<strong>ou</strong>rs.<br />

Il était peu même prudent de lui en par<strong>le</strong>r, atten<strong>du</strong> qu'il<br />

était parfaitement capab<strong>le</strong> de la trahir.<br />

Mac-Bell connaissait assez son ancien camarade p<strong>ou</strong>r savoir<br />

qu'il devait se tenir sur ses gardes.<br />

Il savait Précigny capab<strong>le</strong> de dénoncer un projet d'évasion<br />

auquel il ne p<strong>ou</strong>rrait prendre part.<br />

Par contre la taciturnité de l' Ecossais envers son ancien<br />

compagnon affecta pénib<strong>le</strong>ment ce dernier.<br />

Cette taciturnité ne fit qu'augmenter et ces deux hommes<br />

furent bientôt comme étrangers l'un à l'autre.<br />

Ils n'échangeaient plus que très-rarement quelques mots<br />

indifférents.<br />

Dans <strong>le</strong> laps de sept ans, Mac-Bell, qui, on s'en s<strong>ou</strong>vient, avait<br />

per<strong>du</strong> un oeil b<strong>le</strong>ssé par de la flèche que lui avait lancée F<strong>le</strong>ur-<br />

<strong>du</strong>-Désert, avait deux fois tenté de s'évader.<br />

Chaque fois son plan avait été déc<strong>ou</strong>vert peu de temps avant<br />

<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r fixé p<strong>ou</strong>r l'évasion.<br />

Ces tentatives valurent à Mac-Bell des peines disciplinaires<br />

très-rig<strong>ou</strong>reuses.<br />

Mais malgré cela il n'abandonna point son idée fixe et il<br />

pensait nuit et j<strong>ou</strong>r à s'enfuir.<br />

Il espérait qu'une occasion favorab<strong>le</strong> se présenterait et il<br />

était résolu à en profiter.<br />

Son désir de liberté augmentait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, et il v<strong>ou</strong>lait consa­<br />

crer sa liberté à la vengeance.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait, une fois qu'il serait libre, ret<strong>ou</strong>rner à Cayenne,<br />

essayer de s'intro<strong>du</strong>ire dans l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>s un déguise­<br />

ment quelconque et tirer de <strong>Blondel</strong> une vengeance sanglante<br />

et terrib<strong>le</strong>.


— 1094 —<br />

Il cherchait sans cesse un moyen de quitter <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>, mais<br />

c'était en vain, son imagination lui faisait défaut.<br />

À cette époque <strong>le</strong>s différents <strong>bagne</strong>s de France avaient été<br />

<strong>le</strong> théâtre de tentatives d'évasion très-fréquentes.<br />

Quelques-unes de ces tentatives dénotaient une habi<strong>le</strong>té et<br />

une audace peu communes.<br />

Il en était résulté un red<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>ment de surveillance et de<br />

sévérité, de sorte que l'esprit <strong>le</strong> plus inventif ne p<strong>ou</strong>vait tr<strong>ou</strong>­<br />

ver <strong>le</strong>s moyens de combiner une fuite ayant quelque chance de<br />

réussir.<br />

Cependant, une nuite que l'Ecossais se ret<strong>ou</strong>rnait p<strong>ou</strong>r la<br />

centième fois sur sa paillasse, cherchant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, il pensa t<strong>ou</strong>t<br />

à c<strong>ou</strong>p: j'ai tr<strong>ou</strong>vé!<br />

En effet la fertilité de son imagination venait de déc<strong>ou</strong>vrir<br />

quelque chose.<br />

Il avait tr<strong>ou</strong>vé un chemin sur <strong>le</strong>quel il était sûr de ne ren­<br />

contrer aucune sentinel<strong>le</strong>.<br />

La pièce qui servait de dortoir à Mac-Bell et à une centaine<br />

d'autres forçats se tr<strong>ou</strong>vait à l'une des extrémités de la façade<br />

<strong>du</strong> <strong>bagne</strong> et au deuxième étage.<br />

Au-dessus se tr<strong>ou</strong>vait une espèce de magasin où l'on te­<br />

nait des sacs de farine, de la pail<strong>le</strong>, des cordes et différents<br />

autres ustensi<strong>le</strong>s.<br />

<strong>Les</strong> sacs de farine, <strong>le</strong>s bottes de pail<strong>le</strong> et autres objets l<strong>ou</strong>rds<br />

n'étaient pas transportés à ce grenier par l'escalier, mais on<br />

<strong>le</strong>s montait depuis la c<strong>ou</strong>r au moyen d'une corde passée sur<br />

une p<strong>ou</strong>lie fixée au-devant d'une large fenêtre.<br />

Cette corde descendait dans une petite c<strong>ou</strong>r triangulaire fer­<br />

mée par <strong>le</strong> mur d'enceinte <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>, <strong>le</strong> mur <strong>du</strong> bâtiment et<br />

une petite construction communiquant avec la c<strong>ou</strong>r princi­<br />

pa<strong>le</strong>.<br />

Cette petite c<strong>ou</strong>r était appelée la « c<strong>ou</strong>r des <strong>ou</strong>tils » parce<br />

que c'était dans la petite construction adjacente que l'on dépo-


— 1095 —<br />

sait <strong>le</strong>s <strong>ou</strong>tils servant aux travaux j<strong>ou</strong>rnaliers, comme br<strong>ou</strong>ettes,<br />

pel<strong>le</strong>s, pioches, etc.<br />

Cette construction était adossée par une de ses extrémités au<br />

mur d'enceinte, et avait une espèce de grenier servant de ma­<br />

gasin de lingerie et d'habil<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s galériens.<br />

<strong>Les</strong> c<strong>le</strong>fs <strong>du</strong> hangar et <strong>du</strong> grenier se tr<strong>ou</strong>vaient entre <strong>le</strong>s<br />

mains de l'administrateur <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

Un espace de dix pieds environ séparait cette construction<br />

<strong>du</strong> bâtiment principal.<br />

Le toit se tr<strong>ou</strong>vait à peu près à la hauteur des fenêtres <strong>du</strong><br />

deuxième étage de ce bâtiment.<br />

Il ne se tr<strong>ou</strong>vait dans cette petite c<strong>ou</strong>r aucune sentinel<strong>le</strong><br />

par <strong>le</strong> fait qu'il n'y avait pas de porte donnant accès à l'inté-<br />

rieur <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

Ce fut cette circonstance qui donna à Mac-Bell l'idée de tenter<br />

une évasion de ce côté.<br />

Cette idée lui. vint un j<strong>ou</strong>r qu'il se tr<strong>ou</strong>vait dans cette c<strong>ou</strong>r,<br />

occupé avec d'autres forçats à monter des sacs de farine au<br />

moyen de la corde dont n<strong>ou</strong>s venons de par<strong>le</strong>r.<br />

Ces sacs avaient été amenés dans la c<strong>ou</strong>r principa<strong>le</strong> sur une<br />

voiture, quelques-uns des forçats allaient <strong>le</strong>s prendre sur <strong>le</strong>urs<br />

épau<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s apportaient dans la petite c<strong>ou</strong>r où d'autres<br />

de <strong>le</strong>urs compagnons <strong>le</strong>s hissaient jusqu'à la fenêtre <strong>du</strong> grenier;<br />

là quatre hommes <strong>le</strong>s recevaient et <strong>le</strong>s portaient dans l'inté­<br />

rieur.<br />

Ce j<strong>ou</strong>r-là Mac-Bell eut une idée en voyant un sac de farine<br />

se balancer au b<strong>ou</strong>t de la corde.<br />

— Si c'était un homme, au lieu d'un sac? pensait-il.<br />

— Et cette corde ne p<strong>ou</strong>rrait-el<strong>le</strong> pas t<strong>ou</strong>t aussi bien servir<br />

à descendre qu'à monter?<br />

La chose lui paraissait maintenant claire.<br />

A force d'y songer il déc<strong>ou</strong>vrait que <strong>le</strong>s difficultés n'étaient<br />

pas aussi considérab<strong>le</strong>s qu'il l'avait cru t<strong>ou</strong>t d'abord.<br />

La principa<strong>le</strong> affaire était de se procurer la c<strong>le</strong>f <strong>du</strong> grenier.


— 1096 —<br />

Une fois là il serait bientôt descen<strong>du</strong>, <strong>le</strong>s cordes ne manquaient<br />

pas.<br />

Depuis ce j<strong>ou</strong>r-là Mac-Bell ne p<strong>ou</strong>vait pas fermer l'oeil.<br />

Ses nuits se passaient à réfléchir et à chercher <strong>le</strong> moyen de<br />

réaliser son plan de fuite.<br />

Une chose surt<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>rmentait.<br />

Devait-il communiquer son projet à son compagnon de<br />

chaîne et lui proposer de s'enfuir avec lui?<br />

Ce n'était pas prudent, car cet homme passait p<strong>ou</strong>r espionner<br />

ses compagnons de captivité.<br />

Mais comment s'enfuir t<strong>ou</strong>t seul?<br />

Comment se défaire de son compagnon de chaîne?<br />

P<strong>ou</strong>r cela il avait deux moyens.<br />

Le premier c'était d'assassiner Tobie, son compagnon de<br />

chaîne; <strong>le</strong> second, et <strong>le</strong> plus pratique, c'était de limer la chaîne<br />

qui <strong>le</strong>s acc<strong>ou</strong>plait.<br />

P<strong>ou</strong>r cela il faillait une lime et il y avait longtemps qu'il en<br />

portait une cachée dans la d<strong>ou</strong>blure de sa casaque.<br />

Il fallait en <strong>ou</strong>tre se procurer la c<strong>le</strong>f <strong>du</strong> grenier, c'était diffi­<br />

ci<strong>le</strong>, ma non impossib<strong>le</strong>.<br />

Une fois qu'il l'aurait en sa possession il p<strong>ou</strong>rrait exécuter<br />

son plan, sans se presser, atten<strong>du</strong> que ce n'était guère que<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s quinze j<strong>ou</strong>rs qu'on avait affaire dans <strong>le</strong> grenier.<br />

Il y avait quatre semaines environ que Mac-Bell nûrissait<br />

son projet, quand arriva une voiture chargée de bottes de pail<strong>le</strong><br />

qui devaient être emmagasinées dans <strong>le</strong> grenier.<br />

Mac-Bell réussit à être désigné p<strong>ou</strong>r faire partie de ceux qui<br />

devaient être chargés de ce travail.<br />

Lui et son compagnon de chaîne se tr<strong>ou</strong>vaient à la fenêtre où<br />

était la p<strong>ou</strong>lie.<br />

Ils recevaient <strong>le</strong>s bottes à mesure qu'el<strong>le</strong>s montaient et <strong>le</strong>s<br />

entassaient dans <strong>le</strong> grenier.<br />

Le gardien qui se tr<strong>ou</strong>vait là paraissait s'ennuyer profondé­<br />

ment.


— 1097 —<br />

Il s'était assis sur une huche à farine et p<strong>ou</strong>r se distraire il<br />

buvait de temps en temps une gorgée à un flacon d'eau de vie<br />

qu'il avait dans sa poche.<br />

Il en résulta qu'au b<strong>ou</strong>t d'une heure ses yeux s'étaient légè­<br />

rement obscurcis et que son attention se relâcha considéra­<br />

b<strong>le</strong>ment.<br />

La corvée tirait à sa fin.<br />

La corde fut en<strong>le</strong>vée de la p<strong>ou</strong>lie, et Mac-Bell en la remet­<br />

tant à sa place profita de ce que <strong>le</strong> gardien lui t<strong>ou</strong>rnait <strong>le</strong><br />

dos p<strong>ou</strong>r la cacher derrière un sac de farine.<br />

Son compagnon de chaîne ne s'était aperçu de rien.<br />

Quand <strong>le</strong> moment fut venu où <strong>le</strong>s deux forçats et <strong>le</strong> gardien<br />

<strong>du</strong>rent sortir <strong>du</strong> grenier, et lorsque ce dernier en eut fermé la<br />

porte, Mac-Bell <strong>le</strong> heurta comme par inadvertance et <strong>le</strong> choc fit<br />

tomber à terre la c<strong>le</strong>f que <strong>le</strong> gardien tenait à la main.<br />

Celui-ci se baissa p<strong>ou</strong>r la ramasser, et comme cela se passait<br />

dans une espèce de corridor où il ne régnait qu'une faib<strong>le</strong><br />

lumière il fut obligé de tâtonner p<strong>ou</strong>r la retr<strong>ou</strong>ver.<br />

Il cherchait depuis un moment sans succés.<br />

- Le diab<strong>le</strong> s'en mê<strong>le</strong>! fit-il avec colère, je ne peux pas<br />

retr<strong>ou</strong>ver cette c<strong>le</strong>f,., ne voyez v<strong>ou</strong>s rien? demanda-t-il aux<br />

deux forçats qui se mirent aussi à chercher.<br />

Pendant ce temps, Mac-Bell qui avait aperçu la c<strong>le</strong>f au mo­<br />

ment où el<strong>le</strong> était tombée et qui avait immédiatement mis-son<br />

pied dessus p<strong>ou</strong>r la cacher, la ramassa adroitement et la fît<br />

glisser dans sa poche.<br />

Puis il se re<strong>le</strong>va en disant au gardien :<br />

— Tenez,... la voilà.<br />

Et il lui remit une autre c<strong>le</strong>f qu'il avait depuis quelque temps<br />

et qu'il avait apportée à t<strong>ou</strong>t hasard.<br />

Le gardien ne s'aperçut aucunement de l'échange.<br />

T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prêt à profiter de la moindre circonstance p<strong>ou</strong>vant<br />

aider une évasion, Mac-Bell avait, quelques semaines aupara-<br />

vant, ramassée une c<strong>le</strong>f qu'il avait vue à terre par hasard et<br />

82


— 1098 —<br />

qu'il supposa devoir un j<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong> l'autre lui être uti<strong>le</strong>; il ne s'était<br />

pas trompé.<br />

Le gardien prit la c<strong>le</strong>f que Mac-Bell lui avait donnée et la<br />

remit au tr<strong>ou</strong>sseau.<br />

Comme el<strong>le</strong> était à peu près de la même grosseur que l'autre<br />

il ne remarqua nul<strong>le</strong>ment qu'un échange avait été fait.<br />

Mac-Bell était maintenant possesseur <strong>du</strong> talisman qui devait<br />

lui <strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong> chemin de la liberté.<br />

Il faillait maintenant et à t<strong>ou</strong>t prix que la tentative d'éva­<br />

sion eût lieu la même nuit, parce que <strong>le</strong> changement de c<strong>le</strong>f<br />

p<strong>ou</strong>vait être reconnu <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain, ce qui, naturel<strong>le</strong>ment, aurait<br />

fait avorter t<strong>ou</strong>te l'affaire, atten<strong>du</strong> que la serrure <strong>du</strong> grenier<br />

aurait immédiatement été changée.<br />

Il était environ neuf heures quand <strong>le</strong>s forçats eurent pris<br />

<strong>le</strong>ur repas <strong>du</strong> soir.<br />

Ils se disposèrent alors à se c<strong>ou</strong>cher.<br />

Une heure plus tard l'Ecossais prêtait une oreil<strong>le</strong> attentive<br />

au moindre bruit.<br />

Son coeur battait avec vio<strong>le</strong>nce, mais lui ne faisait aucun<br />

m<strong>ou</strong>vement.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait attendre que t<strong>ou</strong>s ses compagnons fussent plongés<br />

dans <strong>le</strong> premier sommeil qui est ordinairement <strong>le</strong> plus pro­<br />

fond.<br />

Ce n'est qu'alors qu'il p<strong>ou</strong>rrait se mettre à l'oeuvre.<br />

Peut-être serait-il obligé de se débarrasser de Tobie.<br />

C'était maintenant la seu<strong>le</strong> difficulté de quelque importance,<br />

mais que lui importait la vie d'un homme?<br />

C'est qu'il s'agissait d'opérer dans une sal<strong>le</strong> où se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

réunies une centaine de personnes.<br />

Le moindre bruit p<strong>ou</strong>vait donner l'éveil et <strong>le</strong> trahir.<br />

Mac-Bell eut bientôt pris une résolution.<br />

Il avait décidé que son compagnon de chaîne devait m<strong>ou</strong>rir.<br />

Celui-ci dormait d'un profond sommeil.


— 1099 —<br />

L'Ecossais prit son m<strong>ou</strong>choir et <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>a de manière à en<br />

faire un solide baîllon.<br />

Quand cela fut fait il se mit sur son séant et jeta un re­<br />

gard aut<strong>ou</strong>r de lui.<br />

Rien!<br />

Le plus profond si<strong>le</strong>nce régnait dans <strong>le</strong> dortoir et t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

forçats endormis étaient complètement immobi<strong>le</strong>s.<br />

Le gardien, dont <strong>le</strong> lit était situé à l'une des extrémités de<br />

la sal<strong>le</strong> paraissait éga<strong>le</strong>ment dormir profondément.<br />

On n'entendait absolument que la respiration régulière des<br />

dormeurs.<br />

Mac-Bell commença à gémir d<strong>ou</strong>cement, comme s'il eût été<br />

s<strong>ou</strong>ffrant.<br />

Le plus profond si<strong>le</strong>nce lui répondit.<br />

Il accentua ensuite ses gémissements en disant d'une voix<br />

faib<strong>le</strong> :<br />

— Au sec<strong>ou</strong>rs!... je meurs!...<br />

Personne ne b<strong>ou</strong>gea.<br />

— Au sec<strong>ou</strong>rs !... au sec<strong>ou</strong>rs!... répéta-t-il un peu plus fort.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait voir si t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde était bien endormi ; en même<br />

temps il tremblait d'être enten<strong>du</strong>, parce que alors il se serait<br />

tr<strong>ou</strong>vé dans l'impossibilité d'exécuter son projet.<br />

Mais personne ne l'entendit.<br />

Ce n'est qu'alors qu'il crut p<strong>ou</strong>voir commencer à limer sa<br />

chaîne.<br />

Ce fut un long travail, car il devait limer d<strong>ou</strong>cement afin<br />

de ne pas se trahir.<br />

Enfin l'anneau se tr<strong>ou</strong>va c<strong>ou</strong>pé.<br />

Il jeta de n<strong>ou</strong>veau un regard autor de lui, son baîllon à la<br />

main.<br />

Son camarade de chaîne p<strong>ou</strong>vait se réveil<strong>le</strong>r pendant la nuit,<br />

<strong>ou</strong> <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin de bonne heure et constater son absence.<br />

Il ne manquerait pas d'appe<strong>le</strong>r immédiatement <strong>le</strong> gardien et


— 1100 —<br />

de donner l'alarme, et cela avant que Mac-Bell ait eut <strong>le</strong><br />

temps de s'enfuir et de tr<strong>ou</strong>ver une cachette.<br />

Il fallait donc qu'il m<strong>ou</strong>rût.<br />

Du reste,et comme n<strong>ou</strong>s l'avons dit, qu'importait à Mac-Bell<br />

la vie d'un homme?<br />

Tobie était t<strong>ou</strong>rné contre lui.<br />

Mac-Bell tenait <strong>le</strong> baîllon de la main droite.<br />

En une seconde il étreignit avec la main gauche la gorge<br />

de Tobie pendant que la droite lui enfonçait <strong>le</strong> baîllon dans<br />

la b<strong>ou</strong>che, de manière que <strong>le</strong> pauvre diab<strong>le</strong>, réveillé en sur­<br />

saut, fut presque immédiatement suffoqué et mis dans l'im­<br />

possibilité d'articu<strong>le</strong>r un son.<br />

Ses yeux s'<strong>ou</strong>vrirent démesurément, comme s'ils v<strong>ou</strong>laient<br />

sortir de <strong>le</strong>ur orbite et ils se fixèrent d'une manière hideuse<br />

sur Mac-Bell.<br />

Mais la main de fer de ce dernier continuait à serrer la gorge<br />

<strong>du</strong> malheureux Tobie qui, au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes,n'était<br />

plus qu'un cadavre.<br />

L'Ecossais c<strong>ou</strong>vrit alors la tête de sa victime avec la c<strong>ou</strong>ver­<br />

ture, et étant descen<strong>du</strong> <strong>du</strong> lit de camp, il commença à ramper<br />

sur ses gen<strong>ou</strong>x et sur ses mains jusqu'à ce qu'il fût arrivé vers<br />

la porte qui donnait dans <strong>le</strong> corridor.<br />

Cette porte n'était pas fermée à c<strong>le</strong>f, t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s issues de la<br />

maison étant verr<strong>ou</strong>illées et fermées par d'énormes serrures.<br />

Il n'eut pas de peine à <strong>ou</strong>vrir cette porte sans faire de bruit.<br />

Une fois dans <strong>le</strong> corridor il se re<strong>le</strong>va.<br />

Il avait pris ses s<strong>ou</strong>liers à sa main, il put donc marcher sans<br />

être enten<strong>du</strong> jusqu'au pied de l'escalier qui con<strong>du</strong>isait au<br />

grenier.<br />

Là il commença à monter ; arrivé en haut il put sans diffi­<br />

culté <strong>ou</strong>vrir la porte avec la c<strong>le</strong>f qu'il s'était procurée comma<br />

n<strong>ou</strong>s l'avons vu.<br />

Un grand pas était fait, mais <strong>le</strong> plus diffici<strong>le</strong> et <strong>le</strong> plus péril­<br />

<strong>le</strong>ux était encore à faire.


— 1101 —<br />

Mac-Bell ne p<strong>ou</strong>vait se dissimu<strong>le</strong>r <strong>le</strong> danger qu'il c<strong>ou</strong>rait, mais<br />

confiant dans sa force et dans son adresse, il n'eut pas un mo­<br />

ment d'hésitation.<br />

Il avait résolu de t<strong>ou</strong>t tenter avant que de renoncer à son<br />

entreprise et il préférait être brisé en tombant sur <strong>le</strong> pavé de<br />

la petite c<strong>ou</strong>r plutôt que de rester plus longtemps en cap­<br />

tivité.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait être libre <strong>ou</strong> m<strong>ou</strong>rir!<br />

Quand il eut tr<strong>ou</strong>vé la corde qu'il avait cachée <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r avant<br />

il s'approcha d<strong>ou</strong>cement de la fenêtre qui était restée <strong>ou</strong>verte,<br />

et il jeta un regard scrutateur dans l'espace qui se tr<strong>ou</strong>vait au<br />

dess<strong>ou</strong>s de lui.<br />

La nuit était claire et il put se convaincre que t<strong>ou</strong>t était<br />

si<strong>le</strong>ncieux et solitaire.<br />

Mac-Bell n'avait pas l'intention de se laisser glisser <strong>le</strong> long<br />

de la corde jusque dans la c<strong>ou</strong>r.<br />

Cela ne lui aurait pas servi à grand'chose, car el<strong>le</strong> était<br />

fermée <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> dehors par un mur d'une hauteur consi­<br />

dérab<strong>le</strong>.<br />

Son plan était beauc<strong>ou</strong>p plus hardi.<br />

Au lieu de descendre jusqu'à terre, il v<strong>ou</strong>lait s'arrêter à la<br />

hauteur <strong>du</strong> toit de la petite construction dont n<strong>ou</strong>s avons parlé<br />

et qui ne se tr<strong>ou</strong>vait qu'à une dizaine de pieds <strong>du</strong> mur <strong>du</strong> bâti­<br />

ment principal.<br />

Arrivé là, il ne lui serait pas diffici<strong>le</strong> d'imprimer à la corde<br />

un m<strong>ou</strong>vement d'oscillation qui finirait par l'amener au bord<br />

<strong>du</strong> toit qui allait s'adosser au mur d'enceinte et <strong>du</strong> haut <strong>du</strong>­<br />

quel il p<strong>ou</strong>rrait se laisser tomber au dehors.<br />

Il commença p<strong>ou</strong>r fixer la corde au crochet de la p<strong>ou</strong>lie, et<br />

quand il se fut assuré qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait supporter <strong>le</strong> poids de<br />

corps, il fit à l'extrémité inférieure une b<strong>ou</strong>c<strong>le</strong> surmontée<br />

d'un noeud.<br />

Prenant ensuite la b<strong>ou</strong>c<strong>le</strong> de la main gauche et saisissant la


— 1102 —<br />

corde de la main droite, il se laissa hardiment glisser en bas<br />

jusqu'à ce qu'il fût arrivé au noeud où sa main s'arrêta.<br />

Il se tr<strong>ou</strong>vait ainsi suspen<strong>du</strong> par <strong>le</strong>s deux mains.<br />

Il passa ensuite son bras gauche dans la b<strong>ou</strong>c<strong>le</strong> qu'il amena<br />

jusque s<strong>ou</strong>s l'aissel<strong>le</strong>, afin de p<strong>ou</strong>voir se tenir d'une manière<br />

moins fatiguante. .<br />

Il resta ensuite un instant immobi<strong>le</strong>.<br />

Le plus profond si<strong>le</strong>nce régnait dans la c<strong>ou</strong>r.<br />

S'appuyant ensuite d'un pied contre <strong>le</strong> mur, il donna une<br />

forte sec<strong>ou</strong>sse qui eut p<strong>ou</strong>r effet de pro<strong>du</strong>ire un balancement<br />

qui <strong>le</strong> porta <strong>du</strong> côté <strong>du</strong> toit <strong>du</strong> petit hangar.<br />

Une seconde oscillation l'amena plus près encore et à la troi­<br />

sième son pied put t<strong>ou</strong>cher <strong>le</strong> toit sans cependant p<strong>ou</strong>voir s'y<br />

accrocher.<br />

Un bruit de pas se faisait entendre dans la c<strong>ou</strong>r principa<strong>le</strong> et<br />

Mac-Bell aperçut à une certaine distance un gardien qui faisait<br />

une ronde.<br />

Si cet homme jetait un regard vers <strong>le</strong>s étages supérieurs Mac-<br />

Bell était per<strong>du</strong>.<br />

Celui-ci sentait une sueur glacée per<strong>le</strong>r sur son front, ses<br />

mains endolories semblaient v<strong>ou</strong>loir se détendre.<br />

Mais un m<strong>ou</strong>vement d'énergie désespérée eut raison de ce<br />

moment de faib<strong>le</strong>sse.<br />

Il ne lui était pas permis d'hésiter, au risque de t<strong>ou</strong>t perdre.<br />

Le gardien s'était éloigné sans s'être aperçu de rien.<br />

Mac-Bell recommença ses oscillations, sans prendre garde à<br />

ses mains qui saignaient.<br />

Il s<strong>ou</strong>ffrait cruel<strong>le</strong>ment.<br />

Ses bras commençaient à s'affaiblir et un nuage sombre<br />

obscurcissait sa vue.<br />

Enfin un effort désespéré l'amena sur <strong>le</strong> toit avec une tel<strong>le</strong><br />

vio<strong>le</strong>nce qu'il <strong>du</strong>t ramener ses jambes s<strong>ou</strong>s lui p<strong>ou</strong>r ne pas être<br />

b<strong>le</strong>ssé.<br />

Il était heureusement arrivé t<strong>ou</strong>t près d'une petite cheminée


—1103 —<br />

qu'il saisit <strong>du</strong> bras droit et à laquel<strong>le</strong> il se cramponna p<strong>ou</strong>r<br />

ne pas glisser <strong>du</strong> toit qui, heureusement, n'était pas très-in-<br />

cliné.<br />

Mac-Bell resta ainsi pendant un moment p<strong>ou</strong>r rendre à ses<br />

membres épuisés un peu de <strong>le</strong>ur énergie.<br />

Cependant il aurait pu être déc<strong>ou</strong>vert à cet endroit exposé à<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s regards.<br />

Il fallait cependant qu'il reprît des forces p<strong>ou</strong>r exécuter la<br />

dernière partie de son entreprise qui n'était pas la moins péril­<br />

<strong>le</strong>use.<br />

Il s'agissait, en effet, de descendre de ce toit à l'extérieur <strong>du</strong><br />

mur d'enceinte <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

Quand il sentit que sa respiration était plus régulière et que<br />

ses forces étaient revenues, Mac-Bell commença à ramper jus­<br />

que sur <strong>le</strong> faîte <strong>du</strong> toit, afin de voir de quel<strong>le</strong> manière il p<strong>ou</strong>r­<br />

rait se laisser glisser jusqu'à terre.<br />

Il vit alors à sa grande joie qu'un tuyau de g<strong>ou</strong>ttière descen­<br />

dait <strong>du</strong> toit jusqu'au pied <strong>du</strong> mur.<br />

Etreindre ce tuyau des mains et des gen<strong>ou</strong>x et se laisser<br />

déva<strong>le</strong>r jusqu'à terre, fut l'affaire d'une minute.<br />

Mac-Bell était libre!<br />

Il se tr<strong>ou</strong>vait maintenant hors <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>, débarrassé de sa<br />

chaîne et de la surveillance incessante des gardiens!<br />

Il était libre, mais il fallait maintenant qu'il songeât à sa<br />

sécurité.<br />

Dans quelques heures son évasion serait connue, il s'agissait,<br />

par conséquent, de prendre une avance assez considérab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r<br />

échapper aux recherches.<br />

Il fallait que quand <strong>le</strong> premier c<strong>ou</strong>p de canon annonçant l'é­<br />

vasion d'un forçat se ferait entendre, il fallait, disons-n<strong>ou</strong>s, que<br />

l'évadé fût en sûreté.<br />

Une fois ce signal donné, il ne fallait plus espérer d'échapper<br />

aux p<strong>ou</strong>rsuites dont il serait l'objet.<br />

De quel côté devait-il se diriger?


— 1104 —<br />

Il v<strong>ou</strong>lait se rendre à Paris.<br />

Paris! la grande mine sans cesse exploitée par <strong>le</strong>s malfaiteurs<br />

de t<strong>ou</strong>te espèce !<br />

Paris! cette s<strong>ou</strong>rce intarissab<strong>le</strong> à laquel<strong>le</strong> viennent puiser<br />

incessament <strong>le</strong>s criminels de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s classes!<br />

Mais, et c'était une grande difficulté, où Mac Bell devait-il<br />

tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong>s moyens d'arriver à la capita<strong>le</strong> sans être reconnu,<br />

arrêté et ramené au <strong>bagne</strong>?<br />

Sa casaque seu<strong>le</strong> suffirait à <strong>le</strong> trahir.<br />

T<strong>ou</strong>t en réfléchissant l'Ecossais s'était dirigé vers la cam­<br />

pagne.<br />

Ce ne fut que quand il se sentit hors de vil<strong>le</strong> et lorsqu'il eut<br />

per<strong>du</strong> de vue <strong>le</strong>s murs <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> qu'il commença à se sentir<br />

rassuré et qu'il vit revenir son c<strong>ou</strong>rage et son sang-froid.<br />

Au point <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r, il atteignait la limite d'une forêt et ayant<br />

pris une espèce de r<strong>ou</strong>te qui paraissait devoir la traverser, il y<br />

pénétra.<br />

Il y avait quelques minutes qu'il marchait dans ce chemin<br />

c<strong>ou</strong>vert d'arbres lorsqu'il vit venir de son côté un indivi<strong>du</strong> qui<br />

devait être un <strong>ou</strong>vrier, à en juger par son costume et <strong>le</strong> sac de<br />

voyage qu'il portait sur <strong>le</strong> dos.<br />

Il faisait assez j<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir distinguer <strong>le</strong>s traits de cet<br />

homme.<br />

C'était un homme jeune, mais d'une stature robuste.<br />

Ses traits annonçaient la franchise et la bonne humeur.<br />

Mac-Bell <strong>le</strong> considérait avec défiance, à mesure qu'il se rap­<br />

prochait.<br />

Il <strong>le</strong> regardait comme une réponse envoyée par sa bonne<br />

étoi<strong>le</strong> à la question qu'il s'était adressée un instant aupara­<br />

vant.<br />

L'Ecossais vit immédiatement qu'il avait devant lui <strong>le</strong> moyen<br />

d'atteindre Paris sans être inquiété.<br />

— Bonj<strong>ou</strong>r, camarade! dit-il au jeune homme quand ils se<br />

tr<strong>ou</strong>vèrent près l'un de l'autre.


— 1105 —<br />

— Bonj<strong>ou</strong>r!... répondit l'inconnu avec quelque froideur et<br />

en considérant l'Ecossais avec défiance.<br />

Réel<strong>le</strong>ment l'aspect de ce dernier n'était pas fait p<strong>ou</strong>r in­<br />

spirer de la confiance.<br />

Son pantalon s'était déchiré lors de la descente par la g<strong>ou</strong>t­<br />

tière, ses mains étaient ensanglantées et sa physionomie<br />

avait une expression de cruauté far<strong>ou</strong>che, peu faite p<strong>ou</strong>r ras­<br />

surer.<br />

T<strong>ou</strong>t cela était bien de nature à inspirer de la crainte, sur­<br />

t<strong>ou</strong>t à l'endroit désert et écarté où ces deux hommes se tr<strong>ou</strong>­<br />

vaient.<br />

Peut-être aussi ce jeune homme épr<strong>ou</strong>vait-il un pressenti­<br />

ment funeste.<br />

Quoiqu'il en soit, il se sentait envahi par un sentiment de<br />

terreur indéfinissab<strong>le</strong>.<br />

— De quel côté v<strong>ou</strong>s dirigez-v<strong>ou</strong>z ? demanda encore Mac-<br />

Bell.<br />

— Je vais à Paris.<br />

Et <strong>le</strong> voyageur v<strong>ou</strong>lut continuer sa r<strong>ou</strong>te.<br />

Mais l'Ecossais lui barra <strong>le</strong> passage.<br />

— V<strong>ou</strong>s paraissez être bien pressé, lui dit-il d'une voix<br />

s<strong>ou</strong>rde.<br />

— En effet, répondit <strong>le</strong> jeune homme, c'est p<strong>ou</strong>rquoi je v<strong>ou</strong>s<br />

prie de me laisser reprendre mon chemin : <strong>du</strong> reste, ma mère<br />

m'attend...<br />

— Oh! fit Mac-Bell avec une ironie méchante, la vieil<strong>le</strong><br />

femme attendra bien encore un peu.<br />

Le voyageur <strong>le</strong> regarda d'un air étonné.<br />

Il ne comprenait pas où cette homme v<strong>ou</strong>lait en venir.<br />

— Que me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s? fit-il d'un air résolu ; laissez-moi<br />

al<strong>le</strong>r !<br />

Et il v<strong>ou</strong>lut de n<strong>ou</strong>veau se remettre à marcher.<br />

L'Ecossais lui posa alors une main sur l'épau<strong>le</strong> en lui<br />

disant : 83


— 1 1 0 6 —<br />

— Ne faites pas un pas de plus!<br />

<strong>Les</strong> deux hommes se considérèrent un instant en face.<br />

Le jeune voyageur ne put s'empêcher d'épr<strong>ou</strong>ver un senti­<br />

ment de terreur en voyant l'expression de cruauté et de féro­<br />

cité répan<strong>du</strong>e sur <strong>le</strong> visage de cet homme qu' il voyait p<strong>ou</strong>r<br />

la première fois.<br />

Mac-Bell tenait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs l'épau<strong>le</strong> <strong>du</strong> jeune homme serrée<br />

dan sa main de fer.<br />

— Donne moi ton sac! fit-il brusquement.<br />

— Arrière!... bandit!... s'écria <strong>le</strong> voyageur en essayant de<br />

se défaire de l'étreinte <strong>du</strong> forçat.<br />

Mais celui-ci qui avait la main gauche libre saisit l'autre<br />

par <strong>le</strong> c<strong>ou</strong> et <strong>le</strong> serrait à l'ét<strong>ou</strong>ffer en répétant :<br />

— Ton sac !<br />

Le pauvre diab<strong>le</strong>, auquel la respiration allait manquer, fit<br />

de la tête un signe affirmatif.<br />

Puis dégageant ses bras des c<strong>ou</strong>rroies de son sac il <strong>le</strong> laissa<br />

tomber à terre.<br />

Mac-Bell prit alors une ceinture de cuir qu'il avait aut<strong>ou</strong>r <strong>du</strong><br />

corps et s'en servit p<strong>ou</strong>r lier <strong>le</strong>s mains <strong>du</strong> jeune voyageur.<br />

Ensuite, ayant <strong>ou</strong>vert <strong>le</strong> sac il en examina <strong>le</strong> contenu.<br />

Il en sortit t<strong>ou</strong>t d'abord une bl<strong>ou</strong>se b<strong>le</strong>ue comme <strong>le</strong>s <strong>ou</strong>vriers<br />

en portent presque dans t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s contrées.<br />

Il se hâta de la mettre par dessus sa casaque.<br />

Il mit ensuite sur sa tête une casquette qui se tr<strong>ou</strong>vait éga­<br />

<strong>le</strong>ment dans <strong>le</strong> sac, et il continua à f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r.<br />

Ses yeux tombèrent bientôt sur ce qu'il cherchait et ce qu'il<br />

comptait bien tr<strong>ou</strong>ver.<br />

C'était t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> livret d'<strong>ou</strong>vrier <strong>du</strong> voyageur.<br />

Il l'<strong>ou</strong>vrit et lut: « L<strong>ou</strong>is Barbançon, <strong>ou</strong>vrier menuisier.»<br />

— Tiens, fit-il, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s appelons L<strong>ou</strong>is,... il est bon que<br />

je <strong>le</strong> sache p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir répondre si l'on m'interroge.<br />

Le pauvre jeune homme se mordait <strong>le</strong>s lèvres de rage en se<br />

voyant ré<strong>du</strong>it à l'impuissance.


La réconciliation.


— 1107 —<br />

Il n'avait pas <strong>ou</strong>vert la b<strong>ou</strong>che.<br />

Il sentait très-bien que c'était de t<strong>ou</strong>te inutilité d'essayer<br />

d'inspirer de la pitié à cet homme dont la physionomie dé­<br />

notait la scélératesse.<br />

Devait-il appe<strong>le</strong>r au sec<strong>ou</strong>rs?<br />

Qui p<strong>ou</strong>vait l'entendre dans cette forêt déserte et à cette<br />

heure matina<strong>le</strong> ?<br />

Et ne serait-ce pas mettre <strong>le</strong> bandit en fureur?<br />

C'est p<strong>ou</strong>rquoi il se taisait.<br />

Mac-Bell venait de tr<strong>ou</strong>ver au fond <strong>du</strong> sac une b<strong>ou</strong>rse renfer­<br />

mant dix écus, il la prit et la mit sans façon dans sa poche.<br />

Puis ayant refermé <strong>le</strong> sac il <strong>le</strong> mit tranquil<strong>le</strong>ment sur<br />

ion dos.<br />

Ces cinquante malheureux francs qui étaient sans d<strong>ou</strong>te<br />

destinés à la vieil<strong>le</strong> mère <strong>du</strong> voyageur devaient ainsi mettre<br />

<strong>le</strong> brigand en état de commencer une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> série de<br />

trimes.<br />

L'Ecossais s'approcha <strong>du</strong> jeune homme et se disposait à <strong>le</strong><br />

tail<strong>le</strong>r, parce que, pensait-il, il ne faut jamais faire <strong>le</strong>s choses<br />

à moitié, quand s<strong>ou</strong>dain un c<strong>ou</strong>p de canon se fit entendre.<br />

Le bandit sentit un frisson sec<strong>ou</strong>er t<strong>ou</strong>t son corps et il jeta<br />

aut<strong>ou</strong>r de lui un regard de terreur.<br />

Son évasion venait d'être déc<strong>ou</strong>verte.<br />

<strong>Les</strong> gendarmes étaient sans d<strong>ou</strong>te déjà à sa p<strong>ou</strong>rsuite.<br />

S'ils allaient rencontrer ce jeune homme ils sauraient par lui<br />

quel<strong>le</strong> direction il a prise.<br />

Il regarda d'un air far<strong>ou</strong>che <strong>le</strong> malheureux voyageur qui<br />

lui aussi, avait enten<strong>du</strong> <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p de canon et qui comprenait<br />

maintenant avec qui il avait affaire.<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes... s'écria-t-il ét<strong>ou</strong>rdiment,... v<strong>ou</strong>s êtes...<br />

l ne put achever.<br />

Mac-Bell venait de lui plonger son c<strong>ou</strong>teau dans la gorge.<br />

II r<strong>ou</strong>la sur <strong>le</strong> gazon qui se r<strong>ou</strong>git <strong>du</strong> flot de sang qui<br />

c<strong>ou</strong>lait de la b<strong>le</strong>ssure.


—1108—<br />

Pendant un moment encore il se tordit dans <strong>le</strong>s dernières<br />

convulsions de l'agonie.<br />

Il râlait, ses mains crispées arrachaient des poignées d'herbe<br />

Ses lèvres s'<strong>ou</strong>vrirent dans une dernière contraction.<br />

— Ma mère, balbutia-t-il.<br />

Et ce fut fini, il venait de rendre <strong>le</strong> dernier s<strong>ou</strong>pir et sa<br />

dernière pensée avait été p<strong>ou</strong>r sa pauvre mère !<br />

Un second c<strong>ou</strong>p de canon se fit entendre.<br />

L'Ecossais qui s'était agen<strong>ou</strong>illé p<strong>ou</strong>r f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s poches de<br />

sa victime se re<strong>le</strong>va avec précipitation, il jeta un regard auto<br />

de lui, comme une bête fauve traquée par <strong>le</strong>s limiers et il<br />

disparut à grands pas dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré.<br />

Vers la fin de la j<strong>ou</strong>rnée <strong>le</strong>s gendarmes tr<strong>ou</strong>vèrent dans la<br />

forêt <strong>le</strong> cadavre d'un jeune homme gisant dans une mare<br />

sang.<br />

Mais ils ne déc<strong>ou</strong>vrirent rien qui pût <strong>le</strong>s mettre sur <strong>le</strong>s<br />

traces <strong>du</strong> malfaiteur.<br />

Quelques j<strong>ou</strong>rs plus tard Mac-Bell était sur la r<strong>ou</strong>te de Paris,<br />

voyageant en qualité de compagnon menuisier sur son ton?<br />

de France.<br />

Six mois après, un magasin de fripier s'<strong>ou</strong>vrait à Paris, a<br />

Temp<strong>le</strong>; il était tenu par un homme auquel il manqait<br />

un oeil et qui fut bientôt connu s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de « Gaspard<br />

<strong>le</strong> borgne. »<br />

Cet homme vivait seul et retiré et personne ne faisait ate<br />

tion à lui.<br />

Quant au forçat évadé Mac-Bell, personne n'en enten<br />

plus par<strong>le</strong>r.


— 1109 —<br />

CHAPITRE X.<br />

La maison des f<strong>ou</strong>s.<br />

Quand Alfred, <strong>le</strong> secrétaire de Fiordi, se fut éloigné, Rose<br />

Elvedy resta seu<strong>le</strong> avec l'homme qu'Alfred avait appelé<br />

monsieur <strong>le</strong> docteur. »<br />

El<strong>le</strong> se demandait si el<strong>le</strong> était bien éveillée, <strong>ou</strong> si t<strong>ou</strong>t ce<br />

qu'e<strong>le</strong> venait d'entendre n'était pas <strong>le</strong> résultat d'un horrib<strong>le</strong><br />

cauchemar.<br />

Épuisée, éper<strong>du</strong>e, el<strong>le</strong> était immobi<strong>le</strong>, assise dans un fauteuil.<br />

Le vieux monsieur la considérait attentivement.<br />

11 était sans d<strong>ou</strong>te ému par la beauté et la grâce de cette<br />

jeune femme.<br />

— Pauvre enfant!... murmura-t-il.<br />

Mais si bas que ces paro<strong>le</strong>s eussent été prononcées el<strong>le</strong>s frap­<br />

pèrent néanmoins l'oreil<strong>le</strong> de Rose.<br />

E<strong>le</strong> sentit l'espoir renaître dans son coeur.<br />

On avait donc pitié d'el<strong>le</strong> !<br />

El<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va.<br />

Quand <strong>le</strong> docteur vit ce m<strong>ou</strong>vement il s'approcha vivement.<br />

Une particularité singulière avait échappé à Rose Elvedy:<br />

el<strong>le</strong> n'avait pas remarqué que cet homme s'était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs tenu<br />

entre el<strong>le</strong> et la porte.<br />

Son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> ne lui avait pas permis de faire attention à cela.<br />

- Monsieur... commença-t el<strong>le</strong>.<br />

Et el<strong>le</strong> s'interrompit s<strong>ou</strong>dain.


— 1110 —<br />

— Que désirez-v<strong>ou</strong>s, mon enfant? lui demanda <strong>le</strong> docteur<br />

d'un air t<strong>ou</strong>t à fait bienveillant.<br />

— Ma liberté!...<br />

— Votre liberté?... mais v<strong>ou</strong>s n'êtes nul<strong>le</strong>ment en prison<br />

— Non?... alors laissez-moi partir! dit-el<strong>le</strong> en faisant un<br />

pars vers la porte.<br />

Le docteur lui prit la main.<br />

— Où v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>r?... lui demanda-t-il.<br />

Et eu parlant son regard examinait <strong>le</strong> regard de la jeune<br />

femme.<br />

— Je veux al<strong>le</strong>r à Paris!... retr<strong>ou</strong>ver mon mari! répondit.<br />

el<strong>le</strong>.<br />

Le docteur eut un s<strong>ou</strong>rire triste et hocha la tête.<br />

— Pas auj<strong>ou</strong>rd'hui, reprit-il après un moment de si<strong>le</strong>nce,<br />

Reposez-v<strong>ou</strong>s ce soir,...et demain quand votre frère re­<br />

viendra...<br />

— Je n'ai pas de frère?... c'est-à-dire...<br />

— C'est-à-dire?... répéta <strong>le</strong> vieux docteur.<br />

Rose se tut embarrassée; à aucun prix el<strong>le</strong> ne v<strong>ou</strong>lait par­<br />

<strong>le</strong>r de sa famil<strong>le</strong>,... de la famil<strong>le</strong> Godineau.<br />

Il fallait donc qu'el<strong>le</strong> se tût.<br />

— V<strong>ou</strong>s voyez,... reprit <strong>le</strong> docteur ;... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s contredisez<br />

v<strong>ou</strong>s-même!... Reposez auj<strong>ou</strong>rd'hui et demain n<strong>ou</strong>s verrons<br />

ce qu'il y a à faire.<br />

11 v<strong>ou</strong>lait la tranquilliser, c'était évident.<br />

Ét<strong>ou</strong>rdie et stupéfaite, Rose Elvedy ne savait plus que<br />

penser.<br />

El<strong>le</strong> comprit que ce qu'el<strong>le</strong> avait de mieux a faire c'était<br />

de passer la nuit dans cette maison, puisqu'el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait<br />

faire autrement.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain, de bonne heure, el<strong>le</strong> se rendrait à Paris.<br />

vers son mari.<br />

Qui donc la retiendrait ?<br />

El<strong>le</strong> saurait alors <strong>le</strong> secret, <strong>le</strong> but de cette comédie.


— 1111 —<br />

El<strong>le</strong> dévoi<strong>le</strong>rait à Fiordi la manière indigne dont son secré­<br />

taire s'était con<strong>du</strong>it envers el<strong>le</strong>.<br />

Pendant qu'el<strong>le</strong> réfléchissait, <strong>le</strong> docteur avait sonné, et il<br />

avait dit quelques mots à l'oreil<strong>le</strong> <strong>du</strong> domestique qui était<br />

entré.<br />

Cet homme sortit et un moment après Rose vit entrer<br />

nue femme d'un certain âge, simp<strong>le</strong>ment, mais proprement<br />

vêtue.<br />

- Babet, rit <strong>le</strong> docteur en parlant à cette femme, v<strong>ou</strong>s<br />

al<strong>le</strong>z con<strong>du</strong>ire madame dans une de nos meil<strong>le</strong>ures chambres<br />

et v<strong>ou</strong>s veil<strong>le</strong>rez à ce qu'il ne lui manque rien.<br />

- Au numéro un? demanda cel<strong>le</strong> que <strong>le</strong> docteur venait<br />

de nommer Babet.<br />

- Oui, repondit <strong>le</strong> docteur.<br />

Rose avait éc<strong>ou</strong>té ces quelques paro<strong>le</strong>s avec un profond é-<br />

tonnement.<br />

- Al<strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s reposer, mon enfant, lui dit <strong>le</strong> docteur; Babet<br />

v<strong>ou</strong>s donnera à s<strong>ou</strong>per si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> désirez et el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s tiendra<br />

compagnie.<br />

- Et demain ? demanda Rose Elvedy avant de s'éloigner.<br />

— Demain matin, n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s reverrons, fit <strong>le</strong> docteur, et<br />

alors...<br />

Il s'arrêta.<br />

— Et alors v<strong>ou</strong>s m'accompagnerez à Paris?<br />

- Oui, répondit <strong>le</strong> docteur, si votre état <strong>le</strong> permet,<br />

c'est p<strong>ou</strong>rquoi je v<strong>ou</strong>s conseil<strong>le</strong> d'al<strong>le</strong>r prendre un peu de<br />

repos.<br />

— C'est ce que je vais faire! dit Rose, qui avait repris espoir<br />

et qui suivit la vieil<strong>le</strong> Babet qui la précédait une b<strong>ou</strong>gie à<br />

la main.<br />

Arrivée sur <strong>le</strong> palier, Babet monta au second étage, t<strong>ou</strong>­<br />

j<strong>ou</strong>rs suivie par Rose.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci ne remarqua pas que deux domestiques, <strong>le</strong>s mêmes


—1112—<br />

qu'el<strong>le</strong> avait déjà vus dans <strong>le</strong> cabinet, <strong>le</strong>s suivaient à quelque<br />

distance.<br />

Ce n'est qu'à ce moment qu'el<strong>le</strong> fut frappée de l'éten<strong>du</strong>e<br />

de cette maison.<br />

Ce n'étaient que larges escaliers et corridors vastes et spa-<br />

cieux.<br />

Dans l'un de ces corridors, Rose compta .jusqu'à vingt<br />

portes.<br />

— Comme ce château est grand ! s'écria-t-el<strong>le</strong>.<br />

La vieil<strong>le</strong> Babet ne répondit rien.<br />

T<strong>ou</strong>tes deux arrivèrent enfin au fond d'un corridor plus<br />

étroit que <strong>le</strong>s autres et qui était vraisemblab<strong>le</strong>ment situe<br />

dans l'une des ai<strong>le</strong>s de cette habitation.<br />

Babet prit une c<strong>le</strong>f à un tr<strong>ou</strong>sseau qui était suspen<strong>du</strong> a sa<br />

ceinture et <strong>ou</strong>vrit une porte donnant accès à un petit appar­<br />

tement composé de deux petites pièces confortab<strong>le</strong>ment meu­<br />

blées.<br />

El<strong>le</strong> entra la première et alluma une lampe qui se tr<strong>ou</strong>vait<br />

sur la cheminée.<br />

Ensuite el<strong>le</strong> invita Rose à prendre un fauteuil en attendant<br />

<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>per qu'on allait lui apporter.<br />

Rose répondit par un signe de tète.<br />

Le voyage et l'émotion l'avaient réel<strong>le</strong>ment épuisée et el<strong>le</strong><br />

sentait qu'el<strong>le</strong> avait vraiment besoin de repos.<br />

L'excitation fiévreuse qu'el<strong>le</strong> avait épr<strong>ou</strong>vée une heure aupa­<br />

ravant avait fait place à une lassitude profonde.<br />

El<strong>le</strong> s'était laissé tomber dans un fauteuil, et, plongée dans<br />

sa rêverie, el<strong>le</strong> ne s'aperçut nul<strong>le</strong>ment que Babet, en sortant<br />

p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r chercher <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>per, avait fermé la porte au<br />

dehors.<br />

Un quart d'heure se passa ainsi.<br />

La vieil<strong>le</strong> femme reparut, apportant sur un plateau une<br />

llation composée d'une cuisse de p<strong>ou</strong><strong>le</strong>t, d'un peu de confi-


—1113 —<br />

ture et de thé que la vieil<strong>le</strong> ménagère lui recommanda t<strong>ou</strong>t<br />

particulièrement.<br />

Pendant que Rose mangeait, avec quelque appétit, Babet<br />

s'était assise sur une chaise de l'air <strong>le</strong> plus naturel <strong>du</strong><br />

monde.<br />

— Je crois que v<strong>ou</strong>s feriez bien de v<strong>ou</strong>s mettre au lit, dit<br />

cel<strong>le</strong>-ci à Rose, quand el<strong>le</strong> eut bu la dernière tasse de thé.<br />

— Oui répondit la jeune femme, c'est ce que je vais<br />

faire.<br />

— Désirez-v<strong>ou</strong>s que je v<strong>ou</strong>s aide à v<strong>ou</strong>s déshabil<strong>le</strong>r?<br />

— Non... je v<strong>ou</strong>s remercie... v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez v<strong>ou</strong>s retirer... je<br />

n'ai plus besoin de rien, dit Rose, contente de se tr<strong>ou</strong>ver enfin<br />

seu<strong>le</strong>.<br />

- Oh !... fit Babet, je dormirai sur <strong>le</strong> canapé qui se tr<strong>ou</strong>ve<br />

dans <strong>le</strong> cabinet à côté.<br />

- Comment ? dit Rose étonnée.<br />

En effet el<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>vait singulière cette insistance de la vieil<strong>le</strong><br />

femme à ne pas la laisser seu<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> ne put t<strong>ou</strong>t d'abord tr<strong>ou</strong>ver d'expressions p<strong>ou</strong>r manifes­<br />

ter son étonnement et exprimer la surprise que lui causait cette<br />

manière d'agir à son égard.<br />

El<strong>le</strong> ne v<strong>ou</strong>lait cependant pas se montrer trop brusque<br />

envers cette femme, qu'el<strong>le</strong> prenait p<strong>ou</strong>r la g<strong>ou</strong>vernante de­<br />

la maison.<br />

— Non, ma bonne femme, fit-el<strong>le</strong> avec politesse, mais d'un<br />

air résolu, je ne s<strong>ou</strong>ffrirai pas... je ne suis pas acc<strong>ou</strong>tumée à<br />

partager ma chambre avec une personne étrangère?<br />

— Et cependant il faut que cela soit ainsi ! répondit la<br />

vieil<strong>le</strong> Babet d'un air non moins résolu, quoique t<strong>ou</strong>t-à-fait<br />

convenab<strong>le</strong>.<br />

— Comment? s'écria Rose.<br />

La jeune femme s'était <strong>le</strong>vée et s'était approchée de<br />

Babet.


— 1114 —<br />

Un feu étrange éclairait son regard et el<strong>le</strong> semblait sur ]e<br />

point de se fâcher.<br />

La vieil<strong>le</strong> g<strong>ou</strong>vernante fit deux pas en arrière.<br />

Cependant, ce m<strong>ou</strong>vement ne provenait pas de la crainte<br />

Babet avait t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment v<strong>ou</strong>lu se rapprocher <strong>du</strong> cordon de<br />

la sonnette.<br />

Rose était trop agitée p<strong>ou</strong>r remarquer cette particularité.<br />

Babet reprit la paro<strong>le</strong>.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> docteur l'a ordonné ainsi, dit-el<strong>le</strong>.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> docteur ?<br />

Rose avait prononcé ces paro<strong>le</strong>s d'un ton légèrement iro­<br />

nique.<br />

— Oui, reprit la vieil<strong>le</strong> femme, et il veut être obéi !<br />

Ces dernières paro<strong>le</strong>s furent accentuées d'une tel<strong>le</strong> manière<br />

et accompagnées d'un c<strong>ou</strong>p d'oeil tel<strong>le</strong>ment énergique que Rose<br />

comprit qu'el<strong>le</strong> devait p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment se s<strong>ou</strong>mettre aux ordres<br />

<strong>du</strong> maître de la maison.<br />

— Demain!... pensait-el<strong>le</strong>, demain je me vengerai de cette<br />

manière d'agir inconvenante et grossière; demain mon mari<br />

apprendra à ce « docteur » comment on se con<strong>du</strong>it avec une<br />

femme... demain !...<br />

Tels étaient <strong>le</strong>s sentiments qui l'animaient quand'el<strong>le</strong> pensa<br />

à se mettre au lit.<br />

La c<strong>ou</strong>che qui lui avait été préparée n'était pas luxueuse,<br />

mais el<strong>le</strong> était néanmoins confortab<strong>le</strong>, et el<strong>le</strong> se c<strong>ou</strong>cha,<br />

heureuse de p<strong>ou</strong>voir dormir et <strong>ou</strong>blier ce qui venait de se<br />

passer.<br />

El<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait <strong>ou</strong>blier auj<strong>ou</strong>rd'hui, mais demain!... demain com­<br />

mencerait p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> existence... el<strong>le</strong> allait tr<strong>ou</strong>ver<br />

une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> vie... demain el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait, au bras de son mari,<br />

pénétrer dans <strong>le</strong>s salons de la haute société !<br />

La pauvre femme !<br />

El<strong>le</strong> ne se d<strong>ou</strong>tait guère dans quel<strong>le</strong> maison el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>­<br />

vait !


— 1115—<br />

El<strong>le</strong> ne pensait pas surt<strong>ou</strong>t que <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain devait lui ap­<br />

porter de n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrances!<br />

Ce <strong>le</strong>ndemain, qu'el<strong>le</strong> croyait s<strong>ou</strong>riant, devait lui coûter des<br />

torrents de larmes et anéantir t<strong>ou</strong>tes ses espérances!<br />

La matinée était avancée quand l'infortunée Rose Elvedy<br />

sortit <strong>du</strong> sommeil profond où l'avaient plongée <strong>le</strong>s événements<br />

et <strong>le</strong>s émotions de la veil<strong>le</strong>.<br />

Cependant el<strong>le</strong> se sentait matériel<strong>le</strong>ment reposée.<br />

Son sommeil avait été t<strong>ou</strong>rmenté par des songes étranges<br />

qui lui avaient laissé comme un pressentiment et une angoisse<br />

indicib<strong>le</strong>.<br />

La vieil<strong>le</strong> g<strong>ou</strong>vernante n'était plus là.<br />

Rose s'habilla rapidement, el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait <strong>le</strong> plus tôt possib<strong>le</strong><br />

voir <strong>le</strong> « docteur » et partir p<strong>ou</strong>r Paris.<br />

Paris !<br />

Cette seu<strong>le</strong> pensée faisait battre son coeur et semblait lui<br />

faire t<strong>ou</strong>t <strong>ou</strong>blier.<br />

Quand sa toi<strong>le</strong>tte fut terminée, el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lut respirer l'air pur<br />

et frais <strong>du</strong> matin et el<strong>le</strong> alla <strong>ou</strong>vrir la fenêtre.<br />

S<strong>ou</strong>s ses yeux s'étendait un grand jardin rempli d'arbres<br />

magnifiques qui lui donnaient l'air d'un parc seigneurial.<br />

Mais el<strong>le</strong> s'aperçut en même temps que sa fenêtre était garnie<br />

d'une gril<strong>le</strong> d'un dessin antique et formée de barreaux minces<br />

mais solides.<br />

Sa première idée, a cette vue, fut que <strong>le</strong> propriétaire de cette<br />

habitation devait être possesseur d'une bien grande fortune,<br />

car el<strong>le</strong> avait rarement vu un jardin aussi spacieux et aussi<br />

élégant.<br />

Le bâtiment avait aussi un très-grand air et paraissait so­<br />

lidement bâti.<br />

La jeune femme respirait avec bonheur l'air pur et embaumé<br />

qui s'élévait <strong>du</strong> jardin.


— 1116 —<br />

Le spectac<strong>le</strong> de cette bel<strong>le</strong> nature parut faire une bonne im-<br />

pression sur l'esprit de Rose, qui se sentit comme tranquillisée<br />

et rassurée.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment el<strong>le</strong> fut appelée à la triste réalité par<br />

Babet, qui venait d'entrer sans mot dire.<br />

La vieil<strong>le</strong> femme apportait <strong>le</strong> déjeûner sur un plateau qu'el<strong>le</strong><br />

posa sur la tab<strong>le</strong> sans prononcer une paro<strong>le</strong>.<br />

Rose demanda immédiatement à quel<strong>le</strong> heure el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait<br />

par<strong>le</strong>r au docteur.<br />

La vieil<strong>le</strong> Babet avait une figure beauc<strong>ou</strong>p moins amica<strong>le</strong><br />

que la veil<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> ne parut pas avoir enten<strong>du</strong> la question de Rose qui la<br />

répéta deux fois sans obtenir de réponse.<br />

La troisième fois, Babet répondit en lui lançant un c<strong>ou</strong>p<br />

d'oeil menaçant.<br />

— Le docteur viendra v<strong>ou</strong>s voir quand il <strong>le</strong> jugera conve­<br />

nab<strong>le</strong> !<br />

— Mais moi je n'ai pas <strong>le</strong> temps d'attendre longtemps!<br />

s'écria Rose d'un ton impatient.<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Je veux être à Paris avant midi.<br />

La vieil<strong>le</strong> femme la regarda d'un air étrange et se contenta<br />

de hausser <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te réponse.<br />

Rose était révoltée de se voir traiter comme une enfant mal<br />

é<strong>le</strong>vée et el<strong>le</strong> <strong>du</strong>t se faire vio<strong>le</strong>nce p<strong>ou</strong>r attendre.<br />

El<strong>le</strong> se mit à déjeûner.<br />

Ayant pris une tasse de café el<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va et ret<strong>ou</strong>rna à la fenê­<br />

tre sans faire attention à Babet, qui allait et venait dans la<br />

pièce, occupée à mettre t<strong>ou</strong>t en ordre.<br />

El<strong>le</strong> resta un moment à réfléchir.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes, el<strong>le</strong> avait pris une résolution.<br />

Dès que la vieil<strong>le</strong> g<strong>ou</strong>vernante aurait terminé de faire la<br />

chambre et qu'el<strong>le</strong> serait seu<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait chercher à voir <strong>le</strong>


— 1117 —<br />

docteur; el<strong>le</strong> ne v<strong>ou</strong>lait absolument pas prolonger son séj<strong>ou</strong>r<br />

dans cette étrange habitation.<br />

Quand <strong>le</strong> docteur la verrait entrer dans sa chambre il serait<br />

bien forcé de l'éc<strong>ou</strong>ter, de lui donner des explications au sujet<br />

de la manière dont el<strong>le</strong> était traitée, et de prendre <strong>le</strong>s mesures<br />

nécessaires p<strong>ou</strong>r la faire recon<strong>du</strong>ire à Paris.<br />

Son coeur battait d'impatience en voyant avec quel<strong>le</strong> <strong>le</strong>nteur<br />

la vieil<strong>le</strong> Babet faisait la chambre.<br />

Cette femme paraissait ne pas v<strong>ou</strong>loir en finir.<br />

Rose avait t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s peines <strong>du</strong> monde à ne pas cacher son<br />

agitation, mais el<strong>le</strong> y parvint cependant.<br />

El<strong>le</strong> savait qu'el<strong>le</strong> n'avait ni pitié ni sec<strong>ou</strong>rs à attendre de<br />

cette vieil<strong>le</strong> g<strong>ou</strong>vernante.<br />

Une demi-heure se passa ainsi.<br />

Ce temps lui parut un sièc<strong>le</strong>.<br />

Enfin el<strong>le</strong> était seu<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> allait p<strong>ou</strong>voir exécuter ce qu'el<strong>le</strong><br />

avait résolu de faire.<br />

Il fallait à t<strong>ou</strong>t prix quel<strong>le</strong> vît <strong>le</strong> docteur.<br />

Rien ne saurait l'en empêcher !<br />

El<strong>le</strong> attendit jusqu'à ce qu'el<strong>le</strong> eut enten<strong>du</strong> <strong>le</strong> bruit des sabots<br />

de Babet se perdre dans <strong>le</strong> corridor.<br />

Alors, ayant refermé la fenêtre, la tête en feu et t<strong>ou</strong>te pal­<br />

pitante, el<strong>le</strong> s'approcha de la porte et v<strong>ou</strong>lut <strong>ou</strong>vrir.<br />

La porte résista, el<strong>le</strong> était fermée au dehors !<br />

Rose était enfermée !<br />

Une pâ<strong>le</strong>ur mortel<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>vrit son visage, el<strong>le</strong> sentit ses gen<strong>ou</strong>x<br />

se dérober s<strong>ou</strong>s el<strong>le</strong> et el<strong>le</strong> se laissa tomber sur une chaise qui<br />

se tr<strong>ou</strong>vait près d'el<strong>le</strong>.<br />

Enfermée !... prisonnière !<br />

Par qui ?<br />

P<strong>ou</strong>rquoi ?<br />

Que v<strong>ou</strong>lait-on faire d'el<strong>le</strong>?<br />

Une angoisse mortel<strong>le</strong> serra sa poitrine.<br />

Cependant el<strong>le</strong> eut encore un m<strong>ou</strong>vement d'énergie, el<strong>le</strong> se


— 1118 —<br />

<strong>le</strong>va brusquement et s'écria en frappant <strong>du</strong> pied et en versant<br />

des larmes de colère :<br />

— Non !... il ne sera pas dit que je me laisserai traiter ainsi!<br />

je ne suis pas une enfant!... je ne veux pas me s<strong>ou</strong>mettre à<br />

ces fantaisies!... Je <strong>le</strong>ur montrerai!...<br />

El<strong>le</strong> s'élança vers la porte et commença à frapper à c<strong>ou</strong>ps<br />

red<strong>ou</strong>blés.<br />

Peine per<strong>du</strong>e !<br />

Personne ne parut s'en apercevoir, rien ne lui répondit.<br />

El<strong>le</strong> recommença à frapper contre la porte.<br />

Même si<strong>le</strong>nce.<br />

Cependant au b<strong>ou</strong>t d'un moment el<strong>le</strong> crut entendre une porte<br />

s'<strong>ou</strong>vrir non loin de la sienne.<br />

Puis presque au même instant il lui sembla que la porte de<br />

sa chambre s'<strong>ou</strong>vrait <strong>du</strong> dehors.<br />

Retenant son ha<strong>le</strong>ine, Rose se préparait à s'élancer dès<br />

qu'el<strong>le</strong> serait <strong>ou</strong>verte.<br />

Mais el<strong>le</strong> recula en voyant apparaître sur <strong>le</strong> seuil un homme<br />

trapu et d'apparence athlétique qui lui barrait <strong>le</strong> passage.<br />

— Que signifie t<strong>ou</strong>t ce tapage? demanda-t-il brusquement.<br />

et d'une voix menaçante.<br />

La pauvre Rose fit un pas en arrière, terrifiée par la vue de<br />

ce personnage à l'aspect far<strong>ou</strong>che.<br />

Quel était cet homme?<br />

— Je veux m'en al<strong>le</strong>r d'ici ! répondit Rose, je peux partir!<br />

sur <strong>le</strong> champ!<br />

— Oh! fit cet indivi<strong>du</strong> sans sortir de son f<strong>le</strong>gme, cela ne<br />

presse pas tant que cela ! Monsieur <strong>le</strong> docteur...<br />

— Le docteur? je veux lui par<strong>le</strong>r ! con<strong>du</strong>isez-moi auprès de<br />

lui!... laissez-moi passer! dit Rose en essayant de sortir.<br />

Mais l'homme v<strong>ou</strong>lut la rep<strong>ou</strong>sser, il étendit sa main vers<br />

el<strong>le</strong>, mais el<strong>le</strong> recula, ne v<strong>ou</strong>lant pas être t<strong>ou</strong>ché par ce per­<br />

sonnage.<br />

— Restez dans votre chambre ! fit-il d'un ton d'autorité, et


— 1 1 1 9 —<br />

faites en sorte de ne pas faire de vacarme, on ne s<strong>ou</strong>ffre pas<br />

cela ici !<br />

Et en terminant il ferma brusquement la porte.<br />

Rose entendit la c<strong>le</strong>f grincer dans la serrure.<br />

El<strong>le</strong> resta comme abas<strong>ou</strong>rdie.<br />

La pauvre femme se demandait si el<strong>le</strong> avait t<strong>ou</strong>te sa raison.<br />

El<strong>le</strong> parvint cependant à rassemb<strong>le</strong>r ses idées et el<strong>le</strong> chercha<br />

à tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> mot de cet horrib<strong>le</strong> énigme.<br />

Qui p<strong>ou</strong>vait la tenir ainsi renfermée?<br />

Quel intérêt p<strong>ou</strong>vait-on avoir à la faire venir dans cette<br />

maison ?<br />

Etait-ce Fiordi ?<br />

El<strong>le</strong> connaissait <strong>le</strong> caractère de son mari et el<strong>le</strong> savait qu'il<br />

était capab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>t.<br />

Le secrétaire de Fiordi était-il seul c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> ? Cela paraissait<br />

possib<strong>le</strong>, d'après la manière étrange dont il s'était con<strong>du</strong>it<br />

pendant <strong>le</strong> voyage.<br />

Mais dans quel but avait-on agi ainsi ?<br />

P<strong>ou</strong>rquoi la tenait-on prisonnière?<br />

Cela ne p<strong>ou</strong>vait provenir que de Fiordi <strong>ou</strong> de son secrétaire,<br />

car il était impossib<strong>le</strong> que <strong>le</strong> docteur, qui s'était montré si bien­<br />

veillant à son égard fût l'auteur de cette persécution.<br />

Du reste, jusqu'à ce j<strong>ou</strong>r, el<strong>le</strong> n'avait jamais vu cet homme.<br />

T<strong>ou</strong>t-à-c<strong>ou</strong>p Rose fut tirée de ses réf<strong>le</strong>xions par un cri perçant<br />

lui venait de retentir dans <strong>le</strong> jardin au-dess<strong>ou</strong>s de la fenêtre<br />

te la chambre où el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait.<br />

C'était comme une plainte déchirante, comme seu<strong>le</strong> une<br />

immense d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur peut en pro<strong>du</strong>ire.<br />

Terrifiée, la jeune femme s'élanca à la fenêtre.<br />

Au cri qu'el<strong>le</strong> venait d'entendre, succéda un hur<strong>le</strong>ment qui<br />

paraissait sortir de la gorge d'une bête fauve plutôt que d'une<br />

Poitrine humaine.<br />

Rose avait beau regarder de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s côtés, el<strong>le</strong> ne voyait<br />

Personne.


— 1120 —<br />

S<strong>ou</strong>dain el<strong>le</strong> aperçut venir par une allée bordée de sapins un<br />

personnage dont l'aspect bizarre la remplit de stupéfaction.<br />

C'était une femme, qui p<strong>ou</strong>vait avoir une trentaine d'années,<br />

qui marchait à pas <strong>le</strong>nts, en chantonnant d'une manière inin­<br />

telligib<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> était mise proprement, cependant ses vêtements étaient<br />

d'une grande simplicité.<br />

Un grand châ<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> avait drapé aut<strong>ou</strong>r de son corps lui<br />

donnait un aspect étrange.<br />

Son visage pâ<strong>le</strong> et émacié. ses traits amaigris portaient en­<br />

core des traces d'une grande beauté.<br />

Son opu<strong>le</strong>nte chevelure noire se dér<strong>ou</strong>lait en anneaux sp<strong>le</strong>n-<br />

dides sur ses épau<strong>le</strong>s et descendait presque jusqu'à sa cein­<br />

ture.<br />

Des rides profondes sillonnaient son front qui surmontait des<br />

yeux ardents et ses lèvres contractés par un rictus convulsif<br />

et d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reux laissaient voir deux rangées de dents ébl<strong>ou</strong>is­<br />

santes.<br />

Cette femme portait dans ses bras un petit enfant enve­<br />

loppé dans un linge, et el<strong>le</strong> se penchait à t<strong>ou</strong>t instant vers<br />

lui comme p<strong>ou</strong>r l'embrasser.<br />

T<strong>ou</strong>t en marchant el<strong>le</strong> balançait d<strong>ou</strong>cement son enfant comme<br />

p<strong>ou</strong>r l'endormir, et en même temps el<strong>le</strong> chantait à demi-voix:<br />

Do... do...<br />

L'enfant do...<br />

L'enfant dormira bientôt...<br />

Do... do...<br />

Rose qui n'avait jamais aimé <strong>le</strong>s enfants (el<strong>le</strong> se disait même<br />

heureuse de n'en avoir jamais eu), épr<strong>ou</strong>va néanmoins une cer­<br />

taine émotion à la vue de ce spectac<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>chant.<br />

La voix de cette femme était empreinte d'une mélancolie<br />

tel<strong>le</strong>ment profonde que Rose se sentit profondement t<strong>ou</strong>chée.<br />

En même temps el<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>vait une certaine curiosité en


— 1121 —<br />

voyant <strong>le</strong> contraste que <strong>le</strong>s traits fanés de cette pauvre mère<br />

offraient avec l'air de distinction répan<strong>du</strong> sur t<strong>ou</strong>te sa per­<br />

sonne.<br />

El<strong>le</strong> avança la tête autant que la gril<strong>le</strong> <strong>le</strong> lui permettait<br />

et el<strong>le</strong> vit que cette femme venait de s'asseoir sur un banc qui<br />

se tr<strong>ou</strong>vait là.<br />

Cette dernière continuait à chanter.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment, ayant aperçu Rose à la fenêtre el<strong>le</strong><br />

se tut, et pressant son enfant sur son coeur el<strong>le</strong> se mit à la<br />

considérer d'un air menaçant.<br />

On eût dit qu'el<strong>le</strong> craignait qu'on ne vint lui prendre son<br />

enfant.<br />

Effrayée par <strong>le</strong>s regards étincelants que lui jetait l'incon­<br />

nue, Rose se rejeta vivement en arrière.<br />

El<strong>le</strong> revint ensuite et ayant fermé la fenêtre el<strong>le</strong> continua<br />

à regarder au travers des rideaux.<br />

S<strong>ou</strong>dain el<strong>le</strong> vit cette femme qui avait posé sur ses gen<strong>ou</strong>x<br />

son enfant dont <strong>le</strong> visage était rec<strong>ou</strong>vert par <strong>le</strong> linge qui l'en­<br />

veloppait <strong>ou</strong>vrir sa robe et défaire son châ<strong>le</strong> comme si el<strong>le</strong><br />

se préparait à lui donner <strong>le</strong> sein.<br />

Puis el<strong>le</strong> défit <strong>le</strong> linge qui enveloppait son enfant.<br />

Rose ne put retenir une exclamation de stupeur au spectac<strong>le</strong><br />

qui s'offrit à ses yeux.<br />

Quand <strong>le</strong> linge et <strong>le</strong>s langes furent défaits, au lieu d'un<br />

petit enfant el<strong>le</strong> venait d'apercevoir une petite botte de pail<strong>le</strong>.<br />

Une petite botte de pail<strong>le</strong> que cette femme pressait avec am<strong>ou</strong>r<br />

sur son coeur et à laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> se préparait à donner <strong>le</strong> sein<br />

comme à un petit enfant.<br />

Rose croyait rêver en voyant cette malheureuse femme pro­<br />

diguer ses caresses à ce paquet informe.<br />

Qu'était donc cette femme?<br />

Evidemment el<strong>le</strong> n'avait pas sa raison !<br />

La malheureuse devait être fol<strong>le</strong>!<br />

84


— 1122 —<br />

Et par quel hasard se tr<strong>ou</strong>vait-el<strong>le</strong> là, dans <strong>le</strong> jardin <strong>du</strong><br />

docteur ?<br />

Pendant que Rose faisait t<strong>ou</strong>tes ces réf<strong>le</strong>xions d'autres per­<br />

sonnes avaient fait <strong>le</strong>ur apparition et se promenaient dans<br />

<strong>le</strong>s allées <strong>du</strong> jardin.<br />

Bientôt un homme de petite stature, avancé en âge et d'un<br />

aspect ca<strong>du</strong>c vint s'asseoir sur <strong>le</strong> banc où se tr<strong>ou</strong>vait la femme<br />

à la botte de pail<strong>le</strong>.<br />

Cet homme tenait à la main une espèce de grosse b<strong>ou</strong>rse<br />

de cuir.<br />

Il s'assit sans prendre garde à sa voisine et ayant <strong>ou</strong>vert<br />

sa b<strong>ou</strong>rse de cuir il en vida <strong>le</strong> contenu sur <strong>le</strong> banc.<br />

Cette b<strong>ou</strong>rse contenait des pois et des haricots.<br />

II se mit alors à trier <strong>le</strong>s plus gros et <strong>le</strong>s tenant dans <strong>le</strong><br />

creux de sa main il <strong>le</strong>s plaça s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux de sa voisine en<br />

lui disant :<br />

— Voyez donc de quel éclat t<strong>ou</strong>t cela bril<strong>le</strong>!... N'admirez-<br />

v<strong>ou</strong>s pas comme moi?...<br />

Et t<strong>ou</strong>t en parlant il considérait ses pois et ses haricots<br />

d'un air émerveillé.<br />

La jeune femme rep<strong>ou</strong>ssa la main de cet homme sans seu­<br />

<strong>le</strong>ment dét<strong>ou</strong>rner la tête.<br />

El<strong>le</strong> n'avait d'attention que p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> paquet informe qu'el<strong>le</strong><br />

prenait p<strong>ou</strong>r son n<strong>ou</strong>risson.<br />

Ce petit vieillard faisait miroiter au so<strong>le</strong>il ce qu'il tenait<br />

dans <strong>le</strong> creux de sa main et murmurait d'un air enchanté:<br />

— Comme t<strong>ou</strong>t cela étincel<strong>le</strong>!... Quel feu admirab<strong>le</strong>!... Ils<br />

me jal<strong>ou</strong>sent, <strong>le</strong>s autres, t<strong>ou</strong>t <strong>du</strong>cs, comtes et marquis qu'ils<br />

sont!... ils v<strong>ou</strong>draient bien que je partage avec eux!... Mais<br />

non !... je ne veux rien <strong>le</strong>ur donner !... rien !...rien !... T<strong>ou</strong>t cela<br />

m'appartient !... T<strong>ou</strong>s ces diamants, ces rubis, ces per<strong>le</strong>s, ces<br />

émeraudes?!.. t<strong>ou</strong>t cela est à moi,... et je ne <strong>le</strong>s donnerais pas<br />

quand on m'offrirait des millions!...


— 1123 —<br />

Et ayant porté sa main à ses lèvres, il se mit à c<strong>ou</strong>vrir<br />

de baisers ses haricots et ses pois.<br />

Rose, dont la stupéfaction ne p<strong>ou</strong>rrait se dépeindre, regar­<br />

dait tantôt cet homme, tantôt la femme qui berçait sa botte<br />

de pail<strong>le</strong> dans ses bras.<br />

El<strong>le</strong> aperçut ensuite un peu plus loin un homme, jeune en­<br />

core, qui s'était arrêté devant un arbre et adressait au tronc un<br />

disc<strong>ou</strong>rs qui devait être fort-pathétique, à en juger par ses<br />

gestes et sa contenance ; plus loin encore, un autre person­<br />

nage qui s'était mis sur la tête une c<strong>ou</strong>ronne en papier doré<br />

se promenait d'un air so<strong>le</strong>nnel et majestueux, pareil à un s<strong>ou</strong>­<br />

verain au milieu de ses c<strong>ou</strong>rtisans!<br />

Ce spectac<strong>le</strong> était étrange.<br />

Rose se demandait si el<strong>le</strong> était bien éveillée.<br />

Ce ne fut qu'au b<strong>ou</strong>t d'un moment qu'el<strong>le</strong> crut comprendre.<br />

Un frisson d'ép<strong>ou</strong>vante la sec<strong>ou</strong>a des pieds à la tête.<br />

El<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait dans une maison de f<strong>ou</strong>s !<br />

Un voi<strong>le</strong> épais c<strong>ou</strong>vrit ses yeux, el<strong>le</strong> sentit ses forces l'aban­<br />

donner et el<strong>le</strong> tomba l<strong>ou</strong>rdement sur <strong>le</strong> parquet.<br />

Ce fut dans cette position que la tr<strong>ou</strong>va <strong>le</strong> docteur qui était<br />

venu p<strong>ou</strong>r la « mettre à la raison ».<br />

Ce n'était pas la peine, vraiment !<br />

La pauvre femme s'était s<strong>ou</strong>mise.<br />

El<strong>le</strong> était devenue obéissante!... son corps comme son esprit<br />

étaient frappés mortel<strong>le</strong>ment, et el<strong>le</strong> tomba gravement malade.<br />

Une fièvre nerveuse la retin pendant plusieurs semaines au<br />

Ht et un délire continuel la t<strong>ou</strong>rmentait.<br />

Naturel<strong>le</strong>ment ce délire, qui n'était que <strong>le</strong> résultat de la ma­<br />

ladie, fut pris p<strong>ou</strong>r de l'aliénation menta<strong>le</strong>, et l'infortunée fut<br />

traitée en conséquence.<br />

Ce que <strong>le</strong> raisonnement n'aurait pas pu faire, <strong>le</strong>s d<strong>ou</strong>ches<br />

froides, la camiso<strong>le</strong> de force et autres moyens semblab<strong>le</strong>s <strong>le</strong><br />

tirent.


—1124 —<br />

La malheureuse ép<strong>ou</strong>se de Fiordi s'était t<strong>ou</strong>t-à-fait résignée<br />

à son sort infortuné !<br />

El<strong>le</strong> ne parlait plus de v<strong>ou</strong>loir sortir,.....el<strong>le</strong> ne prononçait<br />

jamais <strong>le</strong> nom de son ép<strong>ou</strong>x,... en un mot el<strong>le</strong> s'obstinait dans<br />

un mutisme presque comp<strong>le</strong>t.<br />

La pauvre femme passait ses j<strong>ou</strong>rnées à se promener seu<strong>le</strong><br />

et abbattue dans <strong>le</strong>s allées ombreuses <strong>du</strong> jardin de l'établis­<br />

sement.<br />

CHAPITRE XI.<br />

Une audience de Napoléon III.<br />

Vers <strong>le</strong>s deux heures après-midi <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r où Fiordi devait<br />

présenter son secrétaire à l'Empereur, <strong>le</strong>s deux hommes r<strong>ou</strong>­<br />

laient en voiture dans la rue de Rivoli.<br />

La poitrine gonflée d'orgueil, d'ambition et de vanité satis­<br />

faite, Alfred, vêtu de l'habit noir de cérémonie, cravaté de blanc<br />

et des gants irréprochab<strong>le</strong>s aux mains, était assis près <strong>du</strong><br />

j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

Celui-ci était distrait;... il lisait un j<strong>ou</strong>rnal et lassait son<br />

secrétaire se dé<strong>le</strong>cter dans ses projets d'avenir.<br />

Du reste ce dernier était trop ému p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir tenir une<br />

conversation suivie.<br />

Dans quelques minutes il allait se tr<strong>ou</strong>ver en présence de sa


— 1125 —<br />

Majesté l'Empereur et ce temps n'était pas de trop p<strong>ou</strong>r lui<br />

laisser mettre de l'ordre dans ses idées.<br />

Mil<strong>le</strong> pensées diverses se heurtaient confusément dans son<br />

cerveaux.<br />

L'avenir lui apparaissait s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s plus brillantes c<strong>ou</strong><strong>le</strong>urs et<br />

n<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>drions pas répondre que ses idées ne fussent pas<br />

mélangées de quelques projets peu charitab<strong>le</strong>s vis-à-vis de<br />

Fiordi.<br />

Du reste il semblait avoir complètement <strong>ou</strong>blié qu'ils se tr<strong>ou</strong>­<br />

vaient ensemb<strong>le</strong>.<br />

Il était grave, absorbé et ne songeait nul<strong>le</strong>ment à remercier<br />

<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste qui était cependant l'homme auquel il serait re­<br />

devab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>t.<br />

Quant à Fiordi, il avait conservé <strong>le</strong> calme <strong>le</strong> plus comp<strong>le</strong>t.<br />

Rien dans sa physionomie ne trahissait <strong>le</strong>s sentiments qu'il<br />

épr<strong>ou</strong>vait.<br />

De temps en temps cependant, il jetait à la dérobée un re­<br />

gard en même temps sardonique et menaçant à son secrétaire<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plongé dans ses réf<strong>le</strong>xions.<br />

La voiture s'arrêta enfin devant la gril<strong>le</strong> des Tui<strong>le</strong>ries et<br />

l'instant d'après Fiordi suivi d'Alfred se dirigeait <strong>du</strong> côté où<br />

se tr<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> cabinet où l'Empereur donnait ordinairement<br />

ses audiences.<br />

Ils entrèrent t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s deux dans une sal<strong>le</strong> où se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

déjà d'autres personnes attendant <strong>le</strong> moment où el<strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>r­<br />

raient être intro<strong>du</strong>ites chez l'Empereur.<br />

<strong>Les</strong> murs de cette sal<strong>le</strong> étaient rec<strong>ou</strong>verts de sp<strong>le</strong>ndides ta­<br />

pisseries des Gobelins représentantes quelques-uns des épisodes<br />

<strong>le</strong>s plus célèbres de l'histoire de France.<br />

Le plafond était peint à fresque et des rideaux magnifiques<br />

garnissaient <strong>le</strong>s fenêtres.<br />

En face de la porte d'entrée se voyait la porte con<strong>du</strong>isant<br />

dans <strong>le</strong> cabinet de l'Empereur.


— 1126 —<br />

Cette porte était garnie d'une portière qui retombait jusqu'à<br />

terre et qui était destinée à arrêter <strong>le</strong>s regards indiscrets.<br />

En <strong>ou</strong>tre el<strong>le</strong> était masquée par un paravent qui laissait<br />

un espace libre, où se tenait un h<strong>ou</strong>issier t<strong>ou</strong>t galonné d'or,<br />

chargé d'intro<strong>du</strong>ire <strong>le</strong>s personnes qui devaient être présen­<br />

tées à sa Majesté d'après l'ordre dans <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong>s étaient ins­<br />

crites.<br />

Le registre destiné à cela était tenu par un chambellan,<br />

qui devait auparavant <strong>le</strong> présenter à l'Empereur.<br />

Celui-ci y faisait fréquemment des changements.<br />

En général <strong>le</strong>s personnages en place <strong>ou</strong> d'une certaine in­<br />

fluence passaient <strong>le</strong>s premiers, <strong>le</strong>s personnages militaires<br />

venaient ensuite, puis <strong>le</strong>s civils, et enfin <strong>le</strong>s dames quand il<br />

y en avait.<br />

Cette dernière circonstance p<strong>ou</strong>rrait paraître singulière en<br />

France, où <strong>le</strong>s hommes sont d'une galanterie proverbia<strong>le</strong>.<br />

Mais el<strong>le</strong> s'explique par <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong>s affaires des femmes<br />

sont en général moins importantes que cel<strong>le</strong>s des hom-<br />

mes.<br />

Au moment où il allait être présenté à l'Empereur, Alfred<br />

sentit sa joie se changer en une espèce de serrement de<br />

coeur.<br />

Une émotion bien explicab<strong>le</strong> <strong>le</strong> gagnait, il était légèrement<br />

pâ<strong>le</strong> et il fut obligé de s'asseoir pendant un moment p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>­<br />

voir se remettre.<br />

Son regard ne quittait pas la porte par laquel<strong>le</strong> il savait<br />

qu'il serait intro<strong>du</strong>it auprès <strong>du</strong> s<strong>ou</strong>verain.<br />

El<strong>le</strong> lui apparaissait comme l'entrée <strong>du</strong> chemin qui devait<br />

<strong>le</strong> con<strong>du</strong>ire aux honneurs.<br />

Fiordi avait laissé son secrétaire à ses réf<strong>le</strong>xions et s'était<br />

approché d'un personnage qui se tr<strong>ou</strong>vait dans l'embrasure<br />

d'une fenêtre.<br />

Ce personnage était <strong>le</strong> procureur impérial M.....


— 1127 —<br />

— Bonj<strong>ou</strong>r, Fiordi! dit-il en voyant <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste s'appro­<br />

cher.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en désignant Alfred d'un c<strong>ou</strong>p-d'oeil.<br />

— Est-ce lui?<br />

— Oui, répondit Fiordi.<br />

Ce dernier s'étant rapproché <strong>du</strong> procureur impérial, il lui<br />

demanda à voix basse.<br />

— T<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s mesures sont-el<strong>le</strong>s prises?<br />

— Oui, répondit <strong>le</strong> magistrat, t<strong>ou</strong>t est prêt.<br />

— Et vos hommes sauront-ils exécuter ponctuel<strong>le</strong>ment vos<br />

ordres ?<br />

— Soyez sans crainte à ce sujet.<br />

— Il ne faudra pas lui laisser <strong>le</strong> temps de dire un mot, fit<br />

<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste en insistant.<br />

Le procureur se mit à rire.<br />

— V<strong>ou</strong>s savez, mon cher, dit-il, comment n<strong>ou</strong>s procédons<br />

en pareil cas.<br />

— Je puis donc être tranquil<strong>le</strong> et m'en rapporter à v<strong>ou</strong>s?<br />

— Absolument! T<strong>ou</strong>t se passera comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> désirez,<br />

ponctuel<strong>le</strong>ment, rapidement et sans bruit.<br />

— C'est cela ; je v<strong>ou</strong>s remercie, monsieur <strong>le</strong> procureur im­<br />

périal ; v<strong>ou</strong>s savez, <strong>du</strong> reste, que si je puis v<strong>ou</strong>s être bon à<br />

quelque chose, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vez disposer de moi !<br />

— Je ne refuse pas votre offre, mon cher ami.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s en prie, fit Fiordi avec obséquiosité, je suis<br />

entièrement à vos ordres ;.... v<strong>ou</strong>s savez,.... une main lave<br />

l'autre.<br />

— Et il y a des mains qui ont grandement besoin d'être<br />

lavées! fit en riant <strong>le</strong> magistrat.<br />

Fiordi ne put s'empêcher de faire un m<strong>ou</strong>vement en enten­<br />

dant ces paro<strong>le</strong>s, dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il crut voir une allusion<br />

personnel<strong>le</strong>.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s dire? demanda-t-il timidement.


— 1128 —<br />

— Oh! fit <strong>le</strong> procureur impérial, ce n'est qu'une simp<strong>le</strong><br />

observation, je par<strong>le</strong> en général.<br />

Ces paro<strong>le</strong>s rassurèrent <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste, qui prit congé <strong>du</strong><br />

magistrat.<br />

En s'éloignant, il pensait :<br />

— En voilà encore un qui commence à m'inquieter !... il<br />

faudra que Beppo l'espionne un peu, il doit y avoir un moyen<br />

de <strong>le</strong> rendre inoffensif.<br />

Puis s'approchant <strong>du</strong> chambellan, il lui demanda :<br />

— Quel<strong>le</strong> est la personne qui est en ce moment auprès de<br />

Sa Majesté ?<br />

— Sa Majesté donne maintenant audience à M. Piétri, <strong>le</strong><br />

préfet de police, répondit <strong>le</strong> chambellan.<br />

— Piétri ?<br />

— Oui,... il paraît qu'il y a dans l'air des choses impor­<br />

tantes et p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s on aura sans d<strong>ou</strong>te rec<strong>ou</strong>rs à votre<br />

plume.<br />

— Ma plume est, v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savez, aussi bien que ma vie,<br />

t<strong>ou</strong>te au service de l'Empereur et de la France ! répliqua vi­<br />

vement Fiordi.<br />

— Oh! monsieur, on v<strong>ou</strong>s connaît et on v<strong>ou</strong>s apprécie comme<br />

v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> méritez, dit <strong>le</strong> chambellan, et v<strong>ou</strong>s savez que Sa Ma­<br />

jesté sait récompenser ceux qui lui sont dév<strong>ou</strong>és...<br />

— Comme el<strong>le</strong> sait punir ceux qui la trahissent! fit une<br />

voix derrière Fiordi.<br />

Celui-ci se ret<strong>ou</strong>rna sans p<strong>ou</strong>voir dissimu<strong>le</strong>r son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> et<br />

il aperçut Piétri qui s'était avancé et dont <strong>le</strong>s pas avaient été<br />

ass<strong>ou</strong>rdis par l'épais tapis qui rec<strong>ou</strong>vrait <strong>le</strong> parquet.<br />

C'était la seconde allusion que Fiordi entendait.<br />

Avait-on réel<strong>le</strong>ment parlé p<strong>ou</strong>r lui ?<br />

Etait ce seu<strong>le</strong>ment un effet <strong>du</strong> hasard?<br />

Le j<strong>ou</strong>rnaliste s'adressait ces questions et il reconnut bientôt<br />

qu'il avait tort de s'alarmer sans motif véritab<strong>le</strong>.<br />

En effet:...qui p<strong>ou</strong>vait s<strong>ou</strong>pçonner des choses qui jusque-


— 1129—<br />

là étaient restées ensevelies dans <strong>le</strong> plus profond de son<br />

coeur ?<br />

-F<strong>ou</strong> que je suis, se dit-il, je m'ép<strong>ou</strong>vante de mon<br />

ombre !<br />

Le procureur impérial s'était éga<strong>le</strong>ment approché.<br />

— <strong>Les</strong> commissions mixtes auront de la besogne! fit Piétri.<br />

— Que se passe-t-il donc? demanda <strong>le</strong> procureur.<br />

— On est sur la trace de quelques espions prussiens,... ce<br />

soir, au « cabinet noir », je v<strong>ou</strong>s en dirai plus long.<br />

Puis, se ret<strong>ou</strong>rnant vers <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste, il lui dit:<br />

— V<strong>ou</strong>s serez aussi des nôtres, monsieur Fiordi?<br />

- Certainement.<br />

À ce moment, <strong>le</strong> chambelian ayant dit à Fiordi qu'il p<strong>ou</strong>vait<br />

être intro<strong>du</strong>it chez l'Empereur, Piétri s'éloigna et <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rna­<br />

liste entra dans <strong>le</strong> cabinet de Napoléon III, suivi de son se­<br />

crétaire.<br />

Ce dernier avait fait appel à t<strong>ou</strong>te sa force de caractère et<br />

à t<strong>ou</strong>te sa présence d'esprit, p<strong>ou</strong>r dominer son émotion et ce<br />

fut avec une démarche ferme, quoique respectueuse, qu'il<br />

entra dans <strong>le</strong> cabinet impérial.<br />

Arrivé devant l'Empereur, il s'inclina profondement.<br />

Le chef de l'Etat se tenait deb<strong>ou</strong>t auprès d'une tab<strong>le</strong> sur<br />

laquel<strong>le</strong> il s'appuyait d'une main.<br />

La pièce où il se tr<strong>ou</strong>vait et qui lui servait p<strong>ou</strong>r ses audiences<br />

particulières était petite et meublée avec une grande simplicité.<br />

T<strong>ou</strong>t l'ameub<strong>le</strong>ment consistait dans une tab<strong>le</strong> de palissandre<br />

et de deux fauteuils pareils garnis de vel<strong>ou</strong>rs b<strong>le</strong>u.<br />

Au dessus de la tab<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait une portrait de l'Impératrice<br />

peint sur toi<strong>le</strong>, et sur la tab<strong>le</strong>, auprès de l'écritoire, une pho­<br />

tographie <strong>du</strong> Prince impérial.<br />

Napoléon portait une redingote noire b<strong>ou</strong>tonnée, qui ne<br />

laissait voir qu'une cravate de soie noire.<br />

11 avait une physionomie grave et sérieuse.


— 1130 —<br />

Ses traits exprimaient une forte énergie.<br />

Cependant, sa voix prit une expression bienveillante, quand<br />

il adressa la paro<strong>le</strong> à Alfred.<br />

— On m'a dit beauc<strong>ou</strong>p de bien de v<strong>ou</strong>s, fit-il, Fiordi m'a<br />

parlé de vos ta<strong>le</strong>nts et de votre dév<strong>ou</strong>ement!<br />

Ces paro<strong>le</strong>s firent battre <strong>le</strong> coeur <strong>du</strong> jeune homme.<br />

Il s'inclina de n<strong>ou</strong>veau profondément et balbutia:<br />

— Votre Majesté me comb<strong>le</strong>,.... je ne désire que tr<strong>ou</strong>ver<br />

une occasion de pr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> dév<strong>ou</strong>ement que je professe p<strong>ou</strong>r<br />

la dynastie impéria<strong>le</strong>.<br />

L'Empereur daigna s<strong>ou</strong>rire.<br />

Cela lui arrivait si rarement que t<strong>ou</strong>te autre personne que<br />

<strong>le</strong> secrétaire de Fiordi eut épr<strong>ou</strong>ver un m<strong>ou</strong>vement de mé­<br />

fiance.<br />

Cette affabilité n'était pas dans <strong>le</strong>s habitudes <strong>du</strong> s<strong>ou</strong>verain.<br />

— Cette occasion peut se présenter plus vite que v<strong>ou</strong>s ne <strong>le</strong><br />

pensez, reprit Napoléon III; en attendant je veux v<strong>ou</strong>s prendre<br />

à mon service et je v<strong>ou</strong>s nomme, à partir de ce moment, p<strong>ou</strong>r<br />

mon deuxième secrétaire...<br />

— Oh!... Majesté... balbutia Alfred.<br />

Un geste de l'Empereur lui c<strong>ou</strong>pa la paro<strong>le</strong>.<br />

— Pas de remerciements, monsieur, lui dit ce dernier, pas<br />

de remerciements en paro<strong>le</strong>s, je veux des actions, ce n'est<br />

que de cette manière que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez me pr<strong>ou</strong>ver votre<br />

reconnaissance, v<strong>ou</strong>s entrerez en fonctions demain, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />

tr<strong>ou</strong>verez à neuf heures à votre poste, <strong>le</strong> chambellan de ser­<br />

vice v<strong>ou</strong>s l'indiquera.<br />

— Je serai ponctuel, sire, repartit Alfred, et je m'efforcerai<br />

de pr<strong>ou</strong>ver à votre Majesté t<strong>ou</strong>t mon dév<strong>ou</strong>ement et mon<br />

zé<strong>le</strong>!<br />

— Bien, jeune homme!.... v<strong>ou</strong>s me paraissez animé des<br />

meil<strong>le</strong>ures résolutions,....la France a besoin maintenant <strong>du</strong><br />

dév<strong>ou</strong>ement de t<strong>ou</strong>s ses enfants.


— 1131 —<br />

— <strong>Les</strong> enfants de la France sont t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prêts p<strong>ou</strong>r dé­<br />

fendre <strong>le</strong>ur patrie! fit Alfred avec enth<strong>ou</strong>siasme.<br />

Napoléon III se t<strong>ou</strong>rna ensuite vers Fiordi et lui dit:<br />

— J'ai s<strong>ou</strong>vent lu votre j<strong>ou</strong>rnal pendant ces derniers j<strong>ou</strong>rs,<br />

monsieur Fiordi, et j'ai constaté avec plaisir que n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vons<br />

compter sur v<strong>ou</strong>s... Je ne v<strong>ou</strong>s <strong>ou</strong>blierai pas quand <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r des<br />

récompenses sera arrivé.<br />

- Votre Majesté me comb<strong>le</strong>! répondit <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

L'Empereur fit ensuite un geste qui v<strong>ou</strong>lait dire que l'au­<br />

dience était terminée.<br />

Fiordi et son secrétaire s'inclinèrent profondément et sor­<br />

tirent.<br />

Quand <strong>le</strong>s deux hommes furent arrivés dans la c<strong>ou</strong>r des<br />

Tui<strong>le</strong>ries, Alfred prit congé de Fiordi en lui exprimant cha­<br />

<strong>le</strong>ureusement sa reconnaissance.<br />

Il avait besoin d'être seul.<br />

Sa poitrine était gonflée de joie et d'espérance.<br />

11 se voyait déjà sur <strong>le</strong> chemin des honneurs et de la ri­<br />

chesse.<br />

Il y a une heure qu'il n'était qu'un point insignifiant dans<br />

la société.<br />

Petit secrétaire d'un j<strong>ou</strong>rnaliste, à quoi p<strong>ou</strong>vait-il prétendre?<br />

Et maintenant, il était deuxième secrétaire particulier de<br />

l'Empereur, c'est à-dire qu'il était devenu un personnage avec<br />

<strong>le</strong>quel il faudrait compter, une puissance, en un mot.<br />

Pendant deux heures, il se promena dans <strong>le</strong>s Champs-<br />

Elisées, plongé dans ses rêves d'avenir; ce ne fut que lorsque<br />

la fatigue <strong>le</strong> rappela à la réalité, qu'il vit qu'il était temps<br />

de rentrer p<strong>ou</strong>r dîner.<br />

Il prit un fiacre et se fit con<strong>du</strong>ire chez lui.<br />

Une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> joie l'attendait.<br />

Il tr<strong>ou</strong>va sur sa tab<strong>le</strong> sa nomination signée par <strong>le</strong> chef de<br />

la maison impéria<strong>le</strong>.


— 1132 —<br />

Il l'<strong>ou</strong>vrit d'une main tremblante d'émotion et peu ne s'en<br />

fallut qu'il ne portât ce papier à ses lèvres.<br />

Cette fois il ne p<strong>ou</strong>vait plus d<strong>ou</strong>ter!<br />

La fortune ne p<strong>ou</strong>vait plus maintenant lui échapper.<br />

Il se demanda ce qu'il devait faire p<strong>ou</strong>r passer <strong>le</strong> reste de<br />

la j<strong>ou</strong>rnée.<br />

Il ne p<strong>ou</strong>vait penser à rester chez lui entre <strong>le</strong>s quatre murs<br />

de sa chambre.<br />

Mieux valait sortir, s'ét<strong>ou</strong>rdir, voir <strong>le</strong> monde et tâcher de<br />

rencontrer des personnes de connaissance, afin de p<strong>ou</strong>voir<br />

<strong>le</strong>ur raconter son bonheur et <strong>le</strong>ur faire partager sa joie.<br />

Il se demandait s'il ne v<strong>ou</strong>lait pas al<strong>le</strong>r faire quelques vi­<br />

sites quand ses regards tombèrent sur une carte de visite<br />

qu'on avait apporté en son absence.<br />

— Gustave Godineau! fit-il à demi-voix, tiens, je me s<strong>ou</strong>viens<br />

qu'il m'a un j<strong>ou</strong>r invité à al<strong>le</strong>r passer la soirée chez lui <strong>le</strong><br />

vendredi, qui est son j<strong>ou</strong>r de réception; n<strong>ou</strong>s sommes préci­<br />

sément un vendredi,...je vais faire un peu de toi<strong>le</strong>tte et j'irai<br />

voir comment on s'amuse chez ces b<strong>ou</strong>rgeois.<br />

N<strong>ou</strong>s allons laisser Alfred à ses préparatifs et n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> pré­<br />

céderons dans la rue des Capucins, chez la famil<strong>le</strong> Godineau,<br />

afin de voir ce qui s'était passé depuis la disparition d'Amélie.<br />

Le père Godineau était mort, frappé d'une attaque d'apop<strong>le</strong>­<br />

xie, et par son testament il laissait t<strong>ou</strong>te sa fortune à son fils;<br />

un codicil<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>tait que, dans <strong>le</strong> cas où Amélie reviendrait,<br />

son frère serait tenu de lui donner une somme de cinquante<br />

mil<strong>le</strong> francs, dans <strong>le</strong> cas contraire cette somme resterait<br />

en possession de Gustave, et, après lui, de ses héritiers na­<br />

turels.<br />

Madame Godineau avait précédé son mari dans un monde<br />

meil<strong>le</strong>ur, de sorte que Gustave demeura seul, maître d'une<br />

fortune relativement considérab<strong>le</strong>, propriétaire d'une maison<br />

de premier ordre et entièrement libre de ses actions.


— 1133—<br />

Ce jeune homme ét<strong>ou</strong>rdi et dissipateur eut bientôt prisses<br />

mesures.<br />

P<strong>ou</strong>r ce qui est de la fortune, il ne s'en fit pas beauc<strong>ou</strong>p<br />

de s<strong>ou</strong>ci.<br />

Il savait mener la vie grand train et il ne v<strong>ou</strong>lait rien<br />

changer à son genre de vie.<br />

Relativement à la maison de commerce, il ne s'en t<strong>ou</strong>rmenta<br />

pas beauc<strong>ou</strong>p.<br />

Il se hâta de liquider <strong>le</strong>s marchandises en magasin.<br />

- Un homme qui possède une fortune comme la mienne,<br />

disait-il à ses amis, ne peut p<strong>ou</strong>rtant pas se faire marchand<br />

de savon et de chandel<strong>le</strong>, c'était bon p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> « vieux », il ne<br />

savait pas faire autre chose, mais moi, je ne veux pas végéter<br />

comme lui, ce serait un véritab<strong>le</strong> crime !<br />

Son existence se passa alors à se faire faire des habits à la<br />

mode <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r, à s'occuper de cheveaux, à donner des s<strong>ou</strong>pers<br />

fins, à entretenir des maîtresses, à faire la c<strong>ou</strong>r aux femmes<br />

mariées et à j<strong>ou</strong>er, t<strong>ou</strong>tes choses qui, a ses yeux, consti­<br />

tuaient <strong>le</strong>s occupations seu<strong>le</strong>s dignes d'un homme de son<br />

mérite.<br />

Il manifestait extérieurement un grand respect p<strong>ou</strong>r la mé­<br />

moire de son père et portait un deuil rig<strong>ou</strong>reux, mais inté­<br />

rieurement il fut bientôt consolé.<br />

Ce jeune homme avait été assez heureusement d<strong>ou</strong>é par la<br />

nature, mais t<strong>ou</strong>tes ses bonnes dispositions avaient été ét<strong>ou</strong>f­<br />

fées par une mauvaise é<strong>du</strong>cation.<br />

Un profond égoïsme formait maintenant <strong>le</strong> fond de son<br />

caractère.<br />

A ce défaut venaient s'aj<strong>ou</strong>ter l'am<strong>ou</strong>r de l'oisiveté, la manie<br />

de dépenser de l'argent à p<strong>le</strong>ines mains et l'impossibilité de<br />

résister à un désir.<br />

Gustave était de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s bals et de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s concerts ; on<br />

<strong>le</strong> voyait au Club, au théâtre, et c'est ainsi qu'il fit un j<strong>ou</strong>r<br />

la connaissance <strong>du</strong> secrétaire de Fiordi.


— 1134 —<br />

Sa vanité native <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssait à se montrer au public avec<br />

des artistes <strong>ou</strong> des gens de <strong>le</strong>ttres; il se figurait que sa per-<br />

sonne en recevait un n<strong>ou</strong>vel éclat, et il affectait de par<strong>le</strong>r<br />

de ses relations avec <strong>le</strong>s hommes de ta<strong>le</strong>nt.<br />

Il en résulta que lorsque Alfred, que n<strong>ou</strong>s avions laissé à<br />

sa toi<strong>le</strong>tte, se fit annoncer, Gustave se précipita à sa rencon­<br />

tre avec une exclamation d'agréab<strong>le</strong> surprise.<br />

— Ah!... cher Alfred ! dit-il, soyez <strong>le</strong> bienvenu!<br />

Puis, ayant serré la main <strong>du</strong> jeune homme, il l'amena vers<br />

<strong>le</strong>s autres personnes qui étaient déjà rassemblées dans <strong>le</strong> salon<br />

en disant :<br />

— Permettez-moi, messieurs, de v<strong>ou</strong>s présenter mon ami,<br />

Je secrétaire <strong>du</strong> célèbre écrivain Fiordi.<br />

— Mais, fit Alfred avec un s<strong>ou</strong>rire de fatuité, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />

trompez !<br />

— Comment ! demanda Gustave, v<strong>ou</strong>s êtes cependant se­<br />

crétaire...<br />

— Parfaitement ! repartit Alfred en l'interrompant, je suis<br />

secrétaire, comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dites, mais non plus de Fiordi...je<br />

suis maintenant deuxième secrétaire particulier de sa Majesté<br />

l'Empereur des Français !<br />

— Comment? s'écria Gustave, que me dites-v<strong>ou</strong>s là?<br />

— La vérité, dit Alfred <strong>le</strong> visage rayonnant et en présen­<br />

tant à son interlocuteur la nomination qu'il avait reçue.<br />

Un des personnages qui étaient la, s'approcha d'Alfred et<br />

lui dit :<br />

— Recevez nos félicitations, monsieur !<br />

Alfred regarda celui qui lui parlait et reconnut <strong>le</strong> D r Amy.<br />

Son premier m<strong>ou</strong>vement fut un geste de tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>, mais<br />

il se remit sur <strong>le</strong> champ et engagea la conversation avec lui.<br />

Il va sans dire qu'il ne fut nul<strong>le</strong>ment question de ce qui<br />

s'était passé entr'eux deux j<strong>ou</strong>rs auparavant.<br />

La société qui se tr<strong>ou</strong>vait à ce moment rassemblée dans <strong>le</strong>


— 1135 —<br />

salon de Gustave Godineau se composait d'une dizaine de jeu­<br />

nes gens appartenant t<strong>ou</strong>s au monde élégant.<br />

A part <strong>le</strong> maître de la maison et <strong>le</strong> D r Amy, Alfred ne<br />

connaissait personne, ce qui ne l'empêcha pas de prendre<br />

une part active à la conversation et de faire honneur au<br />

s<strong>ou</strong>per.<br />

On s'entretint un peu de t<strong>ou</strong>t : on parla de Thérèse, des<br />

n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s pièces, de quelques célébrités <strong>du</strong> demi-monde, de<br />

Fr<strong>ou</strong>-Fr<strong>ou</strong>, et d'une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> d'autre choses aussi sérieuses.<br />

Le D r Amy amusa la société par quelques anecdotes et par<br />

<strong>le</strong> récit de quelques aventures galantes.<br />

Il savait reconter et ne manquait pas d'esprit.<br />

On parla ensuite de bal, et un des personnages présents, un<br />

homme de <strong>le</strong>ttres, ayant tiré de son portefeuil<strong>le</strong> une carte<br />

imprimée sur <strong>du</strong> carton rose, il l'é<strong>le</strong>va sur sa tête en de­<br />

mandant :<br />

— Messieur, devinez un peu quel<strong>le</strong> est cette carte !<br />

— Oh ! c'est bien faci<strong>le</strong> à deviner, fit un jeune artiste <strong>du</strong><br />

Théâtre de la Gaîté,... c'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment une carte de bal.<br />

— Oui, continua celui qui avait parlé <strong>le</strong> premier, c'est cela,<br />

mais devinez un peu p<strong>ou</strong>r quel bal ?<br />

— P<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> bal des blanchisseuses, peut-être ?<br />

— Non !<br />

— P<strong>ou</strong>r celui des laitières?<br />

— Pas davantage !<br />

— P<strong>ou</strong>r celui des cuisinières?<br />

— Encore moins!... cherchez autre chose !<br />

Mais ce fut en vain que t<strong>ou</strong>s se mirent à chercher de quel<br />

bal cet homme v<strong>ou</strong>lait par<strong>le</strong>r.<br />

Aucun d'eux ne peut tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> mot de cet énigme.<br />

Il en résulta qu'on fut obligé de prier monsieur Dubois,<br />

c'était <strong>le</strong> nom de ce personnage, de v<strong>ou</strong>loir bien s'expliquer<br />

et <strong>le</strong>ur dire de quel bal mystérieux il v<strong>ou</strong>lait par<strong>le</strong>r.


— 1136 —<br />

— Eh bien! messieurs, dit-il, puisque v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez pas<br />

deviner, je vais v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dire. Ceci est une carte d'entrée p<strong>ou</strong>r<br />

un bien triste bal.<br />

— Un triste bal?... Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire? s'écria Gustave.<br />

— Oui, et je p<strong>ou</strong>rrais presque dire un bal lugubre, con­<br />

tinua l'homme de <strong>le</strong>ttres qui semblait prendre plaisir à exciter<br />

la curiosité de ses auditeurs, ce qui, à en croire <strong>le</strong>s mau­<br />

vaises langues, ne lui réussissait guère avec <strong>le</strong>s <strong>ou</strong>vrages qu'il<br />

publiait.<br />

— Un bal lugubre !<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z plaisanter !<br />

— C'est in<strong>ou</strong>ï !<br />

Tel<strong>le</strong>s furent <strong>le</strong>s exclamations que p<strong>ou</strong>ssèrent <strong>le</strong>s invites de<br />

Gustave en entendant ces paro<strong>le</strong>s.<br />

Le docteur Amy seul était resté si<strong>le</strong>ncieux et fixait sur<br />

l'homme de <strong>le</strong>ttres un regard interrogateur et inquiet.<br />

On eut dit qu'il se d<strong>ou</strong>tait de quelque chose.<br />

— Voyon, dit <strong>le</strong> maître de la maison, par<strong>le</strong>z, expliquez-<br />

v<strong>ou</strong>s plus clairement!...De quel bal v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r!Où<br />

doit il avoir lieu ?<br />

— Dans une maison de f<strong>ou</strong>s!<br />

— Dans une maison de f<strong>ou</strong>s!... s'écrièrent ensemb<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong>s autres personnages qui se tr<strong>ou</strong>vaient dans <strong>le</strong> salon.<br />

— Cela doit être lugubre, en effet, fit <strong>le</strong> docteur Amy.<br />

— Et triste en même temps, aj<strong>ou</strong>ta l'acteur.<br />

— Mais, dit <strong>le</strong> frivo<strong>le</strong> Gustave, cela doit avoir un côté pi­<br />

quant et original,... je serais curieux de voir cela!... Ce se-<br />

rait un changement à nos distractions de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs!.. Je<br />

commence à tr<strong>ou</strong>ver cela insipide et fade...... Dites-moi,<br />

monsieur Dubois, n'y aurait-il pas moyen de me prendre avec<br />

v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Rien n'est plus faci<strong>le</strong>, mon cher, répondit l'écrivain, cette<br />

carte, comme v<strong>ou</strong>s voyez, est valab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r deux personnes,


— 1137 —<br />

et v<strong>ou</strong>s me ferez plaisir si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z m'accompagner à<br />

Bicêtre.<br />

— J'accepte très-volontiers, reprit Gustave avec vivacité, et<br />

je me promets beauc<strong>ou</strong>p de plaisir de cette partie.<br />

Cet homme dissipé et sans coeur montrait en parlant ainsi<br />

à quel point son caractère était gâté et pr<strong>ou</strong>vait qu'il était<br />

tota<strong>le</strong>ment dép<strong>ou</strong>rvu de sens moral.<br />

<strong>Les</strong> autres personnages qui étaient présents <strong>le</strong> jal<strong>ou</strong>sèrent<br />

sur sa bonne fortune.<br />

Alfred seul, en entendant par<strong>le</strong>r de Bicêtre, avait gardé <strong>le</strong><br />

si<strong>le</strong>nce et son regard avait involontairement cherché celui<br />

<strong>du</strong> docteur Amy qui , de son côté, était éga<strong>le</strong>ment devenu<br />

s<strong>ou</strong>cieux.<br />

Cependant il réfléchissait.<br />

Que p<strong>ou</strong>vait lui importer, après t<strong>ou</strong>t, que Gustave et l'homme<br />

de <strong>le</strong>ttres allassent à Bicêtre?<br />

En supposant même qu'ils entendraient prononcer <strong>le</strong> nom<br />

de Rose Elvédy, cela lui était parfaitement indifférent.<br />

Ce nom <strong>le</strong>ur était tota<strong>le</strong>ment inconnu.<br />

La soirée était terminée et <strong>le</strong>s invités de Gustave Godineau<br />

avaient chacun repris <strong>le</strong> chemin de <strong>le</strong>ur demeure.<br />

En marchant Alfred réfléchit à cet incident.<br />

Il finit par être convaincu qu'il n'avait absolument rien à<br />

craindre.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain il allait entrer en possession de son n<strong>ou</strong>vel<br />

emploi et la joie que cette pensée lui inspirait lui fit bientôt<br />

<strong>ou</strong>blier t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> reste.<br />

— Demain, pensait il, je serai en présence de l'Empereur,<br />

il ne me sera pas diffici<strong>le</strong> par mon zè<strong>le</strong> et mon activité, de<br />

m'attirer sa bienveillance et sa confiance, et alors je serai à<br />

même de serrer la bride à Fiordi.<br />

— Oui, demain commence p<strong>ou</strong>r moi une carrière bril­<br />

lante !<br />

Alfred s'endormit dans ces rêves d'avenir et d'ambition.<br />

85


— 1138 —<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p, il fut réveillé en sursaut.<br />

Il lui semblait qu'on avait sonné.<br />

Etait-ce un rêve ?<br />

Non!... car au b<strong>ou</strong>t d'un moment la sonnette de la porte<br />

d'entrée se fit de n<strong>ou</strong>veau entendre.<br />

Qu'est-ce que cela v<strong>ou</strong>lait dire ?<br />

Ayant allumé sa b<strong>ou</strong>gie, il regarda à sa montre, il était<br />

deux heures <strong>du</strong> matin.<br />

Il sauta de son lit, et ayant à la hâte passé une robe de<br />

chambre il alla à la porte.<br />

— Qui est là? demanda-t-il.<br />

— Ouvrez ! fit au dehors une voix impérieuse.<br />

— Qui est là?... répondez, répéta <strong>le</strong> jeune homme qui ne<br />

p<strong>ou</strong>vait deviner qui venait <strong>le</strong> réveil<strong>le</strong>r à une heure aussi<br />

matina<strong>le</strong>.<br />

— Ouvrez!... au nom de la loi! fit la voix <strong>du</strong> dehors.<br />

— « Au nom de la loi ! » répéta Alfred machina<strong>le</strong>ment.<br />

Et sans bien se rendre compte de ce qu'il faisait, il <strong>ou</strong>vrit<br />

la porte.<br />

Il aperçut alors sur <strong>le</strong> seuil un homme vêtu d'une redingote<br />

b<strong>ou</strong>tonnée jusqu'au menton, accompagné de deux agents de<br />

police.<br />

Sans lui donner <strong>le</strong> temps de se remettre de sa stupeur, ces<br />

trois hommes pénétrèrent dans <strong>le</strong> corridor et l'homme à la<br />

redingote avait tranquil<strong>le</strong>ment refermé la porte à c<strong>le</strong>f et mis<br />

la c<strong>le</strong>f dans sa poche.<br />

Ce qui n'avait pas peu contribué à augmenter la stupéfaction<br />

d'Alfred qui croyait rêver encore.<br />

En effet, une pareil<strong>le</strong> con<strong>du</strong>ite était bien faite p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> sur­<br />

prendre.<br />

Il parvint néanmoins à reprendre un peu d'assurance et il<br />

demanda d'un ton irrité:


— 1139 —<br />

— De quel droit pénétrez-v<strong>ou</strong>s ainsi chez moi?... Je suis<br />

secrétaire de l'Empereur !<br />

— C'est-à-dire, v<strong>ou</strong>s l'avez été, répondit celui qui paraissait<br />

commander cette expédition...; n<strong>ou</strong>s sommes chargés de v<strong>ou</strong>s<br />

arrêter et de v<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>ire en lien sûr.<br />

— Et où donc ?<br />

— A Marseil<strong>le</strong>, en attendant de n<strong>ou</strong>veaux ordres.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ?... C'est impossib<strong>le</strong>!...<br />

L'homme à la redingote tira de sa poche un papier qu'il mit<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux <strong>du</strong> jeune homme.<br />

Ce papier ne contenait que quelques mots d'une simplicité<br />

et d'une clarté terrib<strong>le</strong>s.<br />

Voici ce qu'il y avait :<br />

— « Le nommé Alfred D..... étant signalé comme très-<br />

» dangereux, il est, <strong>condamné</strong> à 15 années de déportation en<br />

» Algérie ».<br />

Cette condamnation avait été prononcée par une des fameu­<br />

ses « commission mixtes ».<br />

Chacun de ces commissions se composait de trois membres,<br />

un préfet, un procureur impérial et un général.<br />

El<strong>le</strong>s avaient un p<strong>ou</strong>voir illimité et prononçaient <strong>le</strong>ur juge­<br />

ment sans aucune espèce d'instruction.<br />

L'accusé n'était pas admis à se défendre et <strong>le</strong>ur sentence<br />

était sans appel.<br />

On peut se faire une idée de ce qu'épr<strong>ou</strong>va Alfred quand<br />

il lut ce jugement.<br />

Il se sentit per<strong>du</strong>.<br />

Condamné à la déportation !....<br />

Au moment où il t<strong>ou</strong>chait <strong>le</strong> but et où son ambition allait être satisfaite, il se voya<br />

quand ni comment il p<strong>ou</strong>rrait en sortir.<br />

Il espéra encore un moment.<br />

— Je veux être immédiatement con<strong>du</strong>it vers <strong>le</strong> procureur


— 1140 —<br />

impérial, s'écria-t-il, il saura me dire ce que cela signifie...<br />

il doit y avoir erreur !...<br />

<strong>Les</strong> « commissions mixtes » ne se trompent jamais, ré­<br />

pondit l'homme de la police; c'est p<strong>ou</strong>rquoi je v<strong>ou</strong>s invite à<br />

v<strong>ou</strong>s habil<strong>le</strong>r sur <strong>le</strong> champ et à me suivre.<br />

— Mais il faut p<strong>ou</strong>rtant que je sache p<strong>ou</strong>rquoi je suis arrêté!<br />

fit Alfred hors de lui.<br />

— Ce n'est pas nécessaire... v<strong>ou</strong>s avez été signalé comme<br />

un homme dangereux et mes ordres m'ordonnent de procéder<br />

à votre arrestation sans perdre une minute.<br />

— Mais je p<strong>ou</strong>rrais me défendre... pr<strong>ou</strong>ver mon innocence!...<br />

fit Alfred d'une voix étranglée.<br />

— C'est inuti<strong>le</strong>!... v<strong>ou</strong>s êtes déjà jugé et <strong>condamné</strong>.<br />

— Jugé et <strong>condamné</strong>?..... C'est une ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> ini­<br />

quité !<br />

— Assez de paro<strong>le</strong>s comme cela, mon garçon, faites vite;<br />

je me verrai forcé d'employer la force si v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z pas<br />

v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>mettre de bon gré... Habil<strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s !<br />

Alfred vit qu'il n'avait pas autre chose à l'aire que de se<br />

s<strong>ou</strong>mettre et que t<strong>ou</strong>te résistance était inuti<strong>le</strong>.<br />

Il commença à se vêtir pendant que <strong>le</strong>s deux agents ras­<br />

semblaient ses papiers p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s mettre s<strong>ou</strong>s scellés.<br />

— V<strong>ou</strong>s laisserez t<strong>ou</strong>t cela ici, <strong>le</strong>ur dit <strong>le</strong> commissaire de<br />

police, demain on viendra t<strong>ou</strong>t chercher p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> porter à la<br />

préfecture.<br />

— Mais mes papiers de famil<strong>le</strong>? mes <strong>le</strong>ttres?... mon argent?...<br />

v<strong>ou</strong>lut dire Alfred.<br />

— Rien ne v<strong>ou</strong>s appartient plus, répondit sèchement l'en­<br />

voyé de la police.<br />

— Mais, cependant... il y a des choses dont je puis avoir<br />

besoin...<br />

— On v<strong>ou</strong>s donnera t<strong>ou</strong>t cela...<br />

— Oh!... Fiordi!... s'écria <strong>le</strong> jeune homme désespéré, c'est<br />

certainement ce brigand qui est cause que...


Faites vite!... habil<strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s !...


— 1141 -<br />

— Assez? taisez-v<strong>ou</strong>s! fit impérieusement l'agent de<br />

police en lui mettant la main sur l'épau<strong>le</strong>; <strong>le</strong>s ordres que<br />

j'ai reçus ne me permettent pas d'attendre plus longtemps<br />

ni de recevoir vos confidences!<br />

— Monsieur, laissez-moi v<strong>ou</strong>s dire p<strong>ou</strong>rquoi cet homme...<br />

Le jeune homme se tut s<strong>ou</strong>dain.<br />

Il venait de voir <strong>le</strong>s agents diriger vers lui <strong>le</strong> canon de <strong>le</strong>urs<br />

revolvers.<br />

— Encore une fois, reprit l'homme de la police, pas un mot<br />

de plus...; taisez-v<strong>ou</strong>s et obéissez si v<strong>ou</strong>s tenez à votre vie.<br />

Alfred connaissait assez ce genre d'arrestations p<strong>ou</strong>r ne pas<br />

d<strong>ou</strong>ter un instant que cette menace aurait été immédiatement<br />

suivie d'exécutions p<strong>ou</strong>r peu que sa résistance se prolongeât.<br />

Il se s<strong>ou</strong>mit, mais son coeur débordait de rage.<br />

Il ne savait que trop d'où venait cette mesure.<br />

Quand il eut fini de se vêtir <strong>le</strong>s agents <strong>le</strong> prirent chacun<br />

par un bras p<strong>ou</strong>r remmener.<br />

Ils sortirent t<strong>ou</strong>s et celui qui commandait la petite expédition<br />

ferma à c<strong>le</strong>f la porte <strong>du</strong> logement d'Alfred et la mit<br />

dans sa poche.<br />

Devant la maison se tr<strong>ou</strong>vait une voiture.<br />

On y fit monter Alfred, l'envoyé de la police prit place à<br />

ses côtés avec l'un des agents pendant que <strong>le</strong> deuxième se<br />

plaçait sur <strong>le</strong> siége auprès <strong>du</strong> cocher.<br />

ba voiture se mit en marche.<br />

Pendant <strong>le</strong> trajet <strong>le</strong>s deux gardiens d'Alfred ne perdaient<br />

aucun de ses m<strong>ou</strong>vements.<br />

Celui qui commandait l'expédition tenait à la main un<br />

revolver t<strong>ou</strong>t armé qu'Alfred voyait reluire à la lumière de<br />

la lanterne de la voiture.<br />

Il ne fallait pas penser à fuir.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un quart d'heure la voiture entrait dans la c<strong>ou</strong>r<br />

de la préfecture de police.<br />

Alfred eut un rayon d'espoir.


— 1142 —<br />

Il pensait qu'il allait être s<strong>ou</strong>mis a un interrogatoire et<br />

qu'il p<strong>ou</strong>rrait de cette manière apprendre de quel crime il<br />

était accusé.<br />

Vaine espérance !<br />

On <strong>le</strong> fit descendre <strong>du</strong> fiacre qui l'avait amené, et immé­<br />

diatement il <strong>du</strong>t remonter dans une voiture cellulaire qui se<br />

tr<strong>ou</strong>vait là, t<strong>ou</strong>t attelée et prête à partir.<br />

Le secrétaire particulier de l'Empereur était destiné à faire<br />

partie d'un transport de <strong>condamné</strong>s dirigés sur Marseil<strong>le</strong>.<br />

Il v<strong>ou</strong>lut prier, supplier, t<strong>ou</strong>t fut inuti<strong>le</strong>.<br />

Il ne put pas otenir d'être enten<strong>du</strong>, et, au point <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r,<br />

la voiture cellulaire connue vulgairement s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de<br />

« panier à salade » r<strong>ou</strong>lait sur la r<strong>ou</strong>te impéria<strong>le</strong> au trot de<br />

deux vig<strong>ou</strong>reux chevaux normands.<br />

Quel<strong>le</strong> dérision !<br />

Cet homme qui, la veil<strong>le</strong>, s'était endormi <strong>le</strong> coeur p<strong>le</strong>in de<br />

joie de voir ses rêves d'ambition c<strong>ou</strong>ronnés de succès, qui<br />

avait pu mettre s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux de ses amis <strong>le</strong> document qui<br />

<strong>le</strong> nommait deuxième secrétaire <strong>du</strong> s<strong>ou</strong>verain, cet homme se<br />

voyait t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p plongé dans un abîme de misère, et cela<br />

sans savoir de quel crime on l'accusait.<br />

Ce réveil était terrib<strong>le</strong>.<br />

Plus terrib<strong>le</strong> encore que celui de la malheureuse ép<strong>ou</strong>se de<br />

Fiordi qui, on s'en s<strong>ou</strong>vient, s'était réveillée dans une maison<br />

de f<strong>ou</strong>s.<br />

Pauvre femme! el<strong>le</strong> avait été bientôt vengée!


— 1143 —<br />

CHAPITRE XII.<br />

La mère Barboche.<br />

Un écriteau portant ces mots « chambres meublées» et placé<br />

à l'une des fenêtres d'une maison située dans la rue de la<br />

Chapel<strong>le</strong> attira <strong>le</strong>s regards d'une jeune fil<strong>le</strong> qui cheminait <strong>le</strong>nte­<br />

ment sur <strong>le</strong> trottoir et qui s'arrêta en examinant cette maison<br />

comme si el<strong>le</strong> eût v<strong>ou</strong>lu deviner quel en était l'intérieur.<br />

Cette maison paraissait ancienne, mais néanmoins el<strong>le</strong> avait<br />

une certaine apparence d'aisance et de bien-être.<br />

<strong>Les</strong> fenêtres avaient des vitres claires et propres, au travers<br />

desquel<strong>le</strong>s on apercevait des rideaux blancs qui témoignaient<br />

en faveur de la ménagère.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> hésitait encore et semblait avoir de la peine<br />

à se décider a entrer.<br />

Sa démarche un peu gauche et sa contenance embarrassée<br />

montraient évidemment que cette jeune personne arrivait de<br />

la province et était à Paris p<strong>ou</strong>r la première fois.<br />

El<strong>le</strong> paraissait abas<strong>ou</strong>rdie par <strong>le</strong> m<strong>ou</strong>vement et <strong>le</strong> br<strong>ou</strong>haha<br />

des rues de la grande cité, et on eût dit qu'el<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>vait de<br />

l'inquiétude et de l'anxiété en se voyant seu<strong>le</strong> dans cette f<strong>ou</strong><strong>le</strong><br />

affairée.<br />

Cette jeune fil<strong>le</strong> semblait ne pas avoir plus de vingt ans,<br />

ses traits étaient réguliers et en la considérant avec attention<br />

on remarquait sur sa physionomie une expression marquée<br />

d'énergie et de résolution.<br />

Ses vêtements étaient propres, mais simp<strong>le</strong>s, et indiquaient<br />

que cette jeune personne appartenait à la classe <strong>ou</strong>vrière.


— 1144 —<br />

El<strong>le</strong> parut enfin prendre un parti et se dirigea vers <strong>le</strong>s deux<br />

dégrés qui con<strong>du</strong>isaient à la porte d'entrée de cette maison.<br />

El<strong>le</strong> porta la main au b<strong>ou</strong>ton de la sonnette qui était en<br />

laiton et qui brillait de l'éclat de l'or, et à peine la sonnette<br />

s'était-el<strong>le</strong> t'ait entendre que la porte s'<strong>ou</strong>vrit.<br />

Une femme d'un aspect imposant et qui p<strong>ou</strong>vait avoir une<br />

cinquantine d'années parut sur <strong>le</strong> seuil.<br />

El<strong>le</strong> était vêtue d'une robe de lain grise qui retombait en<br />

plis l<strong>ou</strong>rds jusqu'à terre.<br />

Un tablier de ménagère ent<strong>ou</strong>rait sa tail<strong>le</strong> un peu forte et<br />

semblait n'être là que p<strong>ou</strong>r cacher <strong>le</strong>s taches de graisse aux<br />

yeux des visiteurs.<br />

El<strong>le</strong> avait la tête c<strong>ou</strong>verte d'un bonnet blanc comme en<br />

portent en général <strong>le</strong>s ménagères parisiennes.<br />

Ses cheveux commençaient à se mê<strong>le</strong>r de quelques fils ar­<br />

gentés.<br />

Une paire de pant<strong>ou</strong>f<strong>le</strong>s brodées complétaient <strong>le</strong> costume<br />

de cette femme qui s'appelait, comme l'indiquait une plaque<br />

de zinc fixée au mur, au-dessus <strong>du</strong> b<strong>ou</strong>ton de la sonnette:<br />

« madame Barboche ».<br />

Sa physionomie était passab<strong>le</strong>ment insignifiante, c'était un<br />

de ces visages comme on en rencontre t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs.<br />

Seul, son regard vif et mobi<strong>le</strong> causait une impression désa­<br />

gréab<strong>le</strong>.<br />

Ses petits yeux gris semblaient ne pas p<strong>ou</strong>voir s'arrêter<br />

pendant une seconde sur <strong>le</strong> même objet.<br />

— Que désirez-v<strong>ou</strong>s? demanda-t-el<strong>le</strong>.<br />

— Je v<strong>ou</strong>drais voir une de vos chambres, madame, répondit<br />

la jeune étrangère.<br />

Puis ayant suivi madame Barboche qui venait d'entrer dans<br />

sa cuisine ella jeta un rapide c<strong>ou</strong>p d'oeil aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> ustensi<strong>le</strong>s qui étaient suspen<strong>du</strong>s au mur brillaient et<br />

témoignaient de la propreté de la ménagère.


— 1145 —<br />

— V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s en l<strong>ou</strong>er une, mademoisel<strong>le</strong>?... est-ce p<strong>ou</strong>r<br />

v<strong>ou</strong>s? reprit cette dernière avec un regard scrutateur.<br />

— Oui, madame... c'est p<strong>ou</strong>r moi...<br />

— Très-bien et comment entendez-v<strong>ou</strong>s l<strong>ou</strong>er?... je ne<br />

puis pas c<strong>ou</strong>rir <strong>le</strong> risque de perdre mon argent et si v<strong>ou</strong>s ne<br />

p<strong>ou</strong>vez pas payer d'avance...<br />

— Oh!... madame... je puis <strong>le</strong> faire, ne craignez rien, rit<br />

vivement la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

— Dans ce cas t<strong>ou</strong>t va bien, reprit cel<strong>le</strong> que l'on nommait<br />

dans <strong>le</strong> quartier la « mère Barboche ».<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta d'un air rad<strong>ou</strong>ci :<br />

— Suivez-moi!<br />

Et ayant pris une c<strong>le</strong>f qui était suspen<strong>du</strong>e au mur el<strong>le</strong><br />

sortit de la cuisine et alla <strong>ou</strong>vrir une porte qui se tr<strong>ou</strong>vait<br />

dans <strong>le</strong> corridor.<br />

Puis s'effaçant p<strong>ou</strong>r laisser passer la jeune fil<strong>le</strong> el<strong>le</strong> lui dit:<br />

— Voilà votre affaire!<br />

C'était une petite chambrette assez propre, meublée sim­<br />

p<strong>le</strong>ment mais avec goût et confortab<strong>le</strong>.<br />

On n'y voyait aucun de ces meub<strong>le</strong>s luxueux qui, quand<br />

on <strong>le</strong>s tr<strong>ou</strong>ve dans une « chambre garnie », laissent t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

planer un s<strong>ou</strong>pçon d'honnêteté chez <strong>le</strong> locataire comme chez<br />

<strong>le</strong> propriétaire.<br />

L'en sait que <strong>le</strong>s personnes honnêtes qui logent en « cham­<br />

bre garnie » et surt<strong>ou</strong>t a Paris, appartiennent à la classe <strong>ou</strong>vrière<br />

et comprennent en majorité des <strong>ou</strong>vrières qui ne peuvent pas,<br />

avec <strong>le</strong>ur aiguil<strong>le</strong> et la modeste j<strong>ou</strong>rnée qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong>ur rapporte,<br />

habiter des appartements somptueux, et qu'el<strong>le</strong>s sont obligées<br />

de beauc<strong>ou</strong>p travail<strong>le</strong>r et de vivre d'une manière très-éco­<br />

nome p<strong>ou</strong>r ne pas s<strong>ou</strong>ffrir de la faim <strong>ou</strong> d'autres privations.<br />

On ne tr<strong>ou</strong>ve des meub<strong>le</strong>s d'acaj<strong>ou</strong> <strong>ou</strong> de palissandre, des<br />

sophas de vel<strong>ou</strong>rs et des tapis de luxe que dans certaines<br />

« chambres garnies » habitées par des femmes qui ne mar-


— 1146 —<br />

chandent pas <strong>le</strong>ur loyer atten<strong>du</strong> que <strong>le</strong> montant ne sort pas<br />

de <strong>le</strong>ur poche et n'est pas <strong>le</strong> pro<strong>du</strong>it <strong>du</strong> travail.<br />

La somme exigée par madame Barboche p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> loyer de<br />

cette chambrette ne parut pas trop é<strong>le</strong>vée à la jeune fil<strong>le</strong> qui<br />

l'accepta immédiatement.<br />

Puis ayant tiré de sa poche une b<strong>ou</strong>rse ronde<strong>le</strong>tte el<strong>le</strong><br />

compta sur <strong>le</strong> champ cette somme à là maîtresse <strong>du</strong> logis<br />

qui l'empocha d'un air satisfait.<br />

Le jeune fil<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Je vais m'occuper d'al<strong>le</strong>r chercher ma mal<strong>le</strong>.<br />

— Parfaitement , v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez occuper la chambre quand<br />

bon v<strong>ou</strong>s semb<strong>le</strong>ra!<br />

La physionomie de la mère Barboche avait pris une expres­<br />

sion de cupidité et d'avarice qui donnait un éclat étrange à<br />

ses petits yeux gris.<br />

Il était faci<strong>le</strong> de voir que cette femme ne vivait que p<strong>ou</strong>r<br />

l'argent.<br />

Le jeune fil<strong>le</strong>, qui était visib<strong>le</strong>ment préoccupée de pensées<br />

différentes et qui se sentait t<strong>ou</strong>te contente d'avoir tr<strong>ou</strong>vé un<br />

logement, ne fit aucune attention à la physionomie de la<br />

mère Barboche et se préparait à s'éloigner quand cette der­<br />

nière la retint et lui domanda:<br />

— Mais v<strong>ou</strong>s ne m'avez pas même dit votre nom! Com­<br />

ment v<strong>ou</strong>s appe<strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s?<br />

Une vive r<strong>ou</strong>geur c<strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>es de la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> hésitait à répondre.<br />

La mère Barboche la regardait cependant d'un air inter­<br />

rogateur.<br />

— Eh bien! fit-el<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>s-v<strong>ou</strong>s nommez?...<br />

— Marie, répondit la jeune fil<strong>le</strong> qui sembla prendre une<br />

résolution.<br />

— Marie, et l'autre nom ?<br />

— Marie Nelson.


— 1147 —<br />

—Nelson! ce nom est étranger... V<strong>ou</strong>s n'êtes pas fran­<br />

çaise?<br />

—Non, madame... mes parents étaient anglais il y a<br />

longtemps qu'ils sont morts... je suis maintenant seu<strong>le</strong> au<br />

monde... absolument seu<strong>le</strong>!...<br />

La pauvre enfant avait prononcé ces dernières paro<strong>le</strong>s avec<br />

une expression navrante de tristesse et de mélancolie et une<br />

larme c<strong>ou</strong>la si<strong>le</strong>ncieusement sur sa j<strong>ou</strong>e.<br />

— Pauvre fil<strong>le</strong>!... fit la mère Barboche qui se sentait émue<br />

malgré el<strong>le</strong>; si jeune si jolie et être obbligée de vivre<br />

seu<strong>le</strong>!... c'est bien triste, en effet.<br />

—Oh!... <strong>ou</strong>i!... bien triste!... répéta la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

- Et v<strong>ou</strong>s êtes réel<strong>le</strong>ment t<strong>ou</strong>te seu<strong>le</strong>? reprit la ména­<br />

gère; v<strong>ou</strong>s n'avez vraiment plus personnes?... pas même un<br />

fiancé? aj<strong>ou</strong>ta-t-el<strong>le</strong> en jetant un c<strong>ou</strong>p d'oeil singulier vers<br />

la paroi qui séparait cette chambre de la pièce voisine.<br />

- Non... non!... repartit vivement la jeune étrangère dont<br />

la r<strong>ou</strong>geur se dissipa s<strong>ou</strong>dainement p<strong>ou</strong>r faire place à une<br />

pâ<strong>le</strong>ur extrême.<br />

A cette vue la mère Barboche regarda la jeune fil<strong>le</strong> d'un<br />

air surpris.<br />

Puis el<strong>le</strong> lui dit :<br />

- V<strong>ou</strong>s paraissez indisposée... v<strong>ou</strong>s avez peut être besoin<br />

de repos;... si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z rester, mon fils p<strong>ou</strong>rra al<strong>le</strong>r cher­<br />

cher votre mal<strong>le</strong>.<br />

En parlant ainsi la vieil<strong>le</strong> femme ne pensait qu'à une chose,<br />

c'est que de cette manière el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait savoir d'où venait<br />

cette jeune personne, ce qu'el<strong>le</strong> était et ce qu'el<strong>le</strong> faisait.<br />

Mais Marie Nelson rep<strong>ou</strong>ssa cette offre.<br />

- Non, non ! s'écria-t-el<strong>le</strong>, <strong>du</strong> reste mes objets ne sont pas<br />

encore en ordre, et il faut que je ret<strong>ou</strong>rne p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s embal<strong>le</strong>r.<br />

De cette façon la mère Barboche vit qu'il n'y avait pas<br />

moyen de rien apprendre p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment.


— 1148 —<br />

Mais el<strong>le</strong> n'était pas femme à abandonner faci<strong>le</strong>ment la<br />

partie.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> sortit p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r chercher ses effets.<br />

A peine la porte se fut-el<strong>le</strong> refermée que la femme de mé-<br />

nage se précipita dans la pièce voisine de la chambre que<br />

Marie Nelson venait de l<strong>ou</strong>er.<br />

El<strong>le</strong> l'<strong>ou</strong>vrit précipitamment et s'écria en s'adressant à un<br />

jeune homme de dix-huit ans environ qui s'y tr<strong>ou</strong>vait, à demi<br />

c<strong>ou</strong>ché sur un canapé.<br />

— Vite, Georges!... c<strong>ou</strong>rs après cette jeune fil<strong>le</strong> et fais en<br />

sorte de ne pas la perdre de vue. P<strong>ou</strong>rras-tu la reconnaître?<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te !... je l'ai regardée par <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong> de la serrure,<br />

comme t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs, répondit <strong>le</strong> jeune homme.<br />

— Bon!. . alors dépêche-toi et tâche d'apprendre quelque<br />

chose sur son compte... mais tu n'as pas de temps à perdre.<br />

En prononçant ces dernières paro<strong>le</strong>s la mère Barboche était<br />

ret<strong>ou</strong>rnée dans sa cuisine.<br />

Georges était <strong>le</strong> fils de la ménagère, et depuis son enfance<br />

il était, acc<strong>ou</strong>tumé à prendre part a t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s intrigues et à<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s commérages de sa digne mère qui l'avait dressé à<br />

l'espionnage.<br />

Un signe lui suffisait p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> mettre sur la piste qu'il suivait<br />

ensuite avec une adresse et une perspicacité dignes d'un Indien.<br />

Il était convenu entre la mère Barboche et son digne rejeton<br />

que celui-ci se tiendrait habituel<strong>le</strong>ment dans sa chambre d'où<br />

il p<strong>ou</strong>vait espionner par <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong> de la serrure de la porte de<br />

communication <strong>le</strong>s faits et gestes des personnes étrangères.<br />

C'est ce qu'il avait fait ce j<strong>ou</strong>r-là et de cette manière il<br />

avait pu examiner à son aise la n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> locataire.<br />

Il sortit aussitôt et il n'eût pas de peine à la suivre atten<strong>du</strong><br />

que, fatiguée, el<strong>le</strong> remontait la rue à pas <strong>le</strong>nts.<br />

Pendant ce temps la mère Barboche mettait un peu d'ordre<br />

dans la chambrette de sa n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> locataire et préparait <strong>du</strong>


— 1149 —<br />

café p<strong>ou</strong>r en offrir une tasse à cette dernière quand el<strong>le</strong> ren­<br />

trerait.<br />

Ce ne fut qu'au b<strong>ou</strong>t de deux heures que Marie Nelson re­<br />

vint accompagné d'un commissionnaire qui portait sur ses<br />

épau<strong>le</strong>s une mal<strong>le</strong> de modeste apparence.<br />

El<strong>le</strong>-même portait à la main un petit sac de voyage et un<br />

châ<strong>le</strong>.<br />

— La pauvre fil<strong>le</strong> n'a pas des bagages bien somptueux !<br />

pensa la mère Barboche qui fut sur <strong>le</strong> point de se repentir<br />

d'avoir préparé <strong>du</strong> café.<br />

Georges n'était pas encore de ret<strong>ou</strong>r.<br />

Il ne revint que dans la soirée et il tr<strong>ou</strong>va sa mère et Marie<br />

Nelson assises l'une auprès de l'autre sur <strong>le</strong> canapé et causant<br />

comme de vieil<strong>le</strong>s connaissances.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s présente mon fils Georges, dit la mère Barboche<br />

à la jeune fil<strong>le</strong>; v<strong>ou</strong>s ne l'avez pas encore vu parce qu'il était<br />

au travail depuis <strong>le</strong> matin. Il est mécanicien.<br />

- Aussi je suis joliment fatigué, fit Georges; je v<strong>ou</strong>s assure<br />

que quand on a bûché t<strong>ou</strong>te <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnée on est content<br />

devoir arriver <strong>le</strong> soir, n'est-ce pas, petite mère?<br />

Marie Nelson fut complètement <strong>du</strong>pe de cette comédie et<br />

el<strong>le</strong> se crut réel<strong>le</strong>ment dans une famil<strong>le</strong> de braves <strong>ou</strong>vriers.<br />

Cela l'enc<strong>ou</strong>ragea à se départir un peu de la réserve qu'el<strong>le</strong><br />

avait gardée jusqu'à ce moment.<br />

Malgré cela la mère Barboche ne réussit pas à rien apprendre<br />

sur <strong>le</strong> passé et la position de sa n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> locataire, et el<strong>le</strong> en<br />

témoigna son désappointement à son fils <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin.<br />

Un peu après que Georges fut rentré Marie Nelson se <strong>le</strong>va<br />

p<strong>ou</strong>r se retirer dans sa chambre.<br />

El<strong>le</strong> avait besoin de repos, dit-el<strong>le</strong>, et v<strong>ou</strong>lait se <strong>le</strong>ver de<br />

bonne heure <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r chercher de l'occupation.<br />

Quand el<strong>le</strong> fut c<strong>ou</strong>chée el<strong>le</strong> joignit <strong>le</strong>s mains et murmura<br />

une c<strong>ou</strong>rte mais fervente prière :


— 1150 —<br />

— Mon Dieu! dit el<strong>le</strong>, protège-moi et aide-moi à atte<br />

mon but!...<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta menta<strong>le</strong>ment:<br />

— Réussirai-je ?,.. Le retr<strong>ou</strong>verai-je?...<br />

Une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> discussion s'était é<strong>le</strong>vé entre <strong>le</strong> comte et son<br />

ép<strong>ou</strong>se. En principe <strong>le</strong> comte avait suivi avec plaisir <strong>le</strong>s efforts<br />

que faisait <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>rmann p<strong>ou</strong>r s'attirer <strong>le</strong>s faveurs de la<br />

comtesse et il n'avait pas été fâché de voir cel<strong>le</strong>-ci répondre<br />

en quelque sorte aux galanteries <strong>du</strong> diplomate al<strong>le</strong>mand; il<br />

était persuadé que sa femme n'agissait ainsi que p<strong>ou</strong>r lui<br />

être agréab<strong>le</strong> et il espérait p<strong>ou</strong>voir bientôt recueillir <strong>le</strong>s fruits<br />

de cet espionnage d'un n<strong>ou</strong>veau genre.<br />

Il croyait que la comtesse usait de p<strong>ou</strong>voir que sa beauté<br />

lui donnait sur <strong>le</strong> baron p<strong>ou</strong>r lui extorquer des confidences<br />

et <strong>le</strong>s communiquer ensuite à son mari.<br />

Mais <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs se passaient et <strong>le</strong> comte n'était pas plus avancé<br />

qu'auparavant.<br />

11 savait que Kel<strong>le</strong>rmann avait fait plusieurs visites à la com­<br />

tesse et il avait à plusieurs reprises interrogé cel<strong>le</strong> ci et lui<br />

avait demandé si el<strong>le</strong> avait réussi à connaître <strong>le</strong> but de la pré­<br />

sence <strong>du</strong> baron à Paris, mais il avait chaque fois reçu une ré­<br />

ponse négative avec la promesse de la satisfaire <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain.<br />

Mais, comme n<strong>ou</strong>s l'avons vu, la patience n'était pas la<br />

vertu dominante <strong>du</strong> comte, et il s'était décidé à surveil<strong>le</strong>r<br />

la comtesse avec sévérité.<br />

De son coté, cel<strong>le</strong>-ci, qui avait reçu <strong>du</strong> baron Kel<strong>le</strong>rmann<br />

la somme dont el<strong>le</strong> avait eu besoin p<strong>ou</strong>r acheter <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce<br />

de la mère Salviat, se sentait maintenant p<strong>le</strong>inement rassurée<br />

et tranquil<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> avait satisfait ses plus pressants créanciers et s'était<br />

assuré <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce de la vieil<strong>le</strong> femme et <strong>le</strong>s protestations d'am<strong>ou</strong>r<br />

<strong>du</strong> baron lui faisaient <strong>ou</strong>blier la con<strong>du</strong>ite de Beauf<strong>le</strong>ury.


— 1151 —<br />

Il lui semblait vivre maintenant d'une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> vie, el<strong>le</strong> se<br />

reposait comme un navigateur qui vient de traverser une mer<br />

agitée et qui est entré dans <strong>le</strong>s eaux tranquil<strong>le</strong> <strong>du</strong> port.<br />

Mais cette tranquillité était trompeuse.<br />

Un sombre nuage allait paraître à l'horizon et amener avec<br />

lui une tempête qui devait être fata<strong>le</strong> à la malhereuse com­<br />

tesse.<br />

Une nuit, vers une heure <strong>du</strong> matin, Thérèse, la femme de<br />

chambre, intro<strong>du</strong>isait de n<strong>ou</strong>veau la mère Salviat dans la<br />

chambre à c<strong>ou</strong>cher.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s encore ? s'écria la comtesse en voyant<br />

entrer <strong>le</strong> vieil<strong>le</strong> femme;... p<strong>ou</strong>rquoi n'avez-v<strong>ou</strong>s pas amené ma<br />

fil<strong>le</strong> avec v<strong>ou</strong>s 7<br />

— El<strong>le</strong> avait bien envie de venir, répondit cette mégère,<br />

mais j'en ai décidé autrement... <strong>du</strong> reste, j'ai fait une singu­<br />

lière tr<strong>ou</strong>vail<strong>le</strong> !<br />

— Que m'importe !<br />

— Ah!... on ne peut pas savoir!<br />

La mère Salviat avait, t<strong>ou</strong>t en parlant, mis s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux de<br />

la comtesse un m<strong>ou</strong>choir de fine batiste qui portait à l'un des<br />

coins un B brodé et surmonté d'une c<strong>ou</strong>ronne de comte.<br />

— Connaissez-v<strong>ou</strong>s cela? demanda cette vieil<strong>le</strong> femme à la<br />

comtesse en la fixant d'un air scrutateur.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci avait r<strong>ou</strong>gi et el<strong>le</strong> répondit en balbutiant:<br />

— Je... je ne sais...<br />

— Allons donc! s'écria la vieil<strong>le</strong> Salviat avec brusquerie,<br />

p<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s nier?... je connais une brodeuse qui pré­<br />

tend avoir brodé ce m<strong>ou</strong>choir p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s !<br />

— C'est vrai, je m'en s<strong>ou</strong>viens maintenant... fit la comtesse<br />

lui ne s<strong>ou</strong>pçonnait pas encore l'importance de ce détail.<br />

— Cette brodeuse ne m'a donc pas trompé, reprit la mère<br />

Salviat ; maintenant, madame la comtesse, il faut que je sache<br />

à qui v<strong>ou</strong>s avez donné ce m<strong>ou</strong>choir... v<strong>ou</strong>s comprenez bien que<br />

ce B indique que v<strong>ou</strong>s en avez fait cadeau à une autre personne.


— 1152 —<br />

— De quel droit pretendez-v<strong>ou</strong>s que je v<strong>ou</strong>s rende compte<br />

de mes actions? s'écria la comtesse indignée.<br />

— De quel droit? fit la vieil<strong>le</strong> femme avec un rire diabolique,<br />

c'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment parce qu'il faut que je sache à qui appar­<br />

tient ce m<strong>ou</strong>choir... entendez-v<strong>ou</strong>s?... il faut que je la sache!<br />

La mégère avait fait un pas en avant et el<strong>le</strong> avait prononcé<br />

ces derniers mots d'une voix forte et impérieuse.<br />

El<strong>le</strong> se tenait deb<strong>ou</strong>t devant la comtesse qu'el<strong>le</strong> considérait<br />

d'un air menaçant.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci ne savait que trop qu'el<strong>le</strong> était à la merci de la vieil<strong>le</strong><br />

sorcière, et el<strong>le</strong> se décida d'autant plus faci<strong>le</strong>ment à par<strong>le</strong>r<br />

qu'el<strong>le</strong> n'attachait pas une grande importance à cela.<br />

Que lui importait, après t<strong>ou</strong>t, que la mère Salviat connût<br />

la personne à qui appartenait ce m<strong>ou</strong>choir?<br />

— Eh bien!... dit-el<strong>le</strong>, puisque v<strong>ou</strong>s avez l'air de tant y<br />

tenir je vais v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dire... J'ai donné ce m<strong>ou</strong>choir au comte<br />

de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— Au comte de Beauf<strong>le</strong>ury? s'écria la vieil<strong>le</strong>.<br />

La comtesse ne put s'empêcher de remarquer l'accent de<br />

triomphe avec <strong>le</strong>quel la mère Salviat avait prononcé ces paro<strong>le</strong>s.<br />

— Et maintenant, reprit la comtesse , expliquez-moi ce<br />

que t<strong>ou</strong>t cela vent dire !<br />

La vieil<strong>le</strong> femme qui avait soigneusement remis <strong>le</strong> m<strong>ou</strong>choir<br />

dans sa poche répondit:<br />

— Oh! très-volontiers! ce m<strong>ou</strong>choir se rattache à un assas­<br />

sinat !<br />

— Un assassinat? s'écria la comtesse ép<strong>ou</strong>vantée ; comment,<br />

<strong>le</strong> comte de Beauf<strong>le</strong>ury aurait...<br />

— Assassiné quelqu'un ? fit la mère Salviat en enterrompant<br />

la comtesse; non!... <strong>le</strong>s mains d'un comte sont trop déli­<br />

cates p<strong>ou</strong>r cela; mais Beauf<strong>le</strong>ury a s<strong>ou</strong>doyé <strong>le</strong>s assassins!<br />

Malgré t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s efforts de la comtesse p<strong>ou</strong>r en savoir da­<br />

vantage, la mère Salviat ne v<strong>ou</strong>lut rien dire de plus.


— 1153 —<br />

El<strong>le</strong> avait appris ce qu'el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait savoir et el<strong>le</strong> prit congé<br />

en quelques mots brusques et laconiques.<br />

Avant de sortir el<strong>le</strong> se ret<strong>ou</strong>rna encore et dit à la comtesse:<br />

— La petite a de n<strong>ou</strong>veau besoin de beauc<strong>ou</strong>p de choses,<br />

il faudra lui faire un vêtement neuf; el<strong>le</strong> croît rapidement<br />

et ses robes deviennent trop petites.<br />

— Comment? s'écria la comtesse stupéfaite, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z<br />

encore de l'argent ?<br />

— Ce n'est par p<strong>ou</strong>r moi, madame la comtesse, c'est p<strong>ou</strong>r<br />

la petite Joséphine, votre enfant chérie.<br />

— Mais je n'ai plus d'argent!<br />

— V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que j'ail<strong>le</strong> prier monsieur te comte de m'en<br />

donner p<strong>ou</strong>r votre enfant ? demanda la mère Salviat avec<br />

ironie.<br />

— Non, non! s'écria la comtesse terrifiée. Venez samedi<br />

soir et je v<strong>ou</strong>s donnerai une somme que v<strong>ou</strong>s aurez soin d'em­<br />

ployer p<strong>ou</strong>r ma fil<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>s entendez?<br />

La mère Salviat répondit à ces paro<strong>le</strong>s par un s<strong>ou</strong>rir cynique<br />

et par un dédaigneux haussement d'épau<strong>le</strong>s.<br />

La comtesse aj<strong>ou</strong>ta :<br />

- Je v<strong>ou</strong>s recommande de bien soigner ma Joséphine.<br />

Lorsque la vieil<strong>le</strong> femme fut sortie et que la porte de l'esca­<br />

lier de service se fut refermée, la comtesse se ret<strong>ou</strong>rna p<strong>ou</strong>r<br />

s'approcher de son lit.<br />

Mais el<strong>le</strong> resta comme pétrifiée et <strong>le</strong>s yeux dilatés par l'ép<strong>ou</strong>­<br />

vante.<br />

Le comte son mari était deb<strong>ou</strong>t au milieu de la chambre.<br />

Avait-il vu <strong>ou</strong> enten<strong>du</strong> quelque chose ?<br />

El<strong>le</strong> se sentit per<strong>du</strong>.<br />

Sa gorge contractée par la terreur ne laissait passer aucun<br />

son.<br />

El<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait dans une incertitude poignante, mais el<strong>le</strong><br />

ne devait pas tarder à en sortir.<br />

Le comte prit <strong>le</strong> premier la paro<strong>le</strong>. 86


— 1154 —<br />

Il était pâ<strong>le</strong> comme un suaire, mais il ne semblait pas avoir<br />

per<strong>du</strong> son sang-froid.<br />

Il était au contraire d'un calme effrayant.<br />

— Votre... enfant... se nomme donc Joséphine? dit-il.<br />

La comtesse v<strong>ou</strong>lut répondre, el<strong>le</strong> remua <strong>le</strong>s lèvres, mais<br />

el<strong>le</strong> ne put articu<strong>le</strong>r aucun son.<br />

Le comte continua:<br />

— Je comprends que v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>ffriez d'être séparée de votre...<br />

enfant..., mais tranquillisez-v<strong>ou</strong>s, avant peu v<strong>ou</strong>s serez réunies!<br />

Et se ret<strong>ou</strong>rnant sans aj<strong>ou</strong>ter une paro<strong>le</strong>, <strong>le</strong> comte sortit<br />

<strong>le</strong>ntement de la chambre à c<strong>ou</strong>cher de sa femme et referma<br />

la porte qui faisait communiquer cette pièce avec son appar­<br />

tement à lui.<br />

La comtesse tomba évan<strong>ou</strong>ie sur <strong>le</strong> tapis et ce fut dans cette<br />

position que la tr<strong>ou</strong>va sa femme de chambre.<br />

Ce ne fut qu'après de longs efforts qu'el<strong>le</strong> reprit ses sen­<br />

timents.<br />

La malheureuse femme aurait été moins effrayée de voir <strong>le</strong><br />

comte entrer dans un accès de fureur que de lui voir conserver<br />

ce calme terrifiant et sinistre qui était d'autant plus significatif<br />

qu'il ne concordait nul<strong>le</strong>ment avec <strong>le</strong> caractère f<strong>ou</strong>gueux et<br />

emporté <strong>du</strong> comte.<br />

dit.<br />

Quel<strong>le</strong>s étaient ses intentions?<br />

— El<strong>le</strong> et son enfant devaient être bientôt réunies, avait-il<br />

Avait-il donc l'intention de faire venir la petite fil<strong>le</strong> dans sa<br />

maison?<br />

Quel<strong>le</strong> idée dérisoire!<br />

V<strong>ou</strong>lait-il au contraire chasser sa femme?<br />

La pauvre comtesse passa une nuit ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> et il lui<br />

fut impossib<strong>le</strong> de prendre un instant de repos.


— 1155 —<br />

CHAPITRE XIII.<br />

La « pierre qui p<strong>le</strong>ure ».<br />

Maurice attendait avec impatience <strong>le</strong> moment où il p<strong>ou</strong>rrait<br />

enfin revoir son père bien-aimé, comme <strong>le</strong> lui avait promis<br />

la <strong>le</strong>ttre anonyme qu'il avait reçue.<br />

Plusieurs j<strong>ou</strong>rs s'étaient passés sans apporter aucune n<strong>ou</strong>­<br />

vel<strong>le</strong> et il sentait un grand abattement s'emparer de t<strong>ou</strong>t son<br />

être.<br />

Il commençait à craindre de ne jamais voir se réaliser <strong>le</strong><br />

plus ardent de ses voeux.<br />

Un matin, au moment où il se mettait à tab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r déjeuner<br />

en compagnie de sa fil<strong>le</strong>, <strong>le</strong> va<strong>le</strong>t de chambre vint lui annoncer<br />

que quelqu'un désirait lui par<strong>le</strong>r.<br />

— Comment se nomme cette personne? demanda Maurice.<br />

— El<strong>le</strong> n'a pas v<strong>ou</strong>lu dire son nom, répondit <strong>le</strong> domestique.<br />

— Al<strong>le</strong>z <strong>le</strong> lui demander une seconde fois je n'ai pas<br />

l'habitude de recevoir <strong>le</strong>s personnes que je ne connais pas.<br />

Le laquais s'éloigna et revint au b<strong>ou</strong>t d'un instant.<br />

— Cette personne a dit se nommer Blond, fit-il.<br />

Maurice pâlit.<br />

Blond?... Cette ressemblance était-el<strong>le</strong> fortuite ? Ce n'était<br />

pas possib<strong>le</strong>!... C'était sans d<strong>ou</strong>te un envoyé de <strong>Blondel</strong>.<br />

— Con<strong>du</strong>isez cet homme dans mon cabinet, je <strong>le</strong> rejoins à<br />

l'instant, dit Maurice au va<strong>le</strong>t de chambre.<br />

Il avait en ce moment besoin de t<strong>ou</strong>te sa force de volonté<br />

p<strong>ou</strong>r dissimu<strong>le</strong>r aux yeux de sa fil<strong>le</strong> l'agitation qui s'était<br />

emparée de lui.


— 1156 —<br />

— Je reviens à l'instant, ma chère Cé<strong>le</strong>ste, et n<strong>ou</strong>s reprendrons<br />

notre conversation au sujet de ton mariage, lui dit-il<br />

en s<strong>ou</strong>riant.<br />

Puis il se rendit à son cabinet.<br />

Personne ne s'y tr<strong>ou</strong>vait.<br />

Maurice jeta un rapide c<strong>ou</strong>p d'oeil aut<strong>ou</strong>r de lui et aperçut<br />

sur sa tab<strong>le</strong> de travail un bil<strong>le</strong>t plié en triang<strong>le</strong>.<br />

A cette vue il tressaillit.<br />

Il s'approcha de la tab<strong>le</strong> et prit ce bil<strong>le</strong>t d'une main fré­<br />

missante, il l'<strong>ou</strong>vrit, puis il <strong>le</strong> porta à ses lèvres.<br />

Il avait reconnu l'écriture de son père.<br />

Ce bil<strong>le</strong>t ne contenait que quelques mots, mais cela suffit<br />

p<strong>ou</strong>r remplir <strong>le</strong> coeur de Maurice d'une joje immense et inde­<br />

scriptib<strong>le</strong>.<br />

Enfin, il allait revoir son père !<br />

Voici ce que disait ce bil<strong>le</strong>t:<br />

— Ce soir à Fontaineb<strong>le</strong>au, à 11 heures, dans <strong>le</strong> parc,<br />

auprès de la « pierre qui p<strong>le</strong>ure » Bl. ».<br />

— Ce soir! murmura Maurice. Ce soir je p<strong>ou</strong>rrai <strong>le</strong> presser<br />

sur mon coeur!... Le mystère qui n<strong>ou</strong>s sépare sera enfin dis­<br />

sipé !<br />

Maurice revint à la sal<strong>le</strong> à manger et dit à sa fil<strong>le</strong> qu'une<br />

affaire imprévue l'obligeait à partir s<strong>ou</strong>dainement p<strong>ou</strong>r Fon­<br />

taineb<strong>le</strong>au.<br />

Il se hâta de déjeuner p<strong>ou</strong>r avoir <strong>le</strong> temps de faire ses pré­<br />

paratifs de départ.<br />

Comment aurait-il <strong>le</strong> moindre s<strong>ou</strong>pçon? il avait reconnu<br />

l'écriture de son père, et cela seul suffisait p<strong>ou</strong>r lui inspirer<br />

p<strong>le</strong>ine confiance.<br />

Il passa la matinée à se préparer à partir.<br />

Un tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> fiévreux l'agitait, et ce fut avec un s<strong>ou</strong>lage­<br />

ment visib<strong>le</strong> qu'il entendit sonner l'heure <strong>du</strong> départ.<br />

Il était deux heures après midi lorsqu'il se fit con<strong>du</strong>ire à<br />

la gare.


— 1157 —<br />

A aucun prix il n'aurait v<strong>ou</strong>lu manquer <strong>le</strong> train qui devait<br />

<strong>le</strong> transporter à l'endroit où il devait revoir son père.<br />

Il savait <strong>du</strong> reste qu'il lui faudrait un peu de temps p<strong>ou</strong>r<br />

tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> lieu <strong>du</strong> rendez-v<strong>ou</strong>s, atten<strong>du</strong> que la forêt de Fon­<br />

taineb<strong>le</strong>au lui était inconnue et qu'il n'avait enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r<br />

que d'une manière très-vague de la « pierre qui p<strong>le</strong>ure ».<br />

Il en était même à se demander comment il p<strong>ou</strong>rrait se<br />

rendre à cet endroit.<br />

Son aventure à la chapel<strong>le</strong> de la r<strong>ou</strong>te de Meudon lui avait<br />

démontré la nécessité de ne jamais sortir la nuit sans être<br />

armé, aussi eut-il <strong>le</strong> soin de glisser un revolver dans la poche<br />

de son pardessus.<br />

Arrivé de bonne heure à Fontaineb<strong>le</strong>au il descendit dans<br />

un hôtel et se fit servir à dîner.<br />

Quand il fut au dessert il invita <strong>le</strong> maître de l'hôtel à prendre<br />

un verre de Bordeaux avec lui.<br />

Celui-ci, désireux de s'attacher un n<strong>ou</strong>veau client, accepta<br />

avec empressement et la conversation fut bientôt engagée.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez sans d<strong>ou</strong>te des affaires qui v<strong>ou</strong>s appel<strong>le</strong>nt dans<br />

notre vil<strong>le</strong>? lui dit l'hôtelier au b<strong>ou</strong>t d'un moment, car n<strong>ou</strong>s<br />

ne sommes pas dans une saison où l'on fait dans ces parages<br />

des parties de plaisir.<br />

— En effet! repartit Maurice qui était devenu pensif.<br />

La pensée qu'il allait enfin revoir son père l'avait remué<br />

jusqu'au fond de l'âme, et il avait t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong> peines <strong>du</strong> monde<br />

à conserver son sang-froid et à dissimu<strong>le</strong>r à son hôte l'état<br />

d'agitation dans <strong>le</strong>quel il se tr<strong>ou</strong>vait.<br />

Il y reussit p<strong>ou</strong>rtant et personne ne se d<strong>ou</strong>tait de ce qui<br />

se passait en lui.<br />

Ce ne fut cependant pas sans peine, atten<strong>du</strong> que dans <strong>le</strong>s<br />

petites vil<strong>le</strong>s de province chacun est friand de n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s et<br />

accueil<strong>le</strong> avec empressement t<strong>ou</strong>t ce qui peut satisfaire la<br />

curiosité.


— 1158 —<br />

Ce qu'il v<strong>ou</strong>lait surt<strong>ou</strong>t éviter c'était d'intriguer des per­<br />

sonnes qui auraient pu <strong>le</strong> surveil<strong>le</strong>r et <strong>le</strong> suivre dans la forêt<br />

Il savait que t<strong>ou</strong>t ce qui paraît mystérieux a un attrait<br />

invincib<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde.<br />

T<strong>ou</strong>tes ces pensées traversèrent comme un éclair <strong>le</strong> cerveau<br />

de Maurice qui répondit d'un air naturel :<br />

— J'ai presque honte de <strong>le</strong> dire, mais je suis parisien et je<br />

viens auj<strong>ou</strong>rd'hui à Fontaine b<strong>le</strong>u p<strong>ou</strong>r la première fois.<br />

— Que me dites v<strong>ou</strong>s là? s'écria <strong>le</strong> maître de l'hôtel qui<br />

avait l'air de ne pas en croire ses oreil<strong>le</strong>s.<br />

— C'est la vérité! répéta Maurice.<br />

— Comment!... c'est la première fois que v<strong>ou</strong>s venez à Fontaineb<strong>le</strong>au<br />

?<br />

— La première fois.<br />

— V<strong>ou</strong>s!... un parisien?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s répète, cher monsieur, que j'ai presque honte de<br />

<strong>le</strong> dire. Aussi je veux réparer ma négligence.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s avez parfaitement raison ! répliqua l'hôtelier d'un<br />

air de bonne humeur. Le parc de Fontaineb<strong>le</strong>au et <strong>le</strong>s forêts<br />

qui l'avoisinent va<strong>le</strong>nt réel<strong>le</strong>ment que l'on se donne la peine<br />

de <strong>le</strong>s visiter<br />

— Je <strong>le</strong> sais, fit Maurice; t<strong>ou</strong>t cela a une grande va<strong>le</strong>ur<br />

historique, et on doit y tr<strong>ou</strong>ver beauc<strong>ou</strong>p de s<strong>ou</strong>venirs se ratta­<br />

chant à l'histoire de France.<br />

— Puisque v<strong>ou</strong>s êtes ici p<strong>ou</strong>r la première fois, reprit l'hôte,<br />

v<strong>ou</strong>s aurez de la peine à tr<strong>ou</strong>ver votre chemin dans la forêt<br />

et si v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> désirez, je puis v<strong>ou</strong>s procurer un guide excel<strong>le</strong>nt.<br />

— Non, non ! fit vivement Maurice, je veux être seul.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z pas de guide?<br />

— Non, répéta Maurice qui prit un air indifférent p<strong>ou</strong>r ne<br />

pas éveil<strong>le</strong>r la curiosité <strong>du</strong> maître de l'hôtel, seu<strong>le</strong>ment je dois<br />

v<strong>ou</strong>s dire que je suis un grand ami de la nature, au point que<br />

mes amis se moquent s<strong>ou</strong>vent de moi , et quand je suis au<br />

milieu d'une forêt <strong>ou</strong> d'une campagne je n'aime pas à avoir au-


— 1159 —<br />

t<strong>ou</strong>r de moi des personnes dont la conversation m'importune<br />

et m'empêche de me livrer aux pensées que m'inspire la vue<br />

de la bel<strong>le</strong> nature.<br />

— Mais, monsieur, v<strong>ou</strong>s c<strong>ou</strong>rrez <strong>le</strong> risque de v<strong>ou</strong>s égarer si<br />

v<strong>ou</strong>s ne prenez personne p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s guider.<br />

— Ne craignez rien, repartit Maurice, je suis habitué aux<br />

longues promenades et j'ai acquis une certaine expérience à ce<br />

sujet. T<strong>ou</strong>t ce que je v<strong>ou</strong>s demanderai ce sera de m'indiquer la<br />

direction à suivre p<strong>ou</strong>r me rendre à la forêt; je ne d<strong>ou</strong>te pas<br />

que vos indications ne me soient d'une grande utilité.<br />

L'hôtelier s<strong>ou</strong>rit complaisamment et d'un air flatté.<br />

C'était un de ces hommes comme on en rencontre t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

j<strong>ou</strong>rs et qui sont possédés de la manie de donner des conseils<br />

à t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde.<br />

Il était par conséquent enchanté de tr<strong>ou</strong>ver quelqu'un qui<br />

lui en demandât.<br />

Il commença par faire la description de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s allées,<br />

carref<strong>ou</strong>rs, sentiers, grottes, etc., de la forêt de Fontaineb<strong>le</strong>au<br />

avec une loquacité que Maurice se garda bien d'arrêter.<br />

Ce dernier éc<strong>ou</strong>tait, au contraire, de ses deux oreil<strong>le</strong>s et ne<br />

perdait pas un mot de son interlocuteur qui acheva sans avoir<br />

dit un mot de la « pierre qui p<strong>le</strong>ure ».<br />

L'hôtelier <strong>le</strong> faisait-il à dessein? C'est ce qu'on ne sait pas.<br />

T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs est-il que Maurice n'a put rien apprendre.<br />

Il ne v<strong>ou</strong>lait pas questionner l'hôte afin de ne pas éveil<strong>le</strong>r<br />

sa curiosité.<br />

Il lui avait dit, <strong>du</strong> reste, que Fontaineb<strong>le</strong>au lui était tota­<br />

<strong>le</strong>ment inconnu.<br />

Il sortit donc de l'hôtel et prit <strong>le</strong> chemin que <strong>le</strong> maître de<br />

l'hôtel lui avait indiqué comme devant <strong>le</strong> con<strong>du</strong>ire à la forêt<br />

t une demi-heure plus tard il se tr<strong>ou</strong>vait à un carref<strong>ou</strong>r<br />

nommé <strong>le</strong> « Rendez-v<strong>ou</strong>s ».<br />

C'est là qui se réunissaient autrefois <strong>le</strong>s seigneurs et <strong>le</strong>s<br />

dames de la c<strong>ou</strong>r qui faisaient partie de la chasse roya<strong>le</strong>.


— 1160 —<br />

C'est aussi eu cet endroit que la bel<strong>le</strong> de Fontage inventa<br />

une coiffure n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>.<br />

Voici à quel<strong>le</strong> occasion: après une c<strong>ou</strong>rse rapide à cheval<br />

ses cheveux s'étaient dén<strong>ou</strong>és et flottaient librement aut<strong>ou</strong>r<br />

de son visage.<br />

Impatientée, la favorite arrêta son cheval et ayant défait un<br />

noeud de rubans qui portait à son corsage el<strong>le</strong> s'en servit<br />

p<strong>ou</strong>r rassemb<strong>le</strong>r ses cheveux épars et <strong>le</strong>s rattacher.<br />

Cette coiffure improvvisée et origina<strong>le</strong> allait tel<strong>le</strong>ment bien<br />

à sa charmante figure que <strong>le</strong> roi ne put s'empêcher de ma­<br />

nifester son étonnement et son admiration.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s dames de la c<strong>ou</strong>r portaiant <strong>le</strong>s<br />

cheveux re<strong>le</strong>vés et attachés par un ruban et l'on donna à<br />

cette manière de se coiffer <strong>le</strong> nom de « coiffure à la Fontage».<br />

C'étaient des pensées d'un genre différent qui se heurtaient<br />

confusément clans <strong>le</strong> cerveau de Maurice qui s'était assis sur<br />

un banc p<strong>ou</strong>r attendre l'heure <strong>du</strong> rendez-v<strong>ou</strong>s qui lui avait<br />

été donné.<br />

Son coeur battait avec vio<strong>le</strong>nce.<br />

Un sentiment de bonheur mêlé d'une inquiétude endéfinis-<br />

sab<strong>le</strong> remplissait t<strong>ou</strong>t son être.<br />

On eût dit un am<strong>ou</strong>reux à son premier rendez-v<strong>ou</strong>s d'am<strong>ou</strong>r.<br />

Il pensait à <strong>Blondel</strong>... à son père!...<br />

<strong>Les</strong> années devaient l'avoir changé et son corps était sans<br />

d<strong>ou</strong>te c<strong>ou</strong>rbé par l'âge et par l'adversité!<br />

A l'époque où Maurice avait quitté son père p<strong>ou</strong>r la der­<br />

nière fois, celui-ci avait déjà dépassé la f<strong>le</strong>ur de l'âge et atteint<br />

l'âge mûr.<br />

Maintenant ce devait être un vieillard.<br />

Ses cheveux étaient certainement blanchie et sa démarche<br />

chancelante.<br />

Et son fils n'était pas auprès de lui p<strong>ou</strong>r lui servir de<br />

s<strong>ou</strong>tien.<br />

P<strong>ou</strong>rquoi?


— 1161 —<br />

P<strong>ou</strong>r quel<strong>le</strong> raison <strong>Blondel</strong> se tenait-il caché <strong>ou</strong> éloigné de<br />

son fils qui désirait cependant si ardemment <strong>le</strong> revoir?<br />

Maurice ne p<strong>ou</strong>vait tr<strong>ou</strong>ver de réponse plausib<strong>le</strong> à cette<br />

question.<br />

Mais il allait enfin p<strong>ou</strong>voir être satisfait!<br />

A cette pensée Maurice sentit ses nerfs se détendre, sa<br />

poitrine se gonf<strong>le</strong>r et des larmes brûlantes jaillirent de ses<br />

yeux.<br />

La « pierre qui p<strong>le</strong>ure » est située dans la partie sud de la<br />

forêt de Fontaineb<strong>le</strong>au.<br />

Le site est ravissant.<br />

11 se compose d'une petite clairière qui se termine d'un<br />

côté par une petite grotte au fond de laquel<strong>le</strong> on entend <strong>le</strong><br />

murmure d'une petite s<strong>ou</strong>rce qui tombe sur <strong>le</strong> rocher.<br />

Le fond <strong>du</strong> tab<strong>le</strong>au est formé par la ver<strong>du</strong>re imposante des<br />

chênes séculaires auxquels sont adossés <strong>le</strong>s rochers qui for­<br />

ment la grotte.<br />

D'autres arbres ent<strong>ou</strong>rent la clairière qui semb<strong>le</strong> ainsi fermée<br />

de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s cotés.<br />

À gauche de l'entrée de la grotte se tr<strong>ou</strong>ve la « pierre qui<br />

p<strong>le</strong>ure ».<br />

Ce sont à proprement par<strong>le</strong>r deux blocs de rocher posés l'un<br />

sur l'autre.<br />

Le bloc supérieur s'élève à environs trois mètres <strong>du</strong> sol, son<br />

sommet s'avance en forme d'avant-toit et c'est de cette partie<br />

que d'instant en instant une g<strong>ou</strong>tte d'eau tombe à terre.<br />

Le sol qui environne ces deux rochers ne présente aucune<br />

trace d'humidité, ce qui rend ce phénomène d'autant plus<br />

surprenant et fait de la t pierre qui p<strong>le</strong>ure » un but d'excur­<br />

sion p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>s ceux qui visitent la forêt de Fontaineb<strong>le</strong>au.<br />

Comme cela arrive s<strong>ou</strong>vent, cette curiosité à donné nais­<br />

sance à une légende que voici :


— 1162 —<br />

« Deux sièc<strong>le</strong>s auparavant un chevalier habitait avec son<br />

ép<strong>ou</strong>se un château éloigné d'une demi-heure seu<strong>le</strong>ment de la<br />

forêt; la vie de ces deux personnages était très-retirée, <strong>le</strong>ur<br />

famil<strong>le</strong> ne se composait que d'un charmant petit garçon de<br />

cinq ans.<br />

Mais, chose étrange, cet enfant qui ressemblait à sa mère<br />

d'une manière surprenante, inspirait une aversion profonde<br />

au chevalier.<br />

Ce dernier semblait avoir son fils en horreur.<br />

On ne l'avait jamais vu <strong>le</strong> caresser ni lui adresser la paro<strong>le</strong><br />

avec bienveillance.<br />

Il ne lui parlait jamais qu'avec brutalité.<br />

La pauvre mère s'affligeait profondément de cette manière<br />

d'agir de son ép<strong>ou</strong>x.<br />

El<strong>le</strong> avait v<strong>ou</strong>lu essayer de <strong>le</strong> persuader, mais en vain.<br />

Le farauche châtelain devenait de j<strong>ou</strong>r en j<strong>ou</strong>r plus brusque,<br />

plus maussade et plus emporté.<br />

Il sortait s<strong>ou</strong>vent <strong>le</strong> matin et ne rentrait que lorsque la<br />

nuit était tombée.<br />

Sa malheureuse ép<strong>ou</strong>se ne recevait de lui que des rabuffades<br />

et des paro<strong>le</strong>s grossières.<br />

Il sortit un matin et resta deux j<strong>ou</strong>rs sans revenir au manoir.<br />

Pendant la seconde nuit il rentra et allant directement dans<br />

l'appartement de la châtelaine il lui ordonna de se <strong>le</strong>ver sur-<br />

<strong>le</strong>-champ.<br />

Quand el<strong>le</strong> fu vêtue il lui dit de prendre son enfant et de<br />

<strong>le</strong> suivre.<br />

Puis il sortit, suivi de la malheureuse femme qui marchait<br />

t<strong>ou</strong>te tremblante et en portant son fils dans ses bras.<br />

Ils avait pris la r<strong>ou</strong>te qui, traversant la forêt, con<strong>du</strong>it au<br />

village voisin.<br />

Arrivé au milieu de la forêt <strong>le</strong> chevalier s'arrêta et com­<br />

mença à par<strong>le</strong>r brusquement à sa femme, l'accusant d'infi­<br />

délité et de trahison.


— 1163 —<br />

Puis la prenant brusquement par <strong>le</strong> bras il l'entraîna vio­<br />

<strong>le</strong>mment dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré en proférant des menaces.<br />

Ils arrivèrent enfin dans une espèce de clairière ent<strong>ou</strong>rée<br />

d'arbres séculaires et auprès de laquel<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vaient des<br />

rochers formant une espèce de grotte.<br />

Le chevalier tirant alors un poignard de sa ceinture il <strong>le</strong><br />

présenta à l'infortunée mère en lui montrant son fils.<br />

Puis il lui dit d'une voi menaçante:<br />

- Frappe!<br />

La malheureuse femme hébétée par l'angoisse ne comprit<br />

pas t<strong>ou</strong>t d'abord.<br />

El<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait pas supposer que <strong>le</strong> châtelain son ép<strong>ou</strong>x<br />

v<strong>ou</strong>lût faire m<strong>ou</strong>rir son fils et <strong>le</strong> faire immo<strong>le</strong>r par sa mère.<br />

Mais el<strong>le</strong> comprit bientôt quel<strong>le</strong> était l'intention <strong>du</strong> barbare<br />

qui reprit la paro<strong>le</strong> en lui ordonnant de faire m<strong>ou</strong>rir son<br />

« bâtard », comme il appela l'enfant de sa femme.<br />

Ce devait être, disait-il, la punition de son infidélité.<br />

En vain la malheureuse v<strong>ou</strong>lût-el<strong>le</strong> protester de son in­<br />

nocence.<br />

En vain supplia-t-el<strong>le</strong> son barbare ép<strong>ou</strong>x d'épargner son<br />

enfant; t<strong>ou</strong>t fut inuti<strong>le</strong>!...<br />

Etreignant <strong>le</strong> bras de la malheureuse femme comme dans<br />

un étau de fer, il dirigea l'arme meurtrière qu'el<strong>le</strong> tenait<br />

vers la poitrine de l'enfant.<br />

Le c<strong>ou</strong>p avait été habi<strong>le</strong>ment calculé et la lame <strong>du</strong> poi­<br />

gnard disparut t<strong>ou</strong>te entière dans la poitrine <strong>du</strong> pauvre petit,<br />

qui tomba baigné dans son sang.<br />

Un cri de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et de désespoir s'échappa des lèvres de la<br />

malheureuse mère, qui se précipita sur son fils qui se tordait<br />

dans <strong>le</strong>s dernières convulsions de l'agonie.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment t<strong>ou</strong>t était terminé.<br />

La malheureuse châtelaine était restée immobi<strong>le</strong>, à gen<strong>ou</strong>x<br />

devant <strong>le</strong> cadavre de son fils.<br />

Alors <strong>le</strong> cruel châtelain, tirant son épée, en asséna un c<strong>ou</strong>p


— 1164 —<br />

si vio<strong>le</strong>nt sur la tête de sa malheureuse ép<strong>ou</strong>se, qu'il lui fendit<br />

<strong>le</strong> crâne.<br />

Sans attendre que <strong>le</strong>s deux cadavres fussent refroidis, <strong>le</strong><br />

meurtrier creusa un tr<strong>ou</strong> dans la terre mol<strong>le</strong> et il <strong>le</strong>s y plaça<br />

l'un à côté de l'autre, puis, p<strong>ou</strong>r faire disparaître t<strong>ou</strong>te trace<br />

de son horrib<strong>le</strong> forfait, il r<strong>ou</strong>la sur la terre remuée un énorme<br />

bloc de rocher.<br />

A partir de cette nuit, <strong>le</strong> chevalier assassin disparut et<br />

personne n'eut jamais de ses n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s.<br />

Le bloc de rocher qui rec<strong>ou</strong>vrait <strong>le</strong>s restes de son ép<strong>ou</strong>se<br />

et de son fils présenta depuis cette nuit lugubre un phéno­<br />

mène surprenant.<br />

Il se c<strong>ou</strong>vrit d'humidité et laissa suinter des g<strong>ou</strong>ttes d'eau,<br />

comme s'il v<strong>ou</strong>lait répandre des larmes sur l'horrib<strong>le</strong> forfait<br />

dont il avait été temoin.<br />

C'est de là que ce rocher reçut <strong>le</strong> nom de « pierre qui<br />

p<strong>le</strong>ure. »<br />

Le soir où Maurice arriva à cette endroit de la forêt, l'ob­<br />

scurité était profonde au point qu'il ne p<strong>ou</strong>vait rien distin­<br />

guer à deux pas au devant de lui.<br />

<strong>Les</strong> chênes séculaires qui ent<strong>ou</strong>raient la clairière ressem­<br />

blaient à des spectres ;monstrueux, la « pierre qui p<strong>le</strong>ure »<br />

el<strong>le</strong>-même avait l'air d'un fantôme difforme.<br />

Le murmure de la s<strong>ou</strong>rce qui c<strong>ou</strong><strong>le</strong> au fond de la petite<br />

grotte donnait à ce spectac<strong>le</strong> quelque chose de mistérieux et<br />

de lugubre.<br />

En entrant dans la clairière, Maurice ne put s'empêcher<br />

de sentir un frisson parc<strong>ou</strong>rir son corps.<br />

Quelques g<strong>ou</strong>ttes d'une sueur glacée perlèrent sur son<br />

front.<br />

Cependant, il reprit rapidement son sang-froid et son assu-


— 1165 —<br />

rance, et fit t<strong>ou</strong>s ses efforts p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir percer 1'obscurité<br />

et voir aut<strong>ou</strong>r de lui.<br />

Il s'approcha de la grotte et se tr<strong>ou</strong>va ainsi t<strong>ou</strong>t près de<br />

la « pierre qui p<strong>le</strong>ure ».<br />

Mais aucune créature humaine ne s'y tr<strong>ou</strong>vait.<br />

On n'entendait d'autre bruit que <strong>le</strong> frissonnement des feuil­<br />

<strong>le</strong>s agitées par une brise imperceptib<strong>le</strong> et <strong>le</strong> murmure de la<br />

s<strong>ou</strong>rce.<br />

— Il n'est pas encore arrivé ! pensa Maurice.<br />

Puis il sentit une s<strong>ou</strong>rde inquiétude remplir son coeur !<br />

Si <strong>Blondel</strong> allait ne pas venir!<br />

Si son espérance anxieuse allait encore une fois être<br />

déçue ?<br />

Il lui vint ensuite à l'idée que son père p<strong>ou</strong>vait s'être<br />

réfugié dans la grotte, dont il voyait l'entrée à deux pas devant<br />

lui, quand il entendit un léger bruit à quelques pas derrière<br />

lui.<br />

- Il est peut-être là et s'est endormi en m'attendant, pensat-il.<br />

Il allait s'avancer p<strong>ou</strong>r pénétrer dans la grotte.<br />

Il s'arrêta, retenant sa respiration.<br />

Etait-ce <strong>Blondel</strong> ?<br />

Maurice se ret<strong>ou</strong>rna vivement et jeta ses regards <strong>du</strong> côté où<br />

il venait d'entendre ce bruit.<br />

Il cherchait, mais en vain, à voir dans <strong>le</strong>s ténèbres épaisses<br />

qui l'environnaient. Il ne p<strong>ou</strong>vait absolument rien distinguer.<br />

Le léger bruit qu'il venait d'entendre avait cessé.<br />

Le plus profond si<strong>le</strong>nce régnait dans la forêt.<br />

— Je me suis trompé sans d<strong>ou</strong>te ! pensa Maurice.<br />

Et il se ret<strong>ou</strong>rna dans l'intérieur de la grotte.<br />

Y étant entré, il put se convaincre que personne ne s'y tr<strong>ou</strong>vait.<br />

Il revint sur ses pas et jeta de n<strong>ou</strong>veau ses regards aut<strong>ou</strong>r<br />

de lui.


— 1166 —<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p une détonation se fit entendre à quelques pas<br />

à sa droite, une bal<strong>le</strong> passa en sifflant à son oreil<strong>le</strong> et en même<br />

temps il entendit une exclamation de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré,<br />

sur <strong>le</strong> côté opposé à celui d'où était parti <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p de feu.<br />

La bal<strong>le</strong> avait effrayé <strong>ou</strong> peut-être b<strong>le</strong>ssé quelqu'un.<br />

A qui avait-el<strong>le</strong> été destinée?<br />

Devait-el<strong>le</strong> <strong>le</strong> frapper lui <strong>ou</strong> bien <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p de feu avait-il été<br />

dirigé contre une autre personne?<br />

Se tr<strong>ou</strong>vait-il de n<strong>ou</strong>veau attiré dans un guet-apens par un<br />

ennemi ?<br />

Quel<strong>le</strong>s étaient donc <strong>le</strong>s personnes qui se tr<strong>ou</strong>vaient cachées<br />

dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré ?<br />

<strong>Blondel</strong> était-il là ?<br />

Tel<strong>le</strong>s étaient <strong>le</strong>s questions que s'adressait Maurice sans par­<br />

venir à tr<strong>ou</strong>ver une réponse plausib<strong>le</strong>.<br />

Il avait pris <strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t qu'il avait placé dans la poche de<br />

son pardessus et se tenait sur ses gardes, prêt à faire feu sur<br />

la première personne qu'il verrait s'avancer avec une attitude<br />

menaçante.<br />

Au même instant, il vit un homme paraître à sa droite<br />

pendant qu'un second personnage apparaissait à sa gauche.<br />

L'obscurité était trop profonde p<strong>ou</strong>r qu'il pût distinguer<br />

<strong>le</strong>urs traits.<br />

Etaient-ce des amis <strong>ou</strong> bien des ennemis?<br />

Cette incertitude <strong>le</strong> mettait dans l'impossibilité de rien faire<br />

p<strong>ou</strong>r sa défense.<br />

Ne p<strong>ou</strong>vait-il pas, en effet, diriger son arme sur son père?<br />

Cependant, en restant ainsi, il donnait à un ennemi <strong>le</strong> temps<br />

de s'approcher.<br />

La situation était terrib<strong>le</strong>.<br />

Maurice fit quelques pas en arrière sans perdre de vue <strong>le</strong>s<br />

deux êtres qu'il avait s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux.<br />

Celui qui se tr<strong>ou</strong>vait à droite fut bientôt assez près p<strong>ou</strong>r que


— 1167 —<br />

Maurice pût voir bril<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong>s ténèbres la lame d'un poi­<br />

gnard.<br />

Ce personnage, se voyant t<strong>ou</strong>t près de Maurice, se précipita<br />

sur lui en <strong>le</strong>vant <strong>le</strong> bras comme p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> frapper.<br />

Il était évident qu'il avait l'intention de <strong>le</strong> terrasser avant<br />

d'être rejoint par <strong>le</strong> personnage qui s'avançait <strong>du</strong> côté opposé.<br />

Ce dernier se tr<strong>ou</strong>vait environ à dix pas au moment où Mau­<br />

rice fut attaqué.<br />

Celui-ci v<strong>ou</strong>lut décharger un c<strong>ou</strong>p de son arme sur son<br />

agresseur, dont <strong>le</strong> visage était c<strong>ou</strong>vert d'un masque noir et qui<br />

portait sur la tête un chapeau dont <strong>le</strong>s larges al<strong>le</strong>s étaient<br />

abaissées sur ses yeux.<br />

Mais l'arme étant mal dirigée, la bal<strong>le</strong> alla se perdre dans<br />

<strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré.<br />

Le poignard de l'assassin lança un éclair, Maurice fit un<br />

saut de côté et il fut assez heureux p<strong>ou</strong>r éviter <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p meur-<br />

tier, qui ne fit qu'eff<strong>le</strong>urer son bras gauche.<br />

Une s<strong>ou</strong>rde exclamation de rage sortit des lèvres <strong>du</strong> bandit<br />

qui, <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur l'a sans d<strong>ou</strong>te deviné, n'était autre que Mac-<br />

Bell.<br />

Maurice, faisant vivement quelques pas en arrière, se tr<strong>ou</strong>va<br />

au pied de la « pierre qui p<strong>le</strong>ure ».<br />

Il s'y arrêta, espérant p<strong>ou</strong>voir faire face à ses adversaires,<br />

sans être surpris par derrière.<br />

Puis il s'apprêta à se servir <strong>du</strong> second c<strong>ou</strong>p de son pisto<strong>le</strong>t,<br />

qui, cette fois, ne raterait pas, sans d<strong>ou</strong>te.<br />

Mais, au même moment, il s'aperçut que son assassin venait<br />

de disparaître.<br />

Stupéfait, il allait s'avancer p<strong>ou</strong>r se rendre compte de cela,<br />

mais trop tard, hélas.<br />

Le bloc de rocher auprès <strong>du</strong>quel il se tr<strong>ou</strong>ve oscil<strong>le</strong> sur sa<br />

base, il tombe et renverse <strong>le</strong> malheureux Maurice, qu'il écrase<br />

sur <strong>le</strong> sol.


— 1168 —<br />

Un cri s<strong>ou</strong>rd s'échappa de la poitrine de l'infortuné, puis<br />

t<strong>ou</strong>t retomba dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

La « pierre qui p<strong>le</strong>ure » était à terre et on ne voyait plus<br />

que l'extrémité des jambes de Maurice.<br />

En même temps, une large flaque de sang s'étendait sur la<br />

terre détrempée par la rosée.<br />

Mac Bell, qui était arrivé de Melun dans la j<strong>ou</strong>rnée, avait eu<br />

<strong>le</strong> temps de venir avant la nuit examiner l'endroit où il devait<br />

commettre <strong>le</strong> crime; il avait t<strong>ou</strong>t vu et avait reconnu que la<br />

« pierre qui p<strong>le</strong>ure » n'était pas très-solide sur sa base et que<br />

ce n'était que par un mirac<strong>le</strong> d'équilibre qu'el<strong>le</strong> conservait sa<br />

position perpendiculaire.<br />

Une vig<strong>ou</strong>reuse p<strong>ou</strong>ssée de l'épau<strong>le</strong> devait suffire à la pré­<br />

cipiter à terre.<br />

Quand l'assassin vit sa victime s'approcher <strong>du</strong> rocher p<strong>ou</strong>r<br />

ne pas être surpris par derrière, il murmura :<br />

— Attends!... ton compte sera bientôt fait.<br />

Et c'est à ce moment qu'il se glissa derrière <strong>le</strong> bloc de pierre<br />

et qu'il disparut aux yeux de Maurice.<br />

Il n'eut pas de peine à mettre en m<strong>ou</strong>vement <strong>le</strong> rocher qui<br />

comme n<strong>ou</strong>s venons de <strong>le</strong> voir, tomba en renversant Mau­<br />

rice.<br />

T<strong>ou</strong>t cela s'était passé en moins de temps que n<strong>ou</strong>s n'en<br />

mettons p<strong>ou</strong>r l'écrire.<br />

Pendant ce temps, qu'était devenu <strong>le</strong> troisième person­<br />

nage ?<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il s'avança avec précaution.<br />

Il boîtait légèrement de la jambe gauche.<br />

C'était sans d<strong>ou</strong>te la suite <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>p de feu que Maurice avait<br />

enten<strong>du</strong> un moment auparavant.<br />

L'obscurité lui avait permis de s'approcher assez p<strong>ou</strong>r se<br />

rendre compte de ce qui se passait.<br />

Il avait sans d<strong>ou</strong>te enten<strong>du</strong> <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p de pisto<strong>le</strong>t de Maurice,


— 1169 —<br />

mais il ignorait qui avait tiré et contre qui la bal<strong>le</strong> avait été<br />

dirigée.<br />

Il s'avançait en rampant presque sur <strong>le</strong> sol et il put bientôt<br />

voir Maurice adossé au rocher.<br />

— Maurice!... il vit!... v<strong>ou</strong>lut-il s'écrier.<br />

Mais au même moment sa voix expira dans sa gorge.<br />

Il venait de voir la « pierre qui p<strong>le</strong>ure » vacil<strong>le</strong>r et tomber<br />

en écrasant Maurice.<br />

Un rugissement sortit de sa poitrine et il se précipita sur<br />

l'assassin en lui disant :<br />

— Monstre!... voilà ta récompense!<br />

Et il v<strong>ou</strong>lut plonger dans la poitrine de Mac-Bell <strong>le</strong> poignard<br />

qu'il brandissait de la main droite.<br />

Mais l'Écossais réussit à parer <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p qui lui était destiné,<br />

et saisissant de la main gauche <strong>le</strong> bras de l'inconnu il v<strong>ou</strong>lut<br />

à son t<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> frapper.<br />

Alors il s'engagea entre ces deux hommes un combat<br />

terrib<strong>le</strong>.<br />

Un combat qui ne p<strong>ou</strong>vait se terminer que par la mort de<br />

l'un des deux adversaires !<br />

T<strong>ou</strong>s deux montraient une agilité éga<strong>le</strong>, cependant il était<br />

faci<strong>le</strong> de voir que Mac-Bell surpassait l'inconnu en force mus­<br />

culaire.<br />

Ce dernier était affaibli par sa b<strong>le</strong>ssure et par l'hémorrhagie<br />

qui en était résulté, et ses membres commençaient à perdre <strong>le</strong>ur<br />

élasticité.<br />

L'issue de cette lutte devenait de moins en moins d<strong>ou</strong>teuse.<br />

L'inconnu, dont la respiration était maintenant pénib<strong>le</strong> et<br />

sifflante, faiblissait à vue d'oeil.<br />

L'Écossais allait évidemment avoir <strong>le</strong> dessus.<br />

Son adversaire, dont <strong>le</strong> visage était éga<strong>le</strong>ment rec<strong>ou</strong>vert d'un<br />

masque, concentrait maintenant t<strong>ou</strong>s ses efforts sur un point.<br />

87


— 1170 —<br />

Il v<strong>ou</strong>lait arriver à dégager son bras droit p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir poignarder<br />

Mac-Bell.<br />

Mais ses efforts étaient infructueux.<br />

Il ne p<strong>ou</strong>vait pas se défaire de l'étreinte de l'Écossais.<br />

Bientôt, celui-ci, reconnaissant son avantage, donna un<br />

croc-en-jambe à son adversaire, et t<strong>ou</strong>s deux r<strong>ou</strong>lèrent sur<br />

<strong>le</strong> sol.<br />

Cette chute fut fata<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r l'inconnu.<br />

En tombant, <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>teau de Mac-Bell pénétra jusqu'au<br />

manche dans se poitrine.<br />

Ses musc<strong>le</strong>s se détendirent.<br />

Un râ<strong>le</strong>ment sifflant sortit de sa poitrine, une écume san­<br />

glante apparut sur ses lèvres et son regard prit la fixité de la<br />

mort.<br />

Mac-Bell se s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vant sur ses gen<strong>ou</strong>x, posa sa main sur <strong>le</strong><br />

coeur de son adversaire.<br />

Mais t<strong>ou</strong>t battement avait cessé.<br />

Il v<strong>ou</strong>lut alors savoir quel était l'homme contre <strong>le</strong>quel il<br />

avait eu à lutter aussi rudement.<br />

Il arracha <strong>le</strong> masque qui c<strong>ou</strong>vrait <strong>le</strong>s traits de l'inconnu et<br />

il se pencha sur son visage.<br />

— Ah ! s'écria-t-il avec un air de triomphe. Ah! <strong>Blondel</strong>!...<br />

Et il se pencha de n<strong>ou</strong>veau p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> regarder de plus près,<br />

afin de bien s'assurer qu'il ne se trompait pas.<br />

Mais non.<br />

C'était bien <strong>Blondel</strong>.<br />

L'homme auquel il avait juré une haine mortel<strong>le</strong> était là,<br />

éten<strong>du</strong> à ses pieds, sans vie !.<br />

— Malédiction!... reprit-il, <strong>le</strong> gaillard a v<strong>ou</strong>lu de n<strong>ou</strong>veau<br />

se mettre en travers de mon chemin, mais cette fois il a eu<br />

ce qu'il cherchait.<br />

Et en parlant ainsi il p<strong>ou</strong>ssa <strong>du</strong> pied <strong>le</strong> corps de <strong>Blondel</strong>.<br />

Puis il reprit son monologue.<br />

— C'est singulier, fit-il d'un air pensif, comment diab<strong>le</strong> Blon-


— 1171 —<br />

del se tr<strong>ou</strong>vait-il ici?... Où peut-il bien s'être tenu caché jusqu'à<br />

présent?... Lui que je croyais depuis longtemps mort au <strong>bagne</strong><br />

et que je retr<strong>ou</strong>ve t<strong>ou</strong>t-à-c<strong>ou</strong>p à Paris !<br />

Quel<strong>le</strong> existence de taupe a-t-il pu mener p<strong>ou</strong>r avoir échappé<br />

à ma vigilance?... Mais, bah !... il n'y faut plus penser. J'en<br />

suis maintenant débarrassé.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta d'un air de s<strong>ou</strong>rde ironie:<br />

- Oui, <strong>ou</strong>i, <strong>Blondel</strong>!... dorénavant tu ne viendras plus te<br />

mê<strong>le</strong>r de mes affaires.<br />

Avant de quitter l'endroit où il venait de commettre un d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong><br />

assassinat, Mac-Bell se demanda ce qu'il devait faire de ces<br />

deux cadavres.<br />

Était-il prudent de <strong>le</strong>s laisser où ils étaient?<br />

D'un autre côté, la nuit s'avançait, <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r commencerait<br />

bientôt à poindre et il c<strong>ou</strong>rait <strong>le</strong> risque d'être surpris par quelque<br />

chasseur <strong>ou</strong> quelque bûcheron matinal avant d'avoir pu faire<br />

disparaître <strong>le</strong>s corps de ses victimes.<br />

Il fallait à t<strong>ou</strong>t prix qu'au <strong>le</strong>ver <strong>du</strong> so<strong>le</strong>il il fût loin de Fon­<br />

taineb<strong>le</strong>au.<br />

Il se contenta de traîner <strong>le</strong>s corps de <strong>Blondel</strong> dans <strong>le</strong> f<strong>ou</strong>rré<br />

épais, ce qui ne lui donna pas beauc<strong>ou</strong>p de peine.<br />

En agissant ainsi, il évitait <strong>le</strong> danger qu'il aurait c<strong>ou</strong>ru en<br />

laissant ce corps au milieu de la clairière, où il aurait été<br />

aperçu p<strong>ou</strong>r la première personne qui aurait passé par là.<br />

Quand il eut fait cela il jeta un regard vers <strong>le</strong> rocher qui<br />

rec<strong>ou</strong>vrait <strong>le</strong> corps de Maurice.<br />

Essayer de <strong>le</strong> remuer p<strong>ou</strong>r en<strong>le</strong>ver <strong>le</strong> cadavre était une en­<br />

treprise qui demandait plus de temps que Mac-Bell n'en avait<br />

à sa disposition.<br />

Il avait faci<strong>le</strong>ment pu renverser cette pierre qui, comme n<strong>ou</strong>s<br />

l'avons dit plus haut, ne se tenait deb<strong>ou</strong>t que par un mirac<strong>le</strong><br />

d'équilibre.<br />

Mais maintenant il aurait fallu la re<strong>le</strong>ver, la remettre à sa<br />

place, et c'était une autre chose.


— 1172 —<br />

Quel<strong>le</strong> que fut la force musculaire de l'Ecossais, el<strong>le</strong> n'y p<strong>ou</strong>.<br />

vait pas suffire.<br />

— Alons!... pensa Mac-Bell, p<strong>ou</strong>rquoi me t<strong>ou</strong>rmenter mal à<br />

propos? Avant qu'on déc<strong>ou</strong>vre t<strong>ou</strong>t cela j'aurai eu <strong>le</strong> temps de<br />

faire <strong>du</strong> chemin... je serais de ret<strong>ou</strong>r à Paris; et la « pierre qui<br />

p<strong>le</strong>ure » ne racontera à personne ce qui s'est passé ici cette<br />

nuit; el<strong>le</strong> est muette comme <strong>le</strong> cadavre qu'el<strong>le</strong> rec<strong>ou</strong>vre.<br />

Il jeta un dernier regard aut<strong>ou</strong>r de lui afin de s'assurer qu'il<br />

ne laissait derrière lui aucun objet p<strong>ou</strong>vant <strong>le</strong> trahir.<br />

Il aperçut alors à ses pieds un poignard ainsi que <strong>le</strong> pisto<strong>le</strong>t<br />

de Maurice.<br />

Il ramassa <strong>le</strong>s deux armes et <strong>le</strong>s glissa dans sa poche.<br />

— Il vaux mieux emporter t<strong>ou</strong>t cela, pensa-t-il; et qui sait<br />

si ces armes ne p<strong>ou</strong>rront pas me servir un j<strong>ou</strong>r! Un homme<br />

prudent et sage tr<strong>ou</strong>ve t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une occasion d'user de ce qu'il<br />

a s<strong>ou</strong>s la main.<br />

Puis ramenant son manteau sur ses épau<strong>le</strong>s, il prit à grands<br />

pas <strong>le</strong> sentier qui devait <strong>le</strong> ramener à la grande r<strong>ou</strong>te.<br />

Seu<strong>le</strong>ment au lieu de ret<strong>ou</strong>rner à Melun a pied et de reprendre<br />

<strong>le</strong> chemin de fer dans cette localité, il avait décidé de ret<strong>ou</strong>rner<br />

à pied jusqu'à Paris.<br />

De cette manière il éviterait plus certainement <strong>le</strong> danger<br />

d'être reconnu et de donner l'éveil.<br />

Au so<strong>le</strong>il <strong>le</strong>vant il était sur la grande r<strong>ou</strong>te, marchant d'un<br />

pas délibéré et avec un air d'ins<strong>ou</strong>ciance.<br />

On l'aurait pris p<strong>ou</strong>r un voyageur inoffensif.<br />

Un quart d'heure plus tard il fut rejoint par un marchand<br />

de lait qui se rendait en vil<strong>le</strong> avec sa voiture.<br />

Cet homme voyant notre voyageur se diriger <strong>du</strong> même côté<br />

que lui il lui offrit de lui donner une place auprès de lui, ce que<br />

Mac-Bell accepta sans façon.<br />

Deux heures plus tard il faisait son entrée dans la capita<strong>le</strong>.<br />

Il portait maintenant des vêtements différents de ceux de<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs.


— 1173 —<br />

Il en avait fait un paquet qu'il avait pris avec lui en partant<br />

de Paris et qu'il avait caché dans la forêt.<br />

Avant de rejondre la grande r<strong>ou</strong>te il avait changé d'habits et<br />

était de cette manière plus certain de n'avoir pas été reconnu.<br />

Au lieu <strong>du</strong> large manteau qu'il portait la veil<strong>le</strong>, il avait<br />

revêtu une de ces vestes c<strong>ou</strong>rtes comme en portent d'ordinaire<br />

<strong>le</strong>s hommes de la campagne.<br />

Quand il eut dépassé la barrière il se dirigea <strong>du</strong> côté de<br />

l'auberge <strong>du</strong> « Coq r<strong>ou</strong>ge », dont n<strong>ou</strong>s avons déjà entretenu<br />

<strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur, et qui passait avec raison p<strong>ou</strong>r être un repaire de<br />

malfaiteurs.<br />

Là il tr<strong>ou</strong>va d'autres vêtements et changea de n<strong>ou</strong>veau de<br />

costume.<br />

Une heure après Gaspard <strong>le</strong> borgne rentrait dans la b<strong>ou</strong>­<br />

tique de bric-à-brac qu'il tenait au Temp<strong>le</strong>.<br />

Vers la fin de la même j<strong>ou</strong>rnée une vieil<strong>le</strong> femme qui ra­<br />

massant <strong>du</strong> bois mort dans la forêt arriva t<strong>ou</strong>te ép<strong>ou</strong>vantée<br />

au village voisin et raconta que, passant vers la « pierre qui<br />

p<strong>le</strong>ure », el<strong>le</strong> avait vu <strong>le</strong> bloc de rocher gisant à terre, et<br />

qu'une mare de sang rec<strong>ou</strong>vrait <strong>le</strong> sol.<br />

Immédiatement t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s habitants <strong>du</strong> village se dirigèrent<br />

vers ce point p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r se rendre compte par <strong>le</strong>urs yeux de<br />

ce phénomène étrange.<br />

Ils avaient emporté des perches et des barres afin de tâcher<br />

de remettre en place la « pierre qui p<strong>le</strong>ure ».<br />

Après bien des efforts ils y parvinrent et <strong>le</strong> bloc reprit son<br />

ancienne position.<br />

On ne tr<strong>ou</strong>va rien de dess<strong>ou</strong>s qu'une large fiaque de sang<br />

coagulé.<br />

Quelques taches de sang étaient restées attachées à la pointe<br />

de la pierre dont à partir de ce j<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> nom fut modifié.<br />

La population ignorante disait maintenant : c'est la « pierre<br />

lui p<strong>le</strong>ure <strong>du</strong> sang ».


— 1174 —<br />

CHAPITRE XIV.<br />

Le <strong>du</strong>el.<br />

Pendant que Mac-Bell était chargé de faire disparaître Mau­<br />

rice, Beauf<strong>le</strong>ury s'était réservé la tâche de se débarasser d'Ar­<br />

thur, <strong>le</strong> jeune fiancé de Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Avec un caractère comme celui de l'ancien « Jean l'incen­<br />

diaire », <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur comprendra faci<strong>le</strong>ment que <strong>le</strong> <strong>du</strong>el que<br />

cet homme avait accepté d'Arthur ne p<strong>ou</strong>vait être qu'un pré­<br />

texte.<br />

Il n'était jamais venu à l'esprit de Beauf<strong>le</strong>ury de se me­<br />

surer <strong>le</strong>s armes à la mains, et dans des conditions régulières,<br />

avec <strong>le</strong> futur ép<strong>ou</strong>x de Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Il ne savait que trop combien il y a de chances à c<strong>ou</strong>rir<br />

dans un <strong>du</strong>el, si inexpérimenté que soit l'adversaire que l'on<br />

a devant soi, et Beauf<strong>le</strong>ury ne v<strong>ou</strong>lait pas s'exposer à la moindre<br />

de ces chances.<br />

Il préférait avoir rec<strong>ou</strong>rs à un moyen plus sûr et plus expé-<br />

ditif.<br />

Arthur devait disparaître à t<strong>ou</strong>t prix.<br />

Ce n'était plus que sur <strong>le</strong> moyen à employer que Beau­<br />

f<strong>le</strong>ury hésitait.<br />

Il ne p<strong>ou</strong>vait, ni ne v<strong>ou</strong>lait opérer seul.<br />

D'un autre côté Mac-Bell ne p<strong>ou</strong>vait pas être chargé de<br />

t<strong>ou</strong>te la besogne.<br />

L'affaire de la « pierre qui p<strong>le</strong>ure » devait lui suffire. Du reste<br />

il ne travaillait pas p<strong>ou</strong>r rien, et Beauf<strong>le</strong>ury devenait économe.<br />

Qui donc tr<strong>ou</strong>ver qui p<strong>ou</strong>rrait se charger de cette affaire?


— 1175 —<br />

Baptiste peut-être, <strong>le</strong> fils de la mère Salviat?<br />

C'était sans d<strong>ou</strong>te un gaillard résolu et déterminé, qui ne<br />

b<strong>ou</strong>dait pas davant <strong>le</strong> travail.<br />

Il était rétabli de sa b<strong>le</strong>ssure, mais c'était un ami, un as<br />

socié de Mac-Bell, et il n'y avait rien à faire de ce côté-là.<br />

C'est en faisant ces réf<strong>le</strong>xions que Beauf<strong>le</strong>ury arpentait son<br />

cabinet quand son va<strong>le</strong>t de chambre vint lui annoncer qu'une<br />

vieil<strong>le</strong> femme demandait à lui par<strong>le</strong>r.<br />

— Comment se nomme cette personne? demanda-t-il.<br />

— El<strong>le</strong> n'a pas v<strong>ou</strong>lu me dire son nom, répondit <strong>le</strong> va<strong>le</strong>t.<br />

— Dans ce cas je ne puis la recevoir, reprit Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— C'est ce que je lui ait dit, monsieur <strong>le</strong> comte, mais el<strong>le</strong><br />

prétend avoir des choses de la plus haute importance à v<strong>ou</strong>s<br />

communiquer.<br />

— Al<strong>le</strong>z lui dire que je ne reçois que <strong>le</strong>s personnes que je<br />

connais <strong>ou</strong> dont je connais <strong>le</strong> nom.<br />

Le laquais s'éloigna et revint au b<strong>ou</strong>t d'un moment.<br />

Il tenait à la main un m<strong>ou</strong>choir brodé.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte, dit-il, cette femme m'a chargé de<br />

v<strong>ou</strong>s remettre ceci.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury saisit ce m<strong>ou</strong>choir et <strong>le</strong> reconnu comme étant<br />

<strong>le</strong> sien, t<strong>ou</strong>t en se rappelant confusement l'avoir reçu de la<br />

comtesse de St-Etienne.<br />

Il supposa t<strong>ou</strong>t d'abord qu'il l'avait <strong>ou</strong>blié chez la comtesse,<br />

et que cette vieil<strong>le</strong> femme venait de la part de cette dernière.<br />

— Faites entrer cette femme! dit-il au va<strong>le</strong>t de chambre.<br />

A peine celui-ci avait-il renfermé la porte qu'el<strong>le</strong> se r<strong>ou</strong>vrit<br />

et donna passage à une vieil<strong>le</strong> femme d'un aspect rébarbatif<br />

mais cependant vêtue assez proprement.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury qui, à ce moment, t<strong>ou</strong>rnait <strong>le</strong> dos à la porte, se<br />

ret<strong>ou</strong>rna brusquement et demanda brièvement:<br />

— Que me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s?...<br />

Il n'en put dire davantage , il venait de reconnaître la<br />

mère Salviat..., la vieil<strong>le</strong> femme <strong>du</strong> « Champ <strong>du</strong> crime ».


— 1176 —<br />

Que venait-el<strong>le</strong> faire? quel<strong>le</strong>s étaient ses intentions?..<br />

Comment avait-el<strong>le</strong> pu déc<strong>ou</strong>vrir sa demeure?<br />

Beauf<strong>le</strong>ury avait eu <strong>le</strong> soin de se c<strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong> visage d'un<br />

masque t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fois qu'il avait été dans la cabane de cette<br />

femme, et ni el<strong>le</strong>, ni son fils Baptiste ne l'avaient jamais vu<br />

que masqué.<br />

Maîtrisant son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> et son émotion il parvint à dissimu<strong>le</strong>r<br />

ses sentiments et il reprit la paro<strong>le</strong>.<br />

— Que puis-je faire p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s, ma brave femme? deman-<br />

da-t-il en feignant la bienveillance.<br />

— V<strong>ou</strong>s devez v<strong>ou</strong>s en d<strong>ou</strong>ter, monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury, ré­<br />

pondit la vieil<strong>le</strong> avec effronterie.<br />

El<strong>le</strong> n'avait aucun intérêt à j<strong>ou</strong>er la comédie et ne v<strong>ou</strong>lait<br />

pas perdre de temps en circonlocutions inuti<strong>le</strong>s.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez sans d<strong>ou</strong>te, reprit Beauf<strong>le</strong>ury, je ne<br />

me s<strong>ou</strong>viens pas v<strong>ou</strong>s avoir jamais vue.<br />

La vieil<strong>le</strong> femme se mit à rire d'un air cynique.<br />

— Je crois sans peine que monsieur <strong>le</strong> comte ne se s<strong>ou</strong>­<br />

vienne pas volontiers d'une vieil<strong>le</strong> femme comme moi, dit-el<strong>le</strong>,<br />

mais je n'aurais pas supposé que v<strong>ou</strong>s puissiez <strong>ou</strong>blier vos<br />

amis aussi faci<strong>le</strong>ment.<br />

La r<strong>ou</strong>geur de l'indignation se répandit sur <strong>le</strong> visage de<br />

Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— Mes amis?... Il ne put en dire davantage.<br />

— Mais certainement, reprit la vieil<strong>le</strong> Salviat qui v<strong>ou</strong>lait<br />

al<strong>le</strong>r droit au but... Ne sont-ce donc pas des amis ceux qui<br />

tirent <strong>le</strong>s marrons <strong>du</strong> feu p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s afin que v<strong>ou</strong>s ne v<strong>ou</strong>s<br />

brûliez pas <strong>le</strong>s doigts?<br />

— Je ne v<strong>ou</strong>s comprend pas! fit Beauf<strong>le</strong>ury impatienté.<br />

Encore une fois, je ne v<strong>ou</strong>s comprend pas et je ne sais ce que<br />

v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z dire.<br />

— Ah! fit la vieil<strong>le</strong> avec aigreur, c'est comme cela, et v<strong>ou</strong>s<br />

ne v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>venez pas de moi? Eh bien je vais v<strong>ou</strong>s refraîchir<br />

la mémoire !... Ah !... monsieur <strong>le</strong> comte ne se rappel<strong>le</strong> pas qu il


— 1177 —<br />

est venu dans ma maison,... et masqué encore,... comme s'il<br />

avait été en bonne fortune!...<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, dont l'embarras augmentait visib<strong>le</strong>ment, v<strong>ou</strong>lut<br />

faire un geste de dénégation.<br />

— Moi?... v<strong>ou</strong>s... v<strong>ou</strong>s trompez! balbutia-t-il.<br />

Mais la mégère continua sans se déconcerter.<br />

— Ne v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>venez-v<strong>ou</strong>s donc pas de mon fils Baptiste, qui<br />

a manqué perdre la vie à cause de v<strong>ou</strong>s ?... Ne v<strong>ou</strong>s s<strong>ou</strong>venez-<br />

v<strong>ou</strong>s pas <strong>du</strong> « Champ <strong>du</strong> crime », et de l'affaire de la petite<br />

chapel<strong>le</strong> de la r<strong>ou</strong>te de Meudon ?<br />

La mère Salviat qui, t<strong>ou</strong>t d'abord, avait parlé d'une voix<br />

calme, s'était animée et el<strong>le</strong> avait haussé <strong>le</strong> ton de sorte qu'on<br />

p<strong>ou</strong>vait parfaitement entendre de la pièce voisine t<strong>ou</strong>t ce qu'el<strong>le</strong><br />

disait.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury comprit qu'il fallait à t<strong>ou</strong>t prix acheter <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce<br />

de cette vieil<strong>le</strong> femme.<br />

Il s'avança vers son sécretaire, <strong>ou</strong>vrit un tiroir et y prit un<br />

bil<strong>le</strong>t de banque qu'il tendit à la mère Salviat en lui disant :<br />

— Si<strong>le</strong>nce !... pas un mot de plus.<br />

La vieil<strong>le</strong> prit <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t avec une satisfaction visib<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> voyait que ses arguments étaient puissants.<br />

Cependant el<strong>le</strong> ne perdait pas de vue <strong>le</strong> principal but de sa<br />

visite.<br />

El<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lait arriver à obtenir p<strong>ou</strong>r son fils Baptiste <strong>le</strong> mono­<br />

po<strong>le</strong> des « affaires » que Beauf<strong>le</strong>ury payait si largement et p<strong>ou</strong>r<br />

<strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s Gaspard <strong>le</strong> borgne avait si s<strong>ou</strong>vent eu la préférence.<br />

- D'où avez-v<strong>ou</strong>s ce m<strong>ou</strong>choir? demanda Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— V<strong>ou</strong>s l'avez per<strong>du</strong> lors de la dernière visite que v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s<br />

avez faite, répondit la mère Salviat d'un ton rad<strong>ou</strong>ci.<br />

Le bil<strong>le</strong>t de banque avait fait son effet.<br />

— Imbéci<strong>le</strong> que je suis ! fit Beauf<strong>le</strong>ury à voix basse.<br />

— Mais, reprit-il à haute voix, ce m<strong>ou</strong>choir ne porte qu'une<br />

simp<strong>le</strong> initia<strong>le</strong>, un B, qu'est-ce que cela pr<strong>ou</strong>ve?<br />

— Le hasard est parfois merveil<strong>le</strong>ux, fit la vieil<strong>le</strong> en s<strong>ou</strong>-<br />

88


— 1178 —<br />

riant, je connais une <strong>ou</strong>vrière brodeuse qui se s<strong>ou</strong>vient parfaite­<br />

ment avoir brodé ce m<strong>ou</strong>choir p<strong>ou</strong>r la comtesse de St-Etienne<br />

— Adè<strong>le</strong>!... fit imprudemment Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Sans se déconcerter la vieil<strong>le</strong> femme continua:<br />

— Je me rendis alor chez la comtesse, qui m'apprit qu'el<strong>le</strong><br />

v<strong>ou</strong>s avait fait cadeau de ce m<strong>ou</strong>choir !<br />

— Oh!... la petite vipère ! fit Beauf<strong>le</strong>ury d'une voix s<strong>ou</strong>rde,<br />

el<strong>le</strong> me <strong>le</strong> paiera !<br />

La mère Salviat se mit à rire.<br />

— La pauvre petite femme, dit-el<strong>le</strong>, il ne faut pas lui en v<strong>ou</strong>loir<br />

p<strong>ou</strong>r cela, v<strong>ou</strong>s savez que je connais <strong>le</strong> moyen de rendre <strong>le</strong>s<br />

gens accomodants.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury se mordit <strong>le</strong>s lèvres.<br />

S<strong>ou</strong>dain une pensée traversa son esprit.<br />

Il p<strong>ou</strong>vait profiter de cette occasion p<strong>ou</strong>r savoir de quel<br />

genre étaient <strong>le</strong>s relations de la famil<strong>le</strong> Salviat avec Mac-Bell et<br />

p<strong>ou</strong>r apprendre quelque chose sur son compte.<br />

— A propos !... fit-il d'un air dégagé, savez-v<strong>ou</strong>s où se tr<strong>ou</strong>ve<br />

Gaspard <strong>le</strong> borgne, et p<strong>ou</strong>rriez-v<strong>ou</strong>s me l'envoyer?<br />

— Gaspard <strong>le</strong> borgne? fit la vieil<strong>le</strong> femme dont <strong>le</strong> regard<br />

lança un éclair de haine et de rage s<strong>ou</strong>rde. Que lui v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-<br />

v<strong>ou</strong>s ?<br />

— J'en ai besoin auj<strong>ou</strong>rd'hui même et je ne sais où <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>­<br />

ver. J'avais une bonne affaire à lui proposer, il est votre ami,<br />

ne p<strong>ou</strong>rriez-v<strong>ou</strong>s pas me l'envoyer?<br />

— Mon ami ? s'écria la vieil<strong>le</strong>.<br />

— Comment? reprit Beauf<strong>le</strong>ury en feignant la surprise; n'est-<br />

il donc pas votre ami <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>t au moins celui de votre fils?<br />

— Lui?... l'ami de mon fils?... Lui qui vient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs c<strong>ou</strong>per<br />

l'herbe s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s pieds de Baptiste?<br />

La mère Salviat était agitée.<br />

Une jal<strong>ou</strong>sie évidente la faisait par<strong>le</strong>r ainsi, et Beauf<strong>le</strong>ury<br />

s'applaudissait intérieurement de la t<strong>ou</strong>rnure que prenait la<br />

conversation.


— 1179 —<br />

Comme il v<strong>ou</strong>lait exciter encore un peu la vieil<strong>le</strong> il reprit:<br />

— Gaspard est un gaillard solide et de t<strong>ou</strong>te confiance!<br />

Ces paro<strong>le</strong>s eurent un effet merveil<strong>le</strong>ux.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s ? s'écria la mère Salviat avec aigreur; mon<br />

fils aussi est solide, et il mérite plus de confiance que votre<br />

Gaspard!... Mettez-<strong>le</strong> seu<strong>le</strong>ment une fois à l'épreuve, et v<strong>ou</strong>s<br />

verrez si je dis vrai !<br />

El<strong>le</strong> était t<strong>ou</strong>te contente de l'occasion qui s'offrait de vanter<br />

<strong>le</strong>s mérites de son fils et de lui faire gagner de l'argent.<br />

— Oui, reprit-el<strong>le</strong>, essayez seu<strong>le</strong>ment une fois et confiez-lui<br />

une affaire, à lui t<strong>ou</strong>t seul, et v<strong>ou</strong>s verrez de quoi mon Baptiste<br />

est capab<strong>le</strong> quand il n'est pas empêché par un camarade aussi<br />

gênant que Gaspard <strong>le</strong> borgne !<br />

Beauf<strong>le</strong>ury jubilait intérieurement.<br />

Il avait tr<strong>ou</strong>vé ce qu'il cherchait.<br />

Mais il fallait qu'il dissimulât son contentement et il feignit<br />

de n'accorder qu'une confiance limitée à Baptiste.<br />

Il savait qu'en agissant de cette manière il économiserait<br />

quelques bil<strong>le</strong>ts de mil<strong>le</strong> francs.<br />

11 ne faillait donc pas qu'il eût l'air de tenir à employer <strong>le</strong><br />

fils de la mère Salviat.<br />

— Si je savais que je n'aie pas lieu de m'en repentir! fit-il<br />

comme s'il hésitait.<br />

— Oh! fit vivement la vieil<strong>le</strong> femme, je v<strong>ou</strong>s réponds de lui!<br />

Ayez t<strong>ou</strong>te confiance en ce que je v<strong>ou</strong>s dis!<br />

— Allons, fit Beauf<strong>le</strong>ury, je veux bien essayer de confier une<br />

affaire à votre fils sans en par<strong>le</strong>r à son camarade Gaspard, qui<br />

p<strong>ou</strong>rrait bien ne pas être très-satisfait de ce que Baptiste veuil<strong>le</strong><br />

avoir <strong>le</strong> gâteau t<strong>ou</strong>t entier p<strong>ou</strong>r lui seul.<br />

La vieil<strong>le</strong> n'en demandait pas devantage et promit à Beau­<br />

f<strong>le</strong>ury de lui envoyer son fils dans l'après-midi de la même<br />

j<strong>ou</strong>rnée.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, qui brûlait d'impatience d'être débarrassé d'Ar-


— 1180 —<br />

thur afin de p<strong>ou</strong>voir sans retard en finir avec Cé<strong>le</strong>ste, crut p<strong>ou</strong>r<br />

cette fois se départir un peu de sa vigilance habituel<strong>le</strong>.<br />

Cependant il dit à la mère Salviat de recommander à Baptiste<br />

de se présenter décemment vêtu et de se donner p<strong>ou</strong>r un jeune<br />

homme cherchant un emploi.<br />

La vieil<strong>le</strong> femme promit t<strong>ou</strong>t ce que Beauf<strong>le</strong>ury v<strong>ou</strong>lut et<br />

reprit t<strong>ou</strong>te contente <strong>le</strong> chemin de sa masure.<br />

El<strong>le</strong> avait atteint son but et procuré une « bonne pratique »<br />

à son fils, sans compter <strong>le</strong> bil<strong>le</strong>t de banque qui lui était arrivé<br />

d'une manière aussi inatten<strong>du</strong>e.<br />

Quand el<strong>le</strong> fut revenue chez el<strong>le</strong> Baptiste s'y tr<strong>ou</strong>vait.<br />

El<strong>le</strong> lui raconta immédiatement l'entretien qu'el<strong>le</strong> venait<br />

d'avoir avec Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

La mère et <strong>le</strong> fils ne purent cacher <strong>le</strong>ur joie, et, p<strong>ou</strong>r la pre­<br />

mière fois depuis plus de dix ans peut-être, ils s'embrassèrent.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury de son côté n'était pas moins content.<br />

Il reçut vers la fin de la j<strong>ou</strong>rnée <strong>le</strong> fils Salviat, <strong>le</strong> fit entrer<br />

dans son cabinet et ils eurent ensemb<strong>le</strong> une conversation pro­<br />

longée.<br />

Baptiste s'éloigna enfin et Beauf<strong>le</strong>ury s'étant mis au lit il<br />

s'endormit d'un sommeil aussi tranquil<strong>le</strong> que celui de l'être <strong>le</strong><br />

plus <strong>innocent</strong> <strong>du</strong> monde.<br />

Le <strong>le</strong>ndemain qui était un dimanche apporta une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong><br />

joie à Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Vers midi il reçut la visite de Mac-Bell qui lui raconta ce qui<br />

s'était passé pendant la nuit dans la forêt de Fontaineb<strong>le</strong>au.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury triomphait.<br />

T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s obstac<strong>le</strong>s s'étaient aplanis et rien ne p<strong>ou</strong>vait plus<br />

entraver l'exécution de ses projets.<br />

L'heure était venue où il devait se rencontrer sur <strong>le</strong> terrain<br />

avec Arthur, <strong>le</strong> fiancé de Cé<strong>le</strong>ste.<br />

<strong>Les</strong> deux témoins étant venus <strong>le</strong> chercher en voiture, il con­<br />

gédia Mac-Bell et partit.<br />

Une demi-heure plus tard ils arrivaient au bois de Vincennes.


— 1181 —<br />

Deux minutes après Arthur arriva, accompagné éga<strong>le</strong>ment de<br />

ses témoins.<br />

Il parut pénib<strong>le</strong>ment affecté de ne pas être arrivé <strong>le</strong> premier.<br />

<strong>Les</strong> deux adversaires se saluèrent cérémonieusement pendant<br />

que <strong>le</strong>s témoins examinaient <strong>le</strong>s armes et prenaient <strong>le</strong>s dis­<br />

tances.<br />

Quand t<strong>ou</strong>t fut terminé ils se placèrent en face l'un de<br />

l'autre.<br />

Ensuite <strong>le</strong>s armes <strong>le</strong>ur furent remises.<br />

Au moment où <strong>le</strong> signal de faire feu allait être donné Beau­<br />

f<strong>le</strong>ury fit signe qu'il v<strong>ou</strong>lait par<strong>le</strong>r.<br />

— Un moment, messieurs! dit-il, à la stupéfaction des té­<br />

moins.<br />

— Avez-v<strong>ou</strong>s une observation à faire? lui demanda un des<br />

témoins d'Arthur.<br />

— Je crois que ce <strong>du</strong>el p<strong>ou</strong>rrait être évité, répondit Beau­<br />

f<strong>le</strong>ury d'un air digne et calme. Quant à moi, je suis prêt à av<strong>ou</strong>er<br />

que j'ai eu tort vis-à-vis de monsieur.<br />

— Comment!... v<strong>ou</strong>s convenez de cela? s'écria Arthur.<br />

— Oui, repartit Beauf<strong>le</strong>ury, et ma réputation de brav<strong>ou</strong>re<br />

me permet de v<strong>ou</strong>s présenter mes excuses, si t<strong>ou</strong>tefois v<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z bien <strong>le</strong>s accepter.<br />

Et t<strong>ou</strong>t en parlant, Beauf<strong>le</strong>ury s'était rapproché <strong>du</strong> fiancé de<br />

Cé<strong>le</strong>ste et lui avait ten<strong>du</strong> la main avec une cordialité admira­<br />

b<strong>le</strong>ment j<strong>ou</strong>ée.<br />

Ce dernier qui avait un caractère généreux et une âme é<strong>le</strong>vée<br />

se sentit immédiatement porté à une réconciliation.<br />

En <strong>ou</strong>tre la pensée de sa fiancée contribua à l'engager à<br />

accepter une conciliation amiab<strong>le</strong>.<br />

Il prit donc la main que Beauf<strong>le</strong>ury lui tendait, et répondit<br />

avec une politesse exquise :<br />

— Si v<strong>ou</strong>s regrettez sincèrement de m'avoir offensé, mon­<br />

sieur, je me déclare p<strong>le</strong>inement satisfait de votre déclaration.<br />

La réconciliation fut aussi complète que possib<strong>le</strong>.


— 1182 —<br />

<strong>Les</strong> témoins eurent la sagesse de dissimu<strong>le</strong>r <strong>le</strong>ur surprise de<br />

voir cette rencontre se terminer de cette façon et l'on se sépara<br />

après avoir échangé quelques paro<strong>le</strong>s de politesse.<br />

Arthur se hâta de prendre congé de ses témoins et se rendit<br />

chez lui p<strong>ou</strong>r se débarasser de ses armes.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait ensuite se rendre chez sa fiancée.<br />

Quant à Beauf<strong>le</strong>ury, dont la con<strong>du</strong>ite en cette occasion ne peut<br />

qu'étonner <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur, il se rendit éga<strong>le</strong>ment chez lui après avoir<br />

recon<strong>du</strong>it ses témoins p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>squels cette affaire était énigma-<br />

tique.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il sortit et ayant appelé un fiacre qui<br />

possait, il se fit con<strong>du</strong>ire sur <strong>le</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard des Italiens.<br />

Arrivé devant la Maison Dorée il fit arrêter et descendit.<br />

Etant entré, il alla se placer à l'une des fenêtres qui donnent<br />

sur <strong>le</strong> trottoir.<br />

Là il prit un j<strong>ou</strong>rnal et se mit à lire.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il fut aisé de voir que son attention se<br />

portait beauc<strong>ou</strong>p plus sur ce qui se passait au dehors que sur<br />

ce qu'il y avait dans <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnal qu'il tenait à la main.<br />

Il avait plutôt l'air de se servir de ce j<strong>ou</strong>rnal comme d'un<br />

écran p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir observer sans être vu ce qui se passait à la<br />

rue.<br />

Il paraissait attendre avec impatience quelqu'un qui devait<br />

sans d<strong>ou</strong>te passer sur <strong>le</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard.<br />

Il avait demandé un verre de Madère auquel il ne faisait pas<br />

attention, ce qui était une preuve évidente qu'il ne se tr<strong>ou</strong>vait<br />

là que p<strong>ou</strong>r être exact à quelque rendez-v<strong>ou</strong>s.<br />

Il resta ainsi pendant près d'une heure.<br />

Son inquiétude se trahissait par la r<strong>ou</strong>geur et la pâ<strong>le</strong>ur qui<br />

alternaient sur son visage.<br />

A chaque instant il tirait sa montre avec un m<strong>ou</strong>vement<br />

d'impatience.<br />

— Déjà si tard! murmurait-il, et rien de n<strong>ou</strong>veau!<br />

Puis il jetait de n<strong>ou</strong>veau un regard sur <strong>le</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>vard.


— 1183 —<br />

- N'aurait-il pas réussi? fit-il enfin à demi voix.<br />

Il devrait être ici depuis longtemps!<br />

S<strong>ou</strong>dain ses yeux s'arrêtèrent sur un gamin déguenillé qui<br />

marchait <strong>le</strong>ntement sur <strong>le</strong> trottoir opposé.<br />

Quel intérêt p<strong>ou</strong>vait avoir <strong>le</strong> riche comte de Beauf<strong>le</strong>ury à<br />

considérer ainsi ce mendiant?<br />

Pendant ce temps ce dernier s'était arrêté au bord <strong>du</strong> b<strong>ou</strong>­<br />

<strong>le</strong>vard et s'était appuyé sur une des colonnes d'affichage que<br />

l'on rencontre à chaque pas.<br />

Puis au b<strong>ou</strong>t d'un moment il mit la main à sa poche et en<br />

tira une petite pierre qu'il lança devant lui comme si c'était<br />

une bil<strong>le</strong> avec laquel<strong>le</strong> il v<strong>ou</strong>lait j<strong>ou</strong>er.<br />

Le visage de Beauf<strong>le</strong>ury s'était c<strong>ou</strong>vert d'une pâ<strong>le</strong>ur cada­<br />

vérique.<br />

Il considérait ce gamin avec une anxiété visib<strong>le</strong>.<br />

Une seconde petite pierre partit de la main de ce dernier.<br />

Un éclair jaillit de la prunel<strong>le</strong> de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment <strong>le</strong> gamin lança un troisième caill<strong>ou</strong>.<br />

Puis il partit en c<strong>ou</strong>rant.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury ne put plus contenir son agitation; rep<strong>ou</strong>ssant<br />

avec vio<strong>le</strong>nce <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnal qu'il tenait à la main, il se <strong>le</strong>va comme<br />

p<strong>ou</strong>ssé par un ressort.<br />

Mais il retomba presque aussitôt sur <strong>le</strong> banc remb<strong>ou</strong>rré.<br />

On eût dit que ses jambes ne p<strong>ou</strong>vaient pas <strong>le</strong> porter.<br />

Pui ses lèvres pâlies s'entr'<strong>ou</strong>vrirent.<br />

— Enfin !... murmura-t-il;... enfin!... t<strong>ou</strong>t a réussi !... Arthur<br />

est mort... et Cé<strong>le</strong>ste est à moi!...<br />

Rien ne s'oppose plus à la réalisation de mes projets !<br />

Il appela ensuite un garçon et se fit servir une b<strong>ou</strong>teil<strong>le</strong><br />

de Champagne.<br />

Ils s'en versa deux verres qu'il but c<strong>ou</strong>p sur c<strong>ou</strong>p, jeta un<br />

napoléon sur la tab<strong>le</strong> et s'éloigna comme un homme qui<br />

marche dans un rêve.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait al<strong>le</strong>r voir Cé<strong>le</strong>ste.


— 1184 —<br />

Il lui tardait de voir son oeuvre c<strong>ou</strong>ronnée et il ne v<strong>ou</strong>lait<br />

pas perdre un instant.<br />

Il savait cependant que ce n'était pas par des serments d'a­<br />

m<strong>ou</strong>r et des protestations platoniques qu'il p<strong>ou</strong>rrait se rendre<br />

maître <strong>du</strong> coeur de la pauvre jeune fil<strong>le</strong>.<br />

Aussi était-il décidé à employer d'autres moyens.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait se présenter en maître et non en am<strong>ou</strong>reux timide<br />

et s<strong>ou</strong>mis.<br />

Il était résolu à exiger obéissance et non pas à accepter<br />

des conditions.<br />

N<strong>ou</strong>s allons <strong>le</strong> devancer et voir ce qui se passait dans la<br />

maison de Maurice depuis <strong>le</strong> depart de ce dernier.<br />

Cé<strong>le</strong>ste avait passé une nuit affreuse.<br />

Une anxiété terrib<strong>le</strong> ne lui avait pas permis de fermer <strong>le</strong>s<br />

yeux.<br />

El<strong>le</strong> avait atten<strong>du</strong> son père jusqu'à une heure très-avancée<br />

et épr<strong>ou</strong>vait une inquiétude indicib<strong>le</strong> en ne <strong>le</strong> voyant pas<br />

revenir.<br />

La nuit s'était passée ainsi et <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r avait paru sans ap­<br />

porter aucune n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>!<br />

La malheureuse jeune fil<strong>le</strong> était désespérée.<br />

Renfermée dans sa chambre el<strong>le</strong> s'était agen<strong>ou</strong>illée devant<br />

son canapé, et, la tête enf<strong>ou</strong>ie s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s c<strong>ou</strong>ssins el<strong>le</strong> sanglotait<br />

à fendre l'âme.<br />

Une pensée la s<strong>ou</strong>tenait encore.<br />

Arthur ne tarderait pas à paraître et sans d<strong>ou</strong>te il appor­<br />

terait des n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s.<br />

T<strong>ou</strong>t au moins p<strong>ou</strong>rrait-il al<strong>le</strong>r à la déc<strong>ou</strong>verte!<br />

La jeune fil<strong>le</strong> se creusait la tête p<strong>ou</strong>r arriver à deviner où<br />

son père avait pu al<strong>le</strong>r et ce qui p<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> retenir aussi long­<br />

temps hors de sa maison.<br />

Mais el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait arriver à aucune solution plausib<strong>le</strong>!<br />

Il en était de même des domestiques de Maurice, qui, dév<strong>ou</strong>és


— 1185 —<br />

à <strong>le</strong>ur maître qu'ils chérissaient, ne p<strong>ou</strong>vaient s'expliquer cette<br />

absence mystérieuse.<br />

Une partie de la j<strong>ou</strong>rnée s'était passée dans ces angoisses.<br />

S<strong>ou</strong>dain la sonnette de la porte d'entrée se fit entendre.<br />

T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde, Cé<strong>le</strong>ste la première, se précipita p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r à<br />

la rencontre <strong>du</strong> maître de la maison.<br />

Cruel<strong>le</strong> déception!<br />

Ce n'était pas lui!<br />

La porte ayant été <strong>ou</strong>verte on ne tr<strong>ou</strong>va personne, seu<strong>le</strong>ment<br />

Cé<strong>le</strong>ste aperçut à terre un papier plié.<br />

C'était sans d<strong>ou</strong>te une <strong>le</strong>ttre.<br />

El<strong>le</strong> ramassa ce papier en frémissant et c<strong>ou</strong>rut se renfermer<br />

dans sa chambre p<strong>ou</strong>r en prendre connaissance.<br />

Brisée par l'émotion el<strong>le</strong> fut forcée de s'asseoir.<br />

El<strong>le</strong> déplia ce papier d'une main tremblante, el<strong>le</strong> hésitait à<br />

prendre connaissance de son contenu.<br />

Cependant el<strong>le</strong> se décida à <strong>le</strong> lire, mais à peine y eut-el<strong>le</strong> jeté<br />

<strong>le</strong>s yeux qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa un cri déchirant et se renversa en arrière<br />

comme si el<strong>le</strong> allait s'évan<strong>ou</strong>ir.<br />

Sa femme acc<strong>ou</strong>rut p<strong>ou</strong>r lui porter sec<strong>ou</strong>rs pendant que <strong>le</strong><br />

va<strong>le</strong>t de chambre de Maurice, un vieillard qui avait vu naître<br />

Cé<strong>le</strong>ste, prit la liberté de jeter un c<strong>ou</strong>p d'oeil sur cette <strong>le</strong>ttre<br />

qui était tombée à terre après avoir glissé des mains de la<br />

jeune fil<strong>le</strong>.<br />

De même que Cé<strong>le</strong>ste il ne put retenir une exclamation de<br />

terreur quand il eut parc<strong>ou</strong>ru cette <strong>le</strong>ttre mystérieuse.<br />

Voici ce que cette <strong>le</strong>ttre contenait :<br />

« P<strong>ou</strong>r ne pas laisser mademoisel<strong>le</strong> Cé<strong>le</strong>ste dans l'incertitude<br />

au sujet de son père on lui apprend qu'il a tr<strong>ou</strong>vé la mort dans<br />

une affaire qui était p<strong>ou</strong>r lui inévitab<strong>le</strong>. Une vengeance méritée<br />

l'a atteint. P<strong>ou</strong>r ne laisser aucun d<strong>ou</strong>te à ce sujet cette <strong>le</strong>ttre<br />

contient sa bague et une mèche de ses cheveux. T<strong>ou</strong>te recherche<br />

serait inuti<strong>le</strong>. Il a disparu sans laisser de traces ».<br />

En effet <strong>le</strong> vieux serviteur retr<strong>ou</strong>va à terre aux pieds de sa<br />

89


— 1186 —<br />

jeune maîtresse l'anneau et la mèche de cheveux qui s'étaient<br />

échappés de la <strong>le</strong>ttre au moment où Cé<strong>le</strong>ste l'avait <strong>ou</strong>verte<br />

<strong>Les</strong> deux objets portaient des traces de sang.<br />

Le d<strong>ou</strong>te n'était plus possib<strong>le</strong>!<br />

Maurice était mort et sa fil<strong>le</strong> restait seu<strong>le</strong> au monde!<br />

Le malheureux avait sans d<strong>ou</strong>te succombé à une mort<br />

affreuse.<br />

Quand Cé<strong>le</strong>ste revint à el<strong>le</strong> put comprendre l'éten<strong>du</strong>e de<br />

son malheur.<br />

Des sanglots déchirants s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vaient sa poitrine et el<strong>le</strong> pressait<br />

sur ses lèvres <strong>le</strong>s deux seuls objets qui lui restaient de son<br />

père adoré!<br />

Que dirait Arthur quand il viendrait?<br />

Et p<strong>ou</strong>rquoi n'était-il pas encore arrivé?<br />

Cette pensée traversa l'esprit de la jeune fil<strong>le</strong> et el<strong>le</strong> eut une<br />

dernière lueur d'espoir.<br />

Peut-être son fiancé apporterait-il des n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s consolantes!<br />

Le va<strong>le</strong>t de chambre émit l'avis qu'il fallait tâcher de déc<strong>ou</strong>vrir<br />

par qui cette <strong>le</strong>ttre funeste avait été apporté.<br />

Il envoya dans ce but t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s domestiques de la maison aux<br />

informations dans <strong>le</strong> voisinage p<strong>ou</strong>r savoir si personne n'avait<br />

aperçu ce messager mystérieux.<br />

Mais t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s recherches furent inuti<strong>le</strong>s.<br />

Personne n'avait rien vu.<br />

Ensuite Cé<strong>le</strong>ste reprit la <strong>le</strong>ttre et se mit à l'examiner attentivement<br />

dans l'espoir de déc<strong>ou</strong>vrir un mot, un signe qui pût<br />

la mettre sur une trace quelconque.<br />

Mais t<strong>ou</strong>t fut inuti<strong>le</strong>.<br />

Cette <strong>le</strong>ttre était écrite sur <strong>du</strong> papier à <strong>le</strong>ttres ordinaire et que<br />

l'on tr<strong>ou</strong>ve part<strong>ou</strong>t, l'écriture avait été contrefaite et l'enveloppe<br />

avait été cachetée avec de la cire sur laquel<strong>le</strong> on avait<br />

apposé une pièce de cinq centimes en guise de cachet.<br />

La pauvre enfant sentait plus cruel<strong>le</strong>ment encore maintenant<br />

l'absence de son fiancé.


— 1187 —<br />

Arthur l'aurait conseillée et lui aurait ren<strong>du</strong> un peu de<br />

c<strong>ou</strong>rage.<br />

P<strong>ou</strong>rquoi fallait-il donc qu'il tardât autant à venir, précisé­<br />

ment au moment où el<strong>le</strong> se sentait si abattue et si malheu­<br />

reuse?<br />

L'heure était depuis longtemps passée, à laquel<strong>le</strong> il avait c<strong>ou</strong>­<br />

tume de venir s<strong>ou</strong>haiter <strong>le</strong> bonj<strong>ou</strong>r à sa fiancée et passer auprès<br />

d'el<strong>le</strong> quelques d<strong>ou</strong>x instants à faire des projets d'avenir.<br />

Le jeune homme disait s<strong>ou</strong>vent à sa fiancée:<br />

— Quand j'ai eu un de vos regards au commencement de la<br />

j<strong>ou</strong>rnée je me sens de l'inspiration p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> reste <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r.<br />

Auj<strong>ou</strong>rd'hui il allait être midi et il n'avait pas encore paru.<br />

S<strong>ou</strong>dain la sonnette de la porte d'entrée se fit de n<strong>ou</strong>veau<br />

entendre.<br />

— Voilà sans d<strong>ou</strong>te monsieur Arthur! s'écria <strong>le</strong> vieux va<strong>le</strong>t<br />

de chambre t<strong>ou</strong>t heureux d'apporter un peu de diversion à l'a­<br />

battement de Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Quant à la jeune fil<strong>le</strong> au lieu d'épr<strong>ou</strong>ver de la joie el<strong>le</strong> sentit<br />

une angoisse indéfinissab<strong>le</strong> s'emparer de son coeur.<br />

Sa poitrine s'oppressa, t<strong>ou</strong>t son sang reflua au coeur et son<br />

regard s'attacha à la porte comme si el<strong>le</strong> s'attendait à un n<strong>ou</strong>­<br />

veau malheur.<br />

Le va<strong>le</strong>t revint <strong>le</strong> visage altéré.<br />

Ce n'était donc pas Arthur qui avait sonné?<br />

— Ce n'est pas lui! dit <strong>le</strong> domestique p<strong>ou</strong>r répondre à la<br />

muette interruption de Cé<strong>le</strong>ste;.... c'est monsieur de Beau-<br />

f<strong>le</strong>ury !<br />

— Il m'est impossib<strong>le</strong> de <strong>le</strong> recevoir en ce moment! s'écria<br />

la jeune fil<strong>le</strong> avec effroi.<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta d'un air résolu:<br />

— Et je ne <strong>le</strong> veux pas!<br />

Le va<strong>le</strong>t de chambre s'éloigna et revint presque aussitôt en<br />

disant:


— 1188 —<br />

— Monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury dit qu'il faut absolument qu'il<br />

v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>!<br />

— Il faut! fit Cé<strong>le</strong>ste indignée. Eh bien! moi, je ne veux pas<br />

<strong>le</strong> voir.<br />

— Mais... reprit <strong>le</strong> domestique en hésitant.<br />

— Mais? répéta la jeune fil<strong>le</strong> étonnée de la contenance<br />

étrange <strong>du</strong> vieillard.<br />

— Monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury dit qu'il est chargé d'un mes­<br />

sage...<br />

Et <strong>le</strong> va<strong>le</strong>t de chambre s'arrêta de n<strong>ou</strong>veau.<br />

— Un message?... De qui?... s'écria Cé<strong>le</strong>ste au comb<strong>le</strong> de<br />

l'inquiétude.<br />

— De monsieur Arthur, répondit <strong>le</strong> domestique.<br />

— Oh ! mon Dieu!... fit la jeune fil<strong>le</strong> qui ne put retenir cette<br />

exclamation;... lui, chargé d'un message d'Arthur? Oh! c'est<br />

qu'il y a un n<strong>ou</strong>veau malheur... Faites-<strong>le</strong> entrer!<br />

Pendant que <strong>le</strong> va<strong>le</strong>t allait chercher Beauf<strong>le</strong>ury p<strong>ou</strong>r l'intro­<br />

<strong>du</strong>ire Cé<strong>le</strong>ste congédia <strong>le</strong>s autres serviteurs qui étaient là, en<br />

ne gardant auprès d'el<strong>le</strong> que sa femme de chambre.<br />

Un sentiment involontaire l'empêchait de v<strong>ou</strong>loir rester seu<strong>le</strong><br />

avec cette homme qu'el<strong>le</strong> détestait.<br />

Au même moment celui-ci entrait dans la pièce <strong>ou</strong> se tr<strong>ou</strong>­<br />

vait la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

Quand il vit qu'el<strong>le</strong> ne se tr<strong>ou</strong>vait pas seu<strong>le</strong> une ombre de<br />

désappointement et de colère passa sur son front.<br />

— Monsieur, lui dit Cé<strong>le</strong>ste quand il fut entré et lorsque la<br />

porte se fut refermée, on me dit que v<strong>ou</strong>s êtes chargé d'un<br />

message p<strong>ou</strong>r moi, si c'est la vérité je v<strong>ou</strong>s conjure de me tirer<br />

au plus vite de l'incertitude qui me dévore!<br />

El<strong>le</strong> avait eu t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s peines <strong>du</strong> monde p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir par<strong>le</strong>r<br />

avec tranquillité et calme à cet homme qu'el<strong>le</strong> détestait autant<br />

qu'el<strong>le</strong> <strong>le</strong> méprisait.<br />

Cependant el<strong>le</strong> ne put empêcher un frisson de parc<strong>ou</strong>rir t<strong>ou</strong>s<br />

ses membres.


— 1189 —<br />

En même temps un torrent de larmes s'échappait de ses<br />

yeux.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury considérait Cé<strong>le</strong>ste avec <strong>le</strong> plus grande calme.<br />

Il lui répondit d'un air glacial:<br />

- Mademoisel<strong>le</strong>, je v<strong>ou</strong>s prie d'éloigner votre femme de<br />

chambre. Ce que j'ai à v<strong>ou</strong>s dire ne concerne que v<strong>ou</strong>s<br />

seu<strong>le</strong>.<br />

- Cette jeune fil<strong>le</strong> m'est t<strong>ou</strong>te dév<strong>ou</strong>ée, reprit Ce<strong>le</strong>ste, et<br />

je n'ai pas de raison p<strong>ou</strong>r avoir des secrets p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>.<br />

- Je ne par<strong>le</strong>rai pas aussi longtemps que v<strong>ou</strong>s ne serez pas<br />

seu<strong>le</strong>, fit Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

Un éclair de colère jaillit des yeux d'ordinaire si d<strong>ou</strong>x de Cé­<br />

<strong>le</strong>ste, et el<strong>le</strong> considéra son interlocuteur des pieds à la tête.<br />

Mais el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait pas lutter avec cet homme que n<strong>ou</strong>s<br />

savons capab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s méfaits.<br />

Il s<strong>ou</strong>tint ce regard avec une calme dédaigneuse et p<strong>ou</strong>ssa<br />

<strong>le</strong> sans-façon jusqu'à s'asseoir dans un fauteuil sans y être<br />

invité.<br />

Cé<strong>le</strong>ste épr<strong>ou</strong>vait une envie irrésistib<strong>le</strong> de <strong>le</strong> taire mettre à<br />

la porte par <strong>le</strong>s domestiques, mais el<strong>le</strong> se contint.<br />

El<strong>le</strong> vit qu'il était décidé à ne pas <strong>ou</strong>vrir la b<strong>ou</strong>che aussi<br />

longtemps qu'une troisième personne p<strong>ou</strong>rrait assister à cette<br />

entrevue et entendre cette conversation.<br />

Faisant un effort sur el<strong>le</strong>-même, el<strong>le</strong> se contint, par am<strong>ou</strong>r<br />

p<strong>ou</strong>r Arthur, auquel el<strong>le</strong> aurait t<strong>ou</strong>t sacrifié, et el<strong>le</strong> se décida<br />

à renvoyer sa femme de chambre.<br />

— Laisse-n<strong>ou</strong>s, Annette! dit el<strong>le</strong>.<br />

Mais <strong>le</strong> regard significatif qui accompagna ces paro<strong>le</strong>s suffit<br />

p<strong>ou</strong>r faire comprendre à la camérière qu'el<strong>le</strong> ne devait pas s'é­<br />

loigner et Qu'el<strong>le</strong> devait être prête au premier appel.<br />

Quand la femme de chambre eut refermé la porte, Cé<strong>le</strong>ste<br />

s'adressant à Beauf<strong>le</strong>ury lui dit:<br />

— Maintenant, monsieur, n<strong>ou</strong>s sommes seuls, qu'avez-v<strong>ou</strong>s<br />

à me dire?


Beauf<strong>le</strong>ury se mit à rire.<br />

— 1190 —<br />

Une expression diabolique éclaira sa physionomie.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne paraissez pas être très-contente de rester seu<strong>le</strong><br />

avec moi, mademoisel<strong>le</strong>? fit-il d'un air sardonique.<br />

Cé<strong>le</strong>ste r<strong>ou</strong>git d'indignation.<br />

Cependant el<strong>le</strong> sut se contenire et se taire.<br />

— Je comprends parfaitement cela, reprit Beauf<strong>le</strong>ury avec<br />

son mauvais s<strong>ou</strong>rire, v<strong>ou</strong>s préféreriez sans d<strong>ou</strong>te un tête-à-tête<br />

avec monsieur Arthur, n'est-ce pas?...<br />

La jeune fil<strong>le</strong> <strong>ou</strong>vrit la b<strong>ou</strong>che p<strong>ou</strong>r exprimer la surprise<br />

indignée qu'el<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>vait, mais Beauf<strong>le</strong>ury reprit presque<br />

aussitôt:<br />

— Oui, <strong>ou</strong>i!.... je sais ce que v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z me dire!.... v<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong>driez savoir ce que j'ai à v<strong>ou</strong>s communiquer au sujet de<br />

M. Arthur!<br />

— Enfin!... balbutia la malheureuse Cé<strong>le</strong>ste; enfin, monsieur!...<br />

par<strong>le</strong>z!<br />

— Je comprends votre impatience, ma t<strong>ou</strong>te-bel<strong>le</strong>, fit en riant<br />

Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

On eût dit qu'il se faisait un plaisir de t<strong>ou</strong>rmenter la pauvre<br />

enfant.<br />

— Eh bien!... fit-il au b<strong>ou</strong>t d'un moment pendant <strong>le</strong>quel il<br />

avait paru se repaître de l'angoisse de sa victime; eh bien,<br />

voyons... je vais v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r de lui... d'Arthur!<br />

— Où est-il? s'écria Cé<strong>le</strong>ste.<br />

— Il est dans un endroit d'où il ne reviendra pas de sitôt!<br />

répondit Beauf<strong>le</strong>ury d'un air lugubre.<br />

— Grand Dieu!... s'écria la jeune fil<strong>le</strong>... il est mort!...<br />

— Non... pas encore! répondit <strong>le</strong> scélérat.<br />

— Il est donc m<strong>ou</strong>rant!... dit en sanglotant la jeune til<strong>le</strong>.<br />

— Pas encore.<br />

— Mais où est-il donc?... Par<strong>le</strong>z!... Au nom <strong>du</strong> ciel, mon­<br />

sieur!... dites-moi où est mon fiancé?<br />

— Votre fiancé? répéta Beauf<strong>le</strong>ury d'un air ironique. Mon-


— 1191 —<br />

sieur Arthur vit encore... mai votre fiancé est mort p<strong>ou</strong>r<br />

v<strong>ou</strong>s.<br />

— Il vit encore, dites-v<strong>ou</strong>s?... Un danger <strong>le</strong> menace donc?<br />

— C'est comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dites.<br />

— Comment?... qui donc en veut à ses j<strong>ou</strong>rs?<br />

— Moi! fit à voix basse Beauf<strong>le</strong>ury qui s'était <strong>le</strong>vé et qui<br />

fît un pas vers la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

— V<strong>ou</strong>s?... s'écria cel<strong>le</strong>-ci... Ah !... j'aurais dù m'en d<strong>ou</strong>ter!<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta:<br />

— Mais comment p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s oser me dire cela!... Je vais<br />

al<strong>le</strong>r immédiatement porter plainte à la justice et faire <strong>le</strong>s<br />

démarches p<strong>ou</strong>r délivrer Arthur!<br />

— V<strong>ou</strong>s ne ferez pas cela, dit Beauf<strong>le</strong>ury en prenant la main<br />

de Cé<strong>le</strong>ste.<br />

— Je ne <strong>le</strong> ferai pas?<br />

— Non.<br />

Et comme la jeune fil<strong>le</strong> <strong>le</strong> considérait avec stupéfaction il<br />

aj<strong>ou</strong>ta:<br />

— Non, v<strong>ou</strong>s ne <strong>le</strong> ferez pas, car la moindre paro<strong>le</strong> que<br />

v<strong>ou</strong>s diriez, la plus petite démarche que v<strong>ou</strong>s feriez à ce sujet<br />

déciderait de la mort d'Arthur.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z donc l'assassiner?<br />

Beauf<strong>le</strong>ury fit un signe affirmatif.<br />

— Monstre! fit Cé<strong>le</strong>ste en se c<strong>ou</strong>vrant <strong>le</strong> visage de ses<br />

deux mains.<br />

Puis se re<strong>le</strong>vant presque aussitôt d'un air d'énergie et de<br />

défi el<strong>le</strong> dit à son b<strong>ou</strong>rreau en <strong>le</strong> regardant en face:<br />

— Eh bien! non!... vos menaces ne me font pas peur ! c'est<br />

en vain que v<strong>ou</strong>s essayez de m'intimider!... je veux déc<strong>ou</strong>vrir<br />

à t<strong>ou</strong>s votre infamie et votre indignité !<br />

Et t<strong>ou</strong>t en parlant el<strong>le</strong> s'était dirigée vers la cheminée et<br />

el<strong>le</strong> étendait <strong>le</strong> bras p<strong>ou</strong>r saisir <strong>le</strong> cordon de la sonnette. Mais<br />

Beauf<strong>le</strong>ury s'avança en même temps et la retint en disant d'un<br />

air résolu :


— 1192 —<br />

— Je v<strong>ou</strong>s jure sur ma vie, qu'un mot sur ce que je viens de<br />

dire décide de la mort d'Arthur!<br />

Puis faisant un pas en arrière il montra <strong>le</strong> cordon de la<br />

sonnette en disant d'un air moqueur:<br />

— Et maintenant, mademoisel<strong>le</strong>,... veuil<strong>le</strong>z sonner, je v<strong>ou</strong>s<br />

en prie !<br />

L'infâme avait atteint son but.<br />

<strong>Les</strong> quelques paro<strong>le</strong>s qu'il avait prononcées avaient suffi<br />

p<strong>ou</strong>r effrayer Cé<strong>le</strong>ste.<br />

La pauvre enfant ne voyait que trop que ce misérab<strong>le</strong> disait<br />

vrai, et que la vie d'Arthur était entre ses mains.<br />

El<strong>le</strong> savait en <strong>ou</strong>tre que cet homme était capab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>t<br />

p<strong>ou</strong>r atteindre son but !<br />

Que p<strong>ou</strong>vait-el<strong>le</strong> faire?<br />

Seu<strong>le</strong>, et sans appui, el<strong>le</strong> était bien forcée de céder!<br />

El<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait cependant pas causer la mort de son fiancé<br />

en v<strong>ou</strong>lant tenter une démarche en sa faveur.<br />

Brisée de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et de désespoir, et convaincue de son im­<br />

puissance el<strong>le</strong> sentit son coeur se briser et el<strong>le</strong> retomba sans<br />

forces dans son fauteuil.<br />

Un torrent de larmes s'échappa de ses yeux et el<strong>le</strong> se tordit<br />

<strong>le</strong>s mains de désespoir.<br />

Quant à Beauf<strong>le</strong>ury il paraissait avoir pris son parti et v<strong>ou</strong>­<br />

loir attendre froidement que cet accès fut passé.<br />

Il laissa la jeune fil<strong>le</strong> p<strong>le</strong>urer tant qu'el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lut sans que<br />

son visage perdît son expression de cruauté.<br />

On eût dit qu'il j<strong>ou</strong>issait de voir c<strong>ou</strong><strong>le</strong>r <strong>le</strong>s larmes de la<br />

malheureuse enfant que la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur rendait encore plus bel<strong>le</strong>.<br />

Enfin, maîtrisant sa d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, cel<strong>le</strong>-ci sécha ses p<strong>le</strong>urs,et<br />

s'efforçant de paraître calme el<strong>le</strong> dit à Beauf<strong>le</strong>ury:<br />

— Mais,... monsieur,... v<strong>ou</strong>s disiez avoir quelque chose à<br />

me communiquer !<br />

— Non, mademoisel<strong>le</strong>, ce n'est pas cela!<br />

— Et quoi donc?


— 1193 —<br />

— Mademoisel<strong>le</strong>, j'ai une proposition à v<strong>ou</strong>s faire, dit Beau­<br />

f<strong>le</strong>ury, qui, malgré son cynisme sentait battre son coeur en<br />

approchant <strong>du</strong> but qu'il p<strong>ou</strong>rsuivait depuis si longtemps.<br />

Cependant, ce n'étaient pas <strong>le</strong>s palpitations d'un coeur ému<br />

par <strong>le</strong>s d<strong>ou</strong>x sentiments d'un am<strong>ou</strong>r pur.<br />

Non; <strong>le</strong> misérab<strong>le</strong> n'était p<strong>ou</strong>ssé que par l'avidité, l'ambition<br />

et l'am<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> plaisir.<br />

Il s'agissait maintenant p<strong>ou</strong>r lui de faire la conquête d'une<br />

riche héritière et d'une femme dont la beauté l'avait frappé<br />

depuis longtemps.<br />

— Une proposition?... répéta Cé<strong>le</strong>ste qui eut involontaire­<br />

ment comme une lueur d'espoir.<br />

— Oui, fit Beauf<strong>le</strong>ury,... une proposition aimab<strong>le</strong>!<br />

— Aimab<strong>le</strong>!... de votre part?... répondit la jeune fil<strong>le</strong> avec<br />

un ton de sarcasme d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reux.<br />

— Oui, mademoisel<strong>le</strong>, repartit Beauf<strong>le</strong>ury; <strong>le</strong> démon peut<br />

lui-même être quelquefois un messager de bonheur.<br />

Le misérab<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>riait d'un air diabolique.<br />

Il reprit d'un ton moqueur:<br />

— Et comme v<strong>ou</strong>s voyez que <strong>le</strong> ciel abandonne s<strong>ou</strong>vent <strong>le</strong>s<br />

coeurs vertueux v<strong>ou</strong>s ne risquez rien d'essayer à chercher <strong>du</strong><br />

sec<strong>ou</strong>rs d'un autre côté!<br />

La malheureuse jeune fil<strong>le</strong> comprit à l'air avec <strong>le</strong>quel Beau­<br />

f<strong>le</strong>ury avait prononcé ces dernières paro<strong>le</strong>s qu'el<strong>le</strong> n'avait plus<br />

rien à espérer <strong>du</strong> misérab<strong>le</strong> qui la torturait.<br />

El<strong>le</strong> jeta vers <strong>le</strong> ciel un regard d'angoisse et de supplica­<br />

tion.<br />

Puis s'adressant à Beauf<strong>le</strong>ury el<strong>le</strong> lui dit d'une voix éteinte:<br />

— Par<strong>le</strong>z!... qu'avez-v<strong>ou</strong>s à me proposer?<br />

— Avant t<strong>ou</strong>t, mademoisel<strong>le</strong>, répondit Beauf<strong>le</strong>ury, permettez-<br />

moi de v<strong>ou</strong>s adresser quelques questions, dans <strong>le</strong> but de bien<br />

établir nos situations respectives.<br />

— Par<strong>le</strong>z, monsieur... je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> répète! fit Cé<strong>le</strong>ste.


— 1194 —<br />

Et el<strong>le</strong> se renversa sur <strong>le</strong> dossier de son fauteuil d'un air<br />

épuisé.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury avait amené son siége précisément devant celui<br />

de la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

Il la considérait ainsi en face et p<strong>ou</strong>vait suivre <strong>le</strong> moindre<br />

m<strong>ou</strong>vement de sa physionomie.<br />

— V<strong>ou</strong>s savez, Cé<strong>le</strong>ste... commença-t-il.<br />

Mais il fut interrompu par un geste involontaire de la mal­<br />

heureuse fiancée d'Arthur.<br />

Il eut un s<strong>ou</strong>rire méchant, puis il reprit en haussant <strong>le</strong>s<br />

épau<strong>le</strong>s:<br />

— V<strong>ou</strong>s savez, mademoisel<strong>le</strong>, puisque v<strong>ou</strong>s préférez cela,<br />

v<strong>ou</strong>s savez que monsieur Arthur se tr<strong>ou</strong>ve en mon p<strong>ou</strong>voir.<br />

— Je <strong>le</strong> sais, répondit Cé<strong>le</strong>ste dont <strong>le</strong> visage avait pris la<br />

pâ<strong>le</strong>ur <strong>du</strong> marbre.<br />

— V<strong>ou</strong>s savez aussi que je puis, d'un moment à l'autre, <strong>le</strong><br />

faire passer de vie à trépas?<br />

— Oh!... je sais que v<strong>ou</strong>s en êtes capab<strong>le</strong>!<br />

— Eh bien!... fit Beauf<strong>le</strong>ury, je ne veux pas lui faire de<br />

mal !<br />

La jeune fil<strong>le</strong> eut un geste involontaire.<br />

— Comment!... dit-el<strong>le</strong>,... v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z me <strong>le</strong> rendre!<br />

Un rayon d'espoir venait d'illuminer son charmant visage.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury eut un s<strong>ou</strong>rire diabolique.<br />

— V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> rendre?... dit-il;... v<strong>ou</strong>s rendre votre fiancé? A<br />

quoi pensez-v<strong>ou</strong>s donc?<br />

Cé<strong>le</strong>ste sentit t<strong>ou</strong>t son sang affluer au coeur.<br />

— Mais que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s donc faire? demanda-t-el<strong>le</strong> d'une<br />

voix altérée par l'émotion et l'angoisse.<br />

— Je veux épargner la vie de monsieur Arthur, reprit<br />

Beauf<strong>le</strong>ury ;... <strong>ou</strong> plutôt, et p<strong>ou</strong>r par<strong>le</strong>r plus catégoriquement<br />

sa vie est maintenant entre vos mains !<br />

— Que me dites-v<strong>ou</strong>s?


— 1195 —<br />

— La vérité!... Un mot de v<strong>ou</strong>s peut <strong>le</strong> faire m<strong>ou</strong>rir <strong>ou</strong> lui<br />

sauver la vie!<br />

— Ne me torturez pas plus longtemps!... par<strong>le</strong>z <strong>ou</strong>verte­<br />

ment, qu'exigez-v<strong>ou</strong>s de moi'?... que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s?...<br />

— Ce que je veux?... repartit Beauf<strong>le</strong>ury à demi-voix et en<br />

plongeant son regard dans celui de sa victime;... ce que je<br />

veux?... je veux que v<strong>ou</strong>s soyez ma femme!...<br />

— Gran Dieu <strong>du</strong> ciel!... balbutia la pauvre enfant.<br />

El<strong>le</strong> eut cependant <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rage et la force de répondre avec<br />

plus de force :<br />

— Votre femme!... non, non!... jamais!... plutôt m<strong>ou</strong>rir!...<br />

— Jamais, dites-v<strong>ou</strong>s? répéta Beauf<strong>le</strong>ury avec ironie; réflé­<br />

chissez! ce n'est qu'à ce prix qu'Arthur aura la vie sauve!<br />

Demandez-moi t<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez, je suis prête à<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s sacrifices, mais je ne serai jamais votre femme!<br />

Beauf<strong>le</strong>ury commençait à s'exaspérer de cette résistance à<br />

laquel<strong>le</strong> il ne s'était pas atten<strong>du</strong>.<br />

— T<strong>ou</strong>t ce que v<strong>ou</strong>s me dites là, ma chère, dit-il, est as­<br />

surément très-flatteur p<strong>ou</strong>r moi;... malheureusement je ne<br />

suis pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde disposé à me plier à t<strong>ou</strong>tes vos<br />

fantaisies, je v<strong>ou</strong>s ai dit ce que je v<strong>ou</strong>lais, j'entends que v<strong>ou</strong>s<br />

m'obéissiez! et v<strong>ou</strong>s m'obéirez!<br />

Sa voix avait pris un accent <strong>du</strong>r et impérieux.<br />

— Jamais!... jamais!... s'écria Cé<strong>le</strong>ste indignée.<br />

— Jamais?... en êtes-v<strong>ou</strong>s bien certaine? reprit <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>rreau<br />

avec un ton sarcastique. S'il en est ainsi je ferai savoir à<br />

Arthur jusqu'où va votre amor p<strong>ou</strong>r lui.<br />

— Oh!...<br />

— Au moment où il rendra <strong>le</strong> dernier s<strong>ou</strong>pir il saura que<br />

c'est à v<strong>ou</strong>s qu'il doit la mort!... adieu!<br />

— Arrêtez! monstre que v<strong>ou</strong>s êtes!... je ..<br />

Beauf<strong>le</strong>ury qui s'était dirigé vers la porte s'arrêta et se<br />

ret<strong>ou</strong>rnant il demanda:<br />

— Et bien?... v<strong>ou</strong>s...


— 1196 —<br />

Un combat affreux se livrait clans <strong>le</strong> coeur de Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Une pâ<strong>le</strong>ur mortel<strong>le</strong> s'était répan<strong>du</strong>e sur son charmant<br />

visage et el<strong>le</strong> se tordait <strong>le</strong>s mains de désespoir.<br />

El<strong>le</strong> parvint cependant à rassemb<strong>le</strong>r son c<strong>ou</strong>rage et el<strong>le</strong> put<br />

murmurer d'une voix à peine intelligib<strong>le</strong>:<br />

— Je... je consens... à... ce que v<strong>ou</strong>s demandez!<br />

— A la bonne heure! fit Beauf<strong>le</strong>ury triomphant; v<strong>ou</strong>s consentez<br />

donc à devenir ma femme?<br />

— Oui, répondit Cé<strong>le</strong>ste d'une voix qui ressemblait à un<br />

s<strong>ou</strong>ff<strong>le</strong>.<br />

Puis fermant <strong>le</strong>s yeux el<strong>le</strong> chancela et serait tombée sur<br />

<strong>le</strong> tapis si son b<strong>ou</strong>rreau ne se fut élancée pur la s<strong>ou</strong>tenir.<br />

Il la porta sur <strong>le</strong> canapé et ayant sonné la femme de<br />

chambre il s'éloigna.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> qui servait Cé<strong>le</strong>ste s'empressa d'acc<strong>ou</strong>rir et<br />

ayant appelé <strong>du</strong> sec<strong>ou</strong>rs on prodigua à la malheureuse enfant<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s soins que réclamait son état.<br />

CHAPITRE XV.<br />

Sur la piste.<br />

Il y avait plusieurs j<strong>ou</strong>rs déjà que Fiordi n'avait paru chez<br />

la petite comtesse.<br />

N<strong>ou</strong>s n'étonnerons donc pas <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur en lui disant que<br />

cel<strong>le</strong>-ci était d'une humeur insupportab<strong>le</strong>.<br />

Acc<strong>ou</strong>tumée comme el<strong>le</strong> était aux hommages des gens <strong>le</strong>s


— 1197 —<br />

plus distingués, la négligence de Fiordi lui semblait un crime<br />

de lèse-majesté, surt<strong>ou</strong>t quand el<strong>le</strong> pensait qu'el<strong>le</strong> avait t<strong>ou</strong>t<br />

p<strong>ou</strong>voir sur lui et que d'un mot el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait l'anéantir.<br />

P<strong>ou</strong>vait-el<strong>le</strong> donc s'abaisser à se mettre à la recherche de<br />

l'ingrat?... <strong>le</strong> faire demander?...<br />

Mais el<strong>le</strong> trahirait ainsi l'impatience qui la dévorait.<br />

Et d'ail<strong>le</strong>urs sa fierté s'y opposait.<br />

Oui, Hélène, la « petite comtesse » comme on l'avait sur­<br />

nommée, était vaine, fière de ses succès, de sa fortune, de la<br />

position à laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> avait su s'é<strong>le</strong>ver, de la réputation dont<br />

el<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>issait dans une certaine société.<br />

En effet, quand el<strong>le</strong> pensait au passé, au point <strong>du</strong>quel el<strong>le</strong><br />

était partie, el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait s'empêcher de reconnaître qu'el<strong>le</strong><br />

avait j<strong>ou</strong>é son rô<strong>le</strong> d'une manière supérieure.<br />

El<strong>le</strong> était fil<strong>le</strong> d'une juive nommée madame Sarali qui était<br />

revendeuse à la toi<strong>le</strong>tte au Temp<strong>le</strong>; son père, el<strong>le</strong> ne l'avait<br />

jamais connu, el<strong>le</strong> n'en avait jamais enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r et n'avait<br />

jamais adressé à sa mère la moindre question à ce sujet.<br />

La « bel<strong>le</strong> juive <strong>du</strong> Temp<strong>le</strong> » comme on l'appelait dans <strong>le</strong><br />

quartier, attirait t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s regards et el<strong>le</strong> était à peine sortie de<br />

l'ado<strong>le</strong>scence qu'el<strong>le</strong> avait tr<strong>ou</strong>vé un « protecteur».<br />

Un certain Poisier, qui avait remarqué la bel<strong>le</strong> enfant alla<br />

tr<strong>ou</strong>ver la mère Sarali et il n'eut pas de peine à lui faire com­<br />

prendre que cette jeune fil<strong>le</strong> ne devait pas rester dans une so­<br />

ciété qui ne lui convenait nul<strong>le</strong>ment et p<strong>ou</strong>r laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> n'etait<br />

pas faite, qu'une beauté pareil<strong>le</strong> ne devait pas, s<strong>ou</strong>s peine d'in­<br />

justice criante, se flétrir ainsi sans passer inaperçue et qu'il se<br />

sentait t<strong>ou</strong>t disposé à lui préparer un brillant avenir.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait, disait-il,lui faire donner une é<strong>du</strong>cation brillante qui<br />

la mettrait, dans quelques années, en état de se présenter sur<br />

une des premières scènes de Paris où sa place était t<strong>ou</strong>te<br />

marquée.<br />

Il aj<strong>ou</strong>ta qu'il espérait qu'en ret<strong>ou</strong>r de tant de bienfaits la


— 1198 —<br />

jeune fil<strong>le</strong> une fois devenue femme ne refuserait pas de lui<br />

donner sa main.<br />

Monsieur Henri Poisier était un jeune homme de très-bonne<br />

apparence, il avait environ vingt cinq ans et était à la tête d'un<br />

commerce qui lui rapportait des bénéfices très-respectab<strong>le</strong>s.<br />

Madame Sarali et sa fil<strong>le</strong> acceptèrent <strong>le</strong>s propositions qui<br />

<strong>le</strong>ur étaient faites et <strong>le</strong> jeune homme devint ainsi <strong>le</strong> fiancé de<br />

la bel<strong>le</strong> juive.<br />

Après trois années d'études favorisées par une intelligence<br />

peu commune, Henri Poisier procura à sa fiancée un engage­<br />

ment à l'Opéra comique.<br />

Le contrat fut signé un vendredi matin.<br />

Le soir <strong>du</strong> même j<strong>ou</strong>r la bel<strong>le</strong> artiste avait disparu en lais­<br />

sant une <strong>le</strong>ttre par laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> prenait congé de son protecteur,<br />

Celui-ci qui s'était mis à l'aimer sérieusement fut beauc<strong>ou</strong>p<br />

plus affligé qu'on ne p<strong>ou</strong>rrait <strong>le</strong> croire.<br />

Son coeur fut plus froissé que son am<strong>ou</strong>r-propre.<br />

Hélène s'en était débarrassée sans façon, comme d'un far­<br />

deau encombrant et importun.<br />

Au lieu d'un protecteur et d'un ami el<strong>le</strong> en eut bientôt plu­<br />

sieurs.<br />

Rusée comme el<strong>le</strong> l'était, el<strong>le</strong> ne tarda pas à quitter <strong>le</strong> théâtre<br />

et peu de temps après el<strong>le</strong> fit la conquête d'un vieux banquier<br />

très-riche dont el<strong>le</strong> vit qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait tirer t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> parti qu'el<strong>le</strong><br />

v<strong>ou</strong>drait, p<strong>ou</strong>rvu qu'el<strong>le</strong> sût flatter ses caprices et satisfaire ses<br />

fantaisies.<br />

Ce fut précisément p<strong>ou</strong>r plaire à ce banquier qu'el<strong>le</strong> quitta <strong>le</strong><br />

théâtre et donna congé à t<strong>ou</strong>s ses adorateurs.<br />

El<strong>le</strong> avait deviné qu'il ne serait pas insensib<strong>le</strong> à cette marque<br />

de faveur, et en effet, cela acheva de t<strong>ou</strong>rner la tête <strong>du</strong> pauvre<br />

vieux qui se crut aimé p<strong>ou</strong>r lui-même.<br />

Cette comédie ne laissa pas que d'être fort-pro<strong>du</strong>ctive p<strong>ou</strong>r<br />

Hélène.<br />

El<strong>le</strong> sut si bien j<strong>ou</strong>er son rô<strong>le</strong> de maîtresse fidè<strong>le</strong> et dév<strong>ou</strong>ée


— 1199 —<br />

et cela pendant quelques années, que son vieil amant lui té­<br />

moigna s<strong>ou</strong>vent <strong>le</strong> regret qu'il épr<strong>ou</strong>vait que la différence de<br />

religions mit obstac<strong>le</strong> à <strong>le</strong>ur mariage.<br />

Hélène qui v<strong>ou</strong>lait plumer son pigeon jusqu'à ce quel<strong>le</strong> fût<br />

arrivée à p<strong>ou</strong>voir se bâtir un nid, ne partageait pas <strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t<br />

cette manière de voir, et p<strong>ou</strong>r avoir un prétexte de rester indé­<br />

pendante el<strong>le</strong> avait déclaré à son vieil adorateur qu'el<strong>le</strong> n'ép<strong>ou</strong>­<br />

serait jamais un chrétien et qu'el<strong>le</strong> ne changerait jamais de<br />

religion.<br />

El<strong>le</strong> avait aj<strong>ou</strong>té qu'à ses yeux une personne qui était capab<strong>le</strong><br />

de renier la religion de ses pères ne méritait que <strong>le</strong> mépris des<br />

honnêtes gens, ce qui était une manière très-bien imaginée de<br />

déc<strong>ou</strong>rager <strong>le</strong> vieux banquier à changer de religion dans <strong>le</strong> cas<br />

où il en aurait eu la pensée.<br />

Un beau j<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>va à la tête d'une fortune assez ron­<br />

de<strong>le</strong>tte.<br />

Outre <strong>le</strong>s objets précieux qu'el<strong>le</strong> avait reçus de son amant et<br />

qui formaient à eux seul une fortune, el<strong>le</strong> avait réalisé près<br />

d'un demi-million d'économies.<br />

El<strong>le</strong> calcula alors qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait « se retirer ».<br />

Son parti fut bientôt pris et un beau j<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> donna congé à<br />

son protecteur, absolument comme el<strong>le</strong> l'avait fait quelques<br />

années auparavant p<strong>ou</strong>r Henri Poisier.<br />

C'est à partir de ce moment qu'el<strong>le</strong> fut connue dans <strong>le</strong>s salons<br />

<strong>du</strong> demi-monde s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de « petite comtesse », et c'est<br />

s<strong>ou</strong>s cette dénomination que n<strong>ou</strong>s avons fait sa connaissance.<br />

N<strong>ou</strong>s avons vu qu'el<strong>le</strong> ne désirait plus qu'une chose, tr<strong>ou</strong>ver<br />

un ép<strong>ou</strong>x qui pût la con<strong>du</strong>ire dans <strong>le</strong> grand monde dont <strong>le</strong>s<br />

salons lui avaient été jusque là impitoyab<strong>le</strong>ment fermés.<br />

C'est p<strong>ou</strong>r cela quel<strong>le</strong> avait jeté son dévolu sur Fiordi qu'el<strong>le</strong><br />

savait en relations avec <strong>le</strong>s Tui<strong>le</strong>ries et avec t<strong>ou</strong>t ce que <strong>le</strong> nob<strong>le</strong><br />

faub<strong>ou</strong>rg compte de distingué.<br />

Il en est ainsi.<br />

La c<strong>ou</strong>rtisane pauvre meurt à l'hôpital et son corps est porté


— 1200 —<br />

à l'amphithéâtre de dissection, tandis que la c<strong>ou</strong>rtisane riche se<br />

fait dame de charité <strong>ou</strong> se marie.<br />

Qui p<strong>ou</strong>rrait blâmer Hélène d'avoir choisi ce dernier parti?<br />

Il y avait bientôt trois semaines qu'el<strong>le</strong> n'avait pas vu<br />

Fiordi.<br />

feu.<br />

El<strong>le</strong> n'avait reçu aucune n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> de lui.<br />

Que signifiait cette con<strong>du</strong>ite?<br />

Ce j<strong>ou</strong>r-la el<strong>le</strong> était éten<strong>du</strong>e sur une causeuse au coin de son<br />

Il était près de midi.<br />

El<strong>le</strong> venait de se <strong>le</strong>ver, et, vêtue d'une robe de chambre de<br />

vel<strong>ou</strong>r rose d<strong>ou</strong>blé de satin, el<strong>le</strong> humait à petites gorgées la<br />

tasse de chocolat que Made<strong>le</strong>ine, sa femme de chambre, venait<br />

de lui servir.<br />

— N'est-il pas venu de <strong>le</strong>ttres? demanda-t-el<strong>le</strong>.<br />

— Il n'en est venu que deux que voici, répondit la came­<br />

riste.<br />

Hélène prit ces <strong>le</strong>ttres, jeta un c<strong>ou</strong>p d'oeil sur <strong>le</strong>s adresses et<br />

<strong>le</strong>s mit nonchalamment de côté.<br />

Aucune des deux ne portait l'écriture de Fiordi.<br />

A ce moment on sonna à la porte d'entrée.<br />

La femme de chambre c<strong>ou</strong>rut voir qui c'était.<br />

— Eh bien? fit avec impatience Hélène quand Made<strong>le</strong>ine<br />

rentra, qui est-ce ?<br />

— C'est une jeune marchande de dentel<strong>le</strong>s qui demande à<br />

par<strong>le</strong>r à madame ; madame désire-t-el<strong>le</strong> acheter quelque<br />

chose ?<br />

— Je ne me sens pas disposée;... cependant... voyons! fais<br />

entrer cette petite,... cela me fera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs passer un quart<br />

d'heure ! aj<strong>ou</strong>ta-t-el<strong>le</strong> d'un air nonchalant.<br />

Made<strong>le</strong>ine s'éloigna et revint au b<strong>ou</strong>t de quelques secondes<br />

précédant une jeune fil<strong>le</strong> qui portait à son bras un carton de<br />

modiste.<br />

La « petite comtesse » re<strong>le</strong>va paresseusement la tête p<strong>ou</strong>r


— 1201 —<br />

considérer cette jeune fil<strong>le</strong> qui n'était autre que Marie Nelson, la<br />

locataire de la mère Barboche.<br />

— Qu'avez-v<strong>ou</strong>s de joli et de n<strong>ou</strong>veau? demanda Hélène.<br />

— Si madame <strong>le</strong> permet je vais lui montrer ce que j'ai, t<strong>ou</strong>t<br />

ce qu'il y a de plus frais et de plus élégant; à une bel<strong>le</strong> dame<br />

comme v<strong>ou</strong>s on ne doit apporter que ce qu'il y a de plus beau et<br />

de plus n<strong>ou</strong>veau.<br />

Hélène s<strong>ou</strong>rit complaisamment en entendant ce compliment<br />

et se mit à considérer <strong>le</strong>s broderies que la jeune <strong>ou</strong>vrière<br />

dépliait s<strong>ou</strong>s ses yeux.<br />

C'étaient des dentel<strong>le</strong>s, des voi<strong>le</strong>s, des m<strong>ou</strong>choirs brodés,<br />

en un mot t<strong>ou</strong>t ce qui peut tenter la fantaisie d'une femme<br />

riche et vaniteuse.<br />

La femme de chambre s'était éloignée et Hélène s'amusait<br />

à bavarder avec la petite brodeuse.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p el<strong>le</strong> lui dit:<br />

— Dans quelque temps j'aurai besoin d'un voi<strong>le</strong> de mariée,<br />

p<strong>ou</strong>rrez-v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s en charger?<br />

— Certainement, madame, répondit Marie Nelson, je viens<br />

précisément d'en terminer trois qui sont t<strong>ou</strong>t ce qu'il y a de<br />

plus n<strong>ou</strong>veau, de plus riche et de plus fin, comme dessin et<br />

comme tissu.<br />

— Et bien! n<strong>ou</strong>s verrons si v<strong>ou</strong>z avez quelque chose à mon<br />

goût.<br />

— Quand madame désire-t-el<strong>le</strong> que je revienne?<br />

— Attendez!... revenez après demain, à la même heure.<br />

A ce moment Made<strong>le</strong>ine rentra.<br />

— Quelqu'un attend madame au salon, dit-el<strong>le</strong>.<br />

Le regard qui accompagna ces paro<strong>le</strong>s fit comprendre à Hé­<br />

lène que ce quelqu'un n'était autre que Fiordi.<br />

— Attendez ici, mon enfant, dit la « petite comtesse » en se<br />

<strong>le</strong>vant avec vivacité, Made<strong>le</strong>ine va v<strong>ou</strong>s payer ce que j'ai<br />

choisi,... surt<strong>ou</strong>t n'obliez pas mon voi<strong>le</strong> de fiancée!<br />

90


— 1202 —<br />

En disant ces mots Hélène était sortie en faisant signe à sa<br />

femme de chambre de la suivre.<br />

Marie Nelson resta donc seu<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> luxueux b<strong>ou</strong>doir de la<br />

« petite comtesse » et se mit à considérer <strong>le</strong>s objets qui l'ent<strong>ou</strong>raient.<br />

Cette sp<strong>le</strong>ndeur et ce confortab<strong>le</strong> étaient t<strong>ou</strong>t n<strong>ou</strong>veaux p<strong>ou</strong>r<br />

el<strong>le</strong>.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment la porte se r<strong>ou</strong>vrit, et, au lieu de<br />

la femme de chambre, la jeune fil<strong>le</strong> vit entrer un homme<br />

qu'el<strong>le</strong> ne connaissait pas et qui était mis avec beauc<strong>ou</strong>p d'élé­<br />

gance.<br />

Il s'avança sans <strong>le</strong> moindre embarras vers Marie Nelson et<br />

lui dit en s<strong>ou</strong>riant:<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes sans d<strong>ou</strong>te la jeune personne à laquel<strong>le</strong> ma­<br />

dame vient d'acheter des broderies?<br />

— Oui, monsieur, répondit Marie.<br />

— On m'a chargé de venir v<strong>ou</strong>s payer, combien v<strong>ou</strong>s doit-<br />

on ?<br />

— Soixante-quinze francs et d<strong>ou</strong>ze s<strong>ou</strong>s, monsieur.<br />

— Soixante quinze franc? fit d'un air étonné Fiordi en<br />

cherchant dans son portefeuil<strong>le</strong>.<br />

La « petite comtesse » avait tr<strong>ou</strong>vé charmant de l'envoyer<br />

rég<strong>le</strong>r la note de la brodeuse.<br />

Il n'avait pas pu s'y refuser et ne s'attendait par p<strong>ou</strong>r quel­<br />

ques chiffons à tr<strong>ou</strong>ver une somme aussi é<strong>le</strong>vée.<br />

Il était de mauvaise humeur et murmurait entre ses dents<br />

quelques paro<strong>le</strong>s incompréhensib<strong>le</strong>s.<br />

Il finit cependant par tr<strong>ou</strong>ver ce qu'il cherchait et mit de<br />

l'argent dans la main de la jeune fil<strong>le</strong> en lui disant d'un air<br />

contrarié :<br />

— Voilà votre argent, mademoisel<strong>le</strong>,... mais je tr<strong>ou</strong>ve que<br />

v<strong>ou</strong>s vendez horrib<strong>le</strong>ment cher.<br />

Puis il s'éloigna.<br />

Il était sorti depuis un moment que Marie Nelson avait encore


— 1203 —<br />

<strong>le</strong>s yeux fixés avec étonnement sur la porte par laquel<strong>le</strong> il était<br />

sorti.<br />

Puis, ayant v<strong>ou</strong>lu compter l'argent qu'el<strong>le</strong> avait à la main,<br />

une pièce de monnaie tomba à terre.<br />

El<strong>le</strong> se baissa p<strong>ou</strong>r la ramasser, mais ses yeux se fixèrent<br />

sur un carré de papier qui était sur <strong>le</strong> tapis.<br />

Puis, ayant avancé la main, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> saisit avec un tremb<strong>le</strong>ment<br />

fébri<strong>le</strong>.<br />

C'était une photographie représentant un jeune homme, et<br />

qui avait dû tomber <strong>du</strong> portefeuil<strong>le</strong> de Fiordi.<br />

Pâ<strong>le</strong> et t<strong>ou</strong>te tremblante d'émotion Marie Nelson considérait<br />

cette photographie.<br />

— Lui, c'est lui! murmura-t-el<strong>le</strong> au b<strong>ou</strong>t d'un moment. En­<br />

fin!... je <strong>le</strong> retr<strong>ou</strong>ve!... si ce n'est lui, au moins son image!...<br />

maintenant je suis sur ses traces.<br />

Et jetant vivement un regard aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r s'assurer que<br />

personne ne la voyait, el<strong>le</strong> cacha précipitamment la photogra­<br />

phie dans <strong>le</strong> fond de son carton.<br />

A peine venait-el<strong>le</strong> d'y remettre t<strong>ou</strong>tes ses broderie, que Made<strong>le</strong>ine<br />

rentra et lui dit d'un air étonné.<br />

— Comment !... v<strong>ou</strong>s êtes encore là?<br />

Et la femme de chambre jeta un regard aut<strong>ou</strong>r de la pièce<br />

p<strong>ou</strong>r s'assurer que rien n'avait disparu et que la marchande<br />

n'avait rien dérobé.<br />

— J'étais occupée à replier ma marchandise, repartit la bro­<br />

deuse en cherchant à dissimu<strong>le</strong>r son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>.<br />

Et el<strong>le</strong> n'osa pas adresser aucune question à la femme de<br />

chambre.<br />

Mais intérieurement el<strong>le</strong> se promit de ne pas tarder à revenir<br />

p<strong>ou</strong>r apporter <strong>le</strong> voit qu'on lui avait demandé.<br />

El<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>verait bien alors l'occasion de savoir quel était <strong>le</strong><br />

personnage qui avait per<strong>du</strong> cette photographie qui lui avait<br />

causé une aussi profonde émotion.<br />

Quand el<strong>le</strong> se ret<strong>ou</strong>rna dans la rue el<strong>le</strong> se ret<strong>ou</strong>rna p<strong>ou</strong>r


— 1204 —<br />

jeter un regard vers la maison d'où el<strong>le</strong> sortait, et el<strong>le</strong> mur­<br />

mura :<br />

— Enfin!... enfin!... je suis sur ses traces!<br />

Fiordi était seul avec Hélène.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci b<strong>ou</strong>dait et lui essayait de l'ad<strong>ou</strong>cir.<br />

— Rester aussi longtemps sans venir sans me donner<br />

aucune n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>!... disait la « petite comtesse » avec indigna­<br />

tion.<br />

— Mais, ma chère, je ne p<strong>ou</strong>vais pas venir !<br />

— V<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>viez pas ?<br />

— Mais non !<br />

— Qui donc p<strong>ou</strong>vait v<strong>ou</strong>s en empêcher?<br />

— J'étais absorbé par <strong>le</strong>s préparatifs de notre mariage.<br />

Cette réponse surfit p<strong>ou</strong>r calmer la « petite comtesse ».<br />

El<strong>le</strong> r<strong>ou</strong>git, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps;<br />

mais c'était de plaisir.<br />

Un éclair de triomphe jaillit de ses yeux et son s<strong>ou</strong>rire dé­<br />

montra d'une manière évidente son contentement.<br />

El<strong>le</strong> posa sa main blanche et potelée sur <strong>le</strong> bras <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>rna­<br />

liste en lui disant :<br />

— Dites-v<strong>ou</strong>s la vérité? V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s donc enfin tenir votre<br />

promesse ?<br />

— Enfin, dites-v<strong>ou</strong>s? repartit Fiordi; ah! je ne mérite pas<br />

ce reproche. Des raisons de famil<strong>le</strong> m'ont seu<strong>le</strong>s empêché jus­<br />

qu'auj<strong>ou</strong>rdhui de réaliser <strong>le</strong> plus cher de mes désirs. Mainte­<br />

nant t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s difficultés sont aplanies et je v<strong>ou</strong>s prie de fixer<br />

v<strong>ou</strong>s même <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez être ma femme. Si v<strong>ou</strong>s n y<br />

voyez pas d'inconvénient, n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrions choisir p<strong>ou</strong>r notre<br />

mariage la date <strong>du</strong> quinze juin prochain.<br />

— Aussitôt que cela? fit en minaudant la « petite com­<br />

tesse ».


— 1205 —<br />

— Oui ; c'est la date anniversaire de ma naissance et je ne<br />

vois pas de meil<strong>le</strong>ure manière de la fêter.<br />

— Eh bien, fit Hélène, ce sera comme v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez.<br />

En disant cela la rusée commère avait l'air de faire un sacri­<br />

fice à son futur ép<strong>ou</strong>x, tandis que, en réalité, il lui tardait<br />

de porter <strong>le</strong> voi<strong>le</strong> de mariée et de s'entendre appe<strong>le</strong>r « ma­<br />

dame ».<br />

— A propos!... fit-el<strong>le</strong> au b<strong>ou</strong>t d'un instant de si<strong>le</strong>nce, dites-<br />

moi, comment êtes v<strong>ou</strong>s avec la c<strong>ou</strong>r?<br />

Fiordi la regarda d'un air interrogateur.<br />

Un danger <strong>le</strong> menaçait-il encore?<br />

Hélène se serait-el<strong>le</strong> d<strong>ou</strong>tée de quelque chose?<br />

— Avec la c<strong>ou</strong>r? Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire?<br />

— J'ai lu votre dernier artic<strong>le</strong> et il m'a semblé que v<strong>ou</strong>s<br />

aviez per<strong>du</strong> quelque chose de votre f<strong>ou</strong>gue habituel<strong>le</strong>. — Si<br />

l'Empereur venait à s'apercevoir que votre verve tiédit il p<strong>ou</strong>r­<br />

rait s'en formaliser et se venger.<br />

— Éc<strong>ou</strong>tez-moi, Hélène, il ne faut pas se montrer trop ser-<br />

vi<strong>le</strong>... et puis...<br />

— Et puis ?<br />

Qui sait combien de temps encore il aura <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>voir de se<br />

venger !<br />

Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire ?<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi par<strong>le</strong>r par dét<strong>ou</strong>rs, comtesse, quand n<strong>ou</strong>s savons<br />

t<strong>ou</strong>s deux et aussi bien l'un que l'autre, à quel point en sont <strong>le</strong>s<br />

affaires?<br />

V<strong>ou</strong>s savez aussi bien que moi que la puissance de Napoléon III<br />

est à son déclin et que son règne tire à sa fin.<br />

— Croyez-v<strong>ou</strong>s vraiment à ce que v<strong>ou</strong>s dites, Fiordi?<br />

— Certainement!... L'empereur a per<strong>du</strong> t<strong>ou</strong>te son influence,<br />

t<strong>ou</strong>t son prestige et la France ne tardera pas à s'en débar­<br />

rasser; v<strong>ou</strong>s saviez bien, comtesse, que, quoique n<strong>ou</strong>s parais­<br />

sions t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s deux lui être très-dév<strong>ou</strong>és, n<strong>ou</strong>s travaillons se-<br />

crètement à <strong>le</strong> renverser !


— 1206 —<br />

— Éc<strong>ou</strong>tez, Fiordi, je ne crois pas que cela soit aussi faci<strong>le</strong><br />

!<br />

— Faci<strong>le</strong>, non, certainement ! C'est p<strong>ou</strong>rquoi il faut mettre<br />

en jeu t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s <strong>le</strong>viers dont on peut disposer. Heureusement<br />

p<strong>ou</strong>r n<strong>ou</strong>s c'est Napoléon III qui <strong>le</strong> premier travail<strong>le</strong>ra à sa<br />

déchéance !<br />

— Lui même ?<br />

— Oui, et cela en déclarant la guerre à la Prusse.<br />

— Une déclaration de guerre?... V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z plaisanter...<br />

n<strong>ou</strong>s sommes dans une paix profonde !<br />

— Une paix à laquel<strong>le</strong> peut succéder en moins de huit j<strong>ou</strong>rs<br />

une guerre terrib<strong>le</strong> et sanglante! N<strong>ou</strong>s repar<strong>le</strong>rons de cela,<br />

Hélène.<br />

En attendant, il n<strong>ou</strong>s faut par nos artic<strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rnaliers exciter<br />

<strong>le</strong>s passions populaires et <strong>le</strong> chauvinisme français. Demain je<br />

fais paraître un artic<strong>le</strong> concernant notre position vis-à-vis de la<br />

Prusse relativement à la candidature <strong>du</strong> prince de Hohenzol<strong>le</strong>rn<br />

au trône d'Espagne. Mon artic<strong>le</strong> démontre qu'il est impossib<strong>le</strong><br />

que ce prince puisse accepter ce trône ; v<strong>ou</strong>s répondrez après<br />

demain à cet artic<strong>le</strong> par un autre qui sera conçu dans <strong>le</strong> sens<br />

opposé, c'est-à-dire favorab<strong>le</strong> au prince prussien.<br />

— Mais je n'entend que très-peu de chose à t<strong>ou</strong>t cela!<br />

— C'est p<strong>ou</strong>r cela que je v<strong>ou</strong>s ai apporté quelques notes, il<br />

v<strong>ou</strong>s suffira de <strong>le</strong>s coordonner et p<strong>ou</strong>r cela je m'en rapporte à<br />

votre plume, aj<strong>ou</strong>ta-t-il galamment.<br />

Le plan de Fiordi était de conserver la confiance de la « petite<br />

comtesse » et de se servir de sa plume déliée aussi longtemps<br />

que possib<strong>le</strong>. Il n'avait fixé <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r de <strong>le</strong>ur mariage que p<strong>ou</strong>r<br />

endormir la défiance qu'el<strong>le</strong> aurait pu épr<strong>ou</strong>ver et p<strong>ou</strong>r la faire<br />

patienter jusqu'au j<strong>ou</strong>r où il n'aurait plus besoin d'el<strong>le</strong> et <strong>ou</strong><br />

el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait s'en passer.<br />

Il n<strong>ou</strong>rrissait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs un secret espoir de p<strong>ou</strong>voir échapper<br />

à ce mariage, lui qui avait su se débarrasser, comme n<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong> savons, de sa première femme.


— 1207 —<br />

Au c<strong>ou</strong>rant de t<strong>ou</strong>t ce qui se passait, l'astuciex j<strong>ou</strong>rnaliste<br />

savait que Napoléon III était décidé à déclarer la guerre à la<br />

Prusse, et cela à t<strong>ou</strong>t prix. C'était <strong>le</strong> seul moyen qui lui restât<br />

de consolider son trône ébranlé.<br />

Mais cette guerre devait au contraire lui être fata<strong>le</strong>, et une<br />

fois l'empire tombé, de quel<strong>le</strong> utilité p<strong>ou</strong>vait être p<strong>ou</strong>r Fiordi<br />

une femme qui p<strong>ou</strong>vait lui faire plus de mal que de bien ?<br />

Hélène n'avait aucun s<strong>ou</strong>pçon des projets de Fiordi à son<br />

égard.<br />

Quand celui qu'el<strong>le</strong> considérait comme son futur ép<strong>ou</strong>x<br />

se fut éloigné, el<strong>le</strong> se mit à écrire l'artic<strong>le</strong> qu'il lui avait<br />

demandé.<br />

CHAPITRE XVI.<br />

Un bal à l'hospice des f<strong>ou</strong>s.<br />

Peu de j<strong>ou</strong>rs après son entrée dans la maison des aliénés<br />

Rose Elvedy était tombée gravement malade.<br />

Des soins intelligents et sa nature jeune et robuste avaient<br />

eu raison de la maladie.<br />

Mais la malheureuse jeune femme était restée sombre et taciturne.<br />

El<strong>le</strong> passait p<strong>ou</strong>r véritab<strong>le</strong>ment fol<strong>le</strong>, mais comme el<strong>le</strong> était<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs calme et tranquil<strong>le</strong> on lui permettait de se promener<br />

en liberté dans <strong>le</strong> jardin et dans <strong>le</strong> parc qui y t<strong>ou</strong>chait.


— 1208 —<br />

On la voyait <strong>du</strong> matin errer comme un fantôme s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s<br />

grands arbres <strong>ou</strong> au travers <strong>le</strong>s bosquets f<strong>le</strong>uris.<br />

Sa démarche <strong>le</strong>nte et ses traits émaciées lui donnaient l'aspect<br />

d'une statue de la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur.<br />

El<strong>le</strong> ne parlait que très-rarement et seu<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r répondre<br />

par monosyllabes aux question qui lui étaient adressées.<br />

Mais ce calme n'était qu'apparent.<br />

Des idées sombres et des pensées vio<strong>le</strong>ntes b<strong>ou</strong>illonnaient<br />

dans son cerveau.<br />

Il ne se passait pas une minute sans qu'el<strong>le</strong> se demandât<br />

p<strong>ou</strong>rquoi on l'avait traitée ainsi et qui en avait donné<br />

l'ordre.<br />

Etait-ce son mari, Fiordi, qui l'avait fait enfermer comme<br />

fol<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r se débarrasser d'el<strong>le</strong>?<br />

El<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait pas, el<strong>le</strong> ne v<strong>ou</strong>lait pas <strong>le</strong> croire.<br />

El<strong>le</strong> savait bien que Fiordi était un homme ét<strong>ou</strong>rdi et d'un<br />

caractère léger, quand son intérêt était en jeu, mais il lui ré­<br />

pugnait de <strong>le</strong> supposer capab<strong>le</strong> d'une pareil<strong>le</strong> cruauté, d'un<br />

méfait semblab<strong>le</strong> !<br />

El<strong>le</strong> avait aimé Fiordi et cet am<strong>ou</strong>r n'était pas encore éteint<br />

dans son coeur.<br />

Le c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> était-il donc ce jeune homme inconnu qui avait<br />

été la chercher à R<strong>ou</strong>en et qui, par de fausses promesses l'avait<br />

amenée dans ce lieu d'horreur?<br />

Mais dans quel but cet homme qu'el<strong>le</strong> n'a jamais vu aurait-il<br />

fait cela?<br />

Quel intérêt p<strong>ou</strong>vait-il avoir à ce qu'el<strong>le</strong> fût privée de sa<br />

liberté?<br />

La malheureuse Rose avait beau se creuser la tête, et el<strong>le</strong><br />

passait son temps à cela, el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait rien tr<strong>ou</strong>ver qui pût la<br />

mettre sur une piste quelconque et l'aider à sortir <strong>du</strong> labyrinthe<br />

de ses pensées.<br />

Le docteur, c'est-à-dire <strong>le</strong> directeur de l'hospice, lui parlait<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs avec une extrême bienveillance.


— 1209 —<br />

La vue de cette femme jeune, bel<strong>le</strong>, calme, résignée excitait<br />

sa pitié et son intérêt, chose peu vraisemblab<strong>le</strong> de la part d'un<br />

homme habitué à avoir sans cesse s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong><br />

de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s infirmités humaines.<br />

El<strong>le</strong> avait cru à plusieurs reprises profiter de cette bien­<br />

veillance p<strong>ou</strong>r faire comprendre au docteur qu'el<strong>le</strong> n'était pas<br />

fol<strong>le</strong> et qu'el<strong>le</strong> était détenue arbitrairement, qu'el<strong>le</strong> possédait<br />

t<strong>ou</strong>tes ses facultés et que c'était à tort qu'on v<strong>ou</strong>lait la faire<br />

passer p<strong>ou</strong>r aliénée.<br />

Le docteur abondait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs dans son sens et était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs<br />

de son avis, mais <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>rire qui se j<strong>ou</strong>ait sur ses lèvres dé­<br />

montrait p<strong>le</strong>inement qu'il ne croyait pas un mot de ce qu'il<br />

appelait une « idée fixe ».<br />

Désespérée el<strong>le</strong> finit par reconnaître qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait jamais<br />

arriver à son but, qui était de convaincre <strong>le</strong> docteur qu'el<strong>le</strong><br />

n'était pas la soeur de l'homme qui l'avait amenée, mais<br />

qu'el<strong>le</strong> était l'ép<strong>ou</strong>se <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste Fiordi.<br />

Le docteur n'avait-il pas un certificat signé <strong>du</strong> docteur Amy,<br />

établissant que cette femme avait une idée fixe?<br />

A quoi bon faire d'autres recherches?<br />

Du reste la science ne se trompe pas!...<br />

Rose sentit qu'el<strong>le</strong> était per<strong>du</strong>e et tomba dans un profond<br />

désespoir.<br />

On lui annonça un j<strong>ou</strong>r que <strong>le</strong> docteur v<strong>ou</strong>lait accorder une<br />

soirée de plaisir à ses pensionnaires et qu'il avait l'intention<br />

de donner un bal à <strong>le</strong>ur intention, il <strong>le</strong>ur était par consé­<br />

quent permis de faire un peu de toi<strong>le</strong>tte.<br />

Au premier moment Ruse se sentit frissonner d'horreur à<br />

l'idée de se parer, de voir danser <strong>le</strong>s autres et peut-être d'être<br />

obligée de danser el<strong>le</strong>-même, avec <strong>le</strong> désespoir dans <strong>le</strong> coeur.<br />

P<strong>ou</strong>r la première fois el<strong>le</strong> eut la pensée de résister à l'ordre<br />

<strong>du</strong> docteur et de ne pas t<strong>ou</strong>cher au costume qu'on avait mis<br />

à sa disposition.


— 1210 —<br />

Mais une pensée traversa son cerveau et el<strong>le</strong> consentit à<br />

paraître à ce bal.<br />

El<strong>le</strong> entrevoyait peut-être à la possibilité de s'enfuir et de<br />

se s<strong>ou</strong>straire ainsi à la persécution dont el<strong>le</strong> était l'objet.<br />

El<strong>le</strong> espérait p<strong>ou</strong>voir, à la faveur <strong>du</strong> tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> occasionné par<br />

la fête, se cacher en attendant que l'occasion se présentât de<br />

prendre la fuite.<br />

Ensuite, une fois dehors, el<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>verait bien <strong>le</strong> moyen de<br />

se rendre à Paris et de retr<strong>ou</strong>ver son ép<strong>ou</strong>x et lui faire connaître<br />

la manière indigne dont el<strong>le</strong> avait été traitée.<br />

Quoique cela puisse paraître étrange au <strong>le</strong>cteur en lisant<br />

la description d'un bal donné dans une maison de f<strong>ou</strong>s,<br />

cela n'est pas aussi rare qu'on p<strong>ou</strong>rrait <strong>le</strong> croire et <strong>le</strong>s directeurs<br />

de maison de santé ont s<strong>ou</strong>vent provoqué des choses<br />

de ce genre.<br />

Ils font cela p<strong>ou</strong>r deux choses, p<strong>ou</strong>r faire un peu de réclame<br />

en faveur rie <strong>le</strong>ur établissement et p<strong>ou</strong>r procurer quelque distraction<br />

à ceux de <strong>le</strong>urs pensionnaires qui ont quelques moments<br />

de lucidité.<br />

Ils prétendent que des soirées de ce genre ont une action<br />

bienfaisante sur <strong>le</strong>s nerfs de <strong>le</strong>urs malades.<br />

Le directeur de la maison où se tr<strong>ou</strong>vait Rose Elvedy<br />

s'entendait à merveil<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r organiser ces petites fêtes de<br />

famil<strong>le</strong>.<br />

Son logement comprenait plusieurs grands salons contigus<br />

qui se prêtaient parfaitement à la circonstance.<br />

Le plus grand de ces salons avait de grandes fenêtres qui<br />

donnaient sur la principa<strong>le</strong> façade de la maison.<br />

Du plafond de ce salon descendaient trois lustres sp<strong>le</strong>ndides<br />

qui versaient des torrents de lumières sur la f<strong>ou</strong><strong>le</strong> variée et<br />

brillant qui se m<strong>ou</strong>vait au dess<strong>ou</strong>s et faisaient étince<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s<br />

glaces et <strong>le</strong>s dorures.<br />

<strong>Les</strong> parois étaient rec<strong>ou</strong>vertes de tentures magnifiques,<br />

des portières de damas brodé garnissaient <strong>le</strong>s portes et <strong>le</strong>s


— 1211 —<br />

fenêtres et donnaient à cette pièce un aspect grandiose et<br />

imposant.<br />

Le docteur avait fait une c<strong>ou</strong>rte apparition dans <strong>le</strong>s salons<br />

avant l'arrivée des invités , afin de voir si t<strong>ou</strong>t était en<br />

règ<strong>le</strong>.<br />

Son oeil expérimenté ne négligea aucun détail ; il v<strong>ou</strong>lait<br />

que t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde fût content.<br />

Vêtu d'un habit noir et d'un gi<strong>le</strong>t blanc il avait ses mains<br />

grass<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>ttes rec<strong>ou</strong>vertes de gants beurre frais et il s'attendait<br />

d'un instant à l'autre à voir arriver ses hôtes.<br />

Quant à ceux de ses pensionnaires qui devaient faire partie<br />

de la soirée, ils ne devaient faire <strong>le</strong>ur apparition que lorsque<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s invités seraient rassemblés au salon.<br />

Le docteur v<strong>ou</strong>lait ainsi diminuer l'étrangeté que p<strong>ou</strong>rrait<br />

avoir p<strong>ou</strong>r ses hôtes <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> d'une quantité d'aliénés<br />

rassemblés et abandonnées à eux mêmes.<br />

Déjà on entendait r<strong>ou</strong><strong>le</strong>r <strong>le</strong>s premières voitures qui arrivaient<br />

et venaient s'arrêter devant la porte principa<strong>le</strong> de l'établissement.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment un petit vieillard qui portait des<br />

Innettes d'or parut à la porte <strong>du</strong> salon où il fut reçu par <strong>le</strong><br />

docteur.<br />

— Bonsoir, docteur, lui dit-il, je v<strong>ou</strong>s remercie de votre gracieuse<br />

invitation.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s en prie, cher baron, répondit <strong>le</strong> docteur, je v<strong>ou</strong>s<br />

remercie moi de 1'honneur que v<strong>ou</strong>s me faites en v<strong>ou</strong>lant<br />

bien visiter mon établissement.<br />

— Oui <strong>ou</strong>i, reprit en riant celui que <strong>le</strong> docteur avait<br />

appelé baron je veux bien être votre hôte, mais p<strong>ou</strong>r ce<br />

soir seu<strong>le</strong>ment.<br />

Malgré sa figure riante <strong>le</strong> baron épr<strong>ou</strong>vait malgré lui un<br />

sentiment de malaise et d'inquiétude indéfinissab<strong>le</strong>.<br />

— Naturel<strong>le</strong>ment, répondit <strong>le</strong> docteur, cela va sans dire.


— 1212 —<br />

<strong>Les</strong> invités arrivaient et peu à peu <strong>le</strong>s salons se remplissaient<br />

de monde.<br />

Cependant cette société manquait d'animation.<br />

Cela provenait sans d<strong>ou</strong>te de ce que <strong>le</strong>s invités appartenaient<br />

presque t<strong>ou</strong>s au sexe masculin.<br />

On vit ensuite arriver par gr<strong>ou</strong>pes <strong>le</strong>s pensionnaires de la<br />

maison, t<strong>ou</strong>s mis avec élégance.<br />

Quelques dames qui avaient des périodes de lucidité vinrent<br />

se mê<strong>le</strong>r aux invités, mais à part la femme et la fil<strong>le</strong> <strong>du</strong> doc­<br />

teur, t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s dames qui se tr<strong>ou</strong>vaient là étaient des per­<br />

sonnes en traitement.<br />

Quant à cel<strong>le</strong>s qui n'avaient absolument pas conscience de<br />

<strong>le</strong>urs actes, on comprend qu'el<strong>le</strong>s avaient été enfermées dans<br />

<strong>le</strong>urs chambres.<br />

Le docteur savait parfaitement que ces dames venues <strong>du</strong><br />

dehors ne se seraient qu'avec répugnance tr<strong>ou</strong>vées en con­<br />

tact avec des malheureux privés de <strong>le</strong>ur raison.<br />

Il en résulte que comme n<strong>ou</strong>s venons de <strong>le</strong> dire, <strong>le</strong>s dames<br />

présentes étaient t<strong>ou</strong>tes plus <strong>ou</strong> moins atteintes dans <strong>le</strong>urs<br />

facultés menta<strong>le</strong>s, et comme tel<strong>le</strong>s el<strong>le</strong>s attiraient plus que<br />

de raison l'attention des personnes venues <strong>du</strong> dehors.<br />

El<strong>le</strong>s étaient vêtues de toi<strong>le</strong>ttes fraîches, et à part quelques<br />

regards un peu égarés et quelques gestes légèrement désor­<br />

donnés, rien ne p<strong>ou</strong>vait trahir <strong>le</strong>ur état.<br />

Parmi <strong>le</strong>s pensionnaires appartenant au sexe masculin on<br />

p<strong>ou</strong>vait éga<strong>le</strong>ment remarquer quelques singularités beauc<strong>ou</strong>p<br />

plus saillantes que parmi <strong>le</strong>s femmes.<br />

Un de ces malades s'était placé perpendiculairement au-<br />

dess<strong>ou</strong>s <strong>du</strong> grand lustre <strong>du</strong> grand salon et ne v<strong>ou</strong>lait à aucun<br />

prix changer de place.<br />

Cet homme se figurait être l'amant de la fée Cristalline et<br />

s'attendait à chaque instant à la voir descendre <strong>du</strong> lustre<br />

qu'il prenait p<strong>ou</strong>r la demeure étincelante de son idéal.<br />

Dès son entrée dans <strong>le</strong> salon, son regard était porté sur ce


— 1213 —<br />

lustre et il était convaincu qu'il avait devant <strong>le</strong>s yeux l'en­<br />

trée <strong>du</strong> palais de son amante.<br />

Près de la porte d'entrée on p<strong>ou</strong>vait voir un petit vieux<br />

dont <strong>le</strong>s cheveux étaient blancs comme la neige. Il remettait<br />

en cachette à chacun des invités qui entraient un bil<strong>le</strong>t por­<br />

tant ces mots :<br />

— « Aidez-moi à sortir d'ici, je suis l'empereur Barber<strong>ou</strong>sse<br />

et l'on me détient ici contre t<strong>ou</strong>te justice ».<br />

Le docteur avait parfaitement aperçu ce vieillard distribuer<br />

ses petits papiers, mais il considérait cela comme une chose<br />

absolument inoffensive et il fermait <strong>le</strong>s yeux.<br />

Une troisième pensionnaire de la maison se promenait de<br />

salon en salon d'un air anxieux et évitant t<strong>ou</strong>t contact avec<br />

<strong>le</strong>s autres personnes qui s'y tr<strong>ou</strong>vaient.<br />

D'un regard suppliant il indiquait un petit écriteau su­<br />

spen<strong>du</strong> a son c<strong>ou</strong> et qui portait ces mots :<br />

« Ne me t<strong>ou</strong>chez pas, je suis de verre, et je meurs si l'on<br />

me brise ».<br />

Une jeune dame vétue d'une riche toi<strong>le</strong>tte de soirée par­<br />

c<strong>ou</strong>rait d'un air craintif <strong>le</strong>s gr<strong>ou</strong>pes des invités et saisissant<br />

<strong>le</strong> moment où <strong>le</strong> docteur avait <strong>le</strong> dos t<strong>ou</strong>rné, el<strong>le</strong> tirait par<br />

la manche la personne auprès de laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait et<br />

montrant d'un c<strong>ou</strong>p-d'oeil <strong>le</strong> maître de la maison, el<strong>le</strong> disait<br />

d'un air de mystère et à demi voix en t<strong>ou</strong>chant son front avec<br />

l'index de sa main droite:<br />

— Prenez garde à celui-là... il est un peu...<br />

Comme si el<strong>le</strong> eût v<strong>ou</strong>lu dire que <strong>le</strong> docteur avait <strong>le</strong> cer­<br />

veau légèrement fêlé.<br />

Et sans attendre de réponse, el<strong>le</strong> se glissait vers un autre<br />

gr<strong>ou</strong>pe p<strong>ou</strong>r recommencer.<br />

Dans <strong>le</strong> corridor se promenait une autre jeune femme qui<br />

passait et repassait devant la porte <strong>du</strong> salon qui était <strong>ou</strong>verte<br />

à deux battants.


— 1214 —<br />

A l'invitation qu'on lui faisait d'entrer sans crainte el<strong>le</strong><br />

répondait d'une voix craintive.<br />

— Non... non... Il y a <strong>du</strong> feu dans cette chambre, mon<br />

mari est là... il m'attend p<strong>ou</strong>r me faire m<strong>ou</strong>rir.<br />

La malheureuse avait, par imprudence , mis <strong>le</strong> feu à la<br />

maison où el<strong>le</strong> demeurait, et cela pendant la nuit; son mari<br />

surpris, pendant son sommeil , par <strong>le</strong>s flammes n'avait pu<br />

se sauver et depuis lors el<strong>le</strong> avait per<strong>du</strong> la raison et<br />

croyait t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs que son mari l'attendait dans <strong>le</strong> feu p<strong>ou</strong>r<br />

se venger.<br />

La soirée était déjà avancée et l'on se disposait à se mettre<br />

à tab<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>per quand M. Dubois arriva avec son ami<br />

Gustave Godineau.<br />

L'homme de <strong>le</strong>ttres s'excusa auprès <strong>du</strong> directeur et lui demanda<br />

pardon d'avoir amené un ami.<br />

— V<strong>ou</strong>s n'avez pas besoin d'excuse, répondit cordia<strong>le</strong>ment<br />

<strong>le</strong> docteur... seu<strong>le</strong>ment je craignais que v<strong>ou</strong>s ne puissiez pas<br />

venir !<br />

Comme ce Dubois était un écrivain en vogue, <strong>le</strong> docteur<br />

v<strong>ou</strong>lait conserver ses bonnes grâces.<br />

Un homme qui possède une bonne plume est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à<br />

red<strong>ou</strong>ter, et il est bon de <strong>le</strong> traiter avec déférence.<br />

Le docteur <strong>le</strong> fit placer à tab<strong>le</strong> à côté de lui.<br />

Il allait porter son verre à ses lèvres quand Gustave lui<br />

saisit <strong>le</strong>s bras.<br />

Au même instant un cri perçant se fit entendre.<br />

Dubois jeta aut<strong>ou</strong>r de lui un c<strong>ou</strong>p d'oeil étonné.<br />

En face de lui était assise une des pensionnaires de la<br />

maison.<br />

C'était cette femme qui venait de p<strong>ou</strong>sser ce cri.<br />

El<strong>le</strong> était deb<strong>ou</strong>t et ses yeux hagards et démésurement <strong>ou</strong>verts<br />

étaient fixés sur <strong>le</strong> voisin de l'homme de <strong>le</strong>ttres, sur<br />

Gustave Godineau.<br />

— Mon frère!... mon frère!... s'écria ensuite cette femme.


— 1215 —<br />

Puis el<strong>le</strong> s'élança p<strong>ou</strong>r faire <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>r de la tab<strong>le</strong> en c<strong>ou</strong>rant<br />

et venir auprès de Gustave.<br />

Mais un des gardiens qui étaient là, vêtus en laquais,<br />

n'eut qu'un pas à faire p<strong>ou</strong>r l'arrêter.<br />

En même temps <strong>le</strong> docteur s'était approché de Gustave et<br />

lui disait :<br />

— Ne craignez rien, monsieur, n<strong>ou</strong>s allons recon<strong>du</strong>ire cette<br />

malheureuse dans sa chambre.<br />

Gustave se sentit frémir.<br />

Il était devenu d'une pâ<strong>le</strong>ur cadavéreuse.<br />

Il avait en effet reconnu sa soeur, et cette rencontre aussi<br />

s<strong>ou</strong>daine qu'inatten<strong>du</strong>e l'impressionnait vivement.<br />

Jamais il ne se serait atten<strong>du</strong> à la retr<strong>ou</strong>ver dans une<br />

maison de f<strong>ou</strong>s.<br />

Par quel<strong>le</strong>s circonstances se tr<strong>ou</strong>vait-el<strong>le</strong> là?<br />

Quel<strong>le</strong> con<strong>du</strong>ite tenir?<br />

Il était évident que personne ne se d<strong>ou</strong>tait de la vérité,<br />

<strong>le</strong>s quelques paro<strong>le</strong>s <strong>du</strong> docteur en étaient une preuve évidente.<br />

Une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de pensées diverses et confuses se pressaient dans<br />

<strong>le</strong> cerveau <strong>du</strong> jeune homme.<br />

Reconnaître sa soeur et la faire sortir de cette maison c'é­<br />

tait p<strong>ou</strong>r lui la même chose, car il faudrait lui restituer sa<br />

part de l'héritage paternel , et cette restitution ferait à sa<br />

fortune une brèche sensib<strong>le</strong>.<br />

Cette proposition suffit p<strong>ou</strong>r décider Gustave à garder <strong>le</strong><br />

si<strong>le</strong>nce.<br />

Cependant Rose s'était approchée de lui et en lui jetant<br />

ses bras aut<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> c<strong>ou</strong> el<strong>le</strong> lui dit en sanglotant :<br />

— Oh!... mon frère!... mon frère!...<br />

Le pauvre femme se croyait sauvée.<br />

En effet, Gustave p<strong>ou</strong>vait dire au docteur qu'il la reconnaissait<br />

et qu'el<strong>le</strong> n'avait jamais été fol<strong>le</strong>.<br />

Mais <strong>le</strong> jeune homme qui avait pris son parti garda <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce.<br />

Pauvre femme!... quel<strong>le</strong> illusion était la sienne!


— 1216 —<br />

El<strong>le</strong> ne devait pas tarder à s'apercevoir de la profondeur<br />

de sa misère.<br />

Gustave se dégagea de son étreinte et répondit d'un ton<br />

glacial, sans t<strong>ou</strong>tefois oser la regarder en face:<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez, madame;... v<strong>ou</strong>s me prenez p<strong>ou</strong>r un<br />

autre.<br />

— P<strong>ou</strong>r un autre?... toi?...<br />

— Certainement, madame, reprit Gustave en essayant de<br />

se remettre de son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>... je ne suis pas votre frère, mon<br />

nom est Gustave Godineau.<br />

— Godineau... c'est parfaitement cela ; c'est <strong>le</strong> nom de notre<br />

famil<strong>le</strong> !<br />

— C'est son idée fixe! murmura <strong>le</strong> docteur à l'oreil<strong>le</strong> de<br />

Gustave.<br />

Le jeune homme se sentit frissonner. 11 n'avait pas encore<br />

per<strong>du</strong> t<strong>ou</strong>te sa sensibilité et son coeur n'était pas encore complètement<br />

en<strong>du</strong>rci.<br />

Mais, comme n<strong>ou</strong>s l'avons dit plus haut, il avait dépensé<br />

une grande partie de l'héritage paternel, et s'il reconnaissait<br />

sa soeur il était ruiné; en même temps un riche mariage<br />

qu'il était sur <strong>le</strong> point de contracter avec la fil<strong>le</strong> d'un riche<br />

négociant se tr<strong>ou</strong>vait ré<strong>du</strong>it à néant.<br />

Il ne p<strong>ou</strong>vait donc pas hésiter, il fallait sacrifier la pauvre<br />

jeune femme.<br />

— Gustave! n'as-tu donc pas un mot de consolation à<br />

m'adresser ? fit el<strong>le</strong> de n<strong>ou</strong>veau d'une voix suppliante. Ne me<br />

reconnais-tu pas!... Je suis sans d<strong>ou</strong>te bien changée, mais re­<br />

garde-moi avec attention et tu verras bien que je suis ta soeur!<br />

Devant cette insistance Gustave comprit qu'il fallait payer<br />

d'audace s<strong>ou</strong>s peine d'attirer <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons des spectateurs de<br />

cette scène.<br />

Il re<strong>le</strong>va donc <strong>le</strong>ntement la tête et eut la force de regarder<br />

froidement sa soeur en face.<br />

— Plus je v<strong>ou</strong>s considère, dit-il au b<strong>ou</strong>t d'un moment, et plus


— 1217 —<br />

je suis convaincu que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez, je ne v<strong>ou</strong>s connais<br />

pas!<br />

— Tu ne me connais pas s'écria Rose qui ne p<strong>ou</strong>vait pas<br />

comprendre la con<strong>du</strong>ite de son frère.<br />

— Non, madame ! Du reste t<strong>ou</strong>s mes amis savent parfaitement<br />

que j'avais en effet une sœur, mais qu'el<strong>le</strong> est morte depuis<br />

longtemps.<br />

— Quant à cela, je puis l'affirmer, dit M. Dubois qui ne p<strong>ou</strong>vait<br />

cependant en par<strong>le</strong>r que par <strong>ou</strong>ï dire.<br />

— N<strong>ou</strong>s n'avons nul<strong>le</strong>ment besoin de votre témoignage, rit <strong>le</strong><br />

docteur en prenant la paro<strong>le</strong> à son t<strong>ou</strong>r. T<strong>ou</strong>t cela vient de l'état<br />

dans <strong>le</strong>quel se tr<strong>ou</strong>ve cette infortunée.<br />

Et comme un des gardiens s'approchait de Rose, el<strong>le</strong> fit vivement<br />

un pas vers Gustave et lui dit d'une voix ass<strong>ou</strong>rdie par<br />

l'ép<strong>ou</strong>vante :<br />

— C'est donc bien vrai?... tu me renies p<strong>ou</strong>r ta sœur? Gustave<br />

haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s sans prononcer une paro<strong>le</strong>. A quoi bon?<br />

d'ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong> docteur n'avait-il pas parlé?<br />

Alors la malheureuse Rose <strong>le</strong>va ses deux bras vers <strong>le</strong> ciel, un<br />

éclair de colère jaillit de son regard et el<strong>le</strong> dit d'une voix<br />

vibrante:<br />

— Eh bien!... homme sans cœur, sois maudit!<br />

En même temps deux gardiens qui l'avaient prise par <strong>le</strong>s<br />

bras l'entraînèrent hors <strong>du</strong> salon.<br />

Mais avant que la porte ne fût refermée Rose se ret<strong>ou</strong>rna<br />

une dernière fois en criant:<br />

— Maudit!,., sois maudit !<br />

Le tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> et la pâ<strong>le</strong>ur de Gustave furent attribués à l'émotion<br />

causée par cette scène pénib<strong>le</strong>.<br />

T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde lui exprima des regrets et il eut bientôt retr<strong>ou</strong>vé<br />

son sang-froid.<br />

Quand <strong>le</strong> docteur revint dans <strong>le</strong> salon il pris la société d agréer<br />

ses excuses p<strong>ou</strong>r ce qui venait de se passer, il aj<strong>ou</strong>ta que rice<br />

91


— 1218 —<br />

dans l'état de cette pensionnaire ne lui avait fait présumer quel,<br />

que chose de semblab<strong>le</strong>.<br />

Le docteur donna ensuite l'ordre de réintégrer t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s malades<br />

dans <strong>le</strong>urs cellu<strong>le</strong>s respectives. Il pria ensuite ses invités<br />

de reprendre <strong>le</strong>urs places et la conversation recommença.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment <strong>le</strong>s rires et <strong>le</strong>s bons mots qui s échangeaient<br />

entre <strong>le</strong>s convives montraient que chacun avait <strong>ou</strong>blié<br />

<strong>le</strong> pénib<strong>le</strong> incident qui avait tr<strong>ou</strong>blé la soirée pendant un moment.<br />

Cependant Gustave entendait <strong>le</strong>s dernières paro<strong>le</strong>s de sa<br />

sœur résonner encore à ses oreil<strong>le</strong>s et il passa une nuit agitée<br />

et sans sommeil.<br />

CHAPITRE XVII.<br />

Qui est <strong>le</strong> meurtrier?<br />

Depuis la scène qui s'était passée entre <strong>le</strong> comte de Saint-<br />

Etienne et la comtesse, <strong>le</strong>s deux ép<strong>ou</strong>x ne s'étaient pas revus<br />

sans témoins.<br />

Le comte prenait une figure s<strong>ou</strong>riante t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fois qu'il<br />

adressait la paro<strong>le</strong> à la comtesse devant des personnes étran­<br />

gères, et la pauvre femme tremblait en pensant que d'un mo­<br />

ment a l'autre el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait s'attendre à une explosion de colère<br />

de la part de son ép<strong>ou</strong>x.<br />

Mais quel<strong>le</strong>s que tussent la tranquillité et l'amabilité appa-<br />

rence <strong>du</strong> comte, il etait aisé de voir ce qui se passait dans son


— 1219 —<br />

Une catastrophe était imminente.<br />

Le baron Kel<strong>le</strong>rman qui était devenu <strong>le</strong> commensal habituel<br />

de la maison <strong>du</strong> comte voyait avec d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur que la comtesse,<br />

p<strong>ou</strong>r laquel<strong>le</strong> il épr<strong>ou</strong>vait maintenant la plus vio<strong>le</strong>nte<br />

passion, pâlissait de j<strong>ou</strong>r en j<strong>ou</strong>r et avait des tressail<strong>le</strong>ments de<br />

frayeur t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fois qu'un bruit un peu s<strong>ou</strong>dain venait frapper<br />

son oreil<strong>le</strong>.<br />

V<strong>ou</strong>lait-il la questionner sur la cause de ce changement, et<br />

lui demandait-il d'où venaient <strong>le</strong>s larmes qui r<strong>ou</strong>gissaient ses<br />

yeux, el<strong>le</strong> gardait un si<strong>le</strong>nce obstiné.<br />

Le diplomate al<strong>le</strong>mand avait fini par croire que <strong>le</strong> comte<br />

avait quelque s<strong>ou</strong>pçon à son égard et que la comtesse craignait<br />

la jal<strong>ou</strong>sie de son ép<strong>ou</strong>x. Et comme il était obligé de convenir<br />

que <strong>le</strong> comte était dans son droit il évita désormais de t<strong>ou</strong>cher<br />

à ce sujet et se contenta de tranquilliser sa maîtresse en lui témoignant<br />

son am<strong>ou</strong>r et son dév<strong>ou</strong>ement par t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s moyens<br />

possib<strong>le</strong>s.<br />

La comtesse ne p<strong>ou</strong>vait s'empêcher d'être t<strong>ou</strong>chée des délicates<br />

attentions de Kel<strong>le</strong>rmann, et ce qui lui faisait maintenant<br />

saigner <strong>le</strong> cœur, c'était de voir qu'el<strong>le</strong> allait être obligée de trahir<br />

l'homme qui l'adorait.<br />

La pauvre jeune femme passait ses j<strong>ou</strong>rnées dans la crainte<br />

et ses nuits étaient t<strong>ou</strong>rmentées par l'insomnie et l'angoisse.<br />

Un j<strong>ou</strong>r, Kel<strong>le</strong>rmann se rendit dans la matinée au café An­<br />

glais et y tr<strong>ou</strong>va quelques jeunes officiers qui paraissaient s'oc­<br />

cuper d'une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> inatten<strong>du</strong>e.<br />

En voyant entrer <strong>le</strong> baron al<strong>le</strong>mand l'un d'eux s'écria:<br />

— Ah!... voici Kel<strong>le</strong>rman... il p<strong>ou</strong>rra n<strong>ou</strong>s renseigner<br />

mieux que personne!<br />

— Sur quoi?... demanda <strong>le</strong> baron avec indifférence.<br />

— Sur la mort de la bel<strong>le</strong> comtesse!<br />

— De quel<strong>le</strong> comtesse ?<br />

— Mais,... de la comtesse de St-Etienne! répondit l'officier


— 1220 —<br />

Kel<strong>le</strong>rmann regarda son interlocuteur avec stupéfaction.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez, sans d<strong>ou</strong>te, dit-il ; la comtesse de St-<br />

Etienne se porte comme v<strong>ou</strong>s et moi.<br />

— Comment savez-v<strong>ou</strong>s cela?<br />

— Parb<strong>le</strong>u !.. c'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>,j'ai s<strong>ou</strong>pé hier soir chez <strong>le</strong><br />

comte, et la comtesse faisait comme d'habitude <strong>le</strong>s honneurs <strong>du</strong><br />

s<strong>ou</strong>per.<br />

— Mais, mon cher, v<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>z d'hier au soir, mais il<br />

paraît que la comtesse est morte pendant la nuit.<br />

— Morte?... fit Kel<strong>le</strong>rmann avec un geste de terreur.<br />

— Oui!... il parait qu'on l'a tr<strong>ou</strong>vée morte ce matin dans son<br />

lit!... T<strong>ou</strong>t Paris en par<strong>le</strong> !<br />

— Mais que me dites-v<strong>ou</strong>s là je n'y comprends absolu­<br />

ment rien.<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes comme t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde!... La comtesse était<br />

hier au soir dans sa loge à l'Opéra.<br />

— Et après <strong>le</strong> théâtre j'accompagnai <strong>le</strong> comte et la comtesse<br />

p<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>per avec eux... la comtesse était en parfaite santé.<br />

— A quel<strong>le</strong> heure êtes-v<strong>ou</strong>s sorti de chez <strong>le</strong> comte?<br />

— C'était un peu après minuit !... mais, je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> répète,...<br />

cela me paraît incroyab<strong>le</strong>!... Ce ne peut être qu'une fausse<br />

n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>.<br />

— C'est possib<strong>le</strong>,... mais, baron, personne mieux que v<strong>ou</strong>a<br />

ne peut acquérir la certitude des faits, v<strong>ou</strong>s êtes l'ami de la<br />

maison; ne p<strong>ou</strong>rriez-v<strong>ou</strong>s pas al<strong>le</strong>r aux informations?<br />

— Je vais me rendre à l'hôtel <strong>du</strong> comte !... v<strong>ou</strong>s avez<br />

raison!...<br />

C'est <strong>le</strong> seul moyen de savoir la vérité!... j'interrogerai Saint-<br />

Etienne et il faudra bien qu'il me réponde !...<br />

Le baron Kel<strong>le</strong>rmann s'interrompit en se mordant <strong>le</strong>s èvres<br />

il comprenait qu'il ne devait pas se trahir ni rien dire qui pût<br />

laisser supposer que des relations intimes avaient pu s'établir<br />

entre lui et la comtesse.


— 1221 —<br />

Il se hâta de finir de déjeûner, prit congé des assistants et<br />

sortit p<strong>ou</strong>r se rendre à l'hôtel <strong>du</strong> comte de St-Etienne.<br />

Une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de pensées <strong>le</strong>s plus diverses se heurtaient confusé­<br />

ment dans son cerveau. Son cœur battait vio<strong>le</strong>mment et il<br />

sentait cependant qu'il était, nécessaire p<strong>ou</strong>r lui de conserver<br />

son sang-froid p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment où il aborderait <strong>le</strong> comte.<br />

Quand il arriva à l'hôtel, <strong>le</strong> portier l'arrêta en lui disant :<br />

— Que désirez-v<strong>ou</strong>s, monsieur?<br />

— Mais v<strong>ou</strong>s me connaissez bien,... je désire par<strong>le</strong>r au<br />

comte,... répondit <strong>le</strong> baron.<br />

— C'est impossib<strong>le</strong>, monsieur monsieur <strong>le</strong> comte est<br />

parti.<br />

— 11 n'est pas à l'hôtel ?<br />

— Non, monsieur...<br />

— Où est-il donc allé?<br />

— Je ne saurais <strong>le</strong> dire à monsieur <strong>le</strong> baron, mais mon­<br />

sieur peut interroger la femme de chambre.<br />

Kel<strong>le</strong>rmann sentit un frisson glacé parc<strong>ou</strong>rir t<strong>ou</strong>t son être.<br />

Il refléchit pendant une seconde, puis étant entré et ayant<br />

traversé <strong>le</strong> vestibu<strong>le</strong> il monta <strong>le</strong> grand escalier et ayant ren­<br />

contré un va<strong>le</strong>t de chambre il lui dit d'al<strong>le</strong>r avertir la femme<br />

de chambre, qu'il désirait lui par<strong>le</strong>r.<br />

Comme il connaissait parfaitement la maison, il se rendit à<br />

la sal<strong>le</strong> à manger.<br />

Pâ<strong>le</strong> et anxieux il se laissa tomber dans un fauteuil et sa<br />

passa la main sur <strong>le</strong> front.<br />

Il se demandait s'il ne faisait pas un mauvais rêve.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment Thérèse entra.<br />

Sa physionomie décomposée annonçait qu'il s'était passé,<br />

quelque chose de grave.<br />

Le baron s'élança au devant d'el<strong>le</strong>.<br />

— C'est donc vrai?... dit-il d'une voix altérée.<br />

— Hélas !... monsieur <strong>le</strong> baron !...


— 1222 —<br />

La pauvre fil<strong>le</strong> ne put en dire davantage, <strong>le</strong>s sanglots ét<strong>ou</strong>fèrent<br />

sa voix,<br />

— Et <strong>le</strong> comte?<br />

— Parti.<br />

— Parti?... dans un moment semblab<strong>le</strong>?.. P<strong>ou</strong>rquoi? Où estil<br />

allé?<br />

— Il a été tel<strong>le</strong>ment frappé !... Cela s'est passé d'une manière<br />

si s<strong>ou</strong>daine!...<br />

— C'est horrrib<strong>le</strong> !... je v<strong>ou</strong>s en prie, racontez-moi ce qui est<br />

arrivé... De quoi la comtesse est-el<strong>le</strong> donc morte ?...<br />

— D'un c<strong>ou</strong>p de sang !<br />

Kel<strong>le</strong>rmann eut un s<strong>ou</strong>rir amer ; ce c<strong>ou</strong>p de sang lui sem­<br />

blait d<strong>ou</strong>teux.<br />

Puis, faisant un effort p<strong>ou</strong>r conserver son calme, il pria<br />

de n<strong>ou</strong>veau la femme de chambre de lui dire ce qu'el<strong>le</strong><br />

savait.<br />

Il se rassit dans son fauteuil et d'un geste il invita Thérèse à<br />

s'asseoir, puis el<strong>le</strong> raconta :<br />

— Il était bientôt minuit quand monsieur et madame ren­<br />

trèrent dans <strong>le</strong>urs appartements. Au b<strong>ou</strong>t d'un moment la<br />

plus grande tranquillité régnait dans l'hôtel. Vers deux heures<br />

<strong>du</strong> matin, monsieur crut entendre <strong>du</strong> bruit venant <strong>du</strong> côté de<br />

la chambre à c<strong>ou</strong>cher de madame. Il s'élança de son lit, alluma<br />

sa b<strong>ou</strong>gie et se dirigea vers la porte de l'appartement de ma­<br />

dame la comtesse...<br />

— Continuez ! fit Kel<strong>le</strong>rmann.<br />

La femme de chambre reprit :<br />

— Monsieur tr<strong>ou</strong>va madame éten<strong>du</strong>e sur <strong>le</strong> tapis, presque<br />

sans connaissance, la b<strong>ou</strong>che entr'<strong>ou</strong>verte et la main droite<br />

crispée sur la place <strong>du</strong> cœur. A cet aspect monsieur fit un pas<br />

en arrière et ayant fait un faux pas, il laissa tomber son b<strong>ou</strong>-<br />

geoir,... il avait trébuché sur quelque chose.<br />

— Sur quoi donc?


— 1223 —<br />

— Il avait marché sur un bij<strong>ou</strong>, répondit la femme de cham-<br />

bre jetant un regard scrutateur vers <strong>le</strong> baron.<br />

— Après,... après!... fit celui-ci d'une voix ha<strong>le</strong>tante.<br />

— S'étant rapproché de la comtesse, monsieur prit une de ses<br />

mains el<strong>le</strong> était glacée !... Adè<strong>le</strong>!... Adè<strong>le</strong>!... s ecria-t-il,... mais<br />

il ne reçut pas de réponse. Il v<strong>ou</strong>lut rallumer sa b<strong>ou</strong>gie, mais<br />

dans son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> il ne put pas tr<strong>ou</strong>ver d'allumettes, il fut donc<br />

obligé de rentrer dans sa chambre, il revint immédiatement,...<br />

mais il était trop tard, la pauvre comtesse avait ren<strong>du</strong> <strong>le</strong> der­<br />

nier s<strong>ou</strong>pir !...<br />

La femme de chambre se tut et <strong>le</strong> baron al<strong>le</strong>mand attérré par<br />

ce récit n'eut pas la force de prononcer une paro<strong>le</strong>.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant Thérèse reprit :<br />

— Alors monsieur <strong>le</strong> comte vint m'appe<strong>le</strong>r.<br />

— C'est étrange !... fit Kel<strong>le</strong>rmann comme involontairement<br />

p<strong>ou</strong>rquoi ne l'avait-il pas fait plus tôt ?<br />

La femme de chambre <strong>le</strong> regarda avec effarement.<br />

— Je ne sais, monsieur <strong>le</strong> baron monsieur semblait avoir<br />

per<strong>du</strong> la tête.... et cela n'a rien d'étonnant!... Il m'appela donc<br />

je me <strong>le</strong>vai à la hâte... et. jugez de ma terreur, quand, en entrant<br />

dans la chambre de madame, je vis ma maîtresse éten<strong>du</strong>e sans<br />

vie sur <strong>le</strong> tapis!... je demandai à monsieur si je devais appe<strong>le</strong>r<br />

un médecin;... il me regarda d'un air étrange et me demanda<br />

un médecin? p<strong>ou</strong>r la comtesse <strong>ou</strong>i... <strong>ou</strong>i... v<strong>ou</strong>s avez raison !..<br />

al<strong>le</strong>z-vite en chercher un... et envoyez-moi Jean. Ensuite monsieur<br />

se re tira dans son cabinet de toi<strong>le</strong>tte et ordonna à Jean de<br />

préparer <strong>le</strong>s effets nécessaires p<strong>ou</strong>r un petit voyage et de se<br />

tr<strong>ou</strong>ver à cinq heures à la gare de l'Ouest où ils se rencontreraient<br />

au moment <strong>du</strong> départ <strong>du</strong> train... Monsieur disait que la<br />

vue de la défunte lui brisait <strong>le</strong> cœur et qu'il ne se sentait pas <strong>le</strong><br />

c<strong>ou</strong>rage de demeurer à l'hôtel où il lui faudrait éc<strong>ou</strong>ter <strong>le</strong>s<br />

condoléances importunes des visiteurs curieux qui ne manqueraient<br />

pas d'affluer.<br />

A ces dernières paro<strong>le</strong>s <strong>le</strong> baron fit un m<strong>ou</strong>vement


— 1224 —<br />

— Monsieur <strong>le</strong> baron v<strong>ou</strong>dra bien m'excuser, fit la femme<br />

de chambre qui se méprit sans d<strong>ou</strong>te sur la signification de ce<br />

geste...<br />

— Continuez?.. dit <strong>le</strong> diplomate.<br />

— Et c'est t<strong>ou</strong>t,... monsieur ne v<strong>ou</strong>lut pas rester un moment<br />

de plus à l'hôtel.<br />

— Il partit donc immédiatement?<br />

— Oui, monsieur:... c'est-à-dire une heure environ après que<br />

la mort de madame avait été déc<strong>ou</strong>verte.<br />

— Et, <strong>le</strong> comte se rendit-il directement à la gare?<br />

— Non !... il ne v<strong>ou</strong>lait s'y tr<strong>ou</strong>ver que vers cinq heures... je<br />

crois que <strong>le</strong> pauvre homme, égaré par la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, se sera pro­<br />

mené par <strong>le</strong>s rues comme une âme en peine.<br />

— Ainsi il laissa <strong>le</strong> corps de la comtesse t<strong>ou</strong>t seul?<br />

— Oh ! non, monsieur, répondit la femme de chambre, pas<br />

t<strong>ou</strong>t seul, puisque j'étais là. moi Au b<strong>ou</strong>t d'un moment <strong>le</strong><br />

médecin arriva et après un c<strong>ou</strong>rt examen il déclara que ma­<br />

dame avait succombé à un c<strong>ou</strong>p de sang, il aj<strong>ou</strong>ta qu'el<strong>le</strong> y<br />

était prédisposée depuis longtemps, que cela était assurément<br />

fort triste, mais n'avait rien de surprenant. Thérèse se tut et <strong>le</strong><br />

baron Kel<strong>le</strong>rmann réfléchissait à ce qu'il venait d'entendre.<br />

— Comment se nomme <strong>le</strong> médecin qui fit cette visite?<br />

demanda-t-il au b<strong>ou</strong>t d'un moment de si<strong>le</strong>nce.<br />

— C'est <strong>le</strong> docteur Amy.<br />

— Ah!... lit <strong>le</strong> baron non sans une certaine surprise. Quoi­<br />

qu'il ne fût pas à Paris depuis bien longtemps, la réputation<br />

équivoque <strong>du</strong> docteur Amy était parvenue à ses oreil<strong>le</strong>s<br />

et il savait à peu près à quoi s'en tenir au sujet de ce person­<br />

nage.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> baron désire-t-il voir <strong>le</strong> corps de madame la<br />

comtesse? demanda la femme de chambre.<br />

Cette question ramena <strong>le</strong> baron à la réalité.<br />

— Oui!., répondit-il;.., con<strong>du</strong>isez-moi dans sa chambre.<br />

Thérèse se <strong>le</strong>va et <strong>le</strong> baron la suivit.


— 1225 —<br />

Quand ils furent arrivés devant la porte de la chambre funè-<br />

bre il hésita... son cœur battait à se rompre.<br />

Enfin, rassemblant t<strong>ou</strong>te son énergie, il s<strong>ou</strong><strong>le</strong>va la portière de<br />

vel<strong>ou</strong>rs et il entra d'un pas ferme.<br />

Le corps de la jeune femme était éten<strong>du</strong> sur <strong>le</strong> lit,... ce corps<br />

charmant que <strong>le</strong> baron avait, hier encore, enlacé de ses bras<br />

am<strong>ou</strong>reux était immobi<strong>le</strong> et glacé,. ce cœur qu'il avait senti<br />

palpiter sur <strong>le</strong> sien ne battait plus !..<br />

La physionomie de la jeune comtesse avait une expression<br />

de paix sereine et profonde.<br />

Kel<strong>le</strong>rmann se ret<strong>ou</strong>rna et fit un geste muet à la femme de<br />

chambre qui s'éloigna sur la pointe <strong>du</strong> pied.<br />

Quand la porte se fut refermée il tomba à gen<strong>ou</strong>x auprès <strong>du</strong><br />

lit et murmura une prière. Puis il se re<strong>le</strong>va.<br />

11 se pencha sur <strong>le</strong> cadavre et déposa religieusement un<br />

baiser sur <strong>le</strong>s lèvres blêmes et sur <strong>le</strong> front de la morte.<br />

Une expression de résolution énergique s'était répan<strong>du</strong>e sur<br />

son visage.<br />

Il é<strong>le</strong>va <strong>le</strong> bras et étendant sa main droite sur <strong>le</strong> visage de<br />

la pauvre jeune femme, il murmura d'un air so<strong>le</strong>nnel :<br />

— Mon Adè<strong>le</strong> bien-aimée!.. ta b<strong>ou</strong>che est muette!... tu ne<br />

peux pas me dire ce qui s'est passé cette nuit!... Mais je <strong>le</strong><br />

saurai,... et si mes pressentiments ne me trompent pas,... je te<br />

vengerai!... j'en fais <strong>le</strong> serment !...<br />

Et en disant ces dernières paro<strong>le</strong>s il <strong>le</strong>va sa main droite vers<br />

<strong>le</strong> ciel comme p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> prendre à témoin.<br />

Puis ayant déposé un dernier baiser sur <strong>le</strong> front de cel<strong>le</strong> qu'il<br />

avait adorée, il quitta la chambre mortuaire d'un pas grave<br />

mais ferme.<br />

Il venait de prendre une grave résolution et il était décidé à<br />

t<strong>ou</strong>t risquer p<strong>ou</strong>r l'exécuter.


— 1226 —<br />

CHAPITRE XVIII<br />

Le Paris s<strong>ou</strong>terrain.<br />

Paris est p<strong>ou</strong>r ainsi dire une vil<strong>le</strong> d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>, c'est-à-dire<br />

qu'il y a s<strong>ou</strong>s la vil<strong>le</strong> proprement dite une autre vil<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>tere-<br />

raine presque aussi éten<strong>du</strong>e que cel<strong>le</strong> qui est à la surface<br />

<strong>du</strong> sol.<br />

N<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons par<strong>le</strong>r <strong>du</strong> réseau de canaux et d'égoûts qui<br />

s'étendent s<strong>ou</strong>s Paris.<br />

Aucune autre vil<strong>le</strong> d'Europe ne présente une particularité de<br />

ce genre.<br />

Le principal de ces égoûts se tr<strong>ou</strong>ve au nord de la Seine et il<br />

s'étend de la place de la Concorde jusqu'à Anières, là, l'égoût de<br />

la partie Sud se joint à celui dont n<strong>ou</strong>s venons de par<strong>le</strong>r au<br />

moyen d'un via<strong>du</strong>c sur la Seine.<br />

Ces deux principa<strong>le</strong>s artères que l'on nomme égoûts col<strong>le</strong>c­<br />

teurs sont rec<strong>ou</strong>verts d'une yoûte de cinq mètres environ de<br />

hauteur et ils ont une largeur moyenne de six mètres.<br />

De chaque côté se tr<strong>ou</strong>ve un trottoir de près d'un mètre de lar­<br />

geur.<br />

Ces con<strong>du</strong>its servent à entraîner hors de Paris <strong>le</strong>s eaux des<br />

ruisseaux et <strong>le</strong>s excréments de la grande vil<strong>le</strong>.<br />

La visite des égoûts est permise aux étrangers dans quel­<br />

ques circonstances et ces j<strong>ou</strong>rs là ces s<strong>ou</strong>terrains sont parfai-<br />

tement éclairés.<br />

Le long des murs ont voit c<strong>ou</strong>rir des tuyaux de gutta-percha<br />

qui rec<strong>ou</strong>vrent <strong>le</strong>s fils télégraphiques qui relient entre eux <strong>le</strong>s


— 1227 —<br />

ministères, <strong>le</strong>s postes Je police et de pompiers, etc: côte à<br />

côte avec ces fils se tr<strong>ou</strong>vent des tuyaux de fonte plus gros et<br />

qui servent à la canalisation de l'eau potab<strong>le</strong> et <strong>du</strong> gaz d'éclai­<br />

rage.<br />

L'espace qui sépare <strong>le</strong>s deux trottoirs forme <strong>le</strong> canal et peut<br />

donner passage à une embarcation plate p<strong>ou</strong>vant contenir une<br />

quinzaine de personnes.<br />

Afin que l'on puisse t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs reconnaître s<strong>ou</strong>s quel<strong>le</strong> partie<br />

de Paris on se tr<strong>ou</strong>ve, des plaques fixées au mur indiquent la<br />

rue <strong>ou</strong> la place qui se tr<strong>ou</strong>ve au-dessus.<br />

<strong>Les</strong> fonctions officiel<strong>le</strong>s de ces canaux sont, comme n<strong>ou</strong>s<br />

venons de <strong>le</strong> dire, de servir à l'éc<strong>ou</strong><strong>le</strong>ment des détritus de t<strong>ou</strong>tes<br />

sortes, mais <strong>le</strong> génie militaire s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> second empire avait<br />

imaginé d'utiliser ces passages s<strong>ou</strong>terrains p<strong>ou</strong>r opérer des<br />

m<strong>ou</strong>vements de tr<strong>ou</strong>pes en cas d'émeute; certaines casernes<br />

étaient en communication avec l'égoût col<strong>le</strong>cteur au moyen<br />

d'un large escalier fermé d'une forte gril<strong>le</strong> de fer.<br />

Derrière <strong>le</strong>s maisons de la rue de Jérusa<strong>le</strong>m, se tr<strong>ou</strong>ve une<br />

ruel<strong>le</strong> <strong>ou</strong> plutôt un cul-de-sac désert et inhabité ; on y voit de<br />

vieil<strong>le</strong>s masures destinées un j<strong>ou</strong>r où l'autre à tomber s<strong>ou</strong>s la<br />

pioche <strong>du</strong> démolisseur ; en attendant, <strong>le</strong>s postes et <strong>le</strong>s fenêtres<br />

tombent en désuétude et laissent libre accès dans l'intérieur de<br />

ces ruines.<br />

On n'entend là d'autre bruit que <strong>le</strong> r<strong>ou</strong><strong>le</strong>ment des voitures<br />

qui passent par la rue de Jérusa<strong>le</strong>m.<br />

On sait que c'est dans cette dernière rue que se tr<strong>ou</strong>vent <strong>le</strong>s<br />

bureaux de la police secrète, cette organisation gigantesque»<br />

unique dans son genre.<br />

Paris est divisé en vingt arrondissements, qui se divisent à<br />

<strong>le</strong>ur t<strong>ou</strong>r en un certain nombre de quartiers ; chaque quartier<br />

a une police qui est s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s ordres d'un commissaire. T<strong>ou</strong>s ces<br />

bureaux, t<strong>ou</strong>s ces postes, sont en communication permanente<br />

avec <strong>le</strong> bureau central de la rue de Jérusa<strong>le</strong>m, t<strong>ou</strong>te cette armée


— 1228 —<br />

est dans <strong>le</strong>s mains <strong>du</strong> préfet de police, qui dispose ainsi d'une<br />

force énorme.<br />

Et cela est nécessaire.<br />

Il a été démontré par la statistique que <strong>le</strong> chiffre des malfaiteurs<br />

de t<strong>ou</strong>t genre qui infestent la capita<strong>le</strong> est, en moyenne<br />

de soixante-dix mil<strong>le</strong> indivi<strong>du</strong>s.<br />

L'on voit, par conséquent, que si ces rebuts de la société<br />

égalaient en cruauté, en sang-froid, en énergie et en force des<br />

indivi<strong>du</strong>s tels que quelques-uns des héros de ce récit, la police<br />

aurait fort à faire p<strong>ou</strong>r s'en rendre maître.<br />

Pénétrons dans une des masures inhabitées, dont n<strong>ou</strong>s ve­<br />

nons de par<strong>le</strong>r.<br />

Il est nuit, et ce n'est qu'avec une lanterne s<strong>ou</strong>rde que n<strong>ou</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>vons n<strong>ou</strong>s guider à travers <strong>le</strong>s débris de t<strong>ou</strong>tes sortes qui<br />

jonchent <strong>le</strong> sol.<br />

N<strong>ou</strong>s arrivons à une trappe <strong>ou</strong>verte qui donne accès sur un<br />

escalier qui doit descendre dans une cave.<br />

Un léger bruit semb<strong>le</strong> parvenir jusqu'à nos oreil<strong>le</strong>s... des­<br />

cendons avec circonspection.<br />

Dans un des coins de la cave se tr<strong>ou</strong>ve placé, deb<strong>ou</strong>t, un<br />

tonneau ventru, auprès <strong>du</strong>quel se tr<strong>ou</strong>ve un paquet de linge<br />

proprement enveloppé dans un vieux j<strong>ou</strong>rnal.<br />

Le tonneau ne contient plus une g<strong>ou</strong>tte de la « liqueur<br />

divine, » car on voit des brins de pail<strong>le</strong> sortir par la bonde, et,<br />

chose singulière, celte pail<strong>le</strong> a l'air d'être t<strong>ou</strong>te fraîche.<br />

Mais, que veut dire cela ?<br />

Le tonneau a fait un m<strong>ou</strong>vement,... il semb<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>rner <strong>le</strong>nte­<br />

ment sur lui-même.<br />

Après avoir fait à peu près un demi-t<strong>ou</strong>r, il s'arrête et dé-<br />

masque une <strong>ou</strong>verture pratiquée dans <strong>le</strong> mur.<br />

Puis, une plainte ét<strong>ou</strong>ffée semb<strong>le</strong> sortir de l'intérieur de ce<br />

fût énorme.<br />

A ce moment, apparaît <strong>le</strong> personnage qui a mis ce tonneau<br />

en m<strong>ou</strong>vement.


— 1229 —<br />

C'est un homme qui tient une lanterne s<strong>ou</strong>rde.<br />

Il la pose avec précaution, puis il demande à demi-voix:<br />

— Es-tu réveillé?... m'entends-tu?<br />

—Oui!... hélas!... répond une voix faib<strong>le</strong> comme un s<strong>ou</strong>pir<br />

et qui sort <strong>du</strong> tonneau.<br />

A cette simp<strong>le</strong> réponse, l'homme à la lanterne parut épr<strong>ou</strong>­<br />

ver un profond s<strong>ou</strong>lagement.<br />

— Dieu soit l<strong>ou</strong>é!... murmura-t-il avec satisfaction; il vit<br />

encore !<br />

— Et comment te sens-tu ? demanda-t-il encore.<br />

— Oh !... mon Dieu... répondit la voix,... je s<strong>ou</strong>ffre comme<br />

un damné !<br />

— Mais... tu vis ? fit encore l'inconnu.<br />

— Oui, je vis!... mais je me demande, par moments, si tu<br />

n'aurais pas mieux fait de me laisser m<strong>ou</strong>rir.<br />

— Malheureux!... ne blasphème pas!<br />

— Que Dieu me pardonne !... mais si tu savais ce que je<br />

s<strong>ou</strong>ffre !<br />

— Je <strong>le</strong> sais et je prends une vive part à tes s<strong>ou</strong>ffrances,..<br />

mais...<br />

— Ce qui m'ép<strong>ou</strong>vante, c'est la pensée de rester estropié<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> reste de ma vie !<br />

— C'est une chose terrib<strong>le</strong>,... je <strong>le</strong> sais.<br />

— Oh! .. <strong>ou</strong>i, terrib<strong>le</strong>! et c'est p<strong>ou</strong>rquoi je prie Dieu de me<br />

délivrer de cette affreuse existence !<br />

— As-tu donc <strong>ou</strong>blié la vengeance ?<br />

— La vengeance !.. El<strong>le</strong> est dans <strong>le</strong>s mains de Dieu!<br />

L'inconnu eut peine à reprimer un exclamation.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant de si<strong>le</strong>nce, il reprit :<br />

— As-tu aussi <strong>ou</strong>blié ton enfant?<br />

— Oh!... ma fil<strong>le</strong>!... ma chère Cé<strong>le</strong>ste:... quel<strong>le</strong> angoisse<br />

doit être la sienne !...<br />

— Ne veux-tu donc pas la revoir? fit l'homme à la lanterna<br />

en insistant.


— 1230 —<br />

Il v<strong>ou</strong>lait sans d<strong>ou</strong>te réveil<strong>le</strong>r chez son interlocuteur <strong>le</strong><br />

désir de vivre et lui donner la force de supporter ses s<strong>ou</strong>ffrances.<br />

— Revoir ma fil<strong>le</strong> !... reprit <strong>le</strong> personnage invisib<strong>le</strong>, dont la<br />

voix plaintive semblait sortir de l'intérieur <strong>du</strong> tonneau.,. quels<br />

seraient sa d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur et son désespoir si el<strong>le</strong> me voyait en ce moment!<br />

El<strong>le</strong> me croit sans d<strong>ou</strong>te mort !...<br />

L'homme qui avait fait t<strong>ou</strong>rner <strong>le</strong> tonneau, posa alors sa<br />

lanterne sur <strong>le</strong> sol en disant :<br />

— Maintenant, il faut changer <strong>le</strong> pansement.<br />

— Non !... oh !... non!... je t'en supplie!<br />

— Maurice !<br />

— A quoi bon prolonger mes s<strong>ou</strong>ffrances !... ne me t<strong>ou</strong>r­<br />

mente pas plus longtemps !... cela ne sert à rien, <strong>du</strong> reste!<br />

— A rien ? dis-tu, tu te trompes!... j'a apporté avec moi un<br />

remède s<strong>ou</strong>verain,... celui dont je t'ai parlé.<br />

— Gomment te l'es-tu procuré?<br />

— Je l'ai reçu de Laposto<strong>le</strong>, qui habite Paris et qui est connu<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de Sidi-Addar, <strong>le</strong> magicien. Il a préparé ce remède<br />

d'après <strong>le</strong>s indications de l'Indienne Tupa.<br />

— Et comment as-tuosé te montrer p<strong>ou</strong>r pénétrer jusqu'à lui?<br />

— Je te raconterai cela un peu plus tard, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment<br />

il faut ren<strong>ou</strong>ve<strong>le</strong>r ton pansement.<br />

Cet homme, en qui n<strong>ou</strong>s reconnaissons <strong>Blondel</strong>, se <strong>le</strong>va en<br />

disant ces mots et ayant saisi la partie supérieure <strong>du</strong> tonneau<br />

il la s<strong>ou</strong><strong>le</strong>va comme si c'eût été <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>verc<strong>le</strong> d'une boîte.<br />

La partie inférieure, qui était remplie de pail<strong>le</strong>, servait de lit<br />

à un homme c<strong>ou</strong>vert de b<strong>le</strong>ssures dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur aura<br />

sans d<strong>ou</strong>te reconnu Maurice, <strong>le</strong> fils de notre héros, qui avait<br />

été sauvé miracu<strong>le</strong>usement par Laposto<strong>le</strong><br />

Ceci demande une c<strong>ou</strong>rte explication.<br />

li y avait déjà passab<strong>le</strong>ment longtemps que <strong>Blondel</strong> habitait<br />

Paris en cachette.<br />

Comme il savait qu'il ne p<strong>ou</strong>vait pas se mesurer seul contre


— 1281 —<br />

Beauf<strong>le</strong>ury. Mac-Bell et d'autres malfaiteurs de <strong>le</strong>ur bande, il<br />

avait adopté un autre plan de con<strong>du</strong>ite, et, p<strong>ou</strong>r cela, il avait<br />

eu plusieurs conférences avec Laposto<strong>le</strong> dont il connaissait<br />

l'esprit rusé et ferti<strong>le</strong> en expédients.<br />

Ayant rencontré un de ses anciens camarades <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>,.qui<br />

était employé dans la voirie et qui était chargé de diriger une<br />

équipe d'égoûtiers, <strong>Blondel</strong> fut bientôt au c<strong>ou</strong>rant des canaux<br />

et des égoûs de la grande vil<strong>le</strong> et de <strong>le</strong>urs issues.<br />

Profitant d'un j<strong>ou</strong>r où des étrangers de distinction étaient<br />

allés visiter <strong>le</strong> réseau de voies s<strong>ou</strong>terraines qui s'étend s<strong>ou</strong>s<br />

Paris, <strong>Blondel</strong> avait réussi à se glisser à <strong>le</strong>ur suite, et il ne lui<br />

avait pas été diffici<strong>le</strong> de s'y cacher et d'y demeurer.<br />

Quand il se retr<strong>ou</strong>va seul, il alluma sa lanterne s<strong>ou</strong>rde, et il<br />

eut bientôt tr<strong>ou</strong>vé la rue de Jérusa<strong>le</strong>m.<br />

Il avait décidé de se fixer aussi près que possib<strong>le</strong> de la prêt<br />

fecture de police, et cela afin de p<strong>ou</strong>voir se tenir au c<strong>ou</strong>ran<br />

des délibérations <strong>du</strong> fameux cabinet noir.<br />

En effet, un petit canal ab<strong>ou</strong>tissant à l'égoût principal, remontait<br />

<strong>le</strong>ntement, précisément vers <strong>le</strong>s caves de la préfecture.<br />

Une nuit, <strong>Blondel</strong>, muni d'une pince de fer et d'un ciseau<br />

remonta en rampant par ce canal et finit par arriver dans une<br />

des caves de ce bâtiment. Là, il put, au moyen de briques qui<br />

s'y tr<strong>ou</strong>vaient en quantité, il put dissimu<strong>le</strong>r cette <strong>ou</strong>verture et<br />

s'y construire une espèce de cachette où il se tenait pendant <strong>le</strong><br />

j<strong>ou</strong>r, tandis que l'égoût était visité par <strong>le</strong>s travail<strong>le</strong>urs <strong>ou</strong> par<br />

d'autres personnes.<br />

On comprend qu'il était faci<strong>le</strong> à <strong>Blondel</strong> de parc<strong>ou</strong>rir pendant<br />

la nuit ce réseau d'avenues s<strong>ou</strong>terraines. Du reste, Laposto<strong>le</strong><br />

avait soin de lui f<strong>ou</strong>rnir en abondance t<strong>ou</strong>t ce qui p<strong>ou</strong>vait<br />

lui être nécessaire, comme aliments, <strong>ou</strong>tils, renseignements de<br />

t<strong>ou</strong>te espèce, etc.<br />

A force d'explorations, <strong>Blondel</strong> avait fini par tr<strong>ou</strong>ver un<br />

autre canal, ab<strong>ou</strong>tissant au Temp<strong>le</strong>, précisément au-dess<strong>ou</strong>s de


— 1232 —<br />

la b<strong>ou</strong>tique de Gaspard <strong>le</strong> borgne, qui, comme <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur s'en<br />

s<strong>ou</strong>vient, n'était autre que notre vieil<strong>le</strong> connaissance Mac-<br />

Bell.<br />

Il en avait déc<strong>ou</strong>vert un troisième, qui s'arrêtait précisément<br />

à l'un des ang<strong>le</strong>s de la cave de l'hôtel habité par Beau-,<br />

f<strong>le</strong>ury.<br />

<strong>Blondel</strong> passait une partie de ses j<strong>ou</strong>rnées à éc<strong>ou</strong>ter ce qui<br />

se passait dans ces différentes maisons et en instruisait Lapos-<br />

to<strong>le</strong>, qui était de cette manière au c<strong>ou</strong>rant de t<strong>ou</strong>t. Ce qui lui<br />

aidait, on <strong>le</strong> comprend, à remplir son rô<strong>le</strong> de magicien, et c'est<br />

ainsi qu'il avait eu connaissance <strong>du</strong> rendez-v<strong>ou</strong>s donné à Mau­<br />

rice à la « pierre qui p<strong>le</strong>ure. »<br />

Revenons maintenant à notre récit.<br />

Quand <strong>Blondel</strong> eut en<strong>le</strong>vé la partie supérieure de la tonne.<br />

on put voir un corps humain c<strong>ou</strong>ché à moitié rec<strong>ou</strong>vert par la<br />

pail<strong>le</strong> fraîche.<br />

C'était Maurice.<br />

Maurice, que n<strong>ou</strong>s avons laissé écrasé par la « pierre qui<br />

p<strong>le</strong>ure. »<br />

Le malheureux n'avait pas succombé à ses b<strong>le</strong>ssures;... il<br />

vivait, mais à quel prix !...<br />

Ses deux bras étaient brisés, il avait plusieurs côtes enfon­<br />

cées, et son corps n'offrait p<strong>ou</strong>r ainsi dire qu'une plaie<br />

Ses bras et ses jambes étaient ent<strong>ou</strong>rés de planchettes<br />

fixées par des bandes de toi<strong>le</strong>, une immense compresse ent<strong>ou</strong>­<br />

rait sa poitrine et sa tête était enveloppée d'un linge .qui ne<br />

laissait a déc<strong>ou</strong>vert que <strong>le</strong>s yeux et <strong>le</strong> nez.<br />

<strong>Blondel</strong>, cependant, ne perdait pas l'espoir de sauver son fils<br />

et de lui rendre l'usage de ses membres; mais Maurice était<br />

mortel<strong>le</strong>ment abattu et était tombé dans une apathie pro-<br />

fonde.<br />

Il fallait à t<strong>ou</strong>t prix éveil<strong>le</strong>r en lui la volonté de vivre; mais<br />

comment devait-on s'y prendre.<br />

<strong>Blondel</strong> ne tr<strong>ou</strong>va qu'un moyen.


— 1233 —<br />

Instruit par Laposto<strong>le</strong>, il avait appris que Beauf<strong>le</strong>ury était<br />

officiel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> fiancé de Cé<strong>le</strong>ste et que <strong>le</strong> mariage devait avoir<br />

lieu incessamment.<br />

Il comprit dès lors que <strong>le</strong> seul moyen qui pût vaincre la<br />

torpeur de Maurice, c'était de mettre ce dernier au c<strong>ou</strong>rant de<br />

ce qui se passait; l'am<strong>ou</strong>r paternel ferait <strong>le</strong> reste.<br />

<strong>Blondel</strong> était certain de sauver son fils p<strong>ou</strong>r peu que celui-ci<br />

s'y prêtât.<br />

Il se décida donc à par<strong>le</strong>r.<br />

— Maurice, dit-il, en mesurant ses paro<strong>le</strong>s; il ne faut pas<br />

te laisser abattre... au contraire.... tu as besoin de t<strong>ou</strong>t ton<br />

c<strong>ou</strong>rage p<strong>ou</strong>r supporter <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p qui te frappe encore!<br />

— Que veux-tu dire, mon père?<br />

<strong>Blondel</strong> hésita.<br />

— J'ai vu Laposto<strong>le</strong>, dit-il au b<strong>ou</strong>t d'un moment de si<strong>le</strong>nce.<br />

— Ah!... et qu'a-t-il pu t'apprendre de si terrib<strong>le</strong>?<br />

— Il m'a parlé de Cé<strong>le</strong>ste.<br />

— Cé<strong>le</strong>ste!... fit <strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssé...; mon enfant!...<br />

— Prépare-toi à entendre une chose in<strong>ou</strong>ïe, reprit <strong>Blondel</strong><br />

qui s'était agen<strong>ou</strong>illé auprès de Maurice et avait tendrement<br />

passé son bras par-dess<strong>ou</strong>s ses épau<strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> s<strong>ou</strong><strong>le</strong>ver un<br />

peu.<br />

— Quoi donc..., mon Dieu?... el<strong>le</strong> est morte, peut-être?...<br />

— Non!... non!...<br />

— Malade ?<br />

— Pas d'avantage...<br />

— Par<strong>le</strong> donc!... je t'en supplie.<br />

— Je ne sais si je dois... Laposto<strong>le</strong> m'a dit... qu'el<strong>le</strong> était<br />

fiancée!...<br />

— Fiancée!... mais certainement!... avec Arthur!...<br />

— Tu te s<strong>ou</strong>viens que je t'ai dit que ce pauvre jeune homme<br />

avait disparu.<br />

— Sans d<strong>ou</strong>te... mais Cé<strong>le</strong>ste n'en demeure pas moins sa<br />

fiancée.<br />

92


— 1234 —<br />

— Mais ce n'est pas d'Arthur que je v<strong>ou</strong>lais te par<strong>le</strong>r.<br />

— De qui donc!... fit Maurice avec t<strong>ou</strong>te la vivacité que son<br />

était comportait.<br />

— De qui?... Rassemb<strong>le</strong> ton c<strong>ou</strong>rage et t<strong>ou</strong>t ton énergie<br />

p<strong>ou</strong>r entendre <strong>le</strong> nom que je vais prononcer.<br />

— Tu me fais m<strong>ou</strong>rir!... par<strong>le</strong> donc!<br />

— Cé<strong>le</strong>ste est fiancée à Beauf<strong>le</strong>ury !<br />

— Beauf<strong>le</strong>ury! répéta Maurice... Oh!... Au nom <strong>du</strong> ciel...<br />

dis-moi que j'ai mal enten<strong>du</strong>!...<br />

— J'ai dit la vérité!<br />

— Mais comment cela est-il possib<strong>le</strong>? Par quel<strong>le</strong>s ma­<br />

noeuvres ténébreuses et inav<strong>ou</strong>ab<strong>le</strong>s ce monstre a-t-il amené<br />

ma pauvre enfant à donner son consentement, el<strong>le</strong> qui ne<br />

p<strong>ou</strong>vait voir cette homme sans épr<strong>ou</strong>ver un m<strong>ou</strong>vement de<br />

répulsion et de dégoût?<br />

— D'après ce que Laposto<strong>le</strong> a enten<strong>du</strong> dire, Cé<strong>le</strong>ste croit que<br />

la vie d'Arthur est entre <strong>le</strong>s mains de Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— Cela est bien possib<strong>le</strong>!<br />

— Certainement... il est capab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s crimes!<br />

— Oh! je comprends t<strong>ou</strong>t maintenant!... Oh! ma pauvre<br />

enfant!<br />

— Et tu consentirais à ce qu'el<strong>le</strong> devienne la femme de ce<br />

misérab<strong>le</strong>?<br />

— Non!... jamais!... fit Maurice avec une énergie dont<br />

on ne l'aurait pas cru capab<strong>le</strong> , vu l'état dans <strong>le</strong>quel il se<br />

tr<strong>ou</strong>vait.<br />

Et il aj<strong>ou</strong>ta:<br />

— Maintenant, père, je veux vivre!... il s'agit de sauver mon<br />

enfant des griffes de ce scélérat!<br />

— Enfin! fit en lui-même <strong>Blondel</strong> qui voyait avec satisfac­<br />

tion la réussite de son stratagême.<br />

Il prit <strong>le</strong> paquet de toi<strong>le</strong> qu'il avait apporté et se mis à dé­<br />

faire <strong>le</strong>s bandages et <strong>le</strong>s compresses qui rec<strong>ou</strong>vraient <strong>le</strong>s b<strong>le</strong>s­<br />

sures de Maurice.


— 1235 —<br />

Quel<strong>le</strong>s que furent <strong>le</strong>s précautions qu'il employât, il ne put,<br />

cependant, empêcher que cette opération ne fit cruel<strong>le</strong>ment<br />

s<strong>ou</strong>ffrir <strong>le</strong> pauvre b<strong>le</strong>ssé qui laissa échapper un gémissement.<br />

<strong>Blondel</strong> commença ensuite à poser sur <strong>le</strong> plaies de Maurice<br />

des morceaux de toi<strong>le</strong>s en<strong>du</strong>its <strong>du</strong> baume préparé selon <strong>le</strong>s<br />

indication de Tupa. Ce remède bienfaisant fit immédiatement<br />

ressentir <strong>le</strong>s effets de sa vertu salutaire.<br />

— Ah! fit Maurice avec un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement, comme<br />

cela me fait <strong>du</strong> bien !...<br />

— Tu vois que j'avais raison, repartit <strong>Blondel</strong> qui aj<strong>ou</strong>ta au<br />

b<strong>ou</strong>t d'un moment:<br />

— Maintenant, il faut que je te quitte.<br />

— Déjà !<br />

— Il <strong>le</strong> faut... à trois heures <strong>le</strong> « cabinet noir » a une séance<br />

et il faut que je tâche de savoir ce qui s'y passera.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi te mê<strong>le</strong>s-tu de politique ?<br />

— C'est p<strong>ou</strong>r être au c<strong>ou</strong>rant de ce qui se passe... Je crois<br />

que n<strong>ou</strong>s ne tarderons pas à avoir la guerre... la guerre avec<br />

la Prusse.<br />

— Oui, je me s<strong>ou</strong>viens que tu m'en as parlé, il n'y a pas<br />

longtemps !<br />

— Et en pareil cas on ne peut pas savoir comment <strong>le</strong>s<br />

choses se passeront à Paris. Si l'armée française est battue,<br />

si l'empereur est vaincu, il y aura une révolution, et se serait<br />

une occasion trop bel<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r que Mac-Bell et Beauf<strong>le</strong>ury la<br />

laissent échapper.<br />

— Oui, père, et il tr<strong>ou</strong>veraient en même temps <strong>le</strong> moyen<br />

d'échapper à notre vengeance.<br />

— C'est ce qu'il faut empêcher à t<strong>ou</strong>t prix !<br />

— Oh !... cela <strong>le</strong>ur sera bien diffici<strong>le</strong>... <strong>le</strong> fi<strong>le</strong>t qui <strong>le</strong>s ent<strong>ou</strong>re<br />

se rétrécit de plus en plus.<br />

— Quand te reverrai-je , père? demanda Maurice. Il me<br />

tarde de quitter cette cachette et d'al<strong>le</strong>r au sec<strong>ou</strong>rs de ma<br />

pauvre Cé<strong>le</strong>ste.


— 1236 —<br />

— Mon cher Maurice, il faut t'armer de patience. Tu ne<br />

p<strong>ou</strong>rras guère sortir d'ici avant une quinzaine de j<strong>ou</strong>rs,<br />

Beauf<strong>le</strong>ury est capab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>t, tu <strong>le</strong> sais,... et s'il te voyait<br />

reparaître et te mettre en travers de ses projets, il n'hésiterait<br />

pas à chercher un autre moyen de se débarrasser de toi.<br />

— C'est <strong>le</strong> seul moyen d'arriver à n<strong>ou</strong>s rendre maîtres de<br />

cet infâme scélérat,.... plus il se croira certain de l'impunité et<br />

plus il n<strong>ou</strong>s sera faci<strong>le</strong> de l'attirer dans <strong>le</strong> piége. Il faut que<br />

ce brigand ainsi que son digne complice Mac-Bell expient <strong>le</strong>urs<br />

crimes, Ah!.... une sentence terrrib<strong>le</strong> sera prononcée contre<br />

eux !<br />

— Mais jusque là, dit Maurice...... que deviendra ma<br />

pauvre enfant?<br />

— Ne crains rien.... Laposto<strong>le</strong> veil<strong>le</strong> sur el<strong>le</strong><br />

— P<strong>ou</strong>rra-t-il empêcher <strong>le</strong> mariage ?<br />

— Ne crains rien !.... jusque là <strong>le</strong>s morts sortiront de <strong>le</strong>urs<br />

tombe, et au lieu d'une fiancée Beauf<strong>le</strong>ury tr<strong>ou</strong>vera <strong>le</strong> b<strong>ou</strong>r­<br />

reau.<br />

Quand <strong>Blondel</strong> eut fini <strong>le</strong> pansement des plaies de Maurice,<br />

il prit une petite corbeil<strong>le</strong> qu'il avait apportée avec lui et qui<br />

contenait des aliments et la plaça à portée de la main <strong>du</strong> b<strong>le</strong>ssé,<br />

puis ayant un peu s<strong>ou</strong><strong>le</strong>vé la pail<strong>le</strong> et rec<strong>ou</strong>vert Maurice il<br />

replaça la moitié supérieure <strong>du</strong> tonneau qui reprit ainsi son<br />

apparence inoffensive.<br />

Puis il s'éloigna après avoir promis à son fils de revenir avant<br />

la fin de la j<strong>ou</strong>rnée.<br />

Malgré cette assurance, Maurice ne put s'empêcher de frémir<br />

en pensant qu'une circonstance imprévue p<strong>ou</strong>vait empêcher<br />

son père de tenir sa paro<strong>le</strong>.<br />

Que deviendrait-t-il dans ce cas ?<br />

Ensuite sa pensée se reporta sur sa fil<strong>le</strong> bien-aimée et de<br />

longues heures se passèrent ainsi dans ces d<strong>ou</strong>l<strong>ou</strong>reuses re­<br />

f<strong>le</strong>xion.<br />

Un sommeil bienfaisant et réparateur vint cependant calmer


— 1237 —<br />

la s<strong>ou</strong>ffrance <strong>du</strong> malheureux persécuté et lui faire <strong>ou</strong>blier<br />

momentanément son affreuse position.<br />

CHAPITRE XIX<br />

A Cayenne.<br />

N<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons ret<strong>ou</strong>rner un peu en arrière et voir quel était<br />

<strong>le</strong> sort qui avait été réservé à Alfred, l'ancien secrétaire de<br />

Fiordi.<br />

N<strong>ou</strong>s avons dit qu'il avait été <strong>condamné</strong> par la « commission<br />

mixte » à la déportation et n<strong>ou</strong>s l'avons laissé sur la r<strong>ou</strong>te de<br />

Marseil<strong>le</strong>, enfermé dans une voiture cellulaire.<br />

Arrivé à destination un gendarme <strong>ou</strong>vrit la porte <strong>du</strong> véhicu<strong>le</strong><br />

et fit descendre <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s <strong>le</strong>s uns après <strong>le</strong>s autres.<br />

Quand ce fut <strong>le</strong> t<strong>ou</strong>r d'Alfred <strong>le</strong> gendarme fit brusquement :<br />

— Voyons faites un peu vite !<br />

Et quand <strong>le</strong> jeune homme fut descen<strong>du</strong> l'agent de la force<br />

publique aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— En avant !<br />

On conuuisit Alfred dans une cellu<strong>le</strong> où un instant après<br />

deux gardiens vinrent <strong>le</strong> chercher en <strong>le</strong> prenant chacun par<br />

un bras.<br />

— Que me v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s? <strong>le</strong>ur demanda <strong>le</strong> jeune homme.<br />

— Parb<strong>le</strong>u, répondit l'un de ces hommes avec un rire cy-


— 1238 —<br />

nique, ce que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons?.... n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons v<strong>ou</strong>s faire faire<br />

un brin de toi<strong>le</strong>tte.<br />

Et avant qu'Arthur eût deviné ce que cet homme v<strong>ou</strong>lait<br />

dire ses vêtements lui étaient en<strong>le</strong>vés ; ensuite on lui montra<br />

sur un banc <strong>le</strong> costume <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> en lui intimant [l'ordre de<br />

l'endosser.<br />

On peut juger ce qu'épr<strong>ou</strong>va ce jeune homme élégant qui,<br />

à peine trois fois vingt quatre heures auparavant, se rengorgeait<br />

en se voyant nommé au poste éminent de secrétaire intime de<br />

l'Empereur, et qui maintenant, se voyait forcé de revêtir l'uni­<br />

forme honteux des galériens.<br />

Puis <strong>le</strong> second de ces deux hommes ayant tiré de sa poche<br />

une paire de ciseaux, il se mit en devoir de faire tomber <strong>le</strong>s<br />

b<strong>ou</strong>c<strong>le</strong>s luxuriantes de la chevelure parfumée d'Alfred; de<br />

sorte qu'au b<strong>ou</strong>t d'un quart d'heure rien ne <strong>le</strong> distinguait plus<br />

des autres forçats.<br />

Et, cependant il ne v<strong>ou</strong>lait pas éc<strong>ou</strong>ter la voix de sa conscience<br />

qui lui reprochait son passé, <strong>le</strong> meurtre de la jeune femme<br />

de chambre de Rose Elvédy. la manière criminel<strong>le</strong> dont-il<br />

s'était con<strong>du</strong>it à l'égard de cette dernière, etc. Sa seu<strong>le</strong> pensée<br />

était un sentiment de haine et de rage contre Fiordi qu'il s<strong>ou</strong>p­<br />

çonnait d'être l'auteur de son arrestation.<br />

Il épr<strong>ou</strong>va une sensation de dégoût en voyant <strong>le</strong>s vêtements<br />

qui lui étaient destinés et qui avaient déjà été portés par<br />

d'autres forçats, à en juger par la c<strong>ou</strong>che de crasse graisseuse<br />

dont ils étaient garnis à certains endroits.<br />

Quand ce que <strong>le</strong>s gardiens avaient facétieusement appelé « la<br />

toi<strong>le</strong>tte » fut terminé, un gendarme revint et fit entendre un<br />

second et formidab<strong>le</strong>: « en r<strong>ou</strong>te! »<br />

On con<strong>du</strong>isit <strong>le</strong> n<strong>ou</strong>vel arrivant dans un local qui avait<br />

beauc<strong>ou</strong>p d'analogie avec une étab<strong>le</strong>. Dans un coin se tr<strong>ou</strong>vait<br />

une paillasse aplatie et d'une sa<strong>le</strong>té rep<strong>ou</strong>ssante, auprès se<br />

tr<strong>ou</strong>vait une c<strong>ou</strong>verture mince et râpée d'un aspect non-moins<br />

sordide.


— 1239 —<br />

— Ceci est p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s! prenez-<strong>le</strong>! lui dit <strong>le</strong> gendarme.<br />

Alfred <strong>le</strong> regarda sans comprendre ce qu'il v<strong>ou</strong>lait dire.<br />

Le gendarme lui fit entendre qu'il devait prendre son<br />

lit. c'est-à-dire cette paillasse et cette c<strong>ou</strong>verture et se rendre<br />

dans la c<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>r se joindre aux autres forçats arrivés <strong>le</strong><br />

j<strong>ou</strong>r même et qui devaient attendre de j<strong>ou</strong>r de l'embarque­<br />

ment.<br />

Cette tr<strong>ou</strong>pe de malfaiteurs resta dans la c<strong>ou</strong>r jusque vers la<br />

fin de la j<strong>ou</strong>rnée, un piquet de soldats arriva alors et con<strong>du</strong>isit<br />

<strong>le</strong>s n<strong>ou</strong>veaux hôtes dans une casemate où ils furent enfermés.<br />

Au premier moment Alfred ne put réprimer un sentiment de<br />

dégoût en se voyant en contact avec ces hommes qui sortaient<br />

presque t<strong>ou</strong>s de la fange de la société.<br />

Et lui, qu'était-il donc?... Avait-il donc <strong>le</strong> droit de se<br />

plaindre ?<br />

N'était-il pas au contraire pire que beauc<strong>ou</strong>p de ces malheureux<br />

qui avaient peut-être été p<strong>ou</strong>ssés dans <strong>le</strong> chemin <strong>du</strong><br />

crime par la misère et la faim.<br />

Tandis que lui avait reçu une é<strong>du</strong>cation soignée, il avait<br />

occupé un emploi rénumérateur, et c'était l'orgueil, l'ambition,<br />

une ambition effrénée, qui l'avaient p<strong>ou</strong>ssé au crime!<br />

N'était-il pas cent fois plus punissab<strong>le</strong> que ses compagnons<br />

de captivité ?<br />

Et cependant il n'épr<strong>ou</strong>vait aucun sentiment de repentir.<br />

La seu<strong>le</strong> pensée qui occupât son esprit était un désir de vengeance.<br />

C'est en songeant à l'avenir qu'il resta accr<strong>ou</strong>pi sur sa <strong>du</strong>re<br />

c<strong>ou</strong>che.<br />

Quand la nuit fut venue on apporta aux prisonniers des<br />

gamel<strong>le</strong>s de terre p<strong>le</strong>ines d'une maigre s<strong>ou</strong>pe de légumes<br />

secs.<br />

Alfred qui commençait à ressentir <strong>le</strong>s attaques d'une faim<br />

atroce <strong>du</strong>t faire <strong>le</strong>s plus grands efforts p<strong>ou</strong>r surmonter son<br />

dégoût et ava<strong>le</strong>r quelques cuil<strong>le</strong>rées de cette claire pitance.


— 1240 —<br />

Ensuite, brisé de fatigue et l'âme p<strong>le</strong>ine d'amertume il<br />

s'étendit p<strong>ou</strong>r chercher <strong>le</strong> sommeil.<br />

Mais il ne put fermer <strong>le</strong>s yeux un seul instant.<br />

Outre l'insomnie causée par la vermine dont sa paillasse<br />

f<strong>ou</strong>rmillait, son esprit était t<strong>ou</strong>rmenté par mil<strong>le</strong> pensées<br />

diverses.<br />

Enfin <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r parut.<br />

Un gardien vint réveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s prisonniers en <strong>le</strong>ur enjoignant<br />

de se vêtir vivement, atten<strong>du</strong> que <strong>le</strong> bâtiment qui devait <strong>le</strong>s em­<br />

mener était arrivé pendant, la nuit et que l'embarquement de­<br />

vrait avoir lieu sans perdre un instant.<br />

Avant de quitter la prison où ils avaient passé la nuit<br />

<strong>le</strong>s forçats reçurent une ration de s<strong>ou</strong>pe au pain p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur<br />

déjeûner.<br />

Puis ils furent placés sur deux rangs et con<strong>du</strong>its au port s<strong>ou</strong>s<br />

escorte.<br />

Arrivés à bord <strong>le</strong>s <strong>condamné</strong>s furent immédiatement en­<br />

fermés dans l'entrepont et acc<strong>ou</strong>plés deux à deux par une<br />

chaîne.<br />

Alfred, qui était un <strong>condamné</strong> politique, obtint la faveur de<br />

demeurer seul, seu<strong>le</strong>ment il <strong>du</strong>t se laisser river à la jambe<br />

un anneau qui était destiné à <strong>le</strong> fixer à la barre commune pen­<br />

dant la nuit.<br />

La traversée devait s'effectuer dans ces conditions.<br />

Quand Alfred vit qu'il devait abandonner t<strong>ou</strong>t espoir de<br />

salut, ses pensées de haine et de vengeance lui revinrent plus<br />

vivaces que jamais et il fit <strong>le</strong> serment de se venger de Fiordi<br />

d'une manière terrib<strong>le</strong>, si jamais la liberté lui était ren<strong>du</strong>e.<br />

Il pensa ensuite à la possibilité d'une évasion de la colonie<br />

pénitentiaire.<br />

Il comprit en même temps que s'il était abandonné à ses<br />

seu<strong>le</strong>s forces, il ne p<strong>ou</strong>rrait jamais atteindre ce but et qu'il<br />

fallait qu'il se liât avec quelque autre forçai bien au c<strong>ou</strong>rant


— 1241 —<br />

des usages <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>, dont il p<strong>ou</strong>rrait tirer des renseignements<br />

qui p<strong>ou</strong>rraient lui servir un j<strong>ou</strong>r.<br />

Un des compagnons d'Alfred, qui portait <strong>le</strong> nom de Samson,<br />

semblait épr<strong>ou</strong>ver une sympathie marquée p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> jeune<br />

homme.<br />

Ce dernier comprit immédiatement l'avantage qu'il p<strong>ou</strong>vait<br />

tirer de cette connaissance. Cet homme était un malfaiteur en<strong>du</strong>rci,<br />

qui s'était deux fois évadé <strong>du</strong> <strong>bagne</strong>.<br />

Avec un peu de bonne volonté et d'habi<strong>le</strong>té, il lui réussirait<br />

sans d<strong>ou</strong>te de s'évader une troisième fois. Il s'agissait avant<br />

t<strong>ou</strong>t, p<strong>ou</strong>r Alfred, de gagner l'amitié et la confiance de cet<br />

homme.<br />

Et cela ne lui sembla pas trop diffici<strong>le</strong>, au b<strong>ou</strong>t de quelques<br />

j<strong>ou</strong>rs, Samson, qui ne répondait que brièvement et par monosyllabes,<br />

quand un autre détenu lui adressait la paro<strong>le</strong>, semblait<br />

prendre un plaisir évident à s'entretenir avec l'ancien<br />

secrétaire de Fiordi.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques j<strong>ou</strong>rs il furent amis intimes et cel<strong>le</strong><br />

amitié n'aurait pas manqué d'exciter la rail<strong>le</strong>rie des autres<br />

forçats s'ils n'avaient pas été arrêtés par la force herculéenne<br />

de Samson.<br />

La traversée s'effectua sans événement. Quand <strong>le</strong> débarquement<br />

fut opéré on annonça à Alfred qu'il devait être trans<br />

porté à l'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong>.<br />

11 demanda timidement pendant combien de temps devait<br />

<strong>du</strong>rer son bannissement, on lui répondit laconiquement:<br />

— Pendant trente ans.<br />

Trente années !<br />

Une sueur glacée perla sur son front en entendant cette<br />

réponse. Il avait espéré que sa condamnation n'était que de<br />

quelques années, cinq, six ans peut-être, mais pas davantage.<br />

Mais trente ans !....<br />

Cela équivalait presque à une condamnation à mort!<br />

Et Alfred ne v<strong>ou</strong>lait pas m<strong>ou</strong>rir.


— 1242 —<br />

Il v<strong>ou</strong>lait vivre p<strong>ou</strong>r fuir d'abord, ensuite p<strong>ou</strong>r<br />

venger<br />

CHAPITRE XX<br />

Le Comte de St-Etienne.<br />

Une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> nombreuse de connaissances et d'amis sa pres-<br />

sait à l'hôtel <strong>du</strong> comte de St-Etienne.<br />

C'était <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où <strong>le</strong>s funérail<strong>le</strong>s de la comtesse devaient<br />

avoir lieu, et la manière s<strong>ou</strong>daine et mystérieuse dont el<strong>le</strong> était<br />

norte, faisait l'objet de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s conversations.<br />

Ce n'était pas par commisération, sans d<strong>ou</strong>te, mais par pure<br />

curiosité.<br />

La rue était p<strong>le</strong>ine de passants qui s'arrêtaient p<strong>ou</strong>r voir dé­<br />

fi<strong>le</strong>r <strong>le</strong> cortège funèbre<br />

Le comte était revenu la veil<strong>le</strong> et était dans <strong>le</strong> salon de ré­<br />

ception où, <strong>le</strong> visage impassib<strong>le</strong> et la physionomie sombre, il<br />

recevait <strong>le</strong>s condoléances de ses amis.<br />

Il j<strong>ou</strong>ait parfaitement la comédie de la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur digne et<br />

profonde de même que <strong>le</strong>s visiteurs feignaient de prendra<br />

une part considérab<strong>le</strong> au malheur qui venait de <strong>le</strong> frapper<br />

Cependant un pressentiment disait au comte que ces mêmes<br />

personnes avaient de vagues s<strong>ou</strong>pçons mais peu lui impor-<br />

tait;... il avait déjà tr<strong>ou</strong>vé un moyen p<strong>ou</strong> faire passer ces<br />

s<strong>ou</strong>pçons sur une autre personnes


— 1243 —<br />

Du reste, n'était il pas suffisamment protégé par son nom.<br />

sa fortune, sa haute position. Il savait qu'on ne se hasarde­<br />

rait pas faci<strong>le</strong>ment à émettre ces s<strong>ou</strong>pçons t<strong>ou</strong>t haut et<br />

que la moindre preuve contre lui faisait complètement dé­<br />

faut.<br />

Le cercueil qui renfermait <strong>le</strong>s restes de la comtesse fut<br />

descen<strong>du</strong> et placé dans <strong>le</strong> char funèbre, puis <strong>le</strong> cortège se mit<br />

en marche.<br />

Mais <strong>le</strong> comte n'y parut pas. Il avait déclaré à ses amis<br />

qu'il lui serait absolument impossib<strong>le</strong> de voir descendre dans<br />

la fosse <strong>le</strong>s restes mortels de la femme qu'il avait tant<br />

aimée.<br />

En <strong>ou</strong>tre <strong>le</strong> docteur Amy lui avait absolument interdit t<strong>ou</strong>te<br />

émotion un peu vio<strong>le</strong>nte.<br />

Le baron Kel<strong>le</strong>rmann se crut obligé de suivre la chère<br />

morte à sa dernière demeure, il considérait cela comme un<br />

devoir sacré.<br />

Mais lorsque la cérémonie fut terminée, un observateur<br />

attentif aurait pu observer chez <strong>le</strong> baron un changement<br />

étrange.<br />

La tristesse navrante qui assombrissait sa physionomie<br />

disparut p<strong>ou</strong>r faire face à une expression de sombre énergie.<br />

Le comte était resté dans son hôtel.<br />

il arpentait son cabinet d'un pas anxieux et jetait de<br />

temps à autre un regard dans la rue comme s'il eût atten<strong>du</strong><br />

quelqu'un.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment, il vit apparaître une voiture qui<br />

s'arrêta devant la porte de la maison.<br />

Le comte s'attendait visib<strong>le</strong>ment à cette visite, néanmoins<br />

son inquiétude augmenta visib<strong>le</strong>ment.<br />

Sur une tab<strong>le</strong> placée auprès de la fenêtre se tr<strong>ou</strong>vait une<br />

cassette d'ébène garnie d'incrustations en argent. Le comte l'<strong>ou</strong>­<br />

vrit et y jeta un c<strong>ou</strong>p d'oeil p<strong>ou</strong>r s*assurer que <strong>le</strong>s objets que<br />

contenait cette cassette étaient <strong>le</strong>ur place.


— 1244 —<br />

Puis il p<strong>ou</strong>ssa comme un s<strong>ou</strong>pir de s<strong>ou</strong>lagement.<br />

Il venait à peine de laisser retomber <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>verc<strong>le</strong> de la cas-<br />

sette quand on frappa à la porte.<br />

— Entrez!... dit <strong>le</strong> comte.<br />

La porte s'<strong>ou</strong>vrit et laissa passer <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>rmann.<br />

Le comte alla vivement à sa rencontre; une expression<br />

d'agréab<strong>le</strong> surprise s'etait répan<strong>du</strong>e sur sa physionomie.<br />

— Oh!... monsieur <strong>le</strong> baron, s'écria-t-il ; c'est bien à v<strong>ou</strong>s<br />

de venir me faire une visite dans un moment comme celui-ci,<br />

je n'attendais pas moins de votre amitié.<br />

Au premier moment cet accueil cordial embarrassa <strong>le</strong> baron<br />

qui ne s'y attendait nul<strong>le</strong>ment.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait al<strong>le</strong>r droit à son but et il lui répugnait de devoir<br />

serrer la main que lui tendait un homme qu'il s<strong>ou</strong>pçonnait<br />

d'avoir commis un crime.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez, monsieur <strong>le</strong> comte, répondit-il en<br />

feignant de ne pas s'apercevoir que <strong>le</strong> comte lui avait ten<strong>du</strong> la<br />

main, v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez, je ne viens pas p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s offrir mes<br />

condoléances.<br />

Le comte de St-Etienne se mordit <strong>le</strong>s lèvres, son regard se<br />

porta involontairement vers la cassette d'ébène.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire, mon ami reprit-il.<br />

Le baron al<strong>le</strong>mand vit qu'il lui fallait résolument aborder<br />

son sujet.<br />

— Je ne suis pas votre ami, monsieur <strong>le</strong> comte, fit il d'un<br />

ton glacial.<br />

— Que veut donc signifier ce langage de votre part,<br />

demanda <strong>le</strong> comte avec un s<strong>ou</strong>rire faux et non exempt d'a­<br />

mertume.<br />

— Tr<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s vraiment étrange que je ne veuil<strong>le</strong> pas me<br />

dire votre ami ? repartit <strong>le</strong> baron en fixant <strong>le</strong> comte d'un air<br />

interrogateur et s é v è r e . /<br />

Le comte ne put s<strong>ou</strong>tenir ce regard et il baissa <strong>le</strong>s yeux.<br />

Cependant il reprit promptement son assurance.


— 1245 —<br />

Je ne comprends rien votre, langage, répondit-il, et<br />

<strong>du</strong> reste, v<strong>ou</strong>s conviendrez que ce j<strong>ou</strong>r est mal choisi p<strong>ou</strong>r des<br />

plaisanteries de ce genre !<br />

— Je ne plaisante pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde, fit <strong>le</strong> baron<br />

avec fermeté et en appuyant sur ses paro<strong>le</strong>s ; ce n'est pas<br />

en venant de voir descendre dans la tombe <strong>le</strong> cercueil de<br />

la pauvre et infortunée comtesse que je permettrais de plai­<br />

santer !<br />

— Ah!.... <strong>ou</strong>i!.... dit <strong>le</strong> comte;.... mais dites-moi, monsieur<br />

<strong>le</strong> baron,.... n'épr<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s pas une grande d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur de la perte<br />

de la comtesse ?<br />

Une vive r<strong>ou</strong>geur se répandit sur <strong>le</strong> visage <strong>du</strong> baron qui<br />

répondit :<br />

— J'ai mérité <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s que v<strong>ou</strong>s m'adressez, monsieur.<br />

— V<strong>ou</strong>s l'av<strong>ou</strong>ez donc? demanda <strong>le</strong> comte avec vivacité.<br />

— Oui,... répondit <strong>le</strong> diplomate al<strong>le</strong>mand, je l'av<strong>ou</strong>e, car je<br />

ne sais pas mentir;. .. Oui,.... j'ai été charmé par la grâce,<br />

la beauté de la comtesse.... mon cœur n'a pas su résister à tant<br />

de charmes....<br />

Le baron l'interrompit.<br />

— Et v<strong>ou</strong>s avez l'audace de me dire cela à moi.... l'ép<strong>ou</strong>x:<br />

<strong>ou</strong>tragé !<br />

— Ep<strong>ou</strong>x <strong>ou</strong>tragé !.... s'écria <strong>le</strong> baron avec vio<strong>le</strong>nce;.... assez<br />

monsieur <strong>le</strong> comte,.... finissez cette comédie,... je sais t<strong>ou</strong>t!<br />

Le comte fit en pâlissant un pas en arrière.<br />

Avant qu'il pût <strong>ou</strong>vrir la b<strong>ou</strong>che p<strong>ou</strong>r répondre, <strong>le</strong> baron<br />

al<strong>le</strong>mand continua d'un ton indigné :<br />

— Oui, monsieur, je sais t<strong>ou</strong>t !.... Je sais que la comtesse<br />

obéissait à vos suggestions et à vos menaces quand el<strong>le</strong> faisait<br />

t<strong>ou</strong>s ses efforts p<strong>ou</strong>r m'attirer vers el<strong>le</strong>...<br />

— Monsieur !... fit St-Etienne qui se sentit s<strong>ou</strong>lagé en voyant<br />

la t<strong>ou</strong>rnure que prenait <strong>le</strong> disc<strong>ou</strong>rs <strong>du</strong> baron monsieur !<br />

comment osez v<strong>ou</strong>s prononcer une tel<strong>le</strong> accusation contre moi....<br />

contre cel<strong>le</strong> qui vient de m<strong>ou</strong>rir ?...


— 1246 —<br />

— Cel<strong>le</strong> qui vient de m<strong>ou</strong>rir était <strong>innocent</strong>e... C'est el<strong>le</strong> qu<br />

m'a t<strong>ou</strong>t av<strong>ou</strong>é,.... el<strong>le</strong> m'a déclaré que v<strong>ou</strong>s en v<strong>ou</strong>liez l'aire<br />

d'instrument de votre ambition î<br />

— Et cependant el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s a trahi comme el<strong>le</strong> m'avait trahi,<br />

moi ! fit <strong>le</strong> comte.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire ? demanda <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>rmann.<br />

— C'est t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong> ! repartit <strong>le</strong> comte entraîné plus qu'il ne<br />

l'aurait v<strong>ou</strong>lu,... je veux dire que j'ai eu connaissance de t<strong>ou</strong>tes<br />

<strong>le</strong>s dépêches que v<strong>ou</strong>s avez reçues de Berlin.<br />

— Eh bien ! monsieur <strong>le</strong> comte, je v<strong>ou</strong>s fais mon compli­<br />

ment sur votre manière d'agir,... je ne v<strong>ou</strong>s aurais jamais cru<br />

capab<strong>le</strong> d'une pareil<strong>le</strong> bassesse !<br />

— Monsieur, v<strong>ou</strong>s me paierez cette offense !... retirez l'ex­<br />

pression que v<strong>ou</strong>s venez d'employer !<br />

— Je la maintiens, au contraire 1<br />

— V<strong>ou</strong>s la maintenez?<br />

— Entièrement !<br />

— V<strong>ou</strong>s me rendrez raison !<br />

— V<strong>ou</strong>s me semb<strong>le</strong>z, avoir un faib<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>t particulier p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s<br />

affaires où <strong>le</strong> sang c<strong>ou</strong><strong>le</strong> !<br />

Un moment atterré par ces paro<strong>le</strong>s, <strong>le</strong> comte reprit bientôt<br />

son assurance.<br />

— C'est possib<strong>le</strong>, dit-il... en t<strong>ou</strong>t cas v<strong>ou</strong>s ne refuserez pas de<br />

v<strong>ou</strong>s battre avec moi !<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez !<br />

— Comment !... v<strong>ou</strong>s,... un officier prussien, v<strong>ou</strong>s refuser Je<br />

v<strong>ou</strong>s battre en <strong>du</strong>el ?<br />

— Parfaitement !... je ne me bats pas!<br />

— V<strong>ou</strong>s un officier ?<br />

— Un officier ne se bat pas avec un.... assassin !<br />

En prononçant cette dernière phrase <strong>le</strong> baron avait fait deux.<br />

pas en avant et avait jeté sa dernière paro<strong>le</strong> an visage <strong>du</strong><br />

comte en fixant ses yeux sur <strong>le</strong>s siens d'un air menaçant.<br />

Quoique <strong>le</strong> comte eût de l'audace et qu'il fût préparé à t<strong>ou</strong>t


— 1247 —<br />

il ne put empêcher une légère contraction nerveuse de faire<br />

cligner ses paupières.<br />

Cependant il s<strong>ou</strong>tint <strong>le</strong> regard <strong>du</strong> baron.<br />

T<strong>ou</strong>s deux restèrent ainsi pendant quelques secondes, en se<br />

considérant comme deux ennemis prêts à fondre l'un sur<br />

l'autre.<br />

Le comte fut <strong>le</strong> premier qui recula. Il fit un pas en arrière et<br />

se croisant <strong>le</strong>s bras sur la poitrine il dit au baron :<br />

— V<strong>ou</strong>s avez raison, monsieur, on ne se bat pas avec un<br />

assassin, et c'est p<strong>ou</strong>r cela que je ne me battrai pas avec<br />

v<strong>ou</strong>s !<br />

Le baron regarda <strong>le</strong> comte d'un air stupéfait.<br />

Il ne comprenait pas <strong>le</strong> sens de ces paro<strong>le</strong>s.<br />

Le comte s'approcha de la cheminée et sonna.<br />

Presque au même instant un domestique se présenta en<br />

disant :<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte a sonné !<br />

— Oui... faites ce que je v<strong>ou</strong>s ai dit.<br />

Le domestique s'inclina et <strong>le</strong> comte aj<strong>ou</strong>ta .<br />

— V<strong>ou</strong>s savez ce que je veux dire !<br />

— Parfaitement, monsieur <strong>le</strong> comte.<br />

— Al<strong>le</strong>z et faites vite.<br />

Le laquais s'éloigna.<br />

Le baron avait suivi <strong>le</strong> comte des yeux et n'avait per<strong>du</strong><br />

aucun geste ni aucune paro<strong>le</strong> de cette scène.<br />

Le comte s'était ensuite rapproché de la fenêtre et de la tab<strong>le</strong><br />

qui se tr<strong>ou</strong>vait auprès.<br />

Puis il posa sa main sur <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>verc<strong>le</strong> de la cassette d'ébène<br />

dont n<strong>ou</strong>s avons parlé plus haut.<br />

T<strong>ou</strong>t cela demeurait obscur p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> baron.<br />

— et maintenant, monsieur, fit <strong>le</strong> comte au b<strong>ou</strong>t d'un instant,<br />

v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z me donner l'explication de vos paro<strong>le</strong>s.... je<br />

l'exige !<br />

— V<strong>ou</strong>s en avez <strong>le</strong> droit et je ne me refuse pas à faire ce


— 1248 —<br />

que v<strong>ou</strong>s demandez, répondit <strong>le</strong> baron qui continua en parlant<br />

<strong>le</strong>ntement et en accentuant froidement chacune de ses paro<strong>le</strong>s<br />

— Madame la comtesse de St-Etienne était, la veil<strong>le</strong> de sa<br />

mort, p<strong>le</strong>ine de vie et de santé <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain matin on la<br />

tr<strong>ou</strong>vait sans vie.<br />

Le comte dont la main n'avait pas quitté <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>verc<strong>le</strong> de la<br />

cassette ne fit pas un m<strong>ou</strong>vement.<br />

Le baron continua.<br />

— La cause de la mort s<strong>ou</strong>daine de la comtesse est restée<br />

inconnue.... <strong>le</strong> docteur Amy a été s<strong>ou</strong>doyé et la vérité n'a pu<br />

se faire j<strong>ou</strong>r.<br />

Même si<strong>le</strong>nce <strong>du</strong> comte qui resta immobi<strong>le</strong>.<br />

Cette attitude de cet homme d'ordinaire si emporté commença<br />

à surprendre <strong>le</strong> baron.<br />

Cependant il continua :<br />

— Bien plus,... vendredi soir v<strong>ou</strong>s m'aviez invité, la comtesse<br />

faisait <strong>le</strong>s honneurs de votre maison.... j'étais assis auprès d'el<strong>le</strong><br />

et el<strong>le</strong> était p<strong>le</strong>ine d'entrain et de bonne humeur.... Je pris congé<br />

de v<strong>ou</strong>s vers minuit. Ce ne fut que peu d'heures plus tard que<br />

la comtesse fut tr<strong>ou</strong>vée morte !.... Personne ne pensa à envoyer<br />

chercher un médecin que la femme de chambre de la comtesse,<br />

quant à v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s n'en eûtes pas même l'idée.... Au b<strong>ou</strong>t d'un<br />

moment v<strong>ou</strong>s quittiez votre maison,.... sans attendre qu'il fît<br />

j<strong>ou</strong>r.... v<strong>ou</strong>s quittiez Paris en laissant là <strong>le</strong> corps encore chaud<br />

de votre femme s<strong>ou</strong>s la garde de quelques domestiques.... T<strong>ou</strong>t<br />

cela est étrange.... la mort mystérieuse de la comtesse aussi<br />

bien que de votre con<strong>du</strong>ite... C'est p<strong>ou</strong>rquoi, monsieur <strong>le</strong> comte,<br />

je v<strong>ou</strong>s demande ce qui s'est passé cette nuit-là entre v<strong>ou</strong>s et<br />

votre ép<strong>ou</strong>se ?<br />

Le comte re<strong>le</strong>va la tête d'un air de défi.<br />

Pendant que <strong>le</strong> baron prononçait ces dernières paro<strong>le</strong>s on<br />

avait frappé à la porte.<br />

— Entrez ! fit <strong>le</strong> comte.<br />

Le baron qui n'avait pas enten<strong>du</strong> frapper se ret<strong>ou</strong>rna vive-


— 1249 —<br />

ment vers la porte et vit sur <strong>le</strong> seuil un personnage qu'il re­<br />

connut p<strong>ou</strong>r être un commissaire de police.<br />

Au même moment, <strong>le</strong> comte dit en s'adressant à ce der­<br />

nier:<br />

— Monsieur <strong>le</strong> commissaire, v<strong>ou</strong>s arrivez à temps, je v<strong>ou</strong>s<br />

attendais avec impatience.<br />

Le commissaire jeta un c<strong>ou</strong>p-d'oeil sur <strong>le</strong> baron et répondit :<br />

— Est ce cet homme là ?<br />

— Lui-même !<br />

— V<strong>ou</strong>s répondez de ce que v<strong>ou</strong>s m'avez fait savoir ?<br />

— .J'en réponds sur mon honneur !<br />

Le baron Kel<strong>le</strong>rmann considérait cette scène d'un air<br />

ahuri.<br />

Le commissaire s'avança alors vers lui. lui posa la main sur<br />

l'épau<strong>le</strong>, et lui dit poliment, mais avec autorité :<br />

— Je dois v<strong>ou</strong>s prier de me suivre, monsieur !<br />

— V<strong>ou</strong>s suivre ? fit <strong>le</strong> baron stupéfait., où?... p<strong>ou</strong>rquoi?...<br />

Le commissaire haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.<br />

— V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savez aussi bien que moi. monsieur, par conséquent,<br />

ne faites pas l'ignorant !<br />

— Je v<strong>ou</strong>s affirme que je ne comprends pas ce que v<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z dire ! j'ignore absolument ce que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z de<br />

moi !<br />

— Puisque v<strong>ou</strong>s tenez à <strong>le</strong> savoir, je v<strong>ou</strong>s dirai, monsieur,<br />

que je v<strong>ou</strong>s arrête, au nom de la loi !<br />

— Moi?... mais je suis <strong>innocent</strong>!<br />

— Si v<strong>ou</strong>s êtes <strong>innocent</strong>, v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> démontrerez à vos juges,<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment, v<strong>ou</strong>s al<strong>le</strong>z me suivre,<br />

— Mais p<strong>ou</strong>rquoi de quoi suis-je donc accusé?<br />

— Gomment !... v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> demandez ! Dans celte maison.<br />

encore ?<br />

Ces dernières paro<strong>le</strong>s jetèrent comme un rayon de lumière<br />

dans l'esprit <strong>du</strong> baron.<br />

— « Dans cette maison » avait dit <strong>le</strong> commissaire.<br />

93


— 1250 —<br />

Au premier moment, <strong>le</strong> baron se crut trahi en qualité d'agent<br />

prussien, d'autant plus que la comtesse lui avait av<strong>ou</strong>é que <strong>le</strong><br />

comte faisait partie <strong>du</strong> cabinet noir.<br />

Le comte p<strong>ou</strong>r qui, depuis <strong>le</strong>s derniers événements, la présence<br />

<strong>du</strong> baron était pénib<strong>le</strong>, comme on <strong>le</strong> comprend, avait<br />

t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment signalé celui-ci comme espion secret de la<br />

Prusse.<br />

sait :<br />

Le baron crut t<strong>ou</strong>t d'abord comprendre de quoi il s'agis-<br />

— Ah!... <strong>ou</strong>i !... fit-il à demi-voix.<br />

Le commissaire de police et <strong>le</strong> comte échangèrent un c<strong>ou</strong>p-<br />

d'œil d'intelligence.<br />

— V<strong>ou</strong>s entendez... dit <strong>le</strong> comte en s'adressant à l'envoyé<br />

de la préfecture, cet homme av<strong>ou</strong>e, il reconnaît que <strong>le</strong> motif de<br />

son arrestation lui est connu, et qu'il n'est pas aussi inno­<br />

cent qu'il aurait v<strong>ou</strong>lu <strong>le</strong> faire croire t<strong>ou</strong>t d'abord.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> comte, repartit <strong>le</strong> baron, il v<strong>ou</strong>s sied mal de<br />

par<strong>le</strong>r sur ce ton de sarcasme, .. v<strong>ou</strong>s qui n'êtes qu'un lâche<br />

traître !<br />

Le comte haussa <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s et se contenta de répondre à<br />

cette insulte par un s<strong>ou</strong>rire de mépris.<br />

sin.<br />

A son t<strong>ou</strong>r, <strong>le</strong> commissaire s'avança en disant au baron :<br />

— Il ne peut pas être question de trahison envers un assas­<br />

Le baron fit involontairement un pas en arrière. Il regardait<br />

<strong>le</strong> commissaire avec des yeux que la stupéfaction dilatait.<br />

Enfin il put balbutier :<br />

— Assassin !... moi un assasin ?...<br />

— Je v<strong>ou</strong>s répète que ce n'est ni <strong>le</strong> lieu ni <strong>le</strong> moment de<br />

j<strong>ou</strong>er .a comédie, répéta <strong>le</strong> commissaire.<br />

— Du reste, aj<strong>ou</strong>ta <strong>le</strong> comte, je p<strong>ou</strong>rrai donner des preuves<br />

de ce que je v<strong>ou</strong>s ai dit :<br />

— Moi... moi !... <strong>le</strong> meurtrier d'Adè<strong>le</strong> ! s'écria <strong>le</strong> baron al<strong>le</strong>-


— 1251 —<br />

mand, qui ne p<strong>ou</strong>vait en croire ses oreil<strong>le</strong>s... Moi!... et c'est<br />

v<strong>ou</strong>s.... v<strong>ou</strong>s.. qui dites cela?<br />

— C'est moi qui <strong>le</strong> dis !... <strong>ou</strong>i monsieur <strong>le</strong> comte, je v<strong>ou</strong>s<br />

accuse <strong>du</strong> meurtre de la comtesse, mon ép<strong>ou</strong>se.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez parlé de preuves, dit <strong>le</strong> commissaire.<br />

— Parfaitement, répondit <strong>le</strong> comte, qui se dirigea vers la<br />

ab<strong>le</strong>, <strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong> coffret d'ébène et en tira un papier et un autre<br />

objet de peu de volume.<br />

Il tendit <strong>le</strong> papier au commissaire, en lui disant:<br />

— Voici, monsieur <strong>le</strong> commissaire, ce que j'ai tr<strong>ou</strong>vé dans <strong>le</strong><br />

secrétaire de la comtesse :<br />

Le commissaire déplia <strong>le</strong> papier, et lut à demi voix :<br />

« Ma chère Adè<strong>le</strong>. Ce que tu m'as appris hier soir m'engage<br />

« à te donner un avertissement. Si ce que tu me disais devait<br />

« réel<strong>le</strong>ment arriver, si je devais jamais me tr<strong>ou</strong>ver compromis<br />

« ensuite de tes démarches, je me vengerais d'une manière<br />

« terrib<strong>le</strong> ; ne l'<strong>ou</strong>blie pas !<br />

Baron KELLERMANN.»<br />

Malgré son sang froid <strong>le</strong> baron ne put s'empêcher d'épr<strong>ou</strong>ver<br />

une certaine inquiétude en entendant la <strong>le</strong>cture de ce<br />

bil<strong>le</strong>t.<br />

Il se s<strong>ou</strong>venait parfaitement des circonstances; il l'avait écrit<br />

un j<strong>ou</strong>r que la comtesse lui avait témoigné ses craintes que<br />

<strong>le</strong> baron devinant en lui un espion prussien ne <strong>le</strong> lit arrêter et<br />

même disparaître.<br />

Ce bil<strong>le</strong>t contenait une menace, il est vrai, mais cette menace<br />

était dirigée contre <strong>le</strong> comte. Malheureusement, el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait<br />

faci<strong>le</strong>ment servir d'arme à deux tranchants.<br />

Et il n'y avait pas moyen de se justifier!<br />

Comment démontrer l'erreur dont il était victime?<br />

Le tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> qui commençait à s'emparer <strong>du</strong> baron n'échappa<br />

nul<strong>le</strong>ment au commissaire, qui y vit une preuve de culpabilité,


— 1252 —<br />

— En effet, cette <strong>le</strong>ttre a une grande importance, dit il au<br />

b<strong>ou</strong>t d'un moment de si<strong>le</strong>nce;... monsieur, reconnaissez-v<strong>ou</strong>s<br />

l'avoir écrite ?<br />

— Oui,... je ne puis nier que cette <strong>le</strong>ttre ne soit écrite de ma<br />

main. .. plats..<br />

— Pas de mais...<br />

— Du reste, voici une autre preuve non moins convaincante,<br />

fit <strong>le</strong> comte avec un s<strong>ou</strong>rire diabolique, en tendant au commis­<br />

saire une éping<strong>le</strong> de cravate représentant une tète de lion en<br />

or. dont <strong>le</strong>s yeux étaient figurés par deux rubis.<br />

Le commissaire considéra ce bij<strong>ou</strong> pendant un instant, puis<br />

il demanda au comte :<br />

— Qu'est-ce que cette éping<strong>le</strong>?<br />

— Demandez-<strong>le</strong> à monsieur, répondit St-Etienne,<br />

— Connaissez-v<strong>ou</strong>s ce bij<strong>ou</strong>? demanda de n<strong>ou</strong>veau <strong>le</strong> com­<br />

missaire.<br />

— Certainement, répondit Kel<strong>le</strong>rmann étonné .. celte éping<strong>le</strong><br />

est à moi.<br />

— El<strong>le</strong> est à v<strong>ou</strong>s!... comment donc se tr<strong>ou</strong>ve-t-el<strong>le</strong> entre<br />

<strong>le</strong>s mains de monsieur <strong>le</strong> comte ?<br />

— C'est ce que je ne puis expliquer, répartit <strong>le</strong> baron en jetant<br />

au comte un regard empreint <strong>du</strong> plus profond mépris.<br />

— Depuis quand cette éping<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s manque-t-el<strong>le</strong>? reprit <strong>le</strong><br />

commissaire.<br />

— Ce n'est qu'à présent que je m'aperçois que ce bij<strong>ou</strong> n'est<br />

plus à sa place, répondit <strong>le</strong> baron.<br />

— C'est étrange, p<strong>ou</strong>r ne pas dire autre chose.<br />

— Je suis de votre avis, et monsieur <strong>le</strong> comte me permet­<br />

tra de lui demander comment il est en possession de cette<br />

éping<strong>le</strong>.<br />

— V<strong>ou</strong>s questionnez !... s'écria <strong>le</strong> comte.<br />

— Certainement, monsieur.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z réel<strong>le</strong>ment que je dise de quel<strong>le</strong> manière<br />

cette éping<strong>le</strong>...


— 1253 —<br />

— ...qui est à moi, monsieur.<br />

— Parfaitement,... v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z que je dise comment el<strong>le</strong> se<br />

tr<strong>ou</strong>ve dans ma maison... entre mes mains?<br />

Le comte avait prononcé ces dernières paro<strong>le</strong>s d'un air<br />

d'ironie.<br />

Le baron lui répondit néanmoins :<br />

— Dites-<strong>le</strong> !... je suis vraiment curieux de <strong>le</strong> savoir.<br />

— Par<strong>le</strong>z, monsieur <strong>le</strong> comte, aj<strong>ou</strong>ta <strong>le</strong> commissaire.<br />

— V<strong>ou</strong>s me forcez à revenir sur un s<strong>ou</strong>venir pénib<strong>le</strong>, fit <strong>le</strong><br />

comte avec une d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur parfaitement j<strong>ou</strong>ée, mais il <strong>le</strong> faut.<br />

— Pendant la nuit où la comtesse,.. où mon ép<strong>ou</strong>se, m<strong>ou</strong>rut<br />

d'une manière aussi inatten<strong>du</strong>e<br />

— En effet,... fit <strong>le</strong> baron en interrompant <strong>le</strong> comte, bien<br />

inatten<strong>du</strong>e.<br />

Le comte lui jeta un regard furieux.<br />

— Où la comtesse m<strong>ou</strong>rut, reprit-il, j'étais acc<strong>ou</strong>ru auprès<br />

d'el<strong>le</strong>, appelé par <strong>le</strong> bruit que j'avais enten<strong>du</strong>, je ne sais comment<br />

il se fit que ma b<strong>ou</strong>gie s'éteignit, et en cherchant à tâtons<br />

des allumettes, mon pied se posa sur un objet <strong>du</strong>r et de petit<br />

volume, p<strong>ou</strong>r ne pas écraser cet objet que je supposais devoir<br />

appartenir à la comtesse, je trébuchai, et...<br />

— ...et v<strong>ou</strong>s fûtes obligé de v<strong>ou</strong>s appuyer contre la tab<strong>le</strong> de<br />

nuit de la comtesse, aj<strong>ou</strong>ta <strong>le</strong> commissaire, v<strong>ou</strong>s m'avez déjà<br />

raconté cette particularité.<br />

— C'est parfaitement cela, reprit <strong>le</strong> comte. Quand j'eus rallumé<br />

ma b<strong>ou</strong>gie, je ramassai l'objet sur <strong>le</strong>quel j'avais posé <strong>le</strong><br />

pied et je vis que c'était...<br />

Il fit une légère pause.<br />

Le baron Kel<strong>le</strong>rmann ne perdait pas une de ses paro<strong>le</strong>s.<br />

— Et bien?... fit <strong>le</strong> comte,... c'était?...<br />

— C'était l'éping<strong>le</strong> de cravate de monsieur <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>rmann,<br />

répondit <strong>le</strong> comte en étendant sa main droite vers <strong>le</strong><br />

baron.<br />

— Ah!... infâmie!... s'écria ce dernier.


— 1254 —<br />

Il se voyait inévitab<strong>le</strong>ment s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>p <strong>du</strong> s<strong>ou</strong>pçon d'avoir<br />

commis <strong>le</strong> crime qui avait été commis par <strong>le</strong> comte, il en était<br />

maintenant certain.<br />

Le t<strong>ou</strong>r était parfaitement monté, et cette machination était<br />

bien faite p<strong>ou</strong>r stupéfier <strong>le</strong> baron qui était devenu pâ<strong>le</strong> comme<br />

un suaire.<br />

Le comte, qui s'aperçut de son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong>, comprit immédiatement<br />

<strong>le</strong> parti qu'il p<strong>ou</strong>vait en tirer.<br />

Il se t<strong>ou</strong>rna vers <strong>le</strong> commissaire.<br />

— Regardez-moi cet homme, dit-il, p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s encore d<strong>ou</strong><br />

ter de sa culpabilité.<br />

— Monsieur!... v<strong>ou</strong>lut dire Kel<strong>le</strong>rmann.<br />

— Le tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> de sa physionomie n'est-il pas <strong>le</strong> plus éner­<br />

gique des accusateurs,... reprit vivement <strong>le</strong> comte qui ne<br />

v<strong>ou</strong>lait pas laisser au baron <strong>le</strong> temps de prononcer une paro<strong>le</strong>.<br />

— Permettez, monsieur <strong>le</strong> comte,... fit <strong>le</strong> baron,.., veuil<strong>le</strong>z<br />

avant t<strong>ou</strong>t me dire de quel<strong>le</strong> mauvaise action v<strong>ou</strong>s m'accusez!<br />

ma conscience ne me reproche absolument rien !<br />

Le commissaire jugea que <strong>le</strong> moment était venu d'inter­<br />

venir.<br />

Cet homme était un magistrat intègre, et <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur se trom­<br />

perait fort en supposant qu'il opérait dans cette affaire, d'ac­<br />

cord avec comte et d'après un plan tracé d'avance.<br />

<strong>Les</strong> preuves avancées par <strong>le</strong> comte, lui parurent suffi­<br />

santes.<br />

— Monsieur, dit-il au baron,... <strong>le</strong>s faits v<strong>ou</strong>s accusent, veuil-<br />

<strong>le</strong>z répondre à quelques questions.<br />

Le baron s'inclina, comme p<strong>ou</strong>r indiquer qu'il était prêt.<br />

— V<strong>ou</strong>s étiez invité chez monsieur <strong>le</strong> comte, dans la soi-<br />

rée qui précéda la nuit pendant laquel<strong>le</strong> m<strong>ou</strong>rut la com­<br />

tesse ?<br />

— Oui, monsieur.<br />

— A quel<strong>le</strong> heure étiez-v<strong>ou</strong>s arrivé?<br />

— Vers huit heures.


— 1255 —<br />

— Vers huit heures ?.. mais j'ai enten<strong>du</strong> dire que ce soir là<br />

la comtesse était allée au théâtre.<br />

C'est la vérité,... fit <strong>le</strong> comte en se mêlant à l'interrogatoire,...<br />

la comtesse s'était attardée à sa toi<strong>le</strong>tte, c'est p<strong>ou</strong>r cela que<br />

monsieur n<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>va à l'hôtel.<br />

Le commissaire reprit en s'adressant au baron:<br />

— Et v<strong>ou</strong>s allâtes au théâtre avec monsieur et madame la<br />

comtesse ?<br />

— Oui,... <strong>le</strong> comte m'en fit l'invitation.<br />

— Combien de temps se passa-t-il entre votre arrivée à<br />

l'hôtel et votre départ p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> théâtre ?<br />

— À peine cinq minutes.<br />

— Dans quel<strong>le</strong> pièce v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>viez v<strong>ou</strong>s ?<br />

— Un domestique m'avait con<strong>du</strong>it au petit salon, c'est là que<br />

je tr<strong>ou</strong>vai <strong>le</strong> comte.<br />

— Est ce bien cela? demanda <strong>le</strong> commissaire à ce dernier<br />

qui lit de la tête un signe affirmatif.<br />

— Que se passa-t-il après <strong>le</strong> théâtre?<br />

— Le comte m'invita à venir s<strong>ou</strong>per chez lui<br />

— Et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s rendîtes à son invitation ?<br />

— Oui. .. je s<strong>ou</strong>pai ici. . et ce fut la dernière fois qu'il me fut<br />

donné de voir la comtesse.<br />

— Ne v<strong>ou</strong>s trompez-v<strong>ou</strong>s pas?... fit <strong>le</strong> comte avec un s<strong>ou</strong>rire<br />

sardonique.<br />

Le baron jeta au comte un regard chargé de haine et de<br />

mépris.<br />

— Oui... v<strong>ou</strong>s avez raison,... je me trompe !.... fit-il enfin, en<br />

parlant <strong>le</strong>ntement et comme en v<strong>ou</strong>lant mesurer t<strong>ou</strong>te la portée<br />

de ses paro<strong>le</strong>s.<br />

Le commissaire fit un m<strong>ou</strong>vement.<br />

— Oui,... reprit <strong>le</strong> baron.... je me trompe ... j'aurais dû dire<br />

que c'était la dernière fois que je vis la comtesse en via.<br />

Le comte se mordit <strong>le</strong>s lèvres.


— 1256 —<br />

Le commissaire de son côté commençait à perdre patience, il<br />

continua son interrogatoire.<br />

— Et quel<strong>le</strong> heure était-il quand v<strong>ou</strong>s prîtes congé de mon­<br />

sieur <strong>le</strong> comte et de madame la comtesse ?<br />

— Un quart-d'heure après onze heures.<br />

— Et.... v<strong>ou</strong>s avez quitté l'hôtel à ce moment là?<br />

— Certainement.<br />

— Dans quel<strong>le</strong> pièce eut lieu <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>per?<br />

— Dans la sal<strong>le</strong> à manger.<br />

— Et fûtes-v<strong>ou</strong>s intro<strong>du</strong>it dans une autre pièce de l'hôtel?<br />

— Oui.<br />

— Laquel<strong>le</strong> ?<br />

— Le fumoir <strong>du</strong> comte.<br />

— Etiez v<strong>ou</strong>s obligé, p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s y rendre, de passer par<br />

l'appartement de la comtesse ?<br />

— Non.<br />

— Par où v<strong>ou</strong>s fit on passer ?<br />

— Par <strong>le</strong>|petit salon et par la chambre à c<strong>ou</strong>cher <strong>du</strong> comte.<br />

— Et l'appartement de la comtesse.<br />

— Je n'y ai pas mis <strong>le</strong>s pieds ce j<strong>ou</strong>r là.<br />

— Pas même dans sa chambre à c<strong>ou</strong>cher<br />

— Monsieur !....<br />

— C'est bien ! .. Ainsi v<strong>ou</strong>s prétendez avoir quitté l'hôtel<br />

onze heures et un quart ?<br />

— Oui.<br />

— Et n'avoir pénétré dans aucune des pièces de l'apparte­<br />

ment de la comtesse ?<br />

— Aucune.<br />

— Pas même pendant un instant?.... Rappe<strong>le</strong>z bien t<strong>ou</strong>s vos<br />

s<strong>ou</strong>venirs.<br />

— Mes s<strong>ou</strong>venirs sont parfaitement nets.... je <strong>le</strong> répète, ce<br />

soir là je ne mis <strong>le</strong> pied dans aucune des pièces qui composaient<br />

l'appartement de la comtesse.


— 1257 —<br />

— Et après que v<strong>ou</strong>s eûtes quitté l'hôtel,.. v<strong>ou</strong>s n'y revîntes<br />

pas pendant la nuit,... plus tard ?<br />

— Monsieur!... comment p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s...?<br />

— Oh ï... je v<strong>ou</strong>s en prie,... ne v<strong>ou</strong>s emportez pas!... Il s'agit<br />

de tr<strong>ou</strong>ver une preuve de culpabilité <strong>ou</strong> d'innocence, par conséquent<br />

répondez t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment à mes questions, .. il<br />

demande encore une fois si v<strong>ou</strong>s n'êtes pas revenu plus<br />

dans la maison habitée par <strong>le</strong> comte.<br />

— Non.<br />

— Mais,... et cette éping<strong>le</strong>?<br />

— Je ne m'explique pas sa disparition.<br />

— El<strong>le</strong> est p<strong>ou</strong>rtant clairement expliquée par l'endroit où<br />

el<strong>le</strong> a été retr<strong>ou</strong>vée, fit <strong>le</strong> commissaire.<br />

— Que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire?<br />

-— Oh! une chose t<strong>ou</strong>te simp<strong>le</strong>; v<strong>ou</strong>s possédez une<br />

éping<strong>le</strong> de cravate d'une forme assez singulière p<strong>ou</strong>r ne pas<br />

p<strong>ou</strong>voir être confon<strong>du</strong>e avec une autre, et on retr<strong>ou</strong>ve cette<br />

éping<strong>le</strong> dans la chambre à c<strong>ou</strong>cher de la comtesse....<br />

— Monsieur !....<br />

— .... de la comtesse de St-Etienne,... et cela précisément<br />

dans la nuit pendant laquel<strong>le</strong> la comtesse est morte d'une façon<br />

si s<strong>ou</strong>daine.<br />

— Grand Dieu!.... s'écria <strong>le</strong> baron al<strong>le</strong>mand, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s<br />

donc prétendre?....<br />

— Je ne prétends rien, monsieur, je ne fais que 3U&&\ .. *<br />

et quand la police a des s<strong>ou</strong>pçons de ce genre el<strong>le</strong> est .¥$$£1<br />

d'agir....<br />

— V<strong>ou</strong>s avez parfaitement raison, monsieur, et je suis p<strong>le</strong>inement<br />

de votre avis ;.. agissez... faites des recherches et v<strong>ou</strong>s<br />

arriverez à v<strong>ou</strong>s convaincre de mon innocence.<br />

— Je veux bien l'espérer,.... mais jusqu'à ce que cela soit<br />

établi je dois v<strong>ou</strong>s prier de me suivre.<br />

— V<strong>ou</strong>s suivre?... et p<strong>ou</strong>rquoi?.... ,<br />

— Je v<strong>ou</strong>s mets en état d'àrrestation....


— De quel droit?...<br />

— 1258 —<br />

— Comme s<strong>ou</strong>pçonné d'être l'auteur <strong>du</strong> meurtre commis sur<br />

!a comtesse de St-Etienne.<br />

— Comment?... s<strong>ou</strong>pçonné d'assassinat?... s'écria <strong>le</strong> baron<br />

Kel<strong>le</strong>rmann indigné.<br />

— Oui, monsieur,.... et j'aj<strong>ou</strong>terai même que t<strong>ou</strong>t par<strong>le</strong><br />

contre v<strong>ou</strong>s !....<br />

— Par qui suis-je donc accusé ?... Est-ce donc par cet homme<br />

qui veut rejeter sur un autre <strong>le</strong> crime dont il s'est ren<strong>du</strong><br />

c<strong>ou</strong>pab<strong>le</strong> ?<br />

— Monsieur,.... fit <strong>le</strong> comte,.... ces paro<strong>le</strong>s demandent une<br />

satisfaction !<br />

Le commissaire l'arrêta d'un geste et s'avançant entre <strong>le</strong>s<br />

deux hommes il dit :<br />

— Calmez-v<strong>ou</strong>s, monsieur <strong>le</strong> comte; des accusations de ce<br />

genre n'ont aucune portée ; el<strong>le</strong>s sont dictées par l'esprit de<br />

vengeance. Du reste il n'y a rien qui puisse venir à l'appui<br />

des paro<strong>le</strong>s de monsieur, tandis que <strong>le</strong>s preuves ne manquent<br />

pas contre lui.<br />

La position <strong>du</strong> baron n'était pas bel<strong>le</strong>, comme on <strong>le</strong> voit.<br />

<strong>Les</strong> apparences étaient contre lui, au point qu'il commença à<br />

perdre c<strong>ou</strong>rage ; d'autant plus que connaissant <strong>le</strong> comte il<br />

p<strong>ou</strong>vait très-bien <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>pçonner d'avoir corrompu <strong>le</strong> commis­<br />

saire de police, de manière que celui-ci con<strong>du</strong>irait l'enquête de<br />

manière à démontrer quand même une culpabilité qui n'existait<br />

nul<strong>le</strong>ment.<br />

Ce qui contribuait encore à aggraver la position <strong>du</strong> baron<br />

c'est qu'il était étranger et ce qui est pis encore, Prussien,<br />

designé par <strong>le</strong> comte au « cabinet noir » comme étant un<br />

espion de Bismarck.<br />

Ce ne fut que lorsque <strong>le</strong> comte eut vu la porte se refermer<br />

sur <strong>le</strong> commissaire et <strong>le</strong> baron qu'il parut respirer à son aise.<br />

Il se vengeait de l'homme qui lui avait dérobé <strong>le</strong> cœur de sa<br />

femme et en même temps il dét<strong>ou</strong>rnait <strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>pçons qui


— 1259 —<br />

auraient pu s'e<strong>le</strong>ver contre lui au sujet de la mort s<strong>ou</strong>daine et<br />

mystérieuse de la comtesse.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il put voir de la fenêtre auprès de<br />

laquel<strong>le</strong> il se tr<strong>ou</strong>vait, <strong>le</strong> commissaire faire monter son prisonnier<br />

dans la voiture qui l'avait amené et prendre place auprès<br />

de lui.<br />

C'est que <strong>le</strong> baron aurait pu devenir dangereux ! N'avait-il<br />

pas donné clairement à entendre au comte qu'il <strong>le</strong> s<strong>ou</strong>pçonnait<br />

d'avoir fait m<strong>ou</strong>rir la comtesse pendant la nuit?<br />

Cela était suffisant p<strong>ou</strong>r engager <strong>le</strong> comte à prendre t<strong>ou</strong>tes<br />

<strong>le</strong>s mesures nécessaires afin de <strong>le</strong> mettre dans l'impossibilité de<br />

nuire, et il ne suffisait pas p<strong>ou</strong>r cela de l'accuser d'être un<br />

espion prussien Il fallait l'accuser d'un crime plus grave, d un<br />

assassinat..... c'était <strong>le</strong> seul moyen de s'en débarrasser. On voit<br />

que <strong>le</strong> comte avait p<strong>le</strong>inement réussi.<br />

En attendant, <strong>le</strong> commissaire et <strong>le</strong> baron se dirigeaient vers<br />

la rue de Jérusa<strong>le</strong>m.<br />

Arrivés là, <strong>le</strong> fiacre entra dans la c<strong>ou</strong>r, la portière s'<strong>ou</strong>vrit et<br />

à un signe <strong>du</strong> commissaire deux agents s'approchèrent.<br />

Le baron Kel<strong>le</strong>rmann eut un s<strong>ou</strong>rire amer.<br />

Que <strong>du</strong>t épr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> pauvre homme en se voyant traité<br />

comme <strong>le</strong> plus vulgaire criminel ?<br />

C'est à ce moment qu'il regretta de s'être laissé entraîner par<br />

<strong>le</strong> charme et la frivolité de la comtesse.<br />

11 n'avait pas cependant mérité une punition aussi terrib<strong>le</strong>.


— 1260 —<br />

CHAPITRE XXL<br />

Le « cabinet noir. »<br />

N<strong>ou</strong>s avons plusieurs fois parlé <strong>du</strong> « cabinet noir »; mais,<br />

n<strong>ou</strong>s n'avons pas v<strong>ou</strong>lu désigner <strong>le</strong> personnel chargé d'<strong>ou</strong>vrir<br />

<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres et d'en prendre connaissance avant <strong>le</strong>ur remise au<br />

destinataire, comme cela se pratiquait s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> règne de<br />

Napoléon III<br />

Le « cabinet noir » se composait de dix membres parmi <strong>le</strong>s-<br />

quels se tr<strong>ou</strong>vaient, comme n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savons, <strong>le</strong> comte de Saint-<br />

Etienne, Beauf<strong>le</strong>ury et Fiordi <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

<strong>Les</strong> séances de ce conseil secret avaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs lieu dans <strong>le</strong>.<br />

plus grand secret, pendant la nuit et s<strong>ou</strong>s la présidence de<br />

Piétra. Durant <strong>le</strong> laps de temps qui précéda la déclaration de»<br />

guerre de la France à la Prusse, ces séances étaient devenues<br />

très-fréquentes.<br />

Quelques j<strong>ou</strong>rs après <strong>le</strong> départ de l'Empereur p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> théâtre<br />

de la guerre, <strong>le</strong>s membres <strong>du</strong> cabinet noir avaient été convoqués<br />

d'urgence.<br />

Il p<strong>ou</strong>vait être une heure <strong>du</strong> matin.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p un homme enveloppé dans un manteau fit son<br />

apparition à lune des extrémités de la rue de Jérusa<strong>le</strong>m.<br />

Précautionneux comme un malfaiteur il jetait par moment<br />

un regard rapide et scrutateur aut<strong>ou</strong>r de lui afin de s'assurer<br />

qu'il était seul.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment ce! homme fit un brusque dét<strong>ou</strong>r à<br />

gauche p<strong>ou</strong>r enfi<strong>le</strong>r une ruel<strong>le</strong> con<strong>du</strong>isant derrière <strong>le</strong> bâtiments


— 1261 —<br />

de la préfecture de police et où n<strong>ou</strong>a avons intro<strong>du</strong>it <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur<br />

dans un des chapitres précédents.<br />

Arrivé là il entra résolument dans une des masures inhabitées<br />

qui s'y tr<strong>ou</strong>vaient et commença à descendre <strong>le</strong>s marches<br />

d'un escalier a moitié démoli qui con<strong>du</strong>isait sans d<strong>ou</strong>te dans<br />

une cave.<br />

En effet, au b<strong>ou</strong>t d'un moment, ce personnage qui avait tiré<br />

une petite lanterne s<strong>ou</strong>rde de dess<strong>ou</strong>s son manteau, se tr<strong>ou</strong>va<br />

dans une cave voûtée sur l'un des côtés de laquel<strong>le</strong> étaient<br />

rangés quelques fûts à moitié défoncés.<br />

Il se débarrassa de son manteau, afin d'avoir <strong>le</strong>s m<strong>ou</strong>vements<br />

plus libres et laissa voir son visage.<br />

Ce personnage n'était autre que Sidi-Addar. c'est-à-dire notre<br />

vieil<strong>le</strong> connaissance Laposto<strong>le</strong>.<br />

Que p<strong>ou</strong>vait bien faire <strong>le</strong> sorcier de la rue St-Antoine dans ce<br />

s<strong>ou</strong>terrain ?<br />

Sidi-Addar, qui disposait de beauc<strong>ou</strong>p d'argent, grâce aux<br />

recettes que pro<strong>du</strong>isaient ses consultations, avait des intelligences<br />

nombreuses à la préfecture de police, et il avait appris<br />

que cette même nuit, <strong>le</strong> « cabinet noir » devait avoir une<br />

séance.<br />

Il avait résolu de venir utiliser sa cachette habituel<strong>le</strong> afin de<br />

p<strong>ou</strong>voir assister à cette séance sans être déc<strong>ou</strong>vert.<br />

Un homme de peine employé à la préfecture lui avait confié<br />

que <strong>le</strong> « cabinet noir » tenait ses séances dans une chambre <strong>du</strong><br />

s<strong>ou</strong>s-sol, et cela p<strong>ou</strong>r prévenir <strong>le</strong>s indiscrétions.<br />

Cela avait suffi à l'esprit fécond de Laposto<strong>le</strong> qui avait bientôt<br />

tr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong> moyen de s'approcher secrètement de cette pièce.<br />

Mais revenons à notre homme.<br />

Après s'être, comme n<strong>ou</strong>s l'avons dit, débarrassé de son<br />

manteau, il était monté sur un des fûts, puis ayant porté la<br />

main à la voûte au-dessus de sa tête, il saisit une espèce de<br />

chevil<strong>le</strong>, et ayant tiré avec force il parvint à en<strong>le</strong>ver une espèce<br />

de b<strong>ou</strong>chon fait d'un morceau de planche rond qui laissa voir


— 1262 —<br />

une <strong>ou</strong>verture suffisante p<strong>ou</strong>r laisser passer <strong>le</strong> corps d'un<br />

homme, c'était <strong>le</strong> commencement d'une espèce de boyau qui<br />

se dirigeait obliquement et qui p<strong>ou</strong>vait avoir deux pieds de<br />

long. L'extrémité de ce boyau se tr<strong>ou</strong>vait exactement de<br />

une des cloisons de la sal<strong>le</strong> où se réunissait <strong>le</strong> « cabinet noir, »<br />

et comme cette cloison était très-mince, on p<strong>ou</strong>vait de cette<br />

cachette entendre t<strong>ou</strong>t ce qui se disait dans la sal<strong>le</strong>.<br />

Laposto<strong>le</strong> s'occupait peu de politique, aussi n'était ce pas<br />

p<strong>ou</strong>r cela qu'il avait pratiqué cette cachette. C'était t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>-<br />

ment un moyen de se procurer des renseignements qui p<strong>ou</strong>­<br />

vaient être précieux à un moment donné.<br />

<strong>Les</strong> membres <strong>du</strong> « cabinet noir » étaient réunis depuis un<br />

moment lorsque Laposto<strong>le</strong> pénétra dans sa cachette.<br />

Il prêta l'oreil<strong>le</strong> et il entendit la voix <strong>du</strong> comte de Saint<br />

Etienne qui disait :<br />

— C'est comme je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dis, messieurs, <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>r<br />

mann n'est autre chose qu'un espion, un m<strong>ou</strong>chard envoyé<br />

par la Prusse v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savez, <strong>du</strong> reste.<br />

— Oui, fit Piétri qui présidait, n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> savons, et n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s<br />

remercions, monsieur <strong>le</strong> comte, d'avoir su prendre connaissance<br />

<strong>le</strong> ses intentions.<br />

— Le baron devait sans retard être mis dans l'impossibilité<br />

de continuer son honorab<strong>le</strong> métier.<br />

— .Mais,... fit Fiordi en interrompant <strong>le</strong> comte, p<strong>ou</strong>rquoi ne<br />

<strong>le</strong> faisiez-v<strong>ou</strong>s pas simp<strong>le</strong>ment arrêter comme espion?<br />

— N<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>vions <strong>le</strong> faire en effet, répondit Saint-Etienne,<br />

mais j'ai pensé qu'il valait mieux chercher <strong>le</strong> moyen de p<strong>ou</strong>voir<br />

<strong>le</strong> faire, sans l<strong>ou</strong>cher à sa nationalité.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi cela ? demanda Beaut<strong>le</strong>ury qui, en secret, était<br />

ennemi personnel <strong>du</strong> comte ; devons-n<strong>ou</strong>s donc craindre de faire<br />

de la peine aux Prussiens?<br />

— En aucune façon, repartit Saint-Etienne, mais j'ai pensé<br />

qu'il fallait éviter cela, c'était plus prudent, et j'ai tr<strong>ou</strong>vé <strong>le</strong><br />

moyen de faire arrêter <strong>le</strong> baron comme assassin!


— 1263 —<br />

— Comme assassin ? s'écrièrent <strong>le</strong>s collègues <strong>du</strong> comte,<br />

excepté cependant Piétri qui était déjà dans <strong>le</strong> secret.<br />

— Oui, messieurs, dit <strong>le</strong> président, n<strong>ou</strong>s devons remercier<br />

notre confrère et ami, <strong>le</strong> comte de St-Etienne.<br />

— Comment?... fit encore Fiordi stupéfait,... <strong>le</strong> baron Kel<strong>le</strong>rmann<br />

accusé d'assassinat ?<br />

— Oui,... accusé et presque convaincu, fit Piétri.<br />

— Et quel<strong>le</strong> serait sa victime ?<br />

— La comtesse de St-Etienne !<br />

Une exclamation do profonde surprise sortit de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s<br />

b<strong>ou</strong>ches.<br />

— V<strong>ou</strong>s comprenez, messieurs, dit <strong>le</strong> comte en donnant à<br />

sa voix une hypocrite expression de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, v<strong>ou</strong>s comprenez<br />

que c'était p<strong>ou</strong>r moi un devoir sacré de faire en sorte que cet<br />

homme soit puni.<br />

— Oh!... firent <strong>le</strong>s autres membres <strong>du</strong> cabinet, certainement,..,<br />

n<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> comprenons et n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s appr<strong>ou</strong>vons !<br />

— Brigand-, va !... ne put s'empêcher de murmurer Laposto<strong>le</strong>,<br />

qui ne perdait pas un mot de la conversation.<br />

Ensuite fut Fiordi qui prit la paro<strong>le</strong>.<br />

— Monsieur <strong>le</strong> président, dit-il, je v<strong>ou</strong>drais, moi aussi, faire<br />

quelque chose p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> salut de la France menacée !<br />

— C'est très-bien, monsieur, répondit Piétri, la France a<br />

maintenant besoin de t<strong>ou</strong>s ses enfants, et v<strong>ou</strong>s avez déjà beauc<strong>ou</strong>p<br />

fait p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>.<br />

Fiordi s'inclina avec modestie.<br />

— Le j<strong>ou</strong>r est venu, reprit-il, où je v<strong>ou</strong>drais p<strong>ou</strong>voir me<br />

rendre uti<strong>le</strong> autrement que comme écrivain !<br />

— Et comment!., v<strong>ou</strong>driez v<strong>ou</strong>s par hasard entrer dans<br />

l'armée?... demanda Piétri.<br />

Cette question embarrassa <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste. La brav<strong>ou</strong>re ne<br />

ormait nul<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> fond de son caractère.<br />

— Je ne l'entends pas ainsi, répondit-il, la France compte


— 1264 —<br />

assez de héros parmi ses fils p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir se passer de mon<br />

bras, j'ai d'autres intentions.<br />

— Quel<strong>le</strong>s sont-el<strong>le</strong>s ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>drais al<strong>le</strong>r en Al<strong>le</strong>magne, répondit Fiordi.<br />

— Ah !... vraiment ?<br />

— Oui... Le Hanovre et Francfort renferment une grande<br />

quantité de citoyens qui sont ennemis jurés de la Prusse et<br />

qu'il ne serait pas diffici<strong>le</strong> de gagner à la cause de la France!...<br />

Voyez,... en Bavière la presse libéra<strong>le</strong> ne conjure-t el<strong>le</strong> pas <strong>le</strong>s<br />

populations de se mettre de notre côté ?<br />

— C'est parfaitement vrai,... repartit Piétri. .. et même je<br />

ne v<strong>ou</strong>s cacherai pas que Sa Majesté comptait un peu sur cette<br />

différence d'opinions,... seu<strong>le</strong>ment ces braves gens manquent<br />

de c<strong>ou</strong>rage !<br />

— C'est la vérité !... fit à son t<strong>ou</strong>r Beauf<strong>le</strong>ury, ils n'osent pas<br />

se mettre mal avec Bismarck.<br />

— C'est p<strong>ou</strong>r cela qu'il est de t<strong>ou</strong>te importance p<strong>ou</strong>r la<br />

France de se hâter de prêter son appui à ces populations, afin<br />

de <strong>le</strong>s enc<strong>ou</strong>rager, dit Fiordi...<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta en s'adressant directement à Piétri :<br />

— Permettez-moi d'al<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong> Hanovre,.. à Munich,... à<br />

Francfort,... et je me charge de gagner ces contrées à la cause<br />

de la France ils ne doivent pas être aveuglés au point de ne<br />

pas comprendre que la victoire doit rester <strong>du</strong> côté de l'armée<br />

française.<br />

La proposition <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste fut encore examinée s<strong>ou</strong>s différents<br />

points de vue;... enfin el<strong>le</strong> fut acceptée.<br />

<strong>Les</strong> membres <strong>du</strong> « cabinet noir » se séparèrent après avoir<br />

fixé <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r et l'heure de <strong>le</strong>ur prochaine réunion.<br />

Il était environ trois heures <strong>du</strong> matin.<br />

Au moment où Beauf<strong>le</strong>ury, qui marchait <strong>le</strong> dernier, sortit de<br />

la petite porte dérobée de la préfecture de police, un personnage<br />

mystérieux, enveloppé d'un manteau de c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur sombre


— 1265 —<br />

sortit de l'ang<strong>le</strong> d'une porte cochère et <strong>le</strong> suivit à pas de<br />

l<strong>ou</strong>p.<br />

CHAPITRE XXII.<br />

Arthur.<br />

Il est temps, cependant, que n<strong>ou</strong>s revenions à Arthur.<br />

fiancé de Cé<strong>le</strong>ste qui, <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur s'en s<strong>ou</strong>vient, avait disparu depuis<br />

<strong>le</strong> moment où, sur <strong>le</strong> point de se battre avec Beauf<strong>le</strong>ury, il<br />

tait réconcilié avec ce dernier.<br />

On comprend qu'en sortant de cette rencontre sa première<br />

pensée avait été d'al<strong>le</strong>r revoir sa fiancée, mais il était encore<br />

bonne heure, et <strong>le</strong>s convenances ne lui permettaient pas de<br />

se présenter chez Maurice à cette heure.<br />

D'un autre côté <strong>le</strong> jeune homme avait <strong>le</strong>s nerfs trop agités<br />

p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r se renfermer chez lui: il avait besoin de se calmer,<br />

de respirer <strong>le</strong> grand air, et il résolut de faire une promenade<br />

en attendant l'heure à laquel<strong>le</strong> il p<strong>ou</strong>rrait al<strong>le</strong>r revoir sa chère<br />

fiancée.<br />

Il se rendit à l'endroit qu'il fréquentait de préférence<br />

quand il v<strong>ou</strong>lait être seul et ne pas être tr<strong>ou</strong>blé dans sa rêverie.<br />

11 alla au jardin <strong>du</strong> Luxemb<strong>ou</strong>rg.<br />

C'est là qu'il avait vu Cé<strong>le</strong>ste p<strong>ou</strong>r la première fois, et<br />

involontairement, ses pas <strong>le</strong> ramenaient t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs à cet endroit.<br />

95


— 1266 —<br />

Il y revenait, de reste, t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs depuis l'époque à la-<br />

quel<strong>le</strong> il avait fait connaissance de sa future ép<strong>ou</strong>se; voici<br />

p<strong>ou</strong>rquoi: un j<strong>ou</strong>r que <strong>le</strong>s deux jeunes gens se promenaient<br />

pendant que Maurice se reposait sur une chaise, Cé<strong>le</strong>ste avait,<br />

en riant, déposé une rose qu'el<strong>le</strong> tenait à la main sur <strong>le</strong> soc<strong>le</strong><br />

d'une statue de Diane qui se tr<strong>ou</strong>vait au bord de l'allée ; Arthur<br />

dont <strong>le</strong> tempérament artistique poétisait t<strong>ou</strong>t ce qu'il voyait<br />

ne put s'empêcher d'être frappé de cette action cependant<br />

si simp<strong>le</strong>: il lui avait semblé que cel<strong>le</strong> qu'il aimait avait<br />

v<strong>ou</strong>lu mettre <strong>le</strong>ur am<strong>ou</strong>r s<strong>ou</strong>s la protection de la chaste déesse,<br />

et depuis, t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs, il revenait déposer une rose aux pieds<br />

de cette statue.<br />

Cela avait été remarqué par beauc<strong>ou</strong>p des promeneurs habituels<br />

<strong>du</strong> jardin.<br />

— « Connaissez-v<strong>ou</strong>s l'amant de Diane? Le voilà,» se disait-on<br />

parfois dans la grande allée, quand <strong>le</strong> jeune homme faisait son<br />

apparition à la grande gril<strong>le</strong>.<br />

En se rendant à sa promenade favorite. Arthur s'était<br />

arrêté devant une marchande de f<strong>le</strong>urs et avait acheté un<br />

magnifique camélia qu'il destinait à son hommage quoti-<br />

dien.<br />

Un peu avant d'arriver à l'endroit où se tr<strong>ou</strong>vait la<br />

statue de Diane, était un banc abrité par un massif de char­<br />

mil<strong>le</strong>.<br />

Au moment où Arthur passait auprès de ce massif, il crut<br />

entendre un bruit et il s'arrêta.<br />

En effet, on entendait comme une voix enfantine qui san­<br />

glotait.<br />

S'étant approché, il aperçut derrière <strong>le</strong>s branches une petite<br />

fil<strong>le</strong> qui semblait p<strong>le</strong>urer amèrement.<br />

Le jeune homme n'avait pas pu voir que, un instant<br />

auparavant, cette petite fil<strong>le</strong> était en présence d'un indi­<br />

vi<strong>du</strong> qui s'était éloigné avec précipitation à l'approche<br />

d'Arthur.


— 1267 —<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi p<strong>le</strong>ures-tu, petite ? demanda-t-il à la fil<strong>le</strong>tte.<br />

Pas de réponse.<br />

— Réponds-moi qu'as-tu ?<br />

L'enfant <strong>le</strong>va la tête et regarda Arthur d'un air méfiant.<br />

El<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait avoir une huitaine d'années. Ses formes grê<strong>le</strong>s<br />

et cependant distinguées contrastaient avec la simplicité de ses<br />

vêtements.<br />

Comme la fil<strong>le</strong>tte ne cessait de sangloter sans v<strong>ou</strong>loir répondre,<br />

Arthur s'approcha de plus près encore et lui prit la<br />

main en lui disant :<br />

— Dis-moi donc p<strong>ou</strong>rquoi tu p<strong>le</strong>ures ?<br />

— Ah ! mon Dieu ! furent <strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s que put articu<strong>le</strong>r<br />

l'enfant.<br />

— Réponds moi donc !<br />

— Grand'mère me grondera... parce que je ne suis pas rentrée<br />

à la maison.<br />

— As-tu per<strong>du</strong> ton chemin ?<br />

La fil<strong>le</strong>tte commençait à sécher ses larmes.<br />

El<strong>le</strong> semblait avoir retr<strong>ou</strong>vé un peu d'assurance en entendant<br />

<strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s bienveillantes <strong>du</strong> jeune homme.<br />

— Grand'mère m'avait con<strong>du</strong>ite à l'église...<br />

— A l'église?<br />

— Oui ; et el<strong>le</strong> me quitta en me disant de l'attendre en<br />

faisant une prière;... mais el<strong>le</strong> n'est pas revenue, alors la peur<br />

m'a pris... et alors... je suis sortie...<br />

— Tu es sortie seu<strong>le</strong> de l'église... et tu as per<strong>du</strong> ton chemin!...<br />

fit Arthur qui avait peine à comprendre <strong>le</strong>s phrases<br />

incohérentes de l'enfant.<br />

— Oui,... j'ai eu peur que grand'mère ne m'eut <strong>ou</strong>bliée!..<br />

— Tu as mal fait, reprit Arthur,... tu aurais dû attendre....<br />

el<strong>le</strong> sera sans d<strong>ou</strong>te revenue et ne t'ayant pas tr<strong>ou</strong>vée el<strong>le</strong> doit<br />

être très en peine.<br />

— Oh!... mon Dieu !... fit la fil<strong>le</strong>tte en recommencent à sangloter,<br />

que vais je faire ?


— 1268 —<br />

— Quel<strong>le</strong> bétise?... Tu demandes ce que tu vas faire,... c'est<br />

t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>,... il faut immédiatement ret<strong>ou</strong>rner chez ta grand'mère.<br />

— Je ne saurai pas retr<strong>ou</strong>ver la maison !...<br />

—Mais comment es-tu venue dans ce jardin ?<br />

— Je ne sais pas !... Quand je suis sortie de l'église j'ai v<strong>ou</strong>lu<br />

reprendre <strong>le</strong> chemin qui va chez n<strong>ou</strong>s...<br />

— Et puis?...<br />

— Et puis je me suis égarée... je voyais devant moi des rues<br />

longues,... longues,... et t<strong>ou</strong>t d'un c<strong>ou</strong>p je me suis tr<strong>ou</strong>vée<br />

devant la gril<strong>le</strong> de ce jardin...<br />

— Puis tu es entrée...<br />

— Oui... en voyant ces arbres j'ai cru que c'était la cam­<br />

pagne...<br />

— Tu n'habites donc pas dans Paris?<br />

— Non.... la maison de grand'mère se tr<strong>ou</strong>ve à la cam­<br />

pagne...<br />

— Où donc,... peux-tu m'indiquer l'endroit<br />

— Oh !... certainement,... je connais bien son nom, mais je<br />

ne peux pas en retr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> chemin.<br />

— Comment s'appel<strong>le</strong> donc cet endroit?<br />

— Le « Champ <strong>du</strong> Crime, » répondit l'enfant d'un air indif­<br />

férent.<br />

— Le Champ <strong>du</strong> Crime ?... répéta Arthur qui, p<strong>ou</strong>r la pre­<br />

mière fois, entendait ce nom étrange.<br />

— Oh!... reprit la petite fil<strong>le</strong> en continuant à p<strong>le</strong>urer;... oh !<br />

comme grand'mère va me gronder !...<br />

Arthur t<strong>ou</strong>ché de cette d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur enfantine réfléchit pendant<br />

un instant, puis il regarda sa montre et vit qu'il avait encore<br />

<strong>le</strong> temps d'accompagner la fil<strong>le</strong>tte éplorée et de la remettre sur<br />

sa r<strong>ou</strong>te.<br />

Puis il se dit ensuite qu'il était beauc<strong>ou</strong>p plus simp<strong>le</strong> de<br />

mettre l'enfant dans un fiacre et de l'envoyer à sa grand'<br />

mère.


— 1269 —<br />

— Je vais te renvoyer chez toi, lui dit-il;<br />

— Me renvoyer ?<br />

— Mais <strong>ou</strong>i,... tu monteras dans une voiture et je dirai au<br />

cocher de te recon<strong>du</strong>ire chez ta grand'mère.<br />

— T<strong>ou</strong>te seu<strong>le</strong> ?... Oh!... non! je v<strong>ou</strong>s en prie!<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi?... As-tu donc quelque chose à craindre.<br />

— Oh !... <strong>ou</strong>i!... grand'mère sera fâchée et bien en colère!<br />

Et l'enfant recommença à p<strong>le</strong>urer amèrement.<br />

— Allons! lit Arthur,... je vois bien qu'il faut que je t'accompagne<br />

jusque chez toi... N'est ce pas,... c'est ce que tu<br />

veux ?<br />

<strong>Les</strong> larmes de la fil<strong>le</strong>tte cessèrent de c<strong>ou</strong><strong>le</strong>r et sa physionomie<br />

enfantine prit une expression de contentement.<br />

— Oh !... <strong>ou</strong>i !... c'est cela,... venez avec moi,... grand'mère<br />

n'osera pas me gronder...<br />

- Allons, fit Arthur, s<strong>ou</strong>riant malgré lui de la confiance de<br />

l'enfant,... viens!<br />

Et prenant la petite fil<strong>le</strong> par la main il sortit <strong>du</strong> jardin p<strong>ou</strong>r<br />

chercher un fiacre.<br />

Il avait cependant v<strong>ou</strong>lu, auparavant, passer devant la statue<br />

de Diane et déposer à ses pieds son hommage habituel.<br />

Au moment où il passait la gril<strong>le</strong>, un fiacre vide passait ; il<br />

l'appela, fit monter la fil<strong>le</strong>tte et dit au cocher:<br />

— Savez-v<strong>ou</strong>s où se tr<strong>ou</strong>ve un endroit hors barrière qui se<br />

nomme <strong>le</strong> « Champ <strong>du</strong> Crime » ?<br />

— Certainement, répondit <strong>le</strong> cocher.<br />

Puis s'adressant à la petite fil<strong>le</strong>, Arthur lui dit:<br />

— Tu ne m'as pas indiqué la maison où demeure ta grand'mère!<br />

— 11 n'y en a qu'une — la petite cabane près <strong>du</strong> petit bois<br />

— répondit l'enfant.<br />

— Ah! fit <strong>le</strong> cocher qui éc<strong>ou</strong>tait, c'est la maison de la sorcière!


— 1270 —<br />

— De la sorcière ? répéta Arthur étonné. « Est-ce ta grandmère,<br />

petite fil<strong>le</strong> V ·<br />

La jeune fil<strong>le</strong> <strong>le</strong> regarda d'un air effar<strong>ou</strong>ché, mais ne répondit<br />

pas,<br />

Arthur s'assit à côté d'el<strong>le</strong>, sans aj<strong>ou</strong>ter un mot: sa curiosité<br />

était vivement excitée.<br />

La voiture s'arrêta enfin devant la hutte de la mère Salviat,<br />

que n<strong>ou</strong>s avons déjà décrite au commencement de notre<br />

récit.<br />

Joséphine — car la petite fil<strong>le</strong> dressée p<strong>ou</strong>r cette comédie<br />

était la fil<strong>le</strong> de la comtesse St-Etienne— con<strong>du</strong>isit Arthur dans<br />

la demeure de la vieil<strong>le</strong>, qui commença à la gronder d'une voix<br />

aigre et criarde.<br />

L'enfant recula effrayée, quoi quel<strong>le</strong> sût que la colère de la<br />

vieil<strong>le</strong> mégère était feinte.<br />

Quand Arthur eût raconté à la vieillie, où et quand il avait<br />

rencontré la petite fil<strong>le</strong>, et lorsqu'il eut réussit à calmer un peu<br />

sa colère, il jeta aut<strong>ou</strong>r de lui un regard étonné.<br />

La vieil<strong>le</strong> l'avait invité à s'asseoir, mais il ne tarda pas à se<br />

sentir mal à l'aise, et il se <strong>le</strong>va au b<strong>ou</strong>t d'un moment p<strong>ou</strong>r s'en<br />

al<strong>le</strong>r.<br />

— Adieu, ma petite ! « dit-il. en tendant la main à l'enfant.<br />

Et, quand ta grand'mère te ramènera à Paris, prends garde do<br />

t'égarer !<br />

— «Je lui en ferai passer l'envie ! » fit la vieil<strong>le</strong> en ricanant.<br />

Quand Arthur s'approcha de la porte, la vieil<strong>le</strong> femme se plaça<br />

devant lui en disant avec politesse.<br />

— « Pardon, monsieur,ne sortez pas de ce côté; venez<br />

par ici.<br />

— Et el<strong>le</strong> indiquait la porte de côté. Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta<br />

— V<strong>ou</strong>s n'aurez pas besoin de passer par la cuisine.<br />

— Oh ! cela ne fait rien ! répondit Arthur.<br />

— « Non, non ! répliqua la vieil<strong>le</strong>, en <strong>le</strong> tirant d<strong>ou</strong>cement par


— 1271 —<br />

<strong>le</strong> bras. Sortez par ici. v<strong>ou</strong>s arriverez plus faci<strong>le</strong>ment et plus<br />

vite sur la rue.<br />

El<strong>le</strong> <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa d<strong>ou</strong>cement par l'autre porte, qui con<strong>du</strong>isait à<br />

un corridor petit et étroit.<br />

Arthur marchait en avant et la mère Salviat <strong>le</strong> suivait.<br />

11 avait à peine fait quelque pas, qu'il p<strong>ou</strong>ssa un grand cri.<br />

Il avait senti <strong>le</strong> sol manquer et était tombé dans une excavation<br />

d'une certaine profondeur :<br />

— Cependant il ne perdit pas la tète, et étendant rapidement<br />

<strong>le</strong>s bras il réussit à se cramponner au bord de l'<strong>ou</strong>verture.<br />

Ce que voyant l'horrib<strong>le</strong> vieil<strong>le</strong> lui donna sur la main avec<br />

un c<strong>ou</strong>teau qu'el<strong>le</strong> avait tenu caché, un c<strong>ou</strong>p qui lui fit une<br />

profonde b<strong>le</strong>ssure.<br />

Il p<strong>ou</strong>ssa un cri de d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, lâcha prise et tomba dans l'excavation.<br />

Aussitôt l'<strong>ou</strong>verture par laquel<strong>le</strong> il était tombé se referma.<br />

Un moment il resta abas<strong>ou</strong>rdi ; quand il retr<strong>ou</strong>va <strong>le</strong> sentiment<br />

il déc<strong>ou</strong>vrit qu'il se tr<strong>ou</strong>vait dans une espèce de cave d'environ<br />

huit pieds de profondeur, et qui n'avait pas d'autre issue que<br />

cette trappe, par laquel<strong>le</strong> il était tombé.<br />

El<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait à une hauteur de huit pieds; l'atteindre était<br />

donc une chose impossib<strong>le</strong>.<br />

Dans ce s<strong>ou</strong>terrain se tr<strong>ou</strong>vait une botte de pail<strong>le</strong>, une cruche<br />

d'eau et un plat en terre destiné à contenir de la n<strong>ou</strong>rriture.<br />

Quand il eut tr<strong>ou</strong>vé un peu de sang-froid, il se mit à réfléchir<br />

et il eut bientôt la certitude qu'il avait été attiré dans un infâme<br />

guet-apens.<br />

Une enfant <strong>innocent</strong>e avait été l'instrument qui l'avait<br />

con<strong>du</strong>it dans <strong>le</strong> piége.<br />

Que faire?<br />

<strong>Les</strong> cris de détresse ne p<strong>ou</strong>vaient être enten<strong>du</strong>s par personne<br />

que par ses b<strong>ou</strong>rreaux.<br />

Et Cé<strong>le</strong>ste?... que devenait-el<strong>le</strong>?<br />

Cette pensée lui brisait <strong>le</strong> cœur!


— 1272 —<br />

En <strong>le</strong> perdant la jeune fil<strong>le</strong> perdait son dernier s<strong>ou</strong>tien.<br />

Mais quelque fût son désespoir il comprit qu'il lui était impossib<strong>le</strong><br />

d'échapper à son sort.<br />

Un moment il espéra attendrir sa geôlière, c'est ainsi qu'il<br />

considérait maintenant la vieil<strong>le</strong> femme.<br />

Mais il ne tr<strong>ou</strong>va aucune occasion» de <strong>le</strong> faire.<br />

On lui descendait t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs une cruche d'eau et un plat<br />

de n<strong>ou</strong>rriture au moyen d'une corde.<br />

Il avait essayé une fois de se cramponner à cette corde,<br />

t<strong>ou</strong>te faib<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> était, p<strong>ou</strong>r essayer d'arriver à l'<strong>ou</strong>verture.<br />

Une <strong>du</strong>re voix d'homme lui cria :<br />

— « Lâchez! <strong>ou</strong> je v<strong>ou</strong>s casse la tête! »<br />

Et il vit bril<strong>le</strong>r <strong>le</strong> canon d'un pisto<strong>le</strong>t, à la pâ<strong>le</strong> lueur qui pé­<br />

nétrait dans la nuit obscure de son cachot.<br />

<strong>Les</strong> mains d'Arthur lâchèrent la corde, et t<strong>ou</strong>t a fait brisé<br />

de désespoir; <strong>le</strong> jeune homme se laissa al<strong>le</strong>r sans résistance à<br />

son malheur !<br />

pas.<br />

Combien de temps avait-il passé dans sa prison, il ne <strong>le</strong> savait<br />

Mais il devait y avoir de longues semaines !<br />

Il se représentait en imagination <strong>le</strong>s choses <strong>le</strong>s plus terrib<strong>le</strong>s ;<br />

il pensait à Beauf<strong>le</strong>ury, qu'il savait capab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s bas­<br />

sesses, à la disparition mystérieuse de Maurice.<br />

Involontairement, il en arriva à considérer Beauf<strong>le</strong>ury comme<br />

l'auteur secret de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s malheurs qui avaient fon<strong>du</strong> sur<br />

lui.<br />

Quel<strong>le</strong> autre personne que Beauf<strong>le</strong>ury p<strong>ou</strong>vait avoir intérêt à<br />

se débarrasser de t<strong>ou</strong>s ceux qui étaient auprès de Cé<strong>le</strong>ste et<br />

p<strong>ou</strong>vaient la protéger?<br />

Quel autre que Beauf<strong>le</strong>ury p<strong>ou</strong>vait penser à séparer Cé<strong>le</strong>ste<br />

de son fiancé!<br />

Arthur ne se connaissait pas d'ennemis. Qui donc aurait<br />

pu l'attirer dans cet infâme guet-apens?<br />

Beauf<strong>le</strong>ury seul, p<strong>ou</strong>vait avoir fait cela!


Disparition d'Arthur


— 1273 —<br />

Si terrib<strong>le</strong> que fût la situation, el<strong>le</strong> avait cependant éveillé<br />

une pensée chez Arthur, qui n'avait pas per<strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t espoir.<br />

Depuis quelque temps <strong>le</strong> père de sa fiancée, Maurice, avait<br />

disparu.<br />

Disparu sans laisser de traces!<br />

<strong>Les</strong> semaines s'éc<strong>ou</strong>laient, sans qu'on eût <strong>le</strong>s moindres n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s<br />

de lui, et Cé<strong>le</strong>ste <strong>le</strong> p<strong>le</strong>urait comme mort.<br />

Arthur avait aussi la ferme conviction que Maurice ne faisait<br />

plus partie des vivants.<br />

Sans cela aurait-il laissé sa fil<strong>le</strong> sans n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s f<br />

Arthur finit par penser que <strong>le</strong> père de sa fiancée avait aussi<br />

été attiré dans un piége.<br />

Maurice p<strong>ou</strong>vait donc encore être en vie !<br />

Aussi longtemps que Maurice vivait, t<strong>ou</strong>t n'était pas per<strong>du</strong> :<br />

lui qui avait l'énergie et la force de volonté qui manquaient<br />

au jeune peintre.<br />

Une fois qu'il serait libre, il viendrait sans d<strong>ou</strong>te au sec<strong>ou</strong>rs<br />

d'Arthur dont la confiance dans la volonté et <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>voir de son<br />

futur beau-père était absolue.<br />

Et même, en admettant que Maurice ne réussit pas à retr<strong>ou</strong>ver<br />

Arthur, il serait ren<strong>du</strong> à. Cé<strong>le</strong>ste et la pauvre enfant aurait<br />

ainsi <strong>le</strong> protecteur dont sa beauté, sa jeunesse avaient tant<br />

besoin !<br />

Comme on <strong>le</strong> voit, l'homme est ainsi fait que, jusque dans<br />

la position la plus désespérée, il conserve t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs une lueur<br />

d'espoir.<br />

Ce n'est que grâce à cette illusion qu'Arthur put surmonter<br />

<strong>le</strong>s peines de son terrib<strong>le</strong> emprisonnement.<br />

Un j<strong>ou</strong>r Arthur fut réveillé en sursaut, il lui semblait que<br />

sa prison était éclairée par une faib<strong>le</strong> lumière.<br />

Surpris, étonné, il regarda aut<strong>ou</strong>r de lui !<br />

C'était <strong>le</strong> premier rayon de lumière qui frappât ses yeux de-


— 1274 —<br />

puis de longs j<strong>ou</strong>rs, et si faib<strong>le</strong> et si voilé qu'il fût. il suffisait<br />

à ébl<strong>ou</strong>ir <strong>le</strong>s yeux, <strong>du</strong> prisonnier.<br />

Quand ses yeux purent supporter la lumière, il chercha à<br />

déc<strong>ou</strong>vrir d'où el<strong>le</strong> venait.<br />

Ce rayon tombait d'une petite lanterne s<strong>ou</strong>rde qui était tenue<br />

par un homme qui se tr<strong>ou</strong>vait t<strong>ou</strong>t près de lui.<br />

Comment était-il entré ?<br />

La trappe était fermée.<br />

Aucune corde, aucune échel<strong>le</strong> ne descendait à lui.<br />

L'étranger se débarrassa de son manteau.<br />

Arthur p<strong>ou</strong>ssa un cri.<br />

L'homme qu'il avait devant lui était Beauf<strong>le</strong>ury?<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes étonné de me voir ici ? fit celui-ci d'un air iro­<br />

nique.<br />

— Etonné ? Pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde.<br />

— Vraiment V<br />

Ce fut à Beauf<strong>le</strong>ury à être étonné à son t<strong>ou</strong>r.<br />

— Non, car je savais, je pressentais que c'était v<strong>ou</strong>s qui étiez<br />

cause de mon malheur.<br />

— En vérité? Et d'où v<strong>ou</strong>s vient donc cette perspicacité?<br />

Le b<strong>ou</strong>rreau se moquait encore de sa victime.<br />

Il posa sa lanterne par terre.<br />

— D'où je <strong>le</strong> sais, répartit <strong>le</strong> jeune peintre, mon cœur me <strong>le</strong><br />

dit! Il n'y a que v<strong>ou</strong>s qui soyez capab<strong>le</strong> de me faire tomber<br />

dans un semblab<strong>le</strong> guet-apens !<br />

— Ah ! Et p<strong>ou</strong>r quel<strong>le</strong> raison pensez-v<strong>ou</strong>s ainsi ?<br />

— Parce qu'il n'y a que v<strong>ou</strong>s qui ayez quelque intérêt à<br />

éloigner de ma fiancée t<strong>ou</strong>s ceux qui peuvent la défendre contre<br />

v<strong>ou</strong>s!<br />

— V<strong>ou</strong>s croyez cela ? dit Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— Certainement ! Je sais que v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rsuivez Cé<strong>le</strong>ste de<br />

vos propos galants.<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s trompez !<br />

— Quoi, je me trompe ?..


— Oui<br />

— 1275 —<br />

— Cependant Cé<strong>le</strong>ste m'a el<strong>le</strong>-même raconté...<br />

— C'est possib<strong>le</strong> ! Je lui ai offert ma main !<br />

— En vérité! Et v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s en vantez devant moi?<br />

— Monsieur ! s'écria Beauf<strong>le</strong>ury, n'<strong>ou</strong>bliez pas que v<strong>ou</strong>s êtes<br />

en mon p<strong>ou</strong>voir !<br />

— C'est précisément parce que je ne l'<strong>ou</strong>blie pas que je<br />

par<strong>le</strong> ainsi, s'écria Arthur, c'est v<strong>ou</strong>s qui m'avez attiré dans ce<br />

repaire !<br />

— Repaire ! fit Beauf<strong>le</strong>ury en ricanant ; où sont donc <strong>le</strong>s brigands?<br />

il me semb<strong>le</strong> que v<strong>ou</strong>s êtes encore en vie, et même, eu<br />

égare aux circonstances, en parfaite santé.<br />

— Comment p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s encore v<strong>ou</strong>s moquer de moi?<br />

vociféra Arthur en se jetant sur son ennemi comme s'il v<strong>ou</strong>lait<br />

létrang<strong>le</strong>r<br />

Beauf<strong>le</strong>ury ne recula pas d'un pas et arrêta son antagoniste<br />

d'un regard tel<strong>le</strong>ment menaçant, que <strong>le</strong> jeune homme laissa<br />

retomber ses bras <strong>le</strong> long de son corps.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury s<strong>ou</strong>riait.<br />

— Trêve de paro<strong>le</strong>s inuti<strong>le</strong>s, et arrivons au fait, dit-il tranquil<strong>le</strong>ment,<br />

comme s'il s'agissait de choses t<strong>ou</strong>tes naturel<strong>le</strong>s.<br />

Arthur <strong>le</strong> regardait étonné.<br />

— Il est parfaitement inuti<strong>le</strong>, et il n'entre pas non plus dan3<br />

mes intentions de v<strong>ou</strong>s cacher que c'est grâce à moi que v<strong>ou</strong>s<br />

v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vez ici, reprit Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

— Ainsi v<strong>ou</strong>s finissez par l'av<strong>ou</strong>er ?<br />

— Certainement ! V<strong>ou</strong>s l'entendez bien, c'est moi qui ai inventé<br />

la petite comédie au moyen de laquel<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vez<br />

p<strong>ou</strong>r quelque temps dans cette situation.<br />

— ais ?...<br />

— Ne m'interrompez pas ; n<strong>ou</strong>s finirons par n<strong>ou</strong>s entendre.


— 1276—<br />

— V<strong>ou</strong>s savez, reprit Beauf<strong>le</strong>ury après un moment de si-<br />

<strong>le</strong>nce, que depuis une année j'aspire à la main de Cé<strong>le</strong>ste.<br />

— A la main de ma fiancée? s'écria Arthur d'un ton me-<br />

naçant.<br />

— De votre fiancée, si v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z et si cela v<strong>ou</strong>s fait plaisir<br />

Malheureusement mes vœux n'ont pas été exaucés.<br />

— Cé<strong>le</strong>ste n'aime que v<strong>ou</strong>s, et c'est v<strong>ou</strong>s qui êtes l'obstac<strong>le</strong> à<br />

mon bonheur.<br />

— Moi et <strong>le</strong> père de Cé<strong>le</strong>ste, reprit Arthur en scrutant la<br />

physionomie de son interlocuteur.<br />

— Parfaitement ! V<strong>ou</strong>s et Monsieur Maurice. Il y a longtemps<br />

que celui ci a disparu.<br />

— Disparu.... comme moi?<br />

— Absolument !<br />

— Par <strong>le</strong> même moyen ?<br />

— T<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs,.. v<strong>ou</strong>s avez très-bien deviné ! dit Beauf<strong>le</strong>ury<br />

Alors v<strong>ou</strong>s comprenez qu'une fois Maurice disparu, il restait à<br />

se débarrasser de v<strong>ou</strong>s?<br />

— Mais fit Arthur, v<strong>ou</strong>s aviez une excel<strong>le</strong>nte occasion de<br />

me tuer en <strong>du</strong>el, p<strong>ou</strong>rquoi n'en avez-v<strong>ou</strong>s pas profité ?<br />

— Parce que ce <strong>du</strong>el ne m'offrait pas de chances sérieuses<br />

de réussite.<br />

— Si j'avais eu la chance de v<strong>ou</strong>s tuer... Cé<strong>le</strong>ste ne m'aurait<br />

jamais appartenu ! Et je ne tenais pas à c<strong>ou</strong>rir <strong>le</strong> risque de<br />

recevoir votre bal<strong>le</strong> !<br />

— Lâche! murmura Arthur.<br />

— I! fallait donc me débarrasser de v<strong>ou</strong>s, mais en même<br />

temps ménager votre vie!<br />

— Et p<strong>ou</strong>rquoi cela? Par générosité, sans d<strong>ou</strong>te?...<br />

— Par générosité ! non pas. Je suis au-dessus de pareils en­<br />

fantillages ; c'est simp<strong>le</strong>ment parce qu'il n'y avait que v<strong>ou</strong>s qui<br />

puissiez m'aider à obtenir la main de Cé<strong>le</strong>ste<br />

— Moi ! !<br />

— V<strong>ou</strong>s


— 1277 —<br />

— Jamais !<br />

— Cé<strong>le</strong>ste sait que v<strong>ou</strong>s êtes dans mon p<strong>ou</strong>voir.<br />

— El<strong>le</strong> <strong>le</strong> sait ! Oh ! alors el<strong>le</strong> fera t<strong>ou</strong>t ce qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rra<br />

p<strong>ou</strong>r me délivrer; el<strong>le</strong> avertira la police....<br />

— El<strong>le</strong> ne <strong>le</strong> fera pas 1<br />

— Comment ?<br />

— El<strong>le</strong> sait que la moindre tentative de ce genre entraînerait<br />

inévitab<strong>le</strong>ment votre mort !<br />

— Oh! misérab<strong>le</strong> que v<strong>ou</strong>s êtes... Infâme scélérat!...<br />

— Bien plus, Mademoisel<strong>le</strong> Cé<strong>le</strong>ste sait qu'il ne lui reste<br />

qu'un choix...<br />

— Un choix?...<br />

— Oui, el<strong>le</strong> seu<strong>le</strong> décidera de votre sort?<br />

— Mon Dieu ! Mais que v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s dire ?...<br />

— Je lui ai offert ma main... Si Cé<strong>le</strong>ste devient ma femme<br />

v<strong>ou</strong>s êtes libre! Si el<strong>le</strong> refuse, el<strong>le</strong> sait quel est <strong>le</strong> sort qui v<strong>ou</strong>s<br />

attend!<br />

— Démon ! s'écria Arthur en cachant son visage dans ses<br />

mains.<br />

— Mais, fit-il t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p, Cé<strong>le</strong>ste ne se laissera pas intimi­<br />

der; el<strong>le</strong> ne consentira jamais !<br />

— El<strong>le</strong> a déjà consenti !...<br />

— Ciel!<br />

— Cé<strong>le</strong>ste est ma fiancée!<br />

Le jeune peintre retomba anéanti sur sa c<strong>ou</strong>che de pail<strong>le</strong>.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury contemplait sa victime d'un air ironique et<br />

triomphant.<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi alors venez-v<strong>ou</strong>s vers moi ? dit Arthur en se<br />

re<strong>le</strong>vant ?<br />

— Je v<strong>ou</strong>s ai déjà dit que v<strong>ou</strong>s deviez m'aider à obtenir la<br />

main de Cé<strong>le</strong>ste. Or, el<strong>le</strong> demande une preuve que v<strong>ou</strong>s êtes<br />

encore en vie — il faut que v<strong>ou</strong>s lui écriviez deux mot.<br />

— Jamais !


— 1278 —<br />

— Non? Eh bien! non-seu<strong>le</strong>ment v<strong>ou</strong>s m<strong>ou</strong>rrez, mais Cé<strong>le</strong>ste<br />

partagera votre sort!<br />

— Comment, misérab<strong>le</strong>! v<strong>ou</strong>s seriez capab<strong>le</strong>?..;<br />

— De faire m<strong>ou</strong>rir votre fiancée! Certainement! Je veux<br />

qu'el<strong>le</strong> soit à moi, et plutôt que de la perdre, je suis résolu à<br />

t<strong>ou</strong>t. Oui, je <strong>le</strong> jure ici, si v<strong>ou</strong>s n'écrivez pas ce que je v<strong>ou</strong>s<br />

demande, si Cé<strong>le</strong>ste refuse de me donner sa main, je suis ca­<br />

pab<strong>le</strong> de t<strong>ou</strong>t p<strong>ou</strong>r satisfaire ma vengeance.<br />

Emporté par sa passion sauvage, Beauf<strong>le</strong>ury sortit un poi­<br />

gnard de la poche de son manteau.<br />

Est-il nécessaire d'aj<strong>ou</strong>ter qu'Arthur se s<strong>ou</strong>mit aux exigences<br />

<strong>du</strong> misérab<strong>le</strong>.<br />

Qu'il écrivit quelques paro<strong>le</strong>s à Cé<strong>le</strong>ste — qu'il vivait encore<br />

et qu'il était sain et sauf, et en sûreté aussi longtemps qu'el<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> seconderait.<br />

Comme Cé<strong>le</strong>ste se sacrifiait p<strong>ou</strong>r lui, p<strong>ou</strong>r sauve sa vie, lui<br />

se s<strong>ou</strong>mettait à cet infâme, p<strong>ou</strong>r la sauver, el<strong>le</strong>. Beauf<strong>le</strong>ury prit<br />

<strong>le</strong> papier et <strong>le</strong> mit dans sa poche.<br />

— Aussitôt que Cé<strong>le</strong>ste sera ma femme, v<strong>ou</strong>s serez libre ! dit-<br />

il à Arthur.<br />

Puis il prit sa lanterne et s'éloigna par une petite porte<br />

qu'Arthur n'avait encore jamais remarquée et qu'il ne put non<br />

plus retr<strong>ou</strong>ver dans l'obscurité.<br />

Ce ne fut que quand Beauf<strong>le</strong>ury eut disparu qu'il se rendit<br />

bien compte de la situation ép<strong>ou</strong>vantab<strong>le</strong> dans laquel<strong>le</strong> il se<br />

tr<strong>ou</strong>vait.<br />

A cela s'aj<strong>ou</strong>tait la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur poignante qu'il épr<strong>ou</strong>vait en pen­<br />

sant à Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Après sa conversation avec Beauf<strong>le</strong>ury, il la savait entière­<br />

ment au p<strong>ou</strong>voir de ce démon.<br />

Quand il réfléchissait que lui-même avait encore aidé à la<br />

jeter dans <strong>le</strong>s bras de cet homme, il grinçait des dents de rage<br />

et de désespoir.<br />

Il s'arrachait <strong>le</strong>s cheveux et p<strong>le</strong>urait comme un enfant.


— 1279 —<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p il <strong>le</strong>va la tête et prêta l'oreil<strong>le</strong><br />

Beauf<strong>le</strong>ury ne s'était-il donc pas éloigné.<br />

Arthur entendit distinctement <strong>le</strong> bruit de pas qui se rapprochaient.<br />

Son b<strong>ou</strong>rreau revenait-il.<br />

involontairement son cœur se mit à battre plus rapidement<br />

comme s'il eût supposé qu'on venait <strong>le</strong> sauver. Une voix lui<br />

murmurait à l'oreil<strong>le</strong> que celui qui s'approchait n'était pas un<br />

ennemi! p<strong>ou</strong>rquoi t<strong>ou</strong>tes ces illusions?<br />

Arthur ne p<strong>ou</strong>vait pas se rendre compte de t<strong>ou</strong>s ces sentiments.<br />

Son anxiété augmentait de minute en minute, s<strong>ou</strong>dain il<br />

entendit une porte grincer sur ses gonds et Arthur se vit en<br />

faite d'un inconnu.<br />

CHAPITRE XXIII.<br />

Sur la piste.<br />

Marie Nelson était rentrée chez el<strong>le</strong> dans un état de surexcitation<br />

extraordinaire, et s'était immédiatement enfermée dans<br />

sa chambre sans taire attention à madame Barboche qui lui,<br />

avait <strong>ou</strong>vert la porte.<br />

El<strong>le</strong> se débarrassa vivement de son chapeau et de son manteau<br />

ainsi que de son carton à dentel<strong>le</strong>s, et tomba épuisée sur<br />

une chaise en respirant fortement.


— 1280 —<br />

El<strong>le</strong> sortit de sa poche la photographie qu'el<strong>le</strong> avait tr<strong>ou</strong>vée<br />

chez sa n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> cliente, et la contempla encore une fois.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> était glacée d'ép<strong>ou</strong>vante.<br />

Ce portrait n'avait cependant rien d'extraordinaire, il repré.<br />

sentait <strong>le</strong>s traits d'un jeune homme qui paraissait assez distingué.<br />

— C'est lui! murmurait Marie sans dét<strong>ou</strong>rner <strong>le</strong>s yeux, c'est<br />

bien lui ! Je ne me trompe pas! Ses traits sont trop profondément<br />

gravés dans ma mémoire. Et maintenant je veux <strong>le</strong> chercher<br />

jusqu'à ce que je l'aie tr<strong>ou</strong>vé, <strong>du</strong>ssé-je f<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r chaque maison<br />

de Paris jusque dans ses recoins <strong>le</strong>s plus cachés !<br />

La jeune fil<strong>le</strong> qui paraissait tant tenir à retr<strong>ou</strong>ver l'original<br />

<strong>du</strong> portrait, savait quel<strong>le</strong> gigantesque tâche el<strong>le</strong> se proposait<br />

et v<strong>ou</strong>lant retr<strong>ou</strong>ver un homme dont el<strong>le</strong> ne connaissait ni <strong>le</strong><br />

nom ni l'état, dans cette immense capita<strong>le</strong>.<br />

Marie réfléchit longtemps p<strong>ou</strong>r savoir comment el<strong>le</strong> devait s'y<br />

prendra p<strong>ou</strong>r savoir qui était celui que représentait ce por-<br />

trait<br />

S'infermer dans la maison de la comtesse était peu sûr, car<br />

el<strong>le</strong> craignait d'attirer l'attention sur el<strong>le</strong> et de compromettre<br />

t<strong>ou</strong>te cette affaire.<br />

Un moment el<strong>le</strong> pensa à se mettre en embuscade auprès de<br />

la maison de la comtesse.<br />

Peut-être <strong>le</strong> jeune homme rentrerait-il dans cette maison et<br />

el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait ensuite <strong>le</strong> suivre; et de cette manière apprendre où<br />

demeurait.<br />

Mais cette démarche était hasardée!<br />

Savait-el<strong>le</strong> seu<strong>le</strong>ment s'il visitait la maison<br />

Combien de longues heures et de longues j<strong>ou</strong>rnées ne devrait-<br />

el<strong>le</strong> pas sacrifier p<strong>ou</strong>r savoir quelque chose de sûr! El<strong>le</strong> vivait<br />

de son travail et el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait pas gaspil<strong>le</strong>r ainsi son temps.<br />

El<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait arriver à une solution satisfaisante.<br />

Enfin el<strong>le</strong> v<strong>ou</strong>lut faire un essai ; la ruse féminine vint à son<br />

aide, à el<strong>le</strong> qui n'était p<strong>ou</strong>rtant pas faite p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> intrigues


— 1281 —<br />

Depuis quelque temps <strong>le</strong> fils de madame Barboche cherchait<br />

à faire plus intime connaissance avec la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

Si, d'un côté, el<strong>le</strong> n'avait pas enc<strong>ou</strong>ragé ses avances, d'un<br />

autre côté el<strong>le</strong> n'osait pas <strong>le</strong> fâcher, parce qu'el<strong>le</strong> craignait de<br />

se mettre mal avec sa maîtresse de logement.<br />

El<strong>le</strong> se sentait tel<strong>le</strong>ment à l'aise dans cette maison, qu'el<strong>le</strong><br />

n'aurait quitté sa chambrette qu'avec regret.<br />

Après avoir mûrement réfléchi à son n<strong>ou</strong>veau plan, el<strong>le</strong><br />

remit la photographie dans sa poche et se rendit dans la cuisine<br />

de madame Barboche, avec laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> prenait habituel<strong>le</strong>ment<br />

<strong>le</strong> café.<br />

— Bonj<strong>ou</strong>r, mère Barboche! dit Marie à sa maîtresse d'hôtel,<br />

qui était assise sur <strong>le</strong> sopha, et qui ne se <strong>le</strong>va pas p<strong>ou</strong>r la sa­<br />

luer avec quelques paro<strong>le</strong>s amica<strong>le</strong>s comme el<strong>le</strong> en avait l'ha­<br />

bitude.<br />

— Bonj<strong>ou</strong>r ! répondit-el<strong>le</strong> assez sèchement.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> comprit que la mère Barboche était un peu<br />

vexée parce qu'en rentrant à la maison el<strong>le</strong> avait passé rapi­<br />

dement à côté d'el<strong>le</strong> et s'était enfermée dans sa cham­<br />

bre.<br />

La mère Barboche avait la faib<strong>le</strong>sse bien pardonnab<strong>le</strong> de v<strong>ou</strong>­<br />

loir savoir t<strong>ou</strong>t ce qui concernait ses locataires et <strong>le</strong>urs affaires<br />

privées.<br />

El<strong>le</strong> était la veuve d'un pâtissier qui avait mis <strong>le</strong>s sucreries<br />

de côté et échangé ses m<strong>ou</strong><strong>le</strong>s à biscuit contre une écritoire.<br />

Oui, aussi singulier que cela puisse paraître, l'ancien confiseur<br />

ruiné s'intitulait plus tard, « auteur » et se figurait volontiers<br />

être en train de devenir célèbre.<br />

Barboche, enfant <strong>du</strong> peup<strong>le</strong>, s'intéressait cha<strong>le</strong>ureusement à<br />

la cause des <strong>ou</strong>vriers et écrivit dans <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s libéra<strong>le</strong>s quel­<br />

ques artic<strong>le</strong>s, par <strong>le</strong>squels, s'il ne se fit un nom célèbre, <strong>du</strong><br />

moins il se fit connaître.<br />

<strong>Les</strong> premiers résultats lui ayant fait t<strong>ou</strong>rner la tête, il négligea<br />

son in<strong>du</strong>strie à tel point qu'il fût bientôt près de faire faillite ;<br />

96


— 1282 —<br />

il remit alors son établissement, v<strong>ou</strong>lant se consacrer entière-<br />

ment à la littérature.<br />

Mais ses élucubrations littéraires se vendaient moins faci<strong>le</strong>­<br />

ment qu'autrefois ses brioches, il en résulta que bientôt la<br />

famil<strong>le</strong> Barboche se vit dans la gêne.<br />

Bientôt <strong>le</strong> malheureux pâtissier fut atteint par une longue<br />

maladie, la misère frappa à la porte, sa femme se mit alors à<br />

l<strong>ou</strong>er des chambres garnies, in<strong>du</strong>strie assez lucrative, et qui<br />

effectivement lui rapporta d'assez beaux bénéfices.<br />

Barboche succomba à sa maladie et sa veuve n'eut plus d'au­<br />

tres ress<strong>ou</strong>rces que la location d'appartements meublés.<br />

Son fils qui avait, dès son enfance, été gâté par ses parents<br />

qui l'idolâtraient, n'aimait pas <strong>le</strong> travail, et au lieu d'aider à sa<br />

mère, il la chagrinait par ses mauvaises habitudes et son<br />

ét<strong>ou</strong>rderie.<br />

Au commencement el<strong>le</strong> ne l<strong>ou</strong>ait ses chambres garnies qu'à<br />

des femmes galantes et de mœurs légères. Gela rapportait<br />

beauc<strong>ou</strong>p, el<strong>le</strong>s payaient bien et fort cher.<br />

Sans compter une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de petits profits accessoires, tantôt<br />

c'était un petit s<strong>ou</strong>per fin entre amis intimes, tantôt c'était un<br />

bil<strong>le</strong>t d<strong>ou</strong>x à porter à une adresse, d'autres fois c'était un<br />

amant infidè<strong>le</strong> à faire surveil<strong>le</strong>r, etc.<br />

Cependant cette honnête in<strong>du</strong>strie procura à madame Bar­<br />

boche une <strong>ou</strong> deux rencontres avec <strong>le</strong>s gens de la police, ce qui<br />

la décida à changer sa clientè<strong>le</strong>. Malheureusement, <strong>le</strong>s jeunes<br />

fil<strong>le</strong>s qui sont <strong>ou</strong>vrières et qui vivent de <strong>le</strong>ur travail ne dépen­<br />

sent pas beauc<strong>ou</strong>p d'argent p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>urs plaisirs <strong>ou</strong> p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>urs<br />

am<strong>ou</strong>rs.<br />

La seu<strong>le</strong> personne qui tirât quelque profit de cet état de<br />

choses c'était Georges, <strong>le</strong> fils de madame Barboche, qui avait<br />

réussi à devenir l'amant de quelques-unes des locataires de sa<br />

mère.<br />

Il avait <strong>le</strong>s mêmes intentions à l'égard de Marie Nelson qui,


— 1283 —<br />

t<strong>ou</strong>te à ses projets, ne se d<strong>ou</strong>tait nul<strong>le</strong>ment de ce qui se tramait<br />

contre el<strong>le</strong>, entre la mère Barboche et son digne rejeton.<br />

Lorsqu'el<strong>le</strong> vit la mine renfrognée de madame Barboche,<br />

el<strong>le</strong> chercha de suite à ramener la bonne humeur sur son visage,<br />

ce qui lui réussit bientôt, grâce à son joli babil.<br />

Quand Georges rentra, el<strong>le</strong> était en train de faire la descrip­<br />

tion de l'hôtel de la comtesse de Saint-Etienne. Le jeune homme<br />

vint s'asseoir à côté de Marie, et sa mère s'empressa de placer<br />

devant lui une tasse de café bien chaud.<br />

— « Que v<strong>ou</strong>s êtes donc jolie auj<strong>ou</strong>rd'hui, mademoisel<strong>le</strong>!<br />

dit-il en prenant la main à Marie.<br />

Marie dégagea sa main, et la mit dans la poche de son<br />

tablier, où <strong>le</strong>s regards de Georges la suivirent.<br />

— Ne savez-v<strong>ou</strong>s pas, monsieur Georges, dit-el<strong>le</strong>, que v<strong>ou</strong>s<br />

ne devez pas me faire des compliments?<br />

— Je sais que v<strong>ou</strong>s êtes très-sévère! dit-il, en p<strong>ou</strong>ssant un<br />

s<strong>ou</strong>pir.<br />

— Sévère ? fit-el<strong>le</strong> étonnée.<br />

Madame Barboche lui c<strong>ou</strong>pa la paro<strong>le</strong>.<br />

— Notre petite Marie n'est pas si sévère, mon fils, « dit-el<strong>le</strong><br />

en riant d'un air bonasse, seu<strong>le</strong>ment el<strong>le</strong> a un cœur froid et<br />

insensib<strong>le</strong> !<br />

— Insensib<strong>le</strong> ? dit Marie en jetant un regard dérobé vers<br />

sa poche.<br />

— Que tenez-v<strong>ou</strong>s donc caché dans votre poche, mademoi­<br />

sel<strong>le</strong> ?<br />

— Dans ma poche? dit-el<strong>le</strong> en r<strong>ou</strong>gissant, mais rien, abso­<br />

lument rien !<br />

Une <strong>le</strong>ttre, peut-être ?...<br />

La mère Barboche était devenue attentive.<br />

— Non pas, répondit Marie, c'est simp<strong>le</strong>ment une photo­<br />

graphie.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> semblait calme, mais son cœur battait à se<br />

rompre.


— 1284 —<br />

La vieil<strong>le</strong> femme la pressa tel<strong>le</strong>ment qu'el<strong>le</strong> finit par lui<br />

montrer ce portrait.<br />

Georges arracha cette photographie des mains de sa mère,<br />

comme mû par un accès subit de jal<strong>ou</strong>sie.<br />

— « Ah! fit-il en colère, voyons un peu cette figure !... Pas<br />

mal...<br />

— V<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>vez? dit Marie.<br />

— Oui, et je v<strong>ou</strong>s félicite de votre goût.<br />

Marie eût un s<strong>ou</strong>rire amer.<br />

— Mais, reprit la mère Barboche, qui est donc cet homme ?<br />

— Oui, qui est-il? demanda Georges vivement.<br />

— Malheureusement, je ne puis pas v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dire, répondit<br />

Marie.<br />

— Gomment ? p<strong>ou</strong>rquoi pas ?<br />

— Parce que je n'en sais rien moi-même!<br />

— V<strong>ou</strong>s ne savez pas qui ce portrait représente, et v<strong>ou</strong>s<br />

<strong>le</strong> portez dans votre poche! Ce n'est pas bien, mademoisel<strong>le</strong>, de<br />

v<strong>ou</strong>s moquer ainsi de n<strong>ou</strong>s.<br />

Marie fit à la dérobée un signe à madame Barboche, comme<br />

s'il se fût agi d'une plaisanterie, puis el<strong>le</strong> dit en s<strong>ou</strong>riant mali­<br />

cieusement, en s'adressant à Georges :<br />

— Et si je ne veux pas v<strong>ou</strong>s dire quel<strong>le</strong> est la personne que<br />

ce portrait représente !<br />

— V<strong>ou</strong>s ne <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z pas ?<br />

— Non !... p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s punir v<strong>ou</strong>s ne saurez rien !<br />

— Et si je v<strong>ou</strong>s demande ?...<br />

— Pas davantage !<br />

— Eh bien,... je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dis ,.. je saurai quel est celui que<br />

v<strong>ou</strong>s préférez !... que v<strong>ou</strong>s aimez !...<br />

— Que j'aime?... Qu'est ce qui v<strong>ou</strong>s autorise à par<strong>le</strong>r<br />

ainsi ?<br />

— Rien!... v<strong>ou</strong>s avez raison, mademoisel<strong>le</strong>,... mais je v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />

répète,... je saurai quel est ce portrait !...<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>driez <strong>le</strong> savoir, c'est fort possib<strong>le</strong>, repartit la


— 1285 —<br />

jeune fil<strong>le</strong> d'un ton provoquant, mais cela ne v<strong>ou</strong>s sera pas<br />

possib<strong>le</strong> !<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s?...<br />

— Je répète que v<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>rrez pas arriver à déc<strong>ou</strong>vrir<br />

quel<strong>le</strong> est la personne que cette photographie représente.<br />

— Eh bien! mademoisel<strong>le</strong> Marie, j'accepte votre défi !... De­<br />

main à midi je v<strong>ou</strong>s dirai <strong>le</strong> nom de cette personne.<br />

— Gomment ! fit Marie avec vivacité ; mais el<strong>le</strong> se calma<br />

aussitôt p<strong>ou</strong>r ne pas se trahir, puis el<strong>le</strong> continua avec tran­<br />

quillité :<br />

— Je ne comprends pas comment v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez en venir à<br />

b<strong>ou</strong>t.<br />

— Oh!... d'une manière bien simp<strong>le</strong>.<br />

— Bien simp<strong>le</strong>,... comment donc? fit Marie.<br />

— Certainement, répondit Georges en riant ; ne voyez-v<strong>ou</strong>s<br />

pas que cette photographie porte au dos <strong>le</strong> nom et l'adresse <strong>du</strong><br />

photographe qui l'a faite ; je n'ai qu'à la lui montrer et lui de­<br />

mander <strong>le</strong> nom de la personne qu'el<strong>le</strong> représente.<br />

Il avait parlé d'un air triomphant, et la pauvre enfant était<br />

t<strong>ou</strong>te interdite en l'entendant par<strong>le</strong>r.<br />

En effet, c'était bien simp<strong>le</strong>, et intérieurement el<strong>le</strong> se félici­<br />

tait <strong>du</strong> résultat.<br />

dit:<br />

El<strong>le</strong> se contint cependant p<strong>ou</strong>r ne pas se trahir, et el<strong>le</strong><br />

— Ce n'est pas trop mal imaginé, je l'av<strong>ou</strong>e,... mais il reste<br />

à savoir si <strong>le</strong> photographe v<strong>ou</strong>s donnera ce nom.<br />

— Oh ! je n'en d<strong>ou</strong>te nul<strong>le</strong>ment! dit Georges.<br />

— Ah!je comprends,... v<strong>ou</strong>s lui donnerez de l'argent...<br />

— J'emploierai t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s moyens, et je v<strong>ou</strong>s répète que, de­<br />

main à midi, je v<strong>ou</strong>s nommerai la personne que cette photo­<br />

graphie représente, v<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>rrez ensuite voir v<strong>ou</strong>s-même si je<br />

suis bien renseigné.<br />

L'heure était arrivée à laquel<strong>le</strong> Marie rentrait chez el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r<br />

se mettre au lit.


— 1286 —<br />

El<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va donc et s<strong>ou</strong>haita une bonne nuit à la mère Barboche<br />

et à son fils.<br />

Celui-ci lui prit la main et la garda un moment dans <strong>le</strong>s<br />

siennes.<br />

Marie, qui avait eu une pensée s<strong>ou</strong>daine lui demanda :<br />

— V<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que je v<strong>ou</strong>s accompagne chez <strong>le</strong> photographe?<br />

— P<strong>ou</strong>rquoi ? demanda Georges.<br />

— Je v<strong>ou</strong>drais bien voir comment v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s y prendrez<br />

p<strong>ou</strong>r déc<strong>ou</strong>vrir mon secret, répondit Marie en riant.<br />

— Eh bien, mademoisel<strong>le</strong>, ce sera comme v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>drez,<br />

reprit Georges, d'autant plus que c'est demain dimanche, et<br />

v<strong>ou</strong>s ne perdrez point de temps.<br />

Et ils se séparèrent p<strong>ou</strong>r al<strong>le</strong>r se livrer au repos.<br />

Marie ne put pas fermer <strong>le</strong>s yeux de t<strong>ou</strong>te la nuit, l'inquiétude<br />

<strong>du</strong> <strong>le</strong>ndemain l'agitait et faisait fuir <strong>le</strong> sommeil.<br />

Dans quelques heures, el<strong>le</strong> saurait enfin <strong>le</strong> nom de cet<br />

homme.<br />

Et alors...<br />

CHAPITRE XXIV<br />

La fiancée.<br />

Quand Cé<strong>le</strong>ste revint de l'évan<strong>ou</strong>issement causé par <strong>le</strong>s<br />

paro<strong>le</strong>s de Beauf<strong>le</strong>ury, el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>va c<strong>ou</strong>chée sur son canapé,<br />

et vit auprès d'el<strong>le</strong> sa femme de chambre qui lui donnait des<br />

soins.


— 1287 —<br />

El<strong>le</strong> respira quand el<strong>le</strong> vit que Beauf<strong>le</strong>ury n'était plus là.<br />

Le monstre s'était éloigné, non pas p<strong>ou</strong>r épargner sa vue à<br />

sa victime, mais p<strong>ou</strong>r la laisser encore plus longtemps dans<br />

l'incertitude où el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait.<br />

Ensuite une pensée différente se fit j<strong>ou</strong>r dans l'esprit de la<br />

jeune fil<strong>le</strong>. Son persécuteur irrité de sa résistance ne p<strong>ou</strong>vait-il<br />

pas être parti p<strong>ou</strong>r mettre ses menaces à exécution ?<br />

El<strong>le</strong> se sentit frémir de terreur en pensant que peut-être, au<br />

même instant, Arthur rendait <strong>le</strong> dernier s<strong>ou</strong>pir et que c'était<br />

el<strong>le</strong> qui était la cause de sa mort.<br />

El<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa un cri déchirant et se c<strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong> visage de ses<br />

deux mains.<br />

— Qu'avez-v<strong>ou</strong>s, Mademoisel<strong>le</strong> ? lui demanda avec inquié­<br />

tude sa femme de chambre.<br />

— Rien... rien...!<br />

— V<strong>ou</strong>s êtes si pâ<strong>le</strong> et si défaite... v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que je fasse<br />

appe<strong>le</strong>r <strong>le</strong> médecin ?<br />

— Non, non... je me sens mieux...<br />

Puis, ayant jeté un regard aut<strong>ou</strong>r de la chambre, el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta:<br />

— Où est donc...<br />

Et el<strong>le</strong> s'arrêta en hésitant, mais la femme de chambre de­<br />

vina sa pensée.<br />

— Mademoisel<strong>le</strong> veut par<strong>le</strong>r de M. de Beauf<strong>le</strong>ury ? dit-el<strong>le</strong>.<br />

— Oui... où est-il ?<br />

— Il s'est éloigné en me recommandant de v<strong>ou</strong>s soigner, et<br />

en me disant que v<strong>ou</strong>s aviez besoin de repos.<br />

Cé<strong>le</strong>ste p<strong>ou</strong>ssa un s<strong>ou</strong>pir.<br />

Comment p<strong>ou</strong>vait-el<strong>le</strong> songer au repos ?<br />

Son père,... son fiancé,.. disparus t<strong>ou</strong>s deux, morts peut-<br />

être !... Et el<strong>le</strong>... au p<strong>ou</strong>voir d'un misérab<strong>le</strong> sans cœur et sans<br />

scrupu<strong>le</strong>s !<br />

— Monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury ne v<strong>ou</strong>s a-t-il pas donné de com­<br />

mission p<strong>ou</strong>r moi ? demanda-t-el<strong>le</strong> au b<strong>ou</strong>t d'un moment.<br />

— Je v<strong>ou</strong>s demande pardon, mademoisel<strong>le</strong>, mais l'émotion


— 1288 —<br />

me l'avait fait <strong>ou</strong>blier ; voici ce que m'a dit Monsieur de Beau-<br />

f<strong>le</strong>ury : « dites à mademoisel<strong>le</strong> que je ferai demain <strong>le</strong>s démar­<br />

ches nécessaires. »<br />

Cé<strong>le</strong>ste se sentit pâlir et son sang afflua vers son cœur en<br />

entendant ces paro<strong>le</strong>s.<br />

« <strong>Les</strong> démarches nécessaires...<br />

Qu'est-ce que cela v<strong>ou</strong>lait dire ?<br />

Beauf<strong>le</strong>ury avait-il eu l'intention de par<strong>le</strong>r <strong>du</strong> mariage <strong>ou</strong><br />

bien v<strong>ou</strong>lait-il donner à entendre qu'il allait mettre à exécution<br />

ses menaces contre la vie d'Arthur et cel<strong>le</strong> de Maurice.<br />

La malheureuse jeune fil<strong>le</strong> était torturée par une horrib<strong>le</strong><br />

incertitude.<br />

La perspective qui se présentait à el<strong>le</strong> était non moins<br />

affreuse;... il fallait qu'el<strong>le</strong> devînt l'ép<strong>ou</strong>se d'un homme exécré<br />

et infâme <strong>ou</strong> qu'el<strong>le</strong> fût la cause de la mort de son Arthur bien-<br />

aimé!<br />

P<strong>ou</strong>vait-el<strong>le</strong> hésiter?<br />

Non!... il fallait qu'Arthur fût sauvé!... mais à quel prix!<br />

El<strong>le</strong> sentit son cœur se remplir d'une angoisse sans nom, et<br />

el<strong>le</strong> se prit à désirer la présence de Beauf<strong>le</strong>ury, au moins el<strong>le</strong><br />

saurait ainsi quelque chose de certain.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment d'hésitation, el<strong>le</strong> sembla prendre une<br />

résolution s<strong>ou</strong>daine; el<strong>le</strong> s'assit à son pupitre et écrivit avec<br />

précipitation :<br />

— Monsieur, venez! j'ai à v<strong>ou</strong>s faire une communication<br />

grave et qui ne v<strong>ou</strong>s sera pas désagréab<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> cacheta sa <strong>le</strong>ttre et la donna à la femme de chambre.<br />

— Envoie immédiatement John porter cette <strong>le</strong>ttre à mon­<br />

sieur de Beauf<strong>le</strong>ury, il faut qu'il se hâte !<br />

La domestique s'éloigna et Cé<strong>le</strong>ste attendit <strong>le</strong> ret<strong>ou</strong>r de son<br />

messager qui revint au b<strong>ou</strong>t d'une demi-heure ; il tr<strong>ou</strong>va sa<br />

maîtresse assise sur sa causeuse.<br />

— Eh bien ? fit vivement la jeune fil<strong>le</strong> en voyant entrer<br />

John.


— 1289 —<br />

— Monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury est parti, répondit <strong>le</strong> laquais.<br />

— Parti?... s'écria-t-el<strong>le</strong> d'un air de désespoir.<br />

Puis el<strong>le</strong> aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Où donc monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury est il allé ?<br />

— Je l'ignore.<br />

— Et quand reviendra-t-il ?<br />

— Son domestique pense que ce voyage doit <strong>du</strong>rer de quatre<br />

à cinq j<strong>ou</strong>rs, cependant, il n'y a rien de précis ni de certain.<br />

Cé<strong>le</strong>ste congédia d'un geste John et sa femme de chambre<br />

et, épuisée, se laissa tomber dans un fauteuil.<br />

Quatre <strong>ou</strong> cinq j<strong>ou</strong>rs!...Ses s<strong>ou</strong>ffrances devaient encore <strong>du</strong>rer<br />

pendant t<strong>ou</strong>t ce temps !<br />

El<strong>le</strong> serait encore pendant quatre <strong>ou</strong> cinq j<strong>ou</strong>rs dans cette<br />

déchirante incertitude au sujet de l'homme qu'el<strong>le</strong> aimait !<br />

Affreuse pensée!<br />

Désespérée,... abattue par la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur, <strong>le</strong>s idées <strong>le</strong>s plus<br />

étranges se pressaient dans son esprit.<br />

S<strong>ou</strong>dain el<strong>le</strong> se s<strong>ou</strong>vint avoir enten<strong>du</strong> par<strong>le</strong>r d'un homme<br />

dont la science divinatoire émerveillait t<strong>ou</strong>t Paris.<br />

El<strong>le</strong> avait enten<strong>du</strong> prononcer <strong>le</strong> nom de Sidi-Addar, et de la<br />

faculté mystérieuse qu'il possédait, de deviner <strong>le</strong>s choses<br />

cachées.<br />

La pensée vint à la jeune fil<strong>le</strong> d'al<strong>le</strong>r consulter cet homme,<br />

qui p<strong>ou</strong>rrait peut-être lui donner un bon conseil et venir à son<br />

sec<strong>ou</strong>rs.<br />

Cependant, Cé<strong>le</strong>ste hésitait, parce qu'el<strong>le</strong> ne v<strong>ou</strong>lait pas que<br />

ses gens pussent se d<strong>ou</strong>ter de cette démarche.<br />

El<strong>le</strong> finit par se décider,.... cette visite p<strong>ou</strong>vait seu<strong>le</strong> calmer<br />

ses inquiétudes.<br />

El<strong>le</strong> se c<strong>ou</strong>vrit d'un manteau de c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur sombre et d'une<br />

c<strong>ou</strong>pe simp<strong>le</strong>, se plaça un voi<strong>le</strong> épais sur <strong>le</strong> visage et sortit<br />

sans rien dire et sans être vue par personne.<br />

El<strong>le</strong> pressa <strong>le</strong> pas et, au b<strong>ou</strong>t d'un moment, ayant avisé un


— 1290 —<br />

fiacre vide qui passait, el<strong>le</strong> <strong>le</strong> fit approcher et y monta précipi­<br />

tamment.<br />

— Où allons-n<strong>ou</strong>s ? demanda <strong>le</strong> cocher.<br />

— Rue Saint-Antoine, 14, répondit Cé<strong>le</strong>ste.<br />

— Ah!... chez <strong>le</strong> sorcier qui t<strong>ou</strong>rne la tête à t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fem­<br />

mes!.. fit en s<strong>ou</strong>riant grossièrement <strong>le</strong> cocher, qui refermait la<br />

portière de la voiture.<br />

Cé<strong>le</strong>ste commençait à se repentir de sa légèreté, mais il était<br />

trop tard, la voiture r<strong>ou</strong>lait sur <strong>le</strong> pavé et se dirigeait vers la<br />

demeure de Sidi-Addar, devant la porte de laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> s'arrê­<br />

ta au b<strong>ou</strong>t d'un moment.<br />

Un nègre t<strong>ou</strong>t galonné se précipita p<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong>vrir la portière et<br />

aider la jeune fil<strong>le</strong> à descendre.<br />

— Je désire... voir Sidi... fit-el<strong>le</strong> en balbutiant.<br />

— Je <strong>le</strong> sais, madame, répondit <strong>le</strong> nègre,... <strong>le</strong> maître v<strong>ou</strong>s<br />

attend...<br />

El<strong>le</strong> resta un instant stupéfaite en entendant ces paro<strong>le</strong>s,<br />

qui n'étaient cependant qu'une chose préparée p<strong>ou</strong>r agir sur<br />

l'imagination et que <strong>le</strong> nègre adressait à t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s personnes<br />

qui se présentaient p<strong>ou</strong>r avoir une entrevue avec <strong>le</strong> magicien.<br />

El<strong>le</strong> se remit néanmoins presque aussitôt et suivit <strong>le</strong> nègre,<br />

qui la con<strong>du</strong>isit dans la sal<strong>le</strong> d'attente et se retira après lui<br />

avoir mis dans la main un petit carré de carton portant <strong>le</strong><br />

numéro 10.<br />

El<strong>le</strong> resta seu<strong>le</strong> et se laissa tomber sur un divan.<br />

El<strong>le</strong> était tel<strong>le</strong>ment émue qu'el<strong>le</strong> ne se sentait pas la force de<br />

se tenir deb<strong>ou</strong>t.<br />

Un si<strong>le</strong>nce profond régnait aut<strong>ou</strong>r d'el<strong>le</strong> et el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait<br />

que faib<strong>le</strong>ment distinguer <strong>le</strong>s objets qui l'ent<strong>ou</strong>raient. Au b<strong>ou</strong>t<br />

d'un moment, il lui sembla entendre un léger frô<strong>le</strong>ment dans<br />

un des ang<strong>le</strong>s de cette pièce, el<strong>le</strong> avait cru entendre une porte<br />

t<strong>ou</strong>rner sur ses gonds.<br />

S<strong>ou</strong>dain, ses yeux qui commençaient à s'habituer à cette


— 1291 —<br />

pénombre distinguèrent un jeune tigre qui s'avançait avec<br />

tranquillité.<br />

Eper<strong>du</strong>e, el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>ssa une exclamation de terreur.<br />

L'animal continua de marcher vers el<strong>le</strong>, en faisant entendre<br />

une espèce de grognement.<br />

— Néro !... fit une voix impérieuse, qui semblait venir de la<br />

pièce voisine.<br />

L'animal se tut, il alla se blottir dans un coin, en continuant<br />

à fixer la jeune fil<strong>le</strong> t<strong>ou</strong>te tremblante.<br />

— Madame, je v<strong>ou</strong>s salue, dit au même moment Sidi-Addar<br />

en entrant dans cette pièce ; ne craignez rien, cet animal ne<br />

v<strong>ou</strong>s fera aucun mal.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> ne put que balbutier quelques paro<strong>le</strong>s inintelli­<br />

gib<strong>le</strong>s.<br />

Avec sa connaissance des hommes, Sidi-Addar comprit que la<br />

femme qui était devant lui désirait <strong>le</strong> consulter et il lui de­<br />

manda :<br />

— Madame, v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s prendre la peine de me suivre dans<br />

mon cabinet?<br />

Cé<strong>le</strong>ste fit un signe affirmatif et se <strong>le</strong>va t<strong>ou</strong>t en jetant un<br />

regard craintif vers la bête fauve qui restait tranquil<strong>le</strong>ment c<strong>ou</strong>­<br />

chée dans son coin.<br />

Arrivé dans la pièce où il donnait ses consultations, <strong>le</strong> magi­<br />

cien présenta un fauteuil à Cé<strong>le</strong>ste en lui disant.<br />

— Veuil<strong>le</strong>z v<strong>ou</strong>s asseoir, je v<strong>ou</strong>s en prie !<br />

Puis il alla lui-même prendre place derrière une petite tab<strong>le</strong><br />

d'ébène ornée d'incrustations d'argent.<br />

— Me permettez-v<strong>ou</strong>s de v<strong>ou</strong>s adresser quelques questions ?<br />

demanda-t-il à Cé<strong>le</strong>ste.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> baissa la tête comme p<strong>ou</strong>r répondre affirmati­<br />

vement.<br />

— Désirez-v<strong>ou</strong>s me consulter sur <strong>le</strong> passé ?<br />

— Non!<br />

— Allons v<strong>ou</strong>s désirez que je v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong> de l'avenir?


— 1292 —<br />

— Très-bien!... Ah! encore un mot... Est-ce la curiosité <strong>ou</strong><br />

la confiance qui v<strong>ou</strong>s amène auprès de moi?<br />

— Oh!... fit Cé<strong>le</strong>ste en r<strong>ou</strong>gissant, une entière confiance!<br />

— Bien!... Mais si c'est comme v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> dites, p<strong>ou</strong>rquoi me<br />

cachez-v<strong>ou</strong>s votre visage ?<br />

Sans dire un mot, et comme un enfant pris en faute, Cé<strong>le</strong>ste<br />

re<strong>le</strong>va son voi<strong>le</strong>.<br />

Dans son tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> el<strong>le</strong> ne s'aperçut pas de l'expression d'é-<br />

tonnement qui se répandit sur <strong>le</strong> visage de Sidi-Addar qui,<br />

cependant, se remit immédiatement.<br />

— C'est bien, mademoisel<strong>le</strong>, je ne suis guère plus avancé<br />

maintenant qu'auparavant, car c'est la première fois que n<strong>ou</strong>s<br />

n<strong>ou</strong>s rencontrons, cependant je vois sur vos traits quelque chose<br />

qui m'aidera à tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong>s réponses aux questions que v<strong>ou</strong>s me<br />

ferez.<br />

Et s'étant <strong>le</strong>vé, <strong>le</strong> sorcier prit une c<strong>ou</strong>pe d'argent qu'il posa<br />

sur la tab<strong>le</strong> d'ébène et dans laquel<strong>le</strong> il laissa tomber quelques<br />

g<strong>ou</strong>ttes d'une liqueur r<strong>ou</strong>geâtre et transparente.<br />

Une odeur agréab<strong>le</strong>, mais énervante, se répandit aussitôt<br />

dans la pièce.<br />

Sidir-Addar versa ensuite une autre liquide dans la c<strong>ou</strong>pe et<br />

<strong>le</strong>s deux liqueurs en se mélangeant firent entendre une crépi­<br />

tation.<br />

Se penchant alors sur la c<strong>ou</strong>pe, <strong>le</strong> magicien se mit à exami­<br />

ner avec soin ce qui s'y passait.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment il re<strong>le</strong>va la tête et regardant fixement<br />

la jeune fil<strong>le</strong> il lui dit :<br />

— V<strong>ou</strong>s avez dernièrement per<strong>du</strong> une personne qui v<strong>ou</strong>s<br />

était chère....<br />

Un m<strong>ou</strong>vement involontaire vint faire comprendre à Sidi-<br />

Addar, qui, <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur s'en s<strong>ou</strong>vient, n'était autre que notre ami<br />

Laposto<strong>le</strong>, que son instinct ne l'avait pas trompé.<br />

— V<strong>ou</strong>s avez per<strong>du</strong> une personne qui v<strong>ou</strong>s était bien chère,<br />

répéta-t-il, puis il aj<strong>ou</strong>ta .... cette personne v<strong>ou</strong>s sera ren<strong>du</strong>e.


— 1293 —<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s? s'écria Cé<strong>le</strong>ste en se <strong>le</strong>vant avec vivacité.<br />

— La vérité!... répondit gravement Sidi-Addar en <strong>le</strong>vant sa<br />

main droite;... la science ne se trompe pas...<br />

— Il m'est donc permis d'espérer? demanda anxieusement<br />

Cé<strong>le</strong>ste, dont <strong>le</strong> regard était attaché sur <strong>le</strong> visage de Sidi-<br />

Addar.<br />

— V<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vez! répondit ce dernier;... quand ceux<br />

qui sont morts ressussiteront v<strong>ou</strong>s reverrez ceux que v<strong>ou</strong>s<br />

avez per<strong>du</strong>s !<br />

— Quand <strong>le</strong>s morts ressusciteront? balbutia Cé<strong>le</strong>ste avec un<br />

profond déc<strong>ou</strong>ragement.<br />

— Ne craignez rien et ne perdez pas c<strong>ou</strong>rage, reprit Sidi-<br />

Addar, qui lut la pensée de la jeune fil<strong>le</strong>... ne perdez pas<br />

espoir !<br />

— N<strong>ou</strong>s t<strong>ou</strong>chons à une époque terrib<strong>le</strong>. De grands j<strong>ou</strong>rs se<br />

préparent p<strong>ou</strong>r la France!... Le sang c<strong>ou</strong><strong>le</strong>ra... et des personnes<br />

que l'on croyait disparues à t<strong>ou</strong>t jamais reparaîtront vivantes !<br />

Ces paro<strong>le</strong>s so<strong>le</strong>nnel<strong>le</strong>s et prophétiques remplissaient <strong>le</strong> cœur<br />

de Cé<strong>le</strong>ste d'un sentiment indéfinissab<strong>le</strong>.<br />

— Je me sens très-fatigué... reprit <strong>le</strong> magicien, mais je veux<br />

m'occuper de v<strong>ou</strong>s !...<br />

— Dois-je revenir ? demanda Cé<strong>le</strong>ste.<br />

— Oui!... dans cinq j<strong>ou</strong>rs je v<strong>ou</strong>s attendrai.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> n'osant offrir de l'argent à ce personnage<br />

étrange, el<strong>le</strong> tira de son doigt une bague à laquel<strong>le</strong> était<br />

enchâssée une magnifique émeraude et la posa sur la petite<br />

tab<strong>le</strong> d'ébène. Puis el<strong>le</strong> s'éloigna.<br />

El<strong>le</strong> se reprenait à espérer.<br />

L'homme mystérieux ne lui avait-il pas dit en propres<br />

termes :<br />

— « Ceux que v<strong>ou</strong>s avez per<strong>du</strong>s v<strong>ou</strong>s seront ren<strong>du</strong>s !«<br />

Ceux qu'el<strong>le</strong> avait per<strong>du</strong>s, c'était son père, c'était son<br />

fiancé !<br />

Mais combien de temps devait s'éc<strong>ou</strong><strong>le</strong>r jusque là? Et pendant


— 1294 —<br />

combien de temps devait-el<strong>le</strong> encore se tr<strong>ou</strong>ver sans défense à<br />

la merci de Beauf<strong>le</strong>ury ?<br />

El<strong>le</strong> savait qu'el<strong>le</strong> n'avait aucun ménagement à attendre de<br />

ce misérab<strong>le</strong> et qu'il serait dangereux de lui résister.<br />

Cependant el<strong>le</strong> crut qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>rrait combattre ses projets<br />

en employant la ruse et en feignant d'accepter ses propositions.<br />

Deux j<strong>ou</strong>rs se passèrent de la sorte, lorsque <strong>le</strong> matin <strong>du</strong> troi­<br />

sième j<strong>ou</strong>r, Cé<strong>le</strong>ste apprit par sa femme de chambre que Beau­<br />

f<strong>le</strong>ury était de ret<strong>ou</strong>r.<br />

En effet, dans <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rant de la matinée il se présenta et fit<br />

demander à Cé<strong>le</strong>ste s'il p<strong>ou</strong>rrait avoir avec el<strong>le</strong> un entretien<br />

intime.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> qui avait pris une résolution <strong>le</strong> reçut avec des<br />

manières polies et presque gracieuses.<br />

Ce changement sembla de bonne augure à Beauf<strong>le</strong>ury qui<br />

commença à croire que <strong>le</strong> cœur de Cé<strong>le</strong>ste ne resterait pas t<strong>ou</strong>t<br />

à fait insensib<strong>le</strong> à son égard.<br />

Ayant pris place à côté de la jeune fil<strong>le</strong> qui était assise sur un<br />

sopha, il lui prit la main en lui disant :<br />

— Mademoisel<strong>le</strong>, des affaires de la plus haute importance<br />

m'ont retenu pendant deux j<strong>ou</strong>rs loin de v<strong>ou</strong>s et j'ai été mal­<br />

heureux pendant ce temps d'être privé de votre chère pré­<br />

sence.<br />

— Monsieur!... v<strong>ou</strong>lut répondre Cé<strong>le</strong>ste.<br />

— Oh ! je v<strong>ou</strong>s en prie, laissez-moi v<strong>ou</strong>s par<strong>le</strong>r à cœur<br />

<strong>ou</strong>vert! P<strong>ou</strong>rquoi v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s que je taise plus longtemps <strong>le</strong>s<br />

sentiments qui remplissent mon cœur ? Ne savez-v<strong>ou</strong>s donc pas<br />

que je v<strong>ou</strong>s aime ?...<br />

— Monsieur...<br />

— Oh!... chère Cé<strong>le</strong>ste,... quittez ce ton glacial! Je v<strong>ou</strong>s ai<br />

demandé votre main, et je viens, auj<strong>ou</strong>rd'hui, après que v<strong>ou</strong>s


— 1295 —<br />

avez eu <strong>le</strong> temps de réfléchir, v<strong>ou</strong>s demander si v<strong>ou</strong>s acceptez<br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ma proposition.<br />

En parlant Beauf<strong>le</strong>ury avait attaché ses regards sur <strong>le</strong> visage<br />

de Cé<strong>le</strong>ste et il attendait sa réponse d'un air interrogateur.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> était pâ<strong>le</strong>, mais sa physionomie exprimait la<br />

résolution et la fermeté.<br />

— Monsieur, répondit-el<strong>le</strong>, je mentirais en disant que j'ignore<br />

vos desseins à mon égard,... quant à votre am<strong>ou</strong>r...<br />

— Mademoisel<strong>le</strong>, fit vivement Beauf<strong>le</strong>ury...<br />

— Ne m'interrompez pas, je v<strong>ou</strong>s en prie comme je con­<br />

nais vos intentions, comme je sais que v<strong>ou</strong>s avez entre vos<br />

mains la vie de deux êtres qui sont ce que j'ai de plus cher au<br />

monde et ne v<strong>ou</strong>lant pas être cause de la mort de mon père et<br />

de mon fiancé, j'accepte vos propositions... parce que j'y suis<br />

forcée!...<br />

Beauf<strong>le</strong>ury eut un s<strong>ou</strong>rire ironique.<br />

Que lui importait, en effet, la forme s<strong>ou</strong>s laquel<strong>le</strong> on accep­<br />

tait son marché, p<strong>ou</strong>rvu qu'il pût atteindre son but.<br />

Cependant, il feignit d'être contrarié, et il dit :<br />

— Vos paro<strong>le</strong>s sont <strong>du</strong>res, ma chère Cé<strong>le</strong>ste, quoiqu'el<strong>le</strong>s<br />

m'annoncent la réalisation de mon plus ardent désir ; aussi je<br />

v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> pardonne.<br />

Et portant à ses lèvres la main de la jeune fil<strong>le</strong> il y déposa<br />

un baiser respectueux. Puis il v<strong>ou</strong>lut passer son bras aut<strong>ou</strong>r de<br />

sa tail<strong>le</strong>, mais Cé<strong>le</strong>ste eut comme un frisson de dégoût et el<strong>le</strong><br />

se dégagea vivement.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury ne put réprimer un m<strong>ou</strong>vement de dépit; au b<strong>ou</strong>t<br />

d'un moment il reprit :<br />

— Et p<strong>ou</strong>r quel<strong>le</strong> époque, ma chère Cé<strong>le</strong>ste, avez-v<strong>ou</strong>s fixé<br />

<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où je v<strong>ou</strong>s con<strong>du</strong>irai à l'autel ?<br />

La jeune fil<strong>le</strong> hésita un moment puis el<strong>le</strong> répondit :<br />

— Dans deux mois.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s?,.. s'écria Beauf<strong>le</strong>ury... il ne m'est pas pos­<br />

sib<strong>le</strong> d'attendre aussi longtemps.


— Mais, monsieur...<br />

— 1296 —<br />

— Je me nomme Alphonse, ma chère amie.<br />

— Mais, monsieur, reprit Cé<strong>le</strong>ste, v<strong>ou</strong>s savez que je suis en<br />

deuil: que peut v<strong>ou</strong>s faire un mois de plus <strong>ou</strong> de moins,<br />

puisque v<strong>ou</strong>s avez ma paro<strong>le</strong>?<br />

Beauf<strong>le</strong>ury comprit qu'il ne devait pas insister, il feignit<br />

d'épr<strong>ou</strong>ver un chagrin de ce retard et il parut se résigner. Il<br />

fut donc convenu que <strong>le</strong> mariage se ferait dans deux mois.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury v<strong>ou</strong>lut alors donner un baiser à sa fiancée, mais<br />

cel<strong>le</strong>-ci s'y refusa avec énergie et dignité.<br />

— Non, monsieur, dit-el<strong>le</strong>, je ne puis rien v<strong>ou</strong>s permettre<br />

avant notre union.<br />

— Cé<strong>le</strong>ste !..<br />

— N'<strong>ou</strong>bliez pas que ce mariage est un marché... v<strong>ou</strong>s m'é­<br />

p<strong>ou</strong>sez p<strong>ou</strong>r ma fortune... moi... je consens à devenir votre<br />

femme p<strong>ou</strong>r sauver la vie d'une personne qui m'est chère, n<strong>ou</strong>s<br />

faisons t<strong>ou</strong>s deux une affaire... qui se concluera <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r de notre<br />

mariage, jusque là j'entends demeurer absolument libre.<br />

fil<strong>le</strong>.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury se mordit <strong>le</strong>s lèvres en entendant par<strong>le</strong>r la jeune<br />

— Puisque v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z ainsi, ma chère, v<strong>ou</strong>s serez obéie,<br />

dit-il en s'inclinant p<strong>ou</strong>r prendre congé.<br />

Quand il fut sorti de la pièce où cet entretien avait eu lieu, il<br />

descendit l'escalier en murmurant à demi-voix :<br />

— El<strong>le</strong> me paiera un j<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t cela...<br />

Somme t<strong>ou</strong>te, Beauf<strong>le</strong>ury p<strong>ou</strong>vait être satisfait de son entre­<br />

vue avec Cé<strong>le</strong>ste.<br />

Maurice avait disparu; Arthur était en son p<strong>ou</strong>voir, Cé<strong>le</strong>ste<br />

allait être sa femme et il serait en possession d'une fortune<br />

considérab<strong>le</strong>.<br />

poir.<br />

Ces pensées lui donnaient comme une sorte de vertige.<br />

Cé<strong>le</strong>ste, de son côté, était de n<strong>ou</strong>veau en proie au déses­<br />

El<strong>le</strong> était la fiancée de Beauf<strong>le</strong>ury !


— 1297 —<br />

— Oh!... Arthur !... Arthur!... s'écriait-el<strong>le</strong>, en se tordant <strong>le</strong>s<br />

mains,... quel sacrifice je te fais!<br />

La malheureuse enfant était tombée à gen<strong>ou</strong>x pendant que<br />

Beauf<strong>le</strong>ury s'éloignait triomphant.<br />

Deux mois seu<strong>le</strong>ment la séparaient de l'époque fata<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r<br />

laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> avait donné sa paro<strong>le</strong>.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury, de son côté, pensait :<br />

— Bah!... deux mois sont bientôt passés, et pendant ce laps<br />

<strong>le</strong> temps il faut espérer que t<strong>ou</strong>t ira bien !<br />

Il devait cependant apprendre à ses dépens que ses prévisions<br />

nié se justifieraient pas.<br />

Pendant que se passaient <strong>le</strong>s événements que n<strong>ou</strong>s venons<br />

de raconter, la guerre avait éclaté entre la France et la<br />

Prusse.<br />

Persuadé que la solidité de son trône ébranlé serait rétablie<br />

s'il p<strong>ou</strong>vait s'ent<strong>ou</strong>rer de l'auréo<strong>le</strong> <strong>du</strong> vainqueur, Napoléon III<br />

avait déclaré la guerre à Guillaume de Prusse.<br />

A. ce moment, l'impératrice s'était ent<strong>ou</strong>rée de t<strong>ou</strong>t ce qui<br />

restait d'hommes dév<strong>ou</strong>és à l'empire et cherchait à <strong>le</strong>ur inspirer<br />

la confiance. El<strong>le</strong> avait fait appe<strong>le</strong>r Beauf<strong>le</strong>ury, qui s'était<br />

empressé de se rendre à l'invitation de la s<strong>ou</strong>veraine.<br />

Il tr<strong>ou</strong>va Eugénie dans son b<strong>ou</strong>doir, el<strong>le</strong> était pâ<strong>le</strong>, ses yeux<br />

étaient fatigués et ent<strong>ou</strong>rés d'un cerc<strong>le</strong> b<strong>le</strong>uâtre.<br />

Cette femme, dont l'existence n'avait été qu'une suite de<br />

j<strong>ou</strong>rs consacrés au plaisir, connaissait maintenant la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur,<br />

<strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>cis, !es alarmes.<br />

Ayant été intro<strong>du</strong>it auprès de la s<strong>ou</strong>veraine. Beauf<strong>le</strong>ury s'arrêta<br />

sur <strong>le</strong> seuil et s'inclina profondément.<br />

— Approchez, monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury, lui dit gracieusement<br />

l'impératrice.<br />

— Majesté, fit Beauf<strong>le</strong>ury. puis-je espérer de p<strong>ou</strong>voir mettre<br />

ma personne au service de sa Majesté l'empereur?<br />

— N<strong>ou</strong>s savons que v<strong>ou</strong>s méritez notre confiance, reprit la


— 1298 —<br />

s<strong>ou</strong>veraine et je veux v<strong>ou</strong>s confier une mission assez délicate.<br />

— Votre Majesté me rend bien heureux, répondit Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

L'impératrice reprit:<br />

— V<strong>ou</strong>s savez sans d<strong>ou</strong>te que l'empereur est à la tête de<br />

l'armée de Çhâlons, or, j'ai à lui faire tenir des papiers.....<br />

assez importants... des documents de famil<strong>le</strong>... que je ne puis<br />

pas confier à un c<strong>ou</strong>rrier ordinaire.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury était légèrement désappointé: la perspective de<br />

quitter Paris ne lui était rien moins qu'agréab<strong>le</strong>.<br />

C<strong>ou</strong>raient ferait-il p<strong>ou</strong>r subvenir aux besoins d'Arthur? Et<br />

pendant cette absence, quelqu'un ne p<strong>ou</strong>rrait-il pas tr<strong>ou</strong>ver la<br />

trace de la disparition <strong>du</strong> jeune homme ?<br />

Ces pensées se firent instantanément j<strong>ou</strong>r dans son esprit.<br />

D'un autre côté, il importait de conserver la bienveillance de<br />

empereur et de l'impératrice.<br />

La guerre avait commencé et, malgré <strong>le</strong>s apparences, l'issue<br />

p<strong>ou</strong>vait en être favorab<strong>le</strong> à la France!<br />

Beauf<strong>le</strong>ury était un c<strong>ou</strong>rtisan trop consommé p<strong>ou</strong>r ne pas<br />

embre un zè<strong>le</strong> qui n'existait nul<strong>le</strong>ment.<br />

— Je suis entièrement au service de Sa Majesté, répondit-il.<br />

— Quand p<strong>ou</strong>vez-v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s,mettre en r<strong>ou</strong><strong>le</strong> 1<br />

— Aussitôt que votre Majesté l'ordonnera.<br />

L'impératrice eut un s<strong>ou</strong>rire bienveillant.<br />

— Je n'ai rien à ordonner, monsieur de Beauf<strong>le</strong>ury, c'est<br />

une prière que je v<strong>ou</strong>s adresse;.. je serais heureuse si ces papiers<br />

p<strong>ou</strong>vaient partir auj<strong>ou</strong>rd'hui même.<br />

Ces paro<strong>le</strong>s plongèrent Beauf<strong>le</strong>ury dans une consternation<br />

qu'il parvint cependant à dissimu<strong>le</strong>r.<br />

L'impératrice prit sur sa tab<strong>le</strong> un portefeuil<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> <strong>ou</strong>vrit<br />

et dont el<strong>le</strong> tira un paquet de papiers assez volumineux.<br />

— Voici, monsieur, je v<strong>ou</strong>s confie un secret de la plus


— 1299 —<br />

haute importance, mais je suis certaine qu'il est en mains<br />

sûres.<br />

— Oh !... Majesté!... je donnerai ma vie s'il <strong>le</strong> faut, p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s<br />

pr<strong>ou</strong>ver que je suis digue de votre confiance !<br />

Beauf<strong>le</strong>ury prononça ces paro<strong>le</strong>s avec un enth<strong>ou</strong>siasme parfaitement<br />

j<strong>ou</strong>é.<br />

Il s'inclina profondément p<strong>ou</strong>r baiser la main que l'impératrice<br />

lui avait ten<strong>du</strong>e, puis il prit congé.<br />

Il ne lui restait que fort peu de temps p<strong>ou</strong>r se préparer au<br />

départ, il était trois heures et il fallait qu'il se tr<strong>ou</strong>vât à sept<br />

heures à la gare. Il n'avait donc que quatre heures p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>rvoir<br />

aux besoins d'Arthur, p<strong>ou</strong>r prendre congé de Cé<strong>le</strong>ste et<br />

chercher Mac-Bell p<strong>ou</strong>r lui donner ses instructions.<br />

Il arriva chez lui de mauvaise humeur et ordonna à son<br />

va<strong>le</strong>t de chambre de préparer une valise contenant <strong>le</strong>s vêtements<br />

nécessaires p<strong>ou</strong>r un voyage de deux <strong>ou</strong> trois j<strong>ou</strong>rs, ainsi<br />

que deux revolvers, et de se tr<strong>ou</strong>ver à six heures et demie à la<br />

gare de l'Ouest.<br />

Il sortit ensuite p<strong>ou</strong>r se mettre à la recherche de Mac-Bell;<br />

et quoi que cela pût lui en coûter, il lui fallut se décider à se<br />

montrer au Temp<strong>le</strong> en p<strong>le</strong>in j<strong>ou</strong>r.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment, il arriva devant la petite maison habitée<br />

par Gaspard <strong>le</strong> borgne.<br />

Ayant sonné, il ne reçut aucune réponse, il frappa plusieurs<br />

c<strong>ou</strong>ps, mais t<strong>ou</strong>t fut inuti<strong>le</strong>.<br />

Il était faci<strong>le</strong> de voir que la maison était vide et que Mac-<br />

Bell était absent.<br />

Quel<strong>le</strong> déception !<br />

Beauf<strong>le</strong>ury frappa <strong>du</strong> pied en laissant échapper un juron.<br />

Il se décida enfin à al<strong>le</strong>r retr<strong>ou</strong>ver Cé<strong>le</strong>ste.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> était sortie.<br />

Un n<strong>ou</strong>veau jurement sortit des lèvres de Beauf<strong>le</strong>ury qui<br />

était furieux an point que la femme de chambre recula ép<strong>ou</strong>vantée.


— 1300 —<br />

Ma-Bell intr<strong>ou</strong>vab<strong>le</strong>.. Cé<strong>le</strong>ste sortie... Et il allait être cinq<br />

heures !<br />

Que faire?<br />

Manquer de paro<strong>le</strong> à l'impératrice ?<br />

Il ne fallait pas y penser!<br />

Partir dans l'incertitude?<br />

C'était dangereux !<br />

Beauf<strong>le</strong>ury ne s'était jamais tr<strong>ou</strong>vé dans une tel<strong>le</strong> position,<br />

et il voyait t<strong>ou</strong>s ses plans déj<strong>ou</strong>és et ses espérances rui­<br />

nées.<br />

Il réfléchit pendant un moment, puis il se décida à songer à<br />

Arthur.<br />

S<strong>ou</strong>dain, il lui vint une idée.<br />

— A quoi bon m'inquiéter d'Arthur ? se dit-il ;... Je suis sur<br />

<strong>le</strong> point d'atteindre <strong>le</strong> but que je me proposais... Dans peu de<br />

temps. Cé<strong>le</strong>ste sera ma femme.. Si la fantaisie lui venait d'exi­<br />

ger la preuve que j'ai tenu ma paro<strong>le</strong> et qu'Arthur est vivant,<br />

ma réponse est t<strong>ou</strong>te simp<strong>le</strong> :... je dirai qu'il a réussi à m'é-<br />

chapper et que j'ignore ce qu'il est devenu...<br />

Cette idée parut plaire à Beauf<strong>le</strong>ury, qui se mit encore une<br />

fois en devoir de retr<strong>ou</strong>ver Mac-Bell et ensuite Cé<strong>le</strong>ste, et il se<br />

dirigea de n<strong>ou</strong>veau vers <strong>le</strong> Temp<strong>le</strong>.<br />

Il tr<strong>ou</strong>va la maison de Mac-Bell déserte et muette et il <strong>du</strong>t<br />

prendre son parti de ne pas rencontrer son digne complice.<br />

Un peu avant six heures il entrait dans la maison de Cé<strong>le</strong>ste<br />

et se faisait annoncer à la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

Il lui apprit ce qui se passait et termina en disant :<br />

— Bientôt... avant huit j<strong>ou</strong>rs je serai de n<strong>ou</strong>veau auprès de<br />

v<strong>ou</strong>s, ma chère Cé<strong>le</strong>ste !<br />

— Mais ne craignez-v<strong>ou</strong>s pas p<strong>ou</strong>r votre vie ! demanda la<br />

jeune fil<strong>le</strong>, qui jugea prudent de montrer quelque intérêt à<br />

l'homme qu'el<strong>le</strong> exécrait cependant <strong>du</strong> fond <strong>du</strong> cœur.<br />

— Quel danger p<strong>ou</strong>rrait donc me menacer? je voyage comme


— 1301 —<br />

c<strong>ou</strong>rrier extraordinaire de la maison de l'empereur et je ne<br />

suis nul<strong>le</strong>ment appelé sur <strong>le</strong> champ de batail<strong>le</strong>.<br />

— Ne craignez-v<strong>ou</strong>s pas de tomber entre <strong>le</strong>s mains de l'ennemi<br />

?<br />

— V<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong><strong>le</strong>z rire!...Ne craignez rien, ma chère, Mac-Manon<br />

et nos braves z<strong>ou</strong>aves n<strong>ou</strong>s auront bientôt débarrassés des<br />

Prussiens !<br />

— Le croyez-v<strong>ou</strong>s ?... cependant, jusqu'à présent nos tr<strong>ou</strong>pes<br />

n'ont fait que recu<strong>le</strong>r.<br />

— C'est malheureusement vrai, mais on est à la veil<strong>le</strong> d'une<br />

batail<strong>le</strong> décisive et de laquel<strong>le</strong> nos tr<strong>ou</strong>pes sortiront victorieuses.<br />

Du reste, <strong>le</strong>s Prussiens peuvent avancer, ils viendront se<br />

briser devant Metz.<br />

Cé<strong>le</strong>ste hocha la tête d'un air de d<strong>ou</strong>te, el<strong>le</strong> avait de funestes<br />

pressentiments p<strong>ou</strong>r l'avenir.<br />

Beauf<strong>le</strong>ury pria la jeune fil<strong>le</strong> de penser quelquefois à lui,<br />

mais el<strong>le</strong> ne lui répondit que par un s<strong>ou</strong>rire amer.<br />

Il prit alors congé d'el<strong>le</strong> et quelques minutes avant sept<br />

heures il arrivait à la gare, où il tr<strong>ou</strong>vait son domestique qui<br />

l'attendait avec sa valise et son par-dessus.<br />

Un quart-d'heure plus tard, <strong>le</strong> train express était en r<strong>ou</strong>te,<br />

emportant Beauf<strong>le</strong>ury qui quittait Paris mécontent de n'avoir<br />

pu faire plus p<strong>ou</strong>r la sécurité d'Arthur et de Cé<strong>le</strong>ste, et il pensait<br />

à la possibilité d'une évasion de son prisonnier.<br />

C'est dans ces pensées inquiétantes qu'il se dirigeait vers <strong>le</strong><br />

camp de Châlons, où il espérait encore p<strong>ou</strong>voir tr<strong>ou</strong>ver l'empereur<br />

et lui remettre <strong>le</strong> message dont l'impératrice l'avait<br />

chargé.<br />

Une autre pensée venait cependant combattre son inquiétude.<br />

<strong>Les</strong> armées françaises seraient victorieuses, <strong>le</strong>s Prussiens ne<br />

devaient pas p<strong>ou</strong>voir <strong>le</strong>ur résister, et alors aurait lieu une rentrée<br />

triomphante de l'empereur à Paris. Naturel<strong>le</strong>ment, ceux<br />

qui avaient témoigné de <strong>le</strong>ur affection p<strong>ou</strong>r la dynastie impé-


— 1302—<br />

ria<strong>le</strong> seraient récompensés, et lui, Beauf<strong>le</strong>ury, ne p<strong>ou</strong>vait être<br />

<strong>ou</strong>blié... <strong>le</strong> ruban de la Légion d'honneur, un emploi é<strong>le</strong>vé et<br />

lucratif lui seraient sans d<strong>ou</strong>te offerts.<br />

Tel<strong>le</strong>s étaient <strong>le</strong>s illusions qui berçaient l'imagination de<br />

Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

CHAPITRE XXVI<br />

Sédan.<br />

Pendant que Beauf<strong>le</strong>ury se dirigeait vers Châlons, l'empe­<br />

reur et Mac-Mahon avaient quitté cette localité p<strong>ou</strong>r se rendre<br />

à Reims, puis à Sédan, où ils rencontrèrent l'ennemi et où une<br />

batail<strong>le</strong> sanglante s'engagea:<br />

Le corps d'armée <strong>du</strong> prince de Saxe arrivait par l'Est et <strong>le</strong><br />

prince impérial de Prusse venait de l'Ouest, ces deux armées<br />

opérèrent une jonction et formèrent un demi-cerc<strong>le</strong> aut<strong>ou</strong>r de<br />

l'armée française.<br />

Cette manœuvre avait premièrement p<strong>ou</strong>r but de c<strong>ou</strong>per la<br />

r<strong>ou</strong>te de Metz à l'armée de Mac-Mahon à la tète de laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s<br />

Al<strong>le</strong>mands supposaient que devait se tr<strong>ou</strong>ver l'empereur, en­<br />

suite <strong>le</strong> feld-maréchal espérait p<strong>ou</strong>voir opérer un m<strong>ou</strong>vement<br />

t<strong>ou</strong>rnant et se porter sur <strong>le</strong>s derrières de l'armée française, afin<br />

de lui c<strong>ou</strong>per la retraite si el<strong>le</strong> était vaincue.<br />

Mac-Mahon avait placé ses tr<strong>ou</strong>pes de manière à avoir la<br />

forteresse de Sédan comme centre de ses opérations, tandis


— 1303 —<br />

qu'il était protégé sur ses flancs par Givonné, Mézières et <strong>le</strong>s<br />

défilés des Ardennes.<br />

L'armée française se composait des corps d'armée de Mac-<br />

Mahon et de Canrobert, de de Failly, des restes <strong>du</strong> corps<br />

<strong>du</strong> général D<strong>ou</strong>ai et <strong>du</strong> 12 e<br />

corps qui venait d'être formé<br />

t<strong>ou</strong>t récemment.<br />

Le matin <strong>du</strong> premier septembre un épais br<strong>ou</strong>illard c<strong>ou</strong>vrait<br />

t<strong>ou</strong>te la contrée; cependant <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il finit par <strong>le</strong> dissiper et an<br />

nonça une bel<strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnée.<br />

A sept heures <strong>du</strong> matin, <strong>le</strong>s Français avaient été attaqués<br />

par l'ai<strong>le</strong> droite des Prussiens, commandée par <strong>le</strong> prince de<br />

Saxe, mais ils occupaient une position admirab<strong>le</strong>.<br />

Cependant l'artil<strong>le</strong>rie al<strong>le</strong>mande commença à <strong>le</strong>ur faire beauc<strong>ou</strong>p<br />

de mal. si bien que. vers <strong>le</strong>s neuf heures, ils furent attaqués<br />

sur <strong>le</strong>urs flancs : ayant alors v<strong>ou</strong>lu opérer un m<strong>ou</strong>vement<br />

de retraite ils furent arrêtés par un corps prussien qui <strong>le</strong>s avait<br />

t<strong>ou</strong>rnés.<br />

L'armée française se battait avec un c<strong>ou</strong>rage in<strong>ou</strong>ï. La cava<strong>le</strong>rie,<br />

ayant à sa tête <strong>le</strong>s chasseurs d'Afrique fit des prodiges de<br />

brav<strong>ou</strong>re, mais t<strong>ou</strong>t devait être inuti<strong>le</strong>.<br />

A midi, la réserve d'artil<strong>le</strong>rie française était battue et forcée<br />

de battre en retraite, l'infanterie avait déjà lâché pied; mais<br />

comme la retraite était c<strong>ou</strong>pée, <strong>le</strong>s tr<strong>ou</strong>pes françaises se concentrèrent<br />

devant la forteresse de Sédan, qui était ainsi devenue<br />

<strong>le</strong>ur unique refuge et <strong>le</strong>s soldats commencèrent à y pénétrer<br />

pendant que deux corps d'armée prussiens arrivaient et<br />

faisaient de nombreux prisonniers.<br />

<strong>Les</strong> villages et <strong>le</strong>s hameaux de la contrée étaient p<strong>ou</strong>r la plus<br />

part en flammes, on entendait encore la crépitation de la<br />

m<strong>ou</strong>squeterie. mais la grande voix <strong>du</strong> canon avait cessé, de se<br />

faire entendre.<br />

Mac-Mahon, b<strong>le</strong>ssé, comptait que <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands allaient<br />

simp<strong>le</strong>ment se contenter de demander la capitulation de Sédan.


— 1304 —<br />

Le général de Wimpfen fit à Napoléon III la proposition<br />

d'essayer de se frayer un chemin dans la direction de Carignan<br />

quand ce ne serait que p<strong>ou</strong>r sauver la personne de l'empereur<br />

et il avait même déjà formé dans ce but une colonne, dans<br />

laquel<strong>le</strong> Napoléon se serait placé p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir ainsi échapper<br />

à l'ennemi.<br />

Cette colonne était commandée par <strong>le</strong> général Ducrot.<br />

Mais ce plan ne fut pas appr<strong>ou</strong>vé par l'empereur qui, à cinq<br />

heures et à l'insu <strong>du</strong> général de Wimpfen fit hisser <strong>le</strong> drapeau<br />

par<strong>le</strong>mentaire.<br />

Il y avait une demi-heure que <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands tiraient sur la<br />

forteresse.<br />

Le général de Wimpfen arriva auprès de l'empereur, pria,<br />

pressa, p<strong>ou</strong>r que <strong>le</strong> pavillon blanc fut amené, t<strong>ou</strong>t fut inuti<strong>le</strong>,<br />

Napoléon III maintint sa décision avec opiniâtreté.<br />

Il préférait sans d<strong>ou</strong>te, voyant que t<strong>ou</strong>t était per<strong>du</strong>, tomber<br />

entre <strong>le</strong>s mains des Prussiens que ret<strong>ou</strong>rner à Paris vaincu et<br />

humilié par la défaite.<br />

Mac-Mahon b<strong>le</strong>ssé ainsi que de Failly étaient tombés entre <strong>le</strong>s<br />

mains des Al<strong>le</strong>mands, qui <strong>le</strong>s avaient expédiés dans un village<br />

de la frontière belge. Le général de Failly se plaignait amèrement<br />

<strong>du</strong> comte de Palikao qui lui avait ordonné d'opérer une<br />

conversion vers Sédan, tandis qu'il eût été plus prudent de<br />

se replier p<strong>ou</strong>r occuper la r<strong>ou</strong>te de la capita<strong>le</strong>.<br />

Le soir <strong>du</strong> même j<strong>ou</strong>r, Napoléon envoya au roi de Prusse et<br />

par l'intermédiaire d'un par<strong>le</strong>mentaire al<strong>le</strong>mand un bil<strong>le</strong>t autographe<br />

qui est devenu célèbre, et qui était conçu à peu<br />

près en ces termes :<br />

« N'ayant pu tr<strong>ou</strong>ver la mort à la tête de mes tr<strong>ou</strong>pes, je re-<br />

« mets mon épée entre <strong>le</strong>s mains de votre Majesté. »<br />

Le 2 septembre, la capitulation fut signée; <strong>le</strong> général Wimpfen<br />

avait dû se charger des négociations, <strong>le</strong> maréchal Mac-<br />

Mahon en étant empêché par la gravité de ses b<strong>le</strong>ssures.<br />

Ce brave soldat se tr<strong>ou</strong>vait dans une position assez désagréa-


Monstre sans pitié ; sois maudit !...


— 1305 —<br />

b<strong>le</strong>: arrivé d'Afrique depuis quarante-huit heures, il ne se tr<strong>ou</strong>vait<br />

à la tête de l'armée que depuis d<strong>ou</strong>ze heures environ et se<br />

voyait, par suite de l'incurie d'autres personnages, forcé d'apposer<br />

son nom au bas d'un acte aussi humiliant p<strong>ou</strong>r lui que<br />

p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>te l'armée.<br />

Mais que p<strong>ou</strong>vait-il faire ?<br />

L'armée se tr<strong>ou</strong>vait dans un tel dénuement que c'était un<br />

devoir humanitaire p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> commandant en chef de mettre un<br />

terme aux s<strong>ou</strong>ffrances et aux privations des soldats.<br />

<strong>Les</strong> efforts <strong>du</strong> général Wimpfen obtinrent des Al<strong>le</strong>mands que<br />

<strong>le</strong>s officiers français fussent relâchés à la seu<strong>le</strong> condition de<br />

donner <strong>le</strong>ur paro<strong>le</strong> d'honneur de ne plus prendre <strong>le</strong>s armes<br />

contre la Prusse aussi longtemps que la paix ne serait pas conclue.<br />

Le château de Wilhelmshöhe, près de Cassel, fut assigné à<br />

l'empereur prisonnier p<strong>ou</strong>r sa résidence.<br />

Une période de honte et d'humiliation commençait p<strong>ou</strong>r Napoléon<br />

III et p<strong>ou</strong>r son armée, et c'était ce moment que choisissait<br />

Beauf<strong>le</strong>ury p<strong>ou</strong>r faire la chasse aux. honneurs et aux distinctions.<br />

En arrivant à Reims, il entendit parier de l'affaire de Sédan<br />

et son parti fut bientôt pris.<br />

Il dép<strong>ou</strong>illa son costume d'homme à la mode, revêtit une<br />

bl<strong>ou</strong>se de paysan, c<strong>ou</strong>vrit sa tête d'un chapeau de feutre grossier<br />

et de forme commune et se mit en r<strong>ou</strong>te p<strong>ou</strong>r s'approcher<br />

<strong>du</strong> champ de batail<strong>le</strong>.<br />

Il était loin de se d<strong>ou</strong>ter que l'armée française était cernée,<br />

et que <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands allaient lui barrer <strong>le</strong> chemin.<br />

Arrivé sur une hauteur boisée, il entendit des c<strong>ou</strong>ps de feu<br />

à peu de distance de lui et crut se tr<strong>ou</strong>ver en présence des<br />

avant-postes français, il pressa <strong>le</strong> pas, enchanté d'avoir atteint<br />

<strong>le</strong> but de son voyage, mais quel<strong>le</strong> ne fut pas sa stupeur quand<br />

s<strong>ou</strong>dain il se vit ent<strong>ou</strong>ré par un peloton de soldats bavarois,


— 1306 —<br />

qui venaient de sortir d'un f<strong>ou</strong>rré, où ils étaient embusqués.<br />

L'expression de terreur qui se répandit sur son visage, son<br />

tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> mal déguisé, inspirèrent de la défiance aux Bavarois, qui<br />

<strong>le</strong> mirent immédiatement en état d'arrestation, et cela malgré<br />

t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s efforts qu'il faisait p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur persuader qu'il n'était<br />

qu'un paysan inoffensif.<br />

Il fut f<strong>ou</strong>illé, et naturel<strong>le</strong>ment on tr<strong>ou</strong>va dans une de ses<br />

poches <strong>le</strong>s documents qu'il était chargé de remettre à Napoléon<br />

III.<br />

<strong>Les</strong> soldats al<strong>le</strong>mands épr<strong>ou</strong>vèrent une vive satisfaction à<br />

cette vue. Beauf<strong>le</strong>ury fut emmené à Sédan où ils arrivèrent<br />

après la capitulation ; il apprit avec stupeur ce qui venait de se<br />

passer et il put voir passer la voiture qui emmenait l'empereur<br />

à la résidence qui lui avait été assignée.<br />

Ce n'était pas par patriotisme que Beauf<strong>le</strong>ury épr<strong>ou</strong>vait de<br />

la d<strong>ou</strong><strong>le</strong>ur. mêlée de honte et de rage contre <strong>le</strong>s ennemis,<br />

c'était t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment parce qu'il voyait ses espérances trompées<br />

et ses projets s'évan<strong>ou</strong>ir.<br />

Il n'avait quitté Paris que dans un but intéressé, <strong>le</strong> patriotisme<br />

était chose inconnue p<strong>ou</strong>r lui.<br />

Maintenant, t<strong>ou</strong>t s'effondrait aut<strong>ou</strong>r de lui.<br />

Adieu <strong>le</strong>s honneurs et <strong>le</strong>s distinctions qu'il avait un instant<br />

entrevus!<br />

Et p<strong>ou</strong>r comb<strong>le</strong> de malheur, la missive dont il avait été<br />

chargé par l'impératrice était tombée entre <strong>le</strong>s mains des ennemis,<br />

lui-même était considéré comme un espion.<br />

En supposant qu'il eût la vie sauve, combien de temps sa<br />

captivité <strong>du</strong>rerait-el<strong>le</strong> ?<br />

T<strong>ou</strong>t en faisant des réf<strong>le</strong>xions, il avait dû suivre son escorte,<br />

et ils avaient atteint <strong>le</strong> champ de batail<strong>le</strong>, où un spectac<strong>le</strong> terrifiant<br />

s'offrait à ses regards.<br />

La contrée était dévastée et <strong>le</strong> sol était c<strong>ou</strong>vert de cadavres ;<br />

....on distinguait <strong>le</strong>s pantalons r<strong>ou</strong>ges <strong>du</strong> soldat français, <strong>le</strong>s


— 1307 —<br />

uniformes s<strong>ou</strong>tachés Je blanc de la gardé impéria<strong>le</strong>... <strong>le</strong>s casques<br />

brillants des cuirassiers,... t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s uniformes, en un mot,<br />

étaient représentés dans cette horrib<strong>le</strong> mêlée, où <strong>le</strong>s cadavres<br />

des Français étaient mélangés à ceux des Al<strong>le</strong>mands, et partageaient<br />

fraternel<strong>le</strong>ment la même c<strong>ou</strong>che funèbre.<br />

C'était un spectac<strong>le</strong> horrib<strong>le</strong>.<br />

Ce qu'il y avait de plus écœurant, c'était de constater que<br />

presque t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s morts avaient été f<strong>ou</strong>illés par ces scélérats,<br />

qu'on surnomme à juste titre <strong>le</strong>s « hyènes <strong>du</strong> champ de batail<strong>le</strong>;<br />

» on apercevait ça et là des portefeuil<strong>le</strong>s <strong>ou</strong>verts, des<br />

photographies, gisant sur <strong>le</strong> sol, t<strong>ou</strong>s ces s<strong>ou</strong>venirs s'en<br />

allaient maintenant au gré <strong>du</strong> vent glacé d'automne.<br />

Sur <strong>le</strong> bord de la r<strong>ou</strong>te, on voyait une pièce d'artil<strong>le</strong>rie<br />

dont <strong>le</strong>s six chevaux étaient éten<strong>du</strong>s sur <strong>le</strong> sol, ils avaient<br />

été f<strong>ou</strong>droyés par une grenade qui avait éclaté s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>urs<br />

pieds.<br />

A une certaine distance, deux esc<strong>ou</strong>ades de soldats al<strong>le</strong>mands<br />

étaient occupés à creuser une immense fosse destinée<br />

à recevoir <strong>le</strong>s cadavres qui c<strong>ou</strong>vraient <strong>le</strong> champ de batail<strong>le</strong>.<br />

La terreur qui s'était emparée de Beauf<strong>le</strong>ury à la vue de<br />

cette désolation, augmenta encore quand la petite tr<strong>ou</strong>pe<br />

approcha de Sédan.<br />

L'atmosphère était empestée par une odeur méphitique, qui<br />

s'exhalait des cadavres en décomposition, amoncelés dans <strong>le</strong>s<br />

fortifications.<br />

La mortalité avait été grande pendant <strong>le</strong>s derniers j<strong>ou</strong>rs<br />

dans cette malheureuse petite vil<strong>le</strong>, où s'était précipitée<br />

une armée éper<strong>du</strong>e et p<strong>ou</strong>rsuivie par un ennemi victorieux.<br />

<strong>Les</strong> habitants de Sédan, écrasés par cette masse de soldats,<br />

considérait presque comme un bienfait la venue des Al<strong>le</strong>­<br />

mands.<br />

T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s postes étaient déjà occupés par ces derniers et Beau-


— 1308 —<br />

f<strong>le</strong>ury ne put s'empêcher de remarquer <strong>le</strong> contraste que ces<br />

soldats, ces « barbares » comme il <strong>le</strong>s appelait in petto, pré­<br />

sentaient avec l'armée française.<br />

La vue <strong>du</strong> drapeau al<strong>le</strong>mand qui flottait à la citadel<strong>le</strong> et à la<br />

t<strong>ou</strong>r de la cathédra<strong>le</strong>, acheva de l'exaspérer et il ne put rete­<br />

nir une s<strong>ou</strong>rde exclamation de fureur. Sa prudence naturel<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

retint ; on <strong>le</strong> con<strong>du</strong>isit en arrivant à la mairie où il fut enfermé<br />

dans une chambre située au troisième étage, en attendant que<br />

l'autorité militaire al<strong>le</strong>mande eût statué sur son sort.<br />

CHAPITRE XXVII<br />

La République.<br />

Par suite de l'annonce des défaites successives de l'armée<br />

française l'état de siège avait été proclamé à Paris depuis <strong>le</strong> <<br />

août ; <strong>le</strong>s chambres avaient été convoquées p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> 11, mais<br />

comme l'agitation de la population allait croissant, el<strong>le</strong>s s'assemblèrent<br />

<strong>le</strong> 9.<br />

Eugénie avait adressé au peup<strong>le</strong> une proclamation par<br />

laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> lui demandait de rester calme, mais sa paro<strong>le</strong> n'avait<br />

pas été éc<strong>ou</strong>tée.<br />

L'esprit qui animait <strong>le</strong>s députés de la gauche était tel, que<br />

dans la première séance, Ju<strong>le</strong>s Favre se <strong>le</strong>va p<strong>ou</strong>r accuser l'empereur<br />

d'être la cause de la mauvaise organisation de l'armée<br />

et de la manière défectueuse dans la campagne avait été con-


— 1309 —<br />

<strong>du</strong>ite; il demanda ensuite que l'empereur déposât <strong>le</strong> commandement<br />

en chef.<br />

Kératry alla plus loin, il demanda l'abdication de Napoléon<br />

III.<br />

A ces paro<strong>le</strong>s, Cassagnac se <strong>le</strong>va furieux en disant qu'il fallait<br />

tra<strong>du</strong>ire <strong>le</strong>s députés de la gauche devant un conseil de<br />

guerre; un tumulte in<strong>ou</strong>ï s'é<strong>le</strong>va alors, et <strong>le</strong> président se vit<br />

obligé de <strong>le</strong>ver la séance.<br />

Le ministère Palikao s'était formé et <strong>le</strong>s hommes dont il se<br />

composait étaient t<strong>ou</strong>s dév<strong>ou</strong>és à la dynastie impéria<strong>le</strong>.<br />

T<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde fut appelé s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s armes, la garde nationa<strong>le</strong><br />

fut reconstituée, la garde mobi<strong>le</strong> fut fondée et l'on créa un<br />

n<strong>ou</strong>veau corps-franc, dont <strong>le</strong>s soldats reçurent <strong>le</strong> nom d<br />

« francs-tireurs. »<br />

Mais ce beau zè<strong>le</strong> était trop tardif; en <strong>ou</strong>tre, <strong>le</strong>s caisses et <strong>le</strong>s<br />

arsenaux étaient vides.<br />

Comme il n'y avait pas à Paris des chassepots p<strong>ou</strong>r t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong><br />

monde <strong>le</strong>s gardes mobi<strong>le</strong>s reçurent de vieux fusils dont une<br />

grande partie ne p<strong>ou</strong>vaient pas servir.<br />

Le parti bonapartiste était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs au p<strong>ou</strong>voir et avait la<br />

d<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> tâche de prévenir un c<strong>ou</strong>p d'état de la part des républicains<br />

et d'empêcher l'ennemi extérieur de s'approcher de Paris<br />

et d'y pénétrer.<br />

<strong>Les</strong> j<strong>ou</strong>rnalistes <strong>du</strong> parti impérial engageaient <strong>le</strong> peup<strong>le</strong><br />

parisien à faire une vig<strong>ou</strong>reuse résistance, d'autres inséraient<br />

de fausses dépêches annonçant des victoires illusoires.<br />

Quant à l'empereur, on n'en parlait presque plus. Par <strong>le</strong> fait<br />

il avait cessé de régner, quoique la c<strong>ou</strong>ronne impéria<strong>le</strong> fût<br />

encore sur sa tête.<br />

L'impératrice était dans la consternation, el<strong>le</strong> passait ses<br />

j<strong>ou</strong>rnées à prier dans son oratoire des Tui<strong>le</strong>ries.<br />

El<strong>le</strong> avait-déjà eu <strong>le</strong> temps de mettre à l'abri ses joyaux,<br />

ainsi que t<strong>ou</strong>t ce qu'el<strong>le</strong> avait de précieux.


— 1310 —<br />

Le p<strong>ou</strong>voir était tombé entre <strong>le</strong>s mains de quelques hommes<br />

de partis opposés.<br />

Le général Montebello, comte de Palikao, avait réussi à protéger<br />

<strong>le</strong> bonapartisme en faisant comprendre aux orléanistes et<br />

aux républicains qu'une révolution aurait p<strong>ou</strong>r effet immanquab<strong>le</strong><br />

d'entraver la défense de la capita<strong>le</strong>, et même de la rendre<br />

impossib<strong>le</strong>.<br />

De <strong>le</strong>ur côté, ces deux derniers partis, qui voyaient la chute<br />

de Napoléon imminente, comprirent qu'il n'était pas nécessaire<br />

de se hâter.<br />

<strong>Les</strong> orléanistes avaient encore M. Thiers à <strong>le</strong>ur tête.<br />

<strong>Les</strong> chefs <strong>du</strong> parti républicain, Ju<strong>le</strong>s Favre, Gambetta. etc.,<br />

faisaient de <strong>le</strong>ur côté t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>urs efforts p<strong>ou</strong>r arriver au p<strong>ou</strong>voir<br />

législatif.<br />

Gambetta émit l'avis qu'une armée républicaine était seu<strong>le</strong><br />

cap d)<strong>le</strong> de sauver la patrie.<br />

Le général Trochu avait été nommé commandant militaire<br />

de Paris, et il s'était attiré la sympathie de l'armée, par une<br />

brochure, dans laquel<strong>le</strong> il blâmait l'organisation militaire et ne<br />

faisait ressortir t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s côtés défectueux, cette brochure lui<br />

avait en <strong>ou</strong>tre valu la disgrâce de l'empereur.<br />

Cet officier ne tarda pas à s'attirer la haine des bonapartistes<br />

parce qu'il ne donnait aucun ordre au nom de l'empereur,<br />

mais faisait t<strong>ou</strong>t en son nom propre.<br />

Quant à lui, il ne penchait pas plus <strong>du</strong> côté des républicains<br />

que de celui des autres partis, son unique soin et sa seu<strong>le</strong><br />

préoccupation était de maintenir la paix parmi la population<br />

de la capita<strong>le</strong> et de faire travail<strong>le</strong>r sans relâche aux travaux de<br />

défense, afin d'empêcher Paris de tomber entre <strong>le</strong>s mains des<br />

Al<strong>le</strong>mands.<br />

<strong>Les</strong> forts qui ent<strong>ou</strong>rent la vil<strong>le</strong> furent armés et on construisit<br />

des <strong>ou</strong>vrages de fortifications avancés.<br />

C'est à ce moment que Trochu décréta l'expulsion des Al<strong>le</strong>mands<br />

résidant à Paris, ainsi que cel<strong>le</strong> des personnes qui ne


— 1311 —<br />

v<strong>ou</strong>laient pas contribuer à la défense. Cette mesure fit comprendre<br />

à la population que <strong>le</strong> danger était proche ; en effet, <strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>ndemain, on apprenait que l'armée al<strong>le</strong>mande était à Châlons.<br />

Cette n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> pro<strong>du</strong>isit un effet terrib<strong>le</strong>.<br />

Ensuite arriva la dépêche annonçant la catastrophe de Sédan,<br />

ce fut comme une sec<strong>ou</strong>sse é<strong>le</strong>ctrique... l'empereur était prisonnier!...<br />

Le comte de Palikao commença à se demander<br />

s'il y avait encore un moyen de sauver la dynastie impéria<strong>le</strong>.<br />

Le corps législatif s'était rassemblé et Ju<strong>le</strong>s Favre é<strong>le</strong>va une<br />

seconde fois sa voix puissante p<strong>ou</strong>r demander que l'empereur<br />

et sa dynastie fussent déclarés déchus de t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>urs droits et<br />

qu'une commission fût nommée et chargée de tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong>s<br />

moyens de chasser l'ennemi <strong>du</strong> territoire français.<br />

La population commençait à se remuer. Des masses de citoyens<br />

parc<strong>ou</strong>raient <strong>le</strong>s rues de la capita<strong>le</strong> et p<strong>ou</strong>ssaient des<br />

cris demandant la déchéance de l'empire.<br />

A un certain moment, retentit <strong>le</strong> cri de « vive la république<br />

! »<br />

Et <strong>le</strong> peup<strong>le</strong> se dirigea vers <strong>le</strong> palais B<strong>ou</strong>rbon, où <strong>le</strong> corps<br />

législatif était rassemblé.<br />

Gambetta parut et dit au peup<strong>le</strong> d'attendre que la chambre<br />

eût terminé ses délibérations.<br />

<strong>Les</strong> paro<strong>le</strong>s <strong>du</strong> grand orateur réussirent à disperser cette<br />

cohue qui revint bientôt après plus considérab<strong>le</strong>.<br />

— A bas Napoléon !... criait-on.<br />

— Vive la France !<br />

— Vive la République, etc.<br />

Ce cortège monstre, quelques drapeaux tricolores à sa tête<br />

se mit à parc<strong>ou</strong>rir <strong>le</strong>s rues de la capita<strong>le</strong> en chantant la Marseillaise<br />

et en criant t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs :<br />

— A bas Napoléon !...


— 1312 —<br />

Il en résulta plusieurs collisions entre a gendarmerie et <strong>le</strong>s<br />

républicains.<br />

Un j<strong>ou</strong>r la f<strong>ou</strong><strong>le</strong> pénétra dans <strong>le</strong> palais B<strong>ou</strong>rbon et dans la<br />

salir <strong>du</strong> corps législatif. Le comte do Palikao, Ju<strong>le</strong>s Favre, Gambetta<br />

v<strong>ou</strong>lurent par<strong>le</strong>r, mais inuti<strong>le</strong>ment; la sal<strong>le</strong> retentissait,<br />

des chants et des cris de cette multitude affolée.<br />

Ju<strong>le</strong>s Favre monta une seconde fois à la tribune et prononça<br />

quelques paro<strong>le</strong>s dont une partie put être enten<strong>du</strong>e, il demandait<br />

la déchéance éternel<strong>le</strong> de L<strong>ou</strong>is Napoléon et de sa fa-<br />

Emilie.<br />

La f<strong>ou</strong><strong>le</strong> se retira et se dirigea vers l'Hôtel de vil<strong>le</strong> où la République<br />

devait être proclamée.<br />

Un g<strong>ou</strong>vernement provisoire fut nommé ; il se composait<br />

de Gambetta, Ju<strong>le</strong>s Ferry. Ju<strong>le</strong>s Favre, Henri Rochefort et<br />

Ju<strong>le</strong>s Simon.<br />

A deux heures après-midi, <strong>le</strong>s Tui<strong>le</strong>ries furent occupées par<br />

la garde nationa<strong>le</strong> et la garde mobi<strong>le</strong>.<br />

L'impératrice avait pris la fuite.<br />

Ce j<strong>ou</strong>r était <strong>le</strong> 4 septembre.<br />

<strong>Les</strong> membres <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>vernement provisoire surent mettre à<br />

profit la surexcitation de la population parisienne qui, d'un<br />

autre côté, faisait tremb<strong>le</strong>r la classe riche de l'aristocratie.<br />

La haine contre <strong>le</strong>s Prussiens était excitée par des pamph<strong>le</strong>ts<br />

de t<strong>ou</strong>te sorte, par des artic<strong>le</strong>s de j<strong>ou</strong>rnaux, par des disc<strong>ou</strong>rs<br />

et par des proclamations, et el<strong>le</strong> avait ainsi dégénéré en un<br />

véritab<strong>le</strong> fanatisme.<br />

Paris se fortifiait, s'approvisionnait avec une activité fiévreuse,<br />

mais personne ne songeait que c'était peine per<strong>du</strong>e et<br />

qu'il n'était plus possib<strong>le</strong> de regagner <strong>le</strong> temps per<strong>du</strong>. Ces mesures<br />

tardives ne p<strong>ou</strong>vaient avoir p<strong>ou</strong>r résultat que de prolonger<br />

l'agonie de la population parisienne.<br />

Pendant ce temps, <strong>le</strong>s armées al<strong>le</strong>mandes p<strong>ou</strong>rsuivaient <strong>le</strong>ur<br />

marche victorieuse sur la r<strong>ou</strong>te de la capita<strong>le</strong> sur laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong>s<br />

ne rencontraient plus d'obstac<strong>le</strong>s.


— 1313 —<br />

Déjà depuis <strong>le</strong> milieu de septembre, <strong>le</strong> prince héritier de<br />

Prusse se tr<strong>ou</strong>vait à Versail<strong>le</strong>s où <strong>le</strong> roi Guillaume ne tarda pas<br />

à <strong>le</strong> suivre.<br />

Peu à peu, et dans un ordre admirab<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands cernèrent<br />

la capita<strong>le</strong>, et empêchèrent t<strong>ou</strong>te communication avec <strong>le</strong><br />

dehors.<br />

Cette ceinture de fer se composait au sud de l'armée commandée<br />

par <strong>le</strong> prince héritier de Prusse et au nord de cel<strong>le</strong><br />

commandée par <strong>le</strong> prince royal de Saxe.<br />

Ces deux armées comptaient au moins 250,000 hommes et<br />

se composaient de Prussiens, <strong>du</strong> Wurtembergeois, de Bavarois,<br />

de Saxons, etc.<br />

La capita<strong>le</strong> était, on <strong>le</strong> sait, ent<strong>ou</strong>rée d'une ceinture de torts<br />

détachés et d'un mur de fortification garni de bastions.<br />

Le 19 septembre, Paris se tr<strong>ou</strong>va complétement bloqué; personne<br />

ne p<strong>ou</strong>vait plus entrer ni sortir.<br />

T<strong>ou</strong>te la contrée environnante était déserte.<br />

<strong>Les</strong> riches avaient fui et <strong>le</strong>s paysans s'étaient réfugiés en<br />

vil<strong>le</strong>, et t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s habitations étaient restées à la merci des<br />

pillards et des maraudeurs.<br />

N<strong>ou</strong>s devons au <strong>le</strong>cteur d'abandonner p<strong>ou</strong>r quelques instants<br />

<strong>le</strong> théâtre de la guerre p<strong>ou</strong>r reprendre <strong>le</strong> fil de notre histoire.<br />

Marie Nelson n'avait pas pu, comme el<strong>le</strong> en avait formé <strong>le</strong><br />

projet, accompagner <strong>le</strong> fils de la mère Barboche chez <strong>le</strong> photographe<br />

dont <strong>le</strong> nom était écrit sur <strong>le</strong> dos de la photographié<br />

qu'el<strong>le</strong> avait tr<strong>ou</strong>vée chez la comtesse de St-Etienne.<br />

Cette déc<strong>ou</strong>verte, ainsi que <strong>le</strong>s espérances qu'el<strong>le</strong> avait fait<br />

naître, avaient exercé sur <strong>le</strong> système nerveux de la jeune fil<strong>le</strong><br />

un effet tel que la pauvre enfant tomba malade.<br />

El<strong>le</strong> fut t<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p atteinte d'une fièvre nerveuse qui la con<strong>du</strong>isit<br />

au bord <strong>du</strong> tombeau.<br />

Madame Barboche, qui voyait qu'il n'y avait, p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong>, aucun<br />

98


— 1314 —<br />

profit à espérer de sa n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> locataire, ne se fit aucun scru­<br />

pu<strong>le</strong> de l'envoyer à l'hôpital.<br />

— A quoi bon, se disait-el<strong>le</strong>, conserver une charge sembla­<br />

b<strong>le</strong>?... Et comment p<strong>ou</strong>rrait-el<strong>le</strong> se dédommager des frais<br />

occasionnés par cette maladie?<br />

El<strong>le</strong> avait déjà mis de côté <strong>le</strong>s effets de la jeune til<strong>le</strong>, p<strong>ou</strong>r<br />

p<strong>ou</strong>voir, au besoin, se c<strong>ou</strong>vrir de son loyer.<br />

Georges Barboche avait, il est vrai, fait un peu la c<strong>ou</strong>r à<br />

Marie Nelson, mais cela n'engageait en rien la mère Barboche.<br />

qui n'avait jamais rien vu de sérieux là-dedans, surt<strong>ou</strong>t depuis<br />

la déc<strong>ou</strong>verte de la photographie.<br />

Mais Georges ne pensait pas comme sa mère, et, p<strong>ou</strong>r la<br />

première fois peut-être, il épr<strong>ou</strong>vait un sentiment inacc<strong>ou</strong>­<br />

tumé.<br />

L'air d<strong>ou</strong>x et candide de la jeune fil<strong>le</strong> avait fait une profonde<br />

impression sur son coeur, et il était en train d'en devenir<br />

profondément épris.<br />

L'am<strong>ou</strong>r et la jal<strong>ou</strong>sie vont rarement l'un sans l'autre.<br />

C'est ce qui arriva chez Georges.<br />

Depuis qu'il avait vu la photographie que Marie Nelson lui<br />

avait cachée, non sans quelque coquetterie, il épr<strong>ou</strong>vait comme<br />

un rage s<strong>ou</strong>rde, surt<strong>ou</strong>t quand il pensait qu'un autre,<br />

peut-être, était l'heureux possesseur <strong>du</strong> coeur de la jeune<br />

fil<strong>le</strong>.<br />

Quand il rentra à la maison, vers la fin <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r, et lorsqu'il<br />

apprit que Marie était tombée malade et que la mère Barboche<br />

l'avait envoyée à l'hôpital, il entra en fureur contre ce qu'il<br />

appelait c de la cruauté » ce qui ne manqua pas d'étonner<br />

la vieil<strong>le</strong> femme, que son fils n'avait pas acc<strong>ou</strong>tumée à de<br />

pareils accès de sensibilité.<br />

Il finit cependant par se calmer et il pénétra avec sa mère<br />

dans la chambrette que Marie Nelson avait occupée.<br />

La mère Barboche n'avait pas per<strong>du</strong> de temps, la petite


— 1315 —<br />

pièce avait déjà été débarrassée des effets de la jeune fil<strong>le</strong> et<br />

mise en état de recevoir une n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong> locataire.<br />

L'écriteau portant « chambre meublée à l<strong>ou</strong>er » était déjà<br />

suspen<strong>du</strong> à la fenêtre.<br />

La première chose qui frappa <strong>le</strong>s regards de Georges en<br />

entrant dans la petite chambre, ce fut la photographie qui lui<br />

causait tant de s<strong>ou</strong>ci, et qui se tr<strong>ou</strong>vait comme <strong>ou</strong>bliée sur une<br />

petite tab<strong>le</strong> ronde.<br />

Il se précipita p<strong>ou</strong>r la saisir et eut <strong>le</strong> temps de la cacher<br />

avant que sa mère ne s'en fût aperçue.<br />

P<strong>ou</strong>rquoi <strong>le</strong> jeune homme ne v<strong>ou</strong>lait-il pas que sa mère sût<br />

ce qu'il épr<strong>ou</strong>vait ?... Lui-même eût été très embarrassé de<br />

<strong>le</strong> dire.<br />

Quand il fut rentré dans sa chambre, il sortit cette photographie<br />

de sa poche et il se mit à la considérer d'un air de<br />

colère mal contenue.<br />

— Je saurai qui tu es !... murmurait-il <strong>le</strong>s dents serrées, et<br />

comme s'il parlait à quelqu'un. Oui !je saurai qui tu es, toi qui<br />

as conquis <strong>le</strong> cœur de Marie !... ce cœur que je croyais<br />

libre:<br />

Il commença à arpenter sa chambre, en proie à une agitation<br />

évidente.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un instant. i1 prit son chapeau et sa canne et<br />

sortit.<br />

Arrivé à la rue, il avisa un fiacre vide ,qui passait, <strong>le</strong> fit arrêter<br />

et y monta en disant au cocher :<br />

— Rue <strong>du</strong> Helder, 16.<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques minutes, la voiture s'arrêtait devant<br />

l'adresse indiquée.<br />

Sur la porte, on lisait sur une plaque de cuivre gravé:<br />

« Edmond Cortès, photographe de la C<strong>ou</strong>r »<br />

Au premier étage, Georges fut reçu par une jeune dame<br />

qui lui demanda ce qu'il désirait.<br />

— Je désire me faire photographier.


— Dans quel format?<br />

— 1316 —<br />

— Mon Eieu!... je ne sais... mettons <strong>le</strong> format cabinet.<br />

— Veuil<strong>le</strong>z me donner votre nom et votre adresse.<br />

Quand Georges eut fait ce qu'on lui demandait et quand la<br />

jeune femme eut refermé son registre, on entendit des pas dans<br />

l'escalier qui con<strong>du</strong>isait à l'atelier et <strong>le</strong> photographe entra dans<br />

<strong>le</strong> salon.<br />

Après avoir gracieusement salué <strong>le</strong> jeune homme, il <strong>le</strong> pria<br />

de v<strong>ou</strong>loir bien prendre patience un quart-d'heure, parce qu'il<br />

était précisément en train de faire poser un client, plus il dis­<br />

parut dans l'escalier par <strong>le</strong>quel il était descen<strong>du</strong>.<br />

Georges s'assit dans un fauteuil que lui présenta la jeune<br />

dame et qui se tr<strong>ou</strong>vait auprès d'une tab<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>verte d'albums<br />

et de protographies de t<strong>ou</strong>te sorte.<br />

Il espérait arriver beauc<strong>ou</strong>p plus faci<strong>le</strong>ment à son but en<br />

s'adressant à cette jeune femme que s'il avait eu affaire avec<br />

<strong>le</strong> photographe lui-même.<br />

Il est t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs plus aisé à un jeune homme d'engager conver­<br />

sation avec une dame qu'avec un homme d'âge mûr, et <strong>le</strong>s<br />

dames, surt<strong>ou</strong>t quand el<strong>le</strong>s sont jeunes et jolies, ne demandent<br />

pas mieux que de babil<strong>le</strong>r un peu avec un jeune homme de<br />

bonne t<strong>ou</strong>rnure.<br />

— Il y a longtemps que je désire me faire protographier,<br />

fit <strong>le</strong> jeune homme p<strong>ou</strong>r engager la conversation.<br />

— Ne l'avez-v<strong>ou</strong>s donc jamais fait? demanda la jeune femme<br />

avec stupéfaction.<br />

N'avoir jamais fait faire photographie lui paraissait <strong>le</strong><br />

comb<strong>le</strong> de la simplicité.<br />

— Non,... répondit négligemment Georges puis il aj<strong>ou</strong>ta:<br />

— C'est une photographie qui vient de votre atelier et qu;<br />

m'est tombée s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s yeux qui m'a décidé.<br />

— Comment cela !<br />

— Oui... el<strong>le</strong> m'a semblé si parfaite, que cela a suffi p<strong>ou</strong>r<br />

me donner l'envie de faire faire mon portrait.


— 1317 —<br />

La jeune dame parut très-flattée des paro<strong>le</strong>s de Georges.<br />

— Voici cette photographie, aj<strong>ou</strong>ta celui-ci en tirant de<br />

son portefeuil<strong>le</strong> <strong>le</strong> portrait laissé par Marie Nelson dans sa<br />

chambre.<br />

La jeune dame prit la carte que lui tendait <strong>le</strong> jeune homme,<br />

et la ret<strong>ou</strong>rnant, el<strong>le</strong> jeta un c<strong>ou</strong>p-d'œil sur l'adresse imprimée<br />

sur <strong>le</strong> verso.<br />

Quand el<strong>le</strong> se fut ainsi convaincue que cette photographie<br />

sortait de l'atelier, el<strong>le</strong> examina pendant un instant <strong>le</strong>s traits<br />

qu'el<strong>le</strong> représentait.<br />

S<strong>ou</strong>dain, el<strong>le</strong> parut reconnaître cette physionomie et son<br />

visage s'éclaira d'un s<strong>ou</strong>rire.<br />

— Ah !... fit-el<strong>le</strong> gaîment.<br />

Georges se <strong>le</strong>va vivement et comme malgré lui.<br />

— V<strong>ou</strong>s connaissez cette personne ? demanda-t-il avec un<br />

tr<strong>ou</strong>b<strong>le</strong> qu'il avait de la peine à dissimu<strong>le</strong>r.<br />

— Certainement, répondit la jeune dame,... c'est <strong>le</strong> petit<br />

Alfred !<br />

— Le petit Alfred !<br />

— Mais <strong>ou</strong>i!... Alfred Dumont,... <strong>le</strong> secrétaire de monsieur<br />

Fiordi, <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

Georges jubilait intérieurement.<br />

Avec quel<strong>le</strong> facilité il avait appris ce qu'il désirait savoir !<br />

Il n'avait pas rencontré la moindre difficulté.<br />

— Alfred Dumont... <strong>le</strong> secrétaire <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste ! fit menta<strong>le</strong>ment<br />

<strong>le</strong> jeune homme, comme p<strong>ou</strong>r graver ce nom dans sa<br />

mémoire.<br />

— C'est un charmant garçon, continua la jeune femme;...<br />

c'est au bal de l'Opéra que je fis sa connaissance.<br />

Georges ne répondit que par quelques paro<strong>le</strong>s insignifiantes.<br />

Il lui importait peu que la conversation continuât, puisqu'il<br />

avait appris ce qu'il v<strong>ou</strong>lait savoir.


— 1318 —<br />

Ce ne fut qu'à grand'peine qu'il pût attendre que <strong>le</strong> cliché de<br />

sa photographie fût terminé.<br />

Il lui tardait de s'éloigner, mais il comprit qu'il ne devait pas<br />

se trahir.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'une demi-heure, il se retr<strong>ou</strong>va sur <strong>le</strong> b<strong>ou</strong><strong>le</strong>­<br />

vard.<br />

Il se dirigea vers la place de la Concorde et remonta <strong>le</strong>s<br />

Champs-Elysées.<br />

Il marchait <strong>le</strong>ntement, pensif, réfléchissant aux moyens de se<br />

débarrasser de ce rival.<br />

Il v<strong>ou</strong>lait châtier ce «misérab<strong>le</strong>» comme il l'appelait dans sa.<br />

pensée.<br />

A ce moment, un gr<strong>ou</strong>pe de républicains descendait l'avenue<br />

en chantant la Marseillaise.<br />

Un grand jeune homme qui portait un drapeau tricolore<br />

marchait en tête.<br />

S<strong>ou</strong>dain <strong>le</strong> chant s'interrompit et une clameur immense<br />

remplaça <strong>le</strong> chant républicain.<br />

— Vive Rochefort!...<br />

Ce cri sortait à la fois de plus de mil<strong>le</strong> b<strong>ou</strong>ches.<br />

P<strong>ou</strong>rquoi cette bande avait-el<strong>le</strong> interrompu son chant et ar-<br />

rêté sa marche ?<br />

Un voiture venait de faire son apparition au bas de la grande<br />

avenue.<br />

Un homme à la figure osseuse, qui portait une barbe pointue<br />

et dont <strong>le</strong> regard était d'une vivacité extrême s'y tr<strong>ou</strong>vait et<br />

saluait la f<strong>ou</strong><strong>le</strong>.<br />

C'était Rochefort, <strong>le</strong> célèbre pamphlétaire.<br />

Auprès de lui était assis un personnage d'un aspect un peu<br />

plus âgé, légèrement corpu<strong>le</strong>nt et dont la physionomie présen­<br />

tait <strong>le</strong>s traces <strong>du</strong> type italien.<br />

fiant.<br />

Cet homme considérait la f<strong>ou</strong><strong>le</strong> d'un air craintif et dé


— 1319 —<br />

— Vive Rochefort!..: vive l'ami <strong>du</strong> peup<strong>le</strong>! cria une seconde<br />

fois la multitude.<br />

— Vive Fiordi! répondirent quelques voix.<br />

— Fiordi !... pensa Georges.<br />

Il se s<strong>ou</strong>venait que c'était <strong>le</strong> nom de l'homme, dont l'homme<br />

qu'il croyait son rival était 1P secrétaire, mais il ne l'avait'<br />

jamais vu.<br />

Il est vrai que Georges avait jusqu'alors vécu dans la compagnie<br />

de jeunes gens dissipés, qui s'occupaient de futilités bienplus<br />

que de politique, et <strong>le</strong>s notabilités <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur étaient,<br />

p<strong>ou</strong>r ainsi dire, tota<strong>le</strong>ment inconnues.<br />

C'est t<strong>ou</strong>t au plus s'il connaissait Rochefort que sa Lanterne<br />

» avait déjà ren<strong>du</strong> célèbre.<br />

Il s'était t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs tenu éloigné de t<strong>ou</strong>te agitation politique, et<br />

cela non pas par préférence politique, mais t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment<br />

par poltronnerie.<br />

Il tremblait en pensant que l'ennemi était s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s murs de<br />

Paris, et la seu<strong>le</strong> idée qu'on p<strong>ou</strong>vait un j<strong>ou</strong>r <strong>ou</strong> l'autre lui mettre<br />

un fusil entre <strong>le</strong>s mains et l'envoyer aux fortifications, lui<br />

donnait la chair de p<strong>ou</strong><strong>le</strong> et lui faisait c<strong>ou</strong>rir un frisson glacé<br />

dans <strong>le</strong> dos.<br />

Au commencement de la guerre, la mère Barboche avait eu<br />

p<strong>ou</strong>r locataires deux jeunes <strong>ou</strong>vriers al<strong>le</strong>mands qui étaient trèsbien<br />

vus dans <strong>le</strong> quartier.<br />

Nais lorsque la haine populaire excitée par <strong>le</strong>s artic<strong>le</strong>s des<br />

j<strong>ou</strong>rnaux se fut déchaînée contre <strong>le</strong>s ressortissants de l'Al<strong>le</strong>magne,<br />

ces deux <strong>ou</strong>vriers qui étaient frères et originaires de la<br />

Thuringe, furent expulsés comme <strong>le</strong>s autres.<br />

Et au lieu de <strong>le</strong>ur laisser <strong>le</strong> temps de terminer <strong>le</strong>urs affaires<br />

avant de partir, ils furent obligés de décamper subitement, afin<br />

de se s<strong>ou</strong>straire aux insultes et aux mauvais traitements auxquels<br />

ils étaient en butte de la part de la t<strong>ou</strong>rbe populaire.<br />

Ils furent chassés comme des êtres malfaisants.


— 1320 —<br />

A ce moment, Georges avait pu à bon. marché faire parade<br />

de son patriotisme, car il se tr<strong>ou</strong>vait avec une vingtaine d'in­<br />

divi<strong>du</strong>s de son espèce aux tr<strong>ou</strong>sses des deux pauvres enfants<br />

de la Germanie.<br />

Mais s'il se fût agi d'al<strong>le</strong>r à la rencontre de l'ennemi <strong>le</strong>s<br />

armes à la main et sur un champ de batail<strong>le</strong>, c'était autre<br />

chose, et Georges Barboche ne p<strong>ou</strong>ssait pas la brav<strong>ou</strong>re ni <strong>le</strong><br />

patriotisme à ce point.<br />

C'est p<strong>ou</strong>rquoi il se sentait mal à l'aise t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s fois qu'il<br />

se tr<strong>ou</strong>vait en présence d'un personnage appartenant à la poli­<br />

tique, comme par exemp<strong>le</strong>, Rochefort, parce que cette vue lui<br />

rappelait qu'on était en guerre et que l'ennemi était aux portes<br />

de Paris.<br />

Aussi, quel que fût l'intérêt qu'il eût à faire connaissante<br />

plus intime avec Fiordi, il crut prudent de faire demi-t<strong>ou</strong>r et<br />

d'attendre un moment plus favorab<strong>le</strong>.<br />

Madame Barboche attendait avec impatience <strong>le</strong> ret<strong>ou</strong>r de son<br />

fils.<br />

El<strong>le</strong> avait, comme n<strong>ou</strong>s l'avons déjà dit, rassemblé, et em-<br />

ballé t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s effets de Marie Nelson, et el<strong>le</strong> avait tr<strong>ou</strong>vé plu-<br />

sieurs <strong>le</strong>ttres ainsi qu'un cahier manuscrit et qui ressemblait<br />

à une espèce de j<strong>ou</strong>rnal.<br />

La mère Barboche dont la discrétion n'était pas la vertu do-<br />

minante parc<strong>ou</strong>rut t<strong>ou</strong>tes ces <strong>le</strong>ttres.<br />

El<strong>le</strong> n'y tr<strong>ou</strong>va rien de bien intéressant.<br />

El<strong>le</strong> se mit ensuite à feuil<strong>le</strong>ter <strong>le</strong> manuscrit.<br />

Ici ce fut autre chose.<br />

Cette <strong>le</strong>cture sembla avoir p<strong>ou</strong>r la vieil<strong>le</strong> femme un intérêt<br />

extraordinaire.<br />

El<strong>le</strong> rep<strong>ou</strong>ssa dans un coin <strong>le</strong> balai qu'el<strong>le</strong> tenait à <strong>le</strong> main,<br />

s'assit sur <strong>le</strong> petit sopha, assura ses lunettes sur son nez et<br />

continua sa <strong>le</strong>cture.


— 1321 —<br />

A mesure qu'el<strong>le</strong> lisait, sa physionomie prenait une expression<br />

plus attentive.<br />

<strong>Les</strong> pages succédaient aux pages et la vieil<strong>le</strong> femme ne songeait<br />

nul<strong>le</strong>ment à son dîner qui était sur <strong>le</strong> feu.<br />

Ce ne fut qu'au b<strong>ou</strong>t de deux heures qu'el<strong>le</strong> referma <strong>le</strong><br />

cahier.<br />

El<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va dans un état d'agitation visib<strong>le</strong>, regagna sa cuisine<br />

et plaça soigneusement <strong>le</strong> cahier dans une armoire.<br />

Quant au sac de nuit et à la petite mal<strong>le</strong> de Marie Nelson, ils<br />

avaient été soigneusement serrés dans une armoire.<br />

Quand Georges arriva à la maison, il était deux heures<br />

après-midi.<br />

Sa mère qui l'avait enten<strong>du</strong> entrer alla vivement à sa rencontre<br />

et lui dit quelques mots qui parurent l'étonner autant<br />

que <strong>le</strong> déconcerter.<br />

Cinq minutes après, il était assis dans sa chambre et lisait<br />

à son t<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> manuscrit tr<strong>ou</strong>vé dans <strong>le</strong>s effets de Marie Nelson.<br />

Fiordi avait accompagné Rochefort qui se rendait à l'Hôtelde-vil<strong>le</strong><br />

afin de discuter une prise d'armes généra<strong>le</strong> de la population<br />

de Paris.<br />

Depuis que la déchéance de l'empire avait été proclamée, <strong>le</strong><br />

j<strong>ou</strong>rnaliste avait suivi la direction dans laquel<strong>le</strong> s<strong>ou</strong>fflait <strong>le</strong><br />

vent politique.<br />

Il publiait s<strong>ou</strong>s son nom des artic<strong>le</strong>s écrits par la petite comtesse,<br />

d'après des notes f<strong>ou</strong>rnies par lui et aussi favorab<strong>le</strong>s au<br />

g<strong>ou</strong>vernement que contraires à la dynastie impéria<strong>le</strong> et au<br />

parti bonapartiste.<br />

Il avait réussi à démontrer que lorsqu'il chantait <strong>le</strong>s l<strong>ou</strong>anges<br />

de l'empire, il n'avait d'autre but que de combattre Napoléon<br />

III.<br />

Cet argument avait réussi d'autant plus faci<strong>le</strong>ment qu'en ce<br />

moment, et s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> patronnage de Rochefort. il écrivait des


— 1322 —<br />

artic<strong>le</strong>s fulminants contre <strong>le</strong> second empire et contre l'invasion<br />

al<strong>le</strong>mande.<br />

Il se tr<strong>ou</strong>vait précisément dans son cabinet de travail, occupé<br />

à rédiger un de ses artic<strong>le</strong>s.<br />

— « Deb<strong>ou</strong>t, frères, <strong>le</strong>vez-v<strong>ou</strong>s en masse, écrivait-il, chassez<br />

« ces hordes téméraires qui ne craignent pas de venir assaillir<br />

« la capita<strong>le</strong> <strong>du</strong> monde civilisé !<br />

« Aux armes !... T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s moyens sont bons p<strong>ou</strong>r rep<strong>ou</strong>sser<br />

« <strong>le</strong>s barbares!... »<br />

S<strong>ou</strong>dain, on frappa à sa porte.<br />

Dérangé au moment où il était dans t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> feu de l'ins­<br />

piration, <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste fit un m<strong>ou</strong>vement de mauvaise hu­<br />

meur.<br />

— Entrez ! fit-il avec brusquerie.<br />

La porte s'<strong>ou</strong>vrit et Georges parut sur <strong>le</strong> seuil.<br />

— Bonj<strong>ou</strong>r, monsieur Fiordi, dit-il en s'avançant.<br />

Sa physionomie avait une expression de résolution et de fer­<br />

meté qui ne lui était pas habituel<strong>le</strong>.<br />

— A qui ai-je l'honneur de par<strong>le</strong>r, monsieur ? lit <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rna­<br />

liste qui voyait Georges p<strong>ou</strong>r la première fois et qui <strong>le</strong> consi­<br />

dérait avec curiosité.<br />

Le jeune homme avait l'aspect paisib<strong>le</strong> et inoffensif d'un<br />

jeune <strong>ou</strong>vrier.<br />

L'écrivain quelque temps auparavant, aurait cru s'abaisser<br />

en adressant la paro<strong>le</strong> à un homme appartenant à la classe<br />

laborieuse.<br />

Mais <strong>le</strong>s temps étaient changés et maintenant il était pru­<br />

dent de s'en tenir ami, il fallait, comme l'avait fait l'empire, flat­<br />

ter la classe <strong>ou</strong>vrière.<br />

— Je me nomme Barboche, répondit <strong>le</strong> jeune homme en<br />

s'asseyant dans un fauteuil que Fiordi lui avait présenté d'un<br />

geste t<strong>ou</strong>t à fait engageant.<br />

teur.<br />

Le j<strong>ou</strong>rnaliste continuait à <strong>le</strong> considérer d'un air interroga


— 1323 —<br />

Le nom qu'il venait d'entendre lui était complétement<br />

connu.<br />

Que v<strong>ou</strong>lait donc ce jeune homme ?<br />

D'un autre côté, l'imprimerie attendait l'artic<strong>le</strong> qui devait<br />

paraître dans l'édition <strong>du</strong> soir, et il n'y avait pas de temps à<br />

perdre.<br />

— Veuil<strong>le</strong>z me dire <strong>le</strong> motif de votre visite, monsieur Barboche,<br />

fit Fiordi qui avait de la peine à dissimu<strong>le</strong>r son impatience.<br />

— Ce motif est t<strong>ou</strong>t-à-fait singulier !<br />

— Bah !.., repartit <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste non sans quelque ironie.<br />

— Oui, reprit Georges, <strong>le</strong> motif de ma présence est singulier<br />

et très-important.<br />

— Important, dites-v<strong>ou</strong>s?<br />

— Oui,... très-important.<br />

— P<strong>ou</strong>r moi ?<br />

— Pas précisément.<br />

— Alors... p<strong>ou</strong>r v<strong>ou</strong>s seu<strong>le</strong>ment?<br />

Quel que fût <strong>le</strong> manque d'é<strong>du</strong>cation de Georges, il sentit ce<br />

que ces paro<strong>le</strong>s avaient de b<strong>le</strong>ssant ; il se contint cependant et<br />

répondit :<br />

— Oui,... p<strong>ou</strong>r moi seu<strong>le</strong>ment.<br />

— Tiens ! fit <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

— Pardon,... je vais v<strong>ou</strong>s mettre au c<strong>ou</strong>rant de l'affaire.<br />

— Je suis impatient de la connaître.<br />

— Je commence.<br />

— Et moi .je suis t<strong>ou</strong>t oreil<strong>le</strong>s.<br />

— Il y a environ six mois<br />

— Oh!s'écria Fiordi ép<strong>ou</strong>vanté par ce commencement, ne<br />

p<strong>ou</strong>rriez-v<strong>ou</strong>s pas abréger un peu ?<br />

Georges se mordit <strong>le</strong>s lèvres.<br />

Il n'était pas habitué à cet air persiff<strong>le</strong>ur et on n'avait pas<br />

c<strong>ou</strong>tume, dans la société qu'il fréquentait ordinairement, d'employer<br />

de tel<strong>le</strong>s armes.


— 1324 —<br />

Cependant, il se contint, comprenant qu'il fallait user de dis-<br />

simulation s'il v<strong>ou</strong>lait atteindre <strong>le</strong> but qu'il se proposait.<br />

Il reprit donc, comme s'il n'avait pas enten<strong>du</strong>, <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de<br />

Fiordi.<br />

— Il y a environ trois mois qu'une jeune fil<strong>le</strong> entra chez ma<br />

mère comme locataire.<br />

Le j<strong>ou</strong>rnaliste considérait son interlocuteur en se demandant<br />

où celui-ci v<strong>ou</strong>lait en venir.<br />

Que signifiait cette histoire ?<br />

Georges continua:<br />

— Cette jeune fil<strong>le</strong>, qui était venue à Paris p<strong>ou</strong>r y chercher<br />

<strong>du</strong> travail, avait auparavant habité la vil<strong>le</strong> de R<strong>ou</strong>en...<br />

— R<strong>ou</strong>en!<br />

A ce nom, Fiordi ne put retenir un m<strong>ou</strong>vement et commença<br />

à considérer avec plus d'attention ce jeune homme dont il<br />

avait jusqu'à ce moment éc<strong>ou</strong>té la conversation avec distrac­<br />

tion, si ce n'est avec indifférence.<br />

Georges s'aperçut avec satisfaction <strong>du</strong> changement qui<br />

venait de s'opérer chez son interlocuteur, il ne se d<strong>ou</strong>tait<br />

cependant pas <strong>le</strong> moins <strong>du</strong> monde jusqu'à quel point<br />

Fiordi se tr<strong>ou</strong>vait intéressé dans l'affaire dont il v<strong>ou</strong>lait lui<br />

par<strong>le</strong>r.<br />

— Si cette conversation v<strong>ou</strong>s ennuie, monsieur, dit-il. je<br />

cesserai de v<strong>ou</strong>s importuner.<br />

— Non,... repartit vivement <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste, v<strong>ou</strong>s ne m'en­<br />

nuyez nul<strong>le</strong>ment, au contraire, mon cher monsieur,... v<strong>ou</strong>s<br />

savez que n<strong>ou</strong>s autres, gens de <strong>le</strong>ttres, éc<strong>ou</strong>tons volontiers t<strong>ou</strong>t<br />

ce qui peut offrir quelque intérêt.<br />

— Je continue, puisque v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> désirez, reprit Georges.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> dont je par<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> se nomme Marie Nelson,<br />

tomba malade il y a quelques j<strong>ou</strong>rs, el<strong>le</strong> fut atteinte <strong>du</strong> typhus<br />

set, vu la nature et la gravité de cette maladie, ma mère fit<br />

transporter cette jeune fil<strong>le</strong> à l'hôpital où el<strong>le</strong> est certainement<br />

mieux soignée que chez n<strong>ou</strong>s.


— 1325 —<br />

— El<strong>le</strong> est donc bien malade ?<br />

— Très-malade, monsieur quand el<strong>le</strong> fut partie, ma mère<br />

tr<strong>ou</strong>va dans la chambre occupée par Marie Nelson, un ca<strong>le</strong>pin,<br />

qui contenait des notes j<strong>ou</strong>r par j<strong>ou</strong>r.<br />

— Ah !... fit Fiordi,... la chose commence à devenir intéressante,...<br />

c'est comme qui dirait un j<strong>ou</strong>rnal...<br />

— Parfaitement,... et ma mère eut la curiosité de <strong>le</strong> parc<strong>ou</strong>rir.<br />

— C'était une excel<strong>le</strong>nte idée.<br />

— <strong>Les</strong> femmes sont curieuses, comme v<strong>ou</strong>s savez, fit Georges,...<br />

et cette fois la curiosité de ma mère fut p<strong>le</strong>inement satisfaite...<br />

ce petit ca<strong>le</strong>pin contient des choses véritab<strong>le</strong>ment<br />

extraordinaires.<br />

— Que me dites-v<strong>ou</strong>s ?<br />

— La vérité.<br />

— Et puis-je v<strong>ou</strong>s demander de quel<strong>le</strong> nature sont ces<br />

choses extraordinaires ?<br />

— Cette jeune fil<strong>le</strong> avait pris un faux nom p<strong>ou</strong>r se présenter<br />

chez n<strong>ou</strong>s.<br />

— Tiens, tiens !...<br />

— El<strong>le</strong> ne se nommait pas Marie Nelson, mais Nelly Dup<strong>le</strong>ssis.<br />

Une bombe lancée par <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands et qui serait venue<br />

éclater s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s pieds de Fiordi n'eût pas pro<strong>du</strong>it sur lui un<br />

effet pareil à celui qu'il épr<strong>ou</strong>va en entendant ce nom.<br />

— Nelly Dup<strong>le</strong>ssis.<br />

La femme de chambre de sa femme !<br />

De sa femme, qui qui qui était morte, parb<strong>le</strong>u!<br />

Que lui v<strong>ou</strong>lait-on ?<br />

Et p<strong>ou</strong>rquoi épr<strong>ou</strong>vait-il une frayeur semblab<strong>le</strong> ?<br />

Nelly ne savait rien sans d<strong>ou</strong>te.<br />

T<strong>ou</strong>t au plus savait-el<strong>le</strong> que sa femme était partie p<strong>ou</strong>r Paris<br />

il y avait quelque temps.


— 1326 —<br />

El<strong>le</strong> ignorait certainement que sa maîtresse s'était mise en<br />

r<strong>ou</strong>te, mais qu'el<strong>le</strong> n'était pas arrivée à destination.<br />

Et encore, eût-el<strong>le</strong> des d<strong>ou</strong>tes à cet égard, peu importait à<br />

Fiordi.<br />

Cette jeune fil<strong>le</strong> ne <strong>le</strong> connaissait pas, et el<strong>le</strong> avait vu partir<br />

sa maîtresse avec un inconnu.<br />

Néanmoins, <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste sentit immédiatement qu'il était<br />

de t<strong>ou</strong>te importance p<strong>ou</strong>r lui de conserver son sang-froid et sa<br />

présence d'esprit.<br />

Il essaya donc de se remettre de sa surprise.<br />

Georges n'avait heureusement pas aperçu la pâ<strong>le</strong>ur qui<br />

s'était répan<strong>du</strong>e sur <strong>le</strong> visage de Fiordi en entendant prononcer<br />

<strong>le</strong> nom de Nelly.<br />

Le jeune homme reprit son récit :<br />

— Nelly était à R<strong>ou</strong>en la femme de chambre d'une dame<br />

qui se nommait... Rose Elvédy.<br />

Ce nom causa un s<strong>ou</strong>lagement inexprimab<strong>le</strong> à Fiordi. Rose<br />

Elvédy... et non Rose Fiordi ; on ne savait rien, il respira plus<br />

à son aise.<br />

Georges continua :<br />

— Il y a six mois environ, Rose Elvédy reçut la visite d'un<br />

jeune homme qui arrivait de Paris.<br />

— Oh ! fit involontairement Fiordi.<br />

— Ce jeune homme eut avec Rose Elvédy un entretien à la<br />

suite <strong>du</strong>quel cette dame décida qu'el<strong>le</strong> partirait <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain<br />

p<strong>ou</strong>r Paris en compagnie <strong>du</strong> jeune homme.<br />

— Etes-v<strong>ou</strong>s certain de ce que v<strong>ou</strong>s dites ?<br />

— Parfaitement!... <strong>du</strong> reste je ne fais que répéter ce que<br />

contiennent <strong>le</strong>s notes de Nelly Dup<strong>le</strong>ssis.<br />

Puis après un moment de si<strong>le</strong>nce, il aj<strong>ou</strong>ta :<br />

— Le <strong>le</strong>ndemain, quand Rose Elvédy eut quitté son loge­<br />

ment p<strong>ou</strong>r se rendre à la gare où el<strong>le</strong> devait retr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong> jeune<br />

homme, celui-ci entra dans la maison et pénétra dans la cham­<br />

bre de Nelly, qui était en train de faire sa mal<strong>le</strong>.


— 1327 —<br />

— Le jeune homme ? demanda Fiordi qui ne se rendait pas<br />

très-bien compte de ce que son secrétaire avait pu avoir è<br />

faire avec la femme de chambre.<br />

— Lui-même, repartit Georges. Ce misérab<strong>le</strong> força la jeune<br />

fil<strong>le</strong> à écrire à son fiancé une <strong>le</strong>ttre par laquel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> lui annon<br />

çait qu'el<strong>le</strong> n'était pas digne de lui.<br />

— Mais c'est une monstruosité! s'écria Fiordi.<br />

— Ec<strong>ou</strong>tez !... n<strong>ou</strong>s ne sommes pas au b<strong>ou</strong>t. Dans cette <strong>le</strong>ttre<br />

que la pauvre jeune fil<strong>le</strong> <strong>du</strong>t écrire s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s menaces de<br />

mort de cet homme, qui avait tiré un poignard de sa poche,<br />

el<strong>le</strong> disait à son fiancé qu'el<strong>le</strong> se donnait volontairement la<br />

mort,<br />

— La mort?<br />

— Oui,... seu<strong>le</strong> et sans sec<strong>ou</strong>rs, la malheureuse se vit obligée<br />

de faire ce que ce misérab<strong>le</strong> lui ordonnait, afin d'avoir la vit<br />

Sauve,... mais à peine eut-el<strong>le</strong> signé cette <strong>le</strong>ttre que...<br />

— Par<strong>le</strong>z... achevez...<br />

— Ce scélérat l'assassina !<br />

— Il l'assassina, dites-v<strong>ou</strong>s?... et cette jeune fil<strong>le</strong> a pu écrire<br />

t<strong>ou</strong>t cela,... et el<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>ve ici, à Paris, dans un hôpital ?... fit<br />

involontairement Fiordi qui se crut la victime d'une mystification.<br />

— Il crut l'avoir tuée, reprit Georges, mais el<strong>le</strong> reprit ses<br />

sens.<br />

— El<strong>le</strong> n'était donc pas morte? demanda Fiordi, qui avait<br />

de la peine à rec<strong>ou</strong>vrer sa tranquillité.<br />

— Non, repartit Georges, el<strong>le</strong> n'était qu'ét<strong>ou</strong>rdie ; <strong>le</strong> meurtrier<br />

lui avait passé un linge m<strong>ou</strong>illé devant <strong>le</strong> visage p<strong>ou</strong>r<br />

l'ét<strong>ou</strong>ffer, et el<strong>le</strong> perdit connaissance au b<strong>ou</strong>t d'un moment.<br />

— C'est l'effet <strong>du</strong> poison que j'avais donné à Alfred pen<br />

Fiordi.<br />

Lorsque Nelly revint à el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> était à l'hôpital où on l'avait<br />

transportée, màis el<strong>le</strong> était trop malade p<strong>ou</strong>r qu'on pût lui


— 1328 —<br />

par<strong>le</strong>r de ce qui s'était passé ; <strong>le</strong>s femmes qui la soignaient<br />

avaient reçu l'ordre de garder un si<strong>le</strong>nce comp<strong>le</strong>t à cet égard<br />

jusqu'à ce qu'el<strong>le</strong> fût guérie. Ce ne fut qu'au b<strong>ou</strong>t de trois mois<br />

environ que son infirmière céda à ses instances et lui raconta<br />

que <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où sa maîtresse était partie p<strong>ou</strong>r Paris, son fiancé<br />

était venu chez el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r lui apporter une bonne n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>, cela<br />

se tr<strong>ou</strong>vait précisément au moment où on venait de la tr<strong>ou</strong>ver<br />

éten<strong>du</strong>e sur <strong>le</strong> parquet. Un médecin appelé à la hâte, constata<br />

que la vie n'était pas complétement éteinte, on lui pratiqua <strong>le</strong>s<br />

soins <strong>le</strong>s plus nécessaires et au b<strong>ou</strong>t d'une heure el<strong>le</strong> avait r<strong>ou</strong>­<br />

vert <strong>le</strong>s yeux p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s refermer immédiatement ; el<strong>le</strong> respirait,<br />

el<strong>le</strong> était sauvée.<br />

— C'est étrange ! balbutia Fiordi.<br />

— Nelly avait rec<strong>ou</strong>vré la vie, mais el<strong>le</strong> avait per<strong>du</strong> son<br />

fiancé.<br />

— Le pauvre garçon avait tr<strong>ou</strong>vé la <strong>le</strong>ttre écrite par la jeune<br />

fil<strong>le</strong> et l'avait lue. Nelly avait v<strong>ou</strong>lu <strong>le</strong> détromper et lui avait<br />

t<strong>ou</strong>t raconté, mais il n'avait pas v<strong>ou</strong>lu la croire et l'avait re­<br />

p<strong>ou</strong>ssée.<br />

Quand el<strong>le</strong> eut rec<strong>ou</strong>vré la santé, el<strong>le</strong> n'eut plus qu'une pen­<br />

sée, la vengeance !<br />

— La vengeance ?... répéta machina<strong>le</strong>ment Fiordi.<br />

— Oui, el<strong>le</strong> résolut de t<strong>ou</strong>t faire p<strong>ou</strong>r retr<strong>ou</strong>ver son meur­<br />

trier dont el<strong>le</strong> ignorait cependant <strong>le</strong> nom et la demeure.<br />

— C'était une tâche diffici<strong>le</strong>.<br />

— Très-diffici<strong>le</strong>, d'autant plus que t<strong>ou</strong>t ce qu'el<strong>le</strong> savait sur<br />

lui, c'était qu'il devait ret<strong>ou</strong>rner à Paris.<br />

— Ah !... et el<strong>le</strong> <strong>le</strong> suivit dans la capita<strong>le</strong>?<br />

— C'est cela !... El<strong>le</strong> vint à Paris, comptant beauc<strong>ou</strong>p sur<br />

<strong>le</strong> hasard.<br />

—Et..?<br />

— Et <strong>le</strong> hasard l'a servie à s<strong>ou</strong>hait.<br />

— Que dites-v<strong>ou</strong>s?


— 1329 —<br />

— El<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va une photographie chez une dame à laquel<strong>le</strong><br />

el<strong>le</strong> avait porté des dentel<strong>le</strong>s.<br />

— Une photographie ?<br />

— Oui, el<strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>va cette photographie sur <strong>le</strong> tapis de l'antichambre<br />

où el<strong>le</strong> attendait, et l'ayant ramassée. el<strong>le</strong> vit avec<br />

stupéfaction que c'était <strong>le</strong> portrait de celui qui avait v<strong>ou</strong>lu l'assassiner.<br />

— C'est singulier,... fit <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste, très-singulier;... mais...<br />

ne me direz-v<strong>ou</strong>s pas, monsieur, ce que t<strong>ou</strong>t cela peut bien me<br />

faire et en quoi cotte histoire peut m'intéresser ?<br />

— Certainement, monsieur, répondit Georges, Nelly est malade,<br />

comme je v<strong>ou</strong>s l'ai dit, et je me suis chargé p<strong>ou</strong>r el<strong>le</strong> de<br />

déc<strong>ou</strong>vrir <strong>le</strong> nom de celui que cette photographie représente,<br />

or, j'ai appris que cet homme, l'assassin de Nelly, se nomme<br />

Alfred Du mont !<br />

— Alfred Dumont! s'écria Fiordi comme s'il eût enten<strong>du</strong><br />

par<strong>le</strong>r japonais.<br />

— Oui, monsieur, Alfred Dumont, votre secrétaire ; v<strong>ou</strong>s<br />

savez maintenant p<strong>ou</strong>rquoi je suis ici,... veuil<strong>le</strong>z me dire où<br />

est cet infâme coquin.<br />

— Pardon, mon jeune ami,... fit en s<strong>ou</strong>riant <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste,<br />

n'al<strong>le</strong>z pas si vite,... premièrement v<strong>ou</strong>s saurez qu'il n'est plus<br />

mon secrétaire.<br />

déjà.<br />

— Comment cela ?<br />

— Il a cessé d'être mon secrétaire depuis quelque temps<br />

— Mais v<strong>ou</strong>s connaissez sans d<strong>ou</strong>te l'endroit où il se<br />

tr<strong>ou</strong>ve ?<br />

— Je <strong>le</strong> connais.<br />

— Eh bien !... je v<strong>ou</strong>s prie,... et au besoin j'exige que v<strong>ou</strong>s<br />

me <strong>le</strong> fassiez connaître sur-<strong>le</strong>-champ p<strong>ou</strong>r que je puisse <strong>le</strong> faire<br />

punir.<br />

— V<strong>ou</strong>s ne p<strong>ou</strong>vez pas faire cela.<br />

— Comment ?<br />

99


— Non!<br />

— Qui m'en empêchera ?<br />

— 1330 —<br />

— Une chose t<strong>ou</strong>te simp<strong>le</strong>: Alfred Dumont n'habite plus<br />

Paris, il se tr<strong>ou</strong>ve maintenant a...<br />

— Eh bien ! à 1<br />

— A Cayenne !<br />

— A Cayenne ?<br />

— Oui... il a été <strong>condamné</strong> à la déportation p<strong>ou</strong>r des raisons<br />

politiques.<br />

— Il faudra donc que son crime demeure impuni ?<br />

— Je ne veux pas dire cela;.. croyez-v<strong>ou</strong>s donc que <strong>le</strong><br />

séj<strong>ou</strong>r de Cayenne soit une récompense?<br />

Georges comprit qu'il était superflu de prolonger la con­<br />

versation et il prit congé <strong>du</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

En ret<strong>ou</strong>rnant à la maison, il alla à l'hôpital p<strong>ou</strong>r avoir des<br />

n<strong>ou</strong>vel<strong>le</strong>s de la jeune fil<strong>le</strong>.<br />

On lui répondit que son état était grave, mais, que t<strong>ou</strong>tefois,<br />

on ne p<strong>ou</strong>vait rien prédire avant la crise décisive.<br />

CHAPITRE XXVIII<br />

Malheurs sur malheurs !<br />

La guerre continuait à faire ses ravages sur <strong>le</strong> sol français.<br />

<strong>Les</strong> environs de Paris étaient comparativement tranquil<strong>le</strong>s;


— 1331 —<br />

mais il n'en était pas de même des contrées qui étaient <strong>le</strong> théâ­<br />

tre de la guerre.<br />

Strasb<strong>ou</strong>rg n'était occupé que par 2000 hommes de tr<strong>ou</strong>pes<br />

régulières et par 10,000 gardes mobi<strong>le</strong>s.<br />

Le général Ulrich, commandant en chef de cette garnison,<br />

était fermement résolu à ne se rendre qu'à la dernière extré­<br />

mité.<br />

La citadel<strong>le</strong> avait déjà été investie, depuis la batail<strong>le</strong> de<br />

Wissemb<strong>ou</strong>rg. par une armée al<strong>le</strong>mande commandée par te<br />

général de Werder.<br />

Le 16 août, <strong>le</strong> général Ulrich ayant v<strong>ou</strong>lu faire une sortie, il<br />

fut rep<strong>ou</strong>ssé avec pertes, il rentra alors dans la citadel<strong>le</strong> et<br />

commença à bombarder Kehl, où <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands avaient é<strong>le</strong>vé<br />

des batteries.<br />

I! espérait ainsi décider <strong>le</strong>s tr<strong>ou</strong>pes ennemies à <strong>le</strong>ver <strong>le</strong><br />

siége.<br />

Mais il fut trompé dans son attente, seu<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong> général de<br />

Werder protesta contre ce bombardement d'une vil<strong>le</strong> non for­<br />

tifiée.<br />

Mais la protestation de de Werder n'eut pas plus de succès<br />

que <strong>le</strong> plan d'Ulrich.<br />

Kehl fut presque complétement détruite et l'état des habi­<br />

tants de cette malheureuse vil<strong>le</strong> fut désolant.<br />

Le commandant de l'armée al<strong>le</strong>mande, irrité de cette ma­<br />

nière d'agir, commença <strong>le</strong> 24 août à bombarder à son t<strong>ou</strong>r la<br />

vil<strong>le</strong> de Strasb<strong>ou</strong>rg.<br />

Mais <strong>le</strong> général Ulrich sut résister à cette attaque et s<strong>ou</strong>tint<br />

<strong>le</strong> siége avec une brav<strong>ou</strong>re et un c<strong>ou</strong>rage auxquels sans d<strong>ou</strong>te<br />

<strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands ne s'attendaient pas.<br />

Ce ne fut que <strong>le</strong> 27 septembre, lorsque la citadel<strong>le</strong> ne fut plus<br />

qu'un amas de ruines, la vil<strong>le</strong> à moitié démolie <strong>ou</strong> incendiée et<br />

<strong>le</strong>s murs percés de brèches béantes, que <strong>le</strong> brave général se<br />

décida à arborer <strong>le</strong> drapeau blanc à la flèche de la cathé­<br />

dra<strong>le</strong>.


— 1232 —<br />

A la reddition de Strasb<strong>ou</strong>rg. céda bientôt cel<strong>le</strong> de Metz,<br />

qui eut lieu <strong>le</strong> 27 octobre.<br />

Ce j<strong>ou</strong>r là <strong>le</strong>s Français perdirent <strong>le</strong>ur dernière armée ainsi<br />

que <strong>le</strong>s maréchaux Bazaine, Canrobert et Lebœuf qui furent<br />

faits prisonniers.<br />

A ce moment, t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s autres petites forteresses étaient, <strong>le</strong>s<br />

unes après <strong>le</strong>s autres, tombées au p<strong>ou</strong>voir des Al<strong>le</strong>mands.<br />

T<strong>ou</strong>t s'était ren<strong>du</strong> <strong>le</strong> 23 septembre; Ver<strong>du</strong>n <strong>le</strong> 8 novembre,<br />

sa résistante avait été héroïque; Thionvil<strong>le</strong> capitula <strong>le</strong> 24<br />

novembre, Phalsb<strong>ou</strong>rg <strong>le</strong> 12 décembre, Montmédy <strong>le</strong> 14 et<br />

Ham <strong>le</strong> 10 ; Mézières <strong>le</strong> 2 janvier et Rocroy <strong>le</strong> 6 <strong>du</strong> même<br />

mois.<br />

<strong>Les</strong> armées française et al<strong>le</strong>mande avaient épr<strong>ou</strong>vé des per­<br />

tes terrib<strong>le</strong>s en très-peu de temps.<br />

<strong>Les</strong> Français avaient per<strong>du</strong> t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>urs forteresses excepté<br />

Belfort. et <strong>le</strong>urs armées étaient en captivité.<br />

Et cependant <strong>le</strong>s Parisiens, avec la présomption qui <strong>le</strong>s<br />

caractérise, croyaient encore p<strong>ou</strong>voir arrêter <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands dans<br />

<strong>le</strong>ur marche victorieuse.<br />

Mais il n'en était pas de même des habitants des campa­<br />

gnes, qui avaient été <strong>le</strong>s plus exposés aux horreurs de la<br />

guerre.<br />

Dans certaines contrées, ils avaient dû quitter <strong>le</strong>urs demeures<br />

et al<strong>le</strong>r se réfugier dans des bois <strong>ou</strong> dans des gorges de mon­<br />

tagnes.<br />

<strong>Les</strong> soldats français ne <strong>le</strong>s ménageaient pas plus que <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>­<br />

mands.<br />

Le service de l'intendance française était tel<strong>le</strong>ment mal orga-<br />

nisé, que très-s<strong>ou</strong>vent <strong>le</strong>s soldats manquaient de vivres, ils pil­<br />

laient dans ces cas-là <strong>le</strong>s provisions des paysans, p<strong>ou</strong>r qui ils<br />

étaient devenus des objets de terreur.<br />

Dans quelques localités abandonnées par la plupart de <strong>le</strong>urs<br />

habitants, on vit <strong>le</strong>s maisons désertes mises au pillage par des<br />

francs-tireurs, des mobi<strong>le</strong>s et par cette horde de vagabonds et


— 1333 —<br />

de pillards qui suivent ordinairement <strong>le</strong>s armées en campagne.<br />

<strong>Les</strong> armoires et <strong>le</strong>s coffres étaient brisés à c<strong>ou</strong>p de hache et<br />

t<strong>ou</strong>t ce qui s'y tr<strong>ou</strong>vait, hardes, linge, denrées, etc., était pillé<br />

<strong>ou</strong> détérioré.<br />

Ce qui ne p<strong>ou</strong>vait pas être emporté était détruit, <strong>le</strong>s glaces<br />

étaient brisées, <strong>le</strong>s meub<strong>le</strong>s mis en pièces, <strong>le</strong>s ustensi<strong>le</strong>s de<br />

cuisine abîmés, etc.<br />

Une rage fol<strong>le</strong> semblait s'être emparée de ces forcenés et <strong>le</strong>ur<br />

avoir en<strong>le</strong>vé t<strong>ou</strong>t discernement.<br />

Dans plusieurs b<strong>ou</strong>rgades <strong>ou</strong> villages on vit même <strong>le</strong>s paysans<br />

s'armer p<strong>ou</strong>r p<strong>ou</strong>voir se défendre contre <strong>le</strong>s brutalités et<br />

la convoitise des francs-tireurs et protéger <strong>le</strong>urs maisons et<br />

<strong>le</strong>urs denrées.<br />

Peu à peu, la situation de la capita<strong>le</strong> assiégée devint aussi<br />

misérab<strong>le</strong> que cel<strong>le</strong>s des campagnes.<br />

Après que <strong>le</strong>s Parisiens eurent pendant trois mois supporté<br />

<strong>le</strong>s privations <strong>du</strong> siége, <strong>le</strong> bombardement commença.<br />

<strong>Les</strong> femmes, <strong>le</strong>s vieillards, <strong>le</strong>s enfants m<strong>ou</strong>raient par centaines.<br />

<strong>Les</strong> aliments avaient atteint des prix invraisemblab<strong>le</strong>s.<br />

On commençait à manger t<strong>ou</strong>t ce qui tombait s<strong>ou</strong>s la main,<br />

la viande de cheval, <strong>le</strong> chat, <strong>le</strong> chien, <strong>le</strong>s rats même devinrent<br />

des friandises.<br />

Le manque de combustib<strong>le</strong> ne tarda pas à se faire sentir, et<br />

comme on se tr<strong>ou</strong>vait précisément dans la mauvaise saison,<br />

cette privation ne fut pas des moins sensib<strong>le</strong>s.<br />

La pénurie était devenue généra<strong>le</strong>, et il était diffici<strong>le</strong> de<br />

retr<strong>ou</strong>ver à Paris <strong>le</strong>s traces <strong>du</strong> luxe et <strong>du</strong> bien-être qui y<br />

régnaient peu auparavant.<br />

La mortalité était effrayante, et cependant cette population<br />

exténuée ne v<strong>ou</strong>lait pas entendre par<strong>le</strong>r de capitulation.<br />

Espérait-el<strong>le</strong> donc la victoire ?<br />

La résistance à un ennemi beauc<strong>ou</strong>p plus supérieur en nom-


— 1334 —<br />

bre, bien armé, bien approvisionné, était évidemment impos­<br />

sib<strong>le</strong>, mais <strong>le</strong>s Parisiens croyaient qu'il était indispensab<strong>le</strong> à<br />

<strong>le</strong>ur réputation de ne se rendre que lorsque t<strong>ou</strong>te résistance<br />

serait devenue absolument impossib<strong>le</strong>.<br />

Le 27 septembre <strong>le</strong>s Prussiens commencèrent à bombarder<br />

<strong>le</strong>s forts qui ent<strong>ou</strong>rent Paris.<br />

La prise <strong>du</strong> Mont-Avron répandit la terreur parmi la tr<strong>ou</strong>pe<br />

de ligne et la garde mobi<strong>le</strong>, qui prirent la fuite <strong>du</strong> côté de la<br />

capita<strong>le</strong> dont <strong>le</strong>s rues étaient chaque j<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> théâtre de scènes<br />

de t<strong>ou</strong>tes sortes.<br />

La population demandait <strong>du</strong> pain, <strong>du</strong> bois, etc.<br />

L'animosité devint généra<strong>le</strong>, lorsque <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>vernement dé­<br />

clara que, en cas de nécessité, il se retirerait dans un des forts<br />

p<strong>ou</strong>r ne pas avoir à capitu<strong>le</strong>r avec <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands.<br />

On accusa <strong>le</strong>s membres <strong>du</strong> g<strong>ou</strong>vernement de ne penser qu'à<br />

<strong>le</strong>ur salut et de v<strong>ou</strong>loir abandonner Paris à son malheureux<br />

sort.<br />

C'est a ce moment que <strong>le</strong>s premières bombes prussiennes<br />

arrivèrent dans la capita<strong>le</strong>.<br />

Cé<strong>le</strong>ste terrifiée se tr<strong>ou</strong>vait à la fenêtre de sa chambre à c<strong>ou</strong>­<br />

cher, prêtant l'oreil<strong>le</strong> au tumulte de la rue.<br />

La pauvre enfant ne- savait que devenir,... une profonde<br />

ép<strong>ou</strong>vante avait envahi t<strong>ou</strong>t son être.<br />

T<strong>ou</strong>t à c<strong>ou</strong>p, el<strong>le</strong> vit à quelque distance une colonne de<br />

fumée s'é<strong>le</strong>ver au-dessus des toits.<br />

Une bombe avait éclaté dans <strong>le</strong>s mansardes d'une maison et<br />

y avait mis <strong>le</strong> feu.<br />

Cé<strong>le</strong>ste tomba dans un fauteuil, presque privée de senti­<br />

ment et en p<strong>ou</strong>ssant une exclamation d'effroi.<br />

Sa femme de chambre acc<strong>ou</strong>rut en disant:<br />

— Au nom <strong>du</strong> ciel, mademoisel<strong>le</strong>, il faut fuir !<br />

La malheureuse jeune fil<strong>le</strong> était tel<strong>le</strong>ment ép<strong>ou</strong>vantée qu'el<strong>le</strong>


— 1335 —<br />

n'eut pas la force de répondre une seu<strong>le</strong> paro<strong>le</strong>... el<strong>le</strong> regardait<br />

la femme de chambre d'un air hasard et égaré.<br />

Cel<strong>le</strong>-ci continua et dit :<br />

— Cette partie de la vil<strong>le</strong> est très-exposée aux bombes, on<br />

en voit continuel<strong>le</strong>ment passer pur dessus <strong>le</strong>s maisons.<br />

Cé<strong>le</strong>ste s'était un peu remise et el<strong>le</strong> commençait à considérer<br />

la situation.<br />

El<strong>le</strong> comprit que sa femme de chambre avait raison, mais<br />

où p<strong>ou</strong>vait-el<strong>le</strong> al<strong>le</strong>r chercher un refuge ?<br />

El<strong>le</strong> pensait aussi à son père,... à Arthur.<br />

— Venez avec moi, mademoisel<strong>le</strong>, reprit sa camériste, j'ai<br />

une tante qui demeure dans la ruel<strong>le</strong> des Anges, cela se tr<strong>ou</strong>ve<br />

dans un quartier qui est hors de la portée des b<strong>ou</strong><strong>le</strong>ts prus­<br />

siens et n<strong>ou</strong>s y serons plus en sûreté qu'ici...; venez, made­<br />

moisel<strong>le</strong>, il n'y a pas une minute à perdre.<br />

El<strong>le</strong> finissait à peine de par<strong>le</strong>r lorsqu'un craquement ép<strong>ou</strong>­<br />

vantab<strong>le</strong> se fit entendre dans <strong>le</strong>s étages supérieurs de la<br />

maison et une grê<strong>le</strong> de tui<strong>le</strong>s et de moellons tomba à la<br />

rue.<br />

En même temps, on commença à entendre connue <strong>le</strong> pétil-<br />

<strong>le</strong>ment d'un incendie.<br />

Une bombe venait d'éclater dans <strong>le</strong>s greniers et y avait mis<br />

<strong>le</strong> feu.<br />

11 fallait fuir.., rester plus longtemps dans cette maison,<br />

c'était exposer fol<strong>le</strong>ment sa vie.<br />

Cé<strong>le</strong>ste, aidée par sa femme de chambre, se hâta de rassem­<br />

b<strong>le</strong>r ses objets <strong>le</strong>s plus précieux, ses papiers de famil<strong>le</strong> et quel­<br />

ques vêtements que la domestique entassa précipitamment<br />

dans une valise.<br />

Puis, t<strong>ou</strong>tes deux prirent la fuite et se dirigèrent vers la<br />

demeure de la tante de la femme de chambre.<br />

<strong>Les</strong> deux jeunes femmes se tenaient par <strong>le</strong> bras et sem­<br />

blaient <strong>ou</strong>blier complétement que l'une était la domestique de<br />

l'autre.


— 1336 —<br />

Dans ces j<strong>ou</strong>rs néfastes, il n'y avait plus ni serviteur ni<br />

maître.<br />

Chemin faisant, el<strong>le</strong>s furent témoins de plusieurs scènes, dont<br />

quelques-unes <strong>le</strong>s tirent frémir de frayeur.<br />

El<strong>le</strong>s virent une grenade éclater sur une place, t<strong>ou</strong>t près<br />

d'un gr<strong>ou</strong>pe de femmes qui causaient et dont deux <strong>ou</strong> trois<br />

tombèrent frappées mortel<strong>le</strong>ment.<br />

Ces infortunées étaient des mères de famil<strong>le</strong> dont <strong>le</strong>s maris<br />

avaient peut-être succombé s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s bal<strong>le</strong>s prussiennes et dont<br />

<strong>le</strong>s enfants étaient restés à la maison, attendant un père, une<br />

mère, qui ne devaient jamais revenir.<br />

Dans un hôpital voisin, une bombe vint éclater dans une<br />

chambre où se tr<strong>ou</strong>vait une jeune femme malade et dans <strong>le</strong><br />

délire avec une garde-malade qui la soignait.<br />

T<strong>ou</strong>s deux furent f<strong>ou</strong>droyées.<br />

Quelques semaines plus tard, quand <strong>le</strong> bombardement eut<br />

cessé et lorsqu'on put mettre un peu d'ordre dans <strong>le</strong>s choses<br />

administratives, on sut que la femme malade avait été inscrite<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de Marie Nelson.<br />

Après avoir marché pendant une demi-heure, <strong>le</strong>s deux jeunes<br />

femmes atteignirent la demeure de la tante de la femme de<br />

chambre.<br />

Cet endroit se tr<strong>ou</strong>vait en effet hors de la portée des bombes<br />

ennemies, et, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> moment, on y était en sûreté.<br />

Cependant, la lutte continuait entre <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>vernement et <strong>le</strong>s<br />

divers partis qui v<strong>ou</strong>laient arriver au p<strong>ou</strong>voir.<br />

Gambetta était depuis quelque temps sorti de Paris en ballon<br />

et il se tr<strong>ou</strong>vait à T<strong>ou</strong>rs, d'où il invectivait Trochu sans p<strong>ou</strong>voir<br />

lui-même rien faire p<strong>ou</strong>r arrêter l'invasion.<br />

Lorsque Trochu se décida à déposer <strong>le</strong> commandement, Ju<strong>le</strong>s<br />

Favre comprit qu'il fallait se s<strong>ou</strong>mettre à la <strong>du</strong>re nécessité de<br />

par<strong>le</strong>menter, et <strong>le</strong>s négociations commencèrent entre lui et <strong>le</strong><br />

prince de Bismarck.


dée.<br />

— 1337 —<br />

Au b<strong>ou</strong>t de quelques j<strong>ou</strong>rs, la capitulation de Paris fut déci­<br />

Une suspension d'armes de trois semaines fut signée et on<br />

nomma une Constituante, qui alla siéger à Bordeaux.<br />

Le 29 janvier, la reddition des t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s forts eut lieu.<br />

<strong>Les</strong> soldats français ne cachaient pas la joie qu'ils épr<strong>ou</strong>­<br />

vaient en se voyant au b<strong>ou</strong>t des hostilités et au terme de <strong>le</strong>urs<br />

fatigues.<br />

Quant à la population de la capita<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> laissa franche­<br />

ment éclater son contentement, <strong>le</strong>s mères de famil<strong>le</strong>, surt<strong>ou</strong>t,<br />

en pensant que <strong>le</strong>urs enfants allaient p<strong>ou</strong>voir manger à <strong>le</strong>ur<br />

aise.<br />

Guillaume de Prusse, qui venait de prendre <strong>le</strong> titre d'empe­<br />

reur d'Al<strong>le</strong>magne, laissa généreusement entrer dans Paris des<br />

vivres qui étaient préparés p<strong>ou</strong>r cela et destinés à être distri­<br />

bués aux Parisiens <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où la vil<strong>le</strong> se rendrait.<br />

Quand la voix <strong>du</strong> canon eut cessé de se faire entendre. Cé<strong>le</strong>ste<br />

crut qu'el<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>vait ret<strong>ou</strong>rner à sa maison et voir ce qu'il en<br />

restait.<br />

En arrivait dans la rue où el<strong>le</strong> demeurait el<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>va une<br />

joie profonde en ayant que <strong>le</strong> bâtiment était intact, à part une<br />

brèche faite au toit par la bombe qui était venue y éclater.<br />

Le feu avait été rapidement éteint avant d'avoir pu faire des<br />

ravages considérab<strong>le</strong>s.<br />

Cé<strong>le</strong>ste ne s'en d<strong>ou</strong>tait nul<strong>le</strong>ment, mais el<strong>le</strong> ressentit un<br />

grand contentement en retr<strong>ou</strong>vant deb<strong>ou</strong>t cette maison où el<strong>le</strong><br />

était née et où el<strong>le</strong> avait grandi, et où el<strong>le</strong> s'était atten<strong>du</strong>e à<br />

retr<strong>ou</strong>ver en ruines et en cendres.<br />

Mais quel<strong>le</strong> pût être sa surprise, el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait éga<strong>le</strong>r cel<strong>le</strong><br />

qui l'attendait dans cette maison où el<strong>le</strong> revenait après en être<br />

sortie éper<strong>du</strong>e de terreur.<br />

El<strong>le</strong> entra rapidement, monta l'escalier qui con<strong>du</strong>isait au<br />

premier étage et se dirigea vers son appartement.<br />

100


— 1338 —<br />

Ayant <strong>ou</strong>vert la porte de sa chambre el<strong>le</strong> y jeta <strong>le</strong>s yeux,<br />

puis s'arrêta en laissant échapper une exclamation de surprise<br />

et de bonheur.<br />

CHAPITRE XXIX.<br />

La Commune.<br />

L'Assemblée nationa<strong>le</strong> de Bordeaux qui était venue à Ver­<br />

sail<strong>le</strong>s avait chargée MM. Thiers et Ju<strong>le</strong>s Favre de négocier <strong>le</strong>s<br />

conditions de la paix avec <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands.<br />

Mais cela ne contentait nul<strong>le</strong>ment une certaine classe de la<br />

population de Paris qui v<strong>ou</strong>lait profiter de la guerre p<strong>ou</strong>r se<br />

hisser au p<strong>ou</strong>voir.<br />

Certains hommes eurent l'habi<strong>le</strong>té d'exploiter <strong>le</strong> méconten­<br />

tement des Parisiens p<strong>ou</strong>r créer des embarras au g<strong>ou</strong>vernement<br />

qui siégeait à Versail<strong>le</strong>s et p<strong>ou</strong>r proclamer la république r<strong>ou</strong>ge<br />

Ce fut surt<strong>ou</strong>t dans <strong>le</strong> quartier de Bel<strong>le</strong>vil<strong>le</strong> que l'agitation<br />

démagogique s'accentua <strong>le</strong> plus.<br />

Un Comité révolutionnaire s'était formé en secret et propa­<br />

geait l'anarchie parmi la classe laborieuse de ce quartier.<br />

Ce Comité était parvenu à s'emparer de quelques petites<br />

pièces d'artil<strong>le</strong>ries qu'ils avaient cachées aux Prussiens, <strong>le</strong>s<br />

placèrent sur <strong>le</strong> sommet de Montmartre et <strong>le</strong>s braquèrent sur<br />

Paris, menaçant ainsi <strong>le</strong>urs frères et concitoyens.<br />

Des barricades furent é<strong>le</strong>vées dans <strong>le</strong>s rues et une sorte de


— 1339 —<br />

milice fut organisée par un nommé Raz<strong>ou</strong>a qui avait pris <strong>le</strong><br />

titre <strong>le</strong> colonel.<br />

La b<strong>ou</strong>rgeoisie de Paris qui venait d'échapper aux transes <strong>du</strong><br />

siége se vil alors menacée des horreurs de la guerre civi<strong>le</strong>.<br />

Malheur à la capita<strong>le</strong> si <strong>le</strong>s meneurs de la Commune avaient<br />

pu être vainqueurs<br />

Le drapeau r<strong>ou</strong>ge ayant été hissé au sommet de la colonne<br />

de Juil<strong>le</strong>t, un soldat v<strong>ou</strong>lut al<strong>le</strong>r l'en<strong>le</strong>ver, mais il fut l'objet de<br />

mauvais traitements et d'invectives de la part des commu­<br />

nards.<br />

Le général Vinoy qui commandait la tr<strong>ou</strong>pe ayant montré<br />

trop de faib<strong>le</strong>sse, <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>vernement de Versail<strong>le</strong>s <strong>le</strong> remplaça par<br />

<strong>le</strong> général d'Aurel<strong>le</strong>s de Paladine; cependant on ne v<strong>ou</strong>lait rien<br />

entreprendre contre <strong>le</strong>s émeutiers jusqu'à l'arrivée des tr<strong>ou</strong>pes<br />

commandées par <strong>le</strong> général Chanzy.<br />

Ces tr<strong>ou</strong>pes arrivèrent <strong>le</strong> 15 mars.<br />

A ce moment l'armée régulière qui se tr<strong>ou</strong>vait dans Paris<br />

comptait environ 40.000 hommes.<br />

On <strong>ou</strong>vrit immédiatement la campagne contre <strong>le</strong>s rebel<strong>le</strong>s.<br />

On commença par suspendre <strong>le</strong>s quelques j<strong>ou</strong>rnaux publiés<br />

par eux et répandant <strong>le</strong>urs idées.<br />

Thiers v<strong>ou</strong>lait éviter l'effusion <strong>du</strong> sang, il cherchait à calmer<br />

<strong>le</strong>s esprits et à <strong>le</strong>s ramener au sentiment de la raison et <strong>du</strong><br />

devoir.<br />

Mais il perdit sa peine.<br />

<strong>Les</strong> communards ne v<strong>ou</strong>lurent pas évacuer la position qu'ils<br />

occupaient sur Montmartre.<br />

Bien plus, ils firent placarder des affiches r<strong>ou</strong>ges par <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s<br />

ils invitaient l'armée à se mettre de <strong>le</strong>ur côté.<br />

<strong>Les</strong> ministres eurent une conférence avec M. Thiers et on<br />

examina la question de tr<strong>ou</strong>ver <strong>le</strong>s moyens de venir à b<strong>ou</strong>t de<br />

ces émeutiers.<br />

Il fallait éga<strong>le</strong>ment dompter la garde mobi<strong>le</strong> que <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>ver­<br />

nement payait et qui ne v<strong>ou</strong>lait pas obéir.


— 1340 —<br />

Le général commandant <strong>le</strong>s tr<strong>ou</strong>pes régulières reçut l'ordre<br />

de s'emparer des pièces d'artil<strong>le</strong>rie que <strong>le</strong>s communards avaient<br />

placées à Montmartre.<br />

Pendant la nuit suivante la garde nationa<strong>le</strong> de Montmartre<br />

fut attaquée.<br />

La tr<strong>ou</strong>pe régulière prit une quarantaine de canons et fit<br />

plusieurs centaines de prisonniers.<br />

Mais <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain on battit la généra<strong>le</strong> dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s quar­<br />

tiers occupés par <strong>le</strong>s communards qui arrivèrent en f<strong>ou</strong><strong>le</strong> et<br />

ent<strong>ou</strong>rèrent la tr<strong>ou</strong>pe de ligne qui était restée sur <strong>le</strong>s lieux.<br />

Malheureusement cel<strong>le</strong>-ci commença à fraterniser avec <strong>le</strong>s<br />

rebel<strong>le</strong>s et refusa d'obéir au général qui la commandait.<br />

<strong>Les</strong> communards profitèrent de cette circonstance p<strong>ou</strong>r com­<br />

mettre des sauvageries.<br />

Ils s'emparèrent des généraux Thomas et Le Comte et <strong>le</strong>s<br />

fusillèrent séance tenante dans un jardin.<br />

Le général Chanzy fut attaqué en p<strong>le</strong>ine rue par la populace<br />

et maltraité au point d'être obligé de se mettre au lit.<br />

Le général Vinoy voyant qu'il était trop faib<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r tenir tète<br />

aux communards, il se retira sur Versail<strong>le</strong>s.<br />

De cette manière Paris se tr<strong>ou</strong>va d'un j<strong>ou</strong>r à l'autre au p<strong>ou</strong>­<br />

voir des communards.<br />

Ce fut absolument comme en 1792.<br />

Le Comité révolutionnaire avait son siége à l'Hôtel-de-Vil<strong>le</strong>,<br />

sur <strong>le</strong> toit <strong>du</strong>quel on avait arboré <strong>le</strong> drapeau r<strong>ou</strong>ge.<br />

Alors commença à Paris une série d'actes t<strong>ou</strong>s plus répré-<br />

hensib<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s uns que <strong>le</strong>s autres.<br />

Cette malheureuse cité, qui venait de traverser une crise<br />

terrib<strong>le</strong> se vit de n<strong>ou</strong>veau exposée à t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s horreurs de la<br />

guerre civi<strong>le</strong>.<br />

Le « comité » prit un million à la Banque de France et obligea<br />

Rothschild à déb<strong>ou</strong>rser cinq cent mil<strong>le</strong> francs.<br />

T<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s personnes qui appartenaient à la classe aisée


— 1341 —<br />

vécurent dans une angoisse perpétuel<strong>le</strong> ; personne n'était sûr de<br />

ce qu'il possédait.<br />

En <strong>ou</strong>tre t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s métiers chômaient et personne ne travail-<br />

lait plus.<br />

<strong>Les</strong> rues offraient un aspect navrant.<br />

Le pavé avait été arraché p<strong>ou</strong>r construire des barricades<br />

auxquel<strong>le</strong>s t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde avait mis la main, même <strong>le</strong>s femmes<br />

et <strong>le</strong>s enfants.<br />

On voyait même des bandes de femmes appartenant à la lie<br />

<strong>du</strong> peup<strong>le</strong> s'armer de sabres et de revolvers et parc<strong>ou</strong>rir <strong>le</strong>s<br />

rues en hurlant la Marseillaise d'une voix avinée et criarde.<br />

Une de ces bandes était s<strong>ou</strong>s la con<strong>du</strong>ite de la mère Salviat,<br />

notre ancienne connaissance <strong>du</strong> « Champ <strong>du</strong> crime. »<br />

Cette vieil<strong>le</strong> mégère se tr<strong>ou</strong>vait là dans son élément et el<strong>le</strong><br />

provoquait t<strong>ou</strong>s ceux qu'el<strong>le</strong> rencontrait en <strong>le</strong>s invitant à<br />

défendre la Commune.<br />

On peut se figurer cette sorcière, <strong>le</strong>s cheveux hérissés et<br />

flottants, la voix éraillée par l'abus des liqueurs fortes, marchant<br />

à la tète d'une bande de furies comme el<strong>le</strong>, chantant à p<strong>le</strong>in<br />

gosier tantôt, des hymnes guerriers, tantôt des c<strong>ou</strong>p<strong>le</strong>ts d'obscé-<br />

nités.<br />

Le g<strong>ou</strong>vernement régulier se tr<strong>ou</strong>vait, comme n<strong>ou</strong>s l'avons<br />

dit à Versail<strong>le</strong>s.<br />

Cette vil<strong>le</strong> abritait t<strong>ou</strong>t ce qui était hosti<strong>le</strong> au régime de la<br />

Commune.<br />

Malheureusement ce g<strong>ou</strong>vernement n'avait pas assez de<br />

puissance p<strong>ou</strong>r mettre <strong>le</strong>s révoltés à la raison.<br />

Voyant cela, un certain nombre de personnes appartenant à<br />

la classe aisée et intelligente v<strong>ou</strong>lurent taire une démonstration<br />

t<strong>ou</strong>te pacifique dans <strong>le</strong> but d'apaiser <strong>le</strong>s révoltés et de <strong>le</strong>s ame­<br />

ner à se s<strong>ou</strong>mettre.<br />

Ces personnes qui étaient en un certain nombre et qui habi­<br />

taient t<strong>ou</strong>tes Paris se réunirent p<strong>ou</strong>r se former en cortège et<br />

parc<strong>ou</strong>rir sans armes <strong>le</strong>s rues occupées par <strong>le</strong>s communards,


— 1342 —<br />

ayant à <strong>le</strong>ur tête un drapeau portant l'inscription suivante:<br />

« Association des amis de l'ordre. »<br />

<strong>Les</strong> communards qui, à ce moment, se tr<strong>ou</strong>vaient rassemblés<br />

sur la place Vendôme, accueillirent cette démonstration à c<strong>ou</strong>ps<br />

de fusil.<br />

Plus d'une centaine de personnes tombèrent s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s bal<strong>le</strong>s<br />

des rebel<strong>le</strong>s.<br />

Un des premiers qui furent tués ce fut Fiordi.<br />

11 s'était laissé entraîner par un de ses amis qui appartenait<br />

à la rédaction <strong>du</strong> Paris-J<strong>ou</strong>rnal, et il s'étaient joints t<strong>ou</strong>s deux<br />

à la démonstration en faveur de la paix.<br />

Avant de tomber, au moment où il venait de recevoir une<br />

bal<strong>le</strong> en p<strong>le</strong>ine poitrine il reconnut celui qui avait tiré sur lui.<br />

C'était Georges Barboche.<br />

Un hasard singulier avait v<strong>ou</strong>lu que ce fût lui qui fût <strong>le</strong><br />

vengeur de Nelly qui avait failli m<strong>ou</strong>rir victime d'un attentat<br />

<strong>ou</strong>rdi par <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste.<br />

Georges qui était d'un naturel assez paisib<strong>le</strong> serait certaine­<br />

ment resté chez sa mère si une circonstance fortuite n'était<br />

venue éveil<strong>le</strong>r en lui des pensées de vengeance et de sang.<br />

Quand il eut appris de quel<strong>le</strong> manière la malheureuse jeune<br />

fil<strong>le</strong> était morte, une rage s<strong>ou</strong>rde l'avait, saisi et il avait pris <strong>le</strong>s<br />

armes p<strong>ou</strong>r chercher une occasion de la venger<br />

Du reste <strong>le</strong>s affiches et <strong>le</strong>s proclamations des communards<br />

l'avaient légèrement surexcité.<br />

Il s'était joint à une bande qui passait, on lui avait mis un<br />

fusil dans la main, un ceinturon avec une cart<strong>ou</strong>chière garnie<br />

à la ceinture et la première figure qui se présenta devant ses<br />

veux quand ils rencontrèrent «l'Association des amis de 1 ordre »<br />

fut cel<strong>le</strong> de Fiordi.<br />

Le commandant de la tr<strong>ou</strong>pe des communards ayant com­<br />

mandé <strong>le</strong> feu, Georges ajusta <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>rnaliste et lui envoya une<br />

bal<strong>le</strong> au milieu de la poitrine.


— 1343 —<br />

A partir de ce moment <strong>le</strong>s communards furent <strong>le</strong>s maîtres<br />

dans Paris, et un saccage in<strong>ou</strong>ï commença.<br />

<strong>Les</strong> grandes compagnies d'assurances furent mises à réquisi­<br />

tion au moyen d'emprunts forcés.<br />

La vente des églises et des c<strong>ou</strong>vents fut décidée ; p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong><br />

moment on se contenta de pil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s plus riches.<br />

T<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s objets précieux qui se tr<strong>ou</strong>vaient à la Made<strong>le</strong>ine, à<br />

Notre-Dame, etc., furent en<strong>le</strong>vés.<br />

<strong>Les</strong> arrêtés de police relatifs aux mœurs furent rapportés<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> prétexte qu'ils entravaient la « liberté de la femme.»<br />

Le drapeau r<strong>ou</strong>ge fut ensuite arboré sur la t<strong>ou</strong>r de Sainte-<br />

Geneviève.<br />

Paris était bloqué et manquait de vivres ainsi que de com­<br />

bustib<strong>le</strong>.<br />

Le manque de charbon entraîna bientôt l'absence de gaz, de<br />

sorte que pendant la nuit <strong>le</strong>s rues étaient plongées dans une<br />

obscurité complète, ce qui rendait la vil<strong>le</strong> si<strong>le</strong>ncieuse et morne ;<br />

mais pendant <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s excès de t<strong>ou</strong>te sorte allaient <strong>le</strong>ur<br />

train.<br />

Aucune maison dans l'aisance n'était à l'abri <strong>du</strong> pillage, il<br />

suffisait d'accuser <strong>le</strong> chef de la famil<strong>le</strong> d'être l'ennemi des<br />

communards p<strong>ou</strong>r qu'il fût <strong>condamné</strong> à voir ses biens confis­<br />

qués.<br />

Par un acte de vengeance et de barbarie stupide, l'hôtel de<br />

M. Thiers fut pillé et ré<strong>du</strong>it en cendres.<br />

On força la Banque de France à s<strong>ou</strong>scrire des emprunts suc­<br />

cessifs qui s'é<strong>le</strong>vèrent bientôt à plus de six millions de francs.<br />

On tira de la même manière plus de deux millions des<br />

compagnies de chemins de fer.<br />

T<strong>ou</strong>t cela s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> prétexte de solder la garde nationa<strong>le</strong>.<br />

Dans une anarchie pareil<strong>le</strong> il n'y a rien d'étonnant que <strong>le</strong>s<br />

haines privées prissent <strong>le</strong> masque de la politique p<strong>ou</strong>r se satis­<br />

faire.


— 1344 —<br />

Du reste, dans des moments semblab<strong>le</strong>s la populace perd <strong>le</strong><br />

sens moral et suit aveuglément ses appétits.<br />

Enivrés par <strong>le</strong>ur succès, par la haine et par <strong>le</strong>s liqueurs, <strong>le</strong>s<br />

communards se porteront à des excés que la plume se refuse à<br />

décrire.<br />

De même que la mère Salviat s'était mise à la tête d'une<br />

bande de mégères, Baptiste s<strong>ou</strong> fils con<strong>du</strong>isait une bande de<br />

mauvais sujets comme lui qui l'avaient pris p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur chef.<br />

Un j<strong>ou</strong>r que ces bandes s'étaient surt<strong>ou</strong>t distinguées par <strong>le</strong>ur<br />

brutalité et <strong>le</strong>ur vio<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong> comte de St-Etienne se tenait à une<br />

des fenêtres <strong>du</strong> premier étage de son hôtel, et considérait d'un<br />

air sombre la f<strong>ou</strong><strong>le</strong> qui passait en h<strong>ou</strong>rlant au-dess<strong>ou</strong>s de lui.<br />

Le comte était dans la consternation.<br />

L'empire venait de s'écr<strong>ou</strong><strong>le</strong>r.<br />

La dynastie napoléonnienne avait été déclarée déchue à t<strong>ou</strong>t<br />

jamais, et la s<strong>ou</strong>rce de revenus à laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> comte avait<br />

puisé jusque là d'une main infatigab<strong>le</strong> se tr<strong>ou</strong>vait tarie sans<br />

espoir.<br />

Malgré t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> luxe qu'avait déployé <strong>le</strong> comte de St-Etienne,<br />

sa fortune personnel<strong>le</strong> n'était pas considérab<strong>le</strong>.<br />

Il avait, s<strong>ou</strong>s l'empire, tr<strong>ou</strong>vé des ress<strong>ou</strong>rces pécuniaires<br />

considérab<strong>le</strong>s dans ses fonctions de membre <strong>du</strong> « cabinet noir»<br />

et dans, <strong>le</strong>s missions qui s'y rattachaient.<br />

Mais t<strong>ou</strong>t cela était passé!<br />

L'effondrement <strong>du</strong> régime impérial était <strong>le</strong> signal de la ruine<br />

<strong>du</strong> comte.<br />

A ce moment il ne lui restait p<strong>ou</strong>r ainsi dire plus rien que<br />

l'hôtel qu'il habitait.<br />

C'était sans d<strong>ou</strong>te une demeure somptueuse, meublée avec<br />

luxe, mais que pesait cela dans la balance avec laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

comte avait jusque là mesuré ses dépenses?<br />

Tel<strong>le</strong>s étaient <strong>le</strong>s réf<strong>le</strong>xions dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il était plongé<br />

au moment dont n<strong>ou</strong>s parlons.


— 1345 —<br />

Le chant de la Marseillaise qui retentissait à ses oreil<strong>le</strong>s<br />

n'était pas fait p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> calmer et ad<strong>ou</strong>cir ses s<strong>ou</strong>cis.<br />

S<strong>ou</strong>dain la masse d'indivi<strong>du</strong>s qui passait dans la rue sembla<br />

s'arrêter.<br />

Pris d'un sinistre pressentiment <strong>le</strong> comte se rejeta vivement<br />

en arrière et referma la fenêtre.<br />

Puis il se posta derrière <strong>le</strong> rideau afin de voir ce qui se passait<br />

sans être vu de la rue.<br />

S<strong>ou</strong>dain il pâlit.<br />

11 ne savait s'il devait en croire ses oreil<strong>le</strong>s.<br />

Son nom venait d'être prononcé par quelques voix criardes<br />

et avinées.<br />

Il d<strong>ou</strong>tait cependant encore.<br />

Mais une pierre lancée avec force, et qui vint briser un carreau<br />

de la fenêtre auprès de laquel<strong>le</strong> il se tr<strong>ou</strong>vait, lui donna<br />

la certitude que c'était bien à lui que s'adressait cette manifestation<br />

et <strong>le</strong>s clameurs de cette populace.<br />

Prenant rapidement une résolution, et décidé à vendre chèrement<br />

sa vie, <strong>le</strong> comte s'avança vers la cheminée et prit un<br />

revolver à chaque main. Puis s'étant assuré que <strong>le</strong>s armes<br />

étaient chargées, il attendit.<br />

<strong>Les</strong> clameurs de la populace continuaient.<br />

— Holà!... vociférait une voix braillarde, voyons, monsieur<br />

<strong>le</strong> comte !... montre un peu ta figure !<br />

— Oui. répondait un autre, mets donc <strong>le</strong> nez à la fenêtre!<br />

— Enfoncez-la porte! clamait un troisième; brisez <strong>le</strong>s fenêtres<br />

!<br />

— A bas l'assassin !<br />

Et ainsi de suite.<br />

Cependant, cette dernière apostrophe fit faire un m<strong>ou</strong>vement<br />

involontaire au comte.<br />

P<strong>ou</strong>rquoi l'appelait-on assassin?<br />

Lui,.... <strong>le</strong> nob<strong>le</strong> comte !...<br />

Le tumulte croissait dans la rue.<br />

101


— 1346 —<br />

La populace venait de se ruer contre la porte de l'hôtel, qui<br />

céda bientôt à des c<strong>ou</strong>ps de hache red<strong>ou</strong>blés.<br />

<strong>Les</strong> domestiques, rassemblés dans <strong>le</strong> vestibu<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>lurent<br />

faire un simulacre de résistance, mais ils furent emportés par<br />

<strong>le</strong> flot humain qui passait, comme une feuil<strong>le</strong> morte que <strong>le</strong> vent<br />

chasse devant lui.<br />

Ce flot envahit bientôt t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> rez-de-chaussée et la f<strong>ou</strong><strong>le</strong> hurlante<br />

et avinée, commença à monter <strong>le</strong> grand escalier.<br />

Une minute plus tard, la porte <strong>du</strong> petit salon dans <strong>le</strong>quel se<br />

tr<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong> comte, fut brusquement <strong>ou</strong>verte, et une bande d'indivi<strong>du</strong>s<br />

de mauvaise mine et de femmes c<strong>ou</strong>vertes de haillons<br />

pénétra dans la pièce.<br />

<strong>Les</strong> s<strong>ou</strong>liers b<strong>ou</strong>eux et éculés de ces gens laissaient sur <strong>le</strong><br />

tapis des traces de <strong>le</strong>ur passage, et plusieurs d'entre eux<br />

s'étaient, sans façon, assis dans <strong>le</strong>s fauteuils dorés et garnis de<br />

vel<strong>ou</strong>rs qui se tr<strong>ou</strong>vaient là.<br />

— Que demandez-v<strong>ou</strong>s ? demanda <strong>le</strong> comte à ces personnages<br />

étrangers, et dont la mise et l'allure contrastaient d'une manière<br />

étrange avec <strong>le</strong> luxe qui <strong>le</strong>s ent<strong>ou</strong>raient.<br />

— Ce que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons ? répondit celui qui se tr<strong>ou</strong>vait <strong>le</strong><br />

plus rapproché,... n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons t<strong>ou</strong>t simp<strong>le</strong>ment voir de près<br />

la demeure d'un comte bonapartiste !<br />

— Canail<strong>le</strong> !... fit <strong>le</strong> comte à demi-voix et <strong>le</strong>s dents serrées<br />

par la colère.<br />

—Canail<strong>le</strong> toi-même ! fit un autre indivi<strong>du</strong> de tail<strong>le</strong> colossa<strong>le</strong><br />

en faisant un pas en avant.<br />

Et avant que <strong>le</strong> comte pût faire un m<strong>ou</strong>vement il avait été<br />

désarmé.<br />

Il se tr<strong>ou</strong>vait maintenant sans défense, en face d'une multitude<br />

affolée et qui ne respirait que <strong>le</strong> pillage.<br />

Ayant jeté un regard sur <strong>le</strong> colosse qui venait de <strong>le</strong> désarmer<br />

avec tant d'habi<strong>le</strong>té il <strong>le</strong> reconnut car il s'écria :<br />

— Comment !.... toi ici ?<br />

Cet homme n'était autre que Gaspard <strong>le</strong> borgne, <strong>ou</strong> si l'on


— 1347 —<br />

aime mieux Mac-Bell, l'Ecossais, qui avait maintes fois mis sa<br />

force et sa scélératesse au service <strong>du</strong> comte de St Etienne.<br />

— Oui !.... repartit Mac-Bell, c'est moi,.... oh!.... c'est vrai que<br />

n<strong>ou</strong>s sommes d'anciennes connaissances.<br />

Le comte eut un geste de dignité offensée.<br />

Mais au même moment il recula terrifié en voyant s'avancer<br />

la mère Salviat.<br />

— Eh! monsieur <strong>le</strong> comte, fit la vieil<strong>le</strong> en ricanant,....<br />

n'avez-v<strong>ou</strong>s donc pas bien <strong>du</strong> plaisir à retr<strong>ou</strong>ver d'anciennes<br />

connaissances ?<br />

— Je ne v<strong>ou</strong>s connais pas !.... v<strong>ou</strong>lut balbutier <strong>le</strong> comte.<br />

— Ho !.... avez-v<strong>ou</strong>s donc la mémoire si c<strong>ou</strong>rte?.... Avez-v<strong>ou</strong>s<br />

donc déjà <strong>ou</strong>blié que c'est moi qui v<strong>ou</strong>s ai f<strong>ou</strong>rni certain breuvage<br />

que v<strong>ou</strong>s destiniez, je crois, à la comtesse<br />

— Taisez-v<strong>ou</strong>s, vieil<strong>le</strong> sorcière ! cria <strong>le</strong> comte au comb<strong>le</strong> de<br />

l'ép<strong>ou</strong>vante.<br />

— Oui.... <strong>ou</strong>i !.... reprit la mégère en agitant ses bras longs<br />

et décharnés,.... je v<strong>ou</strong>s comprends,.... v<strong>ou</strong>s n'aimez pas qu'on<br />

v<strong>ou</strong>s rappel<strong>le</strong> vos anciennes infamies !<br />

En entendant ces paro<strong>le</strong>s la fureur <strong>du</strong> comte atteignit son<br />

paroxysme et il se précipita la main <strong>le</strong>vée sur la mère Salviat<br />

dans l'intention de la terrasser.<br />

Mais Baptiste qui se tr<strong>ou</strong>vait derrière Mac-Bell fit un pas en<br />

avant et rep<strong>ou</strong>ssa <strong>le</strong> comte avec une vio<strong>le</strong>nce tel<strong>le</strong> que ce<br />

dernier r<strong>ou</strong>la en arrière.<br />

— Misérab<strong>le</strong> assassin !.... lui cria ensuite Baptiste; <strong>le</strong> moment<br />

est venu d'expier t<strong>ou</strong>s tes crimes.<br />

Le comte v<strong>ou</strong>lut se re<strong>le</strong>ver.<br />

Mais <strong>le</strong>s cris de « à bas l'assassin » commencèrent à se faire<br />

entendre dans la f<strong>ou</strong><strong>le</strong> qui envahissait l'appartement.<br />

T<strong>ou</strong>te résistance était vaine.<br />

Dix bras s'abaissèrent p<strong>ou</strong>r s'emparer <strong>du</strong> comte dont la<br />

terreur allait croissant.<br />

La vieil<strong>le</strong> Salviat ne cessait d'enc<strong>ou</strong>rager <strong>le</strong>s hommes.


— 1348 —<br />

El<strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rut <strong>ou</strong>vrir la fenêtre et montrant la rue, el<strong>le</strong> cria :<br />

— Jetez-<strong>le</strong> en bas!.... qu'il meure comme un chien!.... A<br />

mort cet infâme qui a tué sa femme <strong>innocent</strong>e !....<br />

— A mort l'assassin ! répétèrent ces forcenés qui ne cher­<br />

chaient qu'un prétexte p<strong>ou</strong>r ass<strong>ou</strong>vir <strong>le</strong>ur soif de carnage.<br />

En moins de temps qu'il n'en faut p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> raconter <strong>le</strong> comte<br />

fut saisi et jeté par la fenêtre.<br />

Deux secondes plus tard il se r<strong>ou</strong>lait sur <strong>le</strong> pavé dans <strong>le</strong>s<br />

dernières convulsions de l'agonie.<br />

Sa tête avait porté sur une des marches qui se tr<strong>ou</strong>vaient<br />

au-devant de la porte d'entrée et il avait <strong>le</strong> crâne fracassé.<br />

Alors <strong>le</strong> pillage commença, <strong>le</strong>s rideaux et <strong>le</strong>s riches tentures<br />

furent lacérés, <strong>le</strong>s meub<strong>le</strong>s furent mis en pièces.<br />

Un quart d'heure plus tard cette habitation si somptueuse<br />

offrait <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> désolant d'une maison dévastée de fond en<br />

comb<strong>le</strong>.<br />

<strong>Les</strong> hommes de la bande étaient descen<strong>du</strong>s dans <strong>le</strong>s caves et<br />

y avait t<strong>ou</strong>t saccagé, puis quand ils furent rassasiés de boire ils<br />

se rendirent à la rue et y reprirent <strong>le</strong>ur r<strong>ou</strong>te en chantant.<br />

Pendant ce temps <strong>le</strong>s femmes étaient demeurées dans l'hôtel<br />

et y continuaient <strong>le</strong>ur œuvre de destruction.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment la mère Salviat dit aux autres femmes<br />

qui l'accompagnaient :<br />

— Savez-v<strong>ou</strong>s maintenant ce que n<strong>ou</strong>s allons faire?.... Il me<br />

vient une bel<strong>le</strong> idée ! il n<strong>ou</strong>s faut faire un feu de joie ! V<strong>ou</strong>s<br />

al<strong>le</strong>z voir comme t<strong>ou</strong>t cela va flamber !....<br />

joie.<br />

Cette proposition fut accueillie avec des hur<strong>le</strong>mements de<br />

Ces furies étaient de ces malheureuses qui avaient employé<br />

<strong>le</strong>urs dernières provisions de pétro<strong>le</strong> p<strong>ou</strong>r incendier <strong>le</strong>s maisons<br />

des riches.<br />

Ces femmes avaient reçu <strong>le</strong> surnom de « pétro<strong>le</strong>uses.»<br />

Deux d'entr'el<strong>le</strong>s sortirent en c<strong>ou</strong>rant p<strong>ou</strong>r chercher de quoi<br />

alimenter <strong>le</strong> feu.


— 1349 —<br />

El<strong>le</strong>s revinrent avec de la pail<strong>le</strong> et deux petits bidons rem­<br />

plis d'hui<strong>le</strong> minéra<strong>le</strong>, el<strong>le</strong>s en arrosèrent <strong>le</strong> parquet et <strong>le</strong>s meu­<br />

b<strong>le</strong>s de l'hôtel, puis sortirent à la rue.<br />

Seu<strong>le</strong> la mère Salviat demeura, et ayant allumé un b<strong>ou</strong>chon<br />

de pail<strong>le</strong> el<strong>le</strong> mit <strong>le</strong> feu aux rideaux et aux meub<strong>le</strong>s, puis el<strong>le</strong><br />

prit la fuite à son t<strong>ou</strong>r.<br />

El<strong>le</strong> arrivait à peine à la rue qu'un jet de flamme accompa­<br />

gné d'une épaisse fumée sortait par la fenêtre par laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

comte de St-Etienne avait été précipité peu d'instants aupara­<br />

vant.<br />

A cette vue, <strong>le</strong>s pétro<strong>le</strong>uses p<strong>ou</strong>ssèrent des hur<strong>le</strong>ments de<br />

contentement.<br />

Puis se prenant par la main, el<strong>le</strong>s se mirent à danser en<br />

rond.<br />

Au b<strong>ou</strong>t d'un moment, l'hôtel était en flammes et <strong>le</strong> tocsin<br />

donnait l'alarme, annonçant ainsi que <strong>le</strong>s pétro<strong>le</strong>uses venaient<br />

de commettre un n<strong>ou</strong>vel attentat.<br />

Jetons un voi<strong>le</strong> sur ces scènes dignes de l'époque la plus<br />

reculée de la barbarie.<br />

CHAPITRE xxx<br />

Epilogue.<br />

Il y avait des semaines que la lutte entre la tr<strong>ou</strong>pe régulière<br />

et <strong>le</strong>s communards <strong>du</strong>rait lorsque un beau j<strong>ou</strong>r, <strong>le</strong> 21 mai,


— 1350 —<br />

Mac-Mahon entra dans Paris avec une armée de 80,000 hommes.<br />

Cependant, ce ne fut que huit j<strong>ou</strong>rs plus tard que <strong>le</strong> calme<br />

et l'ordre purent être rétablis dans la capita<strong>le</strong>.<br />

Outre une f<strong>ou</strong><strong>le</strong> de maisons particulières, <strong>le</strong>s Tui<strong>le</strong>ries, une<br />

partie <strong>du</strong> L<strong>ou</strong>vre, <strong>du</strong> Luxemb<strong>ou</strong>rg, et <strong>du</strong> Palais-Royal, l'Elysée,<br />

<strong>le</strong> bâtiment <strong>du</strong> Conseil d'Etat, de la Légion d'honneur, <strong>le</strong><br />

ministère de la Justice, celui des Finances, l'Hôtel de vil<strong>le</strong> et la<br />

préfecture de police, avaient été ré<strong>du</strong>its en cendres.<br />

Paris présentait un aspect funèbre.<br />

<strong>Les</strong> rues étaient c<strong>ou</strong>vertes de débris de t<strong>ou</strong>te sorte et <strong>le</strong>s<br />

habitations remplies de malades et de b<strong>le</strong>ssés.<br />

N<strong>ou</strong>s avons laissé Cé<strong>le</strong>ste sur <strong>le</strong> seuil de la porte de sa<br />

chambre qu'el<strong>le</strong> venait d'<strong>ou</strong>vrir en p<strong>ou</strong>ssant une exclamation<br />

qui lui était arrachée par <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> inatten<strong>du</strong> qui se présentait<br />

à ses regards.<br />

C'était une exclamation de bonheur.... de joie indicib<strong>le</strong>:<br />

— Mon père !... Arthur !...<br />

El<strong>le</strong> ne put en dire davantage.<br />

Ses yeux se voilèrent et el<strong>le</strong> tomba dans <strong>le</strong>s bras de son père<br />

et de son fiancé qui étaient acc<strong>ou</strong>ru à sa rencontre.<br />

Cette transition si brusque lui fit une impression tel<strong>le</strong>ment<br />

vio<strong>le</strong>nte qu'el<strong>le</strong> perdit connaissance.<br />

El<strong>le</strong> fut placée sur un canapé, et après que <strong>le</strong>s deux hommes<br />

se furent empressés de la ranimer, el<strong>le</strong> r<strong>ou</strong>vrit <strong>le</strong>s yeux, un<br />

léger incarnat se répandit sur son charmant visage, et el<strong>le</strong><br />

murmura faib<strong>le</strong>ment :<br />

— Est-ce possib<strong>le</strong>?... V<strong>ou</strong>s m'êtes ren<strong>du</strong>s t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s deux!...<br />

— Oui,... ma chère enfant,... dit Maurice en serrant sa<br />

fil<strong>le</strong> sur son cœur; ...<strong>ou</strong>i, Dieu n<strong>ou</strong>s a de n<strong>ou</strong>veau réunis!...<br />

Cé<strong>le</strong>ste se mit sur son séant, puis el<strong>le</strong> se <strong>le</strong>va en s'appuyant


— 1351 —<br />

sur <strong>le</strong> bras d'Arthur qui la con<strong>du</strong>isit vers la porte de la chambre<br />

contigue en lui disant :<br />

— Cé<strong>le</strong>ste,... viens,... je veux te montrer celui qui a sauvé<br />

ton père et ton fiancé d'une mort certaine.<br />

Ayant <strong>ou</strong>vert la porte, il montra à la jeune fil<strong>le</strong> un vieillard<br />

qui était c<strong>ou</strong>ché dans un lit et dont <strong>le</strong> front était rec<strong>ou</strong>vert d'un<br />

bandeau sanglant.<br />

Ce b<strong>le</strong>ssé respirait avec difficulté et il était faci<strong>le</strong> de voir que<br />

ses heures étaient comptées.<br />

Cé<strong>le</strong>ste eut un m<strong>ou</strong>vement d'ép<strong>ou</strong>vante.<br />

— Grand Dieu !... fit-el<strong>le</strong>, ce pauvre homme est b<strong>le</strong>ssé !...<br />

Et el<strong>le</strong> regarda Maurice et Arthur d'un air interrogateur.<br />

Son père lui répondit :<br />

— Mon, enfant,... c'est encore une victime des communards...<br />

Un de ces misérab<strong>le</strong>s a lancé au front de cet homme<br />

une pierre qui lui a fait une horrib<strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssure.<br />

— C'est affreux !<br />

— C'était Mac-Bell, murmura d'une voix faib<strong>le</strong> <strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssé qui<br />

n'était autre que <strong>Blondel</strong>, <strong>le</strong> père de Maurice.<br />

Puis il aj<strong>ou</strong>ta, en regardant son fils.<br />

— Je l'ai parfaitement reconnu.<br />

Cé<strong>le</strong>ste n'avait pas enten<strong>du</strong> ces derniers mots.<br />

— Quel est cet homme? demanda-t-el<strong>le</strong> en s'adressant à<br />

son pére,... quel est celui à qui je dois la vie de ceux qui me<br />

sont <strong>le</strong>s plus chers au monde ?<br />

Maurice jeta sur <strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssé un regard empreint d'une affection<br />

vive et profonde.<br />

— Tu veux savoir quel est cet homme, répondit-il,... c'est...<br />

— Mon nom est sir Harris, dit <strong>le</strong> b<strong>le</strong>ssé d'une voix plus<br />

forte en interrompant Maurice et en lui jetant un c<strong>ou</strong>p-d'oeil<br />

d'intelligence.<br />

Maurice n'osa pas contredire <strong>le</strong> m<strong>ou</strong>rant.<br />

Alors Cé<strong>le</strong>ste s'approcha <strong>du</strong> lit, et tombant à gen<strong>ou</strong>x, el<strong>le</strong> dit<br />

d'une voix émue :


— 1352 —<br />

— Sir Harris!... nob<strong>le</strong> cœur?... c'est à v<strong>ou</strong>s que je dois de<br />

revoir mon père et mon fiancé!... que puis-je faire p<strong>ou</strong>r<br />

v<strong>ou</strong>s témoigner ma reconnaissance?<br />

— Ma fil<strong>le</strong>!... murmura <strong>Blondel</strong> d'une voix affaiblie, je n'ai<br />

pas droit à ta reconnaissance... Le peu de bien que j'ai fait n'est<br />

rien en comparaison de t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> mal que j'ai causé pendant ma<br />

vie...<br />

— Oh!... s'écria Maurice.<br />

<strong>Blondel</strong> lui fit signe de se taire.<br />

— Mes heures sont comptées, reprit-il en parlant <strong>le</strong>ntement<br />

et avec gravité, c'est <strong>le</strong> moment où un moribond doit dire t<strong>ou</strong>te<br />

la vérité;... j'ai sur la conscience bien des fautes, des fautes<br />

graves,... cependant j'espère <strong>le</strong>s avoir expiées!.. j'espère que<br />

Dieu sera clément !<br />

tête.<br />

— Donnez-moi votre bénédiction. dit Cé<strong>le</strong>ste en c<strong>ou</strong>rbant la<br />

<strong>Blondel</strong> posa ses deux mains sur la tête de la jeune fil<strong>le</strong> qui<br />

sanglotait, et dit en regardant Maurice :<br />

— Ma fil<strong>le</strong>,... que Dieu te bénisse,.. toi et t<strong>ou</strong>s ceux qui te<br />

sont si chers !... je meurs content... car j'ai sauvé mon... j'ai<br />

sauvé ton père et ton fiancé !<br />

Dominé par l'émotion, Maurice se laissa aussi tomber à<br />

gen<strong>ou</strong>x en p<strong>le</strong>urant.<br />

— Donne-moi aussi ta bénédiction! dit il.<br />

Sans répondre un mot, <strong>Blondel</strong> posa une de ses mains sur la<br />

tête de Maurice pendant qu'il tendait l'autre à Arthur qui y colla<br />

ses lèvres en murmurant :<br />

— Oh!.,, mon sauveur !...<br />

Puis, <strong>Blondel</strong> ayant jeté un dernier regard vers ceux qui l'en­<br />

t<strong>ou</strong>raient, comme p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>ur donner un dernier adieu, il p<strong>ou</strong>ssa<br />

un profond s<strong>ou</strong>pir et s'affaissa d<strong>ou</strong>cement sur l'oreil<strong>le</strong>r.<br />

Il venait de rendre l'âme.<br />

Aut<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> corps de l'ancien forçat était agen<strong>ou</strong>illés trois<br />

nob<strong>le</strong>s cœurs qui murmuraient une fervente prière.


<strong>Blondel</strong> m<strong>ou</strong>rant bénit <strong>le</strong>s siens.


— 1353 —<br />

Maurice fut <strong>le</strong> premier qui rec<strong>ou</strong>vra un peu de sang-froid, il<br />

se <strong>le</strong>va et recon<strong>du</strong>isit Cé<strong>le</strong>ste hors de la chambre mortuaire.<br />

El<strong>le</strong> avait besoin de repos et de calme, et il n'était pas possib<strong>le</strong><br />

de lui raconter maintenant par quel enchaînement de circonstances<br />

son père et son fiancé avaient disparu et lui avaient<br />

été ren<strong>du</strong>s d'une manière aussi mystérieuse.<br />

Maurice avait rappelé ses serviteurs, et au b<strong>ou</strong>t de vingt-quatre<br />

heures, la maison avait repris son aspect acc<strong>ou</strong>tumé.<br />

Quand Cé<strong>le</strong>ste fut complétement rétablie, son père lui raconta<br />

comment <strong>le</strong> vieillard qu'el<strong>le</strong> avait vu m<strong>ou</strong>rir, avait pu, avec <strong>le</strong><br />

sec<strong>ou</strong>rs de Laposto<strong>le</strong>, Sidi-Addar, habiter pendant un temps<br />

assez long dans <strong>le</strong>s égoûts de la capita<strong>le</strong>, et grâce à sa connaissance<br />

de cette partie de la vil<strong>le</strong>, se tenir au c<strong>ou</strong>rant de t<strong>ou</strong>t ce<br />

qui se passait relativement à Arthur et à Maurice.<br />

En attendant ce récit, la jeune fil<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait en croire ses<br />

oreil<strong>le</strong>s.<br />

Malgré t<strong>ou</strong>t son bonheur, el<strong>le</strong> ne p<strong>ou</strong>vait s'empêcher d'épr<strong>ou</strong>ver<br />

un sentiment d'inquiétude en pensant à Beauf<strong>le</strong>ury.<br />

El<strong>le</strong> parla un j<strong>ou</strong>r de ce sentiment à Arthur qui lui dit :<br />

— Rassure-toi, ma chère Cé<strong>le</strong>ste, la Providence s'est chargée<br />

de punir ce misérab<strong>le</strong>. Il est tombé entre <strong>le</strong>s mains des Prussiens<br />

qui l'ont fusillé comme espion.<br />

— Oh! mon Dieu ! fit Cé<strong>le</strong>ste d'un air de commisération.<br />

La jeune fil<strong>le</strong> avait un si nob<strong>le</strong> cœur que malgré t<strong>ou</strong>t ce que<br />

Beauf<strong>le</strong>ury lui avait fait s<strong>ou</strong>ffrir, el<strong>le</strong> épr<strong>ou</strong>vait un sentiment<br />

de pitié en pensant à la mort affreuse de cet homme.<br />

Mais Dieu est juste et la punition des méchants ne se fait<br />

jamais attendre.<br />

N<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons dire deux mots de Laposto<strong>le</strong> et d'Alfred.<br />

Le premier tomba en défendant Paris.<br />

Quant à Alfred il fut ramené en France avec d'autres <strong>condamné</strong>s<br />

p<strong>ou</strong>r être incorporés dans <strong>le</strong>s Turcos et al<strong>le</strong>r se battre<br />

contre <strong>le</strong>s Prussiens.<br />

B<strong>le</strong>ssé dans une batail<strong>le</strong> sur la Loire il resta sur <strong>le</strong> champ de


— 1354 —<br />

batail<strong>le</strong> et fut massacré pendant la nuit par <strong>le</strong>s pillards qui<br />

allaient dép<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s cadavres.<br />

Lui aussi avait tr<strong>ou</strong>vé sa punition.<br />

Depuis <strong>le</strong> j<strong>ou</strong>r où Rose Elvédy s'était vue renier par son<br />

frère el<strong>le</strong> avait per<strong>du</strong> t<strong>ou</strong>t espoir de rec<strong>ou</strong>vrer sa liberté. Sa<br />

santé eh fut affectée d'une manière sérieuse et el<strong>le</strong> devint de<br />

j<strong>ou</strong>r en j<strong>ou</strong>r plus mauvaise. El<strong>le</strong> était atteinte de la poitrine et<br />

six mois plus tard el<strong>le</strong> rendait <strong>le</strong> dernier s<strong>ou</strong>pir.<br />

Maurice respecta <strong>le</strong> désir de son père qui avait v<strong>ou</strong>lu m<strong>ou</strong>rir<br />

s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> nom de sir Harris.<br />

Jamais Cé<strong>le</strong>ste ne sut que ce vieillard était son grand-père,<br />

mais el<strong>le</strong> ne pensa jamais à lui qu'avec respect et reconnais­<br />

sance.<br />

Quand <strong>le</strong> mariage des deux jeunes gens eut été célébré il fut<br />

décidé que t<strong>ou</strong>te la famil<strong>le</strong> quitterait Paris et la France p<strong>ou</strong>r<br />

al<strong>le</strong>r vivre dans <strong>le</strong> sud de l'Ang<strong>le</strong>terre et tâcher d'y <strong>ou</strong>blier <strong>le</strong>s<br />

s<strong>ou</strong>ffrances passées.


CHAPITRE I.<br />

» II.<br />

III.<br />

» IV.<br />

» V.<br />

» VI.<br />

VII.<br />

» VIII<br />

IX<br />

» X.<br />

» XI.<br />

» XII.<br />

» XIII.<br />

» XIV.<br />

» XV.<br />

TABLE DES CHAPITRES<br />

XVI.<br />

XVII.<br />

XVIII.<br />

» XIX.<br />

XX.<br />

» XXI,<br />

» XXII.<br />

PREMIÈRE PARTIE<br />

Pages.<br />

La mort <strong>du</strong> comte de Burty . . . . 3<br />

<strong>Les</strong> gendarmes . . . . . . . . 22<br />

Le ret<strong>ou</strong>r <strong>du</strong> galérien . . . . . . 40<br />

La vengeance de Salviat 51<br />

Un héros <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> 61<br />

Comment on s'évade <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> . . . 73<br />

La taverne <strong>du</strong> « Cruchon. » . 87<br />

Un déjeuner de garçon 98<br />

La maison de M. Michaud 114<br />

Miche<strong>le</strong>tte 127<br />

Le b<strong>ou</strong>rreau <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> 138<br />

La « chaîne. » . 152<br />

L'am<strong>ou</strong>r de Lucienne 164<br />

Une partie de bezigue 176<br />

Deux cent mil<strong>le</strong> francs en bil<strong>le</strong>ts de<br />

banque 188<br />

Pauvre Lucienne 200<br />

Un c<strong>ou</strong>p<strong>le</strong> bien assorti 211<br />

La soeur d'Eugène Salviat 223<br />

La rue de la « Femme sans tête. » 235<br />

Le coiffeur Barig<strong>ou</strong>l 248<br />

Le testament <strong>du</strong> comte de Burty, . . 260<br />

L'arrestation 275


CHAPITRE XXIII.<br />

» XXIV.<br />

XXV.<br />

XXVI.<br />

» XXVII.<br />

» XXVIII.<br />

» XXIX.<br />

» XXX.<br />

» XXXI.<br />

» XXXII.<br />

» XXXIII.<br />

» XXXIV.<br />

» XXXV.<br />

» XXXVI.<br />

» XXXVII<br />

» XXXVIII.<br />

XXXIX.<br />

XL.<br />

XLI.<br />

» XLII.<br />

CHAPITRE I.<br />

II.<br />

III.<br />

» IV.<br />

» V.<br />

» VI.<br />

—1356 —<br />

Pages,<br />

T<strong>ou</strong>lon. — Valnoir. . . . . . . 285<br />

L'accident 301<br />

L'hôpital <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> 314<br />

Célébrités <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> 336<br />

Exécution d'un forçat 355<br />

Le cimetière 364<br />

Le papa Fichet. 375<br />

Le cachot <strong>du</strong> <strong>bagne</strong> 381<br />

L'interrogatoire 397<br />

La promenade en mer 423<br />

Un dernier regard dans <strong>le</strong> <strong>bagne</strong>...........................435<br />

<strong>Blondel</strong> disparaît 446<br />

L'î<strong>le</strong> <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> 458<br />

Le naufrage 471<br />

Le radeau 486<br />

<strong>Les</strong> Indiens 500<br />

La plantation 510<br />

F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert 520<br />

Le prisonnier 533<br />

L'î<strong>le</strong> des Serpents 542<br />

DEUXIÈME PARTIE<br />

Jambo 549<br />

Valnoir 559<br />

Le complot 572<br />

La chasse au tigre 587<br />

Le guet-apens 601<br />

<strong>Les</strong> Apaches 607


— 1357 —<br />

Pages.<br />

CHAPITRE VII. Le lasso 616<br />

» VIII.. Le jugement 632<br />

» IX. Tupa 647<br />

» X. Arrestation de Précigny et de Mac-Bell................ 655<br />

» XL La séparation 662<br />

» XII. A Cayenne 686<br />

» XIII. Le bannissement volontaire ......................................... 701<br />

» XIV. Projets de vengeance 717<br />

» XV. La rencontre 732<br />

» XVI. Le piége 746<br />

» XVII. Un crime de plus 758<br />

» XVIII. Le saut, <strong>du</strong> Diab<strong>le</strong> 767<br />

» XIX. F<strong>le</strong>ur-<strong>du</strong>-Désert meurt 773<br />

A XX. Le ret<strong>ou</strong>r au pays 786<br />

» XXI. Le « Champ <strong>du</strong> crime. » 790<br />

» XXII. Une reine de théâtre 803<br />

» XXIII. Cé<strong>le</strong>ste 819<br />

» XXIV. Un j<strong>ou</strong>rnaliste parisien 834<br />

» XXV. La chapel<strong>le</strong> de la r<strong>ou</strong>te de Meudon................ 847<br />

» XXVI. Le comte et la comtesse de Saint-Etienne...... 862<br />

» XXVII. Le sorcier de la rue Saint-Antoine.................... 880<br />

XXVIII. A R<strong>ou</strong>en 900<br />

XXIX. Une soirée intime chez <strong>le</strong> comte de Saint-<br />

Etienne 913<br />

» XXX. Jean l'incendiaire . 931<br />

».......XXXI. Mort de Précigny 982


— 1358 —<br />

TROISIÈME PARTIE<br />

Pages<br />

CHAPITRE I. Beauf<strong>le</strong>ury chez <strong>le</strong> magicien................................ 971<br />

II. Alfred et <strong>le</strong> docteur Amy 979<br />

» III. La famil<strong>le</strong> Godineau 99S<br />

» IV. Affaires intimes d'un ministre........................1O1O<br />

» V. La mère Salviat 1023<br />

» VI. Alfred à R<strong>ou</strong>en 1043<br />

» VII. Mabil<strong>le</strong> 1068<br />

» VIII. Gaspard-<strong>le</strong>-Borgne 1080<br />

» IX. C<strong>ou</strong>p-d'œil rétrospectif 1092<br />

* X. La maison des f<strong>ou</strong>s 1109<br />

» XI. Une audience de Napoléon III...................... 1124<br />

» XII. La mère barboche ................................ 1143<br />

» XIII. La « pierre qui p<strong>le</strong>ure. » 1155<br />

» XIV. Le <strong>du</strong>el 1174<br />

» XV. Sur la piste 1196<br />

» XVI. Un bal à l'hospice des f<strong>ou</strong>s....................... 1207<br />

» XVII. Qui est <strong>le</strong> meurtrier? 1218<br />

XVIII. Paris s<strong>ou</strong>terrain . 1226<br />

» XIX. A Cayenne 1237<br />

» XX. Le comte de Saint-Etienne .................. 1242<br />

» XXI. Le « cabinet noir. » 1260<br />

» XXII. Arthur 1265<br />

» XXIII. Une déc<strong>ou</strong>verte 1279<br />

XXIV et XXV. La Fiancée 1286<br />

» XXVI. Sédan ................................................................. 1302<br />

» XXVII. La République 1308<br />

» XXVIII. Malheurs sur malheurs 1330<br />

» XXIX. La Commune 1338<br />

XXX. Epilogue 1349


ORDRE<br />

dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong>s gravures doivent être placées<br />

par <strong>le</strong> relieur.<br />

1.<br />

Pages.<br />

Ah! tu me croyais mort et tu v<strong>ou</strong>lais me vo<strong>le</strong>r ma<br />

fortune! 19—<br />

2. A gen<strong>ou</strong>x, <strong>ou</strong> je t'écrase! ...................................... 68—<br />

3. L'évasion 82—<br />

4. Pitié!... Joseph est <strong>innocent</strong>!. 128—<br />

5. Tentative d'assassinat sur Maurice Dubreuil ...................... 188—<br />

6. Monsieur! j'exige une réparation! 231—<br />

7. Sec<strong>ou</strong>rs inatten<strong>du</strong> 280—<br />

8. Transport de Joseph à l'hôpital 310—<br />

9. ... Il sait que tu es <strong>innocent</strong> 334—<br />

10. C'est ma pauvre mère ! 361—<br />

11. Marcel<strong>le</strong> est engl<strong>ou</strong>tie par <strong>le</strong>s flots 423—<br />

12. Au sec<strong>ou</strong>rs!... à l'assassin 449—<br />

13. Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne en danger de mort................... 500—<br />

14. OEil-de-Flamme banda son arc et visa 529—<br />

15. Miche<strong>le</strong>tte et Lucienne sauvées de l'î<strong>le</strong> des Serpents........... 556—<br />

16. Un faib<strong>le</strong> gémissement sortit de la poitrine de <strong>Blondel</strong>..........610—<br />

17. Maurice et Joseph tr<strong>ou</strong>vent la femme indienne Tupa............649 _<br />

18. Attaque de la plantation de <strong>Blondel</strong> par <strong>le</strong>s Apaches..............673—<br />

19. Trip<strong>le</strong> scélérat!... voici ta récompense! 700—<br />

20 Mac-Bell tomba en p<strong>ou</strong>ssant un hur<strong>le</strong>ment........................... 757—<br />

21. Le « Saut-<strong>du</strong>-Diab<strong>le</strong>. » 772—<br />

22. Cé<strong>le</strong>ste rep<strong>ou</strong>sse <strong>le</strong>s avances de Beauf<strong>le</strong>ury....................... 830—<br />

23 Arrière!... misérab<strong>le</strong>s bandits! 854—<br />

24 Amanda chez <strong>le</strong> sorcier Sidi-Addar 897—


— 1360 —<br />

Pages<br />

25. Ma fil<strong>le</strong>!... ma chère enfant ! 926—<br />

26. Beauf<strong>le</strong>ury essaie d'assassiner Sidi-Addar 976—<br />

27. La mère Salviat et ses pensionnaires 1027—<br />

28. Ecris... <strong>ou</strong> je te plonge ce c<strong>ou</strong>teau dans la gorge............... 1053—<br />

29. Mac-Bell venait de lui plonger son c<strong>ou</strong>teau dans la gorge 1107—<br />

30. Habil<strong>le</strong>z-v<strong>ou</strong>s et faites vite 1140—<br />

31. La disparition d'Arthur 1271—<br />

32. Beauf<strong>le</strong>ury arrêté comme espion 1305—<br />

33. Mort de <strong>Blondel</strong> . 1352—


LA VALLÉE-NOIRE<br />

Un habitant de la Brenne, en m'adressant des paro<strong>le</strong>s trop<br />

flatteuses, me demandait, il y a quelque temps, où je pre­<br />

nais la Vallée-Noire. Cette question me pique, je l'av<strong>ou</strong>e. Je<br />

viens dire aux gens de Mézières-en-Brenne, aussi bien qu'à<br />

ceux de la Châtre, où je prends la Vallée-Noire.<br />

El<strong>le</strong> fait partie de l'arrondissement de La Châtre; mais cet<br />

arrondissement s'étend plus loin, vers Eguzon et l'ancienne<br />

Marche. Là, <strong>le</strong> pays change tel<strong>le</strong>ment d'aspect, que c'est bien<br />

réel<strong>le</strong>ment un autre pays, une autre nature. La Vallée-Noire<br />

s'arrête par là à Cluis. De cette hauteur on plonge sur deux<br />

versants bien différents. L'un sombre de végétation, ferti<strong>le</strong>,<br />

profond et vaste, c'est la Vallée-Noire: l'autre maigre, on­<br />

<strong>du</strong>lé, semé d'étangs, de bruyères et de bois de châtaigniers.<br />

Ce pays-là est superbe aussi p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s yeux, mais superbe au­<br />

trement. C'est encore <strong>le</strong> ressort <strong>du</strong> tribunal de La Châtre,<br />

mais ce n'est plus la Vallée-Noire. Plus v<strong>ou</strong>s avancez vers <strong>le</strong><br />

Pin et <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rs de la Creuse et de la Gargi<strong>le</strong>sse , plus v<strong>ou</strong>s<br />

entrez dans la Suisse <strong>du</strong> Berry. La Vallée-Noire en est <strong>le</strong> bo­<br />

cage, comme la Brenne en est la Steppe.<br />

Si v<strong>ou</strong>s traversez cette vallée, qui comprend une grande<br />

partie de l'arrondissement de La Châtre, v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verez des


— 2 —<br />

détails; charmants à chaque pas. Mais ne v<strong>ou</strong>s étonnez p<strong>ou</strong>r­<br />

tant point, voyageurs exigeants, si v<strong>ou</strong>s avez à traverser cer­<br />

taines régions plates et nues. De loin, ces clairière fromen-<br />

ta<strong>le</strong>s mêlaient admirab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>ur grandes raies jaunes à la<br />

ver<strong>du</strong>re des prairies bocagères. De près, se tr<strong>ou</strong>vant presque<br />

de niveau avec de légers relèvements de terrain, el<strong>le</strong>s offrent<br />

peu d'horizon, peu d'ombrage, et l'on ne se croirait plus dans<br />

ce pays enchanté qu'on va bientôt retr<strong>ou</strong>ver. C'est qu'il est<br />

impossib<strong>le</strong> de ne pas traverser des veines de ce genre sur une<br />

aussi grande éten<strong>du</strong>e de terrain. La Vallée-Noire a, selon-moi,<br />

une quarantaine de lieues de superfice, quarante cinq à cin­<br />

quante mil<strong>le</strong> habitants, et une vingtaine de petites rivières<br />

formant affluents aux principa<strong>le</strong>s, qui sont l'Indre, la B<strong>ou</strong>-<br />

zanne, la Vauvre, et l'Igneraie.<br />

Ces c<strong>ou</strong>rants d'eau partent <strong>du</strong> sud, c'est-à-dire des limites<br />

é<strong>le</strong>vées <strong>du</strong> département de la Creuse, et viennent ab<strong>ou</strong>tir au<br />

pied des hauteurs de, Verneuil et de Corlay, p<strong>ou</strong>r se perdre<br />

plus loin dans <strong>le</strong>s brandes. Par <strong>le</strong>ur inclinaison naturel<strong>le</strong>, ils<br />

creusent et fécondent cette vallée riante et ferti<strong>le</strong>, où t<strong>ou</strong>t<br />

est semé sur des pians inégaux et on<strong>du</strong>lés. Si <strong>le</strong> voyageur<br />

veut bien me prendre p<strong>ou</strong>r guide, je lui conseil<strong>le</strong> de se faire<br />

d'abord une idée de l'ensemb<strong>le</strong> à Corlay <strong>ou</strong> à Vilchère, som­<br />

mets qui, par <strong>le</strong>s r<strong>ou</strong>tes de Châteaur<strong>ou</strong>x et d'Iss<strong>ou</strong><strong>du</strong>n, mar­<br />

quent l'entrée de ce paradis terrestre au sortir des tristes pla­<br />

teaux d'Ardentes et de Saint-A<strong>ou</strong>st. Qu'il visite Saint-Char-<br />

tier, cette antique demeure des princes <strong>du</strong> bas Berry, d'où<br />

re<strong>le</strong>vaient t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s châtel<strong>le</strong>nies de la Vallée-Noire, et que<br />

Philippe-Auguste disputa et reprit aux Anglais. Qu'il ail<strong>le</strong><br />

ensuite chercher <strong>le</strong> c<strong>ou</strong>rs de l'Indre à Ripoton <strong>ou</strong> à Barbotte,<br />

sans s'inquiéter de ces noms barbares. Barbotte a été illustré<br />

par la beauté des fil<strong>le</strong>s <strong>du</strong> meunier, quatre madones qu'on<br />

appellait naïvement <strong>le</strong>s « Barbottines », et qui sont auj<strong>ou</strong>r­<br />

d'hui mariées aux a<strong>le</strong>nt<strong>ou</strong>rs. Que mon voyageur ne <strong>le</strong>s cherche


— 3 —<br />

pas; qu'il cherche son chemin, ce qui n'est pas faci<strong>le</strong> et ne<br />

s<strong>ou</strong>ffre guère de distraction; <strong>ou</strong> bien qu'il suive la rivière,<br />

en remontant ses rives herbues, et qu'il la quitte au m<strong>ou</strong>lin<br />

de la Beauce, p<strong>ou</strong>r se diriger (s'il <strong>le</strong> peut), en droite ligne,<br />

sur la Vauvre.<br />

Je lui recommande là, t<strong>ou</strong>t près <strong>du</strong> gué, <strong>le</strong> m<strong>ou</strong>lin d'An-<br />

gibault, hélas! bien ébranché et bien éclairci depuis l'année<br />

dernière. Puis il reprendra <strong>le</strong> chemin de Transault. Il s'arrê­<br />

tera un instant au petit étang de Lajon, où <strong>le</strong>s p<strong>ou</strong><strong>le</strong>s d'eau<br />

gl<strong>ou</strong>ssent au printemps, parmi <strong>le</strong>s nénuphars blancs et <strong>le</strong>s<br />

joncs serrés. Il traversera Transault, et, s'il prend <strong>le</strong> plus long<br />

p<strong>ou</strong>r arriver au Lys-Saint-George, c'est-à-dire s'il oblique par<br />

<strong>le</strong> chemin de gauche, il verra <strong>le</strong> vallon de Neuvy se présenter<br />

s<strong>ou</strong>s un aspect enchanteur. Au Lys, il visitera <strong>le</strong> château et<br />

l'affreux cachot où Ludovic Sforce a langui dix-huit mois. Il<br />

déjeunera en p<strong>le</strong>in air, je <strong>le</strong> lui conseil<strong>le</strong>, p<strong>ou</strong>r admirer <strong>le</strong> pays<br />

environnant, et ensuite il ira gagner <strong>le</strong> Magnié par F<strong>ou</strong>rche<br />

et la grande prairie.<br />

De Lys à F<strong>ou</strong>rche, <strong>le</strong> pays change d'aspect. C'est là que<br />

la vallée s'<strong>ou</strong>vre sur des landes t<strong>ou</strong>rmentées, et commence à<br />

cesser d'être Vallée-Noire. <strong>Les</strong> arbres deviennent plus rares,<br />

<strong>le</strong>s horizons moins harmonieux, <strong>le</strong>s terres plus froides. Mais<br />

l'aspect de cette région transitoire et grandiose, quand <strong>le</strong> so­<br />

<strong>le</strong>il fait étince<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s flaques d'eau en s'abaissant derrière <strong>le</strong>s<br />

huttes inéga<strong>le</strong>s où la bruyère commence à se montrer, plante<br />

fol<strong>le</strong> et charmante, qui s'éta<strong>le</strong> fièrement à côté <strong>du</strong> dernier<br />

sillon tracé par <strong>le</strong> lab<strong>ou</strong>rer sur cette limite <strong>du</strong> fromental gé­<br />

néreux et de la brande inféconde.<br />

Bon voyageur, tu tâcheras de ne pas te tromper de chemin,<br />

car tu p<strong>ou</strong>rrais c<strong>ou</strong>rir longtemps avant de tr<strong>ou</strong>ver l'Indre<br />

guéab<strong>le</strong>. P<strong>ou</strong>r rentrer dans la Vallée-Noire, tu demanderas<br />

F<strong>ou</strong>rche ; car si tu prends par Mers (et je te conseil<strong>le</strong> Mers<br />

et Pres<strong>le</strong>s p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> <strong>le</strong>ndemain), tu ne verrais pas ce soir un


— 4 —<br />

coin de bois qu' il faut traverser avant F<strong>ou</strong>rche, et qui est,<br />

sur ma paro<strong>le</strong>, un joli coin de bois.<br />

Tu n'es pas ici en Suisse ; si tu demandes à un paysan de<br />

te servir de guide, il te répondra en riant : « Bah ! est-ce que<br />

j'ai <strong>le</strong> temps? J'ai mes boeufs, mes blés <strong>ou</strong> mes foins à ren­<br />

trer », Si tu demandes à Angibault <strong>le</strong> chemin de Lys-St-<br />

Georges, on te dira: « Ma foi! c'est quelque part par là. Je<br />

n'y ai jamais été ». Le meunier peut connaître <strong>le</strong> pays à une<br />

lieue à la ronde, mais sa femme et ses enfants n'ont certes<br />

jamais voyagé, que dans <strong>le</strong> rayon d'un kilomètre aut<strong>ou</strong>r de<br />

<strong>le</strong>ur demeure. Tu rencontreras part<strong>ou</strong>t des gens polis et bien­<br />

veillants, mais ils ne peuvent rien p<strong>ou</strong>r toi et ils ne compren­<br />

dront pas que tu veuil<strong>le</strong>s voir <strong>le</strong>ur pays.<br />

J'ai dit que comprendre la physionomie de cette contrée,<br />

c'était connaître <strong>le</strong> caractère de ses habitants, et j'ai dit là<br />

une grande naïveté.<br />

Le sol ne communique-t-il pas à l'homme des instincts et<br />

une organisation analogue à ses propriétés essentiel<strong>le</strong>s? La<br />

terre, et <strong>le</strong> bras et <strong>le</strong> cerveau de l'homme qui la cultive ne<br />

réagissent-ils pas continuel<strong>le</strong>ment l'un sur l'autre? A inten­<br />

sité éga<strong>le</strong> de so<strong>le</strong>il, <strong>le</strong> plus <strong>ou</strong> moins de vertu <strong>du</strong> sol fait un<br />

air plus <strong>ou</strong> moins s<strong>ou</strong>p<strong>le</strong> et sain, plus <strong>ou</strong> moins pur et vivi­<br />

fiant. L'air est admirab<strong>le</strong>ment d<strong>ou</strong>x et respirab<strong>le</strong> dans la Val­<br />

lée-Noire. Point de grandes rivières, con<strong>du</strong>cteurs é<strong>le</strong>ctriques<br />

des <strong>ou</strong>ragans et des maladies; point d'eaux stagnantes, de<br />

marécages conservateurs perfides des germes pesti<strong>le</strong>ntiels.<br />

Part<strong>ou</strong>t des m<strong>ou</strong>vements de terrain dont la science agrico<strong>le</strong><br />

p<strong>ou</strong>rrait tirer sans d<strong>ou</strong>te un meil<strong>le</strong>ur parti, mais qui <strong>du</strong> moins<br />

facilitent naturel<strong>le</strong>ment un rapide éc<strong>ou</strong><strong>le</strong>ment aux inonda­<br />

tions; des terres qui ne sèchent pas vite, mais qui ne s'im­<br />

bibent pas vite non plus, et qui ne communiquent pas de brus­<br />

ques transitions à l'atmosphère. L'homme qui naît dans cet<br />

air tranquil<strong>le</strong> ne connaît ni l'excitation fébri<strong>le</strong> des pays des


— 5 —<br />

montagnes, ni l'accab<strong>le</strong>ment des régions brûlantes. Il se fait<br />

un tempérament pacifique et s<strong>ou</strong>tenu. Ses instincts manquent<br />

d'élan ; mais s'il ignore <strong>le</strong>s m<strong>ou</strong>vements impétueux de l'ima­<br />

gination, il connaît <strong>le</strong>s d<strong>ou</strong>ceurs de la méditation, et la puis­<br />

sance de l'entêtement, cette force <strong>du</strong> paysan, qui raisonne à<br />

sa manière, et s'arrange, en dépit <strong>du</strong> progrès, p<strong>ou</strong>r l'espèce<br />

de bonheur et de dignité qu'il conçoit. <strong>Les</strong> gens civilisés<br />

par<strong>le</strong>nt bien à <strong>le</strong>ur aise de b<strong>ou</strong><strong>le</strong>verser t<strong>ou</strong>t cela, <strong>ou</strong>bliant<br />

qu'il y a bien des choses à respecter dans ces antiques ha­<br />

bitudes de sobriété mora<strong>le</strong> et physique, et que <strong>le</strong> paysan ne<br />

fera jamais bien que ce qu'il fera de bonne grâce.<br />

Grâce à des habitudes immémoria<strong>le</strong>s, la Vallée-Noire tire<br />

son caractère particulier de la mutilation de ses arbres. Ex­<br />

cepté <strong>le</strong> noyer et quelques ormes séculaires aut<strong>ou</strong>r des do­<br />

maines <strong>ou</strong> des églises de hameau, t<strong>ou</strong>t est ébranché impito­<br />

yab<strong>le</strong>ment p<strong>ou</strong>r la n<strong>ou</strong>rriture des m<strong>ou</strong>tons pendant 1'hiver.<br />

Le détail est donc sacrifié dans <strong>le</strong> paysage, mais l'ensemb<strong>le</strong><br />

y gagne, et la ver<strong>du</strong>re t<strong>ou</strong>ffue des tête aux ren<strong>ou</strong>velée ainsi<br />

chaque année prend une intensité extraordinaire. <strong>Les</strong> ama­<br />

teurs de sty<strong>le</strong> en peinture se plaindraient de cette monstrueuse<br />

c<strong>ou</strong>tume; et p<strong>ou</strong>rtant, lorsque, d'un sommet quelconque de<br />

notre vallée, ils en saisissent l'aspect général, ils <strong>ou</strong>blient<br />

que chaque arbre est un nain trapu <strong>ou</strong> un baliveau rugueux,<br />

p<strong>ou</strong>r s'étonner de cette fraîcheur répan<strong>du</strong>e à profusion. Ils<br />

demandent si cette contrée est un forêt ; mais bientôt, plon­<br />

geant dans <strong>le</strong>s interstices, ils s'aperçoivent de <strong>le</strong>ur méprise.<br />

Cette contrée est une prairie c<strong>ou</strong>pée à l'infini par des buis­<br />

sons sp<strong>le</strong>ndides et des bor<strong>du</strong>res d'arbres ramassés, semée de<br />

bestiaux superbes, et arrosée de ruisseaux qu'on voit çà et<br />

là c<strong>ou</strong>rir s<strong>ou</strong>s l'épaisse végétation qui <strong>le</strong>s ombrage. Il n'y<br />

aurait jamais de point de vue possib<strong>le</strong> dans un pays ainsi<br />

plainté, et avec un terrain aussi accidenté, si <strong>le</strong>s arbres<br />

étaient abandonnée à <strong>le</strong>ur libre développement. La beauté


— 6 —<br />

<strong>du</strong> pays existerait, mais à moins de monter sur la cime des<br />

branches, personne n'en j<strong>ou</strong>irait. L'artiste, qui rêve en con­<br />

templant l'horizon, y perdrait <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> de sites enchan­<br />

teurs, et <strong>le</strong> paysan, qui n'est jamais absurde et faux dans<br />

son instinct, n'y aurait plus cette j<strong>ou</strong>issance de respirer et<br />

de voir, qu'il exprime en disant: C'est bien joli par ici, c'est<br />

bien clair, on voit loin.<br />

Voir loin, c'est la rêverie <strong>du</strong> paysan, c'est aussi cel<strong>le</strong> <strong>du</strong><br />

poëte. Le paysagiste aime mieux un coin bien composé que<br />

des lointains infinis. Il a raison p<strong>ou</strong>r son usage ; mais <strong>le</strong> rê­<br />

veur, qui n'est pas forcé de tra<strong>du</strong>ire la charme de sa con­<br />

templation, adorera t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs ces vagues profondeurs des val­<br />

lées tranquil<strong>le</strong>s, où t<strong>ou</strong>t est uniforme, où aucun accident<br />

pittoresque ne dérange la placidité de son âme, où l'églogue<br />

éternel<strong>le</strong> semb<strong>le</strong> planer comme un refrain monotone qui ne<br />

finit jamais. L'idée <strong>du</strong> bonheur est là, sinon la réalité. P<strong>ou</strong>r<br />

moi, je l'av<strong>ou</strong>e, il n'est point d'amertumes que la vue de mon<br />

horizon natal n'ait endormies, et après avoir vu l'Italie. Ma­<br />

jorque et la Suisse, trois contrées au-dessus de t<strong>ou</strong>te descri­<br />

ption, je ne puis rêver p<strong>ou</strong>r mes vieux j<strong>ou</strong>rs qu'une chaumière<br />

un peu confortab<strong>le</strong> dans la Vallée-Noire.<br />

C'est un pays de petite propriété, et c'est à son morcel<strong>le</strong>­<br />

ment qu'il doit son harmonie. Le morcel<strong>le</strong>ment de la terre<br />

n'est pas mon idéal social ; mais, en attendant <strong>le</strong> règne de<br />

a Fraternité, qui n'aura pas de raisons p<strong>ou</strong>r abattre <strong>le</strong>s ar­<br />

bres et priver <strong>le</strong> sol de sa ver<strong>du</strong>re, j'aime mieux ces petits<br />

lots divisés où subsistent des famil<strong>le</strong>s indépendantes, que <strong>le</strong>s<br />

grandes terres où <strong>le</strong> cultivateur n'est pas chez lui, et où rien<br />

ne manque, si ce n'est l'homme.<br />

Dans une grande partie <strong>du</strong> Berry, dans la Brenne parti­<br />

culièrement, la terre est inculte <strong>ou</strong> abandonnée: la fièvre et<br />

la misère ont emporté la population. La solitude n'est inter­<br />

rompue que par des fermes et des châteaux, p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> service


— 7 —<br />

desquels se rassemb<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> peu de bras de la contrée. Mais<br />

je connais une solitude plus triste que cel<strong>le</strong> de la Brenne,<br />

c'est la Brie. Là ce ne sont pas la terre ingrate et l'air in­<br />

salubre qui ont exilé la population, c'est la grande propriété,<br />

c'est la richesse. P<strong>ou</strong>r certains habitants sédentaires de Paris<br />

qui n'ont jamais vu de campagne que la Brie <strong>ou</strong> la Beauce,<br />

la nature est un mythe, <strong>le</strong> paysan un habitant de la lune.<br />

Il y a autant de différence entre cette sorte de campagne et<br />

la Vallée-Noire qu'entre une chambre d'auberge et une man­<br />

sarde d'artiste.<br />

Voici la Bric : des villages où <strong>le</strong> pauvre exerce une petite<br />

in<strong>du</strong>strie <strong>ou</strong> la mendicité ; des châteaux à t<strong>ou</strong>rel<strong>le</strong>s reblan-<br />

chies, de grandes fermes neuves, des champs de blé <strong>ou</strong> des<br />

luzernez à perte de vue, des rideaux de peuplier, des meu<strong>le</strong>s<br />

de f<strong>ou</strong>rrages, quelques paysans qui ont posé dans <strong>le</strong> sillon<br />

<strong>le</strong>ur chapeau rond et <strong>le</strong>ur redingote de drap p<strong>ou</strong>r lab<strong>ou</strong>rer<br />

<strong>ou</strong> moissonner; et, d'ail<strong>le</strong>urs, la solitude, l'uniformité, <strong>le</strong> désert<br />

de la grande propriété, la morne so<strong>le</strong>nnité de la richesse qui<br />

bannit l'homme de ses domaines et n'y s<strong>ou</strong>ffre qui des ser­<br />

viteurs. Ainsi, rien de plus affreux que la Brie, avec ses vil­<br />

lages malpropres, peuplés de blanchisseuses, de vivandières,<br />

et de p<strong>ou</strong>rvoyeurs; ses châteaux dont <strong>le</strong>s parcs semb<strong>le</strong>nt v<strong>ou</strong>­<br />

loir accaparer <strong>le</strong> peu de futaie et <strong>le</strong> peu d'eau de la contrée;<br />

ses paysans, demi-messieurs, demi-va<strong>le</strong>ts ; ses froids horizons<br />

où v<strong>ou</strong>s ne voyez jamais fumer derrière la haie la chaumine<br />

<strong>du</strong> propriétaire rustique. il n'y a pas un p<strong>ou</strong>ce de terren per<strong>du</strong><br />

<strong>ou</strong> négligé, pas un fossé, pas un buisson, pas un caill<strong>ou</strong>, pas<br />

une ronce. L'artiste se déso<strong>le</strong>.<br />

Il semb<strong>le</strong>, en effet, quand on songe au positif, que l'ar­<br />

tiste soit un f<strong>ou</strong> et un barbare. Je vais v<strong>ou</strong>s dire p<strong>ou</strong>rquoi<br />

l'artiste a raison dans son instinct : c'est qu'il sent la gran­<br />

deur et la poésie de la liberté ; c'est que <strong>le</strong> paysan n'est un<br />

homme qu'à la condition d'être chez soi et de p<strong>ou</strong>voir tra-


— 8 —<br />

vail<strong>le</strong>r s<strong>ou</strong>vent sa propre terre. Or <strong>le</strong> paysan, dans l'état de<br />

notre société, a encore la négligence <strong>ou</strong> la parcimonie de<br />

sa race. Lors même qu'il arrive à l'aisance, il dédaigne en­<br />

core <strong>le</strong>s superfluités de la symétrie, et peut-être que, poète<br />

lui-même, il tr<strong>ou</strong>ve un certain charme au désordre de son<br />

hangar et à l'exubérance de son berceau de vignes. Quoi<br />

qu'il en soit, cet air d'abandon, cette s<strong>ou</strong>riante bonhomie de<br />

la nature respectée aut<strong>ou</strong>r de lui, sont comme <strong>le</strong> drapeau de<br />

liberté planté sur son petite domaine.<br />

Moi aussi, artiste, qu'on me <strong>le</strong> pardonne, je rêve p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong>s<br />

enfants de la terre un sort moins précaire et moins pénib<strong>le</strong><br />

que celui de petit propriétaire, sans autre liberté que cel<strong>le</strong><br />

de harder jal<strong>ou</strong>sement la glèbe qu'il a conquise, et sans autre<br />

idéal que celui de voir p<strong>ou</strong>sser la haie dont il l'a enfermée.<br />

Derrière ses grandes b<strong>ou</strong>chures d'épine et d'églantier, on<br />

dirait que <strong>le</strong> paysan de la Vallée-Noire cache <strong>le</strong> maigre trésor<br />

qu'il a pu acheter en 93, et qu'il a peur d'éveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s désirs<br />

de son ancien seigneur, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prêt, dans l'imagination <strong>du</strong><br />

paysan, à réclamer et à ressaisir <strong>le</strong>s biens nationaux. Mais<br />

tel qu'il est là, c<strong>ou</strong>vant son arpent de blé, je <strong>le</strong> crois plus<br />

fier et plus heureux que <strong>le</strong> va<strong>le</strong>t de ferme qui veillira comme<br />

son cheval s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> harnais, et qui passera, par grande for­<br />

tune, à l'état de piqueur, de va<strong>le</strong>t de pied, <strong>ou</strong> t<strong>ou</strong>t au plus,<br />

s'il amasse beauc<strong>ou</strong>p, à la profession de cabaretier dans un<br />

t<strong>ou</strong>rne-bride. La domesticité <strong>du</strong> fermier n'est pas franche­<br />

ment rustique, et la grande ferme plus saine, plus aérée, j'en<br />

conviens, que la chaumière m<strong>ou</strong>ssue, a t<strong>ou</strong>te la tristesse, t<strong>ou</strong>te<br />

la laideur <strong>du</strong> phalanstère, sans en avoir la dignité et la li­<br />

berté rêvées.<br />

Il est bien vrai qu'en chassant l'homme de la terre, en <strong>le</strong><br />

parquant dans <strong>le</strong>s fermes <strong>ou</strong> dans <strong>le</strong>s villages, <strong>le</strong> riche éloigne<br />

des ses blés <strong>le</strong>s tr<strong>ou</strong>peaux errants, et de son jardin <strong>le</strong>s p<strong>ou</strong><strong>le</strong>s<br />

maraudeuses. Aussi loin que sa vue peut s'étendre, et bien


— 9 —<br />

plus loin encore, t<strong>ou</strong>t est à lui seul. Un petit enclave im­<br />

pertinent vient'il à l'inquiéter? Il s'en rend maître à t<strong>ou</strong>t<br />

prix. Il n'aura besoin ni de fossés, ni de clôtures. Si une<br />

vache f<strong>ou</strong><strong>le</strong> inso<strong>le</strong>mment sa prairie artificiel<strong>le</strong>, cette vache<br />

est à lui ; si un p<strong>ou</strong>lain s'échappe à travers ses jeunes plan­<br />

tations, ce p<strong>ou</strong>lain sort de ses écuries. On grondera <strong>le</strong> pa<strong>le</strong>­<br />

frenier, et t<strong>ou</strong>t sera dit. Le garde-champêtre n'aura point à<br />

intervenir.<br />

Mais qu'il est à plaindre dans sa sécurité, ce solitaire de<br />

la Brie! Il n'a de voisins qu'à une lieue de chez lui, à la li­<br />

mite de son vaste territoire. Il n'entend pas chanter son la­<br />

b<strong>ou</strong>reur : son lab<strong>ou</strong>reur ne chante pas: il n'est pas gai, lorsqu'il<br />

lab<strong>ou</strong>re cette terre dont il ne partagera pas <strong>le</strong>s pro<strong>du</strong>it. Mais<br />

<strong>le</strong> propriétaire n'est pas moins grave, ni moins ennuyé. Il ne<br />

s'entend jamais appe<strong>le</strong>r par la fi<strong>le</strong>use qui l'attend sur <strong>le</strong> pas<br />

de sa porte, p<strong>ou</strong>r lui montrer un enfant malade, <strong>ou</strong> <strong>le</strong> con­<br />

sulter sur <strong>le</strong> mariage de sa fil<strong>le</strong> aînée. Il ne verra pas <strong>le</strong>s<br />

garçons j<strong>ou</strong>er aux quil<strong>le</strong>s entre sa c<strong>ou</strong>r et cel<strong>le</strong> <strong>du</strong> voisin, et<br />

lui crier quand il passe à cheval : « Prenez donc <strong>le</strong> galop,<br />

» Monsieur, que je lance ma b<strong>ou</strong><strong>le</strong>. Je ne v<strong>ou</strong>drais pas effrayer<br />

» votre monture, mais je suis pressé de gagner la partie ».<br />

Il ne chassera pas poliment de son parterre <strong>le</strong>s oies <strong>du</strong> voisin,<br />

qui vient se lamenter avec lui sur <strong>le</strong> dommage, et qui jette<br />

des pierres, en punition, à ses bêtes malapprises, en ayant<br />

grand soin t<strong>ou</strong>tefois de ne pas <strong>le</strong>s t<strong>ou</strong>cher ! Il ne n<strong>ou</strong>rrira<br />

point <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>peau <strong>du</strong> paysan; mais aussi il n'aura pas s<strong>ou</strong>s<br />

sa main <strong>le</strong> paysan t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs prêt à lui donner aide, sec<strong>ou</strong>rs<br />

et protection: car <strong>le</strong> paysan est <strong>le</strong> meil<strong>le</strong>ur des voisins. En<br />

même temps qu'il est pillard, tracassier, susceptib<strong>le</strong>, indiscret,<br />

et despote, il est, dans <strong>le</strong>s grandes occasions, t<strong>ou</strong>t zè<strong>le</strong>, t<strong>ou</strong>t<br />

coeur, et t<strong>ou</strong>t élan. Insupportab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s petites choses, il<br />

v<strong>ou</strong>s exerce à la patience, il v<strong>ou</strong>s enseigne l'égalité qu'il ne<br />

comprend pas en principe, mais qu'il pratique en fait; il v<strong>ou</strong>s


— 10 —<br />

force à l'hospitalité, à la tolérance, à l'obligeance, au dév<strong>ou</strong>e­<br />

ment; t<strong>ou</strong>tes vertus que v<strong>ou</strong>s perdez dans la solitude; <strong>ou</strong> dans<br />

la fréquentation exclusive de ceux qui n'ont jamais besoin de<br />

rien. Lui, il a besoin de t<strong>ou</strong>t; il <strong>le</strong> demande. Donnez-<strong>le</strong> lui,<br />

<strong>ou</strong> il <strong>le</strong> prendra. Si v<strong>ou</strong>s lui faites la guerre, v<strong>ou</strong>s serez<br />

vaincu; si v<strong>ou</strong>s cédez, il n'abusera point trop, et il v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong><br />

rendra en services d'une autre nature, mais indispensab<strong>le</strong>s.<br />

Cet échange, où v<strong>ou</strong>s auriez tant de frais à faire, v<strong>ou</strong>s parait<br />

<strong>du</strong>r? Il est plus <strong>du</strong>r de n'être pas aimé (lors même qu'on <strong>le</strong><br />

mérite), faute d'être connu. Il est plus <strong>du</strong>r de ne pas se rendre<br />

uti<strong>le</strong>, et de ne pas faire d'heureux dans la crainte de faire<br />

des ingrats. Il est plus <strong>du</strong>r d'avoir à payer que d'avoir à donner,<br />

Je v<strong>ou</strong>s en réponds, je v<strong>ou</strong>s en donne ma paro<strong>le</strong> d'honneur.<br />

L'homme qui n'a pas quelque chose à s<strong>ou</strong>ffrir de ses sem­<br />

blab<strong>le</strong>s s<strong>ou</strong>ffrira bien davantage d'être privé de <strong>le</strong>ur commerce<br />

et de <strong>le</strong>ur sympathie. Si j'avais beauc<strong>ou</strong>p de terres, et point<br />

de voisin, je donnerais des terres aux mendiants, afin d'avoir<br />

<strong>le</strong>ur voisinage, et afin de p<strong>ou</strong>voir causer de temps à temps<br />

avec des hommes libres. Je <strong>le</strong>s <strong>le</strong>ur donnerais sans v<strong>ou</strong>loir<br />

qu'il fussent reconnaissants.<br />

II.<br />

Quel contraste entre ces pays à habitudes féoda<strong>le</strong>s et la<br />

partie <strong>du</strong> Berry que j'ai baptisée Vallée-Noire! Chez n<strong>ou</strong>s<br />

presque pas de châteaux, beauc<strong>ou</strong>p de forteresses seigneuria<strong>le</strong>s,<br />

mais en ruines, <strong>ou</strong>vertes à t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> vents, et servant d'étab<strong>le</strong>s<br />

aux métayers, <strong>ou</strong> de pâturages aux chèvres ins<strong>ou</strong>ciantes. Comme<br />

on ne replâtre pas chez n<strong>ou</strong>s la féodalité, <strong>le</strong>s murs envahis<br />

par <strong>le</strong> lierre et <strong>le</strong>s t<strong>ou</strong>rs noircies par <strong>le</strong> temps n'attirent pas<br />

de loin <strong>le</strong>s regards. C'est t<strong>ou</strong>t au plus si un rayon <strong>du</strong> c<strong>ou</strong>­<br />

chant v<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s fait distinguer un instant dans <strong>le</strong> paysage.


— 11 —<br />

La chaumière est tapie s<strong>ou</strong>s <strong>le</strong> buisson, la métairie est voilée<br />

derrière ses grands noyers. Le pays semb<strong>le</strong> désert, et sauf<br />

<strong>le</strong>s j<strong>ou</strong>rs de marché, <strong>le</strong>s r<strong>ou</strong>tes ne sont fréquentées que par<br />

<strong>le</strong>s deux <strong>ou</strong> trois bon gendarmes qui font une promenade de<br />

santé, <strong>ou</strong> par <strong>le</strong> quidam p<strong>ou</strong>dreux qui porte une mine et un<br />

passeport suspects. Mais ce pays de si<strong>le</strong>nce et d'immobilité<br />

est très-peuplé ; dans chaque chemin de traverse, <strong>le</strong> petit<br />

tr<strong>ou</strong>peau <strong>du</strong> ménageot est pen<strong>du</strong> aux ronces de la haie, et,<br />

dans chaque haie, v<strong>ou</strong>s tr<strong>ou</strong>verez, caché comme un nid de<br />

grives, un gr<strong>ou</strong>pe d'enfants qui j<strong>ou</strong>ent gravement ensemb<strong>le</strong>,<br />

sans trop se s<strong>ou</strong>cier de la chèvre qui pè<strong>le</strong> <strong>le</strong>s arbres, et des<br />

oies qui se glissent dans <strong>le</strong> blé. Aut<strong>ou</strong>r de chaque maison­<br />

nette verdoie un petit jardin, où <strong>le</strong>s oeil<strong>le</strong>ts et <strong>le</strong>s roses com­<br />

mencent à se montrer aut<strong>ou</strong>r des légumes. C'est là un signe<br />

notab<strong>le</strong> de bien-être et de sécurité: l'homme qui pense aux<br />

rieurs a déjà <strong>le</strong> nécessaire; il est digne de j<strong>ou</strong>ir <strong>du</strong> superflu.<br />

C'est dans la Vallée-Noire qu'on par<strong>le</strong> <strong>le</strong> vrai, <strong>le</strong> pur ber­<br />

richon, qui est <strong>le</strong> vrai français de Rabelais. C'est là qu'on<br />

dit un dragg<strong>ou</strong>er, que <strong>le</strong>s modernes se permettent d'écrire<br />

draggoir <strong>ou</strong> drageoir, fautes impardonab<strong>le</strong>s : un b<strong>ou</strong>ff<strong>ou</strong>er<br />

(un s<strong>ou</strong>ff<strong>le</strong>t) que nos voisins dégénérés appel<strong>le</strong>nt b<strong>ou</strong>fferet.<br />

C'est là que la grammaire berrichonne est pure de t<strong>ou</strong>t alliage<br />

et riche de locutions per<strong>du</strong>es dans t<strong>ou</strong>s <strong>le</strong>s autres pays de la<br />

langue d'oil. C'est là que <strong>le</strong>s verbes se conjuguent avec des<br />

temps inconnus auj<strong>ou</strong>rd'hui, luxe de langage qu'on ne saurait<br />

nier: par exemp<strong>le</strong>, cet imparfait <strong>du</strong> subjonctif qui mérite<br />

attention :<br />

Il ne faudrait pas que je m'y acc<strong>ou</strong>tumige,<br />

que tu t'y acc<strong>ou</strong>tumigis,<br />

qu'il s'y acc<strong>ou</strong>tumigit,<br />

que n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s y acc<strong>ou</strong>tumigiens,<br />

que v<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>s y acc<strong>ou</strong>tumiège,<br />

qu'il s'y acc<strong>ou</strong>tumiengent.


- V2 -<br />

C'est, dit <strong>le</strong> Dante, en parlant de la Toscane, la contrée<br />

où raisonne <strong>le</strong> si. Eh bien, la Vallée-Noire est <strong>le</strong> pays où<br />

résonne <strong>le</strong> z<strong>ou</strong>. Le z<strong>ou</strong> est à c<strong>ou</strong>p sûr d'origine celtique, car<br />

je ne <strong>le</strong> tr<strong>ou</strong>ve nul<strong>le</strong> part dans <strong>le</strong> vieux français d'oc <strong>ou</strong> d'oil. Z<strong>ou</strong><br />

est un pronom relatif qui ne s'applique qu'au genre neutre.<br />

Le berrichon de la Vallée-Noire est donc riche <strong>du</strong> neutre,<br />

per<strong>du</strong> en France. On dit, d'un c<strong>ou</strong>teau : ramassez-z<strong>ou</strong>, d'un<br />

panier faut z<strong>ou</strong> s'emplir. On ne dira pas d'un homme tombé<br />

de cheval faut z<strong>ou</strong> ramasser. Le bétail nob<strong>le</strong> non plus n'est<br />

pas neutre. On ne dit pas <strong>du</strong> boeuf, tuez z<strong>ou</strong>, ni <strong>du</strong> cheval<br />

mène z<strong>ou</strong> au pré ; mais t<strong>ou</strong>te bête vi<strong>le</strong> et immonde, <strong>le</strong> crapaud,<br />

la chauve-s<strong>ou</strong>ris, subissent l'otrage <strong>du</strong> z<strong>ou</strong>, écrase-z<strong>ou</strong>. z<strong>ou</strong>s<br />

attuche pas, anc tes mains!<br />

<strong>Les</strong> civilisés superficiels prétendent que <strong>le</strong>s paysans par<strong>le</strong>nt<br />

un langage corrompu et incorrect. Je n'ai pas assez étudié<br />

<strong>le</strong> langage des autres localités p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> nier d'une manière<br />

absolue, mais quant aux indigènes de la Vallée-Noire, je <strong>le</strong><br />

nie particulièrement et positivement. Ce paysan a ses règ<strong>le</strong>s<br />

de langage dont il ne se départ jamais, et en cela son é<strong>du</strong>cation<br />

faite sans livres, sans grammaire, sans professeur, et<br />

sans dictionnaire, est très-supérieure à la nôtre. Sa mémoire<br />

est plus fidè<strong>le</strong>, et à peine sait-il par<strong>le</strong>r, qu'il par<strong>le</strong> jusqu'à sa<br />

morte d'une manière invariab<strong>le</strong>. Combien de temp n<strong>ou</strong>s faut-il,<br />

à n<strong>ou</strong>s autres, p<strong>ou</strong>r apprendre notre langue? et l'orthographe?<br />

Le paysan n'écrit pas, mais sa prononciation ortographie avec<br />

une exactitude parfaite. Il prononce la dernière syllabe des<br />

temps <strong>du</strong> verbe au pluriel, et, au lieu de laisser tomber, comme<br />

n<strong>ou</strong>s, cette syllabe muette, ils mangent,ils marchent,\\ prononce,<br />

il mangeant, ils marchant. Jamais il ne prendra <strong>le</strong> singulier<br />

p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> pluriel dans cette prononciation, tandis que n<strong>ou</strong>s, c'est<br />

à c<strong>ou</strong>ps de pensums que n<strong>ou</strong>s arrivons à ne pas écrire ils mange,<br />

ils marche. Ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong> paysan dira peut-être: ils mangeont, ils<br />

marchont; jamais <strong>le</strong> paysan de la Vallée-Noire ne fera cette faute.


— 13 —<br />

L'emploi de ce z<strong>ou</strong> neutre est assurément subtil p<strong>ou</strong>r des<br />

intelligences qui ne dirige pas <strong>le</strong> fil con<strong>du</strong>cteur d'une règ<strong>le</strong><br />

écrite, définie, apprise par coeur, étudiée à frais de mémoire<br />

et d'attention. Eh bien, jamais il n'y fera faute, non plus<br />

qu'aux temps bizzarres de ses conjugaisons. Je ne par<strong>le</strong> pas<br />

ici de la profusion et <strong>du</strong> pittoresque, de ses adjectifs et de<br />

ses verbes, de l'originalité descriptive de ses substantif. Ce<br />

serait à l'infini, et beauc<strong>ou</strong>p de ses locutions ne sont pas<br />

même dans <strong>le</strong>s vieux auteurs. Je n'insiste que sur la correction<br />

de sa langue, correction d'autant plus admirab<strong>le</strong> qu'aucune<br />

académie ne s'en est jamais d<strong>ou</strong>tée, et qu'el<strong>le</strong> s'est conservée<br />

pure à travers <strong>le</strong>s sièc<strong>le</strong>s.<br />

Qu'on ne dise donc pas que c'est un langage barbare, incorrect,<br />

et venu par hasard. Il y a beauc<strong>ou</strong>p plus de hasard, de<br />

fantaisie et de corruption dans notre langue académique; <strong>le</strong><br />

sens et l'ortographe ont été beauc<strong>ou</strong>p moins respectés par nos<br />

<strong>le</strong>ttrés, depuis cinq cents ans, qu'ils ne <strong>le</strong> sont encore auj<strong>ou</strong>rd'hui<br />

par nos bons b<strong>ou</strong>viers de la Vallée-Noire. Ceux qui par<strong>le</strong>nt<br />

mal, sans règ<strong>le</strong>, sans logique , et sans pureté, ce sont <strong>le</strong>s<br />

artisans de nos petites vil<strong>le</strong>s, qui dédaignent de par<strong>le</strong>r comme<br />

<strong>le</strong>s gens de la campagne, et qui ne par<strong>le</strong>nt pas comme <strong>le</strong>s<br />

b<strong>ou</strong>rgeois; ce sont <strong>le</strong>s domestiques de bonne maison, qui veu<strong>le</strong>nt<br />

singer <strong>le</strong>urs maîtres, <strong>le</strong>s cantonniers piqueurs qui c<strong>ou</strong>rent<br />

<strong>le</strong>s r<strong>ou</strong>tes, <strong>le</strong>s cabaretiers qui causent avec des passants<br />

de t<strong>ou</strong>t pays, et qui arrivent t<strong>ou</strong>s au charabiat, au par<strong>le</strong>rpointu,<br />

au chien-frais, comme on dit chez n<strong>ou</strong>s. <strong>Les</strong> soldats<br />

qui reviennent de faire <strong>le</strong>urs temps apportent aussi un par<strong>le</strong>r<br />

n<strong>ou</strong>veau, mais qui ne prend pas, et auquel ils renoncent en<br />

moins d'un an p<strong>ou</strong>r ret<strong>ou</strong>rner à la langue primitive. Mais<br />

l'homme qui n'a jamais quitté sa charrue <strong>ou</strong> sa pioche par<strong>le</strong><br />

t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs bien, et ici, comme part<strong>ou</strong>t, <strong>le</strong>s femmes ont la langue<br />

encore mieux pen<strong>du</strong>e que <strong>le</strong>s hommes. El<strong>le</strong>s s'expriment faci<strong>le</strong>ment,<br />

abondamment. El<strong>le</strong>s racontent d'une manière re-


— 14 —<br />

marquab<strong>le</strong>, et il y en a plusieurs, que j'ai éc<strong>ou</strong>tées des heures<br />

entières à mon grand profit. Au sortir <strong>du</strong> pathos à la |mode<br />

et de cette langue chatoyant, vague, et p<strong>le</strong>ine de brillants<br />

contresens de la littérature actuel<strong>le</strong>, il me semblait que la<br />

logique de mon cerveau se retrempait dans cette simplicité<br />

riche, et dans cette justesse d'expressions que conservent <strong>le</strong>s<br />

esprits sans culture.<br />

Il faudrait p<strong>ou</strong>voir retr<strong>ou</strong>ver et retracer l'histoire de la<br />

Vallée-Noire. Je ne la sais point , mais je crois p<strong>ou</strong>voir la<br />

résumer par in<strong>du</strong>ction. Presque nul<strong>le</strong> part on ne retr<strong>ou</strong>ve de<br />

titres, et la révolution a fait une tel<strong>le</strong> lacune dans <strong>le</strong>s esprits,<br />

que t<strong>ou</strong>t ce qui existait la veil<strong>le</strong> des ces grands j<strong>ou</strong>rs n'a<br />

laissé que des traditions vagues et contradictoires. Seul, dans<br />

ma paroisse, j'ai mis la main sur quelques parchemins relatifs<br />

à Nohant, et aux seigneuries qui en re<strong>le</strong>vaient, <strong>ou</strong> dont<br />

re<strong>le</strong>vait Nohant. Voici ce que je crois p<strong>ou</strong>voir conclure des<br />

relations de paysans à seigneurs.<br />

Depuis trois cents ans environ, Nohant Saint-Chartier,Vieil<strong>le</strong>-<br />

Vil<strong>le</strong>, et plusieurs autres domaines de la Vallée-Noire étaient<br />

tombés en quen<strong>ou</strong>il<strong>le</strong>. C'étaient des héritages de vieil<strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s,<br />

de nob<strong>le</strong>s veuves <strong>ou</strong> de mineurs. Ces domaines étaient de<br />

moins en moins habités et surveillés par des maîtres actifs,<br />

et la gestion en était confiée à des hommes de loi, tabellions<br />

et procureurs , qui n'exigeaient , p<strong>ou</strong>r <strong>le</strong> maître absent <strong>ou</strong><br />

débonnaire, ni corvées, ni redevances, ni prestation de foi et<br />

hommage. <strong>Les</strong> paysans prirent donc la d<strong>ou</strong>ce habitude de ne<br />

se point gêner, et quand la révolution arriva, ils étaient si<br />

bien dégagés, par <strong>le</strong> fait, des liens de la féodalité, qu'ils<br />

n'exercèrent de vengeance contre personne. La con<strong>du</strong>ite de<br />

M. de Serenne, g<strong>ou</strong>verneur de Vierzon et seigneur de Nohant,<br />

peint assez bien l'époque. Ayant acheté cette terre aux héritiers<br />

<strong>du</strong> maréchal de Balinc<strong>ou</strong>rt, il vint essayer d'y faire acte<br />

d'autorité. Il n'était pas riche, et probab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> revenu de


— 15 —<br />

la première année, absorbé par <strong>le</strong>s frais d'acte , ne fut pas<br />

brillant. Il v<strong>ou</strong>lut compulser ses titres p<strong>ou</strong>r savoir à qui il<br />

p<strong>ou</strong>rrait réclamer ses droits de seigneur. Mais ses titres étaient<br />

dans <strong>le</strong>s mains des maudits tabellions de La Châtre; <strong>le</strong>squels,<br />

bonnes gens, amis <strong>du</strong> pauvre, et peu habitués à se c<strong>ou</strong>rber<br />

devant des p<strong>ou</strong>voirs tombés en désuétude, prétendaient avoir<br />

égaré t<strong>ou</strong>tes ces paperasses. P<strong>ou</strong>rtant <strong>le</strong> meunier <strong>du</strong> M<strong>ou</strong>lin-<br />

Neuf devait une paire de p<strong>ou</strong><strong>le</strong>s noires, celui <strong>du</strong> Grand-M<strong>ou</strong>lin<br />

un sac d'avoine; qui, une oche avec son ochon; qui, trois s<strong>ou</strong>s<br />

parisis: t<strong>ou</strong>t cela remontait peut-être aux croisades. Il y avait<br />

bien longtemps qu'on s'en croyait quitte. La demoisel<strong>le</strong> de<br />

Saint-Chartier, vieil<strong>le</strong> fil<strong>le</strong> de bonne humeur, n'exigeait plus<br />

que ses va-saux lui présentassent un roite<strong>le</strong>t et un b<strong>ou</strong>quet<br />

de roses, portés sur une charrette à huit boeufs. Messire Ohabenat,<br />

<strong>le</strong> tabellion, n'allait plus représenter auprès d'el<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

seigneur de Nohant, un pied déchaux, sans ceinture, épée,<br />

ni b<strong>ou</strong>c<strong>le</strong>s de s<strong>ou</strong>liers, p<strong>ou</strong>r lui rendre hommage, <strong>le</strong> gen<strong>ou</strong><br />

en terre, au nom <strong>du</strong> seigneur de Nohant. Mais <strong>le</strong> seigneur<br />

de Nohant, qui <strong>ou</strong>bliait volontiers de payer sa dette de servage<br />

à ladite demoisel<strong>le</strong>, v<strong>ou</strong>lait que ses propres vassaux se<br />

s<strong>ou</strong>vinssent de <strong>le</strong>ur devoir. Il obtint un ordre, dit <strong>le</strong>ttre royau,<br />

par <strong>le</strong>quel il était enjoint aux tabellions, notaires et procureurs<br />

de La Châtre, et autres lieux, de lui rapporter t<strong>ou</strong>s ses titres,<br />

et aux vassaux de monseigneur, de venir, à j<strong>ou</strong>r dit, se présenter<br />

en la sal<strong>le</strong> <strong>du</strong> château de Nohant, avec <strong>le</strong>urs p<strong>ou</strong><strong>le</strong>s,<br />

<strong>le</strong>urs s<strong>ou</strong>s, <strong>le</strong>urs sacs, <strong>le</strong>urs oches, et <strong>le</strong>urs dindes, s'y prosterner,<br />

et faire agréer <strong>le</strong>urs tributs.<br />

Il paraît que personne ne se présenta, et que <strong>le</strong>s damnés<br />

tabellions ne retr<strong>ou</strong>vèrent pas <strong>le</strong> plus petit parchemin, ce qui<br />

irrita fort monseigneur. De <strong>le</strong>ur côté, <strong>le</strong>s paysans furent<br />

révoltés de ces prétentions surannées. Le curé de Nohant,<br />

qui avait par avance des istincts jacobins, fit une chanson<br />

contre monseigneur. Monseigneur exigea qu'à l'offertoire


— 16 —<br />

monsieur <strong>le</strong> curé lui offrit l'ensens dans sa tribune. On n'a<br />

jamais dit ce que <strong>le</strong> curé mit dans l'ensensoir, mais <strong>le</strong> sei-<br />

gneur en fut quasi asphyxié, et s'abstint de respirer pendant<br />

t<strong>ou</strong>te la messe.<br />

La révolution grondait déjà au loin. <strong>Les</strong> paysans c<strong>ou</strong>chaient<br />

en j<strong>ou</strong>e <strong>le</strong> seigneur dans son jardin, en passant <strong>le</strong> canon de<br />

fusils non chargés par dessus la haie. Ce n'était encore qu'une<br />

menace : monseigneur la comprit et émigra.<br />

Je crois que cette histoire ressemb<strong>le</strong> à cel<strong>le</strong>s de t<strong>ou</strong>tes <strong>le</strong>s<br />

localités de la Vallée-Noire, et p<strong>ou</strong>r s'en convaincre, il ne<br />

faut que voir <strong>le</strong> paysan propriétaire, maître chez lui, indé­<br />

pendant par position et par nature, calme et bienveillant avec<br />

ses amis riches, traitant d'égal à égal avec eux, se moquant<br />

beauc<strong>ou</strong>p des grands airs, nul<strong>le</strong>ment servi<strong>le</strong> dans sa grati­<br />

tude ; il se sent fort, et ne ferait p<strong>ou</strong>rtant usage de sa force<br />

qu'à la dernière extrémité. Il se s<strong>ou</strong>vient que sa liberté date<br />

de loin et qu'il lui a suffi de menacer p<strong>ou</strong>r mettre la féoda­<br />

lité en fuite.<br />

Que <strong>le</strong> g<strong>ou</strong>vernement ne s'étonne donc pas trop de voir la<br />

b<strong>ou</strong>rgeoisie indoci<strong>le</strong> de La Châtre nommer ses représentants<br />

et ses magistrats à sa guise : <strong>le</strong> paysan incré<strong>du</strong><strong>le</strong> rit quand<br />

on lui par<strong>le</strong> des chemins de fer qui vont, t<strong>ou</strong>t exprès p<strong>ou</strong>r<br />

lui , se dét<strong>ou</strong>rner des grands plateaux dont la Vallée-Noire<br />

est environnée et se plonger dans nos terrains t<strong>ou</strong>rmentés,<br />

où on ne tr<strong>ou</strong>verait pas un mètre <strong>du</strong> sol de niveau avec <strong>le</strong><br />

mètre <strong>du</strong> voisin. On a promis à plus d'un meunier d'établir<br />

un débarcadère dans sa prairie: on dit qu'un seul a été sé­<br />

<strong>du</strong>it par cette promesse. Il est vrai qu'il ne l'avait pas bien<br />

comprise et qu'il s'en allait disant à t<strong>ou</strong>t <strong>le</strong> monde: « Déci­<br />

dément Abd-el-Kader va passer dans mon pré! »,<br />

GEORGE SAND.

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