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LE PARI DE ROHMER<br />

Si Eric Rohmer considérait les romans de Balzac, Dostoïevski,<br />

Proust, comme « touffus », cela n’en est pas moins vrai de ses<br />

propres lms, à la différence près qu’il opère sur cette épaisseur<br />

une curieuse opération, jusqu’à leur faire prendre le masque de<br />

l’extrême minceur. Une étrange transparence s’en dégage, ne<br />

restituant plus que des scènes où des êtres pensent et parlent, des<br />

sujets donc, une volubilité dispersant l’attention du spectateur,<br />

parfois fascinante, mais laissant à sa charge d’extraire le dire<br />

que porte le lm, de le déduire. La pensée doit s’affronter à cette<br />

sorte de transparence, contrainte à devoir opérer la conclusion,<br />

la déduction de ce dire, ou n’en rien vouloir savoir (ce qui motive<br />

bien souvent le rejet à l’égard de son œuvre).<br />

La chance s’offre à nous, quand ce que l’on nomme un thème<br />

revient, ce qui est le cas du Pari de Pascal. La chance qui, tel<br />

un opercule, permet d’entrer un peu dans l’épaisseur du lm, de<br />

prendre à rebours la sorte de mise à plat de l’œuvre, la mesure tant<br />

des enjeux que des croisements, ici philosophiques, qui trament<br />

cette épaisseur ; à cette condition, le lm se donne un peu !<br />

Il revient, le Pari, deux fois ! Il ne s’avance pas larvatus, puisque<br />

dans Ma nuit chez Maud, tout un champ de signes nous indique<br />

que nous sommes chez Pascal et dans le Conte d’hiver, vingt ans<br />

après, les acteurs l’énoncent et dévoilent l’organisation même du<br />

scénario, à son gré. Dirons-nous qu’il est Sujet du lm ? cela fut<br />

soutenu en son temps, et nous y souscririons à ne pas insister sur<br />

ce terme de Sujet. Disons que si Rohmer tient à la psychologie des<br />

personnages, et non à la convention psychologique, à l’envers<br />

d’un temps où la déconstruction fait son œuvre au cinéma,<br />

c’est, pour rendre la formule : « j’aime montrer sur l’écran des<br />

êtres pensants, doués d’une psyché », que les personnages sont<br />

Sujets de la parole et du discours, faits Sujets, assujettis même.<br />

À être posés comme tels, nous suivons leurs trajectoires, faites<br />

comme toutes les vies, de cet écart entre la parole et les actes,<br />

nous sommes sur la trace des Sujets divisés de la parole. Le Pari,<br />

lui, n’est pas Sujet, si ce terme indique que le Sujet est effet ; il<br />

s’introduit plutôt en position causale, et cela de deux manières.<br />

Edouard Levé<br />

Pornographie, Sans Titre, 2002. Photographie couleur ; 70 x 70 cm.<br />

Édition à 5 exemplaires. Courtesy Succession Edouard Levé / galerie Lœvenbruck, Paris<br />

39<br />

Une première fois comme l’élément réel auquel s’affrontent les<br />

Sujets, au cœur de fameuse géométrie du hasard, une seconde<br />

fois comme le signiant maître de la trajectoire d’un Sujet, une<br />

femme. Le Pari est plutôt, pour le dire en termes chimiques,<br />

d’abord catalyseur placé dans la solution subjective, pour<br />

revenir sous forme d’un principe actif d’une position subjective,<br />

mais aucunement Sujet justement. Il est ce à quoi le sujet, qu’il le<br />

sache ou non, et au bout du compte (conte !) sans le savoir, s’en<br />

trouve déterminé. Nous dirons en termes lacaniens, un signiant<br />

maître qui pointe en direction d’un réel, réel sur lequel bute plus<br />

ou moins le Sujet parlant. Rohmer lme cet affrontement du Sujet<br />

au pari, restituant, simplement en cela, à quel point le Pari de<br />

Pascal comporte une dimension insupportable, depuis toujours,<br />

et qu’aucun commentaire ne parvient à aplanir.<br />

Commentant le texte de Pascal, Laurent Thiroin parle d’un texte<br />

« autophage », détruisant lui-même ses propres élaborations<br />

conceptuelles et choix stratégiques (mathématisation, notion<br />

de parti, ) et donc débouchant de façon aporétique sur<br />

« l’insupportable » dimension de la grâce. Rappelons que le Pari<br />

n’est nullement démonstration de l’existence de Dieu, ni non plus<br />

choix offert à l’homme d’un calcul de probabilité de son existence.<br />

C’est bien plutôt un texte qui prend acte de l’impossibilité de<br />

prouver une existence, qui contraint l’homme à rencontrer, lui<br />

existant, la situation du Pari. Le Pari est une situation existentielle<br />

de l’homme, qui non pas hésite à parier ou non l’existence de<br />

Dieu, mais hésite à interrompre ou non, un jeu qui est en train<br />

de se dérouler, à « renoncer à l’attente du hasard et rentrer en<br />

la propriété de quelque chose » ; Non pas entrer dans un jeu,<br />

mais l’interrompre. La dimension infernale de cette situation<br />

existentielle est justement qu’à cet instant, il n’y a pas de pari,<br />

il n’y a pas de calcul possible d’un partage totalement juste<br />

qui fasse correspondre avec exactitude hasard et possession.<br />

La situation du pari « ôte tout parti », fait surgir l’impossibilité de<br />

parier. Le rideau de fumée des développements mathématiques<br />

s’adressant à l’incroyant, pour plier les passions à l’ordre des<br />

raisons, laisse entrevoir la question résiduelle et pourtant toujours<br />

antérieure de la Grâce. Car « nous sommes embarqués » et cela,<br />

dès avant toute situation, avec un Autre qui ne joue pas, mais qui<br />

a déjà fait une mise pour l’homme, et qui échappe à l’homme.

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