pdf - Groupe Laura - Free
pdf - Groupe Laura - Free
pdf - Groupe Laura - Free
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
PASSÉ LE PREMIER<br />
CERCLE DE L’ENFER<br />
Entretien entre Jean-Sylvain Bieth et Xavier Vert<br />
X. Vert. La relation brûlante et instable entre l’image et le réel<br />
demande sans cesse une sensibilité et une conscience en veille.<br />
Le rapport à l’Histoire a toujours été central dans ton travail. En<br />
outre, tu n’hésites pas à intégrer à tes installations des documents<br />
et des images d’archives, notamment relatifs à la guerre et<br />
aux camps de concentration nazis – mais toujours, semble-til,<br />
de façon volontairement tronquée ou lacunaire. Je pense<br />
ici au livret de ta pièce intitulée The nal Cut - Snuff Movie et à<br />
Abdication, basée en partie sur le lm Nuit et brouillard d’Alain<br />
Resnais. Si je pose d’emblée ton travail sous le signe de l’Histoire<br />
et du trauma c’est qu’il me semble qu’il constitue, pour détourner<br />
une formule de Aby Warburg, « une histoire de fantômes pour<br />
grandes personnes » : fantôme au sens de ce qui revient, de ce<br />
qui fait inéluctablement retour dans le réel et au présent.<br />
J.-S. Bieth. La référence au nazisme fut effective dans mon<br />
travail durant quatre ou cinq ans (entre 1990 et 1995 si mes<br />
souvenirs sont bons). Après 1995 c’est autre chose. Cela va et<br />
vient sans que je puisse le prévoir. L’horreur ne m’intéresse pas et<br />
d’ailleurs je n’ai jamais utilisé d’images de l’Holocauste dans mes<br />
pièces. Pour la raison que tu évoques : la conscience en veille.<br />
Physiquement, pour moi, c’était tout à fait impossible, même si j’ai<br />
une « collection » importante de documents, laquelle m’a d’ailleurs<br />
permis de ne pas être fasciné. L’orgie documentaire a fait que je<br />
pouvais me détacher de ce que je voyais et donc, nalement, ne<br />
Le Premier Cercle de l’Enfer, Jean-Sylvain Bieth 2005<br />
27<br />
jamais utiliser cette documentation dans les pièces elles-mêmes.<br />
C’est ce qui perd les cinéastes ou certains artistes qui utilisent<br />
ces images, sans recul aucun. La Palme allant à Spielberg avec<br />
La Liste de Schindler. Le pathos engendré par le manteau rouge<br />
de la petite lle m’a révulsé. Quant à la séquence des douches,<br />
elle est juste une copie de celle qu’avait fait réaliser Gœbbels<br />
à Terezin dans le lm de commande à Kurt Gerron Der Führer<br />
schenkt den Juden eine Stadt (qui est le point de départ de mon<br />
lm The nal Cut - Snuff Movie). Mais, dans les deux cas, il y a<br />
juste un souci, c’est que c’est une contrevérité historique, car l’eau<br />
ne coulait certaienement pas des pommeaux de douche 1 .<br />
X. Vert. En 2001, l’exposition photographique Mémoire des<br />
camps, à Paris, a suscité une violente polémique sur le statut<br />
de l’image face à l’horreur, qui s’est évidemment étendue à son<br />
usage artistique. C’est là faire retour sur la construction d’un très<br />
vieux problème. Deux positions antagonistes se sont dégagées :<br />
d’un côté, pour faire vite, la position, disons dogmatique, de<br />
Gérard Wacjman formulant la thèse d’un « irreprésentable » et<br />
d’un « inimaginable », dont le lm de Claude Lanzmann, Shoah,<br />
est le modèle ; de l’autre, celle plus heuristique de Georges Didi-<br />
Huberman, faisant du montage des images – et c’est alors le<br />
travail de Jean-Luc Godard (Histoire(s) du cinéma) qui paraît<br />
exemplaire – un possible moyen de connaissance. De ce point<br />
de vue, tu prends clairement position dans ton travail pour la<br />
nécessité d’une mise en relation et en tension des images, cette<br />
mise en relation fût-elle une mise à l’épreuve, une manière de<br />
s’interroger sur les limites de la représentation…