PLAISIR(S) - CREC
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Centre de Recherche sur l’Espagne Contemporaine 93 qui invite le lecteur à suivre l’épanouissement du désir de l’intérieur, comme s’il s’agissait de retracer l’archéologie d’une passion amoureuse, d’abord brève et innocente aventure conditionnée par la promenade au milieu de la foule populaire des rives du Manzanares, puis amour recherché et désiré. La suite du roman, après le bain de l’âme et du corps, est consacrée à l’évolution de la relation entre Asís Taboada et Diego Pacheco, née de et dans l’ivresse due aux effets conjugués du soleil et du vin. La suite s’organise autour d’une sorte de jeu de la protagoniste avec elle-même et ses sentiments, sentiments tantôt niés, tantôt avoués. À plusieurs reprises, les résolutions les plus fermes de ne plus revoir l’Andalou et de mettre fin à une histoire qui n’aurait jamais dû commencer sont contrées par les assiduités de Pacheco. Ainsi, au retour de sa visite chez les vieilles filles, elle a la surprise de retrouver le galant qui s’est introduit chez elle, faisant croire aux domestiques qu’Asís attendait sa visite. À la suite de cette visite qui, d’ailleurs, ne surprend pas tellement Asís, celle-ci se décide à lui donner un faux rendez-vous qui se transforme en vrai cinq à sept chez la dame et qui sera évoqué dans un récit tout en prétérition, mais très suggestif. À cette occasion le lecteur est laissé sur le pas de la porte en compagnie du cocher qui attend sa maîtresse pour la rituelle promenade de l’après-midi. Le même procédé se répète deux autres fois. Après avoir pris la décision de rejoindre un peu plus tôt la Galice pour sa villégiature habituelle avec sa petite fille, Asís, cédant à l’empressement de Pacheco, qu’elle a la surprise de rencontrer dans le vestibule de son immeuble, au retour d’autres visites sociales de bienfaisance, ménage avec lui un rendez-vous chez elle, le soir même. Elle prend soin cette fois d’inviter sa domestique à aller passer la soirée chez sa sœur dans les faubourgs de la capitale. On le voit, l’audace monte d’un cran, puisqu’elle s’évertue à arranger le rendez-vous dans la plus grande dissimulation. La rencontre, pleine de doux murmures et de chuchotements, a lieu avec un Pacheco dont les penchants donjuanesques sont volontairement appuyés. Il apparaît, en effet, drapé dans une cape aux revers grenat — qui n’est pas sans rappeler la « capa de vueltas de grana » d’Álvaro de Mesía dans La Regenta 1 — et l’on insiste, à l’envi, sur les nombreuses conquêtes féminines de ce séducteur invétéré (« Yo galanteé a trescientas mil mures » 2 ) qui semble, cependant, découvrir l’amour pour la première fois (« Y ahora me parece que no quise a ninguna » 3 ). 1 Leopoldo ALAS, CLARÍN, La Regenta (première édition 1885), Madrid, Alianza Editorial, 1988, p.651. 2 Insolación, p.225. 3 Ibid.
94 LE(S) PLAISIR(S) EN ESPAGNE (XVIIIe – XXe SIÈCLES) Asís, qui est le jouet autant du galant que de son désir, cède une troisième fois. Alors que les bagages sont prêts pour partir pour Vigo et qu’elle s’est promis de ne plus revoir ce « truhán », « vago » et « perdis » et que pour se guérir de cette « fièvre tierce », elle a décidé de faire une bonne cure de chemin de fer 1 , malgré toutes ces résolutions, donc, elle accorde un autre rendez-vous, en dehors de Madrid, à Las Ventas, le rendez-vous de la « despedía » que lui demande instamment Pacheco. Il ne faut pas uniquement interpréter, cependant, ces résolutions irrévocables sans cesse détournées comme la description d’une femme faible victime d’un séducteur. Le roman veut plutôt être, indéniablement, le récit d’un désir rejeté, puis assumé. C’est ainsi qu’à plus d’une reprise Asís reconnaît dans le secret de ses moments d’introspection que l’Andalou lui plaît : « Lo que pasa es que me gusta, que me gusta cada día un poco más, que me trastorna con su palabrería » 2 et qu’elle est loin d’être insensible aux multiples charmes de son adorateur : Llegada a este capítulo, la dama se dedicó a recordar mil pormenores, que reunidos formaban lindo mosaico de gracias y méritos de su adorador. La pasión con que requebraba ; el donaire con que pedía ; la gentileza de su persona ; su buen porte, tan libre del menor conato de gomosería impertinente como de encogimiento provinciano ; su rara mezcla de espontaneidad popular y cortesía hidalga ; sus rasgos calaverescos y humorísticos unidos a cierta tristeza romántica [...] 3 . Le récit d’un rêve que fait Asís dans un demi-sommeil 4 est chargé de faire comprendre de façon très explicite le secret désir de la jeune veuve. Celle-ci s’imagine, donc, dans le train l’emmenant vers Vigo, l’éloignant de la fournaise madrilène pour rejoindre la fraîcheur galicienne. De façon manichéenne un peu forcée, le laid plateau castillan est associé à la poussière, l’implacable chaleur solaire à l’enfer (la poussière et le soleil figurent comme souvenirs, bien évidemment, de la fatale promenade au bord du Manzanares) : « ¡ Que me abraso... Que me abraso ! », s’écrie Asís. En revanche, la Galice dont le train la rapproche est idylliquement représentée comme terre de fraîcheur, de verdure, chuchotante de sources, petites cascades et ruisseaux, une sorte d’Arcadie celtique. Mais, bien vite, l’eau fraîche si salutaire devient pluie persistante qui finit par s’infiltrer dans le cœur d’Asís et l’imbiber. On l’aura compris, le bonheur et le plaisir sont bien du côté de l’enfer madrilène. 1 « Para estas tercianas, hija mía, píldoras de camino de hierro », Id., p. 234. 2 Id., p. 233. 3 Id., pp. 233-234. 4 Id., pp. 275 à 278, pour le récit de ce rêve. La présence de ce rêve révélateur des désirs secrets d’Asís est à interpréter sans doute comme un clin d’œil narratif à Benito Pérez Galdós, ami d’Emilia Pardo Bazán. On peut penser, en effet, aux passages oniriques qui émaillent la narration de Fortunata y Jacinta (première édition 1887).
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Centre de Recherche sur l’Espagne Contemporaine 93<br />
qui invite le lecteur à suivre l’épanouissement du désir de l’intérieur, comme s’il s’agissait de<br />
retracer l’archéologie d’une passion amoureuse, d’abord brève et innocente aventure<br />
conditionnée par la promenade au milieu de la foule populaire des rives du Manzanares, puis<br />
amour recherché et désiré.<br />
La suite du roman, après le bain de l’âme et du corps, est consacrée à l’évolution de la<br />
relation entre Asís Taboada et Diego Pacheco, née de et dans l’ivresse due aux effets<br />
conjugués du soleil et du vin. La suite s’organise autour d’une sorte de jeu de la protagoniste<br />
avec elle-même et ses sentiments, sentiments tantôt niés, tantôt avoués. À plusieurs reprises,<br />
les résolutions les plus fermes de ne plus revoir l’Andalou et de mettre fin à une histoire qui<br />
n’aurait jamais dû commencer sont contrées par les assiduités de Pacheco. Ainsi, au retour de<br />
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elle, faisant croire aux domestiques qu’Asís attendait sa visite. À la suite de cette visite qui,<br />
d’ailleurs, ne surprend pas tellement Asís, celle-ci se décide à lui donner un faux rendez-vous<br />
qui se transforme en vrai cinq à sept chez la dame et qui sera évoqué dans un récit tout en<br />
prétérition, mais très suggestif. À cette occasion le lecteur est laissé sur le pas de la porte en<br />
compagnie du cocher qui attend sa maîtresse pour la rituelle promenade de l’après-midi.<br />
Le même procédé se répète deux autres fois. Après avoir pris la décision de rejoindre un<br />
peu plus tôt la Galice pour sa villégiature habituelle avec sa petite fille, Asís, cédant à<br />
l’empressement de Pacheco, qu’elle a la surprise de rencontrer dans le vestibule de son<br />
immeuble, au retour d’autres visites sociales de bienfaisance, ménage avec lui un rendez-vous<br />
chez elle, le soir même. Elle prend soin cette fois d’inviter sa domestique à aller passer la<br />
soirée chez sa sœur dans les faubourgs de la capitale. On le voit, l’audace monte d’un cran,<br />
puisqu’elle s’évertue à arranger le rendez-vous dans la plus grande dissimulation. La<br />
rencontre, pleine de doux murmures et de chuchotements, a lieu avec un Pacheco dont les<br />
penchants donjuanesques sont volontairement appuyés. Il apparaît, en effet, drapé dans une<br />
cape aux revers grenat — qui n’est pas sans rappeler la « capa de vueltas de grana » d’Álvaro<br />
de Mesía dans La Regenta 1 — et l’on insiste, à l’envi, sur les nombreuses conquêtes<br />
féminines de ce séducteur invétéré (« Yo galanteé a trescientas mil mures » 2 ) qui semble,<br />
cependant, découvrir l’amour pour la première fois (« Y ahora me parece que no quise a<br />
ninguna » 3 ).<br />
1 Leopoldo ALAS, CLARÍN, La Regenta (première édition 1885), Madrid, Alianza Editorial, 1988, p.651.<br />
2 Insolación, p.225.<br />
3 Ibid.