PLAISIR(S) - CREC
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Centre de Recherche sur l’Espagne Contemporaine 189 Les plaisirs, intimes ceux-là, désespérés parfois, transcendés peut-être, déviés, infantilisés, lorsque chacun, partie d’un tout souffrant (la nation ?), obéissant à un devoir de survie, se cantonne, se rétrécit, en espérant retrouver devant sa porte l’expression de l’horizon prometteur que semblaient augurer les premiers espaces de joie de l’enfance. Un jour le destin bascule. Le tyran n’est plus… Quoi de plus encombrant que la liberté ? Cette étude porte sur un objet culturel que l’existence et la reconnaissance affirmée permettent d’observer comme fait saillant de la réalité socio-historique d’une suite de moments clés des trente dernières années. Il s’agit ici de suivre (voire d’enquêter sur) les voies qu’emprunte le plaisir dans l’univers de Vázquez Montalbán, plus précisément dans la série de romans policiers dont le héros – Pepe Carvalho – bouscule la vie de tous les autres personnages. L’écriture de ces ouvrages s’agence chronologiquement au fil d’une période qui s’inscrit de 1974 à 1981 (notre réflexion porte sur Tatuaje (1974), La soledad del mánager (1976), Los mares del sur (1979) et Asesinato en el Comité Central (1981). Toute coïncidence avec une succession de moments décisifs pour l’Espagne devra être considérée comme volontaire et assumée. C’est pour échapper à l’ennui que Montalbán avoue avoir commencé à écrire, dans les années soixante-dix, des romans policiers : Nos aburría tanto lo que escribían los otros e incluso lo que escribíamos nosotros, que hicimos lo que haría cualquiera en este caso. Escribir lo que nos gustaría leer. Y como reacción a la literatura merodeante que se llevaba en el tránsito de los años sesenta a los setenta, a manera de expiación contra el período de literatura clandestino-política-intervencionista, nos salieron historias en las que intervenía la aventura y el delito, porque eran las historias que más nos habían impresionado en el cine o en las novelas policíacas baratas 1 . Dans L’Espagne au XXe siècle, Jacques Maurice et Carlos Serrano dressent un bilan similaire de la période. Pour un certain nombre d’écrivains (dont Vázquez Montalbán), le roman policier constitue, en effet, au cours de ces premières années de la Transition, le genre privilégié – en réaction, notamment, à l’excès de formalisme en vigueur à l’époque – de l’expression du plaisir retrouvé de la narration : En réaction aux naïvetés d’un réalisme social révolu, mais aussi aux recherches formelles exacerbées, un pan entier du roman espagnol du post-franquisme a ainsi opté pour les plaisirs de la narration. Quintessence de ce « retour au récit», le genre du roman policier, mal vu sous le franquisme et à présent 1 Manuel VÁZQUEZ MONTALBÁN, Negro como la noche, Madrid, Júcar, 1991, p.7.
190 LE(S) PLAISIR(S) EN ESPAGNE (XVIIIe – XXe SIÈCLES) utilisé et subverti, offre sa trame au premier succès d’Eduardo Mendoza (La verdad sobre el caso Savolta, 1975) ou son statut à la série du détective Pepe Carvalho de Manuel Vázquez Montalbán 1 . De fait, en 1974, Tatuaje, premier opus des aventures du détective Pepe Carvalho, constitue une grande nouveauté. Genre littéraire quasiment inexistant en Espagne à l’époque, véritable provocation à l’égard d’une littérature alors très influencée par la revue Tel Quel (dont les « adeptes » seront d’ailleurs raillés dans la série), le structuralisme et les théories linguistiques, ce roman obéit, avant tout, au désir de « raconter une histoire ». Écrit, de l’aveu de Montalbán lui-même, « en quinze jours, comme un amusement, à la suite d’un pari contracté dans un état éthylique » 2 , Tatuaje signifie une rupture revendiquée par son auteur : « Récupérer une littérature qui racontait une histoire, avec une intrigue, des personnages et leur psychologie constituait un véritable acte de rébellion. En écrivant un polar, j’étais assuré de créer une rupture » 3 . Le plaisir dans la narration pourrait bien s’inscrire de façon réactive, à contrario des pratiques littéraires de l’époque. Quelles sont dans ces quatre histoires de « gendarmes et de voleurs » 4 les traces de circonvolutions du plaisir ? Comment s’exprime, de l’auteur au lecteur, le possible partage du compte rendu d’émotions ? Le plaisir de lire existe pour tout lecteur qui lit un ouvrage avec satisfaction. Nous allons observer ce qui fait source de plaisir pour le lecteur dans la série des Carvalho et comment Montalbán a donc, en amont, éprouvé du plaisir à nous faire partager les siens. Si le cycle des aventures de Pepe Carvalho a suscité un grand engouement en Espagne, et bien au-delà, c’est que la lecture de ces ouvrages permet à un très grand nombre de lecteurs de trouver une ou plusieurs occurrences d’adhésion à la proposition de partage du plaisir. Y aurait- il du plaisir à lire Montalbán? Y trouverait-on – comme ce fut le cas pour Marlowe, Poirot, Holmes et consorts – de quoi émouvoir une multitude de lecteurs ? Le premier lecteur de l’œuvre est l’auteur. Si, quel que soit le monde fabriqué, nombreux sont ceux qui trouvent un ouvrage agréable et, donc, le revendiquent comme un objet qu’ils 1 Jacques MAURICE, Carlos SERRANO, L’Espagne au XXe siècle, Paris, Hachette, 1992, p.218. 2 Gérard de CORTANZE, « Manuel Vázquez Montalbán, les paradoxes de Pepe Carvalho », Magazine Littéraire, n°334, juin 1996. Cf. également l’article de Santos ALONSO, « La Transición : hacia una nueva novela », Insula, n°512-513, Madrid, 1999. Ce dernier souligne que la publication de romans tels que La verdad sobre el caso Savolta, d’Eduardo Mendoza (1975), a signifié la possibilité de retrouver le plaisir de lire : « [Mendoza] trajo consigo otra recuperación inmediata : el ya casi olvidado placer de leer novelas. Era una respuesta contundente al exagerado formalismo anterior y a su lenguaje discursivo ». 3 Gérard de Cortanze…, p.62. 4 Dans La soledad del mánager (1976), Montalbán écrit la dédicace suivante : « En cierta ocasión el ahora diputado Solé Barberá me dijo : «A ver cuándo escribes otra novela de “guardias y ladrones” ».
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LE(S) <strong>PLAISIR</strong>(S) EN ESPAGNE (XVIIIe – XXe SIÈCLES)<br />
utilisé et subverti, offre sa trame au premier succès d’Eduardo Mendoza (La verdad sobre el caso Savolta,<br />
1975) ou son statut à la série du détective Pepe Carvalho de Manuel Vázquez Montalbán 1 .<br />
De fait, en 1974, Tatuaje, premier opus des aventures du détective Pepe Carvalho, constitue<br />
une grande nouveauté. Genre littéraire quasiment inexistant en Espagne à l’époque, véritable<br />
provocation à l’égard d’une littérature alors très influencée par la revue Tel Quel (dont les<br />
« adeptes » seront d’ailleurs raillés dans la série), le structuralisme et les théories linguistiques,<br />
ce roman obéit, avant tout, au désir de « raconter une histoire ». Écrit, de l’aveu de Montalbán<br />
lui-même, « en quinze jours, comme un amusement, à la suite d’un pari contracté dans un état<br />
éthylique » 2 , Tatuaje signifie une rupture revendiquée par son auteur : « Récupérer une<br />
littérature qui racontait une histoire, avec une intrigue, des personnages et leur psychologie<br />
constituait un véritable acte de rébellion. En écrivant un polar, j’étais assuré de créer une<br />
rupture » 3 .<br />
Le plaisir dans la narration pourrait bien s’inscrire de façon réactive, à contrario des<br />
pratiques littéraires de l’époque.<br />
Quelles sont dans ces quatre histoires de « gendarmes et de voleurs » 4 les traces de<br />
circonvolutions du plaisir ? Comment s’exprime, de l’auteur au lecteur, le possible partage du<br />
compte rendu d’émotions ?<br />
Le plaisir de lire existe pour tout lecteur qui lit un ouvrage avec satisfaction. Nous allons<br />
observer ce qui fait source de plaisir pour le lecteur dans la série des Carvalho et comment<br />
Montalbán a donc, en amont, éprouvé du plaisir à nous faire partager les siens.<br />
Si le cycle des aventures de Pepe Carvalho a suscité un grand engouement en Espagne, et<br />
bien au-delà, c’est que la lecture de ces ouvrages permet à un très grand nombre de lecteurs de<br />
trouver une ou plusieurs occurrences d’adhésion à la proposition de partage du plaisir. Y aurait-<br />
il du plaisir à lire Montalbán? Y trouverait-on – comme ce fut le cas pour Marlowe, Poirot,<br />
Holmes et consorts – de quoi émouvoir une multitude de lecteurs ?<br />
Le premier lecteur de l’œuvre est l’auteur. Si, quel que soit le monde fabriqué, nombreux<br />
sont ceux qui trouvent un ouvrage agréable et, donc, le revendiquent comme un objet qu’ils<br />
1 Jacques MAURICE, Carlos SERRANO, L’Espagne au XXe siècle, Paris, Hachette, 1992, p.218.<br />
2 Gérard de CORTANZE, « Manuel Vázquez Montalbán, les paradoxes de Pepe Carvalho », Magazine<br />
Littéraire, n°334, juin 1996. Cf. également l’article de Santos ALONSO, « La Transición : hacia una nueva<br />
novela », Insula, n°512-513, Madrid, 1999. Ce dernier souligne que la publication de romans tels que La verdad<br />
sobre el caso Savolta, d’Eduardo Mendoza (1975), a signifié la possibilité de retrouver le plaisir de lire :<br />
« [Mendoza] trajo consigo otra recuperación inmediata : el ya casi olvidado placer de leer novelas. Era una<br />
respuesta contundente al exagerado formalismo anterior y a su lenguaje discursivo ».<br />
3 Gérard de Cortanze…, p.62.<br />
4 Dans La soledad del mánager (1976), Montalbán écrit la dédicace suivante : « En cierta ocasión el ahora<br />
diputado Solé Barberá me dijo : «A ver cuándo escribes otra novela de “guardias y ladrones” ».