PLAISIR(S) - CREC
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Centre de Recherche sur l’Espagne Contemporaine 133 refléter, dans sa théorie esthétique, la problématique cognitive de sa pensée, où le fond nihiliste vient aussi de Nietzsche. Pour sa part, malgré quelques doutes métaphysiques d’Andrés Hurtado dans El árbol de la ciencia, Baroja est toujours resté fidèle aux principes pragmatiques et scientifiques du XIX e siècle. L’idée de fiction est très répandue dans les œuvres d’Ortega qui se consacre à une relativisation historique et vitale de la culture : les mots « réel » où « réalisme » lui semblaient peut-être des mots vides de sens. Les intérêts philosophiques de Baroja étaient probablement moins exigeants que ceux d'Ortega ; son expérience littéraire, guidée par le caprice des préférences subjectives, est plus ouverte puisque elle est mêlée au cours de sa vie. C’est pour ces raisons que Baroja commence par ne pas distinguer entre les genres de fiction et les genres non fictionnels : pendant ses heures de loisir, le romancier préfère ne pas lire de romans, mais des ouvrages d’histoire, des essais, des récits de voyage (68). D’où la célèbre définition agénérique du roman, puisque le roman englobe tout, même ce qui ne relève pas de la fiction : « La novela, hoy por hoy, es un género multiforme, proteico, en formación, en fermentación ; lo abarca todo: el libro filosófico, el libro psicológico, la aventura, la utopía, lo épico ; todo absolutamente » (72). Nous pouvons attribuer au plaisir de la polémique le fait que cette définition reprenne partiellement la structure syntaxique et rhétorique d’une phrase de Ideas sobre la novela qui exprimait l’idée exactement opposée 1 . De ce point de vue, il faut comprendre, comme autant de plaisanteries sur l’hermétisme d’Ortega, les allusions à la possibilité de l’auteur de prendre la parole dans ses récits (l’exemple en est Cervantès [91]) ; la vision du texte comme une « œuvre ouverte » (73) ; ou les doutes moqueurs de la fin du prologue concernant l’identité du vrai narrateur des cinq ou six cités comme tels dans son propre roman (95). Bref, le plaisir esthétique, tel qu’Ortega l’avait déclaré, disparaît au profit d’une pratique de lecture et d’écriture guidée par le hasard des préférences du moi 2 . Donc les fondements ultimes de la littérature romanesque doivent se trouver, selon Baroja, dans le « fonds sentimental » de l’auteur, « un fondo turbio formado por mil elementos oscuros » (91-92). Cette « matière » de la littérature, c’est justement celle de la littérature moderne, qui est bel et bien faite de « perturbations mentales », comme le montre l’œuvre de 1 « Dentro de la novela cabe casi todo: ciencia, religión, arenga, sociología, juicios estéticos — con tal de que todo ello quede, a la postre, desvirtuado y retenido en el interior del volumen novelesco, sin vigencia ejecutiva y última. […] La dosis de elementos extraños que pueda soportar el libro depende en definitiva del genio que el autor posea para disolverlos en la atmósfera de la novela como tal » (III, p. 418). 2 En ne faisant pas de distinctions de genre, le romancier risquerait ainsi de ne trouver dans la littérature que soimême : « En el acto estético el sujeto disfruta siempre de algo más que de sí mismo [...]. El placer estético, que se desarrolla en el movimiento pendular existente ente contemplación no interesada y participación experimentadora, es una forma de experimentarse uno mismo en esa capacidad de ser otro, que el comportamiento estético nos ofrece » (Hans Robert JAUSS, op. cit., p. 76).
134 LE(S) PLAISIR(S) EN ESPAGNE (XVIIIe – XXe SIÈCLES) Dostoïevski (81-2). Dans cette perspective, les exigences ortéguiennes d’une « forme » comme quelque chose qui serait surimposé à la matière tombent de leur propre poids. Cette réalité sentimentale n’a pas besoin de commander une technique artificielle ; plus exactement, elle s’en trouve non pas une, mais plusieurs, de façon spontanée (93). Une réflexion finale sur la technique de Dostoïevski réunit toutes ces impulsions anti-hermétiques dans une dernière blague au dépens de la “lenteur” : Si se pudiera separar [une technique narrative] del autor y ser empleada por otro no valdría gran cosa. Dostoievski, cuando deja su técnica novelesca y no hace más que narrar lo visto por él, como en los Recuerdos de la casa de los muertos, es tan interesante y coge al lector tanto como en sus demás libros. […] Haciendo una comparación un tanto ramplona a la que era aficionado un amigo, diríamos que esta máquina poderosa que es la obra dostoievskiana, que nos asombra por su agilidad y por su temple, es como un automóvil que para mi contrincante tiene, naturalmente, un motor, pero que lo más transcendental en él es la carrocería ; en cambio, a mí me parece lo contrario ; para mí la obra del ruso tiene seguramente su carrocería, pero lo esencial en ella es la fuerza de su motor. (82-3) La plaisanterie n’est pas trop bonne, et les limites entre ce qui relève de la forme et ce qui relève du « moteur » restent tout aussi imprécises et confuses qu’auparavant. Mais cette citation résume bien la teneur des idées de Baroja et, encore mieux, le ton provocant et moqueur du « Prologue », qui a pris en charge la manifestation des différends et des divergences d’opinion même là où, peut-être, il n’y en avait pas. Ces deux manifestations du plaisir, le plaisir de la lecture, le plaisir de discuter, en quoi seraient-elles semblables, de quelle sources communes tireraient-elles leur force ou leurs effets? Voilà des questions auxquelles nous ne saurions répondre que par des hypothèses. Bornons-nous à dégager de l’exposé précédent quelques remarques synthétiques autour des points évoqués. Tout comme Baroja le suggère, l’incompréhension entre les deux écrivains est due moins à leurs idées qu’à leurs « sympathies » (66-67), donc à leurs goûts. En littérature, la notion de goût dépend grandement de facteurs sociaux et idéologiques. Elle se trouve à mi-chemin entre le plaisir spontané des individus et les jugements d’autorité de la critique qui prétendent les autoriser ou les justifier 1 . Ce sont ces plaisirs subjectifs du goût qui différent, et non pas les plaisirs de la littérature comme modalités ou possibilités générales. C’est parmi ces modalités générales que les deux écrivains ont choisi celles qui s’accordaient le plus à leur formation et à leur idéologie socio-politique. Si cette explication de la controverse n’était pas globalement erronée, nous pourrions en déduire une troublante participation des facteurs rationnels dans les 1 Levin L. SCHÜCKING, El gusto literario [1931], trad. Margit FRENK, México, F.C.E., 1978 ; Gérard GENETTE, L’oeuvre d’art II. La relation esthétique, Paris, Éds. du Seuil, 1997, 71-147.
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refléter, dans sa théorie esthétique, la problématique cognitive de sa pensée, où le fond nihiliste<br />
vient aussi de Nietzsche. Pour sa part, malgré quelques doutes métaphysiques d’Andrés<br />
Hurtado dans El árbol de la ciencia, Baroja est toujours resté fidèle aux principes pragmatiques<br />
et scientifiques du XIX e siècle. L’idée de fiction est très répandue dans les œuvres d’Ortega qui<br />
se consacre à une relativisation historique et vitale de la culture : les mots « réel » où<br />
« réalisme » lui semblaient peut-être des mots vides de sens. Les intérêts philosophiques de<br />
Baroja étaient probablement moins exigeants que ceux d'Ortega ; son expérience littéraire,<br />
guidée par le caprice des préférences subjectives, est plus ouverte puisque elle est mêlée au<br />
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préfère ne pas lire de romans, mais des ouvrages d’histoire, des essais, des récits de voyage<br />
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qui ne relève pas de la fiction : « La novela, hoy por hoy, es un género multiforme, proteico, en<br />
formación, en fermentación ; lo abarca todo: el libro filosófico, el libro psicológico, la<br />
aventura, la utopía, lo épico ; todo absolutamente » (72). Nous pouvons attribuer au plaisir de<br />
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ce point de vue, il faut comprendre, comme autant de plaisanteries sur l’hermétisme d’Ortega,<br />
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Cervantès [91]) ; la vision du texte comme une « œuvre ouverte » (73) ; ou les doutes<br />
moqueurs de la fin du prologue concernant l’identité du vrai narrateur des cinq ou six cités<br />
comme tels dans son propre roman (95). Bref, le plaisir esthétique, tel qu’Ortega l’avait<br />
déclaré, disparaît au profit d’une pratique de lecture et d’écriture guidée par le hasard des<br />
préférences du moi 2 .<br />
Donc les fondements ultimes de la littérature romanesque doivent se trouver, selon Baroja,<br />
dans le « fonds sentimental » de l’auteur, « un fondo turbio formado por mil elementos<br />
oscuros » (91-92). Cette « matière » de la littérature, c’est justement celle de la littérature<br />
moderne, qui est bel et bien faite de « perturbations mentales », comme le montre l’œuvre de<br />
1 « Dentro de la novela cabe casi todo: ciencia, religión, arenga, sociología, juicios estéticos — con tal de que todo<br />
ello quede, a la postre, desvirtuado y retenido en el interior del volumen novelesco, sin vigencia ejecutiva y<br />
última. […] La dosis de elementos extraños que pueda soportar el libro depende en definitiva del genio que el<br />
autor posea para disolverlos en la atmósfera de la novela como tal » (III, p. 418).<br />
2 En ne faisant pas de distinctions de genre, le romancier risquerait ainsi de ne trouver dans la littérature que soimême<br />
: « En el acto estético el sujeto disfruta siempre de algo más que de sí mismo [...]. El placer estético, que se<br />
desarrolla en el movimiento pendular existente ente contemplación no interesada y participación experimentadora,<br />
es una forma de experimentarse uno mismo en esa capacidad de ser otro, que el comportamiento estético nos<br />
ofrece » (Hans Robert JAUSS, op. cit., p. 76).