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La 628-E8 - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LA <strong>628</strong>-<strong>E8</strong><br />

Les poules n’ont d’excuse que leur voracité, car c’est la seule<br />

passion qui les occupe, bien plus que leur lubricité. Auprès<br />

d’elles, les porcs — braves anachorètes dans leurs bauges — sont<br />

sobres et chastes. Aucun carnassier n’est plus sanguinaire. Sanguinaires<br />

elles le sont au point, qu’entre elles, elles s’arrachent<br />

leurs plumes, pour y boire le sang dont ces tubes sont pleins; sanguinaires<br />

au point que, dès que perle, à la crête, à la patte, à<br />

quelque partie que ce soit de leur corps, une goutte rouge, elles<br />

élargissent la plaie, et s’entre-dévorent… Aucun épervier n’est<br />

plus rapace que ces petits monstres dont la tête n’est qu’un bec,<br />

dont les yeux ronds sont plus cruels que ceux de l’oiseau de<br />

proie, et qui portent, mais sans les avoir faites, les plus jolies<br />

robes qu’on puisse imaginer. Elles se laissent écraser pour la joie<br />

de picorer, un instant de plus, sur le sol nu de la route, on ne sait<br />

quoi, le crottin laissé, de place en place, par les chevaux, la bouse<br />

des vaches, le plus souvent les seuls cailloux.<br />

On dirait qu’elles ne traversent, car rien ne les sollicite de<br />

l’autre côté, que pour le plaisir de se confronter au radiateur. Si,<br />

par hasard, elles l’ont évité, ce n’est que pour mieux se fracasser<br />

contre un poteau télégraphique, un tronc d’arbre, un pan de<br />

mur, s’empêtrer dans les broussailles de la haie, où j’en ai vu<br />

laisser toutes leurs plumes et se briser les pattes. Pour fuir, elles<br />

s’étirent tellement sur leurs bouts d’ailes, qu’on dirait qu’elles<br />

vont continuer à quatre pattes, quand le péril réveille, au<br />

moment suprême, l’instinct de la race, et refait, pour une<br />

seconde, d’une volaille, un oiseau… Mais, à peine ont-elles tiré<br />

de l’aile jusqu’à l’abri, qu’un seul grain d’avoine, ou un moucheron<br />

aperçu sur un brin d’herbe, leur fait oublier tout le drame.<br />

Elles ne s’en souviendront même pas demain, ni dans quelques<br />

minutes. Elles picorent… Elles sont semblables à la femme de<br />

l’Écriture qui, au sortir d’un repas, essuyait ses lèvres, et disait<br />

ensuite : « Je n’ai pas mangé. »<br />

Il y a de grosses poules qui ont nourri, élevé des générations,<br />

qui devraient connaître la vie, en ayant connu tous les dangers, et<br />

qui n’ont rien appris, et qui sont plus obtuses que leur dernière<br />

couvée, et, à mesure qu’elles vieillissent, plus voraces et plus obscènes.<br />

Grasses, pesantes, elles marchent avec effort, en se dandinant,<br />

les pattes écartées, comme font les femmes qui ont le<br />

ventre trop lourd. Au bord des poulaillers, elles me font l’effet de<br />

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