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La 628-E8 - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LA <strong>628</strong>-<strong>E8</strong><br />

routes de France, qui, ayant placé sa voiture, comme une barricade,<br />

en travers <strong>du</strong> chemin, ne livre le passage que pour se<br />

donner le plaisir de vous lancer un outrage obscène, qu’accompagne<br />

presque toujours un fort claquement de fouet : geste<br />

imbécile, purement animal, grâce à quoi il espère effrayer, faire<br />

s’emballer et culbuter, comme un cheval, l’automobile; grâce à<br />

quoi aussi, il s’imagine — ce qui soulage sa haine — qu’il nous a<br />

cassé « la gueule ».<br />

Jamais je ne pestai autant que ce jour-là.<br />

<strong>La</strong> machine retenue grondait, chauffait, fumait horriblement,<br />

et, malgré un copieux graissage, je n’étais pas sans inquiétude au<br />

sujet des cylindres.<br />

J’ai, pour les animaux, une tendresse de neurasthénique et de<br />

misanthrope. Leurs souffrances me font horreur. Mais je crois<br />

bien que j’eusse foncé, de toute la force de nos quarante chevaux,<br />

dans le troupeau, et fait une bouillie sanglante de ces moutons,<br />

si je n’eusse prudemment réfléchi qu’une telle opération<br />

entraînait, pour la machine et pour nous, de sérieux dommages.<br />

Je me contentai de lâcher les cris sauvages de la sirène. Criminellement,<br />

je me disais que les bêtes seraient prises de panique et<br />

que, affolées, bondissantes, sautant, pêle-mêle, par-dessus les<br />

parapets, elles rouleraient au fond des précipices, où le torrent<br />

les emporterait… Adieu! adieu!<br />

Il n’en fut rien.<br />

<strong>La</strong> sirène et ses plus stridents, ses plus déchirants appels, multipliés<br />

par les échos de la montagne, demeurèrent sans effet sur<br />

des animaux, habitués sans doute à de plus terribles bruits d’avalanches.<br />

Alors, je pris le parti plus sage de regarder.<br />

On eût dit que ces deux mille moutons se portaient et que leur<br />

masse, qui bêlait lamentablement, était suspen<strong>du</strong>e. Elle ne bougeait<br />

qu’aux bords, ne semblait même pas toucher terre de ses<br />

milliers de pattes fragiles… Cependant leur piétinement faisait,<br />

sur le terrain, le bruit d’un roulement continu de tonnerre. Je<br />

remarquai aussi que ce fracas imite de loin le ronflement d’une<br />

auto pas très bien mise au point.<br />

Les troupeaux de moutons ont, avec l’auto, une autre<br />

ressemblance : ils soulèvent autant de poussière et dégradent<br />

autant les routes.<br />

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