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La 628-E8 - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LA <strong>628</strong>-<strong>E8</strong><br />

les échelles des échafaudages dont on tient les montants<br />

embrassés une éternité, et dont il m’est arrivé de mordre… oui…<br />

de mordre, à m’en casser les dents, les barreaux.<br />

— Mon cher Weil-Sée, un jour, au Mont-Vallier, j’avais eu la<br />

folie de suivre un ami sur un sentier qu’au bout de dix minutes je<br />

sentis — je n’aurais pas baissé les yeux pour un empire — se<br />

rétrécir jusqu’à devenir plus étroit que mes semelles… Je<br />

m’arrêtai enfin et mis bien une demi-heure — comme un petit<br />

équilibriste japonais au sommet d’une pyramide de tonneaux —<br />

à me retourner, et le double de temps à me coucher ventre contre<br />

terre. Mon ami, mon bourreau avait le courage de se moquer de<br />

moi… Je n’avais pas, moi, seulement la force de souhaiter sa<br />

mort… Et, à plat ventre, déchirant ma joue collée à la montagne,<br />

pour ne pas apercevoir le précipice, j’ai mis le temps d’une autre<br />

vie à refaire le chemin parcouru…<br />

— Ce n’est rien… dit Weil-Sée, en montrant ses dents<br />

noires… le Mont-Vallier, ce n’est rien… Vous n’avez pas suivi,<br />

comme moi, les torrents des Alpes, à flanc de montagne, le long<br />

de parois qui semblent de marbre poli ou de boue schisteuse,<br />

dans des gouffres au profond desquels le ciel ne paraît plus qu’un<br />

tout petit ruisseau bleu… Voilà le vertige…<br />

Et il poursuivit, après un instant de silence, ricanant :<br />

— C’est parce que je sais ce que c’est que le vertige… que je<br />

comprends quel tremblement <strong>du</strong>t agiter le pauvre Jésus aux jointures<br />

des genoux et <strong>du</strong> bassin, quand Satan l’a tenté.<br />

Les juifs sont très préoccupés de Jésus… Weil-Sée aimait à en<br />

parler; il en parlait à propos de tout… Au fond, il était fier<br />

d’avoir un Dieu dans sa famille. Il reprit :<br />

— Le Malin — c’est bien le sobriquet qu’il mérite — avait<br />

mené Jésus sur la montagne, et, sous prétexte de lui offrir le<br />

monde, c’est un gouffre qu’il lui montrait… Or, ce qu’il y eut de<br />

divin dans le refus, ce n’est pas d’avoir refusé l’offre dérisoire<br />

d’un monde — quel monde, qui déjà ne lui appartienne, peut-on<br />

offrir à un Jésus ou à un Spinoza? — Non… le divin… écoutezmoi…<br />

c’est d’avoir, sur la montagne, au bord <strong>du</strong> gouffre, refusé,<br />

<strong>du</strong> bras tentateur, l’appui…<br />

Il prit un air dégagé — nous étions, en ce moment, sur la terre<br />

ferme — et il ajouta le plus gaiement <strong>du</strong> monde :<br />

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