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La 628-E8 - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

fallait deviner leur vacarme qui s’enfuyait… Ailleurs, nous dominions<br />

— le cœur m’en tourne — des trains de bateaux qui paraissaient<br />

des barques, des barques qui paraissaient des mouches…<br />

Et je fermais les yeux… Ici, c’était l’effroi que le bachot où nous<br />

dansions, une catastrophe d’arches et de piliers rompus<br />

l’anéantît; là, l’angoisse que ne cédât le tablier de métal, dont les<br />

courbes semblaient des rebondissements de palets sur l’eau, ce<br />

tablier si fragile qu’il s’agitait au vent et résonnait, en tous ses<br />

assemblages, sous notre poids… Je me souviens de ponts, où<br />

j’eusse donné des millions d’hectares de ciel de Hollande pour<br />

un bon kilomètre solide de grand-route de Beauce. Et pour<br />

ajouter à l’horreur de cette impression, les coups de sifflet éclataient,<br />

au-dessus de nous, comme l’annonce d’un malheur, et<br />

l’on entendait, en dessous, alterner et se répondre des lamentations<br />

de sirènes. Je voulais me persuader que je résistais aux<br />

forces qui tiraient mes entrailles, mon cœur, comme avec des<br />

cordes, chatouillaient mes chevilles, irritaient la moelle de mes<br />

tibias, et un frisson me parcourait à sentir que je « ne pesais<br />

plus »… Un dégoût de vivre, pire que la peur de mourir, me<br />

tenait suspen<strong>du</strong> en l’air… Non, en vérité, je ne pesais plus…<br />

Quand sur les remblais, les digues, et puis à rouler sur la brique<br />

ferme, j’avais repris, peu à peu, mon poids et ma raison, je goûtais<br />

comme le délice d’une convalescence, à suivre les enroulements<br />

de nuages, au ciel, à plonger mes yeux dans la<br />

transparence des eaux, au ras <strong>du</strong> sol… Et <strong>du</strong> vertige, je parlais<br />

légèrement, ainsi qu’on médit d’un ami…<br />

— J’envie, me disait mon ami Weil-Sée, ceux qui ignorent le<br />

vertige, mais je les plains aussi… Quelle idée peuvent-ils avoir de<br />

l’enfer et comment pensent-ils qu’on ait pu l’imaginer?<br />

Cette idée le fit longuement ricaner… Puis, il continua :<br />

— Il est certain que la damnation, c’est d’être, éternellement,<br />

les talons cherchant une paroi qui fuit, au point de se sentir invinciblement<br />

attiré… de se sentir tomber dans un gouffre, dont on<br />

sait qu’on n’atteindra jamais le fond.<br />

À mon tour, j’évoquais le vertige, à bord d’un ballon captif<br />

dont la nacelle résiste à la corde et au vent, et se couche; sur les<br />

falaises des côtes bretonnes qu’on sent glisser sous ses semelles,<br />

quand on se penche vers la mer; sur un balcon où l’on est monté,<br />

en riant, et dont le parapet est trop bas de cinq centimètres; sur<br />

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