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La 628-E8 - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

À peine entrés dans Rotterdam, nous y avons été enveloppés<br />

aussitôt d’un mouvement, d’une agitation que les sirènes sur le<br />

canal, les sifflets des locomotives sur les voies ferrées, le roulement<br />

des fourgons sur les pavés, faisaient retentir à l’infini…<br />

Mais nous fûmes enveloppés bien davantage par la population,<br />

qui nous environna de faces bouche bée, de gestes qui puérilement<br />

cherchaient à s’instruire au contact d’un cuivre, au contact,<br />

aussitôt rompu, <strong>du</strong> radiateur, éprouvaient les pneus, appuyaient<br />

sur les garde-crotte. L’ébahissement de cette foule, qui souriait<br />

ou s’assombrissait, mais demeurait silencieuse, nous enserra si<br />

bien, que nous dûmes nous arrêter.<br />

Pour bruyante et remuante qu’elle fût, Rotterdam me parut<br />

bien plutôt une ville sauvage et lointaine. Au plus plaisant, au<br />

plus riche milieu de l’Europe, ses habitants avaient l’air de<br />

<strong>La</strong>pons ahuris. À tout le moins, ils n’avaient jamais vu ou ne<br />

voyaient que rarement d’autos… Cette population, habituée à<br />

tous les vacarmes, à toutes les étrangetés de la vie cosmopolite,<br />

au spectacle <strong>du</strong> commerce mondial et de travaux surhumains,<br />

s’affolait autour de notre machine, sans paroles.<br />

Les dames n’oublient en aucune circonstance de s’apprêter<br />

pour les regards, et tous les regards leur plaisent, excepté qu’elles<br />

y voient <strong>du</strong>rer l’hébétement. Les nôtres se remuaient sur leurs<br />

coussins, assez mal à leur aise, en apercevant — vision de terreur<br />

— de rudes mains se coller aux vitres, s’y promener. Ma voisine<br />

ferma les yeux… Ses gants tremblaient.<br />

Cette foule muette, dans cette ville en fièvre et pleine de<br />

tapage, c’était la population laborieuse qu’on n’entend point<br />

dans une usine assourdissante. <strong>La</strong> civilisation assouplit, polit les<br />

instincts et les énergies dont elle n’utilise que la force vive, pour<br />

ses fins obscures… Mais n’accumule-t-elle pas artificiellement<br />

des éléments qu’elle déforme en les comprimant, et dont la<br />

déflagration multipliera, dans une circonstance donnée, la redoutable<br />

puissance inerte?<br />

À force de coups de trompe, Brossette parvenait péniblement<br />

à se frayer un chemin dans la masse que le capot fendait lentement…<br />

Nous voyions passer, sans bruit, derrière les vitres, un<br />

monde de têtes levées, de bouches ouvertes, qui, même quand le<br />

flot se fut refermé, ne s’abaissèrent pas, ne se refermèrent pas.<br />

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