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La 628-E8 - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

avaient leurs façades revêtues. Et des étalages de fruits exotiques,<br />

des vitrines où se montraient des dentelles, des draps<br />

brodés, de lourds bijoux d’argent, paraient les devantures d’un<br />

luxe choisi… C’était la première petite ville des Pays-Bas qui<br />

mirât dans ses canaux sa coquetterie, avec placidité…<br />

Nous nous arrêtâmes chez un pâtissier pour y boire <strong>du</strong> thé,<br />

mais surtout pour nous arrêter, pour prendre pied dans la ville.<br />

Les gens allaient et venaient, nous regardaient et regardaient<br />

la machine, silencieusement. Faces débonnaires et un peu<br />

lourdes, je les avais déjà vues dans ces gravures anciennes qui<br />

représentent des amateurs de tulipes. Ils ne savaient pas trop s’ils<br />

devaient admirer, mépriser, s’indigner… Après avoir regardé<br />

l’auto, ils se regardaient entre eux, et puis ils s’en allaient, sans<br />

avoir exprimé le moindre sentiment. Et d’autres les remplaçaient<br />

qui se livraient à la même mimique. Il y avait des femmes<br />

blondes, aux cheveux tirés; il y en avait de très noires, avec des<br />

yeux en amande, et des teints où le jaune de l’Extrême-Orient<br />

luttait avec le rose d’Europe… Des pêcheurs rentraient ou sortaient,<br />

poussant des petites voitures dont les unes contenaient<br />

des paquets de filets bruns, et les autres de grandes mannes remplies<br />

de saumons. Un gamin, à la porte, nous offrait des cartes<br />

postales : des églises aux tours penchées, des moulins à vent…<br />

des canaux, encombrés de barques. Il ne se passait rien que de<br />

monotone et de quotidien. <strong>La</strong> vie coulait, devant nous, comme<br />

chaque jour, devant cette boutique, elle coule douce, paisible,<br />

avec son petit bruit de sabots sur les dalles de la rue. Et, pourtant,<br />

je me sentais parfaitement, enthousiastement heureux.<br />

J’avais, en moi, une joie violente de cette douceur, de ce bruit de<br />

sabots, de ce silence des visages, de cette jolie fille aux bras nus<br />

qui nous servait sans empressement, de ce thé qui était très mauvais,<br />

de ces tasses de Chine qui ne venaient même pas des fabriques<br />

de Delft, de cette écœurante odeur de cacao qui flottait<br />

dans la boutique, de ces maisons en face, petites maisons naïves,<br />

comme on en voit, comme on en achète, pour les arbres de Noël,<br />

dans les magasins de jouets, à Nuremberg… Il me semblait que<br />

c’était le bonheur, et que j’eusse vécu là le reste de ma vie.<br />

Impression qui n’était pas nouvelle en moi. Chaque fois que je<br />

m’arrête quelque part, n’importe où, et qu’il y a un peu d’eau,<br />

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