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La 628-E8 - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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OCTAVE MIRBEAU<br />

Le gentilhomme criait qu’on ne pouvait pas tuer, comme ça, des<br />

créatures humaines. Il s’était fait reconnaître, réussissait à glisser<br />

un billet de cent roubles dans la main <strong>du</strong> sous-officier qui<br />

l’emmena. Et, à ce moment, pendant que des soldats tentaient<br />

d’enfoncer le coffre-fort, le vieux avait senti, dans son cou, la<br />

pointe d’une baïonnette.<br />

Il écarta son foulard, pour me montrer la cicatrice.<br />

— Pourquoi jé suis pas mort?… Ach! pourquoi? Ces dragonns,<br />

mossié, et ces gendarmes… (il prononçait djandarmms)…<br />

Ach! c’est pire que des animaux féroces… On les saoule, Dieu<br />

sait avec quoi… Et alors ils se jettent sur les femmes… ils se jettent<br />

sur les enfants… Ils ne peuvent même plus distinguer un juif<br />

d’une autre personne, ni une femme d’un jeune garçon… C’est<br />

affreux, mossié… Et toujours tuant, trouant, ils rient<br />

tellément!…<br />

À l’hôpital, il avait appris que ses deux fils avaient été fusillés,<br />

dans la gare même, par les troupes mandées pour aider au massacre…<br />

Son beau-frère le rabbin avait été arraché de chez lui…<br />

On l’avait con<strong>du</strong>it en prison… Depuis, il n’avait jamais eu de ses<br />

nouvelles.<br />

— Là-bas… mossié… là-bas… dans la neige… dans la<br />

mine!…<br />

Il apprit aussi, quelque temps après, que sa fille, la pauvre<br />

Sarah, on l’avait retrouvée, sur sa voiturette, morte parmi des<br />

légumes, des fruits écrasés, et qu’ils avaient eu le courage<br />

d’enfoncer ses jambes coupées dans son ventre ouvert… Pourquoi<br />

cette voisine lui avait-elle raconté cette horreur? Il l’eût<br />

ignorée… Et maintenant, il aurait ce cauchemar devant les yeux,<br />

toujours, toujours, jusqu’à son dernier soupir!… Il ajouta encore<br />

que sa belle-fille avait succombé, des suites d’un coup de crosse<br />

de fusil dans la poitrine…<br />

— Pourquoi jé suis pas mort, moi lé plus vieux?… Pourquoi<br />

j’ai survi à tout cela?… Ach!… Bêtise…!<br />

De tous les siens, il ne lui était resté que sa petite-fille, la petite<br />

Sonia…<br />

— Jolie, mossié, jolie!… Et ses petites mains, et sa petite<br />

bouche dans ma barbe… Ach!… Et ses yeux!…<br />

C’était la fille de son fils préféré.<br />

— Pourquoi je préférais?<br />

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