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La 628-E8 - Octave Mirbeau - Éditions du Boucher

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LA <strong>628</strong>-<strong>E8</strong><br />

Pogromes<br />

Sur un sac de hardes, un peu à l’écart, un homme était assis<br />

qui retint, un peu plus longtemps, mon attention. C’était un<br />

vieillard. Sa barbe descendait très bas. Comme la plupart de ses<br />

compagnons, il était vêtu d’une longue redingote, sorte de lévite,<br />

qui avait été noire, et, comme eux, il portait une casquette à<br />

visière, mais la sienne était en drap. Il ne parlait à personne et<br />

regardait devant soi… à la façon de ceux qui regardent en<br />

eux-mêmes. Son visage fermé exprimait plus de détresse<br />

qu’aucun visage même de vieux en larmes, et toute la fatigue <strong>du</strong><br />

malheur humain. Cependant, ses yeux avaient conservé une jeunesse<br />

et une douceur émouvantes. Je me reprochais mon indiscrétion,<br />

mais sans parvenir à me détacher de cette figure en<br />

ruines où brillait ce regard jeune.<br />

Il mit quelque temps à me voir, et puis se prit à me considérer.<br />

Je redoutai une apostrophe, au moins une grimace, et ce que je<br />

redoutai surtout, quand il se souleva, ce fut de le perdre. Mais il<br />

sourit et, ravi, j’entendis sa voix chanter :<br />

— Bonjour, mossié!…<br />

Je lui tendis la main. Il frissonna. Sa main molle resta quelques<br />

secondes dans la mienne, avec gaucherie, et je fus si ému, que je<br />

n’entendis pas ce qu’il me dit tout d’abord. J’écoutais, comme on<br />

écoute le bruit <strong>du</strong> vent, le bruit de la mer, ce parler où les r roulaient<br />

et où chantaient les finales… Il se comparait à Job et<br />

répétait :<br />

—Yobb! Yobb!…<br />

Je m’assis près de lui, sur une malle de bois noir que rayaient<br />

deux bandes de peau de cochon.<br />

Où avait-il appris le français?<br />

Jeune avocat, ayant, contre le gré de ses parents, épousé une<br />

fille pauvre, il avait dû, à la suite d’une altercation avec un magistrat<br />

antisémite, quitter la petite ville russe où il gagnait péniblement<br />

sa vie. Il était venu en France, avec sa femme et trois<br />

enfants qu’il avait déjà… Ses yeux brillaient en parlant de Paris.<br />

En dépit des promesses, il n’avait pu trouver une situation sortable…<br />

Le ménage s’était installé dans les environs de l’Hôtelde-Ville,<br />

et vivait mal de petits commerces variés, entre autres,<br />

<strong>du</strong> commerce des confetti.<br />

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