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PETITE METHODOLOGIE DE LA TRADUCTION

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<strong>PETITE</strong> <strong>METHODOLOGIE</strong> <strong>DE</strong> <strong>LA</strong> <strong>TRADUCTION</strong><br />

D’après PIERRE <strong>DE</strong>SHUSSES<br />

adapté pour les étudiants du Romanisches Seminar (CAU)<br />

par Annick Take<br />

1. Une question souvent posée :<br />

pourquoi un exercice de traduction allemand-français ?<br />

N'ayant pas d'équivalent dans le domaine public de la traduction éditoriale, il peut paraître artificiel<br />

et spécifique à un domaine clos : celui de l'université. Jamais, en effet, un traducteur<br />

professionnel ne se risquera à traduire dans une langue qui n'est pas la sienne, à l'exception<br />

de quelques rares bilingues. Mais même le bilinguisme n'est jamais total; on possède toujours ce<br />

que l'on appelle une « langue forte », en général la langue de son enfance. Le thème (= traduire<br />

dans la langue étrangère) ne deviendra donc jamais un métier mais restera toujours un exercice,<br />

peut-être même un jeu. Il n’est pas inutile pour autant.<br />

Le thème est d'abord un exercice d'imitation avant de devenir un exercice de recréation. En<br />

prenant à rebours le passage d'une langue à une autre, de celle qu'on maîtrise le mieux à celle<br />

qu'on maîtrise le moins bien, il met d'emblée en évidence des lacunes et permet une vérification<br />

immédiate de son niveau de savoir. (…) Il est intéressant parce qu'il demande de la rigueur et<br />

interdit toutes les échappatoires que permet sa langue maternelle. L'entraînement au thème met<br />

immédiatement au pied du mur, obligeant à prendre conscience de ses propres insuffisances,<br />

engageant à mobiliser toutes ses connaissances et à les enrichir d'urgence. Le thème, et surtout<br />

sa correction et son amélioration avec l’aide d'un guide ou d'un professeur, va débarrasser de la<br />

tentation du mot à mot et rejaillir ainsi sur la version (= traduire dans sa langue maternelle) où la<br />

même difficulté se pose. Les deux exercices menés conjointement vont aussi mettre en évidence<br />

que deux langues ne sont pas des entités superposables mais nécessitent une gymnastique<br />

d'adaptation, faisant ressortir que chaque langue obéit ä un système propre. Pour prendre un<br />

exemple très simple : J'ai froid ne peut se traduire mot ä mot pour retrouver l'équivalent allemand.<br />

Cette appréciation directe des différences entre les usages de la langue maternelle et de la langue<br />

étrangère est l'un des fondements du rôle pédagogique du thème et de la version. Seul celui qui<br />

aura acquis une conscience assez claire des rapprochements et des écarts entre les deux<br />

langues pourra arriver ä s'exprimer mieux dans l'une et dans l'autre. Et cela est possible ä tous les<br />

niveaux. Il est dommage que l’on ait banni la traduction de l'enseignement des langues au collège<br />

et au lycée, au nom d'une pédagogie nouvelle qui veut faire croire que les élèves peuvent, avec<br />

trois ou quatre heures par semaine, apprendre une langue comme ils ont appris leur langue<br />

maternelle sans recours justement à cette langue maternelle, repère indispensable et naturel pour<br />

celui qui veut comprendre ce qu'il apprend. Comme le dit justement Mario Wandruszka dans une<br />

conférence intitulée Sprachen lernen - Sprachen erleben : « Chaque fols qu'il s'agit d'apprendre<br />

une langue, un impératif s’impose: nous devons toujours faire dialoguer la nouvelle langue avec<br />

notre langue maternelle, nous devons traduire dans notre langue maternelle et ä partir de notre


langue maternelle pour, peu ä peu, apprendre ä ne plus traduire, si nous voulons être aussi ä<br />

l'aise dans cette nouvelle langue que si elle était notre langue maternelle. »(1)<br />

Déduire de l’écart entre les langues que chacune révèle une perception du monde différente, voila<br />

un pas qui est vite franchi, parfois exactement vite et avec une certaine grandiloquence théorique.<br />

En fait, deux langues européennes ne sont jamais très éloignées l'une de l'autre, ne serait-ce<br />

parce qu’elles ont presque toutes une racine commune. Prétendre que la vision du monde d'un<br />

Anglais, d'un Allemand ou d'un Français est fondamentalement différente relève d'une spéculation<br />

souvent contredite par une étude un peu approfondie. Il n'en reste pas moins vrai que chaque<br />

langue révèle des attitudes spécifiques face ä certaines réalités.<br />

L'allemand peut apparaître comme une langue charnelle, corporelle, concrète, avec de fortes<br />

connotations spatiales (il faut be-greifen. auf-fassen, aus-drücken, hin-hören) qui contient<br />

beaucoup moins de sous-entendu que le français. Le mot « sous-entendu » n'existe d'ailleurs pas<br />

en allemand ! Le français peut apparaître au contraire comme une langue plus feutrée, plus<br />

elliptique, « une langue du soir » comme dit le traducteur et écrivain G.A. Goldschmidt, sans pour<br />

autant être passive, alors que l'allemand apprécie le passif, non seulement grammatical (Hier wird<br />

nicht geraucht), mais aussi d'attitude ainsi, alors que le Français « fait un rêve », l'Allemand a tout<br />

au plus un rêve (einen Traum haben).<br />

Mais ces distinctions générales, toujours tentantes, résistent mal ä l’analyse, et il est difficile de<br />

systématiser les différences. Minutieuse jusqu'à l'extrême dans certains domaines, la langue<br />

allemande se révèle parfois étonnamment muette dans d'autres: ainsi l’allemand n'a pas de terme<br />

qui corresponde ä notre « raisonner », « traverser », etc. Mais dire alors que l'allemand serait<br />

riche dans le concret et pauvre dans l'abstrait est aussitôt contredit par l'« expérience »: pour ce<br />

seul concept, l'allemand dispose de quatre termes (das Erleben, das Erlebnis, das Erfahren, die<br />

Erfahrung), alors que le francais n'en a qu'un. Simone de Beauvoir a éludé la difficulté de la façon<br />

suivante : « L'Erlebnis enferme sa propre évidence » (2). De son côté, l'écrivain espagnol José<br />

Ortega y Gasset avoue avoir cherché pendant des années un équivalent espagnol à Erlebnis<br />

avant de se résoudre ä inventer un mot. En 1913, il écrit : « Je ne trouve pas d'autre mot que<br />

vivencia. Tout ce qui pénètre directement dans mon Moi, devient partie intégrante de mon Moi, est<br />

une vivencia »3. Mais ce mot vivencia, bien qu'il ait, depuls. fait son chemin chez les intellectuels<br />

espagnols, est pourtant loin d'être aussi courant que le Erlebnis allemand.<br />

Outre les différences globales, il faut donc aussi admettre qu'il y a toute une série de mots qui<br />

n’ont pas d'équivalents d'une langue ä l'autre : comment un Français va-t-il traduire : Heimat,<br />

Gemütlichkeit, Unbefangenheit ? Inversement comment un Allemand va-t-il traduire: jouir. désir,<br />

émotion, gourmandise et crise de foie ? Dans ces conditions, il apparaît simplement que deux<br />

langues ne peuvent coïncider par une simple superposition de mots. Un autre exemple simple<br />

peut être donné par les formules de politesse qui terminent une lettre. L'allemand, qui utilise<br />

presque toujours la formule Mit freundlichen Grüßen, a du mal à se faire ä l'ide qu'il faut<br />

effectivement mettre en France : Je vous prie d'agréer l'expression de mes salutations<br />

distinguées. Et s'il demande ce que cela veut dire, la traduction mot ä mot (dans la mesure où elle<br />

serait possible) le ferait éclater de rire ou le plongerait dans la consternation.<br />

Par son système, une langue est donc le reflet d'une mentalité et d'une histoire. Elle est aussi un<br />

mode d'organisation des mots. La différence de fonctionnement entre le français et l'allemand se<br />

révèle déjà dans la syntaxe: place des mots, place des verbes. Si cela pose parfois des<br />

problèmes ä l'écrit et nécessite une lecture vigilante, on peut imaginer l’angoisse de l'interprète<br />

devant un conférencier allemand qui, soucieux de ses effets, s'exprime en longues phrases<br />

savamment construites pour, chaque fols, ne livrer son verbe qu'à la fin !


2. Comment aborder un texte ?<br />

Les textes choisis pour les exercices, les devoirs et les examens ont tous un caractère<br />

d'authenticité : ils n'ont pas été écrits en vue d'une traduction.<br />

Ces extraits proposent un large spectre de styles pour ne pas cantonner les exercices de<br />

traduction dans un domaine spécialisé, ce qui ne veut pas dire que ce qu'on a pu apprendre dans<br />

un texte sera inutile pour la traduction d'un autre. Il est bon de faire des gammes sur des types de<br />

discours variés : apprendre ä traduire, c'est aussi apprendre à s'adapter, apprendre ä ne pas se<br />

sentir démuni.<br />

On n'aborde pas une page de Stefan Zweig comme on aborde un article du Stern ; on ne traduit<br />

pas Novalis comme Handke, Gide comme Roubaud.<br />

Comment aborder un texte ?<br />

Une traduction se prépare.<br />

La traduction immédiate, appelée traduction simultanée, est un numéro de haute-voltige réservé<br />

aux interprètes professionnels, qui ont non seulement fait des études spéciales mais qui ont aussi<br />

une grande expérience du genre. Elle réserve d'ailleurs nombre de pièges et d'erreurs qui<br />

alimentent les anecdotes que l’on se raconte dans le milieu professionnel, même au plus haut<br />

niveau. Il ne faut donc pas se charger de complexes inutiles, même le meilleur des interprètes<br />

professionnels est incapable de traduire au pied levé une page de Proust ou de Thomas<br />

Bernhard.<br />

Premier repérage<br />

La première chose ä faire est de regarder. Ceci est valable pour le thème comme pour la version.<br />

Ce premier regard doit servir à cerner le contexte (époque, auteur) et l’apparence (dialogue,<br />

paragraphes, répétitions de formes stylistiques, interrogations, exclamations, etc.). Cette première<br />

impression est importante car elle situe le texte dans un ensemble. Tous les textes (jusqu’à<br />

présent en général littéraires) proposés sont des extraits d’œuvres, et il peut sembler aberrant de<br />

vouloir traduire un texte hors de sa terre nourricière qui est l’œuvre complète. Mais, dans ce genre<br />

d'exercice, il faut considérer l'extrait comme une intégralité miniature et l’apprécier comme une<br />

unité qui se suffit ä elle-même. On ne cherchera donc pas ä comprendre le passage en fonction<br />

d’un hors-texte présumé et on ne s'étonnera pas que la traduction d'un extrait d’œuvre puisse ne<br />

pas être forcément identique, au mot près, au passage équivalent pris dans la traduction complète<br />

de l’œuvre.<br />

Ce mini contexte, une fols révélé, va donner parfois les clefs du sens quand on passera ä la<br />

traduction proprement dite, car chaque signe linguistique employé dans un texte trouve un sens<br />

particulier par son contexte, et c'est ce sens-là que le traducteur va devoir rendre dans l'autre<br />

langue :<br />

Dans un texte français, le mot « pont » n'aura pas le même sens s'il apparaît dans une description<br />

de Paris et dans un texte sur les bateaux ä voile.<br />

En version, le mot »Flasche« aura toutes les chances de signifier « bouteille » si le contexte nous<br />

dit que l’on se trouve dans un café, mais il pourra être aussi une injure, alors qu'il signifiera «<br />

palan » dans le descriptif d'une grue ou d'un appareil de levage.<br />

Second repérage<br />

C'est celui de la lecture, de la première lecture. Etape primordiale, car elle est la vraie<br />

découverte, non plus celle du contexte mais celle du texte. Certains sont allés jusqu'à dire que le<br />

seul vrai lecteur était le traducteur (4). Cette exagération cache une vérité: la lecture en vue de la


traduction est une lecture extrêmement attentive. Mais cette première lecture doit se situer avant<br />

toute tentative de traduction. Ce point est important : il ne faut pas que la première lecture se<br />

fasse dans l'optique de la traduction. Il ne faut pas déjà chercher ä traduire en lisant. Il faut au<br />

contraire se laisser glisser dans le texte, en prendre la température, se mettre ä l'écoute, ne pas<br />

refouler les premières impressions par un effort - même inconscient - de traduction, pour gagner<br />

du temps par exemple. Si on laisse échapper ce moment de naïveté et d'innocence, il ne<br />

reviendra plus. On aura manqué la découverte.<br />

Cette première lecture instaure un troisième terme qui n’est pas la langue de départ, qui n’est pas<br />

encore la langue d'arrivée, mais une sorte de zone d'ombre, réglée par ce que l’on pourrait<br />

appeler la mesure du sentiment. C'est pourquoi un bon traducteur n’est pas seulement celui qui<br />

connaît très bien deux langues, c'est celui qui est capable de passer par une troisième langue.<br />

Les lectures<br />

Une fois ces deux étapes franchies, il est possible de passer tout de suite ä la traduction si l’on se<br />

sent très en confiance, mais il est conseillé de relire le texte encore une fois. Pour des textes<br />

plus difficiles, on peut faire deux, trois ou quatre relectures, en s'attardant le cas échéant sur<br />

certains passages qui paraissent plus difficiles. La traduction est une affaire personnelle, intime et<br />

il n'y a pas de rythme obligé. En fait, une fois les deux grandes étapes de la découverte franchies<br />

(premier regard et première lecture), chacun doit procéder comme il le sent. Si quelqu'un a besoin<br />

d'un quart d'heure de réflexion avant de commencer ä traduire, qu’il prenne ce quart d’heure. Ce<br />

ne sera jamais du temps perdu.<br />

On peut aussi se munir d'un crayon, souligner certains mots, importants ou difficiles. Ne pas<br />

hésiter ä faire l'analyse logique des phrases les plus complexes, préalable indispensable ä une<br />

bonne compréhension. Si l’on ne travaille pas en temps limité, on peut recourir aux dictionnaires<br />

pour comprendre certains mots ou préciser leur valeur. Ce n'est que lorsque ce travail<br />

préparatoire est achevé, et qu'on a l'impression d'avoir bien compris le texte, que l'on peut<br />

passer ä la traduction. On ne traduit pas pour comprendre, mais une fois qu'on a compris.<br />

Les conseils donnés ici n’ont qu'une valeur indicative et peuvent être modifiés et adaptés en<br />

fonction de chacun et de chaque texte, mais il est une chose primordiale: personne ne doit se<br />

laisser arrêter par un mot ou une expression qui conserve son hermétisme malgré plusieurs<br />

lectures. La solution viendra ou ne viendra pas, on pourra partir sur une fausse piste ou au<br />

contraire retrouver brusquement le bon chemin. Si l'on a un dictionnaire à portée de la main, la<br />

difficulté sera vite aplanie, encore qu'il faille utiliser cet outil avec précaution comme on le verra<br />

plus loin. Si l’on travaille en temps limité, il faut se jeter ä l'eau.<br />

3. Comment envisager la traduction ?<br />

Loin de la traductologie<br />

Il n'y a pas de recettes de traduction, tout au plus le respect de quelques principes généraux. Quel<br />

que soit le texte, il faut savoir être scrupuleux : il faut rendre tout le texte mais rien que le texte,<br />

ne pas couper des phrases mais ne pas les rallonger non plus. Le sens n’est pas seulement dans<br />

les mots mais entre les mots, dans le rythme et la longueur des phrases. Par nature, le principe de<br />

la traduction supprime déjà suffisamment de choses dans le texte original, sans que le traducteur<br />

y introduise des tripatouillages selon son bon plaisir, ou simplement par commodité. La traduction<br />

n'est souvent qu'une suite de compromis.<br />

Fidélité et trahison


La tâche du traducteur étant de donner, dans une autre langue, une réplique aussi exacte que<br />

possible d'un texte particulier, on bute sur le paradoxe de devoir donner un texte ä la fois<br />

équivalent et différent. Ecrire dans une langue c'est déjà marquer l'impossibilité d’exprimer ce que<br />

l’on veut dire dans une autre langue (5). Cet interdit marqué par l'écrivain est brisé par le<br />

traducteur (cette transgression pouvant être l’un des plaisirs de la traduction). Ce qui se résume<br />

par la formule : comment être fidèle ?<br />

Le travail du traducteur ressemble ä un numéro d'équilibriste qui oscille entre deux pôles de valeur<br />

égale : le texte de départ et le texte d'arrivée. L’art de l’équilibriste est indissociable de la corde, et<br />

la corde de l’abîme. Etre traître et fidèle ä la fols, être poussé ä la traîtrise en brandissant - sans<br />

hypocrisie - l'étendard de la fidélité. Pourtant les langues coïncident quelque part: le traducteur<br />

cherche ce quelque part, au besoin il le crée.<br />

Ceux qui ne connaissent qu’une seule langue, s’imaginent que la traduction est un exercice d'une<br />

simplicité extrême, où il suffit de remplacer chaque fois un mot par un autre, et le tour est joué.<br />

L'apprenti-traducteur tombe aussi parfois dans ce piège. Le regard rivé sur le texte de départ, il ne<br />

s'aperçoit pas qu 'il déforme la langue d'arrivée qui peut même être sa propre langue, dans le cas<br />

de la version - et se prive des ressources propres ä la langue d'arrivée.<br />

En version, on traduira<br />

Ich muß gehen par je dois partir<br />

Die Sache geht schief par l'affaire tourne mal.<br />

En thème, on traduira<br />

Il ira loin par Er wird es weit bringen.<br />

Je revois son visage par Ich sehe sein Gesicht vor mir.<br />

Il a créé la surprise par Er hat für Überraschung gesorgt.<br />

Ils restèrent quelques jours sans aller ä l'école par Sie blieben einige Tage von der Schule weg.<br />

Très souvent, sauf pour des textes très simples - et encore n'est-ce pas toujours le cas (nous<br />

avons vu le fameux exemple de l'expression aussi banale que : J'ai froid) -, le traducteur est obligé<br />

d'interpréter. Or l'interprétation n’est pas seulement une question de méthode mais aussi de<br />

tempérament. Ainsi, un même texte de départ ne sera pas traduit de la même façon par deux<br />

personnes ä niveau de savoir égal. Seul le mythe peut attester ce genre de croyance.<br />

Lorsque, sous Ptolémée Philadelphe (285-246 avant J.C.) soixante-douze sages sont convoqués<br />

à Alexandrie pour traduire les écritures, chacun est confortablement installé dans une maisonnette<br />

indépendante et se met au travail, avec la stricte consigne de ne jamais consulter les autres. Le<br />

travail achevé, c'est la stupéfaction ! Il n'y a pas le moindre désaccord, les mêmes passages sont<br />

traduits par les mêmes mots, les mêmes expressions. Au yeux de tous, c'est la preuve qu'il s'agit<br />

bien là des Ecritures divines, traduites sous l’inspiration d'un Dieu vraiment unique. Ce miracle de<br />

la concordance ne s'est jamais reproduit !<br />

Chaque texte donne lieu ä de multiples variations. Il y a une subjectivité irréductible du<br />

traducteur. Mais il doit malgré tout s'efforcer de respecter les autres lecteurs, les autres lectures<br />

possibles, transmettre sans s'interposer entre eux et le texte, s'efforcer d'être transparent.<br />

Si toute traduction est une trahison, elle le fait d'ailleurs dans les deux sens : elle trompe et elle<br />

révèle. Dans le cas de la traduction d'un poème, où le texte devient souvent son propre objet, «où<br />

le sens des mots s'estompe parce qu'ils ont atteint ä la condition de la musique » (6), trahison et<br />

révélation prennent tout leur sens. La fonction de message - de reportage comme dit Mallarmé -<br />

est réduite, et la traduction est obligée à une recréation parfois très éloignée de l'original. Sans


aller jusqu'à la poésie, on peut s'en apercevoir aisément en comparant les textes de chansons où,<br />

pour conserver un même rythme, les paroles sont obligées de diverger.<br />

4. La traduction<br />

Découpage<br />

Chaque extrait se présente comme un tout, mais on ne peut tout traduire en même temps. Le plus<br />

simple est de suivre le développement du texte après en avoir fait une analyse et s'en être<br />

imprégné par les différentes lectures, qui peuvent s'accompagner de prises de notes. Une erreur à<br />

éviter est pourtant de vouloir à toute force remettre des expressions vues ailleurs et que l’on veut<br />

recaser parce qu'on pense que cela fera bien. Il n'y a pas de meilleure méthode pour se tromper.<br />

Une expression qui vous vient ä l'idée à la lecture peut être notée en marge, mais seulement<br />

comme une indication, une possibilité, jamais comme une solution définitive.<br />

Dans chaque phrase, la grammaire (syntaxe, déclinaisons, conjugaison) détermine pour chaque<br />

mot ou chaque groupe de mots (structure) une fonction particulière. On peut ainsi diviser une<br />

phrase longue en unités de sens qui ne doivent pas être tronquées.<br />

Le travail de repérage des unités de traduction ne s'arrête pas à ce découpage au fil du texte, car<br />

il existe d'autres types d'unités, d'autres relations qui débordent les limites des phrases. C'est ainsi<br />

que les lectures préalables prouvent leur efficacité et leur nécessité. Grâce ä elles, le traducteur<br />

aura pu remarquer l’occurrence de certains mots disséminés dans le texte. Il faudra veiller ä<br />

harmoniser l’ensemble et toujours revenir sur le premier jet.<br />

Recherche du mot juste<br />

On pourrait dire de façon ä peine exagérée qu'à chaque mot précis correspond un autre mot<br />

précis. Il n’est pas toujours aisé de le trouver, mais la recherche ne doit pas perdre cette exigence<br />

de précision.<br />

Transpositions<br />

Si l'approche littérale est impossible, il faudra se livrer ä des sortes de paraphrase pour se<br />

dégager du filet des mots et tenter de découvrir une possibilité de transposition plus conforme aux<br />

caractéristiques de la langue d'arrivée. Il faut chercher une solution, chercher partout, sans<br />

vergogne, tout envisager, tourner et retourner, quitte ä tout mettre ä la poubelle ensuite, mais il<br />

faut y aller de bon cœur ! La langue n'est pas capable de tout, mais elle est capable de se sortir<br />

de presque tout. Comme le dit Valéry Larbaud (7), l'essentiel de la traduction est dans la pesée.<br />

On peut penser, pour lever une difficulté, ä opérer des changements de catégories<br />

grammaticales. Traduire par exemple une expression verbale par une expression nominale. un<br />

nom par un adjectif, etc.<br />

On peut citer le bel exemple fourni par le vers de Stefan George<br />

»Komm in den totgesagten Park und schau« 2<br />

traduit ainsi par Maurice Boucher :<br />

« On dit que les jardins sont morts, viens et regarde »<br />

Certaines transpositions, tant en thème qu'en version. deviendront même ä la longue des<br />

automatismes du type :<br />

J'aime bien danser: Ich tanze gern.


Il continue de raconter : Er erzählt weiter.<br />

Adaptations et compensations<br />

On a vu qu'il existait des mots « intraduisibles » et pourtant aussi courants qu'importants (Heimat,<br />

gemütlich, seelisch), ou bien l'opposition WeiblFrau, comme s’il y avait dans chaque langue<br />

l'impossibilité ou le refus de traduire certains mots de l'autre. Il faut alors fouiller la sienne et<br />

chercher la meilleure adéquation, la meilleure évocation, en sachant que ce n'est qu'un<br />

compromis fluctuant, jamais parfait, et susceptible de critiques et de corrections.<br />

Un problème se pose aussi face aux jeux de mots. Prenons un exemple tiré d'un livre pour enfants<br />

:<br />

C'est l'hiver, un petit lapin - Sebastian - s'endort ä la veillée et les paroles de son grand-père qui<br />

raconte une histoire ne lui parviennent plus qu'indistinctement : »Kurz bevor er einschlief,<br />

schnappte er einen Satz von Großvater Langohr auf : ja, ja, Väterchen Frost ist heuer ganz streng<br />

mit uns … »Da Sebastian schon halb im Schlaf war, als er das hörte, verstand er "Käterchen<br />

Frost" statt "Väterchen Frost". Und so träumte er nun von Käterchen Frost ... « La ressemblance<br />

entre »Väterchen« et »Käterchen«, qui est en allemand la base de la confusion dans le rêve du<br />

petit lapin, est impossible ä rendre en français ; et pourtant il faut absolument garder l’idée du<br />

chat car l'image, en regard du texte, représente justement ce chat tout blanc, symbole<br />

de l’hiver et qui va hanter les rives de Sebastian.<br />

Le traducteur a finalement opté pour la solution suivante : « Juste avant de plonger dans le<br />

sommeil, il entendit encore son grand-père qui disait : "Le froid est dur cette année. C'est ä cause<br />

de ce temps triste et gris." Mais le petit lapin était déjà si fatigué qu'au lieu de comprendre "ce<br />

temps triste et gris", il comprit "ce grand Mistigris" et il se mit ä rêver de ce gros chat... »<br />

Noms propres<br />

Les usages évoluent dans ce domaine. Après une tendance qui a voulu que l’on francise tous les<br />

noms propres, même les prénoms, l’usage présent tend ä conserver l’orthographe et la sonorité<br />

des noms originaux, même s'ils ont un équivalent en français. De la même façon, on gardera la<br />

particule de noblesse « von ».<br />

Ceci ne doit pourtant pas être érigé en principe. Dans le livre du jeune auteur Erwin Strittmatter<br />

(né en 1961), Raabe Baikal (1990), tous les personnages sont affublés de noms communs, qui<br />

sont en quelque sorte des condensés de leur état : Fieber, Opfer, Glück, Unglück. Il est évident,<br />

dans ce cas, que les noms doivent être traduits.<br />

Pour les noms géographiques, la forme francisée l’emporte encore souvent : der Bodensee<br />

devient le lac de Constance, die Ostsee, la mer Baltique, Köln devient Cologne, mais l’usage<br />

hésite parfois pour d'autres comme Regensburg qui reste tel quel ou - origine latine oblige -<br />

devient Ratisbonne.<br />

Le cas des textes anciens<br />

Sur un texte court, on peut s’amuser ä retrouver le ton et le style des textes français de la même<br />

époque. Sur un livre entier, l’entreprise devient artificielle et il vaut mieux donner une traduction<br />

moderne.<br />

Ce choix pose bien évidemment le problème du vieillissement des traductions. Certains soulignent<br />

ce fait, en sous-entendant que les oeuvres originales, au contraire, ne sont pas soumises ä ce


processus. D'autres s'insurgent et soutiennent que c'est faire injure aux traductions de prétendre<br />

qu'elles puissent vieillir. Notre position est plus nuancée: les traductions vieillissent - les oeuvres<br />

originales aussi. Qui pourrait prétendre sans coquetterie, que la langue de Rabelais, de<br />

Montaigne, de Rousseau n'a pas vieilli ? Seulement on ne peut toucher ä une oeuvre originale,<br />

même ancienne, car elle procède de la pensée et de l'émotion de celui qui l'a écrite et qui ne<br />

pouvait l'écrire autrement ä l’époque où il vivait. Elle est un témoignage de l'homme et de son<br />

époque. Il en est tout autrement de la traduction, qui n’est pas une oeuvre originale mais une<br />

oeuvre secondaire. Le traducteur s'efforce de restituer dans sa langue, qui est aussi celle de ses<br />

lecteurs, une oeuvre qu'il apprécie. Mais malgré tout son pouvoir d'empathie, et toute sa<br />

complicité, il ne fait que chercher ä donner l’équivalent d'un texte qui n’est ni le sien, ni<br />

l'expression originale de son moi. Il met déjà suffisamment de lui-même dans son travail, pour ne<br />

pas venir en rajouter par un paradoxal fantasme de fidélité qui prétendrait donner ä lire l’oeuvre<br />

telle qu'elle a été écrite plusieurs siècles auparavant.<br />

Notes du traducteur (N.d.T.)<br />

Sauf rares exceptions, elles sont ä proscrire. Une traduction n’est pas une explication de texte,<br />

même si les deux sont intimement liées dans la phase préparatoire.<br />

5. Relecture<br />

Seul un traducteur professionnel peut se permettre de prendre une semaine pour traduire une<br />

seule phrase, ou de laisser mûrir la solution qui viendra peut-être en pleine nuit ! Il est pourtant<br />

souhaitable de laisser s'écouler un certain temps avant de reprendre sa traduction. L'étudiant,<br />

surtout s'il travaille en temps limité, n'a bien sûr pas cette possibilité, mais il doit se garder, dans<br />

tous les cas, le temps d'une relecture attentive. Il faut d’abord vérifier, ligne à ligne, mot ä<br />

mot, que la totalité du texte a été traitée, sans oublier le titre du passage ni celui de I’œuvre<br />

dont il est tiré.<br />

Pour la version français-allemand), relisez votre traduction comme vous liriez un texte original et<br />

vérifiez que la correction de la langue d'arrivée a été respectée. Si vous butez sur une phrase<br />

dénudée de sens, c'est sans doute que vous l’avez mal comprise. Un bon test consiste ä relire<br />

votre traduction ä haute voix (ceci vaut aussi pour le thème).<br />

L'exemple inverse existe aussi. Il pourra arriver - ce ne sera pas le cas dans les extraits proposés<br />

ici - que vous ayez ä traduire des textes mal écrits. La traduction n'a pas son pareil pour mettre ä<br />

nu les phrases « qui ne veulent rien dire », et les faux effets de style ne résistent pas longtemps ä<br />

l'épreuve de la traduction, aussi redoutable qu'efficace dans ce domaine. Mais vous vous en serez<br />

rendu compte bien avant la lecture finale.<br />

Pour le thème, où souvent un sens suffisant de la langue fait défaut, il est possible de faire<br />

plusieurs relectures en se concentrant chaque fois sur une seule difficulté: l’ordre des mots est il le<br />

bon ? La distinction entre possessifs masculins et possessifs féminins a-t-elle bien été faite ?<br />

Toutes les virgules ont-elles été mises, et ä la bonne place ? etc. Ce n'est que progressivement<br />

que le sens de la langue viendra ä votre secours.<br />

6. Les outils du traducteur<br />

Les dictionnaires bilingues


Ils ont pour fonction de fournir des équivalents lexicaux, correspondant aux différentes acceptions<br />

du mot et s'appuyant sur des exemples dans le meilleur des cas. Evitez les dictionnaires de<br />

poche.<br />

Par ex. :<br />

- Larousse, Dictionnaire en un volume françaislallemand, allemandlfrançais, par Pierre Grappin.<br />

- Grand dictionnaire Langenscheidt en deux volumes (françaislallemand et allemandlfrançais),<br />

chez Larousse.<br />

- Hachette, Dictionnaire Langenscheidt en un volume.<br />

Les dictionnaires unilingues<br />

Ils ne se soucient pas de traduction mais sont très utiles pour cerner le sens exact d'un terme<br />

aussi bien en allemand qu’en français. Attention au « Fremdwörter » allemands qui ont souvent un<br />

correspondant exact d’origine germanique. Cherchez à bien saisir le sens précis de ces<br />

« Fremdwörter » et sachez qu’ils ne sont parfois que la répétition du mot germanique<br />

Parmi les dictionnaires unilingues allemands, les deux meilleurs sont ä notre avis :<br />

• Duden. Deutsches Universal Wörterbuch<br />

• Wahrig, Deutsches Wörterbuch. Choisir l’édition intégrale, plutöt que l'abrégé chez DTV.<br />

On peut également consulter en bibliothèque<br />

• Enzyklopädie Brockhaus.<br />

• Enzyklopädie Mever.<br />

Parmi les dictionnaires unilingues français, les deux meilleurs sont ä notre avis :<br />

• Larousse, Dictionnaire de français<br />

• Petit Robert, Dictionnaire de la langue française<br />

Les grammaires<br />

Il existe un nombre impressionnant de grammaires, et il ne se passe pas une année sans que<br />

deux ou trois « nouvelles » grammaires apparaissent sur le marché. Il y en a peu qui apportent<br />

des éléments nouveaux et décisifs ä la bonne compréhension de la langue. On a même parfois<br />

l'impression que certaines se plaisent ä compliquer des choses simples. Nous citerons celles qui<br />

nous paraissent être les plus efficaces, en sachant qu'une seule grammaire suffit largement ä tout<br />

un cursus universitaire, pourvu que sa personnalité réponde aux attentes de celui qui l'utilise.<br />

Voir sur ce point les conseils bibliographiques recommandés dans<br />

« A propos grammaire »<br />

http://www.uni-kiel.de/take/Lehrveranstaltatungen_SoSe03.htm#grammaire<br />

Lectures et ouvrages complémentaires (parmi bien d’autres)


- Bescherelle, L'Art de conjuguer, Hatier.<br />

- Robert, Dictionnaire des synonymes.<br />

- J. Lecointe, Dictionnaire des synonymes et des équivalences, Livre de poche.<br />

- Duden, Zweifelsfälle der deutschen Sprache.<br />

- M. Grevisse, Le Bon Usage, Duculot/Gembloux/Hatier.<br />

- L. Gspann, Gallicismes et germanismes.<br />

Enfin il faut se tenir au courant des possibilités d'une langue en lisant beaucoup, autant en<br />

français qu'en allemand, et être attentif ä son évolution en consultant les journaux et des textes<br />

modernes. Ainsi, seule la lecture d'un journal ou l'écoute de la radio peut faire découvrir que<br />

langue de bois, peut se traduire par Schleiflackrhetorik, élus locaux par örtliche Mandatsträger,<br />

sciences de la vie par Biowissenschaften, etc.<br />

Conclusion<br />

Repérer des difficultés, suivre des conseils, ce n'est pas encore traduire. La traduction est un acte<br />

personnel, au confluent de deux subjectivités, et chaque traduction est une épreuve et une<br />

expérience. Ä chacun de baliser son territoire et de s'y entraîner, de cerner ses points forts et ses<br />

points faibles, pour se perfectionner, en sachant qu'en ce domaine il n'y a pas de perfection.<br />

Vivre avec plusieurs langues, dans l'intimité de plusieurs langues - que cela devienne une<br />

profession, une passion ou un passe-temps - est une tâche sans fin et un enrichissement sans<br />

limites.<br />

J’espérons que vous aurez autant de plaisir à traduire que moi.<br />

Annick Take<br />

1. »Für alles Sprachenlernen gilt der Satz: wir müssen immer wieder die neue Sprache mit der Muttersprache ins<br />

Gespräch bringen, wir müssen in die Muttersprache und aus der Muttersprache übersetzen, um so allmählich zu<br />

lernen, nicht mehr zu übersetzen, wenn wir uns in der neuen Sprache so frei und selbstverständlich bewegen wollen,<br />

als wäre sie unsere Muttersprache. « Professor Mario Wandruszka, in Sprachen lernen - Sprachen erleben,<br />

München, 2. April 1982.<br />

2. La Force de I'âge, Paris, Editions Gallimard, 1960, p. 266.<br />

3. « Todo aquello que Ilega con inmediatez a mi yo, que entra a formar parte de èI es una<br />

vivencia. »<br />

4. Traduire est la seule manière de lire vraiment un texte, Italo Calvino lors d'une conférence ä l’UNESCO.<br />

5. Le sens d'une langue... est de ne pas pouvoir traduire l'autre. G.A. Goldschmidt, dans L’écrit du temps,<br />

été/automne 1987.<br />

6. Hector Bianciotti, « Heine l"'innombrable" », Le Monde, 11 mars 1994.


7. Valéry Larbaud, Sous l'invocation de Saint Jérôme, Edition Actes Sud, 1991. Saint Jérôme est le patron des<br />

traducteurs.<br />

8. Dans le recueil Das Jahr der Seele, 1899 (les poèmes de George sont souvent dépourvus de majuscules).

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