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l’Angleterre pose alors la question des qualités spécifiques de cette pierre et de la signification de son emploi dans les îles britanniques 214 . Si l’absence de sources contemporaines permettant de connaître sa diffusion dans l’ensemble des territoires des Plantagenêt à la fin du XII e siècle ne peut être considérée comme un signe de l’inexistence de tels échanges, la quasi-exclusivité des mentions d’importation de la pierre de Caen en Angleterre ne peut non plus être envisagée comme totalement fortuite. Certes, la richesse et la diversité pétrographique d’une région comme la plaine de Caen étaient alors réputées, mais les ressources du bassin de la Loire 215 , de la Vendée, de la Saintonge 216 ou encore des Costwolds en Angleterre fournissaient également des calcaires connus et exploités au XII e siècle. Les ressources naturelles ne suffisent donc pas à expliquer les raisons de l’intense diffusion de cette pierre à travers l’Angleterre du XI e et XII e siècle. D’autres enjeux doivent être pris en compte pour comprendre la dynamique de circulation de ce matériau. Quelle était en particulier son économie symbolique ? Le profit mémoriel de cette pierre n’était-il pas alors aussi important que sa « rentabilité » pécuniaire ? Le prestige des édifices fondés par Guillaume le Conquérant à Caen au milieu du XI e siècle était alors considérable. Saint-Étienne (ou l’abbaye aux hommes) où il fut enterré et son pendant féminin patronné par sa femme Mathilde, La Trinité (ou l’abbaye aux femmes) (voir illustration 6.16) constituaient assurément des modèles pour toute l’aristocratie normande qui met en œuvre les vastes chantiers dans l’Angleterre après la conquête. En outre, l’usage de la pierre de Caen était aussi un symbole architectural de la domination sociale des Normands, rappelant dans le paysage l’origine des conquérants et marquant le souvenir de la puissance militaire des grands lignages. La pierre de Caen est donc utilisée dans la plupart des chantiers aristocratiques laïques ou ecclésiastiques de l’Angleterre médiévale parce qu’elle recouvrait aussi un langage politique. Elle l’était d’ailleurs rarement pour la totalité des constructions mais souvent réservée aux espaces d’apparat, pour la sculpture des parties ornementées 217 . Ainsi, au château d’Orford dans le Suffolk, selon les rapports de fouilles, de la pierre de Caen a 214 BOASE, T. S. R., English art 1100-1216, 1968, p. 22 cite REGINALD DE DURHAM, Reginaldi Monachi Dunelmensis Libellus de Admirandis Beati Cuthberti Virtutibus quae novellis patratae sunt temporibus, 1835, p. 44. 215 PRIGENT, D., « La pierre de construction et sa mise en œuvre : l’exemple de l’Anjou », dans Utilis est lapis in structura: mélanges offerts à Léon Pressouyre, 2000, p. 461-470 montre que les carrières angevines se caractérisent par leur petite taille et une production essentiellement locale. 216 Service de l’Inventaire, base Mérimée, IA17000402 : les carrières de Thénac en Saintonge (Charentemaritime) sont notamment connues pour avoir été exploitées dès l’Antiquité. Il s’agit de carrières souterraines, creusées dans un calcaire dur et de couleur blanche. 217 WILLIS, R., The Architectural History of Canterbury Cathedral, 1845. 574
été abondamment utilisée, notamment pour la construction des arches qui forment la plupart des embrasures des murs et des chaînages, dont on a vu que la mise en œuvre portaient également un message symbolique (voir chapitre 5) 218 . Tim Tatton-Brown a également relevé l’usage du calcaire caennais à la Bell Tower de la Tour de Londres (illustrations 5.46 et 5.52) 219 . Le récit de la reconstruction du chœur de la cathédrale de Canterbury, entre 1175 et 1178 relate comment Guillaume de Sens, le maître d’ouvrage retenu par le chapitre, fait venir des pierres d’outre-mer selon des modèles (formae) au profil dessiné par lui-même 220 . Ce passage suggère non seulement que cette pierre était taillée dans les ateliers de carrières et non sur le chantier, et qu’il existait des formes standardisées qui servaient non seulement à la sculpture mais aussi aux blocs de maçonnerie dont les dimensions étaient prédéterminées. Il s’agit donc d’une véritable « préfabrication » d’éléments en série visant à faciliter leur mise en œuvre. Ainsi, le message politique lié à l’emploi de la pierre de Caen en Angleterre, s’accompagnait également d’une dimension esthétique et technique illustrant les capacités architectoniques de la pierre de Caen. Ces deux aspects – caractéristiques techniques et dimension politique – ne sont nullement contradictoires, mais se renforcent au contrairement mutuellement. Parce que la pierre de Caen possédait de telles propriétés, elle était bien connue des principaux maîtres d’œuvres normands de la fin du XI e siècle, à l’instar de Lanfranc, et a ainsi pu devenir le support d’un message politique, symbolisant la puissance du nouveau groupe dominant. Dans la seconde moitié du XII e siècle, les rouleaux normands restent cependant muets sur l’exportation de la pierre de Caen, dont l’exploitation ne relève ait vraisemblablement pas du duc ou de ses agents. En revanche, les pipe rolls fourmillent de détails sur le transport des pierres de construction. Ils ne mentionnent toutefois jamais explicitement le calcaire « de Caen » mais un faisceau d’indices permet parfois de déduire sa provenance, et notamment les mentions de franca petra acquise à 218 ROBERTS, R. A., The story of Orford castle (Suffolk), 1930. 219 TATTON-BROWN, T., « Medieval building stone at the Tower of London », London Archaeologist, 6: 13 (1991), p. 361-366. 220 GERVAIS DE CANTORBERY, The Historical Works, 1965 [1880], p.6-7 : Advenerat autem inter alios artifices quidam Senonensis, Willelmus nomine, vir admodum strenuus, in ligno et lapide artifex sutbilissimus. (…) in adquirendis igitur lapidibus transmarinis opera data est. Ad naves onerandas et exonerandas, ad cementum et ad lapides trahendos tormamenta fecit valde ingeniose. Formas quoque ad lapides formandis his qui convenerant sculptoribus tradidit, et alia in hunc modum sollicite praeparavit. (Parmi d’autres, vint un architecte de Sens, nommé Guillaume, un homme énergique et ouvrier ingénieux en pierre et en bois. (…) il s’occupa de se procurer de la pierre outremer. Il construisit d’ingénieuses machines pour charger et décharger les navires et pour lever les pierres et le mortier et envoya des modèles pour tailler la pierre selon sa convenance et en prépara d’autre sur ce modèle). 575
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dans l’ensemble des territoires des Plantagenêt à la fin du XII e siècle ne peut être<br />
considérée comme un signe de l’inexistence de tels échanges, la quasi-exclusivité des<br />
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envisagée comme totalement fortuite. Certes, la richesse et la diversité pétrographique<br />
d’une région comme la plaine de Caen étaient alors réputées, mais les ressources du<br />
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Angleterre fournissaient également des calcaires connus et exploités au XII e siècle. Les<br />
ressources naturelles ne suffisent donc pas à expliquer les raisons de l’intense diffusion<br />
de cette pierre à travers l’Angleterre du XI e et XII e siècle. D’autres enjeux doivent être<br />
pris en compte pour comprendre la dynamique de circulation de ce matériau. Quelle<br />
était en particulier son économie symbolique ? Le pr<strong>of</strong>it mémoriel de cette pierre<br />
n’était-il pas alors aussi important que sa « rentabilité » pécuniaire ?<br />
Le prestige des édifices fondés par Guillaume le Conquérant à Caen au milieu du<br />
XI e siècle était alors considérable. Saint-Étienne (ou l’abbaye aux hommes) où il fut<br />
enterré et son pendant féminin patronné par sa femme Mathilde, La Trinité (ou l’abbaye<br />
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l’aristocratie normande qui met en œuvre les vastes chantiers dans l’Angleterre après la<br />
conquête. En outre, l’usage de la pierre de Caen était aussi un symbole architectural de<br />
la domination sociale des Normands, rappelant dans le paysage l’origine des<br />
conquérants et marquant le souvenir de la puissance militaire des grands lignages. La<br />
pierre de Caen est donc utilisée dans la plupart des chantiers aristocratiques laïques ou<br />
ecclésiastiques de l’Angleterre médiévale parce qu’elle recouvrait aussi un langage<br />
politique. Elle l’était d’ailleurs rarement pour la totalité des constructions mais souvent<br />
réservée aux espaces d’apparat, pour la sculpture des parties ornementées 217 . Ainsi, au<br />
château d’Orford dans le Suffolk, selon les rapports de fouilles, de la pierre de Caen a<br />
214 BOASE, T. S. R., English art 1100-1216, 1968, p. 22 cite REGINALD DE DURHAM, Reginaldi<br />
Monachi Dunelmensis Libellus de Admirandis Beati Cuthberti Virtutibus quae novellis patratae sunt<br />
temporibus, 1835, p. 44.<br />
215 PRIGENT, D., « La pierre de construction et sa mise en œuvre : l’exemple de l’Anjou », dans Utilis<br />
est lapis in structura: mélanges <strong>of</strong>ferts à Léon Pressouyre, 2000, p. 461-470 montre que les carrières<br />
angevines se caractérisent par leur petite taille et une production essentiellement locale.<br />
216 Service de l’Inventaire, base Mérimée, IA17000402 : les carrières de Thénac en Saintonge (Charentemaritime)<br />
sont notamment connues pour avoir été exploitées dès l’Antiquité. Il s’agit de carrières<br />
souterraines, creusées dans un calcaire dur et de couleur blanche.<br />
217 WILLIS, R., The Architectural History <strong>of</strong> Canterbury Cathedral, 1845.<br />
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