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L'œil naïf - Régis Debray

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© RÉGIS DEBRAY, 1994. TOUS DROITS RÉSERVÉS 1<br />

Conférence à la Bibliothèque nationale de France, 13 décembre 1994.<br />

Voir le livre de <strong>Régis</strong> <strong>Debray</strong>, L’Œil <strong>naïf</strong> (Éd. du Seuil, oct. 1994).<br />

L’œil <strong>naïf</strong><br />

Je commencerai par des remerciements et des excuses. Des<br />

remerciements à Jean-Claude Lemagny et à François Soulages pour avoir<br />

bien voulu associer un simple amateur à une réflexion de spécialistes, qui<br />

savent, eux, ce dont ils parlent. J’ai conscience du privilège, et de ne pas<br />

vraiment le mériter.<br />

Les excuses, c’est pour les redites probables et les redondances forcées.<br />

« La vérité est une et l’erreur est multiple » —apprend-t-on à l’École.<br />

Parlant en VI e position du même objet, j’ai toutes les chances de recouper<br />

les conférenciers qui m’ont précédé. Ce serait même à souhaiter, le<br />

contraire voulant dire que je divague complètement.<br />

Pourtant, l’intitulé du programme suggère une réflexion<br />

« médiologique », qui ne peut être exactement celle du philosophe, du<br />

conservateur ou de l’historien, même si elle devra les recouper en<br />

beaucoup de points.<br />

La médiologie, qui a pour objet l’efficacité symbolique, est une<br />

recherche d’intersections. L’intérêt médiologique porte sur les charnières,<br />

généralement inaperçues ou sous-estimées, les appareillages de toutes<br />

sortes et tailles servant de médiations entre un fait matériel et un fait<br />

symbolique. Par exemple, un médiologue du fait littéraire pourra réfléchir<br />

le rapport entre l’invention typographique du tiret, ce long trait noir<br />

indiquant un changement d’interlocuteur, et la naissance de la forme<br />

roman qui suppose le dialogue en style direct. On s’attache ainsi aux<br />

armatures matérielles du monde spirituel (supports, voies de transport,<br />

vitesses, etc.), ou aux effets culturels des dispositifs techniques. Pour situer<br />

ce domaine d’intérêts par rapport à des voisins mieux établis, on dira que<br />

la sémiologie s’attache aux codes de lecture, indépendamment des<br />

supports d’inscription du signe et de leur processus de fabrication (du<br />

moins dans sa visée première) ; on dira que la sociologie s’attache aux<br />

réceptions et aux usages sociaux des objets, de la photo par exemple, mais<br />

en la coupant de ses déterminations techniques et de l’histoire longue des<br />

images fabriquées. La médiologie se distingue de ses deux vénérables<br />

aînées en réfléchissant, au plus près de la culture matérielle, les emprises<br />

des systèmes techniques sur nos structures mentales, qu’elles soient<br />

éthiques, politiques, sociales, etc. Face aux moyens de représentation<br />

visuelle, par exemple, la posture médiologique prendra au sérieux<br />

l’aventure des artefacts et tout ce que cette histoire à péripéties, à chaque<br />

machine de vision nouvelle, a transformé dans notre esthétique, dans le<br />

système de nos attentes et de nos émotions, dans notre « foi perceptive »,<br />

comme dirait Merleau-Ponty. Il suffit de penser aux alentours des années<br />

vingt, au changement de style et d’esprit permis par l’apparition du Kodak<br />

léger, maniable, sans pied, puis par le Leica d’avant-guerre… La vie,<br />

l’instantané, le scoop, l’atmosphère, la street photography, les « images à


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la sauvette ». La photographie n’appelle pas exactement le même regard,<br />

sans parler des emplois journalistiques et sociaux, selon qu’il s’agit d’une<br />

image de métal, d’un négatif sur verre, d’un papier au gélatino-bromure<br />

d’un support celluloïd, d’un Polaroïd à développement instantané, ou d’une<br />

épreuve numérique. En quoi il y a des, et non la Photographie.<br />

La médiologie a beaucoup de pères fondateurs, je ne suis qu’un arrière<br />

petit-cousin. Le premier médiologue de la photo, l’ancêtre majeur est<br />

évidemment Walter Benjamin : « On s’était dépensé en vaines subtilités<br />

pour décider si la photo était ou non un art, on ne s’était pas demandé si<br />

cette invention même ne transformait pas le caractère général de l’art ».<br />

Prendre au sérieux donc cet événement dans l’histoire de la chimie que<br />

fut, entre 1826 et 1839, Niepce et Daguerre, l’invention de substances<br />

photosensibles (stimulée par l’invention préalable de la lithographie en<br />

1796). Je parle bien de chimie et non d’optique, puisque la perspective à<br />

projection centrale, ce mode de figuration alignant sur un même axe<br />

géométrique un œil, un objet et une image remontait à la Renaissance, et<br />

même, dans sa version la plus simple, au sténopé antique. L’appareillage<br />

du daguerréotype a simplement ajouté à la camera oscura de Brunelleschi<br />

la capacité de fixer l’image, de piéger les rayons lumineux sur une plaque<br />

de cuivre chimiquement traitée.<br />

Qu’est-ce que cela a changé, la gélatine photo-chimique ? Tout, et pas<br />

seulement dans l’ordre visuel : ont basculé notre conception de la vérité, et<br />

de l’autorité ; notre pratique quotidienne de l’espace et du temps —voyage,<br />

mémoire ethnographie, histoire ; le développement scientifique, bien sûr ;<br />

la guerre ; la presse ; l’actualité ; la littérature comme les arts plastiques ;<br />

et l’histoire de l’art elle-même, avec le Musée imaginaire (Malraux) La<br />

reproduction gravée et surtout photographique a créé un nouvel espace<br />

esthétique, comme Jean-Claude Lemagny nous l’a rappelé, avec un effet<br />

pervers au demeurant. Elle a déshistorisé l’histoire de l’art, en permettant<br />

à n’importe quelle œuvre de dialoguer, sur la page d’un livre, avec<br />

n’importe quelle autre, en faisant fi de la dialectique au sens hegelien du<br />

mot. La photo nous donne les moyens de la totalisation, —voir Malraux—,<br />

mais aussi les moyens de passer outre l’unité interne d’une totalité<br />

—« l’esprit d’un temps »— ainsi que la séquence historique des époques et<br />

des genres. Avec ses ruptures d’échelle, le grossissement du détail, ses<br />

juxtapositions arbitraires, la photo promeut à la fois la sommation, sinon<br />

la synthèse des œuvres éparpillées dans les musées et la désintégration des<br />

ensembles organisés pulvérisés par l’arbitraire individuel. En somme, elle<br />

permet et ruine à la fois le projet hegelien d’une encyclopédie de l’art<br />

mondial. Mais ceci est une autre discussion.


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Basculement médiologique de la représentation vers la présence, des<br />

médiations vers l’immédiateté, du différé vers le direct, transversal à toutes<br />

les sphères de l’activité humaine. « Fracture indicielle de l’ordre<br />

sémiotique » fondé sur l’écrit (Sylvie Merzeau). Effet déstabilisateur,<br />

dévastateur si l’on veut, mieux entrevu, au demeurant, par les adversaires<br />

que par les praticiens. Baudelaire, Lamartine. Profanation matérialiste des<br />

sacralités romantiques (l’auteur, le style, l’imagination, l’âme, etc.). Plus<br />

drôles, plus fins, les Goncourt, 1850 : « L’intérieur va mourir, la vie<br />

menace de devenir publique ».<br />

La photo a bien fourni l’étalon d’une nouvelle période de l’esprit<br />

humain, qui culminera, un siècle plus tard et par engendrements successifs<br />

(cinéma muet, parlant, télévision, vidéo, etc.), dans l’actuelle vidéosphère.<br />

Le médium était en avance sur ses utilisateurs. La daguerréotype a<br />

déchargé à retardement ses effets de civilisation, après une classique<br />

phase de latence picturale ou « pictorialiste », comme il sied à toute<br />

révolution médiologique (l’écriture alphabétique, la presse à imprimer).<br />

Les premiers incunables copient les manuscrits, les premiers wagons de<br />

chemin de fer sont des diligences sur roue, etc.<br />

Mutation souterraine des références psychiques et des schémas<br />

culturels. Mise en branle sur un temps long d’un « logique indiciaire »<br />

(Rosalind Krause), qu’on pourra repérer dans l’écriture automatique de<br />

Breton, pulsionnelle de Céline, vocalisée de Schwitters ; dans l’émergence<br />

de l’État-Kodak, ou État séducteur (humanitaire et culturel), dans l’art<br />

brut, les collages, les détournements, les calques et décalques, le culte du<br />

ready-made : plus d’analogie, la chose même. Marey (chronophotographie)<br />

explique le Nu descendant un escalier de Duchamp, mais<br />

quoique rétif à « l’art rétinien » ce dernier est bien le petit-fils de Daguerre<br />

ou plutôt de Talbot (les multiples). Frottages de Marx Ernst, moulages de<br />

Ségal, empreintes d’Yves Klein. Body-art, land-art, arte povera : le<br />

référent devient sa propre représentation. La parole n’est plus première, la<br />

littérature divorce d’avec la peinture, l’ancienne « éloquence muette ».<br />

L’œil cesse d’écouter : aucune parole ne se prononce en silence dans ces<br />

images sans arrière-fond. Retour du plus sophistiqué à l’origine, à<br />

l’élémentaire, au sauvage : l’empreinte de la main dans la grotte de<br />

Lascaux.<br />

L’œil <strong>naïf</strong> est celui de l’objectif comme reflet ou miroir ; le regard de<br />

l’opérateur ne l’est pas, bien sûr. Pessoa : « Ce que nous voyons est fait de<br />

ce que nous sommes et non de ce que nous voyons ». L’opération suppose<br />

une série de choix, depuis le cadrage jusqu’au tirage, en passant par la<br />

planche-contact. « Viser ou mettre sur la même ligne la tête, l’œil et le<br />

cœur » Henri Cartier-Bresson, cela ne se fait pas tout seul, bien sûr. Reste<br />

une fondamentale disponibilité à l’autre que soi, au monde extérieur.<br />

L’enregistrement comme reconnaissance et gratitude. Henri Cartier-<br />

Bresson : « Une photo est pour moi la reconnaissance simultanée, dans<br />

une fraction de seconde, d’une part de la signification d’un fait et de l’autre<br />

d’une organisation des formes perçues visuellement qui expriment ce fait »<br />

(Images à la sauvette, 1952). Deux fois le mot « fait » : ce qui arrive, ce qui<br />

a eu lieu. Ce qui aurait pu ne pas être. Le contingent. L’inattendu. Ce qui


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surgit tout bêtement, sans préméditation ni intention. Barthes : la Tuché,<br />

l’occasion, la rencontre.<br />

Ce que j’apprécie le plus, moi écrivain, c’est que la photo n’est pas une<br />

écriture, malgré l’étymologie grecque : « écriture de lumière ». Moi,<br />

homme de langage, c’est que le document n’est pas un langage, malgré les<br />

récupérations linguistiques de l’image enregistrée et les assimilations plus<br />

ou moins paresseuses. Moi rhéteur, c’est qu’elle n’est pas et ne peut être<br />

une rhétorique, malgré un célèbre article de Roland Barthes, la «rhétorique<br />

de l’image» (photo publicitaire). Ce même Barthes à qui la vue d’une<br />

certaine photo dans un Jardin d’Hiver a permis de rompre avec la grille<br />

d’interprétation sémiologique, ou l’obnubilation du code.<br />

Retournons au fait technique, élémentaire, bête. Qu’est-ce qu’une<br />

photo ? Une empreinte. Sur une surface enduite de sels d’argent,<br />

s’impriment à travers une lentille des rayons lumineux reflétés par un<br />

objet. Chacun le sait bien : on « fait » un tableau, on « prend » une photo.<br />

Peirce a systématisé cette caractéristique avec sa fameuse distinction<br />

—indice (« signe réellement affecté par l’objet »), icône (signe ressemblant,<br />

ou « motivé », tel le tableau) symbole (signe arbitraire, tel le mot). En fait,<br />

c’est un continuum, un arc-en-ciel, avec des effets de bord. La photo par<br />

exemple est un hybride, iconique dans sa configuration et indicielle dans sa<br />

génération. L’indice ne se fabrique pas a posteriori, ni à volonté ; la preuve<br />

« un peintre peut dessiner de mémoire, un photographe ne le peut pas ».<br />

Indice = fumée, empreinte de pas, symptôme médical = un signe, oui, mais<br />

énergumène (Daniel Bougnoux), incontrôlable, non-conventionnel,<br />

involontaire. La photo est en continuité avec la chose, et cette connexion<br />

physique, photonique, de l’indice à l’objet n’est pas une ressemblance, une<br />

imitation, mais une révélation. Le rapport (externe) de similitude se double<br />

d’un dépôt, d’un contact, d’une animation. Contiguïté indiscernable du<br />

fantôme avec ce dont il est le fantôme —rapport fusionnel, magique,<br />

enveloppant à l’empreinte. Là est la souche, l’originalité du médium =<br />

intégrité = plénitude. Cette réception brute d’une trace, c’est l’irréductible<br />

photographique, qui l’oppose à la confection du trait. Le réel a l’initiative,<br />

même s’il est relayé par une opération chimique. «C’est la lumière qui<br />

décide», pas le sujet. Je peux peindre des anges, je ne peux pas<br />

photographier des anges. Je reconnais que c’est une limitation assez grave<br />

du médium, sans aucun doute ; mais la fonction d’attestation, le « ça a<br />

été », « le truc était bien là » convoque une autre sorte de surnaturel, ou<br />

de paranormal, celui des émanations. L’ombre vient s’écraser en direct sur<br />

le support : l’image comme buée de la chose même, parfum visuel des<br />

êtres, touche aux sorcelleries majeures, aux mythes fondamentaux —le<br />

Suaire de Turin, résurrection des morts, spectres. Sidération devant<br />

disparu intact. Regard mystique de participation, d’hallucination quasitactile.<br />

Le choc —sans amortisseur verbal, sans la convention du code ou<br />

l’intention du sens. En comparaison, les images peintes ou gravées sont<br />

plutôt des pare-chocs, comme le dit Daniel Bougnoux.<br />

Pourquoi ? Parce que dessin s’écrit avec un e, dessein. Michel-Ange,<br />

Vinci, Vasari : l’Idée d’abord comme dans l’esprit de l’artiste avant de se<br />

projeter dans la matière, marbre, cuivre, papier, toile. Vision intérieure et


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pensée opposé à artisan = poète, philosophe, savant. Ut poiesis pictura,<br />

mais non photographia. La peinture naît dans l’esprit du peintre, les<br />

photos de Witkin aussi, me direz-vous. Mais commencer une photo en<br />

concevant un dessin, c’est peut-être le pictorialisme moderne. Une photo<br />

n’est pas ordinairement un discours enfoui ; plus pensive que pensante.<br />

Signal ; symbole. Moins «bonne à penser» qu’un tableau, et donc plus<br />

délaissée par les penseurs de profession. L’objet trouvé, le hasard objectif,<br />

qui ne fait pas sens, mais qui fait signe. Ça ne veut rien dire, ça montre. Ou<br />

plutôt « c’est », « Das ist ».<br />

Les grands photographes n’ont pas besoin de connaître la classification<br />

de Peirce, pour saisir cette singularité. Ils déposent l’orgueil, ils pratiquent<br />

chaque jour cette révolution copernicienne à l’envers qui fait tourner l’œil<br />

autour des choses, ce même œil occidental qui s’était donné tant de peine<br />

pour les faire tourner autour de lui-même. Boubat : « la photo est un<br />

cadeau du monde au photographe ». Henri Cartier-Bresson : « Vous ne<br />

prenez pas une photo, c’est la photo qui vous prend », ou Henri Cartier-<br />

Bresson opposant son « fusil à un coup », le Leica, à son « crayon à deux<br />

coups ». L’action de la photo à la méditation du dessin. François Soulages :<br />

l’irréversible du négatif, de la prise plus l’inachevable du tirage, et peutêtre<br />

de la compréhension. En tant que trace pure, il y a des tableaux<br />

inachevés, il n’y a pas de photos inachevées. Encore qu’une technique<br />

nouvelle puisse, là encore, susciter une culture photographique nouvelle :<br />

le regard inachevé. L’instamatic, l’appareil-jouet ou jetable, autofocus etc.,<br />

que Plossu transforme en une esthétique du flou. À travers « la photo<br />

pauvre » (le pensiero debole de Vattimo). Serge Tisseron a montré<br />

comment on pouvait ainsi privilégier l’acte sur le résultat photographique,<br />

pour retrouver la fluidité de la sensation. L’acte comme participation<br />

—surprise à la précarité du monde. Ce que Doisneau expliquait à sa façon<br />

dans ses belles métaphores à la Prévert : « Mes photos sont des enfants de<br />

l’Assistance publique. Les gens les adoptent et les élèvent dans leur tête ».<br />

Les écrivains peuvent aussi s’essayer à ce rôle de tuteurs, avec un tact que<br />

je n’ai pas toujours eu moi-même dans L’Œil <strong>naïf</strong>, notamment envers<br />

Doisneau. Sans jamais oublier, comme le dit Lemagny, que « plus encore<br />

que pour un autre art, le bavardage est mortel pour la photographie » —en<br />

fonction même de son indicialité.<br />

Ces évidences une fois rappelées, je voudrais maintenant me tourner<br />

vers l’avenir. Et surenchérir sur ce qu’a écrit Jean-Claude Lemagny dans sa<br />

présentation de l’exposition La Matière, l’Ombre, la Fiction. « La<br />

photographie est en train d’assumer, dit-il, et de sauver la véritable nature<br />

de l’art, qui est de nous mettre au contact des formes matérielles, de nous<br />

replacer en présence du réel ». C’est un fait que l’art moderne a suivi au<br />

pied de la lettre l’injonction hegelienne : préparer le retour de l’Esprit à luimême,<br />

en soi et chez soi. En somme : devenir philosophie, s’abolir comme<br />

objet sensible pour se prendre soi-même directement comme objet de


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pensé. Le mouvement a peut-être commencé avec Manet, par la stylisation<br />

romantique du sujet. « Dans le Clémenceau de Manet, c’est Manet qui<br />

compte, pas Clémenceau ». Les portraits deviennent des autoportraits,<br />

l’artiste se regarde à travers le corps de l’autre. Comme disait Hegel, à la<br />

fin de l’art romantique, « l’intérêt pour l’objet représenté se reporte sur la<br />

brillante subjectivité de l’artiste lui-même, qui cherche à se montrer, à<br />

montrer son talent ».<br />

Wolf : « l’art contemporain, c’est ce qui n’est compréhensible que par<br />

l’intermédiaire d’une théorie ». « The less you have to see… ». Duchamp<br />

devient philosophe, l’art devient son propre discours, l’essentiel est d’avoir<br />

une idée donc le minimal. Le Manifeste tient lieu d’œuvre. Perte de<br />

l’anecdote. La réalisation s’évanouit dans la conception. « L’art » est une<br />

morale de l’intention (Jean-Marie Schaëffer).<br />

Un sémiologue dirait que le signifiant a liquidé le référent. Le code a tué<br />

la chose, et le sens le sensible. Le spirituel a absorbé le matériel (Kandinsky<br />

en a fait une théorie). Trop de retouches : ça ne touche plus. Un trop de<br />

créativité débouche finalement sur un pas de création du tout : l’artiste fera<br />

sans l’objet, sans le monde, sans le corps. L’art conceptuel ; l’ennui des<br />

généralités. Défaut de sensualité mais aussi de surprise.<br />

C’est ici que le déficit, le faible pouvoir critique de la photo ou sa<br />

brutalité sémiotique se retournent en avantage. Une photo surprend, parce<br />

qu’elle vient d’ailleurs, du dehors. Et quelle est toujours un quelque chose,<br />

ni une idée ni une généralité. Si la digestion mentale du donné sensible<br />

s’est parachevée avec les « nouvelles images », sans objet, sans lentille et<br />

sans lumière n’est-il pas temps de se féliciter que la photo ne soit pas casa<br />

mentale (contrairement à ce que suggère mon ami Marc Fumaroli dans son<br />

essai sur Prushovski et la photosynthèse) ? Par « l’image pauvre », ne<br />

peut-on espérer retrouver la force perdue des choses. Un sang nouveau de<br />

naïveté, de spontanéité et d’enfance.<br />

Par quoi, effectivement, la régression indicielle du «document»,<br />

régression par rapport à « l’œuvre », peut sauver d’une certaine asphyxie<br />

symbolique.<br />

On pourrait élargir le propos en dehors de la création artistique (où les<br />

effets-photo ont provoqué une sorte de court-circuit du plus concret au<br />

plus abstrait, comme cela se voit dans l’hyperréalisme ou le pop-art, où l’on<br />

assiste à l’abolition humoristique de la chose dans sa réplication). La<br />

photo, ultime recours à l’idéalisme absolu en voie de l’emporter.<br />

La mathématisation du monde sensible, c’est le mouvement long du<br />

savoir, notamment en Occident. Elle a permis, par le biais technologique,<br />

une lente dématérialisation du monde. Aujourd’hui, un nouveau bond a été<br />

franchi avec le virtuel. Des modèles mathématiques peuvent produire du<br />

visible, via les logiciels d’ordinateur. Dans le visuel de synthèse, l’image<br />

numérique s’est affranchie de toute matérialité, y compris des photons<br />

lumineux. Elle se manipule comme un symbole dans un code, comme un<br />

élément dans un calcul. La photo classique, l’indice lumineux d’un réel<br />

préexistant, et à ce titre chargé d’affect, ne devient-elle pas alors l’anti-


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abstraction, le contre-symbole —au sens « l’art est un antidestin » ? Un<br />

secret gisement d’humilité, dans l’infatuation technologique ambiante, et<br />

particulièrement dans ce qu’un univers entièrement digitalisé et en état<br />

d’apesanteur, pourrait receler de tentations schizophréniques —« le<br />

monde entier devenant ma représentation », selon l’annonce de l’évêque<br />

Berkeley ? Une réserve d’affectivité dans un monde d’images froides,<br />

froidement calculées et mortellement intemporelles (les dragons<br />

numériques et les canards en 3D des palettes électroniques).<br />

Bien sûr, « le » réel n’existe pas comme catégorie absolue. Il est<br />

construit en fonction de nos capteurs, défini par nos appareils<br />

d’enregistrement : le réel est une catégorie technique, il évolue avec nos<br />

machines de vision et de détection. Mais on pourrait en donner, me<br />

semble-t-il, une définition transversale à ses états relatifs, et modulable<br />

selon chacun d’eux le réel c’est ce qui n’est pas au programme, ce qui n’est<br />

pas dans mon logiciel. C’est l’information que je n’attendais pas. L’imprévu<br />

qui contredit ma propre « clôture organisationnelle », celle, intérieure, de<br />

mes fantasmes ou celle, extérieure, du mensonge idéologique, de<br />

l’archétype moral, ou tout simplement du bon goût. Ce qui court-circuite<br />

mes codes, mes attentes et mes rêves. Ce qui se passe dans mon dos. Le<br />

réel : l’autre.<br />

Le dispositif photographique me révèle ce que je ne veux pas voir (me<br />

voir tel que je suis, en photomaton, et non tel que je voudrais qu’on me<br />

voie). Ou ce que je ne peux pas voir : micro ou macro, radiographie, RMN.<br />

Le mouvement des ailes dans le vol, des pattes dans le galop (Marey).<br />

Benjamin : « L’inconscient de la vue », ou Barthes : le punctum le détail<br />

insolite.<br />

Fonction morale d’attestation, de rappel à l’ordre (du fait). Fonction de<br />

plus en plus subversive. Peur des photoreportages en régime totalitaire<br />

(Sander censuré par les nazis), le « commissariat aux archives » (Alain<br />

Jaubert). Dans un monde à la Zelig de Woody Allen : l’œil <strong>naïf</strong> était dans la<br />

tombe et regardait Caïn, Abel étant mort d’effets spéciaux, tué par<br />

Baudrillard et « la précession des simulacres ».<br />

La morale photographique, ou l’usage thérapeutique de la blessure<br />

narcissique est de re-réaliser ce que l’électron et la puce déréalisent. Contre<br />

les comportements de fuite, de dénégation ou d’exorcisme, la photo me<br />

ramène incessamment devant l’instance du réel, toujours refoulée ou<br />

censurée, car éminemment inconcevante, dérangeante, désobligeante. Il y<br />

a de la photo tout n’est pas simulation, je ne suis pas seul avec mes écrans.<br />

Il y a des choses qui me résistent, je ne peux rien y faire. Il y a des indices,<br />

je ne suis pas seul avec mes codes. Cette mauvaise surprise, je la crois<br />

encore fondamentalement bonne d’un point de vue éthique et<br />

médiologique.<br />

J’ai conscience d’avoir parlé d’un âge révolu de la photographie, ou<br />

sinon révolu, précarisé par l’ordinateur. La photo numérique affranchie de<br />

toute matérialité, libérée, désenchaînée ne sera plus un certificat de


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réalité ; ne vaudra plus pour preuve. Les frontières du fictif et du<br />

documentaire une fois brouillées, les photographes affranchis du donné<br />

indiciel vont se retrouver dans le même arbitraire que les écrivains. Avec<br />

autant de liberté et aussi peu la crédibilité. Montrer sera comme écrire. La<br />

trace redeviendra trait. Tous menteurs, tous simulateurs. Devant une<br />

photo, on ne dira plus « ça a été » ; mais ça se pourrait bien, « p’et bien que<br />

oui p’et bien que non ». Comme devant un témoignage écrit ou un poème<br />

en prose.<br />

Même si on peut être triste pour les photographes, qui vont redevenir<br />

des peintres comme les autres, ou plutôt des programmeurs de signes<br />

pianotant sur un clavier, c’est une bonne nouvelle pour les écrivains.<br />

Tous au même niveau, désormais. Je ne sais vraiment pas si c’est une<br />

promotion pour les photographes.

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