Les domestiques sénégalaises au Maroc : Un travail servile entre ...
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<strong>Les</strong> <strong>domestiques</strong> <strong>sénégalaises</strong> <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> :<br />
<strong>Un</strong> <strong>travail</strong> <strong>servile</strong> <strong>entre</strong> tradition et modernité<br />
Nazarena LANZA<br />
Au Sénégal, une commun<strong>au</strong>té maghrébine diversifiée et sédentarisée<br />
est présente dans le pays depuis la deuxième moitié du XIX e siècle. <strong>Les</strong><br />
premiers arrivés sont issus de grandes familles de commerçants fassis 1 qui<br />
s’installèrent <strong>au</strong> Sénégal et se marièrent avec les filles de la noblesse<br />
sénégalaise : elles voyaient dans le mariage avec un <strong>Maroc</strong>ain une source<br />
de baraka 2 . Leurs descendants ont contribué à construire les étroites<br />
relations qu’<strong>entre</strong>tiennent <strong>au</strong>jourd’hui le <strong>Maroc</strong> et le Sénégal et à poser les<br />
bases d’une quasi-libre circulation <strong>entre</strong> les deux pays.<br />
<strong>Les</strong> commerçants de la nouvelle génération, arrivés <strong>au</strong> Sénégal après<br />
1950, ont préféré épouser des <strong>Maroc</strong>aines en considérant le <strong>Maroc</strong> comme<br />
leur seul pays d’appartenance. Ce sont eux, par contre, qui ont contribué à<br />
créer une certaine mobilité de femmes de ménage <strong>sénégalaises</strong> vers le <strong>Maroc</strong>.<br />
Après un premier terrain <strong>au</strong> Sénégal, nous avons centré nos recherches sur les<br />
<strong>domestiques</strong> <strong>sénégalaises</strong>, <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> cette fois. Nous avons interrogé le type<br />
de relations que les <strong>domestiques</strong> <strong>sénégalaises</strong> <strong>entre</strong>tiennent avec les<br />
employeurs marocains, leurs modes de recrutement et les raisons qui les ont<br />
amenées à <strong>travail</strong>ler dans les grandes villes marocaines. On ne peut cependant<br />
aborder ces questions sans s’interroger sur les rapports de domesticité que<br />
spécifie la société marocaine, quelle que soit l’origine des <strong>domestiques</strong>. On<br />
verra que le <strong>travail</strong> domestique est très déconsidéré <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>, et conduit<br />
souvent à des situations d’exploitation et d’infériorisation des femmes de<br />
ménage. À quoi s’ajoute la longue tradition esclavagiste et les cadres qu’elle<br />
imprime <strong>au</strong>x relations avec les populations noires.<br />
1. De Fès, première ville impériale du <strong>Maroc</strong> et pendant plusieurs siècles sa capitale<br />
politique et intellectuelle.<br />
2. Bénédiction divine, chance.
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2<br />
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE<br />
<strong>Les</strong> <strong>Maroc</strong>ains du Sénégal : rôle politique et influence<br />
sur la mobilité des Sénégalais vers le <strong>Maroc</strong><br />
Depuis leur installation <strong>au</strong> XIX e siècle, les <strong>Maroc</strong>ains du Sénégal ont<br />
constamment <strong>travail</strong>lé à maintenir les liens à leur pays d’origine. <strong>Les</strong> premiers<br />
arrivants, issus des grandes familles fassies, étaient des commerçants qui<br />
avaient décidé de s’implanter d’une manière plus stable dans les c<strong>entre</strong>s de<br />
négoce du sud Sahara, points de passage du commerce caravanier.<br />
Le métissage par le mariage avec les <strong>au</strong>tochtones donna lieu à une<br />
première commun<strong>au</strong>té sénégalo-marocaine qui a toujours gardé un fort<br />
sentiment d’appartenance à ses origines marocaines, sans négliger cependant<br />
son ancrage dans la famille sénégalaise. Certains d’<strong>entre</strong> eux ont occupé des<br />
postes importants dans l’administration et la diplomatie sénégalaise.<br />
M. Skaly, ancien diplomate sénégalais d’origine marocaine, affirme :<br />
« Ils n’étaient pas des émigrés ordinaires. Il s’agit d’une commun<strong>au</strong>té très<br />
identifiée et caractérisée, transnationale : il y en a qui vivent comme des <strong>Maroc</strong>ains<br />
et d’<strong>au</strong>tres qui ne se distinguent même pas des Sénégalais. <strong>Les</strong> <strong>Maroc</strong>ains <strong>au</strong><br />
Sénégal se sont intégrés parce qu’il y avait des affinités, des points en commun,<br />
culturels mais surtout religieux. Le Sénégal est un pays à majorité musulmane, et il<br />
y a les tidjanes 3 qui, d’une façon particulière, regardent vers le <strong>Maroc</strong> ».<br />
Il ressent <strong>au</strong>jourd’hui de la nostalgie pour la période de la<br />
« renaissance » de la commun<strong>au</strong>té marocaine <strong>au</strong> Sénégal et exprime un<br />
ressentiment à l’égard du <strong>Maroc</strong> « qui n’a rien fait pour soutenir et<br />
transmettre sa culture à sa commun<strong>au</strong>té du Sénégal ». C’est un sentiment<br />
souvent exprimé par les « anciens ». <strong>Un</strong> commerçant marocain interviewé<br />
à Dakar, en référence à la crise <strong>entre</strong> le Sénégal et la M<strong>au</strong>ritanie de 1989,<br />
me renvoie <strong>au</strong>x mots du roi Hassan II : « je ne peux pas être un bon<br />
médiateur parce que la M<strong>au</strong>ritanie est un pays voisin, alors que le Sénégal<br />
est un pays frère » 4 . La fierté pour ces liens et le sentiment d’une unité<br />
fraternelle <strong>entre</strong> les deux pays sont souvent exprimés avec émotion par ces<br />
personnes qui ont, elles-mêmes, contribué à les renforcer.<br />
3. Confrérie musulmane soufie née <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> qui s’est enracinée et répandue surtout <strong>au</strong><br />
Sénégal. Le m<strong>au</strong>solée du fondateur étant à Fès, la ville accueille les pèlerins tijanis qui<br />
viennent de l’Afrique subsaharienne. <strong>Les</strong> musulmans tijanis du Sénégal voient le <strong>Maroc</strong><br />
comme point de référence religieux et reconnaissent le roi comme « Commandeur des<br />
Croyants ».<br />
4. Nous n’avons pas trouvé les références pour confirmer que cette phrase a bien été<br />
prononcée par le Roi. Elle est en tout cas très vraisemblable <strong>au</strong> regard des relations <strong>entre</strong> le<br />
<strong>Maroc</strong> et le Sénégal sous le règne d’Hassan II, et il est très significatif qu’elle soit exprimée<br />
ici en ces termes par un <strong>Maroc</strong>ain du Sénégal.
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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 3<br />
Le mot « frère » apparaît par ailleurs dans presque toutes les conversations<br />
qui concernent le Sénégal et le <strong>Maroc</strong>, même avec les nouve<strong>au</strong>x arrivés,<br />
donnant parfois l’impression qu’il s’agit d’une incantation plus que d’un<br />
sentiment réellement partagé. Dans la vieille génération des Sénégalo-<br />
<strong>Maroc</strong>ains, il est évident que le mot « fraternité » reflète un mode<br />
d’implication personnelle, de la passion et même du romantisme. Dans les<br />
nouvelles générations migrantes, par contre, surtout chez les étudiants et les<br />
jeunes commerçants, le mot ne traduit pas la réalité des attitudes. Après la<br />
phrase de routine sur la fraternité, on constate que la vie sociale des personnes<br />
interrogées se limite souvent <strong>au</strong>x cercles de copains marocains. Ce<br />
détachement peut être motivé par des différences culturelles, de pratiques<br />
religieuses comme en témoigne un jeune commerçant :<br />
« Ça fait dix ans que je suis ici mais, <strong>au</strong>-delà des apparences, je ne me sens pas<br />
intégré. Je ne veux pas que mes enfants grandissent ici parce que ce n’est pas un<br />
vrai pays musulman. Je ne peux pas accepter que ma fille aille en boîte et ici c’est<br />
impossible de l’empêcher, car il y a trop de libertés. En plus tout le monde boit,<br />
fume… ce n’est pas qu’<strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> qu’on ne boit pas, mais <strong>au</strong> moins ce n’est pas<br />
considéré <strong>au</strong>tant normal ».<br />
Cette attitude de la « nouvelle génération » 5 engendre un sentiment de<br />
regret chez les anciens, qui la considèrent comme une opportunité<br />
manquée dans la construction de ces liens pour lesquels ils se sont tant<br />
investis. Ils soulignent le désintérêt d’une jeunesse qui pourrait servir de<br />
relais à toutes ces initiatives, une fois rentrée <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>, à l’instar des<br />
étudiants de la faculté de médecine, qui restent <strong>au</strong> Sénégal pour un temps<br />
assez long. <strong>Un</strong>e jeune étudiante en médecine en est l’exemple, avouant :<br />
« Je vis à Dakar depuis trois ans, mais je n’ai jamais eu des amies <strong>sénégalaises</strong>.<br />
Je préfère rester avec les <strong>Maroc</strong>ains parce que, avec eux, c’est plus facile, nous<br />
avons les mêmes habitudes ».<br />
Ces nouvelles générations de <strong>Maroc</strong>ains <strong>au</strong> Sénégal contribuent d’une<br />
manière différente à rapprocher et à rendre poreuses les frontières, à<br />
travers les allers et retours réguliers <strong>entre</strong> les deux pays, pour les vacances,<br />
l’éducation des enfants laissés chez les grands-parents, des mariages et<br />
<strong>au</strong>tres fêtes de famille, etc.<br />
<strong>Les</strong> accords de coopération maroco-sénégalais mis en œuvre par<br />
l’Agence marocaine de coopération internationale occupent en la matière<br />
une place prééminente, car ils mobilisent un grand nombre d’étudiants<br />
dans les deux sens. <strong>Un</strong> nombre non négligeable d’<strong>entre</strong> eux finit pour<br />
5. C’est-à-dire qui sont arrivés <strong>au</strong> Sénégal après les années 1950.
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4<br />
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE<br />
trouver un <strong>travail</strong> dans le pays d’accueil et il arrive <strong>au</strong>ssi que des mariages<br />
se concluent. À ces instruments institutionnels s’ajoutent les pèlerinages,<br />
les commerces et le fait que le <strong>Maroc</strong> se trouve être une des principales<br />
voies de passage clandestin vers l’Europe.<br />
Même si <strong>au</strong>jourd’hui ces <strong>Maroc</strong>ains ne sont pas les seuls à déterminer<br />
ou à faciliter les départs des <strong>domestiques</strong> <strong>sénégalaises</strong> vers le <strong>Maroc</strong>, ils y<br />
jouent néanmoins un rôle central.<br />
Le phénomène a commencé <strong>au</strong> début des années 1990, avec le « retour »<br />
de la troisième génération de Sénégalo-<strong>Maroc</strong>ains qui, pour des raisons<br />
économiques, ont décidé de s’installer <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> en amenant avec eux leurs<br />
bonnes. Il ne s’agissait pas d’un grand nombre de familles, mais il a constitué<br />
quand même le début d’un changement. À partir des années 2004-2005, on<br />
signalait le retour de certains étudiants de médecine, qui, après neuf ans<br />
d’études à Dakar, revenaient <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> avec leurs femmes de ménage.<br />
M. Diop, président de l’Association des ressortissants sénégalais<br />
résidant <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> (Arserem) et directeur associé du siège de Casablanca<br />
d’une multinationale d’<strong>au</strong>dit financier, parle du <strong>travail</strong> des <strong>domestiques</strong><br />
<strong>sénégalaises</strong> <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> comme d’un phénomène récent mais qui prend ses<br />
racines dans le passé :<br />
« Dans la vague d’immigration, il y avait des femmes. Quand il est devenu difficile<br />
de passer à Ceuta et Melilla et que les migrants restaient de plus en plus <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>, il<br />
y a eu un besoin de subsistance et be<strong>au</strong>coup de femmes ont cherché un <strong>travail</strong> dans les<br />
maisons. En se proposant comme main-d’œuvre domestique, ces femmes ont<br />
ressuscité l’envie des familles marocaines d’avoir des femmes de service. Avant c’était<br />
un petit nombre de familles, fassis surtout, qui, à l’origine avaient été élevées ellesmêmes<br />
par des Sénégalaises. Parce que be<strong>au</strong>coup de gens qui les recrutent maintenant<br />
avaient déjà dans les années 1940-1950 des <strong>domestiques</strong> <strong>sénégalaises</strong>. Donc ils ont<br />
repris cette habitude-là, certains spontanément et d’<strong>au</strong>tres parce qu’ils ont vu qu’il y<br />
avait une offre, ce qui a créé une nouvelle demande ».<br />
La préférence pour ces femmes réside apparemment dans le fait qu’il<br />
s’agit d’un <strong>travail</strong> de qualité, bon marché, discret et exercé par des<br />
francophones. Le bouche à oreille a certainement contribué à leur faire une<br />
bonne réputation. Ce qui <strong>au</strong>trefois était un privilège limité à certaines<br />
grandes familles qui avaient gardé cette habitude en continuité à la<br />
pratique de l’esclavage (encore banale <strong>au</strong> début du XX e siècle), devenait<br />
accessible à la classe moyenne.<br />
Plusieurs sources, celles du consulat du Sénégal, celles d’associations<br />
caritatives qui s’occupent de migrants, signalent l’année 2005 comme le<br />
début d’une nouvelle affluence de femmes dans des maisons marocaines,<br />
femmes dont la situation suscite un regain de demandes de protection et de<br />
secours. <strong>Les</strong> chiffres à disposition sont très incertains et se réfèrent<br />
exclusivement <strong>au</strong>x <strong>domestiques</strong> qui ont eu la possibilité de demander
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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 5<br />
protection. <strong>Un</strong> témoin parle de 300 à 400 femmes qui se seraient trouvées<br />
dans cette situation depuis 2005. Du reste, il est même impossible de se<br />
faire une idée générale des flux mobilisés, y compris parce qu’un certain<br />
nombre de femmes ont été refoulées <strong>au</strong> Sénégal par les employeurs sans<br />
pouvoir recourir à l’intervention des institutions consulaires.<br />
La seule évidence est que la demande de <strong>domestiques</strong> <strong>sénégalaises</strong> ne fait<br />
qu’<strong>au</strong>gmenter, activant des rése<strong>au</strong>x qui y voient l’occasion d’un commerce<br />
lucratif. Sont impliqués dans ce commerce des commerçants et des étudiants<br />
marocains qui vivent à Dakar, d’<strong>au</strong>tres commerçants, sénégalais et libanais,<br />
des employées et pilotes des compagnies aériennes, des ex-migrants, etc. La<br />
variété de rése<strong>au</strong>x renseigne sur la croissance de la demande et la rentabilité<br />
du commerce. L’absence totale d’un cadre légal encadrant le <strong>travail</strong> des<br />
<strong>domestiques</strong>, <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> comme <strong>au</strong> Sénégal, encourage une multiplicité<br />
d’acteurs à <strong>entre</strong>r dans ces filières. D’une manière générale, l’organisation du<br />
<strong>travail</strong> est laissée à la totale discrétion de l’employeur.<br />
Le <strong>travail</strong> domestique <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> : représentations et cadre juridique<br />
Au <strong>Maroc</strong> les <strong>domestiques</strong> <strong>sénégalaises</strong> doivent faire face à une double<br />
impasse relative <strong>au</strong>x lois qui devraient garantir leur protection : le manque<br />
d’un cadre légal qui protège les droits de tous les employés de maison,<br />
qu’ils soient marocains ou étrangers, et la réticence des institutions<br />
marocaines à encadrer les <strong>travail</strong>leurs étrangers, surtout dans les secteurs<br />
où il y a abondance de main-d’œuvre locale. Le gouvernement promet<br />
depuis 2005 une loi spécifique <strong>au</strong> <strong>travail</strong> domestique, d’ailleurs prévue par<br />
l’article 4 du Code du <strong>travail</strong>, mais elle est toujours en élaboration.<br />
Pour comprendre les relations qui se structurent <strong>au</strong>tour du <strong>travail</strong><br />
domestique, il f<strong>au</strong>t considérer le type de rapports qui, traditionnellement,<br />
assujettissent la domesticité. Le <strong>Maroc</strong> a une tradition remontant <strong>au</strong> VI e<br />
siècle de commerce et d’emploi d’esclaves. <strong>Les</strong> femmes du Bilad al-<br />
Sudan 6 étaient utilisées pour les trav<strong>au</strong>x <strong>domestiques</strong> ou comme<br />
concubines, surtout dans les familles les plus aisées. <strong>Un</strong> grand nombre<br />
d’esclaves constituait un signe de puissance pour les grandes familles,<br />
urbaines comme rurales, mais les ménages plus modestes pouvaient <strong>au</strong>ssi<br />
trouver <strong>au</strong> souk des esclaves à leur prix 7 .<br />
6. Littéralement « pays des noirs », à l’époque les régions de l’Afrique <strong>au</strong> sud du Sahara.<br />
7. <strong>Les</strong> Noirs affranchis dans le Sud sont de nos jours encore dénommés issoukine, c’est-àdire<br />
ceux du marché. Voir à ce propos, M. Ennaji, 1994, p. 177.
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6<br />
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE<br />
L’abolitionnisme européen affecte peu le <strong>Maroc</strong> qui reste encore,<br />
jusqu’<strong>au</strong> début du XX e siècle, une société esclavagiste. Sous le protectorat,<br />
des premières mesures furent prises, interdisant les aspects les plus<br />
choquants de cette pratique, comme le commerce public d’esclaves. <strong>Un</strong>e<br />
circulaire de 1922 donnait <strong>au</strong>x esclaves la possibilité d’être affranchis,<br />
mais les conditions de dépendance absolue dans laquelle ils vivaient<br />
empêchèrent un mouvement important d’affranchissement. En fait, il n’y<br />
a pas eu <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> un passage net d’une société esclavagiste à une société<br />
non esclavagiste. De même, la population ne fut pas impliquée dans un<br />
débat public sur le phénomène, par ailleurs toléré par l’islam.<br />
De plus, dans la société marocaine traditionnelle, le rapport à<br />
l’asservissement n’est pas uniquement un rapport à l’étranger ; en effet,<br />
même si la plus grande partie des esclaves étaient des noirs subsahariens,<br />
certains étaient originaires du pays, car il arrivait, dans les périodes de<br />
disette, que les gens d’humble condition sollicitent l’esclavage pour leur<br />
progéniture, en échange d’un peu d’argent 8 .<br />
Ces pratiques laissent trace <strong>au</strong>jourd’hui, notamment dans le cas des<br />
filles <strong>domestiques</strong>, confiées enfants par leurs parents à des familles pour y<br />
<strong>travail</strong>ler sans <strong>au</strong>cune tutelle ni protection des plus élémentaires droits<br />
humains et de l’enfant. Si dans la société du XIX e et même du XX e siècle il<br />
n’y avait pas une opposition tranchée <strong>entre</strong> liberté et servitude, mais toute<br />
une gradation qui faisait passer de l’une à l’<strong>au</strong>tre presque insensiblement,<br />
les séquelles de cette représentation sont présentes et imbibent la situation<br />
des femmes de ménage, marocaines <strong>au</strong>tant qu’étrangères.<br />
En fait, on remarque une dépréciation systématique des <strong>travail</strong>leurs de<br />
certaines catégories d’emploi, notamment ceux liés à la domesticité :<br />
serveurs, jardiniers, cuisiniers, gardiens de maison, ch<strong>au</strong>ffeurs et femmes<br />
de ménage. En 2004, un nouvel article de loi a été intégré <strong>au</strong> code du<br />
<strong>travail</strong>, stipulant que « les conditions d’emploi et de <strong>travail</strong> de maison, qui<br />
sont liés <strong>au</strong> maître de maison par une relation de <strong>travail</strong>, sont fixées par une<br />
loi spéciale. Cette loi n’a jamais été promulguée, donc il n’existe pas un<br />
contrat national type avec indications du salaire minimum, des tâches,<br />
congés, horaires de <strong>travail</strong> et droits du <strong>travail</strong>leur.<br />
<strong>Les</strong> rapports <strong>entre</strong> employeur et domestique <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> s’encastrent<br />
donc <strong>au</strong> gré des individus <strong>entre</strong> deux types de relations, avec toute une<br />
gamme de situations intermédiaires, selon la sensibilité des employeurs : à<br />
une extrémité il y a une relation « moderne », avec plus ou moins de droit<br />
et régularisée ; de l’<strong>au</strong>tre côté, il y a une relation « traditionnelle », dans<br />
laquelle la personne <strong>au</strong> service n’est considérée comme porteuse d’<strong>au</strong>cun<br />
droit individuel, dans une situation de totale dépendance.<br />
8. Ibid., p. 192.
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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 7<br />
La même absence de cadre juridique se retrouve <strong>au</strong> pays d’origine. Au<br />
Sénégal, il est très courant d’avoir une « bonne » à la maison, jusque dans les<br />
classes populaires. La p<strong>au</strong>vreté génère une main-d’œuvre disponible, docile<br />
et peu coûteuse. Plusieurs femmes rencontrées <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> <strong>travail</strong>laient déjà<br />
comme bonnes <strong>au</strong> Sénégal, dans un statut finalement peu différent de celui<br />
qu’elles occupent <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>. D’<strong>au</strong>tre femmes, par contre, n’avaient jamais<br />
<strong>travail</strong>lé comme <strong>domestiques</strong> et appartiennent à une ex-classe moyenne<br />
instruite qui a subi la crise économique et contrainte à la migration.<br />
Recrutement <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> ou <strong>au</strong> Sénégal : quelle différence ?<br />
Même s’il a des familiarités avec le passé, le phénomène des bonnes<br />
étrangères est assez récent <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>. Pourtant, il est étonnant de constater<br />
la variété de rése<strong>au</strong>x et de circuits qui participent depuis quelques années<br />
à faire venir des femmes destinées <strong>au</strong> <strong>travail</strong> domestique.<br />
<strong>Les</strong> femmes rencontrées <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> vivent en petites commun<strong>au</strong>tés<br />
partageant des espaces communs.<br />
Dans ces foyers, elles <strong>entre</strong>tiennent une forte solidarité qui fait que les<br />
plus anciennement installées soutiennent les nouvelles venues dans une<br />
organisation solidaire et efficace qui rappelle celle des associations<br />
informelles. Ces femmes sont parvenues <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> par différents circuits<br />
et à différentes époques. <strong>Les</strong> premières avaient généralement fui une<br />
situation d’exploitation chez une famille marocaine qui les avaient<br />
recrutées <strong>au</strong> Sénégal. D’<strong>au</strong>tres femmes sont arrivées hors de ces rése<strong>au</strong>x,<br />
de manière indépendante, parce qu’elles avaient une sœur ou une amie qui<br />
étaient déjà <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> et qui pouvaient les accueillir. <strong>Un</strong>e fois sur place,<br />
elles ont commencé à chercher un <strong>travail</strong>.<br />
À l’abri de l’organisation solidaire des femmes <strong>sénégalaises</strong>, certaines<br />
ont pu trouver un <strong>au</strong>tre <strong>travail</strong> et se stabiliser <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>. D’<strong>au</strong>tres ont même<br />
trouvé un <strong>travail</strong> mieux payé et garanti dans des familles <strong>sénégalaises</strong> ou<br />
européennes, grâce <strong>au</strong>x connaissances nouées à partir de l’Arserem et du<br />
consulat.<br />
Plusieurs femmes rapportent qu’une fois <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>, avec ou sans carte<br />
de séjour, il est plus difficile de tomber dans des situations d’exploitation<br />
et de m<strong>au</strong>vais traitements courantes lors des recrutements directs <strong>au</strong><br />
Sénégal. La différence tient à la sécurité qu’offrent les rése<strong>au</strong>x de<br />
protection sociale informelle. Grâce à ces rése<strong>au</strong>x, les femmes sont en<br />
position de refuser un emploi si elles n’ont pas la garantie de voir respecter<br />
leurs droits et leur dignité. <strong>Un</strong>e fois que la femme <strong>entre</strong> en contact avec sa
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8<br />
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE<br />
commun<strong>au</strong>té d’appartenance, elle est accueillie et protégée, nourrie et<br />
logée. Cette forme de solidarité commun<strong>au</strong>taire est présente un peu partout<br />
où il y a des Sénégalais, mais chez les femmes s’ajoute une dimension qui<br />
rappelle les relations <strong>entre</strong> sœurs. Le mot est fort mais utilisé à dessein :<br />
les femmes avec lesquelles je partageais des après-midi utilisaient souvent<br />
l’expression « ma sœur », en référence à des collègues-amies, laissant<br />
penser qu’elles étaient nouées par des liens famili<strong>au</strong>x. Ils existent, mais ne<br />
sont pas généralisables. On pourrait penser <strong>au</strong>ssi <strong>au</strong> terme usuel de «<br />
frère » ou « sœur » que les musulmans emploient <strong>entre</strong> coreligionnaires.<br />
<strong>Les</strong> femmes l’admettent, mais elles aiment dire <strong>au</strong>ssi que le terme de «<br />
sœur » désigne tout simplement un lien solidaire très fort, comme celui qui<br />
unit des sœurs en détresse.<br />
Cette organisation solidaire peut se substituer à la famille et <strong>au</strong>x amies<br />
restées <strong>au</strong> Sénégal quand il s’agit de partager les souffrances et donner un<br />
soutien moral <strong>au</strong>tant que matériel. <strong>Les</strong> conditions dans lesquelles vivent<br />
les <strong>domestiques</strong> ne sont jamais communiquées <strong>au</strong>x proches du Sénégal et<br />
constituent des secrets connus uniquement dans les rése<strong>au</strong>x sénégalais <strong>au</strong><br />
<strong>Maroc</strong> :<br />
« Si tu cherches à lui expliquer [à la famille] qu’ici la vie est dure… qu’on se<br />
réveille tôt, on se couche tard, qu’on <strong>travail</strong>le du matin jusqu’<strong>au</strong> soir sans repos… Ils<br />
te disent : “courage, c’est mieux que rien”. Le Sénégalais c’est comme ça, il <strong>travail</strong>le<br />
pour aider ses parents. Parce que, quand tu es petit, c’est les parents qui s’occupent de<br />
toi, mais après quand tu as grandi, c’est à toi de t’occuper des parents… Parce que moi<br />
j’ai plus de possibilités de <strong>travail</strong>ler, maman est à la maison, les enfants sont là-bas…<br />
il f<strong>au</strong>t que tu aides, nous c’est comme ça » ( Aminata).<br />
À la tradition d’aide inconditionnelle à la famille s’ajoutent des conditions<br />
économiques <strong>au</strong> pays souvent très critiques, comme en témoigne cette femme<br />
qui, peu après son arrivée <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>, a perdu son père :<br />
« Ma famille ne connaît pas mes conditions de <strong>travail</strong>, je n’ai parlé qu’avec<br />
mon frère. Je n’ai pas parlé avec ma mère. Parce que tu sais, je suis venue pour<br />
aider la famille et si elle connaît la vérité, ça lui fait mal <strong>au</strong> cœur… ça lui donne<br />
encore des soucis en plus de ceux qu’elle a déjà.... J’ai parlé à mon frère seulement.<br />
Il m’a dit :“il f<strong>au</strong>t du courage”, c’est ça qu’il m’a dit » (Umi).<br />
Ce mode de départ rend les femmes aveugles <strong>au</strong>x risques qu’elles<br />
devront affronter <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> :<br />
« Moi je ne pensais qu’à partir. Je n’avais pas pensé <strong>au</strong>x conséquences. Même<br />
ma sœur ne voulait pas que je vienne. Elle m’a dit : “il f<strong>au</strong>t qu’on signe des papiers,<br />
ici, avant que tu ne partes. Parce qu’un <strong>Maroc</strong>ain c’est un <strong>Maroc</strong>ain...” Moi j’ai dit :<br />
“ce n’est pas grave”, je suis partie. Et finalement c’était la merde ».
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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 9<br />
« Si une sœur veux venir, tu ne peux pas lui dire que le <strong>travail</strong> est dur, que c’est<br />
comme la prison… elle va te dire que tu ne veux pas l’aider, que tu est partie et<br />
maintenant tu ne penses plus <strong>au</strong>x <strong>au</strong>tres qui sont restées… C’est plus facile de<br />
l’aider à venir que de la convaincre que ce n’est pas bon de partir… » (Moussou).<br />
Avoir des « sœurs » qui ont été exploitées <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> ne constitue donc<br />
pas une sensibilisation <strong>au</strong>x risques.<br />
Le Sénégal, point de départ de cette main-d’œuvre domestique dont les<br />
modes de recrutement varient selon les acteurs impliqués, offre un éventail<br />
de situations contradictoires. Selon les mots de deux femmes issues de<br />
cette expérience et installées depuis plusieurs années <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> :<br />
« Si l’on te prend ici, on ne t’exploite pas, on te respecte. Mais si l’on te prend<br />
<strong>au</strong> Sénégal... alors tu ne connais pas, tu es toujours contrôlée et si ça ne marche pas<br />
[avec les employeurs] t’es refoulée <strong>au</strong> Sénégal sans être payée » (Fatou).<br />
« Il y a des bons [<strong>Maroc</strong>ains] et des m<strong>au</strong>vais. Il y a toujours le même problème.<br />
Si une <strong>Maroc</strong>aine te fait venir, tu souffres, tu souffres. Mais après [la fuite], il y a<br />
eu une famille marocaine qui m’a accueillie et m’a tout donné » (Coumba).<br />
<strong>Les</strong> rése<strong>au</strong>x de recrutement <strong>au</strong> Sénégal<br />
Comme nous venons de le dire, ce sont d’abord les <strong>Maroc</strong>ains installés <strong>au</strong><br />
Sénégal qui organisent cette mobilité. Mais d’<strong>au</strong>tres acteurs s’impliquent de<br />
plus en plus dans ce commerce : des étudiants, des commerçantes<br />
<strong>sénégalaises</strong> <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> et, enfin, des personnels des compagnies aériennes.<br />
<strong>Les</strong> commerçants marocains <strong>au</strong> Sénégal<br />
On a vu le rôle positif que les enfants des premiers commerçants ont joué<br />
dans la fondation des liens <strong>entre</strong> le <strong>Maroc</strong> et le Sénégal et de la librecirculation<br />
qui en dépend. Mais tous évidemment dans cette génération n’ont<br />
pas eu des postes dans l’administration ou dans la diplomatie. La crise<br />
égalise, et la troisième génération de Sénégalo-<strong>Maroc</strong>ains la subit <strong>au</strong>ssi.<br />
À partir des années 1990, il y a eu des retours de plus en plus<br />
importants de ces Sénégalais d’origine marocaine, descendants de ces<br />
familles fassies depuis longtemps installées <strong>au</strong> Sénégal qui, en raison de<br />
difficultés professionnelles ou après la retraite, ont préféré « revenir » <strong>au</strong><br />
<strong>Maroc</strong>, ramenant avec eux leurs <strong>domestiques</strong>. <strong>Les</strong> Sénégalaises de ce<br />
groupe sont, selon M. Diop, le plus souvent emb<strong>au</strong>chées de façon
07_LANZA-2.qxd 27/04/2011 21:43 Page 10<br />
10<br />
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE<br />
régulière, avec une carte de séjour. Elles ont généralement droit à un congé<br />
annuel qu’elles vont passer chez elles <strong>au</strong> Sénégal 9 .<br />
Par contre, les commerçants de la « nouvelle génération », arrivés <strong>au</strong><br />
Sénégal à partir des années 1950 10 , se sont montrés moins disposés que les<br />
« anciens » à s’intégrer dans le pays d’accueil. <strong>Un</strong> indice de ce désintérêt<br />
à se mélanger avec la nouvelle société a été la chute de mariages mixtes.<br />
<strong>Les</strong> préférences de ces commerçants allaient <strong>au</strong>x <strong>Maroc</strong>aines (souvent des<br />
cousines), soit pour garder et renforcer le lien avec la famille <strong>au</strong> pays, soit<br />
pour reproduire pour soi et les enfants une ambiance et des traditions<br />
« marocaines ». La mobilité de ces commerçantes et de leurs familles vers<br />
le <strong>Maroc</strong> est be<strong>au</strong>coup plus intense qu’<strong>au</strong>x générations précédentes, ce qui<br />
a entraîné la constitution de rése<strong>au</strong>x plus complexes et élargis à des<br />
échanges plus denses. Cette commun<strong>au</strong>té constitue un point de départ pour<br />
des femmes <strong>sénégalaises</strong>. Quand ils partent <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>, pour de longues<br />
périodes, ils amènent avec eux leurs « bonnes ». Si quelqu’un dans la<br />
famille ou dans le cercle d’amis <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> exprime la volonté d’avoir une<br />
femme de ménage, ils s’en occupent. Du moment que la plupart des<br />
membres de cette commun<strong>au</strong>té a des « bonnes » à la maison, c’est très<br />
facile pour eux d’en trouver une qui veut partir, activant le rése<strong>au</strong> familial<br />
de la femme <strong>au</strong> service. Comme en témoigne une domestique <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>,<br />
en expliquant le rése<strong>au</strong> activé pour son départ :<br />
« Sa belle-sœur <strong>travail</strong>lait avec des <strong>Maroc</strong>ains <strong>au</strong> Sénégal. Ma belle-sœur, qui<br />
<strong>travail</strong>le avec elle, m’a mise en contact avec un voisin, lui <strong>au</strong>ssi est marocain. Il<br />
connaissait des <strong>Maroc</strong>ains <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> qui voulaient quelqu’un de bien pour <strong>travail</strong>ler<br />
à la maison. Il a demandé à ma belle-sœur et elle lui a dit qu’elle connaissait<br />
quelqu’un » (Fatou).<br />
La crise économique a déclenché par ailleurs une mobilité en sens<br />
inverse : avec la fermeture des frontières européennes, des <strong>Maroc</strong>ains ont<br />
vu dans le Sénégal une alternative à l’Europe, encouragés par ce qu’ils<br />
voyaient de la réussite économique des commerçants arrivés <strong>au</strong>paravant.<br />
Ces candidats à la migration ignoraient tout des réalités du marché du<br />
<strong>travail</strong> <strong>au</strong> Sénégal, pays sans industrie où il est impossible de <strong>travail</strong>ler dans<br />
le commerce si l’on n’a pas de liens de parenté ou d’amitié avec des<br />
commerçants installés. Certains ont profité de la nouvelle route, construite<br />
en 2006, reliant Rosso (à la frontière <strong>entre</strong> le <strong>Maroc</strong> et la M<strong>au</strong>ritanie) à<br />
Nouadhibou-Nouakchott, pour se lancer dans le transport de marchandises<br />
9. http://www.bladi.net/forum/128239-<strong>domestiques</strong>-<strong>sénégalaises</strong>-nouvelle-mode-bourgeoisie-marocaine/<br />
10. Abou El Farah, 1997, p. 86.
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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 11<br />
<strong>entre</strong> le <strong>Maroc</strong> et le Sénégal. Ils conduisent des camionnettes qui font la<br />
navette sur l’axe Casablanca-Dakar, achètent la marchandise <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> sous<br />
commission des commerçants installés <strong>au</strong> Sénégal et acheminent <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong><br />
des produits sénégalais et des passagers payants. Parmi eux, il y a des<br />
candidates <strong>sénégalaises</strong> <strong>au</strong>x emplois de domesticité. Ceux qui veulent<br />
amener une « bonne » <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> ont donc deux possibilités de voyage : la<br />
route en camionnette, ou l’avion. Dans les deux cas les frais du voyage sont<br />
à la charge des intermédiaires qui s’occupent de la transaction. Ils se feront<br />
rembourser par les futurs employeurs qui retiennent d’habitude les premiers<br />
salaires des <strong>domestiques</strong>. Le montant de ce « <strong>travail</strong> » de médiation varie<br />
selon les cas, et son montant est ignoré des femmes impliquées.<br />
<strong>Les</strong> étudiants marocains <strong>au</strong> Sénégal<br />
Même si la faculté de médecine de Dakar est renommée, la plupart des<br />
étudiants étrangers qui y étudient ne l’ont pas choisie. Ils y sont parce qu’ils<br />
ont raté les examens d’admission <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>, en France et <strong>au</strong>x États-<strong>Un</strong>is. Ne<br />
leur reste alors, pour étudier la médecine, que le Sénégal, qui garde des quotas<br />
réservés <strong>au</strong>x étudiants marocains. L’ancien président de l’Association des<br />
étudiants marocains <strong>au</strong> Sénégal parle ainsi de son parcours :<br />
« Je n’ai pas eu de choix. J’avais fait le concours pour la fac de médecine <strong>au</strong><br />
<strong>Maroc</strong>, mais du moment que je n’avais pas des notes assez bonnes, j’ai échoué. J’ai<br />
fait <strong>au</strong>ssi des tentatives <strong>au</strong>x États-<strong>Un</strong>is, mais ça n’a pas marché... la seule possibilité<br />
d’étudier médecine était de venir à Dakar ».<br />
Ces modalités peuvent expliquer en partie le détachement <strong>au</strong> pays<br />
d’accueil <strong>au</strong>quel on a fait allusion plus h<strong>au</strong>t. Le nombre d’étudiants<br />
marocains à Dakar <strong>au</strong>gmente régulièrement depuis 1994, lorsque l’Europe<br />
a fermé ses frontières. Ils sont maintenant environ un millier et jouent un<br />
rôle non négligeable dans les rése<strong>au</strong>x de recrutement.<br />
Ceux d’<strong>entre</strong> eux qui n’habitent pas en cité universitaire louent des<br />
maisons avec d’<strong>au</strong>tres étudiants et, très souvent, ils ont une femme de<br />
ménage. Plusieurs femmes <strong>sénégalaises</strong> rencontrées <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> <strong>travail</strong>laient<br />
avec des étudiants marocains <strong>au</strong> Sénégal avant de partir, ou avaient des<br />
copines qui y <strong>travail</strong>laient et qui les ont mises en contact avec d’<strong>au</strong>tres<br />
familles marocaines ayant des relations avec des étudiants :<br />
« C’était une fille marocaine qui étudiait à Dakar, c’est elle qui m’a amenée ici<br />
chez des amis de sa famille, à Marrakech. Moi je <strong>travail</strong>lais <strong>au</strong> Sénégal chez des<br />
étudiants, c’est comme ça que ça c’est passé » (Ndéye).
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12<br />
<strong>Les</strong> étudiants sont ainsi des intermédiaires <strong>entre</strong> leurs connaissances <strong>au</strong><br />
<strong>Maroc</strong> désireuses d’avoir une domestique et une offre de main-d’œuvre <strong>au</strong><br />
Sénégal.<br />
« Il y avait une famille marocaine qui avait son fils étudiant <strong>au</strong> Sénégal, qui<br />
après devait partir en Russie pour continuer ses études. Moi j’avais une cousine qui<br />
<strong>travail</strong>lait avec les étudiants. Comme elle s’est mariée, elle m’a dit : “comme tu<br />
aimes voyager, voilà un <strong>travail</strong> pour toi, peut-être tu veux partir <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>”. C’était<br />
la famille de l’étudiant. Il m’ont payé le billet d’avion et moi je suis partie sans y<br />
penser » ( Nogaye).<br />
Des anciens étudiants ont construit des rése<strong>au</strong>x plus élaborés dans le<br />
business de la main-d’œuvre domestique sénégalaise vers le <strong>Maroc</strong>, en<br />
mobilisant des relations nouées pendant leurs études.<br />
Donnons l’exemple d’une étudiante marocaine en médecine qui a fait<br />
ses études <strong>au</strong> Sénégal, en habitant chez une famille de commerçants<br />
libanais. Elle a amené et placé <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> quatre femmes <strong>sénégalaises</strong>,<br />
recrutées par la famille qui l’hébergeait. Nous connaissons l’histoire des<br />
quatre filles, trois ont fui à c<strong>au</strong>se de m<strong>au</strong>vais traitements et de salaires non<br />
payés, la quatrième est rentrée <strong>au</strong> Sénégal, enceinte, violée par le gardien<br />
de la maison où elle <strong>travail</strong>lait.<br />
<strong>Les</strong> commerçantes <strong>sénégalaises</strong><br />
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE<br />
Commerçantes, en effet, car si jusqu’<strong>au</strong>x années 1970 les hommes<br />
occupaient une place dominante dans les petits commerces avec le <strong>Maroc</strong><br />
et les <strong>au</strong>tres pays de l’Afrique Occidentale, à partir de cette date, les<br />
femmes commencent à investir ce domaine d’activité, pour finalement,<br />
<strong>au</strong>jourd’hui, le dominer 11 .<br />
Historiquement, les femmes <strong>sénégalaises</strong> ont été actives dans le<br />
commerce infrarégional, mais c’est grâce à l’argument du voyage religieux<br />
que les destinations ont commencé à se diversifier vers le <strong>Maroc</strong> et<br />
l’Arabie Saoudite, toutes deux terres de pèlerinage. La liaison maritime<br />
<strong>entre</strong> Dakar et Casablanca a be<strong>au</strong>coup aidé <strong>au</strong> décollage de ces échanges<br />
commerci<strong>au</strong>x <strong>au</strong> féminin, en permettant le transport de quantités<br />
considérables de marchandise dans des conditions de voyage favorables<br />
<strong>au</strong>x commerçantes, qui se sont définitivement imposées dans le commerce<br />
« à la valise » 12 . Depuis, le transport aérien c’est substitué <strong>au</strong> maritime, et<br />
11. A. Pian, 2007, p. 67.<br />
12. M. Peraldi (dir.), 2002.
07_LANZA-2.qxd 27/04/2011 21:43 Page 13<br />
LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 13<br />
le prix élevé du billet d’avion a ralenti les échanges. Au prix du billet<br />
s’ajoute la limite de poids des bagages dans le transport aérien, problème<br />
récurrent des « valiseurs » dans le monde entier. <strong>Les</strong> commerçantes<br />
<strong>sénégalaises</strong> ont trouvé un arrangement avec leurs compatriotes qui<br />
cherchent à rejoindre clandestinement l’Europe en passant par le <strong>Maroc</strong> :<br />
alors que les contrôles à l’aéroport de Casablanca se faisaient plus sévères<br />
à l’égard des jeunes Sénégalais avec un passeport vierge, commerçantes et<br />
potentiels migrants se sont organisés pour voyager ensemble, les premières<br />
protégeant les deuxièmes en les faisant passer pour des neveux venus les<br />
aider, les deuxièmes prenant la charge du bagage supplémentaire 13 .<br />
La demande croissante de <strong>domestiques</strong> <strong>sénégalaises</strong> <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> a ouvert<br />
pour ces commerçantes un nouve<strong>au</strong> marché lucratif. Bien sûr, les<br />
commerçantes utilisent, elles <strong>au</strong>ssi, les services des camionnettes qui<br />
sillonnent la nouvelle route transaharienne déjà évoquée.<br />
La mobilité transnationale de ces commerçantes entraîne la constitution<br />
de rése<strong>au</strong>x de connaissances qui ont une influence directe sur la mobilité<br />
des femmes candidates <strong>au</strong> <strong>travail</strong> domestique, même s’il n’y a pas la<br />
volonté de capitaliser la médiation. Marie en témoigne, à partir de son<br />
expérience de cinq ans chez Fatima, une commerçante <strong>au</strong> Sénégal, qui<br />
s’absentait pour des longues périodes à c<strong>au</strong>se de ses commerces. La relation<br />
<strong>entre</strong> les deux femmes était de confiance et de proximité familiale, malgré<br />
son caractère paternaliste : « Cette femme était très gentille, elle me traitait<br />
comme sa petite sœur... ». La commerçante se souciait be<strong>au</strong>coup du futur<br />
de Marie parce qu’elle ne pouvait pas lui payer un bon salaire.<br />
Lors d’un voyage de <strong>travail</strong> <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>, Fatima rencontre des amies<br />
marocaines qui expriment le désir d’employer une domestique sénégalaise.<br />
Le salaire promis par la nouvelle employeuse est très supérieur à celui qu’elle<br />
donne à Marie, elle la décide donc à partir <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>.<br />
« Quand je suis arrivée à l’aéroport […] nous avons pris la voiture et nous<br />
sommes partis chez la <strong>Maroc</strong>aine. Elle s’appelle Leila et Hassan son mari. On a<br />
rigolé, on a discuté, on a fait tout, Fatima, Sénégalaise, disait : “voilà Marie, elle est<br />
très gentille, elle a toujours été avec mes enfants, elle est restée chez moi pendant<br />
cinq ans, elle est comme ma sœur et ça et ça”... »<br />
À partir de ce moment, l’histoire de Marie se confond avec les <strong>au</strong>tres<br />
récits recueillis : passeports confisqués, séquestration, conditions<br />
extrêmement dures de <strong>travail</strong>, m<strong>au</strong>vais traitements, etc. Jusqu’<strong>au</strong> nonpaiement<br />
total ou partiel du salaire. Ce récit montre que, malgré les bonnes<br />
intentions et les liens « d’amitié » affichés, le risque est grand pour la<br />
13. A. Pian, 2007, p. 84.
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14<br />
future domestique livrée sans protection à des familles souvent tentées de<br />
tirer parti de sa faiblesse.<br />
<strong>Les</strong> étudiants sénégalais <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong><br />
<strong>Les</strong> étudiants sénégalais inscrits à l’<strong>Un</strong>ion générale des étudiants et<br />
stagiaires <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> (UGESM) sont actuellement environ un millier. Ce<br />
n’est qu’un chiffre indicatif du nombre total des étudiants sénégalais <strong>au</strong><br />
<strong>Maroc</strong>, puisque tous les étudiants ne sont pas membres de cette association.<br />
Comme pour les étudiants marocains <strong>au</strong> Sénégal, certains jeunes<br />
Sénégalais tirent opportunité de leur rése<strong>au</strong> de connaissances pour se faire<br />
intermédiaires dans le recrutement de femmes de ménage.<br />
Cette filière peut se mettre en place indépendamment de leur présence<br />
physique <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>. <strong>Un</strong> exemple nous est rapporté par Oumar, Sénégalais<br />
<strong>travail</strong>lant dans une ONG impliquée dans le soutien <strong>au</strong>x <strong>domestiques</strong> qui ont<br />
fui des situations dramatiques. Dans les récits de ces femmes, il a plusieurs<br />
fois croisé un ancien étudiant sénégalais, Adama 14 , marié avec une <strong>Maroc</strong>aine<br />
et installé <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>. <strong>Les</strong> acteurs associatifs le connaissent pour son rôle<br />
central dans l’organisation d’un rése<strong>au</strong> de placement de femmes de ménage<br />
qui dure depuis plusieurs années. Sa femme s’occupe de la prise de contact<br />
avec les employeurs grâce <strong>au</strong>x connaissances et <strong>au</strong> bouche à oreille qu’elle a<br />
mis en place dans le quartier huppé de Hay Riad. <strong>Un</strong>e fois trouvé les<br />
employeuses, Adama se charge de recruter les <strong>domestiques</strong> <strong>au</strong> Sénégal. Sa<br />
commission correspond à cinq mois de salaire des nouvelles employées. Il<br />
conseille, comme d’<strong>au</strong>tres le font, de confisquer le passeport à l’arrivée de<br />
l’employée pour garantir qu’elle ne quittera pas son poste avant d’avoir<br />
<strong>travail</strong>lé le temps minimum pour rembourser les frais du voyage.<br />
Internet (annonces et chat)<br />
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE<br />
Internet constitue, à son tour, un important lieu virtuel du marché des<br />
femmes de ménage <strong>sénégalaises</strong>. <strong>Un</strong> nombre important de sites d’annonces<br />
offrent des « jeunes filles <strong>sénégalaises</strong> » qui cherchent ce type d’emploi 15 .<br />
En élargissant la recherche <strong>au</strong>x femmes de ménage en général, on<br />
découvre que, dans les annonces, la nationalité n’est jamais spécifiée, si ce<br />
14. Le nom a été changé.<br />
15. http://www.tsamsira.com; www.marocfree.net, www.1000-annonces.com, www.bladi.net,<br />
http://classifieds.justlanded.com, www.annonces100x100.com, www.yabiladi.com...
07_LANZA-2.qxd 27/04/2011 21:43 Page 15<br />
LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 15<br />
n’est dans le cas des Sénégalaises et de façon plus marginale dans le cas<br />
des Philippines : soit elles ne spécifient pas les préférences et font<br />
référence <strong>au</strong> marché national des <strong>domestiques</strong> marocaines, soit elles<br />
demandent expressément une Sénégalaise :<br />
« Famille marocaine cherche femme de ménage sénégalaise pour un contrat de<br />
2 ans à Casablanca, salaire proposé : 50 € par mois + prise en charge totale des frais<br />
de séjour + un billet d’avion aller retour+ 2 mois de congés payés » (23/06/2010) 16 .<br />
« Famille marocaine cherche femme de ménage sénégalaise expérimentée pour<br />
<strong>travail</strong>ler <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>, le ménage, la cuisine. 30 000 CFA par mois [environ 46 €], et<br />
un billet d’avion tous les 2 ans pour voir la famille » (01/07/2010) 17 .<br />
Lorsqu’il s’agit de justifier la préférence pour les Sénégalaises, les<br />
caractéristiques mentionnées par les employeurs sont presque toujours les<br />
mêmes : honnêteté, discrétion, fidélité, savoir-faire avec les enfants. La<br />
disponibilité pour tout type de <strong>travail</strong>, jour et nuit, pour un montant très<br />
accessible, constitue évidemment une raison déterminante, même si elle<br />
n’est pas mentionnée. <strong>Les</strong> salaires offerts et les tâches demandées par les<br />
annonces en sont des indices clairs. <strong>Les</strong> annonces émanent de personnes<br />
qui cherchent ou offrent du <strong>travail</strong> domestique. Mais, <strong>au</strong>jourd’hui,<br />
apparaissent des « agences », telles celle de Suleyman Ba, qui propose de<br />
fournir des employés de maison :<br />
« Votre personnel de maison depuis le Sénégal. SOUMAYA MAIDS vous propose<br />
et met à votre disposition du personnel de maison compétent sérieux professionnel,<br />
honnête et dévoué, si vous cherchez des FEMMES de MENAGE / NURSES/ BABY<br />
SITTER/ CUISINIERES (cuisine arabe orientale, libanaise, européenne et africaine<br />
sénégalaise…) CHAUFFEURS et <strong>au</strong>tres... sur la base de vos exigences et critères des<br />
personnes mûres, responsables MUSULMANES ou CHRETIENNES, je vous fournis<br />
des références de la clientèle <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> de CASABLANCATANGER AGADIR BENI<br />
MELAL.... contact email (soumayasn@gmail.com) ou appeler Mr SOULAYMAN<br />
BA (chasseur de têtes, manager général et propriétaire) » 18 .<br />
Sur Internet, on trouve <strong>au</strong>ssi des sites de rencontres où des garçons<br />
sénégalais ayant vécu <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>, y prennent contact avec des filles<br />
16. http://www.1000-annonces.com/annonce/recherche-femme-de-menage-senegalaisepour-un-poste-a-casablanca-a239269.html<br />
17. http://jobs.justlanded.com/fr/Senegal/Femmes-de-menage/RECHERCHE-FEMME-<br />
DE-Menage-SENEGALAISE<br />
18.http://www.annonces100x100.com/112/posts/7_Annonces_Emploi/82_Autres/27159_votre<br />
_personnel_de_maison_depuis_le_SENEGAL.html,<br />
http://classifieds.justlanded.com/fr/Senegal/Services_Recherche-d-associes/votre-personnelde-maison-et-<strong>au</strong>tres-depuis-le-SENEGAL
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16<br />
<strong>sénégalaises</strong> pour leur offrir un <strong>travail</strong> <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>. C’est le cas d’un <strong>au</strong>tre<br />
homme nommé Suleyman, rencontré dans les récits de deux femmes<br />
passées par son rése<strong>au</strong>, qui utilisait Internet pour les approcher :<br />
« ...Nous nous sommes rencontrés en “chat” […] Il m’a demandé si je voulais<br />
<strong>travail</strong>ler <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> et moi j’ai dit oui, il m’a dit que bon, c’était son <strong>travail</strong>, qu’il<br />
amenait souvent des gens <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> pour <strong>travail</strong>ler. Il m’a dit que je pouvais vivre<br />
ma vie, et que le salaire était mieux qu’ici. Moi j’ai demandé à mes parents et je lui<br />
ai dit d’attendre, que je n’avais pas encore l’argent pour payer le ticket de l’avion.<br />
Il m’a dit : “pas de problèmes, je vais régler, tu vas avoir ton billet d’avion, il y <strong>au</strong>ra<br />
quelqu’un qui viendra te récupérer à l’aéroport de Casa...” » (Coumba).<br />
Suleyman <strong>travail</strong>le en partenariat avec un <strong>Maroc</strong>ain installé à<br />
Casablanca qui, à son tour, utilise Internet pour chercher des employeuses.<br />
<strong>Les</strong> compagnies aériennes<br />
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE<br />
Il existe des liaisons aériennes régulières <strong>entre</strong> le <strong>Maroc</strong> et le Sénégal,<br />
et le personnel des compagnies assurant ces liaisons est très impliqué dans<br />
le recrutement de femmes <strong>sénégalaises</strong> pour le marché marocain de la<br />
domesticité.<br />
Selon plusieurs témoignages les pilotes marocains, qui arrivent à Dakar,<br />
recrutent des filles par l’intermédiaire du personnel des hôtels où ils habitent<br />
durant leurs escales. On ne connaît pas le montant des commissions qu’ils<br />
perçoivent pour ce <strong>travail</strong>, mais on sait qu’il est prélevé sur le salaire des<br />
femmes emb<strong>au</strong>chées <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>, comme le prix du billet et les frais.<br />
Dans le cadre des employées des compagnies aériennes, le rése<strong>au</strong> le<br />
plus « rodé » et dramatiquement célèbre dans les milieux des <strong>domestiques</strong><br />
<strong>sénégalaises</strong> est celui de Latiha 19 . Cette <strong>Maroc</strong>aine <strong>travail</strong>le <strong>au</strong> siège d’une<br />
compagnie aérienne à Casablanca. Depuis 2006, elle fait venir des femmes<br />
du Sénégal, <strong>au</strong>jourd’hui <strong>au</strong>ssi des Philippines pour <strong>travail</strong>ler, chez elle<br />
comme dans les maisons de parents et amis. Sa motivation n’est pas<br />
uniquement commerciale ; elle cherche <strong>au</strong>ssi à avoir toujours des<br />
<strong>domestiques</strong> à disposition pour sa grande maison. <strong>Les</strong> conditions de <strong>travail</strong><br />
qu’elle offre sont insoutenables, et les <strong>domestiques</strong> restent très peu de<br />
temps chez elle, d’où la nécessité d’une rotation rapide du personnel.<br />
Latiha est en relation avec une Sénégalaise qui <strong>travail</strong>le pour la même<br />
compagnie aérienne, <strong>au</strong> siège de Dakar. C’est elle qui s’occupe du<br />
recrutement des filles, de leur voyage et de leurs demandes<br />
19. Le nom a été changé.
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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 17<br />
administratives. Aucune des femmes interviewées ne connaît le montant de<br />
sa commission, mais commission il y a, prélevée sur les salaires. À<br />
l’aéroport de Casablanca, c’est Latiha qui s’occupe de l’accueil, en retirant<br />
comme d’habitude le passeport <strong>au</strong>x femmes recrutées.<br />
Le cas de Latiha est exemplaire à plus d’un titre, y compris par son<br />
caractère extrême. Pendant les deux années de <strong>travail</strong> chez elle, une des<br />
femmes interviewées a vu passer par la maison pas moins de 25 employés :<br />
13 <strong>Maroc</strong>ains/es, 6 Sénégalaises et 6 Philippines. Ch<strong>au</strong>ffeurs, gardiens,<br />
<strong>domestiques</strong>, cuisinières, jardiniers, baby-sitters.<br />
« ...chaque fois elle amène un ch<strong>au</strong>ffeur, une cuisinière, une nounou … Ils font<br />
deux mois, ou quinze jours et après ils laissent le <strong>travail</strong>, ils partent. <strong>Les</strong> <strong>Maroc</strong>ains<br />
ne vont pas tolérer tout ça, même les Philippines ne résistent pas. Ils n’acceptent<br />
pas ce que moi j’acceptais » (Aminata).<br />
<strong>Les</strong> Philippines ont commencé à arriver il y a quatre mois, deux pour<br />
s’occuper des enfants adoptés et deux pour la manucure et la pédicure.<br />
Deux <strong>au</strong>paravant étaient venues puis reparties rapidement :<br />
« C’était une Philippine. Elle est venue, elle a vu la situation et elle a dit : “je<br />
ne veux pas rester ici. Parce qu’il n’y a pas à manger, le salaire est m<strong>au</strong>vais, elle est<br />
méchante”. Elle a résisté deux jours et après a dit : “je vais partir” et Latiha lui a dit<br />
que sa famille devait envoyer le billet pour son retour. Elle est restée deux jours<br />
sans manger dans la chambre. Après sa grand sœur lui a envoyé le billet et elle est<br />
rentrée sans rien » (Aminata).<br />
Si les femmes <strong>sénégalaises</strong> se plaignent ou réagissent <strong>au</strong>x m<strong>au</strong>vais<br />
traitements et <strong>au</strong>x insultes, elles sont refoulées <strong>au</strong> Sénégal sans être<br />
payées. La fuite suppose l’abandon de toutes les affaires et du passeport.<br />
« Que je sache, <strong>au</strong> moins six Sénégalaises sont passées par Latiha. Elle t’amène<br />
chez elle pour t’utiliser comme une esclave. Après si tu sors la dénoncer, elle<br />
connaît be<strong>au</strong>coup de monde et tu vas être refoulée <strong>au</strong> Sénégal. C’est pour cela que<br />
je me suis dit : “si je sors, je ne r<strong>entre</strong> pas” » (Moussa).<br />
Effectivement, Latiha constitue le seul cas <strong>au</strong>quel les <strong>au</strong>torités<br />
consulaires <strong>sénégalaises</strong> ne sont jamais parvenues à récupérer les<br />
passeports des femmes qui se sont enfuies de chez elle.
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18<br />
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE<br />
L’arrivée et les conditions de <strong>travail</strong> à la maison<br />
Tout commence, comme on l’a vu, par la saisie du passeport dès<br />
l’arrivée des femmes <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>. Cette pratique est justifiée par les<br />
intermédiaires et les employeurs comme une garantie que la fille ne<br />
s’échappera pas une fois arrivée <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> et surtout avant que ne soit<br />
récupéré, sur son salaire, le prix de son voyage. De fait, le passeport n’est<br />
jamais rendu <strong>au</strong>x femmes 20 .<br />
« Descendue à l’aéroport, elle te dit : “donne-moi le passeport”. Moi je croyais<br />
qu’elle le prenait pour le photocopier, qu’elle tenait la copie et me rendait mon<br />
passeport. Après 2-3 jours je demande à l’<strong>au</strong>tre fille qui <strong>travail</strong>lait avec moi à la maison<br />
où était le sien. Elle me répond que madame l’avait : “mais pourquoi, j’ai dit, tu as<br />
accepté ça ?” “C’est personnel !” La réponse a été que même Aram, la fille qui<br />
<strong>travail</strong>lait avec le frère de madame, n’avait pas le passeport, il l’avait pris son patron »<br />
(Goné).<br />
<strong>Les</strong> femmes sont donc prises en otage, devenant clandestines hors de la<br />
maison. C’est une pratique tellement répandue que, souvent, on ne se pose<br />
même pas de question sur sa légitimité : dans ce type de commerce, « on<br />
fait comme ça ». Il arrive même que l’employeur résiste à rendre le<br />
passeport, même quand la « collaboration » est terminée :<br />
« Le jour même que je suis arrivée, le petit-fils de la femme m’a pris mon<br />
passeport. Quand je suis partie [de sa volonté, parce qu’elle a été accusée de vol]<br />
j’ai demandé mon passeport parce que ce n’était pas Hicham qui l’avait payé,<br />
c’était mon propre argent. Il m’a dit : “je veux un témoin. Je vais donner ça devant<br />
quelqu’un”. Nous sommes partis chez le monsieur [le ch<strong>au</strong>ffeur du fourgon navette<br />
qui l’avait amenée <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> et qui, maintenant, repartait pour Dakar], mais il ne<br />
m’a pas donné le passeport, il l’a donné à monsieur. C’est le monsieur là, qui devait<br />
me ramener <strong>au</strong> Sénégal, qui m’a rendu mon passeport » (Coumba).<br />
Le ch<strong>au</strong>ffeur lui a finalement conseillé de tenter sa chance <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>,<br />
du moment qu’elle avait perdu son <strong>travail</strong> à Dakar, et elle a finalement pu<br />
rester et trouver un <strong>au</strong>tre emploi qui la satisfait. Par contre, dans les <strong>au</strong>tres<br />
situations de conflit, l’employée est généralement refoulée <strong>au</strong> Sénégal,<br />
avec son passeport.<br />
20. Cette pratique est courante et quasiment légalisée dans les pays du Golfe dans le cadre du<br />
régime dit de la kafala (littéralement : adoption) : tout étranger <strong>travail</strong>lant dans les pays du<br />
Golfe (Arabie Saoudite, Émirats, etc.) ne peut le faire que sous la protection d’un kafir, qui est<br />
garant et intermédiaire. Le kafir garde le passeport de ses protégés tout le temps de leur période<br />
de <strong>travail</strong>, le passeport est rendu « <strong>au</strong> pied de l’appareil » lorsqu’ils partent. C’est cette pratique<br />
que reprennent ici, en la dénaturant, ces employeurs marocains.
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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 19<br />
Quand la domestique « choisit » la fuite, c’est le consulat du Sénégal<br />
qui fait pression pour obtenir les passeports retenus. Devant la menace du<br />
recours à la police, les papiers sont rendus, s<strong>au</strong>f exception, on l’a vu.<br />
Après l’arrivée <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> et la rétention du passeport, ce sont les règles<br />
de la maison et l’organisation du <strong>travail</strong> qui constituent une nouvelle<br />
source de frustration pour les femmes à peine emb<strong>au</strong>chées. Horaires de<br />
<strong>travail</strong> démentiels, absence de jour de repos, confinement, sont la règle,<br />
malgré les promesses faites avant l’arrivée <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>. Chaque jour de<br />
<strong>travail</strong> commence à 7 heures et ne termine jamais avant 22 heures, selon<br />
les impératifs du service.<br />
« Ils m’avaient dit que le dimanche je ne <strong>travail</strong>lerais pas, que c’était mon jour<br />
de repos. Mais le dimanche je <strong>travail</strong>lais comme les <strong>au</strong>tres jours, jusqu’à la nuit. Ils<br />
m’avaient dit que je pouvais sortir, mais je <strong>travail</strong>lais toute la journée, jusqu’<strong>au</strong><br />
soir » (Coumba).<br />
« Tu te réveilles à 7 heures, tu vas te coucher à 11 heures. Même si tu termines<br />
ton <strong>travail</strong>, tu ne peux pas aller dormir. Et quand elle fait des invitations et tu vas<br />
dormir à 5 heures du matin, tu vas te réveiller toujours à 7 heures » (Umi).<br />
Même la maladie n’est pas une bonne raison pour se reposer, <strong>au</strong><br />
contraire elle peut être crainte et cachée :<br />
« Latiha ne soigne personne et même si tu es malade tu <strong>travail</strong>les, chaque jour.<br />
Moi j’ai fait là-bas deux ans et même quand j’étais malade, je me levais et je<br />
<strong>travail</strong>lais. Fatou a fuit parce qu’elle était malade. Elle est partie et après une<br />
semaine je suis arrivée » (Umi).<br />
Au-delà de l’impossibilité de sortir à c<strong>au</strong>se du <strong>travail</strong> et du manque de<br />
temps, il y a l’interdiction de partir de la maison, s<strong>au</strong>f si l’on est<br />
accompagnée par « madame » ou les gardiens. Ces restrictions sont<br />
justifiées par la protection de la femme « qui ne connaît pas », et sont<br />
toujours suivies par des recommandations de ne pas se faire approcher par<br />
des Noirs, présentés comme dangereux. Parfois « madame » ne prend<br />
même pas la peine de justifier l’interdiction de sortir ou la présence des<br />
gardiens qui empêchent tout contact avec d’<strong>au</strong>tres Sénégalais. Tout le<br />
monde sait que le but est de maintenir l’employée à distance de sa<br />
commun<strong>au</strong>té qui pourrait l’aider :<br />
« Je suis restée chez elle deux ans. Moi je ne voulais que venir, je suis venue<br />
sans réfléchir ni rien. Et je me suis retrouvée encastrée à la maison, je ne sortais<br />
pas, elle ne voulait pas » (Aminata).
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20<br />
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE<br />
« Des fois on termine le <strong>travail</strong> et on reste comme ça, on n’allume pas la télé,<br />
parce qu’elle ne veut pas. Sortir ? Tu peux rester deux mois, et tu sors une seule<br />
fois. Si tu sors, tu pars avec les gardiens. Tu fais une heure <strong>au</strong> marché,<br />
accompagnée, et après tu dois r<strong>entre</strong>r. Avant de fuir de la maison, elle est partie en<br />
voyage en Arabie Saoudite et on est restées nous seules à la maison. Il y avait<br />
l’anniversaire d’une copine à nous, on lui avait demandé de sortir et aller là-bas,<br />
mais elle a dit non, qu’on ne pouvait pas partir, qu’on devait rester à la maison. Elle<br />
ne veut pas qu’on sorte et qu’on rencontre d’<strong>au</strong>tres Sénégalais » (Umi).<br />
La gestion des salaires est un <strong>au</strong>tre volet de ce rapport de domination. En<br />
général, le salaire ne dépasse pas 1 000 dh par mois (la moyenne est plutôt à<br />
800 dh), mais trop souvent le salaire n’est même pas donné. L’employeuse<br />
propose souvent de s’occuper de la gestion de l’argent, de donner un petit<br />
revenu à la <strong>travail</strong>leuse et d’envoyer le reste à la famille <strong>au</strong> Sénégal ou de le<br />
lui garder jusqu’à son départ. Be<strong>au</strong>coup de <strong>domestiques</strong> ont été arnaquées, ne<br />
recevant qu’une partie, voire rien de l’argent qui leur appartenait :<br />
« Pour le paiement, on était d’accord pour 50 000 FCA (800 dh) par mois. Je<br />
suis restée chez elle deux ans. L’argent que j’ai pris c’est 240 000 FCA (2 400 dh)<br />
que j’ai envoyé les premiers mois. Le reste est avec elle. Le jour que mon contrat<br />
est fini, elle m’a frappé et jusqu’à présent mon argent reste avec elle. Elle m’a<br />
dérobée. J’ai laissé, je n’ai pas réclamé » (Nogaye).<br />
« Nous étions deux Sénégalaises à <strong>travail</strong>ler à la maison. L’<strong>au</strong>tre s’appelait<br />
Lena. Après que j’ai <strong>travail</strong>lé un mois, je voulais demander mon argent. Avant j’ai<br />
demandé à l’<strong>au</strong>tre fille. Parce que moi j’ai laissé ma mère, ma famille là-bas, tous...<br />
Quand je <strong>travail</strong>lais <strong>au</strong> Sénégal, j’aidais mes parents. L’<strong>au</strong>tre femme sénégalaise me<br />
dit : “moi je ne fais pas comme ça. Parce que si c’est un mois, ce n’est pas<br />
be<strong>au</strong>coup, je vais gâcher mon argent, alors je le retire chaque trois mois et je le<br />
dépose”. Moi j’ai dit : “ce n’est pas grave, je vais faire comme toi”. Après trois<br />
mois, j’ai dit : “Leila, maintenant c’est trois mois, là je veux mon argent pour le<br />
déposer et aider mes parents”. Elle me dit : “attends demain, que je vais partir pour<br />
retirer ton argent”. [...] Je ne connaissais personne <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>, je restais à la maison<br />
toujours, avec l’<strong>au</strong>tre Sénégalaise. Même elle n’a pas été payée. Comme moi, moi<br />
j’ai fait trois ans et quatre mois, elle a fait trois ans et cinq mois. Sans être payées.<br />
Je suis restée là, fatiguée, j’ai souffert be<strong>au</strong>coup, be<strong>au</strong>coup, be<strong>au</strong>coup... » (Marie).<br />
« Elle m’a dit : “tout ce que tu as <strong>travail</strong>lé, moi je ne te le paie pas. Tu vas<br />
r<strong>entre</strong>r <strong>au</strong> Sénégal sans rien”. Elle a allumé la voiture et elle est partie chez sa<br />
maman avec le ch<strong>au</strong>ffeur. Moi <strong>au</strong>ssi alors je suis sortie de la maison. J’avais 200<br />
dh. Je ne connaissais personne ici. Je suis partie à l’ambassade mais c’était fermé,<br />
c’était dimanche. Lundi c’était férié <strong>au</strong> Sénégal, mardi <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>. J’ai attendu<br />
jusqu’à mercredi, j’ai passé trois jours dans la rue » (Goné).
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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 21<br />
Malgré les fréquentes arnaques dans le paiement des salaires, malgré<br />
les m<strong>au</strong>vais traitements subis, la raison la plus fréquente de fuite est une<br />
bagarre, plus violente, déclenchée par l’employeuse. <strong>Les</strong> raisons de ces<br />
conflits sont presque toujours les mêmes : l’accusation de vol et le fait de<br />
répondre à « madame » :<br />
« un jour, il y a les trav<strong>au</strong>x derrière la maison, tu sais quand il y a les trav<strong>au</strong>x il<br />
y a be<strong>au</strong>coup de poussière… Je fais tout le ménage mais, quand elle r<strong>entre</strong>, elle me<br />
dit : “tu n’as pas fait le ménage.” Moi j’ai dit que j’avais tout bien fait, que je<br />
<strong>travail</strong>le avec le cœur, je ne <strong>travail</strong>le pas comme ça. Elle a commencé à<br />
m’insulter…. Elle a même appelé <strong>au</strong> Sénégal [chez l’intermédiaire] en disant<br />
Moussou est impolie ! Quand je parle, elle parle ! » (Moussou).<br />
« La cuisine était pleine, elle a amené 20 poulets, il fallait les laver, les nettoyer<br />
et tout. J’ai regardé l’heure, c’était 23 heures. Elle m’a dit : “Adama, après que tu<br />
finis ça il f<strong>au</strong>t descendre prendre les patates”… Moi je n’ai pas parlé. Elle m’a dit :<br />
“Adama, pourquoi si je parle tu ne réponds pas ?” Moi j’ai dit : “parce que depuis<br />
7 heures, quand je me suis réveillée, je ne me suis jamais assise, même pour<br />
manger. Je suis très fatiguée”. Elle m’a dit : “pourquoi si je parle tu parles ?” Elle<br />
m’a fait comme ça, m’a donné un coup. Moi j’ai dit : “Fatima Zahara, il f<strong>au</strong>t faire<br />
doucement. Tu ne peux pas me frapper”. Elle m’a dit : “ce n’est pas son problème”.<br />
Et m’a crié : “Sors ! Va dans ta chambre !”» (Adama).<br />
« Elle m’a dit : “Amina ! Qu’est-ce que tu fais !” Et m’a giflée ici. Ce jour-là<br />
je lui ai rendu la gifle. Elle a rougi, m’a dit : “comment tu oses me toucher”… moi<br />
j’ai dit : “je ne suis pas un âne qu’on tape, moi je suis là pour <strong>travail</strong>ler, je fais tout<br />
à la maison…je peux tout digérer. Tes insultes, tes sales mots… mais pour<br />
taper…non” » (Amina).<br />
Parmi tous les récits des brutalités ordinaires, certains justement par<br />
leur violence, sortent de l’ordinaire :<br />
« Elle m’a dit : “maintenant tu vas sortir de chez moi”. J’ai dit : “comme tu veux”.<br />
Et je ne connaissais personne, elle ne voulait même pas que je connaisse mon<br />
ambassade. Elle m’a chassée de la maison. Elle est rentrée dans la maison, elle a pris<br />
mes affaires et les a jetées dans la pluie. Et j’ai quitté. Et il y avait un grand chien làbas.<br />
Ce chien, c’est moi qui l’avais élevé. Son fils l’avait amené de la Russie. C’est<br />
moi qui lui donnais à manger, qui faisait tout ! Quand le chien était malade, il était<br />
toujours à côté de moi. Il me tenait compagnie. Où j’étais, il était. Le jour qu’elle m’a<br />
chassée le chien était gros ! Si tu le vois comme ça tu vas fuir. Ce jour-là elle crié :<br />
“Wolf ! Wolf ! Attaque Amina !” Moi je n’oublierai jamais. “Attaque !” Wolf, il est<br />
venu, il savait que je pleurais, il est venu tout près de moi et il me regardait. Parce que<br />
le chien est fidèle, moi je l’ai caressé. Elle continuait à crier : “Imbécile ! Moi je te dis<br />
d’attaquer et tu n’attaques pas !” Après je suis sortie. Sortant devant la porte là… je ne<br />
connaissais personne, je ne connaissais nulle part. Je ne savais même pas où était le<br />
Sénégal. J’ai fermé la porte… et j’ai pleuré, j’ai pleuré… j’ai dit le bon Dieu, je suis<br />
là, je suis dans un pays où je n’ai pas de maman, de papa, de frère, de sœur… je ne<br />
connaissais personne » (Aminata).
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22<br />
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE<br />
« <strong>Un</strong> jour, on a fait à manger et on a mis dans un tagine. Tu sais, je devais<br />
monter deux étages. C’est lourd, je l’ai attrapé comme ça mais il est tombé, je l’ai<br />
cassé. Ce jour, il y avait des invités, elle m’a dit : “qu’est-ce qu’on va faire ! On<br />
mange quoi ! On va te manger”. Moi j’ai dit : “non, <strong>au</strong> nom de Dieu, ne dit pas<br />
ça...” Chaque jour elle te disait des choses terribles... tu as envie de te suicider.<br />
Chaque jour » (Umi).<br />
Autour des repas, toute une série de rituels viennent rappeler et<br />
souligner avec force le statut des <strong>domestiques</strong>. Pour commencer, il y a une<br />
division et une différence nette <strong>entre</strong> la nourriture de la famille et la<br />
nourriture des femmes de service. <strong>Les</strong> repas sont préparés en deux temps,<br />
avec ingrédients différents. Ceux offerts <strong>au</strong>x <strong>domestiques</strong> sont très p<strong>au</strong>vres<br />
et ne varient jamais :<br />
« Manger ? Du riz avec des tomates. Safi. Pas de viande, tu manges comme une<br />
esclave. Le petit déjeuner c’est de l’e<strong>au</strong> avec du sucre et le pain » (Moussou).<br />
« Dans le frigo il y a les boissons, les fromages, les gâte<strong>au</strong>x… il y a tout. Mais<br />
personne ne le touche. Pour le manger, elle te donne une moitié de poulet, chaque<br />
jour, et on le prépare avec du riz. Si elle avance, tu mets <strong>au</strong> frigidaire, s’il pourrit<br />
tu mets à la poubelle, mais tu ne manges pas sa nourriture. <strong>Un</strong>e fois il y avait des<br />
bananes pourries, elle m’a dit : “vous n’avez qu’à les manger”. Moi j’ai dit : “ça ce<br />
n’est pas pour manger” » (Umi).<br />
<strong>Les</strong> repas des <strong>domestiques</strong> sont, en plus, conditionnés par les trav<strong>au</strong>x à<br />
faire. S’il y a des urgences, c’est toujours les femmes <strong>au</strong> service qui<br />
renoncent à leurs moments de repos.<br />
Le contrôle des règles de la maison est souvent garanti par des caméras,<br />
positionnées non seulement à l’entrée, mais <strong>au</strong>ssi à la cuisine, lieu<br />
stratégique du contrôle des femmes de ménage :<br />
« <strong>Un</strong> jour elle [madame] est arrivée et a dit : “Man [l’<strong>au</strong>tre domestique <strong>au</strong><br />
service], tu as préparé les boulettes. Je t’ai vu, tu en as donné à Amina et vous en<br />
avez mangé, vous avez fait comme ça” [en mimant le geste de manger en cachette].<br />
C’est ashuma (honteux) ! Parce que nous ne sommes pas des esclaves ! Tu voles le<br />
manger comme ça. Et ce n’était même pas vrai ! Elle a dit : “j’ai vu ça avec la<br />
camera” » (Amina).<br />
<strong>Un</strong>e fois encore, le cas de Latiha est caricatural : elle a installé pas<br />
moins de dix-neuf caméras dans sa maison !<br />
« Elle te regarde ! Même si tu es en train de manger à la table, la caméra est là<br />
qui te regarde. Si tu vas <strong>au</strong>x toilettes et tu ne fermes pas la porte, elle va te voir. Il<br />
y a des caméras devant les chambres, si tu ne fermes pas la porte, elle va te prendre.<br />
Même si elle part en voyage, tu ne restes pas, tu <strong>travail</strong>les. Tu n’as ni dimanche, ni<br />
samedi, ni <strong>au</strong>cune fête même quand elle n’est pas là » (<strong>Un</strong>i).
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La caméra est un comportement extrême, l’ordinaire du contrôle se fait<br />
directement par « madame », qui ne scrute pas seulement la conduite des<br />
<strong>domestiques</strong> <strong>au</strong> <strong>travail</strong>, mais <strong>au</strong>ssi leur manière de s’habiller, se peigner, se<br />
maquiller, dans des relations non dénuées de concurrence féminine : il ne<br />
s’agit pas que la domestique puisse rivaliser en be<strong>au</strong>té « madame ». Cette<br />
attitude n’est pas sans rappeler le type de relations qui s’établissent <strong>entre</strong><br />
employeuses et « petite fille » marocaine employée de maison. Elles,<br />
<strong>au</strong>ssi, ont les cheveux rasés pour les mêmes raisons.<br />
« Si on sortait ensemble pour les courses je ne pouvais pas m’habiller, elle me<br />
disait : “mets ta blouse et on y va” » (Aminata).<br />
« Après un an que je <strong>travail</strong>lais, j’ai pris une semaine pour me tresser, mais<br />
quand je suis revenue, madame ne voulait plus que je <strong>travail</strong>le là-bas. Parce que elle<br />
m’a trouvée plus belle… [Rire collectif] Elle ne l’a pas dit, mais c’était ça la raison.<br />
Parce qu’<strong>au</strong>ssi, quand on sortait, moi je ne pouvais pas m’habiller, parce que elle<br />
me disait : “tu ne peux pas t’habiller comme moi, c’est un manque de respect. Mets<br />
toi la blouse et on part…” » (Binta).<br />
Résultats de l’enquête<br />
LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 23<br />
On nous reprochera peut-être d’avoir trop insisté sur des cas<br />
exceptionnels, margin<strong>au</strong>x, excessifs, en oubliant d’une part que la norme<br />
et l’ordinaire des rapports ne se situent pas dans ces cas limites, en oubliant<br />
<strong>au</strong>ssi que certaines bonnes <strong>sénégalaises</strong> vivent, sans <strong>au</strong>cun doute, des<br />
situations confortables et paisibles, chez des patrons qui les respectent<br />
voire les aident.<br />
Be<strong>au</strong>coup, sans doute, reste à faire pour décrire dans sa complexité la<br />
situation de cette nouvelle domesticité <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong>. Car, en effet, même si en<br />
apparence les <strong>domestiques</strong> <strong>sénégalaises</strong> semblent prendre place dans un<br />
cadre imaginaire, culturel et relationnel tout prêt à l’intérieur duquel les<br />
rapports de domesticité s’incrustent et s’organisent, leur présence signale<br />
bien des changements et des mutations dans la société marocaine ellemême.<br />
Vieille litanie de l’anthropologie urbaine, l’étranger, par sa seule<br />
présence est un analyseur de la société dans laquelle il prend place. La<br />
(ré)apparition des bonnes <strong>sénégalaises</strong> dans la société marocaine signale,<br />
en effet, que les anciens rapports de domesticité, construits essentiellement<br />
sur la base des hiérarchies sociales établies <strong>entre</strong> bourgeoisies urbaines et<br />
p<strong>au</strong>vreté rurale, ne fonctionnent plus, ou plus exactement ne conviennent<br />
plus à certains mondes soci<strong>au</strong>x. Pour résumer, et pour dire vite, lorsque les
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24<br />
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE<br />
bourgeoisies et classes moyennes urbaines recrutent des « petites<br />
bonnes », elles le font par l’intermédiaire de relations familiales, si<br />
lointaines soient-elles, établies avec les « parents » des douars et des<br />
montagnes. Ce qui est donc, même s’il est seulement imaginaire, un<br />
rapport de « clientèle », où les « patrons », même s’ils ont tous les droits<br />
sur leurs employées, ont <strong>au</strong>ssi sinon des devoirs du moins des comptes à<br />
rendre à la famille élargie. Le recours à la main-d’œuvre étrangère,<br />
sénégalaise et philippine <strong>au</strong>jourd’hui, libère les employeurs de cette<br />
obligation, encore une fois même très symbolique.<br />
Cela reste donc pour partie une hypothèse, mais on peut penser que<br />
l’émergence des bonnes étrangères dans le paysage social marocain signale<br />
donc d’abord l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, affranchie ou<br />
désireuse de s’affranchir des hiérarchies et des systèmes de liens<br />
traditionnels. Tout le paradoxe de cette situation tient <strong>au</strong> fait que,<br />
construisant de nouve<strong>au</strong>x rapports de <strong>travail</strong> dans la domesticité, ces<br />
employeurs ne recourent pas à un droit du <strong>travail</strong> et un statut contractuel,<br />
mais instituent des rapports qui ont be<strong>au</strong>coup à voir avec les plus archaïques<br />
traditions de la dépendance et de la soumission <strong>servile</strong>. À l’identique,<br />
d’ailleurs, de ce qui se passe dans les pays du Golfe, où la tradition de la<br />
kafala masque des situations de violence et de non-droit dans la domesticité.<br />
Bien des <strong>Maroc</strong>aines qui ont tenté l’aventure de la migration dans les pays<br />
du Golfe, en ramènent des récits ressemblant étonnamment à ceux que nous<br />
avons recueillis ici <strong>au</strong>près des Sénégalaises. <strong>Les</strong> bonnes <strong>sénégalaises</strong>, leur<br />
situation et les conditions qu’elles y vivent sont donc une trace d’un<br />
changement assez profond dans la société marocaine, car s’y manifeste, sous<br />
les apparences d’un « retour » <strong>au</strong> passé, l’émergence d’un type inédit de<br />
rapports soci<strong>au</strong>x et de nouve<strong>au</strong>x univers imaginaires de référence.
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Bibliographie<br />
LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 25<br />
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Découverte.<br />
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subsahariennes. Immigration sur émigration, Paris, Karthala.<br />
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Karthala/Éditions Le Fennec.<br />
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L’esclavage <strong>au</strong> <strong>Maroc</strong> <strong>au</strong> XIX e siècle, Casablanca, Éditions Eddif.<br />
Goffman Erving, 1992, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris,<br />
Éditions de Minuit.<br />
Marfaing L<strong>au</strong>rence, Wippel Steffen (dir.), 2003, <strong>Les</strong> relations<br />
transsahariennes à l’époque contemporaine. <strong>Un</strong> espace en<br />
constante mutation, Paris/Berlin, Karthala/ZMO.<br />
Mariani Léo, 2004, Le domestique et le s<strong>au</strong>vage. <strong>Les</strong> employés de maison<br />
lao et les expatriés français du Laos. Mécaniques d’une relation.<br />
Mémoire de DEA en sociologie, <strong>Un</strong>iversité de Provence.<br />
Peraldi Michel (dir.), 2002, La fin des norias ? Rése<strong>au</strong>x migrants dans les<br />
économies marchandes en Méditerranée, Paris, Maisonneuve &<br />
Larose.<br />
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espace-temps de l’<strong>entre</strong>-deux <strong>au</strong>x marges de l’Europe. Thèse en<br />
sciences sociales, <strong>Un</strong>iversité Paris 7-Diderot.<br />
Sayad Abdelmalek, 1991, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité,<br />
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Scrinzi Francesca, 2004, « Ma culture dans laquelle elle <strong>travail</strong>le. <strong>Les</strong><br />
migrantes dans les services <strong>domestiques</strong> en Italie et en France », <strong>Les</strong><br />
cahiers du Cedref (en ligne), déc., mis en ligne le 2 juillet 2010.