Les domestiques sénégalaises au Maroc : Un travail servile entre ...

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Les domestiques sénégalaises au Maroc :
Un travail servile entre tradition et modernité
Nazarena LANZA
Au Sénégal, une communauté maghrébine diversifiée et sédentarisée
est présente dans le pays depuis la deuxième moitié du XIX e siècle. Les
premiers arrivés sont issus de grandes familles de commerçants fassis 1 qui
s’installèrent au Sénégal et se marièrent avec les filles de la noblesse
sénégalaise : elles voyaient dans le mariage avec un Marocain une source
de baraka 2 . Leurs descendants ont contribué à construire les étroites
relations qu’entretiennent aujourd’hui le Maroc et le Sénégal et à poser les
bases d’une quasi-libre circulation entre les deux pays.
Les commerçants de la nouvelle génération, arrivés au Sénégal après
1950, ont préféré épouser des Marocaines en considérant le Maroc comme
leur seul pays d’appartenance. Ce sont eux, par contre, qui ont contribué à
créer une certaine mobilité de femmes de ménage sénégalaises vers le Maroc.
Après un premier terrain au Sénégal, nous avons centré nos recherches sur les
domestiques sénégalaises, au Maroc cette fois. Nous avons interrogé le type
de relations que les domestiques sénégalaises entretiennent avec les
employeurs marocains, leurs modes de recrutement et les raisons qui les ont
amenées à travailler dans les grandes villes marocaines. On ne peut cependant
aborder ces questions sans s’interroger sur les rapports de domesticité que
spécifie la société marocaine, quelle que soit l’origine des domestiques. On
verra que le travail domestique est très déconsidéré au Maroc, et conduit
souvent à des situations d’exploitation et d’infériorisation des femmes de
ménage. À quoi s’ajoute la longue tradition esclavagiste et les cadres qu’elle
imprime aux relations avec les populations noires.
1. De Fès, première ville impériale du Maroc et pendant plusieurs siècles sa capitale
politique et intellectuelle.
2. Bénédiction divine, chance.

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D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE
Les Marocains du Sénégal : rôle politique et influence
sur la mobilité des Sénégalais vers le Maroc
Depuis leur installation au XIX e siècle, les Marocains du Sénégal ont
constamment travaillé à maintenir les liens à leur pays d’origine. Les premiers
arrivants, issus des grandes familles fassies, étaient des commerçants qui
avaient décidé de s’implanter d’une manière plus stable dans les centres de
négoce du sud Sahara, points de passage du commerce caravanier.
Le métissage par le mariage avec les autochtones donna lieu à une
première communauté sénégalo-marocaine qui a toujours gardé un fort
sentiment d’appartenance à ses origines marocaines, sans négliger cependant
son ancrage dans la famille sénégalaise. Certains d’entre eux ont occupé des
postes importants dans l’administration et la diplomatie sénégalaise.
M. Skaly, ancien diplomate sénégalais d’origine marocaine, affirme :
« Ils n’étaient pas des émigrés ordinaires. Il s’agit d’une communauté très
identifiée et caractérisée, transnationale : il y en a qui vivent comme des Marocains
et d’autres qui ne se distinguent même pas des Sénégalais. Les Marocains au
Sénégal se sont intégrés parce qu’il y avait des affinités, des points en commun,
culturels mais surtout religieux. Le Sénégal est un pays à majorité musulmane, et il
y a les tidjanes 3 qui, d’une façon particulière, regardent vers le Maroc ».
Il ressent aujourd’hui de la nostalgie pour la période de la
« renaissance » de la communauté marocaine au Sénégal et exprime un
ressentiment à l’égard du Maroc « qui n’a rien fait pour soutenir et
transmettre sa culture à sa communauté du Sénégal ». C’est un sentiment
souvent exprimé par les « anciens ». Un commerçant marocain interviewé
à Dakar, en référence à la crise entre le Sénégal et la Mauritanie de 1989,
me renvoie aux mots du roi Hassan II : « je ne peux pas être un bon
médiateur parce que la Mauritanie est un pays voisin, alors que le Sénégal
est un pays frère » 4 . La fierté pour ces liens et le sentiment d’une unité
fraternelle entre les deux pays sont souvent exprimés avec émotion par ces
personnes qui ont, elles-mêmes, contribué à les renforcer.
3. Confrérie musulmane soufie née au Maroc qui s’est enracinée et répandue surtout au
Sénégal. Le mausolée du fondateur étant à Fès, la ville accueille les pèlerins tijanis qui
viennent de l’Afrique subsaharienne. Les musulmans tijanis du Sénégal voient le Maroc
comme point de référence religieux et reconnaissent le roi comme « Commandeur des
Croyants ».
4. Nous n’avons pas trouvé les références pour confirmer que cette phrase a bien été
prononcée par le Roi. Elle est en tout cas très vraisemblable au regard des relations entre le
Maroc et le Sénégal sous le règne d’Hassan II, et il est très significatif qu’elle soit exprimée
ici en ces termes par un Marocain du Sénégal.

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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 3
Le mot « frère » apparaît par ailleurs dans presque toutes les conversations
qui concernent le Sénégal et le Maroc, même avec les nouveaux arrivés,
donnant parfois l’impression qu’il s’agit d’une incantation plus que d’un
sentiment réellement partagé. Dans la vieille génération des Sénégalo-
Marocains, il est évident que le mot « fraternité » reflète un mode
d’implication personnelle, de la passion et même du romantisme. Dans les
nouvelles générations migrantes, par contre, surtout chez les étudiants et les
jeunes commerçants, le mot ne traduit pas la réalité des attitudes. Après la
phrase de routine sur la fraternité, on constate que la vie sociale des personnes
interrogées se limite souvent aux cercles de copains marocains. Ce
détachement peut être motivé par des différences culturelles, de pratiques
religieuses comme en témoigne un jeune commerçant :
« Ça fait dix ans que je suis ici mais, au-delà des apparences, je ne me sens pas
intégré. Je ne veux pas que mes enfants grandissent ici parce que ce n’est pas un
vrai pays musulman. Je ne peux pas accepter que ma fille aille en boîte et ici c’est
impossible de l’empêcher, car il y a trop de libertés. En plus tout le monde boit,
fume… ce n’est pas qu’au Maroc qu’on ne boit pas, mais au moins ce n’est pas
considéré autant normal ».
Cette attitude de la « nouvelle génération » 5 engendre un sentiment de
regret chez les anciens, qui la considèrent comme une opportunité
manquée dans la construction de ces liens pour lesquels ils se sont tant
investis. Ils soulignent le désintérêt d’une jeunesse qui pourrait servir de
relais à toutes ces initiatives, une fois rentrée au Maroc, à l’instar des
étudiants de la faculté de médecine, qui restent au Sénégal pour un temps
assez long. Une jeune étudiante en médecine en est l’exemple, avouant :
« Je vis à Dakar depuis trois ans, mais je n’ai jamais eu des amies sénégalaises.
Je préfère rester avec les Marocains parce que, avec eux, c’est plus facile, nous
avons les mêmes habitudes ».
Ces nouvelles générations de Marocains au Sénégal contribuent d’une
manière différente à rapprocher et à rendre poreuses les frontières, à
travers les allers et retours réguliers entre les deux pays, pour les vacances,
l’éducation des enfants laissés chez les grands-parents, des mariages et
autres fêtes de famille, etc.
Les accords de coopération maroco-sénégalais mis en œuvre par
l’Agence marocaine de coopération internationale occupent en la matière
une place prééminente, car ils mobilisent un grand nombre d’étudiants
dans les deux sens. Un nombre non négligeable d’entre eux finit pour
5. C’est-à-dire qui sont arrivés au Sénégal après les années 1950.

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D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE
trouver un travail dans le pays d’accueil et il arrive aussi que des mariages
se concluent. À ces instruments institutionnels s’ajoutent les pèlerinages,
les commerces et le fait que le Maroc se trouve être une des principales
voies de passage clandestin vers l’Europe.
Même si aujourd’hui ces Marocains ne sont pas les seuls à déterminer
ou à faciliter les départs des domestiques sénégalaises vers le Maroc, ils y
jouent néanmoins un rôle central.
Le phénomène a commencé au début des années 1990, avec le « retour »
de la troisième génération de Sénégalo-Marocains qui, pour des raisons
économiques, ont décidé de s’installer au Maroc en amenant avec eux leurs
bonnes. Il ne s’agissait pas d’un grand nombre de familles, mais il a constitué
quand même le début d’un changement. À partir des années 2004-2005, on
signalait le retour de certains étudiants de médecine, qui, après neuf ans
d’études à Dakar, revenaient au Maroc avec leurs femmes de ménage.
M. Diop, président de l’Association des ressortissants sénégalais
résidant au Maroc (Arserem) et directeur associé du siège de Casablanca
d’une multinationale d’audit financier, parle du travail des domestiques
sénégalaises au Maroc comme d’un phénomène récent mais qui prend ses
racines dans le passé :
« Dans la vague d’immigration, il y avait des femmes. Quand il est devenu difficile
de passer à Ceuta et Melilla et que les migrants restaient de plus en plus au Maroc, il
y a eu un besoin de subsistance et beaucoup de femmes ont cherché un travail dans les
maisons. En se proposant comme main-d’œuvre domestique, ces femmes ont
ressuscité l’envie des familles marocaines d’avoir des femmes de service. Avant c’était
un petit nombre de familles, fassis surtout, qui, à l’origine avaient été élevées ellesmêmes
par des Sénégalaises. Parce que beaucoup de gens qui les recrutent maintenant
avaient déjà dans les années 1940-1950 des domestiques sénégalaises. Donc ils ont
repris cette habitude-là, certains spontanément et d’autres parce qu’ils ont vu qu’il y
avait une offre, ce qui a créé une nouvelle demande ».
La préférence pour ces femmes réside apparemment dans le fait qu’il
s’agit d’un travail de qualité, bon marché, discret et exercé par des
francophones. Le bouche à oreille a certainement contribué à leur faire une
bonne réputation. Ce qui autrefois était un privilège limité à certaines
grandes familles qui avaient gardé cette habitude en continuité à la
pratique de l’esclavage (encore banale au début du XX e siècle), devenait
accessible à la classe moyenne.
Plusieurs sources, celles du consulat du Sénégal, celles d’associations
caritatives qui s’occupent de migrants, signalent l’année 2005 comme le
début d’une nouvelle affluence de femmes dans des maisons marocaines,
femmes dont la situation suscite un regain de demandes de protection et de
secours. Les chiffres à disposition sont très incertains et se réfèrent
exclusivement aux domestiques qui ont eu la possibilité de demander

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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 5
protection. Un témoin parle de 300 à 400 femmes qui se seraient trouvées
dans cette situation depuis 2005. Du reste, il est même impossible de se
faire une idée générale des flux mobilisés, y compris parce qu’un certain
nombre de femmes ont été refoulées au Sénégal par les employeurs sans
pouvoir recourir à l’intervention des institutions consulaires.
La seule évidence est que la demande de domestiques sénégalaises ne fait
qu’augmenter, activant des réseaux qui y voient l’occasion d’un commerce
lucratif. Sont impliqués dans ce commerce des commerçants et des étudiants
marocains qui vivent à Dakar, d’autres commerçants, sénégalais et libanais,
des employées et pilotes des compagnies aériennes, des ex-migrants, etc. La
variété de réseaux renseigne sur la croissance de la demande et la rentabilité
du commerce. L’absence totale d’un cadre légal encadrant le travail des
domestiques, au Maroc comme au Sénégal, encourage une multiplicité
d’acteurs à entrer dans ces filières. D’une manière générale, l’organisation du
travail est laissée à la totale discrétion de l’employeur.
Le travail domestique au Maroc : représentations et cadre juridique
Au Maroc les domestiques sénégalaises doivent faire face à une double
impasse relative aux lois qui devraient garantir leur protection : le manque
d’un cadre légal qui protège les droits de tous les employés de maison,
qu’ils soient marocains ou étrangers, et la réticence des institutions
marocaines à encadrer les travailleurs étrangers, surtout dans les secteurs
où il y a abondance de main-d’œuvre locale. Le gouvernement promet
depuis 2005 une loi spécifique au travail domestique, d’ailleurs prévue par
l’article 4 du Code du travail, mais elle est toujours en élaboration.
Pour comprendre les relations qui se structurent autour du travail
domestique, il faut considérer le type de rapports qui, traditionnellement,
assujettissent la domesticité. Le Maroc a une tradition remontant au VI e
siècle de commerce et d’emploi d’esclaves. Les femmes du Bilad al-
Sudan 6 étaient utilisées pour les travaux domestiques ou comme
concubines, surtout dans les familles les plus aisées. Un grand nombre
d’esclaves constituait un signe de puissance pour les grandes familles,
urbaines comme rurales, mais les ménages plus modestes pouvaient aussi
trouver au souk des esclaves à leur prix 7 .
6. Littéralement « pays des noirs », à l’époque les régions de l’Afrique au sud du Sahara.
7. Les Noirs affranchis dans le Sud sont de nos jours encore dénommés issoukine, c’est-àdire
ceux du marché. Voir à ce propos, M. Ennaji, 1994, p. 177.

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D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE
L’abolitionnisme européen affecte peu le Maroc qui reste encore,
jusqu’au début du XX e siècle, une société esclavagiste. Sous le protectorat,
des premières mesures furent prises, interdisant les aspects les plus
choquants de cette pratique, comme le commerce public d’esclaves. Une
circulaire de 1922 donnait aux esclaves la possibilité d’être affranchis,
mais les conditions de dépendance absolue dans laquelle ils vivaient
empêchèrent un mouvement important d’affranchissement. En fait, il n’y
a pas eu au Maroc un passage net d’une société esclavagiste à une société
non esclavagiste. De même, la population ne fut pas impliquée dans un
débat public sur le phénomène, par ailleurs toléré par l’islam.
De plus, dans la société marocaine traditionnelle, le rapport à
l’asservissement n’est pas uniquement un rapport à l’étranger ; en effet,
même si la plus grande partie des esclaves étaient des noirs subsahariens,
certains étaient originaires du pays, car il arrivait, dans les périodes de
disette, que les gens d’humble condition sollicitent l’esclavage pour leur
progéniture, en échange d’un peu d’argent 8 .
Ces pratiques laissent trace aujourd’hui, notamment dans le cas des
filles domestiques, confiées enfants par leurs parents à des familles pour y
travailler sans aucune tutelle ni protection des plus élémentaires droits
humains et de l’enfant. Si dans la société du XIX e et même du XX e siècle il
n’y avait pas une opposition tranchée entre liberté et servitude, mais toute
une gradation qui faisait passer de l’une à l’autre presque insensiblement,
les séquelles de cette représentation sont présentes et imbibent la situation
des femmes de ménage, marocaines autant qu’étrangères.
En fait, on remarque une dépréciation systématique des travailleurs de
certaines catégories d’emploi, notamment ceux liés à la domesticité :
serveurs, jardiniers, cuisiniers, gardiens de maison, chauffeurs et femmes
de ménage. En 2004, un nouvel article de loi a été intégré au code du
travail, stipulant que « les conditions d’emploi et de travail de maison, qui
sont liés au maître de maison par une relation de travail, sont fixées par une
loi spéciale. Cette loi n’a jamais été promulguée, donc il n’existe pas un
contrat national type avec indications du salaire minimum, des tâches,
congés, horaires de travail et droits du travailleur.
Les rapports entre employeur et domestique au Maroc s’encastrent
donc au gré des individus entre deux types de relations, avec toute une
gamme de situations intermédiaires, selon la sensibilité des employeurs : à
une extrémité il y a une relation « moderne », avec plus ou moins de droit
et régularisée ; de l’autre côté, il y a une relation « traditionnelle », dans
laquelle la personne au service n’est considérée comme porteuse d’aucun
droit individuel, dans une situation de totale dépendance.
8. Ibid., p. 192.

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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 7
La même absence de cadre juridique se retrouve au pays d’origine. Au
Sénégal, il est très courant d’avoir une « bonne » à la maison, jusque dans les
classes populaires. La pauvreté génère une main-d’œuvre disponible, docile
et peu coûteuse. Plusieurs femmes rencontrées au Maroc travaillaient déjà
comme bonnes au Sénégal, dans un statut finalement peu différent de celui
qu’elles occupent au Maroc. D’autre femmes, par contre, n’avaient jamais
travaillé comme domestiques et appartiennent à une ex-classe moyenne
instruite qui a subi la crise économique et contrainte à la migration.
Recrutement au Maroc ou au Sénégal : quelle différence ?
Même s’il a des familiarités avec le passé, le phénomène des bonnes
étrangères est assez récent au Maroc. Pourtant, il est étonnant de constater
la variété de réseaux et de circuits qui participent depuis quelques années
à faire venir des femmes destinées au travail domestique.
Les femmes rencontrées au Maroc vivent en petites communautés
partageant des espaces communs.
Dans ces foyers, elles entretiennent une forte solidarité qui fait que les
plus anciennement installées soutiennent les nouvelles venues dans une
organisation solidaire et efficace qui rappelle celle des associations
informelles. Ces femmes sont parvenues au Maroc par différents circuits
et à différentes époques. Les premières avaient généralement fui une
situation d’exploitation chez une famille marocaine qui les avaient
recrutées au Sénégal. D’autres femmes sont arrivées hors de ces réseaux,
de manière indépendante, parce qu’elles avaient une sœur ou une amie qui
étaient déjà au Maroc et qui pouvaient les accueillir. Une fois sur place,
elles ont commencé à chercher un travail.
À l’abri de l’organisation solidaire des femmes sénégalaises, certaines
ont pu trouver un autre travail et se stabiliser au Maroc. D’autres ont même
trouvé un travail mieux payé et garanti dans des familles sénégalaises ou
européennes, grâce aux connaissances nouées à partir de l’Arserem et du
consulat.
Plusieurs femmes rapportent qu’une fois au Maroc, avec ou sans carte
de séjour, il est plus difficile de tomber dans des situations d’exploitation
et de mauvais traitements courantes lors des recrutements directs au
Sénégal. La différence tient à la sécurité qu’offrent les réseaux de
protection sociale informelle. Grâce à ces réseaux, les femmes sont en
position de refuser un emploi si elles n’ont pas la garantie de voir respecter
leurs droits et leur dignité. Une fois que la femme entre en contact avec sa

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D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE
communauté d’appartenance, elle est accueillie et protégée, nourrie et
logée. Cette forme de solidarité communautaire est présente un peu partout
où il y a des Sénégalais, mais chez les femmes s’ajoute une dimension qui
rappelle les relations entre sœurs. Le mot est fort mais utilisé à dessein :
les femmes avec lesquelles je partageais des après-midi utilisaient souvent
l’expression « ma sœur », en référence à des collègues-amies, laissant
penser qu’elles étaient nouées par des liens familiaux. Ils existent, mais ne
sont pas généralisables. On pourrait penser aussi au terme usuel de «
frère » ou « sœur » que les musulmans emploient entre coreligionnaires.
Les femmes l’admettent, mais elles aiment dire aussi que le terme de «
sœur » désigne tout simplement un lien solidaire très fort, comme celui qui
unit des sœurs en détresse.
Cette organisation solidaire peut se substituer à la famille et aux amies
restées au Sénégal quand il s’agit de partager les souffrances et donner un
soutien moral autant que matériel. Les conditions dans lesquelles vivent
les domestiques ne sont jamais communiquées aux proches du Sénégal et
constituent des secrets connus uniquement dans les réseaux sénégalais au
Maroc :
« Si tu cherches à lui expliquer [à la famille] qu’ici la vie est dure… qu’on se
réveille tôt, on se couche tard, qu’on travaille du matin jusqu’au soir sans repos… Ils
te disent : “courage, c’est mieux que rien”. Le Sénégalais c’est comme ça, il travaille
pour aider ses parents. Parce que, quand tu es petit, c’est les parents qui s’occupent de
toi, mais après quand tu as grandi, c’est à toi de t’occuper des parents… Parce que moi
j’ai plus de possibilités de travailler, maman est à la maison, les enfants sont là-bas…
il faut que tu aides, nous c’est comme ça » ( Aminata).
À la tradition d’aide inconditionnelle à la famille s’ajoutent des conditions
économiques au pays souvent très critiques, comme en témoigne cette femme
qui, peu après son arrivée au Maroc, a perdu son père :
« Ma famille ne connaît pas mes conditions de travail, je n’ai parlé qu’avec
mon frère. Je n’ai pas parlé avec ma mère. Parce que tu sais, je suis venue pour
aider la famille et si elle connaît la vérité, ça lui fait mal au cœur… ça lui donne
encore des soucis en plus de ceux qu’elle a déjà.... J’ai parlé à mon frère seulement.
Il m’a dit :“il faut du courage”, c’est ça qu’il m’a dit » (Umi).
Ce mode de départ rend les femmes aveugles aux risques qu’elles
devront affronter au Maroc :
« Moi je ne pensais qu’à partir. Je n’avais pas pensé aux conséquences. Même
ma sœur ne voulait pas que je vienne. Elle m’a dit : “il faut qu’on signe des papiers,
ici, avant que tu ne partes. Parce qu’un Marocain c’est un Marocain...” Moi j’ai dit :
“ce n’est pas grave”, je suis partie. Et finalement c’était la merde ».

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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 9
« Si une sœur veux venir, tu ne peux pas lui dire que le travail est dur, que c’est
comme la prison… elle va te dire que tu ne veux pas l’aider, que tu est partie et
maintenant tu ne penses plus aux autres qui sont restées… C’est plus facile de
l’aider à venir que de la convaincre que ce n’est pas bon de partir… » (Moussou).
Avoir des « sœurs » qui ont été exploitées au Maroc ne constitue donc
pas une sensibilisation aux risques.
Le Sénégal, point de départ de cette main-d’œuvre domestique dont les
modes de recrutement varient selon les acteurs impliqués, offre un éventail
de situations contradictoires. Selon les mots de deux femmes issues de
cette expérience et installées depuis plusieurs années au Maroc :
« Si l’on te prend ici, on ne t’exploite pas, on te respecte. Mais si l’on te prend
au Sénégal... alors tu ne connais pas, tu es toujours contrôlée et si ça ne marche pas
[avec les employeurs] t’es refoulée au Sénégal sans être payée » (Fatou).
« Il y a des bons [Marocains] et des mauvais. Il y a toujours le même problème.
Si une Marocaine te fait venir, tu souffres, tu souffres. Mais après [la fuite], il y a
eu une famille marocaine qui m’a accueillie et m’a tout donné » (Coumba).
Les réseaux de recrutement au Sénégal
Comme nous venons de le dire, ce sont d’abord les Marocains installés au
Sénégal qui organisent cette mobilité. Mais d’autres acteurs s’impliquent de
plus en plus dans ce commerce : des étudiants, des commerçantes
sénégalaises au Maroc et, enfin, des personnels des compagnies aériennes.
Les commerçants marocains au Sénégal
On a vu le rôle positif que les enfants des premiers commerçants ont joué
dans la fondation des liens entre le Maroc et le Sénégal et de la librecirculation
qui en dépend. Mais tous évidemment dans cette génération n’ont
pas eu des postes dans l’administration ou dans la diplomatie. La crise
égalise, et la troisième génération de Sénégalo-Marocains la subit aussi.
À partir des années 1990, il y a eu des retours de plus en plus
importants de ces Sénégalais d’origine marocaine, descendants de ces
familles fassies depuis longtemps installées au Sénégal qui, en raison de
difficultés professionnelles ou après la retraite, ont préféré « revenir » au
Maroc, ramenant avec eux leurs domestiques. Les Sénégalaises de ce
groupe sont, selon M. Diop, le plus souvent embauchées de façon

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D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE
régulière, avec une carte de séjour. Elles ont généralement droit à un congé
annuel qu’elles vont passer chez elles au Sénégal 9 .
Par contre, les commerçants de la « nouvelle génération », arrivés au
Sénégal à partir des années 1950 10 , se sont montrés moins disposés que les
« anciens » à s’intégrer dans le pays d’accueil. Un indice de ce désintérêt
à se mélanger avec la nouvelle société a été la chute de mariages mixtes.
Les préférences de ces commerçants allaient aux Marocaines (souvent des
cousines), soit pour garder et renforcer le lien avec la famille au pays, soit
pour reproduire pour soi et les enfants une ambiance et des traditions
« marocaines ». La mobilité de ces commerçantes et de leurs familles vers
le Maroc est beaucoup plus intense qu’aux générations précédentes, ce qui
a entraîné la constitution de réseaux plus complexes et élargis à des
échanges plus denses. Cette communauté constitue un point de départ pour
des femmes sénégalaises. Quand ils partent au Maroc, pour de longues
périodes, ils amènent avec eux leurs « bonnes ». Si quelqu’un dans la
famille ou dans le cercle d’amis au Maroc exprime la volonté d’avoir une
femme de ménage, ils s’en occupent. Du moment que la plupart des
membres de cette communauté a des « bonnes » à la maison, c’est très
facile pour eux d’en trouver une qui veut partir, activant le réseau familial
de la femme au service. Comme en témoigne une domestique au Maroc,
en expliquant le réseau activé pour son départ :
« Sa belle-sœur travaillait avec des Marocains au Sénégal. Ma belle-sœur, qui
travaille avec elle, m’a mise en contact avec un voisin, lui aussi est marocain. Il
connaissait des Marocains au Maroc qui voulaient quelqu’un de bien pour travailler
à la maison. Il a demandé à ma belle-sœur et elle lui a dit qu’elle connaissait
quelqu’un » (Fatou).
La crise économique a déclenché par ailleurs une mobilité en sens
inverse : avec la fermeture des frontières européennes, des Marocains ont
vu dans le Sénégal une alternative à l’Europe, encouragés par ce qu’ils
voyaient de la réussite économique des commerçants arrivés auparavant.
Ces candidats à la migration ignoraient tout des réalités du marché du
travail au Sénégal, pays sans industrie où il est impossible de travailler dans
le commerce si l’on n’a pas de liens de parenté ou d’amitié avec des
commerçants installés. Certains ont profité de la nouvelle route, construite
en 2006, reliant Rosso (à la frontière entre le Maroc et la Mauritanie) à
Nouadhibou-Nouakchott, pour se lancer dans le transport de marchandises
9. http://www.bladi.net/forum/128239-domestiques-sénégalaises-nouvelle-mode-bourgeoisie-marocaine/
10. Abou El Farah, 1997, p. 86.

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entre le Maroc et le Sénégal. Ils conduisent des camionnettes qui font la
navette sur l’axe Casablanca-Dakar, achètent la marchandise au Maroc sous
commission des commerçants installés au Sénégal et acheminent au Maroc
des produits sénégalais et des passagers payants. Parmi eux, il y a des
candidates sénégalaises aux emplois de domesticité. Ceux qui veulent
amener une « bonne » au Maroc ont donc deux possibilités de voyage : la
route en camionnette, ou l’avion. Dans les deux cas les frais du voyage sont
à la charge des intermédiaires qui s’occupent de la transaction. Ils se feront
rembourser par les futurs employeurs qui retiennent d’habitude les premiers
salaires des domestiques. Le montant de ce « travail » de médiation varie
selon les cas, et son montant est ignoré des femmes impliquées.
Les étudiants marocains au Sénégal
Même si la faculté de médecine de Dakar est renommée, la plupart des
étudiants étrangers qui y étudient ne l’ont pas choisie. Ils y sont parce qu’ils
ont raté les examens d’admission au Maroc, en France et aux États-Unis. Ne
leur reste alors, pour étudier la médecine, que le Sénégal, qui garde des quotas
réservés aux étudiants marocains. L’ancien président de l’Association des
étudiants marocains au Sénégal parle ainsi de son parcours :
« Je n’ai pas eu de choix. J’avais fait le concours pour la fac de médecine au
Maroc, mais du moment que je n’avais pas des notes assez bonnes, j’ai échoué. J’ai
fait aussi des tentatives aux États-Unis, mais ça n’a pas marché... la seule possibilité
d’étudier médecine était de venir à Dakar ».
Ces modalités peuvent expliquer en partie le détachement au pays
d’accueil auquel on a fait allusion plus haut. Le nombre d’étudiants
marocains à Dakar augmente régulièrement depuis 1994, lorsque l’Europe
a fermé ses frontières. Ils sont maintenant environ un millier et jouent un
rôle non négligeable dans les réseaux de recrutement.
Ceux d’entre eux qui n’habitent pas en cité universitaire louent des
maisons avec d’autres étudiants et, très souvent, ils ont une femme de
ménage. Plusieurs femmes sénégalaises rencontrées au Maroc travaillaient
avec des étudiants marocains au Sénégal avant de partir, ou avaient des
copines qui y travaillaient et qui les ont mises en contact avec d’autres
familles marocaines ayant des relations avec des étudiants :
« C’était une fille marocaine qui étudiait à Dakar, c’est elle qui m’a amenée ici
chez des amis de sa famille, à Marrakech. Moi je travaillais au Sénégal chez des
étudiants, c’est comme ça que ça c’est passé » (Ndéye).

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Les étudiants sont ainsi des intermédiaires entre leurs connaissances au
Maroc désireuses d’avoir une domestique et une offre de main-d’œuvre au
Sénégal.
« Il y avait une famille marocaine qui avait son fils étudiant au Sénégal, qui
après devait partir en Russie pour continuer ses études. Moi j’avais une cousine qui
travaillait avec les étudiants. Comme elle s’est mariée, elle m’a dit : “comme tu
aimes voyager, voilà un travail pour toi, peut-être tu veux partir au Maroc”. C’était
la famille de l’étudiant. Il m’ont payé le billet d’avion et moi je suis partie sans y
penser » ( Nogaye).
Des anciens étudiants ont construit des réseaux plus élaborés dans le
business de la main-d’œuvre domestique sénégalaise vers le Maroc, en
mobilisant des relations nouées pendant leurs études.
Donnons l’exemple d’une étudiante marocaine en médecine qui a fait
ses études au Sénégal, en habitant chez une famille de commerçants
libanais. Elle a amené et placé au Maroc quatre femmes sénégalaises,
recrutées par la famille qui l’hébergeait. Nous connaissons l’histoire des
quatre filles, trois ont fui à cause de mauvais traitements et de salaires non
payés, la quatrième est rentrée au Sénégal, enceinte, violée par le gardien
de la maison où elle travaillait.
Les commerçantes sénégalaises
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE
Commerçantes, en effet, car si jusqu’aux années 1970 les hommes
occupaient une place dominante dans les petits commerces avec le Maroc
et les autres pays de l’Afrique Occidentale, à partir de cette date, les
femmes commencent à investir ce domaine d’activité, pour finalement,
aujourd’hui, le dominer 11 .
Historiquement, les femmes sénégalaises ont été actives dans le
commerce infrarégional, mais c’est grâce à l’argument du voyage religieux
que les destinations ont commencé à se diversifier vers le Maroc et
l’Arabie Saoudite, toutes deux terres de pèlerinage. La liaison maritime
entre Dakar et Casablanca a beaucoup aidé au décollage de ces échanges
commerciaux au féminin, en permettant le transport de quantités
considérables de marchandise dans des conditions de voyage favorables
aux commerçantes, qui se sont définitivement imposées dans le commerce
« à la valise » 12 . Depuis, le transport aérien c’est substitué au maritime, et
11. A. Pian, 2007, p. 67.
12. M. Peraldi (dir.), 2002.

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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 13
le prix élevé du billet d’avion a ralenti les échanges. Au prix du billet
s’ajoute la limite de poids des bagages dans le transport aérien, problème
récurrent des « valiseurs » dans le monde entier. Les commerçantes
sénégalaises ont trouvé un arrangement avec leurs compatriotes qui
cherchent à rejoindre clandestinement l’Europe en passant par le Maroc :
alors que les contrôles à l’aéroport de Casablanca se faisaient plus sévères
à l’égard des jeunes Sénégalais avec un passeport vierge, commerçantes et
potentiels migrants se sont organisés pour voyager ensemble, les premières
protégeant les deuxièmes en les faisant passer pour des neveux venus les
aider, les deuxièmes prenant la charge du bagage supplémentaire 13 .
La demande croissante de domestiques sénégalaises au Maroc a ouvert
pour ces commerçantes un nouveau marché lucratif. Bien sûr, les
commerçantes utilisent, elles aussi, les services des camionnettes qui
sillonnent la nouvelle route transaharienne déjà évoquée.
La mobilité transnationale de ces commerçantes entraîne la constitution
de réseaux de connaissances qui ont une influence directe sur la mobilité
des femmes candidates au travail domestique, même s’il n’y a pas la
volonté de capitaliser la médiation. Marie en témoigne, à partir de son
expérience de cinq ans chez Fatima, une commerçante au Sénégal, qui
s’absentait pour des longues périodes à cause de ses commerces. La relation
entre les deux femmes était de confiance et de proximité familiale, malgré
son caractère paternaliste : « Cette femme était très gentille, elle me traitait
comme sa petite sœur... ». La commerçante se souciait beaucoup du futur
de Marie parce qu’elle ne pouvait pas lui payer un bon salaire.
Lors d’un voyage de travail au Maroc, Fatima rencontre des amies
marocaines qui expriment le désir d’employer une domestique sénégalaise.
Le salaire promis par la nouvelle employeuse est très supérieur à celui qu’elle
donne à Marie, elle la décide donc à partir au Maroc.
« Quand je suis arrivée à l’aéroport […] nous avons pris la voiture et nous
sommes partis chez la Marocaine. Elle s’appelle Leila et Hassan son mari. On a
rigolé, on a discuté, on a fait tout, Fatima, Sénégalaise, disait : “voilà Marie, elle est
très gentille, elle a toujours été avec mes enfants, elle est restée chez moi pendant
cinq ans, elle est comme ma sœur et ça et ça”... »
À partir de ce moment, l’histoire de Marie se confond avec les autres
récits recueillis : passeports confisqués, séquestration, conditions
extrêmement dures de travail, mauvais traitements, etc. Jusqu’au nonpaiement
total ou partiel du salaire. Ce récit montre que, malgré les bonnes
intentions et les liens « d’amitié » affichés, le risque est grand pour la
13. A. Pian, 2007, p. 84.

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14
future domestique livrée sans protection à des familles souvent tentées de
tirer parti de sa faiblesse.
Les étudiants sénégalais au Maroc
Les étudiants sénégalais inscrits à l’Union générale des étudiants et
stagiaires au Maroc (UGESM) sont actuellement environ un millier. Ce
n’est qu’un chiffre indicatif du nombre total des étudiants sénégalais au
Maroc, puisque tous les étudiants ne sont pas membres de cette association.
Comme pour les étudiants marocains au Sénégal, certains jeunes
Sénégalais tirent opportunité de leur réseau de connaissances pour se faire
intermédiaires dans le recrutement de femmes de ménage.
Cette filière peut se mettre en place indépendamment de leur présence
physique au Maroc. Un exemple nous est rapporté par Oumar, Sénégalais
travaillant dans une ONG impliquée dans le soutien aux domestiques qui ont
fui des situations dramatiques. Dans les récits de ces femmes, il a plusieurs
fois croisé un ancien étudiant sénégalais, Adama 14 , marié avec une Marocaine
et installé au Maroc. Les acteurs associatifs le connaissent pour son rôle
central dans l’organisation d’un réseau de placement de femmes de ménage
qui dure depuis plusieurs années. Sa femme s’occupe de la prise de contact
avec les employeurs grâce aux connaissances et au bouche à oreille qu’elle a
mis en place dans le quartier huppé de Hay Riad. Une fois trouvé les
employeuses, Adama se charge de recruter les domestiques au Sénégal. Sa
commission correspond à cinq mois de salaire des nouvelles employées. Il
conseille, comme d’autres le font, de confisquer le passeport à l’arrivée de
l’employée pour garantir qu’elle ne quittera pas son poste avant d’avoir
travaillé le temps minimum pour rembourser les frais du voyage.
Internet (annonces et chat)
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE
Internet constitue, à son tour, un important lieu virtuel du marché des
femmes de ménage sénégalaises. Un nombre important de sites d’annonces
offrent des « jeunes filles sénégalaises » qui cherchent ce type d’emploi 15 .
En élargissant la recherche aux femmes de ménage en général, on
découvre que, dans les annonces, la nationalité n’est jamais spécifiée, si ce
14. Le nom a été changé.
15. http://www.tsamsira.com; www.marocfree.net, www.1000-annonces.com, www.bladi.net,
http://classifieds.justlanded.com, www.annonces100x100.com, www.yabiladi.com...

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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 15
n’est dans le cas des Sénégalaises et de façon plus marginale dans le cas
des Philippines : soit elles ne spécifient pas les préférences et font
référence au marché national des domestiques marocaines, soit elles
demandent expressément une Sénégalaise :
« Famille marocaine cherche femme de ménage sénégalaise pour un contrat de
2 ans à Casablanca, salaire proposé : 50 € par mois + prise en charge totale des frais
de séjour + un billet d’avion aller retour+ 2 mois de congés payés » (23/06/2010) 16 .
« Famille marocaine cherche femme de ménage sénégalaise expérimentée pour
travailler au Maroc, le ménage, la cuisine. 30 000 CFA par mois [environ 46 €], et
un billet d’avion tous les 2 ans pour voir la famille » (01/07/2010) 17 .
Lorsqu’il s’agit de justifier la préférence pour les Sénégalaises, les
caractéristiques mentionnées par les employeurs sont presque toujours les
mêmes : honnêteté, discrétion, fidélité, savoir-faire avec les enfants. La
disponibilité pour tout type de travail, jour et nuit, pour un montant très
accessible, constitue évidemment une raison déterminante, même si elle
n’est pas mentionnée. Les salaires offerts et les tâches demandées par les
annonces en sont des indices clairs. Les annonces émanent de personnes
qui cherchent ou offrent du travail domestique. Mais, aujourd’hui,
apparaissent des « agences », telles celle de Suleyman Ba, qui propose de
fournir des employés de maison :
« Votre personnel de maison depuis le Sénégal. SOUMAYA MAIDS vous propose
et met à votre disposition du personnel de maison compétent sérieux professionnel,
honnête et dévoué, si vous cherchez des FEMMES de MENAGE / NURSES/ BABY
SITTER/ CUISINIERES (cuisine arabe orientale, libanaise, européenne et africaine
sénégalaise…) CHAUFFEURS et autres... sur la base de vos exigences et critères des
personnes mûres, responsables MUSULMANES ou CHRETIENNES, je vous fournis
des références de la clientèle au niveau de CASABLANCATANGER AGADIR BENI
MELAL.... contact email (soumayasn@gmail.com) ou appeler Mr SOULAYMAN
BA (chasseur de têtes, manager général et propriétaire) » 18 .
Sur Internet, on trouve aussi des sites de rencontres où des garçons
sénégalais ayant vécu au Maroc, y prennent contact avec des filles
16. http://www.1000-annonces.com/annonce/recherche-femme-de-menage-senegalaisepour-un-poste-a-casablanca-a239269.html
17. http://jobs.justlanded.com/fr/Senegal/Femmes-de-menage/RECHERCHE-FEMME-
DE-Menage-SENEGALAISE
18.http://www.annonces100x100.com/112/posts/7_Annonces_Emploi/82_Autres/27159_votre
_personnel_de_maison_depuis_le_SENEGAL.html,
http://classifieds.justlanded.com/fr/Senegal/Services_Recherche-d-associes/votre-personnelde-maison-et-autres-depuis-le-SENEGAL

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16
sénégalaises pour leur offrir un travail au Maroc. C’est le cas d’un autre
homme nommé Suleyman, rencontré dans les récits de deux femmes
passées par son réseau, qui utilisait Internet pour les approcher :
« ...Nous nous sommes rencontrés en “chat” […] Il m’a demandé si je voulais
travailler au Maroc et moi j’ai dit oui, il m’a dit que bon, c’était son travail, qu’il
amenait souvent des gens au Maroc pour travailler. Il m’a dit que je pouvais vivre
ma vie, et que le salaire était mieux qu’ici. Moi j’ai demandé à mes parents et je lui
ai dit d’attendre, que je n’avais pas encore l’argent pour payer le ticket de l’avion.
Il m’a dit : “pas de problèmes, je vais régler, tu vas avoir ton billet d’avion, il y aura
quelqu’un qui viendra te récupérer à l’aéroport de Casa...” » (Coumba).
Suleyman travaille en partenariat avec un Marocain installé à
Casablanca qui, à son tour, utilise Internet pour chercher des employeuses.
Les compagnies aériennes
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE
Il existe des liaisons aériennes régulières entre le Maroc et le Sénégal,
et le personnel des compagnies assurant ces liaisons est très impliqué dans
le recrutement de femmes sénégalaises pour le marché marocain de la
domesticité.
Selon plusieurs témoignages les pilotes marocains, qui arrivent à Dakar,
recrutent des filles par l’intermédiaire du personnel des hôtels où ils habitent
durant leurs escales. On ne connaît pas le montant des commissions qu’ils
perçoivent pour ce travail, mais on sait qu’il est prélevé sur le salaire des
femmes embauchées au Maroc, comme le prix du billet et les frais.
Dans le cadre des employées des compagnies aériennes, le réseau le
plus « rodé » et dramatiquement célèbre dans les milieux des domestiques
sénégalaises est celui de Latiha 19 . Cette Marocaine travaille au siège d’une
compagnie aérienne à Casablanca. Depuis 2006, elle fait venir des femmes
du Sénégal, aujourd’hui aussi des Philippines pour travailler, chez elle
comme dans les maisons de parents et amis. Sa motivation n’est pas
uniquement commerciale ; elle cherche aussi à avoir toujours des
domestiques à disposition pour sa grande maison. Les conditions de travail
qu’elle offre sont insoutenables, et les domestiques restent très peu de
temps chez elle, d’où la nécessité d’une rotation rapide du personnel.
Latiha est en relation avec une Sénégalaise qui travaille pour la même
compagnie aérienne, au siège de Dakar. C’est elle qui s’occupe du
recrutement des filles, de leur voyage et de leurs demandes
19. Le nom a été changé.

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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 17
administratives. Aucune des femmes interviewées ne connaît le montant de
sa commission, mais commission il y a, prélevée sur les salaires. À
l’aéroport de Casablanca, c’est Latiha qui s’occupe de l’accueil, en retirant
comme d’habitude le passeport aux femmes recrutées.
Le cas de Latiha est exemplaire à plus d’un titre, y compris par son
caractère extrême. Pendant les deux années de travail chez elle, une des
femmes interviewées a vu passer par la maison pas moins de 25 employés :
13 Marocains/es, 6 Sénégalaises et 6 Philippines. Chauffeurs, gardiens,
domestiques, cuisinières, jardiniers, baby-sitters.
« ...chaque fois elle amène un chauffeur, une cuisinière, une nounou … Ils font
deux mois, ou quinze jours et après ils laissent le travail, ils partent. Les Marocains
ne vont pas tolérer tout ça, même les Philippines ne résistent pas. Ils n’acceptent
pas ce que moi j’acceptais » (Aminata).
Les Philippines ont commencé à arriver il y a quatre mois, deux pour
s’occuper des enfants adoptés et deux pour la manucure et la pédicure.
Deux auparavant étaient venues puis reparties rapidement :
« C’était une Philippine. Elle est venue, elle a vu la situation et elle a dit : “je
ne veux pas rester ici. Parce qu’il n’y a pas à manger, le salaire est mauvais, elle est
méchante”. Elle a résisté deux jours et après a dit : “je vais partir” et Latiha lui a dit
que sa famille devait envoyer le billet pour son retour. Elle est restée deux jours
sans manger dans la chambre. Après sa grand sœur lui a envoyé le billet et elle est
rentrée sans rien » (Aminata).
Si les femmes sénégalaises se plaignent ou réagissent aux mauvais
traitements et aux insultes, elles sont refoulées au Sénégal sans être
payées. La fuite suppose l’abandon de toutes les affaires et du passeport.
« Que je sache, au moins six Sénégalaises sont passées par Latiha. Elle t’amène
chez elle pour t’utiliser comme une esclave. Après si tu sors la dénoncer, elle
connaît beaucoup de monde et tu vas être refoulée au Sénégal. C’est pour cela que
je me suis dit : “si je sors, je ne rentre pas” » (Moussa).
Effectivement, Latiha constitue le seul cas auquel les autorités
consulaires sénégalaises ne sont jamais parvenues à récupérer les
passeports des femmes qui se sont enfuies de chez elle.

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18
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE
L’arrivée et les conditions de travail à la maison
Tout commence, comme on l’a vu, par la saisie du passeport dès
l’arrivée des femmes au Maroc. Cette pratique est justifiée par les
intermédiaires et les employeurs comme une garantie que la fille ne
s’échappera pas une fois arrivée au Maroc et surtout avant que ne soit
récupéré, sur son salaire, le prix de son voyage. De fait, le passeport n’est
jamais rendu aux femmes 20 .
« Descendue à l’aéroport, elle te dit : “donne-moi le passeport”. Moi je croyais
qu’elle le prenait pour le photocopier, qu’elle tenait la copie et me rendait mon
passeport. Après 2-3 jours je demande à l’autre fille qui travaillait avec moi à la maison
où était le sien. Elle me répond que madame l’avait : “mais pourquoi, j’ai dit, tu as
accepté ça ?” “C’est personnel !” La réponse a été que même Aram, la fille qui
travaillait avec le frère de madame, n’avait pas le passeport, il l’avait pris son patron »
(Goné).
Les femmes sont donc prises en otage, devenant clandestines hors de la
maison. C’est une pratique tellement répandue que, souvent, on ne se pose
même pas de question sur sa légitimité : dans ce type de commerce, « on
fait comme ça ». Il arrive même que l’employeur résiste à rendre le
passeport, même quand la « collaboration » est terminée :
« Le jour même que je suis arrivée, le petit-fils de la femme m’a pris mon
passeport. Quand je suis partie [de sa volonté, parce qu’elle a été accusée de vol]
j’ai demandé mon passeport parce que ce n’était pas Hicham qui l’avait payé,
c’était mon propre argent. Il m’a dit : “je veux un témoin. Je vais donner ça devant
quelqu’un”. Nous sommes partis chez le monsieur [le chauffeur du fourgon navette
qui l’avait amenée au Maroc et qui, maintenant, repartait pour Dakar], mais il ne
m’a pas donné le passeport, il l’a donné à monsieur. C’est le monsieur là, qui devait
me ramener au Sénégal, qui m’a rendu mon passeport » (Coumba).
Le chauffeur lui a finalement conseillé de tenter sa chance au Maroc,
du moment qu’elle avait perdu son travail à Dakar, et elle a finalement pu
rester et trouver un autre emploi qui la satisfait. Par contre, dans les autres
situations de conflit, l’employée est généralement refoulée au Sénégal,
avec son passeport.
20. Cette pratique est courante et quasiment légalisée dans les pays du Golfe dans le cadre du
régime dit de la kafala (littéralement : adoption) : tout étranger travaillant dans les pays du
Golfe (Arabie Saoudite, Émirats, etc.) ne peut le faire que sous la protection d’un kafir, qui est
garant et intermédiaire. Le kafir garde le passeport de ses protégés tout le temps de leur période
de travail, le passeport est rendu « au pied de l’appareil » lorsqu’ils partent. C’est cette pratique
que reprennent ici, en la dénaturant, ces employeurs marocains.

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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 19
Quand la domestique « choisit » la fuite, c’est le consulat du Sénégal
qui fait pression pour obtenir les passeports retenus. Devant la menace du
recours à la police, les papiers sont rendus, sauf exception, on l’a vu.
Après l’arrivée au Maroc et la rétention du passeport, ce sont les règles
de la maison et l’organisation du travail qui constituent une nouvelle
source de frustration pour les femmes à peine embauchées. Horaires de
travail démentiels, absence de jour de repos, confinement, sont la règle,
malgré les promesses faites avant l’arrivée au Maroc. Chaque jour de
travail commence à 7 heures et ne termine jamais avant 22 heures, selon
les impératifs du service.
« Ils m’avaient dit que le dimanche je ne travaillerais pas, que c’était mon jour
de repos. Mais le dimanche je travaillais comme les autres jours, jusqu’à la nuit. Ils
m’avaient dit que je pouvais sortir, mais je travaillais toute la journée, jusqu’au
soir » (Coumba).
« Tu te réveilles à 7 heures, tu vas te coucher à 11 heures. Même si tu termines
ton travail, tu ne peux pas aller dormir. Et quand elle fait des invitations et tu vas
dormir à 5 heures du matin, tu vas te réveiller toujours à 7 heures » (Umi).
Même la maladie n’est pas une bonne raison pour se reposer, au
contraire elle peut être crainte et cachée :
« Latiha ne soigne personne et même si tu es malade tu travailles, chaque jour.
Moi j’ai fait là-bas deux ans et même quand j’étais malade, je me levais et je
travaillais. Fatou a fuit parce qu’elle était malade. Elle est partie et après une
semaine je suis arrivée » (Umi).
Au-delà de l’impossibilité de sortir à cause du travail et du manque de
temps, il y a l’interdiction de partir de la maison, sauf si l’on est
accompagnée par « madame » ou les gardiens. Ces restrictions sont
justifiées par la protection de la femme « qui ne connaît pas », et sont
toujours suivies par des recommandations de ne pas se faire approcher par
des Noirs, présentés comme dangereux. Parfois « madame » ne prend
même pas la peine de justifier l’interdiction de sortir ou la présence des
gardiens qui empêchent tout contact avec d’autres Sénégalais. Tout le
monde sait que le but est de maintenir l’employée à distance de sa
communauté qui pourrait l’aider :
« Je suis restée chez elle deux ans. Moi je ne voulais que venir, je suis venue
sans réfléchir ni rien. Et je me suis retrouvée encastrée à la maison, je ne sortais
pas, elle ne voulait pas » (Aminata).

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20
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE
« Des fois on termine le travail et on reste comme ça, on n’allume pas la télé,
parce qu’elle ne veut pas. Sortir ? Tu peux rester deux mois, et tu sors une seule
fois. Si tu sors, tu pars avec les gardiens. Tu fais une heure au marché,
accompagnée, et après tu dois rentrer. Avant de fuir de la maison, elle est partie en
voyage en Arabie Saoudite et on est restées nous seules à la maison. Il y avait
l’anniversaire d’une copine à nous, on lui avait demandé de sortir et aller là-bas,
mais elle a dit non, qu’on ne pouvait pas partir, qu’on devait rester à la maison. Elle
ne veut pas qu’on sorte et qu’on rencontre d’autres Sénégalais » (Umi).
La gestion des salaires est un autre volet de ce rapport de domination. En
général, le salaire ne dépasse pas 1 000 dh par mois (la moyenne est plutôt à
800 dh), mais trop souvent le salaire n’est même pas donné. L’employeuse
propose souvent de s’occuper de la gestion de l’argent, de donner un petit
revenu à la travailleuse et d’envoyer le reste à la famille au Sénégal ou de le
lui garder jusqu’à son départ. Beaucoup de domestiques ont été arnaquées, ne
recevant qu’une partie, voire rien de l’argent qui leur appartenait :
« Pour le paiement, on était d’accord pour 50 000 FCA (800 dh) par mois. Je
suis restée chez elle deux ans. L’argent que j’ai pris c’est 240 000 FCA (2 400 dh)
que j’ai envoyé les premiers mois. Le reste est avec elle. Le jour que mon contrat
est fini, elle m’a frappé et jusqu’à présent mon argent reste avec elle. Elle m’a
dérobée. J’ai laissé, je n’ai pas réclamé » (Nogaye).
« Nous étions deux Sénégalaises à travailler à la maison. L’autre s’appelait
Lena. Après que j’ai travaillé un mois, je voulais demander mon argent. Avant j’ai
demandé à l’autre fille. Parce que moi j’ai laissé ma mère, ma famille là-bas, tous...
Quand je travaillais au Sénégal, j’aidais mes parents. L’autre femme sénégalaise me
dit : “moi je ne fais pas comme ça. Parce que si c’est un mois, ce n’est pas
beaucoup, je vais gâcher mon argent, alors je le retire chaque trois mois et je le
dépose”. Moi j’ai dit : “ce n’est pas grave, je vais faire comme toi”. Après trois
mois, j’ai dit : “Leila, maintenant c’est trois mois, là je veux mon argent pour le
déposer et aider mes parents”. Elle me dit : “attends demain, que je vais partir pour
retirer ton argent”. [...] Je ne connaissais personne au Maroc, je restais à la maison
toujours, avec l’autre Sénégalaise. Même elle n’a pas été payée. Comme moi, moi
j’ai fait trois ans et quatre mois, elle a fait trois ans et cinq mois. Sans être payées.
Je suis restée là, fatiguée, j’ai souffert beaucoup, beaucoup, beaucoup... » (Marie).
« Elle m’a dit : “tout ce que tu as travaillé, moi je ne te le paie pas. Tu vas
rentrer au Sénégal sans rien”. Elle a allumé la voiture et elle est partie chez sa
maman avec le chauffeur. Moi aussi alors je suis sortie de la maison. J’avais 200
dh. Je ne connaissais personne ici. Je suis partie à l’ambassade mais c’était fermé,
c’était dimanche. Lundi c’était férié au Sénégal, mardi au Maroc. J’ai attendu
jusqu’à mercredi, j’ai passé trois jours dans la rue » (Goné).

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LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 21
Malgré les fréquentes arnaques dans le paiement des salaires, malgré
les mauvais traitements subis, la raison la plus fréquente de fuite est une
bagarre, plus violente, déclenchée par l’employeuse. Les raisons de ces
conflits sont presque toujours les mêmes : l’accusation de vol et le fait de
répondre à « madame » :
« un jour, il y a les travaux derrière la maison, tu sais quand il y a les travaux il
y a beaucoup de poussière… Je fais tout le ménage mais, quand elle rentre, elle me
dit : “tu n’as pas fait le ménage.” Moi j’ai dit que j’avais tout bien fait, que je
travaille avec le cœur, je ne travaille pas comme ça. Elle a commencé à
m’insulter…. Elle a même appelé au Sénégal [chez l’intermédiaire] en disant
Moussou est impolie ! Quand je parle, elle parle ! » (Moussou).
« La cuisine était pleine, elle a amené 20 poulets, il fallait les laver, les nettoyer
et tout. J’ai regardé l’heure, c’était 23 heures. Elle m’a dit : “Adama, après que tu
finis ça il faut descendre prendre les patates”… Moi je n’ai pas parlé. Elle m’a dit :
“Adama, pourquoi si je parle tu ne réponds pas ?” Moi j’ai dit : “parce que depuis
7 heures, quand je me suis réveillée, je ne me suis jamais assise, même pour
manger. Je suis très fatiguée”. Elle m’a dit : “pourquoi si je parle tu parles ?” Elle
m’a fait comme ça, m’a donné un coup. Moi j’ai dit : “Fatima Zahara, il faut faire
doucement. Tu ne peux pas me frapper”. Elle m’a dit : “ce n’est pas son problème”.
Et m’a crié : “Sors ! Va dans ta chambre !”» (Adama).
« Elle m’a dit : “Amina ! Qu’est-ce que tu fais !” Et m’a giflée ici. Ce jour-là
je lui ai rendu la gifle. Elle a rougi, m’a dit : “comment tu oses me toucher”… moi
j’ai dit : “je ne suis pas un âne qu’on tape, moi je suis là pour travailler, je fais tout
à la maison…je peux tout digérer. Tes insultes, tes sales mots… mais pour
taper…non” » (Amina).
Parmi tous les récits des brutalités ordinaires, certains justement par
leur violence, sortent de l’ordinaire :
« Elle m’a dit : “maintenant tu vas sortir de chez moi”. J’ai dit : “comme tu veux”.
Et je ne connaissais personne, elle ne voulait même pas que je connaisse mon
ambassade. Elle m’a chassée de la maison. Elle est rentrée dans la maison, elle a pris
mes affaires et les a jetées dans la pluie. Et j’ai quitté. Et il y avait un grand chien làbas.
Ce chien, c’est moi qui l’avais élevé. Son fils l’avait amené de la Russie. C’est
moi qui lui donnais à manger, qui faisait tout ! Quand le chien était malade, il était
toujours à côté de moi. Il me tenait compagnie. Où j’étais, il était. Le jour qu’elle m’a
chassée le chien était gros ! Si tu le vois comme ça tu vas fuir. Ce jour-là elle crié :
“Wolf ! Wolf ! Attaque Amina !” Moi je n’oublierai jamais. “Attaque !” Wolf, il est
venu, il savait que je pleurais, il est venu tout près de moi et il me regardait. Parce que
le chien est fidèle, moi je l’ai caressé. Elle continuait à crier : “Imbécile ! Moi je te dis
d’attaquer et tu n’attaques pas !” Après je suis sortie. Sortant devant la porte là… je ne
connaissais personne, je ne connaissais nulle part. Je ne savais même pas où était le
Sénégal. J’ai fermé la porte… et j’ai pleuré, j’ai pleuré… j’ai dit le bon Dieu, je suis
là, je suis dans un pays où je n’ai pas de maman, de papa, de frère, de sœur… je ne
connaissais personne » (Aminata).

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22
D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE
« Un jour, on a fait à manger et on a mis dans un tagine. Tu sais, je devais
monter deux étages. C’est lourd, je l’ai attrapé comme ça mais il est tombé, je l’ai
cassé. Ce jour, il y avait des invités, elle m’a dit : “qu’est-ce qu’on va faire ! On
mange quoi ! On va te manger”. Moi j’ai dit : “non, au nom de Dieu, ne dit pas
ça...” Chaque jour elle te disait des choses terribles... tu as envie de te suicider.
Chaque jour » (Umi).
Autour des repas, toute une série de rituels viennent rappeler et
souligner avec force le statut des domestiques. Pour commencer, il y a une
division et une différence nette entre la nourriture de la famille et la
nourriture des femmes de service. Les repas sont préparés en deux temps,
avec ingrédients différents. Ceux offerts aux domestiques sont très pauvres
et ne varient jamais :
« Manger ? Du riz avec des tomates. Safi. Pas de viande, tu manges comme une
esclave. Le petit déjeuner c’est de l’eau avec du sucre et le pain » (Moussou).
« Dans le frigo il y a les boissons, les fromages, les gâteaux… il y a tout. Mais
personne ne le touche. Pour le manger, elle te donne une moitié de poulet, chaque
jour, et on le prépare avec du riz. Si elle avance, tu mets au frigidaire, s’il pourrit
tu mets à la poubelle, mais tu ne manges pas sa nourriture. Une fois il y avait des
bananes pourries, elle m’a dit : “vous n’avez qu’à les manger”. Moi j’ai dit : “ça ce
n’est pas pour manger” » (Umi).
Les repas des domestiques sont, en plus, conditionnés par les travaux à
faire. S’il y a des urgences, c’est toujours les femmes au service qui
renoncent à leurs moments de repos.
Le contrôle des règles de la maison est souvent garanti par des caméras,
positionnées non seulement à l’entrée, mais aussi à la cuisine, lieu
stratégique du contrôle des femmes de ménage :
« Un jour elle [madame] est arrivée et a dit : “Man [l’autre domestique au
service], tu as préparé les boulettes. Je t’ai vu, tu en as donné à Amina et vous en
avez mangé, vous avez fait comme ça” [en mimant le geste de manger en cachette].
C’est ashuma (honteux) ! Parce que nous ne sommes pas des esclaves ! Tu voles le
manger comme ça. Et ce n’était même pas vrai ! Elle a dit : “j’ai vu ça avec la
camera” » (Amina).
Une fois encore, le cas de Latiha est caricatural : elle a installé pas
moins de dix-neuf caméras dans sa maison !
« Elle te regarde ! Même si tu es en train de manger à la table, la caméra est là
qui te regarde. Si tu vas aux toilettes et tu ne fermes pas la porte, elle va te voir. Il
y a des caméras devant les chambres, si tu ne fermes pas la porte, elle va te prendre.
Même si elle part en voyage, tu ne restes pas, tu travailles. Tu n’as ni dimanche, ni
samedi, ni aucune fête même quand elle n’est pas là » (Uni).

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La caméra est un comportement extrême, l’ordinaire du contrôle se fait
directement par « madame », qui ne scrute pas seulement la conduite des
domestiques au travail, mais aussi leur manière de s’habiller, se peigner, se
maquiller, dans des relations non dénuées de concurrence féminine : il ne
s’agit pas que la domestique puisse rivaliser en beauté « madame ». Cette
attitude n’est pas sans rappeler le type de relations qui s’établissent entre
employeuses et « petite fille » marocaine employée de maison. Elles,
aussi, ont les cheveux rasés pour les mêmes raisons.
« Si on sortait ensemble pour les courses je ne pouvais pas m’habiller, elle me
disait : “mets ta blouse et on y va” » (Aminata).
« Après un an que je travaillais, j’ai pris une semaine pour me tresser, mais
quand je suis revenue, madame ne voulait plus que je travaille là-bas. Parce que elle
m’a trouvée plus belle… [Rire collectif] Elle ne l’a pas dit, mais c’était ça la raison.
Parce qu’aussi, quand on sortait, moi je ne pouvais pas m’habiller, parce que elle
me disait : “tu ne peux pas t’habiller comme moi, c’est un manque de respect. Mets
toi la blouse et on part…” » (Binta).
Résultats de l’enquête
LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 23
On nous reprochera peut-être d’avoir trop insisté sur des cas
exceptionnels, marginaux, excessifs, en oubliant d’une part que la norme
et l’ordinaire des rapports ne se situent pas dans ces cas limites, en oubliant
aussi que certaines bonnes sénégalaises vivent, sans aucun doute, des
situations confortables et paisibles, chez des patrons qui les respectent
voire les aident.
Beaucoup, sans doute, reste à faire pour décrire dans sa complexité la
situation de cette nouvelle domesticité au Maroc. Car, en effet, même si en
apparence les domestiques sénégalaises semblent prendre place dans un
cadre imaginaire, culturel et relationnel tout prêt à l’intérieur duquel les
rapports de domesticité s’incrustent et s’organisent, leur présence signale
bien des changements et des mutations dans la société marocaine ellemême.
Vieille litanie de l’anthropologie urbaine, l’étranger, par sa seule
présence est un analyseur de la société dans laquelle il prend place. La
(ré)apparition des bonnes sénégalaises dans la société marocaine signale,
en effet, que les anciens rapports de domesticité, construits essentiellement
sur la base des hiérarchies sociales établies entre bourgeoisies urbaines et
pauvreté rurale, ne fonctionnent plus, ou plus exactement ne conviennent
plus à certains mondes sociaux. Pour résumer, et pour dire vite, lorsque les

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D’UNE AFRIQUE À L’AUTRE
bourgeoisies et classes moyennes urbaines recrutent des « petites
bonnes », elles le font par l’intermédiaire de relations familiales, si
lointaines soient-elles, établies avec les « parents » des douars et des
montagnes. Ce qui est donc, même s’il est seulement imaginaire, un
rapport de « clientèle », où les « patrons », même s’ils ont tous les droits
sur leurs employées, ont aussi sinon des devoirs du moins des comptes à
rendre à la famille élargie. Le recours à la main-d’œuvre étrangère,
sénégalaise et philippine aujourd’hui, libère les employeurs de cette
obligation, encore une fois même très symbolique.
Cela reste donc pour partie une hypothèse, mais on peut penser que
l’émergence des bonnes étrangères dans le paysage social marocain signale
donc d’abord l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie, affranchie ou
désireuse de s’affranchir des hiérarchies et des systèmes de liens
traditionnels. Tout le paradoxe de cette situation tient au fait que,
construisant de nouveaux rapports de travail dans la domesticité, ces
employeurs ne recourent pas à un droit du travail et un statut contractuel,
mais instituent des rapports qui ont beaucoup à voir avec les plus archaïques
traditions de la dépendance et de la soumission servile. À l’identique,
d’ailleurs, de ce qui se passe dans les pays du Golfe, où la tradition de la
kafala masque des situations de violence et de non-droit dans la domesticité.
Bien des Marocaines qui ont tenté l’aventure de la migration dans les pays
du Golfe, en ramènent des récits ressemblant étonnamment à ceux que nous
avons recueillis ici auprès des Sénégalaises. Les bonnes sénégalaises, leur
situation et les conditions qu’elles y vivent sont donc une trace d’un
changement assez profond dans la société marocaine, car s’y manifeste, sous
les apparences d’un « retour » au passé, l’émergence d’un type inédit de
rapports sociaux et de nouveaux univers imaginaires de référence.

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Bibliographie
LES DOMESTIQUES SÉNÉGALAISES AU MAROC 25
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