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De la minoration extrait

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i n t r o d u c t i o n<br />

7<br />

<strong>De</strong> <strong>la</strong> <strong>minoration</strong><br />

à l’émancipation<br />

Libérer une parole historiquement,<br />

socialement et politiquement<br />

condamnée<br />

EN GUISE D’INTRODUCTION À CET OUVRAGE<br />

Chaque pas, chaque observation, chaque introspection, m’ont ainsi porté<br />

in<strong>la</strong>ssablement et avec force selon deux dynamiques que l’on pourrait penser a<br />

priori contraires : celle de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> d’une part et de l’émancipation d’autre<br />

part. Ces recherches ont constamment été alimentées par tout un ensemble<br />

conceptuel lié très fortement, dans un premier temps, à <strong>la</strong> domination. Nourries<br />

presque malgré elles pourrais-je dire tant le terrain d’étude choisi, au départ celui<br />

des <strong>la</strong>ngues minorées et plus particulièrement du corse, est constamment traversé<br />

par cette domination si souvent occultée par des fonctionnements sociaux dont le<br />

but est de voiler <strong>la</strong> face ostentatoire et inacceptable du conflit afin d’en accélérer<br />

l’issue. Issue de <strong>la</strong> domination linguistique que l’on pourrait résumer schématiquement<br />

à travers l’assimi<strong>la</strong>tion plus ou moins totale soit le maintien perfusé du<br />

caractère folklorique et subalterne de <strong>la</strong>mbeaux de culture.<br />

LE MINORITAIRE N’EST DONC PAS MINORITAIRE<br />

PAR ACCIDENT !<br />

Les <strong>la</strong>ngues minorées : terrain d’étude choisi « au départ » avons-nous été tenté<br />

d’écrire d’emblée. En effet, et c’est peut-être là l’une des premières motivations qui<br />

préside à <strong>la</strong> réalisation de cet ouvrage : donner à comprendre, démontrer, convaincre,<br />

encore et toujours, que <strong>la</strong> question de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue corse, aux prémices de cette réflexion<br />

universitaire, recouvre en fait, un champ d’investigations et d’interventions bien<br />

plus <strong>la</strong>rge qui entraîne dans son sillon l’ensemble de <strong>la</strong> société à travers ses forces<br />

économiques, éducatives, historiques, institutionnelles, philosophiques, citoyennes,<br />

ses mythes, ses représentations, ses désirs, ses fantasmes quelques fois… Car le fait<br />

<strong>la</strong>ngagier est un fait éminemment social et donc éminemment politique – exclusivement<br />

social et politique devrions-nous plutôt écrire. Par conséquent, ce qui « au


8<br />

de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation. itinéraires sociolinguistiques<br />

départ », par affection et militantisme sans doute, nous conduisait à porter un regard<br />

bienveil<strong>la</strong>nt en direction de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue corse, nous a très vite amené à ne voir dans<br />

celle-ci que l’Homme et sa société dans toutes leurs complexités et intrications.<br />

Aussi, une analyse de <strong>la</strong> domination et de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> linguistiques, quelle que<br />

soit <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue abordée, fût-elle corse, ne pouvait et ne peut être qu’une analyse de<br />

<strong>la</strong> domination et de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> sociales et politiques dont l’aspect <strong>la</strong>ngagier n’est<br />

finalement qu’une des illustrations, même si celle-ci apparaît souvent de manière<br />

spectacu<strong>la</strong>ire.<br />

Voici en quelque sorte éc<strong>la</strong>iré notre « au départ » qui marque le début d’une<br />

réflexion générale, sociale et politique dont les pages qui suivent offrent un aperçu.<br />

On comprendra mieux à <strong>la</strong> lecture de ces précédentes remarques le caractère pluridisciplinaire<br />

tout au long de l’ouvrage. C’est un point sur lequel il faut d’emblée<br />

insister puisque l’ensemble de l’analyse y est soumis. Nous pensons que c’est<br />

notamment à ce titre-là que vient s’illustrer le « socio » de sociolinguistique. Il est<br />

certes possible de se concentrer sur tel ou tel fait ou domaine précis de <strong>la</strong> sociolinguistique<br />

pour illustrer un discours sur <strong>la</strong> domination. Cependant, <strong>la</strong> réunion de<br />

plusieurs articles jalonnant plusieurs années de recherche, par nature, fait encore<br />

davantage apparaître <strong>la</strong> diversité des outils d’analyse de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong>. C’est<br />

ainsi que nous mobilisons à <strong>la</strong> fois <strong>la</strong> philosophie politique, l’analyse de discours,<br />

l’anthropologie, les sciences de l’éducation, <strong>la</strong> science politique, les productions<br />

institutionnelles, européennes et françaises, les énoncés informels au sein de <strong>la</strong><br />

communauté <strong>la</strong>ngagière etc. autant de domaines et de matières qui composent<br />

notre dialogue sur <strong>la</strong> domination. Si certains apparaissent parfois éloignés les<br />

uns des autres, ils participent pourtant tous à une forme de prise de hauteur qui<br />

contribue à mieux cerner notre objet d’étude et à mieux le comprendre. Tel un<br />

tableau qui à être regardé de trop près, n’offre finalement qu’une appréciation<br />

parcel<strong>la</strong>ire et impropre de son unité et qui, afin d’être saisi dans son intégralité,<br />

exige un minimum de recul.<br />

L’é<strong>la</strong>rgissement de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> linguistique à une domination sociale et<br />

politique au-delà du seul fait linguistique est une part essentielle du cheminement<br />

analytique et programmatique que nous voulions évoquer d’emblée et par rapport<br />

auquel nous ne voulons envisager <strong>la</strong> moindre concession. Car concéder à ce niveau-ci<br />

de l’analyse, même de manière partielle ou anodine, ce serait d’une part faire entorse<br />

à une approche scientifique des <strong>la</strong>ngues comme productions sociales pourtant bien<br />

éprouvée et ce serait conjointement octroyer du terrain à <strong>la</strong> domination. Ce<strong>la</strong> <strong>la</strong>isserait<br />

en effet supposer que le fait <strong>la</strong>ngagier puisse être traité comme s’il fonctionnait<br />

en vase clos, sur lui-même, autonome et souverain, intrinsèquement linguistique et<br />

donc intrinsèquement minoritaire et dominé. Alors qu’il est, au contraire, tributaire<br />

de l’ensemble des tensions sociales qui le précèdent et le traversent de toute part.<br />

Plus que tributaire, il est l’interprète de ces tensions, le porte-parole d’une société<br />

qui exprime ainsi, à travers lui, même de manière inconsciente le plus souvent, ses<br />

rapports de force et de pouvoir.


de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation<br />

9<br />

Dans ces conditions, le lecteur comprendra aisément qu’il ne s’agira pas<br />

dans cet ouvrage que de <strong>la</strong>ngue pour <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, ni seulement de <strong>la</strong>ngue corse pour<br />

<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue corse. L’approche asociale n’a donc point motivé ces quelques années<br />

de recherche dont cet ouvrage offre un aperçu. Aussi nous est-il apparu logique<br />

d’aborder <strong>la</strong> question de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> et de <strong>la</strong> domination linguistiques à travers<br />

divers points, parfois éloignés semble-t-il, les uns des autres, mais pour autant<br />

convergents socialement car <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue est ce fait social total dont nous voudrions<br />

énumérer ici quelques lignes de force. Elles correspondent aux différents chapitres<br />

proposés dans cet ouvrage.<br />

Peut-être, faut-il voir à ce niveau de <strong>la</strong> réflexion un écho à ce qu’écrivait<br />

Robert Lafont, théoricien occitaniste fécond, au sujet de <strong>la</strong> libération/légitimation<br />

de <strong>la</strong> parole sociale. L’auteur en posait ainsi <strong>la</strong> finalité du côté occitan : « On<br />

signalera, pour ce qu’elle peut apporter à une psychosociologie des contacts<br />

entre <strong>la</strong>ngues, <strong>la</strong> visée générale de cette reconquête : non pas tant reconquérir<br />

l’occitanophonie pour elle-même que libérer une parole condamnée socialement.<br />

Une affiche de 1968 souvent reproduite depuis lors, et mise en chanson,<br />

disait simplement : Ome d’oc, as dreit a <strong>la</strong> parau<strong>la</strong>, par<strong>la</strong> 1 » (Lafont, 1971 : 99).<br />

Sans doute, faudra-t-il lire à travers les pages qui suivent également cette visée<br />

émancipatrice, non pour revenir à un état de <strong>la</strong>ngue antérieure qui supposerait de<br />

facto de revenir aux conditions sociales qui favorisaient ce même état de <strong>la</strong>ngue<br />

mais bien davantage pour, comme le dit Lafont, libérer une parole condamnée<br />

socialement et politiquement et l’inscrire dans un avenir proche. Chaque chapitre<br />

de l’ouvrage est marqué par cette orientation.<br />

Avant de présenter succinctement l’ensemble des articles qui suivent, nous<br />

souhaiterions à présent insister sur quelques motifs qui nous ont conduit à proposer<br />

<strong>la</strong> réunion de ces textes.<br />

LA DOUBLE LIGNE ÉDITORIALE<br />

Plusieurs raisons nous ont assez tôt convaincu de réaliser cet ouvrage. La<br />

première d’entre elles ressortit à <strong>la</strong> structure même du livre et plus précisément<br />

de chaque article qui le compose et dont nous avons commencé à dévoiler <strong>la</strong><br />

dynamique au tout début de cette introduction. En effet, <strong>la</strong> réalisation d’un tel<br />

ouvrage, regroupant plusieurs articles déjà publiés antérieurement ou en cours<br />

de publication sur d’autres supports éditoriaux de manière éparse, nécessitait de<br />

dégager une ligne de force principale au-delà de <strong>la</strong> simple évocation de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<br />

corse ou de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong>. Cette tentative de bi<strong>la</strong>n de recherche nous a rapidement<br />

poussé à voir dans chaque production ici rassemblée cette double et permanente<br />

dynamique déjà évoquée : celle de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> et de l’émancipation. Assurément,<br />

chaque article de cet ouvrage est porteur de ce dialogue ou ambitionne de l’être tout<br />

1. « Homme d’oc, tu as droit à <strong>la</strong> parole, parle. », NdA.


10<br />

de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation. itinéraires sociolinguistiques<br />

du moins. En plus d’une recherche générale sur <strong>la</strong> domination et <strong>la</strong> <strong>minoration</strong>, il<br />

y a donc un volet pour chaque chapitre que l’on peut qualifier succinctement de<br />

« dépassement » ou de « retournement », aussi modestes soient-ils.<br />

En guise de confession scientifique, précisons que ce<strong>la</strong> n’a été aucunement<br />

pensé ou acté au préa<strong>la</strong>ble de <strong>la</strong> rédaction de ces articles. Sans doute faut-il y<br />

voir dès lors une caractéristique de ce qu’il est plus commun d’appeler dans le<br />

domaine scientifique, peut-être de manière caricaturale ou abusive, un chercheur<br />

« impliqué » ou une sociolinguistique « militante ». Cette dernière se caractérise à<br />

travers une non-dissociation de l’observation et de l’intervention sociolinguistique<br />

au profit d’un rééquilibrage en faveur de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue dominée. Comment en effet<br />

dénoncer, parfois avec force et virulence, un conflit linguistique et social dont les<br />

fondements sont résolument de nature politique et ne pas conjointement désirer<br />

l’abolition des mêmes conditions sociales et politiques qui favorisent ce déséquilibre<br />

? A priori, les articles qui sont donnés à lire dans cet ouvrage répondent<br />

sans conteste par l’impossibilité à cette précédente interrogation. Il nous a été<br />

effectivement inconcevable de disjoindre l’analyse de l’intervention. Dès lors,<br />

chaque chapitre ambitionne d’analyser <strong>la</strong> <strong>minoration</strong>, parfois dans ses aspects<br />

inattendus, de <strong>la</strong> détricoter, de l’invalider dans ses présupposés et fonctionnements,<br />

tout en suggérant sans relâche des pistes et moyens afin de « sortir » de cet état de<br />

domination et de découvrir le voile d’évidence posé par <strong>la</strong> domination, opérations<br />

que nous appelons ici l’« émancipation ».<br />

Insistons néanmoins sur un point non négligeable : nous avons débuté cette<br />

introduction en écrivant que les deux dynamiques étaient « a priori » contraires.<br />

Nous voudrions à présent nuancer cet « a priori » en précisant à ce stade de <strong>la</strong><br />

réflexion que <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> est porteuse d’émancipation et vice versa. Il ne peut y<br />

avoir en effet de <strong>minoration</strong> sans l’éventualité d’une émancipation, car de nouveau,<br />

<strong>la</strong> <strong>minoration</strong> sociolinguistique ne repose sur aucune valeur intrinsèque et relève<br />

par conséquent et exclusivement d’un processus historique, social et politique.<br />

Aussi le genre humain a-t-il cette vertu de constamment chercher à améliorer sa<br />

condition sociale (sans toutefois y parvenir à coup sûr) et de ne pas se comp<strong>la</strong>ire<br />

à terme dans ce qui peut être perçu comme inacceptable. Illustrons cette dernière<br />

remarque avec Memmi et Fanon cités par Christian Lagarde (2012 : 45) dans un<br />

article sur le « colonialisme intérieur » qui rappelle <strong>la</strong> pensée sans concession mais<br />

optimiste des deux auteurs derrière <strong>la</strong>quelle nous voudrions nous ranger : « Nos<br />

deux essayistes ont en effet pour finalité l’abolition de <strong>la</strong> domination, qui passe par<br />

une émancipation dépourvue de moyen terme : selon Memmi “il est impossible que<br />

<strong>la</strong> situation coloniale perdure parce qu’il est impossible qu’elle soit aménagée”,<br />

sachant que le colonisé ne peut jamais avoir que deux réponses alternatives :<br />

“l’amour du colonisateur et <strong>la</strong> haine de soi” ou bien “<strong>la</strong> révolte” (Memmi, 2002 :<br />

156, 136, 142). Un tel combat est pour Frantz Fanon “nécessairement triomphant”<br />

et il a pour vertu de “réalise[r] le maximum de conditions pour le développement<br />

et l’invention culturels” (Fanon, 2002 : 234) ». On retrouvera ces pensées dans<br />

<strong>la</strong> conclusion du dernier chapitre de l’ouvrage. <strong>De</strong> manière intimement liée à ces


de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation<br />

11<br />

précédentes citations, nous voudrions mentionner l’épitaphe qui ouvre le premier<br />

chapitre (et donc le présent livre) : « L’éloge du conflit, loin de célébrer l’affrontement,<br />

affirme pour nous le principe même de toute émergence du nouveau, de<br />

toute création » ainsi que l’écrivent Benasayag et Rey (2012 : 222). Les premiers<br />

auteurs ci-dessus mentionnés, Memmi et Fanon, faisant donc écho en conclusion<br />

aux seconds, Benasayag et Rey, qui ouvrent quant à eux notre dialogue sur <strong>la</strong><br />

domination. Là résident les germes de l’émancipation, dans ce qu’elle a de créatif,<br />

de nouveau, d’inventif et de culturel.<br />

Ainsi l’émancipation succède-t-elle obligatoirement à une dépendance préa<strong>la</strong>ble.<br />

Par conséquent, un processus de rééquilibrage social ne peut se faire que dans le cadre<br />

d’une <strong>minoration</strong> préa<strong>la</strong>blement constatée et analysée. Les deux dynamiques ne sont<br />

donc pas contraires mais interagissent l’une dans l’autre, l’une avec l’autre. Et à<br />

travers elles, c’est chaque article, selon des thématiques différentes mais socialement<br />

convergentes, qui est garant, ou ambitionne de l’être, de ce double et indissociable<br />

processus. Là, repose selon nous l’unité de l’ouvrage et l’une des premières raisons<br />

qui a présidé au désir de réunir ces quelques textes.<br />

RESTITUER UNE RÉFLEXION SUR LA DOMINATION<br />

Une seconde raison, à <strong>la</strong> fois politique et militante aussi bien que méthodologique<br />

et épistémologique, relève davantage du genre de <strong>la</strong> diffusion universitaire parfois<br />

ésotérique. C’est pourquoi, il nous a semblé opportun de réunir ces textes dans un<br />

cadre plus unitaire et plus accessible à <strong>la</strong> communauté dans <strong>la</strong>quelle ces recherches<br />

trouvent leur origine et pour <strong>la</strong>quelle en partie ces recherches se font.<br />

La recherche universitaire traitant des <strong>la</strong>ngues minorées dans un contexte de<br />

domination politique doit prendre, selon nous, deux directions solidaires. L’une est<br />

bien évidemment de nature davantage scientifique, dans ce que <strong>la</strong> science a de plus<br />

noble, à savoir servir <strong>la</strong> connaissance générale et le progrès humain sur tel ou tel<br />

sujet et éventuellement dégager d’une observation conjoncturelle ce qui peut être<br />

transposé structurellement ailleurs sur le globe. L’autre est de nature plus politique<br />

et sociale dans <strong>la</strong> mesure où <strong>la</strong> communauté observée, ou toute autre communauté,<br />

dans <strong>la</strong>quelle ce type de travaux émerge initialement, doit pouvoir mobiliser un<br />

appareil<strong>la</strong>ge conceptuel et analytique afin de cerner et le cas échéant, renverser, <strong>la</strong><br />

domination sociolinguistique. Nous envisageons ici <strong>la</strong> politique dans son sens le<br />

plus noble, à savoir participer à <strong>la</strong> régu<strong>la</strong>tion des rapports sociaux. Or <strong>la</strong> diffusion<br />

universitaire, selon ses modalités plus c<strong>la</strong>ssiques et ses impératifs, a tendance, et<br />

on ne saurait aucunement lui en faire grief, à privilégier une diffusion davantage à<br />

l’adresse de <strong>la</strong> communauté scientifique, par exemple dans des revues ou ouvrages<br />

spécialisés, à dimension internationale, mais souvent inaccessibles pour le grand<br />

public. Les chapitres composant cet ouvrage ont à ce titre bénéficié des perspectives<br />

liées à cette diffusion académique. Par conséquent, après avoir dégagé une unité<br />

éditoriale mise en avant ci-dessus, il nous a semblé utile de proposer également<br />

à <strong>la</strong> communauté qui est à l’origine de ces travaux une restitution plus unitaire et<br />

davantage située, tout en offrant bien évidemment de nouveau <strong>la</strong> possibilité d’une<br />

consultation bien au-delà des rivages insu<strong>la</strong>ires.


12<br />

de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation. itinéraires sociolinguistiques<br />

Insistons encore une fois car <strong>la</strong> chose, pour acquise soit-elle, n’en demeure pas<br />

moins essentielle et mérite à ce titre que l’on s’y attarde un instant de plus. L’intérêt<br />

scientifique à mener de telles recherches est pour nous majeur, assurément. Cependant,<br />

le désir de rendre disponible et mobilisable l’appareil<strong>la</strong>ge conceptuel et analytique<br />

développé l’est également. Les deux dimensions sont indissociables à tel point que<br />

l’une nourrit l’autre. Il ne saurait y avoir dans le cadre qui est le nôtre une recherche<br />

asociale, apolitique, aseptisée, décontextualisée et, inversement, il ne saurait y avoir<br />

de visée émancipatrice pour une communauté sociolinguistique, sans que celle-ci ne<br />

puisse trouver appui, même modestement et partiellement, sur un discours scientifique<br />

que l’on veut rigoureux et structuré. La frontière entre ce que <strong>la</strong> politique et <strong>la</strong><br />

science ont de plus noble nous apparaît ténue. Nous l’assumons jusqu’à <strong>la</strong> revendiquer<br />

comme telle.<br />

UNE SOCIOLINGUISTIQUE PROGRAMMATIQUE,<br />

UNE SOCIOLINGUISTIQUE DE LA DÉSALIÉNATION<br />

Assurément, faut-il voir dans ces précédentes remarques une des caractéristiques<br />

de ce qu’il nous p<strong>la</strong>ît de qualifier régulièrement de « sociolinguistique programmatique<br />

», autrement dit, analyser le conflit et intervenir dans <strong>la</strong> perspective sociale d’un<br />

rééquilibrage. Ce qui est recouvert dans le titre de cet ouvrage, à plusieurs reprises<br />

dans cette introduction et dans ce livre par le vocable « émancipation ». Aussi le<br />

titre de cet ouvrage mérite-t-il une explication notamment au niveau de l’emploi<br />

du terme « émancipation ». Une définition simple nous ramène à l’acte, l’action, le<br />

processus, à travers lequel il y a un affranchissement d’un état de dépendance. Or,<br />

et nous entamions cette introduction en privilégiant ce point précis, l’observation<br />

même <strong>la</strong> plus distanciée et informelle du terrain insu<strong>la</strong>ire, nous conduit rapidement et<br />

in<strong>la</strong>ssablement à constater l’épaisseur de l’enveloppe minoritaire et <strong>la</strong> puissance des<br />

mécanismes de domination. Un processus d’aliénation qui a concerné tant de sociétés<br />

à partir de l’ère post-industrielle et dont <strong>la</strong> Corse dans le contexte français a été très<br />

<strong>la</strong>rgement tributaire. Le résultat, au-delà de <strong>la</strong> désarticu<strong>la</strong>tion sociale et notamment<br />

linguistique, est que <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue dominée est devenue, en tout point, dépendante de <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>ngue dominante, ne trouvant qu’un salut très re<strong>la</strong>tif à <strong>la</strong> marge de celle-ci, avec<br />

peu d’autonomie à opposer à ce processus de satellisation, pour employer un terme<br />

marcellesien (Marcellesi, 2003a : 167-169, 280-281). Or, nous p<strong>la</strong>idons avec force<br />

pour une sociolinguistique de <strong>la</strong> désaliénation qui offre une réelle chance au pluralisme<br />

où les identités linguistiques peuvent se compléter, sans pour autant être aux sources<br />

d’un assujettissement et d’un conflit sans cesse réactivé.<br />

Alors oui l’ambition est forte : défendre sans relâche une position théorique<br />

normative sur l’émancipation et ce dans un contexte de forte domination<br />

et <strong>minoration</strong>. Ce<strong>la</strong> suppose une visée processuelle et programmatique avec en<br />

ligne de mire une abolition des mécanismes de domination et un rééquilibrage des<br />

rapports de force sociaux et politiques qui précèdent le fait <strong>la</strong>ngagier. Il s’agit bien<br />

à travers cette sociolinguistique, que d’aucuns qualifieront d’engagée, de mettre<br />

en p<strong>la</strong>ce un programme permettant une amélioration, ici plus particulièrement<br />

liée à l’aspect identitaire et <strong>la</strong>ngagier de <strong>la</strong> vie en société.


de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation<br />

13<br />

DEUX PARADOXES INTERROGÉS<br />

Voici donc brièvement présentées quelques raisons qui ont précédé <strong>la</strong> réunion<br />

de ces chapitres. Ajoutons que le travail de relecture préa<strong>la</strong>ble de ces articles épars<br />

a cependant fait apparaître un premier inconvénient : on retrouve en effet des<br />

passages simi<strong>la</strong>ires d’un chapitre à l’autre, parfois un paragraphe ou encore telle<br />

citation d’auteur ou telle référence bibliographique. Ce qui tout d’abord pouvait nous<br />

sembler être d’inutiles doublons nous est apparu finalement comme <strong>la</strong> manifestation<br />

d’une unité éditoriale et au-delà comme <strong>la</strong> traduction d’une pensée qui d’un texte à<br />

l’autre, à travers une même citation ou un même auteur, vient se consolider, se lier,<br />

se compléter, se diversifier, se nuancer, s’assembler, tout en marquant une unité face<br />

au sujet traité. Il s’agit de ce<strong>la</strong>, nous le croyons tout du moins : une pensée générale<br />

et unitaire sur <strong>la</strong> domination, <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> et une éventuelle émancipation, prenant<br />

<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue sous plusieurs de ses aspects sociaux et non une suite d’idées autonomes<br />

parfaitement indépendantes les unes des autres. Ces auteurs et passages parfois<br />

répétés d’un texte à l’autre nous sont donc apparus finalement comme les ponts<br />

reliant un discours sur <strong>la</strong> domination qui se veut à <strong>la</strong> fois unitaire et pluriel. Mais<br />

cessons aussitôt cette introspection-ci en <strong>la</strong>issant le lecteur seul juge et tisseur de<br />

liens et en évoquant davantage ce qui pourrait éventuellement apparaître comme un<br />

second paradoxe : l’usage du français afin d’analyser <strong>la</strong> domination sociolinguistique,<br />

notamment celle liée au… français.<br />

On objectera, incidemment ou non, à cette volonté émancipatrice articu<strong>la</strong>nt<br />

sa pensée autour d’une « libération » sociale du corse et des <strong>la</strong>ngues minorées sans<br />

cesse réaffirmée, que le choix du français comme <strong>la</strong>ngue d’expression de cet ouvrage<br />

est paradoxal. Sans doute ce « paradoxe » mérite-t-il d’être ici discuté. La première<br />

raison, et non des moindres, est que <strong>la</strong> production scientifique est soumise, elle aussi,<br />

à ce que Louis-Jean Calvet appellerait <strong>la</strong> « guerre des <strong>la</strong>ngues ». Incontestablement,<br />

de cette guerre, certaines <strong>la</strong>ngues en sortent davantage victorieuses que d’autres.<br />

C’est le cas notamment de l’ang<strong>la</strong>is qui écrase – et de loin – l’ensemble de <strong>la</strong><br />

concurrence. Pour autant, le français comme <strong>la</strong>ngue universitaire et scientifique a<br />

supporté – et supportera encore pour quelques années, semble-t-il – une production<br />

non négligeable. Le marché scientifique soumet donc, comme tout autre marché, ses<br />

consommateurs et producteurs à certaines règles, y compris linguistiques. Tel ou tel<br />

chapitre n’aurait pas été préa<strong>la</strong>blement publié s’il avait été rédigé autrement qu’en<br />

français ou en ang<strong>la</strong>is par exemple. Mais au-delà de cette première justification,<br />

peut-être inutile tant elle relève de l’évidence académique, c’est <strong>la</strong> question essentielle<br />

de <strong>la</strong> fonction des <strong>la</strong>ngues qui est ainsi posée. Autrement dit, le corse doit-il<br />

assumer toutes les fonctions <strong>la</strong>ngagières pour que ses locuteurs soient satisfaits<br />

socialement ? Nous répondrons assurément par <strong>la</strong> négative, de même pour l’ang<strong>la</strong>is<br />

ou pour le français ou pour toute autre <strong>la</strong>ngue également. Est-ce anormal que pour<br />

certains cadres d’expression précis, ici à visée scientifique internationale, tel canal<br />

de communication plutôt que tel autre soit privilégié, toujours dans le respect d’une<br />

diversité d’expression ? Nous pensons que non. Privilégier tel support pour tel type<br />

de diffusion scientifique ne nous semble pas inconvenant ni même antinomique avec<br />

une pensée généreuse concernant <strong>la</strong> diversité et ferme lorsqu’il s’agit de démocratie<br />

culturelle, d’émancipation et de droits linguistiques.


14<br />

de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation. itinéraires sociolinguistiques<br />

Serions-nous en train de définir à travers cette sorte de fonctionnalisation des<br />

usages <strong>la</strong>ngagiers un modèle de type diglossique, modèle et théorie des fonctions<br />

dont nous n’avons pourtant eu de cesse d’en condamner les effets pervers ? En<br />

quelque sorte, mais ajoutons aussitôt pour lever toute ambiguïté née de ce précédent<br />

propos, qu’il s’agirait là d’une « diglossie de luxe » pour ainsi dire. Nous avions<br />

déjà dans nos Paradoxes de <strong>la</strong> domination linguistique (Colonna, 2013a : 152 sqq.)<br />

évoqué ce type d’organisation sociale des <strong>la</strong>ngues à travers <strong>la</strong> question suivante<br />

volontairement provocatrice : « Faut-il “faire de <strong>la</strong> diglossie” ? ». Sans restituer<br />

l’intégralité de <strong>la</strong> réflexion d’alors, tentons d’en situer néanmoins les principales<br />

lignes de force. Le point de départ de cette discussion avait été <strong>la</strong> lecture croisée<br />

de différents écrits : en outre ceux du sociolinguiste nord-américain Jean Laponce<br />

(2006 ; 2008) sur les rapports entre les <strong>la</strong>ngues, leur coexistence et sur <strong>la</strong> diversité<br />

linguistique, un article d’Andres Kristol et Jakob Wüest (1993) au sujet du débat<br />

sur <strong>la</strong> diglossie en domaine occitan et enfin le document Vitalité et disparition<br />

des <strong>la</strong>ngues édité par l’Unesco (2003). Le premier invite à <strong>la</strong> mise en p<strong>la</strong>ce d’une<br />

stratégie apparentée à cette diglossie de luxe ainsi que nous l’avons qualifiée<br />

en limitant finalement le contact des <strong>la</strong>ngues. Sa proposition aussi stimu<strong>la</strong>nte<br />

et généreuse soit-elle rencontre une limite puisqu’elle met en avant surtout des<br />

<strong>la</strong>ngues non menacées, soutenues par des États et dont <strong>la</strong> limitation en termes de<br />

contact est plus aisée. Ainsi Laponce écrit-il :<br />

[…] <strong>la</strong> stratégie gagnante d’une <strong>la</strong>ngue minoritaire ne consiste pas à se replier sur<br />

elle-même, à rester chez soi […]. Le plus faible doit souvent acquérir <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue du<br />

plus fort et, de préférence, <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>la</strong> plus forte, afin de faciliter <strong>la</strong> communication<br />

vers l’extérieur. La stratégie gagnante consiste à voyager et à rester chez soi, d’avoir<br />

pot de terre et pot de fer à sa disposition. Il est rationnel que le chimiste allemand<br />

publie en ang<strong>la</strong>is mais qu’il utilise sa <strong>la</strong>ngue maternelle, où il est le plus à l’aise,<br />

pour l’enseignement, les séminaires et autres stades de <strong>la</strong> recherche précédant <strong>la</strong><br />

publication. Autrement dit, il est sage de faire de <strong>la</strong> diglossie en spécialisant chaque<br />

<strong>la</strong>ngue dans le domaine où elle est <strong>la</strong> plus performante, et donc d’éviter le contact<br />

entre <strong>la</strong>ngues. Il faut faire du bilinguisme de juxtaposition plutôt que du bilinguisme<br />

de superposition. (Laponce, 2006 : 16)<br />

Nous partageons en partie ce propos. Néanmoins il rencontre une seconde<br />

limite qui réside dans le fait de <strong>la</strong>isser penser que les <strong>la</strong>ngues ont quelques caractéristiques<br />

intrinsèques qui les rendraient plus efficaces ici plutôt qu’ailleurs. Or, il n’en<br />

est rien : ce sont bien les locuteurs et à travers eux, leurs différentes organisations<br />

sociales, qui définissent l’usage des <strong>la</strong>ngues. En d’autres termes, une <strong>la</strong>ngue est<br />

économiquement forte si les locuteurs qui <strong>la</strong> parlent sont économiquement forts,<br />

etc. Si Laponce évoque le fait de « faire de <strong>la</strong> diglossie », Kristol et Wüest (1993)<br />

quant à eux évoquent le fait de « […] savoir apprécier <strong>la</strong> diglossie dans sa richesse<br />

réelle ». Ce qui a priori pourrait rejoindre l’idée défendue par Laponce, sauf que<br />

très vite les auteurs réduisent pour leur part cette « richesse » aux « traditions folkloriques<br />

; chant, danse » et au « monde agricole » en basant leur raisonnement sur<br />

une organisation sociale selon nous biaisée puisque datant de <strong>la</strong> première moitié du


de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation<br />

15<br />

xx e siècle. Un agriculteur aujourd’hui ne va-t-il pas sur internet au même titre que<br />

n’importe quel cadre de <strong>la</strong> fonction publique par exemple ? Ne consomme-t-il de<br />

<strong>la</strong> presse comme n’importe quel banquier ? Croire à un possible compartimentage<br />

parfaitement hermétique des espaces sociaux est un leurre au vu de l’organisation<br />

sociale d’une bonne partie de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète et de <strong>la</strong> superposition permanente des<br />

sphères privée et publique. Réduire en outre l’expression légitime à sa portion<br />

folklorique est une erreur d’appréciation manifeste des forces sociales en présence.<br />

En effet, comment penser raisonnablement que par ce biais-ci, une <strong>la</strong>ngue puisse<br />

se maintenir face à une autre totalement investie dans et par l’appareil d’État, les<br />

nouvelles technologies, l’école, les médias etc. ?<br />

Terminons donc sur ce point-là avec un <strong>extrait</strong> du document édité par<br />

l’Unesco en 2003. On peut y lire que « les mesures prises pour éviter <strong>la</strong> disparition<br />

d’une <strong>la</strong>ngue et sauvegarder <strong>la</strong> diversité linguistique ne se révéleront positives<br />

que si l’on attribue un rôle significatif aux <strong>la</strong>ngues minoritaires, en fonction des<br />

nécessités de <strong>la</strong> vie contemporaine, tant sur le p<strong>la</strong>n local que national et international.<br />

Ce<strong>la</strong> conduira à leur usage quotidien dans le commerce, l’éducation,<br />

l’écriture, les arts et/ou les médias » (Unesco, 2003). Ceci nous semble important<br />

puisqu’il y est défendu l’idée qui est <strong>la</strong> nôtre, d’assigner un rôle à telle ou telle<br />

expression <strong>la</strong>ngagière qui ne serait pas de facto un rôle interchangeable en tout<br />

point et à tout moment. Pour autant cette assignation se ferait en fonction de tous<br />

les besoins contemporains, à diverses échelles spatiales et en fonction des usages<br />

quotidiens quelle que soit leur nature au-delà des hiérarchies diglossiques. Ce<strong>la</strong><br />

nous apparaît conforme à l’idée qui peut être raisonnablement défendue en matière<br />

de diversité linguistique.<br />

Aussi, fonctionnaliser l’espace <strong>la</strong>ngagier à un certain niveau, comme nous<br />

l’avons justifié précédemment pour certains écrits scientifiques par exemple,<br />

n’empêche en rien de produire un savoir scientifique ambitieux et exigeant dans<br />

une <strong>la</strong>ngue dont le rapport serait plus affectif ou à moindre portée communicationnelle.<br />

Au contraire, et ce<strong>la</strong> relève du côté de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue minorée de ce qu’il a<br />

été convenu d’appeler au travers de <strong>la</strong> sociolinguistique l’é<strong>la</strong>boration linguistique.<br />

Investir ainsi les champs de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue dominante est également <strong>la</strong> manifestation<br />

significative d’un projet de revitalisation linguistique. C’est en partie ce qui<br />

nous a conduit à publier un essai scientifique en <strong>la</strong>ngue corse sur le concept de<br />

<strong>la</strong> co-officialité intitulé Cuufficialità. 50 argumenti in giru à a ricunniscenza di<br />

u corsu 2 (Colonna, 2015a). Sa publication a eu lieu après plus de deux années<br />

d’âpres débats dans l’île concernant le statut du corse et après le vote du projet<br />

de co-officialité intervenu majoritairement au sein de l’Assemblée de Corse en<br />

mai 2013. Les écrits en <strong>la</strong>ngue corse de cette nature, outre l’expression littéraire<br />

notamment, sont très rares et disons-le sans ambages, ceci est dommageable. La<br />

production en <strong>la</strong>ngue corse de ce type d’écrit favorise ce que nous avons défini<br />

à travers le processus d’autonomie de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue (Colonna, 2013a) selon lequel<br />

2. [Co-officialité. 50 arguments autour de <strong>la</strong> reconnaissance du corse.]


16<br />

de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation. itinéraires sociolinguistiques<br />

<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue minorée trouve un salut non à <strong>la</strong> marge de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue dominante mais<br />

de manière souveraine. Ce<strong>la</strong> n’empêche en rien, bien évidemment, <strong>la</strong> traduction<br />

ultérieure de tel ou tel écrit pour une autre diffusion 3 . Néanmoins, si l’on traduit<br />

systématiquement et simultanément toute production de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue minorée et si<br />

l’on emploie constamment celle-ci dans un registre particulièrement restreint et<br />

contraint, pourquoi dès lors penser ou ériger <strong>la</strong> diversité comme modèle ? <strong>De</strong> plus,<br />

si l’on évoque de façon dogmatique, et en guise de tout préa<strong>la</strong>ble, l’argument<br />

spécieux de « <strong>la</strong> compréhension du plus grand nombre » pour justifier l’emploi<br />

de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue dominante, nous mettons définitivement, par conséquent, un terme<br />

à toute idée de diversité.<br />

AU PRINCIPE DE TOUTE DIVERSITÉ : LA SINGULARITÉ<br />

Notre réflexion trouve plus particulièrement son origine dans <strong>la</strong> pensée lévistraussienne<br />

et dans les rapports que l’anthropologue entretenait avec l’Unesco<br />

à travers <strong>la</strong> notion de diversité. L’auteur a écrit plusieurs textes importants qui<br />

ont marqué <strong>la</strong> philosophie de l’institution. En 1971, il y prononce le discours<br />

inaugural de l’Année internationale de <strong>la</strong> lutte contre le racisme, plus connu<br />

sous le titre de Race et culture (Lévi-Strauss, 2001). L’auteur y défend l’idée que<br />

l’expansion démographique due au progrès favorise les échanges culturels et que<br />

cette surabondance d’échanges a pour principale conséquence <strong>la</strong> suppression de<br />

<strong>la</strong> diversité. Dès lors les cultures ont le droit de refuser les valeurs des autres afin<br />

de se maintenir. Cette idée a d’abord fait scandale, considérée, à tort, proche de<br />

l’extrême droite comme l’explique W. Stoczkowski (2007). Pourtant, l’anthropologue<br />

dira en 2005 à peu près <strong>la</strong> même chose, de nouveau lors d’une allocution<br />

à l’Unesco, très bien accueillie quant à elle (Lévi-Strauss, 2006). Toujours selon<br />

W. Stoczkowski, l’Unesco a pris conscience que « L’unification portait désormais<br />

le nom lugubre de “mondialisation” et on voyait en elle une menace contre <strong>la</strong><br />

diversité perçue non plus comme obstacle au progrès, mais comme un précieux<br />

patrimoine à préserver » (Stoczkowski, 2008 : 52).<br />

Afin d’illustrer nos propos, évoquons le rapprochement communautaire européen<br />

qui a pour principale conséquence linguistique le renforcement d’une seule<br />

<strong>la</strong>ngue au sein de l’Europe : l’ang<strong>la</strong>is. La complexité de <strong>la</strong> question ne saurait être<br />

réduite à ce seul exemple, bien qu’il soit illustratif de <strong>la</strong> tendance générale que Jean<br />

Laponce explique à travers <strong>la</strong> loi de Babel. Ainsi « Le retour à Babel est conforté par<br />

les effets de <strong>la</strong> loi du contact inévitable […] » (Laponce, 2006 : 8).<br />

Dans ce contexte, plusieurs auteurs dont Guy Jucquois, ont souligné l’importance<br />

de l’anthropologie culturelle. Selon ce dernier, elle « […] nous enseigne que<br />

les différences entre les communautés, de même que celles entre les groupes sociaux<br />

ou celles entre les individus, ont une fonction essentielle pour que puisse s’accomplir<br />

3. À ce titre, et après avoir assuré à l’ouvrage en <strong>la</strong>ngue corse précité (Colonna, 2015a) <strong>la</strong> possibilité<br />

d’une vie sociale autonome, nous avons trois ans après <strong>la</strong> première version, publié une<br />

adaptation en français, Pour une reconnaissance politique des <strong>la</strong>ngues (Colonna, 2018).


de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation<br />

17<br />

le processus identitaire. Sans doute le processus d’uniformisation, à l’œuvre dans<br />

certaines régions du monde depuis plusieurs décennies, a-t-il suscité <strong>la</strong> nostalgie de<br />

différences perdues et a renforcé tant les éléments traditionnels en survie que les<br />

tendances compensatoires à <strong>la</strong> différenciation » (Jucquois, 1995 : 82).<br />

On comprend que l’identification des pratiques culturelles comme singulières<br />

et par conséquent l’autonomisation de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue 4 revêt un caractère primordial dans<br />

<strong>la</strong> production <strong>la</strong>ngagière et l’interaction culturelle, qu’elles concernent l’individu<br />

ou <strong>la</strong> collectivité dans son ensemble. C’est ce qu’illustre également le linguiste<br />

Émile Benveniste lorsqu’il écrit que « La conscience de soi n’est possible que si<br />

elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui<br />

sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive<br />

de <strong>la</strong> personne car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution<br />

de celui qui à son tour se désigne par je. C’est là que nous voyons un principe<br />

dont les conséquences sont à dérouler dans toutes les directions. Le <strong>la</strong>ngage n’est<br />

possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet […] » (Benveniste,<br />

2004 : 260). En é<strong>la</strong>rgissant ces considérations à une dimension culturelle et sociale<br />

du dialogue et de <strong>la</strong> diversité, ce<strong>la</strong> nous permet de mieux comprendre l’importance<br />

de l’identification des <strong>la</strong>ngues en termes de reconnaissance et par conséquent des<br />

locuteurs porteurs de ces pratiques.<br />

Aussi retrouve-t-on chez de nombreux sociolinguistes ce souci permanent<br />

d’autonomie linguistique. C’est le cas notamment avec Robert Lafont à travers son<br />

projet pour « retrousser <strong>la</strong> diglossie » (Lafont, 1997a [1984]). Le programme de<br />

<strong>la</strong> sociolinguistique occitane se définit selon l’auteur en trois phases. La première<br />

correspond à l’autonomisation de l’aire de parole. La seconde phase concerne <strong>la</strong><br />

légitimation de <strong>la</strong> parole sociale. Et enfin, <strong>la</strong> dernière opère une mise en travail de<br />

l’usage (ibid.). Les situations corse et occitane ne sont pas les mêmes, notamment<br />

à travers l’état de précarisation linguistique et les époques mentionnées : nous<br />

ne sommes pas au stade des « <strong>la</strong>mbeaux de <strong>la</strong>ngue » pour reprendre l’expression<br />

de Philippe Gardy au sujet de l’occitan (Gardy, 1985 : 61). Néanmoins, les<br />

préoccupations exprimées dans un souci de normalisation <strong>la</strong>issent apparaître des<br />

similitudes et les phases d’autonomie/légitimité/mise en pratique concernent<br />

globalement l’ensemble des <strong>la</strong>ngues minorées selon des modalités adaptables et<br />

spécifiques à chaque situation. On retrouve d’ailleurs dans <strong>la</strong> pensée de Lafont,<br />

l’assise théorique développée par Benveniste. Robert Lafont confronte ainsi les<br />

trois phases de son programme qui « […] ne sont envisageables que par des actes<br />

de parole où émergent des sujets : aucune prise de parole de nature nouvelle ne<br />

sera possible sans qu’un sujet l’assume en nouveauté. Et, comme une théorie du<br />

sujet comporte nécessairement “<strong>la</strong> part de l’autre”, le tu, et que pratiquement,<br />

c’est bien de communication que nous parlons, <strong>la</strong> nouveauté doit être posée en<br />

re<strong>la</strong>tion nouvelle entre les sujets. Une aire de parole autonome, ce<strong>la</strong> signifie que les<br />

4. Pour une analyse complète du processus d’autonomisation de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, nous renvoyons à<br />

Colonna (2013a).


18<br />

de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation. itinéraires sociolinguistiques<br />

communications intersubjectives rendent cette autonomie possible, <strong>la</strong> supportent<br />

et <strong>la</strong> nourrissent » (Lafont, 1997a [1984] : 107). L’idée par contraste ne peut être<br />

efficace dans le cas qui nous intéresse que si les <strong>la</strong>ngues ne sont pas superposées<br />

et assujetties de manière permanente à une pratique socialement dominante, à <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>ngue de l’État par exemple.<br />

LES LANGUES COMME OPACITÉS PARTICULIÈRES<br />

Si l’on cherche à partir des théories lévi-straussiennes notamment à penser<br />

le contact linguistique, il serait dès lors préférable de ne pas systématiser les<br />

confrontations, surtout lorsqu’il s’agit d’organiser <strong>la</strong> cohabitation entre <strong>la</strong>ngues<br />

majoritaires et <strong>la</strong>ngues minoritaires. Nous pouvons évoquer dans le prolongement<br />

de cette pensée celle qu’Édouard Glissant mène autour du monde de <strong>la</strong><br />

Re<strong>la</strong>tion, de <strong>la</strong> diversité culturelle et des <strong>la</strong>ngues à travers sa « théorie des opacités<br />

particulières ». La domination de certaines <strong>la</strong>ngues sur d’autres, entre français<br />

et créole par exemple, exige de les rendre « opaques l’une à l’autre » (Glissant,<br />

1981 : 418). L’écrivain précise <strong>la</strong> finalité de ce consentement à l’opacité, « c’està-dire<br />

à <strong>la</strong> densité irréductible de l’autre » (ibid.): « L’opacité comme valeur à<br />

opposer à toute tentative pseudo-humaniste de réduire les hommes à l’échelle<br />

d’un modèle universel. La bienheureuse opacité, par quoi l’autre m’échappe, me<br />

contraignant à <strong>la</strong> vigi<strong>la</strong>nce de toujours marcher vers lui. » (ibid.: 474). Dans le<br />

Traité du Tout-Monde il « […] réc<strong>la</strong>me pour tous le droit à l’opacité » (Glissant,<br />

1997 : 29). C’est à cette condition d’opacité que Glissant évoque <strong>la</strong> préservation<br />

du Divers 5 de manière pérenne. L’écrivain insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas<br />

d’un renfermement mais bien de <strong>la</strong> condition à <strong>la</strong> bonne réalisation du Divers<br />

et des mutualités interculturelles ou interlinguistiques. Il récuse ainsi, comme le<br />

rappelle Renaut dans son analyse synthétique de <strong>la</strong> pensée glissantienne autour de<br />

l’identité et de <strong>la</strong> diversité, « […] que <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion interculturelle soit pure fusion<br />

des cultures passant l’une dans l’autre ou dans les autres » (Renaut, 2010 : 336).<br />

Pour autant, comme le rappelle Renaut, il ne s’agit pas de substituer à un universalisme<br />

dogmatique et non critique un « […] différentialisme [qui] peut lui aussi<br />

se faire dogmatique en sacralisant sans conscience critique (sans interrogation<br />

sur les conditions de légitimité d’un tel geste) <strong>la</strong> diversité comme telle, du simple<br />

fait qu’elle est diversité. » (ibid. : 275).<br />

Cependant, repenser les interactions culturelles et le contact des <strong>la</strong>ngues dans<br />

nos sociétés contemporaines, voire en limiter l’intensification, ne va de soi tant ils<br />

sont régis par des phénomènes de mondialisation et d’uniformisation. En effet,<br />

repenser <strong>la</strong> diversité, l’opacité, l’utilité et <strong>la</strong> fonction des <strong>la</strong>ngues, implique aussi<br />

de repenser l’organisation bien plus <strong>la</strong>rge des sociétés. Néanmoins, il est possible<br />

d’autonomiser des espaces singuliers pour les <strong>la</strong>ngues à protéger sans pour autant<br />

refuser l’idée de plurilinguisme. Au contraire, nous l’avons déjà suggéré, c’est cette<br />

singu<strong>la</strong>rité qui est <strong>la</strong> condition et <strong>la</strong> garantie de <strong>la</strong> diversité.<br />

5. Nous conservons <strong>la</strong> majuscule de l’auteur. Cf. Le passage suivant du Discours antil<strong>la</strong>is : « Le<br />

Même et le Divers » (Glissant, 1981).


de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation<br />

19<br />

LE FAIT D’ÊTRE BILINGUE<br />

À ces précédentes remarques s’ajoute un fait essentiel et pourtant peu mis<br />

en avant jusqu’alors : le fait d’être bilingue ou du moins de posséder deux codes<br />

linguistiques (même de manière inégale) quotidiennement mobilisés dans le terrain<br />

d’étude qui a été le nôtre à travers le contexte insu<strong>la</strong>ire corse. Précisons à ce titre,<br />

que tous les corsophones sont également francophones, le contraire n’étant bien<br />

évidemment pas vrai. Pas un seul corsophone ne méconnaît le français comme<br />

<strong>la</strong>ngue usuelle. Nous avons là un fait majeur du déséquilibre sociolinguistique<br />

et de l’aboutissement de <strong>la</strong> domination linguistique. Il est par conséquent difficile<br />

d’« éliminer » une des deux <strong>la</strong>ngues pourtant constitutive de cet être et<br />

société bilingues au profit d’un seul code linguistique. L’honnêteté intellectuelle<br />

commande de dire à quel point le corsophone d’aujourd’hui est particulièrement<br />

pétri par <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française, traversé socialement de toute part par cette dernière<br />

et qu’une position exclusive hic et nunc, d’autant plus instable que non soutenue<br />

par un appareil institutionnel de type étatique, relèverait davantage du désir que<br />

d’une visée politique réelle. La difficulté étant de trouver les moyens politiques et<br />

sociaux de faire coexister deux <strong>la</strong>ngues, si tant est que ce<strong>la</strong> soit réellement possible<br />

sur un temps plus ou moins long. Rappelons que les Cata<strong>la</strong>ns, notamment Aracil,<br />

ont dénoncé dès les années 1960 à quel point le bilinguisme relevait d’un mythe.<br />

Ainsi le déséquilibre social et statutaire entre deux <strong>la</strong>ngues ne peut conduire qu’à<br />

<strong>la</strong> disparition (au moins partielle et comme <strong>la</strong>ngue usuelle) d’une d’entre elles,<br />

même si ce fait s’inscrit parfois sur un temps très long.<br />

Peut-être faut-il dès à présent prolonger cette réflexion autour du bilinguisme<br />

du point de vue de <strong>la</strong> domination radicale à travers le processus initial de colonisation<br />

en rappe<strong>la</strong>nt les propos sans concession et lucides d’Albert Memmi sur <strong>la</strong> question<br />

linguistique et ce qu’il appelle le « bilinguisme colonial ». Ainsi, l’auteur écrit :<br />

Ce déchirement essentiel du colonisé se trouve particulièrement exprimé et symbolisé<br />

dans le bilinguisme colonial. Le colonisé n’est sauvé de l’analphabétisme que pour<br />

tomber dans le dualisme linguistique. […]. Toute <strong>la</strong> bureaucratie, toute <strong>la</strong> magistrature,<br />

toute <strong>la</strong> technicité n’entend et n’utilise que <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue du colonisateur […]. Muni de sa<br />

seule <strong>la</strong>ngue, le colonisé est un étranger dans son propre pays.<br />

Dans le contexte colonial, le bilinguisme est nécessaire. Il est condition de toute<br />

communication, de toute culture et de tout progrès. Mais le bilinguisme colonial<br />

n’est sauvé de l’emmurement que pour subir une catastrophe culturelle, jamais<br />

complètement surmontée.<br />

[L]e bilinguisme colonial ne peut être assimilé à n’importe quel dualisme linguistique.<br />

La possession de deux <strong>la</strong>ngues n’est pas seulement celle de deux outils, c’est<br />

<strong>la</strong> participation à deux royaumes psychiques et culturels. Or ici, les deux univers<br />

symbolisés, portés par les deux <strong>la</strong>ngues, sont en conflit ; Ce sont ceux du colonisateur<br />

et du colonisé.


20<br />

de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation. itinéraires sociolinguistiques<br />

En outre, <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue maternelle 6 du colonisé, celle qui est nourrie de ses sensations,<br />

ses passions et ses rêves, celle dans <strong>la</strong>quelle se libèrent sa tendresse et ses étonnements,<br />

celle enfin qui recèle <strong>la</strong> plus grande charge affective, celle-là précisément<br />

est <strong>la</strong> moins valorisée. Elle n’a aucune dignité dans le pays ou dans le concert des<br />

peuples. S’il veut obtenir un métier, construire sa p<strong>la</strong>ce, exister dans <strong>la</strong> cité et dans<br />

le monde, il doit d’abord se plier à <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue des autres, celle des colonisateurs, ses<br />

maîtres. Dans le conflit linguistique qui habite le colonisé, sa <strong>la</strong>ngue maternelle est<br />

l’humiliée, l’écrasée. Et ce mépris, objectivement fondé, il finit par le faire sien. <strong>De</strong><br />

lui-même, il se met à écarter cette <strong>la</strong>ngue infirme, à <strong>la</strong> cacher aux yeux des étrangers,<br />

à ne paraître à l’aise que dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue du colonisateur. En bref, le bilinguisme<br />

colonial n’est ni une diglossie, où coexistent un idiome popu<strong>la</strong>ire et une <strong>la</strong>ngue de<br />

puriste, appartenant tous les deux au même univers affectif, ni une simple richesse<br />

polyglotte, qui bénéficie d’un c<strong>la</strong>vier supplémentaire mais re<strong>la</strong>tivement neutre ; c’est<br />

un drame linguistique. (Memmi, 2002 [1957] : 124-125)<br />

Assurément, toutes ces réflexions méritent d’être discutées, approfondies et<br />

débattues. L’espace imparti à cette introduction ne nous autorise guère un tel prolongement.<br />

Cependant, le lecteur désireux de développer certains éléments rencontrés<br />

tout au long de ces pages pourra consulter les différents chapitres qui composent cet<br />

ouvrage et également nos précédents écrits et les diverses références bibliographiques<br />

mises en avant. Certains d’entre eux développent plus en profondeur et de manière<br />

complémentaire les réflexions et principes mis ici en avant.<br />

UN DROIT NÉCESSAIREMENT SUBORDONNÉ<br />

À L’HISTORICITÉ, LA TERRITORIALITÉ<br />

ET L’AUTO-IDENTIFICATION<br />

Nous voudrions insister sur un dernier point avant <strong>la</strong> présentation des<br />

chapitres. Ce livre, comme tout ce que nous avons pu publier avant ceci, intervient<br />

dans le cadre d’une réflexion que nous espérons rigoureuse et ferme en faveur<br />

d’une plus grande démocratie culturelle, de l’octroi de droits culturels en faveur<br />

des Corses et plus généralement des minorités en situation de domination sociolinguistique.<br />

Néanmoins, une telle approche pose nécessairement <strong>la</strong> question de<br />

l’identification des bénéficiaires des droits culturels et linguistiques mis en avant.<br />

En effet, au nom même d’une défense résolue de <strong>la</strong> diversité, il peut être ardu pour<br />

un État ou toute autre institution politique de soutenir et garantir les mêmes droits<br />

pour tous. Cheminer en ce sens relèverait de l’utopie. Ce<strong>la</strong> suppose donc des règles<br />

et des limitations évidentes et l’identification non discriminante des communautés<br />

linguistiques pouvant bénéficier de droits linguistiques significatifs. Or, comment,<br />

de manière juste et équitable, identifier les groupes qui pourront jouir de <strong>la</strong> part<br />

des institutions d’une politique de reconnaissance et à partir de quels critères ? Une<br />

6. Albert Memmi dans sa démonstration évoque à plusieurs reprises <strong>la</strong> « <strong>la</strong>ngue maternelle »<br />

du colonisé. Or, dans le cas corse du moins, toute <strong>la</strong> problématique est que le corse n’est plus<br />

aujourd’hui « <strong>la</strong>ngue maternelle » à proprement dit ni même <strong>la</strong>ngue étrangère. C’est cet entredeux<br />

qui impose à l’analyse une acuité particulière. Et inversement, le français est devenu<br />

<strong>la</strong>ngue dite « maternelle » de l’écrasante majorité des Corses.


de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation<br />

21<br />

des difficultés majeures se situe à ce niveau-ci. Afin de répondre à cette épineuse<br />

interrogation, nous voudrions faire référence à <strong>la</strong> Déc<strong>la</strong>ration universelle des droits<br />

linguistiques de 1996 (DUDL, 1996) adoptée lors de <strong>la</strong> conférence mondiale des<br />

droits linguistiques qui s’est tenue à Barcelone du 6 au 9 juin 1996, organisée par<br />

le PEN Club international et le CIEMEN, avec le soutien de l’UNESCO et de<br />

nombreuses personnalités internationales 7 . Les auteurs se sont efforcés d’é<strong>la</strong>borer<br />

un droit équitable sans le subordonner au statut politique défini par le territoire<br />

auquel appartient <strong>la</strong> communauté linguistique éventuellement visée. Ainsi, <strong>la</strong><br />

Déc<strong>la</strong>ration affirme l’égalité des droits linguistiques sans distinction entre <strong>la</strong>ngue<br />

« officielle » et « non-officielle », « nationale », « régionale », « majoritaire »,<br />

« minoritaire », etc. La Déc<strong>la</strong>ration part du principe qu’il est injuste au prétexte<br />

d’un manque de ressources, de codification, de poids socio-économique, etc.<br />

de considérer que certaines <strong>la</strong>ngues – en fait certains locuteurs – ont des droits<br />

plus que d’autres. Il découle de ce principe l’idée d’universalité, de compromis<br />

international, de solidarité et d’effort financier important (en contrepartie d’un<br />

tel effort, le comité d’accompagnement rappelle le coût économique de <strong>la</strong> substitution,<br />

rarement évoqué dans les études sociolinguistiques ou de politique<br />

internationale). Le texte considère comme « inséparables et interdépendantes les<br />

dimensions collective et individuelle des droits linguistiques, car <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue se<br />

constitue d’une manière collective au sein d’une communauté et c’est aussi au<br />

sein de cette même communauté que les personnes en font un usage individuel.<br />

<strong>De</strong> cette manière, l’exercice des droits linguistiques individuels peut seulement<br />

devenir effectif si l’on respecte les droits collectifs de toutes les communautés et<br />

de tous les groupes linguistiques » (DUDL, 1996 : 12). La philosophie du texte<br />

s’articule également autour de <strong>la</strong> notion de paix et de réciprocité comme éléments<br />

d’intégration et héritage de diversité.<br />

Aussi, afin de rendre applicable l’appareil conceptuel sur lequel se basent<br />

tous les articles de <strong>la</strong> Déc<strong>la</strong>ration, celle-ci retient principalement quatre axes liés<br />

à <strong>la</strong> communauté linguistique : « l’historicité », « <strong>la</strong> territorialité », « l’auto-identification<br />

en tant que peuple » et « le fait d’avoir développé une <strong>la</strong>ngue commune<br />

comme moyen normal de communication entre ses membres » (DUDL, 1996 : 14).<br />

Si l’on accepte de retenir cet ensemble définitoire pour envisager les communautés<br />

linguistiques, le corse répond aisément à ces critères. Dès lors, les principaux<br />

droits auxquels <strong>la</strong> Déc<strong>la</strong>ration fait référence sont : le droit d’être reconnu comme<br />

membre d’une communauté linguistique ; le droit de parler sa propre <strong>la</strong>ngue en<br />

privé et en public ; le droit de maintenir et de développer sa propre culture ; le<br />

droit à l’enseignement de sa <strong>la</strong>ngue et sa culture ; le droit de disposer de services<br />

culturels ; le droit à une présence équitable de sa <strong>la</strong>ngue et sa culture dans les<br />

médias ; le droit pour chaque membre des groupes considérés de se voir répondre<br />

dans sa propre <strong>la</strong>ngue dans ses re<strong>la</strong>tions avec les pouvoirs publics et dans les<br />

7. Pour n’en citer que quelques-unes : Nelson Mande<strong>la</strong>, Le Da<strong>la</strong>ï-Lama, Octavio Paz, Yasser<br />

Arafat, Shimon Peres…


22<br />

de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation. itinéraires sociolinguistiques<br />

re<strong>la</strong>tions socio-économiques ; le droit pour toute personne de développer ses<br />

activités publiques dans sa propre <strong>la</strong>ngue dans <strong>la</strong> mesure où celle-ci est aussi <strong>la</strong><br />

<strong>la</strong>ngue du territoire où elle réside ; le droit pour toute communauté linguistique à<br />

ce que sa <strong>la</strong>ngue soit utilisée en tant que <strong>la</strong>ngue officielle sur son propre territoire ;<br />

le droit pour toute communauté de décider quel doit être le degré de présence<br />

de sa <strong>la</strong>ngue, en tant que <strong>la</strong>ngue véhicu<strong>la</strong>ire et d’objet d’étude, et ce<strong>la</strong> à tous les<br />

niveaux de l’enseignement au sein de son territoire (DUDL, 1996).<br />

Pour faire appliquer ces droits, <strong>la</strong> Déc<strong>la</strong>ration évoque le problème de <strong>la</strong> souveraineté<br />

des peuples parmi lesquels les <strong>la</strong>ngues menacées sont parlées. Le rapport entre<br />

droits linguistiques, tels que mentionnées ci-dessus, et statut politique de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<br />

et des institutions intervenant au profit de cette <strong>la</strong>ngue ne peut plus être occulté,<br />

renvoyé sine die ou disséminé au profit d’un consensus mou ayant pour étendard<br />

un prétendu bilinguisme dont les aspects presque folkloriques parfois font <strong>la</strong> joie<br />

du tourisme mondial en quête d’authenticité, d’ethnicité et d’altérité.<br />

DIX CHAPITRES POUR MIEUX CERNER<br />

LA DOMINATION ET L’ÉMANCIPATION<br />

C’est à ce vaste questionnement politique et social, présenté brièvement jusqu’ici,<br />

que les différents chapitres de cet ouvrage tentent de répondre. Aussi et de manière quasi<br />

instantanée, aussitôt les premiers pas effectués sur <strong>la</strong> route sinueuse de <strong>la</strong> recherche<br />

en terrain minoré, s’est posée avec acuité <strong>la</strong> question du rôle du scientifique et de <strong>la</strong><br />

science en pareil contexte, du « positionnement du chercheur » et de <strong>la</strong> « construction<br />

du savoir en milieu minoritaire » (Boudreau, 2016). Une première question est ainsi<br />

envisagée sous l’angle de l’engagement du scientifique et fait office également de titre<br />

pour le second chapitre : « En contexte minoré, le sociolinguiste est-il nécessairement<br />

un acteur engagé ? ». La réponse n’est bien évidemment pas uni<strong>la</strong>térale et comme bien<br />

souvent son principal intérêt réside davantage dans les questions qu’elles suscitent plus<br />

que dans d’éventuelles réponses péremptoires et définitives. Néanmoins, <strong>la</strong> réflexion<br />

s’attache à dégager un certain nombre de caractéristiques qui rendent moins aléatoire<br />

<strong>la</strong> pensée et le travail du sociolinguiste en contexte dominé. Il nous a semblé nécessaire<br />

par conséquent de faire débuter cet ouvrage après cette introduction à travers<br />

cette problématique car il n’aura point échappé au lecteur que notre propos se veut<br />

« engagé ». La tonalité générale de cette recherche est ainsi caractérisée. Rappelons<br />

avec Patrick Sauzet que <strong>la</strong> dénonciation du conflit linguistique « […] ne peut se faire<br />

que dans <strong>la</strong> mesure où <strong>la</strong> substitution est perçue comme scandale. La sociolinguistique<br />

“périphérique” assume d’ailleurs volontiers une critique de l’objectivité affirmant que<br />

<strong>la</strong> mise en évidence de <strong>la</strong> dominance linguistique se développe fondamentalement<br />

du point de vue de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue dominée. Elle n’est pas “périphérique” par accident »<br />

(Sauzet, 1989). L’idée défendue est bien celle d’une sociolinguistique affectée par<br />

<strong>la</strong> domination. Pour autant, le propos souffre-t-il d’un manque d’objectivité et de<br />

scientificité parce que résolument engagé en faveur d’un rééquilibrage social ? Nous<br />

voulons croire que non. En tout cas, cette recherche est in<strong>la</strong>ssablement précédée par<br />

ce que nous qualifions l’application-implication du chercheur que nous voulons sans


de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation<br />

23<br />

cesse voir mise à l’œuvre. L’application, écrirons-nous plus loin, est ce qui guide <strong>la</strong><br />

démarche scientifique et doit éloigner le scientifique de <strong>la</strong> tentation de substituer à<br />

l’idéologie linguistique dominante une autre idéologie, celle du dominé 8 , pour s’en<br />

tenir à <strong>la</strong> réalité des faits, à <strong>la</strong> part occultée du conflit, selon une assise épistémologique<br />

et une assise méthodologique précises. L’implication réside dans le fait que le<br />

scientifique doit avoir à l’esprit que l’observation portée sur <strong>la</strong> domination et sur le<br />

conflit qui en découle, peut éventuellement modifier l’espace <strong>la</strong>ngagier et donc social<br />

aussi bien au niveau des représentations, des pratiques et des institutionnalisations<br />

de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue et ce auprès des acteurs sociaux, politiques et même scientifiques. Aussi<br />

est-il envisagé d’assumer une forme d’application-implication du sociolinguiste, au<br />

risque de réduire <strong>la</strong> frontière qui sépare le scientifique du politique. Sans doute est-il<br />

utile à ce niveau-ci de <strong>la</strong> réflexion de rappeler de nouveau que <strong>la</strong> politique doit être<br />

envisagée par rapport à son sens <strong>la</strong>rge, à savoir ce qui a trait à l’organisation de <strong>la</strong><br />

société, donc à l’organisation des <strong>la</strong>ngues.<br />

Le premier chapitre vient ainsi coiffer l’ensemble de l’ouvrage en posant plus<br />

c<strong>la</strong>irement les bases et les contours de cette application-implication. Au-delà du<br />

titre sous forme interrogative, ce texte tente de répondre à des questions essentielles<br />

pour <strong>la</strong> bonne compréhension de <strong>la</strong> problématique et notamment : qu’est-ce que<br />

<strong>la</strong> <strong>minoration</strong> ? <strong>De</strong> même, comment définir l’engagement ? L’utilité sociale ? Quel<br />

cadre méthodologique et épistémologique mobiliser afin d’engager une analyse<br />

et un traitement de <strong>la</strong> domination ? Finalement, de ce chapitre presque en forme<br />

de préa<strong>la</strong>ble dialogique, découleront les autres.<br />

Aussi les deux parties suivantes traitent de concepts intimement liés à <strong>la</strong> <strong>minoration</strong><br />

et domination. Le deuxième chapitre, « Une sociolinguistique du conflit pour<br />

analyser le cas du corse », met ainsi en exergue <strong>la</strong> notion de « conflit » et son traitement.<br />

Pour ce faire, nous sommes remonté à l’une des sources épistémologiques du conflit<br />

en retraçant les principales caractéristiques de <strong>la</strong> sociolinguistique cata<strong>la</strong>ne. L’école<br />

cata<strong>la</strong>ne a en effet très <strong>la</strong>rgement influencé les études dites « périphériques » dont<br />

les études corses. Cette influence, tantôt explicite tantôt discrète, a considérablement<br />

marqué le discours corse tout au long de ces quarante dernières années. La chose<br />

est acquise, du moins auprès de l’école cata<strong>la</strong>ne : l’étude de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> et de <strong>la</strong><br />

domination linguistique doit d’une part inscrire sa démarche du côté d’une sociolinguistique<br />

du conflit, c’est-à-dire du côté d’une pensée qui envisage <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> et<br />

<strong>la</strong> domination et plus spécifiquement <strong>la</strong> diglossie comme sources de conflit ; d’autre<br />

part, il ne saurait y avoir d’analyse va<strong>la</strong>ble, sans que celle-ci ne soit fondamentalement<br />

associée à un interventionnisme en vue de l’abrogation des conditions politiques à<br />

l’origine du conflit ainsi mis en lumière. Nous inscrivons c<strong>la</strong>irement nos recherches<br />

du côté de cette sociolinguistique du conflit tout en reconnaissant les ajustements<br />

nécessaires pour chaque terrain étudié. Celui insu<strong>la</strong>ire offre des perspectives différentes<br />

et <strong>la</strong>isse apparaître également les limites ou nuances à apporter à <strong>la</strong> « leçon »<br />

cata<strong>la</strong>ne en contexte diglossique.<br />

8. Sur les « idéologies linguistiques », on consultera par exemple Duchêne & Heller (2007),<br />

Boyer (2017), Costa (2017), Boudreau (2018) ou Jaffe (2020).


24<br />

de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation. itinéraires sociolinguistiques<br />

La troisième partie de l’ouvrage, « Le plurilinguisme à l’épreuve de <strong>la</strong><br />

<strong>minoration</strong> », s’intéresse spécifiquement au cadre général de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> :<br />

l’inévitable plurilinguisme. En effet, au risque de rappeler encore une fois une<br />

vérité trop souvent oubliée : <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> n’a de valeur que dans sa re<strong>la</strong>tion<br />

à l’ensemble majoritaire. Point de <strong>minoration</strong> sans majoration. Cette re<strong>la</strong>tion<br />

entre différents pôles linguistiques implique donc de facto (et de jure) une prise<br />

en compte du fait plurilingue. Or envisager le plurilinguisme entre des <strong>la</strong>ngues<br />

stato-nationales comme le français, l’italien et l’espagnol, n’est pas simi<strong>la</strong>ire à<br />

une situation impliquant par exemple le français, l’ang<strong>la</strong>is et le corse. Ce chapitre<br />

repose essentiellement sur l’idée suivante : si les <strong>la</strong>ngues sont équivalentes d’un<br />

point de vue structurel, elles ne le sont en revanche pas d’un point de vue social.<br />

Par conséquent, une politique linguistique, impliquant fatalement plusieurs <strong>la</strong>ngues<br />

(une politique concernant une <strong>la</strong>ngue se fait toujours en fonction d’autres <strong>la</strong>ngues),<br />

se doit de prendre en compte ces considérations re<strong>la</strong>tives aux déséquilibres sociaux<br />

qui précèdent les usages linguistiques. Ce chapitre, dans le contexte minoritaire,<br />

propose ainsi plusieurs éléments de prise en compte et de traitement du plurilinguisme<br />

dans un tel contexte. Il en ressort que le généreux concept de « plurilinguisme<br />

» ne peut s’exonérer d’une confrontation à <strong>la</strong> réalité sociale imposée par<br />

<strong>la</strong> <strong>minoration</strong> et <strong>la</strong> domination. Pour autant, ce chapitre explore également une<br />

voie possible, parmi d’autres assurément, d’agencement des <strong>la</strong>ngues en pareil<br />

contexte. Il s’agit d’autonomiser <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue minorée afin d’envisager réellement,<br />

au-delà des incantations politiques ou institutionnelles, souvent frappées en <strong>la</strong><br />

matière de naïveté, un plurilinguisme social.<br />

La quatrième partie s’intéresse à un autre domaine, celui plus singulier de<br />

<strong>la</strong> standardisation. Nouvelle « épreuve » pour le corse comme <strong>la</strong>ngue minorée<br />

ainsi que le suggère d’emblée le titre : « La standardisation à l’épreuve de <strong>la</strong><br />

<strong>minoration</strong> : le cas du corse ». En effet, <strong>la</strong> question de <strong>la</strong> standardisation se pose<br />

avec une grande vivacité tant d’un point de vue scientifique que d’un point de<br />

vue informel dans <strong>la</strong> masse des échanges concernant le passé ou l’évolution de<br />

<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue. Ceci s’explique re<strong>la</strong>tivement bien dans <strong>la</strong> mesure où <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue minorée<br />

ne possède généralement pas les instruments qui permettent une standardisation<br />

efficace et plus ou moins rapide. Ces instruments relèvent le plus souvent des<br />

prérogatives étatiques ou d’institutions fortes et stables. Ainsi, un État, à travers<br />

l’enseignement dispensé dans ses écoles, le développement médiatique, l’armée<br />

et d’autres institutions, peut établir une norme, <strong>la</strong> diffuser et <strong>la</strong> légitimer. Les institutions<br />

ont pour ces deux derniers ressorts un rôle essentiel. La <strong>la</strong>ngue minorée,<br />

tel le corse, étant très peu souvent adossée à ce type de structure institutionnelle,<br />

souffre des limites de l’é<strong>la</strong>boration normative, de <strong>la</strong> diffusion et légitimation. Pour<br />

autant, le cas insu<strong>la</strong>ire offre une réflexion re<strong>la</strong>tivement originale en <strong>la</strong> matière. Ce<br />

chapitre s’intéresse donc directement aux problèmes liés à <strong>la</strong> standardisation en<br />

contexte de faible institutionnalisation. La question des objectifs et motivations<br />

de <strong>la</strong> standardisation est ainsi posée. La réponse corse à cette problématique a<br />

été donnée en partie par l’application des principes liés au concept de « norme<br />

polynomique ». Concept qui a été a priori opérant pour le corse et aurait permis


de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation<br />

25<br />

d’éviter nombre d’écueils régulièrement rencontrés en cas de standardisation en<br />

contexte minoritaire. Nous qualifions donc <strong>la</strong> polynomie à travers ce chapitre de<br />

choix « original » dans <strong>la</strong> mesure où traditionnellement, un processus de standardisation<br />

consiste davantage à réduire <strong>la</strong> variation, « […] en tentant d’aboutir à<br />

une re<strong>la</strong>tive uniformité des pratiques linguistiques sur tous les axes de variation »<br />

(Robil<strong>la</strong>rd, 1997 : 266). Didier de Robil<strong>la</strong>rd ajoute que « <strong>la</strong> standardisation ne<br />

vise cependant pas à faire disparaître toute forme de diversité dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue :<br />

elle prend pour objectif de réduire les cas de concurrence formelle, car ils sont le<br />

plus souvent non fonctionnels et source d’ambiguïtés » (Robil<strong>la</strong>rd, 1997 : 266).<br />

Pourtant, dans le cas de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue corse le processus de standardisation de ces<br />

cinquante dernières années s’inscrit a priori en totale opposition avec ce qui vient<br />

d’être évoqué.<br />

Malgré l’accueil très favorable dont bénéficie le concept dans le cadre<br />

universitaire corse, nous posons <strong>la</strong> question suivante à <strong>la</strong>quelle nous tentons de<br />

répondre : « La polynomie : une idéologie pensée pour les déjà corsophones et<br />

dans un cadre non-officiel ? ». Nous rappelons par conséquent à travers cette<br />

question ainsi formulée que toute stratégie de standardisation – ce qui inclut<br />

<strong>la</strong> non-standardisation d’une norme unique – relève d’un choix, et ce choix est<br />

toujours conditionné par les orientations idéologiques des différents acteurs et<br />

institutions ainsi que par les rapports de force qu’ils entretiennent. Ajoutons aussitôt<br />

par souci d’honnêteté intellectuelle, que les réponses que nous apportons à cette<br />

question sont d’ores et déjà partielles et qu’elles nécessiteraient par conséquent<br />

de plus amples développements.<br />

Les travaux de Chiorboli (1991) et Comiti (1992) interviennent au début du<br />

processus d’institutionnalisation du corse (avec à cette époque, par exemple, <strong>la</strong><br />

première session du Capes de corse). Ils s’inscrivent donc dans un contexte sociolinguistique<br />

différent de celui d’aujourd’hui. Il manque à ce jour un travail de fond<br />

mettant l’accent sur les impacts concrets de <strong>la</strong> polynomie autant comme idéologie<br />

que comme modèle de standardisation au niveau notamment des imaginaires, usages<br />

et pratiques glottopolitiques. Il s’agirait dès lors, dans un tel travail et en fonction<br />

de cette double approche, de corroborer, infirmer ou confirmer les limites et les<br />

vertus normalisatrices, standardisatrices, sociales et socioéducatives supposées du<br />

concept de polynomie, en particulier selon une perspective glottopolitique future<br />

avec un corse de plus en plus institutionnalisé et de moins en moins <strong>la</strong>ngue transmise<br />

au sein de <strong>la</strong> sphère familiale comme nous le suggérons dans notre question posée<br />

ci-dessus. Le but de ce chapitre est ici davantage de poser <strong>la</strong> standardisation et <strong>la</strong><br />

réponse corse en termes d’idéologie linguistique et politique et de les questionner<br />

plus que d’engager telle ou telle affirmation de manière définitive.<br />

Une telle étude renvoie, au moins implicitement, à un autre chantier de<br />

recherche d’envergure pour les années à venir. Ce champ d’investigations concerne<br />

aussi bien le corse que toute autre <strong>la</strong>ngue dont <strong>la</strong> position est analogue ou presque :<br />

il s’agit des néolocuteurs (Costa, 2015 ; Jaffe, 2015). En effet, <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> et <strong>la</strong><br />

domination linguistiques ont pour conséquence principale de particu<strong>la</strong>riser l’acquisition<br />

de <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue dominée. Soit en réduisant considérablement <strong>la</strong> part des locuteurs

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