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Cerveau & Psycho n°113 - septembre 2019

Cognition incarnée : quand le corps stimule la pensée

Cognition incarnée : quand le corps stimule la pensée

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<strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong><br />

LA TÉTINE ENTRAVE-T-ELLE<br />

LE DÉVELOPPEMENT<br />

DES ENFANTS ?<br />

N° 113 Septembre <strong>2019</strong><br />

M 07656 - 113S - F: 6,50 E - RD<br />

3’:HIKRQF=[U[ZU\:?a@l@b@n@g"<br />

Cognition<br />

incarnée<br />

QUAND<br />

LE CORPS STIMULE<br />

LA PENSÉE<br />

NEUROSCIENCES<br />

NOTRE CERVELET,<br />

UN DEUXIÈME<br />

CERVEAU BIEN UTILE<br />

CONCENTRATION<br />

COMMENT<br />

GÉRER SES SAUTES<br />

D’ATTENTION<br />

CULTE<br />

LES MESSES<br />

EN SOUVENIR<br />

DE JOHNNY<br />

SYNDROME<br />

DE BAMBI<br />

QUAND LES<br />

DESSINS ANIMÉS<br />

TRAUMATISENT<br />

D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF


COLLECTION<br />

Une lecture simple<br />

et rapide<br />

de la recherche<br />

actuelle<br />

CHEZ VOTRE LIBRAIRE<br />

LE 26 SEPTEMBRE<br />

Pourquoi un leader<br />

doit être exemplaire<br />

Tessa MELKONIAN<br />

Ce livre offre les élements clés sur l’exemplarité<br />

et ses principaux effets. Il explique pourquoi<br />

il est difficile d’être perçu comme exemplaire<br />

aujourd’hui et propose un certain nombre de<br />

leviers qui permettent aux leaders d’améliorer leur<br />

comportement.<br />

Une coédition UGA Éditions et PUG<br />

<strong>2019</strong> – ISBN : 978-2-7061-4384-7<br />

Le management juste<br />

Thierry NADISIC<br />

Premier livre pour le grand public sur les<br />

dernières recherches en comportement organisationnel.<br />

Une autre vision du management<br />

avec, en exergue, le bien-être au travail.<br />

Une coédition UGA Éditions et PUG<br />

2018 – 96 p. – ISBN : 978-2-7061-4228-4<br />

Croyez-vous aux théories<br />

du complot ?<br />

Anthony LANTIAN<br />

Pour comprendre les mécanismes<br />

de croyances attachés aux théories<br />

du complot de plus en plus prégnantes dans<br />

les médias depuis quelques années.<br />

Une coédition UGA Éditions et PUG<br />

2018 – 80 p. – ISBN : 978-2-7061-4229-1<br />

Action sociale et<br />

empowerment<br />

Bernard VALLERIE<br />

Un ouvrage synthétique, centré sur le<br />

développement du pouvoir d’agir, pour aider<br />

les personnes en difficulté sociale à devenir<br />

actrices de leurs propres changements.<br />

Une coédition UGA Éditions et PUG<br />

2018 – 80 p. – ISBN : 978-2-7061-4230-7<br />

uga-editions.com<br />

Diffusion Sofédis


3<br />

N° 113<br />

NOS CONTRIBUTEURS<br />

ÉDITORIAL<br />

p. 16-17<br />

Sarah Genon<br />

Chercheuse en psychologie et directrice du groupe<br />

de recherche en neuro-informatique cognitive<br />

à l’université Jülich, en Allemagne, Sarah Genon<br />

met au point de nouvelles méthodes de cartographie<br />

du cerveau pour comprendre les différences<br />

cognitives entre individus.<br />

p. 40-47<br />

Manuela Macedonia<br />

Chercheuse en neurosciences de l’apprentissage<br />

à l’université de Linz, en Autriche, Manuela Macedonia<br />

développe des systèmes d’interface homme-machine<br />

pour favoriser l’apprentissage multimodal, basé sur la<br />

fusion des sens pour un meilleur ancrage mnésique.<br />

p. 66-71<br />

Zeynep Tufekci<br />

Professeure associée à la School of Information and<br />

Library Science, à l’université de Caroline du Nord.<br />

Collaboratrice régulière du New York Times,<br />

elle analyse entre autres les ressorts des grandes<br />

séries télévisées comme Game of Thrones.<br />

p. 72-74<br />

Yves-Alexandre Thalmann<br />

Professeur de psychologie au collège Saint-Michel,<br />

à Fribourg, Yves-Alexandre Thalmann porte un regard<br />

critique sur les différents courants du développement<br />

personnel et sur les avantages – réels<br />

ou fantasmés – que nous pouvons en retirer.<br />

SÉBASTIEN<br />

BOHLER<br />

Rédacteur en chef<br />

Restez<br />

connectés !<br />

Bonne nouvelle, la fibre arrive chez vous. Et autant vous le<br />

dire, elle connecte tout. Dès le jour de votre naissance, elle<br />

relie entre elles les différentes régions de votre cerveau. Si<br />

vous naissez prématuré, la connexion sera certes incomplète,<br />

mais des chercheurs viennent de découvrir qu’écouter de la<br />

musique douce favorisera le processus de maturation. Ensuite, la fibre va<br />

parcourir tous les recoins de votre cerveau et relier entre eux les deux<br />

hémisphères : en 1954, un neurologue, Roger Sperry, se rend compte que<br />

le fait de couper ces fibres transversales produit de curieuses pathologies :<br />

un homme en agresse un autre de la main gauche, mais arrête son propre<br />

coup avec sa main droite. La cause : ses deux hémisphères ne sont pas<br />

connectés, et donc ses deux mains font des choses différentes et incohérentes.<br />

Sperry va jusqu’à explorer le trajet de la fibre dans tout le corps, en<br />

inversant les connexions des pattes de rats de laboratoire, qui se mettent à<br />

descendre un escalier lorsqu’ils essaient de le monter. Horribles expériences<br />

qui ont cependant mis en lumière un fait nouveau : notre vie est<br />

faite de connexions. Il y aurait de quoi rire… si le rire lui-même n’était pas<br />

affaire de fibre bien connectée ! Car chez une patiente que nous décrit le<br />

neurologue Laurent Cohen, une rupture de fibre entre deux centres cérébraux<br />

conduit à des accès de rire incontrôlés, y compris lorsqu’elle licencie<br />

un de ses salariés. Et puis, pour couronner le tout, la fibre met en relation<br />

votre corps et votre cerveau, de telle sorte que chacune de nos pensées est<br />

influencée par l’état de notre corps, un phénomène baptisé « cognition incarnée<br />

», qui fait le cœur de notre dossier de ce mois-ci.<br />

La fibre est chez vous, la fibre est en vous, et vous avez compris que cela<br />

n’a rien à voir avec celle des opérateurs téléphoniques. Si nous nous passionnions<br />

un peu plus pour ces connexions internes à notre cerveau que<br />

pour toutes les 3G, 4G et bientôt 5G d’un monde survolté et surchauffé,<br />

nous ferions un pas décisif vers la connaissance de soi. Ce que votre magazine,<br />

mois après mois, s’efforce de faire modestement. £<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


4<br />

SOMMAIRE<br />

N° 113 SEPTEMBRE <strong>2019</strong><br />

p. 39-59<br />

p. 14 p. 16 p. 20 p. 26<br />

Dossier<br />

p. 6-37<br />

DÉCOUVERTES<br />

p. 6 ACTUALITÉS<br />

La Joconde :<br />

quelle simulatrice !<br />

Pourquoi les chiens<br />

ont le regard tendre<br />

Deux heures de nature,<br />

sinon rien !<br />

Se coucher tôt :<br />

c’est possible !<br />

L’hippocampe,<br />

travailleur de l’ombre<br />

Le neurofeedback<br />

change le cerveau<br />

en 30 minutes<br />

p. 14 FOCUS<br />

La musique<br />

connecte le cerveau<br />

des prématurés<br />

Un programme musical adapté accélère<br />

le développement du cerveau prématuré.<br />

Guillaume Jacquemont<br />

p. 16 NEUROSCIENCES<br />

Les nouveaux<br />

cartographes<br />

du cerveau<br />

Une nouvelle méthode d’analyse permet<br />

de savoir précisément ce que fait<br />

chaque région de notre cerveau.<br />

S. Genon, A. Plachti et S. Eickhoff<br />

Ce numéro comporte un encart d’abonnement <strong>Cerveau</strong> & <strong>Psycho</strong>, jeté en cahier intérieur<br />

de toute la diffusion kiosque et posé sur toute la diffusion abonné.<br />

En couverture : © Sylvie Serprix<br />

p. 20 CAS CLINIQUE<br />

LAURENT COHEN<br />

La femme qui riait<br />

pour un rien<br />

Au moment de licencier un collaborateur,<br />

madame R. éclate de rire ! Au service<br />

de neurologie, on mène l’enquête…<br />

p. 26 GRANDES EXPÉRIENCES<br />

DE NEUROSCIENCES<br />

Roger Sperry,<br />

la découverte<br />

du câblage cérébral<br />

En coupant des cerveaux en deux,<br />

le neurologue Roger Sperry révéla le rôle<br />

précis de notre câblage cérébral.<br />

Christian Wolf<br />

p. 32 NEUROANATOMIE<br />

Le cervelet,<br />

petit mais costaud<br />

Séisme dans le monde des neurosciences :<br />

le cervelet, qu’on croyait tout<br />

au plus régulateur des mouvements,<br />

intervient dans la cognition !<br />

Joachim Retzbach<br />

p. 39<br />

QUAND<br />

LE CORPS<br />

STIMULE<br />

LA PENSÉE<br />

p. 40 COGNITION INCARNÉE<br />

APPRENDRE<br />

AVEC SON CORPS<br />

Rester assis et écouter ? Il y a mieux à faire.<br />

Utilisez vos bras et vos jambes : vous<br />

mémoriserez mieux !<br />

Manuela Macedonia<br />

p. 48 INTERVIEW<br />

NOTRE CORPS<br />

DÉTERMINE<br />

NOTRE RAPPORT<br />

AU MONDE<br />

Rémy Versace<br />

p. 54 SCIENCES COGNITIVES<br />

J’AI UN CORPS,<br />

DONC JE PENSE<br />

Penser uniquement avec son cerveau<br />

est impossible. Conscience, perception,<br />

émotions : tout cela naît d’un dialogue<br />

entre neurones et cellules du corps.<br />

Christian Wolf<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


5<br />

p. 66 p. 76<br />

p. 94<br />

p. 60 p. 72 p. 84<br />

p. 88<br />

p. 92<br />

p. 60-74 p. 76-91 p. 92-97<br />

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES<br />

p. 60 RETOUR SUR L’ACTUALITÉ<br />

Johnny :<br />

le culte du défunt<br />

Les messes mensuelles en l’honneur de<br />

Johnny Hallyday révèlent la constitution<br />

d’un culte contemporain.<br />

Gabriel Segré<br />

p. 66 CULTURE & SOCIÉTÉ<br />

Game of Thrones :<br />

la saison qui fâche<br />

Une pétition réclame la réécriture<br />

de la dernière saison. Qu’est-ce<br />

qui a dérapé dans Game of Thrones ?<br />

Zeynep Tufekci<br />

p. 72 L’ENVERS<br />

DU DÉVELOPPEMENT<br />

PERSONNEL<br />

YVES-ALEXANDRE<br />

THALMANN<br />

Stop au mythe<br />

de la « motivation<br />

intrinsèque »<br />

Arrêtez de croire que la seule motivation<br />

valable est liée au plaisir de travailler.<br />

Les incitations (et même les sanctions)<br />

sont parfois indispensables.<br />

p. 76 PSYCHOLOGIE<br />

Bambi m’a traumatisé !<br />

Les psychologues découvrent l’impact des<br />

dessins animés sur les émotions enfantines.<br />

Paola Emilia Cicerone<br />

p. 84 L’ÉCOLE DES CERVEAUX<br />

JEAN-PHILIPPE<br />

LACHAUX<br />

Sauvez<br />

les poissons rouges !<br />

Concentration de poisson rouge ? Optimisez<br />

alors les courtes phases d’attention.<br />

p. 87 LA QUESTION DU MOIS<br />

Que se passe-t-il<br />

quand on panique ?<br />

Peter Zwanger<br />

p. 88 LES CLÉS DU COMPORTEMENT<br />

NICOLAS<br />

GUÉGUEN<br />

Docteur Tétine<br />

et Mister Tototte<br />

Les débats sur la tétine font rage :<br />

abrutissante ou apaisante ?<br />

Mais cette fois, la science va trancher.<br />

p. 92 SÉLECTION DE LIVRES<br />

Le Jour où je suis<br />

devenue moi-même<br />

Surchauffe mentale<br />

La Santé psychique<br />

de ceux qui ont fait<br />

le monde<br />

Faut-il sentir bon<br />

pour séduire ?<br />

Le Mensonge<br />

L’École en pleine<br />

conscience<br />

p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE<br />

SEBASTIAN<br />

DIEGUEZ<br />

Thackeray :<br />

comment détecter<br />

un snob en soirée<br />

Dans Le Livre des snobs, William<br />

Makepeace Thackeray révèle<br />

un des fondements du snobisme :<br />

une inépuisable prétention à tout savoir.<br />

Mais c’est aussi là que réside sa faille…<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


6<br />

DÉCOUVERTES<br />

p. 14 Focus p. 16 Les nouveaux cartographes du cerveau p. 20 La femme qui riait pour un rien p. 26 Roger Sperry, la découverte du câblage cérébral<br />

Actualités<br />

Par la rédaction<br />

CULTURE & SOCIÉTÉ<br />

La Joconde,<br />

quelle simulatrice !<br />

Une nouvelle analyse révèle que les deux moitiés du sourire de la Joconde<br />

expriment des émotions différentes. Ce qui pourrait traduire un manque<br />

de sincérité, selon les spécialistes des expressions faciales…<br />

Luca Marsili et al., Unraveling<br />

the asymmetry of Mona Lisa<br />

smile, Cortex, le 3 avril <strong>2019</strong>.<br />

S’il est un sourire qui fascine<br />

le monde entier, c’est bien celui<br />

de la Joconde. Observez-le, sur<br />

l’image ci-contre : n’est-il pas mystérieux,<br />

énigmatique, envoûtant ? De la<br />

paralysie d’une moitié du visage à un<br />

problème dentaire en passant par<br />

l’épanouissement de la femme<br />

enceinte, tout a été évoqué pour expliquer<br />

ses étranges caractéristiques.<br />

Mais les analyses menées par Luca<br />

Marsili, de l’université de Cincinnati,<br />

et ses collègues suggèrent qu’il serait<br />

tout simplement… mensonger !<br />

Lorsqu’on observe ce sourire d’un<br />

peu plus près (b), on constate qu’il<br />

semble légèrement asymétrique. Pour<br />

le confirmer, les chercheurs ont créé<br />

deux images dites « chimériques » de<br />

la Joconde, en reconstituant un visage<br />

entier à partir de la moitié gauche ou<br />

droite du portrait (c et d). Ils ont ensuite<br />

interrogé une quarantaine de participants<br />

sur les émotions exprimées par<br />

chaque visage. Les résultats ont montré<br />

que si la moitié droite (pour l’observateur)<br />

du sourire semble rayonner de<br />

joie, la moitié gauche est relativement<br />

© Musée du Louvre, Paris<br />

N° 00 - Mois 2000


7<br />

p. 32 Le cervelet, petit mais costaud<br />

RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO<br />

PSYCHOLOGIE<br />

Pourquoi les<br />

chiens ont le<br />

regard tendre<br />

J. Kaminski et al., PNAS, 17 juin <strong>2019</strong>.<br />

Le sourire chimérique créé<br />

en dédoublant la moitié gauche<br />

du visage (pour l’observateur)<br />

n’exprime aucune joie (C),<br />

tandis que celui obtenu à partir<br />

de la partie droite semble heureux (d).<br />

neutre, voire laisse transparaître du<br />

dégoût ou de la tristesse.<br />

Alors, la Joconde était-elle fourbe<br />

et simulatrice ? Ou bipolaire ? Selon les<br />

travaux de Paul Ekman, éminent spécialiste<br />

des émotions et des expressions<br />

faciales, une telle asymétrie suggère<br />

en tout cas que son sourire<br />

n’exprime pas une joie sincère. Mais<br />

pour les auteurs de cette étude, la<br />

jeune femme pourrait tout simplement<br />

avoir été fatiguée de poser pendant<br />

des heures. Giorgio Vasari, historien<br />

de l’art du xvi e siècle rapporte pourtant<br />

que Léonard avait employé des bouffons<br />

et des musiciens pour la divertir.<br />

Il semble que ça n’ait pas suffi pour<br />

maintenir une émotion réelle…<br />

Mais que les amateurs de mystère<br />

se consolent : les chercheurs envisagent<br />

encore une autre explication.<br />

Léonard était connu pour avoir une<br />

profonde connaissance de la physionomie<br />

humaine. Il est alors possible<br />

qu’il ait deviné, plusieurs siècles avant<br />

les psychologues modernes, que ce<br />

type de sourire n’était pas sincère, et<br />

qu’il ait volontairement dessiné cette<br />

expression ambivalente pour signaler<br />

au spectateur que le tableau cache<br />

quelque chose. Voilà qui donnera du<br />

grain à moudre à tous ceux qui imaginent<br />

un sens cryptique à la Joconde<br />

– comme l’italien Silvano Vinceti, qui<br />

affirme avoir décelé d’énigmatiques<br />

lettres tracées dans les yeux de la<br />

jeune femme… £<br />

<br />

Guillaume Jacquemont<br />

Les chiens disposent d’une arme<br />

redoutable pour obtenir ce qu’ils veulent : leur<br />

regard. Qu’ils lèvent vers vous leurs grands yeux<br />

humides, et vous risquez fort d’éprouver une irrésistible<br />

envie de vous en occuper. Quel est donc<br />

leur secret ?<br />

C’est ce qu’ont étudié Juliane Kaminski, de<br />

l’université de Portsmouth, et ses collègues. En<br />

comparant l’anatomie faciale des chiens et des<br />

loups, les chercheurs ont montré que le plus fidèle<br />

ami de l’homme dispose d’un muscle supplémentaire<br />

qui lui permet de relever l’intérieur du sourcil.<br />

Avec un double effet : d’une part, ses yeux<br />

paraissent plus grands et donc plus proches de<br />

ceux d’un bébé, et d’autre part, l’expression qui en<br />

résulte ressemble à celle qu’adoptent les humains<br />

quand ils sont tristes. Deux bonnes raisons pour<br />

vous pousser à cajoler votre toutou.<br />

Des observations comportementales ont<br />

confirmé que les chiens ne se privent pas d’user de<br />

ce regard fatal. De précédents travaux avaient d’ailleurs<br />

montré que ceux qui élèvent davantage le<br />

sourcil sont plus vite adoptés dans les refuges pour<br />

animaux. Pendant des centaines de générations, les<br />

humains auraient ainsi montré une préférence plus<br />

ou moins consciente pour les canidés les plus doués<br />

pour les acrobaties faciales, dont ils se seraient<br />

mieux occupés. Au point que ce muscle supplémentaire<br />

aurait émergé en un temps record, puisque les<br />

chiens n’ont été domestiqués qu’il y a 33 000 ans.<br />

Une paille, à l’échelle de l’évolution. £ G. J.<br />

© Pavlina Trauskeova/shutterstock.com<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


8<br />

DÉCOUVERTES Actualités<br />

BIEN-ÊTRE<br />

Deux heures de<br />

nature, sinon rien !<br />

Mathew P. White et al., Scientific Reports,<br />

publicaion en ligne du 13 juin <strong>2019</strong><br />

Pour une bonne santé du corps et de l’esprit, on<br />

sait aujourd’hui, avec toujours plus de certitude, que le contact<br />

avec la nature est primordial. Par exemple, ces dernières<br />

années, plusieurs études ont montré que le risque de développer<br />

des maladies psychiatriques (anxiété, dépression, schizophrénie)<br />

est supérieur en ville qu’à la campagne, et que ce<br />

risque augmente avec la taille de l’agglomération où l’on vit.<br />

Même certains facteurs comme la distance au parc le plus<br />

proche ou le temps de trajet nécessaire pour se rendre dans<br />

un espace vert sont associés au bien-être général. Alors, que<br />

faire lorsqu’on n’habite pas dans une zone arborée. Quelle<br />

stratégie employer lorsqu’on vit, comme des centaines de millions<br />

de personnes de par le monde, dans des centres urbains<br />

où parfois pas une feuille n’est visible à l’horizon ?<br />

Une possibilité est de faire des sorties régulières en forêt,<br />

quitte à se prendre une journée entière pour cela. Mais évidemment,<br />

on peut alors se demander si un contact épisodique<br />

suffit à compenser l’absence de verdure pendant toute la<br />

semaine. Dans un domaine un peu différent, celui du sport,<br />

on sait en effet qu’une séance hebdomadaire ne remplace<br />

pas une activité régulière.<br />

Pour répondre à cette question, Mathew White et ses collègues<br />

de l’université d’Exeter, en Angleterre, ont comparé le niveau<br />

de santé et de bien-être de 90 000 urbains avec le temps passé<br />

par semaine dans un environnement naturel, indépendamment<br />

de la proximité de cet environnement, qu’il s’agisse de parcs, de<br />

forêts, de rivières ou de plages. Ils ont constaté qu’en dessous<br />

de deux heures hebdomadaires, aucun effet positif n’est constaté.<br />

En revanche, au-dessus de ce seuil, les niveaux de santé physique<br />

et de bien-être psychologique s’envolent. Les personnes<br />

ont moins de pépins cardiovasculaires, de diabète, de dépression,<br />

d’anxiété… Au-delà de deux heures, le bénéfice sur la santé corporelle<br />

semble stagner, mais celui sur la santé mentale continue<br />

de progresser jusqu’à 6 ou 7 heures de dose hebdomadaire.<br />

Que tirer de cette étude de grande ampleur ? Principalement<br />

que si vous n’avez pas la chance de vivre à côté de la nature,<br />

vous pouvez aller à elle. Et vous constaterez que, au-delà des<br />

bienfaits pour votre santé, vous redécouvrirez peut-être votre<br />

propre… nature. £ S. B.<br />

Compter<br />

avec sa trompe<br />

Souvenez-vous de la dernière fois<br />

où vous êtes passé devant une<br />

boulangerie. Essayez de vous<br />

rappeler l’odeur chaude et alléchante<br />

qui s’en exhalait. Maintenant,<br />

faites un pronostic : combien<br />

y avait-il de croissants ?<br />

Une telle prouesse est impossible,<br />

bien sûr. Du moins pour un humain.<br />

Mais peut-être pas pour les<br />

éléphants ! Ceux-ci sont beaucoup<br />

plus doués pour estimer les quantités<br />

sur la base d’une odeur, comme<br />

le montre une expérience menée<br />

par l’éthologue américain Joshua<br />

Plotnik et ses collègues. Les animaux<br />

devaient renifler deux sceaux<br />

opaques contenant des graines<br />

de tournesol et estimer lequel<br />

en renfermait le plus. Ils y sont<br />

parvenus avec une bonne précision.<br />

Une finesse olfactive qui serait<br />

précieuse dans la nature, notamment<br />

pour se diriger vers les sources de<br />

nourriture les plus abondantes. £G. J.<br />

40 %<br />

des questions<br />

sont posées<br />

par des femmes<br />

dans les congrès<br />

de génétique,<br />

même lorsqu’elles<br />

représentent 70 %<br />

du public.<br />

American Journal of Human Genetics<br />

© Poprotskiy Alexey /shuttertstock.com<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


9<br />

Quand votre cœur<br />

vous fait croire que<br />

vous êtes fatigué<br />

SOMMEIL<br />

Se coucher tôt :<br />

c’est possible !<br />

E. R. Facer-Childs et al., Sleep Medicine, en ligne le 10 mai <strong>2019</strong>.<br />

© Lena Ivanova/shutterstock.com<br />

Une étrange illusion a été mise en évidence<br />

par des psychologues de l’université<br />

de Pittsburgh, aux États-Unis. Des volontaires<br />

étaient placés sur un vélo d’appartement,<br />

avec des capteurs de fréquence cardiaque sur<br />

la poitrine. Les psychologues voulaient savoir<br />

à quel point nous utilisons la perception de nos<br />

battements cardiaques pour nous sentir<br />

fatigués. Ils ont donc fait croire aux participants<br />

que leur rythme était beaucoup plus élevé<br />

qu’en réalité, en émettant de faux bips sonores<br />

de plus en plus rapprochés. Rapidement, les<br />

participants se sont dits épuisés. Mais l’inverse<br />

ne fonctionnait pas : on ne peut pas faire croire<br />

à quelqu’un qu’il est frais comme un gardon<br />

en émettant des bips sonores plus lents…£ S. B.<br />

Méditez...<br />

avec application<br />

Pour ceux qui ont du mal à s’imposer dès le<br />

début une discipline stricte afin d’apprendre<br />

à méditer (et d’en retirer de nombreux bénéfices<br />

notamment en termes de santé physique et<br />

de concentration), une application mise au point<br />

par l’université de Californie à San Francisco<br />

vient de faire ses preuves. Cette application<br />

propose, quelques minutes par jour, d’apprendre<br />

à focaliser son attention sur sa respiration tout<br />

en prenant conscience des moments où l’esprit<br />

se met à vagabonder. Au bout d’un mois,<br />

les sujets testés dans cette étude ont réussi<br />

à étendre leur temps de focalisation sur leur<br />

respiration de 20 secondes à 6 minutes. Et leurs<br />

capacités de concentration et de mémoire<br />

de travail dans des tâches purement cognitives<br />

se sont améliorées concomitamment. £ S. B.<br />

«J’aimerais bien me<br />

coucher plus tôt,<br />

mais je n’y arrive<br />

pas. » Combien d’entre nous, un brin<br />

découragés et des cernes jusqu’aux<br />

genoux, ont déjà fait ce constat ? La<br />

multitude des tâches du quotidien est<br />

bien sûr en cause, mais pas seulement.<br />

Une crainte insidieuse<br />

empêche parfois d’avancer le<br />

moment d’aller au lit : si je change<br />

mes habitudes, ne vais-je pas passer<br />

des heures à fixer le plafond, sans<br />

réussir à m’endormir ?<br />

Rassurez-vous, le sommeil est<br />

plus modelable qu’on ne le croyait.<br />

Certes, il y a une part de génétique<br />

et certains sont davantage « lèvetôt<br />

», tandis que d’autres sont plutôt<br />

« couche-tard ». Mais Elise Facer-<br />

Childs, de l’université de Birmingham,<br />

et ses collègues ont montré que<br />

quelques mesures comportementales<br />

simples permettent de décaler<br />

son horloge biologique et d’apprendre<br />

à s’endormir bien plus tôt<br />

que d’habitude.<br />

Pour leur étude, les chercheurs ont<br />

recruté une vingtaine d’« oiseaux de<br />

nuits », qui se couchaient en moyenne<br />

vers 2 h 30 du matin. Ces couche-tard<br />

extrêmes sont plus à risque pour les<br />

troubles de l’humeur et divers autres<br />

problèmes de santé, notamment parce<br />

que leur décalage avec le rythme de<br />

la société – en particulier avec les<br />

horaires de travail usuels – les conduit<br />

souvent à accumuler une dette de<br />

sommeil dévastatrice.<br />

Pendant trois semaines, les participants<br />

ont suivi les règles suivantes<br />

: se lever et se coucher 2 à<br />

3 heures plus tôt que d’habitude ;<br />

s’exposer à la lumière extérieure le<br />

matin et limiter l’exposition aux<br />

sources lumineuses le soir ; garder<br />

des horaires de sommeil identiques<br />

la semaine et le week-end ; prendre<br />

un petit déjeuner le plus tôt possible<br />

et un dîner à 19 heures maximum ;<br />

faire du sport plutôt le matin.<br />

À l’issue de cette période, les<br />

mesures ont révélé qu’ils s’endormaient<br />

près de deux heures plus tôt<br />

que d’habitude. En outre, pendant la<br />

journée, ils étaient moins somnolents,<br />

moins stressés et d’humeur moins<br />

dépressive qu’avant.<br />

Le sommeil s’apprend donc en<br />

partie. Ce qui ne signifie pas que vous<br />

n’aurez aucune difficulté à vous<br />

endormir dès la première nuit où vous<br />

vous coucherez tôt. Mais ce résultat<br />

encourage à persévérer. £ G. J.<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


16<br />

© Xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


DÉCOUVERTES Neurosciences<br />

17<br />

Les nouveaux<br />

cartographes<br />

du cerveau<br />

Par Sarah Genon, Anna Plachti et Simon Eickhoff, neuroscientifiques<br />

au centre de recherche Jülich, en Allemagne.<br />

© Alfred Pasieka/Science Photo Library / GettyImages<br />

Q u’avez-vous réellement fait<br />

quand vous êtes arrivé sur cette<br />

page ? Peut-être avez-vous parcouru<br />

le titre, puis jeté un œil à l’illustration de<br />

gauche, avant de réfléchir à l’opportunité de continuer<br />

votre lecture ou d’aller vous servir un café.<br />

Autant de tâches cognitives qui ont mobilisé une<br />

cascade de processus mentaux. En tant que neuroscientifiques,<br />

nous essayons de découvrir comment<br />

votre cerveau les produit.<br />

On considère aujourd’hui que ce dernier est<br />

organisé en régions distinctes, qui coopèrent au<br />

sein de réseaux plus ou moins étendus. Néanmoins,<br />

nous ne savons pas encore exactement de quelle<br />

façon chaque région contribue à notre<br />

comportement.<br />

Au cours des dernières décennies, les chercheurs<br />

ont utilisé diverses approches pour percer<br />

le mystère. L’une d’elles est tout simplement… la<br />

recherche bibliographique ! Puisqu’une seule<br />

équipe ne peut étudier expérimentalement toutes<br />

les zones du cerveau, il faut d’abord collecter les<br />

découvertes des autres groupes.<br />

Le cerveau est organisé en régions distinctes, qui<br />

coopèrent au sein de réseaux plus ou moins vastes.<br />

Mais que fait exactement chacune d’elles ? C’est<br />

ce qu’une nouvelle méthode permet de découvrir.<br />

EN BREF<br />

£ £ Le cerveau humain<br />

comprend différentes<br />

régions, mais on connaît<br />

encore mal leurs rôles<br />

respectifs.<br />

£ £ Les neuroscientifiques<br />

ont développé une<br />

nouvelle méthode<br />

pour étudier ces rôles :<br />

ils « scannent »<br />

d’immenses banques<br />

de données compilant<br />

des études d’imagerie<br />

de types variés<br />

et croisent les données<br />

qu’elles contiennent.<br />

£ £ En appliquant leur<br />

méthode à une région<br />

appelée hippocampe,<br />

ils ont découvert qu’elle<br />

est divisée en sousrégions,<br />

responsables<br />

de tâches distinctes.<br />

Prenons l’exemple de l’hippocampe, une structure<br />

profonde dont la forme évoque celle de l’animal<br />

marin du même nom. Cette structure est souvent<br />

qualifiée de centre de la mémoire, mais<br />

lorsqu’on parcourt les publications scientifiques sur<br />

le sujet, on s’aperçoit qu’elle a un champ d’activité<br />

bien plus diversifié. Ainsi, l’hippocampe est associé<br />

à une multitude de fonctions : émotions, navigation<br />

spatiale, pensée créative… Même quand on se restreint<br />

à la mémoire, les choses ne sont pas aussi<br />

simples qu’elles en ont l’air : autobiographique,<br />

explicite, contextuelle, la mémoire est multiple !<br />

L’hippocampe est-il vraiment responsable de<br />

toutes ces fonctions ? En fait, les expériences ont<br />

juste mis en évidence des corrélations entre son<br />

activation et leur réalisation. Mais son rôle précis<br />

n’est pas si facile à déterminer…<br />

LA PIÈCE MANQUANTE DU PUZZLE<br />

L’exemple suivant illustre les difficultés auxquelles<br />

nous sommes confrontés. Imaginez un<br />

groupe de chercheurs qui étudient ce qu’un ordinateur<br />

est capable d’accomplir – par exemple,<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


20<br />

DÉCOUVERTES Cas clinique<br />

LAURENT COHEN<br />

Professeur de neurologie<br />

à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière.<br />

© Xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx


21<br />

La femme<br />

qui riait<br />

pour un rien<br />

Assise face à un collaborateur qu’elle<br />

doit licencier, madame R. éclate de rire…<br />

Une situation bien embarrassante.<br />

Que lui est-il passé par la tête ?<br />

© durantelallera/shutterstock.com<br />

EN BREF<br />

£ £ Madame R.<br />

souffre d’une sclérose<br />

en plaques depuis<br />

des années, mais<br />

ses symptômes sont<br />

presque inexistants.<br />

£ £ Jusqu’au jour où elle<br />

commence à éclater<br />

de rire pour un rien…<br />

Elle décide alors de<br />

consulter, le phénomène<br />

étant gênant dans<br />

diverses situations.<br />

£ £ La patiente ne peut<br />

plus contrôler le rire<br />

automatique qui naît<br />

dans son tronc cérébral.<br />

Car sa sclérose en plaques<br />

a provoqué des lésions<br />

des voies neuronales<br />

qui inhibent cette région.<br />

Lorsque je vis pour la première<br />

fois madame R., elle semblait tendue<br />

dans la salle d’attente. Mais quand je lui serrai<br />

la main avec un large sourire, elle explosa de<br />

rire… sans raison. Cette patiente, âgée de<br />

39 ans, souffrait d’une sclérose en plaques relativement<br />

bénigne et ne présentait comme symptômes<br />

que quelques picotements sur le visage.<br />

Pour mémoire, la sclérose en plaques est une<br />

maladie auto-immune, dans laquelle le système<br />

immunitaire, qui normalement nous défend<br />

contre les agressions extérieures, se retourne<br />

contre notre propre système nerveux et y provoque<br />

de petites lésions. Ces dégâts perturbent<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


26<br />

ROGER SPERRY<br />

La découverte<br />

du câblage cérébral<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


DÉCOUVERTES Grandes expériences de neurosciences 27<br />

Comment se connectent les yeux aux mains,<br />

les pieds à la bouche ? Par des expériences<br />

surprenantes, qui l’amenèrent à couper littéralement<br />

en deux des cerveaux, le neurologue Roger Sperry<br />

révéla l’intérieur de notre câblage cérébral.<br />

Par Christian Wolf, docteur en philosophie<br />

et journaliste scientifique à Berlin.<br />

© Illustrations de Lison Bernet<br />

EN BREF<br />

£ £ Avant l’américain<br />

Roger Wolcott Sperry,<br />

on ignorait les fonctions<br />

respectives de chaque<br />

hémisphère cérébral.<br />

£ £ Le neuropsychologue<br />

réalisa les premières<br />

expériences de « cerveau<br />

fendu » ou split brain<br />

dans les années 1960,<br />

en sectionnant le corps<br />

calleux d’animaux<br />

et d’êtres humains. Cela<br />

lui valut le prix Nobel.<br />

£ £ Mais il a aussi travaillé<br />

sur la régénération<br />

nerveuse et la chimioaffinité<br />

: le système<br />

nerveux n’est pas tant<br />

plastique que cela,<br />

car les neurones<br />

se connectent entre<br />

eux grâce à des forces<br />

d’attraction chimiques.<br />

Dans un bloc opératoire au début<br />

des années 1960. Un chirurgien scie le crâne<br />

d’un homme puis se fraie un chemin dans son<br />

cerveau à l’aide d’une pince à épiler jusqu’au<br />

sillon situé entre les deux hémisphères. Son<br />

but : le faisceau de fibres nerveuses reliant les<br />

deux moitiés du cerveau, qu’il sectionne. Et<br />

quand le patient, épileptique, se réveille de cette<br />

intervention, plutôt traumatisante, le neurobiologiste<br />

Roger Wolcott Sperry (1913-1994) lui fait<br />

passer toute une série de tests.<br />

C’est ainsi que Sperry entra dans l’histoire de<br />

la science avec cette expérience du « cerveau<br />

fendu » (ou split brain en anglais). Ses résultats<br />

révolutionnaires sur les fonctions cérébrales lui<br />

valurent le prix Nobel de physiologie ou de médecine<br />

en 1981, l’aboutissement de sa carrière de<br />

chercheur riche en découvertes.<br />

SPORTS OU SCIENCES ?<br />

Sperry naquit le 20 août 1913 à Hartford dans<br />

le Connecticut, où il passa les premières années de<br />

sa vie dans une ferme. Mais son père, banquier,<br />

attachait une grande importance à la lecture et à<br />

la réussite scolaire. Il joua probablement un rôle<br />

important dans la rencontre du petit Roger avec<br />

la psychologie expérimentale. En effet, un jour,<br />

monsieur Sperry apporta à son fils un livre de la<br />

bibliothèque du grand psychologue et physiologiste<br />

William James, le père de la psychologie<br />

américaine ; l’ouvrage impressionna le garçon.<br />

Néanmoins, il ne semblait pas que le jeune<br />

Sperry endosserait la blouse d’un scientifique.<br />

Adolescent, il s’intéressait à un tout autre domaine :<br />

le sport. Après la mort prématurée de son père<br />

(lorsque Roger avait 11 ans), la famille déménagea<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


32<br />

Le cervelet<br />

Petit mais<br />

costaud


DÉCOUVERTES Neuroanatomie<br />

33<br />

Par Joachim Retzbach, docteur en psychologie<br />

et journaliste scientifique.<br />

Alors qu’on croyait le cervelet seulement impliqué<br />

dans la motricité, de nouvelles études révèlent qu’il<br />

participe aussi à nos pensées et émotions. Le « petit<br />

cerveau », injustement oublié, fait son retour en force !<br />

Cervelet : Yousun Koh ; arrière-plan : © Rimma Z/shutterstock.com<br />

EN BREF<br />

£ £ La fonction du cervelet<br />

est longtemps restée<br />

incertaine. Depuis<br />

le début du xix e siècle,<br />

les scientifiques pensent<br />

qu’il sert principalement<br />

de centre de contrôle des<br />

mouvements corporels.<br />

£ £ Mais depuis quelques<br />

années, de nouvelles<br />

études ont révélé<br />

qu’une partie<br />

considérable de<br />

ce « deuxième cerveau »<br />

n’a aucune fonction<br />

motrice, et qu’il<br />

contribue plutôt à divers<br />

processus cognitifs<br />

et émotionnels,<br />

en lien avec le reste<br />

du cerveau.<br />

£ £ L’énorme capacité<br />

de calcul du cervelet<br />

serait particulièrement<br />

importante dans<br />

l’enfance, lorsque<br />

les circuits neuronaux<br />

se développent.<br />

Le cochon commença à « tituber<br />

comme un ivrogne. Ses pieds bougeaient paresseusement,<br />

ses mouvements d’ensemble étaient<br />

maladroits, et quand il tombait, il avait des difficultés<br />

pour se relever ». Voilà ce que le physiologiste<br />

français Marie-Jean-Pierre Flourens, l’un des<br />

fondateurs des neurosciences expérimentales,<br />

observa en 1823 après avoir enlevé une partie du<br />

cervelet à l’animal. C’était bien avant la prise de<br />

conscience sur les enjeux du bien-être animal et<br />

les horrifiantes vaches hublot. Une fois privé de<br />

l’ensemble de son cervelet, le cochon pouvait seulement<br />

rester couché sur le côté, incapable de se<br />

tenir debout ou de marcher. Flourens réalisa aussi<br />

cette expérience sur des pigeons et des chiens,<br />

avec des résultats similaires ; à l’époque, c’était la<br />

seule façon de se faire une idée de la fonction des<br />

différentes régions du cerveau. Le physiologiste<br />

déclara alors que le cervelet était apparemment<br />

responsable du contrôle des mouvements.<br />

UNE ABLATION COMPLÈTE DU CERVELET<br />

Avant ces expériences, cet appendice du cortex<br />

cérébral de la taille de la paume d’une main était<br />

un mystère pour les scientifiques. À la Renaissance,<br />

il était considéré comme le siège de la mémoire.<br />

En 1664, le médecin et anatomiste anglais Thomas<br />

Willis considéra qu’il contribuait aux fonctions<br />

vitales comme les battements cardiaques et la respiration.<br />

Puis au xviii e et au début du xix e siècles,<br />

les hypothèses sur l’utilité de cette structure<br />

étrange située à l’arrière de la tête changèrent<br />

radicalement : on pensait qu’elle intervenait dans<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


40<br />

Dossier<br />

APPRENDRE<br />

AVEC SON<br />

CORPS<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


41<br />

Rester assis et écouter ? Selon la<br />

psychologie cognitive, il y a mieux à faire :<br />

nos gestes peuvent nous aider à mieux<br />

assimiler les concepts.<br />

Par Manuela Macedonia, chercheuse à l’institut Max-Planck<br />

de neurosciences cognitives de Leipzig.<br />

EN BREF<br />

£ Pendant des décennies,<br />

les psychologues ont cru<br />

que la manipulation<br />

des concepts ou des mots<br />

fonctionnait comme<br />

un algorithme dans<br />

le cerveau.<br />

£ Des expériences<br />

montrent aujourd’hui<br />

que le corps contribue<br />

à la cognition<br />

en interagissant<br />

avec le cerveau.<br />

£ L’apprentissage<br />

des mathématiques,<br />

du vocabulaire<br />

ou de la géométrie<br />

bénéficie ainsi d’une<br />

participation corporelle<br />

par des gestes ou des<br />

actions du corps.<br />

© Kiselev Andrey Valerevich / shutterstock.com<br />

Depuis des décennies, les<br />

experts en pédagogie tentent d’améliorer l’enseignement et<br />

l’apprentissage à l’école. Chez les plus petits, il a déjà été<br />

reconnu que le corps dans son ensemble est un outil d’apprentissage<br />

efficace. Par exemple, à l’école maternelle, élèves et<br />

enseignants construisent, pétrissent, chantent, dansent ou<br />

font des sciences naturelles avec de l’eau, de l’herbe et de la<br />

boue. À l’école élémentaire, cependant, l’enseignement reste<br />

généralement fondé sur quelques principes traditionnels :<br />

écoutez, lisez, écrivez ! Les enseignants intègrent de moins en<br />

moins les expériences physiques dans le processus d’enseignement<br />

et d’apprentissage à mesure que le niveau de la classe<br />

augmente. Pourtant, les études psychologiques et neuroscientifiques<br />

prouvent que les élèves apprennent plus facilement les<br />

langues étrangères et même les mathématiques lorsque leur<br />

corps participe à cet apprentissage.<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


48<br />

DOSSIER  QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE<br />

INTERVIEW<br />

RÉMY<br />

VERSACE<br />

PROFESSEUR DE PSYCHOLOGIE<br />

COGNITIVE À L’UNIVERSITÉ<br />

LUMIÈRE-LYON 2<br />

NOTRE CORPS<br />

DÉTERMINE<br />

NOTRE RAPPORT<br />

AU MONDE<br />

Dans les rapports entre<br />

le corps et la pensée, une<br />

notion revient très souvent :<br />

la « cognition incarnée ».<br />

Pouvez-vous nous expliquer<br />

de quoi il s’agit ?<br />

Cette notion renvoie à l’idée que la<br />

cognition se construit dans l’interaction<br />

entre l’organisme et son environnement.<br />

Elle est incarnée en ce sens<br />

qu’elle n’a pas d’existence en dehors<br />

de ces interactions. Une telle conception<br />

change totalement la manière de<br />

penser le fonctionnement du cerveau<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


49<br />

et les grandes fonctions qui lui sont<br />

rattachées (perception, émotions,<br />

mémoire, etc.). Ainsi, le sens du<br />

monde se construisant dans l’instant<br />

présent et dans l’activité de l’individu,<br />

il n’est pas strictement l’image du<br />

monde physique qui nous entoure, et<br />

n’est pas non plus représenté dans le<br />

cerveau. Autrement dit, le monde ressenti<br />

émerge du fonctionnement du<br />

cerveau, dans une sorte d’espacetemps<br />

cognitif.<br />

Qu’est-ce que<br />

l’espace-temps cognitif ?<br />

De la même manière que la théorie<br />

de la relativité affirme que le temps<br />

physique est indissociable de l’espace,<br />

le temps psychologique n’existe<br />

cognitivement que par l’intermédiaire<br />

de notre interaction avec l’environnement<br />

(physique et social) qui<br />

nous entoure. La cognition peut donc<br />

être décrite comme une projection<br />

du monde dans notre espace-temps<br />

cognitif, en ce sens qu’elle dépend de<br />

notre activité dans l’espace proche,<br />

mais aussi qu’elle repose (et c’est là<br />

sa dimension temporelle), sur des<br />

expériences sensorimotrices passées<br />

qui ont forgé notre cerveau, tout en<br />

prenant en compte les besoins et buts<br />

poursuivis.<br />

Prenons un exemple : je vois une<br />

tasse posée devant moi. Cette tasse<br />

n’est pas seulement une représentation<br />

purement visuelle. Sans que je le<br />

veuille, mon corps se souvient des<br />

situations où, par exemple, il a pris<br />

une tasse pour boire, et se projette<br />

ainsi dans un passé sensoriel et<br />

moteur, dont il fait ressurgir la trace<br />

dans les zones sensorimotrices de<br />

mon cerveau. Ce faisant, il réalise<br />

une simulation d’états neuronaux<br />

antérieurs générés par des expériences<br />

antérieures analogues.<br />

Cette idée de simulation est centrale<br />

en cognition incarnée : se souvenir,<br />

c’est faire une sorte de<br />

voyage dans le temps et l’espace,<br />

percevoir c’est s’imaginer ou simuler<br />

le monde tel qu’on imagine qu’il<br />

doit être ou qu’il sera. Les émotions<br />

elles-mêmes ne sont bien souvent<br />

que le résultat de simulations et<br />

Dès que nous<br />

pensons, notre<br />

corps fait ressurgir<br />

des souvenirs de ce<br />

que nous avons fait<br />

ou pensé dans<br />

la même situation.<br />

d’anticipations des conséquences<br />

réelles ou potentielles de nos interactions<br />

avec l’environnement.<br />

Pouvez-vous donner<br />

un exemple concret<br />

de la façon dont se manifeste<br />

cette cognition incarnée ?<br />

Imaginez que je vous montre un dessin<br />

représentant une colline, et que je<br />

vous demande d’en estimer la pente.<br />

Si je vous ai d’abord chargé d’un<br />

lourd sac à dos, vous ne livrerez une<br />

estimation supérieure que si vous<br />

voyagez léger. Ce type d’effet ne s’explique<br />

pas dans le cadre de la cognition<br />

classique. Mais il s’explique dans<br />

celui de la cognition incarnée, où la<br />

perception que vous avez de cette<br />

pente dépend d’une simulation de<br />

l’effort qui vous serait nécessaire si<br />

vous deviez la gravir. Et pour que<br />

cette simulation puisse avoir lieu, il<br />

faut avoir été confronté à des situations<br />

similaires dans le passé.<br />

Si le corps influe sur notre<br />

perception de la réalité,<br />

faut-il s’attendre<br />

à ce que nous raisonnions<br />

différemment, selon que<br />

nous sommes reposés<br />

ou au contraire fatigués ?<br />

C’est en effet ce qui est observé avec<br />

la situation de la pente de la colline.<br />

Si vous comparez un groupe de<br />

personnes venant de faire un footing<br />

à un groupe reposé, la pente est<br />

jugée plus raide par le groupe de participants<br />

fatigués que par ceux au<br />

repos. Cela signifie bien l’on envisage<br />

une donnée objective (l’inclinaison<br />

d’un objet) en fonction de ce que<br />

nous dit notre corps, en partie en<br />

nous projetant dans le passé (en nous<br />

remémorant les situations où nous<br />

avons éprouvé une semblable fatigue<br />

en gravissant une colline) et dans le<br />

futur (si je devais monter une pente<br />

maintenant, aurais-je du mal ?). La<br />

même chose a été montrée avec la<br />

distance apparente d’un objet. Elle<br />

dépend de la facilité avec laquelle on<br />

pourrait l’atteindre, et donc augmente<br />

par exemple dès qu’un obstacle<br />

est placé entre nous et cet objet.<br />

Quels signaux internes<br />

le corps utilise-t-il pour<br />

répondre à cette question ?<br />

Dans l’exemple précédent de la<br />

fatigue physique, les participants ont<br />

parfaitement conscience de leur état<br />

physique. Mais la cognition peut<br />

aussi utiliser des signaux internes qui<br />

peuvent renseigner sur leur aptitude<br />

à interagir avec l’environnement,<br />

sans qu’ils en aient conscience. C’est<br />

le cas de la concentration de glucose<br />

dans le sang. Toujours dans la même<br />

situation d’estimation de la pente,<br />

une recherche a montré qu’en<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


54<br />

DOSSIER  QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE<br />

J’AI UN<br />

CORPS<br />

DONC<br />

JE PENSE<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


55<br />

Penser uniquement avec son cerveau est<br />

impossible. À tout instant, des signaux issus<br />

de chaque cellule de notre corps forgent<br />

à la fois notre conscience, notre perception<br />

et notre réflexion sur nous-mêmes.<br />

Par Christian Wolf, philosophe, journaliste scientifique.<br />

© Iuliia Isaieva / GettyImages<br />

EN BREF<br />

£ Notre cerveau interagit<br />

à tout instant avec<br />

notre corps pour forger<br />

notre conscience, nos<br />

perceptions et même<br />

notre sentiment d’exister.<br />

£ Par exemple,<br />

nos émotions prennent<br />

naissance dans notre<br />

corps et sont captées<br />

par notre cerveau qui<br />

s’en inspire pour prendre<br />

des décisions.<br />

£ Même notre vision<br />

ne se développerait<br />

pas si nous ne pouvions<br />

pas nous déplacer dans<br />

notre environnement.<br />

C’est une chaude journée d’été.<br />

Allongé dans l’herbe, vous sentez les rayons<br />

chauds du soleil sur votre visage. En tendant le<br />

bras, vous pouvez toucher les fleurs dans<br />

l’herbe qui se balancent doucement au gré du<br />

vent. Rien ne semble plus réel que ça.<br />

Mais la vérité est bien différente. Il y a<br />

quelques jours, un scientifique fou est entré dans<br />

votre appartement, vous a assommé, vous a scié<br />

le crâne et en a extrait votre cerveau. Maintenant,<br />

ce même cerveau flotte dans un bac rempli d’une<br />

solution nutritive qui maintient les neurones en<br />

vie. Un superordinateur connecté aux extrémités<br />

des nerfs stimule l’organe comme s’il recevait des<br />

stimuli de son environnement, et vous fait croire<br />

que vous êtes toujours en vie.<br />

À partir des années 1970 ont commencé à<br />

circuler des versions de plus en plus nombreuses<br />

de cette expérience de pensée philosophique (ici<br />

basées sur le chapitre « <strong>Cerveau</strong> dans une cuve »<br />

de l’ouvrage du philosophe Hilary Putnam<br />

Reason, Truth and History, en 1981). Le cerveau,<br />

selon l’opinion courante des scientifiques cognitifs<br />

à l’époque, fonctionnerait comme un ordinateur.<br />

Cet organe pesant environ 1 300 grammes<br />

générerait la conscience, nos désirs, sentiments<br />

ou pensées de façon algorithmique, à la façon de<br />

représentations symboliques. Certains penseurs<br />

soutiennent que nous ne pouvons tout simplement<br />

pas savoir si nous existons en tant qu’humains<br />

dans la réalité ou simplement en tant que<br />

cerveaux dans un réservoir.<br />

Au cours des dernières décennies, l’opposition<br />

au « modèle informatique de l’esprit » s’est toutefois<br />

accrue dans les rangs de l’entreprise. Les<br />

représentants de la science cognitive incarnée,<br />

par exemple, soulignent un fait que les chercheurs<br />

sur le cerveau risquent d’oublier lorsqu’ils<br />

examinent principalement des sujets immobiles<br />

dans un tomographe : les êtres humains sont des<br />

êtres vivants dont le corps est en mouvement et<br />

interagit avec le monde pendant la plus grande<br />

partie de son existence. Pour les adeptes de la<br />

« thèse de l’incarnation », la conscience s’appuie<br />

en grande partie sur un corps agissant.<br />

Mais l’incarnation est aussi depuis longtemps<br />

un concept dans les sciences de la vie, par<br />

exemple en psychologie, en psychiatrie, en psychothérapie<br />

et, bien sûr, en neurosciences.<br />

Habituellement, le terme est utilisé lorsqu’est<br />

révélée une influence du corps sur l’esprit beaucoup<br />

plus grande qu’on ne le pensait auparavant.<br />

Et maintenant, les spécialistes du cerveau doivent<br />

se demander s’ils n’ont pas cherché la conscience<br />

au mauvais endroit.<br />

LE SENTIMENT PHYSIQUE DE SOI<br />

L’importance du corps dans nos expériences<br />

subjectives est déjà évidente à un niveau très élémentaire,<br />

selon le psychiatre et philosophe<br />

Thomas Fuchs, de l’hôpital universitaire de<br />

Heidelberg. Car la conscience ne comprend pas<br />

seulement des processus cognitifs de plus haut<br />

niveau tels que les pensées, mais, selon Fuchs,<br />

« inclut une sorte de faculté centrale – un sentiment<br />

physique de soi, un sentiment de vie, qui est<br />

donné en arrière-plan à chaque instant et est lié<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


60<br />

ÉCLAIRAGES<br />

p. 60 Johnny : le culte du défunt p. 66 Game of Thrones : la saison qui fâche p. 72 Stop au mythe de la « motivation intrinsèque »<br />

Retour sur l’actualité<br />

DEPUIS JANVIER <strong>2019</strong><br />

Des messes très spéciales en l’église de la Madeleine<br />

GABRIEL SEGRÉ<br />

Sociologue, maître de conférences à l’université de Paris-Nanterre,<br />

rattaché au Sophiapol (à l’unité de recherche Sophiapol).<br />

Johnny<br />

le culte<br />

du<br />

défunt<br />

Les étonnantes messes<br />

du souvenir à la mémoire<br />

de Johnny Hallyday<br />

réunissent les ingrédients<br />

d’un culte religieux.<br />

Les 9 de chaque mois, à 12 h 30, une<br />

messe est célébrée en hommage à Johnny<br />

Hallyday, disparu le 5 décembre 2017. Cette<br />

messe du souvenir se tient à la paroisse de la<br />

Madeleine, à Paris, dans le 8 e arrondissement, où<br />

les obsèques du chanteur avaient été célébrées le<br />

9 décembre de la même année. L’initiative a été<br />

lancée en janvier dernier par le curé de la<br />

Madeleine, le père Bruno Horaist, répondant aux<br />

demandes renouvelées des fans. À la presse,<br />

l’homme d’église rapporte le succès croissant de<br />

la cérémonie, qui attire de plus en plus de monde.<br />

L’audience est en effet passée de 300 ou 400 personnes<br />

en janvier à pratiquement 1 000 personnes<br />

en novembre.<br />

L’engouement pour ces célébrations fait suite<br />

à l’immense ferveur collective qui a accompagné<br />

les obsèques du rocker. Il n’est pas sans susciter<br />

quelques interrogations, quelques surprises ou<br />

même quelques craintes. Certains raillent ces<br />

« excès » d’amour et de tristesse, parfois s’en<br />

offusquent ou s’en inquiètent, décelant en ceux-ci<br />

autant de manifestations de l’immaturité, de<br />

l’aliénation ou de la pathologie des fans. (On<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


61<br />

L’ACTUALITÉ<br />

Depuis janvier <strong>2019</strong>,<br />

des messes réunissent<br />

chaque mois à l’église<br />

de la Madeleine, à Paris,<br />

des fans de Johnny Hallyday<br />

qui viennent commémorer<br />

son souvenir. Le public<br />

a triplé et une ferveur peu<br />

commune habite désormais<br />

cette enceinte. Livres d’or,<br />

cierges, couronnes de<br />

fleurs : des fidèles de tous<br />

horizons viennent ici faire<br />

groupe autour de leur idole<br />

disparue.<br />

LA SCIENCE<br />

Sociologiquement<br />

et anthropologiquement,<br />

ces rassemblements<br />

réunissent certains<br />

éléments caractéristiques<br />

de la naissance d’un culte<br />

contemporain. Les fidèles<br />

y trouvent du réconfort,<br />

éprouvent un fort<br />

sentiment d’appartenance,<br />

partagent des émotions<br />

puissantes autour d’une<br />

figure idéalisée, dont<br />

les qualités éthiques<br />

et humaines sont exaltées.<br />

L’AVENIR<br />

Pour la communauté des<br />

fidèles, il s’agit de combler<br />

le vide laissé par le départ<br />

de l’idole. Les rituels et<br />

offrandes (chants, cierges,<br />

livres d’or) permettent<br />

d’inscrire le culte dans<br />

la durée et d’en assurer<br />

la perpétuation. La<br />

transmission du souvenir<br />

auprès des nouvelles<br />

générations, l’initiation<br />

des jeunes, tend vers<br />

une victoire décisive contre<br />

l’oubli et la mort.<br />

© Pierre Suu / GettyImages<br />

pourra se reporter avec profit à l’analyse, par Joli<br />

Jensen, de la littérature savante sur les fans.<br />

Deux figures émergent, stéréotypées et stigmatisantes<br />

: celle de l’individu isolé, asocial et immature,<br />

et celle du membre, irrationnel et incontrôlable,<br />

d’une foule collective et hystérique).<br />

Pourquoi une telle émotion, si grande et si partagée<br />

? Pourquoi ce besoin de la manifester ? Que<br />

signifie cette participation à ces messes du souvenir<br />

? Que peut-il bien se jouer dans cette église<br />

de la Madeleine tous les 9 du mois (et, semble-t-il,<br />

à présent, les 15 juin de chaque année, date anniversaire<br />

de la naissance du chanteur) ? Ces questions<br />

sont essentielles. Elles conduisent à porter<br />

le regard sur la production de nouveaux rites, sur<br />

le développement des émotions collectives et des<br />

grandes effervescences sociales, sur l’émergence<br />

de mythes et de cultes contemporains en marge<br />

des religions historiques.<br />

De telles interrogations se trouvent au cœur<br />

de mes travaux. Depuis une vingtaine d’années,<br />

je m’intéresse aux processus de sacralisation posthume<br />

des grandes vedettes disparues (Elvis<br />

Presley, Jim Morrison, Michael Jackson, Edith<br />

Piaf, Claude François, Dalida, ou encore James<br />

Dean, Marilyn Monroe, Lady Di, Che Guevara…),<br />

et aux récits relatant leurs hauts faits. J’étudie ces<br />

récits qui empruntent leur structure, leurs motifs<br />

et dimensions au récit hagiographique (la vedette<br />

présentée comme saint) et mythique (la vedette<br />

comme héros mythique). J’analyse la mise en<br />

patrimoine de ces personnages et de leur œuvre<br />

(auxquels sont consacrés des musées, des<br />

ouvrages, des films, des documentaires). Leur vie<br />

comme leur œuvre se trouve conservée, exposée,<br />

valorisée. Je m’intéresse à la construction de la<br />

postérité (et notamment à la production de lieux<br />

et d’objets de mémoire et de rites commémoratifs).<br />

J’étudie enfin les fans, les consommateurs<br />

de cette célébrité posthume, leurs pratiques, leurs<br />

croyances, leurs discours, la nature de leur attachement,<br />

les raisons de leur passion, les liens<br />

qu’ils entretiennent avec la vedette.<br />

TOUTES LES RAISONS DU MONDE…<br />

C’est ce type de relation, liant les adeptes de<br />

ces messes de la Madeleine à Johnny Hallyday,<br />

qui explique leur présence et leur ferveur et qui<br />

les caractérise, davantage qu’un même profil<br />

générationnel ou culturel, une appartenance<br />

socioprofessionnelle, un genre ou un lieu d’habitation<br />

(même si un examen un peu plus poussé<br />

peut conduire à constater une prédominance des<br />

catégories populaires et une faible représentation<br />

des moins de trente ans). Il est tout aussi difficile<br />

de les réduire à un seul type de comportement, à<br />

un même niveau d’engagement, un modèle<br />

unique de relation à Johnny Hallyday (même si<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


66<br />

ÉCLAIRAGES Culture & société<br />

GAME OF THRONES :<br />

LA SAISON QUI FÂCHE<br />

Par Zeynep Tufekci, professeure associée à la School of Information<br />

and Library Science, à l’université de Caroline du Nord,<br />

et collaboratrice régulière du New York Times.<br />

Une pétition réclamant la réécriture de la dernière<br />

saison a remporté un succès massif sur Internet.<br />

Pourquoi ce désamour ?<br />

Attention<br />

spoiler<br />

La huitième et dernière saison<br />

de Game of Thrones s’est ouverte sur un<br />

succès d’audience colossal : plus de 17 millions<br />

de personnes ont regardé le premier épisode.<br />

Mais à mesure que l’histoire avançait, de nombreuses<br />

déceptions sont apparues. Elles ont<br />

atteint un tel niveau qu’une pétition a été lancée<br />

pour réclamer la réécriture de la saison. Quelques<br />

heures après la diffusion du dernier épisode, elle<br />

avait récolté plus d’un million de signatures !<br />

Nouveaux scénaristes moins talentueux, saison<br />

trop courte (elle ne comportait que six épisodes),<br />

trop de « trous » dans l’intrigue… La vindicte<br />

populaire a désigné de nombreux coupables.<br />

Peut-être a-t-elle en partie raison : les incohérences<br />

ne manquent pas et certains personnages méticuleusement<br />

dessinés au fil des saisons se transforment<br />

soudain en caricatures. Les dragons semblent<br />

passer de monstres indestructibles à bestioles vulnérables,<br />

Tyrion Lannister se change d’humaniste<br />

attachant en dénonciateur meurtrier tout en perdant<br />

ses capacités intellectuelles (il n’a pas pris<br />

EN BREF<br />

£ £ Game of Thrones<br />

a longtemps excellé<br />

à replacer les individus<br />

dans un contexte plus<br />

large, qui les façonnait<br />

et contraignait<br />

leurs actions.<br />

£ £ Mais dans la dernière<br />

saison, les ressorts<br />

de l’intrigue viennent<br />

plutôt de la psychologie<br />

des personnages.<br />

£ £ À l’heure où nous<br />

sommes confrontés à des<br />

changements majeurs<br />

– technologiques,<br />

climatiques… –,<br />

nous avons besoin de<br />

retrouver cette capacité<br />

à raisonner d’un point<br />

de vue sociologique.<br />

© Gavriil Grigorov / GettyImages<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


67<br />

une seule bonne décision de toute la saison),<br />

Brienne de Torth ne sert plus à grand-chose…<br />

Toutefois, cela reste superficiel et les vraies<br />

causes du désarroi me semblent bien plus profondes.<br />

Elles résident dans une lacune fondamentale<br />

de notre culture narrative : nous ne savons<br />

pas raconter des histoires « sociologiques ». Selon<br />

moi, c’est même l’une des principales raisons<br />

pour lesquelles nous avons tant de mal à répondre<br />

au bouleversement technologique actuel, causé<br />

par l’arrivée du numérique et de l’intelligence<br />

artificielle – dont j’analyse l’impact sociétal dans<br />

mes recherches. Mais nous y reviendrons plus<br />

loin. Voyons d’abord ce qui est arrivé à la série.<br />

Pourquoi Game of Thrones a-t-elle suscité tant<br />

de passions ? Le jeu d’acteur brillant, la superbe<br />

cinématographie ou la bande-son flamboyante ne<br />

La dernière saison de<br />

Game of Thrones (ici<br />

diffusée dans un stade,<br />

à Moscou) a suscité de<br />

violentes polémiques<br />

parmi les fans.<br />

sont pas ses seuls atouts et d’autres séries partagent<br />

ces caractéristiques, qui restent d’ailleurs<br />

bien présentes dans la dernière saison. Quelle est<br />

donc la spécificité de Game of Thrones, à une<br />

époque que les critiques appellent « le deuxième<br />

âge d’or de la télévision » tant les productions de<br />

qualité abondent sur le marché ?<br />

À son meilleur, la série était un animal aussi<br />

rare qu’un dragon amical : c’était un récit sociologique<br />

et institutionnel, dans un médium dominé<br />

par le psychologique et l’individu. La meilleure<br />

preuve en est que les auteurs parvenaient à tuer<br />

précocement de nombreux personnages principaux<br />

sans perdre le fil de l’histoire. Ainsi, Ned<br />

Stark meurt dès la fin de la première saison, alors<br />

que la série semblait construite autour de lui. La<br />

deuxième saison donne naissance à un héritier<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


76<br />

VIE QUOTIDIENNE<br />

p. 84 Sauvez les poissons rouges ! p. 87 Que se passe-t-il quand on panique ? p. 88 Docteur Tétine et Mister Tototte<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


77<br />

La mort tragique de la mère<br />

de Bambi a fait pleurer des<br />

générations de spectateurs,<br />

petits et grands. Ce genre<br />

de dessins animés permet-il<br />

de mieux appréhender les<br />

difficultés de la vie ?<br />

Bambi<br />

m’a traumatisé !<br />

Par Paola Emilia Cicerone, journaliste scientifique.<br />

Nous nous souvenons tous que Bambi perd sa maman<br />

dès le début de l’histoire… Le faon se remettra de ce drame,<br />

mais nous ? Les dessins animés sont-ils traumatisants ?<br />

Bambi © Walt Disney Pictures, 1942 (capture d’écran).<br />

EN BREF<br />

£ La plupart des dessins<br />

animés à succès ou des<br />

contes de fées racontent<br />

la mort d’un personnage.<br />

£ Les enfants peuvent<br />

accepter et comprendre<br />

ces scènes s’ils sont<br />

accompagnés par<br />

un adulte.<br />

£ Ils développent<br />

alors des stratégies<br />

pour surmonter<br />

des événements<br />

traumatiques réels.<br />

La scène du célèbre dessin<br />

animé de Walt Disney reste dans bien des<br />

mémoires : en pleine nuit, sous la neige, Bambi,<br />

petit faon terrorisé, appelle en vain sa mère qui<br />

vient d’être tuée par un chasseur. Ce souvenir<br />

est, pour nombre d’entre nous, notre premier<br />

contact avec la mort et la douleur, peut-être avec<br />

l’épisode où le petit éléphant Dumbo est séparé<br />

de sa maman, mise aux fers pour avoir réagi avec<br />

trop de fougue contre ceux qui se moquaient de<br />

son petit. Des histoires qui laissent leur<br />

empreinte : Stephen King a affirmé que Bambi<br />

était son « film d’horreur préféré » et, en 2007, le<br />

critique cinématographique du Time, Richard<br />

Corliss, a inscrit ce film dans le classement des<br />

25 meilleurs films d’horreur de tous les temps, à<br />

la 14 e place juste derrière Les Dents de la mer.<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


88<br />

VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement<br />

NICOLAS GUÉGUEN<br />

Directeur du Laboratoire d’ergonomie<br />

des systèmes, traitement de l’information<br />

et comportement (LESTIC) à Vannes.<br />

Docteur Tétine<br />

et Mister Tototte<br />

Bienfaisante assistante médicale ou frein<br />

au développement émotionnel de l’enfant ?<br />

Les recherches sur la tétine dressent<br />

un bilan contrasté.<br />

S’il est un objet de puériculture<br />

qui divise les parents, c’est bien la tétine.<br />

Massivement utilisée dans les sociétés occidentales<br />

– 80 % des petits Français en auraient une,<br />

selon une étude réalisée dans les maternelles par<br />

Laurence Lupi-Pégurier, de l’université de Nice-<br />

Sophia-Antipolis –, elle suscite autant d’inquiétude<br />

qu’elle apporte de soulagement. Combien de<br />

jeunes mamans, épuisées par les nuits d’insomnie<br />

ou les heures passées à bercer une petite boule<br />

hurlante, ont déjà déclaré : « Avant j’étais contre,<br />

mais c’est la seule chose qui empêche mon bébé<br />

de pleurer » ? Ce n’est pas pour rien que les<br />

Anglais appellent cet ustensile pacifier, littéralement<br />

« pacificateur »…<br />

Si la tétine inquiète autant, c’est notamment<br />

parce qu’elle a été très critiquée par le corps<br />

médical, qui la rendait responsable de diverses<br />

infections et de mortalité infantile. Pourtant,<br />

elle semble connaître un relatif retour en grâce.<br />

Les recherches ne nient pas qu’elle présente un<br />

certain nombre d’effets négatifs, mais elles lui<br />

trouvent aussi des atouts. Alors, quel bilan<br />

EN BREF<br />

£ £ Autrefois très<br />

contestée par le milieu<br />

médical, la tétine aurait<br />

en réalité certains<br />

avantages chez les très<br />

jeunes enfants.<br />

£ £ Elle limiterait la mort<br />

subite du nourrisson,<br />

aurait un effet<br />

antidouleur et aiderait<br />

les prématurés à<br />

apprendre la tétée.<br />

£ £ Mieux vaut toutefois<br />

ne pas l’utiliser trop<br />

longtemps, car elle<br />

risque alors de nuire à<br />

l’apprentissage<br />

émotionnel et d’entraîner<br />

plus tard des<br />

comportements addictifs.<br />

dresser à la lumière des connaissances scientifiques<br />

dont nous disposons ?<br />

SAUVÉS PAR LA TÉTINE<br />

Du côté des effets positifs, la tétine pourrait<br />

aider à lutter contre l’un des drames les plus<br />

terribles qui menacent les jeunes parents : la<br />

mort subite du nourrisson. Cette pathologie, où<br />

un bébé apparemment en bonne santé décède<br />

dans son sommeil, ferait plus de 200 victimes<br />

par an en France. En passant en revue les travaux<br />

sur ce thème, Ann Callaghan, de l’hôpital<br />

de Perth, en Australie, et ses collègues, ont montré<br />

que les nourrissons qui utilisent une tétine<br />

ont 2 à 5 fois moins de risque de décéder ainsi.<br />

L’Académie américaine de pédiatrie va jusqu’à<br />

recommander d’en proposer une aux enfants au<br />

moment de s’endormir – sans les forcer à la<br />

prendre ni la réintroduire lorsqu’elle tombe pendant<br />

le sommeil.<br />

Ce bienfait s’expliquerait par un effet stimulant<br />

de la tétine, selon une étude menée par<br />

Stephanie Yiallourou, de l’université Monash, à<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


89<br />

© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


92<br />

LIVRES<br />

p. 92 Sélection de livres p. 94 Thackeray : comment reconnaître un snob en soirée<br />

ANALYSE<br />

Par Nicolas Gauvrit<br />

SÉLECTION<br />

PSYCHOLOGIE Le Jour où je suis devenue moi-même <br />

de Nathalie Clobert Leduc.s<br />

Le thème des personnes « à haut potentiel intellectuel »<br />

donne régulièrement lieu à des descriptions caricaturales.<br />

Cette particularité ferait de vous un génie incompris<br />

aux pensées stratosphériques, ou un damné de la terre<br />

forcément soumis à l’anxiété, à la dépression et à l’échec scolaire.<br />

Rien de tel dans ce roman, où l’on découvre l’histoire d’un jeune<br />

surdoué et de sa mère : Nathalie Clobert, psychologue clinicienne<br />

qui a reçu nombre de ces personnes en consultation, ne donne<br />

jamais dans l’exagération.<br />

Son récit plonge le lecteur dans un univers riche, où se croisent<br />

des personnages pleins d’humanité. Destins variés, sans drame,<br />

émaillés des découvertes et des difficultés du quotidien… Ce sont<br />

des exemples seulement, des cas suffisamment divers pour nous<br />

faire sentir que le haut potentiel ne suffit pas à définir un humain<br />

et n’en fait pas un être totalement à part.<br />

Ces personnes n’en gardent pas moins quelque chose de commun :<br />

le sentiment d’être un peu en marge, une quête identitaire, peut-être<br />

une forme d’idéalisme et d’ambition déçue… Les surdoués ont aussi<br />

souvent un petit décalage dans les centres d’intérêt, une tendance<br />

à se retrouver entre eux, non par orgueil et sentiment d’être « élu »,<br />

mais par le penchant qui nous rapproche de ceux qui nous<br />

ressemblent.<br />

Et, bien sûr, ils possèdent une vive intelligence. Ce livre nous<br />

en apprend beaucoup sur le haut potentiel : les tests utilisés<br />

pour l’identifier, la variété de ses expressions, les performances qu’il<br />

permet – ou ne permet pas… L’auteure fait en effet passer de multiples<br />

informations, notamment grâce à des dialogues, précis sans être<br />

jargonneux, entre les personnages et une psychologue spécialiste<br />

du sujet. Un cahier pratique complète en outre le roman.<br />

Au final, cet ouvrage donne un aperçu de ce que certains individus<br />

vivent et ressentent du fait de leur haut potentiel, tout en offrant<br />

bon nombre de repères. L’analyse psychologique est rigoureuse,<br />

l’histoire poignante mais sans fioritures. À lire si vous vous interrogez<br />

sur vous-mêmes ou sur quelqu’un de votre entourage.<br />

Nicolas Gauvrit est psychologue du développement et chercheur en<br />

sciences cognitives à l’École pratique des hautes études, à Paris.<br />

PSYCHOLOGIE<br />

Surchauffe mentale<br />

de Gaël Allain<br />

Larousse<br />

Dans nos sociétés où<br />

les sollicitations sont<br />

permanentes, l’allègement<br />

de la charge mentale<br />

repose sur deux piliers :<br />

d’une part, apprendre<br />

à se concentrer sur les<br />

informations et les<br />

activités pertinentes, et<br />

d’autre part, savoir ignorer<br />

le reste. Gaël Allain,<br />

docteur en psychologie,<br />

nous explique comment<br />

y parvenir. Après une<br />

description fine de notre<br />

fonctionnement mental,<br />

il délivre ainsi une série de<br />

conseils pratiques. Sans<br />

oublier quelques chiffres<br />

bien sentis, qui montrent<br />

à quel point nous avons<br />

tendance à « partir dans<br />

tous les sens »: saviezvous<br />

par exemple qu’en<br />

moyenne, nous avons<br />

plus de 2500 interactions<br />

avec notre smartphone<br />

chaque jour ?<br />

PSYCHIATRIE<br />

La Santé psychique<br />

de ceux qui ont fait<br />

le monde<br />

de Patrick Lemoine<br />

Odile Jacob<br />

Et si ce n’était pas<br />

seulement leurs<br />

forces, mais aussi leurs<br />

déséquilibres qui ont<br />

construit les grands<br />

personnages historiques ?<br />

À partir de cette<br />

hypothèse, le psychiatre<br />

Patrick Lemoine passe<br />

au crible la biographie<br />

de dix-neuf d’entre eux<br />

– de Gaulle, Hitler,<br />

Napoléon, César… –,<br />

à la recherche de signes<br />

trahissant une éventuelle<br />

maladie mentale. Et la<br />

récolte est fructueuse,<br />

puisque seuls deux de ses<br />

sujets d’étude seraient<br />

exempts de pathologie !<br />

Avec un humour certain<br />

et un côté irrévérencieux<br />

assumé – Bouddha<br />

lui-même se voit poser un<br />

diagnostic d’anorexie –,<br />

l’auteur nous invite dans<br />

les coulisses de l’histoire,<br />

tout en délivrant une<br />

leçon de psychiatrie pour<br />

le moins originale.<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


93<br />

COUP DE CŒUR<br />

Par Rebecca Shankland<br />

PERCEPTION<br />

Faut-il sentir bon<br />

pour séduire ?<br />

de Roland Salesse<br />

Quæ<br />

Voilà un petit livre sur<br />

l’odorat aussi<br />

instructif qu’amusant.<br />

Vous y trouverez toutes<br />

les réponses aux<br />

questions que vous vous<br />

posez… et à celles que<br />

vous n’auriez même pas<br />

imaginées ! Vous<br />

découvrirez ainsi que le<br />

plus long nez du monde<br />

mesure 8,8 centimètres,<br />

que les phéromones<br />

d’éléphantes excitent<br />

les papillons, que les<br />

Japonais surnomment<br />

les Européens batakusaï<br />

(« pue-le-beurre »), ou que<br />

les spermatozoïdes sont<br />

dotés de récepteurs<br />

olfactifs et attirés par<br />

l’odeur du muguet. Bref,<br />

une constellation<br />

d’anecdotes étonnantes<br />

en même temps qu’une<br />

mine d’informations<br />

sur la neurobiologie<br />

de l’olfaction.<br />

PSYCHOLOGIE<br />

Le Mensonge<br />

de B. Elissalde, F. Thomas,<br />

H. Delmas, G. Raffin<br />

Dunod<br />

Votre interlocuteur<br />

évite votre regard,<br />

bégaie, rougit… Il ment,<br />

n’est-ce pas ? Sauf<br />

qu’aucun de ces signes<br />

n’est réellement associé<br />

aux mensonges, apprendon<br />

dans ce livre. Coécrit<br />

par un enquêteur<br />

judiciaire et plusieurs<br />

psychologues, il dresse un<br />

bilan très complet des<br />

connaissances sur les<br />

moyens de détecter les<br />

menteurs. En la matière,<br />

nous sommes<br />

naturellement peu doués,<br />

faisant à peine mieux que<br />

le hasard lorsqu’il s’agit de<br />

reconnaître si quelqu’un<br />

nous dit la vérité ou pas.<br />

Heureusement, plusieurs<br />

méthodes permettent de<br />

s’améliorer. L’intérêt de cet<br />

ouvrage est autant de les<br />

présenter que de tordre le<br />

cou à un certain nombre<br />

d’idées reçues sur le sujet.<br />

ENSEIGNEMENT L’École en pleine conscience <br />

de Patricia Jennings Les Arènes<br />

Plus que jamais, les enseignants se disent en difficulté.<br />

Confrontés à des élèves peu réceptifs, à des parents qui<br />

remettent en cause leurs compétences, au manque<br />

de soutien, ils puisent toujours plus dans leurs ressources<br />

personnelles. Pour nombre d’entre eux, le burn-out est à la clé. Patricia<br />

Jennings nous livre un ouvrage précieux pour prévenir cette issue<br />

néfaste, ainsi que pour favoriser la motivation et le bien-être à l’école.<br />

Cette chercheuse américaine a développé un programme spécifique<br />

pour les enseignants, en adaptant des techniques de méditation<br />

de pleine conscience au cadre éducatif. L’objectif : « Aider les<br />

professeurs à comprendre, à reconnaître et à réguler leurs propres<br />

réponses émotionnelles, ainsi qu’à répondre avec plus d’efficacité<br />

à celles des autres (élèves, parents et collègues) ».<br />

Les recherches montrent que ce programme augmente le bien-être et<br />

le sentiment de compétence des enseignants, tout en diminuant leur<br />

stress. Mais c’est aussi un outil précieux pour améliorer l’enseignement<br />

lui-même. De fait, les aspects émotionnels sont cruciaux. Du côté du<br />

professeur, les sentiments d’impuissance ou de frustration conduisent<br />

parfois à se replier sur soi et à perdre le fil du cours. Chez les élèves,<br />

les émotions négatives sont également peu propices à l’apprentissage,<br />

tandis que les émotions positives le stimulent. En développant<br />

l’attention et la bienveillance envers soi et les autres, le programme<br />

de Patricia Jennings permettra aux enseignants de mieux gérer<br />

ces aspects et d’orchestrer avec finesse la dynamique de la classe.<br />

De multiples autres programmes de pleine conscience sont<br />

proposés en milieu scolaire. Mais la force de celui-ci est qu’il a été<br />

pensé expressément pour les enseignants, et testé chez eux.<br />

L’auteure sait de quoi elle parle : elle fut elle-même enseignante<br />

pendant plus de vingt ans, avant de devenir formatrice, puis<br />

chercheuse. Son ouvrage s’appuie donc sur plusieurs décennies<br />

d’expérience professionnelle au contact des élèves, des parents<br />

et du monde éducatif. D’une grande qualité scientifique, très riche<br />

en ressources pratiques, plein de tact et de bienveillance, il est aussi<br />

important qu’utile.<br />

Rebecca Shankland est maîtresse de conférences<br />

en psychologie, à l’université Grenoble-Alpes.<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


94<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


LIVRES Neurosciences et littérature<br />

95<br />

SEBASTIAN DIEGUEZ<br />

Chercheur en neurosciences au Laboratoire<br />

de sciences cognitives et neurologiques<br />

de l’université de Fribourg, en Suisse.<br />

Thackeray<br />

Comment détecter un snob en soirée<br />

Dans Le Livre des snobs, l’écrivain britannique<br />

William Makepeace Thackeray montre<br />

qu’un des fondements du snobisme réside<br />

dans une inépuisable prétention à tout savoir.<br />

Mais c’est aussi là que réside sa faille…<br />

Comment, vous n’avez jamais vu<br />

Citizen Kane ? Et qu’est-ce donc, la musique atonale<br />

vous laisserait-elle indifférent ? D’ailleurs,<br />

vous n’étiez pas présent au vernissage de ce sculpteur<br />

si prometteur, ni à la réception de l’ambassadeur…<br />

Seriez-vous, tout simplement, un plouc ?<br />

Si ce genre d’accusation vous laisse de marbre,<br />

vous n’êtes en tout cas pas un snob. Du moins en<br />

matière artistique et mondaine, ce qui n’exclut<br />

pas que vous le soyez dans d’autres domaines.<br />

Peut-être êtes-vous un snob intellectuel, qui ne<br />

jure que par le Sein und Zeit de Heidegger, bien<br />

que vous n’y ayez rien compris. Ou alors un de<br />

ces snobs du sport, qui pérorent sans discontinuer<br />

sur d’anciennes gloires injustement oubliées<br />

et sur les minutes décisives des matches de<br />

légende. Sans doute, comme beaucoup d’entre<br />

nous, êtes-vous un peu snob quant aux séries<br />

EN BREF<br />

£ £ Le Livre des snobs<br />

dresse un portrait<br />

satirique des snobs<br />

de tous les milieux.<br />

£ £ Thackeray y montre<br />

notamment comment ces<br />

derniers prétendent tout<br />

savoir pour se distinguer<br />

de la masse.<br />

£ £ Une attitude qui<br />

permet aux psychologues<br />

de les détecter et de<br />

les étudier, notamment<br />

grâce à des<br />

questionnaires et à des<br />

expériences d’imagerie<br />

cérébrale.<br />

télévisées qu’il ne faut ab-so-lu-ment pas manquer,<br />

ou un snob gastronomique qui se pique de<br />

connaître les astuces des grands chefs, ou encore<br />

un snob voyageur qui sait tout des petits coins<br />

secrets, bien à l’abri du tourisme de masse…<br />

LE SNOB À TRAVERS LES ÂGES<br />

Si le snobisme est omniprésent aujourd’hui et<br />

s’immisce dans nos interactions les plus banales,<br />

il n’a pas attendu notre époque pour s’installer.<br />

On s’accorde à attribuer la paternité du terme,<br />

dans son sens moderne, à l’écrivain britannique<br />

William Makepeace Thackeray (1811-1863). À son<br />

époque, le mot snob évoque les étudiants des<br />

grandes universités dénués de lignage aristocratique<br />

: ils sont sine nobilitate, c’est-à-dire « sans<br />

noblesse », expression dont la contraction donnerait<br />

« snob ». Mais Thackeray, qui écrit alors pour<br />

N° 113 - Septembre <strong>2019</strong>


À retrouver dans ce numéro<br />

p.<br />

94<br />

SNOB !<br />

Pour détecter un snob en soirée, demandez-lui<br />

s’il a vu un film ou une exposition qui n’existe pas.<br />

S’il répond que oui bien sûr, c’est qu’il possède<br />

la principale caractéristique du snobisme étudiée<br />

par le romancier William Makepeace Thackeray :<br />

prétendre tout savoir.<br />

p.<br />

84<br />

11 MINUTES<br />

La durée moyenne consacrée à une tâche<br />

de manière ininterrompue. Cette estimation<br />

date de 2005, avant l’explosion des messageries<br />

instantanées et des e-mails. Elle est probablement<br />

beaucoup plus faible aujourd’hui.<br />

p.<br />

16<br />

HIPPOCAMPE<br />

Le fameux « organe de la mémoire »<br />

au nom de petit animal marin pourrait<br />

servir en réalité à bien d’autres<br />

choses : on lui a découvert trois<br />

subdivisions. La première traiterait<br />

les émotions, la seconde interviendrait<br />

dans les processus cognitifs<br />

(raisonnement, repérage spatial<br />

et sens de l’orientation)<br />

et la troisième, dans l’encodage<br />

véritable de nos souvenirs…<br />

p.<br />

60<br />

p.<br />

20<br />

des rires sont précédés<br />

de propos réellement<br />

drôles, a constaté<br />

le chercheur Robert<br />

Provine. Le rire se glisse<br />

dans nos propos,<br />

surtout à la fin des<br />

phrases, comme<br />

manière de socialiser<br />

ou de détendre<br />

l’atmosphère.<br />

p.<br />

26<br />

JOHNNY FOREVER<br />

Cierges brûlés, couronnes de fleurs, livres d’or et chants : les messes données chaque<br />

mois en souvenir de Johnny Hallyday ont toutes les caractéristiques d’un culte religieux.<br />

10 %<br />

p.<br />

48<br />

HYPOGLYCÉMIE<br />

Nous ne percevons pas le monde de la même façon<br />

lorsque nous avons mangé et quand nous avons<br />

le ventre creux. Par exemple, après avoir bu<br />

une boisson sucrée, une même pente nous paraît<br />

visuellement moins raide. Signe que l’énergie<br />

dont dispose le corps rétroagit sur le système visuel.<br />

RATS RECÂBLÉS<br />

Le neurologue Roger Sperry mit au jour les schémas<br />

de câblage de nos neurones par des expériences<br />

aujourd’hui inimaginables : il intervertit les nerfs entre<br />

les muscles fléchisseurs et extenseurs des pattes<br />

de rats, lesquels se mirent à descendre une échelle<br />

lorsqu’ils essayaient de la monter…<br />

p.<br />

76<br />

2,5<br />

fois plus de morts tragiques<br />

dans les dessins animés pour<br />

enfants que dans les films<br />

pour adultes, en moyenne.<br />

Le summum : la mort<br />

de la maman de Bambi.<br />

Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal <strong>septembre</strong> <strong>2019</strong> – N° d’édition M0760113-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412<br />

– Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 19/06/0024 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot

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