Thema n°14 Psychonutrition
Connaître son cerveau pour mieux manger
Connaître son cerveau pour mieux manger
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Neurobiologie<br />
LES ALIMENTS<br />
QUI FONT DU BIEN<br />
À VOTRE CERVEAU<br />
Régimes<br />
LA VRAIE MÉTHODE<br />
POUR PERDRE DU POIDS<br />
Troubles alimentaires<br />
QUAND LES ÉMOTIONS<br />
PERTURBENT L’ALIMENTATION<br />
PSYCHO NUTRITION<br />
Connaître son cerveau pour mieux manger
ÉDITO<br />
TROUVER SON ÉQUILIBRE DANS L’ASSIETTE<br />
Philippe Ribeau<br />
Responsable éditorial web<br />
Selon un suivi réalisé en 2016, plus de un Français sur deux<br />
est en surpoids, et 16 % sont obèses. Comment en est-on<br />
arrivé là ? La réponse est simple : nous grossissons parce que<br />
nous mangeons trop. Nous n’arrivons pas à nous adapter<br />
à la surabondance de nourriture de nos sociétés modernes.<br />
Notre cerveau est pourtant capable de moduler notre<br />
consommation en fonction de nos besoins. Mais de nombreux<br />
facteurs perturbent ce mécanisme de contrôle : trop<br />
de disponibilité, trop de variété, trop de distractions…<br />
Trop d’émotions aussi parfois : qui ne s’est jamais jeté sur<br />
la nourriture pour calmer son stress ou se changer les idées ?<br />
Cette influence de l’affect peut – bien plus que les aliments<br />
eux-mêmes – conduire à des troubles comme l’addiction ou l’anorexie.<br />
Comment alors retrouver une hygiène alimentaire ?<br />
Les régimes sont aussi divers qu’inefficaces : difficiles à tenir sur<br />
la durée, ils se soldent presque toujours par une prise de poids<br />
supplémentaire. On sait aujourd’hui que pour mincir sur<br />
le long terme, il faut être patient et changer progressivement<br />
ses habitudes alimentaires, de sorte à réduire légèrement<br />
les quantités sans se priver.<br />
Pour cela, il est utile de savoir éviter les pièges qui se cachent<br />
jusque dans votre cuisine : manger dans des assiettes plus petites,<br />
ne pas servir à table, ne pas disposer les aliments gras et sucrés<br />
sous votre nez, etc. Et ne pas se laisser berner par les emballages<br />
séduisants et les arguments de santé trompeurs – produits minceur,<br />
allégés, naturels… – qui nous font parfois manger davantage<br />
et moins sainement, alors que nous pensions manger mieux.<br />
En dévoilant les mécanismes cérébraux et physiologiques<br />
du comportement alimentaire, ce <strong>Thema</strong> vous aidera à rétablir<br />
l’équilibre dans votre assiette… et dans votre vie !<br />
Pour la Science<br />
170 bis boulevard du Montparnasse - 75014 Paris<br />
Tél. : 01 55 42 84 00<br />
Directrice des rédactions : Cécile Lestienne<br />
Cerveau & Psycho<br />
Rédacteur en chef : Sébastien Bohler<br />
Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle<br />
Rédacteur : Guillaume Jacquemont<br />
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Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de représentation<br />
réservés pour tous les pays. Certains articles de ce numéro sont publiés en<br />
accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft<br />
Verlagsgesellschaft, mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars<br />
1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue<br />
sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit<br />
de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris).<br />
© Couverture : Photographer‘s Choice / Getty Images Plus<br />
EAN : 9782490754090<br />
Dépôt légal : Juillet 2019<br />
Suivez-nous sur<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
2
SOMMAIRE<br />
P/17<br />
P/54<br />
P/26 P/77<br />
P/04/COMPRENDRE NOTRE<br />
CORPS POUR MIEUX MANGER<br />
DIDIER CHAPELOT<br />
P/17/BIEN NOURRIR<br />
SON CERVEAU<br />
BRET STETKA<br />
P/26/NE LAISSEZ PAS VOS<br />
ÉMOTIONS DICTER VOTRE<br />
ALIMENTATION<br />
PAUL BRUNAULT<br />
P/32/LES ADDICTIONS<br />
ALIMENTAIRES EXISTENT-ELLES ?<br />
GÉRARD APFELDORFER<br />
P/40/LIBÉRÉ(E)S DES RÉGIMES<br />
CHARLOTTE N. MARKEY<br />
P/50/DIX PIÈGES À ÉVITER POUR<br />
UNE ALIMENTATION NATURELLE<br />
SÉBASTIEN BOHLER<br />
P/54/LES BIENFAITS DU JEÛNE<br />
ULRIKE GEBHARDT<br />
P/63/MANGER SAIN<br />
EST-IL MALSAIN ?<br />
CAMILLE ADAMIEC<br />
P/69/ALIMENTATION : ATTENTION<br />
AUX BIAIS DE PERCEPTION !<br />
CAROLINA WERLE<br />
P/77/POURQUOI AVONS-NOUS<br />
PEUR DU GLUTEN ?<br />
SUSANNE SCHÄFER<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
3
Comprendre notre corps<br />
pour mieux manger<br />
DIDIER CHAPELOT<br />
© Unsplash/ Caju Gomes
Nous grossissons en général parce que nous n’arrivons<br />
plus à nous adapter « spontanément » à notre environnement<br />
d’abondance. D’où l’importance de comprendre<br />
les mécanismes du comportement alimentaire<br />
pour manger mieux.<br />
Notre comportement alimentaire<br />
repose sur des mécanismes biologiques<br />
issus d’une adaptation à un environnement,<br />
qui fut relativement stable durant<br />
de nombreux millénaires. Comme tout<br />
comportement, le cerveau en est l’opérateur.<br />
Mais depuis quelques décennies, ces<br />
mécanismes doivent faire face à des changements<br />
de modes de vie qui perturbent<br />
cette adaptation dans le sens d’un déséquilibre<br />
énergétique : les apports sont supérieurs<br />
aux dépenses. Cela conduit à un<br />
stockage d’énergie sous forme de graisse<br />
et à ce que certains nomment même une<br />
« épidémie d’obésité ».<br />
Quand les apports sont supérieurs<br />
aux dépenses, on grossit<br />
Nous devons donc contrôler consciemment<br />
notre alimentation – et mettre en<br />
place un relais cognitif – pour échapper à<br />
cette « sanction » pondérale. Mais si nutrition<br />
et diététique sont nécessaires, analyser<br />
le fonctionnement et d’où vient notre<br />
comportement alimentaire peut éviter<br />
de verser dans une lutte perpétuelle avec<br />
notre organisme, parfois destructrice,<br />
notamment pour l’estime de soi.<br />
Ce comportement repose sur une<br />
séquence très précise, dite prandiale.<br />
D’abord, il y a un signal de faim : le cerveau<br />
nous incite à prendre un repas. Puis le mécanisme<br />
dit de rassasiement provoque progressivement<br />
l’arrêt de la consommation<br />
alimentaire. Enfin, il existe une période<br />
sans signal, dite de satiété, quand nous<br />
n’avons pas faim. Cette séquence définit le<br />
comportement alimentaire physiologique.<br />
Toute autre consommation, par<br />
exemple quand nous mangeons sans<br />
faim, simplement par l’attrait qu’exerce<br />
sur nous un aliment, par ennui ou même<br />
pour nous consoler, peut être considérée<br />
comme répondant à d’autres facteurs, que<br />
nous serions tentés d’appeler abusivement<br />
extraphysiologiques. Ces derniers mettent<br />
en œuvre des mécanismes différents, liés<br />
au plaisir et à la distraction.<br />
Mais abordons d’abord la physiologie.<br />
Le mécanisme à l’origine du signal de faim<br />
fait toujours l’objet de vives controverses.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
5
LES DIFFÉRENTES ÉTAPES DE NOTRE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE<br />
Notre comportement alimentaire correspond à une séquence<br />
physiologique dite prandiale, qui est contrôlée par le cerveau,<br />
notamment l’hypothalamus.<br />
D’abord, un signal de faim, émis par les neurones de cette région<br />
cérébrale, nous indique que nous devons prendre un repas. La phase<br />
prandiale débute. Quand nous mangeons, des mécanismes, surtout<br />
sensoriels, se mettent progressivement en place et aboutissent<br />
au rassasiement, qui interrompt le repas. Commence alors la phase<br />
postprandiale, durant laquelle nous sommes en état de satiété :<br />
nous n’avons aucune envie de manger (pendant une durée variable<br />
selon les individus et les cultures) jusqu’au signal de faim suivant,<br />
sauf si des aliments trop attirants sont aisément accessibles…<br />
PHASE PRÉPRANDIALE PHASE PRANDIALE PHASE POSTPRANDIALE PHASE PRÉPRANDIALE<br />
© L’Essentiel Cerveau & Psycho/Nathalie Ravier<br />
SIGNAL DE FAIM RASSASIEMENT SATIÉTÉ SIGNAL DE FAIM<br />
1 2 3 1 BIS<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
6
L’une des hypothèses les plus robustes<br />
est celle de la « glucopénie centrale » :<br />
une chute, modérée mais subite, d’approvisionnement<br />
en glucose – le « sucre »<br />
source d’énergie de toute cellule – des<br />
neurones situés dans l’hypothalamus, la<br />
« tour de contrôle » cérébrale du comportement<br />
alimentaire, produirait ce signal.<br />
L’hypothalamus déclenche alors la prise<br />
alimentaire, en communiquant avec de<br />
nombreuses autres régions cérébrales.<br />
Le signal de faim :<br />
un manque de sucre<br />
Dans la circulation sanguine, une<br />
diminution discrète, mais mesurable, de<br />
la glycémie (la concentration en glucose<br />
sanguin) précède le début du repas.<br />
Grâce à cela, notre équipe, sous la direction<br />
de Jeanine Louis-Sylvestre, de l’École<br />
pratique des hautes études, a montré au<br />
début des années 2000 que ce phénomène<br />
permet de « distinguer » un repas d’un<br />
en-cas : seul le premier est précédé d’une<br />
baisse de la glycémie. Avec la miniaturisation,<br />
les dispositifs de mesure du glucose<br />
peuvent être utilisés dans l’éducation<br />
alimentaire des patients. Ceci bénéficiera<br />
probablement à tous ceux qui ont<br />
du mal à détecter le signal de faim que les<br />
contraintes sociales leur font si souvent<br />
ignorer ou négliger.<br />
Le rassasiement, quant à lui, est<br />
l’arrêt de la motivation à manger. Il<br />
est surtout sensoriel (mais pas exclusivement)<br />
: à mesure de l’ingestion<br />
d’un aliment, la cavité buccale envoie<br />
des stimuli sensoriels aux neurones de<br />
l’hypothalamus qui s’éteignent progressivement<br />
jusqu’à l’arrêt de la consommation.<br />
Il s’agit donc d’un phénomène<br />
d’habituation, une sorte d’épuisement<br />
sensoriel : nous ne sommes plus motivés à<br />
manger… cet aliment.<br />
Toutefois, cette motivation réapparaît<br />
vite si un aliment ayant de nouveaux<br />
caractères sensoriels (une texture ou une<br />
saveur différente par exemple) nous est<br />
présenté. C’est ce qui explique l’existence<br />
du repas à la française, une succession de<br />
mets, chacun entamé avec autant d’appétit,<br />
même le dessert. On parle de « rassasiement<br />
sensoriel spécifique », mis en<br />
évidence en 1981 par Barbara Rolls, alors<br />
à l’université d’Oxford. Des études chez<br />
l’animal ont cependant montré qu’un<br />
relais intestinal est nécessaire pour obtenir<br />
un arrêt complet du repas. Ce sont<br />
principalement les hormones intestinales<br />
et le nerf vague (qui relie les intestins au<br />
cerveau), ainsi que la distension de l’estomac,<br />
qui participent au rassasiement.<br />
17 %<br />
des adultes français<br />
sont obèses<br />
(indice de masse<br />
corporelle supérieur à 30)<br />
Ce qu’il est essentiel de comprendre,<br />
c’est que le rassasiement est sujet à un<br />
apprentissage, c’est-à-dire à un conditionnement.<br />
Sans même y prêter attention,<br />
nous modulons les quantités d’un aliment<br />
que nous consommons en fonction des<br />
effets que notre organisme a associés aux<br />
caractéristiques sensorielles de cet aliment.<br />
Imaginez que le plat de votre déjeuner soit<br />
allégé en calories à votre insu, de sorte que<br />
vous ayez faim plus tôt dans l’après-midi.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
7
Si cela se répète, vous allez, inconsciemment,<br />
augmenter les quantités que vous<br />
vous servirez le midi. Dans les années 1980,<br />
l’équipe de Jeanine Louis-Sylvestre a montré<br />
que cet apprentissage nécessite quatre<br />
à cinq « rencontres » avec l’aliment. C’est<br />
ainsi que nous « apprenons nos gammes<br />
sensorielles » pour que notre « partition »<br />
alimentaire soit harmonieuse.<br />
Ce mécanisme de rassasiement par<br />
apprentissage est essentiel, car il nous protège<br />
de la surconsommation. Nous devons<br />
permettre à ce conditionnement de se réaliser,<br />
en conservant une certaine « routine »<br />
dans le choix de nos aliments, et même<br />
dans leur association au cours d’un même<br />
repas. D’ailleurs, la variété constamment<br />
renouvelée est, chez l’animal, la procédure<br />
expérimentale la plus efficace pour le<br />
rendre obèse. Ainsi, en 2014, Amy Reichelt,<br />
de l’université de South Wales, en Australie,<br />
et ses collègues ont montré que les rats<br />
dits cafétéria, auxquels on offre à volonté<br />
des biscuits, gâteaux, cookies et autres<br />
sucreries, prennent plus de deux fois plus<br />
de poids que les rats témoins, et que leur<br />
rassasiement sensoriel spécifique est fortement<br />
amoindri.<br />
© Shutterstock.com/ShutterOK<br />
Même si nous n’avons pas faim, nous risquons de craquer et de manger ces aliments très<br />
attrayants, déjouant ainsi les mécanismes naturels de notre comportement alimentaire.<br />
La satiété : l’absence<br />
de motivation à manger<br />
Plus inquiétant encore, même si les aliments<br />
sont peu caloriques (et toujours très<br />
nombreux), nous aurions plus de risques<br />
de ne pas bénéficier de la « protection » du<br />
rassasiement sensoriel, de consommer trop<br />
de calories, et donc de prendre du poids.<br />
La troisième phase de la séquence<br />
prandiale est la satiété, un état de non-faim<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
8
qui persiste plusieurs heures après la fin<br />
du repas. La satiété correspond en réalité<br />
à l’absence de motivation alimentaire :<br />
nous n’avons pas envie de manger. Plus<br />
précisément, considérons le modèle coût/<br />
bénéfice du spécialiste du comportement<br />
alimentaire George Collier : le déclenchement<br />
d’une motivation alimentaire<br />
dépend de l’effort nécessaire pour obtenir<br />
satisfaction. En dessous d’un certain seuil,<br />
par exemple quand nous sommes en présence<br />
d’aliments « attrayants », à portée de<br />
main ou aisément disponibles, le signal<br />
de faim n’est pas requis. La satiété est donc<br />
l’état dans lequel nous sommes jusqu’au<br />
signal de faim suivant, qui nous donne la<br />
motivation nécessaire à consommer de<br />
l’énergie pour chercher de la nourriture.<br />
Évitez donc d’avoir à votre disposition des<br />
aliments trop attrayants, susceptibles de<br />
rétablir cette motivation.<br />
Pourquoi sommes-nous dans un état<br />
de satiété ? Il est déjà nécessaire que la<br />
concentration en glucose au niveau des<br />
neurones de l’hypothalamus soit suffisante.<br />
Mais d’autres facteurs permettent<br />
au cerveau de « connaître » la situation<br />
périphérique, c’est-à-dire quand les différents<br />
tissus et organes de l’organisme ont<br />
suffisamment d’énergie. Le réseau d’informations<br />
périphériques qui renseigne<br />
l’hypothalamus sur l’état des réserves énergétiques<br />
dans tout le corps correspond à ce<br />
que l’on nomme les « afférences périphériques<br />
», portées par des hormones provenant<br />
du tube digestif, du tissu adipeux (ou<br />
graisseux) et du pancréas.<br />
Ainsi, l’estomac libère une hormone,<br />
la ghréline, qui fut un temps considérée<br />
comme un déclencheur du repas, mais<br />
qui correspond plutôt à une « préoccupation<br />
alimentaire », issue d’un conditionnement<br />
; sa concentration augmente quand<br />
on attend un repas. Un taux sanguin plus<br />
élevé en ghréline contribue bien à augmenter<br />
la prise alimentaire au cours du<br />
repas. Le pancréas, lui, sécrète l’insuline,<br />
qui sert de signal de satiété dans le cerveau.<br />
Enfin, le tissu adipeux, où sont stockées la<br />
majeure partie des graisses, produit la leptine,<br />
qui contribue également au signal de<br />
satiété. Découverte il y a vingt ans, cette<br />
hormone a permis de lier les réserves en<br />
graisse et le comportement alimentaire.<br />
Dès lors, on a montré que le tissu adipeux<br />
n’est pas qu’une masse inerte, contrairement<br />
à ce que l’on croyait, mais un tissu<br />
endocrine, c’est-à-dire sécrétant des hormones<br />
capables de communiquer avec<br />
notre cerveau.<br />
D’autres acteurs de ces afférences<br />
périphériques pourraient être cités, mais<br />
l’exhaustivité dans ce domaine n’a guère d’intérêt<br />
tant que l’influence de chacun d’entre<br />
eux n’est pas parfaitement déterminée.<br />
Les trois hormones cruciales pour<br />
le contrôle du comportement alimentaire<br />
sont la ghréline, l’insuline et la leptine<br />
Les trois afférences considérées à ce<br />
jour comme cruciales pour le contrôle du<br />
comportement alimentaire sont donc la<br />
ghréline, l’insuline et la leptine. Toutes<br />
trois agissent sur la partie inférieure<br />
de l’hypothalamus, le noyau arqué, qui<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
9
LE RÔLE DE L’HYPOTHALAMUS DANS LA PRISE ALIMENTAIRE<br />
© Raphael Queruel<br />
C’est l’hypothalamus qui contrôle notre prise<br />
alimentaire. Dans son noyau arqué, il contient<br />
deux populations de neurones qui communiquent<br />
avec des structures cérébrales supérieures<br />
responsables du comportement alimentaire.<br />
Les premiers neurones, dits orexigènes<br />
(en bleu), stimulent la prise alimentaire ; ils sont<br />
activés par la ghréline et inhibés par le glucose,<br />
la leptine et l’insuline. Le glucose est la source<br />
d’énergie de toute cellule ; il est présent dans<br />
le sang et les tissus, dont l’hypothalamus.<br />
L’estomac sécrète la ghréline en quantité<br />
d’autant plus élevée qu’il est vide ; le tissu<br />
adipeux produit de la leptine quand les réserves<br />
de graisse augmentent ; et le pancréas libère<br />
l’insuline quand la concentration sanguine<br />
de glucose augmente.<br />
Les seconds neurones, dits anorexigènes<br />
(en rouge), diminuent la prise alimentaire ; ils sont<br />
activés par le glucose, la leptine et l’insuline.<br />
En outre, le nerf vague, reliant l’estomac<br />
et les intestins au tronc cérébral puis au noyau<br />
arqué, module la prise alimentaire.<br />
Tronc cérébral<br />
Nerf vague<br />
Neurones<br />
anorexigènes<br />
Ghréline<br />
Estomac<br />
Pancréas<br />
Insuline<br />
Tissu adipeux<br />
Leptine<br />
Hypothalamus<br />
DIMINUTION<br />
DE LA PRISE ALIMENTAIRE<br />
AUGMENTATION<br />
DE LA PRISE ALIMENTAIRE<br />
Glucose<br />
Neurones<br />
orexigènes<br />
Noyau arqué<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
10
correspond à une sorte de péage cérébral,<br />
puisqu’une grande partie des afférences<br />
périphériques y convergent.<br />
Notons que ces afférences empruntent<br />
souvent une double voie, endocrine d’une<br />
part (les hormones circulent dans le sang<br />
entre le tube digestif et le cerveau), et neuronale<br />
d’autre part. Dans ce dernier cas,<br />
elles agissent via le nerf vague, qui relie<br />
dans les deux sens les organes des intestins<br />
au cerveau (au tronc cérébral en fait, à la<br />
base du cerveau). Ainsi, à mesure du repas<br />
une puce placée dans une gélule que le<br />
patient avale. Dans l’estomac, cette puce<br />
peut être activée grâce à une application<br />
smartphone, de sorte qu’elle stimule le<br />
nerf vague lors d’un repas pour augmenter<br />
la sensation de rassasiement et diminuer<br />
la quantité de nourriture consommée. Pas<br />
certain que ce dispositif soit la réponse<br />
appropriée à un problème aussi complexe<br />
que l’obésité, mais probable qu’il suscitera<br />
l’intérêt de ceux qui ne parviennent pas à<br />
suivre les préconisations diététiques.<br />
Nos émotions, nos envies ou le contexte<br />
influencent aussi notre prise alimentaire<br />
et dans les heures qui suivent, la distension<br />
de l’estomac et la stimulation de récepteurs<br />
intestinaux envoient par le nerf vague un<br />
signal de rassasiement qui sera interprété<br />
selon la situation dans le noyau arqué.<br />
Une puce dans l’estomac<br />
pour maigrir<br />
Tout cela donne quelques idées à certains,<br />
comme les créateurs de la start-up<br />
israélienne Melcap, qui ont mis au point<br />
Revenons à nos neurones. Dans le<br />
noyau arqué, deux populations distinctes<br />
de neurones acheminent l’ordre de modération<br />
ou d’amplification de la motivation<br />
alimentaire. Les premiers sécrètent<br />
deux neuromédiateurs orexigènes (le NPY<br />
pour neuropeptide Y et l’AGPR pour agouti-related<br />
protein) ; ils sont activés par la<br />
ghréline. Les seconds libèrent deux neuromédiateurs<br />
anorexigènes (le CART pour<br />
cocaïne and amphetamine regulated transcript<br />
et le POMC pour pro-opiomelanocortine) ; ils<br />
sont activés par la leptine et l’insuline. Ces<br />
messagers agissent ensuite sur des structures<br />
supérieures de l’hypothalamus qui<br />
modulent le comportement : nous augmentons<br />
ou diminuons alors notre consommation<br />
alimentaire. Et, comme nous l’avons<br />
vu, c’est le glucose qui sert d’interface avec<br />
le déclenchement du repas : dans le noyau<br />
arqué, il stimule les neurones anorexigènes<br />
et inhibe les neurones orexigènes.<br />
Mais ces ordres sont aussi modulés par<br />
toute une série de projections neuronales<br />
provenant d’aires spécialisées dans les traitements<br />
cognitif, émotionnel et associatif<br />
du cerveau. C’est ainsi que nos émotions,<br />
nos envies ou le contexte influencent aussi<br />
notre prise alimentaire.<br />
Et le plaisir dans tout ça ?<br />
Depuis longtemps, deux écoles de<br />
scientifiques s’opposent sur le rôle du<br />
plaisir dans la prise alimentaire. Pour les<br />
uns, le plaisir est le moteur essentiel de<br />
l’initiation du comportement : sans lui, il<br />
n’y a pas de motivation. Pour les autres,<br />
le plaisir renforce la motivation, mais<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
11
n’est nullement nécessaire pour la susciter<br />
: nous pouvons manger des aliments<br />
n’apportant aucun plaisir (comme le<br />
toxicomane finit par consommer des psychotropes).<br />
Des travaux récents semblent<br />
plutôt donner raison aux seconds : le<br />
plaisir n’est pas nécessaire au comportement<br />
alimentaire.<br />
À la fin des années 1990, le biopsychologue<br />
et neurobiologiste Kent Berridge,<br />
de l’université du Michigan, introduit le<br />
concept du wanting versus liking pour comprendre<br />
le rôle du plaisir dans la prise<br />
alimentaire. L’intérêt de ce modèle est de<br />
distinguer le plaisir (liking) de la motivation<br />
(wanting). Dès lors, le plaisir ne serait<br />
Mais chacun dans des aires distinctes de ce<br />
noyau ! La dopamine, neuromédiateur que<br />
l’on a longtemps cru être responsable à la<br />
fois du plaisir et de la motivation, stimule<br />
le noyau accumbens – certes –, mais uniquement<br />
sa périphérie : la « coquille ». Cette<br />
zone est active quand nous avons envie de<br />
manger. Or, c’est une autre zone au centre<br />
du noyau accumbens, nommée hedonic<br />
hotspot (le centre du plaisir), faisant moins<br />
d’un millimètre cube chez le rat (et environ<br />
un centimètre cube chez l’être humain),<br />
qui provoque du plaisir : elle est stimulée<br />
par des molécules opioïdes (des dérivés de<br />
l’opium comme la morphine et l’héroïne),<br />
dont celles que notre cerveau libère naturellement<br />
quand nous prenons du plaisir.<br />
Il est possible de bloquer tout circuit du plaisir<br />
sans pour autant éteindre la motivation<br />
pas un chaînon obligatoire de la motivation.<br />
Plaisir et motivation seraient distincts.<br />
D’ailleurs, les réseaux neuronaux<br />
impliqués sont différents.<br />
Pour preuve : le plaisir et la motivation se<br />
« déroulent » principalement dans une partie<br />
du cerveau nommée le noyau accumbens.<br />
Berridge a décrit chez l’animal les<br />
manifestations faciales et comportementales<br />
traduisant le « plaisir » ; elles sont d’ailleurs<br />
semblables aux nouveau-nés humains<br />
et aux primates. C’est ainsi qu’il a montré<br />
que les opioïdes et les endocannabinoïdes<br />
(les analogues du cannabis produits dans<br />
le cerveau) stimulent cette petite zone du<br />
noyau accumbens et provoquent du plaisir,<br />
indépendamment de la dopamine. Mais<br />
plus intéressant encore, il a révélé qu’il est<br />
possible de bloquer tout circuit du plaisir<br />
sans pour autant éteindre la motivation,<br />
engendrée par l’action de la dopamine à la<br />
périphérie du noyau accumbens.<br />
On peut être motivé (à manger)<br />
sans plaisir<br />
Dans ce cas, le renforcement, le fait<br />
qu’un même comportement a plus de<br />
chances de se répéter, ne met pas en jeu<br />
une composante hédonique, mais un phénomène<br />
nommé incentive salience (que<br />
l’on peut traduire par « saillance stimulante<br />
»). Cela signifie que la seule présence<br />
d’un aliment peut produire la volonté de<br />
le consommer, sans que nous n’en ressentions<br />
ni n’en attendions du plaisir.<br />
La dopamine n’est donc pas la molécule<br />
du plaisir ; elle ne nous permet pas d’associer<br />
l’aliment consommé au plaisir qu’il<br />
nous procure. Elle est plutôt le médiateur<br />
de la « compulsion » alimentaire, c’est-à-dire<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
12
de la motivation à manger, même lorsque<br />
nous n’avons pas faim. Pour certains individus,<br />
pourtant en état de satiété, l’« hyperréactivité<br />
» de ce système activé par la<br />
dopamine expliquerait que les aliments<br />
représentent une « saillance stimulante »,<br />
ce qui déclencherait une compulsion alimentaire<br />
proche de celle que nous ressentons<br />
lorsque nous avons faim.<br />
Ces découvertes montrent donc que<br />
le plaisir de manger n’est pas une finalité<br />
en soi, mais qu’il module le désir éprouvé<br />
envers un aliment. Il participe à la récompense<br />
et renforce notre comportement visà-vis<br />
d’un aliment. En effet, il joue le rôle<br />
de « rhéostat », associant les propriétés sensorielles<br />
de l’aliment (saveur, odeur, apparence,<br />
texture) et la satisfaction de nos<br />
besoins métaboliques et psychiques.<br />
Toutefois, tout ne se joue pas entre ce<br />
qu’il y a dans notre assiette, notre hypothalamus<br />
et notre tissu adipeux. Manger est<br />
rarement un acte solitaire. Nous aimons<br />
manger en famille, entre amis, entre collègues.<br />
Le rôle des facteurs sociaux sur la<br />
consommation est majeur. En revanche,<br />
leurs conséquences sont variables.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
13
John De Castro, de l’université Sam-<br />
Houston, au Texas, explore depuis les<br />
années 1970 les déterminants de la prise<br />
alimentaire dans l’écosystème naturel des<br />
êtres humains. Il a notamment montré que<br />
manger avec d’autres convives augmente la<br />
dimension des repas proportionnellement<br />
au nombre de participants. Selon lui, le fait<br />
de voir manger les autres nous inciterait<br />
à consommer, et les repas pris en groupe<br />
étant souvent plus festifs, nous mangerions<br />
davantage. Ce qui paraît contradictoire<br />
avec les recommandations habituelles<br />
selon lesquelles il vaut mieux manger en<br />
famille que seul devant la télévision…<br />
© Shutterstock.com/marcello farina<br />
Manger devant la télévision perturbe les mécanismes physiologiques qui permettent de nous<br />
sentir rassasiés… de sorte que nous mangeons davantage !<br />
Le mangeur distrait,<br />
notamment par la télévision<br />
C’est que l’impact des facteurs sociaux<br />
sur l’alimentation est très nuancé. Ainsi,<br />
une série d’études menées entre 2010 et 2012<br />
en Île-de-France par France Bellisle, directrice<br />
de recherche à l’Inra, et ses collègues<br />
a révélé que la convivialité diminue plutôt<br />
la consommation alimentaire des jeunes<br />
femmes et des adolescents. En revanche,<br />
dans ces études, la télévision augmente la<br />
prise alimentaire des adolescents en surpoids<br />
ou obèses. Il est désormais bien établi<br />
que la télévision favorise l’obésité, non seulement<br />
par la sédentarité et le grignotage,<br />
mais aussi par la stimulation de la prise de<br />
repas. Quelle en est la raison ?<br />
La distraction contribuerait largement<br />
à cet effet. En 2013, l’équipe<br />
de Suzanne Higgs, de l’université de<br />
Birmingham, a analysé 24 études sur la<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
14
consommation alimentaire et conclu que<br />
la distraction augmente la quantité d’aliments<br />
consommée au cours du repas,<br />
mais plus encore celle consommée plus<br />
tard dans la journée… comme si l’état<br />
de satiété était diminué. Cet effet serait<br />
largement contrecarré si nous portions<br />
plus d’attention à ce que nous mangeons.<br />
D’autres distractions, comme la musique,<br />
sont susceptibles d’augmenter la consommation<br />
lors d’un repas.<br />
Les conséquences pratiques sont<br />
importantes, notamment d’inciter à cultiver<br />
une certaine attention à ce que nous<br />
mangeons, non pas pour y exercer un<br />
contrôle cognitif excessif, mais pour que les<br />
mécanismes inconscients, que nous avons<br />
décrits, puissent s’exprimer de manière<br />
fine et complète. D’ailleurs, si vous avez un<br />
animal domestique, vous savez qu’il n’apprécie<br />
guère que vous le distrayiez lorsqu’il<br />
mange… C’est là une sagesse que nous<br />
aurions dû conserver, même si elle semble<br />
peu compatible avec les usages modernes<br />
de consommation.<br />
Nous ne saurions conclure ce bref tour<br />
d’horizon du comportement alimentaire<br />
sans évoquer le rôle essentiel de l’activité<br />
physique. Dès 1967, Jean Mayer et Donald<br />
Thomas, de l’École de santé publique de<br />
Harvard, ont publié dans Science une étude<br />
essentielle où ils ont montré que des rats<br />
compensent exactement la dépense énergétique<br />
occasionnée par des séances d’exercice<br />
physique (de près de cinq heures par<br />
jour) en mangeant, de sorte que leur poids<br />
se maintienne. Plus important encore, l’absence<br />
d’exercice physique, c’est-à-dire une<br />
sédentarité imposée (car un rat fait spontanément<br />
de l’exercice quand il en a la possibilité),<br />
conduit à une surconsommation,<br />
apparemment paradoxale, et à une prise de<br />
poids importante et rapide.<br />
L’activité physique, chaînon entre<br />
cerveau et intestins<br />
En fait, ce n’est pas si paradoxal que<br />
cela quand on sait que le lien « descendant<br />
» entre cerveau et périphérie se fait<br />
en grande partie via le système nerveux dit<br />
autonome qui est entretenu par… l’exercice<br />
physique ! Donc, sans exercice physique,<br />
ce lien n’est pas pleinement fonctionnel,<br />
de sorte que l’organisme n’adapte pas correctement<br />
les apports énergétiques aux<br />
dépenses. Voilà qui devrait s’ajouter aux<br />
arguments en faveur d’une activité physique<br />
quotidienne.<br />
Ne soyons pas distraits quand nous mangeons.<br />
Prêtons-y attention, et nous serons plus modérés<br />
Mais comme les rats, compensons-nous<br />
l’énergie dépensée au cours d’une séance<br />
d’exercice physique en mangeant plus ? En<br />
2013, en reprenant l’ensemble des études<br />
publiées à ce jour, Matthew Schubert, de<br />
l’université Griffith, en Australie, et ses<br />
collègues ont conclu qu’il n’y a pas, en<br />
moyenne, de compensation énergétique,<br />
que ce soit lors du repas qui suit la séance<br />
ou dans les 24 heures. En d’autres termes,<br />
les mécanismes de dépense énergétique<br />
piocheraient en priorité dans les réserves<br />
du tissu adipeux plutôt qu’en stimulant<br />
la motivation alimentaire. Bien sûr, cela<br />
nécessite d’avoir des réserves corporelles<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
15
suffisantes. Le sportif « sec », c’est-à-dire<br />
avec une très faible masse grasse, récupère<br />
partiellement, voire entièrement, l’énergie<br />
consommée en mangeant.<br />
Environnement et neurobiologie<br />
interagissent<br />
Finalement, notre comportement alimentaire<br />
dépend-il plus de notre environnement<br />
que de notre physiologie ? En 2011,<br />
De Castro estimait à 86 % la part de l’environnement<br />
dans la prise alimentaire,<br />
réduisant à la portion congrue la part de la<br />
neurobiologie. C’est une vision réductrice<br />
qui méconnaît le rôle de la biologie dans<br />
l’impact de l’environnement ; l’idée qu’il n’y<br />
aurait pas de réponse physiologique aux facteurs<br />
environnementaux est fausse. Comme<br />
nous l’avons dit, en s’accroissant, la masse<br />
grasse produit de la leptine, qui diminue au<br />
niveau cérébral la motivation alimentaire.<br />
Aussi certains n’ont-ils pas besoin de se restreindre<br />
volontairement après quelques<br />
jours d’agapes festives, leur corps procédant<br />
spontanément à cet ajustement.<br />
L’interdépendance des neuromédiateurs<br />
et leur ubiquité rendent donc à ce<br />
jour illusoire la séparation entre phénomènes<br />
internes et externes à l’organisme.<br />
Le comportement alimentaire est le type<br />
même de mécanisme intégratif qui peine à<br />
se décrire de manière simplifiée. Pourtant,<br />
si nous apprenions à ceux qui en ont besoin<br />
comment fonctionne leur organisme visà-vis<br />
de la nourriture, qui sait si nous ne<br />
trouverions pas plus de solutions aux problèmes<br />
de suralimentation que rencontre<br />
une part croissante de l’humanité.<br />
Article publié dans Cerveau&Psycho<br />
n° 108 mars 2019<br />
Didier CHAPELOT<br />
est maître de conférences<br />
à l’université Paris 13,<br />
spécialiste de la physiologie<br />
du comportement<br />
alimentaire.<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
D. Chapelot et K. Charlot,<br />
Physiology of energy homeostasis :<br />
Models, actors, challenges and the<br />
glucoadipostatic loop,<br />
Metabolism,<br />
27 novembre 2018.<br />
D. Chapelot,<br />
Quantifying satiation and satiety,<br />
in Satiation, satiety and the control<br />
of food intake, Theory and practice,<br />
Woodhead Publishing Series in Food<br />
Science, 2013.<br />
A. Mekhmoukh et al.,<br />
Influence of environmental factors<br />
on meal intake in overweight and<br />
normal-weight male adolescents.<br />
A laboratory study, Appetite,<br />
vol. 59, pp. 90-95, 2012.<br />
D. Chapelot et J. Louis-Sylvestre,<br />
Les Comportements alimentaires,<br />
Lavoisier, 2004.<br />
D. Chapelot et al.,<br />
A role for glucose and insulin<br />
preprandial profiles to differentiate<br />
meals and snacks,<br />
Physiology Behavior,<br />
vol. 80, pp. 721-731, 2004.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
16
Bien nourrir son cerveau<br />
BRET STETKA<br />
© Shutterstock.com/Eugene Sergeev
Comment manger de façon à assurer un développement<br />
optimal à nos neurones ? C’est ce qu’explore depuis quelques<br />
années la « psychiatrie nutritionnelle ».<br />
doit leur permettre de mieux gérer leur<br />
stress. L’autre moitié reçoit des conseils<br />
nutritionnels. C’est le cas de Carolyn, qui<br />
découvre qu’elle aime les aliments sains<br />
comme le saumon ou le thon. Elle les substitue<br />
alors aux frites, gâteaux et sucreries<br />
auxquels elle était habituée.<br />
À 75 ans, Carolyn tient une forme<br />
étincelante. Entre une activité sociale<br />
débordante et ses quatre petits-enfants,<br />
elle n’a pas le temps de s’ennuyer. Mais cela<br />
n’a pas toujours été le cas. Il y a sept ans,<br />
le tableau était bien différent pour cette<br />
retraitée de Pittsburgh. Dépressive et apathique,<br />
elle se nourrissait mal et souffrait<br />
d’un excès de poids, de diabète et d’une<br />
maladie pulmonaire chronique. « Je venais<br />
de perdre ma mère et mes deux fils étaient<br />
partis », se souvient-elle.<br />
Mais un jour, un ami lui parle d’une<br />
étude sur la prévention de la dépression<br />
qui va démarrer à l’université de<br />
Pittsburgh. Elle décide aussitôt d’y participer.<br />
Comme Carolyn, toutes les personnes<br />
incluses dans cette étude – 247 au<br />
total – sont âgées et souffrent de troubles<br />
dépressifs légers qui, s’ils ne sont pas<br />
traités, conduisent à une grave dépression<br />
dans 20 à 25 % des cas. La moitié des<br />
participants bénéficie d’une psychothérapie<br />
cognitivo-comportementale qui<br />
Saumon et thon contre dépression<br />
Quinze mois plus tard, en 2014, une surprise<br />
attend le psychiatre Charles Reynolds<br />
et ses collègues : l’état des patients s’est<br />
très nettement amélioré, dans les deux<br />
groupes. Or, celui de Carolyn servait de<br />
témoin. Les conseils diététiques n’étaient<br />
pas censés avoir un quelconque effet sur<br />
la santé mentale des patients… Pourtant,<br />
les résultats du test de Beck – un questionnaire<br />
à choix multiples utilisé pour mesurer<br />
la gravité de la dépression – sont sans<br />
appel : tous les patients ont enregistré une<br />
diminution de 40 à 50 % de leurs symptômes<br />
dépressifs. Seuls 8 % ont développé<br />
une forme sévère de la maladie.<br />
Il est fort probable que l’effet placebo<br />
ait joué un rôle dans l’amélioration de l’état<br />
des patients. Le simple fait de rencontrer<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
18
TROIS RÉGIMES « NEURONAUX » AU BANC D’ESSAI<br />
MÉDITERRANÉEN<br />
Les études scientifiques montrent que les<br />
habitudes alimentaires des cultures<br />
issues du bassin méditerranéen (Grèce,<br />
Italie, Espagne, Moyen-Orient) sont parmi<br />
les plus saines au monde. Elles sont<br />
associées à une baisse du risque<br />
cardiovasculaire et à une amélioration<br />
des fonctions neurologiques et mentales.<br />
– Huile d’olive<br />
– Poissons riches en oméga-3 (sardine,<br />
thon, saumon)<br />
– Fruits et légumes riches en<br />
antioxydants (tomate, poivron,<br />
aubergine)<br />
– Céréales complètes<br />
– Légumes secs<br />
– Viande maigre et vin rouge en quantité<br />
modérée<br />
– Peu de sucre et d’aliments transformés<br />
JAPONAIS<br />
Selon l’Organisation mondiale de la santé<br />
(OMS), les Japonais ont la plus longue<br />
espérance de vie au monde, en partie<br />
grâce à la population de l’île d’Okinawa<br />
et à ses habitudes alimentaires<br />
particulièrement bénéfiques.<br />
Les habitants se nourrissent notamment<br />
d’une patate douce de couleur pourpre<br />
très nutritive, qui remplace souvent le riz.<br />
Ils mangent moins de poisson, de viande,<br />
de riz ou de sucre que les autres<br />
Japonais.<br />
– Légumes riches en antioxydants<br />
(patate douce pourpre)<br />
– Algues<br />
– Poisson<br />
– Viande<br />
– Peu de sucre et de riz (blanc)<br />
SCANDINAVE<br />
Hormis les boulettes de viande des<br />
Suédois, la nouvelle cuisine nordique est<br />
l’une des meilleurs qui soient pour notre<br />
santé. Elle est associée à une réduction de<br />
l’inflammation, du risque cardiovasculaire<br />
ou de diabète. Les Scandinaves<br />
consomment de l’huile de colza, qui<br />
contient beaucoup plus d’acides gras<br />
oméga que l’huile d’olive.<br />
– Fruits (airelles)<br />
– Légumes (pomme de terre)<br />
– Noix, noisettes<br />
– Céréales complètes (pain de seigle)<br />
– Produits de la mer<br />
– Viande et produits laitiers en quantité<br />
modérée<br />
– Huile de colza<br />
© Shutterstock.com/Amili, LeMyppp, Olga Koshka<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
19
un médecin ou un professionnel de santé<br />
et de s’occuper de soi est parfois bénéfique<br />
et aide à se montrer plus combatif.<br />
Néanmoins, pour Carolyn, il n’y a pas de<br />
doute : c’est le changement d’alimentation<br />
qui l’a sortie de son état dépressif.<br />
Elle n’est pas la seule de cet avis.<br />
Scientifiques et médecins sont de plus en<br />
plus nombreux à établir une connexion<br />
entre ce que nous mangeons et la santé de<br />
notre cerveau. Un exercice délicat car le lien<br />
de cause à effet n’est pas toujours évident à<br />
déterminer. Par exemple, les gens qui font<br />
attention à leur alimentation pratiquent<br />
souvent un exercice physique régulier et<br />
ont un sommeil bien réglé, ce qui est également<br />
bon pour leur cerveau.<br />
Mais les preuves s’accumulent. Chaque<br />
année, la liste des publications révélant le<br />
rôle de certains aliments sur le bien-être<br />
mental s’accroît : les acides gras oméga-3<br />
contre la psychose et la dépression ; les aliments<br />
fermentés contre l’anxiété ; le thé vert<br />
et les fruits riches en antioxydants contre<br />
la démence… Il n’existe probablement pas<br />
d’ingrédient miracle. Plutôt des combinaisons<br />
d’aliments calibrées par des millions<br />
d’années d’évolution de notre espèce, et<br />
qui renforcent nos capacités cognitives et<br />
Un régime japonais, méditerranéen ou scandinave<br />
évite l’inflammation, ce qui protège le cerveau<br />
psychologiques. Mais quelles sont-elles ?<br />
L’objectif de la psychiatrie nutritionnelle<br />
est de mettre la main dessus. Avec, à la clé,<br />
la perspective de prendre en charge les<br />
patients souffrant de troubles mentaux,<br />
non seulement avec les thérapies et médicaments<br />
habituels, mais aussi avec des alimentations<br />
personnalisées, ce qui se fait<br />
déjà pour d’autres maladies.<br />
Les vertus du régime méditerranéen<br />
Le régime le plus connu pour ses effets<br />
bénéfiques sur la santé est le régime méditerranéen,<br />
traditionnellement utilisé en<br />
Italie, en Espagne ou en Grèce : beaucoup<br />
de fruits, légumes, poissons, céréales complètes,<br />
huile d’olive ; de la viande maigre et<br />
du vin rouge avec modération. Est-il bon<br />
aussi pour notre cerveau ? Oui, répond<br />
l’experte en santé publique Almudena<br />
Sánchez-Villegas de l’université de Las<br />
Palmas de Gran Canaria qui a suivi, avec<br />
ses collègues, plus de 12000 Espagnols pendant<br />
six ans. Les personnes qui mangent<br />
« méditerranéen » sont globalement moins<br />
touchées par la dépression que les autres<br />
(jusqu’à 30 % de risque en moins).<br />
Deux ans plus tard, en 2013, l’équipe<br />
de Sánchez-Villegas confirme ces résultats.<br />
Elle épluche alors les données de l’étude<br />
espagnole Predimed dont l’objectif est de<br />
savoir si un régime méditerranéen (enrichi<br />
avec des noix) protège des maladies cardiovasculaires<br />
chez des personnes à haut<br />
risque : les 7500 participants (âge moyen :<br />
70 ans) cumulent plusieurs facteurs de<br />
risque (tabagisme, hypertension, cholestérol<br />
élevé…) ou ont un diabète de type 2. La<br />
réponse apportée par ce suivi est positive.<br />
Mais Sánchez-Villegas montre que les effets<br />
sont également probants pour la dépression.<br />
Ce régime pauvre en sucres, aliments<br />
transformés et viandes grasses est donc<br />
réellement bénéfique pour notre cerveau.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
20
Alors, qu’en est-il de la cuisine occidentale<br />
plus largement répandue ?<br />
Les premiers résultats obtenus ne sont<br />
guère réjouissants : selon une étude australienne<br />
conduite par la psychiatre Felice Jacka<br />
de l’université Deakin et de l’université de<br />
Melbourne, la junk food (sodas, snacks, hamburgers,<br />
frites…) augmente le risque d’anxiété<br />
et de dépression. Mais ce n’est pas tout :<br />
ce type d’alimentation agit aussi sur la taille<br />
de notre cerveau ! En septembre 2015, son<br />
équipe montre que les personnes âgées (60-<br />
64 ans) les plus adeptes de « malbouffe » non<br />
seulement souffrent davantage de troubles<br />
de l’humeur, mais ont aussi un hippocampe<br />
réduit à gauche (vu à l’IRM). Or cette structure<br />
cérébrale joue un rôle central dans l’apprentissage<br />
et la mémoire.<br />
Comment des aliments peuvent-ils<br />
être néfastes pour le cerveau ? On ne le sait<br />
pas encore mais plusieurs hypothèses sont<br />
à l’étude. Celle de Jacka et d’autres scientifiques<br />
est la piste inflammatoire : les aliments<br />
riches en sucres déclencheraient<br />
une cascade de réactions métaboliques<br />
conduisant à un emballement du processus<br />
inflammatoire qui serait nuisible<br />
pour notre cerveau. Normalement, l’inflammation<br />
est bénéfique : elle fait partie<br />
de l’arsenal de notre système immunitaire<br />
pour combattre les infections et favoriser<br />
la guérison. Mais lorsqu’elle est dérégulée,<br />
elle peut détruire les tissus sains. Plusieurs<br />
30 %<br />
de risque<br />
de dépression<br />
en moins<br />
pour les personnes<br />
consommant un régime<br />
de type méditerranéen,<br />
à base de fruits<br />
et légumes, poissons,<br />
céréales complètes, huile<br />
d’olive, viande maigre,<br />
vin rouge et noix<br />
travaux ont déjà suggéré un lien entre l’inflammation<br />
et certaines pathologies du<br />
cerveau. Par exemple, deux méta-analyses<br />
de 2010 et 2012, rassemblant les résultats<br />
de 53 études, révèlent ainsi que les patients<br />
souffrant de dépression présentent une<br />
augmentation significative des marqueurs<br />
sanguins associés à l’inflammation. En<br />
outre, l’activité de certaines cellules immunitaires<br />
appelées microglies – qui jouent<br />
un rôle clé dans la réponse inflammatoire<br />
du cerveau – est modifiée chez des patients<br />
souffrant de troubles psychiatriques<br />
(dépression, schizophrénie…). Alors, est-ce<br />
l’inflammation qui provoque la maladie<br />
mentale, ou l’inverse ? Il est encore trop tôt<br />
pour le dire. Mais pour la psychiatre australienne<br />
Felice Jacka, il n’y a pas de doute possible<br />
: si l’on veut préserver la santé de notre<br />
cerveau, il faut privilégier les aliments qui<br />
ne déclenchent pas une telle réaction<br />
inflammatoire. C’est le cas du régime méditerranéen,<br />
mais aussi des régimes japonais<br />
et scandinave.<br />
Venons-en maintenant au mode d’action<br />
du régime méditerranéen. Une étape<br />
importante en ce sens a été franchie en septembre<br />
2015 par une équipe française : grâce<br />
à une technique d’imagerie ultrasensible (la<br />
morphométrie cérébrale), les neuroscientifiques<br />
Amandine Pelletier, Christine Barul et<br />
leurs collègues de l’université de Bordeaux<br />
montrent que le régime méditerranéen<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
21
aide à préserver les connexions entre neurones<br />
chez des sujets âgés de 65 ans ou plus.<br />
Avec, à la clé, de nombreux bénéfices cognitifs.<br />
Peu de temps après, l’épidémiologiste<br />
américaine Martha C. Morris de l’université<br />
Rush et ses collègues révèlent que le<br />
régime alimentaire Mind (régime méditerranéen<br />
associé au régime Dash pauvre<br />
en sel et en graisses saturées) ralentit le<br />
déclin cognitif chez les seniors, voire aide à<br />
prévenir la maladie d’Alzheimer. Parmi les<br />
960 participants, ceux qui avaient suivi le<br />
régime Mind de façon stricte pendant cinq<br />
ans ont obtenu des résultats à leurs tests<br />
cognitifs correspondant normalement à<br />
des personnes plus jeunes de 7,5 ans. Par<br />
conséquent, tous ces travaux montrent que<br />
certains aliments prennent soin de notre<br />
cerveau. Mais d’où leur vient ce rôle neuroprotecteur<br />
? Pour le comprendre, il faut<br />
aller voir du côté de nos ancêtres.<br />
© Nicolas Cherbuin<br />
Les oméga-3,<br />
alliés de notre cerveau<br />
Entre moins 195 000 et moins 125 000<br />
ans, la Terre a connu une période particulière<br />
appelée ère glaciaire. S’alimenter est<br />
Une alimentation occidentale grasse et sucrée cause des dégâts dans l’hippocampe (en jaune<br />
sur cet IRM), une zone essentielle au bon fonctionnement de la mémoire. Des personnes ayant<br />
suivi un tel régime pendant quatre ans ont un hippocampe plus petit que des sujets ayant mangé<br />
plus sainement.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
22
alors devenu difficile pour les premiers<br />
humains. Comment ont-ils survécu ?<br />
Selon un scénario suggéré par des fouilles<br />
archéologiques menées en Afrique du Sud,<br />
ils se seraient tournés vers d’autres ressources<br />
alimentaires, marines cette fois : il<br />
y a environ 160 000 ans, ils se seraient mis à<br />
consommer des poissons d’eau froide et des<br />
coquillages, aliments riches en acides gras<br />
oméga-3. Cet apport aurait favorisé le développement<br />
unique et complexe du cerveau<br />
humain, composé à 60 % de graisses. Parmi<br />
ces acides gras, le dha (acide docosahexaènoïque)<br />
semble particulièrement crucial.<br />
les neurones et stimulant la production<br />
d’une protéine impliquée dans la croissance<br />
et la survie des cellules du cerveau : le<br />
BDNF (ou Brain-Derived Neurotrophic Factor,<br />
facteur neurotrophique cérébral). Certes,<br />
notre organisme est capable de produire<br />
cette molécule miracle ; mais il a besoin<br />
pour cela d’un autre acide gras oméga-3,<br />
l’acide alpha-linolénique, qui ne peut être<br />
apporté que par les aliments. D’où l’importance<br />
d’une alimentation riche en oméga-3<br />
pour un cerveau bien huilé !<br />
Mais le besoin en acides gras n’est pas<br />
le seul héritage de notre passé lointain. Nos<br />
Le « régime MacDo » lui a fait perdre<br />
en dix jours un tiers des espèces bactériennes<br />
de son microbiote intestinal<br />
Dès 1972, le psychiatre Michael<br />
Crawford, aujourd’hui à l’Imperial College<br />
de Londres, a révélé l’importance du DHA<br />
dans le fonctionnement cérébral. Une<br />
découverte confirmée depuis par de nombreuses<br />
études. Le DHA se révèle être un<br />
composant essentiel de la membrane neuronale,<br />
facilitant la communication entre<br />
ancêtres nous en ont également légué un<br />
autre qui, de manière surprenante, agit aussi<br />
sur la santé mentale : la flore intestinale.<br />
Notre corps abrite des milliers de milliards<br />
de bactéries, champignons et autres<br />
microorganismes qui ont évolué avec<br />
nous. Ce microbiote – et l’ensemble de ses<br />
gènes, le microbiome – représente plus de<br />
la moitié des cellules de notre corps ! Utile<br />
à l’organisme, il intervient dans la formation<br />
et le fonctionnement des systèmes<br />
immunitaire et digestif. Mais de récentes<br />
études menées sur la flore intestinale (le<br />
microbiote le plus étudié) montrent qu’il<br />
peut également agir sur notre cerveau.<br />
Intestin sain, cerveau sain<br />
Une des démonstrations les plus spectaculaires<br />
en a été donnée en 2014 par un<br />
étudiant anglais de 23 ans du nom de Tom<br />
Spector. Celui-ci se livre en effet à une drôle<br />
d’expérience : il mange au MacDonald<br />
à chaque repas pendant dix jours. À la<br />
manière de Morgan Spurlock, dans le<br />
documentaire Super Size Me. Il doit trouver<br />
un sujet pour valider son diplôme de<br />
génétique, et il s’agit pour lui de répondre<br />
à une question essentielle : un excès de<br />
junk food modifie-t-il la flore intestinale ?<br />
Heureusement pour Tom, l’expérience ne<br />
dure pas un mois, contrairement à Morgan<br />
Spurlock, car il commence à se sentir mal<br />
(léthargie, troubles du sommeil, mauvaise<br />
digestion…) au bout de quelques<br />
jours. Et il a de la chance, les résultats sont<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
23
spectaculaires : le régime « MacDo » lui a fait<br />
perdre un tiers des espèces bactériennes<br />
composant son microbiote intestinal !<br />
Ce qui n’est pas anodin sur le plan médical.<br />
En effet, on sait aujourd’hui qu’un tel<br />
bouleversement de la flore peut conduire<br />
à une inflammation gastro-intestinale qui<br />
aura, elle-même, des effets néfastes sur le<br />
cerveau. Comment ? En faisant chuter la<br />
production d’un neurotransmetteur, la<br />
sérotonine, qui a lieu à 90 % dans l’intestin.<br />
La sérotonine est remplacée par des composés<br />
neurotoxiques, synthétisés à partir<br />
du même précurseur (l’acide aminé tryptophane).<br />
La preuve que pour un cerveau<br />
sain, il faut soigner l’intestin. Ce qui ouvre<br />
des perspectives intéressantes, puisqu’il<br />
est possible de le faire en agissant sur sa<br />
propre alimentation.<br />
Une expérience conduite en 2015 à l’université<br />
de Pittsburgh en livre une preuve<br />
éclatante. Dans cette étude, 20 Américains<br />
de Pennsylvanie ont échangé leurs repas<br />
avec 20 Sud-Africains ruraux. Ceux qui<br />
mangeaient habituellement beaucoup de<br />
protéines animales et de graisses (hamburgers,<br />
frites…) sont passés à un régime riche<br />
en fibres et pauvre en graisses (légumes,<br />
poissons…). Et inversement. Résultat : au<br />
bout de 15 jours, le côlon des Américains<br />
est apparu moins irrité, contrairement à<br />
celui des Sud-Africains. Et surtout, l’analyse<br />
de leurs selles révélait une augmentation<br />
(de 250 %) des bactéries produisant<br />
du butyrate, une molécule connue pour<br />
protéger du cancer du côlon. De leur côté,<br />
les Sud-africains voyaient augmenter dans<br />
leur sang la concentration de certains biomarqueurs<br />
de risque du cancer du côlon.<br />
Cette expérience a montré à quel point il<br />
est possible, en changeant nos habitudes<br />
alimentaires, d’agir sur la santé de notre<br />
intestin… et donc de notre cerveau.<br />
Certains psychiatres ont déjà franchi<br />
le pas et donnent systématiquement des<br />
conseils nutritionnels à leurs patients.<br />
C’est le cas d’Emily Deans, de l’École de<br />
médecine de Harvard, convaincue que cela<br />
peut aider certains patients dépressifs.<br />
De même que de manger à des horaires<br />
réguliers. En revanche, elle se méfie de la<br />
déferlante des probiotiques, ces micro-organismes<br />
vivants, bactéries ou levures, utilisés<br />
comme compléments alimentaires<br />
et qui prétendent soigner tous nos maux.<br />
La partie du cerveau qui forme nos souvenirs est<br />
plus développée si l’on privilégie une alimentation<br />
saine que si l’on se nourrit de hamburgers et de sodas<br />
Pour la santé mentale, elle milite plutôt en<br />
faveur d’une alimentation saine et équilibrée,<br />
par exemple le régime méditerranéen.<br />
Je mange, donc je pense<br />
Revenons à Carolyn. Voilà sept ans<br />
qu’elle a modifié ses habitudes alimentaires<br />
: elle a réduit sa consommation de<br />
sucre et mange beaucoup de poisson. Elle<br />
n’a plus de problème de poids et son diabète<br />
est sous contrôle. Mais la plus grande<br />
révolution pour elle n’est pas là. Elle se<br />
situe le jour où elle a compris à quel point<br />
la façon de manger influe sur la façon<br />
dont on se porte. Bien sûr, pour certains<br />
spécialistes comme les endocrinologues,<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
24
cardiologues ou gastro-entérologues, c’est<br />
une évidence. Mais pour les psychiatres,<br />
c’est un vrai changement. Certains ont<br />
même publié un rapport en mars 2015<br />
(dans la revue Lancet Psychiatry), sous la<br />
houlette de la Société internationale pour<br />
la recherche en psychiatrie nutritionnelle,<br />
qui appelle à l’intégration de programmes<br />
nutritionnels dans la prise en charge des<br />
maladies mentales. Le chef de file de cette<br />
initiative, la psychiatre australienne Felice<br />
Jacka, a démarré un essai clinique destiné<br />
à évaluer l’efficacité de cette approche chez<br />
des patients souffrant d’une dépression<br />
sévère. Bien que préliminaires, les résultats<br />
semblent prometteurs.<br />
On connaît les limites des médicaments<br />
actuels contre les maladies psychiatriques.<br />
Par exemple, le Prozac (un<br />
inhibiteur de la recapture de la sérotonine),<br />
l’antidépresseur le plus prescrit<br />
au monde, n’est efficace que dans les<br />
cas sévères. Pour les formes légères ou<br />
modérées de dépression, il ne vaut guère<br />
mieux que le placebo ! De plus, certains<br />
patients ne répondent pas aux traitements.<br />
Certes, d’autres médicaments plus<br />
adaptés verront sûrement le jour, au fur et<br />
à mesure des avancées scientifiques sur ces<br />
maladies. Mais il est fort probable qu’une<br />
approche nutritionnelle, dénuée d’effets<br />
secondaires et peu coûteuse, occupera<br />
une place de choix dans la future prise en<br />
charge des maux de notre cerveau.<br />
Article publié dans Cerveau&Psycho<br />
n° 79 juillet 2016<br />
Bret STETKA<br />
est directeur éditorial du site<br />
médical Medscape.com<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
F. N. Jacka et al.,<br />
Western diet is associated with a<br />
smaller hippocampus,<br />
BMC Medicine, vol. 13, 2015.<br />
C. F. Reynolds et al.,<br />
Early intervention to preempt major<br />
depression among older black and<br />
white adultes,<br />
Psychiatric Services,<br />
vol. 65, pp. 765-773, 2014.<br />
A. Sanchez-Villegas et al.,<br />
Mediterranean dietary pattern<br />
and depression : The PREDIM ED<br />
randomized trial,<br />
BMC Medicine, vol. 11, 2013.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
25
Ne laissez pas vos émotions<br />
dicter votre alimentation<br />
PAUL BRUNAULT<br />
©Unsplash/Pete Wright
Comment nos émotions influent-elles sur notre alimentation,<br />
et inversement ? À quel moment bascule-t-on dans<br />
l’addiction ? Comment résister à la tentation engendrée<br />
par la profusion de nourriture disponible ? Paul Brunault,<br />
médecin psychiatre spécialisé dans la prise en charge<br />
des addictions alimentaires, nous répond.<br />
Le corps humain a ses propres<br />
mécanismes de régulation<br />
de l’alimentation. Pourquoi<br />
avons-nous parfois tant de mal<br />
à les maintenir en équilibre ?<br />
Parce que le monde a changé depuis<br />
que ces mécanismes d’équilibrage se sont<br />
constitués. Pour nos ancêtres, la nourriture<br />
était globalement difficile d’accès,<br />
et ce jusqu’à une époque relativement<br />
récente – probablement moins d’un siècle.<br />
Aujourd’hui, dans les pays industrialisés,<br />
la plupart des gens n’ont même plus à se<br />
poser la question de savoir où et quand ils<br />
vont trouver à manger. C’est l’accessibilité<br />
et l’abondance de la nourriture qui fait<br />
la différence. À cela s’ajoute le fait qu’aujourd’hui,<br />
plus la nourriture est riche en<br />
graisse et en sucres, moins elle est coûteuse.<br />
Le cerveau humain se trouve donc<br />
placé face à un stimulant permanent et<br />
facilement accessible. Cela ouvre la voie à<br />
des dérives. Notamment celle qui consiste<br />
à utiliser les aliments, si facilement<br />
disponibles, comme moyen de réguler ses<br />
propres émotions.<br />
Une sorte de palliatif<br />
à nos mouvements d’humeur ?<br />
C’est ce qu’on appelle l’alimentation<br />
émotionnelle. C’est une façon de se nourrir<br />
qui est en lien avec un ressenti, le plus<br />
souvent négatif, mais qui peut être aussi<br />
positif (pensez à l’envie de « se faire un bon<br />
gueuleton » quand on a appris une très<br />
bonne nouvelle). Nous ne sommes pas<br />
toujours très habiles à déchiffrer, gérer et<br />
modérer nos émotions. Lorsque nous ressentons<br />
un coup de blues ou un moment<br />
de stress, le geste consistant à tendre la<br />
main vers une barre de chocolat ou un<br />
sachet de chips peut avoir quelque chose<br />
de réconfortant. Le plaisir ressenti dissipe<br />
momentanément la tension ou le mal-être<br />
intérieur, mais de façon éphémère et surtout<br />
sans en éliminer les causes. Le risque<br />
est ensuite de banaliser le geste, de ne pas<br />
savoir gérer ses émotions autrement, et<br />
donc de devenir esclave de ce comportement.<br />
On n’est alors pas très loin de l’addiction.<br />
Il nous faut donc veiller à ne pas<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
27
laisser nos émotions dicter entièrement<br />
notre relation à la nourriture.<br />
Comment éviter que s’établisse<br />
une telle connexion entre émotion<br />
et alimentation ?<br />
On comprend que le travail sur la gestion<br />
des émotions est souvent un passage<br />
important, surtout dans le traitement<br />
des troubles des conduites alimentaires.<br />
personnels, voire psychiatriques, sont-ils<br />
en cause ? Parfois, c’est un traumatisme<br />
qui se trouve à la base du phénomène : on<br />
constate des cas d’alimentation émotionnelle<br />
chez certains traumatisés, pour qui<br />
manger peut être un moyen d’anesthésier<br />
les émotions fortement négatives liées à<br />
leur traumatisme, et qui peuvent remonter<br />
à l’improviste ou en réponse à des éléments<br />
déclencheurs.<br />
L’énorme disponibilité des aliments dans notre<br />
société constitue un stimulant permanent pour notre<br />
cerveau. Le risque est d’utiliser la nourriture,<br />
non plus pour se nourrir, mais pour régler son affect<br />
Il va s’agir d’apprendre à mieux identifier<br />
les émotions qui provoquent une<br />
envie de manger. Et à comprendre pourquoi<br />
la nourriture sert parfois à anesthésier<br />
ce ressenti. Et puis, évidemment, il<br />
faut identifier les facteurs qui peuvent<br />
être responsables de l’émotion en question,<br />
pour ne plus être à la merci de ce<br />
mécanisme : certaines situations particulières<br />
sont-elles des déclencheurs ?<br />
Des facteurs professionnels, familiaux,<br />
Il existe aussi des pathologies où les<br />
émotions sont perturbées, et l’alimentation<br />
aussi. C’est le cas des troubles bipolaires<br />
– dans ce cas, une thérapie efficace sur un<br />
plan psychiatrique apporte des bénéfices<br />
en termes d’alimentation –, du trouble de<br />
l’attention avec ou sans hyperactivité, qui<br />
favorisent l’impulsivité et donc l’alimentation<br />
compulsive, ou de l’anxiété sociale.<br />
Le but est de permettre à la personne de<br />
prendre du recul afin d’être en mesure de<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
28
modifier ce qui provoque en elle des émotions<br />
négatives, voire positives.<br />
Dans quels cas le rapport<br />
émotionnel à la nourriture peut-il<br />
être qualifié d’addiction ?<br />
Lorsque la nourriture est utilisée<br />
comme moyen de régulation émotionnelle,<br />
et non plus comme apport nutritif<br />
au sens premier, un glissement peut se<br />
produire. Piocher dans le sac de chips dès<br />
qu’on se sent stressé ou malheureux procure<br />
un moment de réconfort transitoire,<br />
mais lorsque cela devient une habitude, un<br />
phénomène de tolérance peut s’installer,<br />
c’est-à-dire une perte progressive de sensibilité.<br />
Le fait de manger n’apporte alors<br />
des comportements addictogènes comme<br />
le jeu de hasard et d’argent. Il faut augmenter<br />
les doses. C’est ce qui peut alors mener<br />
au surpoids ou à l’obésité.<br />
Notre société favorise-t-elle<br />
ces comportements ?<br />
Le comportement addictif est favorisé<br />
par l’accessibilité des produits. Le délai<br />
dans lequel vous pouvez vous procurer<br />
une substance détermine en grande partie<br />
la probabilité de basculer dans le lien de<br />
dépendance. Or, le délai d’obtention d’une<br />
nourriture grasse et sucrée, si le besoin s’en<br />
fait sentir, est considérablement raccourci<br />
aujourd’hui dans notre société. Si vous<br />
Quand on utilise la nourriture pour se sentir mieux,<br />
le risque est d’en devenir dépendant, et de dérégler<br />
progressivement ses mécanismes de satiété<br />
plus grand-chose, et il faut augmenter les<br />
doses. On retrouve là un des signes caractéristiques<br />
de l’addiction à l’œuvre dans le<br />
cas d’autres drogues, que ce soit l’héroïne,<br />
la cocaïne ou le cannabis, mais aussi pour<br />
avez un brusque besoin d’un soda hypercalorique<br />
ou d’un hamburger très gras, dans<br />
la plupart des cas vous pouvez l’obtenir en<br />
moins d’un quart d’heure, à moins d’être<br />
perdu en pleine cambrousse. Évidemment,<br />
il est beaucoup plus facile de se procurer<br />
rapidement de la nourriture que de la<br />
cocaïne, de l’héroïne ou du cannabis, ou<br />
même que de se rendre au casino…<br />
En somme, nous aurions du mal<br />
à nous retenir, parce que<br />
la nourriture est partout…<br />
Oui, cet environnement favorise les<br />
comportements impulsifs. Autre ment dit,<br />
le fait de choisir sans attendre, sans différer<br />
ses envies et sans prendre en compte<br />
les conséquences à plus long terme. Tout<br />
est là, à portée de main, alors comment<br />
résister ? Cette dimension d’impulsivité<br />
est essentielle à la fois dans l’alimentation<br />
émotionnelle que nous sommes nombreux<br />
à connaître, et dans la véritable<br />
addiction qui est plus rare. C’est même,<br />
dans ce dernier cas, le premier facteur de<br />
risque. Lorsqu’on commence à avoir un<br />
rapport difficile à la nourriture, une envie<br />
du moment a plus de chance de se traduire<br />
par une prise alimentaire chez une personne<br />
impulsive que chez une autre moins<br />
impulsive. Un autre facteur de vulnérabilité<br />
est le névrosisme, ou tendance à avoir<br />
des émotions négatives comme la tristesse<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
29
ou la peur. Ces personnes risquent, plus<br />
que d’autres, de recourir à la nourriture<br />
pour réguler leur affect. Alors, si vous êtes<br />
à la fois sujet aux émotions négatives et<br />
très impulsif, cela se complique…<br />
Comment éviter de mettre le doigt<br />
dans l’engrenage, afin de « garder<br />
la main » sur ses émotions<br />
et sur sa prise alimentaire ?<br />
Vous l’avez dit, la première chose à faire<br />
est de connaître ses propres émotions, de les<br />
identifier et de comprendre leur logique.<br />
Cela peut être réalisé par un examen personnel,<br />
mais aussi dans une relation avec<br />
un thérapeute, comme par exemple à travers<br />
les thérapies cognitivo-comportementales.<br />
Celles ciblant les émotions sont<br />
particulièrement intéressantes, notamment<br />
les approches, de plus en plus développées,<br />
dites de pleine conscience. Ainsi,<br />
la thérapie de réduction du stress basée sur<br />
la pleine conscience, ou MBSR (mindfulness<br />
based stress reduction), popularisée par le<br />
médecin américain Jon Kabat-Zinn, a des<br />
effets réels sur l’hyperphagie boulimique<br />
aussi appelée binge eating, caractérisée par<br />
des prises alimentaires importantes et non<br />
contrôlées, sans stratégie de vomissement<br />
comme c’est le cas de la boulimie classique.<br />
En permettant au patient de mieux gérer<br />
ses moments de stress, cette technique<br />
réduit fortement la fréquence des crises et<br />
le surpoids conséquent.<br />
Comment éduquer les futures<br />
générations pour qu’elles aient<br />
une connexion saine avec leur<br />
corps et leur alimentation ?<br />
Les comportements problématiques<br />
en matière d’alimentation sont souvent<br />
appris très tôt. C’est un peu comme dans<br />
l’addiction aux drogues. Le plus important<br />
facteur de risque des troubles addictifs est<br />
la précocité de la première consommation.<br />
Plus un jeune enclenche tôt un comportement<br />
problématique, plus il a de risques<br />
d’y devenir addict. Et bien, c’est aussi le<br />
cas avec la nourriture. Plus les jeunes sont<br />
exposés précocement à des aliments ou<br />
des façons de manger à l’aide desquels ils<br />
régulent leurs émotions, plus ils auront<br />
tendance à gérer leur monde affectif à<br />
travers la nourriture, par la suite, et plus<br />
ces mécanismes seront difficiles à modifier.<br />
Évitez de donner à manger à un jeune<br />
enfant pour le calmer lorsqu’il pleure. La<br />
bonne éducation émotionnelle et alimentaire<br />
consiste à lui montrer comment réguler<br />
ses émotions d’une autre façon, sans<br />
quoi il sera toute sa vie esclave d’un réflexe<br />
consistant à prendre de la nourriture pour<br />
chasser les émotions négatives. Et puis, l’aider<br />
à réguler ses émotions peut consister,<br />
tout simplement, à prendre le temps d’être<br />
avec lui, à lui parler et le consoler. Mais<br />
cela demande plus d’investissement que<br />
La thérapie de réduction du stress basée<br />
sur la pleine conscience a des effets<br />
réels sur l’hyperphagie boulimique<br />
de lui donner un sachet de chips ou de le<br />
mettre devant un écran, dont on sait qu’ils<br />
augmentent la prise alimentaire. De ce<br />
point de vue, il devient urgent d’expliquer<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
30
aux plus jeunes que notre environnement<br />
actuel, numérique, et médiatique, ne<br />
va pas les aider parce que nous sommes<br />
aujourd’hui beaucoup plus sollicités qu’il<br />
y a trente ou quarante ans pour recourir à<br />
une alimentation impulsive.<br />
Les cadres et les professions<br />
intellectuelles semblent plus<br />
épargnés par ce phénomène,<br />
que les autres catégories<br />
socioprofessionnelles.<br />
Comment l’expliquez-vous ?<br />
Effectivement, les chiffres de l’Insee<br />
montrent que l’obésité progresse beaucoup<br />
plus rapidement chez les agriculteurs<br />
et les ouvriers que chez les cadres ou<br />
les professions intellectuelles supérieures.<br />
Effets du stress, des émotions négatives,<br />
d’une habitude de voir dans la nourriture<br />
un « refuge » ? Il faut aussi se référer aux<br />
travaux du sociologue Luc Boltanski qui<br />
pointait l’existence de deux cultures différentes<br />
du corps, selon les milieux professionnels.<br />
Alors que les travailleurs ont<br />
un rapport instrumental au corps (un<br />
outil fonctionnel, avant tout), les cadres<br />
auraient un rapport formel lié à l’apparence<br />
d’un corps dont il n’est pas fait usage<br />
dans leurs métiers. Or, moins le corps est<br />
investi comme outil de travail, plus il fait<br />
l’objet d’attentions et de soins… Il faudra<br />
évidemment prendre en compte cette<br />
dimension des représentations dans toute<br />
campagne de prévention ou de sensibilisation,<br />
que ce soit à l’addiction à l’alimentation<br />
ou à l’alimentation émotionnelle.<br />
Propos recueillis<br />
par Sébastien Bohler<br />
Article publié dans CerveauPsycho<br />
n° 108 mars 2019<br />
Paul BRUNAULT<br />
est médecin psychiatre<br />
et addictologue au CHRU<br />
de Tours, spécialisé dans<br />
la prise en charge<br />
des addictions alimentaires<br />
et des situations<br />
d’alimentation émotionnelle.<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
P. C. Fletcher et P. J. & Kenny,<br />
Food addiction : A valid concept ?<br />
Neuropsycho-pharmacology,<br />
vol. 43, pp. 2506‐2513, 2018.<br />
P. J. Kenny,<br />
Peut-on être accro à la malbouffe ?,<br />
Cerveau & Psycho,<br />
n° 99, pp. 42-48, mai 2018.<br />
L. Bourdier et al.,<br />
Alimentation émotionnelle et<br />
addiction à l’alimentation,<br />
EMC Psychiatrie,<br />
vol. 15, pp. 1-8, 2017.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
31
Les addictions alimentaires<br />
existent-elles ?<br />
GÉRARD APFELDORFER<br />
© Unsplash/ Wei Ding
Non, le chocolat – ou un autre aliment – ne peut pas vous<br />
rendre dépendant ! En revanche, en manger pour contrôler<br />
vos émotions ou chasser des pensées désagréables<br />
est une addiction comportementale.<br />
la « molécule du plaisir »), nous satureraient<br />
d’endorphines (les analogues naturels de<br />
la morphine que le cerveau sécrète quand<br />
nous nous faisons plaisir).<br />
Quel soulagement pour Océane et<br />
Manon de se dire qu’elles ne sont pas des<br />
personnes coupables qui manquent de<br />
volonté, mais des victimes. De là à porter<br />
plainte contre ces industriels sans scrupule<br />
qui ne pensent qu’à augmenter leur chiffre<br />
d’affaires, il n’y a qu’un pas, que certains<br />
n’ont pas hésité à franchir…<br />
Rien de plus populaire que la<br />
notion d’addiction, en particulier l’idée<br />
que nous puissions développer une toxicomanie<br />
à des aliments. Océane me l’annonce<br />
: « Le sucre, docteur, ça me rend<br />
frénétique ! J’y pense toute la journée,<br />
au chocolat, au Coca, aux biscuits et aux<br />
fraises Tagada. Mais grosse comme je suis…<br />
Alors je lutte toute la sainte journée, pour<br />
finir par craquer. Faut m’aider, docteur, et<br />
me désintoxiquer. » Manon n’est pas en<br />
reste : « Le Nutella surtout, c’est une drogue<br />
dure. Ça m’obsède, ça m’empêche de me<br />
concentrer et de travailler. Le soir, je passe<br />
à la supérette pour m’acheter mon shoot,<br />
puis je me fais vomir, et souvent je recommence.<br />
C’est une obsession. »<br />
Ainsi, nombre de produits alimentaires<br />
sont accusés d’entraîner des addictions :<br />
le sucre et ses dérivés – bonbons, barres<br />
chocolatées, confiseries, pâtisseries… ; le<br />
Coca-Cola, qui contiendrait un ingrédient<br />
mystérieux entraînant une addiction ; les<br />
hamburgers composés eux aussi de substances<br />
nous rendant dépendants. Ces aliments<br />
affoleraient nos circuits cérébraux<br />
de la récompense, les inonderaient de dopamine<br />
(le neuromédiateur considéré comme<br />
Victimisation hâtive<br />
La victimisation des consommateurs<br />
ne fait pas seulement plaisir aux moralistes<br />
de tout poil, mais débouche aussi<br />
sur des solutions bien tentantes pour les<br />
pouvoirs publics : si on peut imputer l’épidémie<br />
d’obésité et des troubles du comportement<br />
alimentaire qui sévit dans les<br />
sociétés occidentales à différents aliments,<br />
alors pourquoi ne pas tenter de limiter leur<br />
consommation, voire de les interdire ? Mais<br />
instaurer la prohibition du sucre ou décréter<br />
la fermeture des restaurants à hamburgers<br />
semble quelque peu irréaliste… On<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
33
se contente donc le plus souvent, tant en<br />
France qu’à l’étranger, d’instaurer des politiques<br />
de « surtaxation » des aliments gras,<br />
des friandises et des boissons sucrées. Le<br />
problème n’est pourtant pas là.<br />
Addiction ou dépendance ?<br />
Avant d’aller plus loin, précisons notre<br />
vocabulaire. Le terme addiction dérive de<br />
la notion d’esclavage en droit romain. Un<br />
débiteur qui ne pouvait pas payer ses dettes<br />
était condamné à l’asservissement, à l’assujettissement<br />
envers son créancier. Et c’est<br />
bien de cela qu’il s’agit ici : d’une perte de<br />
liberté, d’une contrainte à consommer un<br />
produit dont nous sommes devenus incapables<br />
de nous passer.<br />
En fait, aujourd’hui, nous préférons<br />
parler de dépendance. Chaque individu présente<br />
différents traits de personnalité. Ceux<br />
ayant une personnalité dite « dépendante »<br />
manquent souvent de confiance en eux, ont<br />
peur du rejet et de la séparation. De sorte<br />
qu’ils se soumettent parfois à l’autre et ont<br />
des difficultés à exprimer le moindre désaccord<br />
afin de conserver le soutien et l’approbation<br />
d’autrui. Mais ce profil de personnalité<br />
les exposerait à d’autres formes de dépendance.<br />
En général, une faible estime de soi et<br />
un sentiment d’incompétence relationnelle<br />
conduiraient à rechercher des expériences<br />
intenses, dans le but d’obtenir un soulagement<br />
temporaire. De même, les individus<br />
ayant une personnalité dite « borderline »,<br />
caractérisée par une difficulté à se définir,<br />
une incapacité à affronter la solitude, l’ennui<br />
ou le vide, une instabilité émotionnelle,<br />
une grande impulsivité, deviendraient aussi<br />
aisément dépendants.<br />
Avec ces traits de personnalité, une<br />
personne peut donc devenir dépendante<br />
à un ou plusieurs individus, à un produit,<br />
ainsi qu’à un comportement (mais ce n’est<br />
pas le cas de toutes les personnes ayant<br />
ces traits de personnalité !). Le Manuel<br />
diagnostique et statistique des troubles<br />
mentaux, le DSM 5, qui fait office de classification<br />
internationale des maladies psychiatriques,<br />
définit la notion de dépendance<br />
et en précise la gravité. Celle-ci s’évalue en<br />
fonction des conséquences : la dépendance<br />
prend-elle de plus en plus de place dans la<br />
vie du sujet, le conduit-elle à ne plus pouvoir<br />
remplir ses obligations professionnelles,<br />
scolaires ou personnelles ? Le sujet<br />
se met-il en danger ? A-t-il des difficultés<br />
relationnelles ? Abandonne-t-il des activités<br />
épanouissantes ?<br />
Pour parler véritablement de dépendance,<br />
il faut que l’individu soit pris d’un<br />
« désir irrésistible » vis-à-vis du « produit »<br />
Nous n’avons jamais constaté de syndrome<br />
de sevrage lorsqu’une personne est privée<br />
d’aliments gras et sucrés<br />
et qu’il en consomme plus au fil du temps<br />
pour maintenir l’effet recherché ; c’est ce<br />
que l’on nomme la tolérance. Il faut aussi<br />
que l’absence du « produit » le rende malade<br />
et qu’il fasse un syndrome de sevrage (correspondant<br />
à différents symptômes).<br />
Dès lors, l’objet de la dépendance est<br />
fondamental : il inspire au corps médical<br />
les stratégies thérapeutiques à mettre en<br />
œuvre, celles-ci étant très différentes, voire<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
34
compensatoires, tels les vomissements,<br />
visant à se débarrasser de l’excès d’aliments<br />
mangés, contrairement à la boulimie), le<br />
carbohydrate craving (une envie incontrôlable<br />
de consommer de grandes quantités<br />
d’aliments riches en glucides ou sucres),<br />
Il existe différents types de troubles de l’alimentation :<br />
l’anorexie mentale ou les conduites compulsives<br />
comme la boulimie, l’hyperphagie boulimique,<br />
le carbohydrate craving ou la chocolatomanie<br />
opposées, selon le « produit » incriminé. Si<br />
nous sommes dépendants à une substance<br />
telle que l’alcool ou le tabac, les médecins<br />
proposent un sevrage, accompagné d’une<br />
thérapie permettant de le supporter. Mais<br />
il est clair que si nous sommes anormalement<br />
dépendants aux personnes de notre<br />
entourage, la prise en charge est plutôt<br />
une psychothérapie. De même, si nous<br />
sommes dépendants à un comportement<br />
visant à éviter des émotions et des pensées<br />
pénibles, il semble plus logique de proposer<br />
un traitement psychologique.<br />
Il existe différents types de dépendances<br />
comportementales, parmi lesquelles<br />
les troubles de l’alimentation :<br />
l’anorexie mentale (se priver volontairement<br />
de nourriture), les conduites<br />
alimentaires compulsives telles que la<br />
boulimie, l’hyperphagie boulimique (une<br />
compulsion alimentaire sans « méthodes »<br />
la chocolatomanie (le besoin compulsif<br />
de manger du chocolat). Nous allons voir<br />
que dans tous ces troubles, l’individu est<br />
dépendant à son comportement, mais pas<br />
aux produits qu’il mange.<br />
Quand le comportement<br />
devient incontrôlable<br />
Alors comment soigner Manon et<br />
Océane qui souffrent d’un désir irrésistible<br />
pour les aliments glucido-lipidiques ?<br />
Si nous considérons qu’elles sont dépendantes<br />
à une substance – comme elles le<br />
suggèrent –, nous préconisons le sevrage et<br />
l’interdiction définitive de la consommer.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
35
Mais si nous pensons qu’elles sont dépendantes<br />
à un comportement, mieux vaut<br />
proposer une psychothérapie pour renforcer<br />
leur tolérance émotionnelle (leur permettre<br />
de comprendre et d’accepter leurs<br />
émotions) et rendre futiles les conduites<br />
d’évitement.<br />
Examinons donc d’un peu plus près si<br />
certains aliments sont effectivement des<br />
produits « addictifs ». En particulier, augmentons-nous<br />
les doses pour obtenir le<br />
même effet quand nous avons des frénésies<br />
de produits gras et sucrés ? L’alcoolique<br />
ou le consommateur d’héroïne développe<br />
une tolérance qui permet à son corps de<br />
supporter des quantités de plus en plus élevées.<br />
Mais ce n’est pas le cas avec un aliment.<br />
Plusieurs études scientifiques ont montré<br />
que l’attrait pour le sucré a plutôt tendance<br />
à diminuer à mesure des expositions. Nous<br />
n’avons jamais non plus constaté de syndrome<br />
de sevrage lorsqu’une personne est<br />
privée d’aliments gras et sucrés. La faim<br />
et les effets du jeûne ne sont en rien comparables<br />
aux conséquences du manque.<br />
C’est pourquoi l’Organisation mondiale<br />
de la santé (OMS) ainsi que diverses<br />
organisations internationales ont conclu<br />
qu’il n’existe pas d’aliment répondant à la<br />
définition de produit addictif.<br />
Maigrir à tout prix<br />
Pourtant, l’obsession alimentaire, le<br />
désir frénétique de certains aliments, l’avidité,<br />
la gloutonnerie, existent bel et bien. Et<br />
si ces conduites n’étaient qu’une réponse<br />
aux interdits, à la discipline alimentaire que<br />
nous mettons en place dès lors que nous<br />
voulons perdre du poids ? Car pour maigrir,<br />
le plus souvent, nous tentons d’écarter<br />
certains aliments que nous considérons<br />
comme « grossissants », et de nous contenter<br />
d’autres, qui semblent « amaigrissants ». Et<br />
bien entendu, les premiers produits exclus<br />
sont ceux riches en sucres et en graisses.<br />
Cela s’appelle faire un régime.<br />
En 1975, Peter Herman et Janet Polivy,<br />
de l’université de Toronto au Canada,<br />
ont appelé ce genre de conduites la « restriction<br />
cognitive ». Nos croyances sur ce<br />
qu’il convient de manger pour maigrir<br />
prennent alors le pas sur les processus<br />
physiologiques de régulation du poids et<br />
de la masse grasse. Pour parvenir à tenir le<br />
régime, nous devons cesser d’écouter notre<br />
faim et notre satiété, ainsi que nos « appétences<br />
» (nos préférences alimentaires) qui<br />
nous orientent pourtant souvent vers les<br />
aliments dont notre corps a besoin.<br />
Plus le régime avance, plus nous avons envie<br />
des aliments interdits ; nous ne pensons qu’à ça<br />
En fait, au début d’un régime, tout va<br />
à peu près bien. Mais plus le temps passe,<br />
plus il devient difficile de s’écarter ainsi des<br />
demandes de l’organisme. Le désir des aliments<br />
interdits augmente, et nous ne pensons<br />
plus qu’à ça, nous devenons obsédés.<br />
Puis, malgré tous les serments que nous<br />
nous étions faits, nous finissons par craquer.<br />
Nous mangeons alors vite, sans réel plaisir<br />
gustatif, et la culpabilité nous envahit.<br />
Se sentir coupable de manger<br />
Cela ne vous rappelle rien ? Ne<br />
voyez-vous pas le comportement d’un<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
36
alcoolique ou d’un toxicomane ? La restriction<br />
cognitive mime donc l’addiction,<br />
mais son mécanisme est très différent et<br />
les remèdes le sont aussi. Car proscrire<br />
les aliments glucido-lipidiques, comme<br />
le proposent souvent les thérapeutes qui<br />
ne voient là qu’une addiction à un produit,<br />
aggrave les difficultés : il faut toujours<br />
plus de volonté, plus d’abstinence.<br />
Soit nous passons notre temps à alterner<br />
« craquages » et rédemption, soit, si nous<br />
arrivons à maintenir la restriction cognitive,<br />
le contrôle du corps et des comportements<br />
alimentaires devient obsessionnel,<br />
et nous perdons toute joie de vivre.<br />
Mais il en va autrement dès lors que<br />
nous mettons en place une thérapie favorisant<br />
le retour à une alimentation intuitive,<br />
c’est-à-dire guidée par les sensations<br />
alimentaires. Les personnes en difficulté<br />
avec leur poids et leur comportement alimentaire<br />
doivent renouer avec leur faim,<br />
ne plus la craindre, mais au contraire s’en<br />
réjouir. Car l’apparition de la faim participe<br />
au plaisir de manger.<br />
Le thérapeute leur apprend aussi<br />
à tenir compte de leurs sensations de<br />
rassasiement, et donc à ne pas manger plus<br />
que le corps ne le demande. Enfin, elles<br />
doivent comprendre leurs appétences et<br />
manger ce dont elles ont véritablement<br />
envie, et non pas ce qu’elles croient devoir<br />
manger. En bref, il s’agit de manger quand<br />
nous avons faim, même si ce n’est pas<br />
l’heure ; de ne pas manger si nous n’avons<br />
pas faim, même si c’est l’heure ; de s’arrêter<br />
dès que nous n’avons plus faim ; et de manger<br />
ce que nous désirons.<br />
Écouter son corps<br />
Différents exercices cognitivo-comportementaux<br />
permettent de se remettre<br />
à écouter son corps, de retrouver ses<br />
marques, d’abandonner ses croyances<br />
« toxiques ». En simplifiant, voici quelques<br />
exercices que j’ai proposés à Océane et<br />
Manon. Pour réapprendre à détecter la<br />
faim, elles peuvent supprimer, durant<br />
quatre jours, le petit-déjeuner et attendre<br />
la survenue des sensations de faim. Elles<br />
décident alors de consommer une collation<br />
qu’elles ont choisie, même riche en<br />
calories, ou patientent encore un peu pour<br />
Les aliments caloriques, débarrassés du poids<br />
de la culpabilité, redeviennent des aliments<br />
plutôt que des « drogues »<br />
examiner l’évolution des manifestations<br />
de la faim. Pour déterminer quand elles<br />
sont rassasiées, pendant quatre jours également,<br />
elles peuvent remplacer le déjeuner<br />
habituel par un aliment « tabou », très riche<br />
en calories. Elles apprennent à le déguster,<br />
en le mangeant attentivement, au calme,<br />
en solo, sans autre activité, et elles arrêtent<br />
dès qu’elles ont moins envie de l’ingérer.<br />
Et si elles ont faim dans l’après-midi, elles<br />
mangent le même aliment.<br />
Dès lors, les aliments à haute densité<br />
calorique, « dédiabolisés », débarrassés du<br />
poids de la culpabilité, retrouvent leur<br />
caractère savoureux et réconfortant, c’est-àdire<br />
redeviennent des aliments plutôt que<br />
des « drogues ». Nous nous apercevons alors<br />
qu’une petite quantité suffit pour nous<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
37
nourrir et nous réconforter, et que le reste<br />
du temps, nous ne leur prêtons pas grand<br />
intérêt. Nous savons que nous pouvons en<br />
avoir quand nous voulons, et la seule question<br />
que nous nous posons est : « Est-ce que<br />
j’en veux maintenant, ou bien pas tout de<br />
suite, sans doute plus tard ?» De sorte qu’en<br />
quelques mois, le plus souvent, notre « toxico<br />
de la bouffe » est redevenu un consommateur<br />
ordinaire, pour qui manger est simple.<br />
Me voilà emporté par mon élan et<br />
quelque peu optimiste. Car c’est faire fi<br />
d’une seconde difficulté, souvent présente<br />
elle aussi. Le moteur des addictions<br />
comportementales est pour l’essentiel de<br />
calmer des émotions trop pénibles. Le sujet<br />
a par exemple des pensées de dévalorisation,<br />
des pensées autocritiques, comme « je<br />
suis nul », « je n’y arriverai jamais », « ça va<br />
rater ». Ou bien, il s’impose des contraintes :<br />
« Il faut que… », « Je dois absolument… » Ou<br />
encore, il cherche à justifier qu’il ne fait<br />
rien, qu’il abandonne : « Je n’ai pas le temps,<br />
pas la force… Je suis boulimique, dépendant,<br />
drogué… C’est plus fort que moi. » De<br />
telles pensées engendrent des émotions<br />
telles que le désespoir, la dépression, l’anxiété,<br />
la colère, la honte, la culpabilité.<br />
« Se soigner » en mangeant du chocolat et des bonbons, ça marche ! Nous oublions ainsi les soucis<br />
et nous sentons mieux… quelques instants.<br />
Manger pour calmer<br />
des émotions pénibles<br />
Il peut alors apaiser ses émotions<br />
en ayant des sensations intenses, qui<br />
mobilisent l’esprit. Jouer en ligne, faire<br />
des achats incontrôlables ou bien manger<br />
compulsivement… Mais ensuite, il<br />
culpabilise, de sorte qu’il renouvelle la<br />
conduite addictive. Peu à peu, il devient<br />
de plus en plus intolérant à ses pensées et<br />
à ses émotions et il a recours au comportement<br />
addictif de plus en plus souvent.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
38
Tel est le mécanisme intime de l’addiction<br />
comportementale.<br />
Comment en sortir ? Les thérapies<br />
cognitivo-comportementales dites de<br />
la troisième vague, ou thérapies cognitivo-émotionnelles,<br />
aident la personne<br />
dépendante à augmenter sa tolérance émotionnelle,<br />
à ne plus craindre ses propres<br />
émotions. Elles lui permettent ainsi de<br />
mener la vie qu’elle souhaite, riche et<br />
pleine de sens. Le protocole de réduction<br />
du stress fondée sur la méditation en<br />
pleine conscience (MBSR, Mindfulness-based<br />
stress reduction) de Jon Kabat-Zinn, la thérapie<br />
cognitive en pleine conscience (MBCT,<br />
Mindfulness-based cognitive therapy) de<br />
Zindel Segal et de ses collègues, ou encore<br />
la thérapie d’acceptation et d’engagement<br />
(ACT, Acceptance and commitment therapy) de<br />
Steven Hayes utilisent l’entraînement à la<br />
pleine conscience et la thérapie cognitive<br />
dans ce sens, et réduisent ainsi les addictions<br />
comportementales.<br />
Les patients guérissent en méditant<br />
En conséquence, pour répondre à la<br />
question de départ : non, les addictions à un<br />
aliment n’existent pas. Mais les conduites<br />
de restriction cognitive qui donnent lieu<br />
à des luttes internes afin de contrôler ses<br />
désirs d’aliments existent bien. Qui plus<br />
est, l’évitement émotionnel engendre aussi<br />
des comportements visant à calmer les<br />
pensées et les émotions pénibles. C’est une<br />
forme d’addiction, elle est dite comportementale.<br />
Tous les « addicts de la bouffe »<br />
ont besoin d’une aide psychologique, et<br />
sûrement pas d’interdits alimentaires supplémentaires,<br />
qui ne font qu’aggraver leur<br />
problème. Océane et Manon avaient l’une<br />
de ces deux difficultés ; en suivant les exercices<br />
de pleine conscience que je leur ai<br />
prescrits, elles ont pu remanger des friandises<br />
et du Nutella, sereinement.<br />
Article publié dans<br />
L’Essentiel Cerveau&Psycho<br />
n° 23 août 2015<br />
Gérard APFELDORFER<br />
est psychiatre<br />
et préside le Groupe<br />
de réflexion<br />
sur l’obésité et le surpoids<br />
(gros.org).<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
G. Apfeldorfer,<br />
Addiction aux aliments sucrés :<br />
vrai ou faux débat ?,<br />
in M.-S. Billaux, Le Goût du sucre,<br />
plaisir et consommation, Autrement,<br />
pp. 125-137, septembre 2010.<br />
G. Apfeldorfer<br />
et J.-P. Zermati,<br />
Traitement de la restriction<br />
cognitive : est-ce si simple ?,<br />
Obésité, vol. 4, pp. 91-96, 2009.<br />
A. Drewnowski<br />
et F. Bellisle,<br />
Is sweetness addictive ?,<br />
Nutrition Bulletin,<br />
vol. 32, pp. 52-60, 2007.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
39
Libéré(e)s des régimes<br />
CHARLOTTE N. MARKEY<br />
© Shutterstock.com/Alan Poulson Photography
Quel bonheur de perdre vite ses kilos superflus avec<br />
le dernier régime de l’été ! Mais quelle horreur quand<br />
ils reviennent quelques mois après, avec en prime<br />
un surplus… Les psychologues savent pourquoi<br />
les régimes échouent et connaissent des méthodes<br />
efficaces pour perdre du poids durablement.<br />
régimes au cours de leur vie. Mais la plupart<br />
des gens ne parviennent pas à se débarrasser<br />
durablement des kilos en trop. De fait,<br />
de nombreuses études scientifiques ont<br />
montré que suivre un régime, notamment<br />
ceux faisant le buzz avant l’été, ne permet<br />
pas de perdre du poids dans la durée. Pire<br />
encore : les adeptes finissent par accumuler<br />
plus de kilos qu’ils n’en ont perdus.<br />
Mon amie Anne a récemment<br />
testé le régime Paléo. Le principe ? Manger<br />
de la viande et des fruits comme nos<br />
ancêtres de l’âge de pierre, en supprimant<br />
les laitages, les céréales, les sucres raffinés,<br />
ainsi que tous les produits transformés. En<br />
six semaines, elle a perdu près de sept kilos.<br />
Mais à quel prix ? Pendant son régime, Anne<br />
a évité toute situation « dangereuse »: les<br />
happy hours au bar après le travail, les soirées<br />
entre copines ou les pots entre collègues.<br />
Mais comme on pouvait s’en douter,<br />
elle a vite regretté son ancienne vie et, peu à<br />
peu, a repris ses habitudes. Après quelques<br />
semaines, mon amie a retrouvé tous ses<br />
kilos perdus, et quelques-uns en prime. Ce<br />
n’est pas son premier échec ; habituée des<br />
régimes, Anne n’a jamais réussi à mincir<br />
durablement. Dès qu’elle finit un régime, la<br />
balance, telle une pendule, remonte inexorablement<br />
le temps des kilos superflus…<br />
Cette situation n’a rien d’exceptionnel.<br />
D’après une étude de l’Inserm publiée<br />
en 2012, en France, sept femmes sur dix et<br />
un homme sur deux aimeraient maigrir.<br />
Quelque 30 % des Françaises ont suivi cinq<br />
Des régimes trop restrictifs<br />
Par « régime », il faut comprendre ces programmes<br />
qui exigent de réduire les portions,<br />
diminuant fortement l’apport en calories,<br />
ou d’éliminer certains groupes d’aliments,<br />
comme les glucides, les graisses ou les sucreries.<br />
Malgré ces privations, le régime séduit,<br />
car il dicte clairement ce que l’on doit ou ne<br />
doit pas manger. Ces stratégies permettent<br />
effectivement de corriger des comportements<br />
alimentaires instables ou de mauvais<br />
choix nutritionnels. Mais sur une très courte<br />
période. Dans les faits, ces régimes, trop draconiens,<br />
sont presque impossibles à respecter<br />
et donc souvent inefficaces.<br />
D’où mon conseil : ne suivez pas<br />
de régime. N’éliminez aucun groupe<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
41
d’aliments et ne comptez pas les calories.<br />
Ne cherchez pas à manger peu ou à vous<br />
priver. Ces programmes sont des bombes à<br />
retardement à cause des troubles psychologiques<br />
qu’ils provoquent et que tout adepte<br />
connaît trop bien : des envies irrépressibles<br />
d’aliments interdits, des excès de nourriture<br />
grasse et sucrée, suivent toujours une<br />
période de privation et deviennent une<br />
préoccupation de tous les instants.<br />
Consommer avec modération<br />
Le meilleur moyen d’éviter ces écueils<br />
est la modération. Modifier légèrement ses<br />
habitudes alimentaires, évoluer en douceur,<br />
est réellement la meilleure option<br />
pour maigrir durablement. Ce message ne<br />
date pas d’hier. Mais les preuves de son efficacité<br />
sont aujourd’hui très nombreuses et<br />
ne doivent donc plus être ignorées.<br />
Contrôler efficacement son poids est<br />
un enjeu de santé publique important<br />
si l’on considère qu’un tiers des Français<br />
et deux tiers des Américains de plus de<br />
20 ans sont en surpoids ou obèses. L’obésité<br />
est une épidémie s’accompagnant de<br />
diverses maladies, comme le diabète ou<br />
les troubles cardiovasculaires, parmi les<br />
premières causes de mortalité en France et<br />
aux États-Unis. Il est donc urgent de trier<br />
les méthodes qui permettent de mincir de<br />
celles qui échouent.<br />
Les régimes « grand public » :<br />
une imposture<br />
Différentes études ont révélé que,<br />
dans l’ensemble, tous les régimes classiques,<br />
« grand public », aboutissent à<br />
une prise de poids plutôt qu’à une perte.<br />
Michael Lowe et ses collègues, de l’université<br />
Drexel à Philadelphie, l’ont montré<br />
en 2013 pour 15 régimes sur 20 testés chez<br />
des adolescents et des adultes sans surpoids,<br />
mais désirant perdre quelques kilos.<br />
Pourquoi ne fonctionnent-ils pas ?<br />
Un des problèmes avec les régimes,<br />
c’est que lorsqu’on cède à la tentation<br />
après une période de restriction, on verse<br />
plus facilement dans l’excès. Cet effet,<br />
appelé par les psychologues what the hell<br />
(à quoi bon ?), ruine les efforts consentis.<br />
En 2010, des psychologues de l’université<br />
de Toronto au Canada l’ont mis en évidence<br />
auprès de 106 étudiantes, dont une partie<br />
suivait un régime. Ils ont donné à chacune<br />
d’entre elles la même part de pizza, mais<br />
certaines pensaient avoir eu une grosse<br />
part, par comparaison avec un complice<br />
des expérimentateurs posté à proximité<br />
qui avait une toute petite portion, alors<br />
que d’autres croyaient avoir reçu une petite<br />
part, par le subterfuge inverse. Enfin, après<br />
avoir mangé leur pizza, les participantes se<br />
sont vu offrir toutes sortes de biscuits.<br />
Résultat : les femmes ne suivant pas de<br />
régime et celles au régime qui pensaient<br />
avoir mangé une part plus petite que les<br />
Les femmes qui croient avoir fait un écart à leur<br />
régime engloutissent ensuite bien plus de biscuits<br />
autres ou qui n’avaient pas de point de comparaison<br />
ont dégusté seulement quelques<br />
biscuits. Mais les étudiantes qui estimaient<br />
avoir enfreint leur régime en mangeant<br />
une part de pizza plus grande que les autres<br />
en ont dévoré bien plus…<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
42
Pour les chercheurs, ces jeunes filles<br />
Devinez quelle créature a immanquable-<br />
pensaient déjà avoir ruiné leur régime,<br />
ment pris possession de leurs pensées ?<br />
alors « à quoi bon » ? Elles pouvaient bien se<br />
Pour les aliments, le processus est iden-<br />
« gaver » de cookies si elles le souhaitaient…<br />
tique : cherchez à en éliminer un et il finit<br />
Ne pas respecter un régime ou simplement<br />
par vous obséder. En 2015, des chercheurs<br />
croire ne pas l’avoir fait suffit donc à vous<br />
ont montré que, non seulement on y pense<br />
faire perdre la maîtrise de vous-même.<br />
en permanence, mais on se rue dessus à la<br />
Un deuxième processus psychologique<br />
explique l’échec des régimes : l’« effet<br />
rebond ». Certains programmes promettent<br />
que l’on n’aura aucune sensation<br />
première occasion. Leur étude comparait<br />
les profils alimentaires de 23 personnes<br />
de poids normal, ne suivant pas de régime<br />
mais qui s’empêchaient de craquer pour<br />
NE PRIVEZ PAS VOTRE ESTOMAC<br />
Manger très peu est un exercice difficile<br />
et en cas de dérapage, on a tendance,<br />
par « effet rebond », à se nourrir encore plus.<br />
de faim et invitent à manger sans restric-<br />
des aliments « à risque » (gras et sucrés) au<br />
tion certains groupes d’aliments tout en<br />
moment du goûter, comme des beignets et<br />
en éliminant d’autres. Le souci lorsqu’on<br />
de la crème glacée, et 23 personnes de poids<br />
supprime ses mets préférés – ce qui est le<br />
semblable qui choisissaient simplement<br />
© Shutterstock.com/Robyn Mackenzie, Mr.Nakorn ; © Shutterstock.com/Studio Barcelona<br />
cas dans la plupart des régimes –, c’est que<br />
l’on développe une appétence particulière<br />
pour ces « interdits ». Renoncez aux pâtes et<br />
vous rêverez de spaghettis…<br />
La préoccupation alimentaire est une<br />
conséquence inhérente des régimes. C’est<br />
l’effet rebond : tentez de supprimer une pensée<br />
et celle-ci revient au galop. Le psychologue<br />
social Daniel Wegner a rendu célèbre<br />
ce processus grâce à une série d’expériences<br />
autour d’un ours blanc, où il demandait à des<br />
participants d’éviter de penser à l’animal.<br />
le menu de leur goûter sans y prêter beaucoup<br />
d’attention.<br />
Objectif raisonnable<br />
Ainsi, les sujets qui s’étaient privés de<br />
certains aliments craquaient davantage<br />
et mangeaient plus d’aliments riches en<br />
sucres et en graisses que ceux ne s’en préoccupant<br />
pas. C’est le « retour de bâton »<br />
propre au phénomène de privation.<br />
Il est bien plus efficace de se fixer<br />
des objectifs raisonnables, comme l’ont<br />
NE SUPPRIMEZ PAS DE GROUPE D’ALIMENTS<br />
Interdisez un aliment et il devient<br />
une obsession. Les personnes qui ont tenté<br />
l’expérience ont même fini par céder<br />
davantage aux aliments interdits qu’aux autres.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
43
montré en 2012 Daniela Jakubowicz, de<br />
l’université de Tel Aviv, et ses collègues.<br />
Plus de 190 hommes et femmes souffrant<br />
d’obésité ont suivi un régime strict, pauvre<br />
en calories, pendant 16 semaines. La moitié<br />
mangeait un petit déjeuner « normal »<br />
– 300 calories –, l’autre moitié avalait un<br />
solide repas – 600 calories – dont un aliment<br />
sucré, comme un beignet ou du<br />
chocolat, et dînait plus légèrement pour<br />
compenser. Dans la seconde partie de l’ex-<br />
tandis que les sujets du second groupe<br />
continuaient de maigrir (près de 7 kg supplémentaires).<br />
À la fin de l’étude, les premiers<br />
participants reconnaissaient avoir<br />
lutté contre des envies de plus en plus<br />
pressantes de sucres et de graisses ; alors<br />
que les seconds assuraient avoir réduit<br />
leur appétence pour ces aliments. Si avaler<br />
un dessert au petit déjeuner n’est pas le<br />
moyen le plus rapide ni le plus sain pour<br />
mincir, c’est efficace.<br />
NE COMPTEZ PAS LES CALORIES<br />
L’effort mental requis pour compter les calories<br />
mène rapidement au burn-out, à la fatigue<br />
et au ressentiment.<br />
Si avaler un dessert au petit déjeuner<br />
n’est pas le moyen le plus rapide<br />
ni le plus sain pour mincir, c’est efficace<br />
périence, les sujets tentaient de maintenir<br />
Troisième et dernier mécanisme en<br />
ces habitudes alimentaires, de leur propre<br />
cause dans l’échec des régimes : la fatigue<br />
chef, pendant 16 semaines. Chacun tenait<br />
mentale. Changer de comportement ali-<br />
© Unsplash / Artur Łuczka ; Shutterstock.com/Pixelbliss<br />
un journal de suivi et recevait les conseils<br />
d’un nutritionniste.<br />
Après les 16 premières semaines, les<br />
personnes au petit déjeuner léger avaient<br />
perdu quelques kilos de plus que celles du<br />
second groupe (15 contre 13,5). Mais après<br />
la seconde période de 16 semaines, elles<br />
avaient repris en moyenne plus de 10 kg,<br />
mentaire réclame attention et méthode,<br />
surtout au début. On dépense son énergie<br />
à vérifier son alimentation, ce qui diminue<br />
la possibilité de faire autre chose de potentiellement<br />
plus important. Différentes<br />
études analysent l’épuisement mental des<br />
personnes qui suivent un régime et de<br />
celles qui n’en font pas ; elles révèlent que<br />
CHANGEZ PROGRESSIVEMENT<br />
Attendre qu’un choix plus sain devienne<br />
une habitude avant d’en intégrer un nouveau<br />
permet d’éviter la fatigue mentale inhérente<br />
à la plupart des régimes.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
44
les premières ont plus de difficultés que les<br />
personnes, il existe non seulement un effet<br />
secondes à apprendre de nouvelles don-<br />
rebond post-régime, mais le prix à payer,<br />
nées, à résoudre un problème, à se concen-<br />
en termes de bien-être physique et mental,<br />
trer et à garder leur self-control.<br />
est aussi très lourd.<br />
Être obsédé par ses choix alimentaires<br />
a même parfois des conséquences néfastes<br />
sur le psychisme. En 2010, lors d’une étude<br />
publiée dans la revue Appetite, des cher-<br />
Comment mincir ?<br />
Ne plus avoir honte de son corps<br />
et prendre son temps<br />
cheurs ont autorisé des femmes au régime,<br />
Pourtant, il est possible de maigrir.<br />
et d’autres s’alimentant normalement, à<br />
Comment ? D’abord, si l’on souhaite sculp-<br />
manger du chocolat. Les premières ont<br />
ter son corps, il s’agit de muscler sa tête en<br />
été profondément perturbées par cette<br />
améliorant son état d’esprit. Des dizaines<br />
entorse à leur ascèse : elles n’arrivaient plus<br />
d’années de recherche montrent que les<br />
à penser clairement, envahies par des idées<br />
personnes qui n’aiment pas leur corps ont<br />
polluantes comme « Pourquoi ai-je mangé<br />
moins de chances de perdre du poids. Or<br />
ça ? », « Que vais-je avaler plus tard pour<br />
tout le monde peut apprendre à se sentir<br />
compenser ? », etc.<br />
mieux dans sa peau.<br />
La même année, une autre équipe a<br />
En 2014, des femmes présentant des<br />
montré que les femmes qui limitaient leur<br />
troubles alimentaires, dont quelques-unes<br />
apport calorique et consignaient chaque<br />
obèses ou en surpoids, ont suivi une thé-<br />
prise alimentaire présentaient des concen-<br />
rapie reposant sur une technique visant<br />
trations sanguines élevées en cortisol, l’une<br />
à réduire le sentiment de honte et à déve-<br />
© Shutterstock.com/Dean Drobot<br />
des principales hormones du stress. Même<br />
les sujets qui notaient simplement leurs<br />
menus sans chercher à en réduire la valeur<br />
énergétique se sentaient plus stressés et<br />
finissaient par grossir. Pour beaucoup de<br />
lopper l’estime de soi. Après 12 semaines<br />
de traitement, les femmes ayant réussi à<br />
développer de « l’autocompassion » et ayant<br />
ainsi moins honte de leur corps ont adopté<br />
de meilleures habitudes alimentaires.<br />
AIMEZ VOTRE CORPS !<br />
Les personnes qui ont une image positive<br />
de leur corps et qui ont confiance en elles sont<br />
aussi celles qui parviennent le mieux à mincir<br />
et à rester stables.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
45
Pour développer l’estime de soi, une<br />
méthode simple existe : écrire régulièrement<br />
des messages positifs. La recherche<br />
sur le bonheur a montré que prêter attention<br />
à ce que nous aimons – « J’ai de beaux<br />
yeux » – et à notre santé, plutôt qu’à des<br />
objectifs à atteindre – « Je veux courir cinq<br />
kilomètres » –, améliore notre état d’esprit.<br />
Ensuite, pour maigrir, il faut prendre<br />
son temps. Quand on décide de perdre du<br />
poids, on a envie d’y arriver rapidement,<br />
mais pour retrouver la ligne, on doit modifier<br />
progressivement et durablement son<br />
alimentation. Par exemple, en diminuant<br />
sa consommation d’alcool et de jus de<br />
fruits, en préférant les sodas ou limonades<br />
et bonne raison que cette approche, lente,<br />
inscrite dans la durée, permet de s’habituer,<br />
à son rythme, à une nouvelle routine<br />
alimentaire, sans les efforts et les privations<br />
exigés par les régimes classiques.<br />
La plupart des personnes qui souhaitent<br />
perdre plusieurs kilos tirent souvent avantage<br />
de cette technique « lente et modérée ».<br />
Mais rappelons que les sujets dont l’obésité<br />
représente des risques pour leur santé<br />
doivent adopter des règles alimentaires plus<br />
radicales, accompagnées d’un avis médical.<br />
Toutefois, en 2008, une étude a montré<br />
que des adultes obèses et en surpoids ayant<br />
modifié très légèrement leurs apports caloriques<br />
et leur activité physique perdaient<br />
Toutes les preuves convergent vers ce type<br />
de régimes, très progressifs et durables,<br />
dont l’objectif est de changer doucement<br />
de comportement alimentaire<br />
sans sucres et en s’offrant un dessert quatre<br />
soirs par semaine au lieu de sept.<br />
Ces changements ressemblent à un<br />
régime, celui-là même que j’ai conseillé<br />
d’éviter. Mais il n’en est rien, pour la simple<br />
quatre fois plus de poids (soit près de cinq<br />
kilos en un mois) que ceux qui suivaient<br />
un régime très pauvre en calories ; en plus,<br />
ils maintenaient leur poids les trois mois<br />
suivants. De même en 2015 : des travaux<br />
publiés dans la revue Plos One confirment<br />
que les femmes ayant amélioré leurs habitudes<br />
alimentaires et sportives sur le long<br />
terme sont celles qui se sont fixé des objectifs<br />
de perte de poids réalistes et qui restent<br />
motivées. Les participantes qui rechutaient<br />
ou ne parvenaient pas à changer leur comportement<br />
avaient tendance à vouloir maigrir<br />
beaucoup et vite, ce qui érodait leur<br />
motivation et leur estime de soi.<br />
Trouver le juste équilibre<br />
En 2006, le National weight control<br />
registry (nwcr) a entériné cette stratégie<br />
comme étant la plus efficace en enquêtant<br />
auprès de 4000 personnes ayant perdu plus<br />
de 13 kg et stabilisé leur poids pendant au<br />
moins une année. Les sujets avaient ainsi<br />
contrôlé leur alimentation en limitant<br />
par exemple la consommation de certains<br />
produits, en réduisant légèrement les portions<br />
et la quantité de calories, en planifiant<br />
leurs repas et en intégrant quelques<br />
exercices physiques, comme monter deux<br />
étages à pied chaque jour.<br />
Ces conseils peuvent sembler contradictoires<br />
avec les résultats de recherche<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
46
LA VÉRITÉ SUR LES RÉGIMES À LA MODE<br />
Les changements progressifs sont le meilleur moyen de perdre du poids durablement.<br />
Toutefois, l’attrait des régimes populaires reste tenace. Quelques rares personnes parviennent à mincir<br />
durablement grâce à ces méthodes – si bien qu’on ne peut pas les discréditer totalement –,<br />
mais les recherches scientifiques montrent qu’une approche modérée offre de meilleures chances<br />
de réussite. Voici quelques vérités sur certains des régimes à la mode.<br />
LE RÉGIME PALÉO<br />
– Le principe : ce qui était bon en leur temps pour nos ancêtres chasseurs-cueilleurs l’est aussi aujourd’hui. Ce régime « 100 % naturel »<br />
recommande de ne manger que légumes, fruits, viande et fruits à coque, en éliminant tous les laitages, céréales complètes, sucres raffinés,<br />
aliments transformés et légumineuses.<br />
– Le problème : notre environnement alimentaire diffère de celui de nos ancêtres. Les injonctions du régime Paléo sont irréalistes à long<br />
terme, car elles sont trop restrictives et rendent toute vie sociale impossible. Éliminer un si grand nombre d’aliments provoque aussi<br />
de fortes fringales.<br />
LE RÉGIME ATKINS<br />
– Le principe : une alimentation hyperprotéinée, très pauvre en glucides et en sucres. Ce qui favorise l’élimination des graisses.<br />
– Le problème : de nombreuses études montrent que si des effets significatifs sont possibles à court terme, la plupart des gens finissent<br />
néanmoins par reprendre les kilos perdus. Ce régime confirme « l’effet rebond » d’une restriction alimentaire excessive.<br />
LE RÉGIME 5 : 2<br />
– Le principe : manger normalement pendant cinq jours puis se restreindre pendant deux jours, de 500 calories pour une femme,<br />
600 pour un homme.<br />
– Le problème : ce régime fait l’objet de toutes les attentions depuis peu. Les premiers résultats, non confirmés, suggèrent un effet amincissant<br />
chez les hommes et les souris. Le souci, c’est que ces 500 ou 600 calories en moins pendant deux jours ont tendance à vous<br />
laisser sur votre « faim ». On se trouve alors plus exposé aux petits creux que si l’on mange avec modération. Et une fois ce processus<br />
enclenché, le risque est de consommer beaucoup plus d’aliments les cinq jours où tout est permis…<br />
© Shutterstock.com/sebra<br />
LE PROGRAMME WEIGHT WATCHERS<br />
– Le principe : ce régime prône les bienfaits d’une vie saine grâce à une alimentation équilibrée. Il insiste sur les fruits et les légumes,<br />
et propose des menus sur mesure, selon les envies de chacun. Aucun produit n’est interdit.<br />
– Le problème : ce programme cumule les aspects positifs. D’un point de vue nutritionnel et psychologique, il est en accord avec les<br />
conseils découlant des études scientifiques : être entouré et ne pas éliminer de groupes d’aliments. Néanmoins, quelques personnes<br />
trouvent son coût prohibitif – dû aux frais d’inscription et au suivi hebdomadaire –, et pour les chercheurs, se peser chaque jour est<br />
parfois contre-productif, certains sujets étant au bord du désespoir dès que la balance ne reflète pas les objectifs espérés.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
47
que j’ai décrits précédemment sur les dangers<br />
de la restriction en termes de fatigue<br />
mentale. Il faut en réalité trouver le juste<br />
équilibre, ce qui suppose quelques efforts.<br />
Par exemple, avant de changer ses habitudes<br />
alimentaires, il est nécessaire de les<br />
connaître – un exercice qui exige parfois<br />
beaucoup de réflexions et d’attention. La<br />
plupart des individus en surpoids, quand<br />
ils ne suivent pas de régime, mangent n’importe<br />
comment : ils consomment des produits<br />
gras et sucrés, grignotent beaucoup,<br />
craquent sur un coup de tête… Prendre<br />
conscience de ces actes, qu’ils soient bons<br />
ou mauvais, permet de les trier.<br />
poids. Limiter la variété des aliments permet<br />
aussi de le contrôler. Il n’est pas nécessaire<br />
de manger les mêmes produits tous<br />
les jours, mais c’est une source de stress en<br />
moins au moment de faire les courses.<br />
Le sport fait-il maigrir ?<br />
En outre, l’exercice physique est essentiel<br />
pour la santé, même si la plupart des<br />
travaux montrent que l’activité n’a pas de<br />
conséquence directe sur la perte de poids.<br />
Pourtant, en 2012, Anne McTiernan, de<br />
l’université de Washington à Seattle, et ses<br />
collègues ont étudié les effets du régime et<br />
La plupart des travaux montrent que l’activité<br />
physique n’a pas de conséquence directe<br />
sur la perte de poids<br />
Ensuite, il est utile de trouver plusieurs<br />
repas types que l’on aime et que l’on peut<br />
préparer régulièrement sans avoir à réfléchir<br />
en permanence à ce que l’on va manger.<br />
Selon l’étude du nwcr, les personnes<br />
qui planifient leurs repas réussissent 1,5 fois<br />
mieux que les autres à maintenir leur<br />
de l’exercice, ciblant l’un ou l’autre séparément,<br />
les deux combinés ou supprimant<br />
l’un et l’autre de la routine quotidienne<br />
d’un groupe de femmes ménopausées<br />
en surpoids ou obèses. Les participantes<br />
consommaient 1 200 à 2 000 calories par<br />
jour, selon leur poids initial, et pratiquaient<br />
45 minutes ou plus d’exercices<br />
de cardiotraining, cinq fois par semaine.<br />
Résultat : après un an, les personnes associant<br />
activité physique et régime avaient<br />
perdu plus de poids – près de 9 kg – que<br />
celles n’étant qu’au régime – 7 kg. Celles<br />
qui n’avaient fait que de l’exercice avaient<br />
perdu 2 kg, et le groupe témoin, n’ayant<br />
inclus aucun changement alimentaire ou<br />
physique, un peu plus de 650 grammes.<br />
Comment expliquer l’effet du sport ?<br />
Une fois l’objectif atteint, l’exercice aide à<br />
stabiliser le poids. Faire du sport engendre<br />
de nombreux effets physiologiques qui<br />
atténuent entre autres la réaction du cerveau<br />
aux tentations alimentaires. En 2012,<br />
Marc-Andre Cornier, de l’université du<br />
Colorado, et ses collègues ont analysé par<br />
imagerie cérébrale la façon dont des personnes<br />
obèses ou en surpoids réagissaient<br />
face à des images de nourriture. Puis ils leur<br />
ont fait pratiquer des exercices physiques<br />
pendant six mois. À la fin du programme,<br />
quand ces « sportifs » étaient à nouveau<br />
confrontés aux mêmes images, l’activité de<br />
leur insula, une région cérébrale qui régule<br />
les émotions, avait diminué. En revanche,<br />
ils avaient toujours autant d’appétit et de<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
48
« petits creux », ce qui suggère que les bénéfices<br />
du sport sont subtils, aidant à la stabilisation<br />
du poids, mais ne permettant<br />
probablement pas d’en perdre.<br />
L’important est d’inclure des exercices<br />
physiques à son quotidien progressivement.<br />
Inutile de courir le marathon.<br />
Mieux vaut faire une promenade à l’heure<br />
du déjeuner ou prendre son vélo pour aller<br />
au bureau, utiliser les escaliers plutôt que<br />
l’escalator ou l’ascenseur, laver soi-même<br />
sa voiture au lieu de se rendre au lavage<br />
automatique. Il est tout aussi important<br />
d’être discipliné que de rendre ces activités<br />
agréables et tenables dans la durée.<br />
Parler de son régime autour de soi<br />
Enfin, mieux vaut ne pas chercher à<br />
mincir seul. Le soutien social est un élément<br />
clé. Il faut consulter un médecin ou<br />
un nutritionniste et en parler autour de soi.<br />
J’ai remarqué que les individus adoptent<br />
et maintiennent plus facilement des habitudes<br />
alimentaires plus saines quand ils<br />
reçoivent les encouragements de leur<br />
conjoint. De même, les amis, les collègues,<br />
les internautes peuvent aider à garder le<br />
cap en étant source d’inspiration, d’encouragements,<br />
voire des partenaires de<br />
régime. Les réseaux sociaux, les réunions<br />
de groupe de soutien ou certaines applications<br />
comme MyFitnessPal, SmartenFit ou<br />
FatSecret, sont aussi très utiles.<br />
Après des dizaines d’années de<br />
recherche, toutes les preuves convergent<br />
vers ce type de régimes, très progressifs<br />
et durables, dont l’objectif est de changer<br />
doucement de comportement alimentaire.<br />
Le message n’est pas aussi séduisant<br />
ou motivant que celui des régimes « grand<br />
public »… Mais la science est claire : seule<br />
la modération est efficace. Il faut du temps,<br />
de la patience et de bonnes résolutions,<br />
tout en sachant que l’on rencontre inévitablement<br />
quelques échecs le long de ce<br />
parcours. La clé est de ne jamais abandonner.<br />
En quelques mois, le corps et la vie<br />
active dont on a toujours rêvé peuvent<br />
alors devenir réalité.<br />
Article publié dans Cerveau&Psycho<br />
n° 79 juillet 2016<br />
Charlotte N. MARKEY<br />
est professeure de<br />
psychologie à l’université<br />
Rutgers-Camden de<br />
Philadelphie, et chercheuse<br />
en alimentation et nutrition.<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
Neurodiététique : connaître son<br />
cerveau pour mieux manger,<br />
L’Essentiel Cerveau & Psycho,<br />
n° 23, août 2015.<br />
Ch. Markey,<br />
Smart people don’t diet :<br />
How the latest science can help you<br />
loose weight permanently,<br />
Da Capo /Lifelong Books, 2014.<br />
M. Lowe et al.,<br />
Dieting and restrained eating as<br />
prospective predictors of weight<br />
gain, Frontiers in Psychology,<br />
2 septembre 2013.<br />
J. Kruger et al.,<br />
Dietary and physical activity behaviors<br />
among adults successful at weight loss<br />
maintenance, International Journal<br />
of Behavioral Nutrition and Physical<br />
Activity, 19 juillet 2006.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
49
Dix pièges à éviter pour<br />
une alimentation naturelle<br />
SÉBASTIEN BOHLER<br />
© Shutterstock / stockcreations
Le pire ennemi de votre alimentation est parfois… votre<br />
propre chez-vous ! Déjouez les pièges du quotidien grâce<br />
aux études décrites par le neuroscientifique Michel Desmurget<br />
dans son ouvrage L’Antirégime (Belin, 2017).<br />
1/ Utilisez de petites assiettes<br />
Inconsciemment, nous avons tendance à absorber davantage<br />
de nourriture si nos assiettes sont plus grandes. Nous nous servons<br />
alors des portions plus importantes et rehaussons notre appétit<br />
en conséquence. Par exemple, des personnes mangeant dans des<br />
assiettes de 26 centimètres de diamètre mangent 25 % de plus que<br />
des personnes prenant leur repas dans des assiettes de 14 centimètres<br />
de large.<br />
K. Van Ittersum et B. Wansink,<br />
Plate Size and Color Suggestibility :<br />
The Delboeuf Illusion’s Bias on Serving and Eating Behavior,<br />
Journal of Consumer Research, vol. 39, pp. 215-228, 2012<br />
2/ Placez la nourriture dans des endroits opaques,<br />
peu visibles, peu accessibles<br />
Dans des études menées sur 200 femmes, celles qui laissent<br />
visibles les aliments les plus tentants et les plus « dangereux »<br />
(sodas, chocolats) grignotent davantage et accusent le coup<br />
sur la balance. Par exemple, laisser régulièrement en vue sa<br />
bouteille de soda est associé en moyenne à un surpoids de<br />
12 kg. De même, des bonbons placés dans des bocaux transparents<br />
sont consommés 75 % davantage que les mêmes bonbons<br />
dans des récipients opaques. Prévoyez donc de bons placards<br />
en hauteur et à l’abri des regards…<br />
J. E. Painter et al., How visibility and convenience influence candy<br />
consumption, Appetite, vol. 38, pp. 237-238, 2002.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
51
3/ Fuyez les nourritures « light »<br />
Consommer quotidiennement des boissons light augmente<br />
de 100 % le risque d’obésité, de 50 % la mortalité cardiaque et de 67 %<br />
le risque de diabète. Des études récentes montrent même que la<br />
probabilité de maladie d’Alzheimer est augmentée. Les édulcorants<br />
altèrent le microbiote intestinal et stimulent l’appétit, tout<br />
en endormant notre méfiance.<br />
S.P. Fowler et al., Fueling the obesity epidemic ?<br />
Artificially sweetened beverage use and long-term weight gain,<br />
Obesity, vol. 16, pp. 1894-900, 2008.<br />
4/ Attention à l’effet « boîte de chocolats »<br />
Les assortiments de chocolats variés créent une stimulation<br />
de l’envie de manger par un effet de variété et de nouveauté. Face<br />
à un choix vaste de nourritures différentes, nous mangeons 2,2<br />
fois plus. Même effet lors des barbecues : limitez le choix à une ou<br />
deux viandes. Soyez conscients de cet effet devant un plateau de<br />
fromage abondant, et fuyez les buffets comme la peste.<br />
B. E. Kahn et B. Wansink, The influence of assortment structure<br />
on perceived variety and consumption quantities,<br />
Journal of Consumer Research, vol. 30, pp. 519-533, 2004.<br />
5/ Ne laissez pas les plats trop longtemps sur la table<br />
Vous vous êtes servi de rôti et de frites ? Alors remettez le plat<br />
dans le four. Vous pouvez être tenté de vous resservir par la simple<br />
vision du mets, et par la facilité avec laquelle vous pourrez en<br />
reprendre. Pour peu qu’il soit un peu plus éloigné, on rechigne à faire<br />
la distance nécessaire. Ainsi, des employés de bureau mangent<br />
1,5 fois plus de bonbons si la boîte est sur le bureau que si elle est<br />
simplement éloignée de 2 mètres…<br />
B. Wansink et al., International Journal of Obesity,<br />
vol. 30, pp. 871-875, 2006,<br />
6/ Utilisez une liste de courses<br />
Avant de partir au supermarché, notez les achats que vous voulez<br />
faire. L’inverse conduit à une surconsommation alimentaire<br />
de l’ordre de 15 %. Lorsqu’on ne sait pas précisément ce dont on a<br />
besoin, notre réflexe est d’acheter plus que nécessaire. En outre,<br />
utiliser une liste double quasiment les achats de fruits (x 1,7) et de<br />
légumes (x 1,8). On mange donc moins, et plus sain.<br />
A. Thomas et R. Garland,<br />
International Journal of Retail & Distribution<br />
Management, vol. 21, 1993.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
52
7/ Ne faites pas vos courses en ayant faim<br />
Lorsque nous faisons nos courses en ayant le ventre creux, nous<br />
sommes irrésistiblement attirés vers la nourriture. Les personnes<br />
qui font leurs courses affamées achètent ainsi entre 25 % et 30 % de<br />
produits alimentaires en plus, en se concentrant sur les aliments<br />
les plus caloriques. Mieux vaut faire ses courses en début d’aprèsmidi,<br />
lorsqu’on a déjà mangé, qu’en fin d’après-midi quand la fin<br />
commence à se faire sentir.<br />
A. Tal et B. Wansink, JAMA Intern Med.,<br />
vol. 173, pp. 1146-1148, 2013.<br />
8/ Télé, radio, écrans : off<br />
Lorsque nous mangeons en faisant autre chose (regarder la<br />
télé, écouter la radio, lire un journal), notre attention est moins<br />
focalisée sur l’acte de manger et la satiété met plus de temps à s’installer.<br />
Résultat : nous mangeons entre 50 % et 80 % de calories en<br />
plus devant la télé, et 15 % de calories en plus en écoutant la radio.<br />
E. M. Blass et al., On the road to obesity :<br />
Television viewing increases intake of high-density foods,<br />
Physiology & Behavior, vol. 88, pp. 597-604, 2006.<br />
9/ Dormez bien et suffisamment<br />
Un sommeil insuffisant favorise la prise de poids et perturbe<br />
les hormones de l’appétit. Ainsi, les personnes dormant moins<br />
de 6 heures par nuit ont 3,8 fois plus de chances d’être obèses que<br />
celles dormant plus de 7 heures par nuit. Le simple fait de passer<br />
une nuit très courte (4 heures) augmente de 23 % les calories absorbées<br />
dès le lendemain.<br />
J. P. Chaput et al., Risk factors for adult overweight<br />
and obesity : the importance of looking beyond the “big two”,<br />
Obesity Facts, vol. 3, pp. 320-327, 2010.<br />
10/ Marchez, marchez…<br />
Selon la revue Nature, la marche est la meilleure façon d’augmenter<br />
la dépense énergétique journalière totale. Les efforts<br />
brusques, paradoxalement, conduisent à augmenter la prise alimentaire.<br />
Il faut donc fuir l’idée de performance et favoriser le principe<br />
d’activité modérée et prolongée. L’idéal étant de s’octroyer 40<br />
minutes de marche par jour, mais des doses plus modérées seront<br />
toujours bonnes à prendre.<br />
K. Westerterp, Nature, vol. 410, p. 539, 2001.<br />
Article publié dans Cerveau&Psycho<br />
n° 108 mars 2019<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
53
Les bienfaits du jeûne<br />
ULRIKE GEBHARDT<br />
© Shutterstock.com/Shebeko
Notre corps semble fait pour observer de longues périodes<br />
de restriction calorique, allant de 12 heures à plusieurs jours.<br />
Tels sont les résultats des récentes recherches en physiologie<br />
de l’alimentation. Avec, à la clé, une meilleure santé du corps,<br />
mais aussi un cerveau plus jeune et plus performant.<br />
Le manchot empereur est un expert<br />
du jeûne. Il peut tenir jusqu’à cinq moins de<br />
l’année sans avaler le moindre poisson, subsistant<br />
grâce à ses réserves de graisse et allant<br />
jusqu’à perdre la moitié de son poids de 15 kg<br />
par des températures de moins 60 degrés.<br />
Nous n’avons pas grand-chose en commun<br />
avec lui. Nous mangeons à peu près<br />
tout le temps, sauf lorsque nous dormons.<br />
Les trois repas quotidiens sont si fortement<br />
ancrés dans notre conscience depuis des<br />
générations qu’y renoncer n’est absolument<br />
pas envisageable pour une majorité<br />
de personnes. À quoi nous ajoutons des<br />
en-cas, des boissons rafraîchissantes souvent<br />
sucrées et pour finir la journée un<br />
verre de vin ou une bière avec un petit<br />
sachet d’apéritifs salés…<br />
Un excès de nourriture abîme le corps<br />
L’industrie agroalimentaire se frotte<br />
les mains. Notre corps un peu moins.<br />
« Nous sommes une société de surplus, la<br />
nourriture est toujours disponible, et dans<br />
le même temps nous nous déplaçons à<br />
peine », note Dieter Melchart, professeur de<br />
médecine complémentaire et de soins naturels<br />
à l’université technique de Munich, en<br />
Bavière. Cela laisse des traces sous forme<br />
de surpoids, de diabète, d’hypertension,<br />
d’AVC, d’infarctus du myocarde et de maladie<br />
d’Alzheimer.<br />
Un regard sur le manchot empereur, et<br />
sur la nature à laquelle nous appartenons<br />
en dépit de nos téléphones portables, de<br />
nos hot-dogs et de nos cuisines suréquipées,<br />
pourrait nous montrer ceci : la vie sur<br />
Terre s’est développée au rythme des jours<br />
et des nuits, du froid et de la chaleur, de<br />
l’excès et du manque. Et nous serions probablement<br />
bien avisés d’accepter de temps<br />
en temps quelques privations, et « d’aller<br />
pour une fois à l’encontre du continuel<br />
engloutissement qui forme la toile de fond<br />
de nos vies », comme le souligne Melchart.<br />
Paracelse, le fameux médecin et philosophe<br />
de la Renaissance, considérait déjà en son<br />
temps que le jeûne était le plus grand des<br />
remèdes, sans disposer pour cela de laboratoire<br />
de recherche. Alors, quels indices en<br />
ce sens nous livre la science moderne ?<br />
Une chose est certaine : un excès de<br />
nourriture abîme le corps, et même le<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
55
cerveau. Le mode d’alimentation à l’occidentale,<br />
riche en produits gras et traités<br />
industriellement, a montré l’étendue de<br />
ses dégâts pour notre santé physique et<br />
mentale. Et les effets positifs que produit<br />
sur notre cerveau une restriction alimentaire<br />
temporaire, tous ceux qui ont un<br />
jour tenté l’expérience les connaissent.<br />
« Une fois dépassé le cap difficile des trois<br />
premiers jours, les deux tiers des patients<br />
étudiés ressentent une nette amélioration<br />
de leur humeur », rapporte le naturopathe<br />
Andreas Michalsen de l’hôpital Immanuel<br />
de Berlin, un lieu où environ 800 patients<br />
pratiquent chaque année le jeûne volontaire<br />
dans le but d’améliorer leur santé.<br />
Notre corps, fait pour jeûner ?<br />
Du point de vue de la biologie de l’évolution,<br />
il semble tout à fait logique qu’un<br />
sentiment de bien-être apparaisse après<br />
un bref état de faim. « Si, vivant dans un<br />
environnement naturel, vous n’avez rien<br />
mangé pendant trois jours et allez vous<br />
coucher dans votre grotte, vous avez toutes<br />
les chances de mourir », fait remarquer<br />
Michalsen. C’est pourquoi un programme<br />
d’adaptation au jeûne se serait mis en place<br />
depuis des centaines de milliers d’années<br />
En 16 heures de jeûne, le système digestif<br />
a le temps de se reposer, le facteur de croissance<br />
neuronal d’augmenter et l’insuline de diminuer<br />
dans notre corps. Dès que l’approvisionnement<br />
en ressources alimentaires se fait<br />
difficile, le cerveau enclenche un mode<br />
euphorique qui fait en sorte que l’individu<br />
devient plus actif et tourné vers son<br />
environnement, et ne se replie pas sur luimême,<br />
ce qui lui serait fatal. De ce point<br />
de vue, le jeûne agit à la manière d’un antidépresseur.<br />
Le corps se procure moins de<br />
tryptophane, un acide aminé présent dans<br />
notre alimentation et qui est nécessaire à<br />
synthétiser le neurotransmetteur sérotonine.<br />
Probablement afin de compenser ce<br />
manque d’approvisionnement, le cerveau<br />
réduit dans ses synapses le nombre de ses<br />
transporteurs de la sérotonine, c’est-à-dire<br />
les molécules qui limitent la concentration<br />
de sérotonine dans les synapses. Comme<br />
dans un traitement antidépresseur, dont<br />
l’effet est de réduire l’action de ces transporteurs<br />
de la sérotonine, le résultat final<br />
est que la concentration, la persistance<br />
et l’action de cette molécule de la bonne<br />
humeur sont augmentées. Et l’humeur est<br />
logiquement améliorée.<br />
Que se passe-t-il, quand un être humain<br />
vit pendant plusieurs jours avec moins de<br />
500 kilocalories par jour ? « Après 24 heures,<br />
le glycogène stocké dans le foie est dégradé »,<br />
explique Melchart. Puis le cerveau demande<br />
à tout prix du sucre et doit pour cela changer<br />
le fonctionnement de notre métabolisme.<br />
Des processus comme la gluconéogenèse<br />
se mettent en branle. En d’autres termes, le<br />
corps produit du glucose à partir d’autres<br />
sources d’énergie. Les graisses corporelles<br />
sont dégradées et produisent des acides<br />
gras que la plupart des tissus peuvent utiliser<br />
pour assurer leurs besoins énergétiques.<br />
Le cerveau tire sa propre énergie du<br />
glucose nouvellement synthétisé et également<br />
de cétones – produites dans le foie à<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
56
partir des acides gras. Grâce à ce mécanisme,<br />
un homme ou une femme peut survivre 30<br />
jours ou plus, selon sa constitution, sans<br />
apport de nourriture solide.<br />
Un métabolisme<br />
du glucose plus stable<br />
Une vie à la limite, donc. Et cela ferait<br />
donc du bien, même lorsqu’on se limite à<br />
quelques jours de jeûne dans une clinique<br />
à l’ambiance feutrée et rassurante ? Oui,<br />
assurent en tout cas trois chercheurs stars<br />
sur la scène du jeûne : selon le biologiste<br />
cellulaire américain Valter Longo, de l’université<br />
de Californie du Sud à Los Angeles,<br />
le jeûne ralentit les processus de vieillissement<br />
et pourrait avoir des effets positifs<br />
dans le traitement des cancers. Le gérontologue<br />
et biologiste italien Luigi Fontana<br />
examine quant à lui, à l’Institute for Public<br />
Health de l’université de Washington à<br />
Saint Louis, les effets de la restriction calorique<br />
volontaire sur le système cardiovasculaire.<br />
Enfin, pour Mark Mattson de l’institut<br />
national du vieillissement de Baltimore,<br />
« jeûner est bon pour le cerveau ». À la fois<br />
en optimisant le fonctionnement de nos<br />
neurones et en protégeant contre les maladies<br />
neurodégénératives.<br />
De nombreux biologistes et médecins<br />
partagent ce point de vue. Pourtant, l’effet<br />
du jeûne sur les différents organes du<br />
corps n’a longtemps été étudié que sur des<br />
animaux. Les laboratoires des chercheurs<br />
intéressés par cette thématique hébergent<br />
principalement des levures, des nématodes<br />
et des mouches. Et bien sûr, des souris et des<br />
rats. Dans des cages constamment approvisionnées<br />
en nourriture riche, ces rongeurs<br />
ressemblent bien vite à des téléspectateurs<br />
avachis sur leur canapé. Et dès qu’on réduit<br />
leur apport calorique, des effets bénéfiques<br />
se font sentir : plus on les contraint à se<br />
contenter de faibles rations, plus longtemps<br />
ils vivent, et qui plus est, en meilleure santé<br />
que leurs compagnons surnourris.<br />
Les animaux que l’on fait jeûner une<br />
partie du temps ont en fait un métabolisme<br />
du glucose plus stable et étalé ; les<br />
marqueurs sanguins de l’inflammation<br />
baissent, de même que la pression sanguine<br />
et le pouls au repos. On observe aussi des<br />
changements dans leur cerveau : les cellules<br />
souches neuronales produisent plus de<br />
cellules nerveuses, tout particulièrement<br />
dans une zone cruciale pour la mémoire,<br />
l’hippocampe. Les connexions au sein des<br />
réseaux neuronaux se modifient, les neurones<br />
établissent davantage de contacts les<br />
Les souris de laboratoire soumises à des restrictions<br />
caloriques réussissent bien mieux les tests<br />
de mémoire et d’apprentissage<br />
uns avec les autres. Et les animaux de laboratoire<br />
réussissent bien mieux les tests de<br />
mémoire et d’apprentissage qui leur sont<br />
proposés. Les neurones de souris génétiquement<br />
modifiées pour être vulnérables à<br />
des maladies comme l’épilepsie, Parkinson<br />
ou Alzheimer, deviennent plus robustes.<br />
Une résistance augmentée<br />
Selon Michalsen, ces expériences animales<br />
laissent transparaître deux principaux<br />
mécanismes possibles de l’action<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
57
Source : Cell Metab., vol. 19, pp. 181-192, 2014.<br />
COMMENT LE JEÛNE AGIT SUR NOTRE CORPS<br />
Le jeûne a une influence sur l’ensemble<br />
de notre organisme. Dans notre cerveau,<br />
l’activité se modifie. En première ligne :<br />
l’hippocampe, associé à la mémoire,<br />
le striatum, qui contrôle la motivation<br />
et les mouvements, l’hypothalamus,<br />
qui contrôle la prise alimentaire<br />
et la température corporelle, et le tronc<br />
cérébral, qui régule la circulation sanguine<br />
et le système digestif.<br />
Le cerveau communique avec<br />
les systèmes jouant un rôle dans<br />
le métabolisme énergétique.<br />
Le neurotransmetteur acétylcholine excite<br />
le système nerveux parasympathique, qui<br />
innerve l’intestin, le cœur et les vaisseaux<br />
sanguins. Conséquence : augmentation du<br />
transit intestinal, et baisse de la fréquence<br />
cardiaque et de la pression sanguine.<br />
Le foie réagit à l‘épuisement<br />
des réserves de glycogène en dégradant<br />
des graisses et en produisant des cétones,<br />
source d’énergie alternative pour les<br />
cellules nerveuses. Les cellules du foie et<br />
des muscles réagissent mieux à l’insuline,<br />
l’hormone de régulation de la glycémie.<br />
Striatum<br />
Hypothalamus<br />
Hippocampe<br />
Tronc cérébral<br />
Nerfs du système<br />
parasympathique<br />
MUSCULATURE<br />
+ Optimisation du<br />
métabolisme anabolique<br />
+ Sensibilité augmentée<br />
à l’insuline<br />
+ Meilleure résistance<br />
au stress oxydatif<br />
– Baisse de la<br />
température corporelle<br />
CERVEAU<br />
+ Production accrue de facteur<br />
de croissance neuronal (BDNF)<br />
+ Production accélérée de neurones<br />
(neurogenèse)<br />
+ Création de synapses<br />
+ Production de mitochondries<br />
génératrices d’énergie<br />
+ Résistance au stress oxydatif<br />
– Atténuation des réactions<br />
inflammatoires<br />
VAISSEAUX SANGUINS<br />
– Baisse de l’insuline (hormone<br />
inhibitrice de la glycémie)<br />
– Baisse de la leptine (hormone<br />
de satiété)<br />
+ Augmentation de la ghréline<br />
(hormone de l’appétit)<br />
+ Production de cétones comme<br />
source d’énergie complémentaire.<br />
CŒUR<br />
– Fréquence cardiaque apaisée<br />
– Pression sanguine diminuée<br />
+ Résistance accrue au stress oxydatif<br />
FOIE<br />
+ Meilleure dégradation du glycogène<br />
Synthèse de glucose accrue<br />
+ Dégradation des graisses augmentée<br />
+ Production de cétones comme<br />
source d’énergie alternative<br />
+ Meilleure sensibilité à l’insuline.<br />
INTESTIN<br />
– Absorption d’énergie réduite<br />
– Recul des réactions inflammatoires<br />
– Baisse de la division cellulaire<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
58
du jeûne : « Les signaux qui ont une action<br />
néfaste sur le cerveau et provoquent une<br />
perte de cellules nerveuses, par exemple<br />
un taux élevé et persistant d’insuline ou<br />
de médiateurs de l’inflammation, ont<br />
tendance à s’atténuer. » D’un autre côté, le<br />
manque de nourriture constitue un stress<br />
pour l’organisme, ce qui met en branle des<br />
mécanismes de défense. Par exemple, les<br />
cellules produisent plus d’enzymes spécialisées<br />
dans la protection contre les radicaux<br />
libres ou dans la réparation de l’ADN,<br />
ce qui a pour conséquence que les animaux<br />
vivent plus longtemps. En ce sens, la<br />
restriction alimentaire augmenterait nos<br />
capacités de résistance un peu comme le<br />
fait le sport. Ce type d’effet, dans lequel des<br />
influences a priori hostiles produisent des<br />
effets bénéfiques, est connu sous le nom<br />
d’hormèse, un terme dérivé du grec signifiant<br />
stimulation ou impulsion.<br />
Au niveau cellulaire et moléculaire,<br />
le jeûne semble agir de façon bénéfique<br />
sur le cerveau à travers quatre facteurs<br />
principaux : les cétones, le BDNF, les mitochondries<br />
et l’autophagie. Ce qui mérite<br />
quelques explications. Les cétones, comme<br />
l’acide bêta-hydroxybutyrique produite<br />
par le foie et impliquée dans la dégradation<br />
des graisses, traversent la barrière<br />
hémato-encéphalique et servent de source<br />
d’énergie aux cellules nerveuses, à l’instar<br />
du glucose. Une alimentation riche en<br />
cétones produit, dans le cerveau souris de<br />
laboratoire, une diminution du taux de<br />
peptide bêta-amyloïde et de protéine tau,<br />
caractéristiques de la maladie d’Alzheimer<br />
– selon des travaux publiés par l’équipe de<br />
Mark Mattson en 2013. Et parallèlement, les<br />
souris se montrent plus aptes à l’apprentissage<br />
et moins anxieuses.<br />
Dans le même temps, les cétones libérées<br />
en situation de jeûne stimulent la<br />
production de facteurs de croissance neuronale<br />
comme le BDNF (de l’anglais brain<br />
derived growth factor), qui stimule la croissance<br />
des neurones et leurs mécanismes<br />
d’autodéfense. Chez l’homme comme chez<br />
les animaux, la production de ce facteur de<br />
croissance a tendance à décliner avec l’âge,<br />
mais aussi en cas de suralimentation, de<br />
manque d’activité physique ou chez les personnes<br />
atteintes de maladies neurodégénératives<br />
comme la maladie de Parkinson<br />
ou de d’Alzheimer. Mais alors, dans ce cas,<br />
la solution la plus évidente ne consisterait-elle<br />
pas, pour éviter les démences, d’administrer<br />
tout simplement aux malades du<br />
BDNF pour protéger leurs neurones ?<br />
« Non, cela ne fonctionne pas », fait<br />
remarquer Mark Mattson. Le facteur de<br />
croissance est libéré en fonction de l’activité<br />
de chaque neurone, de façon individualisée<br />
à l’échelon cellulaire, et a une action<br />
très ciblée au niveau de chaque synapse.<br />
Le jeûne semble agir de façon bénéfique<br />
sur le cerveau à travers quatre facteurs : les cétones,<br />
le BDNF, les mitochondries et l’autophagie<br />
Ce système très finement régulé ne peut<br />
donc pas être mis en action de manière<br />
directe, mais de façon indirecte, en faisant<br />
par exemple du sport, en mangeant moins<br />
et potentiellement à la faveur de stimulations<br />
intellectuelles régulières et variées.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
59
La restriction calorique a également<br />
un effet positif, chez les animaux de laboratoire,<br />
sur les centrales énergétiques des<br />
cellules, les mitochondries. Celles-ci produisent<br />
leur énergie plus efficacement en<br />
situation de jeûne, et il s’en forme de nouvelles<br />
! En outre, la privation alimentaire<br />
accélère les processus de recyclage dans les<br />
tissus nerveux : tout ce qui n’est pas utilisé<br />
– par exemple, des macromolécules ou des<br />
organites avariés – est digéré. Grâce à ce<br />
programme de nettoyage cellulaire appelé<br />
autophagie (dont l’élucidation a valu à<br />
son découvreur, le biologiste cellulaire<br />
de façon progressive avec le vieillissement<br />
ou rapide dans les maladies neurodégénératives<br />
comme Alzheimer, tendent à éroder<br />
les performances du cerveau. La nourriture<br />
semble influencer, chez les animaux<br />
de laboratoire, la structure du cerveau<br />
et le fonctionnement des réseaux neuronaux.<br />
Mais qu’en est-il exactement chez<br />
l’homme ? Les faits constatés chez la souris<br />
sont-ils aussi valables chez Homo sapiens ?<br />
Comme l’indiquent les observations<br />
réalisées chez des patients atteints de<br />
douleurs chroniques, de rhumatismes,<br />
d’hypertension ou de surpoids, le jeûne<br />
Chez les rats et les souris, le jeûne fait pousser<br />
les neurones et réduit la présence de plaques<br />
amyloïdes, caractéristiques de la maladie d’Alzheimer<br />
Yoshinori Ohsumi le prix Nobel de médecine<br />
et de physiologie en 2016), les cellules<br />
se débarrassent de déchets qui pourraient<br />
constituer un matériau dangereux pour<br />
elles, et qui, une fois retraités, peuvent servir<br />
de matière première pour l’organisme.<br />
Grâce à l’ensemble de ces effets, le<br />
jeûne semble s’opposer aux processus qui,<br />
atténue les symptômes liés à ces affections.<br />
En outre, il réduit d’importants facteurs<br />
de risque associés au développement de<br />
maladies ou démences, comme le stress<br />
oxydatif, les marqueurs d’inflammation<br />
ou la concentration de sucre et d’insuline.<br />
En 2013, Lucia Kerti et ses collègues de l’hôpital<br />
de la Charité à Berlin ont découvert un<br />
autre indice allant dans le même sens : une<br />
glycémie excessive et persistante altère,<br />
chez les hommes comme chez les femmes,<br />
la structure de l’hippocampe, si important<br />
pour la mémoire. Et de fait, ces personnes<br />
obtiennent de moins bons résultats dans<br />
des tests de mémoire que les personnes<br />
ayant moins de sucre dans le sang.<br />
Des résultats transposables<br />
à l’homme… dans une certaine limite<br />
Mais il subsiste des limites à la transposition<br />
des effets moléculaires du jeûne<br />
de l’animal vers l’être humain. Les souris et<br />
les hommes sont – ce n’est pas une découverte<br />
– différents. Notamment, la production<br />
de nouvelles cellules nerveuses dans<br />
l’hippocampe décline plus vite chez les<br />
souris que chez nous. Il est donc possible<br />
que les effets positifs observés sur la neurogenèse<br />
d’animaux en situation de restriction<br />
alimentaire ne se retrouvent pas<br />
avec la même ampleur chez des patients<br />
humains. Autre exemple : la ghréline, un<br />
peptide impliqué dans la régulation de l’appétit<br />
et des alternances de veille et de sommeil,<br />
renforce la mémoire et les capacités<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
60
COMMENT BIEN JEÛNER ?<br />
DES CONSEILS POUR UNE PRATIQUE SAINE<br />
© Shutterstock / koosen<br />
« Qui jeûne de temps en temps, peut plus facilement renoncer à la nourriture le reste<br />
du temps et gagne ainsi une vision plus critique de son propre mode de vie », selon l’expert<br />
du jeûne Dieter Melchart de l’université technique de Munich. Ce médecin recommande, pour<br />
toutes les personnes en bonne santé, la méthode élaborée par le médecin Hellmut Lützner :<br />
se priver de nourriture solide pendant une semaine, en ne s’autorisant que les soupes de<br />
légumes, le thé, les jus de fruits et de légumes. Il est aussi conseillé de se faire accompagner<br />
par des spécialistes expérimentés.<br />
Mais le jeûne ne doit pas obligatoirement signifier une semaine de jus de légumes. Il existe<br />
plusieurs variantes de cette pratique, qui peuvent être intégrées au quotidien en fonction de<br />
chaque situation et chaque état de santé personnel. On peut ainsi manger normalement pendant<br />
cinq jours de la semaine et jeûner pendant deux jours, ce que propose par exemple la chercheuse<br />
britannique en sciences de l’alimentation Michelle Harvie, de l’université de Manchester.<br />
Selon les recherches actuelles, il semble profitable de proposer régulièrement à notre corps<br />
de longues périodes de temps sans manger. Andreas Michalsen, professeur de naturopathie<br />
à l’hôpital La Charité de Berlin, s’efforce de respecter une plage quotidienne de 16 heures sans<br />
apport de nourriture, en prenant un repas du soir vers 18 heures et un petit-déjeuner tardif<br />
le lendemain matin à dix heures. Ce qui laisse le temps à l’intestin de se reposer vraiment,<br />
aux taux d’insuline de redescendre de façon prolongée, et aux concentrations de facteur<br />
de croissance neuronal (BDNF) de remonter.<br />
Lorsqu’on souhaite jeûner, il faut de toute façon en parler à son médecin. Cette pratique<br />
n’est pas à conseiller aux personnes âgées ou fragiles, aux enfants, aux femmes enceintes<br />
ou allaitantes, de même qu’aux personnes ayant un trouble des conduites alimentaires.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
61
d’apprentissage des souris. Mais en 2016,<br />
une équipe de recherche menée par Martin<br />
Dresler à l’institut Max-Planck de psychiatrie<br />
à Munich n’a pas observé de semblables<br />
effets chez des volontaires humains.<br />
« Mark Mattson a démontré, par d’innombrables<br />
expériences, que le jeûne<br />
réduit l’apparition et le développement de<br />
maladies neurodégénératives chez l’animal,<br />
résume Michalsen. Mais nous voilà<br />
parvenus au milieu du gué. ». Ce qui semble<br />
très prometteur chez des souris de laboratoire<br />
doit à présent être établi de façon<br />
claire à travers des tests chez l’homme. On<br />
manque encore d’études contrôlées ayant<br />
analysé le volume cérébral, la plasticité<br />
synaptique, les performances cognitives et<br />
la composition chimique du liquide céphalorachidien<br />
de patients avant, pendant et<br />
après une phase de jeûne.<br />
Mais nul n’est obligé d’attendre que<br />
des résultats de telles études soient publiés<br />
et ne débouchent sur des stratégies de prévention,<br />
pour les éprouver concrètement.<br />
Ce qu’il y a de bien dans le jeûne – mais<br />
aussi dans toute alimentation équilibrée<br />
ou pratique sportive adaptée – c’est que<br />
chacun peut participer. « Lorsqu’on entretient<br />
bien son corps, on réduit son risque de<br />
diabète » insiste Michalsen. Il n’y a rien de<br />
fatal ni même de normal à souffrir de cette<br />
affection lorsqu’on est âgé. Les hommes et<br />
les femmes des peuples premiers, qui se<br />
sont développés à l’écart de la civilisation<br />
occidentale pendant des millénaires, ne<br />
développaient probablement pas des gros<br />
ventres, du diabète ou une maladie d’Alzheimer<br />
– aussi peu que le manchot empereur<br />
sur son île de l’Antarctique.<br />
Ulrike GEBHARDT<br />
est biologiste et<br />
journaliste scientifique.<br />
Article publié dans Cerveau&Psycho<br />
n° 108 mars 2019 BIBLIOGRAPHIE<br />
M. Kunath et al.,<br />
Ghrelin modulates encoding-related<br />
brain function without enhancing<br />
memory formationin humans,<br />
Neuroimage, vol. 142,<br />
pp. 465-473, 2016.<br />
K. Marosi et M. P. Mattson,<br />
BDNF mediates adaptive brain and body<br />
responses to energetic challenges,<br />
Trends in Endocrinology & Metabolism,<br />
vol. 25, pp. 85-98, 2014.<br />
T. Murphy et al.,<br />
Effects of diet on brain plasticity in<br />
animal and human studies :<br />
Minding the gap, Neural Plasticity,<br />
563160, 2014.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
62
Manger sain<br />
est-il malsain ?<br />
CAMILLE ADAMIEC<br />
© Shutterstock.com/R.Legosyn
Les « orthorexiques » font très attention à ce qu’ils mangent<br />
et se restreignent à des aliments qu’ils jugent bons pour leur<br />
santé. Parfois, ils font de leur alimentation le centre de leur<br />
vie, voire une obsession… L’orthorexie est-elle une maladie ?<br />
Quand il se lève, Pierre ne mange<br />
que les aliments qu’il a achetés chez ses<br />
marchands « bio », qui vendent seulement<br />
des produits sans colorants, ni additifs, ni<br />
conservateurs, ni pesticides… Au menu :<br />
uniquement des céréales complètes et du<br />
fromage. Tous les jours, à chaque repas,<br />
depuis de nombreuses années. Pierre<br />
rejette systématiquement tout aliment<br />
qu’il considère mauvais pour sa santé<br />
– donc tous, sauf les céréales complètes et le<br />
fromage. Mais Pierre se sent bien, il apprécie<br />
son mode de vie. Il se prépare même<br />
son repas du midi, pour déjeuner avec ses<br />
collègues, et ne dînera pas au restaurant le<br />
soir avec eux, préférant se mettre à la diète.<br />
Quant à Steve, cela fait plusieurs années<br />
qu’il mange essentiellement des fruits et<br />
des légumes frais, qu’il prend grand soin<br />
à choisir et à sélectionner… S’il souffre de<br />
différentes carences, qui mettent en danger<br />
son organisme, il n’en a pas forcément<br />
conscience. Steve pense que sa façon de s’alimenter<br />
est ce qu’il y a de plus sain pour lui.<br />
Une préoccupation sociétale<br />
Ce genre de comportements face à la<br />
nourriture semblent en général excessifs,<br />
irrationnels. Il est vrai que bien manger<br />
– en qualité et en quantité – est essentiel au<br />
développement de l’organisme et du cerveau.<br />
Les famines ou la malnutrition n’ont<br />
jamais amélioré la santé… Nul n’en doute.<br />
Mais pour certaines personnes, tels Pierre<br />
et Steve, « l’alimentation-santé » devient centrale<br />
dans leur vie, et elles organisent leur<br />
quotidien autour de la recherche du bienêtre<br />
alimentaire. Dans les sociétés occidentales,<br />
on parle d’orthorexie. Qu’est-ce que<br />
cela signifie ? Est-ce une pathologie ?<br />
L’alimentation-santé – se nourrir pour<br />
améliorer sa santé – s’inscrit avant tout<br />
dans un contexte d’inquiétudes collectives<br />
à propos des aliments. Après la Seconde<br />
Guerre, les individus, les politiques, les<br />
sociétés ont pris conscience des enjeux sanitaires<br />
propres à la nourriture. Différentes<br />
crises ont secoué les foules et érodé leur<br />
confiance : l’explosion de Tchernobyl et<br />
la contamination des sols, les cultures<br />
d’OGM, la crise de la vache folle, l’épidémie<br />
de grippe aviaire, etc.<br />
Les politiques, médecins, scientifiques,<br />
philosophes, sociologues, intellectuels<br />
ont alors réfléchi à ces « crises » et les<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
64
ont placées sur le devant de la scène, liant<br />
ainsi l’alimentation à la santé. Les citoyens,<br />
« consommateurs » de médecine et de nourriture,<br />
ont eux aussi été invités à y penser,<br />
tout en continuant à vivre au jour le<br />
jour. De sorte qu’aujourd’hui, chacun à sa<br />
manière se fraie un chemin parmi la multitude<br />
d’informations, de connaissances et<br />
d’expériences qui lui sont données à lire, à<br />
penser et à vivre.<br />
Or l’alimentation est souvent présentée<br />
de façon contradictoire, entre gastronomie<br />
et diététique, plaisir et restriction, partage<br />
et individualisme. Le plaisir d’un côté, la<br />
santé de l’autre… Pouvons-nous concilier<br />
le bon, le gourmand, le sain, le plaisir et la<br />
nutrition ? Certainement, mais les orthorexiques<br />
ont une façon particulière de s’approprier<br />
le concept d’alimentation-santé.<br />
Le terme d’orthorexie est né aux États-<br />
Unis dans les années 2000 : le docteur<br />
américain Steve Bratman a ainsi défini<br />
ce qu’il pensait être un nouveau trouble<br />
du comportement alimentaire. Dans son<br />
ouvrage, à travers son parcours et celui de<br />
ses patients, il présentait l’orthorexia nervosa,<br />
du grec orthos droit et orexis appétit.<br />
Il s’agissait selon lui de tout individu très<br />
préoccupé, voire obsédé, par les questions<br />
de la santé et de l’alimentation.<br />
Ce n’est pas une maladie<br />
Bratman souhaitait insérer ce genre de<br />
comportements dans le champ des maladies<br />
mentales. Pourtant, aujourd’hui, « ce<br />
trouble du comportement alimentaire<br />
n’en est pas un du point de vue psychiatrique<br />
», nous précise le psychiatre Gérard<br />
Apfeldorfer. L’orthorexie n’est pas reconnue<br />
comme un trouble mental selon les critères<br />
officiels du Manuel diagnostique et statistique<br />
des troubles mentaux (le DSM). Elle est pour<br />
l’instant un phénomène flou et versatile, à<br />
l’intersection du médical et du sociétal.<br />
Si nous revenons à l’étymologie du<br />
terme orthorexie, cela veut dire « manger<br />
droit » et non « obsession du manger sain ».<br />
Ainsi, les « mangeurs sains », plutôt que de<br />
s’affirmer malades, se présentent en éclaireurs,<br />
proposant de nouvelles manières de<br />
penser, de construire et de pratiquer l’alimentation-santé.<br />
Ils se considèrent comme<br />
des ferments d’une société qui se remet<br />
continuellement en question.<br />
Aujourd’hui, ces mangeurs perçoivent<br />
l’alimentation comme un des enjeux thérapeutiques<br />
du monde moderne. Se soigner<br />
par l’alimentation n’est plus seulement<br />
un vieil adage hippocratique poussiéreux,<br />
mais une préoccupation quotidienne et<br />
réactualisée. Un nouveau regard naît : pour<br />
les « mangeurs sains », la meilleure garantie<br />
de la santé tient à la nature des mets<br />
consommés. Pour ce faire, ils mettent en<br />
œuvre des modes de vie spécifiques.<br />
« Que ton alimentation soit ta première médecine »<br />
Hippocrate<br />
Nés dans une société d’abondance,<br />
les « mangeurs sains » se « priveraient »<br />
souvent afin de rendre leurs aliments<br />
rares. Ce qu’ils mangent devient un bien<br />
précieux. Ils consomment uniquement<br />
des produits de saisons, planifient leurs<br />
repas et les ajustent les uns aux autres. Ils<br />
prennent le temps de faire eux-mêmes :<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
65
éfléchir, anticiper, préparer nécessitent<br />
une organisation quotidienne. Ils doivent<br />
sans arrêt adapter leur rythme de vie à<br />
ceux de la société.<br />
nous paraître contraignant ; mais les<br />
« mangeurs sains » ne le ressentent pas<br />
ainsi. Maîtriser et contrôler leur alimentation<br />
produit plutôt du confort, voire du<br />
Contrôler son alimentation produit du confort,<br />
voire du réconfort dans un monde d’incertitudes<br />
Dans l’attitude des « mangeurs sains »,<br />
des pratiques et des réflexions rappellent<br />
la macrobiotique : les aliments qu’ils considèrent<br />
sains doivent être légers, traverser<br />
le corps sans l’alourdir. Ce sont souvent des<br />
fruits et des légumes. Certains se privent en<br />
pratiquant le jeûne, la cure, la monodiète<br />
– on ne mange par exemple que des raisins<br />
ou des carottes pendant plusieurs jours.<br />
L’objectif est de purifier, relancer l’organisme.<br />
D’autres « mangeurs sains » ont tendance<br />
à être végétariens ou végétaliens.<br />
Ainsi, les orthorexiques s’imposent ce<br />
genre d’ascèse alimentaire pensant se faire<br />
du bien. Ils admirent leur discipline, leur<br />
rigueur et prennent plaisir à planifier et à<br />
contrôler ce qu’ils mangent.<br />
Leur mode de vie exige donc beaucoup<br />
de temps et d’énergie, ce qui peut<br />
réconfort, dans un monde caractérisé par<br />
l’incertitude et le risque.<br />
Ces mangeurs fixent leurs propres<br />
règles, créent leur propre diététique<br />
et leur propre morale. Ils déterminent<br />
les catégories d’aliments qu’ils considèrent<br />
bons ou mauvais pour eux et ne<br />
suivent aucun conseil de nutritionniste.<br />
Car aucune diététique préexistante, qui<br />
connaît et reconnaît déjà ses maîtres, ne<br />
leur convient ; aucune ne leur apporte le<br />
sentiment de contrôle, de maîtrise et de<br />
plénitude qu’ils recherchent.<br />
Contrôler son avenir<br />
Ils ont des habitudes particulières<br />
pour l’achat, la préparation et la cuisson.<br />
Ils se retrouvent souvent dans les marchés<br />
locaux ou les AMAP, les Associations pour<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
66
le maintien d’une agriculture paysanne,<br />
dont l’objectif est de préserver les fermes<br />
de proximité. Ils souhaitent en général<br />
connaître l’origine des produits qu’ils<br />
consomment. Mais ils peuvent aussi bien<br />
s’approvisionner en ville ou à la campagne,<br />
tant que les espaces de vente et les lieux de<br />
production leur semblent engageants, collectifs<br />
et accueillants.<br />
Souvent, les « mangeurs sains » élargissent<br />
leur comportement à d’autres<br />
domaines : ils utilisent des plantes et les<br />
médecines douces, font leur ménage avec<br />
des produits d’entretien qu’ils jugent<br />
non toxiques, trient convenablement<br />
leurs déchets… Tous les domaines de la<br />
vie sont concernés. En contrôlant ainsi ce<br />
Souvent, les « mangeurs sains » élargissent<br />
leur comportement à d’autres domaines<br />
Certains orthorexiques cherchent à<br />
distinguer le sain du malsain sur Internet.<br />
Face aux incohérences de la modernité,<br />
les « mangeurs sains » résolvent les difficultés<br />
en se « dépaysant ». Ils s’adressent<br />
aux sagesses traditionnelles, telles les philosophies<br />
orientales ou chamaniques, où<br />
sont énoncées des réalités de bon sens.<br />
La recherche de la spiritualité passe alors<br />
par la « cuisine » : les kitchen spiritualies<br />
mélangent savoir-faire culinaires et spiritualités<br />
et octroient du sens au monde par<br />
la cuisine. Ce sont pour quelques-uns de<br />
nouvelles façons de « cuisiner sa santé ».<br />
qu’ils mangent et ce qu’ils font, les « mangeurs<br />
sains » veulent maîtriser ce qu’ils<br />
sont et surtout ce qu’ils vont devenir. En<br />
étant constamment vigilants et inquiets,<br />
ils cherchent la sécurité et pensent protéger<br />
leur corps des maladies, infections ou<br />
désordres qui pourraient l’atteindre.<br />
Une morale alimentaire<br />
Les « mangeurs sains » ont donc une<br />
conscience aiguë des implications de leurs<br />
choix alimentaires pour leur santé. Mais<br />
pas seulement : ils agissent aussi pour l’environnement.<br />
Ils considèrent que leurs<br />
petits gestes du quotidien deviennent des<br />
gestes pour l’avenir et pour la planète. Leur<br />
comportement repose en permanence sur<br />
le principe de « sympathie mimétique », à<br />
savoir qu’il est en réalité possible d’agir sur<br />
des choses insaisissables, quelquefois abstraites,<br />
tel l’avenir de l’humanité, en agissant<br />
sur des objets concrets et manipulables du<br />
quotidien, telle la façon de se nourrir.<br />
En conséquence, pour les « mangeurs<br />
sains », se nourrir permet de se soigner<br />
et, dès lors qu’un aliment est considéré<br />
comme sain, il devient aliment-santé. Cette<br />
morale alimentaire engendre une responsabilité<br />
: tout acte personnel ou intime a<br />
des conséquences pour soi, pour sa famille<br />
et, en même temps, pour la société et pour<br />
le monde entier.<br />
Comment devient-on « mangeur<br />
sain »? Souvent, un individu change ses<br />
habitudes, y compris alimentaires, après<br />
un événement particulier : maladie, décès,<br />
rupture amoureuse, rencontre, grossesse…<br />
Des facteurs extérieurs interviennent aussi :<br />
la diffusion d’une émission télévisée ou la<br />
découverte d’un auteur, l’envie de préserver<br />
et de réinventer des traditions, des héritages.<br />
Les « mangeurs sains » considèrent<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
67
que la cuisine permet non seulement de<br />
raconter leur histoire, mais aussi celle de<br />
leurs ancêtres : ils pensent transmettre aux<br />
générations futures des recettes, des grimoires<br />
et des secrets.<br />
Combien de personnes sont orthorexiques<br />
? On l’ignore précisément. Mais<br />
en 2004, une étude italienne suggérait<br />
qu’ils étaient 6,9 % dans la population<br />
générale. En 2007, une enquête nationale<br />
révélait que 10 % des Français pensent que<br />
l’alimentation est un problème. Cela signifie-t-il<br />
qu’ils sont orthorexiques ? Non, la<br />
délimitation de l’orthorexie reste complexe,<br />
et la plupart d’entre nous considèrent<br />
« normal » de chercher à manger<br />
sain. Quand le terme d’orthorexie est<br />
arrivé en France, il a fait polémique entre<br />
les partisans de son utilisation, érigeant<br />
l’alimentation-santé comme une maladie,<br />
et les « ortho-sceptiques », la dénonçant<br />
comme une idéologie.<br />
Les sociétés contemporaines ont tout<br />
fait pour lier la santé à l’alimentation, qui<br />
est alors devenue une préoccupation, à la<br />
fois individuelle et sociétale. Les médecins<br />
et les chercheurs eux-mêmes critiquent ces<br />
sociétés qui n’interprètent pas toujours<br />
correctement les données scientifiques<br />
concernant l’alimentation et la santé ou<br />
qui les présentent comme systématiques.<br />
Considérer l’orthorexie comme une pathologie<br />
peut être perçu comme une façon de<br />
s’opposer aux sociétés, qui seraient responsables<br />
des troubles et des obsessions<br />
autour de l’alimentation-santé.<br />
En se réappropriant le terme, les mangeurs<br />
qui se qualifient d’orthorexiques<br />
montrent donc qu’il est inquiétant, voire<br />
angoissant, de toujours associer l’alimentation<br />
à la santé et qu’il est alors difficile de se<br />
créer une identité, en dehors de la sphère<br />
de la santé. Cela souligne aussi leur souffrance,<br />
leur douleur et leur désarroi : selon<br />
l’expression de Claude Fischler, membre<br />
du comité scientifique de l’Observatoire<br />
des habitudes alimentaires, les « mangeurs<br />
sains » semblent perdus au sein de « la cacophonie<br />
diététique ».<br />
Article publié dans<br />
L’Essentiel Cerveau&Psycho<br />
n° 23 août 2015<br />
Camille ADAMIEC<br />
est sociologue dans<br />
le laboratoire CNRS<br />
Dynamiques européennes,<br />
à l’université de Strasbourg.<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
C. Fischler,<br />
Les Alimentations particulières,<br />
Odile Jacob, 2013.<br />
J.-P. Corbeau et J.-P. Poulain, Penser<br />
l’alimentation : entre imaginaire<br />
et rationalité, Privat, 2002.<br />
S. Bratman<br />
et R. Knight,<br />
Health food junkies,<br />
overcoming the obsession with health<br />
food eating, Broadway Book, 2001.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
68
Alimentation : attention<br />
aux biais de perception !<br />
CAROLINA WERLE<br />
© Ingrid Leroy / Shutterstock.com/nito/Ipich
Taille des contenants, emballages, arguments de santé…<br />
Différents biais nous font parfois manger plus et moins<br />
sainement, alors que nous pensions manger mieux.<br />
Préférez-vous manger sain et équilibré,<br />
plutôt que gras et chimique ? Vous<br />
répondez, sans hésiter et en toute bonne<br />
foi, « sain et équilibré ». D’ailleurs, 98 %<br />
des Français connaissent au moins l’une<br />
des recommandations préconisées par<br />
le Programme national nutrition santé<br />
(PNNS), tel « manger cinq fruits et légumes<br />
par jour ». Alors pourquoi y a-t-il toujours<br />
plus de personnes en surpoids en France ?<br />
En 2012, l’enquête ObÉpi montrait encore<br />
une augmentation de la prévalence de<br />
l’obésité entre 2006 et 2012, avec environ<br />
6,9 millions d’adultes obèses.<br />
Plusieurs causes entrent en jeu dans ces<br />
données paradoxales. L’une d’elles, souvent<br />
méconnue, concerne nos décisions face<br />
à notre assiette. En 2006, Brian Wansink,<br />
professeur de marketing à l’université<br />
Cornell à Ithaca, et ses collègues ont montré<br />
que nous prenons, en moyenne, plus de<br />
200 décisions alimentaires par jour et que,<br />
pour la plupart d’entre elles, nous sommes<br />
peu impliqués et peu attentifs. Ce qui<br />
signifie que ces choix sont réalisés de façon<br />
automatique : sans réfléchir, nous ajoutons<br />
un sucre à notre café, nous tartinons<br />
du beurre avant la confiture… Des facteurs<br />
contextuels sont donc susceptibles d’influer<br />
sur nos décisions, dont des éléments<br />
de marketing ; examinons ainsi les effets<br />
inattendus des labels, des emballages, des<br />
messages publicitaires ou de santé sur<br />
notre prise alimentaire.<br />
Le nombre de calories disponibles<br />
par individu sur le marché américain a<br />
augmenté de 600 entre 1970 et 2005, et<br />
les enquêtes montrent aujourd’hui une<br />
consommation excessive d’aliments trop<br />
gras ou trop sucrés. Une raison à cela : la<br />
taille des portions et des emballages alimentaire,<br />
de plus en plus grande, surtout<br />
pour les produits de snacking, la restauration<br />
rapide, et les sodas. Bien sûr, les portions<br />
en France restent plus petites que<br />
celles aux États-Unis, que ce soit les parts<br />
individuelles vendues en supermarché ou<br />
celles servies au restaurant. Une barre chocolatée<br />
vendue à Philadelphie est 41 % plus<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
70
grande que la même barre à Paris, et une<br />
boisson gazeuse est 52 % plus volumineuse.<br />
Mais la France n’a pas échappé à ce<br />
phénomène. Nous disposons de plus de<br />
choix pour la taille des portions : formats<br />
classique, XL, familial… Dans les restaurants,<br />
nous trouvons des buffets à volonté,<br />
des diamètres de pizza différents, et au<br />
supermarché, il y a le paquet de chips format<br />
familial, plus grand que le format classique<br />
et moins cher si nous regardons le<br />
prix au kilogramme.<br />
Le piège : plus il y en a,<br />
plus nous en mangeons<br />
Or différentes études ont montré que<br />
la taille des portions était directement liée<br />
à la quantité de nourriture consommée :<br />
plus il y en a, plus nous en mangeons. Un<br />
chercheur américain a distribué gratuitement<br />
des grands (240 grammes) ou des<br />
moyens (120 grammes) paquets de popcorn<br />
à l’entrée d’une salle de cinéma.<br />
Les personnes ont mangé autant de popcorn<br />
qu’elles le souhaitaient pendant le<br />
film. À la fin de la séance, il a récupéré les<br />
paquets et les a pesés pour déterminer<br />
la quantité consommée. Les participants<br />
ayant reçu le grand paquet ont mangé 53 %<br />
de plus (93,5 grammes) que ceux ayant eu<br />
le paquet moyen (61,1 grammes). La même<br />
expérience a été réalisée avec du pop-corn<br />
« passé », datant de cinq jours, et le résultat<br />
était semblable : même quand le popcorn<br />
n’était plus frais, les personnes avec<br />
le grand paquet ont consommé 33,6 % de<br />
plus que celles exposées au paquet de<br />
taille moyenne.<br />
Comment expliquer ces effets ? Nous<br />
sommes sujets à des biais perceptuels<br />
qui influent sur notre façon de juger les<br />
emballages et les contenants. Imaginez<br />
que vous arrivez dans un cocktail où l’on<br />
vous propose un apéritif dans une flûte<br />
à champagne, grande et fine, ou dans un<br />
verre à whisky, petit et large. Lequel choisissez-vous<br />
si vous souhaitez en boire<br />
plus ? La plupart des consommateurs préféreraient<br />
la flûte, bien que les deux verres<br />
contiennent la même quantité de liquide.<br />
Pourquoi ? Certes, la forme de la coupe à<br />
champagne est plus « mondaine », mais il y<br />
a aussi un biais perceptuel très simple, le<br />
biais vertical-horizontal : nous regardons<br />
Même des barmans professionnels ont tendance<br />
à servir 30 % de plus dans un verre large et bas<br />
plutôt que dans un verre étroit et allongé<br />
surtout la hauteur des boissons servies<br />
plutôt que leur largeur. Ainsi, une étude<br />
a montré que même des barmans professionnels<br />
ont tendance à servir 30 % de plus<br />
dans un verre large et bas plutôt que dans<br />
un verre étroit et allongé.<br />
Ce type de biais perceptuel influe sur<br />
nos décisions quotidiennes sans que nous<br />
nous en rendions compte. Les entreprises<br />
les utilisent souvent quand, par exemple,<br />
elles doivent modifier l’emballage d’un<br />
aliment pour des raisons de coût ou de<br />
changement de produit. Ainsi, Pierre<br />
Chandon, de l’Insead à Fontainebleau, et<br />
ses collègues ont montré que les consommateurs<br />
remarquaient moins une diminution<br />
de volume d’un produit si le packaging<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
71
était allongé en même temps. De même,<br />
le patron d’un restaurant peut vous servir<br />
un jus de fruit dans une flûte à champagne<br />
au lieu de le faire dans un verre classique.<br />
Cela lui permettra d’améliorer la perception<br />
de la boisson et de vous en donner<br />
environ 30 % moins.<br />
© Shutterstock.com/D. Yuliia<br />
Vous jugerez ce hamburger moins calorique s’il est servi avec une salade… ce qui peut vous<br />
amener à manger plus riche en pensant manger plus sain.<br />
Les biais de perception<br />
Un autre biais perceptuel concerne<br />
la taille de notre assiette à la maison.<br />
Augmente-t-elle la quantité servie ? Oui. Et<br />
du coup, nous en mangeons plus. En 2014,<br />
Natalina Zlatevska, de l’université Bond en<br />
Australie, et ses collègues ont analysé plus<br />
d’une centaine d’études scientifiques sur ce<br />
sujet : ils ont montré que le volume de nourriture<br />
consommé augmente en moyenne<br />
de 35 % quand la taille de la portion double.<br />
Les psychologues de la consommation<br />
alimentaire ont proposé plusieurs explications.<br />
D’abord, il est difficile pour la plupart<br />
des individus d’estimer la valeur nutritionnelle<br />
(par exemple, le nombre de calories)<br />
des aliments, notamment quand ils sont<br />
servis en grande quantité. Le fait de doubler<br />
la taille d’une portion n’augmente la<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
72
perception de sa quantité que de 50 à 70 %.<br />
Ainsi, nous jugeons plutôt bien la valeur<br />
nutritionnelle et les calories des petites portions,<br />
mais nous sous-évaluons les calories<br />
des portions de grande taille. De sorte que<br />
nous finissons par en manger plus…<br />
Ensuite, un autre effet est lié à la<br />
« norme de consommation » visuelle qu’un<br />
contenant transmet, selon l’expression de<br />
Wansink et de son équipe. Vous connaissez<br />
certainement l’expression : « Finis ton<br />
assiette !» Le contenant utilisé pendant<br />
un repas représente une ancre visuelle, un<br />
indicateur du niveau approprié pour se<br />
servir, et intervient donc comme norme<br />
de consommation. Or cette norme dépend<br />
de la taille de l’assiette : une étude réalisée<br />
dans un restaurant avec buffet à volonté<br />
a montré que les personnes ayant reçu de<br />
grandes assiettes se sont servies 52 % plus,<br />
ont consommé 45 % plus et ont gaspillé 135 %<br />
plus de nourriture, comparées à celles qui<br />
ont reçu de petites assiettes.<br />
L’effet des labels santé<br />
Toutefois, la taille des portions servies<br />
ou des emballages des produits<br />
alimentaires n’est pas le seul facteur<br />
influant sur nos décisions alimentaires.<br />
Un autre paramètre utilisé par le marketing<br />
est le label des produits, c’est-à-dire<br />
leur étiquette ou leur description. Produit<br />
« allégé en matières grasses », « enrichi en<br />
vitamines », « issu de l’agriculture biologique<br />
», « local » : autant de phrases<br />
qui nous incitent à acheter cet aliment.<br />
Comment le consommateur se retrouvet-il<br />
parmi ces différentes indications ? De<br />
nombreuses études montrent que nous<br />
utilisons les labels des produits alimentaires<br />
comme source d’information pour<br />
les évaluer et définir la quantité que nous<br />
allons manger.<br />
Ces labels auraient un effet de « halo<br />
de santé » : nous jugerions un aliment surtout<br />
en fonction de ces données visibles,<br />
indiquées par le fabricant, sans l’analyser<br />
objectivement selon ses véritables caractéristiques,<br />
telles que sa valeur nutritionnelle.<br />
Comme les labels soulignent<br />
souvent que les produits sont bons pour<br />
la santé, ceux qui sont bien étiquetés<br />
seraient perçus comme plus sains que<br />
ceux qui n’ont pas de label.<br />
Ce type de raccourci nous aide à<br />
traiter les nombreuses informations disponibles<br />
sur le marché, mais provoque<br />
parfois des erreurs. Par exemple, nous<br />
consommons davantage un aliment<br />
Nous jugeons un aliment en fonction des labels de<br />
santé affichés, et non de sa vraie valeur nutritionnelle<br />
« allégé en matières grasses » que son<br />
équivalent sans label. En outre, des chercheurs<br />
ont montré que nous considérons<br />
comme moins caloriques des biscuits<br />
issus de l’agriculture biologique comparés<br />
aux mêmes gâteaux sans label, alors<br />
que nous savons bien que le mode de production<br />
d’un ingrédient n’influe pas sur<br />
sa valeur calorique. De plus, nos études<br />
révèlent que nous trouvons des produits<br />
alimentaires locaux plus savoureux, de<br />
meilleure qualité et meilleurs pour la<br />
santé que leurs équivalents portant un<br />
label national… alors que d’un point de<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
73
vue nutritionnel et chimique, ce n’est pas<br />
forcément le cas.<br />
Salade ou pâtes du jour ?<br />
Le positionnement marketing d’une<br />
marque de restauration rapide a parfois<br />
un effet similaire. Dans une expérience,<br />
Chandon et Wansink ont demandé à des<br />
individus d’estimer les calories de deux sandwichs<br />
identiques d’un point de vue nutritionnel,<br />
l’un provenant de chez McDonald’s,<br />
l’autre de chez Subway – une chaîne de restauration<br />
rapide plutôt orientée santé et fraîcheur.<br />
Les participants évaluant le produit de<br />
chez Subway l’ont considéré moins calorique<br />
que ceux jugeant le sandwich de McDonald’s.<br />
Ce qui était tout à fait prévisible… Mais le<br />
plus intéressant concernait les accompagnements<br />
choisis par les sujets : ceux ayant évalué<br />
le sandwich de Subway se sont autorisé<br />
plus de calories en desserts et en boissons –<br />
ils ont choisi des brownies et des sodas.<br />
Même au restaurant, nous sommes<br />
sujets aux effets de halo. Quand une assiette<br />
composée de tomates coupées, oignons, poivrons,<br />
pâtes, salami et mozzarella, servis sur<br />
un lit de salade verte avec une vinaigrette<br />
aux herbes, est présentée au menu comme<br />
« pâtes du jour », nous avons tendance à la<br />
juger moins saine et moins savoureuse qu’un<br />
plat identique nommé « salade du jour ». Le<br />
nom influe aussi sur la quantité consommée<br />
: nous mangeons plus de « salade du<br />
jour » que de « pâtes du jour », surtout si nous<br />
faisons attention à notre ligne…<br />
En outre, les biais perceptuels modifient<br />
notre façon d’évaluer des aliments<br />
présentés ensemble. Si nous demandons<br />
à des individus d’estimer les calories d’un<br />
hamburger seul ou d’un hamburger accompagné<br />
d’une salade, paradoxalement, ils<br />
considèrent le sandwich seul plus calorique<br />
© Shutterstock.com/margouillat photo<br />
Une question<br />
d’étiquette :<br />
préférez-vous le plat<br />
labélisé « salade<br />
du jour » ou celui nommé<br />
« pâtes du jour » ?<br />
En général, vous<br />
choisissez la salade<br />
et en mangez plus que<br />
s’il s’agit des pâtes.<br />
Pourtant, ce sont les<br />
mêmes plats, avec la<br />
même valeur<br />
nutritionnelle ! SALADE DU JOUR PÂTES DU JOUR<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
74
que celui présenté avec la salade. C’est parce<br />
que nous avons naturellement tendance<br />
à « moyenner » les bénéfices de chaque aliment<br />
quand nous les jugeons ensemble ; la<br />
salade étant perçue comme « bonne pour la<br />
santé » et le hamburger comme « mauvais »,<br />
l’estimation calorique globale tient compte<br />
des deux caractéristiques.<br />
« C’est bio, donc c’est<br />
moins calorique ! »<br />
Il en est de même quand des aliments<br />
« sains » sont proposés au menu d’un restaurant.<br />
Imaginez que vous deviez choisir<br />
NE VOUS LAISSEZ PAS TROMPER !<br />
VOICI QUELQUES CONSEILS POUR ÉVITER LES BIAIS PERCEPTUELS DE LA CONSOMMATION ALIMENTAIRE<br />
ET AINSI MANGER PLUS SAIN.<br />
1/ Servez les boissons dont vous voulez réduire votre<br />
consommation dans des verres étroits et allongés,<br />
plutôt que larges et bas. Vous aurez ainsi l’impression<br />
d’en boire plus alors que le volume est identique.<br />
2/ Pour les aliments gras ou sucrés, utilisez des<br />
petites assiettes ou bols : vous en servirez moins<br />
et en mangerez moins, sans en avoir conscience.<br />
un accompagnement parmi les suivants :<br />
frites ou pommes de terre cuites au four.<br />
Ou quand une option plus saine est ajoutée<br />
à la liste : frites, pommes de terre au<br />
four ou salade verte. Lequel prendriez-vous<br />
dans chaque cas ? En 2009, Keith Wilcox,<br />
de l’université Columbia à New York, et ses<br />
collègues ont montré que la présence de<br />
la salade au menu augmentait la probabilité<br />
de choisir l’option la moins saine (les<br />
frites), surtout pour les sujets surveillant<br />
leur alimentation…<br />
Ainsi, il y a plus de chances que vous<br />
choisissiez les frites si on vous propose<br />
3/ À l’inverse, pour faire manger des légumes à vos<br />
enfants, proposez-les dans de grandes assiettes ;<br />
ils en consommeront plus sans s’en rendre compte.<br />
4/ Pour évaluer la qualité d’un produit, ne regardez<br />
pas uniquement son label ! Lisez plutôt les petites<br />
lignes de l’emballage où sont précisées l’origine<br />
et les valeurs énergétiques.<br />
aussi la salade ! Vous avez l’impression<br />
d’avoir accompli un « geste santé » simplement<br />
en considérant que vous pourriez<br />
manger la salade… Donc, même si les<br />
consommateurs réclament plus d’options<br />
saines dans les menus, ils ne les choisissent<br />
pas forcément. Ironiquement, ils risquent<br />
d’ailleurs de consommer plus d’aliments<br />
moins sains ! Ces effets de halo de santé<br />
existent aussi avec les messages de prévention<br />
de l’obésité.<br />
Alors comment éviter ces biais de perception<br />
? Connaître l’influence de la taille<br />
des portions et des labels des produits<br />
alimentaires sur notre comportement<br />
devrait nous permettre d’être plus attentifs<br />
et d’éviter leurs effets indésirables. Nous<br />
pouvons même les utiliser pour équilibrer<br />
notre alimentation : par exemple, choisissez<br />
une petite assiette pour manger moins<br />
d’aliments gras, comme du fromage, et une<br />
grande assiette pour consommer plus de<br />
fruits et légumes.<br />
Pour contrer les effets de halo de santé,<br />
soyez plus attentif et critique quand vous<br />
achetez un produit. Ce n’est pas parce que<br />
c’est bio ou local que c’est moins calorique ;<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
75
des informations nutritionnelles visibles<br />
et faciles à traiter devraient aider les<br />
consommateurs à obtenir une estimation<br />
plus réaliste de la qualité nutritionnelle<br />
des produits. Par exemple, dans le nouveau<br />
projet de loi de santé, Serge Hercberg,<br />
directeur de recherche à l’Inserm et professeur<br />
à l’université de médecine Paris 13, propose<br />
d’ajouter sur les aliments une pastille<br />
dont la couleur dépendrait de leur qualité<br />
nutritionnelle. En attendant, c’est à vous<br />
d’évaluer un aliment en ne vous fiant pas<br />
seulement à son label.<br />
Article publié dans<br />
L’Essentiel Cerveau&Psycho<br />
n° 23 août 2015<br />
Carolina WERLE<br />
est professeure<br />
associée en marketing<br />
à Grenoble-École<br />
de management.<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
C. Werle,<br />
Les biais perceptuels influençant<br />
la consommation alimentaire et<br />
l’évolution de l’obésité,<br />
Médecine des Maladies Métaboliques,<br />
vol. 8, pp. 449-454, 2014.<br />
A. Merle et al.,<br />
Les effets de la mention d’origine<br />
géographique locale sur les<br />
perceptions alimentaires,<br />
Recherche et Applications<br />
en Marketing,<br />
vol. 31, 2016.<br />
C. Werle et C. Cuny,<br />
The boomerang effect<br />
of mandatory sanitary messages<br />
to prevent obesity,<br />
Marketing Letters,<br />
vol. 23, pp. 883-891, 2012.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
76
Pourquoi avons-nous<br />
peur du gluten ?<br />
SUSANNE SCHÄFER<br />
© Shutterstock.com / Wichudapa
De plus en plus de personnes consomment des produits<br />
sans gluten ou sans lactose. Pourtant, elles ne souffrent<br />
d’aucune intolérance alimentaire. Comment expliquer ces<br />
maladies subjectives ?<br />
Depuis peu, les galettes de riz<br />
sont « sans gluten ». Bravo ! Il était temps…<br />
car elles n’en ont jamais contenu. Que<br />
ferait cette protéine du blé dans le riz ?<br />
Cependant, la nouvelle étiquette « sans<br />
gluten » sur l’emballage serait un bon<br />
argument de vente. Dans tous les rayons,<br />
fleurissent des aliments que nous consommons<br />
depuis longtemps, mais qui sont<br />
désormais « sans gluten » ou « sans lactose ».<br />
Sans aucun doute, les intolérances alimentaires<br />
existent : certaines personnes<br />
ne peuvent pas manger un type d’aliment<br />
parce que leur organisme ne le tolère pas<br />
ou mal. Consommer cet aliment les rend<br />
malades, ou même, le produit peut être<br />
vraiment dangereux pour leur santé. Donc,<br />
grâce aux étiquettes « sans gluten », ces individus<br />
font leurs courses plus facilement.<br />
Mais on observe un phénomène étonnant :<br />
d’autres personnes décident de renoncer au<br />
pain, au lait et à d’autres ingrédients ayant<br />
des effets présumés dévastateurs, bien que<br />
ce ne soit pas médicalement nécessaire.<br />
Fini les flatulences !<br />
Aujourd’hui, nous rendons souvent<br />
notre nourriture responsable de nos<br />
problèmes de santé. Certaines personnes,<br />
qui ont mal à la tête au lendemain d’une soirée<br />
festive et arrosée avec quelques verres de<br />
vin rouge, ne pensent pas que leur consommation<br />
excessive d’alcool soit responsable<br />
de leur trouble, mais qu’elles souffrent<br />
d’une intolérance aux histamines (des<br />
amines naturellement produites par notre<br />
système immunitaire en cas de réactions<br />
allergiques, également dégradées par l’organisme,<br />
et que les aliments « fermentés »,<br />
tel le vin, contiennent). D’autres individus<br />
pensent constater qu’ils se portent beaucoup<br />
mieux depuis qu’ils ont renoncé à l’ingrédient<br />
« dangereux »: Guillaume ne mange<br />
désormais que du pain sans gluten et se sent<br />
soudainement plus léger, n’a plus le ventre<br />
gonflé ni des flatulences toute la journée…<br />
En 2009, un sondage indiquait déjà<br />
que 30 % des Américains souhaitaient<br />
adopter un régime sans gluten. Toutefois,<br />
Alessio Fasano, du Centre de recherche<br />
sur la maladie cœliaque de l’université du<br />
Maryland, précisait que seuls 5 à 6 % des<br />
sondés étaient vraiment hypersensibles au<br />
gluten. De même, selon une étude de l’institut<br />
national de la consommation, trois<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
78
© Shutterstock.com/monticello<br />
fois plus de personnes ont acheté des aliments<br />
sans lactose en 2012, comparé à 2007.<br />
En 2014, un autre sondage a révélé<br />
qu’un Allemand sur quatre (sur 2500 interrogés)<br />
renonce à certains aliments parce<br />
qu’il pense ne pas les supporter. Onze pour<br />
cent limitent leur consommation de vin<br />
rouge, de fromage et de diverses viandes et<br />
poissons à cause des histamines présentes<br />
dans ces produits. Mais les scientifiques<br />
ne savent même pas si une intolérance à<br />
l’histamine existe. Neuf pour cent des participants<br />
évitent partiellement ou totalement<br />
le gluten. Pourtant, seulement 0,5 à<br />
1 % de la population occidentale souffre de<br />
la maladie cœliaque, qui oblige vraiment à<br />
renoncer au gluten, et on ignore encore<br />
à quoi correspondraient les autres<br />
hypersensibilités au gluten. Et 13 % des<br />
Allemands ont déclaré ne pas manger,<br />
ou limiter, certains aliments, telles les<br />
cacahuètes, à cause d’allergies. Or seulement<br />
2 à 3 % de la population souffrent d’allergies<br />
alimentaires.<br />
De même, en 2014, un sondage<br />
BVA-Maizena auprès de 1003<br />
personnes représentatives de la<br />
population française âgée de plus de 15 ans<br />
a conclu que 14 % des Français (7 millions)<br />
étaient concernés par l’alimentation sans<br />
gluten : 4 millions s’y intéressaient parce<br />
qu’ils en entendaient de plus en plus parler<br />
; 3 millions étaient directement touchés,<br />
soit parce qu’ils étaient eux-mêmes intolérants<br />
ou sensibles au gluten (1 million),<br />
soit parce qu’un de leurs proches l’était.<br />
Paradoxal gluten<br />
Tout ceci semble donc paradoxal :<br />
plus nous sommes en bonne santé, plus<br />
nous nous sentons malades. Pour preuve :<br />
en 2012, l’espérance de vie en France était<br />
de 82,57 ans, alors qu’elle n’était que de<br />
69,87 ans en 1960. Une meilleure alimentation,<br />
une meilleure médecine sont en partie<br />
responsables. Pourtant, Winfried Rief,<br />
professeur de psychologie à l’université<br />
de Marbourg, a demandé à des Allemands<br />
s’ils voyaient des liens entre notre style<br />
de vie moderne et leur santé : seuls 6 % des<br />
participants ont déclaré ne pas s’inquiéter…<br />
Certaines personnes « craignaient »<br />
les aliments génétiquement modifiés ou<br />
contaminés par des hormones, pesticides<br />
et antibiotiques, ainsi que les trous dans<br />
la couche d’ozone. Celles qui s’inquiétaient<br />
le plus souffraient aussi souvent de<br />
symptômes physiques telles des douleurs<br />
intestinales, ou se sentaient abattues, fatiguées<br />
et découragées.<br />
Rief pense que « ces inquiétudes<br />
parfois exagérées provoqueraient des<br />
dépressions ou de véritables troubles<br />
physiques ». De plus, les symptômes observés<br />
conduiraient certaines personnes<br />
à ruminer leurs pensées et à chercher<br />
des explications à leurs douleurs. On<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
79
ignore d’ailleurs qui arrive en premier :<br />
l’inquiétude ou les symptômes ? Selon<br />
Rief, ces plaintes reflètent surtout une<br />
peur des conséquences de notre civilisation<br />
moderne. Les progrès technologiques<br />
effraient de nombreuses personnes, qui<br />
craignent de perdre leurs racines. Elles<br />
deviennent alors méfiantes et voient des<br />
dangers partout (dans les ondes électromagnétiques<br />
ou les « poisons » qui contamineraient<br />
nos aliments).<br />
« Rien ne vaut la cuisine de maman »<br />
Ainsi, de nombreux consommateurs<br />
pensent que tout était meilleur avant,<br />
quand leur grand-mère ne cuisinait<br />
qu’avec des ingrédients de son champ. En<br />
juin 2014, un sondage Ipsos révélait que<br />
64 % des Français se disent inquiets des<br />
effets de l’alimentation sur leur santé. Et<br />
plus de 40 % des Allemands craignent que<br />
les aliments d’aujourd’hui soient moins<br />
sains et davantage contaminés par des<br />
polluants qu’il y a vingt ans. Alors qu’en<br />
fait, de nombreux facteurs se sont améliorés.<br />
Par exemple, les fruits et légumes sont<br />
aujourd’hui beaucoup moins contaminés<br />
par des pesticides. Lorsque des résidus<br />
sont détectés, leur concentration est toujours<br />
en dessous du seuil autorisé. En<br />
outre, notre corps contient six fois moins<br />
de traces de dioxine qu’il y a trente ans<br />
(ces substances organiques émises en<br />
partie par les processus industriels sont<br />
considérées cancérigènes pour l’homme).<br />
Et en Europe, il n’y a presque plus d’hormones<br />
dans la viande, car l’ajout de ces<br />
substances aux aliments des animaux est<br />
interdit depuis 1988.<br />
Nous n’évaluons donc pas rationnellement<br />
les risques de certains aliments<br />
et nos estimations sont souvent fausses.<br />
Ainsi, nous craignons de nouveaux risques<br />
présumés – tel le gluten –, mais nous perdons<br />
de vue les plus anciens, comme les<br />
salmonelles, des bactéries infectieuses qui<br />
contaminent parfois certains aliments.<br />
De plus, en général, nous surévaluons les<br />
risques émanant des substances fabriquées<br />
par l’homme, telles les conservateurs, et<br />
sous-estimons les dangers naturels comme<br />
les toxines des plantes. À l’inverse, nous ne<br />
nous méfions pas beaucoup des produits<br />
alimentaires raffinés, qui sont souvent de<br />
mauvaise qualité.<br />
Nous surévaluons les risques des substances<br />
artificielles et sous-estimons les dangers naturels<br />
Les développements techniques ont<br />
probablement exacerbé nos peurs, car les<br />
instruments de mesure sont de plus en<br />
plus performants. Nous sommes maintenant<br />
capables de détecter des concentrations<br />
même infimes de contaminants dans<br />
les aliments. Ce qui ne signifie pas que la<br />
substance soit dangereuse à cette faible<br />
concentration, ni qu’elle ait été absente<br />
auparavant. Peut-être ne pouvions-nous<br />
simplement pas la voir avant.<br />
Peur de la nouveauté<br />
Quelles sont les conséquences psychologiques<br />
d’une telle peur des aliments ?<br />
En 2002, le psychologue australien Keith<br />
Petrie, de l’université d’Auckland, a écrit<br />
que la « défiance des personnes envers la vie<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
80
moderne » serait si importante qu’elle per-<br />
vu les vidéos alarmistes rapportaient des<br />
turberait « leur perception de leur propre<br />
troubles dans ces deux conditions.<br />
santé ». En particulier, on se méfierait de<br />
Pour les scientifiques, ce phénomène<br />
plus en plus de l’opinion des experts. Ce<br />
est fréquent, c’est l’effet nocebo (l’inverse de<br />
qui aboutirait, dans les cas extrêmes, à<br />
l’effet placebo). Le simple fait de s’attendre<br />
« une pensée de la théorie du complot » et<br />
à ce que quelque chose ait un effet négatif<br />
à un « style de vie moderne paranoïaque ».<br />
sur la santé provoque des troubles… En s’in-<br />
Petrie étudie le phénomène de « l’hy-<br />
quiétant de ce qu’elles lisent sur Internet<br />
persensibilité ». En Australie, de nom-<br />
ou dans des articles, certaines personnes se<br />
breuses personnes ont peur des « infrasons »,<br />
rendent malades. Quand elles remarquent<br />
les sons de très basses fréquences produits<br />
ensuite des symptômes – que nous consi-<br />
par les éoliennes et que l’on n’entend pas.<br />
dérions anodins, par exemple des troubles<br />
Elles pensent que les infrasons les rendent<br />
intestinaux – et qu’elles en cherchent les<br />
malades et rapportent des troubles, tels des<br />
causes, elles incriminent ce qui leur tombe<br />
maux de tête. Pourtant, aucun effet néfaste<br />
sous la main – en ce moment, le mot gluten<br />
sur la santé n’a été démontré. Petrie et ses<br />
est partout –, puis elles ont encore plus<br />
collègues ont alors invité 54 personnes dans<br />
peur et souffrent davantage : la spirale de<br />
leur laboratoire où ils leur ont projeté des<br />
l’effet nocebo ne s’arrête jamais !<br />
films concernant les infrasons. Une partie<br />
Un conseil important donc : ne pas<br />
des vidéos mettait en garde contre les dan-<br />
« surfer » ! Mais presque personne ne s’y<br />
gers des sons, les autres étaient neutres.<br />
tient. Environ 60 % des utilisateurs d’inter-<br />
© Shutterstock.com/Branding/EM Arts<br />
Ensuite, pendant dix minutes, les chercheurs<br />
ont exposé les participants à des<br />
infrasons, puis, pour une durée identique,<br />
à des infrasons factices. Ainsi, les faux infrasons<br />
gênaient autant les participants que<br />
les vrais. Mais seules les personnes ayant<br />
De plus en plus d’aliments sont « sans gluten »<br />
– même s’ils n’en ont jamais contenu –<br />
et se vendent ainsi plus cher !<br />
Comme les consommateurs s’attendent<br />
à ce que le gluten soit dangereux pour<br />
leur santé, quand ils n’en mangent plus,<br />
ils se sentent mieux…<br />
net cherchent des informations sur la santé.<br />
Les médecins appellent ce phénomène la<br />
« cybercondrie », et les scientifiques ont<br />
bien décrit ce qui se passe quand on est à<br />
l’affût de douleurs ou troubles inexpliqués<br />
sur Google : on se sent ensuite bien malade.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
81
« Docteur Google » est d’autant plus<br />
mauvais que l’utilisateur consulte un<br />
grand nombre de pages, que les informations<br />
sont présentées de façon « racoleuse<br />
» et que l’internaute a tendance à se<br />
considérer malade au lieu de consulter un<br />
professionnel. Les personnes supportant<br />
mal l’incertitude sont particulièrement<br />
sujettes à la cybercondrie.<br />
Quand on tape « mal au ventre » dans<br />
un moteur de recherche, on arrive souvent<br />
sur des sites prétendus médicaux<br />
qui proposent la sensibilité au gluten<br />
comme cause du trouble. Les patients<br />
cochent même dans des listes les symptômes<br />
correspondants à leur cas. Mais ces<br />
service de gastro-entérologie à l’hôpital<br />
de Brême, raconte : « Parfois, les patients<br />
entrent chez leur médecin traitant en lui<br />
montrant un article ou une page internet<br />
sur une intolérance, et demandent : « J’ai<br />
ça, n’est-ce pas ? ». » Il est alors difficile de<br />
faire changer le patient d’avis.<br />
L’effet nocebo : quand<br />
la peur rend malade<br />
Aujourd’hui, c’est la peur du blé qui<br />
domine. Des livres tels que Pourquoi le blé<br />
nuit à votre santé, de William Davis (2012),<br />
et Ces glucides qui menacent notre cerveau,<br />
de David Perlmutter (2015), sont si dramatiques<br />
qu’ils font régner la terreur. Par<br />
Les symptômes des intolérances alimentaires<br />
sont si peu spécifiques que presque<br />
tout le monde peut les présenter<br />
symptômes, notamment pour les intolérances<br />
alimentaires, sont si peu spécifiques<br />
que presque tout le monde peut les<br />
présenter… Même une personne en parfaite<br />
santé « souffre » parfois du ventre ou<br />
de ballonnements. Johann Ockenga, du<br />
exemple, ils contiennent des phrases du<br />
genre : « Les mangeurs de blé meurent plus<br />
tôt » ou « Les céréales modernes décomposent<br />
le cerveau ». En réalité, nombre de<br />
leurs affirmations sont banales et connues<br />
depuis longtemps : tout le monde sait<br />
que la consommation excessive de pain,<br />
pâtes et gâteaux provoque un surpoids<br />
et augmente le risque de maladies qui en<br />
résultent. Mais c’est aussi vrai pour les<br />
produits gras. Dire que le blé, ou le gluten<br />
qu’il contient, détruit le cerveau est scientifiquement<br />
indéfendable. Et pourtant, le<br />
côté alarmisme fonctionne : des millions<br />
de personnes achètent ces livres, devenus<br />
des best-sellers aux États-Unis et en Europe.<br />
Jessica Biesiekierski et ses collègues,<br />
de l’université Monash à Melbourne, ont<br />
montré que la seule peur du gluten provoque<br />
parfois des troubles réels. Les chercheurs<br />
ont cuisiné pendant des semaines<br />
pour des personnes qui se plaignaient<br />
d’hypersensibilité au gluten. Une partie<br />
des sujets recevait des aliments sans<br />
gluten, les autres mangeaient avec peu ou<br />
beaucoup de gluten. Ni les participants ni<br />
les expérimentateurs ne savaient quelle<br />
personne était assignée à quel groupe. Les<br />
trois repas étaient tellement semblables<br />
en goût, consistance et apparence que des<br />
« goûteurs » ne les distinguaient pas.<br />
Les résultats sont sans appel : les<br />
symptômes tels que des nausées ou des<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
82
maux de ventre ont empiré chez tous les<br />
participants, bien que seule une partie<br />
d’entre eux ait mangé du gluten. De toute<br />
évidence, la seule crainte de manger cette<br />
protéine provoquait de vrais symptômes.<br />
Une personne ayant lu des livres comme<br />
Ces glucides qui menacent notre cerveau,<br />
qui a peur que le pain la rende malade et<br />
qui en plus n’arrive pas à suivre le régime<br />
strict qu’elle s’impose, développe souvent<br />
les troubles contre lesquels Perlmutter<br />
met en garde : angoisses, troubles de la<br />
concentration ou maux de tête.<br />
En conséquence, la mise en garde<br />
contre une substance de notre alimentation<br />
ayant le potentiel de détruire insidieusement<br />
le cerveau a de grandes chances<br />
d’attirer l’attention. Mais les « hystéries alimentaires<br />
» viennent et s’en vont… Dans<br />
les années 1990, le neurochirurgien américain<br />
Russell Blaylock avait effrayé le monde<br />
entier avec son livre Excitotoxins : the taste<br />
that kills (Excitotoxines: le goût qui tue). Sa<br />
thèse était qu’une substance présente dans<br />
notre nourriture détruisait notre cerveau.<br />
À l’époque, ce n’était pas le gluten, mais l’exhausteur<br />
de goût glutamate (aujourd’hui<br />
considéré comme une saveur à part entière :<br />
l’umami). Selon lui, le glutamate serait une<br />
« bombe à retardement neurologique », qui<br />
entraînerait une « mort insidieuse » sous<br />
forme de maladie de Parkinson ou de chorée<br />
de Huntington.<br />
Le scénario choc a survécu pendant<br />
des années et reste efficace aujourd’hui :<br />
il y a toujours des personnes qui considèrent<br />
cette substance comme dangereuse.<br />
Pourtant, de nombreuses études scientifiques<br />
n’ont pas été capables de prouver un<br />
tel effet et les recommandations officielles<br />
de l’Organisation mondiale de la santé précisent<br />
que le glutamate est anodin. Il en sera<br />
probablement de même pour le gluten…<br />
Article publié dans<br />
L’Essentiel Cerveau&Psycho<br />
n° 23 août 2015<br />
Susanne SCHÄFER<br />
est journaliste scientifique<br />
et vit à Hambourg.<br />
BIBLIOGRAPHIE<br />
S. Schäfer,<br />
Der Feind in meinem Topf ?<br />
(L’Ennemi dans mon assiette ?),<br />
Hoffmann und Campe, 2015.<br />
J. Biesiekierski et al.,<br />
No effects of gluten in patients with<br />
self-reported non-celiac gluten<br />
sensitivity after dietary reduction<br />
of fermentable, poorly absorbed,<br />
short-chain carbohydrates,<br />
Gastroenterology, vol. 145,<br />
pp. 320-328, 2013.<br />
W. Rief et al.,<br />
The relationship of modern<br />
health worries to depression,<br />
symptom reporting and quality of<br />
life in a general population survey,<br />
Journal of Psychosomatic Research,<br />
vol. 72, pp. 318-320, 2012.<br />
A. Fasano,<br />
L’intolérance au gluten,<br />
Pour la Science,<br />
n° 388, pp. 70-77,<br />
février 2010.<br />
<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />
83
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