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Thema n°14 Psychonutrition

Connaître son cerveau pour mieux manger

Connaître son cerveau pour mieux manger

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Neurobiologie<br />

LES ALIMENTS<br />

QUI FONT DU BIEN<br />

À VOTRE CERVEAU<br />

Régimes<br />

LA VRAIE MÉTHODE<br />

POUR PERDRE DU POIDS<br />

Troubles alimentaires<br />

QUAND LES ÉMOTIONS<br />

PERTURBENT L’ALIMENTATION<br />

PSYCHO NUTRITION<br />

Connaître son cerveau pour mieux manger


ÉDITO<br />

TROUVER SON ÉQUILIBRE DANS L’ASSIETTE<br />

Philippe Ribeau<br />

Responsable éditorial web<br />

Selon un suivi réalisé en 2016, plus de un Français sur deux<br />

est en surpoids, et 16 % sont obèses. Comment en est-on<br />

arrivé là ? La réponse est simple : nous grossissons parce que<br />

nous mangeons trop. Nous n’arrivons pas à nous adapter<br />

à la surabondance de nourriture de nos sociétés modernes.<br />

Notre cerveau est pourtant capable de moduler notre<br />

consommation en fonction de nos besoins. Mais de nombreux<br />

facteurs perturbent ce mécanisme de contrôle : trop<br />

de disponibilité, trop de variété, trop de distractions…<br />

Trop d’émotions aussi parfois : qui ne s’est jamais jeté sur<br />

la nourriture pour calmer son stress ou se changer les idées ?<br />

Cette influence de l’affect peut – bien plus que les aliments<br />

eux-mêmes – conduire à des troubles comme l’addiction ou l’anorexie.<br />

Comment alors retrouver une hygiène alimentaire ?<br />

Les régimes sont aussi divers qu’inefficaces : difficiles à tenir sur<br />

la durée, ils se soldent presque toujours par une prise de poids<br />

supplémentaire. On sait aujourd’hui que pour mincir sur<br />

le long terme, il faut être patient et changer progressivement<br />

ses habitudes alimentaires, de sorte à réduire légèrement<br />

les quantités sans se priver.<br />

Pour cela, il est utile de savoir éviter les pièges qui se cachent<br />

jusque dans votre cuisine : manger dans des assiettes plus petites,<br />

ne pas servir à table, ne pas disposer les aliments gras et sucrés<br />

sous votre nez, etc. Et ne pas se laisser berner par les emballages<br />

séduisants et les arguments de santé trompeurs – produits minceur,<br />

allégés, naturels… – qui nous font parfois manger davantage<br />

et moins sainement, alors que nous pensions manger mieux.<br />

En dévoilant les mécanismes cérébraux et physiologiques<br />

du comportement alimentaire, ce <strong>Thema</strong> vous aidera à rétablir<br />

l’équilibre dans votre assiette… et dans votre vie !<br />

Pour la Science<br />

170 bis boulevard du Montparnasse - 75014 Paris<br />

Tél. : 01 55 42 84 00<br />

Directrice des rédactions : Cécile Lestienne<br />

Cerveau & Psycho<br />

Rédacteur en chef : Sébastien Bohler<br />

Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle<br />

Rédacteur : Guillaume Jacquemont<br />

Conception graphique : Pauline Bilbault<br />

Directrice artistique : Céline Lapert<br />

Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy, Assya Monnet<br />

Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble<br />

Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe<br />

Marketing & diffusion : Arthur Peys<br />

Chef de produit : Charline Buché<br />

Presse et communication : Susan Mackie<br />

susan.mackie@pourlascience.fr<br />

Tél. : 01 55 42 85 05<br />

Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot<br />

Publicité France<br />

Stéphanie Jullien<br />

stephanie.jullien@pourlascience.fr<br />

Tél. : 06 19 94 79 25<br />

© Pour la Science S.A.R.L.<br />

Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de représentation<br />

réservés pour tous les pays. Certains articles de ce numéro sont publiés en<br />

accord avec la revue Spektrum der Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft<br />

Verlagsgesellschaft, mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars<br />

1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue<br />

sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit<br />

de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris).<br />

© Couverture : Photographer‘s Choice / Getty Images Plus<br />

EAN : 9782490754090<br />

Dépôt légal : Juillet 2019<br />

Suivez-nous sur<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

2


SOMMAIRE<br />

P/17<br />

P/54<br />

P/26 P/77<br />

P/04/COMPRENDRE NOTRE<br />

CORPS POUR MIEUX MANGER<br />

DIDIER CHAPELOT<br />

P/17/BIEN NOURRIR<br />

SON CERVEAU<br />

BRET STETKA<br />

P/26/NE LAISSEZ PAS VOS<br />

ÉMOTIONS DICTER VOTRE<br />

ALIMENTATION<br />

PAUL BRUNAULT<br />

P/32/LES ADDICTIONS<br />

ALIMENTAIRES EXISTENT-ELLES ?<br />

GÉRARD APFELDORFER<br />

P/40/LIBÉRÉ(E)S DES RÉGIMES<br />

CHARLOTTE N. MARKEY<br />

P/50/DIX PIÈGES À ÉVITER POUR<br />

UNE ALIMENTATION NATURELLE<br />

SÉBASTIEN BOHLER<br />

P/54/LES BIENFAITS DU JEÛNE<br />

ULRIKE GEBHARDT<br />

P/63/MANGER SAIN<br />

EST-IL MALSAIN ?<br />

CAMILLE ADAMIEC<br />

P/69/ALIMENTATION : ATTENTION<br />

AUX BIAIS DE PERCEPTION !<br />

CAROLINA WERLE<br />

P/77/POURQUOI AVONS-NOUS<br />

PEUR DU GLUTEN ?<br />

SUSANNE SCHÄFER<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

3


Comprendre notre corps<br />

pour mieux manger<br />

DIDIER CHAPELOT<br />

© Unsplash/ Caju Gomes


Nous grossissons en général parce que nous n’arrivons<br />

plus à nous adapter « spontanément » à notre environnement<br />

d’abondance. D’où l’importance de comprendre<br />

les mécanismes du comportement alimentaire<br />

pour manger mieux.<br />

Notre comportement alimentaire<br />

repose sur des mécanismes biologiques<br />

issus d’une adaptation à un environnement,<br />

qui fut relativement stable durant<br />

de nombreux millénaires. Comme tout<br />

comportement, le cerveau en est l’opérateur.<br />

Mais depuis quelques décennies, ces<br />

mécanismes doivent faire face à des changements<br />

de modes de vie qui perturbent<br />

cette adaptation dans le sens d’un déséquilibre<br />

énergétique : les apports sont supérieurs<br />

aux dépenses. Cela conduit à un<br />

stockage d’énergie sous forme de graisse<br />

et à ce que certains nomment même une<br />

« épidémie d’obésité ».<br />

Quand les apports sont supérieurs<br />

aux dépenses, on grossit<br />

Nous devons donc contrôler consciemment<br />

notre alimentation – et mettre en<br />

place un relais cognitif – pour échapper à<br />

cette « sanction » pondérale. Mais si nutrition<br />

et diététique sont nécessaires, analyser<br />

le fonctionnement et d’où vient notre<br />

comportement alimentaire peut éviter<br />

de verser dans une lutte perpétuelle avec<br />

notre organisme, parfois destructrice,<br />

notamment pour l’estime de soi.<br />

Ce comportement repose sur une<br />

séquence très précise, dite prandiale.<br />

D’abord, il y a un signal de faim : le cerveau<br />

nous incite à prendre un repas. Puis le mécanisme<br />

dit de rassasiement provoque progressivement<br />

l’arrêt de la consommation<br />

alimentaire. Enfin, il existe une période<br />

sans signal, dite de satiété, quand nous<br />

n’avons pas faim. Cette séquence définit le<br />

comportement alimentaire physiologique.<br />

Toute autre consommation, par<br />

exemple quand nous mangeons sans<br />

faim, simplement par l’attrait qu’exerce<br />

sur nous un aliment, par ennui ou même<br />

pour nous consoler, peut être considérée<br />

comme répondant à d’autres facteurs, que<br />

nous serions tentés d’appeler abusivement<br />

extraphysiologiques. Ces derniers mettent<br />

en œuvre des mécanismes différents, liés<br />

au plaisir et à la distraction.<br />

Mais abordons d’abord la physiologie.<br />

Le mécanisme à l’origine du signal de faim<br />

fait toujours l’objet de vives controverses.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

5


LES DIFFÉRENTES ÉTAPES DE NOTRE COMPORTEMENT ALIMENTAIRE<br />

Notre comportement alimentaire correspond à une séquence<br />

physiologique dite prandiale, qui est contrôlée par le cerveau,<br />

notamment l’hypothalamus.<br />

D’abord, un signal de faim, émis par les neurones de cette région<br />

cérébrale, nous indique que nous devons prendre un repas. La phase<br />

prandiale débute. Quand nous mangeons, des mécanismes, surtout<br />

sensoriels, se mettent progressivement en place et aboutissent<br />

au rassasiement, qui interrompt le repas. Commence alors la phase<br />

postprandiale, durant laquelle nous sommes en état de satiété :<br />

nous n’avons aucune envie de manger (pendant une durée variable<br />

selon les individus et les cultures) jusqu’au signal de faim suivant,<br />

sauf si des aliments trop attirants sont aisément accessibles…<br />

PHASE PRÉPRANDIALE PHASE PRANDIALE PHASE POSTPRANDIALE PHASE PRÉPRANDIALE<br />

© L’Essentiel Cerveau & Psycho/Nathalie Ravier<br />

SIGNAL DE FAIM RASSASIEMENT SATIÉTÉ SIGNAL DE FAIM<br />

1 2 3 1 BIS<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

6


L’une des hypothèses les plus robustes<br />

est celle de la « glucopénie centrale » :<br />

une chute, modérée mais subite, d’approvisionnement<br />

en glucose – le « sucre »<br />

source d’énergie de toute cellule – des<br />

neurones situés dans l’hypothalamus, la<br />

« tour de contrôle » cérébrale du comportement<br />

alimentaire, produirait ce signal.<br />

L’hypothalamus déclenche alors la prise<br />

alimentaire, en communiquant avec de<br />

nombreuses autres régions cérébrales.<br />

Le signal de faim :<br />

un manque de sucre<br />

Dans la circulation sanguine, une<br />

diminution discrète, mais mesurable, de<br />

la glycémie (la concentration en glucose<br />

sanguin) précède le début du repas.<br />

Grâce à cela, notre équipe, sous la direction<br />

de Jeanine Louis-Sylvestre, de l’École<br />

pratique des hautes études, a montré au<br />

début des années 2000 que ce phénomène<br />

permet de « distinguer » un repas d’un<br />

en-cas : seul le premier est précédé d’une<br />

baisse de la glycémie. Avec la miniaturisation,<br />

les dispositifs de mesure du glucose<br />

peuvent être utilisés dans l’éducation<br />

alimentaire des patients. Ceci bénéficiera<br />

probablement à tous ceux qui ont<br />

du mal à détecter le signal de faim que les<br />

contraintes sociales leur font si souvent<br />

ignorer ou négliger.<br />

Le rassasiement, quant à lui, est<br />

l’arrêt de la motivation à manger. Il<br />

est surtout sensoriel (mais pas exclusivement)<br />

: à mesure de l’ingestion<br />

d’un aliment, la cavité buccale envoie<br />

des stimuli sensoriels aux neurones de<br />

l’hypothalamus qui s’éteignent progressivement<br />

jusqu’à l’arrêt de la consommation.<br />

Il s’agit donc d’un phénomène<br />

d’habituation, une sorte d’épuisement<br />

sensoriel : nous ne sommes plus motivés à<br />

manger… cet aliment.<br />

Toutefois, cette motivation réapparaît<br />

vite si un aliment ayant de nouveaux<br />

caractères sensoriels (une texture ou une<br />

saveur différente par exemple) nous est<br />

présenté. C’est ce qui explique l’existence<br />

du repas à la française, une succession de<br />

mets, chacun entamé avec autant d’appétit,<br />

même le dessert. On parle de « rassasiement<br />

sensoriel spécifique », mis en<br />

évidence en 1981 par Barbara Rolls, alors<br />

à l’université d’Oxford. Des études chez<br />

l’animal ont cependant montré qu’un<br />

relais intestinal est nécessaire pour obtenir<br />

un arrêt complet du repas. Ce sont<br />

principalement les hormones intestinales<br />

et le nerf vague (qui relie les intestins au<br />

cerveau), ainsi que la distension de l’estomac,<br />

qui participent au rassasiement.<br />

17 %<br />

des adultes français<br />

sont obèses<br />

(indice de masse<br />

corporelle supérieur à 30)<br />

Ce qu’il est essentiel de comprendre,<br />

c’est que le rassasiement est sujet à un<br />

apprentissage, c’est-à-dire à un conditionnement.<br />

Sans même y prêter attention,<br />

nous modulons les quantités d’un aliment<br />

que nous consommons en fonction des<br />

effets que notre organisme a associés aux<br />

caractéristiques sensorielles de cet aliment.<br />

Imaginez que le plat de votre déjeuner soit<br />

allégé en calories à votre insu, de sorte que<br />

vous ayez faim plus tôt dans l’après-midi.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

7


Si cela se répète, vous allez, inconsciemment,<br />

augmenter les quantités que vous<br />

vous servirez le midi. Dans les années 1980,<br />

l’équipe de Jeanine Louis-Sylvestre a montré<br />

que cet apprentissage nécessite quatre<br />

à cinq « rencontres » avec l’aliment. C’est<br />

ainsi que nous « apprenons nos gammes<br />

sensorielles » pour que notre « partition »<br />

alimentaire soit harmonieuse.<br />

Ce mécanisme de rassasiement par<br />

apprentissage est essentiel, car il nous protège<br />

de la surconsommation. Nous devons<br />

permettre à ce conditionnement de se réaliser,<br />

en conservant une certaine « routine »<br />

dans le choix de nos aliments, et même<br />

dans leur association au cours d’un même<br />

repas. D’ailleurs, la variété constamment<br />

renouvelée est, chez l’animal, la procédure<br />

expérimentale la plus efficace pour le<br />

rendre obèse. Ainsi, en 2014, Amy Reichelt,<br />

de l’université de South Wales, en Australie,<br />

et ses collègues ont montré que les rats<br />

dits cafétéria, auxquels on offre à volonté<br />

des biscuits, gâteaux, cookies et autres<br />

sucreries, prennent plus de deux fois plus<br />

de poids que les rats témoins, et que leur<br />

rassasiement sensoriel spécifique est fortement<br />

amoindri.<br />

© Shutterstock.com/ShutterOK<br />

Même si nous n’avons pas faim, nous risquons de craquer et de manger ces aliments très<br />

attrayants, déjouant ainsi les mécanismes naturels de notre comportement alimentaire.<br />

La satiété : l’absence<br />

de motivation à manger<br />

Plus inquiétant encore, même si les aliments<br />

sont peu caloriques (et toujours très<br />

nombreux), nous aurions plus de risques<br />

de ne pas bénéficier de la « protection » du<br />

rassasiement sensoriel, de consommer trop<br />

de calories, et donc de prendre du poids.<br />

La troisième phase de la séquence<br />

prandiale est la satiété, un état de non-faim<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

8


qui persiste plusieurs heures après la fin<br />

du repas. La satiété correspond en réalité<br />

à l’absence de motivation alimentaire :<br />

nous n’avons pas envie de manger. Plus<br />

précisément, considérons le modèle coût/<br />

bénéfice du spécialiste du comportement<br />

alimentaire George Collier : le déclenchement<br />

d’une motivation alimentaire<br />

dépend de l’effort nécessaire pour obtenir<br />

satisfaction. En dessous d’un certain seuil,<br />

par exemple quand nous sommes en présence<br />

d’aliments « attrayants », à portée de<br />

main ou aisément disponibles, le signal<br />

de faim n’est pas requis. La satiété est donc<br />

l’état dans lequel nous sommes jusqu’au<br />

signal de faim suivant, qui nous donne la<br />

motivation nécessaire à consommer de<br />

l’énergie pour chercher de la nourriture.<br />

Évitez donc d’avoir à votre disposition des<br />

aliments trop attrayants, susceptibles de<br />

rétablir cette motivation.<br />

Pourquoi sommes-nous dans un état<br />

de satiété ? Il est déjà nécessaire que la<br />

concentration en glucose au niveau des<br />

neurones de l’hypothalamus soit suffisante.<br />

Mais d’autres facteurs permettent<br />

au cerveau de « connaître » la situation<br />

périphérique, c’est-à-dire quand les différents<br />

tissus et organes de l’organisme ont<br />

suffisamment d’énergie. Le réseau d’informations<br />

périphériques qui renseigne<br />

l’hypothalamus sur l’état des réserves énergétiques<br />

dans tout le corps correspond à ce<br />

que l’on nomme les « afférences périphériques<br />

», portées par des hormones provenant<br />

du tube digestif, du tissu adipeux (ou<br />

graisseux) et du pancréas.<br />

Ainsi, l’estomac libère une hormone,<br />

la ghréline, qui fut un temps considérée<br />

comme un déclencheur du repas, mais<br />

qui correspond plutôt à une « préoccupation<br />

alimentaire », issue d’un conditionnement<br />

; sa concentration augmente quand<br />

on attend un repas. Un taux sanguin plus<br />

élevé en ghréline contribue bien à augmenter<br />

la prise alimentaire au cours du<br />

repas. Le pancréas, lui, sécrète l’insuline,<br />

qui sert de signal de satiété dans le cerveau.<br />

Enfin, le tissu adipeux, où sont stockées la<br />

majeure partie des graisses, produit la leptine,<br />

qui contribue également au signal de<br />

satiété. Découverte il y a vingt ans, cette<br />

hormone a permis de lier les réserves en<br />

graisse et le comportement alimentaire.<br />

Dès lors, on a montré que le tissu adipeux<br />

n’est pas qu’une masse inerte, contrairement<br />

à ce que l’on croyait, mais un tissu<br />

endocrine, c’est-à-dire sécrétant des hormones<br />

capables de communiquer avec<br />

notre cerveau.<br />

D’autres acteurs de ces afférences<br />

périphériques pourraient être cités, mais<br />

l’exhaustivité dans ce domaine n’a guère d’intérêt<br />

tant que l’influence de chacun d’entre<br />

eux n’est pas parfaitement déterminée.<br />

Les trois hormones cruciales pour<br />

le contrôle du comportement alimentaire<br />

sont la ghréline, l’insuline et la leptine<br />

Les trois afférences considérées à ce<br />

jour comme cruciales pour le contrôle du<br />

comportement alimentaire sont donc la<br />

ghréline, l’insuline et la leptine. Toutes<br />

trois agissent sur la partie inférieure<br />

de l’hypothalamus, le noyau arqué, qui<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

9


LE RÔLE DE L’HYPOTHALAMUS DANS LA PRISE ALIMENTAIRE<br />

© Raphael Queruel<br />

C’est l’hypothalamus qui contrôle notre prise<br />

alimentaire. Dans son noyau arqué, il contient<br />

deux populations de neurones qui communiquent<br />

avec des structures cérébrales supérieures<br />

responsables du comportement alimentaire.<br />

Les premiers neurones, dits orexigènes<br />

(en bleu), stimulent la prise alimentaire ; ils sont<br />

activés par la ghréline et inhibés par le glucose,<br />

la leptine et l’insuline. Le glucose est la source<br />

d’énergie de toute cellule ; il est présent dans<br />

le sang et les tissus, dont l’hypothalamus.<br />

L’estomac sécrète la ghréline en quantité<br />

d’autant plus élevée qu’il est vide ; le tissu<br />

adipeux produit de la leptine quand les réserves<br />

de graisse augmentent ; et le pancréas libère<br />

l’insuline quand la concentration sanguine<br />

de glucose augmente.<br />

Les seconds neurones, dits anorexigènes<br />

(en rouge), diminuent la prise alimentaire ; ils sont<br />

activés par le glucose, la leptine et l’insuline.<br />

En outre, le nerf vague, reliant l’estomac<br />

et les intestins au tronc cérébral puis au noyau<br />

arqué, module la prise alimentaire.<br />

Tronc cérébral<br />

Nerf vague<br />

Neurones<br />

anorexigènes<br />

Ghréline<br />

Estomac<br />

Pancréas<br />

Insuline<br />

Tissu adipeux<br />

Leptine<br />

Hypothalamus<br />

DIMINUTION<br />

DE LA PRISE ALIMENTAIRE<br />

AUGMENTATION<br />

DE LA PRISE ALIMENTAIRE<br />

Glucose<br />

Neurones<br />

orexigènes<br />

Noyau arqué<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

10


correspond à une sorte de péage cérébral,<br />

puisqu’une grande partie des afférences<br />

périphériques y convergent.<br />

Notons que ces afférences empruntent<br />

souvent une double voie, endocrine d’une<br />

part (les hormones circulent dans le sang<br />

entre le tube digestif et le cerveau), et neuronale<br />

d’autre part. Dans ce dernier cas,<br />

elles agissent via le nerf vague, qui relie<br />

dans les deux sens les organes des intestins<br />

au cerveau (au tronc cérébral en fait, à la<br />

base du cerveau). Ainsi, à mesure du repas<br />

une puce placée dans une gélule que le<br />

patient avale. Dans l’estomac, cette puce<br />

peut être activée grâce à une application<br />

smartphone, de sorte qu’elle stimule le<br />

nerf vague lors d’un repas pour augmenter<br />

la sensation de rassasiement et diminuer<br />

la quantité de nourriture consommée. Pas<br />

certain que ce dispositif soit la réponse<br />

appropriée à un problème aussi complexe<br />

que l’obésité, mais probable qu’il suscitera<br />

l’intérêt de ceux qui ne parviennent pas à<br />

suivre les préconisations diététiques.<br />

Nos émotions, nos envies ou le contexte<br />

influencent aussi notre prise alimentaire<br />

et dans les heures qui suivent, la distension<br />

de l’estomac et la stimulation de récepteurs<br />

intestinaux envoient par le nerf vague un<br />

signal de rassasiement qui sera interprété<br />

selon la situation dans le noyau arqué.<br />

Une puce dans l’estomac<br />

pour maigrir<br />

Tout cela donne quelques idées à certains,<br />

comme les créateurs de la start-up<br />

israélienne Melcap, qui ont mis au point<br />

Revenons à nos neurones. Dans le<br />

noyau arqué, deux populations distinctes<br />

de neurones acheminent l’ordre de modération<br />

ou d’amplification de la motivation<br />

alimentaire. Les premiers sécrètent<br />

deux neuromédiateurs orexigènes (le NPY<br />

pour neuropeptide Y et l’AGPR pour agouti-related<br />

protein) ; ils sont activés par la<br />

ghréline. Les seconds libèrent deux neuromédiateurs<br />

anorexigènes (le CART pour<br />

cocaïne and amphetamine regulated transcript<br />

et le POMC pour pro-opiomelanocortine) ; ils<br />

sont activés par la leptine et l’insuline. Ces<br />

messagers agissent ensuite sur des structures<br />

supérieures de l’hypothalamus qui<br />

modulent le comportement : nous augmentons<br />

ou diminuons alors notre consommation<br />

alimentaire. Et, comme nous l’avons<br />

vu, c’est le glucose qui sert d’interface avec<br />

le déclenchement du repas : dans le noyau<br />

arqué, il stimule les neurones anorexigènes<br />

et inhibe les neurones orexigènes.<br />

Mais ces ordres sont aussi modulés par<br />

toute une série de projections neuronales<br />

provenant d’aires spécialisées dans les traitements<br />

cognitif, émotionnel et associatif<br />

du cerveau. C’est ainsi que nos émotions,<br />

nos envies ou le contexte influencent aussi<br />

notre prise alimentaire.<br />

Et le plaisir dans tout ça ?<br />

Depuis longtemps, deux écoles de<br />

scientifiques s’opposent sur le rôle du<br />

plaisir dans la prise alimentaire. Pour les<br />

uns, le plaisir est le moteur essentiel de<br />

l’initiation du comportement : sans lui, il<br />

n’y a pas de motivation. Pour les autres,<br />

le plaisir renforce la motivation, mais<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

11


n’est nullement nécessaire pour la susciter<br />

: nous pouvons manger des aliments<br />

n’apportant aucun plaisir (comme le<br />

toxicomane finit par consommer des psychotropes).<br />

Des travaux récents semblent<br />

plutôt donner raison aux seconds : le<br />

plaisir n’est pas nécessaire au comportement<br />

alimentaire.<br />

À la fin des années 1990, le biopsychologue<br />

et neurobiologiste Kent Berridge,<br />

de l’université du Michigan, introduit le<br />

concept du wanting versus liking pour comprendre<br />

le rôle du plaisir dans la prise<br />

alimentaire. L’intérêt de ce modèle est de<br />

distinguer le plaisir (liking) de la motivation<br />

(wanting). Dès lors, le plaisir ne serait<br />

Mais chacun dans des aires distinctes de ce<br />

noyau ! La dopamine, neuromédiateur que<br />

l’on a longtemps cru être responsable à la<br />

fois du plaisir et de la motivation, stimule<br />

le noyau accumbens – certes –, mais uniquement<br />

sa périphérie : la « coquille ». Cette<br />

zone est active quand nous avons envie de<br />

manger. Or, c’est une autre zone au centre<br />

du noyau accumbens, nommée hedonic<br />

hotspot (le centre du plaisir), faisant moins<br />

d’un millimètre cube chez le rat (et environ<br />

un centimètre cube chez l’être humain),<br />

qui provoque du plaisir : elle est stimulée<br />

par des molécules opioïdes (des dérivés de<br />

l’opium comme la morphine et l’héroïne),<br />

dont celles que notre cerveau libère naturellement<br />

quand nous prenons du plaisir.<br />

Il est possible de bloquer tout circuit du plaisir<br />

sans pour autant éteindre la motivation<br />

pas un chaînon obligatoire de la motivation.<br />

Plaisir et motivation seraient distincts.<br />

D’ailleurs, les réseaux neuronaux<br />

impliqués sont différents.<br />

Pour preuve : le plaisir et la motivation se<br />

« déroulent » principalement dans une partie<br />

du cerveau nommée le noyau accumbens.<br />

Berridge a décrit chez l’animal les<br />

manifestations faciales et comportementales<br />

traduisant le « plaisir » ; elles sont d’ailleurs<br />

semblables aux nouveau-nés humains<br />

et aux primates. C’est ainsi qu’il a montré<br />

que les opioïdes et les endocannabinoïdes<br />

(les analogues du cannabis produits dans<br />

le cerveau) stimulent cette petite zone du<br />

noyau accumbens et provoquent du plaisir,<br />

indépendamment de la dopamine. Mais<br />

plus intéressant encore, il a révélé qu’il est<br />

possible de bloquer tout circuit du plaisir<br />

sans pour autant éteindre la motivation,<br />

engendrée par l’action de la dopamine à la<br />

périphérie du noyau accumbens.<br />

On peut être motivé (à manger)<br />

sans plaisir<br />

Dans ce cas, le renforcement, le fait<br />

qu’un même comportement a plus de<br />

chances de se répéter, ne met pas en jeu<br />

une composante hédonique, mais un phénomène<br />

nommé incentive salience (que<br />

l’on peut traduire par « saillance stimulante<br />

»). Cela signifie que la seule présence<br />

d’un aliment peut produire la volonté de<br />

le consommer, sans que nous n’en ressentions<br />

ni n’en attendions du plaisir.<br />

La dopamine n’est donc pas la molécule<br />

du plaisir ; elle ne nous permet pas d’associer<br />

l’aliment consommé au plaisir qu’il<br />

nous procure. Elle est plutôt le médiateur<br />

de la « compulsion » alimentaire, c’est-à-dire<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

12


de la motivation à manger, même lorsque<br />

nous n’avons pas faim. Pour certains individus,<br />

pourtant en état de satiété, l’« hyperréactivité<br />

» de ce système activé par la<br />

dopamine expliquerait que les aliments<br />

représentent une « saillance stimulante »,<br />

ce qui déclencherait une compulsion alimentaire<br />

proche de celle que nous ressentons<br />

lorsque nous avons faim.<br />

Ces découvertes montrent donc que<br />

le plaisir de manger n’est pas une finalité<br />

en soi, mais qu’il module le désir éprouvé<br />

envers un aliment. Il participe à la récompense<br />

et renforce notre comportement visà-vis<br />

d’un aliment. En effet, il joue le rôle<br />

de « rhéostat », associant les propriétés sensorielles<br />

de l’aliment (saveur, odeur, apparence,<br />

texture) et la satisfaction de nos<br />

besoins métaboliques et psychiques.<br />

Toutefois, tout ne se joue pas entre ce<br />

qu’il y a dans notre assiette, notre hypothalamus<br />

et notre tissu adipeux. Manger est<br />

rarement un acte solitaire. Nous aimons<br />

manger en famille, entre amis, entre collègues.<br />

Le rôle des facteurs sociaux sur la<br />

consommation est majeur. En revanche,<br />

leurs conséquences sont variables.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

13


John De Castro, de l’université Sam-<br />

Houston, au Texas, explore depuis les<br />

années 1970 les déterminants de la prise<br />

alimentaire dans l’écosystème naturel des<br />

êtres humains. Il a notamment montré que<br />

manger avec d’autres convives augmente la<br />

dimension des repas proportionnellement<br />

au nombre de participants. Selon lui, le fait<br />

de voir manger les autres nous inciterait<br />

à consommer, et les repas pris en groupe<br />

étant souvent plus festifs, nous mangerions<br />

davantage. Ce qui paraît contradictoire<br />

avec les recommandations habituelles<br />

selon lesquelles il vaut mieux manger en<br />

famille que seul devant la télévision…<br />

© Shutterstock.com/marcello farina<br />

Manger devant la télévision perturbe les mécanismes physiologiques qui permettent de nous<br />

sentir rassasiés… de sorte que nous mangeons davantage !<br />

Le mangeur distrait,<br />

notamment par la télévision<br />

C’est que l’impact des facteurs sociaux<br />

sur l’alimentation est très nuancé. Ainsi,<br />

une série d’études menées entre 2010 et 2012<br />

en Île-de-France par France Bellisle, directrice<br />

de recherche à l’Inra, et ses collègues<br />

a révélé que la convivialité diminue plutôt<br />

la consommation alimentaire des jeunes<br />

femmes et des adolescents. En revanche,<br />

dans ces études, la télévision augmente la<br />

prise alimentaire des adolescents en surpoids<br />

ou obèses. Il est désormais bien établi<br />

que la télévision favorise l’obésité, non seulement<br />

par la sédentarité et le grignotage,<br />

mais aussi par la stimulation de la prise de<br />

repas. Quelle en est la raison ?<br />

La distraction contribuerait largement<br />

à cet effet. En 2013, l’équipe<br />

de Suzanne Higgs, de l’université de<br />

Birmingham, a analysé 24 études sur la<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

14


consommation alimentaire et conclu que<br />

la distraction augmente la quantité d’aliments<br />

consommée au cours du repas,<br />

mais plus encore celle consommée plus<br />

tard dans la journée… comme si l’état<br />

de satiété était diminué. Cet effet serait<br />

largement contrecarré si nous portions<br />

plus d’attention à ce que nous mangeons.<br />

D’autres distractions, comme la musique,<br />

sont susceptibles d’augmenter la consommation<br />

lors d’un repas.<br />

Les conséquences pratiques sont<br />

importantes, notamment d’inciter à cultiver<br />

une certaine attention à ce que nous<br />

mangeons, non pas pour y exercer un<br />

contrôle cognitif excessif, mais pour que les<br />

mécanismes inconscients, que nous avons<br />

décrits, puissent s’exprimer de manière<br />

fine et complète. D’ailleurs, si vous avez un<br />

animal domestique, vous savez qu’il n’apprécie<br />

guère que vous le distrayiez lorsqu’il<br />

mange… C’est là une sagesse que nous<br />

aurions dû conserver, même si elle semble<br />

peu compatible avec les usages modernes<br />

de consommation.<br />

Nous ne saurions conclure ce bref tour<br />

d’horizon du comportement alimentaire<br />

sans évoquer le rôle essentiel de l’activité<br />

physique. Dès 1967, Jean Mayer et Donald<br />

Thomas, de l’École de santé publique de<br />

Harvard, ont publié dans Science une étude<br />

essentielle où ils ont montré que des rats<br />

compensent exactement la dépense énergétique<br />

occasionnée par des séances d’exercice<br />

physique (de près de cinq heures par<br />

jour) en mangeant, de sorte que leur poids<br />

se maintienne. Plus important encore, l’absence<br />

d’exercice physique, c’est-à-dire une<br />

sédentarité imposée (car un rat fait spontanément<br />

de l’exercice quand il en a la possibilité),<br />

conduit à une surconsommation,<br />

apparemment paradoxale, et à une prise de<br />

poids importante et rapide.<br />

L’activité physique, chaînon entre<br />

cerveau et intestins<br />

En fait, ce n’est pas si paradoxal que<br />

cela quand on sait que le lien « descendant<br />

» entre cerveau et périphérie se fait<br />

en grande partie via le système nerveux dit<br />

autonome qui est entretenu par… l’exercice<br />

physique ! Donc, sans exercice physique,<br />

ce lien n’est pas pleinement fonctionnel,<br />

de sorte que l’organisme n’adapte pas correctement<br />

les apports énergétiques aux<br />

dépenses. Voilà qui devrait s’ajouter aux<br />

arguments en faveur d’une activité physique<br />

quotidienne.<br />

Ne soyons pas distraits quand nous mangeons.<br />

Prêtons-y attention, et nous serons plus modérés<br />

Mais comme les rats, compensons-nous<br />

l’énergie dépensée au cours d’une séance<br />

d’exercice physique en mangeant plus ? En<br />

2013, en reprenant l’ensemble des études<br />

publiées à ce jour, Matthew Schubert, de<br />

l’université Griffith, en Australie, et ses<br />

collègues ont conclu qu’il n’y a pas, en<br />

moyenne, de compensation énergétique,<br />

que ce soit lors du repas qui suit la séance<br />

ou dans les 24 heures. En d’autres termes,<br />

les mécanismes de dépense énergétique<br />

piocheraient en priorité dans les réserves<br />

du tissu adipeux plutôt qu’en stimulant<br />

la motivation alimentaire. Bien sûr, cela<br />

nécessite d’avoir des réserves corporelles<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

15


suffisantes. Le sportif « sec », c’est-à-dire<br />

avec une très faible masse grasse, récupère<br />

partiellement, voire entièrement, l’énergie<br />

consommée en mangeant.<br />

Environnement et neurobiologie<br />

interagissent<br />

Finalement, notre comportement alimentaire<br />

dépend-il plus de notre environnement<br />

que de notre physiologie ? En 2011,<br />

De Castro estimait à 86 % la part de l’environnement<br />

dans la prise alimentaire,<br />

réduisant à la portion congrue la part de la<br />

neurobiologie. C’est une vision réductrice<br />

qui méconnaît le rôle de la biologie dans<br />

l’impact de l’environnement ; l’idée qu’il n’y<br />

aurait pas de réponse physiologique aux facteurs<br />

environnementaux est fausse. Comme<br />

nous l’avons dit, en s’accroissant, la masse<br />

grasse produit de la leptine, qui diminue au<br />

niveau cérébral la motivation alimentaire.<br />

Aussi certains n’ont-ils pas besoin de se restreindre<br />

volontairement après quelques<br />

jours d’agapes festives, leur corps procédant<br />

spontanément à cet ajustement.<br />

L’interdépendance des neuromédiateurs<br />

et leur ubiquité rendent donc à ce<br />

jour illusoire la séparation entre phénomènes<br />

internes et externes à l’organisme.<br />

Le comportement alimentaire est le type<br />

même de mécanisme intégratif qui peine à<br />

se décrire de manière simplifiée. Pourtant,<br />

si nous apprenions à ceux qui en ont besoin<br />

comment fonctionne leur organisme visà-vis<br />

de la nourriture, qui sait si nous ne<br />

trouverions pas plus de solutions aux problèmes<br />

de suralimentation que rencontre<br />

une part croissante de l’humanité.<br />

Article publié dans Cerveau&Psycho<br />

n° 108 mars 2019<br />

Didier CHAPELOT<br />

est maître de conférences<br />

à l’université Paris 13,<br />

spécialiste de la physiologie<br />

du comportement<br />

alimentaire.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

D. Chapelot et K. Charlot,<br />

Physiology of energy homeostasis :<br />

Models, actors, challenges and the<br />

glucoadipostatic loop,<br />

Metabolism,<br />

27 novembre 2018.<br />

D. Chapelot,<br />

Quantifying satiation and satiety,<br />

in Satiation, satiety and the control<br />

of food intake, Theory and practice,<br />

Woodhead Publishing Series in Food<br />

Science, 2013.<br />

A. Mekhmoukh et al.,<br />

Influence of environmental factors<br />

on meal intake in overweight and<br />

normal-weight male adolescents.<br />

A laboratory study, Appetite,<br />

vol. 59, pp. 90-95, 2012.<br />

D. Chapelot et J. Louis-Sylvestre,<br />

Les Comportements alimentaires,<br />

Lavoisier, 2004.<br />

D. Chapelot et al.,<br />

A role for glucose and insulin<br />

preprandial profiles to differentiate<br />

meals and snacks,<br />

Physiology Behavior,<br />

vol. 80, pp. 721-731, 2004.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

16


Bien nourrir son cerveau<br />

BRET STETKA<br />

© Shutterstock.com/Eugene Sergeev


Comment manger de façon à assurer un développement<br />

optimal à nos neurones ? C’est ce qu’explore depuis quelques<br />

années la « psychiatrie nutritionnelle ».<br />

doit leur permettre de mieux gérer leur<br />

stress. L’autre moitié reçoit des conseils<br />

nutritionnels. C’est le cas de Carolyn, qui<br />

découvre qu’elle aime les aliments sains<br />

comme le saumon ou le thon. Elle les substitue<br />

alors aux frites, gâteaux et sucreries<br />

auxquels elle était habituée.<br />

À 75 ans, Carolyn tient une forme<br />

étincelante. Entre une activité sociale<br />

débordante et ses quatre petits-enfants,<br />

elle n’a pas le temps de s’ennuyer. Mais cela<br />

n’a pas toujours été le cas. Il y a sept ans,<br />

le tableau était bien différent pour cette<br />

retraitée de Pittsburgh. Dépressive et apathique,<br />

elle se nourrissait mal et souffrait<br />

d’un excès de poids, de diabète et d’une<br />

maladie pulmonaire chronique. « Je venais<br />

de perdre ma mère et mes deux fils étaient<br />

partis », se souvient-elle.<br />

Mais un jour, un ami lui parle d’une<br />

étude sur la prévention de la dépression<br />

qui va démarrer à l’université de<br />

Pittsburgh. Elle décide aussitôt d’y participer.<br />

Comme Carolyn, toutes les personnes<br />

incluses dans cette étude – 247 au<br />

total – sont âgées et souffrent de troubles<br />

dépressifs légers qui, s’ils ne sont pas<br />

traités, conduisent à une grave dépression<br />

dans 20 à 25 % des cas. La moitié des<br />

participants bénéficie d’une psychothérapie<br />

cognitivo-comportementale qui<br />

Saumon et thon contre dépression<br />

Quinze mois plus tard, en 2014, une surprise<br />

attend le psychiatre Charles Reynolds<br />

et ses collègues : l’état des patients s’est<br />

très nettement amélioré, dans les deux<br />

groupes. Or, celui de Carolyn servait de<br />

témoin. Les conseils diététiques n’étaient<br />

pas censés avoir un quelconque effet sur<br />

la santé mentale des patients… Pourtant,<br />

les résultats du test de Beck – un questionnaire<br />

à choix multiples utilisé pour mesurer<br />

la gravité de la dépression – sont sans<br />

appel : tous les patients ont enregistré une<br />

diminution de 40 à 50 % de leurs symptômes<br />

dépressifs. Seuls 8 % ont développé<br />

une forme sévère de la maladie.<br />

Il est fort probable que l’effet placebo<br />

ait joué un rôle dans l’amélioration de l’état<br />

des patients. Le simple fait de rencontrer<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

18


TROIS RÉGIMES « NEURONAUX » AU BANC D’ESSAI<br />

MÉDITERRANÉEN<br />

Les études scientifiques montrent que les<br />

habitudes alimentaires des cultures<br />

issues du bassin méditerranéen (Grèce,<br />

Italie, Espagne, Moyen-Orient) sont parmi<br />

les plus saines au monde. Elles sont<br />

associées à une baisse du risque<br />

cardiovasculaire et à une amélioration<br />

des fonctions neurologiques et mentales.<br />

– Huile d’olive<br />

– Poissons riches en oméga-3 (sardine,<br />

thon, saumon)<br />

– Fruits et légumes riches en<br />

antioxydants (tomate, poivron,<br />

aubergine)<br />

– Céréales complètes<br />

– Légumes secs<br />

– Viande maigre et vin rouge en quantité<br />

modérée<br />

– Peu de sucre et d’aliments transformés<br />

JAPONAIS<br />

Selon l’Organisation mondiale de la santé<br />

(OMS), les Japonais ont la plus longue<br />

espérance de vie au monde, en partie<br />

grâce à la population de l’île d’Okinawa<br />

et à ses habitudes alimentaires<br />

particulièrement bénéfiques.<br />

Les habitants se nourrissent notamment<br />

d’une patate douce de couleur pourpre<br />

très nutritive, qui remplace souvent le riz.<br />

Ils mangent moins de poisson, de viande,<br />

de riz ou de sucre que les autres<br />

Japonais.<br />

– Légumes riches en antioxydants<br />

(patate douce pourpre)<br />

– Algues<br />

– Poisson<br />

– Viande<br />

– Peu de sucre et de riz (blanc)<br />

SCANDINAVE<br />

Hormis les boulettes de viande des<br />

Suédois, la nouvelle cuisine nordique est<br />

l’une des meilleurs qui soient pour notre<br />

santé. Elle est associée à une réduction de<br />

l’inflammation, du risque cardiovasculaire<br />

ou de diabète. Les Scandinaves<br />

consomment de l’huile de colza, qui<br />

contient beaucoup plus d’acides gras<br />

oméga que l’huile d’olive.<br />

– Fruits (airelles)<br />

– Légumes (pomme de terre)<br />

– Noix, noisettes<br />

– Céréales complètes (pain de seigle)<br />

– Produits de la mer<br />

– Viande et produits laitiers en quantité<br />

modérée<br />

– Huile de colza<br />

© Shutterstock.com/Amili, LeMyppp, Olga Koshka<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

19


un médecin ou un professionnel de santé<br />

et de s’occuper de soi est parfois bénéfique<br />

et aide à se montrer plus combatif.<br />

Néanmoins, pour Carolyn, il n’y a pas de<br />

doute : c’est le changement d’alimentation<br />

qui l’a sortie de son état dépressif.<br />

Elle n’est pas la seule de cet avis.<br />

Scientifiques et médecins sont de plus en<br />

plus nombreux à établir une connexion<br />

entre ce que nous mangeons et la santé de<br />

notre cerveau. Un exercice délicat car le lien<br />

de cause à effet n’est pas toujours évident à<br />

déterminer. Par exemple, les gens qui font<br />

attention à leur alimentation pratiquent<br />

souvent un exercice physique régulier et<br />

ont un sommeil bien réglé, ce qui est également<br />

bon pour leur cerveau.<br />

Mais les preuves s’accumulent. Chaque<br />

année, la liste des publications révélant le<br />

rôle de certains aliments sur le bien-être<br />

mental s’accroît : les acides gras oméga-3<br />

contre la psychose et la dépression ; les aliments<br />

fermentés contre l’anxiété ; le thé vert<br />

et les fruits riches en antioxydants contre<br />

la démence… Il n’existe probablement pas<br />

d’ingrédient miracle. Plutôt des combinaisons<br />

d’aliments calibrées par des millions<br />

d’années d’évolution de notre espèce, et<br />

qui renforcent nos capacités cognitives et<br />

Un régime japonais, méditerranéen ou scandinave<br />

évite l’inflammation, ce qui protège le cerveau<br />

psychologiques. Mais quelles sont-elles ?<br />

L’objectif de la psychiatrie nutritionnelle<br />

est de mettre la main dessus. Avec, à la clé,<br />

la perspective de prendre en charge les<br />

patients souffrant de troubles mentaux,<br />

non seulement avec les thérapies et médicaments<br />

habituels, mais aussi avec des alimentations<br />

personnalisées, ce qui se fait<br />

déjà pour d’autres maladies.<br />

Les vertus du régime méditerranéen<br />

Le régime le plus connu pour ses effets<br />

bénéfiques sur la santé est le régime méditerranéen,<br />

traditionnellement utilisé en<br />

Italie, en Espagne ou en Grèce : beaucoup<br />

de fruits, légumes, poissons, céréales complètes,<br />

huile d’olive ; de la viande maigre et<br />

du vin rouge avec modération. Est-il bon<br />

aussi pour notre cerveau ? Oui, répond<br />

l’experte en santé publique Almudena<br />

Sánchez-Villegas de l’université de Las<br />

Palmas de Gran Canaria qui a suivi, avec<br />

ses collègues, plus de 12000 Espagnols pendant<br />

six ans. Les personnes qui mangent<br />

« méditerranéen » sont globalement moins<br />

touchées par la dépression que les autres<br />

(jusqu’à 30 % de risque en moins).<br />

Deux ans plus tard, en 2013, l’équipe<br />

de Sánchez-Villegas confirme ces résultats.<br />

Elle épluche alors les données de l’étude<br />

espagnole Predimed dont l’objectif est de<br />

savoir si un régime méditerranéen (enrichi<br />

avec des noix) protège des maladies cardiovasculaires<br />

chez des personnes à haut<br />

risque : les 7500 participants (âge moyen :<br />

70 ans) cumulent plusieurs facteurs de<br />

risque (tabagisme, hypertension, cholestérol<br />

élevé…) ou ont un diabète de type 2. La<br />

réponse apportée par ce suivi est positive.<br />

Mais Sánchez-Villegas montre que les effets<br />

sont également probants pour la dépression.<br />

Ce régime pauvre en sucres, aliments<br />

transformés et viandes grasses est donc<br />

réellement bénéfique pour notre cerveau.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

20


Alors, qu’en est-il de la cuisine occidentale<br />

plus largement répandue ?<br />

Les premiers résultats obtenus ne sont<br />

guère réjouissants : selon une étude australienne<br />

conduite par la psychiatre Felice Jacka<br />

de l’université Deakin et de l’université de<br />

Melbourne, la junk food (sodas, snacks, hamburgers,<br />

frites…) augmente le risque d’anxiété<br />

et de dépression. Mais ce n’est pas tout :<br />

ce type d’alimentation agit aussi sur la taille<br />

de notre cerveau ! En septembre 2015, son<br />

équipe montre que les personnes âgées (60-<br />

64 ans) les plus adeptes de « malbouffe » non<br />

seulement souffrent davantage de troubles<br />

de l’humeur, mais ont aussi un hippocampe<br />

réduit à gauche (vu à l’IRM). Or cette structure<br />

cérébrale joue un rôle central dans l’apprentissage<br />

et la mémoire.<br />

Comment des aliments peuvent-ils<br />

être néfastes pour le cerveau ? On ne le sait<br />

pas encore mais plusieurs hypothèses sont<br />

à l’étude. Celle de Jacka et d’autres scientifiques<br />

est la piste inflammatoire : les aliments<br />

riches en sucres déclencheraient<br />

une cascade de réactions métaboliques<br />

conduisant à un emballement du processus<br />

inflammatoire qui serait nuisible<br />

pour notre cerveau. Normalement, l’inflammation<br />

est bénéfique : elle fait partie<br />

de l’arsenal de notre système immunitaire<br />

pour combattre les infections et favoriser<br />

la guérison. Mais lorsqu’elle est dérégulée,<br />

elle peut détruire les tissus sains. Plusieurs<br />

30 %<br />

de risque<br />

de dépression<br />

en moins<br />

pour les personnes<br />

consommant un régime<br />

de type méditerranéen,<br />

à base de fruits<br />

et légumes, poissons,<br />

céréales complètes, huile<br />

d’olive, viande maigre,<br />

vin rouge et noix<br />

travaux ont déjà suggéré un lien entre l’inflammation<br />

et certaines pathologies du<br />

cerveau. Par exemple, deux méta-analyses<br />

de 2010 et 2012, rassemblant les résultats<br />

de 53 études, révèlent ainsi que les patients<br />

souffrant de dépression présentent une<br />

augmentation significative des marqueurs<br />

sanguins associés à l’inflammation. En<br />

outre, l’activité de certaines cellules immunitaires<br />

appelées microglies – qui jouent<br />

un rôle clé dans la réponse inflammatoire<br />

du cerveau – est modifiée chez des patients<br />

souffrant de troubles psychiatriques<br />

(dépression, schizophrénie…). Alors, est-ce<br />

l’inflammation qui provoque la maladie<br />

mentale, ou l’inverse ? Il est encore trop tôt<br />

pour le dire. Mais pour la psychiatre australienne<br />

Felice Jacka, il n’y a pas de doute possible<br />

: si l’on veut préserver la santé de notre<br />

cerveau, il faut privilégier les aliments qui<br />

ne déclenchent pas une telle réaction<br />

inflammatoire. C’est le cas du régime méditerranéen,<br />

mais aussi des régimes japonais<br />

et scandinave.<br />

Venons-en maintenant au mode d’action<br />

du régime méditerranéen. Une étape<br />

importante en ce sens a été franchie en septembre<br />

2015 par une équipe française : grâce<br />

à une technique d’imagerie ultrasensible (la<br />

morphométrie cérébrale), les neuroscientifiques<br />

Amandine Pelletier, Christine Barul et<br />

leurs collègues de l’université de Bordeaux<br />

montrent que le régime méditerranéen<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

21


aide à préserver les connexions entre neurones<br />

chez des sujets âgés de 65 ans ou plus.<br />

Avec, à la clé, de nombreux bénéfices cognitifs.<br />

Peu de temps après, l’épidémiologiste<br />

américaine Martha C. Morris de l’université<br />

Rush et ses collègues révèlent que le<br />

régime alimentaire Mind (régime méditerranéen<br />

associé au régime Dash pauvre<br />

en sel et en graisses saturées) ralentit le<br />

déclin cognitif chez les seniors, voire aide à<br />

prévenir la maladie d’Alzheimer. Parmi les<br />

960 participants, ceux qui avaient suivi le<br />

régime Mind de façon stricte pendant cinq<br />

ans ont obtenu des résultats à leurs tests<br />

cognitifs correspondant normalement à<br />

des personnes plus jeunes de 7,5 ans. Par<br />

conséquent, tous ces travaux montrent que<br />

certains aliments prennent soin de notre<br />

cerveau. Mais d’où leur vient ce rôle neuroprotecteur<br />

? Pour le comprendre, il faut<br />

aller voir du côté de nos ancêtres.<br />

© Nicolas Cherbuin<br />

Les oméga-3,<br />

alliés de notre cerveau<br />

Entre moins 195 000 et moins 125 000<br />

ans, la Terre a connu une période particulière<br />

appelée ère glaciaire. S’alimenter est<br />

Une alimentation occidentale grasse et sucrée cause des dégâts dans l’hippocampe (en jaune<br />

sur cet IRM), une zone essentielle au bon fonctionnement de la mémoire. Des personnes ayant<br />

suivi un tel régime pendant quatre ans ont un hippocampe plus petit que des sujets ayant mangé<br />

plus sainement.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

22


alors devenu difficile pour les premiers<br />

humains. Comment ont-ils survécu ?<br />

Selon un scénario suggéré par des fouilles<br />

archéologiques menées en Afrique du Sud,<br />

ils se seraient tournés vers d’autres ressources<br />

alimentaires, marines cette fois : il<br />

y a environ 160 000 ans, ils se seraient mis à<br />

consommer des poissons d’eau froide et des<br />

coquillages, aliments riches en acides gras<br />

oméga-3. Cet apport aurait favorisé le développement<br />

unique et complexe du cerveau<br />

humain, composé à 60 % de graisses. Parmi<br />

ces acides gras, le dha (acide docosahexaènoïque)<br />

semble particulièrement crucial.<br />

les neurones et stimulant la production<br />

d’une protéine impliquée dans la croissance<br />

et la survie des cellules du cerveau : le<br />

BDNF (ou Brain-Derived Neurotrophic Factor,<br />

facteur neurotrophique cérébral). Certes,<br />

notre organisme est capable de produire<br />

cette molécule miracle ; mais il a besoin<br />

pour cela d’un autre acide gras oméga-3,<br />

l’acide alpha-linolénique, qui ne peut être<br />

apporté que par les aliments. D’où l’importance<br />

d’une alimentation riche en oméga-3<br />

pour un cerveau bien huilé !<br />

Mais le besoin en acides gras n’est pas<br />

le seul héritage de notre passé lointain. Nos<br />

Le « régime MacDo » lui a fait perdre<br />

en dix jours un tiers des espèces bactériennes<br />

de son microbiote intestinal<br />

Dès 1972, le psychiatre Michael<br />

Crawford, aujourd’hui à l’Imperial College<br />

de Londres, a révélé l’importance du DHA<br />

dans le fonctionnement cérébral. Une<br />

découverte confirmée depuis par de nombreuses<br />

études. Le DHA se révèle être un<br />

composant essentiel de la membrane neuronale,<br />

facilitant la communication entre<br />

ancêtres nous en ont également légué un<br />

autre qui, de manière surprenante, agit aussi<br />

sur la santé mentale : la flore intestinale.<br />

Notre corps abrite des milliers de milliards<br />

de bactéries, champignons et autres<br />

microorganismes qui ont évolué avec<br />

nous. Ce microbiote – et l’ensemble de ses<br />

gènes, le microbiome – représente plus de<br />

la moitié des cellules de notre corps ! Utile<br />

à l’organisme, il intervient dans la formation<br />

et le fonctionnement des systèmes<br />

immunitaire et digestif. Mais de récentes<br />

études menées sur la flore intestinale (le<br />

microbiote le plus étudié) montrent qu’il<br />

peut également agir sur notre cerveau.<br />

Intestin sain, cerveau sain<br />

Une des démonstrations les plus spectaculaires<br />

en a été donnée en 2014 par un<br />

étudiant anglais de 23 ans du nom de Tom<br />

Spector. Celui-ci se livre en effet à une drôle<br />

d’expérience : il mange au MacDonald<br />

à chaque repas pendant dix jours. À la<br />

manière de Morgan Spurlock, dans le<br />

documentaire Super Size Me. Il doit trouver<br />

un sujet pour valider son diplôme de<br />

génétique, et il s’agit pour lui de répondre<br />

à une question essentielle : un excès de<br />

junk food modifie-t-il la flore intestinale ?<br />

Heureusement pour Tom, l’expérience ne<br />

dure pas un mois, contrairement à Morgan<br />

Spurlock, car il commence à se sentir mal<br />

(léthargie, troubles du sommeil, mauvaise<br />

digestion…) au bout de quelques<br />

jours. Et il a de la chance, les résultats sont<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

23


spectaculaires : le régime « MacDo » lui a fait<br />

perdre un tiers des espèces bactériennes<br />

composant son microbiote intestinal !<br />

Ce qui n’est pas anodin sur le plan médical.<br />

En effet, on sait aujourd’hui qu’un tel<br />

bouleversement de la flore peut conduire<br />

à une inflammation gastro-intestinale qui<br />

aura, elle-même, des effets néfastes sur le<br />

cerveau. Comment ? En faisant chuter la<br />

production d’un neurotransmetteur, la<br />

sérotonine, qui a lieu à 90 % dans l’intestin.<br />

La sérotonine est remplacée par des composés<br />

neurotoxiques, synthétisés à partir<br />

du même précurseur (l’acide aminé tryptophane).<br />

La preuve que pour un cerveau<br />

sain, il faut soigner l’intestin. Ce qui ouvre<br />

des perspectives intéressantes, puisqu’il<br />

est possible de le faire en agissant sur sa<br />

propre alimentation.<br />

Une expérience conduite en 2015 à l’université<br />

de Pittsburgh en livre une preuve<br />

éclatante. Dans cette étude, 20 Américains<br />

de Pennsylvanie ont échangé leurs repas<br />

avec 20 Sud-Africains ruraux. Ceux qui<br />

mangeaient habituellement beaucoup de<br />

protéines animales et de graisses (hamburgers,<br />

frites…) sont passés à un régime riche<br />

en fibres et pauvre en graisses (légumes,<br />

poissons…). Et inversement. Résultat : au<br />

bout de 15 jours, le côlon des Américains<br />

est apparu moins irrité, contrairement à<br />

celui des Sud-Africains. Et surtout, l’analyse<br />

de leurs selles révélait une augmentation<br />

(de 250 %) des bactéries produisant<br />

du butyrate, une molécule connue pour<br />

protéger du cancer du côlon. De leur côté,<br />

les Sud-africains voyaient augmenter dans<br />

leur sang la concentration de certains biomarqueurs<br />

de risque du cancer du côlon.<br />

Cette expérience a montré à quel point il<br />

est possible, en changeant nos habitudes<br />

alimentaires, d’agir sur la santé de notre<br />

intestin… et donc de notre cerveau.<br />

Certains psychiatres ont déjà franchi<br />

le pas et donnent systématiquement des<br />

conseils nutritionnels à leurs patients.<br />

C’est le cas d’Emily Deans, de l’École de<br />

médecine de Harvard, convaincue que cela<br />

peut aider certains patients dépressifs.<br />

De même que de manger à des horaires<br />

réguliers. En revanche, elle se méfie de la<br />

déferlante des probiotiques, ces micro-organismes<br />

vivants, bactéries ou levures, utilisés<br />

comme compléments alimentaires<br />

et qui prétendent soigner tous nos maux.<br />

La partie du cerveau qui forme nos souvenirs est<br />

plus développée si l’on privilégie une alimentation<br />

saine que si l’on se nourrit de hamburgers et de sodas<br />

Pour la santé mentale, elle milite plutôt en<br />

faveur d’une alimentation saine et équilibrée,<br />

par exemple le régime méditerranéen.<br />

Je mange, donc je pense<br />

Revenons à Carolyn. Voilà sept ans<br />

qu’elle a modifié ses habitudes alimentaires<br />

: elle a réduit sa consommation de<br />

sucre et mange beaucoup de poisson. Elle<br />

n’a plus de problème de poids et son diabète<br />

est sous contrôle. Mais la plus grande<br />

révolution pour elle n’est pas là. Elle se<br />

situe le jour où elle a compris à quel point<br />

la façon de manger influe sur la façon<br />

dont on se porte. Bien sûr, pour certains<br />

spécialistes comme les endocrinologues,<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

24


cardiologues ou gastro-entérologues, c’est<br />

une évidence. Mais pour les psychiatres,<br />

c’est un vrai changement. Certains ont<br />

même publié un rapport en mars 2015<br />

(dans la revue Lancet Psychiatry), sous la<br />

houlette de la Société internationale pour<br />

la recherche en psychiatrie nutritionnelle,<br />

qui appelle à l’intégration de programmes<br />

nutritionnels dans la prise en charge des<br />

maladies mentales. Le chef de file de cette<br />

initiative, la psychiatre australienne Felice<br />

Jacka, a démarré un essai clinique destiné<br />

à évaluer l’efficacité de cette approche chez<br />

des patients souffrant d’une dépression<br />

sévère. Bien que préliminaires, les résultats<br />

semblent prometteurs.<br />

On connaît les limites des médicaments<br />

actuels contre les maladies psychiatriques.<br />

Par exemple, le Prozac (un<br />

inhibiteur de la recapture de la sérotonine),<br />

l’antidépresseur le plus prescrit<br />

au monde, n’est efficace que dans les<br />

cas sévères. Pour les formes légères ou<br />

modérées de dépression, il ne vaut guère<br />

mieux que le placebo ! De plus, certains<br />

patients ne répondent pas aux traitements.<br />

Certes, d’autres médicaments plus<br />

adaptés verront sûrement le jour, au fur et<br />

à mesure des avancées scientifiques sur ces<br />

maladies. Mais il est fort probable qu’une<br />

approche nutritionnelle, dénuée d’effets<br />

secondaires et peu coûteuse, occupera<br />

une place de choix dans la future prise en<br />

charge des maux de notre cerveau.<br />

Article publié dans Cerveau&Psycho<br />

n° 79 juillet 2016<br />

Bret STETKA<br />

est directeur éditorial du site<br />

médical Medscape.com<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

F. N. Jacka et al.,<br />

Western diet is associated with a<br />

smaller hippocampus,<br />

BMC Medicine, vol. 13, 2015.<br />

C. F. Reynolds et al.,<br />

Early intervention to preempt major<br />

depression among older black and<br />

white adultes,<br />

Psychiatric Services,<br />

vol. 65, pp. 765-773, 2014.<br />

A. Sanchez-Villegas et al.,<br />

Mediterranean dietary pattern<br />

and depression : The PREDIM ED<br />

randomized trial,<br />

BMC Medicine, vol. 11, 2013.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

25


Ne laissez pas vos émotions<br />

dicter votre alimentation<br />

PAUL BRUNAULT<br />

©Unsplash/Pete Wright


Comment nos émotions influent-elles sur notre alimentation,<br />

et inversement ? À quel moment bascule-t-on dans<br />

l’addiction ? Comment résister à la tentation engendrée<br />

par la profusion de nourriture disponible ? Paul Brunault,<br />

médecin psychiatre spécialisé dans la prise en charge<br />

des addictions alimentaires, nous répond.<br />

Le corps humain a ses propres<br />

mécanismes de régulation<br />

de l’alimentation. Pourquoi<br />

avons-nous parfois tant de mal<br />

à les maintenir en équilibre ?<br />

Parce que le monde a changé depuis<br />

que ces mécanismes d’équilibrage se sont<br />

constitués. Pour nos ancêtres, la nourriture<br />

était globalement difficile d’accès,<br />

et ce jusqu’à une époque relativement<br />

récente – probablement moins d’un siècle.<br />

Aujourd’hui, dans les pays industrialisés,<br />

la plupart des gens n’ont même plus à se<br />

poser la question de savoir où et quand ils<br />

vont trouver à manger. C’est l’accessibilité<br />

et l’abondance de la nourriture qui fait<br />

la différence. À cela s’ajoute le fait qu’aujourd’hui,<br />

plus la nourriture est riche en<br />

graisse et en sucres, moins elle est coûteuse.<br />

Le cerveau humain se trouve donc<br />

placé face à un stimulant permanent et<br />

facilement accessible. Cela ouvre la voie à<br />

des dérives. Notamment celle qui consiste<br />

à utiliser les aliments, si facilement<br />

disponibles, comme moyen de réguler ses<br />

propres émotions.<br />

Une sorte de palliatif<br />

à nos mouvements d’humeur ?<br />

C’est ce qu’on appelle l’alimentation<br />

émotionnelle. C’est une façon de se nourrir<br />

qui est en lien avec un ressenti, le plus<br />

souvent négatif, mais qui peut être aussi<br />

positif (pensez à l’envie de « se faire un bon<br />

gueuleton » quand on a appris une très<br />

bonne nouvelle). Nous ne sommes pas<br />

toujours très habiles à déchiffrer, gérer et<br />

modérer nos émotions. Lorsque nous ressentons<br />

un coup de blues ou un moment<br />

de stress, le geste consistant à tendre la<br />

main vers une barre de chocolat ou un<br />

sachet de chips peut avoir quelque chose<br />

de réconfortant. Le plaisir ressenti dissipe<br />

momentanément la tension ou le mal-être<br />

intérieur, mais de façon éphémère et surtout<br />

sans en éliminer les causes. Le risque<br />

est ensuite de banaliser le geste, de ne pas<br />

savoir gérer ses émotions autrement, et<br />

donc de devenir esclave de ce comportement.<br />

On n’est alors pas très loin de l’addiction.<br />

Il nous faut donc veiller à ne pas<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

27


laisser nos émotions dicter entièrement<br />

notre relation à la nourriture.<br />

Comment éviter que s’établisse<br />

une telle connexion entre émotion<br />

et alimentation ?<br />

On comprend que le travail sur la gestion<br />

des émotions est souvent un passage<br />

important, surtout dans le traitement<br />

des troubles des conduites alimentaires.<br />

personnels, voire psychiatriques, sont-ils<br />

en cause ? Parfois, c’est un traumatisme<br />

qui se trouve à la base du phénomène : on<br />

constate des cas d’alimentation émotionnelle<br />

chez certains traumatisés, pour qui<br />

manger peut être un moyen d’anesthésier<br />

les émotions fortement négatives liées à<br />

leur traumatisme, et qui peuvent remonter<br />

à l’improviste ou en réponse à des éléments<br />

déclencheurs.<br />

L’énorme disponibilité des aliments dans notre<br />

société constitue un stimulant permanent pour notre<br />

cerveau. Le risque est d’utiliser la nourriture,<br />

non plus pour se nourrir, mais pour régler son affect<br />

Il va s’agir d’apprendre à mieux identifier<br />

les émotions qui provoquent une<br />

envie de manger. Et à comprendre pourquoi<br />

la nourriture sert parfois à anesthésier<br />

ce ressenti. Et puis, évidemment, il<br />

faut identifier les facteurs qui peuvent<br />

être responsables de l’émotion en question,<br />

pour ne plus être à la merci de ce<br />

mécanisme : certaines situations particulières<br />

sont-elles des déclencheurs ?<br />

Des facteurs professionnels, familiaux,<br />

Il existe aussi des pathologies où les<br />

émotions sont perturbées, et l’alimentation<br />

aussi. C’est le cas des troubles bipolaires<br />

– dans ce cas, une thérapie efficace sur un<br />

plan psychiatrique apporte des bénéfices<br />

en termes d’alimentation –, du trouble de<br />

l’attention avec ou sans hyperactivité, qui<br />

favorisent l’impulsivité et donc l’alimentation<br />

compulsive, ou de l’anxiété sociale.<br />

Le but est de permettre à la personne de<br />

prendre du recul afin d’être en mesure de<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

28


modifier ce qui provoque en elle des émotions<br />

négatives, voire positives.<br />

Dans quels cas le rapport<br />

émotionnel à la nourriture peut-il<br />

être qualifié d’addiction ?<br />

Lorsque la nourriture est utilisée<br />

comme moyen de régulation émotionnelle,<br />

et non plus comme apport nutritif<br />

au sens premier, un glissement peut se<br />

produire. Piocher dans le sac de chips dès<br />

qu’on se sent stressé ou malheureux procure<br />

un moment de réconfort transitoire,<br />

mais lorsque cela devient une habitude, un<br />

phénomène de tolérance peut s’installer,<br />

c’est-à-dire une perte progressive de sensibilité.<br />

Le fait de manger n’apporte alors<br />

des comportements addictogènes comme<br />

le jeu de hasard et d’argent. Il faut augmenter<br />

les doses. C’est ce qui peut alors mener<br />

au surpoids ou à l’obésité.<br />

Notre société favorise-t-elle<br />

ces comportements ?<br />

Le comportement addictif est favorisé<br />

par l’accessibilité des produits. Le délai<br />

dans lequel vous pouvez vous procurer<br />

une substance détermine en grande partie<br />

la probabilité de basculer dans le lien de<br />

dépendance. Or, le délai d’obtention d’une<br />

nourriture grasse et sucrée, si le besoin s’en<br />

fait sentir, est considérablement raccourci<br />

aujourd’hui dans notre société. Si vous<br />

Quand on utilise la nourriture pour se sentir mieux,<br />

le risque est d’en devenir dépendant, et de dérégler<br />

progressivement ses mécanismes de satiété<br />

plus grand-chose, et il faut augmenter les<br />

doses. On retrouve là un des signes caractéristiques<br />

de l’addiction à l’œuvre dans le<br />

cas d’autres drogues, que ce soit l’héroïne,<br />

la cocaïne ou le cannabis, mais aussi pour<br />

avez un brusque besoin d’un soda hypercalorique<br />

ou d’un hamburger très gras, dans<br />

la plupart des cas vous pouvez l’obtenir en<br />

moins d’un quart d’heure, à moins d’être<br />

perdu en pleine cambrousse. Évidemment,<br />

il est beaucoup plus facile de se procurer<br />

rapidement de la nourriture que de la<br />

cocaïne, de l’héroïne ou du cannabis, ou<br />

même que de se rendre au casino…<br />

En somme, nous aurions du mal<br />

à nous retenir, parce que<br />

la nourriture est partout…<br />

Oui, cet environnement favorise les<br />

comportements impulsifs. Autre ment dit,<br />

le fait de choisir sans attendre, sans différer<br />

ses envies et sans prendre en compte<br />

les conséquences à plus long terme. Tout<br />

est là, à portée de main, alors comment<br />

résister ? Cette dimension d’impulsivité<br />

est essentielle à la fois dans l’alimentation<br />

émotionnelle que nous sommes nombreux<br />

à connaître, et dans la véritable<br />

addiction qui est plus rare. C’est même,<br />

dans ce dernier cas, le premier facteur de<br />

risque. Lorsqu’on commence à avoir un<br />

rapport difficile à la nourriture, une envie<br />

du moment a plus de chance de se traduire<br />

par une prise alimentaire chez une personne<br />

impulsive que chez une autre moins<br />

impulsive. Un autre facteur de vulnérabilité<br />

est le névrosisme, ou tendance à avoir<br />

des émotions négatives comme la tristesse<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

29


ou la peur. Ces personnes risquent, plus<br />

que d’autres, de recourir à la nourriture<br />

pour réguler leur affect. Alors, si vous êtes<br />

à la fois sujet aux émotions négatives et<br />

très impulsif, cela se complique…<br />

Comment éviter de mettre le doigt<br />

dans l’engrenage, afin de « garder<br />

la main » sur ses émotions<br />

et sur sa prise alimentaire ?<br />

Vous l’avez dit, la première chose à faire<br />

est de connaître ses propres émotions, de les<br />

identifier et de comprendre leur logique.<br />

Cela peut être réalisé par un examen personnel,<br />

mais aussi dans une relation avec<br />

un thérapeute, comme par exemple à travers<br />

les thérapies cognitivo-comportementales.<br />

Celles ciblant les émotions sont<br />

particulièrement intéressantes, notamment<br />

les approches, de plus en plus développées,<br />

dites de pleine conscience. Ainsi,<br />

la thérapie de réduction du stress basée sur<br />

la pleine conscience, ou MBSR (mindfulness<br />

based stress reduction), popularisée par le<br />

médecin américain Jon Kabat-Zinn, a des<br />

effets réels sur l’hyperphagie boulimique<br />

aussi appelée binge eating, caractérisée par<br />

des prises alimentaires importantes et non<br />

contrôlées, sans stratégie de vomissement<br />

comme c’est le cas de la boulimie classique.<br />

En permettant au patient de mieux gérer<br />

ses moments de stress, cette technique<br />

réduit fortement la fréquence des crises et<br />

le surpoids conséquent.<br />

Comment éduquer les futures<br />

générations pour qu’elles aient<br />

une connexion saine avec leur<br />

corps et leur alimentation ?<br />

Les comportements problématiques<br />

en matière d’alimentation sont souvent<br />

appris très tôt. C’est un peu comme dans<br />

l’addiction aux drogues. Le plus important<br />

facteur de risque des troubles addictifs est<br />

la précocité de la première consommation.<br />

Plus un jeune enclenche tôt un comportement<br />

problématique, plus il a de risques<br />

d’y devenir addict. Et bien, c’est aussi le<br />

cas avec la nourriture. Plus les jeunes sont<br />

exposés précocement à des aliments ou<br />

des façons de manger à l’aide desquels ils<br />

régulent leurs émotions, plus ils auront<br />

tendance à gérer leur monde affectif à<br />

travers la nourriture, par la suite, et plus<br />

ces mécanismes seront difficiles à modifier.<br />

Évitez de donner à manger à un jeune<br />

enfant pour le calmer lorsqu’il pleure. La<br />

bonne éducation émotionnelle et alimentaire<br />

consiste à lui montrer comment réguler<br />

ses émotions d’une autre façon, sans<br />

quoi il sera toute sa vie esclave d’un réflexe<br />

consistant à prendre de la nourriture pour<br />

chasser les émotions négatives. Et puis, l’aider<br />

à réguler ses émotions peut consister,<br />

tout simplement, à prendre le temps d’être<br />

avec lui, à lui parler et le consoler. Mais<br />

cela demande plus d’investissement que<br />

La thérapie de réduction du stress basée<br />

sur la pleine conscience a des effets<br />

réels sur l’hyperphagie boulimique<br />

de lui donner un sachet de chips ou de le<br />

mettre devant un écran, dont on sait qu’ils<br />

augmentent la prise alimentaire. De ce<br />

point de vue, il devient urgent d’expliquer<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

30


aux plus jeunes que notre environnement<br />

actuel, numérique, et médiatique, ne<br />

va pas les aider parce que nous sommes<br />

aujourd’hui beaucoup plus sollicités qu’il<br />

y a trente ou quarante ans pour recourir à<br />

une alimentation impulsive.<br />

Les cadres et les professions<br />

intellectuelles semblent plus<br />

épargnés par ce phénomène,<br />

que les autres catégories<br />

socioprofessionnelles.<br />

Comment l’expliquez-vous ?<br />

Effectivement, les chiffres de l’Insee<br />

montrent que l’obésité progresse beaucoup<br />

plus rapidement chez les agriculteurs<br />

et les ouvriers que chez les cadres ou<br />

les professions intellectuelles supérieures.<br />

Effets du stress, des émotions négatives,<br />

d’une habitude de voir dans la nourriture<br />

un « refuge » ? Il faut aussi se référer aux<br />

travaux du sociologue Luc Boltanski qui<br />

pointait l’existence de deux cultures différentes<br />

du corps, selon les milieux professionnels.<br />

Alors que les travailleurs ont<br />

un rapport instrumental au corps (un<br />

outil fonctionnel, avant tout), les cadres<br />

auraient un rapport formel lié à l’apparence<br />

d’un corps dont il n’est pas fait usage<br />

dans leurs métiers. Or, moins le corps est<br />

investi comme outil de travail, plus il fait<br />

l’objet d’attentions et de soins… Il faudra<br />

évidemment prendre en compte cette<br />

dimension des représentations dans toute<br />

campagne de prévention ou de sensibilisation,<br />

que ce soit à l’addiction à l’alimentation<br />

ou à l’alimentation émotionnelle.<br />

Propos recueillis<br />

par Sébastien Bohler<br />

Article publié dans CerveauPsycho<br />

n° 108 mars 2019<br />

Paul BRUNAULT<br />

est médecin psychiatre<br />

et addictologue au CHRU<br />

de Tours, spécialisé dans<br />

la prise en charge<br />

des addictions alimentaires<br />

et des situations<br />

d’alimentation émotionnelle.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

P. C. Fletcher et P. J. & Kenny,<br />

Food addiction : A valid concept ?<br />

Neuropsycho-pharmacology,<br />

vol. 43, pp. 2506‐2513, 2018.<br />

P. J. Kenny,<br />

Peut-on être accro à la malbouffe ?,<br />

Cerveau & Psycho,<br />

n° 99, pp. 42-48, mai 2018.<br />

L. Bourdier et al.,<br />

Alimentation émotionnelle et<br />

addiction à l’alimentation,<br />

EMC Psychiatrie,<br />

vol. 15, pp. 1-8, 2017.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

31


Les addictions alimentaires<br />

existent-elles ?<br />

GÉRARD APFELDORFER<br />

© Unsplash/ Wei Ding


Non, le chocolat – ou un autre aliment – ne peut pas vous<br />

rendre dépendant ! En revanche, en manger pour contrôler<br />

vos émotions ou chasser des pensées désagréables<br />

est une addiction comportementale.<br />

la « molécule du plaisir »), nous satureraient<br />

d’endorphines (les analogues naturels de<br />

la morphine que le cerveau sécrète quand<br />

nous nous faisons plaisir).<br />

Quel soulagement pour Océane et<br />

Manon de se dire qu’elles ne sont pas des<br />

personnes coupables qui manquent de<br />

volonté, mais des victimes. De là à porter<br />

plainte contre ces industriels sans scrupule<br />

qui ne pensent qu’à augmenter leur chiffre<br />

d’affaires, il n’y a qu’un pas, que certains<br />

n’ont pas hésité à franchir…<br />

Rien de plus populaire que la<br />

notion d’addiction, en particulier l’idée<br />

que nous puissions développer une toxicomanie<br />

à des aliments. Océane me l’annonce<br />

: « Le sucre, docteur, ça me rend<br />

frénétique ! J’y pense toute la journée,<br />

au chocolat, au Coca, aux biscuits et aux<br />

fraises Tagada. Mais grosse comme je suis…<br />

Alors je lutte toute la sainte journée, pour<br />

finir par craquer. Faut m’aider, docteur, et<br />

me désintoxiquer. » Manon n’est pas en<br />

reste : « Le Nutella surtout, c’est une drogue<br />

dure. Ça m’obsède, ça m’empêche de me<br />

concentrer et de travailler. Le soir, je passe<br />

à la supérette pour m’acheter mon shoot,<br />

puis je me fais vomir, et souvent je recommence.<br />

C’est une obsession. »<br />

Ainsi, nombre de produits alimentaires<br />

sont accusés d’entraîner des addictions :<br />

le sucre et ses dérivés – bonbons, barres<br />

chocolatées, confiseries, pâtisseries… ; le<br />

Coca-Cola, qui contiendrait un ingrédient<br />

mystérieux entraînant une addiction ; les<br />

hamburgers composés eux aussi de substances<br />

nous rendant dépendants. Ces aliments<br />

affoleraient nos circuits cérébraux<br />

de la récompense, les inonderaient de dopamine<br />

(le neuromédiateur considéré comme<br />

Victimisation hâtive<br />

La victimisation des consommateurs<br />

ne fait pas seulement plaisir aux moralistes<br />

de tout poil, mais débouche aussi<br />

sur des solutions bien tentantes pour les<br />

pouvoirs publics : si on peut imputer l’épidémie<br />

d’obésité et des troubles du comportement<br />

alimentaire qui sévit dans les<br />

sociétés occidentales à différents aliments,<br />

alors pourquoi ne pas tenter de limiter leur<br />

consommation, voire de les interdire ? Mais<br />

instaurer la prohibition du sucre ou décréter<br />

la fermeture des restaurants à hamburgers<br />

semble quelque peu irréaliste… On<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

33


se contente donc le plus souvent, tant en<br />

France qu’à l’étranger, d’instaurer des politiques<br />

de « surtaxation » des aliments gras,<br />

des friandises et des boissons sucrées. Le<br />

problème n’est pourtant pas là.<br />

Addiction ou dépendance ?<br />

Avant d’aller plus loin, précisons notre<br />

vocabulaire. Le terme addiction dérive de<br />

la notion d’esclavage en droit romain. Un<br />

débiteur qui ne pouvait pas payer ses dettes<br />

était condamné à l’asservissement, à l’assujettissement<br />

envers son créancier. Et c’est<br />

bien de cela qu’il s’agit ici : d’une perte de<br />

liberté, d’une contrainte à consommer un<br />

produit dont nous sommes devenus incapables<br />

de nous passer.<br />

En fait, aujourd’hui, nous préférons<br />

parler de dépendance. Chaque individu présente<br />

différents traits de personnalité. Ceux<br />

ayant une personnalité dite « dépendante »<br />

manquent souvent de confiance en eux, ont<br />

peur du rejet et de la séparation. De sorte<br />

qu’ils se soumettent parfois à l’autre et ont<br />

des difficultés à exprimer le moindre désaccord<br />

afin de conserver le soutien et l’approbation<br />

d’autrui. Mais ce profil de personnalité<br />

les exposerait à d’autres formes de dépendance.<br />

En général, une faible estime de soi et<br />

un sentiment d’incompétence relationnelle<br />

conduiraient à rechercher des expériences<br />

intenses, dans le but d’obtenir un soulagement<br />

temporaire. De même, les individus<br />

ayant une personnalité dite « borderline »,<br />

caractérisée par une difficulté à se définir,<br />

une incapacité à affronter la solitude, l’ennui<br />

ou le vide, une instabilité émotionnelle,<br />

une grande impulsivité, deviendraient aussi<br />

aisément dépendants.<br />

Avec ces traits de personnalité, une<br />

personne peut donc devenir dépendante<br />

à un ou plusieurs individus, à un produit,<br />

ainsi qu’à un comportement (mais ce n’est<br />

pas le cas de toutes les personnes ayant<br />

ces traits de personnalité !). Le Manuel<br />

diagnostique et statistique des troubles<br />

mentaux, le DSM 5, qui fait office de classification<br />

internationale des maladies psychiatriques,<br />

définit la notion de dépendance<br />

et en précise la gravité. Celle-ci s’évalue en<br />

fonction des conséquences : la dépendance<br />

prend-elle de plus en plus de place dans la<br />

vie du sujet, le conduit-elle à ne plus pouvoir<br />

remplir ses obligations professionnelles,<br />

scolaires ou personnelles ? Le sujet<br />

se met-il en danger ? A-t-il des difficultés<br />

relationnelles ? Abandonne-t-il des activités<br />

épanouissantes ?<br />

Pour parler véritablement de dépendance,<br />

il faut que l’individu soit pris d’un<br />

« désir irrésistible » vis-à-vis du « produit »<br />

Nous n’avons jamais constaté de syndrome<br />

de sevrage lorsqu’une personne est privée<br />

d’aliments gras et sucrés<br />

et qu’il en consomme plus au fil du temps<br />

pour maintenir l’effet recherché ; c’est ce<br />

que l’on nomme la tolérance. Il faut aussi<br />

que l’absence du « produit » le rende malade<br />

et qu’il fasse un syndrome de sevrage (correspondant<br />

à différents symptômes).<br />

Dès lors, l’objet de la dépendance est<br />

fondamental : il inspire au corps médical<br />

les stratégies thérapeutiques à mettre en<br />

œuvre, celles-ci étant très différentes, voire<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

34


compensatoires, tels les vomissements,<br />

visant à se débarrasser de l’excès d’aliments<br />

mangés, contrairement à la boulimie), le<br />

carbohydrate craving (une envie incontrôlable<br />

de consommer de grandes quantités<br />

d’aliments riches en glucides ou sucres),<br />

Il existe différents types de troubles de l’alimentation :<br />

l’anorexie mentale ou les conduites compulsives<br />

comme la boulimie, l’hyperphagie boulimique,<br />

le carbohydrate craving ou la chocolatomanie<br />

opposées, selon le « produit » incriminé. Si<br />

nous sommes dépendants à une substance<br />

telle que l’alcool ou le tabac, les médecins<br />

proposent un sevrage, accompagné d’une<br />

thérapie permettant de le supporter. Mais<br />

il est clair que si nous sommes anormalement<br />

dépendants aux personnes de notre<br />

entourage, la prise en charge est plutôt<br />

une psychothérapie. De même, si nous<br />

sommes dépendants à un comportement<br />

visant à éviter des émotions et des pensées<br />

pénibles, il semble plus logique de proposer<br />

un traitement psychologique.<br />

Il existe différents types de dépendances<br />

comportementales, parmi lesquelles<br />

les troubles de l’alimentation :<br />

l’anorexie mentale (se priver volontairement<br />

de nourriture), les conduites<br />

alimentaires compulsives telles que la<br />

boulimie, l’hyperphagie boulimique (une<br />

compulsion alimentaire sans « méthodes »<br />

la chocolatomanie (le besoin compulsif<br />

de manger du chocolat). Nous allons voir<br />

que dans tous ces troubles, l’individu est<br />

dépendant à son comportement, mais pas<br />

aux produits qu’il mange.<br />

Quand le comportement<br />

devient incontrôlable<br />

Alors comment soigner Manon et<br />

Océane qui souffrent d’un désir irrésistible<br />

pour les aliments glucido-lipidiques ?<br />

Si nous considérons qu’elles sont dépendantes<br />

à une substance – comme elles le<br />

suggèrent –, nous préconisons le sevrage et<br />

l’interdiction définitive de la consommer.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

35


Mais si nous pensons qu’elles sont dépendantes<br />

à un comportement, mieux vaut<br />

proposer une psychothérapie pour renforcer<br />

leur tolérance émotionnelle (leur permettre<br />

de comprendre et d’accepter leurs<br />

émotions) et rendre futiles les conduites<br />

d’évitement.<br />

Examinons donc d’un peu plus près si<br />

certains aliments sont effectivement des<br />

produits « addictifs ». En particulier, augmentons-nous<br />

les doses pour obtenir le<br />

même effet quand nous avons des frénésies<br />

de produits gras et sucrés ? L’alcoolique<br />

ou le consommateur d’héroïne développe<br />

une tolérance qui permet à son corps de<br />

supporter des quantités de plus en plus élevées.<br />

Mais ce n’est pas le cas avec un aliment.<br />

Plusieurs études scientifiques ont montré<br />

que l’attrait pour le sucré a plutôt tendance<br />

à diminuer à mesure des expositions. Nous<br />

n’avons jamais non plus constaté de syndrome<br />

de sevrage lorsqu’une personne est<br />

privée d’aliments gras et sucrés. La faim<br />

et les effets du jeûne ne sont en rien comparables<br />

aux conséquences du manque.<br />

C’est pourquoi l’Organisation mondiale<br />

de la santé (OMS) ainsi que diverses<br />

organisations internationales ont conclu<br />

qu’il n’existe pas d’aliment répondant à la<br />

définition de produit addictif.<br />

Maigrir à tout prix<br />

Pourtant, l’obsession alimentaire, le<br />

désir frénétique de certains aliments, l’avidité,<br />

la gloutonnerie, existent bel et bien. Et<br />

si ces conduites n’étaient qu’une réponse<br />

aux interdits, à la discipline alimentaire que<br />

nous mettons en place dès lors que nous<br />

voulons perdre du poids ? Car pour maigrir,<br />

le plus souvent, nous tentons d’écarter<br />

certains aliments que nous considérons<br />

comme « grossissants », et de nous contenter<br />

d’autres, qui semblent « amaigrissants ». Et<br />

bien entendu, les premiers produits exclus<br />

sont ceux riches en sucres et en graisses.<br />

Cela s’appelle faire un régime.<br />

En 1975, Peter Herman et Janet Polivy,<br />

de l’université de Toronto au Canada,<br />

ont appelé ce genre de conduites la « restriction<br />

cognitive ». Nos croyances sur ce<br />

qu’il convient de manger pour maigrir<br />

prennent alors le pas sur les processus<br />

physiologiques de régulation du poids et<br />

de la masse grasse. Pour parvenir à tenir le<br />

régime, nous devons cesser d’écouter notre<br />

faim et notre satiété, ainsi que nos « appétences<br />

» (nos préférences alimentaires) qui<br />

nous orientent pourtant souvent vers les<br />

aliments dont notre corps a besoin.<br />

Plus le régime avance, plus nous avons envie<br />

des aliments interdits ; nous ne pensons qu’à ça<br />

En fait, au début d’un régime, tout va<br />

à peu près bien. Mais plus le temps passe,<br />

plus il devient difficile de s’écarter ainsi des<br />

demandes de l’organisme. Le désir des aliments<br />

interdits augmente, et nous ne pensons<br />

plus qu’à ça, nous devenons obsédés.<br />

Puis, malgré tous les serments que nous<br />

nous étions faits, nous finissons par craquer.<br />

Nous mangeons alors vite, sans réel plaisir<br />

gustatif, et la culpabilité nous envahit.<br />

Se sentir coupable de manger<br />

Cela ne vous rappelle rien ? Ne<br />

voyez-vous pas le comportement d’un<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

36


alcoolique ou d’un toxicomane ? La restriction<br />

cognitive mime donc l’addiction,<br />

mais son mécanisme est très différent et<br />

les remèdes le sont aussi. Car proscrire<br />

les aliments glucido-lipidiques, comme<br />

le proposent souvent les thérapeutes qui<br />

ne voient là qu’une addiction à un produit,<br />

aggrave les difficultés : il faut toujours<br />

plus de volonté, plus d’abstinence.<br />

Soit nous passons notre temps à alterner<br />

« craquages » et rédemption, soit, si nous<br />

arrivons à maintenir la restriction cognitive,<br />

le contrôle du corps et des comportements<br />

alimentaires devient obsessionnel,<br />

et nous perdons toute joie de vivre.<br />

Mais il en va autrement dès lors que<br />

nous mettons en place une thérapie favorisant<br />

le retour à une alimentation intuitive,<br />

c’est-à-dire guidée par les sensations<br />

alimentaires. Les personnes en difficulté<br />

avec leur poids et leur comportement alimentaire<br />

doivent renouer avec leur faim,<br />

ne plus la craindre, mais au contraire s’en<br />

réjouir. Car l’apparition de la faim participe<br />

au plaisir de manger.<br />

Le thérapeute leur apprend aussi<br />

à tenir compte de leurs sensations de<br />

rassasiement, et donc à ne pas manger plus<br />

que le corps ne le demande. Enfin, elles<br />

doivent comprendre leurs appétences et<br />

manger ce dont elles ont véritablement<br />

envie, et non pas ce qu’elles croient devoir<br />

manger. En bref, il s’agit de manger quand<br />

nous avons faim, même si ce n’est pas<br />

l’heure ; de ne pas manger si nous n’avons<br />

pas faim, même si c’est l’heure ; de s’arrêter<br />

dès que nous n’avons plus faim ; et de manger<br />

ce que nous désirons.<br />

Écouter son corps<br />

Différents exercices cognitivo-comportementaux<br />

permettent de se remettre<br />

à écouter son corps, de retrouver ses<br />

marques, d’abandonner ses croyances<br />

« toxiques ». En simplifiant, voici quelques<br />

exercices que j’ai proposés à Océane et<br />

Manon. Pour réapprendre à détecter la<br />

faim, elles peuvent supprimer, durant<br />

quatre jours, le petit-déjeuner et attendre<br />

la survenue des sensations de faim. Elles<br />

décident alors de consommer une collation<br />

qu’elles ont choisie, même riche en<br />

calories, ou patientent encore un peu pour<br />

Les aliments caloriques, débarrassés du poids<br />

de la culpabilité, redeviennent des aliments<br />

plutôt que des « drogues »<br />

examiner l’évolution des manifestations<br />

de la faim. Pour déterminer quand elles<br />

sont rassasiées, pendant quatre jours également,<br />

elles peuvent remplacer le déjeuner<br />

habituel par un aliment « tabou », très riche<br />

en calories. Elles apprennent à le déguster,<br />

en le mangeant attentivement, au calme,<br />

en solo, sans autre activité, et elles arrêtent<br />

dès qu’elles ont moins envie de l’ingérer.<br />

Et si elles ont faim dans l’après-midi, elles<br />

mangent le même aliment.<br />

Dès lors, les aliments à haute densité<br />

calorique, « dédiabolisés », débarrassés du<br />

poids de la culpabilité, retrouvent leur<br />

caractère savoureux et réconfortant, c’est-àdire<br />

redeviennent des aliments plutôt que<br />

des « drogues ». Nous nous apercevons alors<br />

qu’une petite quantité suffit pour nous<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

37


nourrir et nous réconforter, et que le reste<br />

du temps, nous ne leur prêtons pas grand<br />

intérêt. Nous savons que nous pouvons en<br />

avoir quand nous voulons, et la seule question<br />

que nous nous posons est : « Est-ce que<br />

j’en veux maintenant, ou bien pas tout de<br />

suite, sans doute plus tard ?» De sorte qu’en<br />

quelques mois, le plus souvent, notre « toxico<br />

de la bouffe » est redevenu un consommateur<br />

ordinaire, pour qui manger est simple.<br />

Me voilà emporté par mon élan et<br />

quelque peu optimiste. Car c’est faire fi<br />

d’une seconde difficulté, souvent présente<br />

elle aussi. Le moteur des addictions<br />

comportementales est pour l’essentiel de<br />

calmer des émotions trop pénibles. Le sujet<br />

a par exemple des pensées de dévalorisation,<br />

des pensées autocritiques, comme « je<br />

suis nul », « je n’y arriverai jamais », « ça va<br />

rater ». Ou bien, il s’impose des contraintes :<br />

« Il faut que… », « Je dois absolument… » Ou<br />

encore, il cherche à justifier qu’il ne fait<br />

rien, qu’il abandonne : « Je n’ai pas le temps,<br />

pas la force… Je suis boulimique, dépendant,<br />

drogué… C’est plus fort que moi. » De<br />

telles pensées engendrent des émotions<br />

telles que le désespoir, la dépression, l’anxiété,<br />

la colère, la honte, la culpabilité.<br />

« Se soigner » en mangeant du chocolat et des bonbons, ça marche ! Nous oublions ainsi les soucis<br />

et nous sentons mieux… quelques instants.<br />

Manger pour calmer<br />

des émotions pénibles<br />

Il peut alors apaiser ses émotions<br />

en ayant des sensations intenses, qui<br />

mobilisent l’esprit. Jouer en ligne, faire<br />

des achats incontrôlables ou bien manger<br />

compulsivement… Mais ensuite, il<br />

culpabilise, de sorte qu’il renouvelle la<br />

conduite addictive. Peu à peu, il devient<br />

de plus en plus intolérant à ses pensées et<br />

à ses émotions et il a recours au comportement<br />

addictif de plus en plus souvent.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

38


Tel est le mécanisme intime de l’addiction<br />

comportementale.<br />

Comment en sortir ? Les thérapies<br />

cognitivo-comportementales dites de<br />

la troisième vague, ou thérapies cognitivo-émotionnelles,<br />

aident la personne<br />

dépendante à augmenter sa tolérance émotionnelle,<br />

à ne plus craindre ses propres<br />

émotions. Elles lui permettent ainsi de<br />

mener la vie qu’elle souhaite, riche et<br />

pleine de sens. Le protocole de réduction<br />

du stress fondée sur la méditation en<br />

pleine conscience (MBSR, Mindfulness-based<br />

stress reduction) de Jon Kabat-Zinn, la thérapie<br />

cognitive en pleine conscience (MBCT,<br />

Mindfulness-based cognitive therapy) de<br />

Zindel Segal et de ses collègues, ou encore<br />

la thérapie d’acceptation et d’engagement<br />

(ACT, Acceptance and commitment therapy) de<br />

Steven Hayes utilisent l’entraînement à la<br />

pleine conscience et la thérapie cognitive<br />

dans ce sens, et réduisent ainsi les addictions<br />

comportementales.<br />

Les patients guérissent en méditant<br />

En conséquence, pour répondre à la<br />

question de départ : non, les addictions à un<br />

aliment n’existent pas. Mais les conduites<br />

de restriction cognitive qui donnent lieu<br />

à des luttes internes afin de contrôler ses<br />

désirs d’aliments existent bien. Qui plus<br />

est, l’évitement émotionnel engendre aussi<br />

des comportements visant à calmer les<br />

pensées et les émotions pénibles. C’est une<br />

forme d’addiction, elle est dite comportementale.<br />

Tous les « addicts de la bouffe »<br />

ont besoin d’une aide psychologique, et<br />

sûrement pas d’interdits alimentaires supplémentaires,<br />

qui ne font qu’aggraver leur<br />

problème. Océane et Manon avaient l’une<br />

de ces deux difficultés ; en suivant les exercices<br />

de pleine conscience que je leur ai<br />

prescrits, elles ont pu remanger des friandises<br />

et du Nutella, sereinement.<br />

Article publié dans<br />

L’Essentiel Cerveau&Psycho<br />

n° 23 août 2015<br />

Gérard APFELDORFER<br />

est psychiatre<br />

et préside le Groupe<br />

de réflexion<br />

sur l’obésité et le surpoids<br />

(gros.org).<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

G. Apfeldorfer,<br />

Addiction aux aliments sucrés :<br />

vrai ou faux débat ?,<br />

in M.-S. Billaux, Le Goût du sucre,<br />

plaisir et consommation, Autrement,<br />

pp. 125-137, septembre 2010.<br />

G. Apfeldorfer<br />

et J.-P. Zermati,<br />

Traitement de la restriction<br />

cognitive : est-ce si simple ?,<br />

Obésité, vol. 4, pp. 91-96, 2009.<br />

A. Drewnowski<br />

et F. Bellisle,<br />

Is sweetness addictive ?,<br />

Nutrition Bulletin,<br />

vol. 32, pp. 52-60, 2007.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

39


Libéré(e)s des régimes<br />

CHARLOTTE N. MARKEY<br />

© Shutterstock.com/Alan Poulson Photography


Quel bonheur de perdre vite ses kilos superflus avec<br />

le dernier régime de l’été ! Mais quelle horreur quand<br />

ils reviennent quelques mois après, avec en prime<br />

un surplus… Les psychologues savent pourquoi<br />

les régimes échouent et connaissent des méthodes<br />

efficaces pour perdre du poids durablement.<br />

régimes au cours de leur vie. Mais la plupart<br />

des gens ne parviennent pas à se débarrasser<br />

durablement des kilos en trop. De fait,<br />

de nombreuses études scientifiques ont<br />

montré que suivre un régime, notamment<br />

ceux faisant le buzz avant l’été, ne permet<br />

pas de perdre du poids dans la durée. Pire<br />

encore : les adeptes finissent par accumuler<br />

plus de kilos qu’ils n’en ont perdus.<br />

Mon amie Anne a récemment<br />

testé le régime Paléo. Le principe ? Manger<br />

de la viande et des fruits comme nos<br />

ancêtres de l’âge de pierre, en supprimant<br />

les laitages, les céréales, les sucres raffinés,<br />

ainsi que tous les produits transformés. En<br />

six semaines, elle a perdu près de sept kilos.<br />

Mais à quel prix ? Pendant son régime, Anne<br />

a évité toute situation « dangereuse »: les<br />

happy hours au bar après le travail, les soirées<br />

entre copines ou les pots entre collègues.<br />

Mais comme on pouvait s’en douter,<br />

elle a vite regretté son ancienne vie et, peu à<br />

peu, a repris ses habitudes. Après quelques<br />

semaines, mon amie a retrouvé tous ses<br />

kilos perdus, et quelques-uns en prime. Ce<br />

n’est pas son premier échec ; habituée des<br />

régimes, Anne n’a jamais réussi à mincir<br />

durablement. Dès qu’elle finit un régime, la<br />

balance, telle une pendule, remonte inexorablement<br />

le temps des kilos superflus…<br />

Cette situation n’a rien d’exceptionnel.<br />

D’après une étude de l’Inserm publiée<br />

en 2012, en France, sept femmes sur dix et<br />

un homme sur deux aimeraient maigrir.<br />

Quelque 30 % des Françaises ont suivi cinq<br />

Des régimes trop restrictifs<br />

Par « régime », il faut comprendre ces programmes<br />

qui exigent de réduire les portions,<br />

diminuant fortement l’apport en calories,<br />

ou d’éliminer certains groupes d’aliments,<br />

comme les glucides, les graisses ou les sucreries.<br />

Malgré ces privations, le régime séduit,<br />

car il dicte clairement ce que l’on doit ou ne<br />

doit pas manger. Ces stratégies permettent<br />

effectivement de corriger des comportements<br />

alimentaires instables ou de mauvais<br />

choix nutritionnels. Mais sur une très courte<br />

période. Dans les faits, ces régimes, trop draconiens,<br />

sont presque impossibles à respecter<br />

et donc souvent inefficaces.<br />

D’où mon conseil : ne suivez pas<br />

de régime. N’éliminez aucun groupe<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

41


d’aliments et ne comptez pas les calories.<br />

Ne cherchez pas à manger peu ou à vous<br />

priver. Ces programmes sont des bombes à<br />

retardement à cause des troubles psychologiques<br />

qu’ils provoquent et que tout adepte<br />

connaît trop bien : des envies irrépressibles<br />

d’aliments interdits, des excès de nourriture<br />

grasse et sucrée, suivent toujours une<br />

période de privation et deviennent une<br />

préoccupation de tous les instants.<br />

Consommer avec modération<br />

Le meilleur moyen d’éviter ces écueils<br />

est la modération. Modifier légèrement ses<br />

habitudes alimentaires, évoluer en douceur,<br />

est réellement la meilleure option<br />

pour maigrir durablement. Ce message ne<br />

date pas d’hier. Mais les preuves de son efficacité<br />

sont aujourd’hui très nombreuses et<br />

ne doivent donc plus être ignorées.<br />

Contrôler efficacement son poids est<br />

un enjeu de santé publique important<br />

si l’on considère qu’un tiers des Français<br />

et deux tiers des Américains de plus de<br />

20 ans sont en surpoids ou obèses. L’obésité<br />

est une épidémie s’accompagnant de<br />

diverses maladies, comme le diabète ou<br />

les troubles cardiovasculaires, parmi les<br />

premières causes de mortalité en France et<br />

aux États-Unis. Il est donc urgent de trier<br />

les méthodes qui permettent de mincir de<br />

celles qui échouent.<br />

Les régimes « grand public » :<br />

une imposture<br />

Différentes études ont révélé que,<br />

dans l’ensemble, tous les régimes classiques,<br />

« grand public », aboutissent à<br />

une prise de poids plutôt qu’à une perte.<br />

Michael Lowe et ses collègues, de l’université<br />

Drexel à Philadelphie, l’ont montré<br />

en 2013 pour 15 régimes sur 20 testés chez<br />

des adolescents et des adultes sans surpoids,<br />

mais désirant perdre quelques kilos.<br />

Pourquoi ne fonctionnent-ils pas ?<br />

Un des problèmes avec les régimes,<br />

c’est que lorsqu’on cède à la tentation<br />

après une période de restriction, on verse<br />

plus facilement dans l’excès. Cet effet,<br />

appelé par les psychologues what the hell<br />

(à quoi bon ?), ruine les efforts consentis.<br />

En 2010, des psychologues de l’université<br />

de Toronto au Canada l’ont mis en évidence<br />

auprès de 106 étudiantes, dont une partie<br />

suivait un régime. Ils ont donné à chacune<br />

d’entre elles la même part de pizza, mais<br />

certaines pensaient avoir eu une grosse<br />

part, par comparaison avec un complice<br />

des expérimentateurs posté à proximité<br />

qui avait une toute petite portion, alors<br />

que d’autres croyaient avoir reçu une petite<br />

part, par le subterfuge inverse. Enfin, après<br />

avoir mangé leur pizza, les participantes se<br />

sont vu offrir toutes sortes de biscuits.<br />

Résultat : les femmes ne suivant pas de<br />

régime et celles au régime qui pensaient<br />

avoir mangé une part plus petite que les<br />

Les femmes qui croient avoir fait un écart à leur<br />

régime engloutissent ensuite bien plus de biscuits<br />

autres ou qui n’avaient pas de point de comparaison<br />

ont dégusté seulement quelques<br />

biscuits. Mais les étudiantes qui estimaient<br />

avoir enfreint leur régime en mangeant<br />

une part de pizza plus grande que les autres<br />

en ont dévoré bien plus…<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

42


Pour les chercheurs, ces jeunes filles<br />

Devinez quelle créature a immanquable-<br />

pensaient déjà avoir ruiné leur régime,<br />

ment pris possession de leurs pensées ?<br />

alors « à quoi bon » ? Elles pouvaient bien se<br />

Pour les aliments, le processus est iden-<br />

« gaver » de cookies si elles le souhaitaient…<br />

tique : cherchez à en éliminer un et il finit<br />

Ne pas respecter un régime ou simplement<br />

par vous obséder. En 2015, des chercheurs<br />

croire ne pas l’avoir fait suffit donc à vous<br />

ont montré que, non seulement on y pense<br />

faire perdre la maîtrise de vous-même.<br />

en permanence, mais on se rue dessus à la<br />

Un deuxième processus psychologique<br />

explique l’échec des régimes : l’« effet<br />

rebond ». Certains programmes promettent<br />

que l’on n’aura aucune sensation<br />

première occasion. Leur étude comparait<br />

les profils alimentaires de 23 personnes<br />

de poids normal, ne suivant pas de régime<br />

mais qui s’empêchaient de craquer pour<br />

NE PRIVEZ PAS VOTRE ESTOMAC<br />

Manger très peu est un exercice difficile<br />

et en cas de dérapage, on a tendance,<br />

par « effet rebond », à se nourrir encore plus.<br />

de faim et invitent à manger sans restric-<br />

des aliments « à risque » (gras et sucrés) au<br />

tion certains groupes d’aliments tout en<br />

moment du goûter, comme des beignets et<br />

en éliminant d’autres. Le souci lorsqu’on<br />

de la crème glacée, et 23 personnes de poids<br />

supprime ses mets préférés – ce qui est le<br />

semblable qui choisissaient simplement<br />

© Shutterstock.com/Robyn Mackenzie, Mr.Nakorn ; © Shutterstock.com/Studio Barcelona<br />

cas dans la plupart des régimes –, c’est que<br />

l’on développe une appétence particulière<br />

pour ces « interdits ». Renoncez aux pâtes et<br />

vous rêverez de spaghettis…<br />

La préoccupation alimentaire est une<br />

conséquence inhérente des régimes. C’est<br />

l’effet rebond : tentez de supprimer une pensée<br />

et celle-ci revient au galop. Le psychologue<br />

social Daniel Wegner a rendu célèbre<br />

ce processus grâce à une série d’expériences<br />

autour d’un ours blanc, où il demandait à des<br />

participants d’éviter de penser à l’animal.<br />

le menu de leur goûter sans y prêter beaucoup<br />

d’attention.<br />

Objectif raisonnable<br />

Ainsi, les sujets qui s’étaient privés de<br />

certains aliments craquaient davantage<br />

et mangeaient plus d’aliments riches en<br />

sucres et en graisses que ceux ne s’en préoccupant<br />

pas. C’est le « retour de bâton »<br />

propre au phénomène de privation.<br />

Il est bien plus efficace de se fixer<br />

des objectifs raisonnables, comme l’ont<br />

NE SUPPRIMEZ PAS DE GROUPE D’ALIMENTS<br />

Interdisez un aliment et il devient<br />

une obsession. Les personnes qui ont tenté<br />

l’expérience ont même fini par céder<br />

davantage aux aliments interdits qu’aux autres.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

43


montré en 2012 Daniela Jakubowicz, de<br />

l’université de Tel Aviv, et ses collègues.<br />

Plus de 190 hommes et femmes souffrant<br />

d’obésité ont suivi un régime strict, pauvre<br />

en calories, pendant 16 semaines. La moitié<br />

mangeait un petit déjeuner « normal »<br />

– 300 calories –, l’autre moitié avalait un<br />

solide repas – 600 calories – dont un aliment<br />

sucré, comme un beignet ou du<br />

chocolat, et dînait plus légèrement pour<br />

compenser. Dans la seconde partie de l’ex-<br />

tandis que les sujets du second groupe<br />

continuaient de maigrir (près de 7 kg supplémentaires).<br />

À la fin de l’étude, les premiers<br />

participants reconnaissaient avoir<br />

lutté contre des envies de plus en plus<br />

pressantes de sucres et de graisses ; alors<br />

que les seconds assuraient avoir réduit<br />

leur appétence pour ces aliments. Si avaler<br />

un dessert au petit déjeuner n’est pas le<br />

moyen le plus rapide ni le plus sain pour<br />

mincir, c’est efficace.<br />

NE COMPTEZ PAS LES CALORIES<br />

L’effort mental requis pour compter les calories<br />

mène rapidement au burn-out, à la fatigue<br />

et au ressentiment.<br />

Si avaler un dessert au petit déjeuner<br />

n’est pas le moyen le plus rapide<br />

ni le plus sain pour mincir, c’est efficace<br />

périence, les sujets tentaient de maintenir<br />

Troisième et dernier mécanisme en<br />

ces habitudes alimentaires, de leur propre<br />

cause dans l’échec des régimes : la fatigue<br />

chef, pendant 16 semaines. Chacun tenait<br />

mentale. Changer de comportement ali-<br />

© Unsplash / Artur Łuczka ; Shutterstock.com/Pixelbliss<br />

un journal de suivi et recevait les conseils<br />

d’un nutritionniste.<br />

Après les 16 premières semaines, les<br />

personnes au petit déjeuner léger avaient<br />

perdu quelques kilos de plus que celles du<br />

second groupe (15 contre 13,5). Mais après<br />

la seconde période de 16 semaines, elles<br />

avaient repris en moyenne plus de 10 kg,<br />

mentaire réclame attention et méthode,<br />

surtout au début. On dépense son énergie<br />

à vérifier son alimentation, ce qui diminue<br />

la possibilité de faire autre chose de potentiellement<br />

plus important. Différentes<br />

études analysent l’épuisement mental des<br />

personnes qui suivent un régime et de<br />

celles qui n’en font pas ; elles révèlent que<br />

CHANGEZ PROGRESSIVEMENT<br />

Attendre qu’un choix plus sain devienne<br />

une habitude avant d’en intégrer un nouveau<br />

permet d’éviter la fatigue mentale inhérente<br />

à la plupart des régimes.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

44


les premières ont plus de difficultés que les<br />

personnes, il existe non seulement un effet<br />

secondes à apprendre de nouvelles don-<br />

rebond post-régime, mais le prix à payer,<br />

nées, à résoudre un problème, à se concen-<br />

en termes de bien-être physique et mental,<br />

trer et à garder leur self-control.<br />

est aussi très lourd.<br />

Être obsédé par ses choix alimentaires<br />

a même parfois des conséquences néfastes<br />

sur le psychisme. En 2010, lors d’une étude<br />

publiée dans la revue Appetite, des cher-<br />

Comment mincir ?<br />

Ne plus avoir honte de son corps<br />

et prendre son temps<br />

cheurs ont autorisé des femmes au régime,<br />

Pourtant, il est possible de maigrir.<br />

et d’autres s’alimentant normalement, à<br />

Comment ? D’abord, si l’on souhaite sculp-<br />

manger du chocolat. Les premières ont<br />

ter son corps, il s’agit de muscler sa tête en<br />

été profondément perturbées par cette<br />

améliorant son état d’esprit. Des dizaines<br />

entorse à leur ascèse : elles n’arrivaient plus<br />

d’années de recherche montrent que les<br />

à penser clairement, envahies par des idées<br />

personnes qui n’aiment pas leur corps ont<br />

polluantes comme « Pourquoi ai-je mangé<br />

moins de chances de perdre du poids. Or<br />

ça ? », « Que vais-je avaler plus tard pour<br />

tout le monde peut apprendre à se sentir<br />

compenser ? », etc.<br />

mieux dans sa peau.<br />

La même année, une autre équipe a<br />

En 2014, des femmes présentant des<br />

montré que les femmes qui limitaient leur<br />

troubles alimentaires, dont quelques-unes<br />

apport calorique et consignaient chaque<br />

obèses ou en surpoids, ont suivi une thé-<br />

prise alimentaire présentaient des concen-<br />

rapie reposant sur une technique visant<br />

trations sanguines élevées en cortisol, l’une<br />

à réduire le sentiment de honte et à déve-<br />

© Shutterstock.com/Dean Drobot<br />

des principales hormones du stress. Même<br />

les sujets qui notaient simplement leurs<br />

menus sans chercher à en réduire la valeur<br />

énergétique se sentaient plus stressés et<br />

finissaient par grossir. Pour beaucoup de<br />

lopper l’estime de soi. Après 12 semaines<br />

de traitement, les femmes ayant réussi à<br />

développer de « l’autocompassion » et ayant<br />

ainsi moins honte de leur corps ont adopté<br />

de meilleures habitudes alimentaires.<br />

AIMEZ VOTRE CORPS !<br />

Les personnes qui ont une image positive<br />

de leur corps et qui ont confiance en elles sont<br />

aussi celles qui parviennent le mieux à mincir<br />

et à rester stables.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

45


Pour développer l’estime de soi, une<br />

méthode simple existe : écrire régulièrement<br />

des messages positifs. La recherche<br />

sur le bonheur a montré que prêter attention<br />

à ce que nous aimons – « J’ai de beaux<br />

yeux » – et à notre santé, plutôt qu’à des<br />

objectifs à atteindre – « Je veux courir cinq<br />

kilomètres » –, améliore notre état d’esprit.<br />

Ensuite, pour maigrir, il faut prendre<br />

son temps. Quand on décide de perdre du<br />

poids, on a envie d’y arriver rapidement,<br />

mais pour retrouver la ligne, on doit modifier<br />

progressivement et durablement son<br />

alimentation. Par exemple, en diminuant<br />

sa consommation d’alcool et de jus de<br />

fruits, en préférant les sodas ou limonades<br />

et bonne raison que cette approche, lente,<br />

inscrite dans la durée, permet de s’habituer,<br />

à son rythme, à une nouvelle routine<br />

alimentaire, sans les efforts et les privations<br />

exigés par les régimes classiques.<br />

La plupart des personnes qui souhaitent<br />

perdre plusieurs kilos tirent souvent avantage<br />

de cette technique « lente et modérée ».<br />

Mais rappelons que les sujets dont l’obésité<br />

représente des risques pour leur santé<br />

doivent adopter des règles alimentaires plus<br />

radicales, accompagnées d’un avis médical.<br />

Toutefois, en 2008, une étude a montré<br />

que des adultes obèses et en surpoids ayant<br />

modifié très légèrement leurs apports caloriques<br />

et leur activité physique perdaient<br />

Toutes les preuves convergent vers ce type<br />

de régimes, très progressifs et durables,<br />

dont l’objectif est de changer doucement<br />

de comportement alimentaire<br />

sans sucres et en s’offrant un dessert quatre<br />

soirs par semaine au lieu de sept.<br />

Ces changements ressemblent à un<br />

régime, celui-là même que j’ai conseillé<br />

d’éviter. Mais il n’en est rien, pour la simple<br />

quatre fois plus de poids (soit près de cinq<br />

kilos en un mois) que ceux qui suivaient<br />

un régime très pauvre en calories ; en plus,<br />

ils maintenaient leur poids les trois mois<br />

suivants. De même en 2015 : des travaux<br />

publiés dans la revue Plos One confirment<br />

que les femmes ayant amélioré leurs habitudes<br />

alimentaires et sportives sur le long<br />

terme sont celles qui se sont fixé des objectifs<br />

de perte de poids réalistes et qui restent<br />

motivées. Les participantes qui rechutaient<br />

ou ne parvenaient pas à changer leur comportement<br />

avaient tendance à vouloir maigrir<br />

beaucoup et vite, ce qui érodait leur<br />

motivation et leur estime de soi.<br />

Trouver le juste équilibre<br />

En 2006, le National weight control<br />

registry (nwcr) a entériné cette stratégie<br />

comme étant la plus efficace en enquêtant<br />

auprès de 4000 personnes ayant perdu plus<br />

de 13 kg et stabilisé leur poids pendant au<br />

moins une année. Les sujets avaient ainsi<br />

contrôlé leur alimentation en limitant<br />

par exemple la consommation de certains<br />

produits, en réduisant légèrement les portions<br />

et la quantité de calories, en planifiant<br />

leurs repas et en intégrant quelques<br />

exercices physiques, comme monter deux<br />

étages à pied chaque jour.<br />

Ces conseils peuvent sembler contradictoires<br />

avec les résultats de recherche<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

46


LA VÉRITÉ SUR LES RÉGIMES À LA MODE<br />

Les changements progressifs sont le meilleur moyen de perdre du poids durablement.<br />

Toutefois, l’attrait des régimes populaires reste tenace. Quelques rares personnes parviennent à mincir<br />

durablement grâce à ces méthodes – si bien qu’on ne peut pas les discréditer totalement –,<br />

mais les recherches scientifiques montrent qu’une approche modérée offre de meilleures chances<br />

de réussite. Voici quelques vérités sur certains des régimes à la mode.<br />

LE RÉGIME PALÉO<br />

– Le principe : ce qui était bon en leur temps pour nos ancêtres chasseurs-cueilleurs l’est aussi aujourd’hui. Ce régime « 100 % naturel »<br />

recommande de ne manger que légumes, fruits, viande et fruits à coque, en éliminant tous les laitages, céréales complètes, sucres raffinés,<br />

aliments transformés et légumineuses.<br />

– Le problème : notre environnement alimentaire diffère de celui de nos ancêtres. Les injonctions du régime Paléo sont irréalistes à long<br />

terme, car elles sont trop restrictives et rendent toute vie sociale impossible. Éliminer un si grand nombre d’aliments provoque aussi<br />

de fortes fringales.<br />

LE RÉGIME ATKINS<br />

– Le principe : une alimentation hyperprotéinée, très pauvre en glucides et en sucres. Ce qui favorise l’élimination des graisses.<br />

– Le problème : de nombreuses études montrent que si des effets significatifs sont possibles à court terme, la plupart des gens finissent<br />

néanmoins par reprendre les kilos perdus. Ce régime confirme « l’effet rebond » d’une restriction alimentaire excessive.<br />

LE RÉGIME 5 : 2<br />

– Le principe : manger normalement pendant cinq jours puis se restreindre pendant deux jours, de 500 calories pour une femme,<br />

600 pour un homme.<br />

– Le problème : ce régime fait l’objet de toutes les attentions depuis peu. Les premiers résultats, non confirmés, suggèrent un effet amincissant<br />

chez les hommes et les souris. Le souci, c’est que ces 500 ou 600 calories en moins pendant deux jours ont tendance à vous<br />

laisser sur votre « faim ». On se trouve alors plus exposé aux petits creux que si l’on mange avec modération. Et une fois ce processus<br />

enclenché, le risque est de consommer beaucoup plus d’aliments les cinq jours où tout est permis…<br />

© Shutterstock.com/sebra<br />

LE PROGRAMME WEIGHT WATCHERS<br />

– Le principe : ce régime prône les bienfaits d’une vie saine grâce à une alimentation équilibrée. Il insiste sur les fruits et les légumes,<br />

et propose des menus sur mesure, selon les envies de chacun. Aucun produit n’est interdit.<br />

– Le problème : ce programme cumule les aspects positifs. D’un point de vue nutritionnel et psychologique, il est en accord avec les<br />

conseils découlant des études scientifiques : être entouré et ne pas éliminer de groupes d’aliments. Néanmoins, quelques personnes<br />

trouvent son coût prohibitif – dû aux frais d’inscription et au suivi hebdomadaire –, et pour les chercheurs, se peser chaque jour est<br />

parfois contre-productif, certains sujets étant au bord du désespoir dès que la balance ne reflète pas les objectifs espérés.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

47


que j’ai décrits précédemment sur les dangers<br />

de la restriction en termes de fatigue<br />

mentale. Il faut en réalité trouver le juste<br />

équilibre, ce qui suppose quelques efforts.<br />

Par exemple, avant de changer ses habitudes<br />

alimentaires, il est nécessaire de les<br />

connaître – un exercice qui exige parfois<br />

beaucoup de réflexions et d’attention. La<br />

plupart des individus en surpoids, quand<br />

ils ne suivent pas de régime, mangent n’importe<br />

comment : ils consomment des produits<br />

gras et sucrés, grignotent beaucoup,<br />

craquent sur un coup de tête… Prendre<br />

conscience de ces actes, qu’ils soient bons<br />

ou mauvais, permet de les trier.<br />

poids. Limiter la variété des aliments permet<br />

aussi de le contrôler. Il n’est pas nécessaire<br />

de manger les mêmes produits tous<br />

les jours, mais c’est une source de stress en<br />

moins au moment de faire les courses.<br />

Le sport fait-il maigrir ?<br />

En outre, l’exercice physique est essentiel<br />

pour la santé, même si la plupart des<br />

travaux montrent que l’activité n’a pas de<br />

conséquence directe sur la perte de poids.<br />

Pourtant, en 2012, Anne McTiernan, de<br />

l’université de Washington à Seattle, et ses<br />

collègues ont étudié les effets du régime et<br />

La plupart des travaux montrent que l’activité<br />

physique n’a pas de conséquence directe<br />

sur la perte de poids<br />

Ensuite, il est utile de trouver plusieurs<br />

repas types que l’on aime et que l’on peut<br />

préparer régulièrement sans avoir à réfléchir<br />

en permanence à ce que l’on va manger.<br />

Selon l’étude du nwcr, les personnes<br />

qui planifient leurs repas réussissent 1,5 fois<br />

mieux que les autres à maintenir leur<br />

de l’exercice, ciblant l’un ou l’autre séparément,<br />

les deux combinés ou supprimant<br />

l’un et l’autre de la routine quotidienne<br />

d’un groupe de femmes ménopausées<br />

en surpoids ou obèses. Les participantes<br />

consommaient 1 200 à 2 000 calories par<br />

jour, selon leur poids initial, et pratiquaient<br />

45 minutes ou plus d’exercices<br />

de cardiotraining, cinq fois par semaine.<br />

Résultat : après un an, les personnes associant<br />

activité physique et régime avaient<br />

perdu plus de poids – près de 9 kg – que<br />

celles n’étant qu’au régime – 7 kg. Celles<br />

qui n’avaient fait que de l’exercice avaient<br />

perdu 2 kg, et le groupe témoin, n’ayant<br />

inclus aucun changement alimentaire ou<br />

physique, un peu plus de 650 grammes.<br />

Comment expliquer l’effet du sport ?<br />

Une fois l’objectif atteint, l’exercice aide à<br />

stabiliser le poids. Faire du sport engendre<br />

de nombreux effets physiologiques qui<br />

atténuent entre autres la réaction du cerveau<br />

aux tentations alimentaires. En 2012,<br />

Marc-Andre Cornier, de l’université du<br />

Colorado, et ses collègues ont analysé par<br />

imagerie cérébrale la façon dont des personnes<br />

obèses ou en surpoids réagissaient<br />

face à des images de nourriture. Puis ils leur<br />

ont fait pratiquer des exercices physiques<br />

pendant six mois. À la fin du programme,<br />

quand ces « sportifs » étaient à nouveau<br />

confrontés aux mêmes images, l’activité de<br />

leur insula, une région cérébrale qui régule<br />

les émotions, avait diminué. En revanche,<br />

ils avaient toujours autant d’appétit et de<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

48


« petits creux », ce qui suggère que les bénéfices<br />

du sport sont subtils, aidant à la stabilisation<br />

du poids, mais ne permettant<br />

probablement pas d’en perdre.<br />

L’important est d’inclure des exercices<br />

physiques à son quotidien progressivement.<br />

Inutile de courir le marathon.<br />

Mieux vaut faire une promenade à l’heure<br />

du déjeuner ou prendre son vélo pour aller<br />

au bureau, utiliser les escaliers plutôt que<br />

l’escalator ou l’ascenseur, laver soi-même<br />

sa voiture au lieu de se rendre au lavage<br />

automatique. Il est tout aussi important<br />

d’être discipliné que de rendre ces activités<br />

agréables et tenables dans la durée.<br />

Parler de son régime autour de soi<br />

Enfin, mieux vaut ne pas chercher à<br />

mincir seul. Le soutien social est un élément<br />

clé. Il faut consulter un médecin ou<br />

un nutritionniste et en parler autour de soi.<br />

J’ai remarqué que les individus adoptent<br />

et maintiennent plus facilement des habitudes<br />

alimentaires plus saines quand ils<br />

reçoivent les encouragements de leur<br />

conjoint. De même, les amis, les collègues,<br />

les internautes peuvent aider à garder le<br />

cap en étant source d’inspiration, d’encouragements,<br />

voire des partenaires de<br />

régime. Les réseaux sociaux, les réunions<br />

de groupe de soutien ou certaines applications<br />

comme MyFitnessPal, SmartenFit ou<br />

FatSecret, sont aussi très utiles.<br />

Après des dizaines d’années de<br />

recherche, toutes les preuves convergent<br />

vers ce type de régimes, très progressifs<br />

et durables, dont l’objectif est de changer<br />

doucement de comportement alimentaire.<br />

Le message n’est pas aussi séduisant<br />

ou motivant que celui des régimes « grand<br />

public »… Mais la science est claire : seule<br />

la modération est efficace. Il faut du temps,<br />

de la patience et de bonnes résolutions,<br />

tout en sachant que l’on rencontre inévitablement<br />

quelques échecs le long de ce<br />

parcours. La clé est de ne jamais abandonner.<br />

En quelques mois, le corps et la vie<br />

active dont on a toujours rêvé peuvent<br />

alors devenir réalité.<br />

Article publié dans Cerveau&Psycho<br />

n° 79 juillet 2016<br />

Charlotte N. MARKEY<br />

est professeure de<br />

psychologie à l’université<br />

Rutgers-Camden de<br />

Philadelphie, et chercheuse<br />

en alimentation et nutrition.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

Neurodiététique : connaître son<br />

cerveau pour mieux manger,<br />

L’Essentiel Cerveau & Psycho,<br />

n° 23, août 2015.<br />

Ch. Markey,<br />

Smart people don’t diet :<br />

How the latest science can help you<br />

loose weight permanently,<br />

Da Capo /Lifelong Books, 2014.<br />

M. Lowe et al.,<br />

Dieting and restrained eating as<br />

prospective predictors of weight<br />

gain, Frontiers in Psychology,<br />

2 septembre 2013.<br />

J. Kruger et al.,<br />

Dietary and physical activity behaviors<br />

among adults successful at weight loss<br />

maintenance, International Journal<br />

of Behavioral Nutrition and Physical<br />

Activity, 19 juillet 2006.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

49


Dix pièges à éviter pour<br />

une alimentation naturelle<br />

SÉBASTIEN BOHLER<br />

© Shutterstock / stockcreations


Le pire ennemi de votre alimentation est parfois… votre<br />

propre chez-vous ! Déjouez les pièges du quotidien grâce<br />

aux études décrites par le neuroscientifique Michel Desmurget<br />

dans son ouvrage L’Antirégime (Belin, 2017).<br />

1/ Utilisez de petites assiettes<br />

Inconsciemment, nous avons tendance à absorber davantage<br />

de nourriture si nos assiettes sont plus grandes. Nous nous servons<br />

alors des portions plus importantes et rehaussons notre appétit<br />

en conséquence. Par exemple, des personnes mangeant dans des<br />

assiettes de 26 centimètres de diamètre mangent 25 % de plus que<br />

des personnes prenant leur repas dans des assiettes de 14 centimètres<br />

de large.<br />

K. Van Ittersum et B. Wansink,<br />

Plate Size and Color Suggestibility :<br />

The Delboeuf Illusion’s Bias on Serving and Eating Behavior,<br />

Journal of Consumer Research, vol. 39, pp. 215-228, 2012<br />

2/ Placez la nourriture dans des endroits opaques,<br />

peu visibles, peu accessibles<br />

Dans des études menées sur 200 femmes, celles qui laissent<br />

visibles les aliments les plus tentants et les plus « dangereux »<br />

(sodas, chocolats) grignotent davantage et accusent le coup<br />

sur la balance. Par exemple, laisser régulièrement en vue sa<br />

bouteille de soda est associé en moyenne à un surpoids de<br />

12 kg. De même, des bonbons placés dans des bocaux transparents<br />

sont consommés 75 % davantage que les mêmes bonbons<br />

dans des récipients opaques. Prévoyez donc de bons placards<br />

en hauteur et à l’abri des regards…<br />

J. E. Painter et al., How visibility and convenience influence candy<br />

consumption, Appetite, vol. 38, pp. 237-238, 2002.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

51


3/ Fuyez les nourritures « light »<br />

Consommer quotidiennement des boissons light augmente<br />

de 100 % le risque d’obésité, de 50 % la mortalité cardiaque et de 67 %<br />

le risque de diabète. Des études récentes montrent même que la<br />

probabilité de maladie d’Alzheimer est augmentée. Les édulcorants<br />

altèrent le microbiote intestinal et stimulent l’appétit, tout<br />

en endormant notre méfiance.<br />

S.P. Fowler et al., Fueling the obesity epidemic ?<br />

Artificially sweetened beverage use and long-term weight gain,<br />

Obesity, vol. 16, pp. 1894-900, 2008.<br />

4/ Attention à l’effet « boîte de chocolats »<br />

Les assortiments de chocolats variés créent une stimulation<br />

de l’envie de manger par un effet de variété et de nouveauté. Face<br />

à un choix vaste de nourritures différentes, nous mangeons 2,2<br />

fois plus. Même effet lors des barbecues : limitez le choix à une ou<br />

deux viandes. Soyez conscients de cet effet devant un plateau de<br />

fromage abondant, et fuyez les buffets comme la peste.<br />

B. E. Kahn et B. Wansink, The influence of assortment structure<br />

on perceived variety and consumption quantities,<br />

Journal of Consumer Research, vol. 30, pp. 519-533, 2004.<br />

5/ Ne laissez pas les plats trop longtemps sur la table<br />

Vous vous êtes servi de rôti et de frites ? Alors remettez le plat<br />

dans le four. Vous pouvez être tenté de vous resservir par la simple<br />

vision du mets, et par la facilité avec laquelle vous pourrez en<br />

reprendre. Pour peu qu’il soit un peu plus éloigné, on rechigne à faire<br />

la distance nécessaire. Ainsi, des employés de bureau mangent<br />

1,5 fois plus de bonbons si la boîte est sur le bureau que si elle est<br />

simplement éloignée de 2 mètres…<br />

B. Wansink et al., International Journal of Obesity,<br />

vol. 30, pp. 871-875, 2006,<br />

6/ Utilisez une liste de courses<br />

Avant de partir au supermarché, notez les achats que vous voulez<br />

faire. L’inverse conduit à une surconsommation alimentaire<br />

de l’ordre de 15 %. Lorsqu’on ne sait pas précisément ce dont on a<br />

besoin, notre réflexe est d’acheter plus que nécessaire. En outre,<br />

utiliser une liste double quasiment les achats de fruits (x 1,7) et de<br />

légumes (x 1,8). On mange donc moins, et plus sain.<br />

A. Thomas et R. Garland,<br />

International Journal of Retail & Distribution<br />

Management, vol. 21, 1993.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

52


7/ Ne faites pas vos courses en ayant faim<br />

Lorsque nous faisons nos courses en ayant le ventre creux, nous<br />

sommes irrésistiblement attirés vers la nourriture. Les personnes<br />

qui font leurs courses affamées achètent ainsi entre 25 % et 30 % de<br />

produits alimentaires en plus, en se concentrant sur les aliments<br />

les plus caloriques. Mieux vaut faire ses courses en début d’aprèsmidi,<br />

lorsqu’on a déjà mangé, qu’en fin d’après-midi quand la fin<br />

commence à se faire sentir.<br />

A. Tal et B. Wansink, JAMA Intern Med.,<br />

vol. 173, pp. 1146-1148, 2013.<br />

8/ Télé, radio, écrans : off<br />

Lorsque nous mangeons en faisant autre chose (regarder la<br />

télé, écouter la radio, lire un journal), notre attention est moins<br />

focalisée sur l’acte de manger et la satiété met plus de temps à s’installer.<br />

Résultat : nous mangeons entre 50 % et 80 % de calories en<br />

plus devant la télé, et 15 % de calories en plus en écoutant la radio.<br />

E. M. Blass et al., On the road to obesity :<br />

Television viewing increases intake of high-density foods,<br />

Physiology & Behavior, vol. 88, pp. 597-604, 2006.<br />

9/ Dormez bien et suffisamment<br />

Un sommeil insuffisant favorise la prise de poids et perturbe<br />

les hormones de l’appétit. Ainsi, les personnes dormant moins<br />

de 6 heures par nuit ont 3,8 fois plus de chances d’être obèses que<br />

celles dormant plus de 7 heures par nuit. Le simple fait de passer<br />

une nuit très courte (4 heures) augmente de 23 % les calories absorbées<br />

dès le lendemain.<br />

J. P. Chaput et al., Risk factors for adult overweight<br />

and obesity : the importance of looking beyond the “big two”,<br />

Obesity Facts, vol. 3, pp. 320-327, 2010.<br />

10/ Marchez, marchez…<br />

Selon la revue Nature, la marche est la meilleure façon d’augmenter<br />

la dépense énergétique journalière totale. Les efforts<br />

brusques, paradoxalement, conduisent à augmenter la prise alimentaire.<br />

Il faut donc fuir l’idée de performance et favoriser le principe<br />

d’activité modérée et prolongée. L’idéal étant de s’octroyer 40<br />

minutes de marche par jour, mais des doses plus modérées seront<br />

toujours bonnes à prendre.<br />

K. Westerterp, Nature, vol. 410, p. 539, 2001.<br />

Article publié dans Cerveau&Psycho<br />

n° 108 mars 2019<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

53


Les bienfaits du jeûne<br />

ULRIKE GEBHARDT<br />

© Shutterstock.com/Shebeko


Notre corps semble fait pour observer de longues périodes<br />

de restriction calorique, allant de 12 heures à plusieurs jours.<br />

Tels sont les résultats des récentes recherches en physiologie<br />

de l’alimentation. Avec, à la clé, une meilleure santé du corps,<br />

mais aussi un cerveau plus jeune et plus performant.<br />

Le manchot empereur est un expert<br />

du jeûne. Il peut tenir jusqu’à cinq moins de<br />

l’année sans avaler le moindre poisson, subsistant<br />

grâce à ses réserves de graisse et allant<br />

jusqu’à perdre la moitié de son poids de 15 kg<br />

par des températures de moins 60 degrés.<br />

Nous n’avons pas grand-chose en commun<br />

avec lui. Nous mangeons à peu près<br />

tout le temps, sauf lorsque nous dormons.<br />

Les trois repas quotidiens sont si fortement<br />

ancrés dans notre conscience depuis des<br />

générations qu’y renoncer n’est absolument<br />

pas envisageable pour une majorité<br />

de personnes. À quoi nous ajoutons des<br />

en-cas, des boissons rafraîchissantes souvent<br />

sucrées et pour finir la journée un<br />

verre de vin ou une bière avec un petit<br />

sachet d’apéritifs salés…<br />

Un excès de nourriture abîme le corps<br />

L’industrie agroalimentaire se frotte<br />

les mains. Notre corps un peu moins.<br />

« Nous sommes une société de surplus, la<br />

nourriture est toujours disponible, et dans<br />

le même temps nous nous déplaçons à<br />

peine », note Dieter Melchart, professeur de<br />

médecine complémentaire et de soins naturels<br />

à l’université technique de Munich, en<br />

Bavière. Cela laisse des traces sous forme<br />

de surpoids, de diabète, d’hypertension,<br />

d’AVC, d’infarctus du myocarde et de maladie<br />

d’Alzheimer.<br />

Un regard sur le manchot empereur, et<br />

sur la nature à laquelle nous appartenons<br />

en dépit de nos téléphones portables, de<br />

nos hot-dogs et de nos cuisines suréquipées,<br />

pourrait nous montrer ceci : la vie sur<br />

Terre s’est développée au rythme des jours<br />

et des nuits, du froid et de la chaleur, de<br />

l’excès et du manque. Et nous serions probablement<br />

bien avisés d’accepter de temps<br />

en temps quelques privations, et « d’aller<br />

pour une fois à l’encontre du continuel<br />

engloutissement qui forme la toile de fond<br />

de nos vies », comme le souligne Melchart.<br />

Paracelse, le fameux médecin et philosophe<br />

de la Renaissance, considérait déjà en son<br />

temps que le jeûne était le plus grand des<br />

remèdes, sans disposer pour cela de laboratoire<br />

de recherche. Alors, quels indices en<br />

ce sens nous livre la science moderne ?<br />

Une chose est certaine : un excès de<br />

nourriture abîme le corps, et même le<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

55


cerveau. Le mode d’alimentation à l’occidentale,<br />

riche en produits gras et traités<br />

industriellement, a montré l’étendue de<br />

ses dégâts pour notre santé physique et<br />

mentale. Et les effets positifs que produit<br />

sur notre cerveau une restriction alimentaire<br />

temporaire, tous ceux qui ont un<br />

jour tenté l’expérience les connaissent.<br />

« Une fois dépassé le cap difficile des trois<br />

premiers jours, les deux tiers des patients<br />

étudiés ressentent une nette amélioration<br />

de leur humeur », rapporte le naturopathe<br />

Andreas Michalsen de l’hôpital Immanuel<br />

de Berlin, un lieu où environ 800 patients<br />

pratiquent chaque année le jeûne volontaire<br />

dans le but d’améliorer leur santé.<br />

Notre corps, fait pour jeûner ?<br />

Du point de vue de la biologie de l’évolution,<br />

il semble tout à fait logique qu’un<br />

sentiment de bien-être apparaisse après<br />

un bref état de faim. « Si, vivant dans un<br />

environnement naturel, vous n’avez rien<br />

mangé pendant trois jours et allez vous<br />

coucher dans votre grotte, vous avez toutes<br />

les chances de mourir », fait remarquer<br />

Michalsen. C’est pourquoi un programme<br />

d’adaptation au jeûne se serait mis en place<br />

depuis des centaines de milliers d’années<br />

En 16 heures de jeûne, le système digestif<br />

a le temps de se reposer, le facteur de croissance<br />

neuronal d’augmenter et l’insuline de diminuer<br />

dans notre corps. Dès que l’approvisionnement<br />

en ressources alimentaires se fait<br />

difficile, le cerveau enclenche un mode<br />

euphorique qui fait en sorte que l’individu<br />

devient plus actif et tourné vers son<br />

environnement, et ne se replie pas sur luimême,<br />

ce qui lui serait fatal. De ce point<br />

de vue, le jeûne agit à la manière d’un antidépresseur.<br />

Le corps se procure moins de<br />

tryptophane, un acide aminé présent dans<br />

notre alimentation et qui est nécessaire à<br />

synthétiser le neurotransmetteur sérotonine.<br />

Probablement afin de compenser ce<br />

manque d’approvisionnement, le cerveau<br />

réduit dans ses synapses le nombre de ses<br />

transporteurs de la sérotonine, c’est-à-dire<br />

les molécules qui limitent la concentration<br />

de sérotonine dans les synapses. Comme<br />

dans un traitement antidépresseur, dont<br />

l’effet est de réduire l’action de ces transporteurs<br />

de la sérotonine, le résultat final<br />

est que la concentration, la persistance<br />

et l’action de cette molécule de la bonne<br />

humeur sont augmentées. Et l’humeur est<br />

logiquement améliorée.<br />

Que se passe-t-il, quand un être humain<br />

vit pendant plusieurs jours avec moins de<br />

500 kilocalories par jour ? « Après 24 heures,<br />

le glycogène stocké dans le foie est dégradé »,<br />

explique Melchart. Puis le cerveau demande<br />

à tout prix du sucre et doit pour cela changer<br />

le fonctionnement de notre métabolisme.<br />

Des processus comme la gluconéogenèse<br />

se mettent en branle. En d’autres termes, le<br />

corps produit du glucose à partir d’autres<br />

sources d’énergie. Les graisses corporelles<br />

sont dégradées et produisent des acides<br />

gras que la plupart des tissus peuvent utiliser<br />

pour assurer leurs besoins énergétiques.<br />

Le cerveau tire sa propre énergie du<br />

glucose nouvellement synthétisé et également<br />

de cétones – produites dans le foie à<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

56


partir des acides gras. Grâce à ce mécanisme,<br />

un homme ou une femme peut survivre 30<br />

jours ou plus, selon sa constitution, sans<br />

apport de nourriture solide.<br />

Un métabolisme<br />

du glucose plus stable<br />

Une vie à la limite, donc. Et cela ferait<br />

donc du bien, même lorsqu’on se limite à<br />

quelques jours de jeûne dans une clinique<br />

à l’ambiance feutrée et rassurante ? Oui,<br />

assurent en tout cas trois chercheurs stars<br />

sur la scène du jeûne : selon le biologiste<br />

cellulaire américain Valter Longo, de l’université<br />

de Californie du Sud à Los Angeles,<br />

le jeûne ralentit les processus de vieillissement<br />

et pourrait avoir des effets positifs<br />

dans le traitement des cancers. Le gérontologue<br />

et biologiste italien Luigi Fontana<br />

examine quant à lui, à l’Institute for Public<br />

Health de l’université de Washington à<br />

Saint Louis, les effets de la restriction calorique<br />

volontaire sur le système cardiovasculaire.<br />

Enfin, pour Mark Mattson de l’institut<br />

national du vieillissement de Baltimore,<br />

« jeûner est bon pour le cerveau ». À la fois<br />

en optimisant le fonctionnement de nos<br />

neurones et en protégeant contre les maladies<br />

neurodégénératives.<br />

De nombreux biologistes et médecins<br />

partagent ce point de vue. Pourtant, l’effet<br />

du jeûne sur les différents organes du<br />

corps n’a longtemps été étudié que sur des<br />

animaux. Les laboratoires des chercheurs<br />

intéressés par cette thématique hébergent<br />

principalement des levures, des nématodes<br />

et des mouches. Et bien sûr, des souris et des<br />

rats. Dans des cages constamment approvisionnées<br />

en nourriture riche, ces rongeurs<br />

ressemblent bien vite à des téléspectateurs<br />

avachis sur leur canapé. Et dès qu’on réduit<br />

leur apport calorique, des effets bénéfiques<br />

se font sentir : plus on les contraint à se<br />

contenter de faibles rations, plus longtemps<br />

ils vivent, et qui plus est, en meilleure santé<br />

que leurs compagnons surnourris.<br />

Les animaux que l’on fait jeûner une<br />

partie du temps ont en fait un métabolisme<br />

du glucose plus stable et étalé ; les<br />

marqueurs sanguins de l’inflammation<br />

baissent, de même que la pression sanguine<br />

et le pouls au repos. On observe aussi des<br />

changements dans leur cerveau : les cellules<br />

souches neuronales produisent plus de<br />

cellules nerveuses, tout particulièrement<br />

dans une zone cruciale pour la mémoire,<br />

l’hippocampe. Les connexions au sein des<br />

réseaux neuronaux se modifient, les neurones<br />

établissent davantage de contacts les<br />

Les souris de laboratoire soumises à des restrictions<br />

caloriques réussissent bien mieux les tests<br />

de mémoire et d’apprentissage<br />

uns avec les autres. Et les animaux de laboratoire<br />

réussissent bien mieux les tests de<br />

mémoire et d’apprentissage qui leur sont<br />

proposés. Les neurones de souris génétiquement<br />

modifiées pour être vulnérables à<br />

des maladies comme l’épilepsie, Parkinson<br />

ou Alzheimer, deviennent plus robustes.<br />

Une résistance augmentée<br />

Selon Michalsen, ces expériences animales<br />

laissent transparaître deux principaux<br />

mécanismes possibles de l’action<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

57


Source : Cell Metab., vol. 19, pp. 181-192, 2014.<br />

COMMENT LE JEÛNE AGIT SUR NOTRE CORPS<br />

Le jeûne a une influence sur l’ensemble<br />

de notre organisme. Dans notre cerveau,<br />

l’activité se modifie. En première ligne :<br />

l’hippocampe, associé à la mémoire,<br />

le striatum, qui contrôle la motivation<br />

et les mouvements, l’hypothalamus,<br />

qui contrôle la prise alimentaire<br />

et la température corporelle, et le tronc<br />

cérébral, qui régule la circulation sanguine<br />

et le système digestif.<br />

Le cerveau communique avec<br />

les systèmes jouant un rôle dans<br />

le métabolisme énergétique.<br />

Le neurotransmetteur acétylcholine excite<br />

le système nerveux parasympathique, qui<br />

innerve l’intestin, le cœur et les vaisseaux<br />

sanguins. Conséquence : augmentation du<br />

transit intestinal, et baisse de la fréquence<br />

cardiaque et de la pression sanguine.<br />

Le foie réagit à l‘épuisement<br />

des réserves de glycogène en dégradant<br />

des graisses et en produisant des cétones,<br />

source d’énergie alternative pour les<br />

cellules nerveuses. Les cellules du foie et<br />

des muscles réagissent mieux à l’insuline,<br />

l’hormone de régulation de la glycémie.<br />

Striatum<br />

Hypothalamus<br />

Hippocampe<br />

Tronc cérébral<br />

Nerfs du système<br />

parasympathique<br />

MUSCULATURE<br />

+ Optimisation du<br />

métabolisme anabolique<br />

+ Sensibilité augmentée<br />

à l’insuline<br />

+ Meilleure résistance<br />

au stress oxydatif<br />

– Baisse de la<br />

température corporelle<br />

CERVEAU<br />

+ Production accrue de facteur<br />

de croissance neuronal (BDNF)<br />

+ Production accélérée de neurones<br />

(neurogenèse)<br />

+ Création de synapses<br />

+ Production de mitochondries<br />

génératrices d’énergie<br />

+ Résistance au stress oxydatif<br />

– Atténuation des réactions<br />

inflammatoires<br />

VAISSEAUX SANGUINS<br />

– Baisse de l’insuline (hormone<br />

inhibitrice de la glycémie)<br />

– Baisse de la leptine (hormone<br />

de satiété)<br />

+ Augmentation de la ghréline<br />

(hormone de l’appétit)<br />

+ Production de cétones comme<br />

source d’énergie complémentaire.<br />

CŒUR<br />

– Fréquence cardiaque apaisée<br />

– Pression sanguine diminuée<br />

+ Résistance accrue au stress oxydatif<br />

FOIE<br />

+ Meilleure dégradation du glycogène<br />

Synthèse de glucose accrue<br />

+ Dégradation des graisses augmentée<br />

+ Production de cétones comme<br />

source d’énergie alternative<br />

+ Meilleure sensibilité à l’insuline.<br />

INTESTIN<br />

– Absorption d’énergie réduite<br />

– Recul des réactions inflammatoires<br />

– Baisse de la division cellulaire<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

58


du jeûne : « Les signaux qui ont une action<br />

néfaste sur le cerveau et provoquent une<br />

perte de cellules nerveuses, par exemple<br />

un taux élevé et persistant d’insuline ou<br />

de médiateurs de l’inflammation, ont<br />

tendance à s’atténuer. » D’un autre côté, le<br />

manque de nourriture constitue un stress<br />

pour l’organisme, ce qui met en branle des<br />

mécanismes de défense. Par exemple, les<br />

cellules produisent plus d’enzymes spécialisées<br />

dans la protection contre les radicaux<br />

libres ou dans la réparation de l’ADN,<br />

ce qui a pour conséquence que les animaux<br />

vivent plus longtemps. En ce sens, la<br />

restriction alimentaire augmenterait nos<br />

capacités de résistance un peu comme le<br />

fait le sport. Ce type d’effet, dans lequel des<br />

influences a priori hostiles produisent des<br />

effets bénéfiques, est connu sous le nom<br />

d’hormèse, un terme dérivé du grec signifiant<br />

stimulation ou impulsion.<br />

Au niveau cellulaire et moléculaire,<br />

le jeûne semble agir de façon bénéfique<br />

sur le cerveau à travers quatre facteurs<br />

principaux : les cétones, le BDNF, les mitochondries<br />

et l’autophagie. Ce qui mérite<br />

quelques explications. Les cétones, comme<br />

l’acide bêta-hydroxybutyrique produite<br />

par le foie et impliquée dans la dégradation<br />

des graisses, traversent la barrière<br />

hémato-encéphalique et servent de source<br />

d’énergie aux cellules nerveuses, à l’instar<br />

du glucose. Une alimentation riche en<br />

cétones produit, dans le cerveau souris de<br />

laboratoire, une diminution du taux de<br />

peptide bêta-amyloïde et de protéine tau,<br />

caractéristiques de la maladie d’Alzheimer<br />

– selon des travaux publiés par l’équipe de<br />

Mark Mattson en 2013. Et parallèlement, les<br />

souris se montrent plus aptes à l’apprentissage<br />

et moins anxieuses.<br />

Dans le même temps, les cétones libérées<br />

en situation de jeûne stimulent la<br />

production de facteurs de croissance neuronale<br />

comme le BDNF (de l’anglais brain<br />

derived growth factor), qui stimule la croissance<br />

des neurones et leurs mécanismes<br />

d’autodéfense. Chez l’homme comme chez<br />

les animaux, la production de ce facteur de<br />

croissance a tendance à décliner avec l’âge,<br />

mais aussi en cas de suralimentation, de<br />

manque d’activité physique ou chez les personnes<br />

atteintes de maladies neurodégénératives<br />

comme la maladie de Parkinson<br />

ou de d’Alzheimer. Mais alors, dans ce cas,<br />

la solution la plus évidente ne consisterait-elle<br />

pas, pour éviter les démences, d’administrer<br />

tout simplement aux malades du<br />

BDNF pour protéger leurs neurones ?<br />

« Non, cela ne fonctionne pas », fait<br />

remarquer Mark Mattson. Le facteur de<br />

croissance est libéré en fonction de l’activité<br />

de chaque neurone, de façon individualisée<br />

à l’échelon cellulaire, et a une action<br />

très ciblée au niveau de chaque synapse.<br />

Le jeûne semble agir de façon bénéfique<br />

sur le cerveau à travers quatre facteurs : les cétones,<br />

le BDNF, les mitochondries et l’autophagie<br />

Ce système très finement régulé ne peut<br />

donc pas être mis en action de manière<br />

directe, mais de façon indirecte, en faisant<br />

par exemple du sport, en mangeant moins<br />

et potentiellement à la faveur de stimulations<br />

intellectuelles régulières et variées.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

59


La restriction calorique a également<br />

un effet positif, chez les animaux de laboratoire,<br />

sur les centrales énergétiques des<br />

cellules, les mitochondries. Celles-ci produisent<br />

leur énergie plus efficacement en<br />

situation de jeûne, et il s’en forme de nouvelles<br />

! En outre, la privation alimentaire<br />

accélère les processus de recyclage dans les<br />

tissus nerveux : tout ce qui n’est pas utilisé<br />

– par exemple, des macromolécules ou des<br />

organites avariés – est digéré. Grâce à ce<br />

programme de nettoyage cellulaire appelé<br />

autophagie (dont l’élucidation a valu à<br />

son découvreur, le biologiste cellulaire<br />

de façon progressive avec le vieillissement<br />

ou rapide dans les maladies neurodégénératives<br />

comme Alzheimer, tendent à éroder<br />

les performances du cerveau. La nourriture<br />

semble influencer, chez les animaux<br />

de laboratoire, la structure du cerveau<br />

et le fonctionnement des réseaux neuronaux.<br />

Mais qu’en est-il exactement chez<br />

l’homme ? Les faits constatés chez la souris<br />

sont-ils aussi valables chez Homo sapiens ?<br />

Comme l’indiquent les observations<br />

réalisées chez des patients atteints de<br />

douleurs chroniques, de rhumatismes,<br />

d’hypertension ou de surpoids, le jeûne<br />

Chez les rats et les souris, le jeûne fait pousser<br />

les neurones et réduit la présence de plaques<br />

amyloïdes, caractéristiques de la maladie d’Alzheimer<br />

Yoshinori Ohsumi le prix Nobel de médecine<br />

et de physiologie en 2016), les cellules<br />

se débarrassent de déchets qui pourraient<br />

constituer un matériau dangereux pour<br />

elles, et qui, une fois retraités, peuvent servir<br />

de matière première pour l’organisme.<br />

Grâce à l’ensemble de ces effets, le<br />

jeûne semble s’opposer aux processus qui,<br />

atténue les symptômes liés à ces affections.<br />

En outre, il réduit d’importants facteurs<br />

de risque associés au développement de<br />

maladies ou démences, comme le stress<br />

oxydatif, les marqueurs d’inflammation<br />

ou la concentration de sucre et d’insuline.<br />

En 2013, Lucia Kerti et ses collègues de l’hôpital<br />

de la Charité à Berlin ont découvert un<br />

autre indice allant dans le même sens : une<br />

glycémie excessive et persistante altère,<br />

chez les hommes comme chez les femmes,<br />

la structure de l’hippocampe, si important<br />

pour la mémoire. Et de fait, ces personnes<br />

obtiennent de moins bons résultats dans<br />

des tests de mémoire que les personnes<br />

ayant moins de sucre dans le sang.<br />

Des résultats transposables<br />

à l’homme… dans une certaine limite<br />

Mais il subsiste des limites à la transposition<br />

des effets moléculaires du jeûne<br />

de l’animal vers l’être humain. Les souris et<br />

les hommes sont – ce n’est pas une découverte<br />

– différents. Notamment, la production<br />

de nouvelles cellules nerveuses dans<br />

l’hippocampe décline plus vite chez les<br />

souris que chez nous. Il est donc possible<br />

que les effets positifs observés sur la neurogenèse<br />

d’animaux en situation de restriction<br />

alimentaire ne se retrouvent pas<br />

avec la même ampleur chez des patients<br />

humains. Autre exemple : la ghréline, un<br />

peptide impliqué dans la régulation de l’appétit<br />

et des alternances de veille et de sommeil,<br />

renforce la mémoire et les capacités<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

60


COMMENT BIEN JEÛNER ?<br />

DES CONSEILS POUR UNE PRATIQUE SAINE<br />

© Shutterstock / koosen<br />

« Qui jeûne de temps en temps, peut plus facilement renoncer à la nourriture le reste<br />

du temps et gagne ainsi une vision plus critique de son propre mode de vie », selon l’expert<br />

du jeûne Dieter Melchart de l’université technique de Munich. Ce médecin recommande, pour<br />

toutes les personnes en bonne santé, la méthode élaborée par le médecin Hellmut Lützner :<br />

se priver de nourriture solide pendant une semaine, en ne s’autorisant que les soupes de<br />

légumes, le thé, les jus de fruits et de légumes. Il est aussi conseillé de se faire accompagner<br />

par des spécialistes expérimentés.<br />

Mais le jeûne ne doit pas obligatoirement signifier une semaine de jus de légumes. Il existe<br />

plusieurs variantes de cette pratique, qui peuvent être intégrées au quotidien en fonction de<br />

chaque situation et chaque état de santé personnel. On peut ainsi manger normalement pendant<br />

cinq jours de la semaine et jeûner pendant deux jours, ce que propose par exemple la chercheuse<br />

britannique en sciences de l’alimentation Michelle Harvie, de l’université de Manchester.<br />

Selon les recherches actuelles, il semble profitable de proposer régulièrement à notre corps<br />

de longues périodes de temps sans manger. Andreas Michalsen, professeur de naturopathie<br />

à l’hôpital La Charité de Berlin, s’efforce de respecter une plage quotidienne de 16 heures sans<br />

apport de nourriture, en prenant un repas du soir vers 18 heures et un petit-déjeuner tardif<br />

le lendemain matin à dix heures. Ce qui laisse le temps à l’intestin de se reposer vraiment,<br />

aux taux d’insuline de redescendre de façon prolongée, et aux concentrations de facteur<br />

de croissance neuronal (BDNF) de remonter.<br />

Lorsqu’on souhaite jeûner, il faut de toute façon en parler à son médecin. Cette pratique<br />

n’est pas à conseiller aux personnes âgées ou fragiles, aux enfants, aux femmes enceintes<br />

ou allaitantes, de même qu’aux personnes ayant un trouble des conduites alimentaires.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

61


d’apprentissage des souris. Mais en 2016,<br />

une équipe de recherche menée par Martin<br />

Dresler à l’institut Max-Planck de psychiatrie<br />

à Munich n’a pas observé de semblables<br />

effets chez des volontaires humains.<br />

« Mark Mattson a démontré, par d’innombrables<br />

expériences, que le jeûne<br />

réduit l’apparition et le développement de<br />

maladies neurodégénératives chez l’animal,<br />

résume Michalsen. Mais nous voilà<br />

parvenus au milieu du gué. ». Ce qui semble<br />

très prometteur chez des souris de laboratoire<br />

doit à présent être établi de façon<br />

claire à travers des tests chez l’homme. On<br />

manque encore d’études contrôlées ayant<br />

analysé le volume cérébral, la plasticité<br />

synaptique, les performances cognitives et<br />

la composition chimique du liquide céphalorachidien<br />

de patients avant, pendant et<br />

après une phase de jeûne.<br />

Mais nul n’est obligé d’attendre que<br />

des résultats de telles études soient publiés<br />

et ne débouchent sur des stratégies de prévention,<br />

pour les éprouver concrètement.<br />

Ce qu’il y a de bien dans le jeûne – mais<br />

aussi dans toute alimentation équilibrée<br />

ou pratique sportive adaptée – c’est que<br />

chacun peut participer. « Lorsqu’on entretient<br />

bien son corps, on réduit son risque de<br />

diabète » insiste Michalsen. Il n’y a rien de<br />

fatal ni même de normal à souffrir de cette<br />

affection lorsqu’on est âgé. Les hommes et<br />

les femmes des peuples premiers, qui se<br />

sont développés à l’écart de la civilisation<br />

occidentale pendant des millénaires, ne<br />

développaient probablement pas des gros<br />

ventres, du diabète ou une maladie d’Alzheimer<br />

– aussi peu que le manchot empereur<br />

sur son île de l’Antarctique.<br />

Ulrike GEBHARDT<br />

est biologiste et<br />

journaliste scientifique.<br />

Article publié dans Cerveau&Psycho<br />

n° 108 mars 2019 BIBLIOGRAPHIE<br />

M. Kunath et al.,<br />

Ghrelin modulates encoding-related<br />

brain function without enhancing<br />

memory formationin humans,<br />

Neuroimage, vol. 142,<br />

pp. 465-473, 2016.<br />

K. Marosi et M. P. Mattson,<br />

BDNF mediates adaptive brain and body<br />

responses to energetic challenges,<br />

Trends in Endocrinology & Metabolism,<br />

vol. 25, pp. 85-98, 2014.<br />

T. Murphy et al.,<br />

Effects of diet on brain plasticity in<br />

animal and human studies :<br />

Minding the gap, Neural Plasticity,<br />

563160, 2014.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

62


Manger sain<br />

est-il malsain ?<br />

CAMILLE ADAMIEC<br />

© Shutterstock.com/R.Legosyn


Les « orthorexiques » font très attention à ce qu’ils mangent<br />

et se restreignent à des aliments qu’ils jugent bons pour leur<br />

santé. Parfois, ils font de leur alimentation le centre de leur<br />

vie, voire une obsession… L’orthorexie est-elle une maladie ?<br />

Quand il se lève, Pierre ne mange<br />

que les aliments qu’il a achetés chez ses<br />

marchands « bio », qui vendent seulement<br />

des produits sans colorants, ni additifs, ni<br />

conservateurs, ni pesticides… Au menu :<br />

uniquement des céréales complètes et du<br />

fromage. Tous les jours, à chaque repas,<br />

depuis de nombreuses années. Pierre<br />

rejette systématiquement tout aliment<br />

qu’il considère mauvais pour sa santé<br />

– donc tous, sauf les céréales complètes et le<br />

fromage. Mais Pierre se sent bien, il apprécie<br />

son mode de vie. Il se prépare même<br />

son repas du midi, pour déjeuner avec ses<br />

collègues, et ne dînera pas au restaurant le<br />

soir avec eux, préférant se mettre à la diète.<br />

Quant à Steve, cela fait plusieurs années<br />

qu’il mange essentiellement des fruits et<br />

des légumes frais, qu’il prend grand soin<br />

à choisir et à sélectionner… S’il souffre de<br />

différentes carences, qui mettent en danger<br />

son organisme, il n’en a pas forcément<br />

conscience. Steve pense que sa façon de s’alimenter<br />

est ce qu’il y a de plus sain pour lui.<br />

Une préoccupation sociétale<br />

Ce genre de comportements face à la<br />

nourriture semblent en général excessifs,<br />

irrationnels. Il est vrai que bien manger<br />

– en qualité et en quantité – est essentiel au<br />

développement de l’organisme et du cerveau.<br />

Les famines ou la malnutrition n’ont<br />

jamais amélioré la santé… Nul n’en doute.<br />

Mais pour certaines personnes, tels Pierre<br />

et Steve, « l’alimentation-santé » devient centrale<br />

dans leur vie, et elles organisent leur<br />

quotidien autour de la recherche du bienêtre<br />

alimentaire. Dans les sociétés occidentales,<br />

on parle d’orthorexie. Qu’est-ce que<br />

cela signifie ? Est-ce une pathologie ?<br />

L’alimentation-santé – se nourrir pour<br />

améliorer sa santé – s’inscrit avant tout<br />

dans un contexte d’inquiétudes collectives<br />

à propos des aliments. Après la Seconde<br />

Guerre, les individus, les politiques, les<br />

sociétés ont pris conscience des enjeux sanitaires<br />

propres à la nourriture. Différentes<br />

crises ont secoué les foules et érodé leur<br />

confiance : l’explosion de Tchernobyl et<br />

la contamination des sols, les cultures<br />

d’OGM, la crise de la vache folle, l’épidémie<br />

de grippe aviaire, etc.<br />

Les politiques, médecins, scientifiques,<br />

philosophes, sociologues, intellectuels<br />

ont alors réfléchi à ces « crises » et les<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

64


ont placées sur le devant de la scène, liant<br />

ainsi l’alimentation à la santé. Les citoyens,<br />

« consommateurs » de médecine et de nourriture,<br />

ont eux aussi été invités à y penser,<br />

tout en continuant à vivre au jour le<br />

jour. De sorte qu’aujourd’hui, chacun à sa<br />

manière se fraie un chemin parmi la multitude<br />

d’informations, de connaissances et<br />

d’expériences qui lui sont données à lire, à<br />

penser et à vivre.<br />

Or l’alimentation est souvent présentée<br />

de façon contradictoire, entre gastronomie<br />

et diététique, plaisir et restriction, partage<br />

et individualisme. Le plaisir d’un côté, la<br />

santé de l’autre… Pouvons-nous concilier<br />

le bon, le gourmand, le sain, le plaisir et la<br />

nutrition ? Certainement, mais les orthorexiques<br />

ont une façon particulière de s’approprier<br />

le concept d’alimentation-santé.<br />

Le terme d’orthorexie est né aux États-<br />

Unis dans les années 2000 : le docteur<br />

américain Steve Bratman a ainsi défini<br />

ce qu’il pensait être un nouveau trouble<br />

du comportement alimentaire. Dans son<br />

ouvrage, à travers son parcours et celui de<br />

ses patients, il présentait l’orthorexia nervosa,<br />

du grec orthos droit et orexis appétit.<br />

Il s’agissait selon lui de tout individu très<br />

préoccupé, voire obsédé, par les questions<br />

de la santé et de l’alimentation.<br />

Ce n’est pas une maladie<br />

Bratman souhaitait insérer ce genre de<br />

comportements dans le champ des maladies<br />

mentales. Pourtant, aujourd’hui, « ce<br />

trouble du comportement alimentaire<br />

n’en est pas un du point de vue psychiatrique<br />

», nous précise le psychiatre Gérard<br />

Apfeldorfer. L’orthorexie n’est pas reconnue<br />

comme un trouble mental selon les critères<br />

officiels du Manuel diagnostique et statistique<br />

des troubles mentaux (le DSM). Elle est pour<br />

l’instant un phénomène flou et versatile, à<br />

l’intersection du médical et du sociétal.<br />

Si nous revenons à l’étymologie du<br />

terme orthorexie, cela veut dire « manger<br />

droit » et non « obsession du manger sain ».<br />

Ainsi, les « mangeurs sains », plutôt que de<br />

s’affirmer malades, se présentent en éclaireurs,<br />

proposant de nouvelles manières de<br />

penser, de construire et de pratiquer l’alimentation-santé.<br />

Ils se considèrent comme<br />

des ferments d’une société qui se remet<br />

continuellement en question.<br />

Aujourd’hui, ces mangeurs perçoivent<br />

l’alimentation comme un des enjeux thérapeutiques<br />

du monde moderne. Se soigner<br />

par l’alimentation n’est plus seulement<br />

un vieil adage hippocratique poussiéreux,<br />

mais une préoccupation quotidienne et<br />

réactualisée. Un nouveau regard naît : pour<br />

les « mangeurs sains », la meilleure garantie<br />

de la santé tient à la nature des mets<br />

consommés. Pour ce faire, ils mettent en<br />

œuvre des modes de vie spécifiques.<br />

« Que ton alimentation soit ta première médecine »<br />

Hippocrate<br />

Nés dans une société d’abondance,<br />

les « mangeurs sains » se « priveraient »<br />

souvent afin de rendre leurs aliments<br />

rares. Ce qu’ils mangent devient un bien<br />

précieux. Ils consomment uniquement<br />

des produits de saisons, planifient leurs<br />

repas et les ajustent les uns aux autres. Ils<br />

prennent le temps de faire eux-mêmes :<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

65


éfléchir, anticiper, préparer nécessitent<br />

une organisation quotidienne. Ils doivent<br />

sans arrêt adapter leur rythme de vie à<br />

ceux de la société.<br />

nous paraître contraignant ; mais les<br />

« mangeurs sains » ne le ressentent pas<br />

ainsi. Maîtriser et contrôler leur alimentation<br />

produit plutôt du confort, voire du<br />

Contrôler son alimentation produit du confort,<br />

voire du réconfort dans un monde d’incertitudes<br />

Dans l’attitude des « mangeurs sains »,<br />

des pratiques et des réflexions rappellent<br />

la macrobiotique : les aliments qu’ils considèrent<br />

sains doivent être légers, traverser<br />

le corps sans l’alourdir. Ce sont souvent des<br />

fruits et des légumes. Certains se privent en<br />

pratiquant le jeûne, la cure, la monodiète<br />

– on ne mange par exemple que des raisins<br />

ou des carottes pendant plusieurs jours.<br />

L’objectif est de purifier, relancer l’organisme.<br />

D’autres « mangeurs sains » ont tendance<br />

à être végétariens ou végétaliens.<br />

Ainsi, les orthorexiques s’imposent ce<br />

genre d’ascèse alimentaire pensant se faire<br />

du bien. Ils admirent leur discipline, leur<br />

rigueur et prennent plaisir à planifier et à<br />

contrôler ce qu’ils mangent.<br />

Leur mode de vie exige donc beaucoup<br />

de temps et d’énergie, ce qui peut<br />

réconfort, dans un monde caractérisé par<br />

l’incertitude et le risque.<br />

Ces mangeurs fixent leurs propres<br />

règles, créent leur propre diététique<br />

et leur propre morale. Ils déterminent<br />

les catégories d’aliments qu’ils considèrent<br />

bons ou mauvais pour eux et ne<br />

suivent aucun conseil de nutritionniste.<br />

Car aucune diététique préexistante, qui<br />

connaît et reconnaît déjà ses maîtres, ne<br />

leur convient ; aucune ne leur apporte le<br />

sentiment de contrôle, de maîtrise et de<br />

plénitude qu’ils recherchent.<br />

Contrôler son avenir<br />

Ils ont des habitudes particulières<br />

pour l’achat, la préparation et la cuisson.<br />

Ils se retrouvent souvent dans les marchés<br />

locaux ou les AMAP, les Associations pour<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

66


le maintien d’une agriculture paysanne,<br />

dont l’objectif est de préserver les fermes<br />

de proximité. Ils souhaitent en général<br />

connaître l’origine des produits qu’ils<br />

consomment. Mais ils peuvent aussi bien<br />

s’approvisionner en ville ou à la campagne,<br />

tant que les espaces de vente et les lieux de<br />

production leur semblent engageants, collectifs<br />

et accueillants.<br />

Souvent, les « mangeurs sains » élargissent<br />

leur comportement à d’autres<br />

domaines : ils utilisent des plantes et les<br />

médecines douces, font leur ménage avec<br />

des produits d’entretien qu’ils jugent<br />

non toxiques, trient convenablement<br />

leurs déchets… Tous les domaines de la<br />

vie sont concernés. En contrôlant ainsi ce<br />

Souvent, les « mangeurs sains » élargissent<br />

leur comportement à d’autres domaines<br />

Certains orthorexiques cherchent à<br />

distinguer le sain du malsain sur Internet.<br />

Face aux incohérences de la modernité,<br />

les « mangeurs sains » résolvent les difficultés<br />

en se « dépaysant ». Ils s’adressent<br />

aux sagesses traditionnelles, telles les philosophies<br />

orientales ou chamaniques, où<br />

sont énoncées des réalités de bon sens.<br />

La recherche de la spiritualité passe alors<br />

par la « cuisine » : les kitchen spiritualies<br />

mélangent savoir-faire culinaires et spiritualités<br />

et octroient du sens au monde par<br />

la cuisine. Ce sont pour quelques-uns de<br />

nouvelles façons de « cuisiner sa santé ».<br />

qu’ils mangent et ce qu’ils font, les « mangeurs<br />

sains » veulent maîtriser ce qu’ils<br />

sont et surtout ce qu’ils vont devenir. En<br />

étant constamment vigilants et inquiets,<br />

ils cherchent la sécurité et pensent protéger<br />

leur corps des maladies, infections ou<br />

désordres qui pourraient l’atteindre.<br />

Une morale alimentaire<br />

Les « mangeurs sains » ont donc une<br />

conscience aiguë des implications de leurs<br />

choix alimentaires pour leur santé. Mais<br />

pas seulement : ils agissent aussi pour l’environnement.<br />

Ils considèrent que leurs<br />

petits gestes du quotidien deviennent des<br />

gestes pour l’avenir et pour la planète. Leur<br />

comportement repose en permanence sur<br />

le principe de « sympathie mimétique », à<br />

savoir qu’il est en réalité possible d’agir sur<br />

des choses insaisissables, quelquefois abstraites,<br />

tel l’avenir de l’humanité, en agissant<br />

sur des objets concrets et manipulables du<br />

quotidien, telle la façon de se nourrir.<br />

En conséquence, pour les « mangeurs<br />

sains », se nourrir permet de se soigner<br />

et, dès lors qu’un aliment est considéré<br />

comme sain, il devient aliment-santé. Cette<br />

morale alimentaire engendre une responsabilité<br />

: tout acte personnel ou intime a<br />

des conséquences pour soi, pour sa famille<br />

et, en même temps, pour la société et pour<br />

le monde entier.<br />

Comment devient-on « mangeur<br />

sain »? Souvent, un individu change ses<br />

habitudes, y compris alimentaires, après<br />

un événement particulier : maladie, décès,<br />

rupture amoureuse, rencontre, grossesse…<br />

Des facteurs extérieurs interviennent aussi :<br />

la diffusion d’une émission télévisée ou la<br />

découverte d’un auteur, l’envie de préserver<br />

et de réinventer des traditions, des héritages.<br />

Les « mangeurs sains » considèrent<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

67


que la cuisine permet non seulement de<br />

raconter leur histoire, mais aussi celle de<br />

leurs ancêtres : ils pensent transmettre aux<br />

générations futures des recettes, des grimoires<br />

et des secrets.<br />

Combien de personnes sont orthorexiques<br />

? On l’ignore précisément. Mais<br />

en 2004, une étude italienne suggérait<br />

qu’ils étaient 6,9 % dans la population<br />

générale. En 2007, une enquête nationale<br />

révélait que 10 % des Français pensent que<br />

l’alimentation est un problème. Cela signifie-t-il<br />

qu’ils sont orthorexiques ? Non, la<br />

délimitation de l’orthorexie reste complexe,<br />

et la plupart d’entre nous considèrent<br />

« normal » de chercher à manger<br />

sain. Quand le terme d’orthorexie est<br />

arrivé en France, il a fait polémique entre<br />

les partisans de son utilisation, érigeant<br />

l’alimentation-santé comme une maladie,<br />

et les « ortho-sceptiques », la dénonçant<br />

comme une idéologie.<br />

Les sociétés contemporaines ont tout<br />

fait pour lier la santé à l’alimentation, qui<br />

est alors devenue une préoccupation, à la<br />

fois individuelle et sociétale. Les médecins<br />

et les chercheurs eux-mêmes critiquent ces<br />

sociétés qui n’interprètent pas toujours<br />

correctement les données scientifiques<br />

concernant l’alimentation et la santé ou<br />

qui les présentent comme systématiques.<br />

Considérer l’orthorexie comme une pathologie<br />

peut être perçu comme une façon de<br />

s’opposer aux sociétés, qui seraient responsables<br />

des troubles et des obsessions<br />

autour de l’alimentation-santé.<br />

En se réappropriant le terme, les mangeurs<br />

qui se qualifient d’orthorexiques<br />

montrent donc qu’il est inquiétant, voire<br />

angoissant, de toujours associer l’alimentation<br />

à la santé et qu’il est alors difficile de se<br />

créer une identité, en dehors de la sphère<br />

de la santé. Cela souligne aussi leur souffrance,<br />

leur douleur et leur désarroi : selon<br />

l’expression de Claude Fischler, membre<br />

du comité scientifique de l’Observatoire<br />

des habitudes alimentaires, les « mangeurs<br />

sains » semblent perdus au sein de « la cacophonie<br />

diététique ».<br />

Article publié dans<br />

L’Essentiel Cerveau&Psycho<br />

n° 23 août 2015<br />

Camille ADAMIEC<br />

est sociologue dans<br />

le laboratoire CNRS<br />

Dynamiques européennes,<br />

à l’université de Strasbourg.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

C. Fischler,<br />

Les Alimentations particulières,<br />

Odile Jacob, 2013.<br />

J.-P. Corbeau et J.-P. Poulain, Penser<br />

l’alimentation : entre imaginaire<br />

et rationalité, Privat, 2002.<br />

S. Bratman<br />

et R. Knight,<br />

Health food junkies,<br />

overcoming the obsession with health<br />

food eating, Broadway Book, 2001.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

68


Alimentation : attention<br />

aux biais de perception !<br />

CAROLINA WERLE<br />

© Ingrid Leroy / Shutterstock.com/nito/Ipich


Taille des contenants, emballages, arguments de santé…<br />

Différents biais nous font parfois manger plus et moins<br />

sainement, alors que nous pensions manger mieux.<br />

Préférez-vous manger sain et équilibré,<br />

plutôt que gras et chimique ? Vous<br />

répondez, sans hésiter et en toute bonne<br />

foi, « sain et équilibré ». D’ailleurs, 98 %<br />

des Français connaissent au moins l’une<br />

des recommandations préconisées par<br />

le Programme national nutrition santé<br />

(PNNS), tel « manger cinq fruits et légumes<br />

par jour ». Alors pourquoi y a-t-il toujours<br />

plus de personnes en surpoids en France ?<br />

En 2012, l’enquête ObÉpi montrait encore<br />

une augmentation de la prévalence de<br />

l’obésité entre 2006 et 2012, avec environ<br />

6,9 millions d’adultes obèses.<br />

Plusieurs causes entrent en jeu dans ces<br />

données paradoxales. L’une d’elles, souvent<br />

méconnue, concerne nos décisions face<br />

à notre assiette. En 2006, Brian Wansink,<br />

professeur de marketing à l’université<br />

Cornell à Ithaca, et ses collègues ont montré<br />

que nous prenons, en moyenne, plus de<br />

200 décisions alimentaires par jour et que,<br />

pour la plupart d’entre elles, nous sommes<br />

peu impliqués et peu attentifs. Ce qui<br />

signifie que ces choix sont réalisés de façon<br />

automatique : sans réfléchir, nous ajoutons<br />

un sucre à notre café, nous tartinons<br />

du beurre avant la confiture… Des facteurs<br />

contextuels sont donc susceptibles d’influer<br />

sur nos décisions, dont des éléments<br />

de marketing ; examinons ainsi les effets<br />

inattendus des labels, des emballages, des<br />

messages publicitaires ou de santé sur<br />

notre prise alimentaire.<br />

Le nombre de calories disponibles<br />

par individu sur le marché américain a<br />

augmenté de 600 entre 1970 et 2005, et<br />

les enquêtes montrent aujourd’hui une<br />

consommation excessive d’aliments trop<br />

gras ou trop sucrés. Une raison à cela : la<br />

taille des portions et des emballages alimentaire,<br />

de plus en plus grande, surtout<br />

pour les produits de snacking, la restauration<br />

rapide, et les sodas. Bien sûr, les portions<br />

en France restent plus petites que<br />

celles aux États-Unis, que ce soit les parts<br />

individuelles vendues en supermarché ou<br />

celles servies au restaurant. Une barre chocolatée<br />

vendue à Philadelphie est 41 % plus<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

70


grande que la même barre à Paris, et une<br />

boisson gazeuse est 52 % plus volumineuse.<br />

Mais la France n’a pas échappé à ce<br />

phénomène. Nous disposons de plus de<br />

choix pour la taille des portions : formats<br />

classique, XL, familial… Dans les restaurants,<br />

nous trouvons des buffets à volonté,<br />

des diamètres de pizza différents, et au<br />

supermarché, il y a le paquet de chips format<br />

familial, plus grand que le format classique<br />

et moins cher si nous regardons le<br />

prix au kilogramme.<br />

Le piège : plus il y en a,<br />

plus nous en mangeons<br />

Or différentes études ont montré que<br />

la taille des portions était directement liée<br />

à la quantité de nourriture consommée :<br />

plus il y en a, plus nous en mangeons. Un<br />

chercheur américain a distribué gratuitement<br />

des grands (240 grammes) ou des<br />

moyens (120 grammes) paquets de popcorn<br />

à l’entrée d’une salle de cinéma.<br />

Les personnes ont mangé autant de popcorn<br />

qu’elles le souhaitaient pendant le<br />

film. À la fin de la séance, il a récupéré les<br />

paquets et les a pesés pour déterminer<br />

la quantité consommée. Les participants<br />

ayant reçu le grand paquet ont mangé 53 %<br />

de plus (93,5 grammes) que ceux ayant eu<br />

le paquet moyen (61,1 grammes). La même<br />

expérience a été réalisée avec du pop-corn<br />

« passé », datant de cinq jours, et le résultat<br />

était semblable : même quand le popcorn<br />

n’était plus frais, les personnes avec<br />

le grand paquet ont consommé 33,6 % de<br />

plus que celles exposées au paquet de<br />

taille moyenne.<br />

Comment expliquer ces effets ? Nous<br />

sommes sujets à des biais perceptuels<br />

qui influent sur notre façon de juger les<br />

emballages et les contenants. Imaginez<br />

que vous arrivez dans un cocktail où l’on<br />

vous propose un apéritif dans une flûte<br />

à champagne, grande et fine, ou dans un<br />

verre à whisky, petit et large. Lequel choisissez-vous<br />

si vous souhaitez en boire<br />

plus ? La plupart des consommateurs préféreraient<br />

la flûte, bien que les deux verres<br />

contiennent la même quantité de liquide.<br />

Pourquoi ? Certes, la forme de la coupe à<br />

champagne est plus « mondaine », mais il y<br />

a aussi un biais perceptuel très simple, le<br />

biais vertical-horizontal : nous regardons<br />

Même des barmans professionnels ont tendance<br />

à servir 30 % de plus dans un verre large et bas<br />

plutôt que dans un verre étroit et allongé<br />

surtout la hauteur des boissons servies<br />

plutôt que leur largeur. Ainsi, une étude<br />

a montré que même des barmans professionnels<br />

ont tendance à servir 30 % de plus<br />

dans un verre large et bas plutôt que dans<br />

un verre étroit et allongé.<br />

Ce type de biais perceptuel influe sur<br />

nos décisions quotidiennes sans que nous<br />

nous en rendions compte. Les entreprises<br />

les utilisent souvent quand, par exemple,<br />

elles doivent modifier l’emballage d’un<br />

aliment pour des raisons de coût ou de<br />

changement de produit. Ainsi, Pierre<br />

Chandon, de l’Insead à Fontainebleau, et<br />

ses collègues ont montré que les consommateurs<br />

remarquaient moins une diminution<br />

de volume d’un produit si le packaging<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

71


était allongé en même temps. De même,<br />

le patron d’un restaurant peut vous servir<br />

un jus de fruit dans une flûte à champagne<br />

au lieu de le faire dans un verre classique.<br />

Cela lui permettra d’améliorer la perception<br />

de la boisson et de vous en donner<br />

environ 30 % moins.<br />

© Shutterstock.com/D. Yuliia<br />

Vous jugerez ce hamburger moins calorique s’il est servi avec une salade… ce qui peut vous<br />

amener à manger plus riche en pensant manger plus sain.<br />

Les biais de perception<br />

Un autre biais perceptuel concerne<br />

la taille de notre assiette à la maison.<br />

Augmente-t-elle la quantité servie ? Oui. Et<br />

du coup, nous en mangeons plus. En 2014,<br />

Natalina Zlatevska, de l’université Bond en<br />

Australie, et ses collègues ont analysé plus<br />

d’une centaine d’études scientifiques sur ce<br />

sujet : ils ont montré que le volume de nourriture<br />

consommé augmente en moyenne<br />

de 35 % quand la taille de la portion double.<br />

Les psychologues de la consommation<br />

alimentaire ont proposé plusieurs explications.<br />

D’abord, il est difficile pour la plupart<br />

des individus d’estimer la valeur nutritionnelle<br />

(par exemple, le nombre de calories)<br />

des aliments, notamment quand ils sont<br />

servis en grande quantité. Le fait de doubler<br />

la taille d’une portion n’augmente la<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

72


perception de sa quantité que de 50 à 70 %.<br />

Ainsi, nous jugeons plutôt bien la valeur<br />

nutritionnelle et les calories des petites portions,<br />

mais nous sous-évaluons les calories<br />

des portions de grande taille. De sorte que<br />

nous finissons par en manger plus…<br />

Ensuite, un autre effet est lié à la<br />

« norme de consommation » visuelle qu’un<br />

contenant transmet, selon l’expression de<br />

Wansink et de son équipe. Vous connaissez<br />

certainement l’expression : « Finis ton<br />

assiette !» Le contenant utilisé pendant<br />

un repas représente une ancre visuelle, un<br />

indicateur du niveau approprié pour se<br />

servir, et intervient donc comme norme<br />

de consommation. Or cette norme dépend<br />

de la taille de l’assiette : une étude réalisée<br />

dans un restaurant avec buffet à volonté<br />

a montré que les personnes ayant reçu de<br />

grandes assiettes se sont servies 52 % plus,<br />

ont consommé 45 % plus et ont gaspillé 135 %<br />

plus de nourriture, comparées à celles qui<br />

ont reçu de petites assiettes.<br />

L’effet des labels santé<br />

Toutefois, la taille des portions servies<br />

ou des emballages des produits<br />

alimentaires n’est pas le seul facteur<br />

influant sur nos décisions alimentaires.<br />

Un autre paramètre utilisé par le marketing<br />

est le label des produits, c’est-à-dire<br />

leur étiquette ou leur description. Produit<br />

« allégé en matières grasses », « enrichi en<br />

vitamines », « issu de l’agriculture biologique<br />

», « local » : autant de phrases<br />

qui nous incitent à acheter cet aliment.<br />

Comment le consommateur se retrouvet-il<br />

parmi ces différentes indications ? De<br />

nombreuses études montrent que nous<br />

utilisons les labels des produits alimentaires<br />

comme source d’information pour<br />

les évaluer et définir la quantité que nous<br />

allons manger.<br />

Ces labels auraient un effet de « halo<br />

de santé » : nous jugerions un aliment surtout<br />

en fonction de ces données visibles,<br />

indiquées par le fabricant, sans l’analyser<br />

objectivement selon ses véritables caractéristiques,<br />

telles que sa valeur nutritionnelle.<br />

Comme les labels soulignent<br />

souvent que les produits sont bons pour<br />

la santé, ceux qui sont bien étiquetés<br />

seraient perçus comme plus sains que<br />

ceux qui n’ont pas de label.<br />

Ce type de raccourci nous aide à<br />

traiter les nombreuses informations disponibles<br />

sur le marché, mais provoque<br />

parfois des erreurs. Par exemple, nous<br />

consommons davantage un aliment<br />

Nous jugeons un aliment en fonction des labels de<br />

santé affichés, et non de sa vraie valeur nutritionnelle<br />

« allégé en matières grasses » que son<br />

équivalent sans label. En outre, des chercheurs<br />

ont montré que nous considérons<br />

comme moins caloriques des biscuits<br />

issus de l’agriculture biologique comparés<br />

aux mêmes gâteaux sans label, alors<br />

que nous savons bien que le mode de production<br />

d’un ingrédient n’influe pas sur<br />

sa valeur calorique. De plus, nos études<br />

révèlent que nous trouvons des produits<br />

alimentaires locaux plus savoureux, de<br />

meilleure qualité et meilleurs pour la<br />

santé que leurs équivalents portant un<br />

label national… alors que d’un point de<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

73


vue nutritionnel et chimique, ce n’est pas<br />

forcément le cas.<br />

Salade ou pâtes du jour ?<br />

Le positionnement marketing d’une<br />

marque de restauration rapide a parfois<br />

un effet similaire. Dans une expérience,<br />

Chandon et Wansink ont demandé à des<br />

individus d’estimer les calories de deux sandwichs<br />

identiques d’un point de vue nutritionnel,<br />

l’un provenant de chez McDonald’s,<br />

l’autre de chez Subway – une chaîne de restauration<br />

rapide plutôt orientée santé et fraîcheur.<br />

Les participants évaluant le produit de<br />

chez Subway l’ont considéré moins calorique<br />

que ceux jugeant le sandwich de McDonald’s.<br />

Ce qui était tout à fait prévisible… Mais le<br />

plus intéressant concernait les accompagnements<br />

choisis par les sujets : ceux ayant évalué<br />

le sandwich de Subway se sont autorisé<br />

plus de calories en desserts et en boissons –<br />

ils ont choisi des brownies et des sodas.<br />

Même au restaurant, nous sommes<br />

sujets aux effets de halo. Quand une assiette<br />

composée de tomates coupées, oignons, poivrons,<br />

pâtes, salami et mozzarella, servis sur<br />

un lit de salade verte avec une vinaigrette<br />

aux herbes, est présentée au menu comme<br />

« pâtes du jour », nous avons tendance à la<br />

juger moins saine et moins savoureuse qu’un<br />

plat identique nommé « salade du jour ». Le<br />

nom influe aussi sur la quantité consommée<br />

: nous mangeons plus de « salade du<br />

jour » que de « pâtes du jour », surtout si nous<br />

faisons attention à notre ligne…<br />

En outre, les biais perceptuels modifient<br />

notre façon d’évaluer des aliments<br />

présentés ensemble. Si nous demandons<br />

à des individus d’estimer les calories d’un<br />

hamburger seul ou d’un hamburger accompagné<br />

d’une salade, paradoxalement, ils<br />

considèrent le sandwich seul plus calorique<br />

© Shutterstock.com/margouillat photo<br />

Une question<br />

d’étiquette :<br />

préférez-vous le plat<br />

labélisé « salade<br />

du jour » ou celui nommé<br />

« pâtes du jour » ?<br />

En général, vous<br />

choisissez la salade<br />

et en mangez plus que<br />

s’il s’agit des pâtes.<br />

Pourtant, ce sont les<br />

mêmes plats, avec la<br />

même valeur<br />

nutritionnelle ! SALADE DU JOUR PÂTES DU JOUR<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

74


que celui présenté avec la salade. C’est parce<br />

que nous avons naturellement tendance<br />

à « moyenner » les bénéfices de chaque aliment<br />

quand nous les jugeons ensemble ; la<br />

salade étant perçue comme « bonne pour la<br />

santé » et le hamburger comme « mauvais »,<br />

l’estimation calorique globale tient compte<br />

des deux caractéristiques.<br />

« C’est bio, donc c’est<br />

moins calorique ! »<br />

Il en est de même quand des aliments<br />

« sains » sont proposés au menu d’un restaurant.<br />

Imaginez que vous deviez choisir<br />

NE VOUS LAISSEZ PAS TROMPER !<br />

VOICI QUELQUES CONSEILS POUR ÉVITER LES BIAIS PERCEPTUELS DE LA CONSOMMATION ALIMENTAIRE<br />

ET AINSI MANGER PLUS SAIN.<br />

1/ Servez les boissons dont vous voulez réduire votre<br />

consommation dans des verres étroits et allongés,<br />

plutôt que larges et bas. Vous aurez ainsi l’impression<br />

d’en boire plus alors que le volume est identique.<br />

2/ Pour les aliments gras ou sucrés, utilisez des<br />

petites assiettes ou bols : vous en servirez moins<br />

et en mangerez moins, sans en avoir conscience.<br />

un accompagnement parmi les suivants :<br />

frites ou pommes de terre cuites au four.<br />

Ou quand une option plus saine est ajoutée<br />

à la liste : frites, pommes de terre au<br />

four ou salade verte. Lequel prendriez-vous<br />

dans chaque cas ? En 2009, Keith Wilcox,<br />

de l’université Columbia à New York, et ses<br />

collègues ont montré que la présence de<br />

la salade au menu augmentait la probabilité<br />

de choisir l’option la moins saine (les<br />

frites), surtout pour les sujets surveillant<br />

leur alimentation…<br />

Ainsi, il y a plus de chances que vous<br />

choisissiez les frites si on vous propose<br />

3/ À l’inverse, pour faire manger des légumes à vos<br />

enfants, proposez-les dans de grandes assiettes ;<br />

ils en consommeront plus sans s’en rendre compte.<br />

4/ Pour évaluer la qualité d’un produit, ne regardez<br />

pas uniquement son label ! Lisez plutôt les petites<br />

lignes de l’emballage où sont précisées l’origine<br />

et les valeurs énergétiques.<br />

aussi la salade ! Vous avez l’impression<br />

d’avoir accompli un « geste santé » simplement<br />

en considérant que vous pourriez<br />

manger la salade… Donc, même si les<br />

consommateurs réclament plus d’options<br />

saines dans les menus, ils ne les choisissent<br />

pas forcément. Ironiquement, ils risquent<br />

d’ailleurs de consommer plus d’aliments<br />

moins sains ! Ces effets de halo de santé<br />

existent aussi avec les messages de prévention<br />

de l’obésité.<br />

Alors comment éviter ces biais de perception<br />

? Connaître l’influence de la taille<br />

des portions et des labels des produits<br />

alimentaires sur notre comportement<br />

devrait nous permettre d’être plus attentifs<br />

et d’éviter leurs effets indésirables. Nous<br />

pouvons même les utiliser pour équilibrer<br />

notre alimentation : par exemple, choisissez<br />

une petite assiette pour manger moins<br />

d’aliments gras, comme du fromage, et une<br />

grande assiette pour consommer plus de<br />

fruits et légumes.<br />

Pour contrer les effets de halo de santé,<br />

soyez plus attentif et critique quand vous<br />

achetez un produit. Ce n’est pas parce que<br />

c’est bio ou local que c’est moins calorique ;<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

75


des informations nutritionnelles visibles<br />

et faciles à traiter devraient aider les<br />

consommateurs à obtenir une estimation<br />

plus réaliste de la qualité nutritionnelle<br />

des produits. Par exemple, dans le nouveau<br />

projet de loi de santé, Serge Hercberg,<br />

directeur de recherche à l’Inserm et professeur<br />

à l’université de médecine Paris 13, propose<br />

d’ajouter sur les aliments une pastille<br />

dont la couleur dépendrait de leur qualité<br />

nutritionnelle. En attendant, c’est à vous<br />

d’évaluer un aliment en ne vous fiant pas<br />

seulement à son label.<br />

Article publié dans<br />

L’Essentiel Cerveau&Psycho<br />

n° 23 août 2015<br />

Carolina WERLE<br />

est professeure<br />

associée en marketing<br />

à Grenoble-École<br />

de management.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

C. Werle,<br />

Les biais perceptuels influençant<br />

la consommation alimentaire et<br />

l’évolution de l’obésité,<br />

Médecine des Maladies Métaboliques,<br />

vol. 8, pp. 449-454, 2014.<br />

A. Merle et al.,<br />

Les effets de la mention d’origine<br />

géographique locale sur les<br />

perceptions alimentaires,<br />

Recherche et Applications<br />

en Marketing,<br />

vol. 31, 2016.<br />

C. Werle et C. Cuny,<br />

The boomerang effect<br />

of mandatory sanitary messages<br />

to prevent obesity,<br />

Marketing Letters,<br />

vol. 23, pp. 883-891, 2012.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

76


Pourquoi avons-nous<br />

peur du gluten ?<br />

SUSANNE SCHÄFER<br />

© Shutterstock.com / Wichudapa


De plus en plus de personnes consomment des produits<br />

sans gluten ou sans lactose. Pourtant, elles ne souffrent<br />

d’aucune intolérance alimentaire. Comment expliquer ces<br />

maladies subjectives ?<br />

Depuis peu, les galettes de riz<br />

sont « sans gluten ». Bravo ! Il était temps…<br />

car elles n’en ont jamais contenu. Que<br />

ferait cette protéine du blé dans le riz ?<br />

Cependant, la nouvelle étiquette « sans<br />

gluten » sur l’emballage serait un bon<br />

argument de vente. Dans tous les rayons,<br />

fleurissent des aliments que nous consommons<br />

depuis longtemps, mais qui sont<br />

désormais « sans gluten » ou « sans lactose ».<br />

Sans aucun doute, les intolérances alimentaires<br />

existent : certaines personnes<br />

ne peuvent pas manger un type d’aliment<br />

parce que leur organisme ne le tolère pas<br />

ou mal. Consommer cet aliment les rend<br />

malades, ou même, le produit peut être<br />

vraiment dangereux pour leur santé. Donc,<br />

grâce aux étiquettes « sans gluten », ces individus<br />

font leurs courses plus facilement.<br />

Mais on observe un phénomène étonnant :<br />

d’autres personnes décident de renoncer au<br />

pain, au lait et à d’autres ingrédients ayant<br />

des effets présumés dévastateurs, bien que<br />

ce ne soit pas médicalement nécessaire.<br />

Fini les flatulences !<br />

Aujourd’hui, nous rendons souvent<br />

notre nourriture responsable de nos<br />

problèmes de santé. Certaines personnes,<br />

qui ont mal à la tête au lendemain d’une soirée<br />

festive et arrosée avec quelques verres de<br />

vin rouge, ne pensent pas que leur consommation<br />

excessive d’alcool soit responsable<br />

de leur trouble, mais qu’elles souffrent<br />

d’une intolérance aux histamines (des<br />

amines naturellement produites par notre<br />

système immunitaire en cas de réactions<br />

allergiques, également dégradées par l’organisme,<br />

et que les aliments « fermentés »,<br />

tel le vin, contiennent). D’autres individus<br />

pensent constater qu’ils se portent beaucoup<br />

mieux depuis qu’ils ont renoncé à l’ingrédient<br />

« dangereux »: Guillaume ne mange<br />

désormais que du pain sans gluten et se sent<br />

soudainement plus léger, n’a plus le ventre<br />

gonflé ni des flatulences toute la journée…<br />

En 2009, un sondage indiquait déjà<br />

que 30 % des Américains souhaitaient<br />

adopter un régime sans gluten. Toutefois,<br />

Alessio Fasano, du Centre de recherche<br />

sur la maladie cœliaque de l’université du<br />

Maryland, précisait que seuls 5 à 6 % des<br />

sondés étaient vraiment hypersensibles au<br />

gluten. De même, selon une étude de l’institut<br />

national de la consommation, trois<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

78


© Shutterstock.com/monticello<br />

fois plus de personnes ont acheté des aliments<br />

sans lactose en 2012, comparé à 2007.<br />

En 2014, un autre sondage a révélé<br />

qu’un Allemand sur quatre (sur 2500 interrogés)<br />

renonce à certains aliments parce<br />

qu’il pense ne pas les supporter. Onze pour<br />

cent limitent leur consommation de vin<br />

rouge, de fromage et de diverses viandes et<br />

poissons à cause des histamines présentes<br />

dans ces produits. Mais les scientifiques<br />

ne savent même pas si une intolérance à<br />

l’histamine existe. Neuf pour cent des participants<br />

évitent partiellement ou totalement<br />

le gluten. Pourtant, seulement 0,5 à<br />

1 % de la population occidentale souffre de<br />

la maladie cœliaque, qui oblige vraiment à<br />

renoncer au gluten, et on ignore encore<br />

à quoi correspondraient les autres<br />

hypersensibilités au gluten. Et 13 % des<br />

Allemands ont déclaré ne pas manger,<br />

ou limiter, certains aliments, telles les<br />

cacahuètes, à cause d’allergies. Or seulement<br />

2 à 3 % de la population souffrent d’allergies<br />

alimentaires.<br />

De même, en 2014, un sondage<br />

BVA-Maizena auprès de 1003<br />

personnes représentatives de la<br />

population française âgée de plus de 15 ans<br />

a conclu que 14 % des Français (7 millions)<br />

étaient concernés par l’alimentation sans<br />

gluten : 4 millions s’y intéressaient parce<br />

qu’ils en entendaient de plus en plus parler<br />

; 3 millions étaient directement touchés,<br />

soit parce qu’ils étaient eux-mêmes intolérants<br />

ou sensibles au gluten (1 million),<br />

soit parce qu’un de leurs proches l’était.<br />

Paradoxal gluten<br />

Tout ceci semble donc paradoxal :<br />

plus nous sommes en bonne santé, plus<br />

nous nous sentons malades. Pour preuve :<br />

en 2012, l’espérance de vie en France était<br />

de 82,57 ans, alors qu’elle n’était que de<br />

69,87 ans en 1960. Une meilleure alimentation,<br />

une meilleure médecine sont en partie<br />

responsables. Pourtant, Winfried Rief,<br />

professeur de psychologie à l’université<br />

de Marbourg, a demandé à des Allemands<br />

s’ils voyaient des liens entre notre style<br />

de vie moderne et leur santé : seuls 6 % des<br />

participants ont déclaré ne pas s’inquiéter…<br />

Certaines personnes « craignaient »<br />

les aliments génétiquement modifiés ou<br />

contaminés par des hormones, pesticides<br />

et antibiotiques, ainsi que les trous dans<br />

la couche d’ozone. Celles qui s’inquiétaient<br />

le plus souffraient aussi souvent de<br />

symptômes physiques telles des douleurs<br />

intestinales, ou se sentaient abattues, fatiguées<br />

et découragées.<br />

Rief pense que « ces inquiétudes<br />

parfois exagérées provoqueraient des<br />

dépressions ou de véritables troubles<br />

physiques ». De plus, les symptômes observés<br />

conduiraient certaines personnes<br />

à ruminer leurs pensées et à chercher<br />

des explications à leurs douleurs. On<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

79


ignore d’ailleurs qui arrive en premier :<br />

l’inquiétude ou les symptômes ? Selon<br />

Rief, ces plaintes reflètent surtout une<br />

peur des conséquences de notre civilisation<br />

moderne. Les progrès technologiques<br />

effraient de nombreuses personnes, qui<br />

craignent de perdre leurs racines. Elles<br />

deviennent alors méfiantes et voient des<br />

dangers partout (dans les ondes électromagnétiques<br />

ou les « poisons » qui contamineraient<br />

nos aliments).<br />

« Rien ne vaut la cuisine de maman »<br />

Ainsi, de nombreux consommateurs<br />

pensent que tout était meilleur avant,<br />

quand leur grand-mère ne cuisinait<br />

qu’avec des ingrédients de son champ. En<br />

juin 2014, un sondage Ipsos révélait que<br />

64 % des Français se disent inquiets des<br />

effets de l’alimentation sur leur santé. Et<br />

plus de 40 % des Allemands craignent que<br />

les aliments d’aujourd’hui soient moins<br />

sains et davantage contaminés par des<br />

polluants qu’il y a vingt ans. Alors qu’en<br />

fait, de nombreux facteurs se sont améliorés.<br />

Par exemple, les fruits et légumes sont<br />

aujourd’hui beaucoup moins contaminés<br />

par des pesticides. Lorsque des résidus<br />

sont détectés, leur concentration est toujours<br />

en dessous du seuil autorisé. En<br />

outre, notre corps contient six fois moins<br />

de traces de dioxine qu’il y a trente ans<br />

(ces substances organiques émises en<br />

partie par les processus industriels sont<br />

considérées cancérigènes pour l’homme).<br />

Et en Europe, il n’y a presque plus d’hormones<br />

dans la viande, car l’ajout de ces<br />

substances aux aliments des animaux est<br />

interdit depuis 1988.<br />

Nous n’évaluons donc pas rationnellement<br />

les risques de certains aliments<br />

et nos estimations sont souvent fausses.<br />

Ainsi, nous craignons de nouveaux risques<br />

présumés – tel le gluten –, mais nous perdons<br />

de vue les plus anciens, comme les<br />

salmonelles, des bactéries infectieuses qui<br />

contaminent parfois certains aliments.<br />

De plus, en général, nous surévaluons les<br />

risques émanant des substances fabriquées<br />

par l’homme, telles les conservateurs, et<br />

sous-estimons les dangers naturels comme<br />

les toxines des plantes. À l’inverse, nous ne<br />

nous méfions pas beaucoup des produits<br />

alimentaires raffinés, qui sont souvent de<br />

mauvaise qualité.<br />

Nous surévaluons les risques des substances<br />

artificielles et sous-estimons les dangers naturels<br />

Les développements techniques ont<br />

probablement exacerbé nos peurs, car les<br />

instruments de mesure sont de plus en<br />

plus performants. Nous sommes maintenant<br />

capables de détecter des concentrations<br />

même infimes de contaminants dans<br />

les aliments. Ce qui ne signifie pas que la<br />

substance soit dangereuse à cette faible<br />

concentration, ni qu’elle ait été absente<br />

auparavant. Peut-être ne pouvions-nous<br />

simplement pas la voir avant.<br />

Peur de la nouveauté<br />

Quelles sont les conséquences psychologiques<br />

d’une telle peur des aliments ?<br />

En 2002, le psychologue australien Keith<br />

Petrie, de l’université d’Auckland, a écrit<br />

que la « défiance des personnes envers la vie<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

80


moderne » serait si importante qu’elle per-<br />

vu les vidéos alarmistes rapportaient des<br />

turberait « leur perception de leur propre<br />

troubles dans ces deux conditions.<br />

santé ». En particulier, on se méfierait de<br />

Pour les scientifiques, ce phénomène<br />

plus en plus de l’opinion des experts. Ce<br />

est fréquent, c’est l’effet nocebo (l’inverse de<br />

qui aboutirait, dans les cas extrêmes, à<br />

l’effet placebo). Le simple fait de s’attendre<br />

« une pensée de la théorie du complot » et<br />

à ce que quelque chose ait un effet négatif<br />

à un « style de vie moderne paranoïaque ».<br />

sur la santé provoque des troubles… En s’in-<br />

Petrie étudie le phénomène de « l’hy-<br />

quiétant de ce qu’elles lisent sur Internet<br />

persensibilité ». En Australie, de nom-<br />

ou dans des articles, certaines personnes se<br />

breuses personnes ont peur des « infrasons »,<br />

rendent malades. Quand elles remarquent<br />

les sons de très basses fréquences produits<br />

ensuite des symptômes – que nous consi-<br />

par les éoliennes et que l’on n’entend pas.<br />

dérions anodins, par exemple des troubles<br />

Elles pensent que les infrasons les rendent<br />

intestinaux – et qu’elles en cherchent les<br />

malades et rapportent des troubles, tels des<br />

causes, elles incriminent ce qui leur tombe<br />

maux de tête. Pourtant, aucun effet néfaste<br />

sous la main – en ce moment, le mot gluten<br />

sur la santé n’a été démontré. Petrie et ses<br />

est partout –, puis elles ont encore plus<br />

collègues ont alors invité 54 personnes dans<br />

peur et souffrent davantage : la spirale de<br />

leur laboratoire où ils leur ont projeté des<br />

l’effet nocebo ne s’arrête jamais !<br />

films concernant les infrasons. Une partie<br />

Un conseil important donc : ne pas<br />

des vidéos mettait en garde contre les dan-<br />

« surfer » ! Mais presque personne ne s’y<br />

gers des sons, les autres étaient neutres.<br />

tient. Environ 60 % des utilisateurs d’inter-<br />

© Shutterstock.com/Branding/EM Arts<br />

Ensuite, pendant dix minutes, les chercheurs<br />

ont exposé les participants à des<br />

infrasons, puis, pour une durée identique,<br />

à des infrasons factices. Ainsi, les faux infrasons<br />

gênaient autant les participants que<br />

les vrais. Mais seules les personnes ayant<br />

De plus en plus d’aliments sont « sans gluten »<br />

– même s’ils n’en ont jamais contenu –<br />

et se vendent ainsi plus cher !<br />

Comme les consommateurs s’attendent<br />

à ce que le gluten soit dangereux pour<br />

leur santé, quand ils n’en mangent plus,<br />

ils se sentent mieux…<br />

net cherchent des informations sur la santé.<br />

Les médecins appellent ce phénomène la<br />

« cybercondrie », et les scientifiques ont<br />

bien décrit ce qui se passe quand on est à<br />

l’affût de douleurs ou troubles inexpliqués<br />

sur Google : on se sent ensuite bien malade.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

81


« Docteur Google » est d’autant plus<br />

mauvais que l’utilisateur consulte un<br />

grand nombre de pages, que les informations<br />

sont présentées de façon « racoleuse<br />

» et que l’internaute a tendance à se<br />

considérer malade au lieu de consulter un<br />

professionnel. Les personnes supportant<br />

mal l’incertitude sont particulièrement<br />

sujettes à la cybercondrie.<br />

Quand on tape « mal au ventre » dans<br />

un moteur de recherche, on arrive souvent<br />

sur des sites prétendus médicaux<br />

qui proposent la sensibilité au gluten<br />

comme cause du trouble. Les patients<br />

cochent même dans des listes les symptômes<br />

correspondants à leur cas. Mais ces<br />

service de gastro-entérologie à l’hôpital<br />

de Brême, raconte : « Parfois, les patients<br />

entrent chez leur médecin traitant en lui<br />

montrant un article ou une page internet<br />

sur une intolérance, et demandent : « J’ai<br />

ça, n’est-ce pas ? ». » Il est alors difficile de<br />

faire changer le patient d’avis.<br />

L’effet nocebo : quand<br />

la peur rend malade<br />

Aujourd’hui, c’est la peur du blé qui<br />

domine. Des livres tels que Pourquoi le blé<br />

nuit à votre santé, de William Davis (2012),<br />

et Ces glucides qui menacent notre cerveau,<br />

de David Perlmutter (2015), sont si dramatiques<br />

qu’ils font régner la terreur. Par<br />

Les symptômes des intolérances alimentaires<br />

sont si peu spécifiques que presque<br />

tout le monde peut les présenter<br />

symptômes, notamment pour les intolérances<br />

alimentaires, sont si peu spécifiques<br />

que presque tout le monde peut les<br />

présenter… Même une personne en parfaite<br />

santé « souffre » parfois du ventre ou<br />

de ballonnements. Johann Ockenga, du<br />

exemple, ils contiennent des phrases du<br />

genre : « Les mangeurs de blé meurent plus<br />

tôt » ou « Les céréales modernes décomposent<br />

le cerveau ». En réalité, nombre de<br />

leurs affirmations sont banales et connues<br />

depuis longtemps : tout le monde sait<br />

que la consommation excessive de pain,<br />

pâtes et gâteaux provoque un surpoids<br />

et augmente le risque de maladies qui en<br />

résultent. Mais c’est aussi vrai pour les<br />

produits gras. Dire que le blé, ou le gluten<br />

qu’il contient, détruit le cerveau est scientifiquement<br />

indéfendable. Et pourtant, le<br />

côté alarmisme fonctionne : des millions<br />

de personnes achètent ces livres, devenus<br />

des best-sellers aux États-Unis et en Europe.<br />

Jessica Biesiekierski et ses collègues,<br />

de l’université Monash à Melbourne, ont<br />

montré que la seule peur du gluten provoque<br />

parfois des troubles réels. Les chercheurs<br />

ont cuisiné pendant des semaines<br />

pour des personnes qui se plaignaient<br />

d’hypersensibilité au gluten. Une partie<br />

des sujets recevait des aliments sans<br />

gluten, les autres mangeaient avec peu ou<br />

beaucoup de gluten. Ni les participants ni<br />

les expérimentateurs ne savaient quelle<br />

personne était assignée à quel groupe. Les<br />

trois repas étaient tellement semblables<br />

en goût, consistance et apparence que des<br />

« goûteurs » ne les distinguaient pas.<br />

Les résultats sont sans appel : les<br />

symptômes tels que des nausées ou des<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

82


maux de ventre ont empiré chez tous les<br />

participants, bien que seule une partie<br />

d’entre eux ait mangé du gluten. De toute<br />

évidence, la seule crainte de manger cette<br />

protéine provoquait de vrais symptômes.<br />

Une personne ayant lu des livres comme<br />

Ces glucides qui menacent notre cerveau,<br />

qui a peur que le pain la rende malade et<br />

qui en plus n’arrive pas à suivre le régime<br />

strict qu’elle s’impose, développe souvent<br />

les troubles contre lesquels Perlmutter<br />

met en garde : angoisses, troubles de la<br />

concentration ou maux de tête.<br />

En conséquence, la mise en garde<br />

contre une substance de notre alimentation<br />

ayant le potentiel de détruire insidieusement<br />

le cerveau a de grandes chances<br />

d’attirer l’attention. Mais les « hystéries alimentaires<br />

» viennent et s’en vont… Dans<br />

les années 1990, le neurochirurgien américain<br />

Russell Blaylock avait effrayé le monde<br />

entier avec son livre Excitotoxins : the taste<br />

that kills (Excitotoxines: le goût qui tue). Sa<br />

thèse était qu’une substance présente dans<br />

notre nourriture détruisait notre cerveau.<br />

À l’époque, ce n’était pas le gluten, mais l’exhausteur<br />

de goût glutamate (aujourd’hui<br />

considéré comme une saveur à part entière :<br />

l’umami). Selon lui, le glutamate serait une<br />

« bombe à retardement neurologique », qui<br />

entraînerait une « mort insidieuse » sous<br />

forme de maladie de Parkinson ou de chorée<br />

de Huntington.<br />

Le scénario choc a survécu pendant<br />

des années et reste efficace aujourd’hui :<br />

il y a toujours des personnes qui considèrent<br />

cette substance comme dangereuse.<br />

Pourtant, de nombreuses études scientifiques<br />

n’ont pas été capables de prouver un<br />

tel effet et les recommandations officielles<br />

de l’Organisation mondiale de la santé précisent<br />

que le glutamate est anodin. Il en sera<br />

probablement de même pour le gluten…<br />

Article publié dans<br />

L’Essentiel Cerveau&Psycho<br />

n° 23 août 2015<br />

Susanne SCHÄFER<br />

est journaliste scientifique<br />

et vit à Hambourg.<br />

BIBLIOGRAPHIE<br />

S. Schäfer,<br />

Der Feind in meinem Topf ?<br />

(L’Ennemi dans mon assiette ?),<br />

Hoffmann und Campe, 2015.<br />

J. Biesiekierski et al.,<br />

No effects of gluten in patients with<br />

self-reported non-celiac gluten<br />

sensitivity after dietary reduction<br />

of fermentable, poorly absorbed,<br />

short-chain carbohydrates,<br />

Gastroenterology, vol. 145,<br />

pp. 320-328, 2013.<br />

W. Rief et al.,<br />

The relationship of modern<br />

health worries to depression,<br />

symptom reporting and quality of<br />

life in a general population survey,<br />

Journal of Psychosomatic Research,<br />

vol. 72, pp. 318-320, 2012.<br />

A. Fasano,<br />

L’intolérance au gluten,<br />

Pour la Science,<br />

n° 388, pp. 70-77,<br />

février 2010.<br />

<strong>Thema</strong> / Nutrition<br />

83


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