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P<br />
P O L A R<br />
ENTREVUE<br />
BENOÎT BOUTHILLETTE<br />
Pourfendre l’ombre<br />
pour en faire<br />
jaillir la lumière<br />
© Guy Raymond<br />
Dix ans se sont écoulés entre La trace de l’escargot – Prix Saint-<br />
Pacôme 2005 – et L’heure sans ombre, ce colosse de 552 pages<br />
qui plonge le lecteur en plein cœur d’un Cuba contemporain<br />
à la fois ouvert sur le monde, cultivé, mais aussi empreint de<br />
croyances et d’imaginaire. Benjamin Sioui, enquêteur pour la<br />
Sûreté du Québec, se rend au pays où il doit faire la lumière<br />
sur des sacrifices infligés à des enfants. Commence alors une<br />
intrigue policière peu commune dans laquelle chamanisme, rites<br />
sacrificiels et histoire d’amour s’unissent pour mieux comprendre<br />
l’Autre. Tête-à-tête avec le loquace Benoît Bouthillette, auteur de<br />
cette première partie d’un diptyque étonnant.<br />
Par Marie Fradette<br />
44 • LES LIBRAIRES • DÉCEMBRE 2015 - JANVIER 2016<br />
Si le retour de l’enquêteur d’origine wendat, chaman de surcroît, Benjamin<br />
Sioui, nous mène d’office dans le roman noir, il y a une part de sentimentalité<br />
profondément inscrite en lui qui dépasse largement le cadre de l’intrigue<br />
policière. Ce n’est pas sans raison, en fait, parce que Bouthillette voulait « avant<br />
tout écrire un roman d’amour. Il y a deux intrigues ici et les deux sont aussi<br />
importantes l’une que l’autre. C’est un roman du bonheur possible ». Bonheur<br />
que le policier trouve chez Maeva Corrales pour qui il serait prêt à devenir<br />
le père de « Camilla, [leur] première enfant qu’[ils] nommeront d’après Camilo<br />
Cienfuegos, le révolutionnaire romantique ». Ce roman était donc pour Benoît un<br />
prétexte à raconter une histoire d’amour : « Je suis un moraliste. Je veux toujours<br />
parler du bien et du mal en passant par la beauté et l’amour. » Alors, oui, il y<br />
a cette profonde relation amoureuse qui donne corps à Sioui, qui le rend à la<br />
fois sensible, terre à terre et courageux, mais il y a aussi une part importante<br />
accordée à l’enquête qu’il mène en entretenant une relation particulière avec<br />
Yemaya, déesse des mers. Il entend sa voix, dialogue avec elle. Cette<br />
part de chamanisme, ou de surnaturel, comme le nomme l’auteur, s’est<br />
en fait imposée d’elle-même. Ce n’était pas important ou même voulu<br />
cette présence, mais « elle est la voix de la raison de Sioui, celle qui<br />
le guide. Le surnaturel vient teinter la réalité du héros, mais n’affecte<br />
jamais l’enquête ». Et c’est ce qui fonde Sioui, justement. Ce métissage<br />
des genres alliant roman noir, chamanisme et amour permet au<br />
protagoniste d’être ce qu’il est, soit un personnage porté par l’amour et<br />
une volonté de transcender le mal : « Je me battrai jusqu’au bout pour<br />
un monde meilleur, en trimballant mon lot de blessures. »<br />
L’heure sans ombre<br />
L’enquête se déroule dans un Cuba animé et aussi très chaud. Le soleil cuisant<br />
participe activement de cette intrigue et de la vie du héros. Omniprésent, il<br />
s’insinue dans plusieurs scènes tout en apportant sa part d’ombre, sauf à un<br />
moment de la journée, à midi. Le temps du jour, dira Bouthillette, « du triomphe<br />
de la lumière qui te rive au sol ». Ce moment, l’auteur l’a vécu devant le ministère<br />
de l’Intérieur en regardant la statue du Che, à ce moment précis où l’ombre<br />
n’existe pas. À son tour, l’enquêteur se « trouve, seul […] à regarder l’évolution<br />
du soleil tracer l’ombre du Che sur les parois blanchies […] à chercher l’heure<br />
absolue où l’homme et son ombre se confondent. Cette heure […] où le mitan du<br />
jour darde de tout son poids sur les épaules du marcheur solitaire ». Sioui retourne<br />
à cet endroit en fin d’intrigue et s’interroge alors sur son rôle dans l’enquête :<br />
« J’ai pourtant l’impression de n’avoir été qu’un long piquet planté au milieu d’un<br />
cadran solaire, en pleine nuit… Tu l’as fait alors que tu te trouvais […] en<br />
plein midi, à l’heure où l’ombre se dissout sous l’homme […] l’instant de cette<br />
heure sans ombre, s’il n’a jamais existé, ne dure pas. Ou alors il n’est que le<br />
prélude à la suite des choses. » Ce mitan semble ainsi accompagner Benjamin<br />
dans les moments charnières de son enquête et de sa vie. Il le vivra enfin<br />
une dernière fois, à la toute fin de l’histoire, moment critique où le soleil à<br />
son apogée éclaire plus que jamais sa sombre réalité.<br />
L’écriture de la tolérance<br />
Cette écriture métaphorique enveloppe l’écriture de Bouthillette et fonde par<br />
le fait même son propos. Le jeu entre la noirceur et la lumière, l’auteur en fait<br />
pratiquement l’enjeu de son récit parce que c’est bien ce qui motive l’écriture<br />
du roman noir, soit la lumière qu’on peut en dégager : « En soutirant de la<br />
noirceur du monde, on tente d’en exposer les failles, de sorte à y faire pénétrer<br />
de la lumière. » Il faut savoir qu’entre la dernière publication pour<br />
adultes mettant en vedette Sioui et L’heure sans ombre, Benoît a écrit<br />
des romans jeunesse, notamment La nébuleuse du chat qui mettait<br />
en scène ce même enquêteur. Mais qu’il écrive pour la jeunesse ou<br />
pour les adultes, le besoin d’éclairer le lecteur, de l’ouvrir à l’Autre<br />
demeure chez lui : « Quand j’écris pour la jeunesse, je compte deux<br />
limites. Une première qui est celle de ne pas être complaisant et<br />
de ne pas faire des produits de consommation et une deuxième,<br />
tenir un devoir de réserve. On doit aider les jeunes à cheminer vers<br />
l’âge adulte […] On s’adresse à des citoyens en devenir, adressonsnous<br />
à leur intelligence. Parce que la littérature jeunesse, comme la<br />
littérature pour adultes, permet une ouverture sur le monde qui s’oppose au<br />
repli sur soi […] On est là pour pourfendre la partie noire de la lumière. »<br />
Ainsi, pour Bouthillette, l’auteur et le lecteur font chacun leur chemin pour<br />
aller à la rencontre de l’Autre. Et, c’est justement ce qu’il tend à défendre<br />
dans son écriture, la communication, l’absence d’œillères, afin qu’il y ait plus<br />
de respect et d’indulgence.<br />
Pas étonnant que son héros soit un ardent défenseur de la tolérance. Son statut<br />
atypique vient d’ailleurs combiner deux entités souvent à couteaux tirés. « En<br />
le créant, je voulais démontrer que notre société est la plus égalitaire que je<br />
connaisse. » Sans prétendre ou attendre quoi que ce soit, Benoît espère que<br />
son Benjamin devienne un personnage emblématique de notre littérature<br />
populaire, qu’il soit un rendez-vous annuel. Et pourquoi pas? La littérature<br />
québécoise a besoin de héros valeureux; il nous en offre un grand.