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Quand les auteurs<br />
se font leur cinema<br />
Beaucoup d’œuvres littéraires sont adaptées pour le cinéma et le Québec ne fait pas exception. Comment fait-on<br />
pour passer d’un média à l’autre sans trop y perdre au change? Quelles qualités doit posséder un scénariste pour<br />
réussir la transition sans trop de heurts? Nous avons demandé à quatre auteurs – Patrick Senécal, Marie-Sissi<br />
Labrèche, India Desjardins et Jean-Simon DesRochers – qui ont eu la difficile tâche de transposer leurs propres<br />
œuvres à l’écran de nous en dire quelques mots. Finalement, qui, du film ou du livre, sera le meilleur?<br />
Par Isabelle Beaulieu<br />
34 • LES LIBRAIRES • DÉCEMBRE 2015 - JANVIER 2016<br />
Parfois né d’un coup de cœur d’un réalisateur pour l’histoire d’un livre, d’autres<br />
fois amorcé par les supputations d’un producteur qui croit au potentiel particulier<br />
d’un récit, le film issu d’une fiction littéraire a sûrement sa raison d’être. À moins<br />
qu’il soit plus facile de partir d’une œuvre déjà écrite que de créer de toutes<br />
pièces un scénario original? Pas nécessairement. Car entre l’écriture d’une œuvre<br />
littéraire et celle d’un scénario, il y a tout un monde.<br />
Alors que le romancier est le maître d’œuvre de sa création, le<br />
scénariste agit plutôt à titre de technicien de l’écrit qui codifie<br />
et organise les différents éléments. Le métier d’écrivain en<br />
est un libre et solitaire, tandis que le scénariste est régi par<br />
des contraintes venues de plusieurs intervenants. Tandis que<br />
l’écrivain tient mordicus à sa virgule, le scénariste doit pouvoir<br />
sabrer des paragraphes entiers, voire des chapitres complets<br />
et il est au service d’une machine complexe. Certains sont<br />
même mis à contribution lorsqu’il s’agit de l’adaptation de<br />
leur propre œuvre, ce qui peut rendre la chose encore plus<br />
délicate.<br />
Les défis sont effectivement nombreux pour ces auteurs qui<br />
se transforment en scénaristes de leur propre œuvre. Il faut<br />
d’abord accepter les contraintes qu’exige la lourde logistique du cinéma. India<br />
Desjardins, auteure de la populaire série de huit romans jeunesse « Le journal<br />
d’Aurélie Laflamme », en sait quelque chose. En 2010, sort le film adapté du premier<br />
tome de la série et, en 2015, un deuxième film se consacre aux deux derniers<br />
tomes. Sur les deux productions, elle travaille au scénario. « C’est un style d’écriture<br />
très différent. Un roman exprime des états, un film nécessite des actions. […]<br />
Un autre défi est également de faire le deuil de l’histoire racontée au départ.<br />
Il faut la raconter de façon différente de ce que tu avais eu en tête la première<br />
fois, tout en respectant ce que tu voulais dire initialement. »<br />
Mêmes propos du côté de l’auteur de polars et de livres d’horreur Patrick Senécal.<br />
Ce dernier a scénarisé trois de ses romans, Sur le seuil (2003), 5150, rue des ormes<br />
(2009), Les sept jours du talion (2010), et travaille présentement à l’adaptation de<br />
son roman jeunesse Sept comme setteur. « Le plus gros défi est de rendre concrète<br />
l’intériorisation des personnages. On peut être dans la tête d’un personnage<br />
dans un livre, mais pas dans un film. Même si on fait appel à toutes sortes<br />
de trucs cinématographiques (voix off, hallucinations, caméra subjective), on<br />
n’est jamais dans la tête de quelqu’un avec autant de force que dans un roman.<br />
Le cinéma, c’est l’art du concret », explique l’auteur-scénariste. Il faut alors arriver<br />
à faire passer les pensées et les intentions avec les images, cette fois-ci, et non<br />
plus qu’avec les mots. Il y a bien les dialogues qui demeurent, mais ils n’assument<br />
pas la portée narrative du film. « L’autre défi est la déconstruction d’un langage<br />
pour le reconstruire dans un autre. Certaines idées, certaines images fonctionnent<br />
dans un livre, mais pas du tout dans un film, et on ne sait pas trop pourquoi au<br />
juste. Il faut trouver l’équivalent au cinéma, trouver une image qui sera différente<br />
que l’idée du roman, mais qui voudra dire la même chose », poursuit Senécal.<br />
La scénarisation serait donc plus une affaire de traduction que toute autre chose.<br />
© Jean-Daniel Richerd<br />
© Karine Davidson-Tremblay<br />
Le pari se situe davantage sur le plan de la transposition des conventions que<br />
dans l’écriture en tant que telle.<br />
Car au cinéma, le véritable auteur, c’est le réalisateur. C’est sa vision qui prime<br />
et c’est lui qui devient le conteur. Il utilise les outils à sa disposition qui, audelà<br />
des mots, sont entre autres l’éclairage, l’angle de la caméra,<br />
les acteurs, la nature des plans, le choix des séquences. C’est<br />
surtout lui qui a le dernier mot au montage quant à l’ordre et<br />
au rythme des images qui détermineront la trame narrative de<br />
l’œuvre et donneront toute la facture au film. L’auteure Marie-<br />
Sissi Labrèche, qui a scénarisé le film Bordeline (2008), un<br />
hybride de son roman du même nom et du livre La brèche, a<br />
été avisée dès le départ : « Roger Frappier, le producteur, m’avait<br />
dit : “Regarde, c’est ton univers, mais ça va être le film de Lyne”<br />
[Charlebois, la réalisatrice]. Donc, il fallait que je transfère mon<br />
univers à quelqu’un qui allait en faire quelque chose d’autre.<br />
Ça demande une certaine dose d’humilité. » Le fait de devoir<br />
travailler en collaboration demande aussi à l’écrivain de s’adapter<br />
puisqu’il est habitué de faire cavalier seul dans la création.<br />
Le travail en équipe peut favoriser l’émulation d’idées, mais<br />
augmente également la possibilité des différences de points de<br />
vue. On ne peut pas rester sur ses positions. L’ouverture et les concessions sont<br />
primordiales : les puristes de leur œuvre n’ont qu’à repasser. Et plus que tout,<br />
il faut garder en tête que l’action prime sur le discours. « Au cinéma, c’est ça l’affaire,<br />
on veut pas le savouère, on veut le vouère! », renchérit Marie-Sissi Labrèche.<br />
© Amélie Philibert<br />
© Stéphanie Lefebvre<br />
Pour ce qui est de la fameuse affirmation qui soutient que le livre est meilleur que le<br />
film, les auteurs-scénaristes interrogés nuancent en évoquant le caractère différent<br />
des deux médias. L’auteur Jean-Simon DesRochers, qui vient de scénariser le film<br />
Ville-Marie (2015) et qui est en train d’en faire de même avec La canicule des<br />
pauvres, son propre roman, croit plutôt qu’il est inutile de les comparer, puisque<br />
chacun exprime les choses à sa manière : « Tout peut être dit ou révélé, il suffit de<br />
trouver la manière, l’angle, la forme. Ce n’est qu’une question de code. Rien ne<br />
résiste au texte. Rien ne résiste à l’image. Et c’est parfait ainsi. »<br />
Mais tous sont d’avis que le roman en dit plus que le résultat cinématographique.<br />
« On est condamné à être déçu par le film, même si celui-ci est très bon,<br />
dit Senécal. Quand on a aimé un roman, nous nous sommes construit nos<br />
propres images à partir des pages et des mots, nous avons créé notre film<br />
personnel. Trois cents personnes qui lisent un roman imaginent trois cents films<br />
différents, ce qui est la grande force du roman : l’évocation. » Comme l’auteur<br />
de romans est seul dans la partie, il peut aller sans compromis au bout de ses<br />
visées. La littérature permet cette liberté à nulle autre pareille. « Sans parler<br />
que la littérature saura toujours nous faire vivre des expériences uniques, très<br />
intérieures, très intimes. Sans parler que la littérature dépasse amplement les<br />
frontières du récit : vous iriez voir l’adaptation cinématographique d’un livre<br />
de poésie? (Quoique ça donnerait peut-être des propositions intéressantes!) »,<br />
conclut DesRochers. L’idée est lancée!