27.11.2015 Views

duconcoursAscodocpsy

1T87ECd

1T87ECd

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

Lescinqtexteslauréats<br />

<strong>duconcoursAscodocpsy</strong><br />

2010-2014


ISBN : 978-2-9527527-1-8<br />

Dépôt légal fin 2015<br />

Imprimé par ACTA REPRO<br />

Paris BERCY


Ascodocpsy<br />

Concours de Nouvelles<br />

2010 - 2014


SOMMAIRE<br />

1 er concours : « Psychiatrie an 3000 »<br />

« L’involué » de Yalhane Mecili……………………………………….…...3<br />

2 ème concours : « Chimères »<br />

« Irmão » de Sylvie Bourdon………………….…………………………...15<br />

3 ème concours : « Jardins secrets »<br />

« La Toile et le bois » d’Amandine Matile………………….……..……...24<br />

4 ème concours : « L’argent des autres »<br />

« La nouvelle perdante » de Françoise Del Signore<br />

et Johanna Ponthus………………….……………………………...……...33<br />

5 ème concours : « Refaire sa vie »<br />

« Contre nature » de Valérie Laplanche………………….….…………...43


3


4


L’involué<br />

5


Il se tenait devant le miroir, nu, et se dévisageait comme s’il ne<br />

s’était jamais vu. Il semblait à la fois étonné et terrorisé. Soudain, il<br />

poussa un cri, un cri de bête, un cri sorti du fond des âges, puis un<br />

deuxième, plus strident. Il lança sa main derrière le miroir comme pour<br />

attraper quelque chose ou quelqu’un, mais ne trouva rien ni personne. Il<br />

était seul, désespérément seul. Il se laissa alors tomber de tout son<br />

poids dans le coin de la pièce, se releva, puis s’accroupit. Derrière la<br />

vitre sans tain qui donnait sur la pièce où « K-33 » avait été mis en<br />

observation, deux hommes examinaient scrupuleusement ses<br />

moindres faits et gestes en prenant des notes quand Alain Kasten, le<br />

chef du service Psychiatrie, entra :<br />

— Alors, comment ça se présente ?<br />

— Il vient de se recroqueviller dans un coin. Il a l’air complètement<br />

apeuré et n’arrête pas de trembler depuis ce matin.<br />

— Avez-vous pu assister à la « scène du miroir » ?<br />

— Affirmatif. Tout a été filmé et consigné dans les nanotubes. Vous<br />

voulez voir?<br />

— Oui… enfin, plus tard. J’attends la visite, d’une minute à l’autre,<br />

d’Édouard Babil, le directeur de Médecine 3000, ses associés, les<br />

actionnaires et Monsieur Hubert Grant, le président de l’Institut de<br />

Nouvelle Psychiatrie.<br />

— Très bien. Nous sommes prêts à les recevoir. Sont-ils déjà au<br />

courant pour « K-33 » ?<br />

— Oui… Il faut dire qu’il est difficile de ne pas être au courant.<br />

Mais ils ignorent tout du résultat de nos observations.<br />

— Devrons-nous leur en faire part ?<br />

— Oui. Il est temps de briser le silence. Je vais leur parler et vous<br />

remettrez un dossier à chacun d’entre eux.<br />

Un groupe d’hommes vêtus de costumes sombres entra dans la salle.<br />

— Bonjour Monsieur Kasten.<br />

— Bonjour Monsieur le Directeur, Monsieur le Président. C’est un<br />

honneur de vous recevoir dans notre laboratoire de recherches. Soyez<br />

les bienvenus.<br />

— Mais tout l’honneur est pour nous, Kasten ! On ne parle que de<br />

vous en ce moment. Kasten par-ci, Kasten par-là ! « Le mystérieux K-<br />

33 » ! « K-33 mythe ou réalité ? ». Le Réseau Global diffuse tellement de<br />

rumeurs à votre sujet…<br />

— Oui c’est vrai, et sachez, messieurs, que je m’en passerais bien !<br />

Car l’affaire qui nous occupe ici est trop importante pour qu’on la<br />

laisse aux mains des journalistes. C’est une affaire on ne peut plus<br />

sérieuse, et l’heure est grave…<br />

— Grave ? Arrêtez, Kasten, vous allez faire fuir les actionnaires !<br />

J’espère au contraire que votre « K-33 » est un projet d’avenir ! Comme<br />

6


on dit chez Médecine 3000 : « A chaque mal son remède, et s’il n’y a<br />

pas de mal, créons déjà le remède ! »<br />

— Au risque de vous décevoir mon cher Babil, je ne pense pas que<br />

« K-33 » soit un projet d’avenir, même si c’est bien de notre avenir dont<br />

il est question…<br />

— Bon, allons droit au but si vous le voulez bien, les actionnaires sont<br />

impatients, et moi aussi pour tout vous dire. Vous savez bien que je<br />

n’aime pas la parlotte ! Alors, de quoi s’agit-il ?<br />

Le directeur de Médecine 3000 montra du doigt « K-33 » toujours<br />

recroquevillé dans le coin de la pièce.<br />

— C’est ça « K-33 » ? Mais qu’est-ce qu’il a ? C’est moi qui lui fais<br />

peur comme ça?<br />

— Non, rassurez-vous, il ne vous voit pas, c’est une vitre sans tain. Il<br />

a, pour ainsi dire, peur de lui-même.<br />

— Pas étonnant avec la gueule qu’il a ! Non mais sérieusement c’est<br />

quoi ce spécimen ?<br />

— Ce spécimen, comme vous dites, mérite que vous m’écoutiez avec<br />

attention messieurs…<br />

— Mais nous sommes tout ouïe, Kasten !<br />

— Voilà. Cela fait bientôt dix ans que je suis ce patient. Se plaignant<br />

de maux de tête récurrents d’une rare intensité et de troubles de la<br />

mémoire confinant à l’amnésie, c’est le 17 août 2993 qu’il est venu<br />

consulter pour la première fois. Au fil des séances, son comportement<br />

se faisait de plus en plus étrange et inquiétant. Il parlait de moins en<br />

moins, balbutiait quelques bribes de mots incompréhensibles, puis finit<br />

par perdre complètement l’usage du langage. Il semblait ne pas<br />

comprendre non plus lorsque l’on s’adressait à lui. À certains moments,<br />

il apparaissait comme brusquement déconnecté du monde extérieur et<br />

avait ce regard que peuvent avoir certains enfants, un mélange de peur<br />

et d’émerveillement, comme s’il découvrait ce qui l’entourait. Il ne me<br />

reconnaissait plus et pouvait parfois devenir extrêmement violent<br />

comme ce matin où il a sauté à la gorge de l’une de mes<br />

assistantes qui lui apportait son repas. Troubles psychotiques à<br />

caractère schizophrène? Troubles cognitifs ayant trait à l’amnésie ou à<br />

la démence? Tous les diagnostics possibles et imaginables ont tour à<br />

tour été avancés pour tenter d’expliquer cette espèce de court-circuit<br />

qui se produisait dans son cerveau, mais aucun d’eux ne semblait<br />

satisfaisant d’autant que le tissu cérébral du patient semblait intact. Le<br />

plus inquiétant était que le mal allait s’aggravant…<br />

Hubert Grant, le président de l’Institut de Nouvelle Psychiatrie,<br />

jusqu’alors silencieux, prit la parole :<br />

— Et les traitements ?<br />

— Sans succès. Clirimax, Azalmoth, Raximo 3000… Mon équipe a<br />

7


tout essayé…<br />

— J’imagine que vous avez passé son cerveau à l’Ultrascan. De quoi<br />

rêve-t-il ? Quels sont ses pensées, ses souvenirs, ses désirs ?<br />

— Au risque de vous surprendre chez confrère, l’Ultrascan ne semble<br />

pas être programmé pour ce type de patient. Pour tout vous dire, il<br />

« bugge ».<br />

— Mais enfin cela fait 500 ans qu’il n’y a plus de bug Kasten ! Et<br />

l’Ultrascan est programmé pour TOUS types de patients !<br />

— En théorie. Mais c’est comme si….comme s’il ne reconnaissait pas<br />

le cerveau de ce patient. Cela peut sembler incroyable mais c’est<br />

pourtant la réalité. L’Ultrascan n’est pas adapté à « K-33 ». Mais laissezmoi<br />

poursuivre mon histoire… Après d’autres accès de violence, il fut<br />

convenu de le mettre sous observation permanente. C’est alors qu’un<br />

matin de septembre dernier, je surpris le patient en train de regarder sa<br />

main droite fixement pendant environ une demi-heure, puis sa main<br />

gauche. Son regard descendit ensuite lentement vers ses jambes et ses<br />

pieds. Tout se passait comme si son propre corps lui était étranger, ou<br />

plutôt, comme s’il ne l’avait jamais vu. C’est alors que, partant d’une<br />

intuition, l’idée me vint d’installer un grand miroir sur pied au milieu de<br />

la pièce. Comme je m’y attendais, le patient, effrayé par son reflet,<br />

passa derrière le miroir pour voir si quelqu’un s’y trouvait. Nous avons<br />

renouvelé l’expérience tous les matins jusqu’à aujourd’hui, et nous<br />

obtenons toujours le même résultat en dépit des différents traitements<br />

administrés à « K-33 ». Je crois à présent que mes suppositions se<br />

trouvent en partie confirmées…<br />

Édouard Babil, le directeur de Médecine 3000, fronça les sourcils,<br />

l’air à la fois perplexe et soucieux, puis s’écria :<br />

— Et quelles sont ces « suppositions », je vous prie ?<br />

— Pour aller vite, je dirais que notre patient n’a plus aucune<br />

conscience de lui-même, ne dispose plus d’aucune conscience dite<br />

« réflexive ». De même, il a perdu toute capacité à se représenter ses<br />

semblables et le monde qui l’entoure. Autre conséquence logique de ce<br />

que je viens d’énoncer, la « raison » l’a abandonné, cette « raison »<br />

qui n’est autre que le support qui nous permet de penser ce monde et<br />

de le décrypter. Et quant au vecteur qui lui permettrait de communiquer<br />

ses pensées, autrement dit le langage, il l’a également perdu…<br />

— Rien que ça ? Mais elle où est cette raison ? Elle ne s’est pas<br />

envolée tout de même !<br />

— Non, elle ne s’est pas envolée. Je dirais plutôt qu’elle s’est<br />

« érodée » au fil des générations et que nous avons sous nos yeux le<br />

résultat d’un long cheminement, d’un long processus. Vous savez, il<br />

n’est pas, au cours de l’histoire humaine, de maux qui apparaissent<br />

spontanément, du jour au lendemain, sans s’être développés<br />

8


souterrainement pendant des années, voire des siècles. Encore faut-il<br />

avoir le courage et les moyens de les déceler avant qu’il ne soit trop<br />

tard…<br />

Edouard Babil interrompit Kasten :<br />

— Mais vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Si ce<br />

patient n’a plus sa raison, au sens propre, et s’il n’a plus de conscience,<br />

qu’est-il au juste ? Est-ce encore un être humain ?<br />

— Il est le premier de ce que je nommerais un spécimen « involué »,<br />

le résultat d’une dégénérescence progressive du psychisme humain. À<br />

force de ne plus réfléchir sur eux- mêmes, de ne plus réfléchir par euxmêmes,<br />

les Hommes ont fini par perdre ce qui, précisément, faisait<br />

d’eux des Hommes et les différenciait du monde animal.<br />

— Vous devenez fou, mon pauvre Kasten ! La célébrité vous monte à<br />

la tête ! Vous voulez dire que ce patient est un genre d’homme de Cro-<br />

Magnon de l’an 3000 ?<br />

— C’est bien pire que cela mon cher Ed. Dois-je vous rappeler que<br />

l’homme de Cro-Magnon était un sapiens ? Or, je crains de ne pouvoir<br />

affubler notre patient de cette épithète… Vous connaissez l’ouroboros ?<br />

— L’ourobo…quoi ?<br />

— L’ouroboros, le serpent qui se mord la queue que l’on trouve dans<br />

la plupart des mythologies des grandes civilisations antiques… Ce<br />

symbole me paraît tout à fait pertinent aujourd’hui, car nous revenons à<br />

l’origine. Nous avons fait le tour du cadran de l’histoire, une histoire que<br />

nous avons toujours considérée comme linéaire et le progrès comme<br />

allant de soi, or, cette histoire est cyclique…<br />

— Ce pauvre Kasten se prend carrément pour Nostradamus !<br />

— Pas du tout. Je suis un scientifique et…<br />

— Oui, vous êtes un scientifique qui proclame que le singe est<br />

l’avenir de l’homme ! Joli programme ! Permettez-moi de vous dire que<br />

nos concitoyens seront ravis d’apprendre cette nouvelle ! Et je ne vous<br />

parle pas des actionnaires…<br />

— Calmez-vous, Édouard, dit Hubert Grant. La théorie de monsieur<br />

Kasten me paraît tout à fait intéressante, ou, du moins, elle a le<br />

mérite de soulever un certain nombre de questions jusqu’alors<br />

ignorées. Cependant, si je peux me permettre cette expression un<br />

tant soit peu déplacée du point de vue du contexte, cher collègue, il<br />

faut raison garder ! Quand bien même votre diagnostic s’avèrerait exact<br />

en ce qui concerne le patient « K-33 », vous savez bien qu’on ne peut<br />

pas généraliser à partir d’un seul cas. Ce que nous avons sous les<br />

yeux n’est peut-être au fond qu’une exception, une « erreur »…<br />

— La nature ne fait pas d’erreur. Et rien n’arrive sans raison. J’ai dit<br />

de « K-33 » qu’il était le premier « involué ». Je n’ai pas dit qu’il était<br />

le seul. Les informations que je vais vous révéler doivent<br />

9


impérativement rester confidentielles. Il y a dans cet hôpital 400 cas<br />

qui présentent des symptômes similaires, à des degrés plus ou moins<br />

avancés. Et en consultant la Mémoire Centrale, j’ai découvert pas<br />

moins de 25 000 autres cas à travers le pays, et 300 000 à travers le<br />

Monde Rescapé. Seuls les Continents Eteints ont été épargnés.<br />

— Mais comment est-ce possible ? Comment se fait-il que nous ne<br />

nous soyons pas rendus compte de cela avant ?<br />

— Lorsque nos patients étaient atteints de troubles que nous ne<br />

parvenions pas à expliquer, nous avons pris l’habitude d’incriminer un<br />

dysfonctionnement des implants neuronaux ou une déficience du<br />

stimulateur cérébral, ce qui était plus commode et plus rassurant.<br />

Nous avons toujours pensé que le problème se situait à un niveau<br />

purement technique et qu’il suffisait de changer l’implant pour que tout<br />

rentre progressivement dans l’ordre, ce qui, soit dit en passant, n’était<br />

pas pour déplaire au lobby surpuissant des producteurs d’implants. Or,<br />

bien souvent, ce n’étaient pas les implants qui étaient endommagés,<br />

mais bien le psychisme ou la conscience du patient. De nombreux<br />

intellectuels nous avaient depuis longtemps mis en garde contre les<br />

dangers des manipulations cérébrales, mais nous avons évidemment<br />

toujours refusé d’écouter. Dois-je vous rappeler les travaux du Docteur<br />

Schultz qui dénonçait dès 2530 la « virtualisation du monde et ses<br />

conséquences sur le psychisme humain », ceux, plus récents, de<br />

Gémini Albo : « Implants neuronaux et conscience zéro ».<br />

— Vous croyez sérieusement à ce genre d’élucubrations Kasten ?<br />

Imaginons que vous ayez raison, ce dont je doute fortement, à quoi<br />

attribuez-vous ce bouleversement sans précédent du psychisme<br />

humain ?<br />

— À la passivité, Directeur. La passivité et le matraquage.<br />

« L’engourdissement » progressif de la conscience a été provoqué<br />

avant tout, selon moi, par une saturation des messages reçus. Savezvous<br />

combien d’images/secondes sont diffusées par le Réseau Global?<br />

— Non, mais vous allez me le dire !<br />

— 300 millions. Et c’est ce flot continu de publicités,<br />

d’informations, de jeux, de divertissements, de programmes<br />

d’éducation technologique, qui pénètre les cerveaux humains, cerveaux<br />

qui ne sont pas originellement prévus pour traiter et stocker autant<br />

de données. Et je ne parle pas du nombre de microprocesseurs et de<br />

robots en tous genres qui assistent l’être humain dans la moindre de<br />

ses tâches quotidiennes, le privant ainsi de son autonomie et de sa<br />

capacité à appréhender le réel. De plus, il faut impérativement arrêter<br />

de commercialiser tous les implants neuronaux et stimulateurs<br />

cérébraux destinés à rendre l’être humain plus fort, plus rapide, plus<br />

intelligent, toujours plus…<br />

10


— Mais c’est un fait que vous ne pouvez nier Kasten ! Nous sommes<br />

plus forts, plus rapides, plus intelligents que nos aïeux ! Arrêter de<br />

commercialiser les implants ? Dites-nous tout de suite de déposer le<br />

bilan comme ça on gagnera du temps Kasten ! Non mais soyons<br />

sérieux une minute, comment allez-vous annoncer aux gens qu’on va<br />

leur retirer leurs implants, c'est- à-dire ce qui améliore leur quotidien et<br />

rend leur vie plus vivable ?<br />

— On ne peut pas pallier toutes les faiblesses de l’être humain, ni<br />

modifier sa nature sans qu’il y ait des effets pervers. Nous sommes à la<br />

fin d’une longue évolution, ou plutôt involution, qui s’étend sur au moins<br />

mille ans et qui a vu l’esprit critique s’éroder, la faculté de raisonner se<br />

réduire comme peau de chagrin, l’usage de la logique la plus<br />

élémentaire disparaître.<br />

— Et vous allez me dire qu’il a suffi de mille ans pour que nous<br />

redevenions des primates ?<br />

— Physiquement, « K-33 » a encore tout d’un être humain. Mais<br />

c’est sur le plan psychique qu’il y a eu régression. Le temps de<br />

l’évolution psychique n’est pas le même que celui de l’évolution<br />

physique, mon cher docteur. Et avec l’accélération du progrès<br />

technologique et surtout depuis l’apparition des implants sous la boîte<br />

crânienne, nous avons bouleversé l’organisation naturelle du cerveau.<br />

Le cerveau n’est pas, ne sera jamais un ordinateur.<br />

— Bon je crois que nous en avons assez entendu pour aujourd’hui.<br />

Édouard Babil, suivi de ses associés, quitta la salle en claquant la<br />

porte. Alain Kasten ouvrit la porte de la cellule. « K-33 » était toujours<br />

recroquevillé dans un coin. Le psychiatre s’avança lentement vers lui<br />

pour ne pas l’effrayer. La respiration de K-33 se faisait de plus en plus<br />

forte. Lorsque Kasten posa sa main sur son front, il était brûlant.<br />

— Qui es-tu « K-33 » ? Qu’allons-nous devenir ?<br />

La rue était déserte et sans lune, la nuit froide, la seule lumière qui<br />

éclairait le trottoir était à présent celle des brainscreens. Ces « écrans<br />

intelligents » étaient programmés pour projeter en trois dimensions, au<br />

moment où le passant arrivait à leur hauteur, la publicité qui<br />

correspondait le mieux à son profil et qui serait le plus susceptible de<br />

l’attirer. Kasten marchait d’un pas pressé pour rentrer chez lui lorsque le<br />

brainscreen qui se trouvait à l’angle de sa rue se déclencha et projeta en<br />

3D l’image d’une immense villa avec jardin et terrasse, la maison dont<br />

avaient toujours rêvé Kasten et sa femme. Il était comme hypnotisé par<br />

cette image tandis qu’une voix semblait parler directement à sa<br />

conscience et répétait inlassablement, avec le ton rassurant d’une<br />

berceuse : « La maison de vos rêves Monsieur Kasten. Devenez<br />

propriétaire de la maison de vos rêves Monsieur Kasten. N’attendez<br />

11


plus. Elle est ici. La maison de vos rêves, Monsieur Kasten. À un prix<br />

défiant toute concurrence. Devenez propriétaire. N’est-ce pas votre<br />

rêve ? Nous réalisons vos rêves Monsieur Kasten. La maison sera<br />

bientôt à vous. Monsieur Kasten, n’attendez plus. Allons Alain,<br />

pourquoi attendre ? Devenez propriétaire de la maison de vos rêves.<br />

Devenez propriétaire tout de suite. Devenez libre.» À présent, le<br />

brainscreen entraînait l’esprit de Kasten dans un voyage virtuel à<br />

l’intérieur de la maison, et il voyait sa femme, son fils et lui-même en<br />

train de déjeuner sur la terrasse, il entendait des éclats de rire et sentait<br />

les mille odeurs qui émanaient d’une nature éternelle et apaisante. S’il<br />

savait depuis longtemps s’extirper de ces états de demi-conscience<br />

provoqués par les brainscreens, il dut tout de même se faire violence<br />

pour parvenir à se détacher de cette vision qui le fascinait par son<br />

réalisme et la douceur qu’elle dégageait. Il se concentra et parvint à<br />

reprendre le contrôle de ses pensées. L’image disparut et le brainscreen<br />

s’éteignit.<br />

Lorsqu’il rentra chez lui, il trouva son fils Johann au milieu du salon,<br />

le corps flottant à la verticale à environ un mètre du sol, une électrode<br />

analogique sur chaque tempe. Il s’approcha, lui arracha les électrodes et<br />

le corps de Johann s’effondra sur la moquette.<br />

— Aïe !<br />

— Pas de jeux après minuit, Johann !<br />

— Mais je n’arrive pas à m’endormir, Papa…<br />

— Tu as pris ton précipité de rêves ?<br />

— Non, c’est dégoûtant, ça me donne envie de vomir. Je ne sais pas<br />

ce qu’ils mettent là-dedans mais c’est vraiment pas bon…<br />

— Mais ce n’est pas fait pour être bon, Johann, c’est fait pour te<br />

permettre de t’endormir, pour t’aider ! Tu comprends ? Prends-le tout de<br />

suite avant que je m’énerve !<br />

— Je préfère encore rester éveillé qu’avaler ces cochonneries…<br />

— Ta maman t’a acheté « Voyage astral ». Tu le prends et tu files<br />

dans ta chambre. Allez !<br />

Sophia, la femme d’Alain Kasten, entra dans la pièce, l’air épuisé, le<br />

regard vide.<br />

— Chéri ? Tu es rentré ? Il est quelle heure ?<br />

— Bonsoir, ma chérie. Il est plus de minuit et ton fils joue encore à ces<br />

maudits jeux…<br />

— Cette petite crapule a attendu que je sois endormie pour allumer<br />

sa machine ! Va dans ta chambre Johann ! Et prends ton précipité !<br />

Johann quitta le salon en traînant les pieds, la tête basse.<br />

— C’était comment ta journée, mon amour ? Ils ont parlé de toi sur<br />

le Réseau Global. Et de cette histoire de « K-33 »…c’est quoi au<br />

juste ? Une maladie ?<br />

12


— Non, non, ne t’inquiète pas, c’est seulement un patient difficile que<br />

l’on a mis en observation depuis un certain temps.<br />

— Tu sais, Johann m’inquiète. Il ne fait rien. Il ne veut plus prendre<br />

ses médicaments, ni faire ses exercices conceptuels. Tu sais, malgré<br />

tout ce qui nous est arrivé, j’ai toujours nourri l’espoir qu’il soit<br />

« normal » un jour, qu’il puisse enfin être comme tous les garçons de<br />

son âge. Et d’après son dernier bilan de santé, il avait réussi à<br />

décupler ses capacités intellectuelles et mémorielles… C’est depuis<br />

que tu lui as fait enlever cet implant que j’ai l’impression qu’il n’est<br />

plus bon à rien, qu’il régresse. En plus, je crois qu’il est un peu en<br />

colère contre toi parce qu’il voudrait que tu passes plus de temps à la<br />

maison.<br />

— Oui je sais, mais je n’ai vraiment pas le temps en ce moment. Et<br />

puis il n’a que 13 ans, c’est normal à son âge de penser plus aux jeux<br />

qu’au travail…<br />

— Oui, sûrement, j’espère que tu as raison.<br />

— Bon, je suis épuisé, passe-moi le précipité de rêves.<br />

— Lequel ?<br />

— Celui qu’on a acheté la dernière fois. Je ne me souviens plus<br />

exactement…<br />

— Ah oui, tiens. Je crois que c’est celui-là.<br />

Kasten décapsula une canette dorée de 25 cl de précipité de rêves<br />

sur laquelle était écrit « Voyage en Eden : vertus relaxantes et<br />

apaisantes » et la but d’une seule traite.<br />

— Johann n’a pas tort, ce n’est vraiment pas bon mais c’est la seule<br />

manière de s’endor…<br />

Kasten s’effondra sur le canapé et s’endormit aussitôt. Sa femme lui<br />

posa une couverture sur les épaules, éteint la lumière et sortit du salon.<br />

Le précipité de rêves l’entraîna aussitôt dans un univers coloré,<br />

parfumé, ensoleillé dans lequel tout semblait familier et réconfortant. Il<br />

se retrouva successivement au bord de la mer, marchant le long d’une<br />

plage, le cœur bercé par le roulement des vagues, puis au sommet d’une<br />

montagne, les poumons gonflés d’air pur. Une musique envoûtante<br />

accompagnait chacun de ses pas dans ce monde où semblait régner<br />

une parfaite harmonie. Il sentit soudain que quelque chose était en train<br />

de troubler l’équilibre de ce voyage merveilleux, et du haut de la<br />

montagne depuis laquelle il contemplait le ciel, l’horizon se mit à<br />

trembler. Il entendit la voix de son fils qui criait : « Papa ! », « Papa ! ». Il<br />

se réveilla brusquement et vit son fils en train de le secouer :<br />

— Papa ! Réveille-toi !<br />

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi est-ce que tu n’es pas<br />

dans ton lit toi ?<br />

— T’as un appel. Ça fait dix minutes que ça sonne.<br />

13


— Allo. Ici Kasten.<br />

— Bonsoir Monsieur, désolé de vous déranger à une heure si…<br />

— Que se passe-t-il ?<br />

— Il faut que vous veniez au plus vite au laboratoire. On est en train<br />

de perdre « K-33 ».<br />

Lorsque Kasten arriva essoufflé dans le laboratoire, il comprit tout<br />

de suite qu’il était déjà trop tard. Les regards des membres de l’équipe<br />

étaient fuyants, l’expression des visages embarrassée. Il traversa le<br />

laboratoire en courant, entra dans la cellule de « K-33 » et tomba à ses<br />

pieds. « K-33 » ne bougeait plus, il avait le visage détendu comme s’il<br />

dormait, mais son corps était glacé.<br />

— Que s’est-il passé ?<br />

— Tout est allé très vite. Aux alentours de 1 heure du matin, son<br />

rythme cardiaque s’est accéléré comme si quelque chose le terrorisait,<br />

son cœur s’est emballé, puis a lâché.<br />

— Cela veut donc dire qu’il n’a pas supporté de devenir ce qu’il était<br />

devenu, un « involué », un homme sans conscience d’être, un homme<br />

sans raison. Et la mort est venue mettre un terme à toutes ses<br />

souffrances. En termes scientifiques, cela donne : « Le spécimen involué<br />

n’est pas viable ».<br />

Le visage de Kasten devint de plus en plus grave. La mort seraitelle<br />

l’issue pour tous les autres cas similaires à « K-33 » ou était-il<br />

possible de les sauver ? Était-il déjà trop tard ?<br />

Les années passèrent et Alain Kasten était de plus en plus<br />

marginalisé au sein de la communauté scientifique et de l’establishment<br />

psychiatrique. Ses positions anti-implants lui valurent même d’être<br />

licencié et les conférences qu’il animait pour sensibiliser la population<br />

aux dangers des stimulateurs cérébraux et des microprocesseurs, firent<br />

de lui la bête noire des lobbies pharmaceutiques et technologiques. Il<br />

préconisait même l’arrêt des précipités de rêves et autres paradis<br />

artificiels dont il avait pourtant longtemps été un grand consommateur<br />

et dont sa femme était peu à peu devenue l’esclave. Il ne dormait<br />

quasiment plus et n’était plus qu’une silhouette aux cheveux hirsutes,<br />

une ombre qui vociférait contre la « civilisation du progrès », contre ce<br />

modernisme qui entraînait selon lui l’humanité dans un abîme certain.<br />

L’opinion publique ne semblait pas prête à accepter un tel discours et la<br />

masse ne pouvait se résoudre à abandonner le bien-être sans limites<br />

que semblaient lui procurer les avancées technologiques du siècle en<br />

cours. Alain Kasten savait que tout cela n’était qu’illusion et que<br />

l’humanité courait à sa perte. De plus en plus de gens tournaient le dos<br />

à Kasten, même ses amis les plus proches le reniaient. Le Réseau<br />

Global tournait en ridicule sa vision apocalyptique du monde à longueur<br />

d’émissions, ou le diabolisait purement et simplement, le traitant<br />

14


d’antimoderne, de réactionnaire, de savant fou, de fasciste... Sa femme,<br />

Sophia, trouvait également son combat insensé et ne cessait<br />

d’augmenter les doses de précipité de rêves qu’elle prenait en pleine<br />

journée pour s’endormir et ne plus affronter l’ennui sans fin du quotidien.<br />

Elle essayait d’oublier la réalité, par tous les moyens. Un soir de<br />

novembre, Alain Kasten rentra chez lui après une longue marche au<br />

cours de laquelle il avait repensé à toute sa vie. Une foule de questions<br />

l’avait assailli dans les rues désertes, il se demandait si « K-33 » était<br />

mort de mort naturelle ou si quelqu’un avait assassiné un patient devenu<br />

trop gênant. Il se demandait aussi ce qu’il était advenu des autres cas<br />

présentant des symptômes similaires à ceux de « K-33 ». Peut-être<br />

étaient-ils tous morts aujourd’hui ? Peut-être les avait-on tués ou<br />

secrètement enfermés dans une résidence surveillée, peut-être dans un<br />

camp… Peut-être…<br />

En pénétrant dans le salon, il trouva sa femme endormie sur le<br />

canapé, le bras droit qui pendait sur la moquette. Le baiser qu’il<br />

déposa sur son front ne sembla pas perturber son sommeil d’enfant.<br />

En se dirigeant vers la cuisine, il vit, au fond du couloir, que la porte de<br />

la chambre de Johann était entrouverte et qu’une faible lumière s’en<br />

échappait. Il s’approcha, entra, mais la chambre de son fils était vide. Il<br />

se dit que Johann, âgé maintenant de 16 ans, avait probablement<br />

encore fugué, comme il lui arrivait fréquemment de le faire, surtout<br />

depuis que leur relation s’était dégradée. Insomniaque et refusant de<br />

prendre son précipité, il passait souvent la nuit dehors, à trainer jusqu’à<br />

s’épuiser, puis revenait à l’aube et parvenait, à bout de forces, à<br />

trouver le sommeil. Kasten regardait la chambre de son fils, ses<br />

jouets d’enfant étaient encore là, comme si le temps n’était pas passé.<br />

Il prit au creux de la main le vaisseau interstellaire miniature qu’il lui<br />

avait offert pour l’anniversaire de ses 5 ans et se mit à rêver de revenir<br />

en arrière, de tout recommencer. Soudain, il sentit une présence<br />

derrière lui. Il se retourna brusquement et aperçut Johann, accroupi<br />

dans le coin de la chambre. Il fixait sa main droite avec un air à la fois<br />

grave et ahuri. Puis il releva la tête et dévisagea son père comme s’il<br />

ne l’avait jamais vu.<br />

15


16


17


18


Irmão<br />

La première fois que je l’ai rencontré, il se tenait tout contre sa mère.<br />

Petit pour son âge, brun, les traits fins, une épaisse cicatrice striant sa<br />

tempe droite, il semblait apeuré. Je lui ai tendu la main mais il ne l’a pas<br />

saisi. Il s’est un peu reculé pour être derrière la présence rassurante de<br />

la femme. Elle m’a souri nerveusement.<br />

— Il n’a pas toujours été comme ça, a-t-elle murmuré.<br />

Je n’ai pas répondu, les invitant d’un geste à pénétrer dans mon bureau.<br />

Elle s’est assise sur une des chaises que je lui désignais mais le gamin<br />

est resté debout, interdit, il regardait la deuxième chaise avec angoisse.<br />

— Tu peux t’asseoir si tu le désires.<br />

Il y eut un moment de flottement puis il a tiré une troisième chaise qui<br />

trainait contre le mur et s’est assis sans un mot.<br />

— Alors, Noël sais-tu pourquoi tu es là ?<br />

Il a secoué négativement la tête, toujours mutique.<br />

…/<br />

J’avais rencontré Marie, la tante du gamin, quelques mois auparavant.<br />

Partageant avec mon épouse un intérêt pour la composition florale, elles<br />

se retrouvaient chaque semaine lors d’un cours dispensant les secrets<br />

de cet art à quelques initiés. Victoria avait noué des liens de sympathie<br />

avec la jeune femme et lors d’une conversation lui avait confié que j’étais<br />

pédopsychiatre. Marie avait longuement réfléchi puis lui avait parlé de<br />

son neveu, un garçon de dix ans dont le comportement l’inquiétait de<br />

plus en plus. Mon épouse, intriguée, m’avait rapporté les propos de son<br />

amie.<br />

L’enfant s’était développé normalement, même s’il était un peu secret et<br />

trop calme pour son âge. Ses notes à l’école étaient correctes sans<br />

19


excès, il ne se faisait pas remarquer et avait deux bons copains avec qui<br />

il partageait parfois un après-midi de jeux vidéo ou de foot, rien que de<br />

très banal pour un gamin de cet âge.<br />

Mais, depuis quelques mois, sa mère et sa tante en l’observant se<br />

demandaient s’il n’était pas en train de développer une maladie<br />

psychiatrique.<br />

J’avais grimacé en entendant ma femme énoncer cette supposition<br />

erronée. J’étais entouré de gens qui lisaient des pseudos articles<br />

médicaux dans les journaux ou sur le net et se piquaient de savoir ce<br />

dont souffraient leurs proches. La psychiatrie était à la mode et chacun y<br />

allait de son intuition. J’étais un peu énervé que Victoria me parle de<br />

cette femme, elle savait pourtant ce que je pensais de ces prétendus<br />

collègues autoproclamés psy. Elle insista pourtant pour que je la<br />

rencontre et qu’elle m’explique elle-même l’histoire du garçon. De<br />

mauvais gré et pour faire plaisir à ma tendre moitié, à qui je ne pouvais<br />

rien refuser, je m’y contraignis.<br />

Son récit fut édifiant et piqua ma curiosité.<br />

…/<br />

Depuis plusieurs mois l’enfant s‘était mis à avoir un comportement<br />

étrange.<br />

Il ramassait tout ce que sa maison pouvait contenir de saletés en tout<br />

genre, bouchons, bouts de papier, crayons cassés, morceaux de bois,<br />

allumettes, emballages divers et avec ce fatras de déchets il traçait des<br />

chemins tortueux à travers la maison qui tous menaient dans le placard<br />

de sa chambre. Ce qui semblait être un jeu bien inoffensif au début se<br />

transformait à présent en véritable cauchemar pour sa mère.<br />

Le chantier ne se suffisait plus des objets hétéroclites qu’il glanait chez<br />

lui, il collectait également les cochonneries traînant dans la rue comme<br />

d’authentiques trésors, mégots de cigarettes, emballages vides de fastfood,<br />

enjoliveur perdu, bouts de ferraille, ses poches et son sac à dos se<br />

gonflaient de ces trouvailles car l’œuvre gargantuesque réclamait de<br />

plus en plus de matière première.<br />

20


Étonnamment ça n’affectait pas son jeune frère de cinq ans, ce dernier<br />

trouvant dans cette activité insolite une façon de se rapprocher de son<br />

ainé qui auparavant le tolérait à peine. A présent, mus par une nouvelle<br />

complicité, ils se répartissaient les tâches par un accord tacite dont ils ne<br />

formulèrent jamais les clauses. Leur mère s’était émue au début de les<br />

voir enfin partager leurs jeux. Elle s’attendrissait lorsqu’ils chuchotaient<br />

de connivence tout en ordonnançant les bidules selon une logique<br />

improbable.<br />

Malgré toute sa bonne volonté, elle trouvait que les agencements<br />

d’objets faits par les garçons ne ressemblaient à rien. Le trajet suivi par<br />

l’amoncellement enchevêtré de matière imitait peut-être vaguement une<br />

route en trois dimensions mais il fallait y mettre une bonne dose<br />

d’imagination.<br />

Elle l’avait fait remarquer à son fils ainé qui l’avait regardée d’un air<br />

étrange sans répondre. Elle avait insisté et, pour lui montrer le<br />

cheminement de son raisonnement, avait déplacé un fil de fer tordu qui,<br />

selon elle, gênait la progression du pseudo chemin. Il était entré dans<br />

une colère noire, avait donné de violents coups de pieds dans l’amas<br />

d’objets en hurlant qu’elle avait tout gâché, puis s’était enfermé dans sa<br />

chambre en sanglotant. Pendant des jours, il n’avait plus parlé, même<br />

son jeune frère n’était pas parvenu à le dérider. Pourtant un matin, il<br />

s’était attaqué de nouveau à la construction, mais de façon plus discrète.<br />

À présent de sinueux morceaux de route étaient dissimulés sous les<br />

fauteuils, les lits, armoires, bahuts et tout ce qui pouvait offrir un refuge<br />

précaire à son travail de fourmi.<br />

Sa mère n’avait plus osé déplacer la moindre chose, il lui semblait que le<br />

gamin se méfiait d’elle, devenait distant. Elle avait alors essayé<br />

d’interroger sournoisement le cadet qui s’était de nouveau vu confier le<br />

rôle gratifiant de bras droit du chef de chantier. Lorsqu’elle lui avait<br />

demandé ce que ça représentait, il avait juste répondu du bout des<br />

lèvres que c’était Le Chemin. Quel Chemin ? Avait-elle insisté. Celui de<br />

Noël…pour faire partir les trucs…avait précisé le petit. Pour faire partir<br />

quoi et où ? l’interrogea-t-elle agacée. Là, il s’était figé en regardant<br />

derrière le fauteuil où elle se trouvait. Se retournant vivement elle capta<br />

le regard chargé de reproches du grand posé sur l’enfant tétanisé. Elle<br />

ne put rien en tirer de plus.<br />

21


Rétrospectivement terrifiée par ce que le mot partir pouvait receler de<br />

drame, elle piqua une grosse colère. De celle irrationnelle que les<br />

adultes ne peuvent réprimer. Une colère nourrie d’incompréhension, de<br />

peur, d’inquiétude, du désir de voir leur existence revenir à la normale.<br />

Elle empoigna un immense sac-poubelle y fourra tous les détritus, passa<br />

l’aspirateur, s’enjoignit à frotter le parquet, désodoriser, désinfecter et<br />

cette longue tâche accomplie s’écroula soulagée, et se sentant<br />

vaguement coupable, dans son vieux fauteuil. Noël ne réagit pas, il ne<br />

s’énerva pas comme la fois d’avant et sembla complètement indifférent à<br />

l’opération de destruction massive perpétrée par sa mère. Elle se<br />

demanda si ce calme apparent présageait une tempête à venir, puis<br />

décida de cesser ses investigations et de ne plus y penser. Les gamins<br />

allaient bien, c’était ce qui importait, il ne fallait pas qu’elle s’angoisse<br />

pour ce qui n’était probablement qu’un simple jeu d’enfant.<br />

Cependant trois semaines plus tard, alors qu’elle croyait avoir fait le<br />

nécessaire pour sa tranquillité d’esprit, à sa grande stupéfaction, elle<br />

découvrit en allant déposer de vieilles nippes dans le grenier, un<br />

amoncellement encore plus important de nouveaux objets. Le cœur<br />

battant d’une sourde crainte, elle suivit fébrilement le dédale de ferrailles,<br />

bois, tissus et papiers en tous genres. Il se perdait en méandres<br />

compliqués entre les malles d’osier contenant les vieux jouets, les<br />

meubles mis au rebut et les sacs de vêtements à donner à des<br />

associations caritatives. Passant sous les poutres massives soutenant le<br />

faîtage du toit, il grimpait parfois le long de la charpente attachée de bric<br />

et de broc avec des ficelles et des clous, formant une sorte de tresse<br />

exubérante et compliquée.<br />

Elle dut ramper pour suivre l’assemblage insensé. Les entrelacs de<br />

matières la laissèrent dubitative, elle comprenait de moins en moins ce<br />

que fabriquaient les enfants sous l’obsession tenace de l’ainé. Son<br />

imagination ne semblait pas faiblir, au contraire, la construction était de<br />

plus en ouvragée, travaillée, gigantesque, l’enfant paraissait possédé par<br />

le désir grandissant de voir aboutir sa colossale besogne. Le long<br />

serpentin semblait s’arrêter brusquement contre le mur, juste sous la<br />

lucarne qui éclairait faiblement l’endroit. Des voliges poussiéreuses<br />

posées soigneusement au bout du ruban onduleux cachaient visiblement<br />

quelque chose. Il fallut qu’elle s’approche à quatre pattes et qu’elle<br />

22


dégage l’endroit pour se rendre compte qu’il y avait un trou dans le sol,<br />

pas bien gros, quelques centimètres tout au plus, un fil électrique y<br />

disparaissait aboutissant elle ne savait où. Réfléchissant rapidement à la<br />

configuration de la maison elle se rendit compte qu’en-dessous se<br />

trouvait la chambre de son fils aîné.<br />

Elle se rua dans l’escalier au risque de se rompre le cou puis entra dans<br />

la petite pièce mansardée. Levant la tête elle chercha où pouvait être<br />

l’ouverture qu’elle avait découverte dans le plancher du grenier, le<br />

plafond était blanc, impeccable, vierge de toute excavation. Elle fronça<br />

les sourcils alors que son regard se posait sur la porte coulissante du<br />

petit placard construit dans la pente du toit. Un ruban adhésif, qu’elle<br />

n’avait pas remarqué de prime abord, en interdisait naïvement<br />

l’ouverture. Elle l’arracha rageusement se maudissant de ne pas avoir<br />

pensé plus tôt au placard, puis, le cœur battant la chamade, elle ouvrit le<br />

réduit. Après avoir dégagé des jouets, des vêtements et des livres<br />

entassés là dans un désordre volontairement trompeur, elle découvrit,<br />

bien cachée, une caisse oblongue en métal, fermée par un couvercle<br />

hermétique. Elle y posa la main et sursauta alors qu’il lui avait semblé<br />

ressentir un désagréable picotement sur le bout de ses doigts. Elle prit<br />

une longue inspiration et l’ouvrit avec précaution. À l’intérieur se<br />

trouvaient plusieurs objets, la raquette de tennis que Noël avait reçue<br />

pour ses huit ans, un petit pingouin en peluche gagné à la foire, un<br />

exemplaire du petit journal de leur commune, un jeu de petits chevaux,<br />

des photos…<br />

Elle en saisit une, petite, qu’elle contempla longuement, elle ne<br />

souvenait pas l’avoir prise, sur le cliché, en gros plan, Noël souriait<br />

timidement. Il regardait droit devant lui, bien que sa tête soit légèrement<br />

inclinée vers la gauche, on voyait nettement la cicatrice sur sa tempe,<br />

blanche, un peu gonflée. Cette marque disait qu’il avait un passé qu’elle<br />

ne connaitrait jamais et qui la blessait douloureusement, même si lui ne<br />

s’en souvenait pas. Elle comprit en regardant la posture de l’enfant sur le<br />

cliché qu’il avait dû le prendre lui-même, probablement avec le petit<br />

appareil photo numérique qu’elle lui avait offert pour son anniversaire.<br />

Elle soupira et replaça le tout dans la boite qu’elle ferma soigneusement.<br />

Un sigle étrange était peint maladroitement sur le couvercle ainsi que le<br />

chiffre deux et un mot, probablement en espagnol ou en portugais irmão.<br />

23


Elle renonça à comprendre et se dit que sa soeur avait probablement<br />

raison, il était temps qu’elle consulte, le comportement de son gamin<br />

devenait par trop bizarre.<br />

…/<br />

Après une première séance peu concluante, puisque le garçon était<br />

resté muré dans son silence, je rencontrais Noël à plusieurs reprises<br />

sans la présence indiscrète de sa mère. Il se familiarisa vite avec moi et<br />

mon bureau n’eut bientôt plus de secret pour lui. Nous commencions<br />

chaque séance par un partage des friandises que je gardais jalousement<br />

dans le tiroir de mon bureau. Puis nous parlions de tout et de rien, ce<br />

qu’il avait fait à l’école dans la semaine, la partie de foot gagnée ou non<br />

au club le mercredi, les bêtises récurrentes de son petit frère qui le<br />

faisaient sourire.<br />

Lorsqu’au bout de la troisième séance, j’abordais le sujet de sa<br />

construction énigmatique, à mon grand étonnement il me répondit de<br />

bonne grâce. Il m’expliqua malicieusement que c’était une sorte de<br />

parcours acheminant de la magie jusqu’à la boite pour faire voyager des<br />

objets dans d’autres pays ou d’autres dimensions, mais précisa-t-il, il<br />

n’en était encore qu’à l’expérimentation. Lorsque je lui demandais<br />

pourquoi il collectionnait tout un tas d’objets trouvés dans la rue pour<br />

confectionner cette route, il me répondit avec le sérieux que lui<br />

conféraient ses dix ans, qu’il n’allait tout de même pas perdre ses<br />

propres affaires, car, lorsque le réseau fonctionnerait, forcément ce qui<br />

constituait le chemin jusqu’à la boite en métal disparaitrait ainsi que tout<br />

ce qui se trouvait à l’intérieur. C’était comme une sorte de boite aux<br />

lettres sauf qu’on ne savait pas vraiment où les choses atterriraient.<br />

J’étais fasciné par ce qu’il me racontait. Il composait des formules<br />

mathématiques nouvelles, qu’il pouvait expliquer par le menu, pour<br />

aboutir au terme de son expérience. Son paradigme en valait bien un<br />

autre, ce n’était pas une vision altérée du monde, c’en était juste une<br />

différente, nourrie de ses songes de petit garçon, des chimères qu’il<br />

inventait. Son imagination sans limites avait engendré une forme de<br />

pensée originale grâce à laquelle il pouvait, par un savant agencement<br />

de matières soigneusement choisies, créer une piste symbolique et<br />

changer le destin de simples objets du commun.<br />

24


Il m’enchantait et j’étais totalement rassuré quant à sa santé mentale.<br />

Après cinq rendez-vous, je mis fin à nos rencontres en expliquant à sa<br />

mère que son fils n’avait aucunement besoin de mon aide, ni de<br />

psychothérapie, juste qu’on le laisse exprimer ses rêves, sa conception<br />

de la réalité était sienne, encore féérique, enfantine, empreinte de rêves,<br />

ça lui passerait...<br />

J’espérais en mon for intérieur qu’il garde cette fraicheur d’âme et cette<br />

curiosité viscérale. Peut-être était-il un visionnaire qui deviendrait avec le<br />

temps un grand chercheur ou un inventeur de génie. Qui sait à quoi<br />

s’attendre avec un esprit brillant.<br />

Je ne lui étais d’aucun secours.<br />

Je ne le revis jamais. …/<br />

Dans une maison moderne d’un quartier bourgeois de São Paulo, un<br />

enfant d’une dizaine d’années se tenait devant ses parents affichant un<br />

air profondément ennuyé. Il contemplait d’un air morne le panier rempli<br />

d'objets hétéroclites que son père avait déposés sur le carrelage humide,<br />

au bord de la piscine. Il avait envie d’aller nager.<br />

— D’où ça vient tout ça Leon ? lui demandait sèchement son père.<br />

Le gosse fit la moue, puis gratta inconsciemment l’épaisse cicatrice qu’il<br />

portait sur la droite de son front, une marque en forme de croissant de<br />

lune pas très jolie, ses parents lui avaient expliqué que les docteurs<br />

l’atténueraient chirurgicalement lorsqu’il serait plus grand. Ça<br />

l’angoissait. Cette cicatrice il l’avait toujours connue, c’était comme une<br />

sorte de talisman qu’il caressait lorsqu’il voulait se rassurer. Quand il<br />

serait en âge de donner son avis, il refuserait qu’elle soit mutilée de<br />

quelque façon que ce soit.<br />

— Alors, Leon ? S’impatientait son père. Peux-tu nous expliquer ce que<br />

c’est que tout ça ?<br />

Il fixa le contenu du panier et sourit. Il n’en avait plus besoin. Quoique la<br />

raquette, bien qu’un peu abimée, pourrait encore servir songea-t-il mais<br />

il abandonna vite l’idée de la soustraire aux mains larges de son père qui<br />

le fixait d’un air suspicieux. Le principal était caché sous un carreau<br />

25


descellé de sa salle de bain personnelle. Une photo en noir et blanc,<br />

petite, à peine trois centimètres sur quatre, qu’il regardait tous les soirs.<br />

Sur le papier glacé, il caressait du bout du doigt les traits du garçon qui<br />

étaient si semblables aux siens, un peu comme dans un miroir…<br />

Depuis que le morceau de papier était arrivé, comme le reste des objets,<br />

miraculeusement dans son armoire, il ne s’était plus senti seul, ni<br />

incomplet. Ses angoisses et sa tristesse chronique avaient disparu. Il<br />

savait qu’il y avait un morceau de lui vivant quelque part, loin, mais peu<br />

importe, cette part savait qu’il existait. Elle était reliée à lui comme par un<br />

fil invisible.<br />

Une joie inextinguible l’envahit.<br />

— C’est rien papa des trucs qui ne servent plus, tu peux les jeter…<br />

26


27


28


29


30


La toile et le bois<br />

Par cette fin d’après-midi plutôt terne, Monsieur et Madame Duval<br />

profitaient d’une pause entre deux averses automnales pour mettre de<br />

l’ordre dans la remise à outils qui se trouvait tout au fond du jardin de<br />

leur nouvelle demeure. La famille Duval ayant pris possession des lieux<br />

au cours de l’été, la cabane de bois contenait plus de cartons de<br />

déménagement que d’outils de jardinage.<br />

Emmitouflée dans un coupe-vent imperméable et solidement plantée<br />

dans ses bottes en caoutchouc, Sarah Duval regardait la pile de cartons<br />

d’un air dubitatif. En dépit du temps qu’elle passait dans cette cabane,<br />

lesdits cartons semblaient rester à leur place. Elle sortit dans le jardin<br />

respirer l’air frais et en profita pour étirer ses membres engourdis. À<br />

l’intérieur de la remise, son mari éternua et sortit à son tour quelques<br />

secondes plus tard en s’époussetant. Il blâma la poussière mais,<br />

intérieurement, lui aussi regrettait de ne pas avoir été capable de ranger<br />

cette fichue remise une bonne fois pour toutes pendant les vacances<br />

d’été.<br />

La voix de leur voisin Georges, un retraité sympathique et jovial, s’éleva<br />

au-dessus de la clôture mitoyenne et donna au couple Duval l’occasion<br />

de différer la fin du rangement. Tous les prétextes étaient bons pour<br />

s’éloigner de la cabane en bois, y compris une conversation interminable<br />

sur la meilleure saison pour planter les radis ou une étude comparée des<br />

désherbants les plus efficaces du marché. Georges était passionné par<br />

le jardinage et se désolait de voir que ses nouveaux voisins n’avaient<br />

manifestement pas la main verte en dépit du temps qu’ils passaient au<br />

fond de leur jardin ; aussi ne ratait-il jamais une occasion de leur<br />

prodiguer conseils et bonnes idées sitôt qu’il les apercevait de l’autre<br />

côté du muret.<br />

L’échange de politesses et autres banalités fut bientôt interrompu par le<br />

claquement métallique de la grille d’entrée des Duval, suivi du<br />

résonnement de pas sur l’allée cimentée qui contournait la maison.<br />

31


Une forme sombre émergea de l’angle du mur et se dirigea vers la porte<br />

d’entrée arrière du pavillon.<br />

Chris Duval rentrait de la salle de sport.<br />

Ses parents s’interrompirent et cherchèrent à attirer l’attention de la<br />

masse informe de survêtement, capuche et autres écharpes qui leur<br />

servait de progéniture. Sarah éleva joyeusement la voix : « Alors Chris,<br />

bien transpiré ? »<br />

Sans le moindre geste qui aurait pu laisser soupçonner que la question<br />

était parvenue à ses oreilles, l’ombre automatisée continua<br />

machinalement sa progression, poussa la porte, ôta ses chaussures<br />

boueuses sur le seuil et disparut dans l’escalier qui menait à l’étage en<br />

laissant le soin à la porte de se refermer d’elle-même.<br />

De part et d’autre de la clôture, chacun avait suivi avec un silence pesant<br />

chaque étape de ce magnifique exemple désinvolte de négation absolue<br />

de la présence d’autrui.<br />

Georges choisit d’ironiser, clivage intergénérationnel oblige : « Ha, les<br />

jeunes de maintenant… »<br />

Édouard préférait surfer sur la vague « génération Y » : avec toutes ces<br />

nouvelles technologies, on ne pouvait jamais savoir si les jeunes nous<br />

entendaient et même les adolescents les mieux élevés ne pouvaient<br />

s’empêcher de céder à la tentation de vivre dans leur bulle musicale.<br />

Non et puis, avec toutes ces ondes auxquelles ils étaient exposés en<br />

permanence, ces écrans et autres gadgets, certainement que leur<br />

cerveau en subissait les conséquences…d’où leur comportement parfois<br />

étrange, tout pouvait s’expliquer.<br />

Georges écouta ce long réquisitoire, ne comprit pas vraiment le lien<br />

entre cette histoire de marque de pommes et la dégénérescence de la<br />

jeunesse actuelle et finit par conclure qu’à son époque c’était différent.<br />

N’ayant pas bronché jusque-là, Sarah entreprit de mettre un terme à<br />

cette conversation qui semblait l’ennuyer au plus haut point. Elle invoqua<br />

la remise. Édouard la regarda avec un air suppliant, soupira et se<br />

résigna. Les voisins se saluèrent et chacun repartit s’occuper de son<br />

jardin.<br />

32


À l’intérieur de sa petite chambre, que de lourds rideaux bleus<br />

plongeaient dans une pénombre permanente, Chris laissa choir son sac<br />

de sport, claqua la porte et s’assit à son bureau. Le PC sortit de sa veille.<br />

Sans même prendre le temps d’ôter ses vêtements encore humides de<br />

transpiration et de brume automnale, Chris se connecta à son blog.<br />

L’essentiel de sa vie était en ligne ; actes, émotions et pensées,<br />

lesquelles ne suivaient que rarement le chemin traditionnel qui les<br />

conduit à travers les organes vocaux jusqu’à leur réalisation sonore :<br />

Chris communiquait essentiellement avec ses doigts, ses paroles<br />

naissaient au bout de ses phalanges, prenaient corps sur le clavier et se<br />

matérialisaient sur les écrans des nombreux fans qui suivaient<br />

assidument la vie d’ ungarçonnomméchris.com.<br />

Les lecteurs n’étaient jamais déçus. Chris livrait avec une méticuleuse et<br />

poétique exactitude ses états d’âme, ses expériences, changements et<br />

découvertes sans pour autant se départir d’une certaine pudeur que<br />

l’adolescence rechigne à abandonner. D’un naturel peu bavard, Chris<br />

devenait loquace avec ses doigts et transformait chaque émotion en<br />

phrase de même qu’un artiste transforme une sensation en œuvre.<br />

Chacun pouvait ressentir et s’approprier les sentiments de Chris, les<br />

faire siens. Tout son succès venait de cette habileté à lier les mots entre<br />

eux et chaque lecteur entrait dans le jardin secret de Chris avec<br />

curiosité, émotion et respect.<br />

L’article du jour portait sur la séance de sport, sur le changement du<br />

corps, les efforts, les muscles, les désillusions et les espoirs, la fatigue,<br />

la satisfaction des résultats. L’article achevé, Chris s’allongea sur son lit<br />

et croisa les bras sous sa nuque en attendant l’heure du dîner. Son<br />

esprit dériva et vagabonda un certain temps jusqu’à ce que la voix de<br />

Sarah le rappelle à la triviale réalité : il était temps de manger.<br />

Chris se leva et suivit l’odeur de la nourriture tout juste sortie du four<br />

jusqu’à la salle à manger où la table était déjà dressée. Son père<br />

découpait le rôti et sa mère sortait de la cuisine, un large plat de<br />

légumes dans les mains. En le déposant au centre de la table, elle glissa<br />

un œil vers Chris.<br />

— Mais tu n’as pas changé de vêtements !<br />

33


Chris jugea inutile de répondre à ce qui n’était pas une question. Quand<br />

Édouard prit à son tour la parole pour faire remarquer que le toit était en<br />

parfait état, et que par conséquent il ne risquait pas de pleuvoir à<br />

l’intérieur et qu’on pouvait se passer de capuche en toute tranquillité,<br />

Chris se contenta de faire glisser sa capuche de la main gauche tout en<br />

enfournant une large portion de pommes de terres de sa main droite.<br />

Des mèches rebelles tombèrent devant ses yeux et masquèrent la partie<br />

supérieure de son visage, formant un rideau presque aussi hermétique<br />

que le tissu de sa capuche.<br />

Les narines de Sarah frémirent devant ce désordre capillaire qui s’étalait<br />

à sa table sans vergogne, ses lèvres remuèrent mais elle se contenta de<br />

lancer un regard impuissant vers son mari, s’assit et s’occupa de son<br />

assiette. Édouard regarda sa femme et se servit un verre de vin.<br />

Après sa seconde portion, le rythme de mastication de Chris sembla<br />

ralentir, ce qui lui laissa l’opportunité d’utiliser sa bouche, une fois n’est<br />

pas coutume, pour communiquer. Sans autre préambule, le message fut<br />

délivré :<br />

— Je veux arrêter le lycée.<br />

Édouard se figea et Sarah crispa ses doigts sur la serviette de table. Elle<br />

articula chaque mot lentement comme pour mieux prendre conscience<br />

de la demande que son enfant venait juste de formuler.<br />

— Tu veux arrêter tes études ?<br />

Chris dut se résoudre à faire une longue phrase pour éclaircir la<br />

situation.<br />

— Non, pas mes études, le lycée seulement. Je veux poursuivre ma<br />

scolarité à distance, étudier à domicile.<br />

Sarah et Édouard échangèrent un long regard par-dessus la table. Sarah<br />

semblait sur le point de s’effondrer. Aucun n’osait demander la raison de<br />

cette décision. Ils avaient trop peur de la réponse. Ou plus peur encore<br />

de déjà la connaître.<br />

Chris en profita pour revenir à la charge : les dossiers étaient prêts, la<br />

conseillère d’orientation lui avait donné tous les renseignements<br />

nécessaires et avait téléphoné elle-même à certains organismes<br />

34


spécialisés pour l’aider à faire son choix. Il ne manquait plus que les<br />

signatures — et accessoirement l’accord — de Monsieur et Madame<br />

Duval.<br />

Édouard mobilisa toute son énergie pour interrompre cette<br />

argumentation qui semblait sur le point d’achever sa femme. Ses parents<br />

avaient besoin de discuter de la situation avant de prendre une décision.<br />

Chris comprenait. Chris quitta la table en silence.<br />

Le moment de la demande avait été choisi avec soin : les vacances de la<br />

Toussaint. Chris espérait ainsi que ses parents auraient suffisamment le<br />

temps de réfléchir pour prendre leur décision avant la rentrée, et lui<br />

éviter d’avoir à remettre les pieds au lycée. Les journées passaient vite<br />

entre l’ordinateur, la salle de sport et le stade municipal. La réponse se<br />

faisait attendre. Chris passait autant de temps que possible à l’extérieur<br />

de la maison afin que sa présence n’interfère pas avec la décision de<br />

ses parents. Tout ce temps passé au stade avait au moins l’avantage<br />

d’être bénéfique à son corps.<br />

Son esprit y trouvait du plaisir aussi, en dépit des plaisanteries de ses<br />

coéquipiers. Arrêter l’école était le rêve de tout étudiant qui se respectait<br />

aussi ses amis ne se privaient pas de taquiner Chris à se sujet. Mais leur<br />

amitié était sincère et au-delà de la plaisanterie, ils connaissaient les<br />

motivations de Chris et les comprenaient. Ils ne jugeaient pas. Et puis il<br />

fallait bien admettre que l’intelligence de Chris n’avait pas franchement<br />

besoin du lycée municipal pour s’épanouir. Mais les choses n’avaient<br />

pas été si simples au début, juste après l’arrivée de la famille Duval en<br />

ville et il avait fallu du temps – et quelques exploits sportifs – pour que<br />

Chris parvienne à faire accepter son étonnante personnalité. Mais le<br />

résultat en valait la peine. Chris se sentait à l’aise parmi eux et savait<br />

pouvoir leur faire confiance.<br />

Après la partie de foot, quelques filles vinrent retrouver l’équipe sur le<br />

terrain. La plupart étaient des filles du lycée, dont certaines étaient les<br />

petites amies des joueurs. D’autres, inconnues, étaient des voisines,<br />

cousines éloignées présentes pour les vacances ou tout simplement des<br />

amies fidèles qui servaient d’alibi pour couvrir un rendez-vous clandestin<br />

avec l’un des joueurs. Tout ce petit monde s’éparpilla en plusieurs<br />

groupes.<br />

35


Chris prit le chemin de la maison avec deux coéquipiers, Louis et<br />

Alexandre ainsi qu’Élodie, la petite amie de ce dernier et Clarisse,<br />

cousine et alibi d’Élodie. Louis habitait près du stade et fut le premier à<br />

quitter le groupe. Alexandre et Élodie en profitèrent pour s’éclipser à leur<br />

tour et rentrer par le chemin des écoliers. Clarisse avait pour mission<br />

d’attendre Élodie au supermarché du quartier afin qu’elles puissent<br />

rentrer à la maison ensemble les bras chargés d’emplettes et ainsi<br />

sauver les apparences. Peu motivée à l’idée de déambuler seule dans<br />

les rayons en attendant qu’Élodie en ait terminé avec son copain,<br />

Clarisse raccompagna Chris jusqu’à sa grille. Clarisse ne connaissait<br />

pas très bien Chris, elle l’apercevait seulement de temps à autre, quand<br />

elle rendait visite à Élodie. La conversation dura un petit moment. Il<br />

s’avéra que Clarisse était une fille plutôt sympathique et intéressante, un<br />

peu plus âgée qu’Élodie, ce qui lui donnait une certaine maturité que<br />

Chris appréciait.<br />

À l’intérieur de la maison, Édouard et Sarah Duval attendaient le retour<br />

de leur unique enfant pour lui faire part de leur décision concernant la<br />

scolarisation à domicile. À savoir, qu’ils préféraient attendre la fin de<br />

l’année scolaire, la seconde étant une étape importante pour l’orientation<br />

et l’année ne faisant que commencer, il ne fallait pas prendre de décision<br />

précipitée.<br />

Figés au milieu du salon impeccablement rangé, ils se répétaient<br />

mentalement le discours qu’ils allaient réciter à Chris au rythme du tictac<br />

d’une ancestrale horloge. En levant les yeux, ils aperçurent à travers<br />

les rideaux amidonnés Chris qui discutait avec une jeune blonde fort<br />

charmante et totalement inconnue.<br />

Encore sous le coup de la surprise bien après que Chris ait dit au revoir<br />

à Clarisse – Chris n’avait jamais amené de fille à la maison, ni personne<br />

d’ailleurs, ses amis se contentaient généralement de l’attendre à la grille<br />

pour aller en cours ou au stade – et franchi le seuil de la maison, ses<br />

parents étaient toujours figés, les yeux ronds, et en oublièrent tous leurs<br />

discours. Au contraire, Chris avait plus d’inspiration que jamais pour<br />

alimenter son blog.<br />

La question de la déscolarisation traînait toujours et Chris, voyant venir<br />

la fin des vacances, avait tenté de relancer ses parents, lesquels avaient<br />

36


éludé la question sous des prétextes tous plus fallacieux les uns que les<br />

autres. Chris savait que le problème ne venait pas de la scolarité, qu’elle<br />

soit à domicile ou non, ses compétences lui garantissant quoi qu’il en<br />

soit un avenir satisfaisant. Le problème venait de tout ce que cette<br />

décision révélait, tout ce qui était enraciné et que la question du lycée ne<br />

faisait que mettre au jour. Or, devant le silence obstiné de ses géniteurs,<br />

Chris n’avait aucune prise pour aborder le sujet.<br />

Les articles du « garçon nommé Chris » devenaient plus sombres. Après<br />

les joyeuses analyses des rapports filles-garçons à l’adolescence, Chris<br />

parlait de famille, d’identité, de la question de l’acceptation des choix de<br />

l’autre, de la communication, de la réaction face à la différence. Le<br />

couple Duval, en dépit du temps inapproprié, passait l’essentiel de son<br />

temps dans le cabanon de bois au fond du jardin, prétextant un éternel<br />

rangement dans cette partie de la maison que Chris n’approchait jamais.<br />

Un dimanche matin, alors que Chris était – encore — au stade, Sarah<br />

entra dans sa chambre pour y faire un peu de ménage, n’ayant<br />

manifestement pas transmis son sens de l’ordre et de la propreté à sa<br />

descendance. En jetant un regard dégoûté sur les amples survêtements<br />

jetés au sol, les haltères et autres élastiques qui traînaient un peu<br />

partout et les chaussures boueuses qui s’entassaient derrière la porte,<br />

elle se mit au travail. Elle arriva jusqu’au bureau, dont l’écran afficha<br />

automatiquement la première page du blog de Chris quand le chiffon à<br />

poussière le tira de sa veille.<br />

Surprise puis intriguée, Sarah s’assit puis commença à lire. Le blog<br />

existait depuis plusieurs mois. Sarah remonta le temps de la vie de<br />

Chris. Elle découvrait les pensées d’un adolescent au cours des<br />

différentes étapes de son adolescence. Elle découvrait les pensées d’un<br />

garçon de seize ans. Un garçon qui s’appelait Chris.<br />

Quand il revint à la maison à la fin de l’après-midi, Édouard Duval vit que<br />

la porte de la remise était ouverte au fond du jardin. Ce qui le surprit un<br />

peu car sa femme s’en occupait rarement seule. Il s’approcha et vit<br />

effectivement Sarah au milieu des cartons et des affaires éparpillées<br />

comme après le passage d’un ouragan. Le rangement de la remise<br />

n’était vraiment pas son fort.<br />

37


Édouard s’approcha doucement, piétinant des livres d’éminents<br />

spécialistes et des dossiers médicaux, vestiges d’une autre vie. Sentant<br />

la présence de son mari, Sarah leva vers lui des cils mouillés de larmes<br />

et se jeta dans ses bras. Entre deux sanglots, elle exprima toute la<br />

colère, l’angoisse, qu’en tant que mère elle ressentait depuis si<br />

longtemps. Elle formula le problème auquel aucun livre, aucun médecin<br />

n’avait pu apporter de réponse, en témoignaient tous ces dossiers<br />

éparpillés au sol. Après toutes ces années passées à chercher une<br />

solution, une explication, la raison d’une différence tant<br />

incompréhensible qu’inexplicable, tous les efforts se retrouvaient<br />

anéantis dans cette remise de la honte, la construction de bois dans<br />

laquelle s’étaient échouées les dernières illusions des parents Duval au<br />

sujet de leur enfant.<br />

— Des mois que ça dure, des années ! Je l’ai vu ! Elle se fait passer<br />

pour un garçon sur internet, ses amis croient qu’elle est un homme !<br />

Édouard berça doucement sa femme, impuissant à l’aider alors que luimême<br />

éprouvait une sensation étrange en lisant le nom qui s’inscrivait<br />

sur les dossiers éparpillés au sol : Christiane Alice Duval.<br />

38


39


40


41


42


La nouvelle perdante<br />

On dit quelquefois que le bonheur est une chose simple… peut-être…<br />

mais encore faut-il s’en préoccuper.<br />

CLAIRE<br />

Plantée au milieu de sa chambre, elle hésite entre le désespoir et la<br />

crise de nerfs. Sur son lit sont jetés pêle-mêle chemisiers, jupes et<br />

pantalons… Rien ne va.<br />

« C’est peut-être le jour le plus important de ma vie et je n’ai rien à me<br />

mettre », se dit-elle intérieurement. Puis à haute voix, elle récite son<br />

mantra, celui qui habituellement l’apaise presque instantanément : « tout<br />

ira bien ».<br />

Une pensée émue pour Mme Leblanc, sa psychothérapeute et tout le<br />

travail d’introspection qu’elle a accompli avec elle depuis quatre ans… et<br />

même si elle est loin d’avoir tout exploré de son psychisme, elle a<br />

avancé, pris confiance en elle désormais ; d'ailleurs, oser s’inscrire sur<br />

un site de rencontres aura été pour elle sa toute première victoire.<br />

Claire sait aujourd’hui que ce n’est pas cette voix péremptoire en elle, lui<br />

interdisant d’être heureuse qui va l’empêcher d’aller à son rendez-vous<br />

avec celui qu’elle nomme déjà dans le secret de son cœur « Mon<br />

Julien ».<br />

Un jean slim, un décolleté discret, une touche de parfum et un léger trait<br />

d’eye-liner pour souligner son regard noisette. Elle ferme<br />

méticuleusement son petit appartement rue Joseph Serlin et se dirige<br />

vers le Grand Café des Négociants dans un mélange de précipitation et<br />

d’incertitude.<br />

43


L’ambiance est feutrée, les grands miroirs baroques renvoient à l’infini<br />

son image.<br />

Bien qu’elle ait pris soin d’arriver en avance, Julien est déjà là, installé à<br />

l’écart.<br />

Il est beau, aussi beau que sur les quelques photos échangées par<br />

courriels. Elle s’avance avec un air faussement assuré, elle est déjà<br />

sous le charme. Julien esquisse un mouvement qui l’invite à s’asseoir.<br />

Lorsqu’elle prend place en face de lui, elle se sent rougir un peu. Mais<br />

rapidement, elle est comme portée par l’intensité du regard de Julien. Ils<br />

parlent pendant des heures.<br />

Elle ne saurait dire de quoi exactement. Elle est grisée par la facilité<br />

avec laquelle elle peut se raconter, se dévoiler même.<br />

Elle n’aurait jamais pensé pouvoir partager avec quiconque la douleur<br />

sourde et toujours présente, tapie au fond d’elle depuis la mort, il y a<br />

cinq ans, de Gregory, son seul et unique amour.<br />

Elle n’aurait pas non plus pensé le faire rire en évoquant ses déboires<br />

lors des précédents rendez-vous avec des obsédés sexuels, des<br />

machos analphabètes, et autres énarques boutonneux et obsessionnels<br />

rencontrés sur internet.<br />

Mais cette fois-ci, Claire sent bien que cette rencontre peut changer sa<br />

vie et le baiser furtif de Julien au bord de ses lèvres en la quittant en bas<br />

de chez elle laisse présager le début d’une belle aventure.<br />

Il lui a promis de l’appeler très vite. Et lorsqu’elle ouvre la porte de son<br />

petit appartement, son téléphone est déjà en train de sonner : c’est<br />

Julien. Il lui dit combien il a aimé ces instants passés avec elle et qu’il<br />

attend avec impatience leur prochaine rencontre.<br />

Les semaines qui suivent les rapprochent chaque jour un peu plus. Il y a<br />

un premier baiser, un premier week-end ensemble puis un premier matin<br />

où ils se réveillent dans les bras l’un de l’autre. Ensuite tout s’enchaîne…<br />

Claire ne sait même plus comment ils se sont retrouvés à vivre<br />

ensemble chez elle. Mais elle se sent bien. Il y a quelqu’un qui l’attend<br />

lorsqu’elle rentre le soir.<br />

44


Julien, dont le travail lui permet la plupart du temps de tout gérer à<br />

domicile, est en effet omniprésent, prévenant. Ils sont deux à présent<br />

pour affronter le quotidien.<br />

Un bonheur presque parfait, car il y a une ombre au tableau. Julien doit<br />

quelquefois quitter la France de façon précipitée pour son travail. C’est<br />

alors pour Claire comme un arrachement, une disparition, d’autant plus<br />

qu’il est injoignable dans ces moments-là.<br />

« Comme j’aimerais pouvoir t’accompagner dans ces destinations<br />

lointaines et exotiques… » s’était-elle risquée à lui glisser un jour… Mais<br />

Julien lui avait renvoyé sèchement qu’il n’y a aucun romantisme à voir<br />

mourir de faim des enfants ou toutes les récoltes d’une année ravagées<br />

par un cyclone. Lorsqu’il lui parle de son travail, Julien est animé d’une<br />

flamme qui semble l’éclairer de l’intérieur et elle se sent alors si<br />

désemparée, si méprisable, si banale qu’elle en viendrait presque à<br />

pleurer. Ce n’est certes pas avec son emploi de clerc de notaire chez un<br />

vieil ami de sa famille qu’elle pourra avoir l’impression de s’épanouir, de<br />

faire œuvre utile, contrairement à Julien.<br />

Alors, lorsqu’il s’absente, elle se morfond, retombe bien trop rapidement<br />

à son gré dans ses déprimants travers de célibataire.<br />

Cet homme, elle en est convaincue est celui qui donnera sens à sa vie.<br />

Elle le sait et n’y peut rien changer. La profondeur de ce qu’elle ressent<br />

pour Julien la fascine et lui fait peur aussi.<br />

Il n’y a désormais plus que lui dans sa vie : le peu d’amis qu’elle avait<br />

avant lui a disparu, sa famille quasiment inexistante semble ne pas être<br />

tombée sous le charme de son nouvel amour.<br />

Ce n’est pas grave, elle fera front. Il suffit que Julien lui montre la route<br />

et soit à ses côtés.<br />

En décembre, elle comprend soudain qu’elle a trouvé sa voie. Peu à peu<br />

une vie nouvelle se dessine devant elle, pleine de promesses de<br />

bonheur, mais aussi d’engagements authentiques qui transformeront le<br />

moucheron insignifiant qu’elle fût avant sa rencontre avec Julien en<br />

papillon multicolore.<br />

45


Julien vient de revenir d’Afrique, il est malade et semble subir le<br />

contrecoup d’un séjour éprouvant. Alors, avec beaucoup de tendresse et<br />

d’humilité, elle le soigne. Elle se surprend à rêver qu’ils travaillent<br />

ensemble, main dans la main, dans un dispensaire. Pourtant, malgré ses<br />

efforts Julien reste physiquement et surtout moralement en mauvaise<br />

santé. Il s’en veut de n’avoir pas pu réussir à imposer son projet auprès<br />

des autres membres de son organisation. Il reste persuadé qu’il s’en<br />

faudrait de peu, d’une broutille de quelques dizaines de milliers d’euros<br />

pour que son projet soit viable.<br />

Aucune des démarches qu’il entreprend n’aboutit, il se heurte sans<br />

cesse à des portes fermées dans une maussade indifférence. Quant à<br />

elle, elle se sent à nouveau prise au piège d’une impuissance qu’elle<br />

connait déjà trop bien et qui la ramène vers des rivages hostiles qu’elle<br />

voudrait bien pouvoir ignorer.<br />

À nouveau, ses nuits sont peuplées de cauchemars. Dans chacun d’eux<br />

elle assiste frémissante à l’anéantissement de son bonheur. Dans<br />

chacun d’eux, c’est elle qui ne réussit pas à le garder en vie.<br />

Un matin, épuisée, le visage baigné de larmes nocturnes, elle se tourne<br />

vers Julien qui dort à ses côtés et décide - même si elle doit y perdre tout<br />

ce qu’elle possède- de ne jamais renoncer à cet amour. Elle sait qu’elle<br />

a besoin d’aide pourtant et par un vieux réflexe de réassurance, elle<br />

prend rendez-vous avec Mme Leblanc.<br />

Celle-ci la reçoit rapidement et la confirme dans l’intuition qu’elle avait<br />

déjà. « Battez-vous » lui dit-elle. Il y a urgence d’ailleurs. Dans sa<br />

relation avec Julien, quelque chose est en train de se lézarder. Il fait de<br />

louables efforts, elle le voit bien, pour être présent et prévenant lorsqu’ils<br />

sont ensemble, mais la magie de leur rencontre n’agit plus aussi<br />

intensément. L’autre soir, il s’est même emporté contre elle pour une<br />

broutille. Bien sûr, aussitôt après il s’est excusé d’un air penaud et<br />

pendant quelques instants elle a retrouvé « Son » Julien mais elle garde<br />

malgré tout comme un goût de fiel dans la bouche.<br />

Alors, elle se décide à agir. Elle prend conseil auprès du notaire -son<br />

emploi de premier clerc lui facilite les choses- et quelques jours avant<br />

Noël, alors que Julien semble de plus en plus déprimé elle rentre un soir<br />

chez elle, toute excitée à l’idée de la belle surprise qu’elle va lui faire.<br />

46


Elle sort triomphalement de son sac une enveloppe et la dépose entre<br />

les mains de Julien. Il est étonné et lui demande ce que c’est. Elle insiste<br />

pour qu’il ouvre l’enveloppe. Lorsqu’il en sort un chèque de 30 000 euros<br />

libellé à son nom, elle lui explique qu’elle a hypothéqué son appartement<br />

et qu’elle a fait débloquer une partie de l’héritage de ses parents. Julien<br />

lui lance un regard où se mêlent lui semble-t-il de l’admiration certes,<br />

mais aussi une sourde irritation. Peut-être est-il déçu par le montant du<br />

chèque qui n’est sans doute pas suffisant pour mener à bien son projet.<br />

Elle s’apprête déjà à s’en excuser, mais Julien l’en empêche en lui disant<br />

combien il est touché par son geste, par l’investissement altruiste qu’il y<br />

perçoit. Mais il lui dit surtout qu’il ne peut pas accepter cet argent, qu’il<br />

ne pourra jamais lui rembourser cette somme. Lorsqu’elle entend cela,<br />

Claire éclate en sanglots. Elle se sent tellement nulle. Julien ne veut pas<br />

de son argent, Julien ne veut pas partager ses espoirs avec elle. Elle se<br />

sent rejetée au fond d’un puits à l’eau glacée. Alors, tout doucement, il la<br />

prend dans ses bras et la berce comme une enfant. Puisque c’est<br />

tellement important pour elle, il encaissera son chèque et en fera bon<br />

usage. Ces paroles apaisent un peu la panique qui s’est emparée de<br />

Claire et c’est avec des reniflements un peu haletants qu’elle lui dit<br />

combien elle l’aime et qu’elle ne peut pas vivre sans lui.<br />

JULIEN<br />

Lorsque les grands miroirs de la salle de sport lui renvoient son image,<br />

Julien s’arrête un instant, et détaille les ombres qui cernent ses<br />

paupières. « Tu aurais besoin d’un peu de repos mon vieux » se dit-il,<br />

puis il part de son pas nonchalant rejoindre son petit groupe d’amis. Il se<br />

félicite alors intérieurement de la facilité qu’il a – depuis toujours – lui<br />

semble-t-il, pour lier connaissance. Il y a chez lui un sens inné de<br />

l’observation. Il capte dès les premiers instants les ondes qui circulent<br />

entre les êtres, leur intensité, leur aura pourrait-on dire. Il est passé<br />

maître dans l’art d’accommoder son humeur à celle de l’autre pour le<br />

plus grand bien de la relation. Oh bien sûr ! Ce n’est pas de l’empathie,<br />

47


simplement une juste appréciation des limites dans lesquelles il peut<br />

évoluer.<br />

Cet apprentissage – jusqu’où puis-je aller ? – il l’a fait très tôt : cadet<br />

d’une fratrie de quatre garçons, il lui a fallu user de toutes les ruses à sa<br />

disposition pour capter l’attention de ses parents. De sa mère surtout,<br />

évidement, tellement lointaine, tellement prise par son travail. Toute<br />

cette attention qu’il a toujours souhaitée, il a fallu qu’il se batte pour<br />

l’obtenir. Il voulait tellement qu’elle soit fière de lui. Aujourd’hui encore, il<br />

attache une extrême importance à l’harmonie de leur relation.<br />

Tout à ces pensées, Julien termine son entrainement du jour par un petit<br />

tour au hammam du club où il flirte avec désinvolture et légèreté avec<br />

deux adolescentes plutôt bien gaulées.<br />

Il s’interroge un peu : « Est-il judicieux de rentrer de voyage aujourd’hui ?<br />

Est-ce que l’attente a été assez longue ? Est-ce que cette triste gourde<br />

qu’il est obligé de s’envoyer depuis deux mois est assez en manque de<br />

« Son » Julien pour que les choses avancent dans la bonne direction ?<br />

Et puis il est fatigué Julien ! Il en a assez, Julien, de faire des risettes à<br />

cette demeurée et assez aussi de subir ses caresses qu’il supporte avec<br />

le plus grand dégoût. Il se dit qu’un jour il va lui vomir dessus pendant<br />

qu’elle le regardera avec ses yeux de veau qu’on mène à l’abattoir.<br />

Peut-être devrait-il trouver un autre style de vie ? Il a déjà 35 ans même<br />

s’il ne les avoue jamais et à chaque nouveau boulot, il a l’impression d’y<br />

laisser des plumes. Bon, encore un an ou deux et puis il pourra prendre<br />

sa retraite ; acheter une belle maison dans un paradis fiscal et y vivre la<br />

dolce vità. Peut-être sa mère viendra-t-elle l’y rejoindre de temps en<br />

temps si elle se décide à arrêter son activité. C’est lui après tout qui a<br />

besoin d’elle et non ces pâles fantômes dont elle s’occupe.<br />

C’est en remuant toutes ces pensées qu’il arrive en bas de l’immeuble<br />

de Claire. Quatre étages sans ascenseur ! Ah ! Elle est belle la<br />

bourgeoisie lyonnaise. Avant de glisser sa clef dans la serrure, il se<br />

compose un visage un peu triste – ça les émeut toujours – puis entre<br />

comme dans la cage aux lions. Il traverse rapidement les trois pièces<br />

sans charme en l’appelant par ces petits surnoms idiots qu’elle<br />

affectionne tant : « Chaton, Poussin, Minou ». « Bon Dieu, se dit-il, on se<br />

croirait dans une ménagerie ! » Claire n’est pas là. Alors, Julien en<br />

48


profite pour fouiner un peu. Depuis le début de leur relation, une chose<br />

l’intrigue : Claire ne parle jamais de sa famille. Ses parents sont morts, il<br />

le sait, mais il reste curieux d’obtenir des détails sur son passé qui<br />

pourraient lui servir de levier pour appesantir encore un peu plus son<br />

emprise sur elle.<br />

Soudain, il entend le bruit de la porte d’entrée et s’empresse de remettre<br />

en place les albums photo qu’il était en train de feuilleter. Il réajuste<br />

instinctivement le masque de tristesse qu’il revêt depuis quelque temps.<br />

Claire, elle, semble différente, aussi radieuse que sa banale apparence<br />

le lui permet. Elle lui tend, avec une fierté mal dissimulée, une<br />

enveloppe. « Ah, elle les a enfin lâchés !!! » pense alors Julien.<br />

Surtout ne pas accepter tout de suite. Il connaît la tactique.<br />

Feindre d’abord de refuser l’argent pour des raisons soi-disant éthiques<br />

et de mauvaise conscience – encore faudrait-il avoir une conscience –<br />

se dit Julien avec un rictus intérieur. Puis peu à peu se laisser<br />

convaincre. Il faut qu’elle le supplie d’accepter. Garder la main, c’est le<br />

plus important.<br />

« Ça y est, elle se met à pleurer ! Qu'est-ce qu’elle est ridicule ! ». Alors<br />

tout en s’apitoyant un peu sur lui-même – 30 000… c’est peu cher payé<br />

pour avoir supporté cette conne pendant aussi longtemps – Julien l’attire<br />

vers lui en singeant la tendresse. Il pourrait obtenir un premier prix<br />

d’interprétation pour ce simulacre d’amour.<br />

Pendant que peu à peu Claire, dans ses bras, sèche ses larmes en<br />

reniflant bruyamment – aucune dignité ces bonnes femmes – Julien se<br />

projette déjà dans sa future quête.<br />

Ce qu’il aime par-dessus tout, ce sont les prémices. La première fois où<br />

il découvre le nom de celle qui sera pendant quelques semaines l’objet<br />

de toute son attention. Celle autour de laquelle il organisera ses weekends<br />

et ses nuits et ses jours. Jusqu’à l’obsession. Il ne se sent jamais<br />

aussi vivant que lorsqu’il envoie le premier mail, la première photo.<br />

Lorsqu’il a commencé à « chasser » il y a quelques années, il avait<br />

espéré rencontrer peut-être un gibier qui le surprendrait, qui ferait naître<br />

chez lui un sentiment d’urgence et non pas d’ennui. Mais non ! Elles sont<br />

49


toutes pareilles. Bêtes à mourir, avec leurs yeux larmoyants, leurs<br />

protestations d’amour éternel. Mais qu'est-ce qu’il s’en fiche d’être aimé<br />

par ces ersatz d’humanité !<br />

Lui ce qu’il veut c’est sentir en lui ce frémissement lorsqu’elles sont<br />

totalement sous contrôle. Il regrette d’ailleurs de ne plus retrouver cette<br />

jubilation presque physique qui a pu accompagner ses premières<br />

« mises à mort ». « Ne me quitte pas Julien chéri » disait-elle, « tu es<br />

toute ma vie… » et lui, après avoir insufflé le chaud et le froid pendant<br />

des jours entiers, les laissait seules, tristes, abandonnées et devenues<br />

laides, comme des coquilles vides. Peut-être même une ou deux<br />

s’étaient-elles suicidées à cause de lui. Pfft ! Il n’en avait cure. Pourtant,<br />

aujourd’hui, les anéantir ne lui procurait plus le même plaisir.<br />

Il pousse un soupir en pensant à l’épreuve qui l’attend ce soir-là. En<br />

effet, il est temps de larguer sa dernière conquête. C’est la phase ultime<br />

de son opération « Pépites et p’tites pépettes ». Pour minimiser les<br />

risques d’esclandre, il l’a invitée au restaurant. Il aime, c’est vrai jouer<br />

sur l’ambigüité : inviter quelqu’une pour ce qu’elle pense être un rendezvous<br />

romantique et lui asséner le coup de grâce entre la poire et le<br />

dessert. Jouer jusqu’au bout, garder la main. Il se voit déjà en train de<br />

débiter quelques lénifiantes fadaises. « Tu es trop bien pour moi ! Je ne<br />

te mérite pas ! Il vaut mieux en finir avant qu’il ne soit trop tard ! » Même<br />

ces poncifs sans aucune originalité, cette pauvre cruche serait prête à<br />

les croire plutôt que d’imaginer que sa belle histoire d’amour n’était qu’un<br />

leurre. Bien sûr, il aurait de beaucoup préféré lui dire ses quatre vérités<br />

et même un peu plus, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus rien, jusqu’à ce<br />

qu’elle mesure l’abîme de sa bêtise et de sa naïveté, mais il lui faut<br />

couvrir ses arrières. Si jamais l’une d’elles a un jour un sursaut de dignité<br />

et décide de porter plainte, ça risque de lui compliquer singulièrement la<br />

tâche.<br />

Avant de se rendre à son ultime rendez-vous avec Claire - même si<br />

celle-ci ne sait pas encore que c’est le dernier - Julien a une formalité à<br />

accomplir. Il veut être certain que dès demain il sera en mesure de<br />

programmer une autre rencontre. Oh ! ce n’est pas très compliqué. Ce<br />

ne sont pas les candidates qui lui manquent ! Il lui suffit pour trouver sa<br />

prochaine victime de se glisser dans le cabinet d’analyste de sa mère-<br />

50


ça fait longtemps qu’il a fait faire un double de ses clefs- et de consulter<br />

les fiches très détaillées qu’elle remplit pour ses patients.<br />

Ça y est ! il a trouvé : la petite trentaine, fille unique, célibataire et surtout<br />

actionnaire principale d’une start-up en plein essor. Elle est en pleine<br />

dérive, dépressive et vulnérable. Quel bel agneau sacrificiel !<br />

En fermant la porte du cabinet où luit la plaque dorée de Mme Leblanc<br />

« psychothérapeute et analyste », Julien remercie intérieurement sa<br />

mère. Sans elle, qui lui fournit à son insu un vivier inépuisable de<br />

victimes potentielles, il ne pourrait pas aussi facilement établir ses plans<br />

d’attaque.<br />

LAURENCE<br />

Pour la dixième fois de la journée, Laurence consulte avec anxiété ses<br />

mails sur son I-phone. Enfin, Julien lui a répondu.<br />

Le lendemain, c’est pleine d’espoir qu’elle pousse la lourde porte du<br />

Grand Café des Négociants. Il est là, installé un peu à l’écart. Il lui sourit,<br />

elle est déjà sous le charme.<br />

FIN<br />

51


52


53


54


Contre nature<br />

« Ça ne vaut pas la peine / De quitter ceux qu’on aime / Pour aller faire<br />

tourner/ Des ballons sur son nez… »<br />

(Beau Dommage, La Complainte du Phoque en Alaska.)<br />

Ils l’ont jugé coupable et venant couronner ce verdict est tombée la<br />

sentence, réclusion à perpétuité. Il y a eu meurtre, il fallait bien statuer.<br />

Au fond, cela ne changera pas grand-chose, tant ces dernières années<br />

son existence lui parait s’étrécir à la manière d’un bout de cuir desséché,<br />

peu à peu vidangée de substance, radicalement purgée de tout ce qu’il<br />

aimait. Il y a des êtres que le changement ravit et qui s’accommodent<br />

volontiers de faire table rase du passé, prompts à surfer sur la vague<br />

portant loin les nouveaux départs. Ce n’est pas son cas. Lorsque son<br />

univers s’est dérobé sous lui et qu’il a perdu pied, contraint d’emprunter<br />

d’autres voies et de se résoudre pour subsister à de nouveaux<br />

apprentissages, ces bouleversements imposés ont pesé lourdement sur<br />

ses pulsions innées, sans tout à fait les circonvenir. Ce fut comme tenter<br />

de diluer l’essence première de tout son être, celle qui le fonde et le<br />

constitue, à l’aide d’additifs urticants dont les effets lui ont donné l’envie<br />

de gratter jusqu’au sang.<br />

Si l’on se pique d’expliciter la vraie genèse des faits, c’est là du reste<br />

qu’il faut chercher, dans ce brusque changement de vie auquel il n’a pu<br />

s’habituer, ruminant d’obsédants griefs envers ceux qu’il en tenait<br />

responsables. À force, il a pété les plombs. C’était couru d’avance. Ses<br />

avocats ont fait de leur mieux, le prétendant irresponsable, il devrait leur<br />

en savoir gré. Mais il s’en fout et à tout prendre, il aurait préféré crever ;<br />

et que l’on abandonne sa dépouille à la mer, boucle bouclée.<br />

Comment est-ce arrivé ? Éternelle et banale histoire de coupe pleine, ou<br />

de vase qui déborde, de boue noire des ressentiments. Et puis,<br />

55


d’éclaboussures. Petit, déjà, ses penchants impulsifs et son<br />

insoumission notoire disaient assez le risque qu’on prenait à trop<br />

l’asticoter. On le savait soupe-au-lait, facilement revanchard. Pas trop du<br />

genre à tendre l’autre joue. À l’image de ces natures frustes qui ne<br />

peuvent intégrer d’autre loi que celle du Talion, du plus fort, il n’a jamais<br />

été bon candidat à quelque forme que ce fût de socialisation ; pas<br />

mauvais bougre, pas vraiment, juste de ces tempéraments rebelles,<br />

rétifs à tout encadrement.<br />

Mais le coup de sang ou de folie explique mal son acharnement, la<br />

longue, terrifiante agonie infligée à sa pauvre victime. Au-delà du<br />

meurtre, il y a l’abîme de cruauté qui semble y avoir présidé. Ce jeu du<br />

chat et de la souris, comme un long processus de torture affreusement<br />

réfléchi, quand plutôt que de noyer rapidement l’adversaire il s’est<br />

complu à lui offrir sporadiquement des goulées d’air, le laissant remonter<br />

plusieurs fois en surface avant de le maintenir pour de bon tête sous<br />

l’eau. Personne n’a rien pu faire, n’a osé s’approcher. L’horreur de l’acte<br />

n’occulte pas cependant ce qu’il convient de nommer facteurs<br />

déterminants : des conditions de vie et somme toute de travail<br />

auxquelles rien ne l’avait préparé, insoutenables et inadaptées.<br />

De sa jeunesse pas si lointaine il garde sur le bout de la langue le goût<br />

stimulant des embruns, celui, iodé, des grands espaces au large.<br />

Longtemps, il a vécu de sa pêche au hasard de ses bonnes fortunes,<br />

sans que nul ne prétende se mêler de l’ordre de ses priorités. Cette vie<br />

simple lui convenait, il n’en connaissait d’autre. Tout pétri d’insouciance,<br />

son quotidien reproduisait des rythmes ancestraux de longtemps<br />

immuables, respectueux d’harmonies naturelles et du cours des saisons.<br />

Il n’aspirait à rien de plus, se pliait sans broncher aux caprices de la<br />

météo, seule maîtresse qu’il connût et dont il respectait fort placidement<br />

les commandements. Mais la loi du marché, l’air du temps, la modernité,<br />

alliés à de rudes coups du sort, l’ont obligé à se recycler. Le couteau<br />

sous la gorge, il n’a pas eu le choix. Bien malin qui sait se dérober à<br />

certaines contingences…<br />

De ce grand saut, d’aucuns ont su s’accommoder qui sont d’une autre<br />

trempe et pour tout dire d’une autre race. Contraints comme lui de migrer<br />

dans les terres, ils ont trouvé un pis-aller dont ils ont su se satisfaire,<br />

apaisés par la certitude de ne jamais manquer de rien. L’accès aux<br />

56


soins, la promesse du repas quotidien, ces choses leur ont suffi, tout<br />

disposés qu’ils étaient à se soumettre, considérant que force fait loi. Les<br />

cages à poules de leurs logements communautaires, l’incontournable<br />

promiscuité, n’ont pas paru les affecter. En ce qui le concerne ce fut une<br />

autre affaire, tant surnageaient dans sa mémoire limbique le souvenir<br />

béni des temps d’indépendance, l’esprit de clan et de famille. Cette<br />

famille qu’il avait laissée derrière lui, arraché par les circonstances à la<br />

fraternité des siens. Les vents contraires, si fort qu’ils aient soufflé, ne<br />

sont pas parvenus à infléchir son cap, tout au plus ont-ils affolé l’aiguille<br />

de sa boussole intime. Ce n’est jamais si facile. Dans le grand chambard<br />

du changement de vie, à l’heure de se reconstruire sur de toutes<br />

nouvelles bases après que les anciennes ont volé en éclats, il n’a pu se<br />

résoudre à balancer par-dessus bord ni ses souvenirs, ni ses<br />

automatismes. Dans son sillage traînait une amère écume de regrets<br />

aux moutonnements acides. Tout ce qu’il avait perdu, ce à quoi il lui<br />

avait fallu renoncer, flottait le ventre en l’air comme autant de poissons<br />

mazoutés dans les abysses de sa pensée primaire. Le déracinement fut<br />

son drame. Cousues à vif sur la trame d’une identité essentielle,<br />

obligations et déconvenues ont déchiré le tissu rugueux de son être,<br />

forçant de tout côté sa nature bien au-delà du seuil de résistance. Cette<br />

vie de coupes franches l’a suffoqué comme un sevrage brutal, et il se<br />

languissait de son libre berceau maritime et de son autarcie d’antan. On<br />

ne fait pas d’un loup des mers un trouffion de tranchées. Ses yeux<br />

avaient par le passé mangé trop d’horizons pour renoncer à ces festins,<br />

ou accepter de seulement se baisser devant une quelconque autorité. La<br />

mer, l’océan lui manquaient. La plus olympique des piscines demeurait<br />

piètre ersatz, ne pouvant remplacer la caresse ou le fouet sur ses flancs<br />

des vagues dressées par les marées. Il les avait si fort aimées, entières<br />

et insubordonnées, compagnes à son image. Des aires de jeu de son<br />

enfance il conservait, dure souffrance de l’absence, l’infinie nostalgie.<br />

Dès lors, ses rares loisirs s’apparentaient à de mornes plages qui le<br />

voyaient tourner en rond comme damné, comme ours en cage, se<br />

cognant aux parois de béton devenues ses seules perspectives. Il aurait<br />

pu, c’est vrai, tisser de nouvelles amitiés, s’il n’avait été foncièrement<br />

solitaire, seulement préoccupé de lui-même et des siens. Les étrangers,<br />

il s’en méfiait, ayant connu trop de coups bas et d’avanies dans ces<br />

commerces-là. Borné, buté, il rechignait à danser sur l’aigre musique du<br />

57


profit, cette partition dont la ligne méthodique se dédiait tout entière au<br />

seul bruit de l’argent cascadant dans les caisses.<br />

Pour survivre, il a néanmoins consenti quelque temps à se plier à ce<br />

qu’on attendait de lui, cédant au simulacre de la docilité. C’était ça ou<br />

mourir de faim. Alors, il est rentré dans le rang, tant bien que mal. On a<br />

pensé qu’il finissait enfin par faire contre mauvaise fortune bon cœur…<br />

Belle erreur ! Du travail en équipe auquel il dut s’atteler, il retint la rivalité,<br />

les gratifications qui lui passaient sous le nez et s’en allaient à d’autres,<br />

jugés plus méritants. Ce stakhanovisme l’ulcérait. Il encaissa de son<br />

mieux les cadences infernales des moments d’affluence, lorsqu’une<br />

cacophonie lui perçait le tympan. Lui dont le quotidien avait coulé jadis<br />

paisiblement entre le cri des cormorans et le susurrement de la houle,<br />

s’énervait à présent des clameurs de la foule. S’il arriva parfois qu’on<br />

applaudît à ses épisodiques progrès, ces flatteries le laissèrent<br />

cependant le front lisse et comme indifférent. Rien, dans la nouvelle<br />

donne de sa vie, n’était d’assez de prix pour le dédommager de ses<br />

libertés perdues. Il eut, signaux avant-coureurs, de vifs mouvements<br />

d’humeur et d’âcres rebuffades, expressions d’un ras-le-bol dont bien<br />

peu s’inquiétèrent. Tant qu’il filait plus ou moins droit, le reste ne<br />

comptait pas. Tant qu’il abattait son ouvrage, qu’importaient les<br />

présages de ceux qui décelaient, sous sa mine impassible, l’alerte d’un<br />

courroux larvé né d’un vrai désespoir ?<br />

Le pire, dans cette histoire, c’est que le hasard a voulu qu’il décide de<br />

passer sa rage sur une employée sympathique, qui l’avait en outre à la<br />

bonne. D’instinct, elle avait senti ce jour-là qu’il ne tournait pas rond, que<br />

la journée ne s’écoulerait pas sans qu’il y provoquât de violents remous.<br />

— Il m’a l’air plutôt mal luné, avait-elle affirmé. Ce matin, il a tout<br />

bonnement ignoré certaines des directives. Il vaudrait mieux sans doute<br />

le mettre sur la touche, au moins pour aujourd’hui. Il est à cran. Et dans<br />

ces conditions, je n’ai pas trop envie de bosser avec lui…<br />

On ne l’écouta pas.<br />

— Si t’es trop émotive, t’as qu’à plier bagage. On en a dix derrière la<br />

porte qui seraient trop contents de signer pour le poste. Ou tu la fermes,<br />

ou tu dégages.<br />

58


Qui se soucie, au fond, des moments où se grippent les chevilles<br />

ouvrières du grand tout ? En dépit des cahots la machine repartait,<br />

inexorable : Show must go on…<br />

Lors du procès, au lendemain du drame, on vit intervenir au banc des<br />

défenseurs quelques détracteurs du système. Par le menu, ils<br />

détaillèrent les conditions de travail, inhumaines, les nombreux incidents<br />

qu’on avait ignorés, les reléguant sous le tapis commode des risques du<br />

métier. Le dirigeant de la société fit état en retour de son strict respect<br />

des normes en usage, de confort et de sécurité, clama cette évidence<br />

que le monde fourmille de dangers avec lesquels il faut bien composer.<br />

Pas question de fermer boutique ni de renoncer tout de go à de juteux<br />

dividendes, pour quelques travailleurs obtus qui rechignaient à s’intégrer.<br />

Si l’on cédait aux fortes têtes, où allait-on ? Que le cas ne fût pas isolé,<br />

qu’il y eût des précédents, ne lui faisait ni chaud ni froid. Les enjeux<br />

dépassaient de fort loin ces artefacts du quotidien, et la remise en<br />

question de son activité dressait le spectre du chômage derrière la<br />

plupart de ses ouailles. Dans la région, son entreprise drainait<br />

d’importants capitaux, gages d’une économie florissante. On palabra<br />

longtemps. Ce fut un bras-de-fer entre lois de la nature et pouvoir de<br />

l’argent. Au prétexte de mettre sur pied des garde-fous de sécurité, on<br />

revit en détail les circonstances de l’accident.<br />

Vers la fin d’un spectacle, sous les yeux de spectateurs médusés,<br />

le meurtrier s’était saisi de sa victime par sa longue queue de cheval,<br />

avant de l’entraîner à sa suite vers les profondeurs du bassin. De<br />

longues minutes, sans relâcher sa prise, il l’avait promenée sous les<br />

eaux jusqu’à ce qu’elle ne fût plus qu’un pantin désarticulé, mutilé. On<br />

décida, avancée fort cruciale, d’imposer le chignon aux abords des plans<br />

d’eau où se morfondaient les cétacés, pour limiter les récidives. Et<br />

d’isoler le coupable, le temps de le voir revenir à de meilleurs<br />

sentiments. Fleuron de la représentation, on ne pouvait se passer de lui<br />

sans encourir des pertes sèches, autant dire impensables. Pas question<br />

de l’abattre ni de le rendre à la mer. In petto, les plus roués des<br />

actionnaires du parc d’attractions aquatique allèrent jusqu’à se féliciter<br />

59


de la nouvelle célébrité de l’orque délinquante ; sachant fort bien que<br />

l’aura dramatique attirerait un public horrifié mais gourmand.<br />

Dans son étroit bassin, l’épaulard continue de tourner, désœuvré et<br />

languide, n’ayant plus que cette nage compulsive pour occuper sa<br />

détention. Il nage en rond, sans élan ni raison, se laissant peu à peu<br />

engloutir par les grands fonds de la dépression.<br />

Malgré les efforts des soigneurs qui prétendent le mater, il sera toujours<br />

incapable de s’adapter bien docilement à ce destin de chien savant qu’il<br />

n’a jamais choisi, qu’on veut lui imposer. Une nouvelle forme de vie qui<br />

fait fi de ses instincts, de son identité. Et qui prétend gommer tout<br />

bonnement ce qu’il est : a killer whale, une « baleine tueuse » *<br />

FIN<br />

*La nouvelle de Valérie Laplanche, "Contre nature" figure également<br />

dans le recueil, "Saison Désamour" aux éditions Jacques Flament.<br />

(www.jacquesflamenteditions.com)<br />

60


61


62


Déjà parus dans la Collection Le Parc<br />

http://collectionleparc.123siteweb.fr<br />

UN COUP D’ŒIL A LA CULTURE JAPONAISE<br />

Masao KOMAZAKI<br />

UN TEMPS DE GUERRE<br />

Michel LAGUT<br />

INSTANTS DU VOYAGE 2008-2012 Poèmes sur le motif<br />

Martial MAYNADIER<br />

REGARD PLASTIQUE L’au-delà d’un tableau<br />

Quentin GESLAN<br />

SUR LES AILES DU VENT<br />

Janine GERMA<br />

RUE DU GRAND CHEMIN<br />

Guy VIVAREZ<br />

SOUS LE CIEL DE PARIS (réédition)<br />

Blanche MAYNADIER<br />

QUI AU CŒUR FRAPPERA<br />

Pippo CAFARELLA<br />

UN TEMPS DE COLLEGE<br />

Michel LAGUT<br />

DES NOUVELLES DE L’ESTRAN<br />

Monique MAYNADIER<br />

LIGNES DE VIE<br />

Many GAUDARD<br />

SPIRALES DU TEMPS<br />

Sandrine JOUFFROY<br />

DES NOUVELLES DE MON ENFANCE<br />

Jean-Claude DUFOSSEY<br />

VOUS VOULIEZ DE NOS NOUVELLES ? EN VOILA !<br />

Marie-Thérèse et Jean-Pierre PICARD<br />

63


J’AI SUSPENDU MON REGARD<br />

Martial GESLAN<br />

LE TEMPS N’EST PAS DE L’ARGENT<br />

Michel LAGUT<br />

DE CERCLE EN CERCLE<br />

Sylvain JOSSERAND<br />

GIVERNY, POEMES DES QUATRE SAISONS<br />

Ateliers du PARC<br />

QUATRE SAISONS DU PARC EN SEINE<br />

Ateliers du PARC<br />

CHIMERIQUE<br />

Guy VIVAREZ<br />

ECOUTE AU-DEDANS – Premier Cahier du Journal d’Etty HILLESUM<br />

traduit en poésie par Martial MAYNADIER<br />

QUAND L’ETE SERA FINI<br />

Anne-Marie CANLORBE<br />

RAHON AU FIL DU TEMPS Portraits et anecdotes<br />

Michel LAGUT<br />

DES MOTS SUR UN PLATEAU<br />

Ouvrage collectif à partir de textes écrits aux Estables au pied du Mézenc par :<br />

Michelle Chevalier, Catherine Cohen, Françoise Devaux, Marie-Noëlle Epelly,<br />

Sylvain Josserand, Claire Martial, Martial Maynadier, Sylvia Perovic, Mary Valette.<br />

TIERSDEBROSSE<br />

Album illustré par Salomé MALEVERGNE d’après une nouvelle de Michelle<br />

CHEVALIER<br />

ENCORE DES INSTANTS<br />

Martial MAYNADIER<br />

D’UN POEME A L’AUTRE En Toute Liberté<br />

Edith D’ANJOU DAMBRINE<br />

FENÊTRE OUVERTE SUR DES CHEMINS DE VIE (Poèmes)<br />

BRIGITTE SOBRINO<br />

ECOUTE EN PROFONDEUR TES SOURCES INTERIEURES –<br />

Deuxième Cahier du Journal d’Etty HILLESUM<br />

traduit en poésie par Martial MAYNADIER<br />

64


LE PONT DES ARTS ET DES RENCONTRES CULTURELLES – BLANCHE MAYNADIER,<br />

abrégé en LE PARC, est une association culturelle française, créée en 2008, en<br />

mémoire de la poétesse et femme de lettres, Blanche Maynadier.<br />

Le PARC a vocation à faire connaître et diffuser des œuvres poétiques, littéraires<br />

et artistiques. Il favorise les échanges, les publications et la connaissance<br />

mutuelle des talents et des cultures.<br />

Site : leparc.populus.ch / courriel : m.maynadier@free.fr / tel : 0626830160<br />

65

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!