Chapitre 3 :Formalisme judiciaire <strong>et</strong> morale <strong>de</strong> l’équité : aux frontières<strong>de</strong> la justiceInstitution liée au paritarisme, les <strong>conseils</strong> <strong>de</strong> <strong>prud’hommes</strong> participent donc à la structurationdu champ syndical <strong>et</strong> patronal. Mais, d’une manière formelle, ils sont d’abord une juridiction<strong>de</strong> l’ordre civil, dont les jugements sont susceptibles d’appel, le tout sous la direction <strong>de</strong>schefs <strong>de</strong> cours. <strong>Les</strong> <strong>prud’hommes</strong> appartiennent ainsi <strong>de</strong> plein droit au champ judiciaire,comme en a attesté l’histoire du développement <strong>de</strong> l’institution, marquée par un processus <strong>de</strong>judiciarisation. Preuve <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te appartenance à l’ordre judiciaire, le ministère <strong>de</strong> la justicedétient l’autorité principale sur les <strong>prud’hommes</strong>, puisqu’il administre le statut <strong>et</strong> l’activité <strong>de</strong>sconseillers <strong>et</strong> veille aux questions <strong>de</strong> procédure <strong>et</strong> à la jurispru<strong>de</strong>nce liée au droit du travail.Enfin, les statistiques <strong>de</strong>s <strong>prud’hommes</strong> sont entièrement intégrées aux chiffres <strong>de</strong> la justicecivile.Pourtant, tout n’est pas si clair, <strong>et</strong> l’institution prud’homale ne peut pas être renvoyée à une« simple » juridiction : l’enquête montre l’existence d’une véritable fragilité <strong>de</strong> la légitimitéjudiciaire <strong>de</strong>s <strong>prud’hommes</strong>, repérable à une foule <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its faits, souvent en lien avec lesprofessionnels du droit qui y interviennent (en particulier greffiers <strong>et</strong> avocats). Plus encore, onvoit bien la difficulté qu’a l’institution à se conformer au modèle judiciaire qui s’impose <strong>de</strong>plus en plus, <strong>et</strong> en particulier d’intégrer réformes <strong>de</strong> « rationalisation » <strong>et</strong> <strong>de</strong>« mo<strong>de</strong>rnisation » du service public <strong>de</strong> la justice. L’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce qui est souvent considérécomme <strong>de</strong>s diktats venus <strong>de</strong> l’administration judiciaire, mais aussi comme une « morgue » ouun « mépris » <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> la hiérarchie judiciaire <strong>et</strong> <strong>de</strong>s avocats perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> saisir la distanceparadoxale <strong>de</strong> la prud’homie face à la justice.Souvent vue comme une justice par raccroc (I), moquée ou ignorée à la chancellerie du faitd’une proximité jugée trop gran<strong>de</strong> aux organisations <strong>syndicale</strong>s <strong>et</strong> professionnelles,l’institution prud’homale répond en m<strong>et</strong>tant en œuvre d’autres formes <strong>de</strong> légitimité, qui nesont ni judiciaires ni vraiment <strong>syndicale</strong>s, <strong>et</strong> qui renvoient à la tradition <strong>de</strong>s <strong>prud’hommes</strong> :celle <strong>de</strong> l’équité, <strong>de</strong> la modération <strong>et</strong> <strong>de</strong> la conciliation (II).1. <strong>Les</strong> <strong>prud’hommes</strong>, une justice « par raccroc » ?Etudier les <strong>prud’hommes</strong>, c’est d’abord analyser une juridiction, certes spécifique maisre<strong>de</strong>vable <strong>de</strong>s mêmes analyses que les autres types <strong>de</strong> tribunaux. C’est donc insister sur laplace occupée par les professionnels du droit, <strong>et</strong> en particulier par ceux qui sont au cœur <strong>de</strong>l’institution <strong>et</strong> la font « fonctionner », c’est-à-dire les greffiers ; mais c’est aussi prendre encompte la hiérarchie judiciaire, analyser les difficultés budgétaires qui sont le quotidien <strong>de</strong>toutes les juridictions, ou encore saisir les ré<strong>action</strong>s aux injonctions manageriales <strong>et</strong>mo<strong>de</strong>rnisatrices qu’elles reçoivent perpétuellement.Et pourtant, c<strong>et</strong>te analyse ne rend pas compte dans sa totalité <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong>s <strong>prud’hommes</strong> àla justice. Au-<strong>de</strong>là même <strong>de</strong>s rapports individuels <strong>de</strong>s conseillers au droit <strong>et</strong> <strong>de</strong> la question <strong>de</strong>56
leurs compétences, il faut être attentifs aux difficultés <strong>de</strong> légitimité judiciaire <strong>de</strong> l’institutionelle-même. Pour ce faire, il faut étudier les inter<strong>action</strong>s <strong>entre</strong> les conseillers <strong>et</strong> les autresprofessionnels du droit, en particulier les avocats. Il faut aussi proposer une analyse, certesinaboutie, <strong>de</strong>s greffiers, qui jouent un rôle central dans l’institution puisqu’ils en sont lacheville ouvrière. En s’efforçant <strong>de</strong> saisir ces « moments » judiciaires, les « hommes » qui yparticipent <strong>et</strong> les inter<strong>action</strong> qui y ont lieu 148 , on comprend mieux le positionnement difficile<strong>de</strong>s <strong>prud’hommes</strong> par rapport à la justice <strong>et</strong> la réalité d’un positionnement à la frontière duchamp judiciaire : rendant <strong>de</strong>s jugements, relevant <strong>de</strong>s autorités judiciaires <strong>et</strong> en relation avec<strong>de</strong>s représentants <strong>de</strong>s professions juridiques <strong>et</strong> judiciaires, les <strong>conseils</strong> <strong>prud’hommes</strong> sont enmême temps à distance <strong>de</strong> l’ordre ordinaire <strong>de</strong> la justice ; hésitations, difficultés, sentimentsd’humiliation… c’est l’ensemble <strong>de</strong> ces phénomènes qu’il faut m<strong>et</strong>tre en valeur. Pour ce faire,on s’appuiera pour ce chapitre sur un ensemble d’observations éparses <strong>de</strong> séances <strong>de</strong> bureau<strong>de</strong> jugement <strong>et</strong> d’audiences <strong>de</strong> rentrée solennelle, réalisées tout au long <strong>de</strong> l’enquête dansdifférents tribunaux, sur un certain nombre <strong>de</strong> conversations informelles avec <strong>de</strong>s magistrats<strong>de</strong> carrière 149 , <strong>et</strong> surtout sur <strong>de</strong>s <strong>entre</strong>tiens réalisés avec les greffiers.1. Une justice <strong>de</strong> plein exerciceIl faut d’abord revenir rapi<strong>de</strong>ment sur ce qui fait <strong>de</strong>s <strong>prud’hommes</strong> un lieu ordinaire <strong>de</strong> lajustice, ce qui donne à leurs représentants, prési<strong>de</strong>nts <strong>et</strong> vice-prési<strong>de</strong>nts, mais aussi bureau duconseil 150 , <strong>de</strong>s responsabilités <strong>de</strong> chef <strong>de</strong> tribunal. Pour ce faire, ils sont accompagnés <strong>de</strong>greffiers, qui sont les agents privilégiés du lien avec le reste <strong>de</strong> l’ordre judiciaire <strong>et</strong>concourent, on le verra à intégrer les <strong>prud’hommes</strong> dans les exigences administratives <strong>de</strong> lajustice civile.L’analyse d’une observation <strong>de</strong> la rentrée solennelle d’un conseil <strong>de</strong> <strong>prud’hommes</strong> d’une villemoyenne <strong>de</strong> province perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> montrer très clairement les liens avec le champ judiciaire. Larentrée solennelle constitue un <strong>de</strong> ces « rites d’institution » propres au champ judiciaire, c’està-direun acte d’institution, qui « signifie à quelqu’un son i<strong>de</strong>ntité, mais le lui impose en le luinotifiant avec autorité, en l’exprimant à la face <strong>de</strong> tous. » 151 La rentrée solennelle marque ainsil’appartenance du conseil à l’ordre judiciaire, à travers la présence <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> lahiérarchie judiciaire <strong>et</strong> par l’intermédiaire <strong>de</strong> nombreux actes cérémonieux chargés <strong>de</strong>produire du sacré, c’est-à-dire <strong>de</strong> matérialiser la séparation avec l’ordre ordinaire <strong>de</strong>l’institution <strong>et</strong> <strong>de</strong> rappeler à l’ordre judiciaire tous les participants.Rentrée solennelle d'un conseil <strong>de</strong> prud'hommes d'une ville moyenne 152Invité par le nouveau prési<strong>de</strong>nt du conseil, j'arrive, à l'heure dite, dans la salle d'audience : elle est pleine : prèsd'une quarantaine <strong>de</strong> personnes sont présentes. Le public est assez âgé, en moyenne <strong>entre</strong> 50 <strong>et</strong> 60 ans, avec uneminorité <strong>de</strong> femmes <strong>et</strong> quelques jeunes hommes d'une trentaine d'années. Tous les hommes ou presque sonthabillés en costume <strong>et</strong> portent une cravate <strong>et</strong> les femmes un tailleur. Il s'agit évi<strong>de</strong>mment <strong>de</strong> conseillers <strong>et</strong> <strong>de</strong>conseillères, qui s'embrassent ou se serrent la main <strong>et</strong> conversent. Certains semblent ne s'être pas vus <strong>de</strong>puis148Erwin Goffman, <strong>Les</strong> moments <strong>et</strong> leurs hommes, Paris, Seuil, 1988.149Nous n’avons pas eu suffisamment <strong>de</strong> temps pour faire <strong>de</strong>s <strong>entre</strong>tiens formels avec les magistrats, <strong>et</strong> ce, malgrél’intérêt qu’un certain nombre d’<strong>entre</strong> eux ont manifesté localement. Il faut ajouter que les magistrats <strong>de</strong>carrières, magistrats départiteurs, procureurs ou prési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> TGI, n’ont finalement que très rarement affaire aux<strong>prud’hommes</strong>, <strong>et</strong> qu’on ne les rencontre quasiment jamais, à l’exception <strong>de</strong>s rentrées solennelles oud’« événements » <strong>de</strong> procédure, dans les <strong>conseils</strong>.150Le conseil, qui se réunit rarement (une ou <strong>de</strong>ux fois l’an) réunit les prési<strong>de</strong>nts <strong>et</strong> vice-prési<strong>de</strong>nts <strong>de</strong> section.151Pierre Bourdieu, « <strong>Les</strong> rites d’institution », in Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 126.152Observation du 11 janvier 2007.57
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