Chapitre 2 :Un lieu d’importations <strong>et</strong> <strong>de</strong> transpositionsPour « juger en droit » comme pour « faire du social », les conseillers ont la possibilité <strong>de</strong>puiser dans leur expérience professionnelle <strong>et</strong> <strong>syndicale</strong> pour mener à bien leur rôle <strong>de</strong><strong>prud’hommes</strong>. Il n’est toutefois pas facile <strong>de</strong> distinguer le savoir syndical du savoir juridique.Nous avons vu, par exemple, que dans les formations prud’homales assurées par lesorganisations <strong>syndicale</strong>s <strong>et</strong> professionnelles, l’enseignement <strong>de</strong>s tactiques <strong>syndicale</strong>s se étaitindissociable <strong>de</strong> la technique juridique quand elle ne s’y confondait pas. De la même manière,il est délicat d’essayer d’i<strong>de</strong>ntifier dans les manières <strong>de</strong> discuter <strong>et</strong> <strong>de</strong> se tenir face à unemployeur ou un salarié ce qui relève d’une socialisation <strong>syndicale</strong> <strong>et</strong> ce qui relève davantaged’une expérience <strong>de</strong> l’<strong>entre</strong>prise, tant les <strong>de</strong>ux sont liées. Tout comme, pour le directeur <strong>de</strong>sressources humaines, faire du droit <strong>et</strong> faire son travail se confond. <strong>Les</strong> logiques <strong>syndicale</strong>s,professionnelles <strong>et</strong> juridiques sont donc étroitement mêlées dans l’exercice du mandatprud’homal. <strong>Les</strong> conseillers peuvent donc insister sur la continuité <strong>entre</strong> leur activitéprofessionnelle <strong>et</strong> leur activité au Conseil comme sur la poursuite <strong>de</strong> leur engagementsyndical dans l’activité prud’homale. Mais en venant au CPH, même s’ils continuent à y fairedu droit du travail, même s’ils poursuivent par d’autres moyens <strong>de</strong>s objectifs syndicaux, ilsn’empêchent qu’ils se r<strong>et</strong>rouvent dans un cadre spécifique au sein duquel, même s’ils ont àutiliser <strong>de</strong>s compétences qu’ils ont pu acquérir antérieurement, dans leur activitéprofessionnelle ou dans leur activité <strong>syndicale</strong>, ils n’exercent pas vraiment leur profession, nitotalement leur rôle <strong>de</strong> syndicaliste. Il y a donc une importation <strong>de</strong> savoirs <strong>et</strong> <strong>de</strong> savoir-faire,que les conseillers ont accumulés tout au long <strong>de</strong> leur formation, <strong>de</strong> leur trajectoireprofessionnelle <strong>et</strong> <strong>de</strong> leur cursus syndical, simultanément ou successivement. Mais quis’accompagne non seulement d’une sélection (tout ne peut pas être importé au CPH) maisaussi d’un processus d’adaptation <strong>et</strong> <strong>de</strong> r<strong>et</strong>raduction dans l’enceinte du Conseil (ce qui estimporté ne l’est pas tel quel).Pour rendre compte <strong>de</strong> ces processus, nous avons effectué <strong>de</strong>s observations <strong>de</strong>s conseillersdans les différentes étapes <strong>publique</strong>s <strong>de</strong> la procédure (audiences <strong>de</strong>s bureaux <strong>de</strong> jugement,audiences en formation <strong>de</strong> référé) <strong>et</strong> nous avons essayé <strong>de</strong> faire réagir ces conseillers sur cesaudiences <strong>et</strong> <strong>de</strong> les faire <strong>de</strong> leurs pratiques dans les situations à huis clos, conciliation commedélibéré. Nous avons ainsi pu analyser le travail au concr<strong>et</strong> <strong>de</strong>s conseillers 302 <strong>et</strong> essayer <strong>de</strong>comprendre comment ils pouvaient, selon les moments <strong>de</strong> la procédure, s’appuyer sur <strong>de</strong>spratiques sociales issues aussi bien du champ syndical que du champ professionnel. Prenantacte <strong>de</strong> l’imbrication étroite <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux, qui tient beaucoup au fait que l’activité <strong>syndicale</strong> aitréussi à s’arroger le monopole <strong>de</strong> la parole <strong>et</strong> <strong>de</strong>s interventions sur le mon<strong>de</strong> du travail, nousavons essayé <strong>de</strong> comprendre comment les conseillers pouvaient rendre la justice du travail.302Dans la perspective mise en œuvre par Bruno Latour <strong>et</strong> Steve Woolgar, La vie <strong>de</strong> laboratoire : la Production<strong>de</strong>s faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988. Voir aussi, Bruno Latour, La fabrique du droit : Une<strong>et</strong>hnographie du Conseil d'État, Paris, La Découverte, 2002.148
1. Des savoir-faire syndicaux pour jouer collectifSans reposer la difficile question relative à l’existence <strong>et</strong> à l’i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> savoirs propresau syndicalisme 303 , nous avons tenté <strong>de</strong> repérer les moments durant lesquels les conseillerspouvaient utiliser, <strong>de</strong> manière plus ou moins consciente, <strong>de</strong>s savoirs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s savoir-faire issus<strong>de</strong> leur expérience <strong>de</strong> syndicaliste dans une <strong>entre</strong>prise ou d’autres situations <strong>de</strong> négociation <strong>et</strong><strong>de</strong> revendications. Il ne s’agit pas ici <strong>de</strong> s’inscrire en faux contre les discours récurrents surl’oubli <strong>de</strong> « l’étiqu<strong>et</strong>te <strong>syndicale</strong> » <strong>et</strong> l’enlèvement <strong>de</strong> la casqu<strong>et</strong>te, ni, a contrario, reprendre ànotre compte les discours selon lesquels « le camara<strong>de</strong> syndiqué, généralement, il est plus àl’aise… pour revendiquer, il a été plus formé dans c<strong>et</strong>te optique ! » 304 . Mais il s’agit plutôt <strong>de</strong>montrer dans quelle mesure <strong>et</strong> dans quelles circonstances leur socialisation <strong>syndicale</strong> peut lesai<strong>de</strong>r non seulement à se comporter dans les inter<strong>action</strong>s (audience, délibéré par exemple)mais aussi à inscrire leurs pratiques <strong>de</strong> jugement dans un ensemble plus large d’<strong>action</strong>s<strong>syndicale</strong>s.a) Jeu d’équipes en audience <strong>et</strong> en délibéréEn raison du paritarisme à l’œuvre au sein <strong>de</strong>s CPH, le conseiller prud’homme est un juge quin’est jamais seul. Il est toujours accompagné <strong>et</strong>, par conséquent, surveillé par au moins unconseiller <strong>de</strong> l’autre collège, quand ce n’est pas au sein même <strong>de</strong> son collège que s’exerce cecontrôle. Il se sait donc surveillé <strong>et</strong> nous avons montré comment ses <strong>action</strong>s étaient en partiedéterminées par l’anticipation <strong>de</strong> ré<strong>action</strong>s <strong>et</strong> la mise au point <strong>de</strong> stratégies face aux autres.Mais la dimension collective du juge n’apparaît pas seulement dans le face-à-face avecd’autres conseillers. Elle apparaît aussi dans lors <strong>de</strong>s audiences où l’on peut assister à unvéritable jeu d’équipe avec un capitaine <strong>et</strong> <strong>de</strong>s coéquipiers.Audience au CPHDans la salle <strong>de</strong>s audiences, il y a cinq personnes. Un avocat avec sa robe, la trentaine, un second qui ne lam<strong>et</strong>tra qu’au <strong>de</strong>rnier moment <strong>et</strong> qui vient <strong>de</strong> prendre au pied levé le dossier d’un confrère <strong>de</strong> son cabin<strong>et</strong>. Ilschuchotent ensemble sur les conseillers qui siègent aujourd’hui. L’un conseiller salarié est absent au tour <strong>de</strong>rôle. Le greffière tente <strong>de</strong> trouver un remplaçant. Après plusieurs appels infructueux, elle lance un « j’en aiun ! ». <strong>Les</strong> avocats ten<strong>de</strong>nt l’oreille : « c’est Michel V. ». L’un soupire « Pfff… encore lui ! », l’autre renchérit« ben oui ! hier j’étais à Vienne, il faisait le <strong>défense</strong>ur, <strong>et</strong> aujourd’hui il va même présidé l’audience ! » L’autr<strong>et</strong>ente <strong>de</strong> le rassurer « au moins il sait y faire, lui ». Mais son confrère fait la moue : « oui, c’est-à-dire qu’il faitla pluie <strong>et</strong> le beau temps. <strong>Les</strong> autres laissent faire, même en face ! ». Il va rejoindre son client qui l’attend,assis au premier rang en train <strong>de</strong> se ronger les ongles. L’avocat ne lui adresse aucun regard tout à son dossierqu’il essaie <strong>de</strong> rem<strong>et</strong>tre en ordre.<strong>Les</strong> conseillers <strong>entre</strong>nt. Tout le mon<strong>de</strong> se lève avec plus ou moins d’empressement. Le prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’audiencese tient <strong>de</strong>bout <strong>de</strong>vant le fauteuil qui a le dossier le plus haut. Assez corpulent, il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> une minuted’attention <strong>et</strong> lit à haute voix ne motion dénonçant le manque <strong>de</strong> moyens <strong>de</strong> la justice. A sa gauche, un autresalarié écoute poliment <strong>et</strong> observe la salle. Il fait une p<strong>et</strong>ite grimace lorsqu’il entend « la justice n’a pas lesmoyens <strong>de</strong> ses besoins ». Mais la mine agacée <strong>de</strong>s avocats le fait se raviser. Lorsqu’il rencontre le regard duprési<strong>de</strong>nt, il esquisse un p<strong>et</strong>it sourire <strong>de</strong> soutien. A la droite <strong>de</strong> l’orateur, une conseillère, manifestement <strong>de</strong>l’autre collège. Elle écoute, crispée, puis se rassied, visiblement rassurée lorsqu’il termine son pensum. Elle nemanquera toutefois pas <strong>de</strong> lui j<strong>et</strong>er un regard noir avant qu’il procè<strong>de</strong> à l’appel <strong>de</strong>s causes.303Cf. les travaux <strong>de</strong> Yves Schwartz, Expérience <strong>et</strong> connaissance du travail, Paris, Editions sociales, 1988 ; <strong>et</strong>plus récemment : « De l’activité militante à l’élaboration <strong>de</strong> savoirs », Education permanente, n°154, 2003,pp.153-163.304Entr<strong>et</strong>ien n°Z01.149
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