juridiction prud'homale se tient à distance du droit, <strong>de</strong> ses outils, <strong>de</strong> ses catégories <strong>et</strong> <strong>de</strong> sesprofessionnels, on r<strong>et</strong>rouve quelques acteurs importants du champ juridique qui participent àsa structuration 23 . On peut citer notamment Etienne Mollot, avocat à la Cour d'appel <strong>de</strong> Paris,auteur en 1866 d'un manuel sur les Règles <strong>de</strong> la profession d'avocat, est dans les années 1840l'un <strong>de</strong>s animateurs d'une véritable campagne pour la création <strong>de</strong> <strong>conseils</strong> <strong>de</strong> prud'hommes, <strong>et</strong>sera par la suite omniprésent au conseil <strong>de</strong>s prud'hommes <strong>de</strong>s métaux <strong>de</strong> Paris 24 .Plus encore, les <strong>conseils</strong> <strong>de</strong> prud'hommes produisent un ordre juridique local, un « bon droit »<strong>de</strong>s salariés <strong>et</strong> <strong>de</strong>s employeurs, <strong>et</strong> qui, en cela, s'oppose au droit du travail tel qu'il se présenteà travers un co<strong>de</strong>, une doctrine <strong>et</strong> une jurispru<strong>de</strong>nce 25 . C'est dire que tout au long du XIXèsiècle au moins, les prud'hommes jugent « en équité » avant <strong>de</strong> juger « en droit », à partir <strong>de</strong>susages plutôt qu'à travers <strong>de</strong>s textes, <strong>et</strong> dans un souci <strong>de</strong> conciliation plutôt que <strong>de</strong> sanction.Mais ce travail spécifique <strong>de</strong> régulation du marché du travail <strong>et</strong> <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> travail quiest réalisé par les prud'hommes s'exerce aussi dans le cadre <strong>de</strong>s relations <strong>entre</strong> employeurs <strong>et</strong>ouvriers ; la logique qui s'en dégage balance <strong>entre</strong> paternalisme <strong>et</strong> espace <strong>de</strong> représentation <strong>et</strong><strong>de</strong> promotion <strong>de</strong> la classe ouvrière alors en formation.- Entre paternalisme <strong>et</strong> représentation ouvrièreLa création <strong>de</strong>s <strong>conseils</strong> <strong>de</strong> prud'hommes repose sur une philosophie sociale propre au XIXèsiècle, celle du paternalisme. Reliant la nécessité <strong>de</strong> créer <strong>de</strong> la discipline dans le travail <strong>et</strong> <strong>de</strong>« moraliser » la classe ouvrière <strong>et</strong> en maintenant l'ordre social conservateur, les fondateurs <strong>de</strong><strong>conseils</strong> <strong>de</strong> prud'hommes voient dans c<strong>et</strong>te institution un lieu d'<strong>entre</strong>tien <strong>de</strong> rapports sociaux<strong>de</strong> domination <strong>et</strong> inégalitaires 26 . Ainsi, pour Camille Pernon, riche négociant lyonnais <strong>et</strong>rapporteur <strong>de</strong> loi <strong>de</strong> 1806, le conseil <strong>de</strong>s prud'hommes sera chargé <strong>de</strong> veiller sur « la familleindustrieuse » <strong>et</strong> <strong>de</strong> lui « redonner c<strong>et</strong> esprit d'ordre qui leur convient, c<strong>et</strong>te rigidité <strong>de</strong>principe nécessaire dans toutes les trans<strong>action</strong> commerciales. » 27Ce cadre paternaliste se donne particulièrement bien à voir à travers la célébration <strong>de</strong> la« conciliation » : encore présente aujourd'hui (puisqu'elle constitue un passage obligé, lepremier moment <strong>de</strong> la procédure avant tout bureau <strong>de</strong> jugement), elle constituait au XIXesiècle la seule raison d'être <strong>de</strong>s prud'hommes : la plupart <strong>de</strong>s affaires étaient réglés par uneconciliation. Or, les nombreux exemples donnés par les historiens montrent que c<strong>et</strong>teconciliation s'accompagne d'une inégalité originelle <strong>et</strong> d'une domination écrasante <strong>de</strong>semployeurs <strong>et</strong> <strong>de</strong> leurs représentants 28 . <strong>Les</strong> prud'hommes sont pris dans les luttes <strong>de</strong> classesqui émergent à la même époque. Comme le montre P. Cam, l'un <strong>de</strong>s usages <strong>de</strong> l'institution estnon seulement <strong>de</strong> pacifier les rapports <strong>de</strong> classes, mais d'en faire un « lieu neutre », c'est-à-23 Sur la participation <strong>de</strong>s professionnels du droit, <strong>et</strong> particulièrement <strong>de</strong>s avocats, à la structuration juridique <strong>de</strong>la vie économique, cf. Laurent Willemez, « Des avocats en politique (1840-1880). Contribution à une sociohistoire<strong>de</strong> la profession politique en France », thèse <strong>de</strong> science politique, Université Paris 1, p. 433-440.24 Claire Lemercier, « Prud'hommes <strong>et</strong> institutions du commerce... », art. cit.25 Alain Cottereau, « Droit <strong>et</strong> bon droit », art. cit.26 Pour l'analyse <strong>de</strong> l''idéologie paternaliste, cf. Philippe Hamman, « L'invention patronale d'une industrieartisanale. La production d'un ouvrier exemplaire à la faïencerie <strong>de</strong> Sarreguemines (1848-1913) », Terrain, n°36, 2001, p. 113-128.27 Bruno Dubois, « <strong>Les</strong> prud'hommes <strong>et</strong> la discipline industrielle », art. cit., p. 517.28 C'est principalement en cela que nous nous éloignons d'Alain Cottereau, qui, dans une perspective <strong>de</strong>sociologie pragmatiste, analyse les logiques idéelles <strong>de</strong>s prud'hommes (en en faisant un lieu <strong>de</strong> négociation surles catégories juridiques locales, ou encore un « espace public » <strong>de</strong> discussion <strong>et</strong> <strong>de</strong> délibération, sans étudier lesformes <strong>de</strong> domination qui structurent l'institution prud'homale <strong>et</strong> l'asymétrie qui en résulte dans les débats <strong>et</strong> lesjugements.14
dire un espace dans lequel « l'antagonisme <strong>de</strong> classe n'a plus court » ; la conciliation constituealors un opérateur puissant <strong>de</strong> dissimulation <strong>de</strong> ces rapports <strong>de</strong> classes à travers la fiction <strong>de</strong> larecherche d'un accord <strong>entre</strong> les parties 29 . On saisit bien le rôle important joué auxprud'hommes par les milieux <strong>de</strong>s réformateurs sociaux <strong>et</strong> du catholicisme social.Pour autant, assez rapi<strong>de</strong>ment, le mouvement ouvrier <strong>et</strong> les prémices du syndicalismebouleversent la donne en prenant position dans les <strong>conseils</strong> <strong>de</strong> prud'hommes. La révolution <strong>de</strong>1848 joue un rôle important dans ce changement en rendant électeurs <strong>et</strong> éligibles les ouvriers(alors que jusque là, les prud'hommes sont réservés au « face-à-face » <strong>entre</strong> employeurs <strong>et</strong>chefs d'atelier). A partir <strong>de</strong>s années 1860, les chambres <strong>syndicale</strong>s font <strong>de</strong> l'institutionprud'homale un « archétype judiciaire pour le mon<strong>de</strong> ouvrier », pour reprendre les termes <strong>de</strong>Norbert Olszak 30 . Selon c<strong>et</strong> auteur, l'émergence du syndicalisme suit un « cheminementparallèle » à celui <strong>de</strong>s prud'hommes qui sont <strong>de</strong>venus, au fur <strong>et</strong> à mesure <strong>de</strong> leurdéveloppement, un espace <strong>de</strong> constitution d'une représentation ouvrière. C'est à la fin <strong>de</strong>sannées 1870 <strong>et</strong> au début <strong>de</strong>s années 1880 qu'on peut noter une « véritable adoption <strong>de</strong>sprud'hommes par le mouvement syndical », les syndicats inscrivant alors l'intérêt <strong>de</strong> cesélections dans leurs statuts. De fait, une analyse <strong>de</strong>s statuts <strong>de</strong>s chambres <strong>syndicale</strong>s après1876 a pu montrer que la <strong>défense</strong> <strong>de</strong> leurs adhérents aux prud'hommes occupe une placeimportante dans <strong>de</strong> un certain nombre <strong>de</strong> cas 31 ; il s'agit en particulier <strong>de</strong> prendre en charge lesfrais <strong>de</strong> justiceC'est au début du siècle, avec le développement <strong>de</strong>s bourses du travail, <strong>de</strong>s consultationsjuridiques par les organisations <strong>syndicale</strong>s, <strong>et</strong> singulièrement par la CGT, mais aussi avecl'émergence d'un droit du travail appelé « droit <strong>de</strong> la législation ouvrière » que lesprud'hommes peuvent apparaître comme un lieu <strong>de</strong> <strong>défense</strong> <strong>de</strong>s ouvriers, <strong>de</strong> reconnaissance<strong>de</strong> la légitimité <strong>de</strong> la représentation <strong>syndicale</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> l'obtention <strong>de</strong> nouveaux droits. 32 Même siles travaux historiques sont peu nombreux sur la question, <strong>et</strong> si les notices consacrées à <strong>de</strong>sconseillers prud'hommes sont très peu nombreuses dans le « Maîtron », dictionnaire dumouvement ouvrier, plusieurs indices laissent à penser qu'au début du siècle, les prud'hommessont <strong>de</strong>venus l'affaire <strong>de</strong>s syndicats. Ainsi, N. Olszak cite l'Annuaire pour 1892 <strong>de</strong> la Boursedu Travail à Paris, qui évoque les prud'hommes :« La commission exécutive <strong>de</strong> la Bourse du travail déci<strong>de</strong> que chaque fois qu'un justiciable viendra<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r un renseignement pour cause <strong>de</strong> prud'homie, le secrétaire <strong>de</strong>vra lui donner l'adresse duconseiller prud'homme <strong>de</strong> sa catégorie, afin d'éviter toute fausse indication ». 33Pour autant, l'intervention <strong>de</strong>s chambres <strong>syndicale</strong>s ou <strong>de</strong>s syndicats n'est pas sans poser uncertain nombre <strong>de</strong> questions : <strong>de</strong> fait, dans la logique <strong>de</strong> la « séparation » <strong>entre</strong> les ouvriers <strong>et</strong>la bourgeoisie intellectuelle prétendant la défendre, ainsi que le refus <strong>de</strong> l'institutionnalisation,qui sont <strong>de</strong>ux marques centrales du mouvement ouvrier français 34 , la prud'homie peut29 Pierre Cam, <strong>Les</strong> prud'hommes juges ou arbitre ? <strong>Les</strong> fonctions sociales <strong>de</strong> la justice du travail, Paris, Presses<strong>de</strong> la FNSP, 1981, p. 29. Pierre Cam explique aussi, plus avant dans son ouvrage : « Une institutoin vouée aurèglement à l'amiable n'a pu <strong>et</strong> ne pouvait opérer harmonieusement que si les fon<strong>de</strong>ments mêmes <strong>de</strong>l'antagonisme <strong>de</strong> classes étaient continuellement occultés <strong>et</strong> symboliquement transposés » (p. 81).30 Norbert Olszak, « Mouvement ouvrier <strong>et</strong> système judiciaire (1830-1950) », thèse pour le doctorat <strong>de</strong> droit,Université Strasbourg 3, 1987.31 Francine Soubiran-Paill<strong>et</strong> <strong>et</strong> Marie-Lys Pottier, De l'usage professionnel à la loi. <strong>Les</strong> chambres <strong>syndicale</strong>souvrières parisiennes <strong>de</strong> 1867 à 1884, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 52-59.32 Sur c<strong>et</strong>te question, Laurent Willemez, Le droit du travail en danger, Bellecombe, Le Croquant, 2006.33 Norbert Olszak, op. cit.34 Pierre Rosanvallon, Le peuple introuvable. Histoire <strong>de</strong> la représentation démocratique en France, Paris,Gallimard, 1998.15
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