Chapitre 7 :Un lieu d’acculturationArrivés aux Conseils <strong>de</strong> <strong>prud’hommes</strong>, les conseillers se r<strong>et</strong>rouvent dans <strong>de</strong>s situations où ilsdoivent articuler <strong>de</strong>s exigences en provenance <strong>de</strong> plusieurs univers. Ils sont ainsi confrontésau champ judiciaire <strong>et</strong> à ses injonctions pratiques. A c<strong>et</strong> égard, il leur faut s’acculturer à unmo<strong>de</strong> <strong>de</strong> raisonnement juridique <strong>et</strong> aux usages <strong>de</strong> la justice. Ce processus s’avère plus oumoins difficile selon leur origine sociale, leur expérience professionnelle <strong>et</strong> <strong>syndicale</strong> <strong>et</strong> selonleurs dispositions juridiques (1). Mais en venant aux <strong>prud’hommes</strong>, les conseillers sont aussiconfrontés à une réalité sociale qui, tout en rappelant constamment le mon<strong>de</strong> du travail, leséloigne <strong>de</strong> leur univers <strong>de</strong> l’<strong>entre</strong>prise. Ils ont alors à appréhen<strong>de</strong>r une réalité sociale pluslarge <strong>et</strong> en même temps qui ne s’exprime qu’à travers <strong>de</strong>s drames du travail <strong>et</strong> <strong>de</strong>s situationssociales critiques (2).1. « juger en droit »La spécificité du rapport au droit <strong>de</strong>s conseillers prud'hommes engage une manière spécifique<strong>de</strong> se positionner par rapport aux exigences <strong>de</strong> la procédure <strong>et</strong> du travail <strong>de</strong> jugement à partir<strong>de</strong>s catégories juridiques. Nous avons déjà évoqué la facilité avec laquelle <strong>de</strong> nombreuxconseillers évoquent avec gran<strong>de</strong> précision <strong>et</strong> sans censure le « sens pratique » du conseillerprud'homme. Certes, le secr<strong>et</strong> du délibéré est souvent mis en avant, mais il n'a que rarementempêché la <strong>de</strong>scription précise du modus operandi <strong>de</strong>s conseillers. A travers une analyseconcrète <strong>de</strong>s pratiques, nous voudrions montrer comment ces conseillers, qui, nous l'avons vu,ne sont pas tous <strong>de</strong>s juristes éprouvés s'approprient le formalisme juridique <strong>et</strong> les pratiquessociales <strong>de</strong> jugement (prise <strong>de</strong> décision, réd<strong>action</strong> <strong>de</strong>s jugements, usage <strong>de</strong> la jurispru<strong>de</strong>nce...).Il s'agit donc <strong>de</strong> rapprocher leurs manières <strong>de</strong> juger <strong>et</strong> leurs rapports avec les professionnelsdu droit avec leurs trajectoires sociales.a) Qu'est-ce que « juger en droit » ? acculturation au droit <strong>et</strong> apprentissage<strong>de</strong>s formesPour comprendre ce que les conseillers enten<strong>de</strong>nt par juger en droit, dont on a vu que c'était lapréoccupation constante <strong>de</strong>s acteurs <strong>de</strong> la prud'homie, mais aussi l'élément qui m<strong>et</strong> lesconseillers en difficultés <strong>et</strong> les contraint à se justifier perpétuellement, il est intéressant <strong>de</strong>reprendre l'ensemble <strong>de</strong>s moments où les conseillers prud'hommes utilisent les catégoriesjuridique. Le premier moment, chronologique, est celui <strong>de</strong> la prési<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>s audiences, danslaquelle ils ont affaire à la procédure ; le second moment est celui <strong>de</strong> la réd<strong>action</strong> dujugement, où ils sont sommés d'utiliser les différentes catégories juridiques à leur disposition.134
- La procédure <strong>et</strong> le souci du formalismeComme nous l'avons vu, <strong>de</strong> nombreux conseillers montrent leur inquiétu<strong>de</strong> <strong>de</strong>vant les rituelsjudiciaires <strong>et</strong> la codification <strong>de</strong>s pratiques que constitue la procédure. Tous les conseillers nese l'approprient <strong>de</strong> la même manière. <strong>Les</strong> conseillers les plus dotés <strong>de</strong> ressources juridiques <strong>et</strong>judiciaires insistent fortement sur l'importance <strong>de</strong> ces rituels <strong>et</strong> sur le respect <strong>de</strong> la procédure :ils font se lever la salle au début <strong>de</strong> l'audience, tiennent à « n<strong>et</strong>toyer » les audiences <strong>de</strong> leursimpur<strong>et</strong>és juridiques qu'elles contiennent, par exemple en rappelant à l'ordre la salle maissurtout les avocats qui interviennent.Ainsi, J. M., conseillère prud'homme CFDT <strong>de</strong> 57 ans (activités diverses) tient beaucoup à labonne tenue <strong>de</strong>s audiences ; elle évoque ainsi d'abord <strong>de</strong>s audiences « mal tenues » : « si c'estun conseiller salarié [qui prési<strong>de</strong>], euh un coup <strong>de</strong> cou<strong>de</strong>, je dis : « arrête-le » euh « fais lestaire.. » ou je sais pas. Je dis « mais enfin c'est toi qui prési<strong>de</strong>s... » enfin je glisse un p<strong>et</strong>it motpour dire « attends, reprends le truc quoi (...) Donc [bien tenir l'audience] ça suppose déjà <strong>entre</strong>guillem<strong>et</strong>s, en toute mo<strong>de</strong>stie, une bonne maîtrise. Et du coup je constate moins chez lesconseillers employeurs <strong>de</strong> défaillance. Alors il peut y avoir <strong>de</strong>s façons que je n'apprécie pas,mais elles ne sont pas à qualifier <strong>de</strong> bonnes ou mauvaises. Moi je trouve qu'il y a <strong>de</strong>s fois <strong>de</strong>sgens qui prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> façon trop inquisitoire ou j'apprécie leur façon <strong>de</strong> s'exprimer, mais aprèsça veut pas dire que c'est mieux ou moins bien, c'est <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> considération <strong>et</strong> commenton peut ai<strong>de</strong>r quelqu'un qui est là sans avocat, c'est pas en le massacrant. » 263Bien tenir l'audience, c'est à la fois se faire respecter en tant que juge, mais c'est aussirespecter le formalisme procédural, dont on sait qu'il est aujourd'hui au coeur <strong>de</strong> la définitiondu droit <strong>et</strong> <strong>de</strong> la justice 264 . Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> son aspect symbolique, l'insistance sur le respect <strong>de</strong> laprocédure perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> rappeler à chacun sa place, <strong>et</strong> notamment d'empêcher les avocats ; ainsiM. B., dont nous avons dressé un portrait dans le chapitre précé<strong>de</strong>nt, relate un <strong>de</strong>s raresinci<strong>de</strong>nts d'audience qu'elle a eu à gérer :« C'était une avocate... je pose une question à l'avocate <strong>de</strong> l'employeur, <strong>et</strong> c'est l'avocate dusalarié qui répond. Alors je lui dis : 'Maître, ce n'est pas à vous que j'ai posé la question' ; <strong>et</strong> elleme répond. Et une insolence comme j'ai rarement vu, donc là j'ai fait une suspensiond'audience. » 265L'attention à la procédure est très importante pour les conseillers, <strong>et</strong> en particulier pour ceuxqui détiennent le moins <strong>de</strong> dispositions au droit <strong>et</strong> pour qui le respect scrupuleux à laprocédure est une manière d'exprimer leur « bonne volonté juridique ». Parce qu'elle est à labase <strong>de</strong> la direction <strong>de</strong>s débats, <strong>et</strong> donc <strong>de</strong> la possibilité pour ces conseillers <strong>de</strong> s'affirmermalgré l'illégitimité qu'ils ressentent – <strong>et</strong> qu'on leur fait sentir –, ils ressentent fortement leurmanque <strong>de</strong> compétence dans ce domaine.Quand on interroge J.P. M. sur la première fois où il a présidé, il revient sur son manque <strong>de</strong>formation à la procédure : « je me souviendrai toujours, la première fois j'avais dit au prési<strong>de</strong>nt :'surtout à la première audience, ne me m<strong>et</strong>tez comme prési<strong>de</strong>nt'. Parce que c'était la première fois<strong>et</strong> puis je pense qu'il a fait exprès, il m'a foutu prési<strong>de</strong>nt, il a bien fallu que je me dépatouille.Euh bon les premières fois c'est un peu difficile, parce que c'est vrai qu'il faut diriger les débats,il y a pas seulement le co<strong>de</strong> du travail, il y a aussi la procédure. Eh bien j'ai appris un peu sur le263Entr<strong>et</strong>ien n° I08264Antoine Vauchez <strong>et</strong> Laurent Willemez, La justice face à ses réformateurs, Paris, PUF, 2007, p. 43-69.265Entr<strong>et</strong>ien n° F02.135
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