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Les conseils de prud’hommes entre défense syndicale et action publique

04-44-RF

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- Autodidaxie <strong>et</strong> prud'homie : figures <strong>de</strong> la « bonne volonté juridique »Comme nous l'avons vu, les conseillers prud'hommes sont globalement plus diplômés que lespairs qu'ils représentent <strong>et</strong> que l'ensemble <strong>de</strong> la société française. Malgré cela, 28,4 % <strong>de</strong>sconseillers dans leur ensemble, <strong>et</strong> même 37,9% <strong>de</strong>s conseillers salariés n'ont pas <strong>de</strong> diplômeou n'ont pas le baccalauréat. C'est dire que pour ceux-là, une perception juridique <strong>de</strong>sprud'hommes n'est pas évi<strong>de</strong>nte, <strong>et</strong> même peut les conduire à se m<strong>et</strong>tre en difficulté, enparticulier par rapport à la lecture <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s <strong>et</strong> à la réd<strong>action</strong> <strong>de</strong>s jugements. C'est d'ailleursavec ces conseillers que les différents professionnels du droit présents dans l'institutionprud'homale sont les plus sévères <strong>et</strong> exercent le plus souvent une forme <strong>de</strong> violencesymbolique. Pourtant, ces conseillers font preuve <strong>de</strong> ce que l'on pourrait qualifier d'unevéritable « bonne volonté » juridique, comme Pierre Bourdieu évoque, dans le champ culturel,l'existence d'une « bonne volonté culturelle » <strong>de</strong> la part d'individus <strong>de</strong> classe moyenne qui nesont pas dans le registre <strong>de</strong> la « distinction » ni dans celui <strong>de</strong> la « conformité » <strong>et</strong> <strong>de</strong> la« dépossession » 227 . De fait, ces conseillers, qui se présentent comme <strong>de</strong>s « juristes auraccroc » ou qui disent qu'ils ne sont pas <strong>de</strong>s « juges professionnels », pour reprendre lestermes <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux conseillers sur lesquels nous reviendrons, peuvent cependant être considéréscomme <strong>de</strong> véritables « p<strong>et</strong>its bourgeois » du champ juridique, reconnaissant la légitimité <strong>de</strong> ladomination juridique <strong>de</strong>s professionnels du droit mais tentant en même <strong>de</strong> temps <strong>de</strong> s'yi<strong>de</strong>ntifier, ce qui les porte à « trouver dans c<strong>et</strong>te fausse-i<strong>de</strong>ntification à la fois inquiète <strong>et</strong> tropassurée le principe d'une satisafction qui doit encore quelque chose au sentiment <strong>de</strong>distinction. » 228Mais un certain nombre d'<strong>entre</strong> eux m<strong>et</strong>tent tous leurs efforts dans le travail <strong>de</strong> réduction <strong>de</strong>c<strong>et</strong>te allodoxia, c'est-à-dire <strong>de</strong> « l'écart <strong>entre</strong> connaissance <strong>et</strong> reconnaissance » 229 eninvestissant toutes leurs forces <strong>et</strong> leurs ressources dans le travail d'apprentissage <strong>de</strong>scatégories juridiques <strong>et</strong> dans l'effort qu'ils réalisent pour <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s juristes accomplis. C<strong>et</strong>tepopulation comprend un certain nombre d'autodidactes, ouvriers ou employés pas ou très peudiplômés, pour qui les prud'hommes ont été l'école ouvrière <strong>et</strong> le lieu <strong>de</strong> promotion culturellequ'elle était déjà à la fin du XIXè siècle. Et dans c<strong>et</strong>te perspective, la différence <strong>entre</strong> lescollèges est beaucoup moins clivante que l'opposition <strong>entre</strong> d'une part ces ouvriers ou cesp<strong>et</strong>its patrons autodidactes <strong>et</strong> rej<strong>et</strong>ant l'univers scolaire, <strong>et</strong> d'autre part les conseillers les plusdiplômés <strong>et</strong> <strong>défense</strong>urs d'une autre vision <strong>de</strong> l'univers prud'homal.C'est par exemple ainsi que l'on peut comprendre la trajectoire <strong>de</strong> Philippe J 230 , conseiller prud'homme d'unep<strong>et</strong>ite ville industrielle. Ouvrier métallurgiste d'une quarantaine d'années, il a un CAP <strong>et</strong> un BEP <strong>de</strong> mécanicienpuis d'électricien ; il a d'ailleurs une vision extrêmement critique <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s, dans une tradition ouvriériste <strong>et</strong>anti-intellectualiste qui ne correspond guère à son investissement dans l'activité juridique : « Quand on sait faireune réd<strong>action</strong>, à mon avis, <strong>et</strong> pas trop <strong>de</strong> fautes <strong>de</strong> français, on n'a pas besoin d'avoir grand chose d'autre. Etpuis lire un epu. On n'est pas plus cons que les autres. <strong>Les</strong> étu<strong>de</strong>s... d'abord, j'ai horreur <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s. Moi, je disqu'on fabrique <strong>de</strong>s cons à l'école (...) <strong>Les</strong> gran<strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s, pour moi, c'est perdre son temps. » D'abord salarié àLa Poste à la fin <strong>de</strong>s années 1970, <strong>entre</strong>prise dans laquelle il découvre le syndicalisme, il travaille <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>nombreuses années dans la maintenance dans une fon<strong>de</strong>rie. Son engagement syndical dans l'<strong>entre</strong>prise est trèsfort, dans la mesure où il cumule plusieurs responsabilités <strong>et</strong> <strong>de</strong> nombreuses heures <strong>de</strong> délégation. Mais c'estl'activité prud'homale qui est désormais la plus importante pour lui. Pendant l'<strong>entre</strong>tien, il évoque à <strong>de</strong>nombreuses reprises les savoirs scolaires nécessaires à son militantisme aux prud'hommes, en particulier lorsqu'ilessaie <strong>de</strong> définir le travail intellectuel aux prud'hommes : « Quand on a la prési<strong>de</strong>nce [du bureau <strong>de</strong> jugement]<strong>et</strong> qu'on sait pas lire, par exemple... ce serait grave. Quand on voit <strong>de</strong>s articles coton comme c'est coton, <strong>et</strong>227Pour reprendre les trois catégories qui <strong>de</strong> classement <strong>de</strong>s « goûts <strong>de</strong> classes » <strong>et</strong> <strong>de</strong>s « styles <strong>de</strong> vie » : cf. PierreBourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.228Ibid., p. 370.229Ibid.230Entr<strong>et</strong>ien n° D01.117

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