Bulletin de liaison et d'information - Institut kurde de Paris
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REVUE DE PRESSE~PRESS REVIEW~BERHEVOKA ÇAPÊ~RIVISTA STAMPA~DENTRO DE LA PRENSA~BASIN ÖZETi<br />
.:<br />
Ataol Behramoglu<br />
CUMHURIYET .ISTArIBUl<br />
Le 24 février <strong>de</strong>rnier, un vendredi<br />
après-midi ensoleillé.<br />
Lorsque nous nous rendons à<br />
la prison d'Ankara pour une<br />
visite à Ismail Besikçi, je songe à<br />
ma première rencontre avec lui.<br />
C'était encore dans l'Ankara <strong>de</strong>s<br />
années60. Nous étions chez un<br />
bouquiniste <strong>de</strong> Kizilay [quartier<br />
central d'Ankara]. Il fouillait dans<br />
<strong>de</strong>s revues pour ses recherches, <strong>et</strong><br />
moi, j'étais <strong>de</strong>rrière je ne sais quel<br />
livre. C'était un jeune homme<br />
blond, avec un sourire timi<strong>de</strong>, qui<br />
parlait doucement comme s'il chuchotait<br />
...<br />
Mon ami Abdullah Nefes, qui a<br />
purgé <strong>de</strong>ux ans avec lui dans la prison<br />
d'Adana, après le putsch militaire<br />
du 12mars 1971,est au volant,<br />
moi à côté. Nous sommes silencieux.<br />
Nous avons tous les <strong>de</strong>ux la<br />
même question dans la tête: comment<br />
sera l'homme qui va nous<br />
accueillir? Je sais qu'Ismail est<br />
incarcéré dans un quartier commun<br />
<strong>de</strong> 80 personnes. Cela n'a pas été<br />
facile d'obtenir la permission <strong>de</strong> lui<br />
rendre visite. Nous avons dû voir le<br />
ministre <strong>de</strong> la Justice en personne.<br />
Et dans le bureau du directeur <strong>de</strong><br />
la prison, nous apprenons ce jourlà<br />
qu'une peine supplémentaire <strong>de</strong><br />
huit ans vient d'être confIrmée à son<br />
encontre ... Ismail n'est pas encore<br />
au courant.<br />
La porte s'ouvre. Ismail Besikçi<br />
entre <strong>de</strong>rrière un gardien. Il porte<br />
un pull à col roulé <strong>de</strong> couleur<br />
sombre, une veste <strong>et</strong> un pantalon<br />
sombres également, d'un tissu<br />
épais. Pourtant, c'est le printemps<br />
<strong>de</strong>hors. Ces vêtements lourds<br />
témoignent du fait que le quartier<br />
où il est enfermé ainsi que la cour<br />
<strong>de</strong> promena<strong>de</strong> ne reçoivent pas le<br />
soleil. Besikçi a le même sourire<br />
timi<strong>de</strong>. Le même chuchotement<br />
lorsqu'il parle. Sans jamais élever<br />
la voix, sans jamais se plaindre,<br />
sinon pour <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r seulement,<br />
avec l'étonnement d'un homme <strong>de</strong><br />
science: "Peut-on lire un livre dans<br />
le simpk but <strong>de</strong> voir s'il contient un<br />
délit? C'est déjà là que commence<br />
l'absurdité ... " Et puis, il <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong>s nouvelles <strong>de</strong> mon frère Nihat.<br />
Je lui réponds qu'il est en Suisse <strong>et</strong><br />
qu'il va bientôt rentrer. Son sourire<br />
timi<strong>de</strong> <strong>et</strong> chaleureux <strong>de</strong>vient encore<br />
plus large.<br />
Et puis, soudainement, Abdullah<br />
lui annonce la confirmation <strong>de</strong> sa<br />
peine <strong>de</strong> huit ans, en pensant sans<br />
doute qu'il vaut mieux que la nouvelle<br />
lui soit donnée par nous. Je le<br />
fixe avec appréhension: comment<br />
va-t-il réagir? Mais que peuvent<br />
signifier huit ans <strong>de</strong> plus pour un<br />
homme qui cumule déjà <strong>de</strong>s<br />
condamnations <strong>de</strong> je ne sais combien<br />
d'années? Il semble tout <strong>de</strong><br />
même un peu étonné. Et je sens que<br />
quelque branche se casse encore au<br />
fond <strong>de</strong> lui. Comme cela arrive chez<br />
les enfants <strong>et</strong> chez les gens au cœur<br />
généreux qui espèrent toujours <strong>de</strong><br />
bonnes choses ...<br />
Lorsque je rentre à Istanbul la<br />
même nuit, je lis les notes <strong>de</strong> voyage<br />
du grand poète japonais Matsuo<br />
Basho, qui a vécu au XVII" siècle, "Le<br />
chemin étroit qui mène au Nord".<br />
Basho a fait trois grands voyages à<br />
pied dans son pays. Et il a noté ses<br />
observations. Des notes tissées <strong>de</strong><br />
poèmes, fruits d'observations profon<strong>de</strong>s<br />
<strong>et</strong> amères. Je lis plusieurs<br />
fois ces phrases <strong>de</strong> la préface: "R ne<br />
faut pas oublier, en lisant les notes<br />
<strong>de</strong> voyage <strong>de</strong> Basho, que, dans le<br />
Japon <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te époque, on se déplaçait<br />
dans <strong>de</strong>s conditions très djfficüe&<br />
<strong>et</strong> dangereuses. Et le poète, dans les<br />
années <strong>de</strong> soqffrance précédant son<br />
voyage, avait déjà traversé plusieurs<br />
étapes d'une quête d'i<strong>de</strong>ntité." Un<br />
peu plus loin, d'autres phrases racontent<br />
que Basho a voulu se débarrasser<br />
<strong>de</strong> sa propre i<strong>de</strong>ntité, arm <strong>de</strong><br />
se fondre complètement dans<br />
l'i<strong>de</strong>ntité éternelle <strong>de</strong> la poésie, <strong>et</strong><br />
qu' "il a laissé tomber les nécessaires<br />
du voyage pour partir comme un<br />
fou".<br />
L'image du poète qui "est parti en<br />
laissant tomber liespréparatifs du<br />
voyage", <strong>et</strong> celle ~e l'homme avec<br />
qui j'ai parlé dans l'a prison voilà<br />
quelques heures, commencent à se<br />
superposer dans ma tête, d'abord<br />
comme une vague impression, <strong>et</strong><br />
puis comme un sentiment <strong>de</strong> plus<br />
en plus fort. fi y a une ressemblance<br />
énorme entre c<strong>et</strong> homme qui s'est<br />
mis sur les routes pour se débarrasser<br />
<strong>de</strong> sa propre i<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong> celuiqui<br />
est venu nous voir avec un gardien,<br />
qui n'est plus très loin <strong>de</strong><br />
dépasser l'âge mûr, ses cheveux<br />
blonds <strong>de</strong> plus en plus espacés, son<br />
sourire toujours aussi timi<strong>de</strong>, qui<br />
parle toujours comme s'il chuchotait,<br />
qui n'accuse personne, qui ne<br />
se plaint <strong>de</strong> rien, mais qui marche<br />
avec conviction <strong>et</strong> obstination sur<br />
le chemin qu'il croit juste ...<br />
Je comprends que le jeune<br />
homme <strong>de</strong>s années 60, après tant<br />
<strong>de</strong> souffrances, ait atteint aujourd'hui<br />
la sérénité d'un <strong>de</strong>rviche, d'un<br />
saint ... Et je veux répéter à tout le<br />
mon<strong>de</strong>, en criant, les paroles que je<br />
lui ai adressées dans la prison d'Ankara<br />
: on est libre <strong>de</strong> partager ou<br />
non les idées d'Ismail Besikçi, mais,<br />
si nous sommes aussi <strong>de</strong>s intellectuels<br />
<strong>et</strong> <strong>de</strong>s êtres humains, les<br />
menottes sur ses poign<strong>et</strong>s serrent<br />
également nos poign<strong>et</strong>s <strong>et</strong> nos<br />
propres consciences.<br />
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